L'influence de l'histoire contemporaine dans l'oeuvre de Marguerite Yourcenar. (Faux Titre)
 9042023732, 9789042023734, 9781435639065 [PDF]

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Zitiervorschau

L’influence de l’histoire contemporaine dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar

FAUX TITRE 310 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans

L’influence de l’histoire contemporaine dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar

Mireille Blanchet-Douspis

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008

Photographie couverture / Photo cover: Pier Post Maquette couverture / Cover design: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-2373-4 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008 Printed in The Netherlands

A Georges

et à mes inspiratrices

Avant-propos “Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans” : cette idée chère à Marguerite Yourcenar, qui figure dans les “Carnets de notes” des Mémoires d’Hadrien, sans doute pourrais-je l’appliquer, en ajoutant une décennie, à mon travail de recherches. J’ai la conviction que je n’aurais pu le mener à bien à l’âge de trente ans, faute de connaissances et plus encore de maturité, de réflexion par rapport à toutes les données qui fondent une civilisation et s’entrecroisent pour former la trame de la vie. Peut-être en outre, la rigueur de Marguerite Yourcenar ne m’aurait-elle pas inspiré la même sympathie et sa sensibilité la même émotion. Aussi ne regretté-je pas de n’avoir entrepris cette thèse que tardivement. Toutefois, cette recherche n’aurait pu se réaliser sans la contribution de plusieurs personnes. Aux membres du personnel enseignant et administratif de l’Institut de latin et grec de l’Université de Tours qui m’ont toujours, avec beaucoup de bienveillance et de dévouement, facilité l’accès à l’abondante documentation de la SIEY, rassemblée par Monsieur Poignault, j’exprime ma sincère gratitude. Ce travail a favorisé la rencontre d’amies : Naoko Hiramatsu et Maria Rosa Chiapparo, qui m’a souvent apporté une aide précieuse en me communiquant des articles et des ouvrages de sa bibliographie personnelle. A elle aussi, j’exprime ma reconnaissance. Les obligations professionnelles ne m’ont pas permis de bénéficier, autant que je l’aurais souhaité, des séminaires et des connaissances yourcenariennes approfondies de Monsieur Jean-Pierre Castellani. Je le regrette et lui sais gré d’avoir lu mon travail avec une grande attention et de m’avoir offert, grâce à ses critiques vigilantes, la possibilité de corriger maints détails. En acceptant d’être rapporteurs lors de la soutenance de ma thèse, Madame Claude Benoît et Monsieur Maurice Delcroix ont bien voulu distraire des heures de leurs propres travaux et me faire bénéficier de leur science et de leur longue fréquentation de l’œuvre de Marguerite Yourcenar ; je les en remercie et leur suis reconnaissante de leurs critiques et conseils avisés, qui m’ont aidée dans la réalisation définitive de ce travail. Enfin, je tiens à remercier tout particulièrement mon directeur de thèse, Monsieur Poignault, dont la disponibilité n’a jamais fait défaut, tant pour fournir un long et fastidieux travail de correction que pour dispenser un conseil judicieux. En lui, j’ai trouvé un professeur digne

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

des maîtres de l’Antiquité, dont la discrétion attentive, qui stimule sans prescrire, favorise chez l’élève l’expression de toutes ses possibilités. Grâce à sa compétence et à son intelligence, j’ai travaillé avec le sentiment que “je devais” explorer certaines pistes et non que cela m’était imposé. Ce travail n’aurait pu être mené à terme sans la compréhension de mon mari et son soutien logistique. Sa vigilance et ses critiques m’ont évité les fautes d’impression et m’ont incitée à rendre parfois l’expression plus limpide. Je lui sais gré de m’avoir familiarisée avec l’outil informatique et d’avoir toujours patiemment cherché à me simplifier le travail. S’il est permis de former un vœu, c’est que ce travail puisse servir l’œuvre de Marguerite Yourcenar dont il semble que la sagesse mériterait d’être entendue, aujourd’hui plus que jamais.

Table des abréviations Les abréviations utilisées pour les titres des œuvres de Marguerite Yourcenar citées dans les notes infrapaginales de ce travail sont celles que recommande la S.I.E.Y. dans la composition des Bulletins et des Actes de colloques. A : Alexis ou le Traité du vain combat AN : Archives du Nord AS : Anna, soror… CA : Les Charités d’Alcippe CG : Le Coup de grâce DR : Denier du rêve E : Electre ou la chute des masques EM : Essais et Mémoires (édition Gallimard, la Pléiade) F : Feux FP : Fleuve profond, sombre rivière HO : Un homme obscur LM : Le Labyrinthe du monde MA : Le Mystère d’Alceste MCA : La Mort conduit l’attelage MH : Mémoires d’Hadrien NE : La Nouvelle Eurydice NO : Nouvelles Orientales ON : L’œuvre au Noir OR : Œuvres romanesques (édition Gallimard, la Pléiade) PE : En pèlerin et en étranger QE : Quoi ? L’Éternité QM : Qui n’a pas son Minotaure ? RC : Rendre à César S II : Sources II SP : Souvenirs pieux TGS : Le Temps, ce grand sculpteur Th I : Théâtre I Th II : Théâtre II L : Lettres à ses amis et quelques autres PV : Portrait d’une voix YO : Les Yeux ouverts

Introduction Par “histoire contemporaine”, les historiens entendent une période bien précise qui s’étend de 1789 à nos jours. La fin de l’Ancien Régime en France représente donc une date charnière, à partir de laquelle une nouvelle classe sociale va accéder au pouvoir et imposer sa maîtrise et sa conception de l’économie, assurant ainsi le développement du capitalisme, d’un important prolétariat ouvrier et favorisant l’avènement de la démocratie. Les événements qui jalonnent le XIXème siècle, de la Restauration à la IIIème République, marquent de leur empreinte les riches familles de l’aristocratie foncière auxquelles appartenait Marguerite Yourcenar. En trouve-t-on la trace dans son œuvre ? Et plus encore, l’histoire du XXème siècle, qui constitue la trame de sa vie tout entière, tant en ce qui concerne l’évolution des idées que les faits eux-mêmes, n’apparaît-elle pas ? La présence de l’histoire contemporaine, à laquelle de nombreux lecteurs n’ont pas pris garde, a été habituellement écartée. Les références à la mythologie et aux mythes qui caractérisent les œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar comme Feux, La Nouvelle Eurydice et la première version de Denier du rêve puis le choix de l’histoire romaine dans Mémoires d’Hadrien, de l’époque de la Réforme dans L’Œuvre au Noir et des siècles passés dans Le Labyrinthe du monde ont contribué à donner d’elle l’image d’un écrivain du passé. La rigueur de son style et son souci d’harmoniser la langue et la réalité d’un moment historique lui ont de surcroît valu l’épithète d’écrivain classique. Elle-même n’a pas récusé ces notions, déclarant au hasard de la plupart des entretiens que “l’amour du passé est l’amour de la vie parce que notre vie est beaucoup plus au passé qu’au présent”1 et que si on entend par “auteur classique”, celui qui soigne son style et refuse l’expression négligée2, il s’agit d’un jugement positif. 1

Marguerite Yourcenar, Portrait d’une voix, 23 entretiens (1952-1987), Textes réunis, présentés et annotés par Maurice Delcroix, Paris, NRF-Gallimard, 2002, p. 348. 2 Ibid., p. 347.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

Lors du premier Colloque International de València, tenu en novembre 1984, Jean-Pierre Castellani et Pierre Brunel3 mettent en évidence la présence du mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, le premier à travers l’évocation d’Eros et Thanatos dans Mémoires d’Hadrien, le second dans Electre. En mai 1985, au cours de la Giornata Internazionale di Studio sull’opera di Marguerite Yourcenar4, on relève une communication de Rémy Poignault intitulée “Le Mystère d’Alceste : rénovation et métamorphose du mythe”5. La même année, dans le “Dossier Yourcenar”, publié dans la Revue Nord6, Joël Dubosclard traite du “mythe grec de Marguerite Yourcenar”7. Dans les années qui suivent, nombreuses sont les études portant sur le mythe dans l’œuvre de Yourcenar. Dans les “Études” sur Marguerite Yourcenar, publiées par la Revue de l’Université de Bruxelles8, la référence au mythe apparaît dans deux titres de communications : celle de Maurice Delcroix qui analyse comment s’imbriquent autobiographie et mythe dans les Mémoires d’Hadrien et celle d’Elena Real, intitulée : “Mer mythologique, mer mythique, mer mystique”. En 1989, le groupe Yourcenar d’Anvers, dirigé par Maurice Delcroix, consacre un numéro spécial (le n° 5) du bulletin de la SIEY au mythe et à l’idéologie dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar9, qui montre que pratiquement toutes ses œuvres peuvent se lire comme un récit mythique. Les bulletins de la SIEY, consacrés respectivement aux Rencontres autour du théâtre de Marguerite Yourcenar (bull. n° 7) et à La Scène mythique (bull. n° 9)10 réservent une large place à l’importance et au traitement du mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Le Colloque Roman, Histoire et Mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, organisé conjointement par le 3

Françoise Bonali-Fiquet, Réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, essai de bibliographie chronologique (1922-1994), Tours, SIEY, 1994, p. 24 (année 1986). 4 Ibid., p. 25-26. 5 Rémy Poignault, “Le Mystère d’Alceste : rénovation et métamorphose du mythe”, Giornata Internazionale di Studio sull’opera di Marguerite Yourcenar : Actes de la journée internationale d’études sur l’œuvre de Marguerite Yourcenar, tenue à l’Université de Pavie, 8 nov. 1985, édités par Giorgetto Giorgi dans Il Confronto Letterario, 1986, 98 p. Article de R. Poignault, p. 69-80. 6 Françoise Bonali-Fiquet, op. cit., p. 24. 7 Joël Dubosclard, “Le mythe grec de Marguerite Yourcenar”, Dossier Yourcenar, Nord, n° 5, juin 1985. Article de J. Dubosclard, p. 71-76. 8 Françoise Bonali-Fiquet, op. cit., p. 32. 9 Ibid., p. 34. 10 Ibid., p. 38-39 et 40.

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groupe de travail Marguerite Yourcenar d’Anvers et la SIEY à l’Université d’Anvers en mai 199011 est l’occasion d’un très large et très riche tour d’horizon de la présence du mythe dans la création littéraire de Yourcenar. Enfin, en 1993, Rémy Poignault présente à l’université de Tours sa thèse sur L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire12 qui réalise une synthèse sur la place qu’occupent l’Antiquité et ses mythes dans l’œuvre de Yourcenar. La même année, le Colloque de Tenerife13 montre comment, permettant à Marguerite Yourcenar de dépasser les frontières du temps et de l’espace, le mythe favorise l’expression de l’universalité. Les multiples études et articles suscités par le mythe traitent d’aspects très variés dans l’œuvre de Yourcenar. Les figures mythologiques évoquées dans Feux suggèrent immédiatement les thèmes fondateurs de la littérature gréco-latine mais parfois, le mythe ne transparaît pas avec la même évidence ; ainsi dans Un homme obscur, l’île omniprésente, avec l’Ile Perdue et l’île frisonne, ne ressemble guère à l’île de la Crète ou à celle d’Ithaque et pourtant, il s’agit du “mythe que Yourcenar creuse et enrichit”, en faisant de celle-ci le lieu par excellence, destiné non plus à contenir l’homme mais à faire corps avec lui et à devenir son tombeau, car la mort du héros ou tout au moins la rencontre avec la mort est étroitement liée au lopin de terre à la dérive14.

Un roman inscrit dans une réalité historique précise, qui détermine son caractère tragique, comme c’est le cas du Coup de grâce, n’échappe pas à l’influence du mythe ; les contradictions d’Éric 11

Françoise Bonali-Fiquet et Enrica Restori, “Choix bibliographique 1995-1996”, Tours, SIEY, bull. n° 17 (déc. 1996), p. 158. 12 Rémy Poignault, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire. Thèse de doctorat sous la dir. du Prof. Raymond Chevallier, Université de Tours, 1993, 967 p. Publication : op. cit., Collection Latomus, revue d’études latines, Bruxelles, 1995, 2 tomes. 13 Françoise Bonali-Fiquet et Enrica Restori, “Choix bibliographique 1995-1996”, op. cit., p. 158. 14 Elena Pessini, “Le mythe de l’île dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar”, Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du Colloque d’Anvers, édités par Simone et Maurice Delcroix et le Groupe Yourcenar d’Anvers, Tours, SIEY, 1995, 528 p. Article d’E. Pessini, p. 353-362 (citation, p. 353)

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

résultent avant tout de son amour pour lui-même, qui exclut l’échange avec les autres. Narcisse, il est condamné à la solitude et à la souffrance. Cependant, le mythe se révèle particulièrement fécond dans le rapport avec l’histoire et la représentation littéraire de celle-ci. Prince bien réel, personnage historique, Hadrien revêt aussi un caractère mythique ; derrière l’image de l’empereur romain, se profilent les silhouettes de Jupiter, de Prométhée, d’un Surhomme tel qu’en proposent maintes civilisations et légendes15. Dans son article intitulé “Marguerite Yourcenar : le rôle du mythe dans la création romanesque”16, Yves-Alain Favre montre remarquablement comment, s’identifiant à Jupiter Olympien, Hadrien structure son existence d’après ce modèle, s’efforçant de maintenir sa vie dans le sillage de l’ordre olympien et évitant la tentation de la démesure des Titans17. Ainsi, le mythe est au cœur même de la création romanesque, il lui confère tout son sens et permet une pluralité de lectures. Grâce au mythe, la représentation de l’histoire se trouve singulièrement enrichie. Tout d’abord, elle gagne en poésie grâce à sa signification symbolique, voire allégorique. Plus encore, elle revêt une signification ponctuelle et universelle et exprime une philosophie de l’histoire. Si l’on prend l’exemple d’Angiola Fides étudié par Georgia H. Shurr dans l’article “Narcisse : le mythe caché chez Yourcenar”18 et Maria Rosa Chiapparo dans sa thèse, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps19, on perçoit tout d’abord avec l’obscurité de la salle de cinéma, une référence culturelle à la caverne des ombres platoniciennes. Le mythe de Narcisse évoque à la fois la vanité de l’illusion, la souffrance de l’être infantile qui se détruit dans la contemplation de soi et le dédoublement de la personnalité chère à la psychanalyse. Mais cette dépossession de l’être au profit d’une 15

Outre sa thèse, Rémy Poignault a analysé dans divers articles et notamment dans “Le prince entre mythe et histoire”, Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 363 à 377, la richesse du personnage d’Hadrien, à la fois homme politique jugé par l’histoire et Prince symbolique. 16 Yves-Alain Favre, “Marguerite Yourcenar : le rôle du mythe dans la création romanesque”, Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 189-196. 17 Ibid., 194-195. 18 Georgia H. Shurr, “Narcisse : Le mythe caché chez Yourcenar”, Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 411-418. 19 Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps (1920-1940). Thèse de doctorat sous la dir. du Prof. J.-L. Backès, Université de Tours, 2002, 403 p.

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simple apparence vide de sens et génératrice de rêve apparaît aussi comme une constante de tout régime politique totalitaire, qui aliène l’individu et l’infantilise. Et quelle différence entre la fonction du cinéma aujourd’hui et celle des jeux du cirque hier ? Ainsi, la boucle est bouclée, l’histoire se répète, la Rome du XXème siècle ne diffère pas pour l’essentiel de celle de l’Empire. Le mythe facilite grandement l’échappée hors du temps et de l’espace à laquelle Marguerite Yourcenar ne cesse de convier son lecteur et les spécialistes de son œuvre ont bien montré que si le mythe fait partie intégrante de la création romanesque, il ne se dissocie pas davantage de la représentation de l’histoire. Il convient parfaitement à l’expression de l’universalité, l’une des idées-forces de Marguerite Yourcenar. Un autre aspect de son œuvre a intéressé de nombreux chercheurs et fait l’objet d’études et de colloques ; il s’agit de la biographie et de l’autobiographie, de ce que l’on peut considérer comme une forme d’écriture de soi, qui apparaît dans la plupart des œuvres de Marguerite Yourcenar. En effet, la narration se fait souvent à la première personne. Qu’il s’agisse d’Alexis, d’Éric, d’Hadrien, tous racontent, sinon leur vie, du moins un moment, un épisode de celle-ci. Dans Feux et Le Labyrinthe du monde, on peut considérer que le “je” de la narratrice coïncide avec le “je” du personnage. Le Colloque International de València, tenu à l’automne 198620, a été consacré à l’étude de cette particularité de la création romanesque de Marguerite Yourcenar. Proche dans le temps et dans l’esprit, le Colloque de Tours, intitulé Marguerite Yourcenar. Une écriture de la mémoire21 s’est également préoccupé de la présence du “je” dans la création romanesque. Les notions d’universalité et d’intemporalité établissent le lien entre mythe, histoire et écriture de soi. Chaque homme est plus que lui-même. Il porte en soi la famille et les peuples, riches d’une histoire et de cultures, qu’il a traversés. L’écriture de soi consiste donc à retrouver l’humanité tout entière à travers un destin individuel. Ainsi Souvenirs pieux et Archives du Nord apprennent fort peu de choses sur la narratrice mais font pénétrer dans des “réseaux” que l’on voit se reconstituer et évoluer au fil des siècles et des soubresauts de l’Histoire. Dès lors, Archives du Nord offre quelques 20 21

Françoise Bonali-Fiquet, op. cit., p. 29-30. Ibid., p. 35-36.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

similitudes avec L’Œuvre au Noir et Marguerite Yourcenar nous entraîne dans l’Histoire bien plus que dans l’histoire de sa vie. L’écriture “autobiographique” et la forte présence du thème de la mort dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar comme l’attestent les thèses de Kajsa Andersson22 et Agnès-Laure Sauvebelle23, présentées respectivement en octobre 1986 et 1987 ainsi que les communications du colloque intitulé Les visages de la mort dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar24, ont suscité de nombreuses interprétations à tendance psychanalytique de l’œuvre de Yourcenar. La thèse de Pascale Doré, Les traces d’un trauma ou le féminin insoutenable dans l’écriture de Marguerite Yourcenar25, dirigée par Julia Kristeva et soutenue en juin 1998, en fournit un exemple. Certaines recherches, souvent en rapport avec la psychanalyse et la linguistique, se sont intéressées plus précisément au langage, au style, à la narration dans l’œuvre de cet auteur. Nous n’évoquerons pas avec plus de précision ces aspects des études yourcenariennes puisqu’elles se situent en dehors de notre champ d’investigation. C’est par rapport à l’histoire, l’autobiographie et les idées philosophiques et morales – exprimées notamment dans le mythe – que nous devons situer notre travail. Ces éléments tendent à confirmer que Marguerite Yourcenar se tourne plutôt vers le passé et que son travail sur l’histoire s’applique surtout aux événements éloignés dans le temps. Elle déclare d’ailleurs elle-même qu’il faut un peu de recul par rapport à ce que l’on étudie et qu’on ne peut bien voir ce qui appartient à notre actualité. Cependant, sa volonté d’universalité implique qu’elle embrasse aussi le présent, dont elle dit qu’il ne cesse de se diluer dans le passé. La circonspection est donc de mise et il convient de se demander si l’histoire contemporaine n’affleure pas beaucoup plus qu’il n’a été dit dans l’œuvre de Yourcenar. Sans doute contribue-telle à entretenir elle-même l’incertitude. La “note de l’auteur” de plus 22

Kajsa Andersson, Le “Don sombre”. Le thème de la mort dans quatre romans de Marguerite Yourcenar. Thèse de doctorat présentée devant l’Université d’Uppsala, oct. 1986, 269 p. 23 Agnès-Laure Sauvebelle, Éros et Thanatos dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar. Thèse de doctorat de IIIe cycle sous la dir. du Prof. Michel Raimond, Université de la Sorbonne, Paris IV, 1987, 313 p. 24 Françoise Bonali-Fiquet, op. cit., p. 47-48. 25 Pascale Doré, Les traces d’un trauma ou le féminin insoutenable dans l’écriture de Marguerite Yourcenar. Thèse de doctorat sous la dir. du Prof. Julia Kristeva, Université de Paris VII, 1998.

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de dix pages qui accompagne L’Œuvre au Noir26 nous plonge dans l’histoire du XVIème siècle et, comparant Hadrien et Zénon, elle écrit : Dans le premier cas, le romancier, pour essayer de représenter dans toute son ampleur le personnage tel qu’il a été, n’étudiera jamais avec assez de minutie passionnée le dossier de son héros, tel que la tradition historique l’a constitué ; dans le second cas, pour donner à son personnage fictif cette réalité spécifique, conditionnée par le temps et le lieu, [...], il n’a à son service que les faits et dates de la vie passée, c’est-à-dire l’histoire27.

Même si Zénon n’est pas un personnage historique au même titre qu’Hadrien, il est créé à partir de modèles bien réels, qui lui assurent l’étoffe d’un savant et d’un esprit libre du XVIème siècle ; quelques pages plus loin, dans les Carnets de notes qui accompagnent L’Œuvre au Noir, on peut lire cette réflexion de Marguerite Yourcenar : “Se désincarner pour se réincarner en autrui. Et utiliser pour le faire ses os, sa chair et son sang, et les milliers d’images enregistrées par une matière grise”28. Ce processus de réincarnation, qui suppose une osmose aussi parfaite que possible, laisse imaginer une continuité entre le personnage et le créateur, entre l’homme du XVIème siècle et l’écrivain du XXème siècle, entre le passé et le présent ; ne peut-on pas s’attendre à voir en filigrane la civilisation d’aujourd’hui dans celle de la Renaissance et de la Réforme ? Tout en se défendant d’avoir voulu exprimer une opinion sur l’histoire d’aujourd’hui, par exemple dans la préface du Coup de grâce, en date du 30 mars 196229, Marguerite Yourcenar affirme que Denier du rêve était une dénonciation – à peu près unique à l’époque – du fascisme italien30. Elle déplore aussi, mais sans grandes précisions, que ses œuvres aient été mal lues ; dans un entretien de 1977, elle répond sans la moindre hésitation à Jean Montalbetti, qui lui demande si elle a conçu son œuvre comme un témoignage ou une œuvre d’art :

26

Marguerite Yourcenar, ON, Note de l’auteur, OR, p. 837 à 850. Ibid., p. 839. 28 Marguerite Yourcenar, ON, Carnets de notes, OR, p. 864. 29 Marguerite Yourcenar, CG, préface, OR, p. 79 à 83. 30 Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Le Centurion, 1980, 336 p. Réédition dans la collection du “Livre de poche” en 1982 puis Bayard Éditions, 1997. L’entretien traite de Denier du rêve, p. 83 à 89 (Éd. Bayard). 27

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle Comme un témoignage. Je crois que je n’aurais pas été capable d’écrire une œuvre d’art pour le plaisir [...]. Pour l’écrivain, il y a toujours le besoin de crier, même si c’était dans le désert, pour énoncer certaines idées qui lui semblent utiles et ne pas avoir été dites avant lui comme il le fallait. [...]. Même pour Archives du Nord, dont on a parlé avec beaucoup de générosité, on n’a pas vu que l’essentiel était une protestation indignée contre la condition humaine31.

Des phrases telles que celles-ci, dont la sincérité ne paraît pas douteuse, semblent contredire ses protestations exprimées en d’autres occasions et le jugement assuré que l’on relève dans l’entretien avec Patrick de Rosbo : “En ce qui me concerne, la satire tient dans mes livres une bien plus grande place que la critique ne l’a vu”32 accrédite l’idée que tout en restant un écrivain classique, passionné par l’histoire du passé, Marguerite Yourcenar appartient aussi pleinement au XXème siècle. Ainsi le Colloque International de Thessalonique, organisé à l’Université Aristote en novembre 200033 a-t-il tenté d’apporter des réponses à une question qui se justifie à propos de Marguerite Yourcenar : est-elle un écrivain du XIXème siècle, appartenant plus au passé qu’à son époque ou au contraire, dépasse-telle les frontières du temps et n’est-elle pas un écrivain moderne, sans cesser d’appartenir à l’âge classique ? Toute la vie et l’œuvre de Marguerite Yourcenar semblent caractérisées par une position singulière. Jusqu’en 1939, elle ne quitte guère l’Europe, installée une partie du temps en France, mais séjournant aussi en Italie, en Grèce et voyageant dans de nombreux pays européens. Cette aristocrate aisée, qui a choisi d’écrire, est pétrie d’une vaste et solide culture européenne. Aussi Maria Cavazzuti a-telle raison de dire à son sujet : Même si, à l’instar des grands humanistes européens, elle se déclare apatride, ou plutôt, par vocation et par choix, plus citoyenne du monde que fille d’un pays bien défini, c’est dans la civilisation européenne que plongent ses racines culturelles et c’est grâce à cette culture qu’elle a pu approcher d’autres civilisations, parfois éloignées dans le temps et dans

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Marguerite Yourcenar, PV, p. 196. Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, Paris, Mercure de France, 1972, 172 p. Réédition en 1980. Citation, p. 73. 33 Marguerite Yourcenar. Écrivain du XIXe siècle ? Actes du Colloque de Thessalonique. Textes réunis par Georges Fréris et Rémy Poignault, ClermontFerrand, SIEY, 2004, 437 p. 32

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l’espace et en ébaucher un tableau qui sous-tend les origines culturelles de son auteur34.

Dans l’article, “Marguerite Yourcenar et l’Europe”35, Rémy Poignault confirme tout à fait cette opinion ; jusqu’à son installation définitive aux USA, Marguerite Yourcenar est, d’un point de vue géographique et culturel, un écrivain pleinement européen36. En témoignent les influences que l’on décèle dans l’essai “Diagnostic de l’Europe”, paru en 1929 ; Rémy Poignault évoque successivement Paul Valéry, Oswald Spengler, Julien Benda mais aussi Gobineau et Renan37. Ce texte de jeunesse, où apparaissent des thèmes chers à Marguerite Yourcenar, est fortement marqué par l’esprit du temps et exprime des idées que l’on peut considérer comme banales à l’époque38. Les années de la guerre introduisent une profonde rupture dans la vie de Marguerite Yourcenar. Il lui faut s’adapter aux valeurs du Nouveau Monde, renoncer aux avantages liés à sa naissance aristocratique puisqu’elle se retrouve désormais sans fortune et découvrir d’autres milieux intellectuels que ceux auxquels elle était habituée, à Paris notamment. Elle doit même quelque temps exercer une activité professionnelle ; dans sa biographie, elle note qu’à la fin de novembre 1939, “elle réside à New York où elle s’essaie sans grand fruit à des besognes journalistiques et à des traductions de type commercial”39. Environ un an plus tard, Grace Frick ayant été “nommée directrice d’un petit collège féminin”, à Hartford, dans le Connecticut, elle donne bénévolement quelques cours de français et d’histoire de l’art puis “bien que dépourvue de diplômes universitaires, [elle] obtient en 1942 un “mi-temps” à Sarah Lawrence College, dans la banlieue de New York” et elle occupe ce poste jusqu’en 1949 et même 195240. Elle ne garde pas de bien bons 34

Maria Cavazzuti, “Visages de l’Europe dans les Essais de Marguerite Yourcenar”, Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 11 à 22 (citation p. 11). 35 Rémy Poignault, “Marguerite Yourcenar et l’Europe”. D’Europe à l’Europe - III -, Caesarodunum, n° hors série. Textes réunis par Odile Wattel-de-Croizant, Tours, Centre de Recherches Piganiol, 2002, p. 85-102. 36 Ibid., p. 85. 37 Ibid., p. 90-91. 38 Trois ans plus tôt, en 1926, A. Malraux a publié La Tentation de l’Occident, qui se fonde à peu près sur le même constat de la décadence de la culture européenne. 39 Marguerite Yourcenar, OR, chronologie, p. XXI et XXIV. 40 Ibid., p. XXII.

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souvenirs de ces années de travail salarié41, qui lui laissent tout juste le loisir d’écrire quelques articles. Pourtant, la dizaine d’années qui s’étendent de l’arrivée aux États-Unis à la publication de Mémoires d’Hadrien ont certainement beaucoup contribué au mûrissement de Marguerite Yourcenar. Pour la première fois de sa vie, elle prend concrètement conscience des réalités quotidiennes vécues par la grande majorité des hommes ; privée des avantages de sa classe d’origine, elle n’est qu’une Européenne anonyme dans la foule américaine. Au contact des milieux intellectuels que lui fait découvrir Grace Frick, elle est initiée à des problèmes auxquels sa sensibilité personnelle la rendait réceptive mais que la culture française n’évoquait pas encore : l’écologie, les droits des minorités et elle commence à se familiariser avec des cultures qui, vues d’Europe et soumises au jugement décadent qui s’exprime dans “Diagnostic de l’Europe”, n’apparaissaient pas dignes de la même considération que la civilisation européenne. L’univers intellectuel de Marguerite Yourcenar s’enrichit de nouveautés inconnues, sans doute insoupçonnées parfois ; elle acquiert de la maturité et une compréhension plus large, certainement affinée, de l’ensemble des êtres vivants. Des aspects que l’on pourrait qualifier de “plus modernes” s’insinuent ainsi en elle, mais sans parvenir à la détacher de sa langue et de sa culture d’origine. La plupart des œuvres composées aux États-Unis ont pour cadre l’Europe ; en témoignent Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au Noir, Le Labyrinthe du monde et même Un homme obscur qui ont exigé des recherches approfondies dans l’histoire européenne. Ces œuvres dépassent assurément le cadre de l’Europe de l’Antiquité et d’autrefois et entendent exprimer l’universel ; cependant pour atteindre ce but, c’est toujours vers les civilisations européennes du passé que se tourne Marguerite Yourcenar. Malgré cela, dans les strates d’histoire passée, viennent se fondre quelques veines d’histoire contemporaine. La singularité de Marguerite Yourcenar dans la littérature française se déduit aussi du rapprochement avec d’autres auteurs de son temps. En effet, les écrivains qui, comme elle, se sont intéressés à l’histoire, l’ont généralement mise en scène sous la forme de l’autobiographie et ont essayé de définir un humanisme pour leur temps, ne manquent pas. Mais notre travail n’ayant pas de visées 41

Marguerite Yourcenar, YO, p. 126.

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comparatistes, nous évoquons seulement quelques analogies très générales. On peut citer Malraux, même Céline et aussi Gracq dont Le Rivage des Syrtes date très sensiblement de la même époque que les Mémoires d’Hadrien (Le Rivage des Syrtes est publié en septembre 1951, Mémoires d’Hadrien en décembre 1951). Les Chemins de la liberté et le théâtre de Sartre offrent éventuellement quelques occasions de rapprochement avec l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Le choix des mythes de l’Antiquité dans l’expression théâtrale se retrouve notamment chez Giraudoux et Cocteau. Tout cela donne à penser qu’elle n’échappe absolument pas à la sensibilité du XXème siècle. Cependant, là où Malraux et Céline, de façon toute différente, prennent position par rapport aux événements de leur temps, Marguerite Yourcenar choisit une position de recul, historique et aussi géographique pourrait-on dire. La distinction est peut-être plus difficile à établir avec Le Rivage des Syrtes, roman allégorique qui peut faire penser à Sur les falaises de marbre (publié en 1939) du romancier allemand Ernst Jünger. Toutefois, on perçoit immédiatement qu’à la différence de Gracq et Jünger, qui choisissent de traduire leur vision de l’histoire dans des lieux et temps indéterminés et par le biais de personnages entièrement imaginaires, assez peu individualisés42, Marguerite Yourcenar fait revivre un empereur particulier, qui a marqué l’histoire de son empreinte ou des personnages créés à partir de modèles qui ont existé. Bien qu’on ne puisse parler de réalisme à propos de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, il est assez net que le mythe et la réalité s’entremêlent. Un phénomène typique des XIXème et XXème siècles contribue certainement aussi à expliquer l’isolement et la singularité de Yourcenar : la tendance des écrivains à se constituer en courants, presque en “écoles”. Durant ses jeunes années, elle subit l’influence des écrivains qui déplorent la décadence et la fin de la civilisation européenne. Elle partage la plupart de leurs idées tout en conservant son indépendance de jugement. Le mouvement surréaliste, qui, non 42

Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Œuvres complètes, NRF-Gallimard, Paris, 1989, tome I. Notices et notes de Bernhild Boie. Cette dernière écrit dans la notice du Rivage des Syrtes : “Dans Le Rivage des Syrtes, l’Histoire soustraite à la réalité d’une époque, n’appartenant ni à un événement spécifique ni à un destin singulier, prend la forme d’un mythe collectif” (p. 1330). Comme chez Marguerite Yourcenar, la notion de mythe s’impose mais elle ne s’incarne pas dans un destin particulier. L’être humain individuel se fond dans le groupe.

