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French Pages 242 [243] Year 2001
MONNAIE ET SOCIÉTÉS Une socio-anthropologie
des pratiques monétaires
Lamine SAGNA
MONNAIE ET SOCIÉTÉS Une socio-anthropologie
L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris FRANCE
des pratiques monétaires
L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y lK9
L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE
L'Harmattan Italia Via Bava, 37
10214 Torino ITALIE
@ L'Harmattan, 2001 ISBN: 2-7475-0289-9
Je dédie ce livre
A mon père, Almamy Sagna parti très tôt, A ma mère, A/imatou Diop Cissé que j'imagine toujours me dire ces vers de Brago Diopl « Ecoute plus souvent les choses que les êtres, la voix du feu s'entend; Ecoutes dans le vent les buissons en sanglots, c'est le soufile des ancêtres Ceux qui sont morts ne sont jamais partis, Ils sont dans l'eau, ils sont dans le vent. » Aux tontons Kalber! Mané, Famara Sagna, ldrissa Seydi, sans lesquels, j'aurais arrêté plus tôt mes études. Ce livre est aussi dédié à mes pères spirituels Moktar Cissé, Cheikh Anta Diop,
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BIRAGO Diop, Souffles, in Contes d'Amadou Coumba, Présence Afiicaine, 1948
A mes Amis Remerciements2 à tous mes grands frères et petits frères, et à tous les amis que je ne peux pas citer ici. Ils se reconnaîtront. Remerciements particuliers à la Mission de La Recherche de La Poste: Nicole Barrière, Françoise Bruston, Sylvaine Chantrenne, Michel Doumas, Emmanuel de la Burgade à IGné Diallo Bâ qui a eu la patience de me relire.
J'ai rêvé un personnage qui m'a transmis un courrier que mes proches m'ont dépêché. Ce personnage me dit qu'il a traversé la violence des fleuves, les rizières basses de Casamance, sans s'inquiéter, car le message est urgent. Il me raconte que là-bas, des hommes disent qu'ils vont faire trembler le ciel. Ces hommes chantent une formule bizarre qui sonne en la mineur. Ils répètent en chœur« la création tremble comme une toile ». Alors, je me dis: ces gens là, je leur enverrai un message où je leur dirai que: « le jour où ils tourneront réellement leurs yeux vers le ciel, ils sauront que le ciel n'est pas une toile». Ce jour là, ils entendront une voix gréco-latine avec un accent égyptien qui les rassurera sur les dimensions universelles de leur africanité et ils entendront gravement. «Fils impétueux, cet arbre là-bas, cet arbre robuste et jeune c'est l'Afrique, ton Afrique qui repousse patiemment, obstinément, et dont les fruits portent peu à peu l'amère saveur de la liberté dans cette économie mondialisée. Cette Afrique là que vous ne connaissez pas. Cette Afrique dont le dos s'est courbé et s'est couché sous le poids de I 'humilité, ce dos tremblant à zébrures rouges qui disait oui aux fouets, dit désormais, non à une certaine perspective virtuelle même si elle respecte toujours les voiles de la création ».3 2N ous avons paraphrasé plusieurs poèmes. 3Paraphrase du Poème de David Diop, « Afrique », in Anthologie nègre et malgache de langue ftançaise, PUF, 1985.
de la nouvelle poésie
Ce jour là, ils sauront trier dans les messages des masques blancs, des masques noirs, des masques rouges, des masques jaunes, les notes intéressantes pour leurs chansons. Par exemple, ils pourront chanter: Masques! 0 Masques! Masque noir, masque rouge, vous masques blanc et noir Masques aux quatre points d'où souffle l'Esprit Je vous salue dans le silence! Et pas toi le dernier, Soundjata, ancêtre à tête de lion. Et quand j'entendrai ces chansons, je me rappellerai des voix des masques blancs qui, avec des voix qui distillent un air d'éternité gardent ce lieu forclos à tout sourire qui se fane
Et quand je penserai à Ndoumbélane, je penserai à tous les masques sans couleur pour respirer l'air de mes Pères. Et je leur dirai Masques aux visages sans masques4, A votre image écoutez-moi! Arrêtez de croire que la création peut trembler comme une toile. Tournez vos yeux vers le ciel et promenezvous avec vos bâtons de pèlerin dans une forêt, et vous verrez surgir des masques rouges, des masques jaunes, des masques noirs, des masques blancs en train de semer ensemble des grains dans des rizières. Approchez-vous d'eux, constatez la fertilité de leurs champs et vous verrez que, le lendemain, vous reviendrez travailler durement avec eux. Si vous résistez aux difficultés des années de labour, malgré de fortes variations saisonnières, vous entreprendrez la cueillette. A la moisson, vous mettrez toute la cueillette dans une calebasse (qui ressemble à un bol de «thieb (riz)): les masques blancs appellent cela ordinateur). Il vaut mieux répartir les grains à moudre dans de petits bols appelés «disquettes» . Avec ces petits bols (disquettes), même les animaux vous suivront jusqu'aux tropiques pour rire avec vous. Vous pourrez même être accompagné par une vache qui rit (si elle n'a pas peur de fondre). Rassurez la vache qui rit: au pays des masques noirs, on a peur des animaux qui rient.
4Léopold
Sédar
Senghor,
Oeuvre
poétique.
Articles
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«La guichetière préférée», in Rapport Moral sur l'Exclusion Revue d'Economie Financière, Caisse des Dépôts et de Consignations, publiée Sous la Direction de Jean Michel Servet, Université Lyon II, 1997 «Pratiques monétaires et tentatives de détournement chez les clients en difficulté», in Exclusion et liens financiers, Rapport du Centre Walras, 1999-2000, Edition Economica « Ethique financière et pénurie d'argent: la gestion syncrétique des incertitudes par les individus en difficulté», in Rapport Moral sur l'argent dans le monde, Paris, Décembre, A.E.F.- C.D.C., 1998
Préface L'usage et, plus précisément, l'usage social n'est pas une notion couramment utilisée en anthropologie. Encore moins lorsqu'il s'agit de la monnaie ou, plus banalement, de l'argent. La monnaie, équivalent général, semble peu conciliable avec le social. Pour tout dire, user socialement de la monnaie parait un non-sens. C'est économiquement que l'on s'en sert. Quoi de plus paradoxal, dès lors, que de dire: l'usage social de la monnaie, c'est, pour une population en difficulté, autrement dit disposant de peu d'argent, la gestion des incertitudes de sa vie ? Telle est l'énigme que pose Lamine Sagna au seuil de son ouvrage, avertissant qu'il n'a pas la prétention de la résoudre, mais de la poser comme telle et d'avancer, aussi loin qu'il le peut, du côté de la connaissance. Son livre, au style à la fois brillant, incisif et ondoyant, est une aventure dans laquelle le lecteur s'engage, sans que des repères assurés puissent lui servir de balises.
Mais pourquoi, diront certains, avoir choisi La Poste comme terrain d'enquête? Certes, il dut y avoir des raisons conjoncturelles. Cependant, elles ne suffisent pas à expliquer ce choix. Plus profondément, pour Sagna, La Poste est un lieu composite: on y rencontre les pauvres elle est leur banque -, mais surtout on y voit
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les multiples aspects de la pauvreté, aspects culturels, sociaux, économiques. Venu du Sénégal, Sagna n'a pu qu'être sensible, par les questions mêmes qu'il se pose, à un tel lieu qui lui a offert une sorte de « miroitement» où puiser du sens. Religion, société, culture, histoire, mais aussi matérialité de la vie, l'auteur s'éloigne des réponses rationnelles, de l'instrumentation des objets, des techniques. Lorsqu'il pose le problème du symbolique et de l'imaginaire par rapport au réel comme le fit Lacan -, il se prend lui-même - beaucoup plus que ce ne fut le cas pour Lacan dans la trame de leurs articulations. Il sait de quoi il parle lorsqu'il questionne le corps, l'image, la circulation des objets dans l'échange,
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lorsqu'il se demande ce qu'est l'incorporation, la médiation, la solidarité. Il fuit la littérature du sujet, recherche - à l'encontre de la sérialité sartrienne -, dans les files d'attente aux guichets ce qu'est l'être en société. Approche sensible, soulevant comme des pierres, une à une, les jalons de l'énigme et suivant la trace. A ces questions il faut un appui, un cadre. Sagna le trouve dans la pensée anthropologique et historique africaine, mais aussi dans la pensée philosophique, économique et sociologique occidentale; il relit les auteurs classiques et contemporains en philosophie, en économique, en anthropologie. En faisant siennes les concepts des différents auteurs, il les confronte à son terrain, pour vérifier leur souplesse ou leur rigidité. Cette démarche lui permet de montrer que la monnaie est substancialisée par le sens qu'elle prend en circulant. Dans les relations, la monnaie prend place à la fois dans le social, l'économique et le culturel. L'auteur la rapporte au corps et au sacré tout autant qu'à l'achat et à la vente. Il ne la fétichise pas; il en fait plutôt le « mistigri» des pauvres, l'objet qui vient du guichetier et qui passe de l'un à l'autre. Guichetier - Marabout dont on s'étonnera et se persuadera peu à peu qu'il joue bien un tel rôle. Ce que veut montrer Sagna, c'est que l'usager en difficulté règle ses comptes: d'abord avec La Poste, ce qui entraîne des scènes savoureuses entre client et guichetier autant lorsque l'argent est absent que lorsqu'il est là ; avec lui-même, on pourrait dire avec sa conscience, dans le don, la dépense pour la cérémonie, etc. ; enfin avec la société, dans ses rapports d'une part avec ses pairs, d'autre part avec l'environnement social et institutionnel. Lamine Sagna excelle à montrer, dans ce dernier cas, les oscillations entre la prudence, la ruse et le subterfuge quelquefois à la limite de la légalité. On le verra, dans ce beau livre, d'une partie à l'autre, l'argumentation glisse de la théorie illustrée à la compréhension et à l'explication du terrain (multitudes d'observations, de phrases recueillies, etc.). L'auteur refuse la dichotomie théorie-empirie qui, en l'occurrence, n'aurait aucun sens. Il s'agit, répétons-le, de commencer à déchiffrer l'énigme et elle est autant dans la théorie
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construite à partir de ou contre les théories déjà faites que dans les attitudes et comportements observés. « La difficulté est un fait social total» dit Sagna. Mais, malgré le «morcellement» économique, l'usager en difficulté arrive à effectuer une sorte de «totalisation», en joignant l'économique au psychologique, au social et au culturel. Voici donc une nouvelle ouverture. Le livre ne porte qu'apparemment sur la monnaie. En réalité il parle de ces nombreux êtres qui, en ayant peu, la manient, pour montrer leurs figures, leurs « personnages romantiques ». Le désir d'avoir est, ici, chez ces usagers en difficulté, un désir d'être: être soi avec les autres dans un environnement qu'on peut dire à la fois familier et hostile tant dans ses institutions que dans ses techniques. Livre qui analyse une vie quotidienne raisonnable, quelque peu à l'écart du rationnel, où vivre socialement et culturellement c'est aussi survivre matériellement, où la passion pour l'argent et la marchandise ne peut donc guère se manifester. Peut-être Sagna fait-il simplement le pari que, quand les pauvres s'éveilleront, ils ne seront et n'agiront pas comme les riches d'aujourd'hui.
Il
Avertissement Derrière le processus d'intégration économique et sociale se profile une volonté d'homogénéisation des pratiques. La question est donc de savoir comment chaque partie participant aux échanges monétaires peut rendre lisible à l'autre son système d'évaluation. L'étude que nous menons ici nous permet non seulement de travailler les concepts en extension, mais aussi d'inscrire leur compréhension à différents niveaux de la vie sociale. C'est un travail susceptible de plusieurs lectures, du côté de l'économie, de la sociologie, de l'anthropologie, mais aussi de la philosophie. Certes, on pourrait trouver son architecture compliquée, et très construite socialement, avec des recours à mon histoire personnelle. Mais ces recours permettent de mettre en place des systèmes de décrochage avec des références qui pourraient apparaître très théoriques. En effet, lorsque nous nous interrogeons sur la légitimité de leurs pratiques, nous nous interrogeons sur la légitimité de notre représentation du monde par rapport à la leur. Les questions redoutables auxquelles nous renvoient les pratiques monétaires et la gestion des incertitudes des populations sont celles de la maîtrise du risque face aux innovations technologiques. Les contradictions dans les attitudes et comportements des individus en difficulté proviennent en partie de nos contradictions propres: des conflits internes que nous vivons dans notre système de représentation.
En fait, l'idée séminale de notre recherche est la mise en scène du personnage conceptuel de l'exclu, ou si l'on veut du précaire. En tentant de repérer les conditions de possibilité d'énonciation du problème que nous posons, le lecteur, verra que celui-ci tourne autour du sujet citoyen, parce que nous ne sommes pas dans la vision d'un sujet qui pourrait être pur consommateur. Notre concept de client en difficulté est aussi un mode de réappropriation de l'ancienne figure du pauvre, non seulement avec une idée de taxinomie, mais aussi d'une distribution réglée des difficultés. En d'autres termes, nous
considérons l'individu en difficulté non seulement comme un personnage romantique, mais aussi comme au personnage conceptuel. Selon Deleuze, le personnage conceptuel est une puissance de concepts, tandis que le personnage littéraire est d'abord une puissance d'affects.
A prendre le personnage conceptuel du citoyen, on peut dire qu'il réapparaît aujourd'hui soit comme sujet possesseur de droits (politiques, civils, droits de l'homme et droits des peuples), soit comme perpétuellement à reconstruire dans un acte ou dans une parole dont l'espace n'est jamais pérenne. Dans ce second cas, il est plus intéressant d'explorer les figures marginales du citoyen, l'étranger, le sans papiers ou l'individu en difficulté. Cette seconde voie, dans laquelle nous nous situons, nous permet de montrer que ce qui nous intéresse ce n'est pas le « bon» client, mais celui qui est à la limite de l'exclusion bancaire. Comme on le verra, nous le décrivons comme relevant du fait social total, car dans sa pratique monétaire se dit le rapport qu'il entretient au social et au culturel. En réalité, les pratiques monétaires sont un tout toujours plus compliqué que l'évidence, un phénomène d'échange n'est jamais épuisé par une analyse économique, sociologique ou anthropologique. Il nous faut donc construire et reconstruire en permanence notre objet. Le personnage en difficulté nous donne à penser un sujet qui se construit et se reconstruit sans cesse dans ses pratiques monétaires, dans ses actes. Il s'agit donc de tenter de comprendre:
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1 comment les définitions que diverses disciplines ont adoptées pour décrire les comportements des populations en difficulté permettent de cerner le personnage de l'exclu 2
-
en quoi la confiance est génératrice de lien social
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ce qu'est La poste, ce qu'est un selVice public
4 - ce qu'il en est de la gestion des risques, des « illégalismes » et de la réorganisation de l'objet-monde
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En fait, nous nous proposons, à partir d'une méthodologie interdisciplinaire, d'interroger dans toutes ses dimensions la question du service public aujourd'hui, non à partir des présupposés idéologiques, mais dans la reconstruction de son concept au regard des transformations des pratiques monétaires, sociales et culturelles des personnes en difficulté. En effet, au-delà de son objet propre, nous estimons que cet objet d'étude ouvre une voie féconde pour l'analyse du phénomène communément désigné sous le terme de l' exclusion. A chaque fois que nous relisons ce travail, comme tout lecteur, nous avons des réserves sur le plan théorique, mais nous y retrouvons le triple intérêt d'explication du phénomène de la pauvreté. Il est d'ordre ethnographique, sociologique et anthropologique. Peut-être est - ce du au fait que nous soyons nous-mêmes un habitué de la dualité culturelle et de ses contradictions entre une légitimité coutumière autochtone et une légalité coloniale ou étatique importée. Aussi sommes-nous souvent amenés à effectuer une microethnographie de La Poste et de ses clients démunis, observation qui éclaire les gestes et les postures, les mots, les espaces, les rôles, les attentes, les rituels et les représentations auxquels nous sommes nous-mêmes confrontes. Assurément, l'intérêt sociologique de ce travail, s'il n'est pas tout neuf, est d'une brûlante opportunité puisqu'il consiste dans la démonstration de l'existence, voire de la primauté du social à la base des pratiques économiques et financières. L'emploi d'une méthode d'observation participante a permis de saisir ces éléments qualitatifs. Certes, nous aurions pu ajouter des données statistiques de la population observée pour qu'on voie mieux la représentativité et la distribution des faits ainsi mis à jour, mais les procédures administratives ne nous ont pas permis d'y accéder. Ceci étant, nous trouvons dans ce travail, un intérêt anthropologique qui résiderait dans le projet même d'étudier les pratiques monétaires comme un fait social total. Il peut apparaître étonnant que la notion de fait social total offre cette grande fécondité ethnographique alors que d'un point de vue
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théorique elle reste, pour tout le monde, fort obscure. Or, par une étonnante convergence, nous parvenons à des résultats qui corroborent de façon frappante nos intuitions anthropologiques avec les exigences méthodologiques de Mauss. Nous le montrerons à propos des catégories, qui sont toutes opératoires, de totalité et de totalisation, de frontière et de mélange, de cloisonnement et de décloisonnement, de rationalité et d'irrationalité. Il ne s'agit pas pour nous de réinventer, à partir de notre terrain, une sorte de déterminisme des pratiques, mais, surtout de montrer l'existence d'un holisme interactionniste, dynamiste et respectueux des stratégies des individus. C'est cette démarche qui nous mène à prêter attention au symbolique des faits sociaux. Nous avons essayé d'effectuer un calage précis de la notion et de la place essentielle de la confiance dans l'élaboration théorique de la notion de symbolique. En effet, le symbolique permet non seulement de confirmer la place de la confiance, mais aussi, parfois, de montrer l'importance du sacré et du religieux dans l'échange et dans le rapport à l'argent.
