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PIERRE VILAR
OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 1450- 1 920
FLAMMARION
Collection dirigée par Joseph GOY
©
1974. FLAMMARION,
Paris
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INTRODUCTION
Ce livre n'est pas l'œuvre d'un expert monétaire, ni même d'un économiste. C'est un livre d'historien. Il ne conclura pas en donnant des conseils au Fonds monétaire international. Il ne suggérera pas au lecteur d'acheter ou de vendre de l'or ou des dollars. Simple cours universitaire, il n'a été à son origine qu'un essai
de clarification pédagogique des problèmes posés par la monnaie au cours de l' histoire 1. Cela veut-il dire qu'il n'a aucun rapport avec l'actualité? Dans un petit ouvrage sur La monnaie et ses mécanismes, M. Pierre Berger n'hésite pas à écrire que « la compréhension des phénomènes monétaires est souvent gênée par l'examen des données et des enchaînements historiq,ues. Sans professer de mépris pour l'histoire, on est condutt à considérer qu'un attachement excessif à la recherche du passé risque d'être une source de confusion pour l'analyse correcte du présent, du moins dans le domaine de la monnaie et du crédit '. »
Ce n'était pas l'avis de Marx, dont les analyses monétaires sont, comme à l'habitude, un modèle d'exposé théorique lié à l'histoire la plus fouillée. Et, pour prendre un exemple à la fois plus récent et situé à l'autre bout de l'horizon idéolOgIque, ce n'est pas l'avis de Milton Friedmann, dont la pensée théorique et l'action pratique d'économiste rappellent sans cesse 1. Cours de Sorbonne 1965-1967. 2. Berger (p.). LA monnaie .r ••• m'canism... Paria. PUF (Que sais-je ?). 1966. p. 8.
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qu'il est l'auteur de The Monetary History of the United States, 1867-1960. Rien, à vrai dire, n'est plus périlleux que l'illusion de la « nouveauté », qui n'est souvent qu'ignorance de l'histoire. Non que l'histoire ait pour fin de démontrer que « rien n'est nouveau ». Mais il lui arrive de faire la preuve que tout n'est pas aussi noUfJeau que l'opinion commune ne l'imagine. Si les économistes des années 20 de notre siècle ont mal compris l'instabilité monétaire, « nouvelle ) à leurs yeux, c'est qu'ils se référaient à une histoire récente. S'ils avaient évoqué le XVIIe siècle, ou le xrve, ils auraient su ce qu'était une dévaluation. Que de gens sont persuadés que la monnaie de crédit ou la Banque des Réglements internationaux sont choses « nouvelles ), qui n'ont jamais entendu parler des foires de Plaisance, du Consulat de Burgos! Amsi, Alexandre Chabert, ignorant (ou négligeant) l'énorme pyramide nominale construite sur les métaux précieux venus d'Amérique au XVIe siècle, a émis l'hypothèse selon laquelle la théorie quantitative de la monnaie serait valable pour ces vieux temps de monnaie-métal, mais non aujourd'hui. Or voici que Milton Friedmann, au cœur des mécanismes subtils du monde monétaire contemporain, plaide pour la « réhabilitation .) de la théorie quantitative 1. Serait-ce que notre temps différerait moins du XVIe siècle qu'il ne parait? Ou que le degré de vraisemblance de la théorie quantitative dépendrait surtout du degré de naïveté mis dans sa formulation? L'or et l'argent arrivent, tout est changé en Europe, nous dit Earl Hamilton pour le XVIe ou le XVIIe siècle. Tout changera, dit-on au ne, si nous savons créer ou éponger la monnaie, pousser ou restreindre le crédit. Sous ces formes, qu'il s'agisse de l'interprétation historique ou de la pratique monétaire, les suggestions simplificatrices sont périlleuses. Le vrai problème est celui du degré de liberté de l'homme enlace de ce qu'il crée. Et les Grandes Découvertes ou l'ouverture des mines californiennes ne sont pas moins des créations de l'homme que les banques écossaises ou la planche à assignats. 1. Chabert (A.). S~tuT, IctmtnrliqUil Ir tMori, molÛtair., Paris, 1956, pp. 33-38. Priedmann (M.). Inflation et sy.tdm.. monlta,'r.. (. Dollan and Deficits " Prentice Hall, New Jersey, 1968), Cf, l" panie : • Pour une réhabilitation de la théorie quantitative de la monnaie >.
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L'illusion est de croire que l'objet réel - l'or, l'argent - a pesé sur les hommes sans qu'ils réagissent, et que le signe monétaire pur, immatériel, leur est comme sans réserve soumis. Réalisme contre nominalisme. Le vieux débat est trop chargé de présupposés philosophiques pour que la controverse monétaire ne s'en ressente pas. Marx observe ironiquement au seuil de sa première méditation théorique sur la monnaie : « Dans un débat parlementaire sur les Bank Acts de sir Robert Peel, de 1844 et 1845, Gladstone faisait remarquer que l'amour lui-même n'avait pas fait perdre la tête à plus de gens que les ruminations sur l'essence de la monnaie. Il parlait d'Anglais à Anglais. Les Hollandais, par contre, qui, en dépit des doutes de Petty, ont de tout temps possédé une « miraculeuse intelligence » pour les spéculations d'argent, n'ont jamais laissé sombrer cette intelligence dans les spéculations sur l'argent 1. »
Et l'on pourrait ajouter que les Espagnols, les moins heureux de tous dans la gestion de leur fortune première. s'ils firent couler beaucoup de sang, de larmes et de sueurs 2 pour tirer des Indes l'argent en tant que trésor, firent aussi, sur l'argent en tant que monnaie, couler des flots d'encre. Les archives espagnoles du XVIIe siècle recèlent plus de « memoriales ) monétaires que n'a reçu de rapports le Fonds monétaire international. Et un roman picaresque - le Diable boiteux - met en scène un « arbitriste & si passionné par son combat contre l'inflation montante qu'il s'est crevé l'œil avec sa plume mais continue à écrire sans s'en apercevoir. Or « l'arbitrisme ) a la vie dure dans ce domaine. Toute poussée de fièvre monétaire fait pleuvoir sur la presse « libres opinions ) et « lettres ouvertes ) signées des plus doctes professeurs comme des autodidactes les plus ingénus. En 1963 encore, chez un des grands éditeurs spécialisés dans les publications de science économique, peut paraître à Paris un livre qui se présente ainsi (et il est vrai que l'auteur a publié aussi un Code pratique des accidents de voiture) : « Nous avons pensé que puisque la monnaie est le bien de tous, il n'était pas inopportun d'essayer de mettre 1. Marx. Contribution d la critiqu. d. l'de,,,,,,,,,i. politique, 18S9, début du chapitre II. 2. Cf. ci-dessous p. ISS.
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à la portée de chacun le problèine monétaire tel qu'il se pose à l'heure actuelle au point de vue juridique et
économique... « Comme la justice, la monnaie est un besoin de tous; elle doit à tous inspirer confiance; elle a la même valeur dans la poche du pauvre et dans celle du riche; la seule différence n'est que dans la quantité (sic)!. » Eh oui! Dans la quantité ... Et, comme disait Tomas de Mercado, lointain précurseur du marginalisme, « la différence de quantité fait la différence d'estimation ), de sorte que cent francs, « anciens ) ou « nouveaux ), dans la poche du clochard ou dans la poche du milliardaire, n'ont justement pas la même « valeur ), la même « estimation ) subjective, ce qui pose une des premières énigmes de la monnaie, ce prétendu « bulletin de vote )} égalitaire, en fait aussi trompeur que l'autre « suffrage universel ). Mais le même livre naïf, qui veut mettre à la porté~ du citoyen moyen le problème monétaire, peut invoquer de hautes autorités quand il s'agit d'exalter l'importance de ce problème dans les responsabilités des gouvernements. Il cite Charles Rist, qui écrit, un peu après 19502 : « Je reste convaincu que le problème monétaire est le problème essentiel, à résoudre avant tous les autres. Je reste convaincu qu'il existe dès à présent les données nécessaires à cette solution. Les hommes d'État qui auront le courage de s'en servir assureront la prospérité et la sécurité de la communauté internationale plus sûrement que par toute autre mesure. Et ils s'assureront à eux-mêmes, pour l'avenir, une place des plus honorables dans l'histoire de notre temps. »
Je note à mon tour qu'avec la pointe d'humour obligatoire chez un Anglo-Saxon, Robert Triffin met en tête de son ouvrage Gald and the Dollar Crisis (Yale Univ. Press, 1961), la dédicace suivante : « A mes enfants, Nicky, Kerry, Éric, qui, dans quelques années d'ici, peut-être, se sentiront fiers, ou sans doute souriront, en découvrant la tentative aventurée de leur père de prédire l'histoire, et d'en modifier le cours. » 1. Toulemon (A.). Situation paradoxale de l'or dans le monde, Sirey, 1963. In Monnaie d' hier et d' aujourd'hui, recueil Lacour-Gayet, Paris, 1952. 2.
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Ainsi, vers 1630, ou 1680, Guillén Barb6n, Gerardo Basso ou Somoza Quiroga espéraient bien, pour cause d'orthodoxie monétaire, passer à l'histoire. Ils ne relèvent plus guère que de l'érudition. Est-ce d'une érudition inutile? Non. Car les formes passées des théories monétaires révèlent à la fois, par la permanence des thèmes, les grands problèmes de fond, et par la variété des interprétations, les faits vraiment nouveaux qui ont commandé les conjonctures. Car l'économiste, comme l'historien, est dans l'histoire. La monnaie ne lui apparaît pas de même façon s'il écrit en 1570 ou en 1780, en 1923 ou en 1973. Au XIXe siècle, temps de la monnaie stable, de l'étalonor incontesté, et du billet convertible, l'économiste croit que les produits s'échangent contre les produits, et que la monnaie est neutre. Qu'un gouvernement modifiât le rapport légal entre sa monnaie et l'or serait de l'escroquerie. Les cas historiques sont de l'anecdote. Philippe le Bel n'est qu'un vulgaire (1 faux-monnayeur ). On nous dira que Dante était bien de cet avis, qui le mit, à ce titre, dans son Enfer. C'est que les intellectuels, gens à revenu fixe, n'ont jamais aimé les gouvernements dévaluateurs. Les théoriciens, il est vrai, ne les ont pas aimés davantage. N'étaient-ils pas souvent à la fois clercs, moralistes et mathématiciens, à la poursuite des notions parentes de justice et de mesure, d'équilibre et de permanence? Et sans doute est-il temps de dire ici, pour corriger nos petites ironies, que quelques-uns des plus grands esprits de tous les temps se sont affrontés aussi au problème monétaire : au XIVe siècle Nicolas Oresme, sage évêque et grand mathématicien, vers 1520 un autre Nicolas, qui n'était rien moins que Copernic, et, vers 1700, après un Locke, un Berkeley, et avant un Hume, un (1 maître de la Monnaie ) de Sa Majesté britannique, qui s'appelait Isaac Newton. C'est que la monnaie, mesure de valeur, pose un délicat problème logique. Une mesure devrait être fixe, comme l'étalon de longueur, ou l'heure d'horloge. Mais celui qui employait cette expression, le théologien Tomas de Mercado, le faisait en 1568, en pleine «révolution des prix ). Et il s'était aperçu, ayant vécu à Séville et à Mexico, que le lingot d'argent y changeait de prix (1 pour les m2mes raisons qu'un tissu ), et que, dans l'espace, le même poids d'argent n'avait pas la même (1 estima-
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tion ) - c'est-à-dire le même pouvoir d'achat - aux Indes et à Séville, en Italie ou en France. Il en déduisait une théorie des changes fondée sur la disparité des pouvoirs d'achat, que devait redécouvrir Cassel... en 1920!