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seulement prétend formuler une théorie révolutionnaire de l’art mais en outre se réclame d’une certaine idéologie politique, ne l’a pas attirée et sans doute, lui aurait-il été absolument insupportable d’accepter dans les années d’après-guerre l’espèce de domination exercée sur les lettres par un groupe de philosophes, à peu près tous issus du même creuset universitaire et proches de la même mouvance politique. On peut considérer que l’exil américain avait du bon pour Marguerite Yourcenar. Il la dispensait, elle, l’aristocrate déclassée, dépourvue de formation universitaire, sceptique en matière politique, d’avoir à affirmer son existence littéraire parmi des gens si peu semblables à elle. Aussi, est-ce en dehors de la France, à l’écart des avant-gardes, des théories modernistes qu’elle a composé ses œuvres majeures. Jamais lasse de voyager en Europe, d’approfondir la civilisation de ce continent au passé multiforme, de s’enrichir de la connaissance de l’Orient, elle a fait de son île du Nouveau Monde le laboratoire protégé de tous, où les échos du monde ne parvenaient qu’assourdis et où elle pouvait en paix élaborer son alchimie personnelle. Il s’agit donc d’analyser celle-ci, d’en découvrir les composants, leur intégration et leur pouvoir. L’étude de la réfraction de l’histoire contemporaine dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar impose en premier lieu d’en rechercher les traces dans les textes variés publiés par l’écrivain. Toute son œuvre ne présente pas un égal intérêt de ce point de vue. La poésie et le théâtre seront plus rarement sollicités que les romans et les nombreux essais. Cependant, il convient d’examiner si, derrière les figures du mythe, Feux n’offre pas aussi une allusion à l’actualité et il en est de même des pièces de théâtre. Dans Qui n’a pas son Minotaure ?, quelques images et répliques font écho à des événements marquants du XXème siècle et Rendre à César, composé à partir de Denier du rêve, traite évidemment des faits politiques récents. Aucun texte de Marguerite Yourcenar ne doit être a priori rejeté ; cependant, la manne se trouve dans les romans et certains essais. Encore faut-il distinguer. Parmi les premiers romans, Denier du rêve et Le Coup de grâce présentent évidemment un intérêt de premier plan puisqu’ils mettent en scène des événements historiques du XXème siècle. Par contre, Alexis, plus psychologique, qui traite plutôt d’un problème moral, se révèle moins riche pour l’histoire contemporaine. Les trois nouvelles qui composent La Mort conduit l’attelage ont donné naissance à des romans dont on ne fera pas le même usage. Autant on

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découvre d’échos de l’histoire du XXème siècle et des idées chères à Marguerite Yourcenar dans L’Œuvre au Noir et Un homme obscur, autant Anna, soror... reste un roman qui se prête assez peu à une interprétation politique actuelle. En revanche, dans Mémoires d’Hadrien, derrière l’évocation de l’histoire du IIème siècle, se profile celle du XXème siècle. Tous les romans ont une signification universelle mais l’universalité ne joue pas de la même manière dans chacun. Enfin Le Labyrinthe du monde, qui privilégie l’histoire contemporaine sans négliger celle des siècles passés, fourmille d’éléments intéressants, qu’ils apparaissent sous la forme de faits historiques ponctuels ou de situations symboliques, universelles. Ce texte révèle aussi les différents aspects que revêt l’histoire ; à côté des grands événements politiques que Marguerite Yourcenar ne passe pas sous silence, on trouve la représentation des groupes sociaux, l’image de l’organisation de la société à un moment donné et en fouillant davantage dans la vie privée des hommes, l’état des mentalités. Tous les éléments extraits de leur gangue narrative, doivent être confrontés aux témoignages des historiens, afin d’apprécier leur pertinence. Deux axes principaux se dégagent donc : la recherche des détails visibles, manifestes de l’histoire contemporaine et l’interprétation de l’universalité à travers laquelle se dessinent les contours du monde et de la civilisation d’aujourd’hui. Ce premier travail d’investigation mené à son terme, il sera possible de déterminer dans quelle mesure Marguerite Yourcenar n’est pas qu’un écrivain du passé. Après avoir analysé pour quelles raisons elle choisit d’exprimer ses idées de préférence à travers l’histoire et comment elle la met en scène, nous nous demanderons en quoi consiste son classicisme et si elle n’est pas, malgré certaines apparences, un écrivain profondément immergé dans son temps. Il conviendra de définir quels éléments de modernité imprègnent sa philosophie de la vie, de l’histoire et de l’art, quel rôle elle assigne à l’écrivain dans un siècle où beaucoup d’entre eux se sont fait un devoir de s’engager, ce que représente la religion dans un monde qui semble plus voué aux valeurs marchandes qu’au sacré et enfin quel humanisme elle envisage pour l’homme d’aujourd’hui. Pour apprécier la spécificité de la pensée de Marguerite Yourcenar et son apport à la littérature du XXème siècle, nous serons amenée à nous intéresser, sinon à la philosophie la plus abstraite, du moins à l’histoire des idées qui ont exercé une influence au XXème siècle. Bien souvent, nous

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nous laisserons guider par Marguerite Yourcenar elle-même, qui apporte nombre d’informations sur ses lectures, sa formation intellectuelle et artistique, ses voyages, etc…, c’est-à-dire que nous utiliserons largement les entretiens accordés à plusieurs personnes de diverses nationalités et tout particulièrement ceux rassemblés par Maurice Delcroix43 et ceux qu’ont réalisés Patrick de Rosbo44 et Matthieu Galey45 ; ils constituent en effet des sources d’informations très complètes sur les projets de Marguerite Yourcenar, ses attentes, sa méthode de travail et son état d’esprit face à l’état de la civilisation d’aujourd’hui. Les lettres éditées à ce jour aident aussi à préciser le portrait moral et intellectuel de l’écrivain. Nous accorderons également la plus grande attention aux nombreuses notes, préfaces et postfaces qui accompagnent les œuvres. Elles précisent les intentions de l’auteur et peuvent éclairer le texte d’un jour nouveau ; en tout cas, il n’est pas indifférent qu’elle ait éprouvé le besoin de faire suivre les Mémoires d’Hadrien ou L’Œuvre au Noir d’un carnet de notes. En même temps, il faut tenir compte du principe d’autorité adopté par l’auteur à l’égard de ses lecteurs46 et se défier de la vérité énoncée dans les paratextes. Grâce à cette comparaison entre les textes de nature variée rédigés par Marguerite Yourcenar et à leur confrontation avec d’autres publications du XXème siècle émanant d’origines diverses, on s’efforcera de répondre à la question : Marguerite Yourcenar est-elle plus proche des écrivains des siècles antérieurs que de ceux de son temps ? Sa pensée appartient-elle au passé ou, ayant compris qu’on ne rejette pas impunément tout ce qui a fait la richesse des anciennes civilisations, n’essaie-t-elle pas de réaliser une heureuse synthèse entre tradition et modernité ?

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Marguerite Yourcenar, PV, op. cit. Marguerite Yourcenar, Rosbo, op. cit. 45 Marguerite Yourcenar, YO, op. cit. 46 Francesca Counihan, L’autorité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Septentrion, Presses universitaires, 1998, 639 p. (thèse de l’Université de Paris VII, UFR Sciences des textes et documents, sous la dir. du Prof. Maurice Laugaa). Marguerite Yourcenar. Aux frontières du texte. Actes du Colloque organisé par la Société d’Étude du roman français du XXème siècle à Paris (ENS), édités par AnneYvonne Julien, Roman 20-50, 1995, 173 p. Brian Gill, “Techniques de l’argumentation : la topique de Marguerite”, Lectures transversales de MY, Tours, SIEY, 1997, p. 17 à 26. 44

Première partie

Echos directs de l’Histoire contemporaine

Chapitre 1 Événements politiques Parmi les événements contemporains évoqués par Marguerite Yourcenar dans son œuvre, figurent ceux qu’elle a elle-même vécus, qui apparaissent sous forme de souvenirs assez imprécis, de témoignages, de remémorations d’après des informations extérieures ou de réflexions mûries postérieurement aux faits. Il convient aussi d’inclure parmi les événements contemporains ceux qui sont immédiatement antérieurs à Marguerite Yourcenar et dont l’écho se répercute dans ses jeunes années, au travers de la famille.

I Événements vécus par Marguerite Yourcenar La guerre de 1914-1918 C’est le premier événement important par sa gravité, qui vient troubler l’enfance privilégiée de Marguerite Yourcenar, mais il n’occupe qu’une place restreinte dans Quoi ? L’Eternité. Pour la fillette âgée de onze ans, l’entrée en guerre se traduit par le son du tocsin dans les villages flamands de France et de Belgique et le départ nocturne, à pied, en direction d’Ostende afin de rejoindre l’Angleterre ; sans doute Marguerite Yourcenar restitue-t-elle assez fidèlement ses souvenirs d’enfance lorsqu’elle écrit au sujet de l’exode : “Je confondais, à mon âge, le visage de la guerre et celui de l’aventure. Cette débandade a gardé pour moi l’aspect d’une promenade nocturne”1. Par contre, la traversée de la Manche est bien l’occasion pour elle d’une première rencontre avec la misère et les tristes conséquences de la guerre, c’est l’écrivain adulte qui mentionne les nombreuses femmes enceintes “d’aspect plus grotesque que 1

Marguerite Yourcenar, Quoi ? L’Eternité, EM, p. 1373.

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tragique” rassemblées sur le pont du bateau et au sujet desquelles elle constate que “la nature n’est pas flatteuse envers celles qui propagent la vie”2. Dans l’entretien avec Françoise Faucher en 1974, elle confirme que la gravité de la situation en 1914 lui échappait tout à fait et qu’il ne lui en est resté que quelques fragments de souvenirs indélébiles : le tocsin et la fuite désordonnée des réfugiés dont elle s’est inspirée dans L’Œuvre au Noir3. En dehors de quelques rares détails et images fragmentaires gravés dans le souvenir de l’enfant qu’elle était, Marguerite Yourcenar livre surtout ses considérations d’adulte déjà âgée, qui a longuement réfléchi à l’histoire du XXème siècle et à l’histoire universelle. L’attentat de Sarajevo dont personne en Europe ne comprenait bien ni les causes ni les conséquences, n’était que l’étincelle qui devait allumer le brasier préparé depuis des décennies. Pendant près d’un demi-siècle, les chancelleries avaient ourdi les mailles d’un filet recouvrant l’Europe, et, par les colonies, toute la terre […] des usines un peu partout avaient travaillé à plein rendement empilant les stocks d’acier qui iraient s’enfoncer dans la chair anonyme ; à chaque incident, les journaux avaient menti4.

Aux yeux de Marguerite Yourcenar, cette guerre, prévue depuis longtemps correspond à des nécessités économique et politique qui n’ont pas le moindre caractère fortuit et qui dépassent le cadre des simples entités nationales. Pour certains historiens, les dix années qui précèdent la déclaration de guerre ressemblent à une longue veillée d’armes où chacun se prépare, tente d’apprécier ses forces et de corriger ses points faibles. L’Allemagne et la France s’affrontent à propos du Maroc, en 1905 d’abord puis en 1911 où le “coup d’Agadir” révèle une forte agressivité des deux parties et amène à reconsidérer la durée du service militaire5. Une grande instabilité existe d’autre part dans les Balkans. Bien que tous ces soubresauts n’apparaissent pas en leur temps comme des signes précurseurs d’un conflit majeur, les analyses effectuées postérieurement discernent l’instauration d’un climat de guerre. 2

Ibid, p. 1374. Marguerite Yourcenar, Portrait d’une voix, Gallimard, NRF, Paris, 2002, p. 138. 4 Marguerite Yourcenar, QE, p. 1372-1373 5 Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Victoire et frustrations (1914-1929), Nouvelle histoire de la France contemporaine, 12, Seuil, Points-Histoire, Paris, 1990, p. 9-10. 3

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Cependant plus qu’aux causes, elle s’intéresse au cortège de tragédies et d’impostures qui caractérisent la grande guerre. Les mots se sont usés à tenter de traduire le désastre et le coût humain de cette guerre ; aussi Marguerite Yourcenar tente-t-elle de rendre les chiffres éloquents : […] le premier juillet 1916, à Bapaume, […] soixante mille Anglais périrent en un jour, cinq mille hommes par heure si on situe le combat entre l’aube et la nuit […] la reprise de quelques kilomètres au nord d’Arras, en mai 1915, avait coûté aux Français sous Pétain environ quatre cent mille hommes, et la bataille de la Somme, qui dura quatre mois, plus ou moins, environ un million de part et d’autre au cours d’une avance en profondeur de dix kilomètres…6.

Tous les témoignages concordent sur le caractère incroyablement meurtrier de cette guerre. Corroborant les chiffres avancés par Marguerite Yourcenar, Jean-Jacques Becker et Serge Berstein évoquent dès les premiers jours de guerre, “40000 morts du 20 au 23 août, probablement 27000 pour le seul samedi 22, “jour le plus sanglant de notre histoire”7. A l’ampleur de la tuerie, s’ajoutent le mensonge délibéré, la mauvaise foi, la lâcheté qui consiste à se ranger à l’opinion commune – fût-elle pure démagogie – et la bassesse servile. Marguerite Yourcenar critique sans ménagement la presse qui surenchérit par rapport aux communiqués, va encore plus loin dans la tromperie et l’hypocrisie et contribue à entretenir le climat de haine nécessaire dans toute guerre ; elle insiste sur la propagande mais elle n’emploie pas le mot “censure”. Or celle-ci fut importante en France. Il s’agissait pour le gouvernement de communiquer une information contrôlée, destinée à maintenir le calme dans l’opinion publique : la censure eut comme mission de “tranquilliser” l’opinion, en lui évitant tous les excès aussi bien dans le sens du pessimisme que dans celui de l’optimisme. Cette “direction de l’information” a – semble-t-il – été efficace. En laissant les esprits dans l’ignorance de la gravité de certaines défaites militaires ou de certains échecs diplomatiques, en maintenant le silence sur les horreurs de cette guerre et le nombre des victimes, n’a-t-elle pas aidé les civils à “tenir” ?8

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Marguerite Yourcenar, QE, p. 1387 Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., p. 34. 8 Ibid., p. 66. 7

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Il semble normal que les Asiatiques et les Noirs des colonies viennent mourir à la frontière belge pour la défense de l’Alsace-Lorraine9. Aux soldats en permission, on offre des spectacles et des distractions d’une sottise dégradante, propres à maintenir les couches populaires dans l’indigence intellectuelle10. Marguerite Yourcenar montre clairement l’importance des efforts de guerre véhiculés par la propagande. Les destructions sur les champs de bataille s’accompagnent d’un climat malsain, délétère, corrompu parmi les gens de l’arrière. Au sein de la bourgeoisie qui constitue l’entourage de Michel, transparaît d’autre part la rancœur contre “la laïcité et la République”11, presque autant haïes que les Allemands et considérées comme largement responsables des malheurs de la France. Tel est donc le tableau affligeant que Marguerite Yourcenar trace rétrospectivement de la France en guerre. Mais n’est-il pas malheureusement le reflet de toute situation de guerre et du comportement de l’espèce humaine en général ? Marguerite Yourcenar le laisse entendre lorsque, évoquant la réaction des gens à l’annonce de la déclaration de guerre en 1914, elle écrit : Les gens […] buvaient avidement ces nouvelles, comme ils s’imbibent aujourd’hui des informations que leur déversent les médias sur la bombe atomique ou la pollution dont ils mourront un jour12.

L’histoire se répète parmi les hommes qui restent les mêmes et dans “Patrocle ou le Destin”, le mythe de la guerre de Troie représente un conflit sanglant qui se déroule “sur un décor kaki, feldgrau, bleu horizon” et où “l’armure de l’Amazone change(ait) de forme avec les siècles”13. L’évolution, les progrès techniques modifient un peu les conditions de la guerre mais sur le fond, elle reste la même. Les couleurs des uniformes allemands se substituent à la teinte des armées de l’Antiquité mais les hommes du XXème siècle se trouvent, comme ceux de l’époque d’Homère, des raisons de se laisser aller à la barbarie.

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Marguerite Yourcenar, QE, p. 1387. Ibid., p. 1391-1392. 11 Ibid., p. 1230. 12 Ibid., p. 1372. 13 Marguerite Yourcenar, Feux, “Patrocle ou le Destin”, OR, p. 1103-1104. 10

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La guerre de 1939-1945 On aurait pu penser que Marguerite Yourcenar allait consacrer plusieurs pages à l’évocation de ce qui fut l’un des événements les plus marquants du XXème siècle, qui eut lieu alors qu’elle était déjà un écrivain. Il n’en est rien. Quoi ? L’Eternité, resté inachevé, ne va guère au-delà de la première guerre mondiale et comme l’auteur déclarait qu’elle n’avait plus à rédiger que quelques dizaines de pages, on peut légitimement penser que cet ouvrage largement centré autour de Michel, aurait pris fin avec la disparition de ce dernier ; au plus, peut-être Marguerite Yourcenar aurait-elle rapidement évoqué les dix années qui s’écoulent entre le décès du père et son propre départ pour l’Amérique ; en tout cas, la seconde guerre mondiale semble se rattacher à une vieille Europe que Marguerite Yourcenar avait quittée géographiquement pour toujours. Seule une digression associée à l’évocation de Dresde dans l’histoire d’Egon et Jeanne14 rappelle l’horreur inqualifiable du conflit. C’est dans le mythe que l’on trouve peut-être les références les plus nettes à la montée du nazisme, dans “Léna ou le secret”15 qui se caractérise par son climat de violence et de haine extrêmes et dans Qui n’a pas son Minotaure ?16. Rémy Poignault a analysé longuement dans l’article intitulé “D’Ariane et l’Aventurier à Qui n’a pas son Minotaure ?, ou le mûrissement d’un thème”17 les transformations que Marguerite Yourcenar a introduites par rapport à la petite pièce composée initialement. Alors que dans Ariane et l’Aventurier, les victimes échangent des considérations d’ordre surtout psychologique et moral qui révèlent l’ambiguïté de leurs sentiments par rapport au Minotaure : Un jeune homme. – Je voudrais le voir. Une jeune fille. – Je voudrais l’aimer.

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Marguerite Yourcenar, QE, p. 1251-1252. Marguerite Yourcenar, Feux, “Léna ou le secret”, p. 1113 à 1120. Dans la préface de Feux, Marguerite Yourcenar indique que cette œuvre, écrite en 1935, a été publiée en 1936 (puis en 1957). 16 Marguerite Yourcenar, Qui n’a pas son Minotaure ? pièce de théâtre publiée en 1963 chez Plon et qui correspond au remaniement du sketch en 3 actes intitulé Ariane et l’Aventurier qui date de 1932 ou 1933 et qui parut dans Les Cahiers du sud d’aoûtsept.1939, accompagné des textes écrits par Gaston Baissette et André Fraigneau. 17 Rémy Poignault, “D’Ariane et l’Aventurier à Qui n’a pas son Minotaure ?, ou le mûrissement d’un thème”, Tours, SIEY , bull. n°7, nov. 1990, p. 61 à 80. 15

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle Une jeune fille. – Je voudrais qu’il m’aime. Un jeune homme. – J’espère qu’il me dévorera. Une jeune fille. – Moi aussi... Comme c’est terrible ! Un jeune homme. – Moi aussi... Mais comme c’est beau ! 18,

dans Qui n’a pas son Minotaure ?, il règne une atmosphère pesante et angoissante ; les victimes ne peuvent que se résigner à la fatalité qui les a désignées : “Il faut bien qu’il y ait une raison à tant d’holocaustes”19 mais leur sacrifice à “l’État” et au “Taureau des Armées”20, décidé arbitrairement, les transforme en choses auxquelles on dénie le statut d’êtres humains. L’espèce d’insouciance, de simple jeu qui se dégage d’Ariane et l’Aventurier a cédé la place aux réminiscences d’années d’horreur. Marguerite Yourcenar actualise le mythe et suggère à travers le labyrinthe du Minotaure l’univers concentrationnaire et la dictature. Le rôle de Thésée subit également d’importantes transformations. Des propos qui ont valeur de généralités dans Ariane et l’Aventurier deviennent précis et amers dans la version définitive. Il se dit “empêtré dans les clauses secrètes des traités de paix”, chargé d’accomplir une “sale besogne”21. Autour de lui, règne la lâcheté, personne n’ose prendre parti contre une décision peut-être inique : tous, et jusqu’aux plus ineptes, laissaient à mon libre-arbitre le soin de confirmer ou d’infirmer leur bassesse, se réservant pourtant le droit de me blâmer d’avoir rapporté la paix ou la guerre, d’avoir livré ces victimes ou de les avoir sauvées...22.

De héros, Thésée devient l’instrument d’enjeux politiques qui le dépassent, une espèce d’exécuteur des basses œuvres, conscient des compromissions dans lesquelles il est englué. Adaptant le mythe à la réalité d’après-guerre, Marguerite Yourcenar fait de tous les personnages des victimes d’une tragédie qui résulte de la monstruosité du genre humain. Tandis que certains, invisibles, prennent des décisions iniques au nom d’une entité, d’une raison supérieure, les autres abdiquent toute dignité et se soumettent, soit en anticipant leur 18

Marguerite Yourcenar, Ariane et l’Aventurier, Cahiers du Sud, août-sept. 1939, p. 82. 19 Marguerite Yourcenar, Qui n’a pas son Minotaure ?, Gallimard, Théâtre II, p. 187. 20 Ibid., p. 187 et 188. 21 Ibid., p. 190. 22 Ibid., p. 191-192.

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sort par un choix dit démocratique, soit en remplissant leurs fonctions d’agents de l’État. Le bétail convoyé aux abattoirs23 apparaît comme une métaphore de la déportation vers les camps de concentration, et comment ne pas voir dans ces deux phrases : Périr avec cette Gitane brune et chaude, coquelicot des routes, fille de rien, ramassée dans une rafle parmi des victimes sans papiers d’identité sur lesquelles la presse ne s’attendrit pas… Périr avec ce jeune Hébreu couvert d’une pâleur maladive, si blême que pour le hâler on voudrait lui faire présent de quelques jours de plus au soleil…24

une allusion précise à la réalité de la politique nazie ? Cette pièce insiste aussi sur un aspect plus troublant et dérangeant qui n’est jamais évoqué dans les commentaires des atrocités nazies. Thésée déclare dans la scène III : “Le Minotaure tué, que leur restera-t-il, à ces gens qui voudront mourir ? Le tuer, soit, mais pour qu’il renaisse”25 puis dans la scène V : Tout s’est passé comme en rêve... Ces imbéciles ont dû mettre leur point d’honneur à se laisser entraîner sans lutte, croire à quelque ordre d’en haut, comme ils disent... Quel silence ! Pas un cri...26

Selon Marguerite Yourcenar, il n’y a pas de héros sans bourreaux mais pas non plus de bourreaux sans victimes consentantes. Peut-être ce jugement n’est-il pas étranger à l’inimitié de certains défenseurs de la cause juive à son égard, mais transposée sur le plan politique, cette opinion ne manque pas de pertinence ; en effet, Hitler aurait-il pu imposer sa loi sans la complicité internationale initiale ? Si la seconde guerre mondiale n’est mentionnée que de manière allusive ou allégorique, elle est cependant l’occasion pour Marguerite Yourcenar de rédiger un article engagé. En 1940 dans une publication du consulat de France aux États-Unis, figure un petit article intitulé “Forces du passé et forces de l’avenir”, rédigé en réponse à l’ouvrage de propagande nazie d’Anne 23

Ibid., p. 190. Ibid., p. 193. 25 Ibid., p. 191 puis p. 203. La même attitude de soumission passive au tyran, voire de complicité, apparaît dans “Léna ou le secret” in Feux, p. 1113 à 1120. 26 Ibid. 24

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Lindbergh The Wave of the Future27. Dans cet article Marguerite Yourcenar affirme sans ambiguïté que l’Allemagne de Hitler est une dictature de la pire espèce propre à ramener l’humanité “en plein âge de pierre”28 et qu’elle n’a rien à voir avec un avenir de progrès ce qu’on nous offre […] est la force brute, la cruauté méthodique, à la fois franchement glorifiée et, quand besoin en est, camouflée d’hypocrisie, et finalement un barbare dogmatisme qui est [...] l’aspect le plus irréfutable du mal29.

Plus lucide et plus perspicace qu’Anne Lindbergh, Marguerite Yourcenar sait qu’il ne suffit pas de détruire brutalement une civilisation ancienne qui s’est pervertie et dégradée, les forces neuves de l’avenir ne se développent que lentement sur le terreau du passé. Ce petit texte, d’une grande clairvoyance, confirme tout à fait la thèse de Maria Rosa Chiapparo30. En défendant les valeurs du passé, Marguerite Yourcenar défend la civilisation dont on a pu mesurer les bienfaits contre la barbarie qui déferle sur le monde, portée par une effrayante démagogie, en vue d’asservir l’humanité. Loin d’éprouver de la sympathie pour les valeurs fascistes, elle démasque l’imposture, grâce à sa vaste connaissance de l’histoire, et notamment de la démocratie athénienne et de l’empire romain. Plus tard, en 1942, en écho à un article de journal paru en 1941, Marguerite Yourcenar compose un vibrant hommage à la résistance grecque ; il s’agit du poème intitulé “Drapeau grec”31. Saluant l’héroïsme du Grec anonyme qui a préféré le suicide à l’allégeance aux armées ennemies, elle transforme sa mort en allégorie de la victoire : Mon corps en bas s’est fracassé, Mais au ciel, courbe transitoire, Ma mort volante aura tracé Le pur profil d’une Victoire.32 27

Chronologie de la vie de Marguerite Yourcenar, OR, p. XXII., Marguerite Yourcenar, En pèlerin et en étranger, III. “Forces du passé et forces de l’avenir”, EM, p. 461 puis 463. 29 Ibid. 30 Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps, op.cit. 31 Marguerite Yourcenar, Les Charités d’Alcippe, Gallimard, NRF, Paris, 1984, p. 7172. 32 Ibid., p. 72. 28

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La place occupée par les deux guerres mondiales dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar est assez limitée ; il en va différemment des événements de l’entre-deux-guerres qui constituent la trame de Denier du rêve, publié en 1934 puis 1959 après remaniement, et du Coup de grâce publié en 1939. L’entre-deux-guerres : Denier du rêve et Le Coup de grâce Situations évoquées et sources Présente en Italie en 1922, Marguerite Yourcenar eut l’occasion d’assister à la marche sur Rome : C’est dans l’Italie de 1922 que j’ai eu la première fois le choc de la politique, la montée au pouvoir de Mussolini. Alors, ça, ç'a été un spectacle qui m’a marquée. D’ailleurs, Denier du rêve, finalement, est sorti de là33,

déclare-t-elle au cours d’un entretien avec Françoise Faucher en 1974 et elle ajoute en d’autres lieux et occasions qu’elle s’est inspirée de personnages réels, militants anarchistes pour la plupart, pour créer Marcella et Carlo Stevo. A Matthieu Galey, elle précise : J’avais vu la marche sur Rome : des messieurs “de bonne famille”, suants sous leurs chemises noires, et des gens sur lesquels on tapait, parce qu’ils n’étaient pas d’accord. Cela ne m’avait pas paru beau. De plus, je n’étais pas dupe d’une prétendue unanimité. Tout un pays n’emboîte jamais le pas à un régime : ce n’est jamais vrai34.

La première version du roman, rédigée en 1932-1933, situe l’action en 193335. Dans la préface de l’édition de 1959, on lit la remarque suivante de l’auteur : L’une des raisons pour lesquelles Denier du rêve a semblé mériter de reparaître est qu’il fut en son temps l’un des premiers romans français (le premier peut-être) à regarder en face la creuse réalité cachée derrière la 33

Marguerite Yourcenar, PV, p. 140. Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, p. 88. La préface de Rendre à César in Marguerite Yourcenar, Théâtre I, p. 9 à 25, datée de déc. 1970, détaille aussi longuement la genèse de DR. 35 Marguerite Yourcenar, Préface de DR, OR, p. 163. 34

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle façade boursouflée du fascisme, au moment où tant d’écrivains en visite dans la péninsule se contentaient encore de s’enchanter une fois de plus du traditionnel pittoresque italien ou s’applaudissaient de voir les trains partir à l’heure... sans songer à se demander vers quel terminus les trains partent36.

Marguerite Yourcenar souligne sa claire conscience de la réalité du fascisme dans les années 30 et sa volonté de témoigner dans un climat général d’indolence et d’aveuglement. Il conviendra d’examiner si dès 1934, Denier du rêve constitue effectivement un roman engagé contre le fascisme et si la précoce lucidité de Marguerite Yourcenar est avérée. Dans le recueil intitulé Les Charités d’Alcippe, figure un poème composé en 1934, consacré aux “Gares d’émigrants : Italie du Sud”, que l’on peut rapprocher de Denier du rêve. Bien que les termes “exilés”, “résistants” n’apparaissent nulle part, on peut supposer que parmi les “émigrants, fuyards, apostats”37 qu’évoque Marguerite Yourcenar, se trouvent des opposants au régime de Mussolini qui choisissent d’eux-mêmes la fuite, sans attendre l’arrestation et la déportation. A la misère matérielle, au dénuement, à la saleté de pauvres gens errant à la recherche d’une terre plus hospitalière, s’ajoutent la détresse morale, la “peur, stupeur” : Bétail fourbu, corps épuisés, Blocs somnolents que la mort rase, Ils se signent, terrorisés. Cri, juron, œil fou qui s’embrase ; Ils redoutent qu’on les écrase, Eux, les éternels écrasés38.

Sans doute, ces émigrants ne sont-ils pas seulement écrasés par la pauvreté et le travail mais aussi par un régime policier, une dictature qui leur supprime la liberté et le droit d’exprimer leurs souffrances. Ce poème consacré à une réalité de l’Italie des années 30 peut être considéré lui aussi comme une forme d’engagement contre le fascisme. La version remaniée de 1959, sensiblement différente du roman de 1934, est marquée par un réalisme nettement plus développé 36

Ibid., p. 164. Marguerite Yourcenar, CA, p. 69-70. 38 Ibid., p. 70. 37

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et un ancrage plus prononcé dans le monde réel39. Le premier chapitre ne subit aucun changement, mais dès le deuxième, Marguerite Yourcenar campe un décor beaucoup plus précis et développe l’univers de ses personnages. En 1934, seule Lina est évoquée tandis qu’en 1959, on voit apparaître Massimo qui connaît le docteur Sarte. La rareté des détails en 1934 fait place à une description assez précise de l’immeuble et du cabinet du docteur Sarte. Ce sont deux aspects typiques des transformations apportées d’une version à l’autre. Giulio Lovisi, don Ruggero, la mère Dida entre autres deviennent des personnages qui ont une histoire, un passé, qui éprouvent des sentiments, des frustrations, qui pensent, qui rêvent, dont la psychologie s’explique. Ainsi la rudesse de la mère Dida, son amour du gain, puisent leurs racines dans la misère du petit peuple qui survit péniblement, à force de labeur et dont la culture ne dépasse pas le cadre des offices religieux. L’Anglaise anonyme qui habite momentanément à Gémara devient en 1959 une Miss Jones en chair et en os que Giulio Lovisi trouve quelque réconfort à contempler. Le dictateur de 1934 a une identité précise et le meeting apparaît comme un événement parfaitement plausible. A cette sèche et abstraite évocation de Gémara : La beauté de Gémara consistait à s’être maintenu en se transformant peu à peu, comme un organisme qui tour à tour s’adapte et lutte, conciliant dans des proportions chaque fois différentes le changement et la fidélité40,

correspondent des images concrètes : des rocailles baroques s’éboulaient dans les vignes ; la Maffia, les troubles agraires et surtout l’incurie avaient appauvri la terre et tari les sources. Des colonnes jumelées disparaissaient sous le plâtre des reconstructions villageoises ; un perron ne menait nulle part, etc…41. 39 Marguerite Yourcenar, préface de DR, OR, p. 162. La plupart des critiques notent que Marguerite Yourcenar a réduit la part du mythe au profit d’un enracinement dans le réel. C’est le cas de Béatrice Ness dans Mystification et créativité dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar, p. 64, de Marie-Hélène Prouteau dans l’article intitulé “Denier du rêve de Marguerite Yourcenar. Comparaison des versions de 1934 et de 1959”, Tours, SIEY, bull. n°13, 1994, p. 47 à 62 et de Camillo Faverzani dans l’article : “Dimensions mythologique et historique dans Denier du rêve de 1934”, Tours, SIEY, bull. n°6, 1990, p. 63 à 79. 40 Marguerite Yourcenar, DR, Grasset, 1934, p. 62. 41 Marguerite Yourcenar, DR, OR, p. 191.

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D’un côté, un bâtiment indistinct qui cède la place à une réflexion sur le temps, de l’autre, une demeure typique, dont la splendeur appartient désormais au passé et qui porte les stigmates des réalités économiques de l’Italie du sud. Ainsi, ce qui était une espèce de décor de théâtre, fixe, symbolique devient un décor inscrit dans une réalité bien définie, qui participe de l’atmosphère générale de l’époque mussolinienne. Des métaphores généralisantes cèdent la place à des comparaisons, par exemple dans ce passage de 1934 : Giulio, poussant une porte de cuir, entra dans une modeste église de quartier où il s’arrêtait chaque soir, bar spirituel, à la fois fade et sombre, où se débitait l’alcool de Dieu42,

qui devient : poussant révérencieusement une porte de cuir gras, mœlleux, doucement encrassé par le passage du temps, Giulio Lovisi entra dans une modeste église de quartier où, comme d’autres vont au café ou fréquentent les bars, il venait savourer chaque soir une faible goutte de l’alcool de Dieu43.