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Introduction Si, à 1'heure actuelle, en France, les débats sur les problèmes socio-économiques se posent avec tant d'acuité à travers les revenus, c'est que la société a globalement intégré le fait que la valeur sociale d'un individu ou d'un métier dépend entre autres de son niveau de revenu. En effet, l'un des moyens essentiels pour disposer des revenus
est le travail, or de nos jours, beaucoup de personnes sont au chômage. Ces personnes n'ont parfois aucune ressource qui leur permettrait de faire face aux aléas. Donc l'importance du travail dans les relations socialeset dans les relations aux objets est indéniable. Mais, si le travail apparaît comme une nécessité pour la satisfaction des besoins primaires, son rôle pour l'équilibre de l'individu et de la société n'est pas à négliger. Certains individus vont tenter de substituer aux valeurs accordées au travail d'autres valeurs qui sont souvent une réminiscence d'un système de référence dont la société aimerait se passer. Avant de voir, à travers les expériences et les trajectoires personnelles des individus, ce qui facilite ou rend difficile certaines pratiques, disons que de plus en plus, dans les relations du sujet à la société comme dans le désir d'appropriation d'un objet, il est fondamental de disposer de revenus. En effet, dans l'économie de marché, c'est par l'argent qu'on peut acquérir les objets. Nous l'avons vu, la monnaie ou, si l'on préfère l'argent, n'est pas simplement une forme abstraite de toute marchandise, c'est aussi un moyen concret pour vivre et donner sens à sa vie, c'est-à-dire un moyen pour atteindre ou affirmer un statut social. Dans la mesure où l'on se trouve dans une configuration, où les objets sont multiples et séparés des sujets, comment l'individu peut il dépasser les valeurs subjectives dues à la multiplicité des univers culturels? Certains individus instaurent des formes d'échanges particuliers qui se fondent souvent sur des vecteurs de sociabilité comme la parole, les biens, l'argent, des relations pour un bon voisinage, des liens pour consolider l'amitié ou pour vivre dans un bon climat
familial, d'autres investissent le marché en surconsommant, s'endettant.
en
Les usages de la monnaie se fondent toujours sur des principes moraux et sociaux. Même si, parfois, ces usages s'effectuent à partir des héritages du passé, ces survivances sont réactuaIisées aux regards des normes présentes. Chez les individus en difficulté, les usages de la monnaie se déclinent selon les valeurs prescrites par le groupe d'appartenance d'une part, et d'autre part, selon les sens que l'on accorde aux échanges. Plus précisément, ces individus étant «morcelés», ils récupèrent les objets, trient et réparent les services et produits en fonction de leurs acquis et de leurs situations présentes. Dans toutes leurs façons d'échanger comme celles de consommer, ils expriment des demandes anthropologiques, en ce sens qu'ils cherchent à ce que les autres (qui ne sont pas en difficulté) les réinscrivent dans leurs rapports sociaux. Parfois, comme nous l'a montré Mauss à travers le potlatch, où l'échange réciproque s'accompagne d'une « surconsommation », dans certains échanges des personnes en difficulté on peut voir des quantités de consommation offertes dépassant les besoins. Ainsi, lors de la grande fête des populations musulmanes par exemple, celles-ci, parfois malgré leur difficulté, dépensent des sommes d'argent considérables dans l'achat de nourriture. Il s'agit donc pour nous de saisir la façon dont ces valeurs se manifestent de façon visible (signes extérieurs, images) ou de façon latente dans les rituels qui permettent de reproduire les croyances et les pratiques. Mais, si nous analysons le système de représentation sociale et de reproduction, c'est surtout pour essayer de comprendre comment les individus en difficulté mettent en place des stratégies pour bénéficier de revenus ou pour mieux gérer leurs ressources et pour comprendre également le sens de leurs pratiques traditionnelles. Certes il est fondamental, pour saisir l'ampleur de ces stratégies, de concevoir le rapport à l'argent dans le rapport au corps, dans le rapport à l'espace, dans le rapport au temps, etc.
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C'est pourquoi, nous nous intéressonsautant à la description qu'à l'explication des échanges, à partir de l' obselVation des tenues vestimentaires, de l'alimentation, de l'utilisation des objets en fonction du sexe, de l'âge, etc. Une telle démarche nous permettra de montrer comment, chez ces personnes en difficulté obselVées, la façon de consommer comme celle d'épargner est en même temps une vision de l'échange, un rapport à soi et à la société, un rapport aux objets, donc un rapport à la production et une conception de la redistribution. De prime abord, on peut dire que la place que ce groupe de personnes accorde à l'argent dans les relations sociales rejoint d'une certaine façon sa vision du monde et de la société. Mais ces questions nous renvoient aussi à des réflexions philosophiques et politiques comme l'application des principes de la démocratie et de la République (liberté, égalité, fraternité). En d'autres termes, il s'agit de savoir si la redistribution des revenus, telle qu'elle s'effectue, est légitime ou arbitraire pour ces personnes en difficulté obselVées eu égard aux grands principes qui fondent la République et la démocratie. En effet, les principes de la République se fondent sur l'égalité des chances pour tous les citoyens, de ce point de vue, le rapport à l'argent des individus en difficulté est d'ordre anthropologiques, car leurs demandes tiennent de référents transcendants. Autrement dit, même si on peut trouver des cas de transgression des normes et règles, c'est en fonction de leurs droits et devoirs liés à leurs statuts de citoyens que tous ces hommes accomplissent des tâches qui peuvent leur permettre de gagner de l'argent. C'est également, dans cette articulation de revendications de droits personnels et de devoirs vis-à-vis de la communauté, que l'on peut appréhender la dialectique de la «totalisation et du morcellement» qui est au cœur des pratiques monétaires des personnes
en difficulté.
En effet, la demande de reconnaissance s'inscrit dans un mouvement qui intègre et dépasse la logique économique dominée
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par le marché. Les liens sociaux à travers les échanges sont plus importants que les liens économiques (entre les choses), c'est une autre économie de type archaïque, comme l'a montré Salhinss, qui privilégie un échange par don et contre-dons. Dans la société marchande, les populations démunies cherchent à se resocialiser par la triple obligation: de recevoir, de rendre et de donner. Nous montrerons, à l'instar de Charles Malamoud comment les individus en difficulté ne voulant pas simplement recevoir, mais aussi rendre et donner privilégient des types de circulation monétaire qui permettent de faire circuler et transmuter les objets en dette sociale. Ces individus se considérant parfois eux-mêmes comme des « rebuts», des déchets, essaient de gérer leurs incertitudes par le bricolage, le retraitement, la récupération des « restes» de la société. Ils privilégient donc des pratiques que l'on peut juger marginales voire déviantes.
Ainsi lorsqu'ils retirent dix francs dans leurs comptes bancaires pour reverser parfois deux ou trois francs, c'est toujours ce reste qu'ils cherchent à traiter. En nous limitant volontairement aux effets sociaux et culturels de la pénurie d'argent, nous voulons souligner avec force le rapport à l'argent autant comme un rapport de production que comme un rapport à l'espace, à l'habitat, à l'alimentation, en un mot comme un rapport symbolique ou identitaire. Les débats sur l'économie en tant que domaine des phénomènes concernant la production, la distribution et la consommation, c'est-àdire grosso modo celui des richesses, des biens matériels dans la société, posent des problèmes d'approche tant au niveau de la division du travail que de ses effets sur la répartition des richesses nationales.
Sur quels fondements s'appuie cette répartition? Comment s'effectue la division du travail? Comment l'exercice d'une activité 5Shalhins,Age
de pierre, âge d'abondance,
Gallimard
20
1974
participe ou non à l'équilibre du groupe? Quelles sont les effets de la division du travail dans les rapports de socialité ? Si les décideurs mettent en œuvre des stratégies pour une meilleure productivité, en segmentant parfois certains marchés, leurs stratégies peuvent aider à mieux saisir les politiques et les effets de la redistribution dans les activités marchandes et non marchandes. Ces types d'activité sont d'autant plus intéressants à étudier qu'ils permettent de connaître par exemple les causes de l'augmentation de la précarité. D'autres activités dites d'emploi de proximité sont rémunérées de façon spécifique par des moyens de paiement particuliers comme les chèques emploi-services qui sont aussi des indicateurs de la nouvelle division du travail et du niveau de précarité. Donc, ce qui semble plus important dans l'analyse des nouvelles formes du travail c'est le fait que l'activité en elle-même montre les nouveaux rapports de socialité. Plus encore l'étude du contexte global de la gestion des incertitudes par les individus en difficulté observées à La Poste permet de mettre en exergue différents aspects de la civilisation française. Du reste, vue l'importance de nouvelles formes d'activité, on est en droit de se demander si l'on n'est pas rentré dans un nouveau type de civilisation. Peut -on dissocier l'économique du social, de la distribution, des rapports sociaux? Pour reprendre Karl Polanyi, l'économie est « encastrée» dans les rapports sociaux. En effet, pour cet auteur on peut identifier dans toutes les sociétés quatre principes de comportements économiques:
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le marché qui permet la rencontre de l'offre et de la demande de biens et services pour des échanges à travers les prix. Dans ce lieu, il s'établit une relation de base de type contractuel à partir de calcul d'intérêt. Les caractéristiques du marché permettent donc de l'autonomiser par rapport aux autres relations sociales non marchandes.
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. la redistribution qui est un principe selon lequel la production est remise à un responsable (généralement l'Etat) chargé de la répartir. Ce principe suppose qu'il y ait des règles et procédures pour opérer des prélèvements et faire les affectations nécessaires. Dans ce cas de figure, il s'établit des droits et obligations entre le responsable et les citoyens dans la durée. . la réciprocité est un autre principe qui permet aux groupes ou aux personnes de manifester un lien social entre les parties qui participent aux échanges. Le don et le contre-don constituent de ce point de vue un exemple concret. La réciprocité est donc indissociable des rapports humains, elle est différente de l'échange redistributif car non imposée par une autorité centrale.
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l'administration domestique consiste, quant à elle, à produire, pour son propre usage, pour ses propres besoins voire pour ceux du groupe d'appartenance. On peut dire que l'administration domestique est une forme de réciprocité qui s'inscrit dans les relations de socialité primaire. Selon Polanyi, le marché ne suppose pas une immersion dans les relations sociales (il n'est pas absorbé par le système social). Mais, quelle pourrait être la signification de tels principes dans un environnement économique moderne? En d'autres termes, quelles sont les conséquences que nous pourrons tirer de ces principes dans les différents secteurs de l'activité économique en France? Secteurs qui, rappelons-le, sont: une économie marchande, une économie non marchande, une économie monétaire et parfois une économie non monétaire. Dans l'économie marchande, le marché joue le rôle de distribution, alors que dans l'économie non marchande ce rôle de distribution est confié généralement à l'Etat. Le marché ne pouvant assurer I'harmonie sociale, l'on donne à certaines institutions ce rôle. Dans cette perspective, le service public a d'une certaine manière une dimension de redistribution. Etant donné que, de plus en plus, les individus s'adonnent à des activités informelles, où la distribution est, généralement réciproque, on peut parler d'une économie non monétaire. Toutes les pratiques
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économiques sont encastrées sauf celles qui concernent certains segments de marché particuliers de la finance. C'est à travers le chômage générateur de situations de détresse, de précarité et d'inquiétude que l'on peut le mieux observer cet encastrement de l'économique dans le social. En effet le chômage crée des zones de confiance comme il peut apporter une ambiance de méfiance. Dans certains groupes sociaux que nous analysons, cette crise économique qui est aussi sociale, prend un accent particulier, les individus investissent et/ou détournent certains objets et lieux de leurs objectifs premiers. Si les uns sont désorientés, les autres arrivent, dans les systèmes d'échange locaux, par exemple, à faire resurgir des valeurs qu'a justement fait disparaître la croissance économique. Les institutions qui mettent en place des systèmes de sécurisation particuliers sont parfois malmenées. L'argent, à qui l'on donne un pouvoir d' intermédiation entre les individus, est l'objet d'investissement de tout ordre. Pour certains, l'argent doit incarner les valeurs et les représentations, et produire du lien social, pour d'autres l'argent devient une fin en soi.
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La question de l'argent pose donc de manière nette le problème des luttes symboliques entre les différents acteurs ou agents de la vie économique et sociale et notamment ceux que nous étudions.
. La question de l'argent et le développement de la difficulté de vie perçus comme manifestation claire des inégalités, entraînent, chez eux, des discours et revendications identitaires. L'acte de consommation exprime d'une certaine façon les représentations, car l'on achète des objets et des biens qui ont une utilité ou un sens pour sa vie. On n'achète pas de la même façon selon qu'on est très pauvre ou très riche: la propension à la consommation n'est pas la même selon les catégories de la population. Dès lors, peut -on considérer ces clients en difficulté de La Poste comme des usagers au même titre que ceux qui ne sont pas en difficulté financière? Mieux, peut-on concevoir, dans le même socle, l'usage du temps qu'ont les uns et les autres?
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L'échange est une combinaison complexe d'actes, d'instruments qui changent de destinataires et de propriétaires. L'échange peut être coloré d'émotions, de paroles, de formules, de chants, de prières, etc. En disséquant l'échange, on morcelle des paroles, des objets, en un mot les croyances. La logique de l'échange est donc celle du dire, du faire, et du faire dire des croyances et des actes qui proviennent des esprits et des corps des individus. L'échange est aussi action, où chaque acteur et chaque situation doivent être pris en compte. On ne peut pas aussi exclure de l'échange une possibilité pour les acteurs d'improviser. La pratique monétaire n'est pas étrangère aux enjeux de ce monde, aux urgences du quotidien, aux rythmes des décès et des naissances, aux malheurs et aux bonheurs des êtres. Parce qu'elle s'inscrit toujours dans une vision du monde, il faut réaffirmer sa dimension spirituelle. En effet, les individus cherchent à transcender certaines difficultés par des actes que l'on peut juger irrationnels. Par exemple, dans certaines régions du monde, les populations, y compris celles qui sont en difficulté, enterrent leurs morts avec de l'argent. Ainsi chez les Aré'aré, une société sans argent est une société invivable. On peut donc parler d'une sacralité de l'argent qui sert ou non à la socialité. De même, autant on peut admettre qu'il y a un monétarisme de l'élite fondé sur la monnaie elle même, autant on peut soutenir qu'il y a un monétarisme sans monnaie de la part des personnes en difficulté. Le monétarisme des pauvres se nourrit généralement des valeurs sociales des groupes et de ceux qui les incarnent. Pour une part importante des clients en difficulté que nous avons observés, dépenser c'est montrer qu'on est riche, car, la richesse fait référence au don, à la circulation et non à la retenue, elle permet d'échapper à la thésaurisation. La richesse c'est l'amour de soi, l'amour des autres: la confiance, le respect. Donner de l'argent c'est respecter les principes religieux c'est-à-dire se respecter soimême et respecter les autres. Le maniement de l'argent est toujours lié à la vision du monde. Faire un don c'est faire un sacrifice c'est-àdire arracher un morceau du réel.