Étrange « mesure de valeur) que cette monnaie, qui change de « valeur ) elle-même! Et cela, quelle qu'en soit la définition. Car la monnaie concrètement définie, la monnaie-objet - de l'or par exemple - a, comme toute marchandise, un prix de production et un prix de rareté, un prix de marché, qui change aussi bien pour l'or que pour le tissu, comme avait noté Mercado. Mais si nous définissons la monnaie, de façon abstraite et moderne, comme « tout pouvoir d'achat remis aux mains d'un agent économique ), nous savons bien que ce pouvoir d'achat varie à son tour, que les prix peuvent monter ou s'abaisser tous ensemble, qu'on « fuit ) devant la monnaie ou qu'on la recherche, qu'on lui préfère ou non d'autres « marchandises ). Mais que lui sert, alors, de n'être pas « marchandise )? A vrai dire, l'installation du capitalisme exigeait qu'elle le fût. Car avoue-t-on assez ce que serait pour le capitalisme une monnaie inébranlablement stable? Les héritiers de l'homme qui eût placé, il y a deux mille ans, un sou à intérêts composés, auraient sans rien faire, depuis longtemps, pu écraser toute production sous le poids de cette promesse unique. Et comme tout progrès technique abaisse la valeur des objets produits, une perpétuelle baisse des prix, en cas de monnaie unique et stable, eût sans cesse découragé entrepreneurs et vendeurs, pour qui le climat de hausse est le meilleur excitant. Si donc rentiers et salariés - toujours dans l'hypothèse capitaliste - redoutent spontanément la dévalorisation de la monnaie, on devine que débiteurs, entrepreneurs et vendeurs la souhaitent confusément. Bien sûr, toute catastrophe exclue (encore que quelques catastrophes, comme celle de l'Allemagne en 1923, aient liquidé bien commodément certaines dettes trop lourdes). Ces aspects positifs - non point nécessaires, mais fortement adjuvants - de la dévalorisation monétaire pour le fonctionnement du capitalisme, si l'on pouvait en contrôler le rythme optimal, le xxe siècle a enfin pris la responsabilité de les proclamer. Contre le « rentier passif) (et plus discrètement contre le salarié) il a pris
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le parti du « débiteur dynamique ~). Et, assez curieusement, il eSt allé chercher ses arguments fort loin dans l'histoire, et tout particulièrement dans celle des métaux précieux. Simiand a cru trouver le secret des épisodes positifs de la croissance moderne dans l'argent du Mexique et l'or de Californie. Keynes a chanté les effets « stimulants ~) des grandes déthésaurisations antiques, médiévales et modernes, et ceux des découvertes minières. Ainsi, à la veille d'une étape de la pensée monétaire fort dédaigneuse pour l'or, le mythe des métaux précieux a été ressuscité. Keynes, en 1930, a proposé auX historiens d'expliquer la civilisation de Sumer par l'or d'Arabie, la grandeur d'Athènes par l'argent de Laurion, celle de Rome par la dispersion des trésors de Perse par Alexandre, et la stagnation médiévale de l'Occident européen par son « maigre' avoir ~) en métaux monétaires précieux 1. Fernand Braudel, en 1946, a écrit dans un article célèbre: « Résumons : premières années du XVIe siècle: l'or du Soudan, déjà détourné par les Portugais de ses chemins directs vers la Méditerranée, se trouve lancé sur des voies nouvelles, en direction de l'Océan Indien. lEt comme par hasard la première Renaissance italienne s'étiole, périclite et pâlit... ' Trente ans : et voici qu'affiuent en Europe les métaux d'Amérique, retransmis par Séville. Comme r.ar hasard également, la puissance espagnole s'affirme et s épanouit... La grande voie par où se répand la manne, c'est la voie océanique. La voie de Laredo à Anvers. Par là ne cessaient de couler les flots d'un Pactole qui arrose à la fois la sécheresse d'Espagne et le gras pays des Flandres. Jusqu'au jour où cette voie est coupée. Où Anvers, par suite, commence à se flétrir, où Medina deI Campo s'étiole. Où Lyon cesse d'être la ville triomphante des foires, où l'Espagne se voit coupée des Flandres par la mer. Mais où, par contre, la route maritime de Barcelone à Gênes prend sa vigueur. Où les pièces d'Espagne conquièrent la Méditerranée tout entière et prolongent sa prospérité jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Jusqu'à l'heure où, peut-être drainé vers Manille, peut-être absorbé sur place par l'Amérique en progrès, le métal blanc cesse d'inonder la Méditerranée, et par elle l'Europe. Déclin, décadence. Il n'y sera remédié, à la veille du XVIIIe siècle, que par un afflux nouveau de richesse I.
Cf. ci-dessous, p. 33.
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monnayée. Par un atHux d'or: celui des mines brésiliennes. Des « Mines générales ». Ainsi se rythment les chapitres de l'histoire du monde. A la cadence des fabuleux métaux 1. » Fresque admirable, que nous nous devions de rappeler, au seuil d'un livre consacré au thème : or, monnaie, histoire. Et dramatisme mieux étayé que les considérations gréco-romaines de Keynes. Car Hamilton et Chaunu sur l'argent d'Espagne, Magalhaes Godinho sur l'or portugais, Frédéric Mauro sur l'or brésilien, Fernand Braudel lui-même sur les circuits méditerranéens, Frank Spooner sur la circulation monétaire de l'ancienne France, ont apporté sur ces rapports histoiremonnaie plus que des suggestions : des études, des masses de chiffres. Mais le chiffre n'exorcise pas toujours la magie délirante de la danse du métal : « Cet argent arraché d'Amérique et mal gardé par l'Espagne, écrit Frank Spooner, court le vaste monde. Voici les réaux dans la Méditerrannée... Ils sont à Marseille, à Livourne, à Venise. Mis en tonneaux scellés, ils sont expédiés vers les Iles du Levant... Voici les réaux aux portes d'Alexandrie, à Tripoli de Syrie, puis courant vers les villes de l'intérieur, Alep, Damas, Le Caire, Bagdad... Un instant d'inattention, et nous les retrouvons déjà dans les Indes, en Chine ... • »
J'aime beaucoup l'instant d'inattention. Il symbolise assez bien le caractère fuyant, volage, de la monnaie. Tout dépend d'elle. Elle ne dépend de rien. C'est tout de même bien curieux pour une monnaie-objet, une monnaie métallique. ·Serait-ce que le métal, pour les hommes du XVIe siècle, exerçait un pouvoir d'attraction, extra-économique, fondé sur les structures mentales - et peut-être psychanalytiques - propres à leur temps? L'historien n'oserait le dire. Le philosophe franchit le pas. « ... les signes de l'échange, écrit Michel Foucault, parce qu'ils satisfont le désir, s'appuient sur le scintillement noir, dangereux et maudit, du métal. Scintillement 1. Braudel (F.). Monna;" et cifJilisations. D. l'or du Souda .. cl l'arg_ d'AmlrÎque, Annale., 1946, p. 22. 2. Spoonet (F.). L'lcDllbm.è mondial. or les frappes monétaires ... Fr"' ...., Paris, 19S6, p. 2S.
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équivoque, car il reproduit au fond de la terl;e celui qui chante à l'extrémité de la nuit; il y réside comme une promesse inversée de bonheur, et parce que le métal ressemble aux astres, le savoir de tous ces périlleux trésors est en même temps le savoir du monde ... 1 » L'ennuyeux est que cette phrase entend s'appuyer sur un paragraphe de Davanzati, écrit en 1586 à Florence. Or Davanzati disait seulement que tout l'or devant mesurer, par convention entre les hommes, toutes les choses désirables, il faudrait pouvoir, du haut du ciel ou d'un observatoire élevé, dire : « Il y a sur la terre tant d'or, tant de choses, tant d'hommes, tant de besoins; dans la mesure où chaque chose satisfait des besoins, sa valeur sera de tant de choses, ou de tant d'or 2. »
Ce rêve de Davanzati, ce n'est pas un produit du scintillement noir, équivoque, maudit, du métal. C'est un embryon de théorie monétaire. Et il n'est pas si élémentaire puisqu'il veut prendre en compte le nombre des hommes, le rapport des choses entre elles, et la notion de besoin. Ce que cherche Davanzati, c'est l'équation de Fisher. Ce qu'il voudrait être, c'est ce planificateur mondial qui connaîtrait assez de termes de l'équation pour fixer soit le niveau des prix, soit la masse monétaire. Qui n'a rêvé de l'être? En attendalit, on savait au XVIe siècle, comme l'on sait encore, que les marchands - et même les planificateurs - n'obtiennent qu'en tâtonnant une « vérité des prix ». Mais, quoi qu'en pense Michel Foucault, la divinatio n'a là-dedans rien à faire. La théorie quantitative de la monnaie, Davanzati la met dans la bouche d'une paysanne: « Si la valeur de la monnaie diminuait de 12 à l, les prix des choses augmenteraient de 1 à 12. La petite paysanne, accoutumée à vendre un as sa douzaine d'œufs, et voyant dans sa main un as réduit à une once, dirait : Messire, ou vous me baillerez un as de 12 onces, ou je vous donnerai un seul œuf pour un seul as. »
Davanzati savait donc que la' monnaie c'est l'or, mais c'est aussi le nom qu'on lui donne. On peut appeler 1. Foucault (M.). Les mots 2. Cf. ci-dessous, p. 233.
It
les
ChoSIS,
Paris, 1966, p. 184.