Giulio Lovisi acquiert une individualité, un comportement spécifique, une volonté propre qui le distinguent des autres hommes, tandis que dans la première forme du roman, il était un élément indistinct d’une foule qui agit de manière rituelle et mécanique. On observe le même processus quand un personnage glisse du statut d’allégorie au statut d’être humain empêtré dans les difficultés quotidiennes. Tandis que Marcella représente pour Carlo Stevo “une Marthe violente en même temps qu’une mystique Marie” et qu’elle reconnaît en lui “ce Sauveur qui ne peut être qu’un faible”44, en 1959, on distingue la silhouette “d’une espèce d’ouvrière en châle” et d’un homme malade, faible, qui a peur et craint de mourir45. Sans doute, dans la réécriture du roman, Marguerite Yourcenar a-t-elle apporté un soin particulier à l’enrichissement de ses personnages. S’ils conservent une dimension mythique, ils deviennent aussi des hommes souvent amers, pétris de contradictions, qu’ils 42

Marguerite Yourcenar, DR, 1934, p. 42. Marguerite Yourcenar, DR, OR, p. 180. 44 Marguerite Yourcenar, DR, 1934, p. 103 45 Marguerite Yourcenar, DR, OR, p. 211-212-213. 43

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dévoilent dans de fréquents monologues intérieurs, c’est le cas de Marcella mais aussi de Massimo, le traître chez lequel affleurent, avec la lucidité, une conscience de sa lâcheté et un certain dégoût de soi46. L’un des passages les plus profondément remaniés par Marguerite Yourcenar se situe dans le chapitre 5, il s’agit de la rencontre entre Marcella et Alessandro. L’auteur oppose deux types de comportements caractéristiques des époques politiques troublées : l’idéaliste et l’opportuniste. Ce dernier, qui veut réussir sa carrière et sa vie et que ses origines sociales portent naturellement au scepticisme politique, s’adapte au régime en place, ménageant ainsi ses intérêts et même ceux de ses proches. Marcella et ses amis bénéficient sans le savoir de la vigilance d’Alessandro, qui les considère comme des illuminés à protéger de la tyrannie du Dictateur qui ne lui inspire ni illusion ni sympathie. En face de ce médecin célèbre et mondain, se dresse Marcella, l’anarchiste idéaliste, écartelée entre sa fidélité à son milieu social modeste et socialiste, son aspiration à la justice et à la liberté politique et son amour pour son mari. De ces contradictions irréductibles, sans issue, naîtra son geste désespéré et vain : l’attentat contre Mussolini. Marguerite Yourcenar a su donner au dialogue entre Alessandro et Marcella une grande intensité dramatique. L’humour, le ton badin d’Alessandro ne masquent pas la conscience du danger et la tendresse pour son épouse dont il a mesuré le degré de révolte et qu’il considère un peu comme une petite fille exaltée à laquelle il faut éviter les faux-pas trop lourds de conséquences. A cela Marcella répond par une ironie souvent cinglante qui dissimule mal une agressivité d’abord tournée contre soi et la peur de céder à une séduction dont elle ne connaît que trop le pouvoir. Ce dialogue vivant, incisif, à fleurets mouchetés, où sont confrontées des idées politiques, a une complexité, une richesse, un rythme qui lui donnent un accent profondément humain alors que dans la version de 1934, la rencontre et les échanges entre les deux personnages sont plus formels et moins vibrants de vérité. Lorsque, vers la fin des années 50, Marguerite Yourcenar entreprend de remanier Denier du rêve, c’est dans le sens d’un affaiblissement du mythe au profit de l’histoire et de la vérité historique. Jugeait-elle avec le recul et après les événements des années 40, que Denier du rêve dans sa forme initiale était loin de constituer un réquisitoire contre le fascisme et a-t-elle voulu 46

Marguerite Yourcenar, DR, OR, p. 266.

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l’amender dans ce sens ? C’est une question sur laquelle il faudra revenir mais sans doute l’analyse de la situation évoquée dans Le Coup de grâce apportera-t-elle un premier élément de réponse. L’action mise en scène dans Le Coup de grâce est chronologiquement antérieure à celle de Denier du rêve puisque dans ce roman publié à la veille de la seconde guerre mondiale, Marguerite Yourcenar retrace des événements liés à la première guerre mondiale et à la révolution bolchevique, qui eurent lieu dans les pays baltes, la Livonie et la Courlande : “le lieu et le temps, c’était la Livonie, ou plutôt la Courlande, pendant les putschs germaniques contre le régime bolchevique, vers 1919-1921”47. Marguerite Yourcenar choisit donc un moment précis de l’histoire, dans un petit pays peu connu en France, mais qui eut à subir maints bouleversements politiques au fil des siècles. En effet, objets de convoitise de la part de voisins plus puissants, les pays baltes subirent successivement la présence et l’influence allemandes qui accompagnent l’expansion économique et maritime de la Hanse au XIIIème siècle puis à partir du XVème siècle, la domination polonaise et catholique sur la Lituanie, suédoise et réformée en Estonie et Livonie avant que l’empire russe ne s’impose dès le début du XVIIIème siècle. Le début du XXème siècle voit s’affirmer la lutte d’influence entre le panslavisme de la puissance russe, le pangermanisme des “barons baltes” et le nationalisme d’une fraction de la population, dans les villes en particulier. Dès le début de la première guerre mondiale, en 1915, l’Allemagne envahit les pays baltes et le traité de Brest-Litovsk en mars 1918 officialise leur annexion. Dès lors, commence la germanisation, prélude à une colonisation pure et simple, mais c’était sans compter avec le nationalisme des “barons” qui opposent une résistance à l’hégémonie allemande et reçoivent le soutien de l’opinion internationale. Malgré cet échec, l’Allemagne ne renonce pas à ses prétentions et elle va mettre à profit le danger bolchevique dans les années qui suivent la révolution d’octobre pour tenter de s’unir avec les Etats baltes contre un danger commun. C’est dans ce contexte de guerre civile en Courlande que Marguerite Yourcenar situe l’action du Coup de grâce. L’Allemagne envoie des troupes en renfort au secours de la noblesse balte pour résister à la progression des troupes bolcheviques et s’opposer à la victoire des partisans du communisme. Mais dans cette 47

Marguerite Yourcenar, YO, p. 119.

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cause, ce sont ses intérêts de puissance impérialiste qu’elle défend et elle ne tarde guère à cristalliser la résistance balte contre elle, si bien que dès 1920, les trois républiques baltes obtiennent leur indépendance. L’histoire tragique de ces trois pays ne s’arrête pas là mais Le Coup de grâce s’achève avant la reconnaissance de l’indépendance. Les recherches des historiens permettent d’apporter quelques précisions supplémentaires. Alors que la Russie est engagée dans la grande guerre, la Révolution survient au mois de février 1917. Le 2 mars 1917, le tzar Nicolas II abdique et pendant le reste de l’année, le processus révolutionnaire se développe dans toutes les couches de la population. Pour des raisons à la fois pratiques et doctrinales, les Bolcheviques veulent faire la paix avec l’Allemagne dont une armée occupait alors les provinces de la Baltique. Par le traité de BrestLitovsk, l’Allemagne impose à la Russie la reconnaissance de l’indépendance de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie. Mais dès novembre 1918, l’affaiblissement du front allemand de l’est, son reflux et l’armistice contraignent l’Allemagne à déléguer l’administration des provinces baltes aux autorités locales pour éviter que les Bolcheviques ne s’emparent du pouvoir. Dès lors se trouve créée la situation inextricable dont parle Marguerite Yourcenar. Plus que jamais, cette région qui regroupe la Lituanie, la Lettonie, la Courlande, la Livonie et l’Estonie et qui, depuis des siècles, en tant qu’objet des rivalités entre les expansionnismes germain et slave, est peuplée de Baltes d’origine allemande et d’origine slave va devenir un enjeu territorial et politique. Tandis que les Russes blancs se battent jusqu’en Courlande et en Livonie contre la révolution, les Bolcheviques n’entendent pas perdre pied dans des provinces qui relient la Russie à l’Allemagne où ils escomptent que la révolution va se produire. En Allemagne, pour des raisons diverses, plusieurs courants politiques ne veulent pas renoncer aux territoires baltes. La France considère plutôt avec sympathie la volonté de la Pologne de conquérir le maximum de territoires. Quant à l’Angleterre, elle surveille attentivement l’évolution de la situation, de manière à ce que ne survienne aucune rupture dans l’équilibre européen, qui risque de nuire à l’impérialisme britannique. A l’intérieur de ces pays, la situation n’est pas moins complexe qu’à l’extérieur. Le début du XXème siècle est marqué par la poussée des nationalismes et les idées révolutionnaires russes de

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cette époque font des émules dans ces provinces sous la tutelle du tzar. Des partis nationalistes à tendance démocratique voient le jour ainsi que des mouvements qui rassemblent surtout la jeunesse mais à tous, il manque la pratique du gouvernement de l’État. L’Allemagne tente donc d’apporter son appui aux barons baltes, ses hommes de confiance, avec ce qui reste de son armée postée dans les régions de la Baltique mais l’armistice de 1918 prévoyant son retrait de ces provinces, elle doit bientôt se contenter de troupes de volontaires. Face à la détermination des troupes bolcheviques, les tout nouveaux régimes politiques baltes ne résistent pas longtemps. Le gouvernement de la République de Lettonie, à laquelle appartiennent les provinces de Livonie et Courlande, se replie devant les Rouges jusqu’à Libau (sur la côte de la Courlande) et si le gouvernement estonien réussit à se maintenir à Reval, par contre Riga tombe aux mains des bolcheviques. Ernst von Salomon48 résume ainsi la situation : “A la volonté sans équivoque des bolchevistes s’opposait un enchevêtrement d’opinions et d’aspirations qui semblaient donner raison à leur théorie de la complète putréfaction de l’Europe”49. Le président du conseil letton Ulmanis ne contrôlait pratiquement plus rien dans l’État ; la bourgeoisie lettonne, méfiante à l’égard de ses tendances socialistes, voulait avant tout se perpétuer dans sa spécificité tandis que certains officiers de l’ancienne armée tsariste restaient solidaires des Russes blancs, eux-mêmes très divisés. D’où ce constat d’Ernst von Salomon : Tous ces groupes, à Libau, se combattaient avec acharnement, chacun était l’ennemi de l’autre et l’état-major allemand, désormais sous les ordres du 48

Ernst von Salomon avait seize ans à la fin de la guerre, lorsque fut fermée l’Ecole impériale des Cadets de Berlin, où il recevait sa formation d’officier. Désorienté et révolté par cette décision du gouvernement provisoire social-démocrate qui le privait de l’avenir escompté, il s’engagea dans les corps-francs où il participa à toutes les opérations importantes. Ces troupes de choc étaient encouragées et protégées par le ministre socialiste de la défense, Noske, qui en avait besoin pour lutter contre les spartakistes et les insurrections qui éclataient dans la plupart des grandes villes allemandes. Emprisonné après l’assassinat du ministre Rathenau, E. von Salomon découvre la littérature. La publication des Réprouvés en 1930 à Berlin (1931 à Paris) lui vaut le succès. Très tôt en désaccord avec Hitler et le national-socialisme, il se consacre à l’écriture et rédige l’histoire des corps-francs, s’efforçant de montrer ce qui fait la singularité de ce moment de l’histoire de l’Allemagne qui va de 1918 à 1924. 49 Ernst von Salomon, Histoire proche, Essai sur l’esprit corps-franc, Ed. du PorteGlaive, Paris, 1987, p. 50.

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général comte von der Goltz... se trouva affronté à un imbroglio presque inextricable d’intérêts et d’intrigues50.

C’est là que se situe l’intervention des corps francs auxquels appartiennent le personnage imaginaire, Éric von Lhomond, et le personnage bien réel, Ernst von Salomon, qui présente ainsi l’entrée en scène des troupes au sein desquelles il combat : Dans ce chaudron de sorcière, les corps francs allemands firent brusquement leur apparition. Tout d’abord ils vidèrent l’obscur conseil de soldats en un tournemain, comme d’habitude. Puis ils se rendirent sur le front. Car la nécessité impérieuse de repousser les bolchevistes était la seule chose qui pouvait unir tous les groupes qui, à Libau, se commandaient mutuellement. Les corps francs sur le front représentaient la seule possibilité sur laquelle tous pariaient. C’étaient vraisemblablement les Anglais qui misaient le plus froidement dessus51.

Dans Histoire proche, Ernst von Salomon s’attache à préciser qui étaient ces volontaires des corps francs. Des raisons variées furent à l’origine de l’engagement d’un certain nombre d’hommes dans les régions de la Baltique. Pour certains, il s’agissait de défendre les frontières de l’Allemagne orientale et de protéger la Prusse orientale ; une minorité était sensible aux promesses des grands propriétaires baltes et du gouvernement letton de céder des terres à tous ceux qui voudraient s’installer définitivement dans le pays comme paysans. Mais il y avait aussi des éléments de l’armée qui se sentaient floués par les conditions dans lesquelles s’était faite la paix et qui, refusant d’être traités en vaincus alors qu’ils avaient été vainqueurs sur le terrain, ne désarmaient pas. Enfin, il se trouvait comme toujours en pareil cas des aventuriers qui préféraient en découdre sur les champs de batailles plutôt que de retrouver le labeur ordinaire et les soucis de la vie civile. La peur de la révolution et la haine du bolchevisme constituaient le principe fédérateur. Au printemps 1919, les corps francs participent à la libération de Riga ; ensuite, ils se trouvent engagés dans la guerre qui oppose la Lettonie et l’Estonie (celle-ci soutenue par l’Angleterre, selon E. von Salomon). Le commentaire de l’auteur de l’Histoire

50 51

Ibid., p. 51. Ibid., p. 52.

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proche sur cet épisode du conflit balte corrobore parfaitement les affirmations de Marguerite Yourcenar : Pour celui qui y a participé, il ne reste en mémoire qu’un tourbillon d’impressions sauvages, de marches en tous sens, de nuits dans des régions inconnues, de coups de feu foudroyants venant de toutes les directions et non point seulement de celles par où l’on attendait l’ennemi, de fausses nouvelles, d’autres qui arrivaient trop tard, qui n’arrivaient jamais, de colères contre les formations voisines qui ne vous soutenaient pas, de colères des autres contre votre unité qui était attendue bien ailleurs, de brusques attaques à des moments tout à fait inattendus, d’assauts furieux contre des positions ennemies d’où jaillissait encore un instant auparavant le feu crépitant mais que l’on trouvait maintenant abandonnées, de brusques paniques sous un tir d’anéantissement, de charges de formation amie soudainement sortie de l’obscurité, appelée d’urgence en soutien et qui se révèle être une unité allemande totalement inconnue : c’était l’enfer, racontent les participants52.

En 1919, un armistice met fin aux hostilités et le gouvernement allemand, pressé et contraint par les pays de l’Entente, enjoint aux volontaires des corps francs de quitter les pays baltes. Ainsi s’achève l’expédition dans les contrées de la Baltique mais la particularité de ces soldats était, dit Ernst von Salomon, de ne faire “aucun cas des ordres, des exhortations, des menaces du gouvernement”53. Après les pays baltes, les corps francs ne tardent pas à trouver d’autres terrains d’action. Bien que Le Coup de grâce n’évoque pas d’épisodes précis de la guerre dans les pays baltes, Marguerite Yourcenar en recrée l’atmosphère générale. L’implantation des bolcheviques dans les régions de la Baltique, le spectre de la révolution qui menace l’Europe de l’ouest et en particulier l’Allemagne, expliquent que les Etats baltes se muent en théâtre d’une lutte sans merci. Comme à cela s’ajoutent le développement des nationalismes et le jeu extrêmement compliqué des alliances, la situation devient vite d’une complexité inextricable et il y a bientôt dans cette guerre civile presque autant d’intérêts défendus que de groupes de combattants. Ainsi dans le périmètre restreint de l’action du Coup de grâce, se côtoient des gens de multiples nationalités et de tendances variées, engagés dans la défense d’un idéal, d’intérêts particuliers ou parfois simplement à la recherche 52 53

Ibid., p. 68-69. Ibid., p. 72.

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d’aventures. Les difficultés d’une situation incontrôlable, l’état de désolation d’un pays livré à une guerre civile farouche justifient l’âpreté des relations humaines dans le huis-clos de Kratovicé. Cependant, Marguerite Yourcenar se contente de recréer le climat général de cette époque et des événements ; on manque d’éléments précis pour se représenter exactement les circonstances de l’action. D’autre part, comment interpréter le personnage d’Éric ? Constitue-t-il le type même du soldat engagé dans les corps francs par conviction ? Si l’on se reporte au témoignage d’Ernst von Salomon, qui incarne parfaitement l’esprit corps franc, on ne trouve pas une exacte coïncidence avec le personnage d’Eric. Dans son roman, Les Réprouvés, E. von Salomon écrit : Nous semblions nous reconnaître d’après un signe secret, nous nous retrouvions loin du monde des normes bourgeoises, ne comptant sur aucune récompense, n’étant conscients d’aucun but. Plus de choses s’étaient anéanties pour nous que les seules valeurs que nous avions tenues dans la main. Pour nous s’était aussi brisée la gangue qui nous retenait prisonniers. La chaîne s’était rompue, nous étions libres [...] Nous étions une ligue de guerriers...

Mais “Ce que nous voulions, nous ne le savions pas...”54. Refus de la bourgeoisie, du capitalisme perçus comme les responsables de l’humiliation de 1918, refus de la révolution prolétarienne – le prolétariat ne se distinguant pas fondamentalement de la bourgeoisie aux yeux de ces extrémistes –, culte de l’Allemagne et aspiration à une Allemagne nouvelle ; mais en dehors de ces notions assez vagues, on ne voit pas nettement quel but poursuivaient les engagés des corps francs et sans doute comme le dit von Salomon, ne le savaient-ils pas. Aussi apparaissent-ils comme des activistes, toujours prêts à se battre, redoutablement efficaces, à la pensée passablement confuse. Mais on ne découvre pas chez Ernst von Salomon de traces d’antisémitisme. Or à l’anti-bolchevisme s’ajoutent chez Éric von Lhomond de vifs sentiments antisémites ; d’autre part, il ne s’engage pas au nom de convictions politiques, si floues soient-elles ; il s’apparente plus à un aventurier qui, ayant déjà tout perdu, peut tenter sa chance n’importe où. Appartenant à une classe en voie d’extinction, sans perspectives d’avenir, marginalisé dans une société dont les valeurs diffèrent 54

Ernst von Salomon, Les Réprouvés, trad. de l’allemand par Andrée Vaillant et Jean Kuckenburg, Paris, Plon, Feux croisés, 1951, p. 70.

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profondément de son milieu d’origine, il correspond bien au type du soldat qui s’engage dans les corps francs pour lutter contre le nouvel ordre social qu’il voit poindre et qu’il refuse. Cependant, le mépris qu’il affiche à l’égard des femmes, des Juifs, du peuple semble plus caractéristique de l’aristocrate déchu et cynique que du guerrier froidement déterminé qui entend “faire l’histoire”. Le personnage d’Éric est certes choquant pour plusieurs raisons ; peut-on cependant le considérer comme l’archétype du jeune fasciste de l’entre-deux-guerres ? Il représente sans doute une certaine catégorie de jeunes, élevés dans les valeurs du passé et qui, désorientés devant l’avenir, seront sensibles à la rhétorique de l’homme fort. Parmi les jeunes Allemands qui se sont rangés du côté d’Hitler, sans doute se trouvait-il quelques individus comparables à Éric mais il ne suffisait pas d’avoir la personnalité d’Éric pour former un parti nazi. S’il est parfaitement légitime de critiquer la préface du Coup de grâce et les injonctions de lecture (cf. note 56) qu’exprime Marguerite Yourcenar dans ce paratexte, il faut sans doute admettre que ce roman constitue plus un document humain qu’un document politique. Il met en scène un personnage caractéristique de l’entredeux-guerres, qui subit les transformations de la société de son temps mais la tragédie vécue par Sophie et Éric occupe la première place. Le rapprochement avec l’ouvrage incontestablement politique d’Ernst von Salomon, Les Réprouvés, montre que la politique n’intervient qu’à titre d’adjuvant du drame humain. Marguerite Yourcenar dispose d’une solide documentation sur les guerres dans les pays baltes en 1918-1919 et elle recrée le climat de cette époque de troubles graves mais elle ne cherche pas à faire du Coup de grâce un ouvrage où l’aspect politique prédomine. Toutefois, dans ce roman, Marguerite Yourcenar met en scène une réalité propre à l’histoire allemande : celle des corps francs. Sans doute n’est-il pas bien aisé de se représenter aujourd’hui, alors que l’on n’est guère capable de faire abstraction du nazisme, ce que furent les tensions politiques et sociales de l’Allemagne vaincue de 1918. Il y eut certainement conjonction de plusieurs phénomènes ; tout d’abord, une volonté de revanche, de la révolte contre les conditions de paix inacceptables chez les jeunes qui ne savaient rien faire d’autre que la guerre et qui, rendus à la vie civile, se retrouvaient fréquemment au

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chômage55 ; la propagande tout à la fois hostile à la signature de la paix et au communisme avait désigné les responsables de l’humiliation allemande : les Spartakistes. Ainsi se constituent des ligues, des mouvements populaires caractérisés par un nationalisme exacerbé, l’antisémitisme, le racisme plus généralement, un patriotisme sectaire et l’anti-bolchevisme. Ces mouvements dangereux, qui ne répugnent jamais à exercer la violence, sont tolérés par la république de Weimar car personne, à gauche comme à droite, ne s’interdit de faire appel à leur service, qu’il s’agisse de guerroyer à l’étranger ou de briser des mouvements sociaux à l’intérieur de l’Allemagne. C’est bien de ce monde de ligueurs, de factions nationalistes et populistes que naîtra le Parti ouvrier national-socialiste d’Hitler. On ne peut pas parler à l’orée de 1920 d’idéologie nazie, pas même de fascisme mais enfin Éric von Lhomond, archétype du combattant des corps francs incarne tout à fait l’individu pré-fasciste. Donc, dès avant la guerre, Marguerite Yourcenar avait compris la nature du fascisme, ses dangers, et Le Coup de grâce suffit à prouver, indépendamment des transformations apportées à Denier du rêve qu’elle entendait, par son témoignage, aider à prendre conscience. Il semble incontestable que l’évolution politique de l’entre-deux-guerres qu’elle met en scène dans deux romans dans les années 30 la préoccupe. La biographie de Marguerite Yourcenar nous permet d’affirmer que, parmi ses proches, elle comptait au moins un sympathisant des idées d’extrême-droite et même du nazisme : André Fraigneau. Cependant, elle dénie toute signification politique à son roman dans la préface de 1962 qui s’achève par une mise en garde contre certaines interprétations : “C’est pour sa valeur de document humain (s’il en a), et non politique, que Le Coup de grâce a été écrit, et c’est de cette façon qu’il doit être jugé”56. Sans doute redoute-t-elle certaines interprétations ainsi qu’une sorte de classement parmi les écrivains engagés, de tel ou tel bord, elle entend rester ce qu’elle a toujours été, un écrivain indépendant, libre, qui se tient à l’écart de toute forme d’école et de mode. Il n’empêche que si, effectivement, “Le Coup de grâce n’a pour but d’exalter ou de discréditer aucun groupe ou aucune classe, aucun pays ou aucun parti”(ibid.), la rigueur de 55 Joseph Rovan, Histoire de l’Allemagne des origines à nos jours, Points Histoire, Seuil, Paris, 1998, p. 614 à 617 56 Marguerite Yourcenar, CG, préface, OR, p. 83.

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l’information et de l’analyse historique donne de la réalité des faits une image très vraie et constitue un témoignage digne d’être pris au sérieux. Cette impression ne se confirme-t-elle pas à la lecture du dernier chapitre de Quoi ? L’Éternité, “Les sentiers enchevêtrés” ? Ce passage offre de multiples points communs avec Le Coup de grâce : même lieu, mêmes événements mais en quelque sorte perçus d’un autre point de vue ; ce n’est plus le soldat des corps francs qui relate ses souvenirs quelques années après les faits mais l’un des fils de l’aristocratie balte qui vient revoir les siens et se retrouve au cœur d’une guerre civile qu’il observe dans sa sordide réalité, avec un œil non prévenu. La fin du chapitre “Les sentiers enchevêtrés” – qui clôt non seulement l’ouvrage inachevé de Marguerite Yourcenar mais aussi son œuvre – évoque le retour d’Egon et sa rencontre avec le marquis de Leiris qui le met en garde contre “les jeunes démobilisés, sans emploi” qui sont, ajoute-t-il, “des brutes. Des révolutionnaires, pas même des vaincus”57 qu’il risque de croiser en Allemagne. Il n’est pas malaisé de reconnaître les jeunes ligueurs évoqués précédemment, toujours prêts à s’engager pour faire le coup de main. Mais Marguerite Yourcenar ne s’en tient pas là. Quelques lignes plus loin, Egon, bloqué à Francfort par une grève des chemins de fer et oubliant les conseils du marquis “fit connaissance avec un jeune soldat nouvellement démobilisé et cherchant du travail plutôt que d’aller rejoindre en Poméranie sa mère veuve, qui comptait sur lui pour reprendre le travail de la ferme”58. Le lendemain matin, au bar où Egon a entraîné le jeune Allemand, se produit l’incident suivant : [… ] un client modeste aux cheveux en papillotes, vint et se mit à une petite table. L’Allemand jura : “Qu’est-ce qui te prend ? - Tu n’as pas vu ? - Il ne t’a rien fait. - Rien fait... Ces maudits Anglais, ces Maurice, ces Judy, ce sont eux... Tu vois que sans eux nous aurions pris Paris, que les Français tout seuls... Ils n’ont même pas osé marcher sur Berlin... On n’est pas des vaincus... Mais attends un peu. On trouvera un chef. etc...59.

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Marguerite Yourcenar, QE, p. 1429. Ibid., p. 1430. 59 Ibid., p. 1430-1431. 58

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Nous retrouvons dans cette ultime scène de Quoi ? L’Éternité toutes les caractéristiques du jeune Allemand désorienté au lendemain de la guerre, chômeur mais qui a pris l’habitude de vivre d’expédients plutôt que de travailler, soumis à toutes les influences démagogiques, raciste, antisémite, haineux, belliqueux, et prédestiné à s’enrôler dans les bandes pré-fascistes. Pour rédiger ce passage en 1987, Marguerite Yourcenar avait eu le temps de se documenter, mais il est probable que ce portrait qui figure dans “Les sentiers enchevêtrés” aurait pu être composé dès l’époque du Coup de grâce. Le jeune Allemand n’est jamais qu’un double prolétaire de l’aristocrate Éric ; il correspond à la “brute”, qui accomplit les basses besognes sous la houlette du chef Eric. Marguerite Yourcenar adopte une autre perspective que dans Le Coup de grâce mais cette brève esquisse du jeune fasciste en germe dans une sorte de mise en abîme du Coup de grâce semble indiquer que dès les années 30, elle manifestait un vif intérêt pour l’histoire de son temps et qu’elle en avait une compréhension lucide et pertinente. Réalités différentes Même si l’on distingue des thèmes communs dans Denier du rêve et le Coup de grâce, la réalité mise en scène dans chacun des romans est bien différente. Malgré l’universalité de la dictature évoquée dans Denier du rêve60, on trouve tout de même une représentation de la réalité quotidienne, lutte clandestine des anarchistes, résistance mal organisée, espions stipendiés par le régime en vue du contrôle de l’opposition, exploitation des média (radio, cinéma) pour le conditionnement des masses, travaux d’aménagement de Rome, misère du petit peuple et même une allusion à d’Annunzio,

60 Dans les articles : “Personnage, espace et temps dans le roman historique de Marguerite Yourcenar : Denier du rêve” in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 103 à 110 et “L’universel et le singulier dans Denier du rêve et Rendre à César de Marguerite Yourcenar” in L’universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, tome 2, p. 279 à 287, Jean-Pierre Castellani note l’absence de Mussolini qui n’est qu’une réalité mythique, le Dictateur, bien que les détails caractéristiques de l’époque ne manquent pas. Outre le fait que le mythe a perdu de son omniprésence en 1959, on distingue des éléments de la réalité sous le régime de Mussolini dès DR de 1934 ainsi que l’expose Maria Rosa Chiapparo, op. cit., chapitre 5-1, “Actualité et histoire dans DR”, p. 290 et sq.