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L'argent permet donc, à travers le sacré, de faire un paiement. Il en est ainsi de la circoncision qui consiste à enlever un morceau de soi. Le sang qui découle de cet acte peut être interprété par analogie à l'argent. Comme les flux sanguins qui irriguent le corps humain, l'argent circule dans le corps social. Enfin se sacrifier, c'est reconnaître sa dette vis-à-vis de Dieu qui a donné la vie. Cet aspect de la pratique sociale nous renvoie aussi à la question du partage. Dans l'Ancien testament, pour se faire pardonner, le jour du shabbat on doit interrompre les activités, en laissant le reste des travaux en cours à la disposition des plus pauvres. Il s'agit donc d'une forme religieuse de redistribution des biens et services. Mais ces formes de redistributions ne semblent pas être satisfaisantes la plupart du temps pour une grande partie de la population. Alors chaque catégorie de clientèle tente de trouver une solution qu'elle juge efficace pour gérer les incertitudes. Dès lors en quoi consiste la gestion des incertitudes? Pour clore provisoirement ce débat, qui montre comment les différentes sciences humaines assument la configuration paradoxale des pratiques monétaires, nous dirons, comme Alain Caillé6, que les sciences sociales et les sciences économiques se fondent toutes sur le même «(...) paradigme que balisent approximativement les thématiques de l'intérêt, de l'Utilité, de l'Individualisme, de la Raison et de l'évolution». Et l'auteur d'ajouter « (...) dans tous les grands discours modernes de l'Occident, apparaît une même manière de penser le monde en le découpant en ordres ou en sphères réputées imperméables et incommensurables (...) par l'usage de la figure de la dichotomie» . Pour A. Caillé, c'est avec des catégories dichotomiques alimentées par la croyance en la réalité d'une Raison économique universelle que 1'histoire, l'économie politique, la sociologie, tentent d'étudier l'ordre marchand-industriel. Or, «ce que le rationalisme dichotomique manque presque à tout coup, c'est la perception de leur spécificité historique» nous précise-t-il avant de dire que «les 6 Alain Caillé, Splendeurs
et Misères
des sciences sociales, Droz Genève, pages 83, 8S
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sciences économiques ont la conviction qu'en procédant à une systématisation elles peuvent énoncer les lois rationnelles et universellesde la pratique humaine». Etant donné que les pratiques monétaires des personnes en difficulté observées sont des composantes de leur vie sociale et culturelle, par conséquent nous excluons de notre recherche certains actes marginaux comme la criminalité découlant d'une situation de pauvreté. En fait, nous nous étudions les comportements les plus fréquents, car ce sont non seulement des manifestations des croyances, des convictions, des représentations, mais aussi ce sont des reprises dramaturgiques des événements fondateurs du capitalisme qui ont conduit à l'instauration de l'ordre présent des choses. Le mythe et le rite se traduisent l'un dans l'autre: «les rites sont des mythes en acte» . Lorsque le mythe fait défaut, on interprétera le geste, l'objet rituel, comme une expression concentrée qu'il faut décrypter. En s'appuyant sur une exégèse des mythes d'accompagnement, on peut non seulement élucider la signification des rites dans les échanges, mais aussi décrire les rites d'interaction qui se font autour de la monnaie par des personnes en difficulté dans leur vie quotidienne. Les rites résumant toujours des pensées, nous analyserons ces rites d'interactions à la lumière de certaines théories anthropologiques, sociologiques et ethnopsychiatriques.
Pour réduire le phénomène des pratiques monétaires de ces populations en pratiques marginales ou pour prouver un rapport de causalité entre les logiques culturelles et les logiques financières, nous aurions pu utiliser des méthodes d'analyse des résidus qui permettent de retrancher d'un effet ce qui résulte des lois ou d'éléments connus. La rupture ou les conflits entre les institutions et certaines personnes est aussi une fission du noyau relationnel de la vie sociale. « Démythologiser » les logiques financières, ce n'est pas simplement montrer l'idéologie capitaliste qui est en œuvre, c'est
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aussi montrer que chaque pratique et chaque règle de jeu se réfèrent à un certain nombre de valeurs qui sont propres aux acteurs qui les mettent en œuvre. Quand les pauvres détournent les règles monétaires, ce qui se donne à voir c'est un morcellement, une coupure d'une continuité vitale et l'inauguration d'une affirmation culturelle que cette logique financière a rompue. Les pratiques culturelles des pauvres comme celles des riches poursuivent une finalité complémentaire et radicalement opposée. Etant donné la multiplicité des facteurs socio-économiques provoquant la difficulté, pour pouvoir faire une analyse efficace nous avons pensé nécessaire d'établir des unités d'observations et d'entretiens en fonction d'un certain nombre de critères économiques, culturels et sociaux. Autrement dit, nous avons tenu compte du niveau et du type de difficulté pour effectuer notre étude. En analysant les discours, on découvre que les caractéristiques générales confirment l'existence d'universaux symboliques. En effet, dans ces langages, s'expriment aussi différentes stratégies esthétiques pour arriver aux fins. Par exemple, « ces gens... sont au chaud et font c... le monde». Nous analyserons cette phrase en fonction du thème de discussion, à comprendre: «ces gens», les agents; «sont au chaud», protégés (autant du point de vue climatique que professionnel) ; «font c... le monde», ces agents se comportent mal et font partie d'un monde différent de celui des personnes en difficulté. On peut voir dans ces lexèmes les thèmes de comportement, de relation sociale, de représentation symbolique, de croyance, perception et échange. Nous avons ramené cet exemple aux indicateurs. En suivant notre hypothèse de travail, nous interpréterons cette phrase comme l'expression d'un « ras le bol». La difficulté d'argent n'est pas simplement une difficulté matérielle, elle est aussi une difficulté de perception de certaines réalités. A travers les conversations entre clients en difficulté s'exprime la recherche d'une valeur ajoutée «sociale», esthétique dans les
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relations financières. Autrement dit, alors que dans les communautés respectives des clients par exemple la valeur « sociale »et esthétique existe pleinement, dans les relations avec les institutions financières ces valeurs sociales et esthétiques sont souvent absentes. En exploitant les entretiens, nous avons pu connaître la valeur esthétique d'une pratique d'un moyen de paiement donné d'une part, et, d'autre part celle des termes pour parler des moyens de paiement. Le langage financier est donc un langage esthétique qui permet aussi de penser l'appartenance comme une relation à la totalité. D'une certaine manière, on peut parler «d' esthésiologie» du verbe chez les individus en difficulté, car il s'agit d'une étude de la sensibilité et des mécanismes des systèmes complexes, des formes des mots qui expriment des actions, des états, des devenirs. Al' instar, de la poésie, les mots (ou groupes de sons) utilisés dans nos entretiens produisent de l'émotion esthétique. Ils cherchent à séduire par le verbe leurs interlocuteurs.
Les discours constituent un moyen pour produire une valeur ajoutée aux acquis. Nous définissons la valeur ajoutée sur le « marché d'interaction verbale », comme la demande de la prise en compte des expériences personnelles à partir d'un jeu de séduction verbale. Il s'agit donc de stratégies qui leur permettent de conserver et de donner de la valeur aux discours. Mais leurs discours de séduction ne sont pas nécessairement contraire à leur éthique. Leur stratégie de séduction n'a pas seulement un objectif financier, elle a aussi un objectif symbolique. Car, chez ces clients, si l'argent est lié au corps (l'argent fait corps) d'une part, et d'autre part, si l'argent est l'équivalent de la parole, alors l'absence de l'argent pourra être remplacé par la parole. Nous considérons que l'esthétique de leur discours est indissociable de la vision esthétique qu'ils ont de leurs corps individuels et collectifs.
Pour illustrer cette intersubjectivité dans l'esthétique des interactions orales, nous avons essayé de saisir le sens de leurs gestes, de leurs mots emphatiques, en un mot nous nous sommes intéressés à leurs formes d'archivage des expériences esthétiques.
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Comme le dit L Moreau de Bellaing7, « le travail du sociologue est de comprendre comment une représentation et une pratique individuelle rejoignent l'imaginaire social tant pour y trouver sa légitimité que, dans le même temps, le renforcer par un double effet de reconnaissance légitimante». La façon dont les individus en difficulté gèrent les incertitudes n'est pas une réalité objective qu'il faut simplement interpréter, c'est une réalité qu'il faut analyser comme construction culturelle à partir des schèmes de perception des personnes concernées c'est-à-dire eux et nous. Autrement dit, l'analyse de la perception sociale que les individus en difficulté ont de leurs places et de leurs rôles doit être réalisée conjointement avec une analyse de leurs espaces symboliques donnés et de nos positions propres dans ces espaces. Analyser leurs pratiques dans des espaces limités par des frontières fixées par la société, c'est admettre qu'en tant que chercheur, nous influençons les possibilités et les limites de leurs pratiques et de leurs discours. De ce point de vue, leur rapport avec les agents des institutions, est non seulement influencé par leurs expériences enfouies dans leur inconscient social, mais aussi il est déterminé par leur rapport aux institutions traditionnelles et modernes. En effet, que ce soit la manière de tenir leurs corps ou de se déplacer, ou leur façon de parler, les individus en difficulté que nous observons mettent en œuvre des pratiques sociales et culturelles qui respectent des dispositions sociales et psychologiques, des règles et des normes de leur communauté. En effet, une clientèle est l'ensemble d'individus qui recourent, moyennant rétribution, aux services d'une même personne. Selon le type de services souhaités, cette clientèle peut être un groupe de patients, d'acheteurs, ou d'usagers. Mais, toujours est-il que la connotation de cette notion fait penser à un ensemble de personnes habituées, de fidèles voire même d'adeptes d'autres fournisseurs de services dans des lieux spécifiques.
'Louis Moreau de Bellaing, Dominique Anthropos, 1984
Beynier, Didier Le Gall, Analyse
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du Social, ED
Certes, à Rome, déjà, l'individu est celui qui se mettait sous la protection d'un praticien appelé « patron» (pater nominis; père du nom), mais si ce terme revêt un caractère important de nos jours, c'est que de plus en plus de personnes recourent aux services et demandent souventla protectionde l'Etat. Nous entendons par une clientèle en difficulté à La Poste, l'ensemble des individus en situation économique difficile qui fréquente ce lieu pour obtenir des services. Les demandes de ces services peuvent découler de besoins de liquidité monétaire ou d'autres besoins. En tout cas il s'agit toujours pour ces derniers d'un moyende décliner leurs incertitudes. Les individus en difficulté que nous avons suivis se divisent en trois groupes:
.
les individus en très grande difficulté comme les S.D.F. En fait, ce sont tous les individus qui non seulement, ne disposent pas de revenus suffisants, mais aussi n'ont que de fragiles liens de socialité primaire (famille, voisinage, amitiés) et secondaire (les institutions).
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les individus en moindre difficulté, ce sont des individus qui ne disposent pas assez de revenus formels, mais qui ont des liens de socialitéprimaire solides et quelques liens de socialité secondaire. Ils ont généralementdes mécanismesde solidarité.
. les individus en situation limite sont tous les individus qui disposent de revenus nominaux suffisants, mais qui sont en réalité dans des situations précaires, tant au niveau économique qu'au niveau de la socialité. C'est dans cette clientèle que l'on retrouve généralementles individus surendettées. Ainsi, leur pratique monétaire est une gestion des relations, des événements, des circonstances, du temps et une gestion de soi. Pour interpréter nos résultats, nous suggérons trois niveaux de lecture:
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1 Un niveau théorique et paradigmatique qui permet de voir la validité des différents concepts. Ce niveau nous permet, également de montrer la validité de notre méthodologie eu égard à notre terrain.
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-
2 Un niveau théorique et pratique qui s'appuie sur des exemples pour connaître les motifs et les sens des formes de gestion des incertitudes dans les univers symboliques des clients en difficulté. 3 - Un niveau pratique fondé sur une étude minutieuse des conditions objectives qui déterminent partiellement ou totalement les formes de pratiques monétaires des individus en difficulté.
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Première partie:
Echange de biens et références aux valeurs
Les écarts différentiels des pratiques culturelles des personnes en difficulté et les nonnes prescrites par les institutions ne sont analysables que dans les symbolismes de chaque logique: symbolisme dans les logiques traditionnelles et symbolisme dans les logiques modernes. Chaque symbolisme est vecteur de valeurs propres de chaque fonnation. Par exemple, le contrôle symbolique du temps donne l'impression de bien suivre le déroulement de la modernité. Maîtriser son épargne, n'est-ce pas penser maîtriser en partie l'avenir, donc son temps? Maîtriser ses comptes n'est-ce pas aussi une façon de maîtriser certains moyens de paiement, donc des instruments de la modernité?
-
Chapitre I Monnaie et liens sociaux Si l'on admet que toutes les relations monétaires s'effectuent à partir d'un rapport à une totalité, alors on peut concevoir et faire apparaître ces rapports comme un ensemble de représentations des luttes symboliques qui se déclinent dans plusieurs registres. Ces relations interrogeraient donc les rapports au pouvoir c'est-à-dire à la loi, les rapports aux autres, en un mot l'espace du possible. Dans cette perspective, il faut chercher à connaître la logique symbolique à l' œuvre dans les pratiques monétaires des personnes en difficulté pour éclairer le statut du symbolique. I - Le statut du symbolique et le statut symbolique monnaie
de la
Si l'on met les contraintes du symbolique (les médiations qui permettent l'échange: langage, loi, don, systèmes de signes) au centre du fait humain et du social, reste que le symbolique n'est pas l'échange mais permet de jouer l'échange. Car le symbolique, c'est ce qui renvoie d'abord à lui-même, indépendamment du réel. On trouve alors le problème majeur du croire et de la confiance qui, eux, font la réalité du social comme lien: il faut que le symbolique soit investi, cru, voire aimé en ses symboles. Selon le dictionnaire Larousse, le symbole est ce qui représente autre chose (un signe) en vertu de sa correspondance analogique. Le symbole peut donc être un objet ou un fait de caractère imagé qui évoque, par sa forme ou par sa nature, une association d'idées avec quelque chose d'abstrait ou de concret. Le symboles est selon Lalande « ce qui représente autre chose en vertu d'une correspondance analogique». En d'autres termes, le symbole est un objet ou un fait qui évoque par sa forme ou sa nature une association d'idées avec de l'abstrait. Même quand il est attribut, emblème, insigne ou représentation, il a toujours une valeur
8Nous développerons plus loin, cette notion à partir des travaux de Jacques Birouste sur le symbolum, qui désigne les monnaies comme des signes de reconnaissance, entre autres.
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évocatrice en rapport aux mythes, aux magies, en un mot aux croyances. De ce point de vue, les caractéristiques symboliques de la monnaie doivent être interprétées dans le cadre de la circulation monétaire. Puisqu'on peut lire, dans les rituels autour des produits et des services, la monnaie comme la somme des valeurs associées aux mythes, à l'histoire, aux cultures, aux sacralités et aux temporalités des populations concernées. En fait, si le symbole est une convention, il peut donc faire l'objet d'interprétation, car toute convention est un accord de deux ou plusieurs personnes portant sur un objet. Comme le montre C. Lévi-Strauss, si le rouge peut être associé à la dangerosité et le vert au calme, ce même rouge pourra aussi signifier la chaleur, la communication et le vert le calme glacial, la froideur. Il y a donc toujours à côté de l'arbitraire des signes un arbitraire de symboles. C'est dire que si la monnaie possède en elle même les signes du langage, ces signes sont remodelés par les individus dans leur système symbolique. La monnaie permet d'exister ou non socialement. En elle se lit l'histoire d'une nation, s'exprime son état de santé économique s'articulent des rapports sociaux et de pouvoir. Il faut donc, pour qu'on puisse accorder à un objet des équivalences de valeurs économiques, culturelles et sociales, qu'il inspire confiance. Dès lors, comment une pratique peut évoquer par sa forme, par sa nature, l'univers symbolique? Toute pratique se fait à partir de la vision du monde, de la place que l'on accorde aux hommes et aux objets dans la vie. C'est donc une intériorisation des désirs, des valeurs extérieures dans les pratiques quotidiennes. Ces principes d'intériorisation et d'extériorisation étant souvent contradictoires, l'étude de l'usage de la monnaie peut nous aider à comprendre la façon dont s'unifient et se développent ces contradictions.