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livre un petit sous-multiple de l'once d'or, bien que l'once, mesure de poids, soit un petit sous-multiple de la livre. Une bonne partie de l'histoire monétaire tient dans cette observation. Mais la ~etite paysanne a-t-elle tort, quand on lui impose un Jeu de ce genre, de ne pas se laisser faire? Est-ce, dans son es~rit, un reste de « fétichisme » que de s'attacher au pOIds du métal? Marx a bien mis en lumière cette contradiction, parmi d'autres, de la « production marchande ». D'un côté, tout est marchandise. Comment se référer, pour mesurer la valeur d'échange, à quelque chose qui ne le serait pas? « La forme prix renferme en elle-même l'inaliénabilité des marchandises contre la monnaie et la nécessité de cette aliénation. D'autre part, l'or ne fonctionne comme mesure idéale de valeur que parce qu'il se trouve déjà sur le marché à titre de marchandise-monnaie. Sous son aspect, tout idéal, de mesure des valeurs se tient déjà donc aux aguets l'argent réel, l'espèce sonnante 1. »
Et cependant, le remplacement d'une marchandise par l'autre fait glisser la monnaie sans cesse d'une main dans une autre. Son existence fonctionnelle absorbe pour ainsi dire son existence matérielle. Reflet fugitif du prix des marchandises, elle ne fonctionne plus que comme signe d'elle-même, et peut, par conséquent, être remplacée par des signes. Seulement, il faut que le signe de la monnaie soit comme elle socialement valable, et il le devient par le cours forcé. Cette action coercitive de l'État ne peut s'exercer que dans l'enceinte nationale de la circulation, mais là seulement aussi peut s'isoler la fonction que la monnaie remplit comme numéraire '. » « ...
Cette distinction entre la « monnaie courante », dont le tarif interne (légal) dépend de l'État, et la monnaie intemationalement valable entre grands marchands, et entre les États mêmes, c'est le problème de notre temes, comme ce fut celui de jadis. Il ne peut être inutIle de l'observer à travers l'histoire. Et c'est le propos de cet ouvrage. 1. Capital, Uv. 1. I,e section, ch. III. 2. Fin du paragraphe « Mesure de. valeurs >. 2. Ibid. Fin du paragraphe • Moyen de circulation '.
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Pierre Berger nous objecterait que la monnaie et le crédit actuels ressemblent peu à la monnaie et au crédit de la vieille histoire. Mais est-il un phénomène contemporain dont on ne puisse rechercher l'équivalent théorique dans la diversité du passé? Chaque pays a-t-il cessé de distinguer entre sa monnaie interne «< moneda corrent », disaient les vieux Catalans), et les devises ou le métal nécessaires à ses échanges externes «< moneda corrible »)? Une devise s'est imposée, sous nos yeux, à la plus grande .partie du monde. Est-ce plus universellement que jadis la piastre espagnole, ou que naguère la livre anglaise? Or, tant qu'il y aura dans le monde plusieurs monnaies, elles se dévaloriseront, se revaloriseront, les unes devant les autres, et toutes devant les marchandises, quelle que soit, parmi celles-ci, celle qu'on a choisie comme référence pour évaluer - et solder - les résultats de l'échange international. Il est vrai que jamais la monnaie ne fut plus aérienne, plus nominale, plus faite d'engagements sur le papier qu'elle ne l'est aujourd'hui. Mais engagements de qui ( Jamais pourtant elle ne fut plus utilisée pour exprimer des produits, globaux ou rétrospectifs. Mais exprimer en dollars le revenu d'un Pakistanais ne manque pas d'ironie. Et pour comparer des volumes, même à assez court terme, il faut « déflater ». L'ouvrier américain raisonne sur son compte en banque et non sur son bas de laine, ce qui le rapproche plus des Fugger que de son grand-père paysan. Mais peut-être le développement des besoins, substitué aux forces de la nécessité, rouvre-t-il le domaine, un temps fermé, du prêt à la consommation, c'est-à-dire de l'usure. Ce qui rapprocherait l'ouvrier américain de Charles Quint, plus que des Fugger. Au temps où l'investissement productif est roi, ce serait un curieux effet de la dialectique du capitalisme. Ajoutons - et ce n'est pas pour simplifier que celui-ci n'est plus seul au monde. Il est vrai qu'il ne l'a jamais été. Il l'oublie parfois.
1 L'OR DANS LE MONDE DU XVIe SIÈCLE A NOS JOURS
Étudier « l'or dans le monde du XVIe siècle à nos jours t) exige d'abord, si une bonne synthèse le permet, de prendre conscience des antécédents du problème. Cette synthèse existe grâce à Marc Bloch : Le Problème de l'or au Moyen Age 1 et Esquisse d'une histoire monétaire de l'Europe 2.
Ces deux travaux abordent les problèmes de l'or dans leurs raJ?ports avec les mécanismes monétaires, . et avec l'histOire la plus générale. Bien qu'ils traitent surtout du Moyen Age, ils sont, par les définitions et les notions qu'ils précisent, des instruments de travail primordiaux. Il sera possible, grâce à eux, d'évoquer les rapports: 1° entre fait monétaire, histoire économique et histoire générale; 2°· entre problèmes de l' « or t) et problèmes (plus vastes) de la « monnaie t); 3° entre grandes périodes de l'histoire monétaire. 1. FAIT MONÉTAIRE, HISTOIRE ÉCONOMIQUE, HISTOIRE GÉNÉRALE
Le fait monétaire comme révélateur historique. « De tous les appareils enregistreurs capables de révéler à l'historien les mouvements profonds de l'écono1. Annales d'histoire économique et sociale. Janvier 1933. pages 1 à 34. 2. Cours professé en 1941 et publié en 19540 comme. Cahier des Annales.
nO 9. chez Armand Colin.
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mie, les phénomènes monétaires sont sans doute les plus sensibles )} (Marc Bloch). Le débutant en histoire économique est en droit de se demander si l'histoire monétaire est une simple science auxiliaire érudite (la « numismatique )}) ou si, comme certains le suggèrent, elle détient tout le secret de l'évolution des économies, peut-être des sociétés. Marc Bloch répond: le fait monétaire est d'abord un signe, un indicateur, un informateur sur des phénomènes plus complexes et plus cachés. Par exemplt, du XIe au XIIIe siècle, l'or cesse d'être frappé en Europe occidentale chrétienne, alors que le monde byzantin et le monde musulman font circuler partout, et même dans cet Occident, de fortes pièces d'or: besants, mangons. Cette carte monétaire correspond à de plus profonds contrastes, démographiques, sociaux, commerciaux. Mais tout d'abord elle les signale. L'information sur la monnaie ne peut pas être l'unique démarche. Elle est souvent la première démarche utile. C'est ce qui justifie le sujet de cet ouvrage. Autre exemple: un contraste dans le temps. XlXe siècle: siècle de stabilité monétaire, de fidélité à l'étalon-or dans tous les pays d'économie avancée. xxe siècle: ces pays, se détachant successivement de l'or ont des monnaies nationales soumises aux « inflations )}, « déflations )}, « stabilisations )}, « rechutes », etc. Le drame monétaire n'a pas créé hr crise. Il la signale, la situe, la date. Il est un bon instrument pour l'étudier. Cet instrument exige, pour les temps anciens, quelques connaissances numismatiques 1, pour les temps modernes, quelques notions sur les mécanismes monétaires actuels 2. Il exige aussi un minimum ,de réflexion théorique. Mais ici, comme l'accord n'est pas fait, l'historien sera méfiant, prudent. La monnaie ne l'intéresse pas en soi. Elle l'intéresse comme élément de l'Histoire.
Le faù monétaire comme facteur historique. Si le fait monétaire enregistre certains mouvements de l'économie, c'est qu'il en résulte. Mais tout résultat I. Le Manuel de numismatique française classique est celui de Blanchet et Dieudonné; l'histoire monétaire la plus précise: Luschin Von Ebengreuth: Allgemeine MUnzkunde und GeZdgeschichte. Munich-Berlin 1925. 2. Par exemple: Jean Marchal: Monnaie et crédit, Paris, 1964, éditions Cujas.
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devient cause. Marc Bloch compare le phénomène monétaire à «( quelque chose comme un sismographe qui, non content de signaler les tremblements de terre, quelquefois les provoquerait... » Cette réciprocité n'a pas toujours été admise. Les économistes du XIXe siècle (temps de monnaie stable) croyaient la monnaie «( neutre ». Les drames monétaires de 1923, 1926, 1931 ont au contraire poussé à observer, mais aussi à expliquer les mouvements de l'économie par les mouvements de la monnaie. Ce «( monétarisme» marque (d'ailleurs de façon très différente) des œuvres comme celle du sociologue François SiInland et celle de l'économiste John Maynard Keynes (autour de 1930). Marc Bloch ne tombe pas dans le «( panmonétarisme ». n dit seulement : «( ~arfois » le sismographe crée la secousse. n pense à 1 Allemagne de 1923, au système de Law, aux assignats, types d'émissions monétaires folles. Mais cela veut-il dire qu'un état global, de longue durée, sur un vaste espace, puisse être déterminé par une situation monétaire? Certains auteurs l'ont admis, et même ont prétendu le justifier théoriquement. Citons par exemple : Carlo Maria Cipolla : Encore Mahomet et Charlemagne : l'économie politique au secours de l' histoire. (Annales-Économies, Sociétés, Civilisations janvier-mars 1949, pp. 4 à 9.) Voici la phrase qui nous parait imprudente: « Pendant tout le haut Moyen Age, écrit Cipolla, l'économie européenne fut soumise à une formidable déflation monétaire... Comme dit Keynes, ce n'est pas. pur hasard si l'on constate cette exceptionnelle déflatIon monétaire pour une époque qui connaît aussi une exceptionnelle dépression de la consommation et des investissements: les deux phénomènes sont étroitement liés, l'un étant la cause de l'autre. »
Si cela veut dire : la rareté monétaire (déflation) et le ralentissement de l'activité économique (dépression) se commandent réciproquement, d'accord. Mais Cipolla (et Keynes) suggèrent une causalité unilatérale partant du fait monétaire. Le haut Moyen Age aurait peu produit, peu échangé, parce qu'il aurait manqué de monnaie. Comme preuve, on avance l'équation dite d'Irving Fisher, sous sa forme la plus simplifiée: P = MV/Q, ou PQ = MV, P étant le niveau des prix, Q la quantité
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de biens échangés, M la masse de monnaie existante, V la vitesse de circulation. Mais toute équation est en même temps une évidence et une réciprocité. Une évidence : la quantité de. biens échangée (Q), multipliée par leur prix (P) égale la masse de monnaie mise en mouvement (M) multipliée par le nombre de fois où cette monnaie a changé de mains (V). Une réciprocité: si le mouvement monétaire (masse et vitesse) varie, le prix global des biens échangés varie dans le même sens. Inversement, si la valeur des échanges augmente, la circulation monétaire doit augmenter. En aucun cas cela ne perlfiet d'écrire: le facteur monétaire a une antériorité. On ne pourrait le prouver que par l'histoire. L'équation reste utile, si l'on connaît trois termes, l>0ur calculer le quatrième. Si l'on n'en connaît aucun, (c'est le cas pour l'Europe carolingienne), elle ne peut en rien venir « au secours » de l'histoire. C'est au contraire l'histoire qui doit observer et dater les deux séries de phénomènes à relier. Pour le haut Moyen Age, elle observe, pendant des siècles, (mais on discute de la date initiale), un monde sans division du travail, où l'outillage, élémentaire, est plus souvent détruit que renouvelé, où les communications sont difficiles, où le travail n'est pas rémunéré en monnaie (il s'effectue par corvées). Ce monde dérivet-il de l'absence de circulation monétaire? ou plus simplement, n'a-t-il pas besoin de cette circulation? Sans doute les deux phénomènes se conditionnent. Un monde peu actif n'attire pas la monnaie. La pénurie monétaire décourage l'échange. Les deux faits se renforcent, jusqu'au jour où des réanimations locales, ou marginales, arrivent, par ondes successives, Il se propager. Ainsi, l'historien ne doit pas privilégier le fait monétaire, mais le suivre de près: c'est le travail de recherche. Les essais de Marc Bloch, l'essai que nous proposons ici, ne peuvent renouveler la recherche, mais ils prennent acte des faits qu'elle a déjà établis. Des réflexions théoriques comme celle de Cipolla. peuvent aider à poser les problèmes. Elles ne doivent pas, à l'avance, imposer des résultats.
OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE
II. -
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PROBLÈMES DE L'OR ET PROBLÈMES DE LA MONNAIE
Notre sujet est l'or. Or et monnaie ne se confondent pas. L'or est une matière, un minéral. Il y a une technologie, une géographie, une économie de l'or non monétaire (usages artistiques, industriels). Sur tout cela, il existe, même en français, une riche bibliographie 1. Elle nous épargne de commencer par l'examen de ce qu'est l'or en pépites, 1'or en filons, l'or natif, 1'or minerai, le raffinage, etc. Car nous faisons de 1'histoire, et l'homme, à chaque étape technique, se trouve devant des problèmes neufs. Mieux vaudra les évoquer successivement. Mais il reste utile de se donner, pour comparaison, un minimum de culture sur ces problèmes techniques. Indiquons, pour mesurer les distances, que si le statisticien De Foville s'étonnait, en 1905, que tout l'or arraché à la terre jusqu'à cette date eût pu tenir dans un bloc cubique de 10 mètres de côté, un pareil bloc, fait avec tout l'or disponible dans l'Europe de 1500, date initiale de notre programme, n'eût pas mesuré deux mètres de côté (8 mS). Cela veut dire que de très faibles trouvailles, de très faibles déplacements, au début de l'histoire que nous retracerons, ont pu bouleverser le marché de l'or. Cela veut dire aussi que le problème de 1'or ne se confond jamais avec le problème de la monnaie. L'or n'a jamais pu couvrir la circulation totale. La monnaie, en effet, n'est pas telle ou telle matière. C'est quelque chose de plus complexe et de plus abstrait. Longtemps les économistes 1'ont définie non par ce qu'elle est, mais par ce à quoi elle sert : 1) d'intermédiaire dans les échanges, donc de moyen de paiement; 2) de terme de comparaison entre les termes échangés, donc de mesure de valeur; 3) éventuellement, quand on la conserve, de réserve de valeur. H. Hauser: L'or, Paris, 1901. L. de Launay: L'or dans le monde, Pari., 1907. V. Forbin: L'or dans le monde, Paris, 1941. J. Lepidi : L'or, Paris, 1958. Le dernier (collection , Que sais-je " nO 776) est commode pour la technique, la géographie, léger quant aux aspects économiques et historiques. J.
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Puis cette définition a été contestée. Une monnaie pouvant fonctionner comme moyen de paiement sans assurer universellement les deux autres rôles, un économiste comme Robertson a proposé d'appeler monnaie tout ce qui est largement accepté comme moyen de paiement. La monnaie, inversement, a d'autres rôles: .Keynes a insisté sur sa fonction de « liquidité ) (avoir de l'argent liquide est une commodité qui se paie). Enfin, Jean Marchal, dans un livre récent, n'hésite pas à définir la monnaie comme un pouvoir d'achat conféré aux agents économiques et comme un instrument de politique gOUfJernementale. Les économistes orthodoxes du XlXe siècle auraient frémi de cette définition. Mais l'historien retrouve dans le passé tous ces rôles de la monnaie, y compris, tout particulièrement, celui d'instrument aux mains du pouvoir. Mais, pour le comprendre, il faut s'aviser qu'on a appelé « monnaie & trois choses assez différentes : a) La monnaie-objet-marchandise : objet qui, par sa matière, son poids, possède sur toute place du monde une valeur marchande réalisable. Longtemps, on a admis que là est la seule vraie monnaie, le rôle d'étalon de valeur et de réserve de valeur exigeant cette possibilité de comparaison marchande universelle. Aujourd'hui, l'idée de monnaie-marchandise semble volontiers périmée. Historiquement, pour en saisir le sens, évoquons les portraits célèbres des changeurs italiens ou flamands, pesant leurs ducats. La balance du changeur était bien, pour la monnaie, la balance du jugement suprême. Toute denrée précieuse, conservable sans altération, divisible en parties équivalentes (ièce d'argent effectif, le rapport devient variable : swvant l'état du marché, le larin persan, pièce effective, vaut 40 ou 48 panes, c'est-à-dire soit 3 200, soit 3 840 cauris. Tous les phénomènes habituels entre monnaie interne fiduciaire et monnaie internationale métallique peuvent donc se retrouver dans ce système.
li) Le cas dé la Chine: Du XIIe au xve siècle, la Chine avait remplacé pratiquement toute circulation d'or ou d'argent, et même de monnaies divisionnaires en cuivre, par une circulation entièrement fiduciaire de monnaie-papier! Mais, à la fin du xve siècle, ce système donna lieu à une inflation galopante (multiplication sans mesure, et donc dévalorisation totale de cette monnaie-papier). Au XVIe siècle, on revint alors à un triple système monétairè, d'allure primitive: a) la monnaie circulante faite de « caixas ), qui sont des petites pièces de cuivre non marquées, à trou central, que l'on enfile sur des fils de soie; b) les échanges de type « troc », avec le riz comme base de mesure; c) les gros paiements en or et argent, mais sous forme de lingots; l'argent-lingot étant la principale marchandise
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monétaire, très prisée, nous l'avons vu, par rapport à l'or. Il existe bien des pièces d'or, mais employées exceptionnellement, honorifiquement, pour des cadeaux, gratifications, etc., (en particulier jetées aux professeurs en fin de leçon...). Par l'intermédiaire portugais, les variations de valeur des trois métaux monétaires - or, argent et cuivre sur les marchés d'Extrême-Orient ont un grand rôle dans la formation des courants commerciaux et de la circulation des monnaies. L'énorme quantité de cuivre nécessaire à la fabrication de certaines monnaies courantes asiatiques fait que le cuivre européen transporté par les Portugais sur le parcours Anvers-Lisbonne-ExtrêmeOrient est un des éléments massifs du commerce maritime au début du XVIe siècle. Plus de 500 000 kg par an! Ce cuivre s'échangeait contre l'or « da Mina ). Les Fugger lui ont dû en partie leur fortune. Mais au milieu du XVIe siècle, son prix industriel a tendu à devenir supérieur au prix monétaire qu'on en offrait en Orient. Le trafic a alors baissé. Puis, c'est l'Occident (Espagne surtout) qui, à partir des premières années du XVIIe siècle, frappera d'énormes masses de pièces de cuivre. On verra alors le phénomène inverse, et le cuivre du Japon sera importé en Europe par la Compagnie hollandaise des Indes. En somme, la circulation monétaire est une chose : à la base, elle peut aller du système le plus primitif (troc, « cauris )) au système extérieurement le plus moderne (papier-monnaie); le métal monétaire est une autre chose : servant à régler les transactions internationales et lointaines, et ayant lui-même une valeur marchande et un coût de production, il entre dans les circuits internationaux comme une véritable marchandise. Pour expliquer les influences des économies lointaines comme celles d'Extrême-Orient sur les économies et les monnaies de l'Europe, il est utile, à titre d'images suggestives, de parler de « gouffre ), ou de « cYclone ), pour exprimer l'attraction exercée sur les métaux précieux par la Chine ou l'Inde (Godinho). Mais il faut bien comprendre ce que cela signifie. Ce qui établit des « différences de pression ), c'est le déséquilibre entre valeurs relatives des marchandises d'une part, des métaux précieux de l'autre, suivant qu'on se place en Amérique, en Europe, en Asie.
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Imaginons, en gros, trois types de pays : a) deux mondes très productifs et très dynamiques:
l'Europe occidentale, l'Asie des moussons; b) deux mondes très retardés, dont l'Europe, en les conquérant, exploite d'abord les gisements métalliques: l'Mrique, l'Amérique. c) llD. peu~le à la fois conquérant et commerçant, les Portugais, s efforce de contrôler les points de contact pour profiter des déséquilibres de prix à longue distance. Pour l'or, suivant V. M. Godinho. « ... du cap de Bonne-Espérance au Pacifique, deux grandes zones anticycloniques pourvoient de métal jaune tout le monde oriental: l'Afrique cafre et éthiopienne, et l'Asie du Sud-Est, celle-ci de beaucoup plus importante que la première, car elle en fournit deux à trois fois autant. Au milieu, une zone de basse pression, l'Inde, attirant à elle la majeure partie, voire la presque totalité, des deux flux d'or..• » Joao de Barros, le grand expert portugais, avait déjà noté cette particularité de la côte de Malabar: absence de métal jaune, et particulière avidité, par conséquent, envers lui. Mais on peut généraliser; tout le Dekkan et tout l'Hindoustan faisaient partie de cene zone attractive. Il reste encore à étudier comment les Portugais, maitres des voies d'Extrême-Orient par leurs places sur le pourtour de l'Mrique, ont voulu contrôler les voies intermédiaires du Proche-Orient, et y ont partiellement réussi.