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l’emblème et chantre du régime61. Dans un lieu et un temps très resserrés, Marguerite Yourcenar rassemble des personnages épars, empruntés à des milieux sociaux très variés, sans liens les uns avec les autres. On assiste ainsi à une succession de rencontres souvent arbitraires, qui font se frôler des hommes et des femmes mais qui n’établissent aucun lien, aucun autre échange que celui du denier, la pièce de monnaie qui passe de main en main. Patricia de Feyter voit dans ce procédé narratif [...] une autre façon de représenter allégoriquement l’éparpillement de la civilisation européenne où le contact entre les identités (au sens large) se borne très souvent et forcément à ce contact éphémère de la transaction monétaire…62 ;

allégorie du fascisme aussi, qui isole les individus, leur enseigne à se méfier des autres, tend à réduire la vie à un problème de survie, économique essentiellement. Le circuit de ce denier permet à l’auteur de montrer une sorte de panorama romain, d’une Rome de la première moitié du XXème siècle, avec son petit peuple, son élite, ses artistes, ses militants politiques... cheminant à travers la ville avec leurs pensées et leurs rêves. Bien que ces personnages qui apparaissent un moment dans la Ville mythique avant de s’évanouir définitivement produisent une impression d’irréalité – surtout dans Denier du rêve de 1934 où ils ont une forte valeur symbolique – la réalité n’est jamais complètement absente parce qu’ils ont malgré tout une histoire (même fragmentaire) et appartiennent à un terreau social. Pour Jean-Pierre Castellani, le réalisme n’est qu’un aspect secondaire aux yeux de Marguerite Yourcenar, il doit permettre d’atteindre la vérité absolue, universelle63. Sans doute y a-t-il en effet une volonté de généralisation et Marguerite Yourcenar laisse-t-elle entrevoir qu’au fond, toutes les dictatures se ressemblent et que celle que connaît Rome après 1922 fait écho à d’autres qui l’ont précédée. Cependant, le mouvement

61

Marguerite Yourcenar, DR, 1934, p. 206. Patricia de Feyter, “Une civilisation aux prises avec elle-même” in Marguerite Yourcenar et les civilisations, Colloque international de l’Université Sts Cyrille et Méthode, Presses universitaires de Véliko Tirnovo, 1994, p. 55. Voir aussi Joan Howard, “Denier du rêve : une esthétique subversive” in Marguerite Yourcenar et l’art. L’art de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1990, p. 319-327. 63 Jean-Pierre Castellani, “L’universel et le singulier”, art. cit., note 60. 62

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inverse est aussi possible et de l’universel, on revient au particulier et à ce qui fait la spécificité de chaque moment de l’histoire. La version initiale de Denier du rêve se caractérise déjà par une observation pertinente de la dictature mussolinienne. Le chapitre 6 consacré à la séance de cinéma ne subit pratiquement aucune modification en 1959 ; le rôle de la propagande, de la démagogie, relayées par les média et tirant le plus grand parti possible de l’image à travers le cinéma est mis en évidence dès 1934 et Maria Rosa Chiapparo insiste à juste titre sur l’importance de ce chapitre, révélateur de la nature du fascisme, qui cultive soigneusement la confusion entre être et paraître et pour qui le cinéma constitue une véritable manne en tant que réservoir de rêves et qu’outil d’uniformisation, d’aliénation et d’abêtissement des esprits64. Le climat de violence et de répression d’un régime nettement policier est bien perceptible dans le premier Denier du rêve : l’arrestation et la déportation des opposants politiques, l’infiltration des milieux d’opposition par des informateurs à la solde du régime, etc… Sur le plan économique, les travaux d’aménagement du territoire en vue d’une intégration et d’une unification des masses sont évoqués en même temps que la cœxistence d’une politique de prestige avec la misère des couches populaires. En revanche, il est vrai que l’exode rural, la disparition des petits propriétaires fonciers ne sont des aspects bien développés que dans la seconde version de Denier du rêve, grâce à la longue évocation de la splendeur passée de Gemara et du vain combat de Don Ruggero. L’image d’une société morcelée, sans unité, vide de sens, toute de surface, privée de son histoire et réduite à fuir dans le rêve65 est seulement amplifiée dans le second roman ; dans les 64

Maria Rosa Chiapparo, op. cit., p. 315 à 323. Ana de Medeiros, “La mort, le masque et l’illusion. Etude approfondie des diverses morts réelles et symboliques dans DR de Marguerite Yourcenar” in Les Visages de la Mort dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, actes du colloque international organisé par le NAMYS, l’Université de Morris, Minnesota, et la SIEY, juillet 1992, (textes édités par C. F. Farrell Jr, E. R. Farrell, J. E. Howard et A. Maindron, Université de Morris, 1994), p. 142 à 153. Ana de Medeiros note le caractère tragique de cette vie sous le régime fasciste qui n’offre d’autre échappatoire que l’illusion : “…quelle sorte de vie la population de Rome mène-t-elle sous le dictateur pour que la mort (symbolique ou réelle) ait un aspect attrayant ? La mort est donc positive par rapport à une vie où l’illusion est nécessaire pour éviter la folie. Il n’y a pas d’autre issue face à la guerre, la maladie, la mort des parents chéris et la misère dont souffrent les personnages du roman”, p. 152. 65

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deux versions de Denier du rêve, figurent le denier symbolique et aussi l’épigraphe de Montaigne : “C’est priser sa vie justement ce qu’elle est, de l’abandonner pour un songe” (Essais, Livre III, chap. IV). Maria Rosa Chiapparo commente en ces termes l’échec de l’action politique des anarchistes, isolés, empêtrés dans des contradictions : En introduisant dans son roman les personnages appartenant au réseau clandestin, Yourcenar met l’accent tant sur l’aspect utopique de leur démarche et l’absence de communication entre les résistants et la population, que sur les deux aspects qui avaient été à l’origine de l’échec de la lutte antifasciste :

le manque de réalisme et l’utopie romanesque66. Certes, par son sacrifice individuel, sous lequel on peut entrevoir une volonté de rachat, Marcella s’inscrit dans l’histoire mythique mais il y a aussi de la part de Marguerite Yourcenar l’observation fidèle de la réalité : tout acte de résistance individuelle à une dictature est voué à l’échec et il ne sert qu’à justifier un renforcement du dispositif policier. Si héroïque et généreux soit-il, il ne peut que passer pour l’acte d’un rêveur, inconscient des nécessités politiques67. Enfin, Marguerite Yourcenar souligne le rôle de l’Église comme puissance d’aliénation supplémentaire dès le premier Denier du rêve68. Giulio Lovisi, qui incarne le type du citoyen ordinaire, conservateur, favorable au parti de l’ordre, et admirateur de Mussolini, fréquente régulièrement l’église et fait brûler des cierges pour ses proches. Eprouve-t-il une foi sincère en Dieu ? Vraisemblablement pas. Il se conforme à des rites séculaires, à des traditions qu’il respecte sans se poser de questions. 66

Maria Rosa Chiapparo, op. cit., p. 331. L’article de Camillo Faverzani, “Dimensions mythologique et historique dans DR de 1934”, Tours, SIEY, bull. n°6, mai 1990, p. 63 à 79, expose avec précision les sources de MY pour l’épisode de l’attentat contre Mussolini. Le sacrifice fait entrer le personnage de Marcella dans la catégorie du mythe mais à l’origine, il y a bien un personnage réel qui, comme Marcella, se trouve en rupture avec son milieu d’origine et manifeste certains signes de désordre mental ou tout au moins un profond malaise qui lui fait désirer de mourir. 68 Laura Brignoli, “La Théologie négative de DR” in Le sacré dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque international de Bruxelles, Tours, SIEY, 1993, p. 255 à 266. L. Brignoli considère que la puissance d’aliénation de l’Église est encore plus visible dans la première édition de DR que dans celle de 1959, plus politisée. 67

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La maison de Dieu lui est ouverte, elle lui offre un havre de paix et de consolation ponctuelle avant de retrouver les soucis domestiques. Il s’y abandonne un moment sans qu’il lui vienne jamais à l’esprit de se demander si cela a du sens. S’il avait été sincère, Giulio Lovisi aurait donc convenu qu’il était vain de prier. Et cependant, les minces cierges de cire qui se consumaient devant lui, sous l’œil fixe d’une Madone, n’étaient pas inutiles : dans cette existence aussi tristement bornée que le sont presque toutes les autres, ils servaient à maintenir la fiction d’une espérance69,

écrit Marguerite Yourcenar. La religion demande peu à condition de rester dans la voie toute tracée et en échange, elle donne l’espérance. Mais ce faisant, elle condamne formellement toute forme de scepticisme, tout esprit critique, toute révolte contre l’ordre établi et par l’attitude qu’elle induit chez les fidèles, elle favorise la soumission et l’aliénation. Bien qu’assurément, Marguerite Yourcenar ait tendance à souligner la forme universelle de la dictature, les détails caractéristiques du fascisme italien ne manquent pas. Sans doute n’insiste-t-elle pas outre mesure sur le rôle de la religion, elle ne ferait que répéter ce qui a été maintes fois démontré ; en revanche, un phénomène nouveau tel que l’utilisation du cinéma à des fins de propagande politique et d’aliénation des masses fait l’objet d’un chapitre entier et le personnage d’Angiola Fides occupe une place centrale dans le roman. Tout en apparences, masque inconsistant, image sans cesse en représentation, dédoublée à l’infini, cette vedette véhicule sans le savoir l’esprit du régime dont elle est le parfait symbole. C’est précisément la conscience très claire et subtile du fonctionnement de la dictature et de ses rouages qui permet à l’écrivain d’atteindre l’universel et de révéler, à travers le fascisme italien, les mécanismes de toute tyrannie contemporaine. Quoique Denier du rêve n’adopte pas la forme d’une tragédie, la tonalité de ce roman est plutôt tragique70 ; en effet, le lecteur voit défiler une suite de personnages profondément seuls, souffrants, livrés à leurs monologues intérieurs qui se résument à un face à face avec la mort dès que l’illusion s’estompe. Même Alessandro, à qui tout 69

Marguerite Yourcenar, DR, 1934, p. 57-58. Dans la préface datée de 1959, Marguerite Yourcenar elle-même parle de personnages qui “à première vue pourraient sembler échappés d’une tragedia dell’arte”. 70

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réussit, est seul et déjà usé. Quant à la mère Dida, qui fait preuve d’une énergie et d’une combativité peu communes, dans les moments de solitude et d’inaction, elle est envahie par la pensée de sa mort prochaine. D’autre part, le fascisme apparaît invincible, tout acte individuel dirigé contre lui est voué à l’échec et il n’existe pas de force susceptible d’opposer une résistance suffisante. Enfin, l’épigraphe de Montaigne vient opportunément rappeler l’insignifiance de la vie humaine. Le Coup de grâce n’est publié que cinq ans après Denier du rêve et le moment de l’histoire dans lequel s’inscrit ce nouveau roman ne diffère pas très profondément du contexte italien. Cependant, on ne relève que bien peu de ressemblances entre ces deux textes. Faut-il voir chez Marguerite Yourcenar une rapide évolution de sa conception artistique et de sa maturité littéraire au cours de la décennie ? Elle avoue elle-même que Denier du rêve a été composé à un moment où elle s’intéressait beaucoup à l’exploitation du mythe alors que Le Coup de grâce appartiendrait plutôt à l’époque ultérieure, où l’histoire passe au premier plan. En tout cas, on a nettement affaire à une sorte de tragédie dans laquelle les tensions qui lient les personnages préparent au dénouement fatal. Tout d’abord, l’action se situe à un moment de guerre civile, de révolution, où l’ancien monde s’achève. Éric Von Lhomond présente ainsi son engagement militaire aux côtés de l’aristocratie balte : Que restait-il d’autre à un garçon dont le père s’était fait tuer devant Verdun, en ne lui laissant pour tout héritage qu’une croix de fer, un titre bon tout au plus à se faire épouser d’une Américaine, des dettes, et une mère à demi folle […] ?71

et il précise aussi qu’il avait “pour les Bolcheviks une hostilité de caste”. Descendant d’une petite noblesse qui n’a pas survécu au cataclysme de la première guerre mondiale, il n’a désormais ni ressources, ni perspectives et choisit l’aventure dans l’armée allemande en commandant un corps de volontaires qui défend les intérêts de la classe possédante balte – censés se confondre avec ceux du pays conquérant – contre les paysans gagnés aux idées des Rouges. Pour Sophie et Conrad aussi, l’avenir est inexistant, ainsi que le 71

Marguerite Yourcenar, CG, p. 88-89.

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symbolise le château de Kratovicé, enjeu entre les deux factions et dont, quelle qu’en soit l’issue, la guerre civile ne laissera que des ruines. Ces trois jeunes gens, liés par une amitié ancienne et les souvenirs d’une jeunesse privilégiée, insouciante et heureuse, se retrouvent brutalement au cœur d’une espèce d’apocalypse européenne. Dans ce climat d’angoisse, de vives tensions, les sensibilités sont soumises à rude épreuve et les passions exacerbées, d’autant plus que les personnages se retrouvent dans le château comme dans une prison, un huis-clos, soumis aux violences de la guerre et aux rigueurs de l’hiver. Dans la préface, Marguerite Yourcenar reconnaît que toutes les conditions : unité de lieu, de temps et de danger, étaient réunies pour faire du Coup de grâce une tragédie. Cependant, ainsi que l’auteur l’expose très clairement : […] la vérité psychologique [...] passe trop par l’individuel et le particulier pour que nous puissions [...] ignorer ou taire les réalités extérieures qui conditionnent une aventure. L’endroit que j’appelais Kratovicé ne pouvait pas n’être qu’un vestibule de tragédie, ni ces sanglants épisodes de guerre civile qu’un vague fond rouge à une histoire d’amour. Ils avaient créé chez ces personnages un certain état de désespoir permanent sans lequel leurs faits et gestes ne s’expliquaient pas72.

Ainsi la réalité historique, les événements vécus par les personnages déterminent leurs sentiments, leur psychologie. Ce qu’ils vivent, l’incertitude quotidienne, influence considérablement leurs réactions et constitue le terreau de la tragédie. A la différence de la tragédie antique, la fatalité n’est pas désincarnée et le ressort tragique est aisément identifiable, il s’agit de l’Histoire. Même si on suit Marguerite Yourcenar dans son déni de toute signification politique au Coup de grâce, il n’en reste pas moins que le récit se fonde sur des réalités historiques indiscutables qui agissent en profondeur sur les êtres humains. A la structure effilochée de Denier du rêve, succède dans Le Coup de grâce une structure ramassée propice au développement du climat tragique. Il s’agit ensuite d’étudier, au travers des personnages mis en scène, les conséquences des circonstances dramatiques sur les êtres humains.

72

Marguerite Yourcenar, CG, préface, p. 80.

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Les êtres humains A première vue, l’une des premières distinctions qui s’imposent parmi les personnages de Denier du rêve et du Coup de grâce se rapporte au choix ou au refus de l’action. Denier du rêve offre, en 1959 comme en 1934, un échantillon d’êtres qui fuient la réalité et préfèrent les illusions, de quelque nature qu’elles soient. Bien qu’en 1959, la romancière dote les personnages de Denier du rêve d’une épaisseur psychologique qu’ils n’avaient pas précédemment, ils restent avant tout des types. On peut distinguer un premier trio de personnages qui s’adaptent et acceptent la situation, même s’ils en souffrent parfois ; ce sont Alessandro Sarte, Giulio Lovisi et la mère Dida. Alessandro représente surtout l’opportuniste, pour qui la politique reste assez secondaire et qui assure sa réussite sociale, indépendamment du régime en place. Giulio Lovisi, en tant que commerçant, appartient à une catégorie professionnelle qui choisit naturellement le parti de l’ordre et préfère que le gouvernement soit assuré par un homme fort qui veille à la bonne marche des affaires. Il n’y a rien d’étonnant à le retrouver parmi les partisans de Mussolini et Marguerite Yourcenar présente l’exemple type du petit-bourgeois italien, naturellement fasciste et écartelé dans ses sentiments familiaux entre sa fille malheureuse et son gendre indéfendable. Pour la mère Dida, le problème du choix ne se pose même pas ; elle symbolise la femme du peuple, extrêmement simple, ignorante, qui n’a jamais connu que l’âpreté du combat pour la survie. La politique constitue pour elle une sorte d’entité qui appartient à une sphère lointaine, tout à fait extérieure à ses préoccupations quotidiennes ; par conséquent, peu importe qui tient les rênes de l’État, pour elle, la vie est toujours la même, un combat sans merci contre les éléments et contre les hommes (y compris les proches) pour gagner quelques sous73. A côté de ces personnages qui choisissent d’être sourds à tout ce qui n’est pas leur intérêt, évoluent des hommes et des femmes qui 73

Nadia Harris, “Représentations de l’Autre dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar” in Marguerite Yourcenar, Ecritures de l’Autre, XYZ éditeur, Montréal (Québec), 1997, p. 45-52 ; N. Harris décrit Dida comme une “citoyenne exemplaire du régime mussolinien auquel elle donne son entière adhésion” (p. 47). Plus qu’un choix, il y a de la part de Dida un pragmatisme qui la fait se soumettre à la loi du plus fort car l’expérience lui a appris qu’il y a des choses qu’il faut accepter, l’Église par exemple, à laquelle elle évite de donner le moindre argent.

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fuient la réalité dans l’illusion. Le meilleur symbole en est Angiola dont la vie consiste à dispenser du rêve par l’intermédiaire du grand écran mais qui se laisse prendre au piège de sa propre image et n’est plus qu’une apparence inconsistante dans un monde d’artifices. Dans un genre tout différent, sa sœur Rosalia se réfugie elle aussi dans l’illusion jusqu’au moment où la réalité vient anéantir son rêve et où il ne reste plus qu’à se suicider. Leur père, Don Ruggero, survit grâce à la folie ; mais ayant totalement perdu la conscience de la réalité, il vit dans l’univers de son délire. Oreste Marinuzzi attend de l’ivresse alcoolique qu’elle le délivre du poids du réel et c’est alors seulement, en s’imaginant dictateur, qu’il accède au bonheur. Le délire, la folie, le suicide sont les moyens ordinaires d’échapper à une réalité trop pesante ; on peut considérer que le dévouement à une autre personne qui amène à s’oublier totalement et à devenir étranger à soi-même participe de cette forme d’aliénation. C’est ce qui se passe pour Rosalia qui a voué sa vie à une Angiola imaginaire. A l’inverse, d’autres personnages comme Massimo choisissent la duplicité et la traîtrise ; il ment à tous ceux qu’il approche (sauf Clément Roux) mais à la différence d’Angiola, il conserve sa lucidité. Enfin l’action politique qui s’apparente plus à un acte de désespoir individuel qu’à une tentative d’améliorer le sort des hommes évoque aussi une fuite hors du réel. Cela concerne deux personnages du roman : Carlo Stevo, l’intellectuel engagé par conviction, mais trop idéaliste, qui se bat pour des idées plutôt qu’avec des hommes et pour des hommes et dont la résistance est bien vite brisée par un État fasciste qui cultive et entretient l’illusion dans les masses mais procède avec le plus grand réalisme. Plutôt que par des idées, Marcella est mue par des sentiments : sentiments de classe d’abord, souvenir de son père dont elle se rappelle le militantisme sincère, souvenir de la vie laborieuse du peuple dont elle est issue, haine du dictateur que son père a formé et qui a odieusement trahi, mépris de soi pour avoir en quelque sorte renié sa classe d’origine en épousant le brillant docteur Sarte. Tous ces éléments font du choix de Marcella un acte aux motivations bien complexes, où le besoin de rachat, pour ne pas dire d’expiation, donne l’impression de l’emporter sur les objectifs politiques. Dans ce monde de mensonges, de compromissions constantes, que lui reste-t-il pour affirmer sa liberté et son refus de la gangrène générale ? D’où son acte individuel, nécessairement voué à l’échec, tragi-comique puisque son sacrifice ne peut servir qu’à renforcer la dictature et le pouvoir de

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celui qu’elle voulait éliminer. Même les personnages qui tentent d’agir dans Denier du rêve semblent engagés dans un processus de fuite. Jeanine S. Alesch juge que tous les personnages de Denier du rêve sont aliénés sauf Clément Roux, Massimo et Carlo Stevo74 ; cette opinion, discutable en ce qui concerne Massimo qui, bien que conscient et lucide, n’en est pas moins un pantin manipulé par le pouvoir et aussi Carlo Stevo, intellectuel en marge de la réalité, a le mérite d’insister sur une constante de Denier du rêve. Marguerite Yourcenar crée une série de portraits-types dont le point commun réside dans une fuite en avant, hors de soi, dans un monde qui désarticule les individus pour mieux les dominer. Dans Le Coup de grâce, l’atmosphère tragique se concentre autour d’un nombre réduit de personnages qui présentent une réelle complexité psychologique. Tandis que Sophie incarne la seule héroïne, dont la personnalité n’est pas toujours très facile à cerner, Éric est présenté par rapport à d’autres hommes jeunes, dont la psychologie et les choix divergent. Bien sûr, il y a en premier lieu Conrad, presque le frère, l’ami pour qui Éric éprouve des sentiments teintés d’homosexualité et qu’il protège ; sitôt qu’il l’aperçoit en arrivant à Kratovicé, il remarque sa beauté, sa grâce un peu fragiles : “Il avait gardé une innocence d’enfant, une douceur de jeune fille”75. Cette évocation des retrouvailles émerveillées n’est pas dénuée d’une discrète poésie, à la manière de Racine quand Néron se remémore l’image de Junie et les sentiments unissant les deux jeunes gens outrepassent sans doute l’amitié : “Dans cet imbroglio balte,... je ne m’étais somme toute engagé que pour lui ; il fut bientôt clair qu’il ne s’y attardait que pour moi”76. La personnalité un peu androgyne de Conrad va accentuer par contraste la virilité d’Éric qui accomplit son devoir de soldat avec une froide détermination (le tempérament résolu de Sophie se trouve aussi affirmé par contraste avec son frère). A l’inverse, la sécheresse brutale et bornée de Volkmar qui n’est au fond qu’un opportuniste, qui obéit à des ordres sans états d’âme, rehausse la complexité et l’ambiguïté d’Éric. Quelques jours après son arrivée, 74

Jeanine S. Alesch, “L’exil de l’écrivain dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar” in Marguerite Yourcenar, Ecritures de l’exil, textes édités par Ana de Medeiros et Bérengère Deprez, Academia, Bruylant, Louvain-la-Neuve, 1998, p. 181189. 75 Marguerite Yourcenar, CG, p. 93. 76 Ibid., p. 93.

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Volkmar devient l’amant de Sophie : “Sans la guerre, Sophie n’aurait pas été pour lui ; il se jeta sur cette occasion”77. Alors qu’Éric souffre, est tiraillé entre Conrad et Sophie et éprouve pour elle des sentiments contradictoires : affection, tendresse, admiration, respect en même temps que dédain misogyne et cruel, Volkmar, en lourdaud sans scrupules, voit en elle une femme à prendre. Ainsi, dans ces régiments de corps francs, se côtoyaient des hommes de toute nature. Certains, déstabilisés par le déclin de leur classe sociale, cherchaient avec une espèce de désespoir, à donner un semblant de sens à leur vie mais sans être fondamentalement violents et belliqueux. Pour d’autres, qui regardaient peu aux moyens, c’était une possibilité de faire son chemin dans la vie. Ces ligues, qui proposaient l’action et l’aventure à des jeunes plus ou moins sans avenir, regroupaient une population très hétérogène. Cependant, c’est certainement la mise en parallèle d’Éric et Grigori Lœw qui se révèle la plus riche d’enseignements. D’emblée, Éric exprime son mépris condescendant pour celui qu’il appelle “le petit Juif Grigori Lœw, travesti en lieutenant de l’armée bolchevique”, autrefois “obséquieux commis” de librairie. L’antisémitisme d’Éric s’exprime à maintes reprises, particulièrement à l’égard des parents de Grigori présentés ainsi : [...] la mère Lœw exerçait la double et lucrative profession de sage-femme et de couturière. Son mari, Jacob Lœw, avait pratiqué le métier presque aussi officiel et plus lucratif encore de l’usure...78.

Son comportement est qualifié de “mélange d’obséquiosité dégoûtante et d’hospitalité biblique”79. Après avoir évoqué l’aspect repoussant de cette “matrone israélite” bouffie de graisse et sa rapacité, cependant qu’il lui laisse la vie sauve, Éric déclare : “j’aurais aussi bien pu écraser une chenille que cette malheureuse”80. Marguerite Yourcenar n’hésite pas à employer des termes très péjoratifs qui traduisent l’aversion raciale d’Éric, particulièrement représentative de la mentalité de l’époque et plus particulièrement de celle des combattants des ligues préfascistes. On y retrouve les clichés habituels : le juif commerçant, usurier, fourbe, lâche, habitué à vivre 77

Ibid., p. 123. Ibid., p. 138. 79 Ibid., p. 140. 80 Ibid., p. 141. 78

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d’intrigues douteuses et d’affaires louches, pour lequel la noblesse ne pouvait qu’avoir un très profond mépris tant ses valeurs différaient de celles des Israélites. Il faut aussi remarquer qu’en opposant Éric, le combattant des corps francs, au bolchevique Grigori Lœw, Marguerite Yourcenar met en évidence un antagonisme de classes que l’histoire tend à confirmer. Les Juifs qui, en Russie ou en Allemagne, ont rejoint les rangs des bolcheviques ne manquent pas et ils furent parfois les meilleurs théoriciens de la Révolution. Par conséquent, faire de Grigori Lœw un intellectuel gagné à la cause des Rouges apparaît parfaitement conforme à la réalité. Devant son cadavre d’ennemi mort pour la défense de la cause qui lui était chère, Éric ne peut s’empêcher d’éprouver une forme de respect mêlé de condescendance : Ce Grigori avait été probablement le seul homme dans ce pays et à cette époque avec qui j’aurais pu causer agréablement pendant un quart d’heure. Il faut reconnaître que cette manie juive de s’élever au-dessus de la friperie paternelle avait produit chez Grigori Lœw ces beaux fruits psychologiques que sont le dévouement à une cause, le goût de la poésie lyrique, l’amitié envers une jeune fille ardente, et finalement, le privilège un peu galvaudé d’une belle mort81.

Cette nécrologie ne masque rien du sentiment de supériorité dédaigneuse d’Éric par rapport à ce jeune Juif et par rapport aux Rouges plus généralement ; elle met aussi en évidence sa dureté de cœur, une espèce de mépris hautain pour tout ce qui n’est pas de sa caste (ou de son sexe quand il s’agit de Sophie) mais elle laisse entrevoir que sous la carapace qui se veut indestructible, il existe malgré tout une sensibilité, une conscience de ce qui est digne d’admiration chez l’homme. La cruauté n’a pas tué toute sensibilité mais elle finit par façonner un autre type d’homme, parfaitement odieux comme on le constate dans ses rapports avec Sophie. Sans doute Éric ne peut-il qu’apparaître comme un personnage tragique, enfermé à tout jamais dans ses contradictions, son individualisme intolérant, son combat pour des valeurs révolues qui le conduisent inéluctablement à l’échec mais le personnage tragique par excellence, c’est Sophie. Sa psychologie même la voue au rôle de victime. Droite, sincère, meurtrie par ce que la guerre lui a infligé, elle ne dissimule rien de ses sentiments pour Éric qui y répond avec cruauté et semble la pousser vers le désespoir, l’avilissement, le 81

Ibid., p. 150.

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mépris de soi82. Mais ne trouve-t-elle pas, sinon du plaisir, du moins une sorte de châtiment que secrètement elle estime justifié, dans les rebuffades d’Éric ? Victime, elle l’est indiscutablement, de l’histoire, des hommes, mais elle a sans cesse besoin de provoquer de nouveau son bourreau, comme si sa souffrance et son humiliation n’étaient jamais suffisantes83. Toutefois, sa résolution l’amène aussi à quitter le château de Kratovicé et une autre facette du personnage se dessine . Les œuvres des années 30 présentent souvent des figures de victimes féminines. La plupart souffrent en silence, telle Thérèse d’Olinsauve, que sa bonté sans limites conduit au sacrifice d’ellemême. Il en est de même de la plupart des héroïnes empruntées à la mythologie qui apparaissent dans Feux ou des personnages des Nouvelles orientales qui, comme la Dame-du-village-des-fleurs-quitombent, consentent à subir toutes les humiliations en échange de quelques caresses. Sophie prend place dans cette lignée de personnages féminins ; toutefois, son comportement présente des points communs avec celui de Clytemnestre qui déclare aux juges : Mais je voulais au moins l’obliger en mourant à me regarder en face : je ne le tuais que pour ça, pour le forcer à se rendre compte que je n’étais pas une chose sans importance qu’on peut laisser tomber, ou céder au premier venu84.

Comme la Clytemnestre de Feux, Sophie subit une passion qui l’aliène, la détruit et la poursuivra jusqu’à la mort mais elle ne se soumet pas sans révolte à cette tyrannie. Refusant elle aussi de se sacrifier sans un cri, elle choisit d’infliger la souffrance à qui la fait souffrir. L’attitude de dévouement sublime, toute de bonté et 82 Les articles de Patricia de Feyter, “Une civilisation aux prises avec elle-même”, art. cit., de Brian Gill, “L’altérité dans Le Coup de grâce” in Marguerite Yourcenar, Ecritures de l’Autre, op. cit. et de Marie-Laure Girou Swiderski, “Le couple triadique et la mort dans Le Coup de grâce”, ibid., insistent tous sur le fort sentiment de révolte contre l’altérité qui caractérise Eric. 83 Cette dialectique victime/bourreau est une caractéristique de Qui n’a pas son Minotaure ? et d’Ariane et l’Aventurier auparavant. Cet aspect de l’œuvre de Marguerite Yourcenar est traité par Joan E. Howard dans The Dialectic of Ritual Sacrifice. Thèse de l’Université du Connecticut, 1987, 331 p., publiée sous le titre From Violence to Vision. Sacrifice in the Works of Marguerite Yourcenar, Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1992, XII, 324 p. Etude centrée sur Le Coup de grâce, p. 117-149. 84 Marguerite Yourcenar, Feux, “Clytemnestre ou le Crime”, OR, p. 1152.

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d’abnégation qui est celle de Thérèse d’Olinsauve, ne lui convient pas. Faute d’avoir pu faire naître l’amour chez Eric, elle se crée une existence définitive dans sa mémoire. Bien qu’elle représente un personnage de femme souffrante comme la plupart des héroïnes créées par Marguerite Yourcenar dans les années 30, elle sait aussi entrer en rébellion. Dès le début du roman, on sait que Sophie se fait prêter des livres pas Grigori Lœw, qu’elle discute avec lui et qu’elle admire Lénine. A aucun moment, elle ne renie ses sympathies : Cette effroyable solitude d’un être qui aime, elle l’aggravait en pensant autrement que nous tous. Sophie cachait à peine ses sympathies pour les rouges85,

déclare Éric pour qui elle n’est pas seulement autre en tant que femme mais aussi autre parce qu’en rupture avec sa classe d’origine. Aussi, lorsqu’elle quitte Kratovicé après un ultime échange avec Éric, n’agitelle pas sur un coup de tête ; sans doute le dépit a-t-il sa part dans sa décision de rejoindre les troupes bolcheviques et de se rallier au combat de Grigori Lœw mais elle avait déjà longuement réfléchi à cette décision. Ce jugement de Patricia de Feyter : la véritable révoltée, puisqu’elle s’engage, est Sophie : elle oppose la vie, son devenir véritable au nihilisme odieux d’Éric. C’est elle, en effet, que l’on voit évoluer, tandis que l’on retrouve Éric à quarante ans, comme “pétrifié dans une espèce de dure jeunesse”, toujours au service de son pseudo-idéalisme infantile, opportuniste et militariste86,

apprécie avec une grande justesse la place qu’occupe Sophie dans le roman. Mais pourquoi est-ce à la femme que Marguerite Yourcenar attribue ce rôle ? Sans doute là aussi faut-il remarquer avec quelle finesse l’auteur appréhende la réalité. Bien qu’aristocrate, Sophie a un statut subalterne parce qu’elle est une femme ; d’ailleurs les vicissitudes de la guerre le font clairement apparaître ; tandis que les hommes, revêtus de leurs uniformes, se consacrent au “métier des armes”, Sophie, privée de serviteurs, accomplit les tâches de l’entretien quotidien : raccommodage de sous-vêtements, lavage des chemises des hommes à l’eau glaciale, mise à mort des volailles. Peu à 85 86

Marguerite Yourcenar, CG, p. 107. Patricia de Feyter, “Une civilisation aux prises avec elle-même”, art. cit., p. 54.

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peu, la guerre civile lui fait partager le destin d’une femme du peuple. Cela ne peut que lui faire prendre conscience très concrètement de l’exploitation de l’homme par l’homme et l’aider à se sentir beaucoup plus proche des paysans de son pays révoltés contre les “barons” et le colonisateur allemand. Il est donc parfaitement logique qu’à un moment, la révolte contre son statut de femme opprimée – et doublement opprimée par Éric – l’amène à rejoindre les ennemis de sa classe d’origine. Le dépit n’est que la circonstance accidentelle qui fixe le moment de la désertion. Par son courage, sa résolution, Sophie met un terme à son destin de victime aliénée et sans cesse humiliée pour devenir une femme digne, libre de ses choix. Rien d’étonnant à ce qu’en fin de compte, Éric traîne le poids de ses souvenirs tandis que Sophie s’est depuis longtemps affranchie d’une vie sans issue mais à laquelle elle a su donner un sens. Belle figure romanesque, elle témoigne en plus de la connaissance intelligente que sa créatrice a de l’histoire contemporaine. L’étude des personnages plus encore que ce qui précède montre qu’en dépit d’une préoccupation commune : les premiers signes et les premières réalités du fascisme dans l’entredeux-guerres, les deux romans des années 30 sont caractéristiques d’une évolution sensible de Marguerite Yourcenar. Tandis que Denier du rêve appartient encore en 1934 au cycle d’œuvres d’inspiration mythique, Le Coup de grâce s’en affranchit nettement et annonce déjà les grands ouvrages de la maturité : les Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir . Sens des récits Denier du rêve s’inscrit dans la réalité contemporaine de l’Italie fasciste. A l’aide du denier qui circule sans pour autant créer de contacts et rapprocher les gens, l’auteur représente une société morcelée, où chacun vit pour soi, enfermé dans ses soucis. On assiste au naufrage des rapports sociaux ; le fascisme n’a pas de peine à contrôler les individus, il ne rencontre en face aucune véritable résistance organisée. Mais même les rapports affectifs sont détruits. Que reste-t-il de la famille chez la mère Dida ? Elle n’a pas de mots assez durs pour maudire ses “feignants d’enfants” et ne ressent d’attachement pour aucun de ses proches en qui elle voit surtout des ennemis potentiels. Angiola, indifférente à tout ce qui n’est pas ellemême, ne montre guère plus d’humanité ; et que dire de l’amour, qui

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n’existe guère que sous sa forme tarifée et comme un moment d’oubli ? Ce qui domine dans Denier du rêve, c’est l’impression de la solitude des êtres, d’une destruction en profondeur de l’individu, d’une apparence vide de sens et d’une aliénation bien réelle. Il reste l’illusion, le rêve dont le pouvoir fait un large usage au travers de discours pompeux, de mises en scène lors des cérémonies. Il y avait, comment dire, une sorte de lyrisme de l’Italie romaine, et de la romanité, vue de très loin, et de façon très oratoire. Il y avait ce qu’on croyait être une tradition de grandeur, et dont on n’apercevait pas le gonflement et la fraude87,

écrit Marguerite Yourcenar qui emploie en d’autres lieux le terme de “boursouflure”. Elle entend démasquer cette imposture et révéler à ses lecteurs que la réalité ne coïncide pas avec l’image répandue dans le monde. On a souvent pu considérer que sous sa forme très symbolique, mythique, la première version de Denier du rêve n’actualisait pas la caricature du fascisme et n’en constituait donc pas une dénonciation bien nette. Maria Rosa Chiapparo démontre clairement dans sa thèse que c’est justement par l’utilisation du mythe, de l’allégorie, du processus d’amplification et de généralisation que Marguerite Yourcenar met en évidence les rouages du fascisme qui ne vise, à travers la glorification du passé, l’emphase des mots et la rhétorique ampoulée, qu’à la manipulation des masses. Marguerite Yourcenar dénonce donc l’imposture du régime mussolinien en retournant contre lui ses propres méthodes de propagande88. Maria Rosa Chiapparo analyse de manière très pertinente les mécanismes d’une critique un peu savante dont on peut penser que Marguerite Yourcenar a voulu la rendre plus accessible en 1959 par l’ajout de nombreux détails typiques. Sans doute, en effet, en perdant de sa valeur “éternelle”, le fascisme tel qu’il est représenté dans la seconde version de Denier du rêve est-il plus conforme aux réalités quotidiennes qu’ont vécues les Italiens dans les années 30. On peut surtout penser qu’ayant cessé d’utiliser très largement le mythe, Marguerite Yourcenar a jugé nécessaire d’apporter des modifications substantielles et de faire appel au réalisme. L’aspect critique n’est pas nécessairement plus développé ; il devient sans doute plus perceptible 87 88

Marguerite Yourcenar, YO, p. 86. Maria Rosa Chiapparo, op. cit., 5e partie, p. 280 et sq.

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pour des lecteurs moins cultivés. La différence se traduit probablement davantage dans la réception par le public que dans la conscience que l’auteur a de la réalité politique de l’Italie fasciste. Quoique dans Le Coup de grâce, Marguerite Yourcenar évoque une réalité historique plus éloignée dans le temps que l’Italie fasciste des années 30, le récit n’a pas la même valeur intemporelle et il présente un caractère plus actuel. Elle explique à Patrick de Rosbo que Le Coup de grâce a été composé en “quelques semaines, durant l’automne 1938” et ajoute : C’était l’époque des fameuses entrevues de Munich : la guerre était de nouveau bien proche, et je suis sûre que les angoisses du moment sont pour quelque chose dans la tension intérieure du récit, consacré comme il l’est à un épisode de guerre se situant près de vingt ans plus tôt89.