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En effet, d'une part, l'analyse de la monnaie à partir des pratiques sociales et culturelles de la population en difficulté nous permet d'appréhender les dimensions culturelles et sociales de la gestion des incertitudes, d'autre part, elle permet d'unifier les pratiques d'un groupe, d'un peuple, d'une nation. L'argent a les propriétés d'un code à l'aide duquel des informations peuvent être transférées d'un individu vers un autre. Autrement dit, qu'il s'agisse d'une figure, d'un objet, la monnaie est un objet symbolique qui, tout en étant réel, n'a pas d'efficacité ou de valeur propre en soi, mais en tant que vecteur propre à d'autres valeurs. Le symbole monétaire traduit toujours dans la vie sociale un référent extérieur. Selon le Petit Robert, le mot monnaie provient de Moneie, monoie au XIIo siècle. De son origine latine la monnaie (Moneta) signifie « qui avertit». Il est aussi le surnom de Junon (le temple de Juno Moneta servant d'atelier pour la frappe des monnaies). Avertir, c'est appeler l'attention de quelqu'un sur autrui, sur une chose ou sur soimême. La monnaie est un symbole qui permet d'évaluer différents caractères des problèmes, des situations, elle permettrait donc d'avertir, d'informer quelqu'un de quelque chose. En effet, en tant qu'élément d'une culture, la monnaie fait partie de l'ensemble des acquis et des aspects intellectuels d'une civilisation: elle est en rapport avec les phénomènes sociaux, religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, etc. Et comme toute civilisation connaît plus ou moins les influences d'autres civilisations, alors la monnaie pourrait être l'objet de négociation identitaire entre les individus. Dans commun meilleur organiser
les relations des choses compte des ou non leurs
entre des personnes qui ont ou mettent en (par exemple des contrats pour effectuer à opérations), la monnaie9 peut les aider à rapports avec d'autres.
~ous estimons, à ce titre, que les travaux de Jean Michel Servet, contre ce qu'il appelle « la fable du troc », sont en rupture avec la conception traditionnelle économiste, exclusive, qui fait de la monnaie un instrument facilitant l'échange et permettant une rationalisation du troc.
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Mais, les moyens et/ou termes d'évaluation changeant en fonction du temps et de l'espace où se jouent les diverses représentations, la place et le rôle de la monnaie évolue. Quelles que soient leurs formes, les représentations s'exposent de façon symbolique. En présentant à autrui des expressions monétaires, on évoque, on désigne, par le moyen de chiffres ou d'une image numismatique, des symboles qui correspondent à des objets et des concepts d'une époque, d'un lieu déterminé. Mais, l'argent n'étant pas un objet comme les autres, son étude demande à être circonscrite dans des champs bien définis. Pour ce faire, nous emprunterons la définition qui considère la monnaie comme un équivalent général procurant un pouvoir libératoire, c'est-à-dire un moyen qui a pour effet de libérer d'une obligation, d'une dette. Ainsi, malgré, ses formes particulières, nous pourrons mettre l'accent sur ses dimensions universelles. En fait, chaque client en difficulté fait valoir dans ses pratiques, consciemment ou inconsciemment, des schèmes. C'est-à-dire que chacun montre une figure de style dans son système de représentations qui n'est rien d'autre qu'un intermédiaire entre les phénomènes vécus et les catégories d'entendement disponibles pour cette même personne. Toute pratique révèle des désirs, des savoir-faire, des goûts, etc. Pour comprendre les pratiques monétaires il faut analyser les motivations liées à la recherche de l'argent. Pourquoi tant d'êtres
humains cherchent -ils à acquérir de l'argent?
.
Pour schématiserlo, on peut dire que les psychanalystes considèrent que pour acquérir de l'argent, les motivations découlent de la recherche de satisfaction des désirs, des passions. Les historiens associent les quêtes de l'argent aux enjeux culturels économiques et sociaux d'une époque donnée. Par exemple, ils estimeront que la recherche du dollar sur le marché noir soviétique
lOV oir notre
bibliographie
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est un moyen pour se procurer de meilleurs biens et services sur le marché informel. Les ethnologues expliquent la recherche de l'argent par des exigences culturelles et des motifs sociaux. Par exemple, ils expliquent la quête de l'argent par les populations pauvres du Sénégal comme un moyen de maintenir leurs valeurs symboliques. Quant aux sociologues, ils considèrent que la recherche de l'argent est liée à une recherche de socialité. Par l'argent on arrive à consolider ou à se délier de certaines sociabilités.
Si d'une certaine manière l'explication que donnent les différentesdisciplines à la recherche de l'argent relève du domaine de la motivation en termes psychanalytiques,certains mettent cependant l'accent sur le rôle et la place de l'argent dans les logiques symboliques.
A la différence des ethnologues, sociologues, historiens, psychologues,les économistesanalysent la quête de l'argent comme idéal de vie et soulignent que cette quête s'amplifie avec le développement des échanges marchands. Depuis l'antiquité, il se joue dans les pratiques économiques, des luttes symboliques c'est-à-dire des luttes pour l'appropriation des biens et services, la reconnaissance identitaire, etc. Déjà, les Romains faisaient une association entre la monnaie (Moneta) et les emblèmes et figures historiques de la civilisation romaine (la Déesse Junon) : la référence symbolique de ces Romains montre qu'il y a un caractère sacré de la monnaie. En apparence, il y a une contradiction entre le rôle de la monnaie pour acquérir des biens matériels et sa dimension spirituelle (associée au spirituel). Il s'agit donc de chercher à comprendre la façon dont s'opèrent les contradictions autour de la monnaie et des pratiques économiques, mais aussi la façon dont les différents agents l'inscrivent dans leurs parcours et univers symbolique. Si nous nous mettons donc dans la perspective du fait social ~otal, on peut savoir que l'usage de l'argent est lié à l'existence et aux
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croyances des personnes. En effet, avec l'argent l'être humain peut exprimer la domination, le pouvoir, comme on peut aussi apprécier sa souffrance, sa richesse ou sa pauvreté. Dans certains cas, l'argent participe à l'égalisation des statuts sociaux (comme l'égalisation des sexes). Il faut donc essayer de découvrir sa valeur symbolique dans le contexte social de celui qui le pratique. L 'histoire montre que plusieurs objets ont joué le rôle de monnaie, on peut citer: les perles, les coquillages, les cartes de crédit, etc. Si ces différents objets ont pu jouer le rôle de monnaie, c'est que les populations lui ont consciemment ou inconsciemment donné de la valeur. Dès lors, comment se fait-il que la valeur de la monnaie à un moment donné et par rapport à un espace donné se perpétue-t-elle ou disparaît -elle? Nous pensons que le contenu des pratiques monétaires est déterminé par des représentations que les générations présentes ont des comportements des générations futures: ce que les économistes appellent « le modèle à générations imbriquées». Autrement dit, en nous intéressant aux représentations et aux attentes financières de certains groupes sociaux, nous voulons montrer comment le registre de l'imaginaire joue un rôle actif dans la détermination de la monnaie. En fait, le rapport à la monnaie est aussi un rapport au groupe déterminé par les comportements supposés chez les autres membres de la société. La monnaie apparaît donc comme un médiateur social, une expression de la totalité sociale. Mais le registre de l'imaginaire ne doit pas éluder l'existence d'autres registres. En effet, l'un des intérêts que nous portons à ce sujet consiste à comprendre comment la monnaie participe de l'identité. De ce point de vue, nous nous intéressons au rapport de l'argent au corps, à sa place et à son rôle dans le langage.
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Comme le montre Daniel de Coppet}}, l'expression de la monnaie comme totalité se fait voir chez les Aré'aré comme substance sociale. En s'intéressant au mot hora'aa qui signifie vain, inefficace, individuel, Daniel de Coppet nous montre que celui-ci s'applique à toute action, chose, être, être humain, relation qui ne fait pas ressortir la dimension monétaire. Pour lui, «le sceau monétaire fait quitter une pseudo-relation pour constituer une relation vraie». L'auteur poursuit: « Si la société a existé avant la monnaie, c'était aux dires des Aré'aré eux-mêmes, une horrible société, sauvage et pauvre... C'est la société contemporaine de la monnaie qui représente, pour cette société, l'essentiel». L'analyse de cette société Aré' aré comme totalité montre toute la problématique de la légitimité de la monnaie. En effet, D. de Coppet distingue, au sein des Aré'aré, trois types de relations sociales: les relations de forme externe, les relations de souffle et les relations de représentations. L'auteur décrit les mouvements d'articulation de ces trois types de relations par rapport à la monnaie qui peut y représenter la totalité comme le mouvement général de la société. Dans le mouvement général de ces relations que l'auteur qualifie de «mouvement socio-cosmique », il y a une spécificité de la monnaie puisqu'elle prend en charge l'ensemble des relations sociales lors « des moments de totalisation où l'ensemble des flux convergent». Il en est ainsi lors des funérailles où «la valeur proclamée de toutes ces monnaies permet d'ériger un nouvel ancêtre». Ce moment de funérailles, de totalisation devient donc un moment de représentation. La place et le rôle de la monnaie dans les funérailles expriment donc une totalité des trois flux de relation: le corps, le souffle, et la représentation, «les sommes proclamées lors des moments de totalisation sont plus que des additions, ce sont des représentations de la totalité» nous dit D. de Coppet. llDaniel De Coppet, La monnaie dans la communauté Are'are. Les relations sociales en fonne de totalité, in Cahiers Finances, Ethiques Confiance: Souveraineté, Légitimité de la monnaie,
pages
(215
à 229);
AEF
-CREA
1995
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La monnaie est de ce point de vue une forme auto-référente qui règle les trois types de relation. Dans ce contexte, la monnaie chez les Aré' aré en tant que seul moyen de représentation de la totalité apparaît comme un moyen de symbolisation de la part de la communauté pour dire toute la référence à la totalité. Mais si l'on parle d'auto-référencialité de la monnaie chez les Aré' aré, n'excluons-nous pas de facto, d'autres réalités qui pourraient représenter la totalité sociale? Pourquoi la monnaie serait le seul moyen de représentation de la totalité? La monnaie comme référence à la totalité a t-elle un rôle régulateur, normatif dans ce type de société? Toute crise monétaire se traduit elle par une crise sociale et inversement? Pour étudier l'état dans lequel, les représentations sociales de la monnaie pourraient être pensées, nous pouvons analyser les différentes formes de dédoublement comme monnaie/or, monnaie. Sinon Disons avec D de Coppet qu'il y a un double mouvement dans la circulation générale de la monnaie et dans les relations sociales: «unification derrière le miroir qui est l'unification en monnaie au titre de représentation et puis une unification dans le vivant pour recomposer (à partir de la monnaie) des êtres vivants ». C'est dire qu'il y a des êtres et institutions qui peuvent jouer les intermédiaires dans les mouvements monétaires entre le concret et l'abstrait, l'ici bas et l'au-delà, etc. Les anthropologues ont montré à travers les sacrifices comment certains êtres comme les marabouts jouent à travers les rites les intermédiaires entre les dieux et les hommes. En repensant la pratique monétaire au sein des espaces concrets comme les bureaux de Poste, dans lesquels elle s'effectue, on peut voir et comprendre comment elle met en mouvement des univers culturels différenciés. En s'insinuant dans les différents registres de la vie sociale, non seulement, elle épouse et déplace les affrontements symboliques, mais aussi elle se glisse dans tous les modes de rencontres, d'échanges, d'associations, de confrontations entre les hommes produits par des sociétés multiséculaires.
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L'examen des pratiques des clients en difficulté requiert donc un ambitieux travail de pensée et d'analyse de tout ce qu'elles mettent en jeu. Elles exigent que l'on confronte les savoir-faire des clients et ceux des agents; les deux parties les ont acquis sur des logiques sociales, éthiques, culturelles, anthropologiques. Cet examen se fonde sur toutes sortes de plans d'existence, sur la substance du monde de chacune de ces parties. n - Usages de la monnaie dans la chaîne symbolique Pour sceller dans le même moule les logiques économiques et financières des institutions financières d'une part, et d'autre part des clients en difficulté, il nous faut analyser la pratique monétaire comme un condensé des valeurs culturelles et sociales des participants aux échanges. Si la pratique monétaire peut être considérée d'un certain point de vue comme une reproduction sociale des valeurs, les individus signifient aussi, par leurs pratiques, leur capacité d'invention et d'innovation. En fait, dans l'univers social, elle est une manipulation de signes, l'argent est remodelé dans les représentations symboliques des objets et des êtres. Car les individus se servent de certaines connaissances qu'ils ont des logiques financières pour dégager leurs stratégies ou faire des bricolages qui peuvent leur être bénéfiques. Ces individus en difficulté que nous avons observés opèrent leurs choix à partir d'un répertoire12 d'éléments hétérogènes, contingents, morcelés et limités. Mais, il reste que les matériaux avec lesquels ils doivent se débrouiller leur sont donnés. Par conséquent l'univers du possible est limité pour l'individu (l'individu en difficulté): «Son univers instrumental est clos et la règle du jeu est de toujours s'arranger avec les moyens du bord, c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux.» 13 Dans cette perspective, la problématique que soulève la métaphore du bricolage dans l'analyse des pratiques monétaires est celle de la 12Claude Lévi-Straus, 13Claude
Lévi-Strauss,
ibid, 1962 La Pensée
Sauvage,
page 27, 1962,
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Paris
- Plon.
compréhension de la notion de précontrainte financière. La précontrainte, ce avec quoi les individus en difficulté doivent faire, est une notion centrale dans la compréhension des pratiques culturelles et sociales des personnes. Essayons donc de cerner cette précontrainte à partir des pratiques monétaires des clients que nous avons observés: 1 - ces clients ont des revenus insuffisants 2
-ils sont souvent
analphabètes
-
ou illettrés
3 ils ont peu de relations sociales auxquelles pour se faire aider.
ils peuvent recourir
Enfin, il Y a un second niveau symbolique de cette précontrainte est la vision du monde et le langage des individus concernés. Certes ces individus ont leurs signaux sociaux qui leur permettent de régler la circulation monétaire, mais la perception qu'ils ont de la monnaie à partir des leur univers symbolique ne constitue pas souvent un atout. Dans les pratiques monétaires de la plupart des populations en difficulté se mêlent des formes d'affirmation identitaire et des résistances culturelles qui constituent des faiblesses aux vues de la logique financière. En effet, malgré l'environnement et les moyens de paiement modernes, il y a non seulement une persistance de croyance coutumière, mais aussi un maintien des relations d'appartenance que cherchent à exclure la logique financière. Mais, même si les pratiques de chaque partie participant aux échanges visent des résultats, et même si ces pratiques ne sont pas toujours délibérément morales, conformes à la raison pratique, disons avec Kantl4, qu'elles sont normatives puisqu'elles déterminent les conduites des protagonistes. Ainsi, chez certaines populations où la vente ou l'achat de certains produits sont interdits, on assiste à la résurgence d'anciennes ou à l'apparition de nouvelles règles de conduite.. Par exemple, étant
14Kant, La critique
de la raison
pure.