IV. LES PORTUGAIS ET LA ZONE DISPUTÉE DE L'OCÉAN INDŒN : PROCHE-ORŒNT CONTRE ROUTE DU CAP; DE L'OR VÉNITŒN A L'ARGENT ESPAGNOL
Nous avons vu que Jean Bodin situait le grand tournant vers le monde économique moderne à l'installation des Portugais aux postes-clefs du Proche-Orient, aux dépens des Vénitiens. Est-ce une vue exacte? Il y a deux problèmes : celui de la participation vénitienne au commerce d'Orient: les Portugais l'ont-ils atteinte mortellement? Venise a-t-elle été ruinée? On ne le pense plus guère. D'autre part, on parle souvent de la
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« saignée ~ de métaux précieux que représente, pour l'Europe, l'importation des marchandises de l'Onent; or, il faut distinguer des périodes diverses. a) Le commerce du Proche-Orient est resté très important, et les Portugais ont bien essayé de le capter. A Venise, au début du xve siècle, on frappait chaque année un million de ducats et la moitié - 500 000 allait vers le Caire et Aden, à destination de l'Inde, d'où on importait des marchandises précieuses. L'Égypte elle-même n'avait pas cessé de recevoir les caravanes de l'or nubien et éthiopien. Au Caire, on frappait des schérafim d'or. On frappait également des pièces d'or à Aden, clef de la Mer Rouge, et à Ormuz, clef du Golfe Persique. De La Mecque, par la mer Rouge, un considérable trafic de monnaies contre les épices a lieu avec l'Inde. Albuquerque, informé par les marchands juifs du Caire, aurait bien voulu mettre la main sur le port de Massaouah, pour contrôler l'or abyssin passant directement à Djeddah-La Mecque en traversant la mer Rouge. La mer Rouge voit surtout passer de l'or, sous forme de schérafims égyptiens et de sequins vénitiens; le Golfe Persique voit surtout passer de l'argent, sous forme de larins, frappés en particulier à Ormuz, monnaies à forme spéciale, petites barres d'argent aplaties au milieu et pliées par cette partie médiane, particulièrement faciles à camoufler, et très appréciées. On les achète en Inde avec 20 % de prime. Mais ces courants - ~ui compensent l'achat des tissus et épices d'Asie - n ont pas cessé au XVIe siècle, et si les Portugais y sont intervenus, on n'a jamais cessé, dans l'Inde, de mettre sur le même pied le cruzado, monnaie portugaise, le « sequin ), monnaie vénitienne, et le schérafim, monnaie égyptienne (toutes trois autour de 3>43 grammes d'or fin). Il n'y a pas eu substitution, il y a eu partage. b) Il n'y a pas eu toujours « saignée ) de métaux précieux : à la fin du xve siècle et au commencement du XVIe, on échange volontiers marchandises contre marchandises. -Si, au début du xve siècle, Venise envoyait les 50 % des ducats qu'elle frappait vers l'Orient, à la fin, elle n'en envoie plus que les 20 ou 30 %. C'est tout naturel, puisqu'à cette époque, l'or vaut très cher, il achète
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plus de marchandises en Europe qu'en Orient; on envoie donc en Orient de préférence des marchandises, en 1503, les «galées» vénitiennes de Beyrouth et d'Alexandrie n'exportent plus que 100 000 ducats au lieu de 500 000 en 1423, mais si cela s'explique en partie par la concurrence génoise et portugaise, cela s'explique aussi parce qu'on exporte désormais vers l'Inde (Malabar) et l'Extrême-Orient du cuivre, du vermillon, du vif-argent, de l'acier, des armes, du safran, des draps écarlates, des soieries, des taffetas, des camelots, des tapis, des verroteries, des glaces, de l'eau de rose, contre les épices, les pierres précieuses et les cotonnades des Indes. Autrement dit, dans la période de bas prix des· marchandises, aux dernières années du xve siècle, on a intérêt à les exporter plus qu'à exporter de l'or. c) Dans la première moitié du XVIe siècle, les Portugais exportent aussi en Orient plus de marchandises que de monnaies, et plus d'argent que d'or. La « saignée» de métaux précieux qu'on attribue au Portugal ,est également très relative. Par le Cap, voici quelques chiffres· connus :
1504 15°5 1506 1521 152 4 1525 1528 153 1 1533 1535 1546 1551
3°000 80000 4°000
32 44 1
100000 27 000 200000 28000 135 000 80000 3°000 4°000
On voit que c'est un courant irrégulier, et faible en face des chiffres de Venise. Mais il y a aussi l'exportation du cuivre, du cinabre, du mercure, du corail, du plomb; la moyenne de 1522 à 1557 serait, par an, de 35°000 cruzados en "aleur globale, dont 100 000 seulement en or ou argent. De plus, l'argent est plus attiré que l'or vers l'Orient; à Mélinde en Afrique, il vaut deux fois plus qu'au Portu-
gal; à Cochin dans l'Inde, de ISla à ISI8, on a reçu 16 000 marcs d'argent du PortUgal, et seulement 33 marcs d'or. Quant au cuivre, il s'envoyait par centaines de milliers de marcs. Finalement, la balance des comptes était favorable au Portugal. Une partie des marchandises, à Goa, se payait par lettres de change. Et une partie du solde, à Lisbonne, rentrait en or. Cet or pouvait à son tour aller à Anvers acheter du cuivre ou de l'argent. En somme, dans cette première moitié du XVIe siècle, les bénéfices les plus forts dans le commerce vers l'Orient sont rapportés par l'exportation, dans l'ordre, du corail, du vermillon, du vif-argent, du cuivre, de l'argent et, en dernier lieu seulement, de l'or. d) Dans la seconde moitié, et surtout à la fin du XVIe siècle, l'argent, devenu abondant et moins cher en Europe, passe en masse vers l'Orient, où il est beaucoup plus prisé et achète davantage de produits. Cet argent est espagnol, vient d'Amérique, mais les Portugais en captent une partie. Du commencement à la fin du XVIe siècle, le flot d'argent qui passe d'Ouest en Est pour solder le commerce d'Orient croîtrait de 20 SOO kg à 64 300; et l'Europe, à la fin du siècle, produit à peine 20 000 kg. Presque tout, donc, vient d Amérique, sous forme de «réaux» d'Espagne (réaux dits de a ocho, valant 8 réaux simples: c'est le duro). Marseille est devenu un des relus de ce commerce, avec l'Empire turc comme intermédiaire. Mais la Compagnie Anglaise des Indes orientales eaie aussi ses achats en argent : « any gold, but only silver »... En Italie, en IS7S, on affirme exporter vers l'Orient « vino, olio, drappi e panni ma pochi, fogli, vitri, coralli e reali l); les réaux d'Espagne sont considérés comme une véritable marchandise. Mais beaucoup de ces réaux du commerce méditerranéen viennent par le Portugal. En IS80, une flotte de S naves part de Lisbonne avec une valeur de 1 300 000 « cruzados », mais en réaux (pièces de huit). L'engouement va croître en Europe pour trois productions orientales : les soieries, la porcelaine et le thé. Tout se soldera en réaux. Pour cela même, les Portugais, habitués au commerce oriental, vont essayer de se procurer des réaux. Ils le font grâce à une fraude, sur laquelle les Espagnols ferment souvent les yeux (le Portugal est alors uni à
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l'Espagne, bien que gardant son système monétaire et douanier). Cette fraude a lieu aux Açores, à Madère, à Lisbonne même, vers où se détournent bateaux et cargaisons venant d'Amérique; déjà même le Brésil détourne de l'argent venu du Pérou. Le commerce d'Orient a ainsi mêlé les Portugais au trafic américain.
XII LA DIFFUSION DE LA RÉVOLUTION DES PRIX: L'OR ET L'ARGENT D'AMÉRIQUE
1. -
LA PROGRESSION DES ARRIVm
Reprenons, en les simplifiant, les tableaux de Hamilton
(American treasure...) sur les ar.rivées d'or et d'argent d'Amérique.
Va/eur globale des arrivées. Elle est exprimée en millions de pesos, le peso étant une monnaie de compte espagnole, correspondant à 450 maravedis, mais qui, stable pendant tout le siècle, mesure, jusqu'en 1600, les valeurs-argent en même temps que les valeurs nominales. Nous retiendrons les millions de pesos, plus 2 décimales.
a) Les trois premières décennies du sont connues :
XVIe
siècle nous
Millions de ~DI
1503-1510 15U-1520 1521-1530
1,18 2,18 1,17
Le recul de la dernière décennie est peut-être dft à des fraudes.
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b) Les trois décennies suivantes représentent un démarrage rapide. 153 1- 154° 5,5 8 1541-155° 10,46 1551-1560 17,86 En tout, six fois plus que dans les trente années précédentes; à elle seule, la décennie 1531 -40 dépassait déjà l'apport de ces trente années.
c) Les deux décennies 1561-1580, poursuivent l'élan, avec tendance au ralentissement. 1561 - 157° 25,34 1571-1580 29,15 d) Les deux dernières décennies du siècle, en revanche, bondissent à un niveau double du précédent; c'est un déluge d'argent : davantage en 20 ans que dans les 80 années précédentes réunies! 15 81 - 1590 1591- 1600 La part de chaque métal en poids de fin.
En indiquant non les valeurs, mais les poids, et pour chaque métal séparément, nous allons voir que là où, pour la fin du xve siècle, des chiffres de quelques centaines de kilos paraissent notables, il s'agit maintenant de milliers. kilogrammes d'or
kilogrammes d'argent
15°3- 1510 4965 ° 15 I I - 152O 9 153 ° 4889 148 1521 - 153° C'est la période, presque exclusivement, de l'or. 86193 14466 153 1- 154° 24957 177 573 1541- 155° 155 1- 1560 42 620 3°3 121 -C'est la période où l'argent démarre avec une extrême rapidité, mais où l'or garde un rôle important (croissances successives, pour l'or, de 72 et 70 %; pour l'argent de 102 et 70 %).
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530 942 858 1 Il8592 9429 Au cours de ces vingt ans, l'or, cette fois, est rapidement en baisse; l'argent fait au contraire un très gros nouveau bond. 1561-157° 1571- 1580
II
12101 19451 L'or reprend sa croissance; l'argent passe à deux fois et demie les chiffres des deux décennies précéd~tes. 1581-1590 1591-1600
La part de chaque métal en "a!eur. Trop souvent, comparant ces poids, on dit que l'or, réduit à des pourcentages infimes devant l'argent, n'a plus d'importance dans les dernières années du siècle; mais l'or vaut 10 à 12 fois plus que l'argent et, celui-ci abondant de plus en plus, l'or se valorise. Jusqu'en 1536, l'or vaut IO,Il fois l'argent, 1537-1565, l'or vaut 10,61 fois l'argent, 1566-1608, l'or vaut 12,12 fois l'argent.
n en résulte que, jusqu'en 1560, l'or représente plus de la moitié de la "a!eur importée; et ensuite, jamais moins de8 %. Ainsi, contrairement à ce que semble suggérer Hamilton, et qui a été parfois repris, à cause de la comparaison des seuls poids, le véritable tournant entre l'affiux d'or et l'avalanche d'argent ne se place pas vers 1540, mais vers 1560. Cela est important pour le système monétaire européen, comme l'a bien vu Spooner (Les frappes monétaires en France...).