La réalité de 1938, l’imminence d’une nouvelle guerre découlent directement des événements de la fin de la première guerre mondiale ; les troupes qu’Hitler s’apprête à engager en Tchécoslovaquie présentent des ressemblances avec les corps-francs et le château de Kratovicé, assailli de tous côtés par des ennemis divers, où la survie est aléatoire, réalise une parfaite métaphore des pays européens, menacés par un conflit encore plus épouvantable que celui de 19141918. La réalité de 1938 se superpose à la réalité de 1918, dont elle constitue la suite et le développement. Entre Denier du rêve et Le Coup de grâce, s’élabore une nouvelle approche de l’histoire mais l’écrivain reste sensible aux mêmes préoccupations. Dans Le Coup de grâce, on découvre le désarroi des êtres dont le monde familier s’écroule et qui se retrouvent plongés dans l’horreur de la guerre civile. Toute guerre est affreuse assurément mais plus encore celle qui oppose des gens du même pays, de la même culture, parfois bons amis la veille, semble dire Marguerite Yourcenar. On assiste donc à une profonde dénaturation des rapports humains et des êtres eux-mêmes. L’Histoire qui se substitue au destin accable Sophie sur tous les plans : elle doit faire face aux difficultés matérielles, à la brutalité soldatesque des combattants repliés au château de Kratovicé, à la cruauté d’Éric, à la mort de Texas dont elle avoue, ivre non seulement d’alcool mais de solitude et de détresse : “Il n’y avait que 89

Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 20.

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lui qui m’aimait...”90. Pourtant, en dépit des moments de faiblesse où elle s’abandonne à l’oubli et à une déchéance momentanée, Sophie se montre capable de recouvrer sa dignité et d’aller jusqu’au bout de ses actes. En elle, survit un être humain conscient du bien et du mal, du beau et du laid, ce qui n’est pas vrai pour Éric qui, incapable de surmonter et concilier ses aspirations contradictoires, se laisse envahir par la haine et le besoin d’avilir et d’infliger des souffrances. Marguerite Yourcenar nous montre là une véritable dénaturation de l’homme, une dégradation de l’individu contaminé par la tragédie extérieure. Le mal engendré par la guerre progresse comme une lente gangrène faite de violences, de lâchetés, de cruautés, qui n’épargne rien. Dès Le Coup de grâce, apparaît un thème cher à Marguerite Yourcenar, que l’on retrouvera tout au long de son œuvre : la barbarie de l’homme à l’égard de la nature. Texas est par excellence la créature innocente, victime de la furie des hommes ; [il] avait été tué par l’éclatement d’une grenade enfouie dans le parc, et qu’il s’était efforcé de déterrer du bout de son museau noir, comme s’il s’agissait d’une truffe91.

Là, les instruments de mort réduisent en bouillie une créature heureuse de vivre, étrangère aux sordides intérêts humains, ailleurs ils fauchent des roseaux qui flottent sur l’eau parmi les poissons morts. Partout, la désolation, une nature ravagée succèdent à la guerre et que dire du prétendu héroïsme guerrier ? Éric fait l’aveu de sa lâcheté à l’occasion de la mort atroce et inutile de Conrad : Il souffrait au point que j’ai plus d’une fois pensé à l’achever ; si je ne l’ai pas fait, ce fut par lâcheté92

et il rappelle en ces termes l’exécution de Sophie : Je tirai en détournant à la tête, à peu près comme un enfant effrayé qui fait détoner un pétard pendant la nuit de Noël93.

90

Marguerite Yourcenar, CG, p. 117. Ibid., p. 116. 92 Ibid., p. 147. 93 Ibid., p. 157. 91

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Plutôt que de bravoure, il faut parler de massacre et de règlements de comptes. Telle est la guerre, monstrueuse invention qui insulte à toute la nature, dans laquelle l’homme se révèle sous son jour le plus abject et que Marguerite Yourcenar n’hésite guère à peindre avec les couleurs les plus sombres pour en susciter l’horreur . Que l’écrivain soit particulièrement sensible au drame humain dans ce roman et entende dénoncer l’abomination de la guerre ne prête guère à discussion. En revanche, peut-on lui faire aussi aisément crédit lorsqu’elle déclare à la fin de la préface qu’il n’y a aucun contenu politique dans Le Coup de grâce ? La fermeté avec laquelle elle dénie cette signification à son ouvrage renforce l’interrogation des spécialistes de son œuvre. L’influence de la biographie de l’auteur à laquelle font allusion Jacques Lecarme et Marie-Laure Girou Swiderski94, le rôle de catharsis de ce roman, qui serait destiné à exorciser une fois pour toutes les sentiments passionnés pour André Fraigneau ne peuvent être complètement exclus mais ce serait faire la part trop belle à l’anecdote. En revanche, Marguerite Yourcenar tient certainement à écarter tout soupçon d’antisémitisme ou d’intérêt suspect pour le national socialisme. On ne peut légitimement voir en Éric von Lhomond un porte-parole de sa pensée. Dans la construction de son récit, elle adopte d’emblée un processus de distanciation, renforcé par la relative indifférence des auditeurs. D’autre part, rien n’avantage Éric ; s’il existe une figure héroïque dans ce roman, c’est Sophie, mais pas lui. Il apparaît plutôt comme le portrait très perspicace des préfascistes des années 20 et comme Denier du rêve, Le Coup de grâce s’inscrit dans la perspective du témoignage sans complaisance sur la réalité du fascisme. En ce sens, le roman revêt bien une signification politique dont Marguerite Yourcenar n’a pas à être confuse. De plus, en insistant sur le fait que seul le respect des circonstances historiques rend compréhensibles le comportement et les réactions des personnages, elle contredit l’affirmation selon laquelle son récit serait a-politique et en quelque sorte a-temporel. Luc

94

Jacques Lecarme, “L’après-coup du Coup de grâce in Marguerite Yourcenar”, Aux frontières du texte, édition de Anne-Yvonne Julien, Roman 20-50, 1995, p. 15 à 30. Marie-Laure Girou Swiderski, “La Guerre dans Le Coup de grâce de Marguerite Yourcenar : une image du Mal ?” in Le mal dans l’imaginaire littéraire français (1850-1950), Paris-Montréal, 1998, p. 129 à 141.

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Rasson95 explique l’ambiguïté de la préface de 1962 en soulignant la difficulté d’une lecture humaniste du Coup de grâce, quand l’humanisme s’exprime dans une personnalité d’extrême-droite. Peutêtre Marguerite Yourcenar se trouve-t-elle confrontée à la difficulté de concilier sa conception d’un homme qui reste le même à travers les siècles et les civilisations tout en étant cependant étroitement dépendant des contingences historiques de son temps. En admettant que la politique ne constitue aux yeux de l’auteur qu’un aspect secondaire de son roman, Le Coup de grâce n’en mérite pas moins d’être considéré comme l’un des meilleurs témoignages de la formation des bandes fascistes et de la personnalité des jeunes qui ont adhéré à l’idéologie fasciste ; par conséquent, il est possible de découvrir au fil du temps et des œuvres des éléments de réflexion que Marguerite Yourcenar n’avait pas envisagés . La rédaction de la préface définitive du Coup de grâce datant de 1962, on remarque aussi qu’elle intervient quelques années après la publication des Mémoires d’Hadrien et avant L’Œuvre au Noir, alors que Marguerite Yourcenar a depuis plus de vingt ans pris la décision de ne plus choisir ses sujets de romans dans l’histoire contemporaine parce que, a-t-elle dit à maintes reprises, on manque du recul suffisant pour apprécier le sens des événements. Dans Le Coup de grâce – comme d’ailleurs au travers du jeune Allemand des “sentiers enchevêtrés” – elle peint l’antisémitisme primaire des jeunes préfascistes de l’Allemagne de 1920, ce qui était une réalité. Elle ne pouvait en 1938 prévoir les conséquences ultimes de la politique conduite par Hitler. Or, elle a pu constater que certaines critiques n’étaient pas loin de l’accuser elle-même d’antisémitisme et de sympathie pour le fascisme. Comment dès lors, face à une pareille incompréhension, ne pas renoncer à parler de l’histoire de son temps et ne pas rédiger une préface mettant fermement un terme à toute élucubration au sujet du Coup de grâce ? Il reste néanmoins la richesse, la complexité d’une œuvre qui, du fait même de sa représentation intelligente et juste de la réalité, n’en finit pas de susciter des questions.

95

Luc Rasson, “Un humanisme inadéquat. A propos du Coup de grâce”, Tours, SIEY, bull. n°5 (n° spécial), novembre 1989, p. 47 à 60.

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Année 1956 Après son installation en Amérique, Marguerite Yourcenar n’a plus choisi l’histoire de son temps comme cadre de ses romans. On ne trouve plus que des commentaires suscités par certaines réalités contemporaines dans les entretiens, la correspondance et Souvenirs pieux. En effet, dans la première partie de Souvenirs pieux intitulée “l’accouchement”, après avoir évoqué le décès de sa mère, Marguerite Yourcenar se projette cinquante-trois ans plus tard, en 1956, l’année où elle a effectué une visite en Belgique et s’est recueillie sur le tombeau de ses ancêtres96. Après un arrêt à Münster qu’elle trouve bien peu accueillante et dont elle s’éloigne rapidement, elle séjourne à La Haye où la presse se fait l’écho des événements d’Algérie, de Suez, de Budapest ; elle entend au sujet de ces drames, des réflexions opposées mais tout aussi stupides les unes que les autres et qui s’accompagnent de comportements aberrants. Cela fait naître chez elle un sombre pessimisme qu’elle exprime en ces termes : La brutalité, l’avidité, l’indifférence aux maux d’autrui, la folie et la bêtise régnaient plus que jamais sur le monde, multipliées par la prolifération de l’espèce humaine, et munies pour la première fois des outils de la destruction finale. La présente crise se résoudrait peut-être après n’avoir sévi que pour un nombre limité d’êtres humains ; d’autres viendraient, chacune aggravée par les séquelles des crises précédentes : l’inévitable a déjà commencé97.

Cette conscience que la guerre ne s’éteint quelque part que pour s’allumer plus loin et que l’histoire se répète sans que les hommes soient capables de tirer les leçons des expériences tragiques (du moins sans qu’ils veuillent le faire) a pour premier effet d’assombrir le climat général de L’Œuvre au Noir qui rompt avec la relative confiance en l’homme qui imprègne les Mémoires d’Hadrien et ensuite d’instiller un doute définitif sur la possibilité de progrès, selon Marguerite Yourcenar. Dans le chaos universel et infini, elle n’entrevoit nulle issue.

96 97

Marguerite Yourcenar, SP, p. 736 - 737. Ibid., p. 738.

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Allusions diverses aux événements du temps Que l’installation en Amérique ait mis un terme à la présence de l’histoire du XXème siècle dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar ne signifie pas qu’elle ne s’y intéresse pas et qu’elle la dédaigne ; la digression relevée dans Souvenirs pieux l’atteste mais en dehors de l’article “Forces du passé et forces de l’avenir”, c’est seulement dans les entretiens et la correspondance qu’elle livre ses opinions ou remarques. L’extermination des Juifs par le régime nazi est peu évoquée mais elle la mentionne en ces termes dans une lettre à Elie Wiesel : Je connais quelque peu ces paysages de Galicie et de Pologne, y compris, pour l’avoir visité avec horreur et respect, ce lieu encore invisible et qui pourtant existait déjà hors du temps, Oswiecen98

et elle ajoute cette remarque qui a suscité interrogations et commentaires : la tragédie de l’Holocauste “est à nous tous”. L’aveu de son émotion à Auschwitz n’a rien que de très normal ; quant à la petite phrase laconique qui suit, elle s’explique sans doute par l’universalisme de Marguerite Yourcenar. En d’autres occasions, et sans pour autant nier l’horreur du sort subi par les Juifs, elle a dit et écrit que ce n’était pas le seul génocide perpétré au XXème siècle. Autrement dit, il s’agit d’une terrible réalité de l’histoire universelle, qui concerne l’humanité entière et non certaines catégories d’hommes en particulier ; elle ne songe pas à relativiser la tragédie juive mais veut signifier que tout génocide – quel qu’il soit et d’où qu’il émane – est également intolérable pour la conscience humaine. Une lettre à Jeanne Carayon, rédigée deux ans plus tard, semble confirmer cette idée : il est devenu très difficile de s’exprimer avec naturel sur le compte des Juifs : l’espèce de sacre qu’a été pour eux l’holocauste hitlérien, et nos efforts pour lutter contre tout racisme, nous empêchent de parler d’eux simplement, en essayant de définir qualités et défauts, comme on le ferait, par exemple, pour des Hollandais ou des Catalans ; d’autre part, la transformation d’Israël en un État armé jusqu’aux dents fait aussi rêver…99.

98 Marguerite Yourcenar, Lettres à ses amis et quelques autres, Gallimard, Folio, 1995, lettre du 20 juillet 1972, p. 502. 99 Ibid., p. 557.

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Pour elle, il n’existe pas de victimes dignes de plus de compassion que les autres et le malheur passé, les souffrances subies ne sauraient atténuer l’ampleur du crime si un État use à l’égard des autres de méthodes barbares. Sans doute ces quelques phrases fournissent-elles la réponse aux accusations d’antisémitisme formulées parfois contre Marguerite Yourcenar. Loin de nier la monstruosité des actes nazis, elle montre qu’ils ne furent pas un accident de l’histoire, des faits uniques et isolés mais qu’on retrouve la même chose sous d’autres latitudes et que malheureusement, tous les hommes sont capables des pires ignominies. Quelques lettres, notamment une longue missive rédigée à Noël 1962 et adressée à Lidia Storoni Mazzolani, évoquent l’Europe de l’Est. Marguerite Yourcenar fait part de ses impressions et des images qu’elle a retenues à l’issue d’un séjour à Léningrad. Elle relève “le silence ou la propagande, c’est-à-dire le mensonge avec ses lieux communs éternellement détestables”100, la morne indifférence des gens, une espèce de grisaille uniforme, de rares magasins, des monuments lourds et imposants mais cela ne lui paraît pas caractéristique d’un système politique. Certes, Marguerite Yourcenar n’entend pas être dupe d’une vitrine destinée aux visiteurs mais elle ne l’est pas davantage de la propagande anticommuniste. A sa correspondante, qui bénéficie de sa confiance, elle avoue : Vous pensez bien que je ne vous sers pas une tirade anticommuniste : il y a longtemps que je pense que tous les systèmes politiques seraient acceptables s’ils étaient mis en œuvre par des hommes à l’esprit net et au cœur pur101

et lorsque, deux ans plus tard, cette amie italienne lui demande l’autorisation de traduire pour une revue sa lettre en relatant ses impressions de Léningrad, Yourcenar fait part de son malaise ; d’une part, dit-elle, cette lettre avait un caractère strictement personnel et n’était pas destinée à une publication autre que posthume ; d’autre part, il n’existe chez elle nulle hostilité anticommuniste ou antirusse et elle n’a pas la moindre intention de renforcer par son témoignage les préjugés anticommunistes bien ancrés dans l’opinion publique102. Ce 100

Ibid., p. 216. Ibid., p. 217-218. 102 Ibid., p. 280. 101

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qui frappe en revanche dans la lettre de Noël 1962, c’est l’affirmation de l’universalité. Marguerite Yourcenar a l’impression de découvrir, non pas la Russie des Soviets, mais celle des Tsars, de Gogol, d’Eugène Onéguine. Les Russes entrevus dans le métro ne lui semblent pas différents des Parisiens ou des New-yorkais et ceux qui déambulent dans les squares publics ressemblent aux promeneurs du jardin du Luxembourg ou des Tuileries103. Elle ne découvre ni un pays ni un homme communistes et les hasards de l’histoire ne modifient pas fondamentalement ce qu’il y a de permanent dans l’espèce humaine, qu’il s’agisse du bien ou du mal. Les camps de concentration nazis ont été suivis d’autres en Sibérie et il en viendra encore par la suite104. Si l’on considère l’autre versant du monde, les USA, ils ne sont pas épargnés par Marguerite Yourcenar. Adressant ses vœux à Albert Letot, le 10 décembre 1969, elle écrit : Ici, tous les gens raisonnables sont très préoccupés de finir l’horrible guerre du Vietnam, et aussi d’arrêter les énormes dépenses de milliards pour aller dans la lune et pour les avions supersoniques, qui sont très destructifs [sic] ; quand il y aurait tant à faire avec cet argent pour l’éducation des enfants, le reboisement, le contrôle des inondations, et la reconstruction des quartiers pauvres des grandes villes où tant de gens sont malheureux105.

La politique belliqueuse des États-Unis et l’économie capitaliste tout entière tournée vers le profit au détriment du bonheur des hommes ne trouvent jamais grâce aux yeux de Marguerite Yourcenar, ainsi que le confirme la lettre qu’elle adresse à Marthe Lamy, le 30 juin 1973, où elle déplore la dégradation des soins médicaux106. Dans une autre, destinée à Jeanne Carayon, datée du 13 octobre 1973, elle révèle la détérioration des services postaux et télégraphiques et se plaint des dysfonctionnements des services aux particuliers : la moindre réparation demandée à un artisan requiert des mois de patience, ditelle107. En dehors des événements et faits précis auxquels elle fait allusion lorsqu’elle s’adresse à titre privé à ses correspondants, 103

Ibid., p. 218. Ibid., p. 617. 105 Ibid., p. 433. 106 Ibid., p. 515. 107 Ibid., p. 533. 104

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Marguerite Yourcenar s’explique sur les grandes questions politiques de notre époque, par exemple la démocratie ; ce qu’elle en observe aux États-Unis n’est pas de nature à lui donner grande confiance dans ce mode de fonctionnement de l’État. On est démocrate ou républicain de père en fils ; même si en principe les démocrates sont un peu moins liés aux grands trusts que leurs adversaires, la différence est ténue ; les intérêts particuliers l’emportent sur les intérêts publics et le coût des élections est tel que la démocratie américaine s’apparente plutôt à une “ploutocratie”, inévitablement contaminée par la corruption108. Certes, Marguerite Yourcenar ne rêve pas d’un système totalitaire mais la démocratie telle qu’il lui est donné de la voir est bien imparfaite ; elle réserve le pouvoir à une minorité d’hommes et l’économie de la “plus grande démocratie du monde” rappelle parfois celle des pays communistes : Chaque fois que je vais dans un super-market, [...] je me crois en Russie. C’est la même nourriture imposée d’en haut, identique où qu’on aille, imposée, par des trusts au lieu de l’être par des organismes d’État109.

D’un côté comme de l’autre du rideau de fer, on assiste à un nivellement social et à la naissance d’un modèle de citoyen auquel tout le monde finit par s’identifier. Cela n’a rien à voir avec l’idéal de liberté, d’épanouissement individuel qui caractérise Marguerite Yourcenar et aucun système politique n’est à ses yeux satisfaisant. Mais sa préoccupation principale concerne sans doute l’avenir du monde qui lui inspire les plus grandes inquiétudes et elle s’en explique en général avec prolixité. C’est le cas dans la lettre datée du 29 mars 1974, adressée à Jean Châlon, dans laquelle elle se dit stupéfiée qu’il puisse s’étonner de son pessimisme. Elle énumère les dommages déjà irréversibles subis par la nature et les désastres qui menacent les hommes si un coup d’arrêt définitif n’est pas mis à l’évolution actuelle ; elle souligne en termes assez dramatiques l’urgence de la prise de conscience : Ce changement des esprits et des points de vue se produira-t-il dans les masses avant qu’elles y soient forcées par de durs réveils ? On voudrait le croire, mais il faudrait, pour y parvenir, une révolution aussi profonde (et

108 109

Marguerite Yourcenar, YO, p. 297. Ibid., p. 249.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle plus complète) que celles qui ont été produites par la conversion au christianisme ou au bouddhisme110.

Un entretien accordé à Léo Gillet en 1979111 confirme son inquiétude face à la complexité des problèmes qui obscurcissent l’avenir du monde et de la civilisation112. Aucune préoccupation politique contemporaine n’a, semble-til, été étrangère à Marguerite Yourcenar mais après Le Coup de grâce, elle s’est abstenue d’en faire le sujet de ses œuvres ; elle n’en parle plus qu’à titre privé ou alors de manière symbolique, en imposant au lecteur l’effort de superposer le monde d’aujourd’hui et le monde du XVIème siècle par exemple. Par contre, certains événements peu antérieurs à la naissance de l’auteur et vécus par ses ancêtres proches, méritent d’être abordés du fait de leurs répercussions dans l’histoire du XXème siècle.

II Événements immédiatement antérieurs Instabilité des régimes politiques et affaire Dreyfus L’année 1848 et la destitution de Louis-Philippe ravivent les peurs de la bourgeoisie et seule l’accession au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte la rassure un peu. Pour les grands-parents de Marguerite Yourcenar, le Second Empire constitue une époque prospère. Michel Charles, bien jugé par l’autorité impériale, voit sa carrière suivre un cours favorable à la préfecture de Lille et les affaires sont bonnes. L’euphorie règne et l’on préfère s’accommoder de certaines réalités ou même les ignorer. Les logis ouvriers qu’on vient de construire à Roubaix rapportent du vingtcinq pour cent. Il est vrai qu’ils manquent de fenêtres, et même de portes ; Michel Charles, qui aurait eu à intervenir à leur sujet, reconnaît à part soi qu’on aurait dû les condamner comme insalubres et dangereux, mais se dit 110

Marguerite Yourcenar, L, p. 547. Marguerite Yourcenar, PV, p. 222. 112 La question de l’avenir du monde qui recoupe la question du progrès concerne plusieurs chapitres de ce travail. Elle n’est que mentionnée ici et sera plus longuement développée dans les pages suivantes quand il sera question du combat écologique de Marguerite Yourcenar 111

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qu’après tout il faut bien loger d’une manière ou d’une autre les travailleurs des filatures, et que les bailleurs de capitaux n’entrent en jeu qu’assurés de profits substantiels113.

Si Marguerite Yourcenar se montre sans indulgence pour Noémi, ce n’est pas le cas avec Michel Charles. La complaisance de son grandpère à l’égard du Second Empire et son silence face aux enrichissements frauduleux sont ceux de la bourgeoisie tout entière. Marguerite Yourcenar ne trace pas le portrait d’un individu mais à travers cet exemple, elle dépeint une classe sociale, particulièrement veule et corrompue, à cette époque du XIXème siècle. De même, on ne s’offusque pas des monstruosités commises au cours des conquêtes coloniales – on admet que nécessité fait loi – et on ne sait peut-être pas bien que le serviteur de l’Empire qu’est Michel Charles ne bénéficie pas si facilement de la confiance du maître et qu’il est l’objet d’une surveillance régulière et de rapports de l’espion officiel car dit Yourcenar : “on l’a à l’œil”, “l’Empire se garde à gauche”, “l’Empire se garde à droite”114. Ce tableau au vitriol du Second Empire s’achève par l’évocation de la débâcle de la guerre, de la Commune de Paris et des réactions de Michel. Finies les palinodies du grand-père qui, en bon bourgeois soucieux de ses intérêts, se rallie malgré tout au nouveau gouvernement, même quand il s’agit de la République. Là où son père admet benoîtement les ridicules mots d’ordre de la guerre de 1870, Michel ne se laisse guère prendre au piège de l’imposture et la répression de la Commune en mai 1871 marque une prise de conscience : “il a assisté à la Grande Peur des gens nantis, qui finissent par sympathiser avec les Prussiens mainteneurs d’ordre”115 et bien que ces graves événements n’aient pas fait de lui un homme de gauche, ils l’ont à jamais éloigné de la droite, dit Marguerite Yourcenar. Peut-être a-t-elle tendance à donner de son père une image un peu embellie, de jeune homme révolté à la manière de son génial contemporain, Rimbaud. Le défaut d’exactitude ne dépasse certainement pas le cas individuel ; ce que Marguerite Yourcenar traduit dans le contraste entre le père et le fils, c’est la crise qui secoue la bourgeoisie et qui atteindra le paroxysme avec la grande guerre. Le monde d’une catégorie sociale privilégiée qui s’est enrichie sans 113

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1065. Ibid., p. 1067-1068. 115 Ibid., p. 1096. 114

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limites, grâce à l’exploitation de ceux qu’elle fait travailler, se fissure et déjà se profilent des affrontements encore plus sanglants que ceux de la Commune de Paris, d’où risque de résulter l’anéantissement. Michel appartient à cette ère nouvelle de la bourgeoisie où l’ordre et les certitudes s’effritent, où la bonne conscience est mise à mal et où l’avenir se présente de manière problématique pour les jeunes les plus lucides. Deux autres moments de l’histoire de la IIIème République attestent le malaise et le trouble de Michel devant les événements politiques. Presque instinctivement, dans l’affaire Dreyfus, il a pris la défense de l’opprimé, là où ses ancêtres auraient certainement choisi le parti de l’ordre. Par contre, lorsque la politique radicale de la République amène les congrégations religieuses à quitter leur couvent, Michel se range du côté des trappistes du Mont-des-Cats, non qu’il se sente atteint dans l’exercice de la foi mais parce qu’il voit là une manifestation de l’intolérance et une entrave à la liberté. En cette fin de siècle, où le monde se transforme, ses réactions relèvent souvent plus du sentiment, de l’élan passionnel que de la réflexion mais Marguerite Yourcenar montre qu’à l’époque de son père, le monde stable des ancêtres est déjà du passé et que s’amorce le chaos qui formera la trame du XXème siècle.

Chapitre 2 Réalités sociales La société au XXème siècle Si assez rapidement dans sa carrière d’écrivain, Marguerite Yourcenar prend le parti d’éviter les sujets historiques de son temps dont l’arrière-plan politique risque d’entraîner trop d’interprétations erronées de son œuvre, en revanche, elle ne cesse d’évoquer des réalités sociales avec une précision qui montre la finesse de ses analyses de la société contemporaine.

I Le début du siècle A travers l’œuvre de Marguerite Yourcenar, on découvre un tableau que l’on pourrait qualifier d’exhaustif de la société française jusque dans les années 30. Transformation des fortunes La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle représentent une période de mutation économique pour la bourgeoisie. Bien que le XIXème siècle révèle une évolution rapide de la richesse et que la propriété soit de plus en plus fréquemment de nature industrielle, la propriété foncière reste encore l’une des marques essentielles du rapport de domination. Les notables se définissent, écrit l’historien Christophe Charle, par la détention des principaux moyens de production, notamment la terre, mais aussi, à partir des années 1830, les nouvelles usines et fabriques fondées sur les techniques industrielles importées d’Angleterre1,

1

Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Seuil, Paris, 1991, Points histoire, p. 42.

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mais des privilèges politiques sont réservés à la propriété de la terre. Ainsi, au XIXème siècle, ceux qui possèdent la terre disposent des pouvoirs politiques dans leur région, les plus riches bénéficiant de la plus forte influence, et ils constituent donc un des rouages essentiels de l’État. Il faut attendre le Second Empire pour distinguer quelques transformations dans le secteur rural. Les grands travaux initiés sous l’Empire fournissent du travail à une masse d’ouvriers agricoles extrêmement pauvres, qui ne travaillent que temporairement et qui vivent à la limite de la marginalité. L’exode de cette catégorie de travailleurs améliore la situation des éléments plus stables qui restent à la campagne. D’autre part, les processus de modernisation de l’agriculture, les recherches agronomiques, les innovations techniques permettent d’améliorer les rendements et les revenus agricoles. Toutefois, le contraste entre les régions de plaines, fertiles, propices à une agriculture moderne et les régions montagneuses au climat et au relief défavorables s’accentue et La carte des revenus départementaux en 1864 dessine clairement les contours de la France rurale avancée (qui souvent est en même temps la France urbanisée) et celle de la France prolongeant l’ancien régime agraire2.

Certes, pour pratiquer une agriculture moderne, “scientifique”, il faut des capitaux au départ, seuls les grands propriétaires ou les fermiers aisés peuvent se le permettre mais les revenus de l’exploitation agricole augmentent et l’écart ne peut que se creuser entre agriculture intensive et agriculture de subsistance. Dans les régions favorisées (principalement dans la moitié nord de la France), les grands propriétaires terriens n’ont pas lieu de se plaindre du Second Empire, ainsi que l’expose Christophe Charle : Leur pouvoir social comme leur aisance financière se matérialisent dans la pierre avec la vogue des constructions ou des reconstructions de châteaux entourés de parcs à l’anglaise et de bâtiments de fermes rationnellement conçus. Conseillers généraux ou maires, parfois choisis comme candidats officiels, les notables […] ont l’impression d’avoir arrêté l’histoire et d’être en passe de réaliser la société rurale idéale3.

2 3

Ibid, p. 90. Ibid, p. 98.

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Cette espèce “d’âge d’or” de la propriété foncière est sans doute plus illusoire que réelle mais tout au long du XIXème siècle, elle peut encore apparaître comme une source de richesse essentielle. Les transformations qui sont à l’œuvre n’ont pas encore porté atteinte au statut des grands notables de la bourgeoisie rurale. Nous voyons toutefois dans les familles que l’auteur met en scène le contrecoup des changements qui s’amorcent. Dans Alexis ou le Traité du vain combat, le personnage narrateur s’attarde dès les premières lignes sur la pauvreté de sa famille : nous étions très pauvres. Il y a quelque chose de pathétique dans la gêne des vieilles familles, où l’on semble ne continuer à vivre que par fidélité4.

Avec un peu de nostalgie, il évoque le domaine de Woroïno, les coutumes anciennes, qui peu à peu perdent leur sens et s’abolissent ; puis il ajoute : Nous, les Géra, n’étions pour ainsi dire que la fin d’un lignage, dans ce très vieux pays de la Bohème du Nord5.

Alexis appartient à un monde en train de mourir ; il n’existe aucun avenir pour lui dans le lieu de ses ancêtres dont certains n’ont pas su gérer la fortune familiale. Jeune, il se passionne pour la musique et c’est dans l’art qu’il va trouver un refuge et une raison d’exister. Mais quel que fût le respect accordé à la musique en Europe centrale, le statut d’artiste faisait certainement figure de déclassement pour un aristocrate. Éric von Lhomond appartient lui aussi à la vieille noblesse déchue ; son père, fier de son nom et de ses origines, est mort ruiné et endetté, au cours de la guerre de 1914-1918. Il ne reste au fils que la solution de la carrière militaire, en tant qu’engagé volontaire, dans des expéditions parfois peu louables. De la gloire passée, des titres et des prérogatives, il ne subsiste rien. C’est une situation en partie identique que Marguerite Yourcenar observe dans sa propre famille. Décrivant le partage de l’héritage de ses grands-parents maternels en 1890, elle écrit : Elle [la fortune] était assez considérable pour assurer, même fragmentée [...], une grande aisance à ses héritiers. A part un portefeuille de valeurs 4 5

Marguerite Yourcenar, Alexis, p. 12. Ibid., p. 13.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle solides, ou crues telles, les avoirs étaient presque entièrement en biens fonds, jugés par tout le monde les seuls placements vraiment sûrs. Il allait falloir attendre vingt-cinq ans pour que la guerre et l’inflation entamassent cette sécurité6.