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donné que certains produits ne peuvent ni être vendus ni être achetés, les individus concernés chercheront à se le procurer par le troc. Dans cette situation, le troc ne serait pas antérieur aux relations marchandes mais concomitant à elles. Aujourd'hui, rappelons-le, ce type d'échange se déroule essentiellement dans le secteur informel qui exprime un pôle de résistance à l'économie moderne. En prenant la pratique monétaire au mot, si l'on peut dire, nous avons voulu montrer la matérialité du signifiant (monnaie) et l'énigme de l'échange. Il s'agit de souligner que l'échange monétaire est un échange de signes et de sens. Dans sa contribution au débat sur la légitimité et la souveraineté de la monnaie, Jacques BiroustelS, s'appuyant sur la dynamique du signe pense que la monnaie comme rapport à la totalité est en fait « un double rapport,... le rapport du contact, et le rapport de contenu et de contenant, où la fraction, la division réfère à une sommation». Le rapport à l'argent participe du lien social c'est-à-dire la façon dont différents individus se reconnaissent dans une unité symbolique. Dans ce type de relations, la gestion des incertitudes financières consistera à chercher chez les intermédiaires des signes de valeurs c'est-à-dire des symboles qui permettent de se sécuriser. Ces symboles qui permettent de faire confiance apparaîtront d'autant plus solides qu'ils auront été objets de rituels: « la répétition des signes fait loi ». Mais, il ne s'agit pas de démontrer qu'il y a du religieux au cœur de l'échange et du rapport à l'argent, donc à ramener systématiquement la question de l'argent dans le domaine du religieux. En effet, en ramenant l'argent dans le religieux, l'on prend le risque de dilution de l'objet dans tout et rien. Car, si le rapport à l'argent s'établit comme un rapport à quelque chose de sacré, cela ne 15Jacques Birouste, Contribution sur le débat provoqué par l'article de J M Servet (Légitimité et illégitimité des pratiques monétaires et financières), in Cahiers fmance, éthique confiance 1995 (pages 326 à 334) cité ici.
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signifie pas que dans certains contextes, ce rapport est religieux ou qu'il est comme de la religion. En fait, si dans certains cas, les rites sont religieux, dans d'autres, ils sont simplement comme des rites religieux. Mais, même si, il peut y avoir de la religion lorsqu'il y a du rite, l'existence de ce dernier ne suffit pas pour indiquer .du religieux dans tout rite: un rite peut être religieux ou profane. Certes, dans les pratiques monétaires des clients en difficulté, nous retrouvons des rites religieux sécularisés, mais ce qui nous importe c'est de souligner comment le rituel autour de l'argent crée des espaces de marge et donc de liberté. Il ressort de l'observation de la population en difficulté de La Poste que le rite qu'institue cette population, lui permet d'assurer un contrôle symbolique du temps, et de guérir l'incertain et l'imprévisible. Nous considérons que la difficulté financière entraîne des incertitudes dans trois types de rapports qui sont en réalité un tout: le rapport à soi, le rapport à autrui et le rapport aux circonstances ou aux événements;
. L'incertitude par rapport aux événements (prévus ou non) se traduit par le fait que l'individu en difficulté ne dispose pas assez de moyens financiers et autres pour faire face à ce qui se produit ou va se produire.
. .
L'incertitude par rapport à soi-même s'explique par le fait que l'individu en difficulté ne sait pas comment il peut s'en sortir luimême L'incertitude par rapport aux autres provient du fait que l'individu ne sait pas ce que seraient les réactions des autres par rapport aux situations que l'on vit soi-même. En fait, l'incertitude comme la prévision, dépend des sociétés, puisque chaque société a son propre rapport au temps. Par exemple, en France on dit que le temps perdu ne se rattrape jamais, alors qu'au Sénégal, on a coutume de dire qu'il n 'estjamais trop tard.
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Mais, quel que soit le lieu, l'incertain ne pouvant pas être prévu par définition, l'individu cherchera à administrer ses acquis selon la vision qu'il a du temps et de l'espace. C'est-à-dire que chaque pratique fait partie d'un ensemble d'autres pratiques qui sont solidaires dans le système des relations sociales.
Vu la pluralité des positions dans l'espace social, il y a une pluralité de stratégies. D'autant que la multiplicité des parcours associée aux mobilités sociales entraînent des déplacements, des écarts de sens et de valeurs.
Si l'incertitude porte toujours sur le sens, la valeur de la situation des objets, des personnes, des actes, des places, alors, le concept d'habitus nous permet de voir comment elle se situe dans une situation dialectique entre le possible et le probable. Autrement dit, on pourra comprendre comment la difficulté peut être source de ressources stratégique c'est-à-dire comment elle permet d'avoir un sens du jeu, et d'anticiper sur le jeu du possible. Au total, l'habitus comme matrice de schèmes sous l'angle de la logique de l'abstrait nous aide à interroger le flou, l'ambigu. En effet, interroger le flou c'est d'une certaine manière interroger l' incertitude. Concrètement, les interactions des divers parcours culturels et les multiples acquis des personnes en difficulté entraînent un brouillage des frontières symboliques et des hiérarchies de valeurs. S'il Y a équivalence pratique entre les matrices de schèmes de différents champs de pratiques chez certaines personnes en difficulté, elles peuvent donc opérer des transferts monétaires d'un champ à un autre, par exemple elles peuvent convertir leurs épargnes en crédits.. Les trois types de rapports dans lesquels se donnent à voir les situations d'incertitudes des personnes en difficulté que nous avons obseIVées, reflètent leurs représentations sociales qui se développent à partir de trois registres principaux:
.
Le registre ontologique, dans lequel s'interrogent sur leur conditions d'existence.
47
ces
personnes
. Le registre anthropologique, registre qui leur permet de concevoir et de définir les formes de rapports à entretenir avec les autres. . Le registre cosmogonique ou cosmologique, dans lequel les sociétésmontrent leur vision du monde. Ill- Monnaie et échanges de valeurs La monnaie est un indicateur des situations existentielles des êtres, elle doit donc être appréhendée sous les feux croisés de la psychanalyse et de l'anthropologie culturelle et sociale. L'histoire montre que plusieurs objets ont joué le rôle de monnaie. La sociologie en tant qu'étude des pratiques sociales nous est indispensable pour comprendre le rôle et la place de la monnaie dans la dynamique sociale. En effet, la monnaie est un équivalent général qui s'applique à un ensemble de cas et d'éléments pouvant être désirés, échangés par les individus. Du fait qu'elle permet d'acquérir, de s'acquitter, en un mot de se délier de l'embarras, d'un besoin, d'une charge, elle est au centre de la réflexion sur la souveraineté. Laquelle réflexion s'inscrit dans une problématique de légitimation des pratiques culturelles et sociales. L'autre aspect est que la monnaie, en ayant un pouvoir libératoire, est fortement connectée aux mouvements des prix. Or ces prix euxmêmes sont objets de négociation entre individus c'est-à-dire que les prix sont en fait des déterminants extérieurs des objets échangés. Certes, comme le rappelle K. Polanyi16, on ne doit pas confondre équivalent et prix, mais c'est en fonction de sa valeur et/ou utilité qu'on la rend convertible ou non en moyen de paiement. Autrement dit, elle est un vecteur de valeurs. Comme le souligne Karl Polanyi, l'usage des monnaies n'a pas toujours un caractère utilitaire, mais la monnaie en tant qu'équivalence permet de s'acquitter des obligations en faisant des paiements ou en accomplissant un service d'une valeur définie. Dans 16Karl Polanyi, La Grande Transformation
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les sociétés contemporaines, étant donné que les prix sont des instruments spécifiques aux échanges marchands, le caractère utilitaire de la monnaie est de plus en plus prépondérant. Ceci étant, la place du marché en tant qu'elle est une force structurante
de la circulation
des biens et des services, a existé partout
de tout temps. Quels que soient le degré de hiérarchisation et l'évolution des sociétés, il y a eu une pluralité de modes de circulation et de transferts des biens et des services. Cette pluralité se caractérise par la réciprocité, la redistribution et les échanges. Par conséquent, le marché comprend la monnaie, le travail et la terre, même si ceux-ci ne sont pas des marchandises.
On ne peut donc que s'accorder avec Karl Polanyi, dans La Grande Transformation, lorsqu'il critique le paradigme smithien selon lequel il y aurait un sauvage adonné au trocl7. Confronté aux apports de l'anthropologie moderne, ce qui est présenté comme troc n'est rien d'autre qu'une pratique de don/contre don. Au total, il faut faire une distinction entre l'économie en nature et l'économie monétaire. L'économie en nature, qui se caractérisait en Egypte, entre autres par l'existence de greniers, de stockage, et qui se caractérise aujourd'hui, dans les systèmes d'échanges locaux (SEL) par un échange de temps et de savoir, n'est pas déterminée par l'ignorance de la monnaie, car les impôts et salaires sont payés en monnaies. Donc, s'il est possible de dire qu' « une économie de marché (...) présume l'existence d'une monnaie18 », l'inverse n'est pas vrai. L'économie n'est pas séparable du social.. Certes dans son aspect marchand l'économie peut être désocialisée, mais on ne doit pas confondre les instruments de rationalité du marché avec la monnaie. En effet, si les marchés n'ont pris de l'importance que très tardivement, les rencontres pour échanger des biens ont toujours 17Jean Michel Servet parle de Fable du troc (voir bibliographie). Pour cet auteur le troc a existé en même temps que la monnaie, et non précédemment. 18K Polanyi, Primitive, Archaic, p 14, cité par Jean Michel Servet, p 1133, l'Institution monétaire de la société selon Karl Polanyi, in Revue Economique, Novembre 1993
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existé. Dans cette perspective, il y a une universalité des pratiques monétaires: à côté des échanges en nature, existent des usages des moyens de paiement. De même, le don/contre don contient une relation de crédit, dans la mesure où ce type d'échange se déroule à travers des cycles infinis de dettes et de créances réciproques qui se terminent par le paiement. Il ressort donc de cette présentation sommaire des thèses de K Polanyi qu'on doit distinguer: immersion de l'émergence de l'économique, port de commerce et place du marché, équivalent et prix, réciprocité de la redistribution et de l'échange. La pensée de Karl Polanyi constitue donc une rupture avec une certaine conception de la monnaie chez des économistes. Pour lui, la définition des fonctions monétaires doit répondre à deux critères:
.
les conditions sociales des usages monétaires.
.
les opérations remplies par ces usages.
Cependant, comme la plupart des économistes, K Polanyi distingue quatre fonctions essentielles dans les usages monétaires: la monnaie comme moyen de paiement, la monnaie comme intermédiaire des échanges, la monnaie comme unité de compte, la monnaie comme instrument de réserve Mais nous pensons qu'il serait plus exact de parler de trois fonctions (paiement, échange et compte) car la fonction de réserve n'est pas spécifiquement monétaire. Par exemple, si l'on prend une police d'assurance, on a pris un instrument de réserve qui n'est ni moyen de paiement ou d'échange, ni unité de compte. La fonction de paiement correspond à l'acquittement d'obligations qui peuvent concerner des biens et services ou des modes de compensations
sociales et/ou culturelles.
La fonction d'échange correspond au besoin d'objets dont la valeur connue peut servir d'intermédiaire ou de substitut dans les relations marchandes. On ne doit pas confondre cette fonction d'échange avec la fonction de paiement. Si le développement de l'économie marchande a entraîné une confusion entre la fonction de 50
paiement et la fonction d'échange de la monnaie, comme le montre K Polanyi, il faut faire une distinction nette entre monnaie à usages limités et monnaie universelle (à tous usages). Autrement dit, y compris dans l'économie moderne, la monnaie n'est pas toujours fongible: il existe un cloisonnement des usages monétaires. Nous illustrerons ces propos dans les pratiques monétaires
des clients en difficultés de La Poste.
Quant à la fonction d'unité de compte de la monnaie, elle consiste à réaliser des échanges sur des quantités de biens hétérogènes. Dans une économie de redistribution, elle permet de réaliser des échanges en nature pour le stockage, la gestion des matières de bases (céréales, tissus, etc.), comme elle permet de payer les salaires, traitements... La monnaie joue donc un rôle fondamental dans l' autonomisation de l'économique et dans l'autorégulation par les marchés. Mais la reconnaissance de ces caractéristiques ne doit pas faire croire à l'idée d'un marché s'ajustant de lui-même. De même, si la monnaie permet d'obtenir de l'intérêt, la terre des rentes, le travail des salaires, on ne peut considérer ces éléments comme des instruments purement objectifs et comme dénués de toutes dimensions politiques et sociales. On est, comme le dit J M Servee9, dans «l'impossibilité de réaliser pleinement un système de marchés auto-régulés général et durable (...) Partant de là trois voies s'ouvrent aux chercheurs. La première inscrit socialement les marchés, la deuxième absorbe l'ensemble du social en le réduisant à un méta-marché et la troisième construit les marchés comme des réseaux ». Pour expliciter la pensée de cet auteur, disons que:
. Si l'on fait une inscription sociale des phénomènes économiques, marchands en particulier, l'on va non seulement subordonner ceux-ci à un ensemble de relations sociales dans lesquelles on ne pourra pas les autonomiser totalement, mais aussi on 19p 1155, l'Institution Novembre 1993
monétaire
de la société selon Karl Polanyi, in Rewe
51
Economique,
aboutira à incorporer toujours, dans les coûts transactionnels les éléments non marchands. - Si l'on absorbe dans l'économie la totalité du social, on arrivera, dans ses formes extrêmes, à réduire les pratiques sociales à une rationalité économique, comme l'a fait Gary Beckero en généralisant un comportement humain universel ou Oliver Williamson21 en parlant d'efficience organisationnelle par les coûts transactionnels. - Si l'on fait une construction sociale22 des marchés comme l'ont proposée Mark Granovetter3, Richard Swedberi4 et Viviana Zelizers, on reconstruira le marché à partir des conventions, des règles, des lois, des désirs mimétiques, des sens, des valeurs intériorisées ou explicites, des mécanismes multiples de sa structuration sociale, interprétés comme réseau social. Dans cette perspective, il faut s'intéresser aux conditions morales qui permettent aux individus de faire des échanges c'est-à-dire aux questions éthiques. Mais, dès lors qu'on admet qu'il y a une construction sociale du marché, est-il possible de montrer que les individus en difficulté participent à celle-ci? Si oui, comment font-ils? En fait, si l'on considère que les individus en difficulté qui sont en relation avec La Poste sont des clients, on doit accepter qu'ils constituent un marché - tout au moins, au sens Marketing du terme
-
20 Becker Gary, Nobel Lecture: The Economic Way ofLife, Journal ofPolitical Economy, 101, June, 1993, p 385-409 21Williamson Oliver E., The Economic Institutions ofCapitalism.: Firms, Markets, and Relational Contracting, New-York, the Free Press, 1985 22n faut préciser qu'il y a des différences d'approches entre ces auteurs. M Granovetter en utilisant ce concept analyse les faits à partir de la théorie des réseaux (même s'il souligne lui-même qu'il y a d'autres approches que la théorie des réseaux). Quant à R Swedberg, il utilise selon les circonstances différents concepts disponibles en sociologie économique. V Zelizer analyse ces faits avec l'aide de la sociologie de la culture qui met l'accent sur les dimensions symboliques des faits économiques. 23Granovetter Mark, Economic Institutions as Social Constructions: A Framework for Analysis, Acta Sociologica, 35, 1192a, p3-11 24Swedberg Richard, Histoire de la sociologie économique, Paris Desclée de Brouwer, 1994 25Zelizer Viviana, Repenser le marché: la construction sociale de « marché» aux enfants, Actes de la Recherche en sciences sociales, 94, 1992, P 3-26
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c'est-à-dire une population qui a un pouvoir d'achat qui peut être source d'enrichissement pour une entreprise. A ce titre, ils participent de différentes manières à cette construction sociale du marché. Si la monnaie, en totalisant dans un même étalon les particularités multiples, donne à la société une possibilité de faire son unité, alors, elle participe du lien social. De ce point de vue, comme le dit l'économiste F Hahn26 la monnaie n'a pas de valeur intrinsèque. L'utilité de la monnaie résiderait, comme il le dit, dans le fait qu'elle soit universellement acceptée dans les échanges. Car, comme l'a montré aussi Samuelson27, après que la valeur de l'or se soit détachée de la valeur de l'argent, beaucoup de gens pensaient que dans le système du «gold standard» de l'étalon, l'or comme référence donnait à la monnaie sa valeur. Or c'est dans les échanges que se joue la valeur de la monnaie. En réalité, selon Samuelson28, il y a un suivisme dans l'acceptation de la monnaie comme valeur d'échange. La pratique monétaire apparaît, de ce point de vue, comme des pratiques holistiques. La monnaie permet donc une inscription dans le social des phénomènes économiques, elle absorbe et construit la totalité du social. De ce point de vue, on peut non seulement étudier ses différents usages à partir des relations sociales autonomes ou non, mais aussi on peut analyser à travers elle la totalité du social et comprendre avec elle les multiples relations complexes entre individus. Quand un individu est en pénurie d'argent, sa gestion des incertitudes peut paraître antinomique aux valeurs sociales et culturelles souhaitées par la société globalement, mais souvent, comme nous le verrons, leurs valeurs sociales sont enfouies dans les différents univers et formes de leurs pratiques. Ces valeurs sociales sont parfois incorporées, parfois imagées, mais elles font souvent l'objet de négociation et d'affirmation identitaire. Pour les rendre 26F. Hahn, Equilibrium and Macroeconomics, 27p. A Samuelson, Economics, McGraw-Hili, 28Samuelson, acceptée»
op. cit., p 276:
« Paradoxe:
Basil Blackwell, Londres, 1984. New York, 100 éd, 1976. la monnaie est acceptée parce qu'elle
53
est
lisibles, on peut admettre que toute pratique se déroule dans trois registres:
.