Cependant, pour étudier « l'or dans le monde 1), il ne suffit pas de se placer en Europe, aux points d'arrivée. Les conditions de ,Production des deux métaux précieux ne peuvent nous laIsser indifférents; parce que l'Amérique y joue une part de son destin, et qu'il s'agit du gros problème cfe la colonisation, de l'exploitation de l'homme; parce que, même pour les effets monétaires, le coût de production n'est pas moins important que les quantités produites.
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Il. LES ORIGINES DE L'OR : SOURCES SUCCESSIVES; CONDITIONS DE PRODUCTION
Nous avons étudié le premier épisode, celui des nes. Et nous avons conclu qu'après 1525, Saint-Domingue, Cuba, Puerto-Rico, la Jamaïque, ont été successivement abandonnées, vidées de population, épuisées. Mais l'aventure de .'or se poursuit alors sur le continent. Dans la région des isthmes et de l'actuel Venezuela. On dira bientôt sur la « Terre Ferme & (Tierra Pirma), mais pas de façon courante avant 1525-3°. Car longtemps, on aoit à un archipel. De plus, après le voyage de Magellan, on sait qu'on peut contourner la Terre Ferme, mais on imagine que le passage sud se situe à quelques centaines de lieues de la « Terre Ferme & du nord, alors qu'il y a des milliers de kilomètres. On mettra longtemps à mesurer l'immensité du continent.
La « eastilla dei oro li : rlgion de Darien, de Veragua, de Panama. C'est en cherchant l'or que Nuiio Vâsquez de Balboa, en 1513, toucha pour la première fois la côte du «Pacifique &. L'isthme devint le premier champ d'expérience continental de la colonisation espagnole, avant le Mexique. On le nomma «Castilla del Oro &, peut-être par illusion. Mais l'illusion de l'or fait partie de son histoire. Toutes les (c Villa Rica », (c Costa Rica »ne sont pas aussi «riches » que le aoyaient ceux qui les baptisaient ainsi. Le chroniqueur Velasco dit de la région de Veragua: « C'est la terre toute chargée d'or, que l'on trouve en quelque point qu'on la creuse. Chaque noir en tire au moins la valeur d'un peso par jour; d8D.s tout fleuve, dans tout ravin, l'on découvre de bons gisements, de bonnes mines de cet or qui, au surplus, est de bon aloi... »
Un peso, c'est 4,18 grammes d'or; cela ferait presque kg d'or par 200 journées de noir. On comprend la fièvre de la recherche d'esclaves. Car on sait désormais que la population indienne s'épuise rapidement au travail. Les historiens des Indes le disent, les uns, comme le Père Bartolomé de Las Casas inaiminant l'avidité des blancs, d'autres, comme Fernândez de 1
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Oviedo incriminant le caractère belliqueux des Indiens, Car le travail forcé entraîne ici la révolte. Mais la révolte entraîne aussi le dépeuplement. Curieux paradoxe: la recherche de l'or vide cet isthme de Panama, qu'il va falloir r~upler, après 1531-154°, quand il va devenir le lien entre Pacifique et Atlantique, entre le Pérou des mines d'argent, situé sur le Pacifique, et le l'on qui écoule cet argent vers l'Europe (Nombre de 0108, sur la côte atlantique de l'isthme). Le couple des deux ports, Panama sur le Pacifique, et Nombre de Dios (plus tard Pono Belo) sur l'Atlantique, va effectuer pendant près d'un siècle, selon P. Chaunu, les 45 % du trafic Séville-Amérique, les deux ports étant reliés par portage. Ainsi, la « Castilla del Oro », vidée d'or et d'hommes, deviendra au milieu du siècle le V0int sensible du passage de l'argent, dans des conditions d'ailleurs terriblement dures: chemins taillés au «machete » dans la forêt tropicale, nuées de moustiques, traversées dangereuses de torrents, embuscades des escJaves « marrons» (en dissidence).
Les côtes septentrionales de l'Amérique du Sud. Le Vme:mela. L'arc des Antilles enserre une « Méditerranée américaine »ou « caraibe », dont les limites méridionales sont constituées par la côte nord de l'Amérique du Sud. Entre les bouches des deux ~ands fleuves, à l'Ouest le Magdalena (actuelle ColombIe), à l'est l'Orénoque (aux limites des Guyanes) s'étend la côte du « Venezueia ». Sur cette côte aussi avaient débarqué très tôt, à la recherche de l'or, les Conquérants espagnols. Mais ils furent obligés de constituer des noyaux très isolés, soit par les montagnes, soit par ·les marécages; on a pu les appeler « nes de la Terre Ferme », à cause même de cet isolement (p. Chaunu). Le Venezuela de l'Est, adossé aux savanes de l'Orénoque - les llanos"":'" est resté longtemps impénétrable. On y a trouvé plutôt que de l'or, des perles, sunout dans deux nes côtières, Cubagua et La Margarita. Précieuses sous un poids faible, les perles ont joué un rôle analogue à l'or. Objet de rescate (troc au hasard des occasions), ou d'exploitation par main-d'œuvre forcée, servant parfois de monnaie aussi, les perles ont
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donné lieu à un gaspillage de main-d'œuvre semblable
à celui de l'orpaillage. La chute de~~;ulation a poussé,
alors, à faire la chasse à l'homme les régions intérieures, pour transférer la main-d'œuvre sur la côte et dans les îles, au service de l'exploitation perlière. Le Venezuela de l'Ouest est le lieu de découverte originel, car c'est la lagune de Maracaïbo qui a suggéré le nom de « Venezuela » - petite Venise. L'ensemble du pays fut concédé, de 1528 à 1541, à une maison de commerce allemande issue d'Ulm et d'Augsbourg, les Welser, lancés dans les affaires coloniales portugaises à Anvers, créateurs d'un comptoir à Séville, d'un autre à Saint-Domingue, et créanciers de l'Empereur 1. Le caractère de l'entreprise est significatif: les «Capitulations » signées avec Charles Quint donnent aux: Welser une mission de conquête, à la fois militaire, politique, et économique. lis sont - eux: ou leurs représentants - «gouverneurs », « capitaines généraux: », organisateurs d'expéditions. Et, comme on se trompe sur les distances, leurs droits s'étendent jusqu'au détroit de Magellan! Or ils sont en même tem~s des marchands. La distinction entre pouvoirs polinques et pouvoirs économiques n'est donc pas claire. Cependant, bien que ce soit une confusion normale au XVIe siècle, les Espagnols, qui so,nt la majorité dans le pays, l'admettent mal. On accuse les Welser de tout organiser en vue de leur seul intérêt matériel. Cela finit en drames: meurtres entre autorités espagnoles et autorités allemandes, procès dont les Welser, repliés sur l'Allemagne, devront abandonner la poursuite vers 1550. Le rôle de l'or, aux: origines de l'entreprise, est dominant. Mais plutôt dans les intentions - ou les illusions - que dans la réalité. Les intentions précoces d'une organisation minière systématique sont prouvées par l'appel en Amérique de mineurs allemands, de Joachimsthal, dont la compagnie défila dans Séville au son des fifres avant d'embarquer. Mais l'échec fut total. En fait, vers 1530, l'or du Venezuela n'est pas exploité en mines, mais en «placers ». On ne découvre pas d'argent. Et les mineurs ne supportent pas le climat. La plupart meurent. Ceux: qui reviennent sont vivement déçus et irrités. 1. Cf. l'ouvrage de Juan Friede : lA,
Caracas-Madrid. 1961.
w.ù.,. ... la ctmpUt4 th V"".".la,
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Pourtant, on trouve de l'or. Dans les capitulations des Welser, il y a des indications qui leur réservent la frappe de l'or produit. Ils en ont la «ferme». Mille petits producteurs leur apportent un or en grains, en pépites, qu'ils paient comptant, mais doivent ensuite raffiner~ monnayer, en payant le quint au Roi. Sous-affermé à des Espagnols, ce droit semble avoir rapporté très peu. L'or partait vers l'Espagne par Saint-Domingue. Cependant, l'existence même du système, et le fait qu'on trouvait de l'or, si peu que ce fût, faisaient rêver d'un pays où tout serait or. Le mythe de l'El Dorado prend ici sa place. Issu de la légende médiévale sur des sortes de paradis terrestres, de la croyance que l'or était produit par les hautes températures de l'~quateur, confirmé par les objets apportés par les Indiens au rescate, exaspéré par les difficultés naturelles et la bellicosité des Indiens, le mythe de l'El Dorado déclancha des rushes, des «fièvres de l'or 1), comme le XlXe siècle en connaîtra en Californie et au Klondyke. On ne trouva pas l'or, mais on découvrit et occupa d'nnmenses régions. La légende de l'El Dorado prit plusieurs formes, qui, sont à l'origine d'explorations audacieuses. L'Allemand Alfinger, parti de Coro, croyait trouver l'El Dorado sur les plateaux de l'actuelle Colombie, parmi les tribus chibchas. Il remonta le Rio Magdalena, laissa la vie dans l'expédition, mais il avait ouvert le chemin d'une importante colonisation intérieure. A Saint-Domingue, où résidaient encore les autorités administratives espagnoles les plus anciennement installées, le bruit courait, sous des apparences scientifiques, qu'il existait un pays de l'or sur le continent, exactement au Sud de l'üe, à mi-chemin entre l'Atlantique et le Pérou récemment découvert. D'autres situaient l'El Dorado au-delà des chutes de l'Orénoque, en remontant vers les hauts plateaux, mais on se trompait sur les distances entre les points déjà reconnus. Tout cela est cependant à l'origine de la fameuse rencontre entre trois expéditions de découverte parties de points différents, en 1539: l'Allemand Federman venu de Coro, les Espagnols Quesada (venu de SantaMarta) et Belalcazar, lieutenant de Pizarre, venu de Quito (~quateur actuel, alors dépendant du Pérou), se rejoignirent dans la haute plaine de Bogotâ (actuelle Colombie). La région andine fut dès lors mieux connue, mieux assurée. L'or inexistant avait joué un rôle aussi
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important que l'or existant, dans la Découverte, la Conquête, la Colonisation. Le résultat économique, en revanche, semble avoir été médiocre. Au cours de leur procès, les Welser soutinrent qu'Us avaient perdu 100000 ducats. Vers 1540, en tous .cas, Us se retirèrent volontairement de l'entreprise américaine. Leurs comptes avancent les résultats suivants : Us auraient payé au Roi, comme quint, 17 000 pesos, 2 tomines, 8 grains d'or, ce qui suppose une quantité d'or produite ou échangée avec les Indiens (ou pillée) de 90 000 pesos, soit 380 kg en 10 ans. Frais défalqués, l'Empereur n'aurait retiré de l'affaire que 135 pesos par an 1 Reste à savoir la sincérité des comrtes. Mais cela meslire la distance entre l'illusion de 1or et les faits réels. Une découverte vraiment importante ne peut se dissimuler. Il faut dire aussi qu'après 1533-1534, la réussite des Pizarre au Pérou, la mainmise sur les trésors incas (qui, chose curieuse, ne furent pas identifiés avec 1'« El Dorado ») écartèrent le Venezuela de la grande économie coloniale, car colons et main-d'œuvre furent invinciblement attirés vers les pays nouvellement découverts, ou vers l'étape de Panama. De même que la découverte du Mexique par Cortes avait vidé les Iles, de même celle du Pérou vida pour longtemps le Venezuela. Le Pérou de l'or.