D’une part, dans un premier temps, les enfants de M. Arthur, dont les biens seront aux mains de régisseurs passent “du rang de grand propriétaire terrien à celui de rentier”7, ce qui introduit des hommes d’affaires intermédiaires ; d’autre part, il ne faudra attendre qu’un quart de siècle avant que la situation économique ne subisse des bouleversements majeurs. Aussi Marguerite Yourcenar peut-elle dire de sa mère que : “sa jolie fortune n’était pas “le sac” que recherchaient les épouseurs professionnels”8 ; en plus, elle ne disposait d’aucune relation familiale facilitant l’accès au monde des affaires, coloniales par exemple. Elle représentait donc un parti peu avantageux à l’orée du XXème siècle, une jeune fille à la richesse déjà écornée et peu prometteuse pour l’avenir. De cette fortune, Marguerite Yourcenar n’héritera pas l’intégralité car, mal placée et mal gérée par son demifrère, elle perd encore de la valeur à l’occasion des répercussions en Europe de la crise américaine de 19299. Entre-temps, Michel est victime de la spéculation et des transactions douteuses de deux hommes d’affaires assez louches. Il avait en effet décidé peu de temps avant la guerre de placer lui-même la plus grande partie des sommes provenant de la vente du Mont Noir10 et il n’en reçoit guère de dividendes. Engagé dans ce qu’il appelle une “sale histoire”, il doit faire appel à l’abbé Lemire pour sortir d’embarras. Finalement, il évite la catastrophe mais s’en tire à perte11. Pourtant, la vie de Michel Charles sous le Second Empire semble fondée sur la stabilité financière. Aux revenus fonciers, s’ajoute l’extraordinaire rentabilité des placements dans l’immobilier ; en effet, les logements ouvriers qui se construisent à Roubaix afin d’assurer un minimum de salubrité aux conditions de vie des prolétaires donnent aussi l’occasion aux actionnaires et investisseurs de réaliser de fructueuses affaires. Ils réussissent ainsi à concilier 6

Marguerite Yourcenar, SP, p. 904. Ibid., p. 905. 8 Ibid., p. 909. 9 Marguerite Yourcenar, AN, p.1137. 10 Marguerite Yourcenar, QE, p. 1392. 11 Ibid., p.1399. 7

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bénéfices confortables et sentiments altruistes. Le logement social représente un aspect important de la bienfaisance, relevant parfois plutôt de la concession intéressée pour obtenir la paix sociale et un meilleur rendement au travail, parfois d’un généreux idéal philanthropique. Cette préoccupation qui jalonne pratiquement tout le XIXème siècle a produit diverses réalisations, dont certaines remarquables. “Tôt dans le siècle, des esprits clairvoyants avaient compris que le bon logement était l’une des clefs de la paix sociale et le meilleur moyen de lutter contre les utopies et – après 1848 – contre le socialisme”12, lit-on dans la vaste synthèse Histoire de la vie privée. Dès 1849, on prévoit l’édification à Paris des premières cités ouvrières et en 1851, est inaugurée la Cité Napoléon (rue Rochechouart) qui compte 200 logements bien rudimentaires mais qui représentent un progrès considérable par rapport aux taudis insalubres dans lesquels s’entassaient les gens pauvres. Bien que leurs efforts ne soient pas toujours suivis d’effets, les militants du catholicisme social ne renoncent pas à leur volonté d’offrir aux prolétaires des conditions de logement décentes ; certains propriétaires n’investissent d’ailleurs pas à perte aux dires des historiens des œuvres charitables, qui ont tous remarqué que les revenus les plus élevés proviennent des arrondissements pauvres car les dépenses d’entretien et aménagements divers étant réduites au strict minimum, le revenu net est supérieur à celui des quartiers favorisés13. Cela ne contredit pas le témoignage de Marguerite Yourcenar au sujet de son grand-père et des logements ouvriers de Roubaix. Dans toutes les régions industrielles de France, on prend en compte le logement des ouvriers mais les initiatives locales et privées n’étant pas partout les mêmes, les résultats peuvent être sensiblement différents. Sous couvert d’avantages proposés à ses ouvriers, le propriétaire aliénait leur indépendance et s’assurait de leurs services à vie14. Ces exemples, qui se situent bien souvent à la frontière entre bienfaisance et paternalisme, montrent que les deux étaient souvent liés et que l’un comme l’autre pouvait obéir, soit à une conception assez idéaliste des rapports entre les classes sociales, soit à un sens aigu de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le paternalisme fera l’objet d’une étude plus détaillée. 12

Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, De la Révolution à la Grande Guerre, t. 4, Seuil, Paris, 1987, p. 362. 13 Ibid., t. 4, p. 363. 14 Ibid., t. 4, p. 381.

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Dès la seconde moitié du XIXème siècle, l’argent change de mains. Les grandes fortunes fondées sur la propriété foncière ne progressent plus et la bourgeoisie traditionnelle, souvent liée à l’aristocratie ancienne, se voit peu à peu supplantée par une bourgeoisie d’affaires, arriviste, qui compte largement sur la spéculation pour se faire sa place au soleil. La fin du XIXème siècle est marquée par une dépression économique qui touche en particulier le monde rural ; on peut donc se demander si la famille de Marguerite Yourcenar et par conséquent la fortune familiale sont affectées par ce phénomène. L’historien Dominique Lejeune présente ainsi la situation : “La France subit entre 1873 et 1896 une longue période de ralentissement de la croissance, de succession de crises, de chômage et de baisse des prix”15. La surproduction apparaît, entraînant des crises boursières et la baisse des investissements. Tous les secteurs sont concernés mais la crise se révèle particulièrement sévère dans le secteur agricole où la concurrence de pays comme les États-Unis et l’Argentine provoque la surproduction et l’effondrement des prix ; les activités industrielles installées dans les régions agricoles sont victimes de ce marasme et le vignoble français est ravagé par une épidémie de phylloxéra. Tout cela fait que “l’agriculture française entra dans une phase de stagnation, la croissance de la production devenant nulle”16. L’historien Christophe Charle décrit aussi les difficultés économiques qui accompagnent les premières années de la République. La stagnation dans l’agriculture s’accompagne d’une baisse des prix notable, qui oscille pour les céréales entre – 19% et – 34%17. Certains exploitants agricoles tentent de modifier leur production et de se reconvertir à l’élevage par exemple. Globalement, ce sont les petits exploitants, souvent endettés pour acquérir quelques hectares de terre, qui subissent cette crise avec le plus de rigueur et une partie d’entre eux n’évite pas la faillite. La crise agricole a aussi des répercussions sur la main-d’œuvre rurale, contrainte de chercher du travail dans d’autres secteurs. Cette longue période de crise agricole n’est certainement pas favorable à la famille paternelle de Marguerite Yourcenar mais il ne faut pas oublier qu’elle survient après la prospérité du Second Empire ; d’autre part, les grands 15

Dominique Lejeune, La France de la Belle Epoque, 1896-1914, A. Colin-cursus, Paris, 2002, p. 11. 16 Ibid., p. 11. 17 Christophe Charle, op. cit., p. 157.

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propriétaires terriens tels que Michel Charles bénéficiaient d’une solide situation financière, ils avaient diversifié leurs investissements et placements et ils ne furent pas trop secoués par cette crise agricole. Cependant, il semble bien d’après les conclusions de Christophe Charle dans son Histoire sociale de la France au XIXème siècle que l’évolution de la répartition des richesses amorcée avec la Révolution industrielle ne fait que s’amplifier : Alors que les grands notables traditionnels, s’ils restent fidèles à la terre, commencent à décliner dans l’échelle du prestige et de la richesse, les industriels et les négociants les plus importants, en dépit des crises de la fin du XIXème siècle, poursuivent leur ascension entamée sous le Second Empire18.

Le déclin de la propriété foncière progresse inexorablement et finalement, on peut se demander si le marasme agricole qui se prolonge une vingtaine d’années dans les débuts de la IIIe république ne représente pas plus un symptôme qu’une cause de l’évolution économique en cours. Sous le Second Empire encore les grandes fortunes pouvaient être d’origine foncière. A la veille de 1914, les financiers et les grands industriels atteignent des sommets qu’aucune fortune foncière ne peut plus atteindre19.

Il a suffi d’un demi-siècle pour que les richesses aient, sinon changé de mains, du moins d’origines et que les puissants d’hier aient perdu leur prestige et leur pouvoir s’ils ne s’étaient pas reconvertis à temps. En même temps que Michel Charles, disparaît un type de société fondée sur la possession de la terre, que Michel n’a certainement pas tenté de défendre mais que de toute façon, il aurait vu sombrer assez rapidement. Il existe au XIXème siècle un moyen de faire fortune que Marguerite Yourcenar n’évoque jamais car il n’intéressait pas sa famille, traditionaliste, peu incline à l’aventure et plutôt portée vers le service de l’État (même si celui-ci n’est pas tout à fait conforme aux aspirations de la famille) : c’est l’acquisition de richesses dans les colonies. Si l’on s’en tient à ce que Dominique Lejeune déclare de ceux qu’attirent les colonies : “On est tenté d’aller se faire rapidement 18 19

Ibid., p. 240. Ibid., p. 240.

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une “position”, une réputation, de se tailler de la gloire et de se hausser du col dans le tableau d’avancement”20, il est évident que cela ne concerne absolument pas les riches familles bourgeoises, puissamment enracinées dans leurs régions, où elles disposent de multiples atouts. Quant au placement de capitaux, ils n’ont pas été aussi considérables sans doute que le souhaitaient les ministres de l’époque et en tout cas, ils n’ont guère séduit les grands propriétaires fonciers, peu désireux de s’aventurer dans des affaires qui pouvaient se révéler hasardeuses. La mutation, qui s’opère dans les fortunes à l’orée du XXème siècle, n’est pas un phénomène nouveau, à part peut-être par son ampleur. A certains moments, si la bourgeoisie possédante veut le rester, elle doit placer autrement ses fonds. C’est ce qui est arrivé en Belgique avec le développement de la grande industrie. Les biens fonciers ont été supplantés par la houille et pour conserver sa puissance et sa richesse, il fallait troquer la casaque du hobereau de campagne contre l’habit de l’actionnaire des conseils d’administration21. L’œuvre de Marguerite Yourcenar montre que de tout temps, il en est ainsi ; les choses ne sont pas immuables et la fortune change de mains. Pour rester puissant, il faut savoir évoluer selon le mouvement de l’histoire. Sinon, la richesse peut se volatiliser en peu de temps. La bourgeoisie à la Belle Epoque A travers la vie de son père, Marguerite Yourcenar montre aussi ce que fut la vie des bourgeois riches de la fin du XIXème siècle : oisiveté, plaisirs de toutes natures, argent en abondance que l’on dilapide joyeusement règlent la vie quotidienne de Michel : Trois personnes semblent dix ans durant glisser sur une piste de patinage aux accents des valses à la mode, sous un éclairage qui fait penser à ceux de Toulouse-Lautrec. D’Ostende à Scheveningue, de Bad Hombourg à Wiesbaden et aux pâtisseries de plâtre de Monte-Carlo, ils ne manquent pas une redoute, pas une bataille de fleurs, pas une représentation d’une troupe parisienne donnée sur un théâtre de ville d’eaux, pas un dîner de gala, pas un de ces concours hippiques dans lesquels Berthe et Gabrielle, écuyères

20 21

Dominique Lejeune, op. cit., p. 80. Marguerite Yourcenar, SP, p. 755.

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expertes, décrochent souvent des prix, et surtout pas une de ces soirées éclairées par des lustres et embellies par la présence de croupiers...22.

L’impression que laisse le récit de la décennie que Michel passe à voyager, à errer d’une ville de plaisirs à l’autre, de la mer du Nord à l’Ukraine en passant par la Côte-d’Azur, de casino en casino, est celle d’un tourbillon, d’une espèce d’illusion, de griserie permanentes dans lesquelles des privilégiés engloutissent des fortunes, dans l’ignorance volontaire des réalités et d’un avenir peut-être moins lumineux. Ce besoin insatiable de mouvement, de futilités, d’extravagances nécessaires pour pimenter chaque journée nouvelle semble dissimuler un vide profond, un ennui caractéristiques d’une couche sociale que l’histoire relègue peu à peu dans l’oubli et qui, incapable de regarder le néant qui la guette, trouve une échappatoire dans l’ivresse constante et une certaine dépravation. Les œuvres romanesques du XIXème siècle ont rendu le mode de vie bourgeois plus familier que celui des milieux populaires. Christophe Charle répertorie les éléments du train de vie des grandes familles bourgeoises : le château et la vaste propriété en province, l’hôtel particulier à Paris ou l’appartement spacieux, exclusivement dans un quartier peuplé de gens de même appartenance sociale, la domesticité nombreuse, la fréquentation d’un cercle où ne se rencontrent que des gens du même monde, l’accumulation d’objets dont des œuvres d’art, la pratique d’un sport comme la chasse. A cela, il faut ajouter des signes ostentatoires tels que les tombeaux de famille et des cérémonies, à l’occasion des mariages par exemple23. Réalité des classes sociales A côté de cette bourgeoisie richissime, minoritaire, grande consommatrice et dilapidatrice de biens qui ne lui ont coûté aucun effort, Marguerite Yourcenar montre la réalité vécue par le peuple des villes et des campagnes. Dans Souvenirs pieux, elle fait allusion aux deux parties de Bruxelles :

22

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1151. De la page 1151 à 1161, Marguerite Yourcenar relate la vie de luxe, de facilité et de dissipations que mena Michel pendant une dizaine d’années. 23 Christophe Charle, op. cit., p. 248.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle “Le bas de la ville” bruyant, regorgeant de boutiques et de bodégas où les hommes d’affaires dégustent des portos ; les gros chevaux des fardiers trébuchent sur ses pavés gras. “Le haut de la ville”, [...] a de belles avenues bordées d’arbres où des valets de pied promènent des chiens, des bonnes promènent des enfants, et on voit le matin dans ses rues tranquilles la croupe dressée des servantes qui récurent les pas de porte24.

La ville est scindée en deux zones étanches ; en bas, le travail, la promiscuité, la saleté, en haut, l’espace, la paix, l’ordre et la propreté assurés par les serviteurs. Plus précise est la description de Lille dans Archives du Nord ; pour Michel, Lille surtout reste le lieu des cauchemars. Il en hait les murs noirs de suie, les pavés gras, les cieux sales, les grilles et les portes cochères renfrognées des beaux quartiers, l’odeur moisie des ruelles pauvres et le bruit de toux qui monte de leurs sous-sols, les blafardes petites filles de douze ans, souvent déjà grosses, vendant des allumettes en reluquant les messieurs assez affamés de chair fraîche pour se risquer dans ces parages misérables, les femmes en cheveux ramenant de l’estaminet leurs ivrognes, tout ce qu’ignorent ou que nient les gens à plastron amidonné et à boutonnière ornée d’un ruban25.

Les prolétaires des villes sont souvent très mal logés ; fréquemment, ils ne disposent que d’une seule pièce, sans le moindre confort. L’exiguïté et l’insalubrité seront signalées par les observateurs de tous bords politiques, bien conscients que de telles conditions matérielles favorisent les épidémies. Les travaux entrepris à Paris sous le Second Empire ne concernent que les beaux quartiers et les pauvres se voient repoussés vers la périphérie car le prix des logements citadins est beaucoup trop élevé pour les revenus des ouvriers qui sont réduits à s’entasser dans les taudis. L’historien André Gueslin évoque plusieurs enquêtes menées dans les grandes villes ; ainsi, à Nancy, en 1911, trouve-t-on le cas d’un ménage de 7 enfants qui dispose d’un logement de 25 mètres carrés, composé de deux pièces, sans eau potable à l’intérieur. Commentant les exemples, André Gueslin conclut : Il s’agit ici de logements dans les vieux quartiers des centres des villes. Souvent, les pauvres n’ont même pas les moyens d’y accéder. Alors, très souvent, au XIXème siècle, on les trouve en périphérie, dans les faubourgs, 24 25

Marguerite Yourcenar, SP, p. 909. Marguerite Yourcenar, AN, p. 1099.

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aux limites de la ville, où ils vivent dans des baraques en planches sans confort, sans égout, sans fosse d’aisance, dans des lieux parfois inondables26.

Et la réalité n’est pas plus réjouissante si l’on considère l’alimentation. Bien que la nourriture représente l’essentiel du budget du prolétaire, elle est presque exclusivement végétale. […] la municipalité de Mulhouse répond, en 1835, que les plus pauvres se nourrissent de soupe de pommes de terre et de pain, les légumes et quelquefois la viande faisant leur apparition seulement chez les ouvriers gagnant de 20 à 35 sous par jour. Parfois, il n’y a plus que du pain. Et souvent la malnutrition sévit27

et on peut même trouver pire dans les grandes villes. Sachant qu’au XIXème siècle, la France est encore essentiellement un pays rural et que l’industrie naissante, qui ne dispose pas de multiples machines perfectionnées comme de nos jours, emploie une main-d’œuvre nombreuse, il apparaît clairement qu’une grande partie de la population française vit dans des conditions de grande précarité économique. L’évocation de la misère du prolétariat des régions minières par Marguerite Yourcenar n’apporte rien de plus que les romans de Zola ou Dickens, pourrait-on dire, mais on sent chez elle la volonté de ne rien taire de ce que fut l’envers de l’existence cossue, douillette, bien-pensante de ses ancêtres et un sentiment de révolte devant une injustice si criante se dégage de cette peinture dépourvue de misérabilisme. La situation des ouvriers ne diffère pas sensiblement de celle des domestiques dans les entreprises du début du XIXème siècle (et même beaucoup plus tard dans les petites entreprises à caractère familial). L’ouvrier est logé par le patron, il mange à la même table, le lieu où s’effectue le travail est en même temps le domicile de l’employeur. Aussi, quelle que soit la taille de l’entreprise, les patrons estiment qu’ils sont chez eux dans leur usine : elle ne constitue pas un espace public, mais leur domaine privé. Ils refusent donc très longtemps l’inspection du travail, qu’ils ressentent comme une violation de domicile. Qu’ils parlent de leur 26 André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXème siècle, Aubier, Paris, 1998, p. 62. 27 Ibid., p. 63.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle “maison” est d’ailleurs significatif : le même terme désigne le domicile et l’entreprise28,

peut-on lire dans l’Histoire de la vie privée. Dans de telles conditions, le “bon” patron ne peut être que paternaliste et les liens personnels qui se tissent entre celui-ci et son ouvrier se prolongent de père en fils : On trouve naturel d’embaucher en priorité les enfants de “ses” ouvriers, et il suffit au mineur qui veut faire embaucher son fils à la mine de venir le présenter. [...] Le contrat de travail n’est pas sans analogie avec celui qu’entretiennent […] les hobereaux et leurs métayers. Il englobe la totalité de l’existence29.

Ce qui paraît aujourd’hui totalement inacceptable à des gens habitués à un univers professionnel anonyme et impersonnel, dans lequel vie privée et vie laborieuse appartiennent à des sphères bien distinctes, constituait la norme, tant pour les prolétaires de l’industrie que pour les travailleurs ruraux. Sans doute faut-il s’efforcer d’envisager le paternalisme avec un regard un peu différent de celui de l’homme du début du XXIème siècle. Même si l’ouvrier n’en était pas toujours satisfait, il ne le percevait probablement pas comme une véritable atteinte à sa vie privée (inexistante) et à sa liberté et le patron consciencieux, soucieux du bon fonctionnement de “sa maison” ressentait vraisemblablement l’attitude paternaliste comme un devoir inhérent à ses responsabilités. Le récit de la naissance de l’enfant fournit le prétexte à quelques considérations sur les mœurs et réalités économiques du temps ; à propos des dentelles ornant le couvre-lit qui pare le berceau, Marguerite Yourcenar rappelle qu’elles sont l’œuvre de pauvres villageoises qui essaient de gagner quelques sous et qui s’acquittent de ce laborieux travail en plus des dures besognes de la journée. Un autre aspect du travail salarié mérite qu’on y prête attention ; il s’agit du travail à domicile, souvent féminin, qu’évoque Marguerite Yourcenar à propos des dentellières du Nord. Philippe Ariès et Georges Duby évaluent à plusieurs millions les travailleurs à domicile au début du XXème siècle :

28 Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, De la Première Guerre mondiale à nos jours, t. 5, Seuil, Points-histoire, Paris, 1999, p. 41. 29 Ibid., t. 5, p. 42

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Dans le textile, le vêtement, la chaussure, la ganterie, mais aussi dans d’autres secteurs comme la lunetterie, la bijouterie, etc...., les marchands font travailler à façon de nombreux ouvriers – et ouvrières – à domicile […]. La situation des ouvriers à domicile est très inégale. Généralement, ils sont extrêmement mal payés, et leurs gains n’atteignent pas ceux des ouvriers d’usine. Encore leur faut-il travailler de l’aube jusqu’à une heure tardive pour subsister misérablement30.

Le travailleur à domicile souhaite travailler à l’usine non seulement pour bénéficier d’un salaire plus confortable mais aussi pour limiter le temps consacré au travail ; lorsque le lieu de travail se confond avec celui de la vie privée, celle-ci se trouve bien vite supprimée. Mais longtemps, certains patrons ou économistes ont soutenu que c’était la forme de travail la plus avantageuse pour les femmes puisqu’elle leur permettait de concilier activité salariée et vie domestique. La réalité se révèle beaucoup plus complexe : En fait, le travail à la maison pouvait bouleverser autant la vie de la famille que l’absence de la mère toute la journée ; mais les problèmes venaient du niveau incroyablement bas des salaires et non du travail lui-même [...] certaines femmes n’avaient pas de gros besoins, elles pouvaient donc modérer leur rythme de travail et associer les occupations du ménage à une activité salariée31

mais ces femmes représentaient l’exception. En fait ce travail, qui n’était exercé ni à plein temps ni hors de la maison, n’apparaissait même pas dans les statistiques32. Il s’agit d’une exploitation pure et simple de travailleuses dont on cherche à assimiler le travail productif au travail non productif que représentent les tâches ménagères. Sous quelque angle que l’on aborde la vie des couches laborieuses au XIXème siècle, on est frappé par l’étendue de la misère qui sévit tant à la campagne qu’à la ville. Certes Michel est scandalisé par l’exploitation que subissent ces femmes mais, adoptant le style indirect libre, Marguerite Yourcenar exprime les pensées de la bourgeoisie qui se donne bonne conscience avant d’ajouter un trait personnel d’une ironie féroce : “Peut-être, après tout, ces femmes jouissent-elles des dessins exquis 30

Ibid., t. 5, p. 20. Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, le XIXème siècle, t. 4, Perrin-tempus, Paris, 2002, p. 487. 32 Ibid., p. 511. 31

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formés sous leurs doigts ; il est vrai aussi qu’il leur arrive d’y laisser leurs yeux”33. Puis il est question du refus de Michel que l’enfant soit allaitée par une nourrice : Là aussi, les sordides agglomérations rurales du Nord de la France l’ont instruit : il s’indigne qu’une fille pauvre choisisse de se faire couvrir par un amant de passage, souvent de connivence avec sa propre mère, dans l’espoir de coiffer dans dix ou onze mois le bonnet enrubanné des nourrices et de trouver chez les riches une bonne place qu’elle gardera peut-être des années, si, plus tard, de nourrice elle est promue bonne d’enfants34,

cela après avoir abandonné son propre enfant, bien sûr. Il est de tradition dans les familles riches d’avoir recours à une nourrice pour les nourrissons ; cependant, elles n’existent pas seulement pour les classes privilégiées. Au XIXème siècle, les enfants abandonnés étaient très nombreux et il fallait bien pourvoir à leur alimentation. Aussi les paysannes disposées à élever ces malheureux allaient-elles les chercher dans les hospices ou dans les bureaux spécialisés mais bien souvent ces petits pauvres étaient chétifs et ils rapportaient peu à la nourrice, si bien que le taux de mortalité était élevé parmi eux. Bien différent était le sort de l’enfant et de la nourrice dans les grandes familles bourgeoises. Tout d’abord, on s’assurait de la bonne santé de la future nourrice, de la qualité de son lait et de sa moralité puis elle venait habiter dans la maison de la famille. Pour une jeune femme pauvre, les avantages étaient inespérés même si le statut de la nourrice restait celui d’une parfaite subalterne, à laquelle on imposait d’abord le sacrifice de son propre enfant : La nourrice est avant tout un corps, bien traité, mais domestiqué. Comme elle constitue pour ses patrons un signe extérieur de richesse, elle est toujours coquettement attifée. A la maison, elle est choyée ; ses gages sont élevés, elle reçoit beaucoup de cadeaux. Elle dort dans la chambre de l’enfant, non pas dans une mansarde comme les autres domestiques. On lui impose une propreté rigoureuse, mais elle mange ce qui lui plaît, et ne travaille guère35,

écrit Yvonne Knibiehler. Son sort, qui peut sembler enviable à certaines femmes pauvres, n’est que celui d’une domestique, pour ne 33

Marguerite Yourcenar, SP, p. 724. Ibid., p. 724. 35 Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 417. 34

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pas dire d’une esclave. Mais les dernières décennies du XIXème siècle vont mettre à mal le statut de la nourrice pour plusieurs raisons qu’évoque l’historienne : La sensibilité démocratique, qui grandit en France sous la IIIe république, dénonce sa condition comme scandaleuse, et l’assimile à celle de la prostituée36.

A la même époque, on se met à penser à la revanche de la défaite de 1870 et pour ce faire, il faut lutter contre le taux de mortalité considérable des enfants abandonnés, placés en nourrice à la campagne. Enfin, les progrès de la médecine facilitent l’introduction du biberon si bien qu’“Une carte de l’allaitement révèle qu’en 1900 la moitié nord de la France, plus industrielle, plus riche, plus instruite, est majoritairement convertie à l’allaitement artificiel”37. Lorsque, désireux de mettre fin à une situation par trop scandaleuse, Michel décide que sa fille Marguerite ne bénéficiera pas des services d’une nourrice, sans doute rompt-il avec les usages de son milieu ; toutefois, le mouvement est déjà bien amorcé et au début du XXème siècle, dans le nord de la France, Michel n’est pas absolument un innovateur. Les tristes réalités, qu’explique la précarité de la situation économique, sont souvent passées sous silence. Marguerite Yourcenar choisit de les divulguer, montrant par là qu’au début du XXème siècle, rares sont les bourgeois qui s’indignent de cet état de fait. Quelques pages de Quoi ? L’Eternité sont consacrées au souvenir des domestiques du Mont-Noir et de la vie dans la “Salle des gens” ; là, Marguerite Yourcenar découvre une vie beaucoup plus spontanée que dans l’entourage strict et guindé de Noémi. Chacun agit sans contraintes dès qu’il n’est plus sous la surveillance de la maîtresse des lieux et il semble régner une atmosphère de franche camaraderie, de bonhomie dans le petit groupe de serviteurs. Dans la grande “famille” bourgeoise, la domesticité – “mes gens” comme la désigne Noémi – joue un rôle essentiel quoique peu visible. L’emploi de l’adjectif possessif traduit parfaitement à lui seul le sentiment des maîtres qui assurent un emploi à vie aux serviteurs courageux, dévoués et discrets, mais qui les considèrent comme des enfants éternellement dépendants. Dans ce cas également, les maîtres peuvent, 36 37

Ibid., p. 417. Ibid., p. 418.

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presque de bonne foi, se dire qu’ils ont secouru la personne – les femmes surtout – qu’ils emploient ; Là où n’existent pas d’industrie importante ni d’emplois salariés féminins, trouver du travail passe par la migration à la ville grande ou très grande. Le placement comme bonne, tradition remontant à l’Ancien Régime, est la voie de survie, d’accumulation d’une dot ou de départ sans retour pour la ville38,

constate Christophe Charle. “A Paris, les bonnes constituent une ville invisible de plus de 150 000 habitants”39 sous le Second Empire ; attachées au service de leurs maîtres jour et nuit, dans la mesure où elles vivent sous le même toit, leur dépendance est totale ; toute vie privée est interdite et la grossesse entraîne un renvoi immédiat de la bonne. Cette condition sociale très dure n’exclut pas dans certains cas, dans les meilleures maisons, un réel attachement de la servante et la bonté des maîtres. Ce mode de vie caractéristique de la bourgeoisie dont le nombre de domestiques constitue le meilleur reflet de la richesse familiale, implique inévitablement des formes de paternalisme, au point que les domestiques sont la plupart du temps fort mal perçus par le prolétariat industriel ; ils apparaissent comme des éléments entièrement soumis et dépendants de la bourgeoisie, des espèces de renégats passés du côté de l’ennemi de classe. Sans doute y a-t-il une bonne part de vérité dans la représentation de la “Salle des gens” ; on peut aussi supposer que Marguerite Yourcenar gomme des aspects moins sympathiques tels qu’une forme de hiérarchie entre les serviteurs, certains conflits qu’une constante cohabitation rendait parfois inévitables et difficiles à supporter. Le monde paysan, plus familier à Marguerite Yourcenar que les cités ouvrières des villes, est également présent dans son œuvre. La visite du grand-père chez ses fermiers constitue un témoignage de la vie à la campagne plus original et rédigé avec plus de recul critique. Michel Charles possédant mille hectares de terre et une trentaine de fermes, ses tournées d’inspection prennent du temps et exigent d’assez longs déplacements, si bien que parfois, le propriétaire passe la nuit à la ferme et y prend une partie de ses repas. Ce jour-là,

38 39

Christophe Charle, op. cit., p. 317. Ibid., p. 319.

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En l’honneur des visiteurs, la femme a ajouté à l’ordinaire, qui est une soupe épaisse, le lard grillé ou l’omelette des dimanches, ou encore une tarte aux fruits ou au fromage blanc40

et si Michel Charles s’avise de penser que cette nourriture vaut celle des mardis de réception de Noémi, Marguerite Yourcenar précise que de la part des paysans, il s’agit d’un luxe tout à fait exceptionnel. On cède au propriétaire le meilleur lit de la maison, ce qui n’empêche pas Michel Charles de souffrir de rhumatismes à cause de l’humidité qui monte du sol de terre battue. Ces détails montrent assez l’inconfort des fermes, les conditions de vie rudes des paysans et dans bien des cas leur grande pauvreté. Parmi les éléments révélateurs du niveau de vie de la population française, le logement occupe une place de choix. Bien que l’Histoire de la vie privée déplore l’insuffisance des enquêtes sur l’habitation rurale à la fin du XIXème siècle41, tous les témoignages recueillis au cours de ce siècle font état d’un habitat rural digne d’un âge préhistorique : deux pièces au maximum, parfois une seulement, pas d’ouvertures, pas de lumière par conséquent, une atmosphère confinée et humide, un froid glacial l’hiver tant le chauffage est rudimentaire, une saleté permanente dans laquelle évoluent adultes de tous âges, enfants et parfois animaux. Dans ce lieu restreint, s’entassent quelques ustensiles de cuisine, quelques vêtements sales et rapiécés, des instruments agricoles, des lits pas toujours pourvus de draps ainsi que des aliments42. Autant dire que ces conditions de vie insalubres et ce manque d’hygiène favorisent la propagation des maladies. Il faut bien attendre la fin du XIXème siècle, voire le début du XXème siècle pour constater quelques progrès dans l’alimentation, l’hygiène et l’habitat. Cela se traduit en particulier par la “diminution du nombre de conscrits réformés pour défaut de taille ou malformation”43. En dehors de quelques détails réalistes qui dépeignent les conditions de vie des paysans flamands, on voit cœxister deux approches du monde rural par Marguerite Yourcenar. En premier lieu, elle perçoit clairement les rapports d’exploitation impitoyables qui régissent cet univers ; le propriétaire tire profit de son fermier mais 40

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1077. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 355. 42 Ibid., t. 4, p. 350 à 356. 43 Christophe Charle, op. cit., p.173. 41

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lui-même tire le maximum de l’ouvrier agricole et à la base, il y a encore les animaux sans défense et la terre. Dans ce système de rapports de forces, le propriétaire et le fermier confrontent âprement leurs intérêts. Michel Charles n’a guère envie de se passer du superflu qui agrémente sa vie quotidienne mais il sait aussi qu’il a souvent en face de lui des gens qui cherchent à profiter de ses faiblesses et chez qui n’existent ni scrupules, ni générosité, ni courage. Propriétaire et fermier se livrent une lutte sans merci, l’un pour ne rien perdre de ses bénéfices, l’autre pour vivre un peu mieux. Dans un second temps, et cela ne paraît peut-être pas bien conciliable avec les observations précédentes, Marguerite Yourcenar relève les liens qui unissent Michel Charles et ses paysans. Tout d’abord, dit-elle, “il est des leurs : il parle flamand”44. Peut-être cette appartenance à la même région, la communauté linguistique créent-elles une solidarité réelle, une fois que l’on a écarté les questions d’argent. Par contre, que penser de cette image d’Épinal : Le vieux fermier assis sur le seuil prend sur ses genoux le petit [...], le soulève à bout de bras, comme les bons paysans, dans les gravures sentimentales du XVIIIe siècle, le font du fils du seigneur, et murmure avec admiration : “Mynheer Michiels, vous serez riche !”45

Cette phrase d’où l’ironie semble absente, exprime une vision bien idyllique et bien angélique des rapports entre fermier et propriétaire, qui ne correspond guère à l’inflexibilité – nettement plus vraisemblable – évoquée précédemment. Le paternalisme aurait-il prise sur Marguerite Yourcenar ? Elle donne habituellement l’impression de la lucidité et non de la tendance à idéaliser le peuple et à prendre pour de l’attachement ce qui s’apparenterait plus à une vulgaire flatterie46. 44

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1078. Ibid., p. 1078. 46 Camille van Wœrkum, dans sa recherche intitulée La Flandre française dans Archives du Nord de Marguerite Yourcenar, Tilburg (Pays-Bas), 1985, remarque avec pertinence que pour Marguerite Yourcenar, le capitalisme qui tire profit des hommes agrandit le fossé entre les travailleurs et les propriétaires de capitaux mais que la campagne n’est pas soumise à ce genre de domination. Ainsi, pour Marguerite Yourcenar, les rapports ruraux seraient épargnés par la profonde hostilité régnant dans le monde ouvrier et il existerait une solidarité entre propriétaires et fermiers qui parlent la même langue et vivent de la même terre (p. 42). Peut-être ce passage d’AN 45

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Le paternalisme n’est l’apanage ni de la ville ni de la campagne ; on le retrouve dans les entreprises qui emploient des ouvriers aussi bien que dans les exploitations rurales. Pour les historiens, le paternalisme initial ne se fonde pas sur des calculs dictés par la duplicité, il est avant tout le reflet de l’imprégnation catholique des mœurs françaises. Les patrons, depuis la première moitié du XIXème siècle, se pensent comme les pères de leurs ouvriers […]. Dans la religion chrétienne, l’autorité est fondée sur la relation filiale. La dépendance économique est aussi conçue sur un mode familial : tandis que l’ouvrier pense travailler pour vivre, le patron pense qu’il fait vivre son ouvrier comme le père ses enfants […]. Le bon patron paternaliste loge ses ouvriers, contrôle les commerces par des coopératives ou des économats, fonde des écoles, surveille leur vie privée et leur assistance aux offices, leur assure leurs vieux jours par des pensions, les soigne par des dispensaires ou des médecins d’entreprise, organise leurs loisirs47,

écrit Christophe Charle, en parfait accord avec Philippe Ariès et Georges Duby dans leur Histoire de la vie privée. Dans un pays de petites entreprises, souvent familiales et assez fréquemment implantées dans de petites villes, il n’existe pas d’anonymat. Le patron connaît ceux qu’il emploie, et tout naturellement, en sa qualité de notable, plus puissant, plus cultivé, généralement plus âgé (l’espérance de vie des ouvriers est réduite du fait de l’usure au travail), il s’impose comme le maître qui veille sur eux en père de famille vigilant et exigeant. Peut-être est-ce encore plus vrai pour les propriétaires terriens, qui, lorsqu’ils visitent leurs fermes, s’invitent littéralement au sein de la famille de leurs locataires et participent à leur vie domestique, ainsi que le montre Marguerite Yourcenar pour son grand-père. La relation qui s’établit dans ce cas entre le propriétaire et son fermier ou métayer peut être bonne ou mauvaise, suivant les affinités et qualités humaines de chacun mais assurément, il ne s’agit pas de deux personnes étrangères l’une à l’autre. Il n’est pas étonnant que paternalisme et bienfaisance se recoupent parfois car l’un et l’autre procèdent d’une même éthique et de sentiments identiques. Légèrement différent traduit-il l’hésitation de Marguerite Yourcenar entre le mythe d’une campagne proche de la nature et préservée et la réalité d’une lutte implacable entre classes sociales, y compris dans le monde rural. 47 Christophe Charle, op. cit., p. 306-307

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apparaît ce que Christophe Charle désigne comme le “nouveau paternalisme” qui se fait jour après les événements de la Commune : Le nouveau paternalisme est donc, au départ, défensif : il s’agit d’éviter la contagion révolutionnaire et de prévenir le retour des grèves qui ont déjà eu lieu et que la politique répressive antérieure ne suffit plus à endiguer48.