le registre de l'imaginaire dans lequel s'exprime les
différentes représentations
que l'on a des objets et des êtres
.
le registre du réel, dans lequel on inscrit ses alliances, le tact, le contact
. le registre du symbolique au moyen duquel on exprime le sens qu'on donne aux objets, aux êtres et aux relations. Comme pour les pratiques, la difficulté de vie se manifeste aussi dans ces trois registres. Il faut cependant préciser que, malgré l'existence de ces trois registres séparés, les individus arrivent à opérer des glissements entre ceux-ci. Autrement dit, le cloisonnement des registres de la vie sociale n'interdit pas les modes de totalisation. C'est ainsi que la population de La Poste que nous avons observée utilise des expressions qui nous montrent non seulement ses représentations de la monnaie (registre de l'imaginaire), mais aussi la place de celle -ci dans ses relations sociales (registre du tact29) et son sens dans sa vie (registre du symbolique). En nous intéressant aux termes qui permettent aux individus en difficulté de désigner l'argent, on se rend compte que ces mots s'appliquent à toutes les actions, les choses, les êtres qui participent à la vie. Leur façon d'appeler la monnaie nous renvoie aux images du bâtiment (briques), aux substances (blé), aux emballages(sacs) etc. En effet, le blé fait penser à la nourriture, les briques font penser au logement, les emballages aux habits. Et puisque la connotation de ces mots fait penser aux choses vitales, alors agir avec l'argent c'est non seulement montrer que tel objet contient de la vie mais aussi qu'il participe de la construction de l'identité. Pour ces clients en difficulté, l'argent permet de construire une vraie relation avec les autres. Une vie sans argent est donc une vie 29Le registre
du tact est à considérer
comme
le registre
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du contact.
sans « blé » (nourriture), sans « briques» (logement) et sans « saCS» (habits). Ils disent chacun: « sans argent on n'existe pas ». L'analyse des mots avec lesquels ces clients désignent l'argent permet de dire que l'argent est une totalité. Ces termes de désignation de la monnaie permettent aussi de comprendre les niveaux de légitimation des pratiques monétaires. A travers ces mots utilisés, à l'instar de la classification de D de Coppet, on peut distinguer, dans cette clientèle, les différents types de relations sociales: les relations de forme externe «le saC», les relations de vie (de souffle), «le blé» et les relations de représentations « une brique». On peut aussi dire que les pratiques monétaires sont les mouvements d'articulation de ces trois types de relations qui permettent de vivre la difficulté comme une totalité. Les pratiques monétaires des clients en difficulté sont donc des mouvements généraux de leur vie en société. Egalement, à l'instar de Daniel de Coppet30, on peut qualifier les pratiques monétaires des client en difficulté de La Poste que nous étudions, comme un « mouvement socio-cosmique ». Autrement dit, les pratiques monétaires de ces clients rythment leur vie sociale en montrant les tendances dans lesquelles ils inscrivent les choses matérielles, leurs différentes représentations, leur vie. Rappelons-le, ces représentations sont indissociables de leurs relations sociales et de leurs logiques symboliques. Chaque type de pratique financière de ces clients en difficulté montre la spécificité de la monnaie dans l'ensemble de leurs relations sociales qui se déroulent à plusieurs niveaux. Nous avons montré qu'il y a deux pôles de socialité (socialité primaire et socialité secondaire) dans lesquels se déroulent les relations sociales. Nous avons aussi rappelé qu'il peut y avoir des interactions entre ces deux pôles. Raison pour laquelle, on doit analyser les systèmes d'alliance ou de non-alliance des clients en difficulté avec les institutions en tenant compte des trois registres définis plus haut.
30Daniel
de Coppet,
idem
55
Ainsi, lorsque nous analysons les types de relations entre ces clients et les guichetiers de La Poste, nous y découvrons parfois des stratégies d'alliance qui découlent non seulement de leurs acquis symboliques, mais aussi de leur représentation de la vie. Chaque moment de rencontre des agents des institutions financières est un moment de totalisation où l'ensemble des flux convergent vers des besoins d'argent. De même, dans les opérations d'achat, la valeur proclamée de l'argent n'est pas simplement une valeur économique, mais aussi un moment qui permet d'ériger une nouvelle relation. Ces moments de totalisation, où l'on compte autant ses capacités de négociations que ses capacités d'acquisition de services et des biens, sont des moments de représentation sociale et culturelle. La place et le rôle de la monnaie dans les échanges économiques sociaux et culturels expriment donc une totalité des trois flux de relation: le corps, le langage, et la représentation. Les sommes de ces échanges, lors des moments de rencontre, de totalisation, ne sont pas simplement des additions, ou une juxtaposition de demandes différentes. Ce sont des représentations effectives de la totalité d'une manière d'être. Laquelle manière d'être contient le sens du tact, de la mise en scène et des niveaux de compétences sociales, culturelles et langagières. Pour reprendre André Orléan, la pratique monétaire est, de ce point de vue, une forme de pratique auto-référente qui règle les types de relation.
Dans ce contexte, les pratiques monétaires des clients en difficulté, en tant que représentation pratique de leur totalité, symbolisentleur appartenance à différentescommunautés. On peut dire que, selon les cultures, il y a des façons, pour les différentes catégories de la population, de montrer l' autoréférencialité
de leurs pratiques monétaires.
Chaque terme utilisé pour désigner la monnaie exprime, à côté de celle-ci, d'autres réalités qui pourraient représenter la totalité sociale. Ces expressions peuvent se dédoubler comme blé/ferraille (pour dire
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des pièces), dans lesquelles les représentations sociales de la monnaie pourraient être pensées. La monnaie n'est pas le seul moyen de représentation de la totalité. Mais, comme référence à la totalité, elle a un rôle régulateur, normatif dans la société. Disons, avec D de Coppet, qu'il y a un double mouvement dans la circulation générale de la monnaie et dans les relations sociales. Derrière ces termes, la monnaie unifie des titres, des statuts, des origines culturelles et sociales, des représentations des clients en difficulté. Ces termes leur permettent de recomposer, de reconstruire leurs univers des choses et des êtres.
En faisant une analyse plus fine des termes utilisés par les individus en difficulté, en fonction des parcours personnels, on voit bien que les anciens ruraux qui vivent en ville désignent souvent l'argent par le mot blé, les anciens ouvriers parlent de briques, beaucoup d'autres, surtout les maghrébins, disent «flouze». C'est dire qu'au delà des termes utilisés pour parler d'argent et qui montrent les relations aux êtres et objets, s'affirment des luttes symboliques. Autre exemple, chez les Wollofs, le mot appartenance se dit « mbokh ». Ce mot signifie aussi, parent, maïs. Il provient de «bokh» qui signifie assembler, regrouper. C'est-à-dire que le mot appartenance se rattache à tous les domaines de la vie (parent), le sang, l'alliance, la force, la nourriture, etc. Dans les modes de représentations de la monnaie par la population en difficulté que nous avons étudiée, il y a un lien très étroit entre sa situation sociale qu'est la pénurie et la définition qu'elle a de l'argent. Il y a aussi un lien très étroit entre la valeur que cette clientèle accorde à l'argent et à l'homme dans la vie sociale. L'argent c'est du blé, c'est un brique, c'est un sac c'est-à-dire un moyen pour l'homme d'adresser ses demandes de nourriture, de logement et de blanchissement. Donc toute leur vie, ces clients pour exister, pensent qu'ils doivent maintenir ou accroître leurs relations. Ces lieux où se déroulent ces relations sont au nombre de trois: les logements (pour les relations avec les proches), les espaces publics (pour les relations avec d'autres
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plus ou moins proches), et les lieux sacrés (pour les relations intimes).
.
être en relation avec les proches c'est participer aux cérémonies,célébrer des rites;
. être en relation avec d'autres dans les espaces publics c'est aussi jouer des rôles dans des rites particulières, et décliner son identité; .
être en relation avec soi-même c'est faire des sacrifices et se
préserver de l'extérieur. En considérant ces clients comme des individus qui instituent des niveaux de relations, on peut les voir comme des personnes qui ne s'appartiennent pas totalement car ils se donnent des obligations à rendre par des pratiques culturelles et sociales. Ils veulent avoir une vie correcte de laquelle ils peuvent tirer des statuts et des identités distinctives. Par conséquent, on peut distinguer les relations fondamentales des autres relations. Les relations dont ces clients ne peuvent faire table rase sont celles qui mettent en jeu la famille et soi-même c'est-à-dire la dignité. Ces relations à la famille sont du même niveau que les relations à la communauté. Ces clients appartiennent à des communautés envers lesquelles ils se sentent endett~s. Ces dettes sont des obligations que chaque personne est censée fournir. Ces obligations c'est-à-dire ces dettes fondamentales dont ces clients ne peuvent s'acquitter les conduisent parfois à faire des actes de déviance. On peut se demander si la négociation avec les intermédiaires de la finance, pour certains clients croyants aux êtres surnaturels, d'origine africaine notamment, n'est pas du même ordre que la négociation de la dette fondamentale avec des intermédiaires comme les dieux, les ancêtres31. 31Charles Malamoud, Finance
et monnaie,
croyance
rituels dans l'Inde ancienne, in Cahiers fmance légitimité) pages 99 à 129, 1995
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et confiance:
le paiement
des actes
- éthique. confiance(souverainetéet
Dès lors peut-on admettre que le fait de se rendre tous les jours au bureau de Poste soit une sorte de paiement? Si oui, peut-on le considérer comme le paiement de service dans le sacrifice solennel à un officiant? Ce paiement clôt-il d'une certaine manière la relation entre agents et clients en difficulté? Si nous ne pouvons pas affirmer que les relations avec les agents et clients en difficulté sont pour ces derniers des manières de mettre fin à des dettes fondamentales, on peut cependant dire qu'elles constituent
pour ces derniers des moyens de légitimer leurs actes.
A ce titre, les allocations ou les aides reçues permettent de rompre des cycles de «galère». Le virement dans le compte du client en difficulté tranche avec la tendance «infinie» de la galère. Le virement est donc une opération qui est une fin provisoire, même si la galère revient plus tard. Les relations avec les agents permettent de sortir de la difficulté d'indifférenciation entre l'individu et ses créanciers. Les paroles échangées, ou mieux encore les rites d'interaction deviennent des supports pour « les jeux» et des mises en scène de styles pour la négociation.
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-
Chapitren Des problèmes de légitimité et de souveraineté monétaire aux questions de justice On peut mettre en exergue ou faire abstraction globale des ressemblances de pratiques, toujours est-il que chaque action doit être mise en regard des logiques systémiques.
I - Ugitimation des pratiques monétaires Si la monnaie est un étalon et si la condition de possibilité de la loi elle-même consiste à faciliter l'expression de la communauté comme totalité, alors la mise à distance de la population et la profanation de la loi créera une distorsion dans la relation sacré / profane. Certes, cette distorsion permet l'émergence d'autres espaces politiques et sociaux de souveraineté, mais les nouvelles formes d'alliance qu'elles entraîneront risquent de perturber l'équilibre politique. Il en est ainsi des pouvoirs financiers qui secouent de plus en plus largement les rôles traditionnels de l'Etat. En effet, dans des pays comme la France, le développement de la monarchie, donc de l'Etat, est passé par la monnaie et la finance: la légitimité et la souveraineté des chefs d'Etat trouvent une partie de leurs assises dans la finance. J. M. Thiveaud montre que, durant la période mérovingienne, les frappes de monnaie sont localisées, et contrôlées par les représentants de l'autorité politique, le souverain.
Puis les carolingiens confirment ce rapport entre monnaie, souveraineté et légitimité. En effet, Pépin le Bref renouvelle et renforce l'alliance avec l'Eglise. Si les grands monastères bénéficiaient de la protection royale, ils assuraient le roi de la protection divine. De même, pour asseoir son pouvoir économique,le pouvoir monarchique a entrepris la multiplication des taxes, des péages et, en particulier, des taxes à l'exportation. Enfin ces politiques économiques royales «coïncident avec le début de la chasse auxjuifs et aux lombards ». Cette lecture nous pennet de comprendre que la politique monétaire est toujours liée à la question de la souveraineté et la
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légitimité des pratiques monétaires. Cette problématique ne concernent pas simplement des faits lointains, elle est aussi actuelle. La souveraineté monétaire est souvent un moyen d'affirmation de la légitimité politique. Le sceau monétaire permet de garantir le caractère universel de la monnaie. Mais, malgré ses dimensions universelles, selon les configurations politiques et économiques, la monnaie a des caractéristiques particulières.. Ainsi, certains Etats tentent de limiter les transactions monétaires dans le cadre de règlements qu'ils ont fixés, en restreignant par exemple la mobilité des capitaux, alors que d'autres tenteront de laisser faire les mouvements
de capitaux.
Quand la souveraineté politique cherche à se déconnecter de la légitimité de la monnaie, on parlera d'indépendance de la Banque Centrale: la politique est subordonnée à l'action économique. La perversité de ce système se donne à voir dans la corruption qui n'est en fait qu'un moyen d'accumuler du pouvoir et/ou des capitaux par un individualisme. La recherche de cette accumulation devient un enjeu stratégique avec des calculs de plus en plus sophistiqués. En admettant que. le calcul rationnel permet à la personne de poursuivre ses objectifs, cela signifie que celle-ci doit se dissocier de l'objet recherché. La séparation de l'objet et du sujet que valorise plus ou moins l'économie moderne conduit à une compétition où la relation entre individus est une relation « à la fois séparée et reliée par la comptabilité (quantification de la valeur) d'un bien par exemple» . Lorsque cette séparation de l'objet et du sujet entraîne des problèmes culturels et sociaux importants, il y a une tension. Il en est ainsi, pendant la colonisation, il y a eu une tension entre légitimité coutumière et légalité coloniale sur la monnaie. Cette tension se jouerait dans les processus d'abstraction et dans ce que la monnaie représente pour chacune de ces populations. Les sociétés africaines traditionnelles sont dans la configuration coloniale des sociétés coutumières « sans Etat» de type moderne, où les moyens de
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paiement sont multiples et correspondent aux usages cloisonnés de ces sociétés. Ce cloisonnement des monnaies permet de rapporter à chaque champ de la vie sociale une unité de compte spécifique. Alors, l'usage de chaque bien a sa propre signification, il y aura un usage séparé des instruments monétaires. A l'inverse des sociétés occidentales où les instruments monétaires sont fongibles du fait même de la nature de la dimension universelle et unidimensionnelle de la monnaie moderne, cette fongibilité apparaît comme une transgression de l'ordre social africain fortement cloisonné. On se trouve donc face à des représentations contradictoires qui se traduiront par des conflits entre les principes d'appartenance et de représentation de la totalité de chacune de ees populations. Pour légitimer leurs visions, les européens s'imposeront par la foree après le traité de Berlin, en colonisant ces peuples, c'est-à-dire en niant le principe d'appartenance de ces derniers. La résistance de ces peuples se fera sous de nouvelles formes. A partir de l'expérience coloniale française en Afrique, on voit la façon dont un Etat colonial construit un espace économique à partir de la souveraineté d'Etat. C'est par l'impôt que le colonisateur construira un espace de circulation monétaire pour pouvoir de nouveau prélever l'impôt moderne.