La grande destinée du Pérou sera celle des mines d'argent du Potosi, après 1545 et surtout 1570. Mais le succès initial avait été celui de la découverte et du pillage des trésors incas, et une phase de l'or 1. Nous disposons des comptes précis du « quint ) royal sur l'or du Pérou. Cela n'apporte rien encore sur le caractère de cette production, mais a l'avantage d'en bien préciser la mesure. La série commence au 16 avril 1531 avec le débarquement de Pizarre à Coaque, village situé juste sur l':equateur, sur la côte du PacifiCJ.ue. Comme U s'agit du métal qui paya le quint royal, U comprend évidem1. Nous avons sur ce point un précieux petit travail de 1963 : Alvaro Jara : La produceion th mIIralu pr.Ûtno. 111 .1 P ..... thl,jglo XVI, Bulletin de l'Université de Santiago du Chili.
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ment le fameux trésor des Incas, accumulé pendant des siècles pour des fins décoratives et rituelles. Plus que de «production », il s'agit donc, au moins au début, de «déthésaurisation» violente (rappelons nos premières leçons). En tout cas, le montant des fameuses répartitions du trésor d'Atahualpa à Cajamarca est bien chiffré : 2475302 pesos d'or, mais de teneur variable (de 4 l 22 carats, c'est-l-dire de 6 l II douzièmes d'or fin). La valeur en fut finalement estimée l600 655 410 maravedis - ce qui correspond bien aux 1 320 000 « bezans » d'or dont parle Bodiri. tvidemment, il faut penser qu'il a pu y avoir dissimulation et fraude. Mais voici le tableau, en poids, de la production d'or et d'argent au Pérou entre 1531 et 1545.
kilOIlf81lllJlel d'or
153 1 1532 1533 1534 1535
489 489 ,639 3470 1649
kil
'J::S
183 67 I I 537 56534 27 183
On voit qu'il s'agit de quantités con..sidérables, dont on comprend qu'elles soient restées' célèbres dans l'imagination des hommes du siècle. Mais, dès les années suivantes, il y a baisse : 1536-1540 (cinq années) : 2891 kg d'or, 34900 d'argent seulement; 1541-1545 (cinq annécs-) : augmentation globale de 12 % en valeur (or et argent ne sont plus distingués, l'or reste dominant largement encore). Autrement dit, avant le grand épisode des mines d'argent, le Pérou, dans une première phase, a dégorgé l'or thésaurisé. . Remarque: si l'on compare l'or produit au Pérou entre 1531 et 1540 l l'or importé l Séville dans la même décennie, on trouve presque le même chiffre. Cela ne signifie pas que tout 1 or arrivé à Séville vient du Pérou, mais que la production du reste de l'Amérique ne dépasse pas le montant de ce qui est conservé en Amérique,
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plus les pertes et les fraudes. Pourtant le Pérou apparait bien comme l'élément dominant du moment.
L'or du Chili. Il faut encore à ce sujet signaler un ouvrage du professeur Alvaro Jara 1, ouvrage en français, qui a pour sujet l' « entreprise ) de conquête, son caractère privé, son style féodal, ses répercussions sur la société indigène, et les révoltes finales de celle-ci. L'ouvrage intéresse l'or dans la mesure où il signale des chiffres de production: de 1540 à 1560, selon un chroniqueur, 7000000 de pesos, mais, selon des études récentes, une moyenne de 2 000 kg par an entre 1545 et 1560, avec chute brusque à 500 kg après 1560. La guerre devient le grand obstacle à la production. Une nouvelle ruée s'annonçait en 1595-99 q,uand la grande révolte de 1599 arrêta brusquement la production. Le second point par lequel cet ouvrage sur le Chili intéresse le problème de l'or, c'est ce qu'il nous apprend de la main-d'œuvre: la preuve que les indigènes ressentirent comme une terrible charge les obligations extractives se trouve dans des textes qu'ils récitaient ou chantaient; ils disaient de leur lance : « Voici mon maitre; ce maitre-ci ne me fait pas extraire de l'or, ni lui apporter des légumes, ni du bois, ni garder son troupeau, ni semer, ni faucher; et puisque ce maitre me conserve la liberté, c'est avec lui que je veux aller. »
La grande contradiction était en effet de trouver à la fois une main-d'œuvre maintenant la production agricole et une main-d'œuvre travaillant aux mines. Et cela au moment même où le Pérou voisin, développant ses mines d'argent, essayait d'attirer la main-d'œuvre de partout. De là le développement de la «maloca », chasse à l'homme pratiquée en particulier par les Indiens « amis », auxquels on payait 20 pesos pour la « pièce » rapportée (enchainée par un collier), pour la revendre 100 pesos sur le marché du Pérou. 1. Alvaro Jara : au... et sOCÜl1 a" Chili: usai lÙ 'DciDlDgi. CDlDniah, Paris, Travaux de l'Institut dee Hautes iltudee de l'AmWque latine, 1961, compte rendu in • Annalee '. nov.-déc. 1963.
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Alvaro Jara signale pourtant, dans un autre article, des tentatives pour protéger l'Indien. En 1557-1561, sous le gouvernement d'Hurtado de Mendoza, le licencié Hernando de Santillân fit adopter la règle du (t sesmo dei oro », qui gardait un sixième du produit au profit des Indiens; on ne le leur donnait pas personnellement; on le capitalisait; en principe, on devait augmenter le troupeau, les moyens de culture des communautés; en pratique, les (t!:,?!~cteurs des Indiens », fonctionnaires qui eurent l'a . 'stration du « sesmo », en firent un instrument de spéculation et de trafic d'influence. Pourtant, juridiquement, on verra des communautés indiennes, au XVIIe siècle, faire des procès à ce sujet. Donc il y eut application. Il '1 eut encore, au XVIe siècle, deux pays où l'or fut extralt, et finalement dans des exploitations minières proprement dites : la région de Buritica, dans l'actuelle Colombie, et certaines régions du Mexique.
XIII LES MÉTAUX PIŒCIEUX D'AMÉRIQUE COLOMBIE, MEXIQUE
Qu'il s'agisse des Iles, des médiocres .découvertes faites en poursuivant l' « El Dorado », des « placers » de l'isthme des « trésors » du Pérou ou des . " l'or, jusqu'en 1550-1560,. a toujours espoirs du été obtenu: 1) soit par pillage et déthésaurisation forcée, 2) soit par rescate sans vrai marché économique, 3) soit par « orpaillage » dans les sables aurifères. Cet orpaillage, dont le travail consiste surtout à secouer des sortes de tamis (bateas), est plus fastidieux qu'épuisant, mais les popwations sont déplacées à mesure que les « placers » successifs s'épuisent; cela arrache la main-d'œuvre à ses occupations agricoles, à ses traditions; les cultures vivrières dont dépendait leur subsistance disparaissent; habitués à des travaux lents et discontinus, les organismes des Indiens ne résistent pas; la maind'œuvre féminine surtout est mobilisée, et les habitudes de maternité et de lactation brisées; tout prédispose aux épidémies. Alors la population s'effondre: presque à zéro dans les Iles, un peu moins brutalement sur les plateaux et dans les vallées du continent, où cependant on mesure aussi des chutes locales de 80 et 90 %! Pierre Chaunu, dans une belle synthèse 1, insiste sur ce caractère destructif de la première phase de production métallique. Il dit que cette production se fit
c1!?J:méen,
1. Mo VV., L'IJIpagM ,... t""PI tU Philipp. Il, Hachette, ParÎl, 19155.
PIl!RRE VILAR
hors des lois économiques 1>. Que faut-il entendre par là? Il est exact qu'à long terme, dans des conditions de libre concurrence et de libre embauche, le prix d'une marchandise dépend essentiellement de son coût de production, et que la rémunération de la main-d'œuvre tend à assurer, au minimum, sa subsistance et sa reproduction. Or, c'est justement ce qui ne s'est pas passé dans la première phase de l'exploitation aurifère américaine; la main-d'œuvre indienne n'a pas été assurée d'une subsistance familiale capable de permettre son renouvellement. Ne disons pas que les métaux précieux américains « coûtent plus qu'ils ne valent 1>, ou «ne couvrent pas leurs frais de production ». Au contraire. Ils trouvent en Europe une rémunération sans commune mesure avec leur coût de production aux Indes (dans le coût moyen figure le pillage!). Attention d'ailleurs, il faut faire entrer en ligne de com~te les mises de fonds, l'audace, la fatigue, les pertes, les rIsques, les longs temps perdus que représentent la conquête et les transports : pour que la tentation de découverte et de conquête se maintint, il fallait l'espérance de gains énormes. Mais il est vrai que, dans le calcul des coûts, la main-d'œuvre put être comptée presque pour rien. L'Espagnol considéra, dit Chaunu, que cette maind'œuvre lui était donnée comme l'air ou l'eau, comme une force motrice gratuite. Gratuite, mais non éternelle. Ici commence ce processus de destruction du profit par le mécanisme du profit lui-même, que Sartre, dans la Gritique de la raison dialectique, a essayé de décrire, justement à propos des métaux américains, mais qu'il a insuffisamment rattaché, en réalité, aux conditions mêmes de la production. Le colon qui exploite une main-d'œuvre sans se soucier de son renouvellement prépare la disparition de cette main-d'œuvre, et par là sa propre ruine. D'autre part, le métal, sur place, lui semble produit à si bon marché qu'il en donne sans compter pour n'importe quelle denrée venue d'Europe; ce faisant, il déclenche la baisse de la valeur d'échange du métal, c'est-à-dire de la marchandise dont il est le producteur : autre façon de préparer, à plus ou moins long terme, cette même ruine. (C
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Tel est bien le caractère fondamental de la production des métaux - et surtout de celle de l'or, qui reste dominant - dans la première moitié du XVIe siècle. Faut-il en dire autant de la seconde moitié? Cela se discute davantage. En effet, les occasions de pillage disparaissent, les placers s'épuisent; en revanche, on découvre, même pour l'or, des mines. Mais cela suppose (surtout quand il s'agira de mines d'argent en profondeur) des opérations de creusement, de drainage, donc un outillage, donc des engagements de capitaux, et d'autre part une maind'œuvre stable, et presque exclusivement masculine. En bref on se dirige peu à peu vers des conditions économiques plus normales, et le coût même que cela commence à représenter engage (et peut-être même oblige) à introduire des inntJfJations techniques. F. Braudel, à propos des crises financières que l'on constate en Espagne et en Europe au milieu du siècle (1557 en particulier) suggère de les rattacher, ce qui paraît judicieux, à ce qu'il appelle un (t changement de combustible ), c'est-à-dire le passage de l'or à l'argent comme agent principal d'excitation économique. Mais il ne s'agit pas seulement d'un changement de métal dominant. Il s'agit aussi du passage d'un type d'exploitation à un autre: du placer à la mine; et d'un type de main-d'œuvre à un autre: de la main-d'œuvre éparse et gaspillée des villages, à la main-d'œuvre rassemblée et permanente des gros centres miniers du Mexique et du Pérou. Enfin, la crise de ralentissement de la production n'est véritablement surmontée que lorsqu'on applique, vers 1560 au Mexique, et vers 1570 au Pérou, un procédé technique nouveau permettant l'utilisation de minerais de faible teneur métallique. On voit que les arrivées de métal en Europe, le rythme de la hausse des prix « généraux ) (qui signifie une baisse de valeur pour les métaux monétaires), certaines gênes financières de l'état espagnol répercutées dans toute l'économie européenne, peuvent être rattachées, dans leur chronologie précise, aux modifications des conditions américaines de la production des métaux précieux.