Le prolétariat ouvrier a donné de lui-même une image inquiétante, qui tranche avec celle de la jeunesse à laquelle il suffit d’indiquer la meilleure voie mais sans doute s’est-il trouvé chez certains patrons une forme de philanthropie sincère, inconsciente des malentendus inévitables entre ceux qui usent leurs forces dans un travail dont ils n’escomptent que la meilleure rémunération et ceux qui pensent faire le bien en proposant du travail. La vie dans un village du Nord et l’évolution des rapports sociaux D’après le tableau que brosse Marguerite Yourcenar dans Quoi ? L’Eternité, il semble bien que la solidarité entre Flamands reste soumise à des considérations d’appartenance sociale ou à des notions morales. Michel apprend à ses dépens qu’il existe des castes en France et que quoi qu’il fasse, la distance entre les fermiers et les villageois et lui, le châtelain, ne s’abolit pas. D’autre part, sa contribution à la fondation d’une société de bienfaisance pour aider les plus démunis n’est guère récompensée ; il doit se rendre à l’évidence : les paysans à l’aise font preuve d’un égoïsme sans limites et “les fainéants et les faibles d’esprit”49 ne trouvent pas grâce à leurs yeux. Avec l’action entreprise par Michel pour venir en aide aux plus défavorisés, Marguerite Yourcenar évoque un phénomène de société assez typique de l’époque : la mise en place de réseaux de solidarité en vue de soulager les difficultés de ceux que la société réduit à la misère. C’est d’Angleterre que Michel a rapporté l’idée de fonder “des institutions charitables largement soutenues par le grand public ; elles dispersent au fur et à mesure les fonds reçus, quitte à en appeler de nouveau à la générosité de leurs souscripteurs”50. A l’origine, il y a, 48

Ibid., p. 308. Marguerite Yourcenar, QE, p. 1193. 50 Ibid., p. 1194. 49

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semble-t-il, un élan de charité chrétienne qui se concrétise dans une association ; même si cette initiative procède du sentiment religieux au départ, elle n’en constitue pas moins une forme d’organisation qui témoigne d’une prise de conscience de l’injustice sociale et du refus de certaines misères révoltantes. Mais Michel ne tarde guère à constater que ses intentions louables se heurtent à de vives résistances : les membres du conseil d’administration ne l’entendent pas de cette oreille. Son idée de fournir des layettes aux filles-mères sans ressources fait rire les uns et offense les autres

et ajoute Marguerite Yourcenar, Toutes proportions gardées, les obstacles qu’il rencontre sont ceux auxquels se heurtent les personnages de Tolstoï, s’efforçant de faire entrer quelques vues nouvelles dans ce monde paysan qu’on idéalise et dont on n’ose avouer qu’il est au moins aussi étroit que la petite bourgeoisie des villes51.

On retrouve l’universalité chère à Marguerite Yourcenar, probablement plus conforme à la réalité que l’image d’un monde rural épargné par les rapports de forces entre maîtres et serviteurs et par le goût de l’argent. L’idéologie dominante se résume dans l’aphorisme : on a ce que l’on mérite, et par conséquent, la générosité et le partage ne sont pas très bien perçus, l’égoïsme et l’individualisme prévalent. Ce que Marguerite Yourcenar ne dit pas – et n’a peut-être pas perçu d’ailleurs –, c’est qu’il est aisé d’assimiler les conseils et les innovations de Michel à une espèce d’intervention protectrice dans des affaires qui ne le concernent pas directement et à une volonté paternaliste. L’hostilité aux projets de Michel et l’incompréhension qu’ils suscitent relèvent sans doute aussi du refus d’un dévouement dans lequel entrent inévitablement le désir de montrer la voie à suivre et une forme de condescendance. Aussi en est-il réduit à des actions typiquement paternalistes mais qui ne prêtent pas à conséquence parce qu’elles n’impliquent aucun exercice du pouvoir ni aucune immixtion dans l’ordonnancement tacite du village. Le dîner annuel des notables est une habitude ancienne mais Michel organise des pique-niques dans le parc du château à l’intention des familles de Saint-Jans-Cappel et la 51

Ibid., p. 1194.

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petite fille qu’était Marguerite Yourcenar a l’occasion de montrer aux enfants du village sa grotte de Lourdes éclairée à l’électricité. Un rien d’édifiant s’ajoute à ce qui partait sans doute d’une intention généreuse mais cela n’a pas marqué les foules puisque quelques années plus tard, on se souvient à peine de Michel que l’on confond avec son fils et dans la mémoire des villageois, c’est Noémi qui incarne le mieux l’image que l’on se faisait des châtelains. Marguerite Yourcenar laisse transparaître dans ces quelques lignes que quelle que soit la qualité des sentiments du propriétaire, il est bien difficile d’éviter une forme de paternalisme qui ne fait qu’accentuer la supériorité du maître au lieu de la réduire. Michel découvre à ses dépens – et Marguerite Yourcenar nous transmet l’enseignement – que l’inégalité sociale ne s’annule pas simplement à l’aide de bons sentiments. Dans les processus de développements sociaux et de transformations des structures économiques et politiques, plusieurs phénomènes ont lieu de manière concomitante et il n’est ni facile ni prudent d’établir des rapports de causalité. Avec l’apparition du prolétariat ouvrier engendré par l’essor de l’industrie, se constituent des organisations syndicales ou même politiques visant à défendre les intérêts des travailleurs mais aussi des organisations chrétiennes de bienfaisance, sous l’influence de croyants sincères et actifs, choqués par la misère ouvrière et désireux d’y apporter des palliatifs. Dans son Histoire sociale de la France au XIXème siècle, l’historien Christophe Charle note que “Ce qui était la règle dans les trois premiers quarts du XIXème siècle, les journées de 12 à 14 heures, tend à devenir l’exception”52. A cela, il faut ajouter des conditions de travail désastreuses, non seulement dans les mines de charbon qu’évoque E. Zola, mais aussi dans l’industrie textile qui emploie une main-d’œuvre très jeune et souvent féminine, peu rémunérée. Quels que soient l’entreprise et le type de travail qu’on y effectue, on ne trouve nulle part, presque tout au long du XIXème siècle, les conditions minimales d’hygiène et de sécurité. Accablés par un dur travail dont rien n’allège la pénibilité, réduits au chômage à la moindre crise, mal nourris, mal logés, mal payés, les ouvriers ont une espérance de vie réduite et aucun espoir de pouvoir échapper à la précarité de leur sort ; les difficultés survenues vers le milieu du XIXème siècle, avant 1848, 52

Christophe Charle, op. cit., p. 290.

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illustrent la réaction en chaîne qui met dans le besoin une partie de la population dans certaines régions53. Quelques mauvaises récoltes suffisent à priver les travailleurs agricoles de ressources et à généraliser la misère. Sous la Monarchie de Juillet, deux révoltes qui ont lieu à Lyon, en 1831 et 1834, montrent la gravité des conflits du travail : chaque conflit du travail, chaque trouble né de la misère urbaine peut entraîner très vite la masse des classes populaires dans la révolte ouverte et la remise en cause de la classe au pouvoir, celle-ci ne négociant jamais ou, quand elle le fait, ne tenant jamais ses engagements54.

Quoique peu organisé à l’origine et souvent très hétérogène en raison des conditions de travail et des niveaux de salaires qui varient considérablement suivant l’implantation géographique des entreprises, la nature de leur production, la provenance et la qualification de la main-d’œuvre, le prolétariat ouvrier va tisser des liens avec les partisans et les théoriciens de ce qu’on a appelé le “socialisme utopique”. Ainsi, entre février et juin 1848, la fraction la plus organisée de la classe ouvrière se fait entendre au plus haut niveau de l’État et elle est en mesure de faire reconnaître “comme légitimes certaines revendications impliquées par les écrits d’inspiration socialiste”55. Dès les années 1860, existe un mouvement ouvrier autonome, indépendant des organisations patronales, conscient de ses intérêts spécifiques, capable de conduire des grèves de grande ampleur. Une “grande vague revendicative se produit entre 1868 et 1870”56, écrit Christophe Charle, c’est-à-dire immédiatement dans la foulée de la création de la première Internationale, à Londres, en 1864. A la veille de la chute du Second Empire et des événements tragiques de la Commune de Paris, il apparaît bien clairement que le mouvement ouvrier s’est doté de structures indépendantes qui lui permettent d’exprimer ses revendications, de manière efficace et responsable. La progression de l’Internationale ouvrière ne peut que susciter l’inquiétude de l’Église et lui faire redouter la perte de son influence. Bien avant la fin du XIXème siècle, elle a pris conscience 53

Ibid., p. 60. Ibid., p. 56. 55 Ibid., p. 58. 56 Ibid., p. 132. 54

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de l’importance des questions sociales et s’en est préoccupée à sa manière, notamment à travers la bienfaisance. Sans doute Marguerite Yourcenar n’a-t-elle pas tort de souligner que son père a découvert en Angleterre l’exercice d’une solidarité prolétarienne, qu’il a tenté de reproduire parmi les paysans du Mont Noir. Est-ce en raison d’une révolution industrielle plus précoce qu’en France ou d’une plus grande sensibilité de la religion aux difficultés ouvrières ? Toujours est-il que la solidarité avec les plus démunis est apparue plus tôt en Angleterre qu’en France mais cela ne signifie nullement que les catholiques français soient restés indifférents. Dans les années 1860, le pasteur méthodiste William Booth s’installe dans l’East End londonien, pour mener à bien sa mission d’évangélisation, qui donne naissance en 1878 à l’Armée du salut, organisée sur le modèle de l’armée anglaise57; la force de cette organisation consiste à associer apostolat et philanthropie ; bien que cette dernière ne soit pas le but ultime, le pasteur Booth et ses émules ont compris immédiatement qu’il ne servait à rien de prêcher les valeurs de l’Evangile à des gens dans le dénuement complet ; aussi, ont-ils commencé par les œuvres de bienfaisance et de relèvement social avant l’évangélisation. On peut donc considérer que l’Armée du salut représente une des premières tentatives de l’époque contemporaine pour faire face au phénomène de la désaffection des classes laborieuses ou défavorisées à l’égard du christianisme58.

Mais à la même époque, le clergé s’acquitte en France de multiples fonctions sociales : enseignement, surtout féminin, et assistance médicale. Christophe Charle note que “Se met en place sous le Second Empire une médecine rurale gratuite pour les indigents assurée par les religieuses”59, qui fournissent aide et soins sans négliger “l’extension des écoles congréganistes” dans les couches pauvres de la population. L’historien admet en conclusion que

57

Encyclopedia Universalis, E.U. France, Paris, volume 20, septième publication, mai 1979, p. 1700. 58 Ibid., p. 1700. 59 Christophe Charle, op. cit., p. 84.

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Dans une société rurale pauvre, l’administration et la médecine ne peuvent se passer de ce réseau d’encadrement sanitaire notamment pour lutter contre les épidémies ou diffuser la vaccination60.

En France comme en Angleterre, les autorités religieuses ont conscience qu’elles ne peuvent se désintéresser des questions sociales, qu’il y va de leur autorité morale, sans doute aussi de leur survie dans une société en profonde mutation et bien souvent, en France, les religieuses apparaissent comme les seules capables d’inspirer confiance aux plus démunis et de leur faire accepter les innovations. Elles font figure de relais pour atteindre les couches sociales défavorisées. Le rôle dévolu aux femmes dans l’exercice de l’enseignement et de la bienfaisance se manifeste tôt parmi les protestantes. A leur intention, est créé le ministère de “diaconesse”. Ainsi des protestantes de couches sociales moyennes peuvent exercer des fonctions caritatives et sociales dès les années 1830 en Allemagne, 1840 en France61 et traditionnellement, la femme du pasteur participe aux tâches de son mari62. L’engagement social, les œuvres de bienfaisance qui satisfont à la fois l’esprit de charité du christianisme et la nécessité de faire connaître l’Evangile aux impies remplissent également une fonction de “rapprochement des classes”63 dont les femmes apparaissent comme de précieuses auxiliaires. D’après le témoignage de Marguerite Yourcenar, ce phénomène ne se produit pas à la campagne. Qu’il s’agisse de sa famille maternelle ou paternelle, le rôle des femmes se limite à la maison ; Michel Charles se rend dans ses fermes mais à aucun moment, Marguerite Yourcenar n’évoque Noémi parcourant la campagne pour assurer le lien avec les familles de paysans. Par contre, dès sa jeunesse, Jeanne découvre la souffrance humaine autour d’elle et essaie de la soulager. Guidée par des pasteurs et approuvée par sa mère, elle fait des “visites aux hôpitaux et aux prisons” à Dresde, s’entretient avec les infirmières qui la familiarisent avec les maladies mentales64 et s’initie à la déchéance et à la détresse des hommes, auxquelles plus tard elle consacrera du temps en compagnie d’Egon. 60

Ibid., p. 84. Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 247. 62 Ibid., p. 246. 63 Ibid., p. 256. 64 Marguerite Yourcenar, QE, p. 1252. 61

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Dans un autre cas encore, on constate que la bienfaisance coïncide avec des nécessités économiques ; pendant bien longtemps, en pays catholique, la fille-mère, assimilée à une fille perdue et coupable, était rejetée et abandonnée à son triste sort. Or, vers la fin du XIXème siècle, la dénatalité inquiète les économistes français et à leurs yeux, un enfant naturel a autant de valeur qu’un enfant légitime. Aussi estiment-ils qu’il convient d’aider la mère célibataire à élever son enfant et ainsi peu à peu, le modèle anglo-saxon de charité maternelle à l’égard de ces mères s’impose-t-il en France, la religion imprimant dans l’esprit des fidèles qu’en s’acquittant de ses responsabilités à l’égard de son enfant, la pécheresse s’amende65. En dehors des religieuses catholiques et des diaconesses protestantes pour qui la bienfaisance relève d’une mission sacerdotale, de nombreuses aristocrates se consacrent aux œuvres sociales caritatives : “Exclues de la scène politique officielle, les femmes catholiques trouvent dans la bienfaisance leur terrain d’action”66. La femme trouve là une sorte de compensation, une espèce d’identité sociale personnelle mais sans doute faut-il voir dans cette répartition des tâches l’état d’esprit caractéristique de la société bourgeoise du XIXème siècle : aux hommes reviennent les tâches de gestion, de production de richesses, qui font intervenir l’intellect tandis que le domaine de prédilection des femmes se trouve dans tout ce qui relève du cœur, de la sensibilité. Quoique leur dévouement ne soit pas l’objet de beaucoup de reconnaissance dans leur milieu social, elles lui rendent certainement de fiers services en amortissant un peu le choc de la lutte des classes. En France le catholicisme social revêt une ampleur supplémentaire au XXème siècle, avec la loi de séparation de l’Église et de l’État, en 1905. Menacée dans son existence même, l’Église intensifie ses efforts pour devenir une Église dynamique, proche des pauvres. En matière d’enseignement, rien n’est négligé mais des initiatives sont prises aussi dans la constitution d’associations sportives de jeunes. Sous l’influence des jésuites, est créée au début du XXème siècle l’Action populaire qui permet de diffuser le catholicisme social au moyen de revues, livres et autres imprimés. A la même époque, des syndicats agricoles, ainsi que des syndicats d’employés, voient le jour, sous l’influence de militants catholiques67. 65

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 421. Ibid., p. 215. 67 Dominique Lejeune, op. cit., p. 130. 66

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Plus encore, dès 1906, Marc Sangnier crée la revue le Sillon, qui donne naissance au parti du même nom. Recrutant surtout parmi les employés et étudiants, il “incarna à la fois la démocratie chrétienne, le mouvement laïque au sein de l’Église, le coopératisme ouvrier et le syndicalisme chrétien”68. Bien que condamné par le Vatican en 1910, ce courant moderniste, auquel il faut associer d’autres noms comme celui de l’abbé Lemire, marque profondément le catholicisme et apporte un renouveau décisif. En quelques phrases, Marguerite Yourcenar esquisse le portrait de cet ecclésiastique que Michel respecte et admire et dont les œuvres ont permis que le nom ne fût pas oublié : Œcuménique avant la lettre, fraternisant d’instinct avec les aumôniers protestants des corps expéditionnaires anglais et américains dans le Nord, ce fils de paysan trace son sillon avec la lenteur obstinée de ceux qui ont labouré la terre. Ses “jardins ouvriers”, détestés du patronat, n’ont pas pour seul but d’offrir au salarié des villes un peu plus d’air pur, une aide alimentaire contre la cherté de la vie, mais une sorte de réhabilitation par le contact avec le sol69.

Chrétien authentique mais haï de la droite catholique, il est “inscrit au parti de la gauche radicale”. Dans ce prêtre honnête, courageux et fidèle à l’Evangile, Marguerite Yourcenar reconnaît non seulement un homme de bien mais aussi un homme qui a gardé le contact avec la nature, qui en connaît les vertus et n’est pas perverti par les fausses valeurs de la civilisation moderne. Les préoccupations humanitaires qui se font jour chez l’abbé Lemire concernent aussi Jeanne et Egon qui y consacrent déjà beaucoup de temps avant leur mariage : En ville, les tâches charitables auxquelles les a dressés leur bonne formation protestante leur servent d’excuse pour se rejoindre, d’autant plus acceptable que les idées humanitaires sont de mode en ce début de siècle, et l’éducation des masses considérée le plus grand des services sociaux qu’on puisse rendre70.

Egon donne des cours de musique à de jeunes délinquants que le pasteur essaie de rééduquer, Jeanne rend service en tant qu’assistante bénévole dans un asile d’aliénés. En ce début de XXème siècle, les 68

Ibid., p. 131. Marguerite Yourcenar, QE, p. 1398. 70 Ibid., p. 1258. 69

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œuvres sociales et le bénévolat commencent à se développer dans les pays d’Europe de l’Ouest, initiés par les protestants, bientôt suivis par les catholiques, avant d’être relayés un peu plus tard par des organisations laïques.

II Période des USA Défense des opprimés Racisme et problème noir Bien que Le Labyrinthe du monde soit riche en évocations des réalités sociales caractéristiques de ses jeunes années, c’est surtout pendant le séjour américain que Marguerite Yourcenar s’intéresse à de multiples phénomènes dont on trouve des échos dans des essais, des lettres, des entretiens. La vie en Amérique et certainement l’influence de Grace Frick lui font prendre conscience de la gravité du problème noir et du racisme dont elle traite dans un article71 ainsi que dans la préface à l’édition de ses traductions des Negro Spirituals72. Les idées exposées dans ces deux textes ne présentent pas de différences et sont seulement plus développées dans la préface. Après s’être bien documentée, Marguerite Yourcenar fait valoir que l’histoire tout entière des Noirs est faite “de violence et d’exploitation du nègre”73. Dès l’époque des pharaons, ils étaient soumis à l’esclavage ; cela continue à Rome où “l’esclave à peau de bronze ou d’ébène” était une “denrée de luxe”. Quelques siècles plus tard, les marchands arabes se pourvoient de domestiques pour Bagdad et Istanbul lors de razzias effectuées en Afrique ; à ceux qu’ils destinent à devenir des serviteurs dans les harems, ils infligent les traitements les plus barbares, souvent mortels. Avec la découverte du Nouveau Monde et les premières formes de colonisation, le Noir d’Afrique cessera d’être un objet de curiosité et deviendra une véritable marchandise de première nécessité. Ainsi, écrit Marguerite Yourcenar, 71 Marguerite Yourcenar, art. intitulé : “Le problème noir aux Etats-Unis (16191964)”, Preuves, juin 1964, p. 3 à 12. 72 Marguerite Yourcenar, Fleuve profond, sombre rivière, NRF, Poésie / Gallimard, 1966, préface p. 7 à 64. 73 Ibid., p. 8.

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Trois continents se trouvaient impliqués dans un négoce où l’Afrique fournissait la matière première, l’Europe les capitaux et les moyens de transport, et le Nouveau Monde les acheteurs74.

Désormais, l’esclavage est organisé à grande échelle, il s’institutionnalise en quelque sorte et un commerce prospère, qui va permettre de réaliser des fortunes, s’établit entre l’Afrique et l’Amérique via l’Europe. Les avantages de ce commerce humain avec l’Afrique sont tels que le marchand a encore des bénéfices confortables si le taux de mortalité atteint cinquante pour cent de sa cargaison75 et on évalue à sept années la période de rendement maximum de l’esclave76. Marguerite Yourcenar montre à l’aide des données chiffrées les plus fiables à quelle exploitation humaine les grands pays dits civilisés ont pu se livrer et sur quelles bases se sont développés le capitalisme et la richesse des États-Unis. Les régimes politiques épris de libertés civiques comme l’Angleterre et la Hollande ont considéré l’esclavage comme une nécessité, de la même façon que les religions protestante et catholique. Il faut attendre la fin du XIXème siècle (1863) pour que l’abolition de l’esclavage soit proclamée et cette disposition légale ne met pas fin aux malheurs des Noirs. Dans les Etats esclavagistes du Sud des États-Unis, le racisme reste profondément ancré et partout, l’ancien esclave, maintenant affranchi, devient un concurrent pour le Blanc dont il est par conséquent haï et même si l’égalité existe sur le papier, la réalité montre une discrimination tenace, sur le plan du droit de vote, de l’instruction et du mariage. Consciente de la gravité de la question du statut des Noirs et de la difficulté de résoudre des problèmes si profondément enracinés dans l’histoire des États-Unis, Marguerite Yourcenar conclut : Le drame d’avant-hier ou d’hier était l’esclavage, puis les séquelles économiques de celui-ci ; le drame d’aujourd’hui est ici comme partout la fomentation consciente et organisée de l’hostilité de l’homme pour l’homme ; et avant tout de cette forme endémique de la haine qu’est de nos jours le racisme77.

74

Ibid., p. 10. Ibid., p. 11. 76 Ibid., p. 14. 77 Ibid., p. 29. 75

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L’universalité induite par l’expression “ici comme partout” mériterait peut-être une nuance ; “l’hostilité de l’homme pour l’homme” qui se fonde sur un pareil passé d’exploitation, de souffrances et d’humiliations ne peut s’effacer aisément et l’assimilation des deux races se révèle d’une grande complexité78. Il convient de préciser quelle était la situation du problème noir aux USA quand Marguerite Yourcenar a publié ses textes. Le 2 juillet 1964, est votée la loi fédérale sur les droits civiques des hommes de couleur. Cette loi qui entend mettre fin à la ségrégation dans les établissements et lieux publics et prohiber les discriminations sur le plan professionnel, économique et social fait naître des espoirs chez Marguerite Yourcenar, d’autant plus que l’État fédéral se dit prêt à prendre les choses en mains pour assurer le respect de la loi. Mais, ajoute-t-elle, Elle [l’intégration des Noirs] dépend aussi de l’évolution politique des États-Unis tout entiers dans les mois qui viennent, et enfin de facteurs économiques qui ne sont qu’un autre et persistant aspect de la même vieille iniquité79

et les minorités violentes, racistes et haineuses des deux bords l’inquiètent. L’intégration des Noirs et le respect de leurs droits et de leurs personnes exigent de la part de tous la volonté de faire régner la 78 Deux articles intéressants sont consacrés à la question du problème noir dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Carminella Biondi, “Marguerite Yourcenar et le problème noir” in Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 237 à 244, montre que tout en dénonçant l’Église qui n’a pas condamné la pratique de l’esclavage, Marguerite Yourcenar sait reconnaître que “La religion a offert à l’esclave noir la passion du Christ, l’image du Christ cloué sur la croix, dans laquelle il a retrouvé tout naturellement l’image de son frère blessé…” (p. 243) qui a fourni la substance des Spirituals les plus remarquables. Elle est aussi sensible à l’émotion profonde et sincère de Marguerite Yourcenar touchée par la vie des humbles. Francesca Counihan, “Accueillir l’Autre dans son altérité : les traductions américaines de Marguerite Yourcenar”, in Marguerite Yourcenar, écritures de l’Autre, op. cit., p. 117 à 126, insiste sur le fait que la culture européenne est le modèle de référence de Marguerite Yourcenar et que cela entraîne “le constat implicite de l’infériorité culturelle du Noir” (p.121) et l’étonnement de l’écrivain devant une “inspiration si haute”, inattendue de la part d’esclaves incultes. Même s’il y a une part de vérité dans ce jugement, il est certainement excessif (voir chapitre : Pensée politique et sociale, 3ème partie, chapitre 2). 79 Marguerite Yourcenar, FP, p. 28.

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loi et de construire un monde de justice dont elle se demande si les extrémistes, Noirs autant que Blancs, le veulent vraiment. Dix ans plus tard, en 1974, elle ajoute une petite note précisant que ses craintes et appréhensions n’étaient que trop justifiées et elle trace un sombre bilan : L’assassinat de Martin Luther King, les révoltes des ghettos, l’apathie du gouvernement fédéral et de l’opinion publique en ce qui concerne la mise à exécution des lois scolaires et la résistance obstinée du Sud à celles-ci, l’accroissement du racisme et du chauvinisme noirs, inévitables certes, mais néfastes comme tous les chauvinismes et comme tous les racismes, ont rendu la réconciliation des deux races plus ardue, sinon impossible, dans le prochain avenir80.

Absence de volonté politique d’un côté, sentiment de trahison débouchant sur le désespoir, la radicalisation, la violence et la haine de l’autre côté : telle est dans les années 70 la situation explosive et plus insoluble que jamais qui dresse face à face Blancs et Noirs. Mais comment en est-on arrivé à une pareille tension entre les deux groupes ? Comment s’expliquent les très durs affrontements des années 60 et 70 ? Un résumé simplifié des événements survenus au XXème siècle permet de comprendre un peu mieux l’évolution de la situation. Tout en aspirant à un même but, l’égalité complète avec les Blancs, les Noirs ont développé des stratégies différentes pour tenter d’y parvenir. Correspondant à une vue légaliste de l’évolution, le gradualisme compte atteindre l’égalité progressivement par la loi et les décisions de justice. L’organisation représentative de cette tendance, la NAACP, multi-raciale “représente les intérêts de la bourgeoisie noire, libérale, plus soucieuse de ses intérêts propres que de ceux de la masse”81 ; aussi n’a-t-elle jamais réussi à s’implanter dans les couches populaires. La conception de l’action selon cette organisation s’inscrit dans le long terme ; elle ne comporte pas de coups d’éclat, d’actions collectives spectaculaires mais fonde plutôt ses espoirs sur l’influence exercée sur des représentants au Congrès par exemple ; il s’agit de faire évoluer le système législatif américain et d’obtenir les mesures favorables aux Noirs patiemment, sans avoir recours à des méthodes dures. Le gradualisme ne s’est pas révélé 80 81

Ibid., p. 30. Claude Fohlen, Les Noirs aux Etats-Unis, PUF, Que sais-je ?, Paris, 1999, p. 82.

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inefficace, il a permis aux Noirs d’obtenir certains avantages mais son action, qui ne s’exerce pas directement sur le plan politique, évoquerait plutôt celle d’associations de solidarité, voire de syndicats, qui défendent bien les intérêts des Noirs mais n’engagent pas de réformes fondamentales de la société. C’est bien cela qui va provoquer la constitution d’organisations d’intégration. Lassés d’attendre des solutions par la voie légale et législative et peu confiants dans la volonté de certains États – voire de l’État fédéral – d’accorder aux Noirs les mêmes droits qu’aux Blancs, les partisans de l’intégration ont pour mot d’ordre “Freedom now”. Cette formule traduit bien leur impatience et leurs exigences. Ils veulent leur liberté tout de suite et entendent l’acquérir par eux-mêmes mais privilégient l’action non-violente. La première organisation intégrationniste, le CORE (Congress of Racial Equality) a été fondée en 1942. Il s’agit d’un mouvement interracial surtout nordiste, dont la méthode d’action – la résistance passive destinée à alerter l’opinion – s’inspire beaucoup de Gandhi. Constitué à l’origine surtout de jeunes intellectuels, le CORE a su gagner la confiance des masses en participant à des actions collectives ; en retour, l’adhésion de nombreux jeunes lui a insufflé un dynamisme nouveau. Privilégiant l’action en milieu urbain où se concentrent aujourd’hui le plus grand nombre de Noirs, le CORE s’intéresse de près aux questions sociales : logement, travail, enseignement... En 1956, à Atlanta, est fondée une autre organisation intégrationniste : la Southern Christian Leadership Conference (SCLC), présidée par le pasteur Martin Luther King ; pasteur baptiste, King s’est formé à la lecture des philosophes et il subit l’influence des idées sceptiques et libertaires de Thoreau ainsi que la doctrine de la non-violence de Gandhi82. Marqué par ces apports divers, M. L. King privilégie la non-violence, qui n’exclut nullement la résistance ; il s’agit pour les Noirs de ne pas engager des actions violentes mais la résistance à l’agression, à la violence de l’adversaire est légitime. Association chrétienne à l’origine, la SCLC se transforme rapidement en mouvement de masse sous l’impulsion de la personnalité de son leader et en raison de l’exaspération des Noirs, pour qui l’obtention des droits civiques ne peut suffire dès lors que leur misère s’accroît de jour en jour :

82

Ibid., p. 89.

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D’une part, le Noir est la victime de l’évolution actuelle vers l’automation : chaque semaine, il perd des milliers de possibilités d’emplois […] Les moyens d’existence de centaines de milliers de Noirs ont diminué parce que les emplois non qualifiés ou semi-qualifiés disparaissent. De l’autre, ils souffrent encore des conséquences d’une infériorité accumulée au cours de deux siècles de servitude ou semi-servitude83,

écrit Claude Fohlen, à propos de la situation économique et sociale des années 60. L’abolition de la ségrégation est bien sûr une mesure positive mais encore faut-il que les Noirs ne subissent pas une discrimination sur le plan du travail notamment. Autrement, en dépit de l’acquisition des mêmes droits que les Blancs, ils resteront dans une situation de complète inégalité. La doctrine de la non-violence ne peut éluder les questions politiques dont M. L. King a conscience ; les problèmes des Noirs ne sont pas fondamentalement différents des problèmes des Blancs appartenant aux basses couches sociales ; par conséquent, une alliance s’impose entre le monde ouvrier blanc et les gens de couleur, qui connaissent des difficultés identiques. Un mouvement a la particularité d’inspirer à Marguerite Yourcenar peu de sympathie : ce sont les Black Muslims (musulmans noirs), dont les origines remontent sans doute au début du XXème siècle, en régression à certaines époques, en progression à d’autres, un peu en fonction des leaders, les “prophètes” comme on les désigne. A la différence des mouvements précédents qui tous, par des voies différentes, veulent une société où Noirs et Blancs vivront dans l’égalité, les Black Muslims réclament la séparation, deux entités distinctes : Noirs et Blancs avec leurs religions particulières, leurs lois, etc… D’inspiration à la foi religieuse et nationaliste, les Black Muslims constituent un mouvement de masse qui n’est pas sans analogie avec une secte et qui rencontre un écho favorable surtout parmi les groupes les plus déshérités. D’apparition beaucoup plus récente, puisqu’il s’est créé en 1966, en Californie, le mouvement d’irréductibles, les Black Panthers (les Panthères noires), rompt résolument avec la doctrine de la nonviolence ou du légalisme. Claude Fohlen les présente comme des activistes résolus, qui préconisent la lutte à main armée pour la conquête du pouvoir. Organisés de façon paramilitaire, portant un uniforme et des armes, ils harcèlent la police, 83

Ibid., p. 91.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle symbole de l’establishment blanc […] La violence est la même, qu’il s’agisse de la guerre proprement dite ou de la lutte contre la domination des Blancs. Les inspirateurs, ce sont à la fois les Vietcongs, les guérilleros d’Amérique latine […] et les révolutionnaires cubains […] Les Panthères noires ambitionnent de renverser la société avant de la reconstruire sur la base de groupes activistes dont les militants noirs seraient le fer de lance84.