On voit donc qu'il ne s'agit pas de définir de façon idéale et universelle les caractéristiques de la «monnaie», mais de comprendre, à travers le rapport aux institutions, aux autres individus, ce qui se joue dans les pratiques monétaires comme processus social. fi justice
- Monnaie,
problème
de redistribution
et questions
de
Si nous nous intéressons à la question de la monnaie et de la justice, c'est que traditionnellement les populations ont investi l'Etat d'un rôle majeur de régulateur de la vie économique et sociale. Or de nos jours de plus en plus, ce rôle est remis en cause par des acteurs du marché économique et financier.
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Mais, pour comprendre s'il est possible d'obtenir une justice redistributive, il nous apparaît important d'étudier comment les nations mettent en place des systèmes de solidarités financières lorsque les citoyens ont des pouvoirs économiques inégaux. Comment on peut concilier les exigences de solidarité avec les exigences du marché? Si certaines personnes s'appuient sur les Etats pour gérer contraintes sociales et culturelles auxquelles elles sont confrontées, d'autres demandent de laisser faire les lois du marché: l'offre et la demande. Face à l'ampleur de ce que certains appellent «fractures sociales», le débat porte sur les rôles que doit jouer l'Etat en cette fin de siècle caractérisée par la mondialisation. D'autant plus que «depuis 1974, la richesse globale s'est accrue de (...)700/0(...) alors que le nombre de chômeurs a été multiplié par 7 (...) ce qui a aggravé les inégalités, 50% des plus pauvres ne disposant à peine que de 8% des richesses »32. Beaucoup de spécialistes et d'hommes politiques ramènent le débat sur la redistribution des revenus à un débat sur la citoyenneté. C'est pourquoi s'interroger sur la répartition des revenus, c'est d'une certaine manière s'interroger sur la redistribution et la justice sociale. Quelles sont les instances de décision qui permettent ou non aux populations de s'en sortir? Faut-il protéger les personnes les plus démunies des crises économiques et sociales? Pour protéger les hommes de conditions économiques et sociales inférieures, on s'est toujours appuyer sur des individus ou des institutions communautaires. Si ce rôle était dévolu au Saint dans l'antiquité, aujourd'hui, c'est à l'Etat que les citoyens ont généralement recours.
32Ignacio
Ramonet,
Le Monde
diplomatique,
Février
64
1998,
page
1.
En fait, à l'origine, à Rome, c'est au patron, ancien maître d'esclave (affranchi), de jouer le rôle de protecteur. Le patron est une façon de nommer le saint ou la sainte dont on a reçu le nom. Aujourd'hui, en France, on considère que le patron est, entre autres, celui qui peut redistribuer des revenus. Dès lors, lorsque l'Etat joue le rôle de distributeur de revenus, peut -on dire qu'il est le patron? Dans un système libéral, l'Etat peut -il continuer ce rôle de « patron» ? Mais si l'on rattache cette question à la notion de seIVice chez les romains, et si l'on ramène ces deux notions dans la configuration économique actuelle où les marchés jouent de plus en plus des rôles de premier plan, on pourrait se demander comment des individus en pénurie d'argent peuvent s'en sortir. En s'intéressant entre autres au problème de justice redistributive, John Rawls33 propose une Théorie de la Justice [1987]. Il essaie de refonder la théorie de la justice dans un cadre conceptualiste et à partir d'une critique de l'utilitarisme. Il considère que l'utilitarisme, en postulant qu'est juste un état social qui maximise la somme algébrique (somme des plaisirs moins somme des souffrances), des utilités (les satisfactions), conduirait à la limite au sacrifice de certains individus. En effet, la recherche du maximum de satisfaction oblige l'utilitarisme à prendre en compte la satisfaction de I'homme injuste. Par. exemple l'utilitariste ne s'offusquera pas contre un bandit qui maximise son bonheur, alors que notre intuition sera de dire que cette satisfaction est immorale. De ce point de vue, Rawls dira que, dans une société utilitariste, le plus défavorisé n'est qu'un moyen pour que la société globale soit heureuse. En d'autres termes, dans une société utilitariste la fin justifie les moyens. Or, comme le dit Kant, l'homme n'est pas simplement un moyen, mais toujours en même temps une fin et il doit être traité 33John Rawls, Théorie de la Justice, Seuil 1987
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ainsi. On peut affinner qu'une société utilitariste est donc nécessairement non morale. Dès lors, comment rendre possible une éthique des finances? Pour répondre à une telle question, faisons un détour avec les théories de la justice. A l'instar du «Maximin» (principe de prudence) de Von Newmann, Rawls pense que chaque individu doit avoir le « maximum de minimum de biens». Ses propositions s'appuient sur un or4re lexicographique et une justice qu'il appelle procédurale :
-
1 Chaque individu a droit à un système de liberté égal à celui des autres dès lors qu'ils sont compatibles. 2 - Les positions sociales doivent être ouvertes à tous dans un système d'égalité de chances. a - Les inégalités sociales doivent être organisées de telle sorte qu'elle garantisse le meilleur sort possible aux plus défavorisés: ce sont des principes de fraternité, de différence et de solidarité. Ces principes reposent les bases de la justice redistributive. b - l'inégalité de revenu n'est juste que si elle augmente la part des plus défavorisés. Pour vivre, tout individu doit avoir des biens en quantité objective et non en qualité subjective. On voit donc que Rawls tente de faire une articulation cohérente entre le bien et le juste: le contrat étant une des méthode pour réaliser un tel objectif. Mais, comme le dit Arrow, il n'existe pas de fonction d'utilité qui puisse expliquer ce type de préférence lexicographique. A la différence de Nosik34 (qui considère que toute théorie de justice doit être basée sur la compétitivité, la transaction et le mérite35), Rawls estime que la notion de mérite est ambiguë. En effet, le mérite est une vertu morale. Or, précisément, le libéralisme ne tient compte de la morale. Rawls s'appuie sur Kant, pour dire que « l'on ne doit pas agir moralement pour aller au paradis». Pour lui 34R Nosik.,Anarchie,Utopie et Etat, Paris, P.U.F. 1988 35Le mérite de W. Chamberlain; pour Nosik ce basketteur
(Chamberlain riche car il procure du plaisir aux pauvres, in Etat, Anarchie et Utopie
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mérite d'être
récompenser un mérite c'est récompenser la vertu: le mérite ne mesure pas une compétence mais une différence entre point de départ et point d'arrivée. Cette différence peut être un don voire un hasard. Mais, si l'on considère que les inégalités existent d'une part, et d'autre part, si l'on ne peut pas s'appuyer sur la morale pour corriger ces inégalités, comment assurer « le maximum de minimum de biens» aux personnes démunies? Comment mettre en place une procédure juste, lorsque:
-
1 Le système de liberté n'est ni égal ni compatible à celui des autres.
2 - La position sociale ne permet pas d'être dans un système d'égalité
des chances.
Il n'y a à proprement parler pas de système qui garantisse un meilleur sort possible aux défavorisés. Parler de l'injustice donc, à partir de la situation des personnes en difficulté en France n'est pas simplement d'ordre intuitif, c'est aussi la non exécution des procédures de justice garanties en théorie par la Constitution. Dans la configuration socio-économique française, les différents « voiles d'ignorance, c'est-à-dire les positions originelles des personnes» ne sont pas équitables, dans la mesure où les individus n'ont ni les mêmes parcours, ni les mêmes acquis: il y a deux poids deux mesures que d'aucuns appellent « la fracture sociale». En résumé, en suggérant l'idée que les pratiques monétaires et la gestion des incertitudes posent des questions axiologiques, nous avons délibérément renvoyé au second plan l'étude du noyau théorique rationnel de cette monnaie. En centrant notre étude sur le sens que donnent les individus en difficulté à la monnaie, nous nous intéressons aux problèmes des valeurs morales et éthiques. Mais, dans la mesure où l'on considère que la monnaie établit une relation d'équivalence, c'est -à-dire dans la mesure où elle se définit toujours par une constante et qu'elle permet de clore un échange, comment peut-elle incarner une morale?
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La monnaie n'est pas un objet comme les autres, elle permet d'évaluer les désirs, les besoins, les valeurs, et elle est elle-même objet de réévaluation. Elle recèle en elle même des principes de continuité et de discontinuité, d'invariabilité et de variabilité, de permanence et de furtivité, de régularité et d'irrégularité. 1lI - La place des institutions financières dans les liens sociaux Pour saisir les places qu'occupent les institutions financières chez les populations démunies, nous allons nous intéresser au rôle de La Poste dans les échanges en France. L'espace de La Poste est pour les individus en difficulté un des lieux de contradictions qui permet la mise à l'épreuve des représentations qu'ils ont des valeurs. D'une part, La Poste permet aux individus de communiquer, d'échanger des informations (courrier, téléphone, téléfax, Minitel), d'autre part c'est un moyen pour faire circuler de l'argent (par des mandats, virements). A travers elle, ces usagers effectuent leurs droits et obligations et y reçoivent aussi leurs aides en même temps qu'y transitent les factures à payer. Elle est parfois considérée à tort comme l'établissement qui, à l'origine, apporte des problèmes, quand elle n'est pas perçue comme l'établissement payeur. En fait, la perception qu'on a des institutions financières, détermine en partie les attitudes et comportements face à l'agent. Pour certains clients observés, La Poste est aussi un lieu de vie alors que, pour d'autres, c'est un endroit à éviter. Pour gérer les incertitudes chacun cherchera ses propres procédés pouvant aller de l'agression au marchandage... De ce point de vue les relations entre personnes en difficulté et agents des institutions financières à travers la monnaie sont une évaluation des compétences langagières, culturelles et sociales entre ces personnes et les agents. Pour maîtriser le quotidien et l'avenir, ces personnes mettent en œuvre différents types de stratégies.
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La rupture ou les conflits entre cette institution et certains de ces clients est aussi une conséquence de la fission du noyau relationnel de la vie sociale. Pour mieux appréhender l'importance relative des discours, nous choisissons de faire un historique des services et produits de La Poste. Cette description nous permettra, nous semble-t-il, de mieux faire la part de l'objectivité et de la subjectivité. En effet, La Poste est un espace public institutionnel d'échanges entre personnes en difficulté et le reste de la société. La Poste est un lieu privilégié qui permet aux individus d'exprimer leurs désirs, leurs comportements et leurs stratégies symboliques. Celui qui ne gère pas l'argent selon les normes établies est soumis au regard, au contrôle d'un système qui le définit comme un être malade. La modernité qui s caractérise par les innovations permanentes au temps présent, apparaît, comme le montre Foucault, comme instrument de contrôle, de domination voire d'intégration. En allant plus loin dans l'analyse de la modernité comme système de contrôle et de domination, on pourra exagérer sur la modernité et dire que c'est une « institution totalitaire» (E Goffman36. Et par rapport à elle, les «prisonniers élaborent des systèmes d'adaptations secondaires» . Nous savons que les individus de La Poste que nous observons et qui sont en difficulté financière disposent de peu de moyens financiers et sont très vulnérables aux différents changements qu'entraîne la modernité. Dans leur contact avec les institutions notamment La Poste, ils peuvent mettre en œuvre des stratégies particulières qui peuvent paraître irrationnelles pour la satisfaction de leurs besoins. Mais ces comportements découlent de leurs conditions d'existence. En fait, la question de la pauvreté renvoie aux concepts du juste et de l'injuste, du bien et du mal, de l'égalité et de l'inégalité. En un 36Ervin Goffinan
parlait
d'institutions
totalitaires
à propos
d'institutions religieuses, de prison dans Asiles. Etudes malades mentaux, Paris, Minuit 1968, 449pages.
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d'asiles
de la condition
psychiatriques, sociale
des
mot cette notion nous incite à nous intéresser à la philosophie en tant que question questionnante. En effet, la philosophie s'interroge aussi sur l'éthique c'est-à-dire d'une certaine manière sur l'ordre théorique des choses (le vrai et le faux) et sur l'ordre pratique (le bien et le mal). Il s'agit pour les philosophes de comprendre les fondements qui sont à la base de la morale, des normes sociales. En fait, analyser ces pratiques revient à étudier les contradictions internes qui sous-tendent les théories monétaires. En somme, dans notre étude, il y a des personnes en difficulté sans relation dans la socialité primaire: les exclus (elles vivent dans la misère). Il y a aussi des personnes en difficulté sans liens dans la socialité secondaire (des pauvres), elles n'ont pas de contact avec les institutions et se renferment sur elles-mêmes dans leur quartier. Et, enfin il y a des personnes en situation-limite, elles ont des relations dans les deux pôles de socialité (primaire et secondaire) mais ces liens sont très fragiles. Eu égard à cette classification, on peut dire que la pauvreté de la population est le manque de ressources pécuniaires qui ne permet pas à cette même population d'épargner. La façon dont les individus s'organisent peut être structurelle ou non. Il faut simplement que nous tentions de comprendre la façon dont elle est constituée, formée et ordonnée dans la société prise globalement. Nous dirons que, dans la sphère de socialité primaire, dans celle de la famille notamment, le modèle d'organisation prôné est non seulement celui de la soumission et de l'obéissance, mais aussi de la reconnaissance et de la gratification vis-à-vis des autres membres du groupe. Les interactions et les passages incessants entre les sphères de socialité primaire et secondaire par la monnaie peuvent montrer le caractère pathologique de certaines pratiques culturelles et sociales des personnes. On assiste à de nouvelles formes de défiance et de déviance. L'individu en difficulté aura peur de perdre l'appui du groupe et de perdre son Moi en n'ayant plus d'argent. Certains personnes en
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difficulté affronteront plus cette perte que d'autres. Nous ferons donc une typologie des personnes en difficulté pour montrer la façon dont ils résistent plus ou moins en fonction des pôles de socialité. Quelle que soit la façon dont ils veulent administrer les hommes et les biens, chaque groupe de clients justifie ses choix à partir des méthodes qu'il considère raisonnables. Les principes à partir desquels ces choix sont faits, déterminent souvent l'utilisation des moyens. Il en est ainsi de l'usage des cauris qui sont des coquillages du groupe des porcelaines (ils ont servi de monnaie en Afrique). En dehors des relations de formes et de relations de soufile qui y sont visibles, il y a une « rationalité» de cet usage des cauris. Mais avant de voir cette rationalité, décrivons les cauris. Les parties d'un cauris sont en en creux et en relief, sa forme extérieure ressemble à une vulve. Par l'analogie entre ses formes et l'organe féminin procurant de la vie, l'usage des cauris permettrait de se prémunir du risque. En effet, en Afrique les cauris sont généralement utilisés pour effectuer des activités de voyance, lorsqu'on ne les utilise pas comme des bijoux. Dans ces activités de voyance, l'on mélange les cauris et l'argent. L'individu doit soufiler sur les cauris en psalmodiant son souhait. Ensuite le (la) voyant(e), jette le. tout sur une plate-forme appelé chez les Wollofs « tann». Lorsque ces cauris tombent hors de la plate-forme, cette chute est à interpréter comme l'immanence d'un événement. Quand les cauris sont ouverts (c'est-à-dire lorsque la partie sous forme de vulve est la plus visible), on dit qu'il s'agit d'un signe positif, sinon, quand c'est inversé, on parle d'événement négatif. Donc, alors que l'analogie entre cauris et l'organe géniteur de la femme permet de montrer les relations de représentations, la place et le rôle prépondérant de la femme dans la vie sociale permettent de montrer les relations de soufile que permettent les usages sociaux et culturels de la monnaie. Le rapport à l'argent comme le rapport aux cauris est un rapport à la totalité, il est donc un mouvement général de la vie ;
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Donc, en pensant les rapports entre clients en difficulté avec La Poste à partir des relations à la totalité, nous pouvons appliquer ces mêmes modèles conceptuels dans les rapports de ces personnes à la monnaie. Ces relations à la totalité représentent ainsi différentes composantes principales de la vie socioculturelle de ces populations. Dans le cas des situations de service entre les agents et ces clients, leurs interrelations dépendent des aspects de chaque composante de la vie des participants aux échanges d'une part, et, d'autre part, de la procédure des interrelations entre ces composantes. A titre indicatif, la fréquence des visites au bureau de Poste montre le degré de contact entre clients et agents (chaque contact étant influencé par des variables provenant des différents acteurs), mais aussi l'urgence des problèmes à résoudre pour ces clients. Par exemple plus un individu en difficulté attend son argent pour payer son loyer, plus il se rendra au bureau de Poste. Par ailleurs, un individu en difficulté qui est habitué aux automates et qui n'a besoin que d'acheter des timbres peut faire ses opérations dans le bureau de Poste sans pour autant rentrer en contact avec un agent de La Poste. Les logiques symboliques traduisent les formes de représentation que l'on a des choses et des êtres ainsi que de la vision que l'on a des relations sociales. Cependant certaines relations sont déterminées pour l'essentiel par la capacité et la volonté des uns et des autres. car, il y a des services qui supposent un contact et/ou la volonté et d'autres
qui supposent une compétence.