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1. - L'EXPLOITATION MINIÈRE SE SUBSTITUE AUX « PLACERS ) AURIFÈRES AUX ENVIRONS DE 1550
Les mines de Buritica.
Elles s'ouvrent vers cette date 1. Cette mine, située dans le royaume dit de la Nouvelle Grenade, dans l'arrière-pays de Carthagène des Indes, port ex~ortatew: de l'or qui y sera ~xploité, devient vite la pre1lllère en 1ll1portance du contInent. A cette mine sont dus les deux mouvements caractéristiques des arrivées d'or à Séville, que nous avons déjà notés d'après Hamilton. 1. - Le maximum des arrivées d'or en poids: 42 620 kg entre 1551 et 1560. ~ 2. La reprise des arrivées d'or à la fin du siècle: de 9429 kg en 1571-80 à 19541 kg entre 1591 et 1600. Dans l'intervalle, l'exploitation des mines a été moins poussée à cause du triomphe des mines d'argent; mais ensuite, l'abondance d'argent aboutissant à une revalorisation relative de l'or, les mines d'or redeviennent plus rentables. Le mouvement du port de Carthagène, mesuré par P. Chaunu, a dépendu de ces va-et-vient de fortune des mines de Buritica. En 1582, l'agglomération de Buritica ne comptait que 12 Espagnols vecinos, c'est-à-dire bourgeois de la ville, anciennement installés; mais il y avait 200 Espagnols ordinaires, c'est-à-dire immigrés de fraîche date, 300 noirs esclaves, et 1 500 Indiens d'encomienda, c'est-à-dire concédés (< recommandés )) aux colons propriétaires des mines. Vers la même date (1580), d'autres gisements voisins étaient découverts et de véritables villages-champignons s'installaient (Zaragoza, Remedios). Mais en 1588, une terrible épidémie détruisait presque entièrement la population indienne. Ce furent' alors des noirs qui arrivèrent par milliers pour être utilisés dans ces mines d'or. Les mines d'or du Mexique.
Le Mexique avait toujours produit de l'or. La Conquête par Fernand Cortès, à partir de 1519, avait J. Cf. James Parsons : Antioqueno colonizacion in Western Colombia, Berkeley, 1949.
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donné lieu à une mise à sac de trésors, dont les œuvres de Cortès rendent compte avec fierté. Puis il y eut, dans les régions méridionales, tropicales, comme partout, exploitation de l'or des rivières, « orpaillage ). Mais on aperçoit, au cours des années 1540-1547, une exploitation plus systématique, où interviennent les mines1 • Fernand Cortès fut un grand entrepreneur. Il eut ses grands domaines agricoles, ses bases navales de construction de navires. Il eut aussi ses placers, où des esclaves étaient entretenus « cogiendo oro ) (récoltant l'or) pour son compte. Entre 1540 et 1547, on constate qu'il y avait à la fois de tels esclaves cherchant l'or dans la rivière NotreDame de la Merci, et d'autres qui travaillaient dans les « mines de Macuiltepec ); 395 esclaves répartis en équipes - cuadrillas - de 28 à 100 travailleurs. Le prix d'un esclave indien ainsi occupé était passé de 3 à 7 pesos en 1525-1529 à 50 pesos en 1536 : cela mesure à la fois la hausse des prix et la rareté croissante de la maind'œuvre. Chaque cuadrilla est sous le commandement d'un responsable espagnol qui garde pour rémunération le 1/20e de l'or extrait. L'ensemble est sous la direction d'un « majordome ) qui, lui, conserve du 1/IOe au 1/7e de la production de sa « cuadrilla ) particulière. Cependant, l'exploitation de la mine, qui repose sur l'esclavage, dépend aussi, largement, du système de l'encomienda, c'est-à-dire des charges dues au Marquis (Fernand Cortès à l'origine) par le village de Tehuantepec, qui lui a été concédé (l'encomienda est une sorte de fief) : le village doit en effet fournir aux travailleurs de la mine la subsistance, les vêtements (les couvertures en particulier), assurer les transports, le déménagement des mines quand elles sont épuisées, etc. Constructions, scieries, sont à la charge du village. Et, de plus, il doit un tribut annuel de 1 650 pesos d'or à 16 carats (2/3 d'or fin). On envoyait le montant de ce droit, plus la production des mines, dans des sacs de cuir, au représentant du Marquis à Mexico, qui faisait fondre, et payait le quint au Roi. 1. cr. l'article: J. P. Berthe: La mina1 de oro dû Marquès dei Valle en Tehuantepec, in • Historia Mexicana '. VIII, 1958, nO 29, complété par 1. Cadenhead, article in , The Americas '. 1960, nO 3.
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On peut comparer les productions des années 1540 à 1547: elles sont très rapidement décroissantes: de l'ordre de 8 200 pesos en 1540, elles tombent à 3 300 en 1544, 1 960 en 1546, et 764 pesos seulement en 1547. En moyenne, sur huit années mesurables, un esclave avait mis un mois à recueillir 1 peso, c'est-à-dire un peu plus de 4 g d'or: rappelons qu'au début du siècle, dans l'isthme de Panama, on parlait d'un peso par jour! La chute des dernières années est due aussi à une terrible épidémie. Finalement, la mine d'or rapportait si peu qu'on transféra la main-d'œuvre survivante aux mines d'argent. Ici, le relais de l'or par l'argent est très clair; car c'est en 1546 justement qu'est mise en exploitation la fameuse mine mexicaine de Zacatecas, et en 1548 celle de Guanajuato, non moins fameuse. Baisse de rendement des exploitations d'or. Vogue des mines d'argent. Les deux choses sont liées. Elles sont liées aus~ à une tendance à l'innovation technique. Puisque, dans un document de 1545 concernant la mine d'or de Tehuantepec, on parle d'une petite quantité de métal brut envoyée à Mexico, faute de mercure pour le transformer. Il semblerait donc que, dès cette date, le procédé de l'amalgame au mercure, pour séparer le métal du minerai, courant- en Allemagne depuis assez longtemps, était connu au Mexique. Concluons-en surtout que, vers 1545, l'ère de facilité est finie. Il faut organiser une exploitation d'un nouveau type.
II. -
LES MINES D'ARGENT DU MEXIQUE, ET L'AMALGAME AU MERCURE
. Au Mexique, les « placers )} d'or étaient situés au sud, dans la zone tropicale. Les mines d'argent .vont au contraire être situées au Nord, sur la ligne qui correspond approximativement à l'isohyète de 500 mm de pluies annuelles, parce qu'il faut un minimum de sécheresse, au~dessus duquel il y a risque perpétuel d'ennoyage des mines, car on sait mal lutter contre l'eau. Or cette ligne est aussi celle qui sépare les zones peuplées de façon stable et relativement dense par les Indiens pacifiques, et les zones peuplées d'Indiens « bravos )}, c'est-à-dire nomades, peu nombreux et non soumis aux Européens.
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C'est en somme ce qu'aux :etats-Unis on appellera une frontière ». Les exploitations minières sont souvent à cheval sur cette « frontière )}. Ce sont parfois des villes, mais souvent aussi des exploitations rurales - (C ranCMS ) - , des gisements isolés « rea/es » -, sortes de camps. La plupart de ces mines sont mises en service entre IS46 et ISS6; certaines sont célèbres et le resteront jusqu'au XVIIIe siècle où elles connaîtront leur rendement maximal : Zacatecas, Guanajuato, Pachuca, Real dei monte, Sombrerete. Mais on peut observer que quelques-unes de celles qui produiront le plus au XVIIIe siècle sont situées très au nord, et ne seront ouvertes que tout-à-fait à la fin du XVIe siècle, par des conventions de trève signées avec les Indiens sauvages Chichimecas. Ainsi, San Luis de Potosi (qu'il faut se garder de confondre avec le Potosi péruvien). L'introduction du procédé de l'amalgame au mercure est un épisode essentiel de cette mise en valeur des mines d'argent. La chronologie de cette introduction est intéressante, et peut être ainsi résumée : 1) le procédé était connu dès le xve siècle dans les mines qui travaillaient pour Venise (bien qu'il ne figure pas dans le fameux traité de métallurgie de l'Allemand Agricola). 2) la querelle de priorité (sans grande importance) entre les Allemands et l'Espagnol Bartolomé de Medina pour l'introduction du procédé au Mexique semble tranchée : c'est bien un Allemand, Lomann, qui a reçu le privilège pour l'appliquer en ISS6; Medina le reçut un an plus tard. Ce qui importe véritablement, c'est la rapidité de l'implantation. On dit souvent qu'en ISS9, la mutation a eu lieu. En fait, c'est surtout aux importations du mercure (qui vient d'Almadén en Espagne) que cette implantation peut se mesurer. Le bond en avant de cette importation date de IS62 (ISS6-IS60 : 890 quintaux; IS61IS6S : 3000 quintaux). En quoi consiste le changement technique dit de « l'amalgame au mercure »? Le vieux procédé indien consistait en fusions successives du minerai broyé, dans de J;~~ts fourneaux percés de trous; encore fallait-il, une dernière opération, séparer l'argent du plomb, par oxydation de celui-ci. C'était très long, et très coûteux en combustible. (C
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Le nouveau procédé fut appelé du « patio », parce qu'on le pratiquait dans des cours fermées (