Par exemple, l'envoi de mandat suppose un contact et une volonté du client alors que le retrait d'argent n'implique pas nécessairement un contact. De même La Poste peut avoir une volonté de minorer les contacts entre agents et clients en difficulté. Dans ce cas, le degré de contact dépendra en partie ou totalement de la décision des clients. C'est dire que le degré de contact d'un individu, c'est-à-dire la façon dont il positionne son corps dans le registre des alliances, des relations sociales, est influencé par la perception du risque à partir du registre de l'imaginaire par les objectifs identitaires qui sont en
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œuvre dans sa logique symbolique. Donc le registre de la vie sociale à partir desquels un individu effectue ses pratiques est un modèle qui nous permet d'envisager les modes de gestion des incertitudes. De ce point de vue, on peut dire que la gestion de ces incertitudes est influencée par les acquis et trajectoires personnelles des clients, ainsi que par leurs capacités financières et leurs espoirs. Leurs comportements sont fonction de variables culturelles comme les croyances, la formation et leur forme de socialité, etc.
La pratique monétaire des personnes en difficulté fait donc apparaître une double figure de cette population: des méfiants et des confiants. Malgré les différences, l'utilisation de l'argent chez tous ces clients suit des logiques toutes symboliques des identités, des appartenances
et des solidarités.
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Chapitre HI
-Monnaie et vie sociale
Si nous nous mettons donc dans la perspective du fait social total, on peut dire que l'usage de l'argent est lié à l'existence et aux croyances des personnes. En effet, comme nous l'avons dit, avec l'argent l'être humain peut exprimer la domination, le pouvoir, comme on peut aussi apprécier sa souffrance, sa richesse ou sa pauvreté. Dans certains cas, l'argent participe à l'égalisation des statuts sociaux. Il faut donc essayer de découvrir sa valeur symbolique dans le contexte social de celui qui le pratique. En effet, dans la mesure où la pratique monétaire se donne comme l'explication du rapport entre représentations sociales et conduites personnelles avec les moyens de paiement, on est en droit de se focaliser sur le processus qui engendre des stratégies et comportements différentiels des individus dans la gestion de leurs incertitudes. En tant qu'elle permet l'évaluation c'est-à-dire l'appréciation, la détermination ou l'estimation des objets, la monnaie est objet et terme de référence. Selon l'échelle où l'on se situe, on portera un jugement positif ou négatif sur la valeur propre de la monnaie ou sur la valeur d'un objet qu'elle est censée représenter. Un fait social total est un phénomène social qui se donne à voir comme totalité. A travers les pratiques monétaires se jouent les rapports qu'un individu entretient avec le reste de sa société, la vision qu'il a du monde, ses désirs, etc. Autrement dit, il s'agit de comprendre comment un groupe, une société fixe à ses enfants, leurs droits, leurs obligations eu égard ou non au droit, dans une limite fixée par ce groupe lui-même. I - Les pratiques monétaires comme fait social total Marcel Mauss considérait que les pratiques traditionnelles sont des relations. Il se joue dans ces pratiques des affirmations identitaires, des continuités, des échanges symboliques. Il y a comme une certaine obligation de participation dans les relations sociales du groupe.
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Les individus en difficulté incorporent des valeurs du « processus de socialisation» au sens durkheimien. Dans les pratiques monétaires des individus comme dans les rapports à la tradition, la force qui pousse ceux-ci à respecter la tradition est liée à leur « ( ) conviction indéracinable que, si la façon habituelle de procéder n'était pas respectée, des malheurs s'en suivraient» B Malinowski37. Mais quels sont les enjeux qui sont à l'origine de ce sentiment d'obligation dans les pratiques monétaires? Qu'est ce qui rend possible, dans les faits monétaires, ces pratiques culturelles? Peut-on combiner le réel et le symbolique dans le domaine des pratiques financières? En d'autres termes le réel économique et le réel culturel sont-ils systématiquement exclusifs l'un de l'autre?
Avant de revenir sur ces questions, analysons ce qui pourrait constituer ces univers des « réels ».
Dès lors, pour nous, la question est de savoir comment penser, dans une perspective de dynamique sociale, l'articulation dialectique entre le processus historique des pratiques, de la formation et de la légitimation de la monnaie d'une part, et, d'autre part, comment reconnaître ses formes de circulation au sein des trajectoires individuelles et collectives des individus. Autrement dit, comment dans une société fortement monétarisée, les individus qui sont dénués de ressources financières suffisantes parviennent-ils à s'en sortir? Comment intégrer les modalités juridiques propres aux logiques financières à l'intérieur des groupes qui ont d'autres normes et logiques culturelles? Comment les dispositions juridiques qui accompagnent certains moyens de paiement comme les cartes de crédit sont-elles détournées par les individus en difficulté? Chez les individus en difficulté que nous avons observés, la gestion des incertitudes financières est une gestion des liens sociaux: une administration de la socialité doublée d'un contrat narcissique38. 37Bronislaw Malinowski: 184 p. 38Nous
revenons
Trois essais sur la vie sociale des primitifs,
plus loin sur cette notion.
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Paris, Payot, 1933,
Autrement dit, la pratique culturelle et sociale de la monnaie de ces individus est un moyen pour gérer les relations sociales. Ces clients sont conscients qu'ils ne peuvent pas s'en sortir seuls socialement sans l'appui des autres. Mais, cette exigence du social repose sur une relation affective de confiance qui provient d'un excès et d'une demande et qui se manifeste sous la forme d'une demande de don de soi. Le social est rendu possible, exigé, médiatisé, canalisé, déplacé, renforcé, joué ou dupé, réparé, complexifié, raffiné, sublimé par les ressources et les combinatoires potentiellement infinies des systèmes symboliques (systèmes de signes, langages, don, monnaie, etc.). Comme nous le verrons, c'est ce qui se jouerait dans les notions d'anticipation croisée, le paradoxe de la thésaurisation, la confiance et la traduction de l'objet en signe. Dans ces conditions, quelles sont les représentations sociales de la monnaie et quelle est la place que leur accordent les individus en difficulté financière dans les liens sociaux ? Pour répondre à ces questions, nous allons faire un détour par la problématique de la confiance. André Orléan39 montre l'importance des questions de confiance dans les phénomènes monétaires. Il déduit que la théorie économique standard situe l'origine de la monnaie comme «une auto-institution». Il montre l'incapacité des prémisses méthodologiques de l'individualisme pour répondre à la question de la valeur de la monnaie. André Orléan met l'accent sur la relation à autrui, dans le processus d'utilisation de la monnaie. La monnaie n'a pas une valeur40 intrinsèque. Autrement dit, les réquisits de l'acceptation généralisée de la monnaie dans la configuration du gold exchange standard, ne peuvent pas être assumés aujourd'hui. Si l'or jouait par sa rareté, le rôle de référent de conversion ultime, auquel chacun 39
André Orléan,L'origine de la monnaie in Rewe du M.AU.S.S. n° 14, page 127, 1991
40Marie Cuillerai, Autoréfërentialité monétaire et sensus communis kantien, in Working Paper, Métaphysique de la Finance, AE.F, Caisse des Dépôts et de Consignation, Paris, 1995. Elle a montré que la valeur de la monnaie est l'enjeu d'un jugement réfléchissant et d'un jugement détenninant. Elle analyse la valeur de la monnaie en la comparant à la valeur des objets beaux dans l'optique de la théorie kantienne du jugement.
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individuellement pouvait ramener ses calculs, de nos jours, il ne constituepas l'étalon monétaire. La monnaie n'est ni un bien ordinaire, ni un bien spécial, sa circulation dépasse les territoires nationaux. L'origine de la valeur de la monnaie n'est donc pas à appréhender à partir d'une auto-référencialité ou à partir d'une autonomie du social. La monnaie n'est pas à considérer comme quelque chose d'instituée. Selon Marie Cuillerai, comme pour le jugement esthétiquedans La Critique de la faculté dejuger chez Kant, la valeur de la monnaie est la manifestation d'un jugement singulier qui prétend à l'universalité, mais qui pour autant ne repose sur aucun prédicat de l'objet. Car la beauté n'est pas un prédicat de l'objet beau. Tout comme le prix n'est pas un prédicat objectif de la monnaie. Beauté et valeur de l'argent se situent dans un rapport entre l'individu et les autres; entre la subjectivité individuelle transcendantale et l'intersubjectivité. On ne peut s'arrêter dans l'analyse de la monnaie à ses fonctions. En effet, si on se limite à une analyse des fonctions monétaires, on verra que l'individu privilégiera le rôle de la monnaie dans une fonction qu'il considère bénéfique pour lui. En clair celui qui veut épargner privilégiera l'aspect unité de compte; celui qui préfère dépenser préférera l'aspect moyen de paiement, etc.. Si l'on peut, en effet dire que chaque individu se comporterait égoïstement avec la monnaie, chacun poursuivant des buts spécifiques, on aboutira, de ce point de vue, à établir qu'il y a une espèce « d'universalité de l'égoïsme », de l'intérêt qui fait le socle des pratiques et comportements financiers. Or comme l'estime André Orléan41 il y a dans les pratiques monétaires, une stratégie holiste. C'est-à-dire que la stratégie individuelle est soumise à « (...), l'effet d'une puissance sociale souveraine par rapport aux volontés individuelles (...) ».
41A Orléan,L'origine
de la monnaie,
in Revue du M.AU.S.S.
78
n° 14, page 127,19
pages.
Il faut préciser qu'au vu de cette conception boliste, la communauté ne se résume pas à la simple agrégation statistique des comportements individuels; elle est dotée d'une identité spécifique qui commande aux sujets privés. Mais le problème est qu'on risque de faire passer les désirs et les pratiques individuels après les finalités collectives. En supposant que la société soit bolistique c'est-à-dire comme un tout organique où l'individu se plie aux règles sociales établies, alors, on peut, mettre l'accent sur les formes circulaires de transmission monétaire. De même, on peut admettre qu'une certaine tradition économique fait erreur en voyant dans les contrats librement négociés par les sujets rationnels, au mieux de leurs intérêts réciproques, la relation sociale de base, car comme le dit Simmel42 : «La monnaie est une traite sur laquelle le nom du tiré est manquant». Aux termes de cette discussion sur la valeur de la monnaie, nous pouvons émettre des hypothèses sur les comportements des clients en difficulté: 1 - Quand un individu pauvre utilise un moyen de paiement, il accepte implicitement la généralité (voire l'universalité) de ce moyen de paiement.
2 - Il utilise ce moyen de paiement en présumant consciemment ou inconsciemment de l'universalité de son acte (chaque individu se comporterait ainsi)
-
3 Enfin, ce client considère que son comportement ou sa pratique sera tolérée ou non par la communauté (surtout sa communauté). Mais si on étudie les comportements des individus à partir de la théorie d'anticipation rationnelle dans le cadre du modèle que nous venons de citer ci-dessus, on supposera ceci:
42Simmel, Philosophie
de l'argent, P.U.F., Paris 1987, p 195.
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1) l'individu en difficulté de La Poste accepte les moyens de paiements que cette institution lui donne, car il considère que ces moyens de paiement sont généraux (universels). 2) dans ses relations avec les autres individus (agents ou clients), l'individu en difficulté présume que les principes de ses actes monétaires et financiers sont généraux (universels). 3) selon les situations, l'individu en difficulté envisage que ses pratiques et comportements
seront tolérés ou non.
En résumé, l'individu en difficulté supposant que ce qu'il accepte est accepté par tout le monde d'une part, et, d'autre part qu'il y aura une acceptation future des autres, il y aura donc des « anticipations croisées» . Certains auteurs utilisent ce modèle dans l'analyse des comportements de défiance qui aboutiraient à un refus généralisé. Puisque cette anticipation de défiance se fondera sur des soupçons en chaîne par rapport à la valeur d'un moyen de paiement. Appliquons ce modèle aux personnes en difficulté qui cherchent à disposer de liquidités. Admettons que la liquidité soit perçue comme un moyen de convertir en reconnaissance ses créances. La liquidité (les pièces de monnaie pour les pauvres) serait un gage de confiance en la légitimité future de ce moyen de paiement par rapport à d'autres. L'acceptation de la monnaie résulte, du point de vue théorique donc de la confiance des individus dans la régularité des comportements d'autrui: « la monnaie porte la collectivité et la matérialise» dit André Orléan. En effet, quand l'individu en difficulté de La Poste sollicite les agents de La Poste pour obtenir de l'argent qu'il va thésauriser ou dépenser c'est moins une défiance sur la valeur de la monnaie qu'un acte de défiance sur les activités de cette institution. De ce point de vue, le signe monétaire est un élément du langage, un symbole de la communication.
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Si, depuis Max Weber et Georg Simmel, la théorie sociologique s'est peu penchée sur la question de la monnaie, des auteurs comme L Von Wiese, Talcott Parsons, Jürgen Habermas ont essayé de nous faire comprendre que celle-ci est un moyen de communication « symboliquement généralisé». En effet si l'on admet avec Saussure que «la langue est un système de signe exprimant des 'idées», c'est-à-dire si le signe c'est la chose perçue qui permet de conclure à l'existence ou à la vérité d'une chose, alors ses manifestations peuvent tenir lieu de preuve, de marque, d'indice ou de symptôme d'une situation. Dans cet ordre d'idées, J Habermas43 introduit la question monétaire comme un exemple de fonctionnement des médias sociaux. Comme les autres auteurs, il nous invite à voir en la monnaie un média social fondé sur une convention qui correspond à des croyances et des principes moraux d'une société. En effet, nous le verrons à propos de la compétence et des prises de décision par les individus en difficulté; le langage chez Habermas renvoie à la notion de monde vécu, où se parle un langage authentique, lequel est éliminé progressivement par des langages « instrumentaux» dans les soussystèmes d'activités, telle l'activité économique. Pour reprendre Georges Navet44, « l'argent comme médium, permet de produire et de médiatiser les expressions symboliques, avec une structure préférentielle incorporée. » L'argent comme langage renvoie à autre chose qu'à lui-même; il renvoie à «des raisons qui déploient des forces rationnelles motivantes », poursuit G Navet. Pour Talcott parsons45, l'argent renvoie à des volumes de valeurs, il est à la fois mesure et stockage de valeurs ayant pour caractère de pouvoir changer de mains. La rationalité économique fonctionne donc autour de l'argent comme« médium d'une communication sans langage» . 43Jurgën Habennas, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987, 2 tomes, 448 p et 480 p (1981) 440eorge Navet, La pensée philosophique de J Habermas, in Working paper, Métaphysique de la Finance, AE.F, Caisse des Dépôts et de Consignation, paris, 1995 4sTalcott Parsons, Eléments pour une sociologie de l'action, Paris, Plon, 1955; Le système des sociétés modernes, Paris, Dunod, 1973 b, (1971)
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En fait, selon T Parsons, il y a un fonctionnement de la société globale qui repose sur quatre fonctions: une fonction de maintien des modèles de contrôle (