Dans l’agitation et le climat de tension de la fin des années 60, les Panthères noires rencontrent une certaine audience et n’hésitent pas à affronter les représentants de l’ordre. Il s’ensuit des heurts, souvent très violents mais la police, décidée à mettre un terme à leur activisme, ne relâche pas la répression. De nombreux militants de ce mouvement sont éliminés physiquement, d’autres choisissent l’exil et finalement, las de tant de violences et d’affrontements, ceux qui, un temps, ont suivi les Panthères noires, renoncent à toute activité. D’inspiration très dissemblable, fondés sur une conception de l’action parfois complètement opposée, les mouvements noirs ne présentent guère d’homogénéité. Cela explique peut-être en partie leurs difficultés à mener des actions coordonnées et constructives pour faire aboutir leurs exigences. Néanmoins, on peut remarquer que jusque dans les années 50, les Noirs étaient victimes du racisme blanc. Dans les années 60, ils commencent à prendre leur destin en main, ce qui marque au moins une prise de conscience et l’émergence d’une maturité politique. Il convient d’examiner ce qui caractérise précisément l’état du problème noir au cours de cette décennie où Marguerite Yourcenar choisit de publier sa traduction des Negro Spirituals. Les historiens font remonter à un banal incident qui eut lieu dans l’Alabama, en 1955, le début du soulèvement noir85. Comme dans tout événement historique d’importance, la cause immédiate, parfois futile, ne fait qu’enflammer un brasier qui couve depuis longtemps. Tel est bien le cas pour la ségrégation aux États-Unis. Le refus d’une employée noire de céder sa place dans un bus à un Blanc, selon l’usage établi, provoque son arrestation. La communauté noire riposte par le boycott des autobus de la ville, ce qui leur vaut un déficit considérable. Des commerces qui pratiquaient la discrimination raciale subissent le même sort que la compagnie d’autobus. Finalement, cette action entièrement pacifique, largement initiée par le 84

Ibid., p. 101. Ibid., p. 103. L’incident a lieu à Montgomery où M. L. King exerce ses fonctions évangéliques.

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pasteur King, se solde par le succès : la ségrégation dans les transports est levée dans plusieurs villes. En 1960, apparaît une nouvelle forme de lutte, également non violente : les sit-in (occupation sur le tas) dans les restaurants. Ce mouvement, qui contamine rapidement de très nombreuses villes, entraîne la suppression de la ségrégation dans ces lieux publics, à la fin de l’année 1961. Puis le mouvement faisant tache d’huile, il affecte d’autres lieux publics tels que des églises, des quartiers. Cette extension des sit-in à toutes sortes de lieux montrait clairement que les Noirs refusaient désormais la ségrégation, de quelque ordre qu’elle soit. En 1961, à l’initiative du CORE, une autre forme d’action – conçue comme non-violente – fut inaugurée. Les transports en furent une nouvelle fois le théâtre. Au début mai 1961, plusieurs autobus ayant à bord des Blancs et des Noirs – les Freedom Riders – quittèrent Washington à destination du Sud86. En Alabama, eurent lieu de multiples incidents avec la foule hostile qui attendait les Freedom Riders et ils tournèrent à l’émeute particulièrement violente à Montgomery, cependant que la police tardait à intervenir. Bien que le mouvement des Freedom Riders ait causé la réapparition de la violence jugulée jusqu’en 1961, l’interdiction de la discrimination raciale dans les transports routiers est réaffirmée à l’automne 1961. Les tentatives de déségrégation menées à l’Université furent moins concluantes ; la société sudiste n’était pas disposée à faire des concessions sur ce plan. Quoique les actions non-violentes aient permis quelques succès, parfois malheureusement en sombrant dans la violence et en faisant des victimes, les Noirs étaient encore loin de l’égalité avec les Blancs. L’année 1963, centenaire de la proclamation d’émancipation qui n’était pas entrée dans les faits, fut décisive. Les Noirs voulaient mettre un terme définitif à leur état d’infériorité. La ville de Birmingham, haut lieu du racisme en Alabama, fut choisie pour organiser dès le début avril, des sit-in et manifestations pacifiques. Dès qu’il fut visible qu’il s’agissait d’une action déterminée, de grande ampleur, la police intervint sans ménagements et de nouveau, les deux communautés s’affrontèrent avec rage. Il fallut l’autorité de l’État fédéral et la menace d’une intervention de ses troupes pour calmer les esprits et encore la situation demeura-t-elle explosive. De loin les plus violents et les plus sanglants, les 86

Ibid., p. 105.

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affrontements de Birmingham firent des émules dans la plupart des villes du Sud. Puis les leaders noirs décidèrent d’organiser le 28 août 1963 une marche sur Washington. Il s’agissait de faire pression sur le Congrès pour l’obtention de la loi sur les droits civiques, grâce à un rassemblement considérable soutenu par des instances telles que les églises blanches, le Congrès juif américain, etc...87. Cette manifestation, impressionnante par le nombre de participants et leur discipline, montra la détermination des Noirs et leur capacité de s’organiser. Conséquence directe ou non ? La loi sur les droits civiques fut votée en juillet 1964 et Claude Fohlen affirme que “jamais texte n’était allé aussi loin [...] dans l’affirmation de la suprématie fédérale”88, par rapport aux Etats locaux et qu’on pouvait espérer voir évoluer les choses. De cette loi, Marguerite Yourcenar juge qu’il s’agit d’un “immense gain juridique”, qui donne de l’espoir mais qui risque malheureusement de se heurter à la résistance des Etats du Sud, dont l’hostilité à “l’ingérence du pouvoir central”89 ne s’est pas démentie depuis la guerre de Sécession. En publiant la traduction des Negro Spirituals à la fin d’une décennie riche en événements, Marguerite Yourcenar s’inscrit pleinement dans l’actualité. On ne peut pas véritablement parler d’engagement de sa part mais elle se montre sensible aux phénomènes de discrimination raciale qui s’expriment quotidiennement dans un État démocratique tel que les États-Unis d’Amérique. Marquée par l’approche des élections, l’année 1964 se déroule plus calmement que la précédente ; cependant, des émeutes ont lieu dans les grandes villes du Nord ; causées surtout par la misère et le dénuement, elles dénoncent inévitablement la discrimination qui s’applique aux Noirs. En l’absence de parti et de représentants noirs, les élections de 1964 se jouent comme d’habitude entre les deux grands partis traditionnels mais elles montrent que les voix de l’électorat noir se reportent plutôt sur le parti démocrate. L’année 1965 voit l’application d’une nouvelle loi, qui facilite l’inscription des Noirs sur les listes électorales. Mais le faible succès de cette opération trahit le manque d’intérêt des Noirs qui, à l’action légale, par la voie électorale, préfèrent l’action directe, sur le terrain. De nouvelles émeutes très violentes se produisent en 1965, notamment 87

Ibid., p. 109. Ibid., p. 110. 89 Marguerite Yourcenar, FP, préface, p. 28. 88

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à Los-Angeles et tout l’été 1966 est marqué par des affrontements entre Blancs et Noirs, que le pasteur M. L. King ne parvient pas à contrôler. Dans la jeunesse, s’affirment de nouvelles tendances, le Black power (le pouvoir noir), qui réclame la participation immédiate au pouvoir. A la fin des années 60, une tendance à la scission se dessine dans le mouvement noir ; les jeunes, impatients, se rallient plutôt aux Panthères noires cependant que les partisans de l’intégration, rangés derrière Martin Luther King, s’efforcent de tirer parti des nouvelles dispositions législatives et d’agir dans la légalité. L’assassinat du pasteur en avril 196890 remet tout en question et dans les années 1970, le mouvement noir s’essouffle. Faute de leader, les “intégrationnistes” perdirent de la vigueur ; quant aux activistes, partisans du Black power, ils furent neutralisés par les forces de l’ordre. Il est exact qu’en 1974, le problème noir pouvait paraître presque inextricable. En dépit des bonnes volontés, dans les deux communautés, la haine, la violence et pour finir le désordre complet avaient pris le dessus. Au sortir de près d’une décennie d’affrontements qui avaient attisé la haine, comment croire à la paix ? Pourtant, le pessimisme de Marguerite Yourcenar – bien compréhensible en 1974 – n’était peut-être pas entièrement fondé. Dans les années 60 et le début des années 70, a lieu la guerre du Vietnam, où des jeunes (parmi lesquels de nombreux Noirs) trouvent la mort, d’où d’autres reviennent marqués à jamais et contre laquelle enfin se dresse la majorité des Américains. Il s’agit donc d’une époque très troublée de l’histoire américaine, où la violence est particulièrement omniprésente et où les rapports sociaux reflètent de grandes tensions. Même s’il subsiste pour les Noirs de nombreuses raisons de se sentir victimes de la discrimination, qu’il s’agisse de la justice – souvent plus sévère pour les Noirs que les Blancs –, du chômage, de la misère qui accablent inégalement les deux communautés, il n’en reste pas moins que les mesures législatives des années 60 ont produit quelques effets. En accédant plus largement à l’enseignement et à des emplois qualifiés, la couche moyenne s’est étoffée et au moins en droit, les Noirs peuvent accéder comme les Blancs à des responsabilités administratives ou politiques. La ségrégation raciale a inévitablement des conséquences à très long terme, de multiples façons. Il faut d’abord faire évoluer la 90

Claude Fohlen, op. cit., p. 112-113.

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loi, tâche difficile, puis attendre que les séquelles du racisme s’atténuent et s’effacent progressivement pour qu’apparaisse un nouvel état d’esprit. Tout cela n’est assurément pas réalisé aux USA mais s’agit-il seulement d’un problème racial ? La discrimination sociale concerne-t-elle seulement les Noirs ? Les immigrés venus d’Amérique latine par exemple, les Blancs exclus de la prospérité économique ne subissent-ils pas un sort semblable à celui des Noirs ? Certes, le passé historique n’est pas le même mais le présent ne les met-il pas sensiblement à égalité ? Le désenchantement91 qui a semblé caractériser la population noire au lendemain des épisodes de violence ne correspond-il pas à un début de prise de conscience qu’il n’y a pas à la fin du XXème siècle un problème exclusivement noir, susceptible de se résoudre sur le champ ? L’inégalité sociale aux États-Unis n’est pas qu’une affaire de couleur de peau, les explosions de haine raciale qui désespèrent Marguerite Yourcenar en 1974 ne peuvent conduire à aucune solution mais peut-être favorisent-elles à la longue la compréhension que seule la solidarité entre tous ceux qui souffrent des lois impitoyables de l’impérialisme américain peut permettre de sortir de l’imbroglio. Cela, Marguerite Yourcenar ne pouvait le percevoir mais trente ans plus tard, les données du problème ont certainement changé. Dans divers entretiens, Marguerite Yourcenar est amenée à évoquer le problème noir de même que celui des minorités. Un entretien accordé en 1984 à Josyane Savigneau92 complète ce qu’elle avait écrit dans les années 1960. Elle déclare que l’intérêt accordé aux minorités noires en 1968 n’a pas eu de suite et que la situation en 1980 n’incite pas à l’optimisme. Dans leur majorité, les Noirs en viennent à renier leur “négritude”, dit-elle. Très peu ont développé le sentiment d’une identité noire. Les plus audacieux la revendiquent mais non sans amertume et sans une sorte d’arrogance voulue. L’école mixte n’a pas servi aux Noirs : ils y restent en minorité, n’y sont pas réellement accueillis et deviennent simplement des petits Blancs de second ordre93.

Elle déplore aussi en les comprenant que les Noirs rejettent le “Spiritual” comme symbole de leur esclavage et elle y voit plutôt une 91

Ibid., p. 113. Marguerite Yourcenar, PV, p. 311 à 328. 93 Ibid., p. 314. 92

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régression qu’un progrès. Cette analyse exprime d’abord l’intérêt de Marguerite Yourcenar pour les réalités sociales de son temps, la rigueur de son observation et sa conscience politique. L’inégalité qui caractérise les États-Unis la choque et selon elle, il n’y a pas grandchose à gagner à devenir un parfait Américain, calqué sur le modèle blanc. D’autre part, cette défense de l’identité noire tendrait à indiquer qu’elle voit là une source d’enrichissement pour la société et la culture américaines ; si les Noirs sont simplement assimilés au point de se fondre dans la forme générale, tout ce qui constituait leur spécificité, leur originalité sera perdu pour l’humanité. Cette façon d’envisager le problème ne semble pas vraiment corroborer l’opinion de Francesca Counihan, qui pense qu’inconsciemment, Marguerite Yourcenar dénie une valeur universelle à la culture noire par rapport à la culture blanche qui est sa référence94. Même si les modes de penser et de vivre en Amérique du Nord viennent pour l’essentiel de la vieille Europe, Marguerite Yourcenar semble les considérer comme autres et étrangers. Quelles qu’aient été ses idées dans sa jeunesse – ce sujet sera abordé un peu plus tard – elle était certainement convaincue vers la fin de sa vie que, même si tout n’est pas nécessairement positif dans une civilisation étrangère, une culture s’enrichit d’éléments divers apportés par l’histoire, qu’il convient par conséquent d’examiner attentivement et sans dédain ce que transmettent des cultures minoritaires considérées comme inférieures et que toute culture qui se cantonne dans le culte de son passé et un refus narcissique de tout apport étranger se condamne à une mort inévitable. Les Indiens Le problème noir, particulièrement aigu aux États-Unis et auquel Grace Frick était sensible, a intéressé Marguerite Yourcenar mais plusieurs autres faits de société liés à des minorités ont entraîné au moins des réactions de sa part et elle a tenu à exprimer son opinion. Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, elle dénonce dans les termes les plus durs le sort réservé aux Indiens :

94 Francesca Counihan, “Accueillir l’Autre dans son altérité : les traductions américaines de Marguerite Yourcenar”, MY, Ecritures de l’Autre, op. cit., p. 117 à 126.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle L’Indien n’est pas soumis aujourd’hui aux violences et aux brutalités qui ont été son lot, au XIXème siècle, mais il est menacé dans son habitat par les grandes compagnies industrielles, avides de creuser des mines ou d’établir des usines plus ou moins nucléaires sur ce qui lui reste de territoire. Je ne connais d’un peu près que les Indiens du Maine qui sont parmi les plus pauvres ; l’aspect de leurs “réserves” serre le cœur. L’alcoolisme, résultat de la misère, et l’ignorance, car les écoles qui leur sont offertes ne sont pas adaptées à leurs besoins et les laissent à l’état de citoyens de seconde classe, et surtout les salaires très bas, conséquence de tout cela, les maintiennent dans une situation d’isolement et de réelle infériorité95.

Ce passage n’est assurément pas à la gloire de la fabuleuse conquête de l’Ouest américain ni de l’“american way of life”. Les États-Unis se sont édifiés sur la destruction et ils poursuivent l’élimination impitoyable de tout ce qui entrave la réalisation de bénéfices. Il ne s’agit pas d’autre part de soupçonner chez Marguerite Yourcenar l’apitoiement d’un bon cœur devant une misère quelque peu exotique. Elle sait fort bien que la pitié, la sympathie excessive recouvrent aisément un racisme latent ainsi qu’elle le déclare à Matthieu Galey : Qu’il s’agisse de répondre à une lettre ou d’ouvrir toute grande ma porte, je ne fais bien entendu aucune différence entre un Noir et un Blanc. Ou plutôt, il y aurait peut-être un petit sentiment de sympathie supplémentaire, dont il faut se méfier, car c’est du racisme à rebours. Aimer les gens parce qu’ils sont noirs, c’est encore une manière de montrer qu’on n’a pas complètement éliminé le problème racial96.

Parvenue à une certaine maturité, Marguerite Yourcenar établit clairement la distinction entre ce qui relève du sentiment humanitaire, parfois proche de la charité mais aussi de la conscience de sa supériorité et la perception lucide d’un phénomène politique, dans lequel la société tout entière est impliquée et qu’un individu seul ne peut prendre en charge. Le féminisme Une autre question sur laquelle on a souvent sollicité l’opinion de Marguerite Yourcenar se situe à la confluence des réalités sociales et de l’histoire des mentalités, il s’agit du féminisme que nous allons 95 96

Marguerite Yourcenar, YO, p. 263-264. Ibid., p. 266.

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traiter dans ce chapitre car c’est en partie un fait de société. L’évolution dans la perception du corps constitue déjà un indice que la femme bourgeoise prend conscience d’elle-même ; dans les couches populaires, c’est de manière plus douloureuse, plus cruelle que l’ouvrière mesure quelle place lui réserve la société ; bien qu’elle effectue à l’usine une tâche qui ne diffère pas sensiblement de celle de son collègue masculin, on lui refuse le même salaire au nom d’une prétendue infériorité. Très tôt, elle est amenée à revendiquer plus de justice et d’égalité. Ainsi, vont se développer au XIXème siècle, des formes de féminisme plus ou moins extrêmes et plus ou moins violentes mais la société dans son ensemble est parcourue par le refus des femmes d’être plus longtemps considérées comme d’éternelles mineures, incapables d’assumer la moindre responsabilité en dehors d’une tutelle masculine. Sont surtout considérées comme féministes les femmes qui demandent l’égalité des droits avec les hommes, sur le plan professionnel, civil et judiciaire, et celles qui revendiquent leur pleine indépendance. Mais ne convient-il pas de reconnaître un rôle un peu intermédiaire aux militantes chrétiennes qui transforment le travail d’assistance, de bienfaisance en travail social ? C’est en GrandeBretagne, parmi des femmes protestantes que se dessine d’abord ce mouvement. Michelle Perrot montre comment au fil des années, ces femmes prennent leur destin en mains et s’imposent dans la société dominée par les hommes : Au départ, il s’agit de “faire la charité” par les œuvres ; par la suite, d’une vaste entreprise de moralisation et d’hygiène. La collecte des fonds va des aumônes recueillies dans l’entourage et le voisinage, aux millions brassés dans les ventes de charité ou les bazaars (plus d’une centaine par an en Angleterre entre 1830 et 1900). Ces Ladies’ sales étaient l’affaire des femmes, ravies de manier un argent souvent interdit et des marchandises passivement consommées. Elles s’initiaient aux mécanismes commerciaux et déployaient des trésors d’imagination. Sous le couvert de la fête, elles inversaient les rôles, et, parfois, faisaient passer un message plus politique97.

Bientôt, ne se contentant plus de distribuer des fonds aux pauvres, elles constituent un “véritable fichier de la pauvreté”, se dotent de méthodes professionnelles pour affronter la pauvreté sur le terrain. Elles interviennent dans les prisons, les hôpitaux, la famille où elles 97

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 542.

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viennent en aide à la femme et l’éduquent. La connaissance qu’elles acquièrent de la condition faite aux femmes les amène vite à prendre la défense de la travailleuse à domicile et de la prostituée. Elles abordent donc le terrain de l’action sociale et créent les “settlements” ; il s’agit d’établissements à temps complet en terres de pauvreté : banlieues, quartiers excentriques, “zone”, east end de toutes les capitales

où Libres de circulation et d’allure, ces femmes – par ailleurs apôtres de la famille et de la maison – refusent le destin conjugal traditionnel et se comparent à leurs frères combattants de l’Empire. Les slums sont leur Afrique et leurs Indes98.

A partir d’une activité de bénévolat assez informel, les femmes apprennent à connaître le monde environnant. Désireuses d’agir efficacement sur les maux répandus autour d’elles, elles apprennent à s’organiser, à gérer des fonds, découvrent des solutions nouvelles et innovent. Lorsque le paupérisme se transforme en question sociale aiguë, les hommes estiment que le dévouement féminin ne suffit plus et qu’il faut l’intervention de professionnels spécialistes de ces questions (médecins, juristes,…) mais alors, refusant de se laisser évincer, les femmes avanceront de nouvelles revendications : formation professionnelle, diplômes, qui puissent les faire accéder au même statut que les hommes. Sur cette question du droit au travail des femmes et de l’égalité professionnelle avec les hommes, Marguerite Yourcenar n’a jamais partagé les opinions des féministes, le travail lui apparaissant comme une aliénation supplémentaire, non une libération. Cet homo sapiens des sociétés bureaucratiques et technocratiques est l’idéal qu’elle semble vouloir imiter sans voir les frustrations et les dangers qu’il comporte99,

98 99

Ibid., p. 544. Marguerite Yourcenar, YO, p. 272.

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déclare-t-elle à Matthieu Galey en parlant de la femme contemporaine, dont elle stigmatise les illusions et le “conformisme” dans son imitation de l’homme qui va au travail chaque jour. Autre domaine, qui apparaît aussi comme un lieu de prédilection des femmes, où elles jouent un rôle déterminant qui conduira à des revendications similaires : l’enseignement. La vocation maternelle de la femme la prédisposait à prendre en charge les jeunes enfants et à leur enseigner les rudiments indispensables, en matière d’éducation et aussi d’instruction élémentaire. Mais conscientes de la masse de travail effectué bénévolement au nom du dévouement et de la disponibilité, elles réclameront dans ce domaine également un statut égal à l’homme, comme nous l’étudierons un peu plus loin. Le problème de l’enseignement pose aussi celui de l’instruction dispensée aux filles ; avec la IIIe République et le développement de l’enseignement laïque, la mainmise de l’Église sur l’éducation féminine se trouve remise en question au profit de l’instruction publique : La laïcisation même de l’éducation féminine se fait la plupart du temps d’après des modèles antérieurs, compte tenu de la “faiblesse du sexe” et de l’emprise des mœurs. Les plus résolus laïcisateurs de l’enseignement public, en France et en Belgique, vouent la femme sans doute à la “science”, mais dans l’intérêt de l’homme, fils ou mari : Jules Ferry veut donner des “compagnes républicaines aux hommes républicains”, seul moyen d’éviter le divorce intime entre la femme croyante et le mari libre penseur. L’importance qu’il attache à cette conversion de l’éducation montre l’influence au mois indirecte qu’il reconnaît aux femmes, mais ne leur ouvre pas de longues études100.

L’historienne Françoise Mayeur insiste sur le fait que l’institution par une loi d’un enseignement secondaire féminin entièrement laïque et sous la dépendance de l’État, constitue une “spécialité française en 1880”, qui fut “le véhicule de changements progressifs dans la condition féminine, surtout dans les classes moyennes”101 ; toutefois, il s’agissait de soustraire les femmes à l’influence de l’Église, non de les hisser au niveau des hommes, leur mission étant de garder leur foyer et d’élever leurs enfants. 100

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 290 et p. 41 où Dominique Godineau évoque l’idéal de la “mère républicaine”. 101 Ibid., p. 293.

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L’état d’esprit de la société était à l’orée du XXème siècle tellement hostile au travail féminin que, diplômées ou simples travailleuses manuelles, les femmes eurent les plus grandes difficultés à faire reconnaître leur rôle économique102. Sur le terrain, il est bien difficile pour les femmes de lutter contre l’exploitation dont elles sont la cible privilégiée. Les grèves des ouvrières, généralement défensives, subites, peu organisées et médiocrement argumentées, sont plutôt des protestations contre la durée excessive et les rythmes harassants du travail, le manque d’hygiène, une discipline trop dure ou arbitraire103.

Le plus souvent, ces mouvements de protestation se soldent par des échecs et personne n’entend aider ces femmes dont la grève suscite la réprobation générale. La société patriarcale leur dénie le droit de s’organiser et de manifester leur mécontentement comme elle leur dénie le droit au travail. Ainsi, en ce qui concerne la grève, Syndicalistes et socialistes partagent, en somme, les vues des psychologues des foules : ils redoutent leur féminisation, grosse de violence104.

La tâche n’apparaît guère plus facile pour les femmes diplômées ; la ségrégation sexuelle du travail, le refus d’un statut économique et politique pour la femme existent dans tous les domaines ; seul celui de l’éducation leur permet de prendre leur revanche si bien qu’elles saisissent cette possibilité : Elles exploitent ainsi le pouvoir qui leur est conféré “par nature” et elles font de l’éducation le premier travail professionnel. L’institutrice célibataire qui arrive à vivre sans dépendre économiquement d’un homme devient une sorte de profil féministe idéal105.

Très combatives,

102

Ibid., p. 491. Ibid., p. 550. 104 Ibid., p. 549. 105 Ibid., p. 592. 103

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Les associations d’institutrices formulent [...] les premières revendications “à travail égal, salaire égal” et fournissent un grand nombre de militantes au mouvement pour le suffrage féminin106.

C’est donc par le travail et en constituant des associations à partir de leur secteur professionnel que les institutrices parviennent à prendre pleine conscience de leur rôle social et à exiger qu’il soit reconnu. L’émancipation féminine passe donc par le travail, l’indépendance économique et, s’il est permis de considérer cet exemple comme révélateur, par l’instruction aussi. Ayant bénéficié d’avantages liés à ses origines aristocratiques, Marguerite Yourcenar n’a pas compris cet aspect du combat des féministes. L’acquisition du savoir n’a jamais eu pour elle de finalité économique. Instruite à la maison par son père et des gouvernantes, elle n’a pas connu l’enseignement type imposé à un groupe d’enfants. Ses apprentissages, qui comblaient une vive curiosité, n’avaient pas d’autre but que l’acquisition d’une culture approfondie et raffinée. Ainsi, évoquant la maison de l’avenue d’Antin où elle habitait à Paris pendant la grande guerre, elle dit: “Là, j’ai pas mal lu, et surtout je suis allée dans les musées”107. Plus tôt dans les pays anglo-saxons, plus tard en France, les féministes contestent l’institution du mariage et évoquent le contrôle des naissances. Les maternités successives, qui mettent en danger la vie des femmes et donnent la vie à des enfants qui, trop souvent, sont destinés à accroître le nombre des malheureux, leur semblent intolérables et scandaleuses. L’amélioration de la condition féminine mais aussi le progrès social passent, selon elles, par la maîtrise de la fécondité. Cependant, dans l’Histoire de la vie privée, Michelle Perrot note qu’en France, le malthusianisme est un phénomène d’apparition précoce, quoiqu’on ne puisse en fournir une explication : En France, terre précoce de restriction des naissances et de la connaissance des “funestes secrets” (Moheau, fin XVIIIe siècle), l’enfant n’est certes pas “programmé” – les moyens ne le permettent pas –, mais il est déjà limité ; le taux de natalité ne cesse de décroître : 32,9 % en 1800, 19 % en 1910 ; le tourment des démographes va transformer la naissance, acte privé, en natalité, affaire d’État. L’existence de l’enfant est donc, en partie et de façon variable selon les milieux et les régions, relativement volontaire108.

106

Ibid., p. 592. Marguerite Yourcenar, YO, p. 34. 108 Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 148. 107

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Bien que la société française, majoritairement catholique, ne favorise pas la maîtrise de la fécondité, il faut admettre que dans leur vie intime, les femmes et les couples refusent la fatalité de la maternité et qu’ils trouvent des moyens de limiter les naissances. Les mouvements féministes ont eu facilement tendance à croire que l’anticonformiste Marguerite Yourcenar leur apporterait son appui. Or les choses se sont révélées moins simples, l’écrivain n’ayant jamais sympathisé avec les féministes. Cependant, certains aspects de sa vie évoquent une forme de “féminisme”. En effet, dans le milieu où figure Nathalie Clifford-Barney et que l’Histoire de la vie privée évoque en ces termes : Créatrices, esthètes de l’Art nouveau ou de l’avant-garde, lesbiennes, reconnues du Tout-Paris, en partie grâce à leur origine étrangère, ces femmes libres revendiquent le droit de vivre comme des hommes. Autour ou au-delà d’elles, qui vivaient en cénacle, une pléiade de “nouvelles femmes”, journalistes, écrivains ou artistes, avocates ou médecins, voire professeurs, qui ne se contentent plus des seconds rôles, veulent courir le monde et aimer à leur guise109,

ne devine-t-on pas la présence de la jeune Marguerite Yourcenar des années 30 dont André Fraigneau dit qu’elle aimait les femmes et qu’elle fréquentait les lieux habituels où se rencontraient les lesbiennes110 ? D’autre part, dans ce commentaire de l’historienne Judith Walkowitz au sujet des intellectuelles américaines du début du XXème siècle : Une énorme proportion de diplômées américaines ne se marièrent jamais : entre 1889 et 1908, 53 % des diplômées de Bryn Mawr restèrent célibataires. D’après un rapport de 1909, seules 22 % des 3000 femmes entrées à l’université de Cambridge s’étaient mariées. Les établissements d’enseignement supérieur étaient devenus, selon un observateur, “des foyers d’amitiés sentimentales particulières” ; dans le corps enseignant ces couples devenaient de tradition, béguins et amours fous étaient de règle parmi les étudiantes111,

109

Ibid., t. 4, p. 302. Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, FolioGallimard, Paris, 1990, p. 165-166. 111 Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 472. 110

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ne trouve-t-on pas un tableau des mœurs courantes dans l’université américaine des années qui précèdent – mais de guère plus d’une décennie – les études de Grace Frick ? Il semble bien que Marguerite Yourcenar et Grace Frick sympathisaient l’une et l’autre, de part et d’autre de l’Atlantique, avec ces mouvements féminins qui avaient choisi l’homosexualité comme moyen d’affirmer leur indépendance. Toutefois, aux États-Unis, il s’agissait surtout d’intellectuelles, de femmes qui aspiraient certainement à l’indépendance professionnelle et entendaient montrer qu’elles n’avaient pas besoin des hommes pour les faire vivre. En France, cela concerne surtout un milieu parisien constitué d’une élite, intellectuelle peut-être mais avant tout sociale, qui affirme une forme de dandysme (voire de snobisme ?), qui se veut assurément libérée, qui renie la morale bourgeoise mais pour qui les revendications économiques et professionnelles paraissent, sinon inexistantes, du moins tout à fait secondaires. A l’affirmation de sa capacité à vivre par soi-même chez les universitaires américaines, semble surtout correspondre un esprit frondeur, qui étale publiquement son rejet de la morale bourgeoise, dans le milieu parisien. Marguerite Yourcenar n’ayant vécu que quelques années à Paris, on ne peut considérer sa fréquentation des milieux homosexuels féminins comme le critère de son “féminisme”, d’autant plus qu’elle n’a cessé de refuser l’étiquette de féministe. Elle souscrit sans hésitation à la reconnaissance des droits à l’égalité. “S’il s’agit d’égalité de salaire, de la liberté pour la contraception, tout à fait d’accord”112. Elle considère aussi que le droit à l’avortement ne se discute même pas : le droit de l’être humain à faire ce qu’il veut et à ne pas faire ce qu’il ne veut pas. Ce droit à l’avortement est une partie de ce droit à l’humain universel113.

En revanche, dès que l’on aborde la question professionnelle, le désir d’émancipation économique de la femme et son ambition d’effectuer des tâches jusqu’alors réservées aux hommes, Marguerite Yourcenar se montre beaucoup plus réservée :

112 113

Marguerite Yourcenar, PV, p. 310. Ibid., p. 339.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle Elles acceptent un univers de compétition [...] Et puis, il est triste qu’elles acceptent comme symbole de réussite l’image de l’homme occupé de ses affaires et qui gagne beaucoup d’argent. Tout ce que nous reprochons à notre civilisation de consommation, elles ont l’air de s’y accrocher comme à un idéal pour elles-mêmes114,

déclare-t-elle dans un entretien accordé à Nicole Lauroy. Cependant les recherches historiques concernant l’évolution du statut de la femme permettent sans doute d’affiner le jugement sur les idées de Marguerite Yourcenar. L’historienne Geneviève Fraisse propose en guise de document un article de Lou Andréas-Salomé, publié en 1899 dans la Neue deutsche Rundschau et intitulé “L’Humanité de la femme, ébauche d’un problème”. Ce texte, qui traite de la condition féminine, fait très nettement écho aux déclarations de Marguerite Yourcenar dans ses entretiens avec Matthieu Galey en particulier. On lit par exemple : Bien que sans doute les temps disparaissent peu à peu où les femmes s’imaginaient devoir imiter l’homme en tout domaine où elles voulaient donner des preuves de leur valeur, […] nous sommes encore trop loin d’envisager avec respect tout ce qui est propre à la femme. Tant qu’elles ne le feront pas, tant qu’elles ne chercheront pas à se comprendre […] dans leur différence d’avec l’homme – et tout d’abord exclusivement dans cette différence –, en utilisant à cette fin, scrupuleusement, les moindres des indices de leur corps comme de leur âme, elles ne sauront jamais avec quelle ampleur et quelle force elles peuvent s’épanouir, en vertu de la structure propre à leur essence, et combien, en fait, les frontières de leur monde sont vastes115 ;

poursuivant sa démonstration, elle précise plus loin : Peut-être même s’empare-t-elle d’un certain métier extérieur à son foyer, bien qu’il ne l’attire aucunement, ... [que] pour aller jusqu’à elle-même, pour enfin s’étreindre entièrement, se posséder entièrement, et donc pouvoir donner tout ce qu’elle contient116.

Lou Andréas-Salomé considère comme infiniment regrettable que la femme cherche à s’égaler à l’homme et que dans ce but, elle quitte son foyer pour se consacrer à une activité professionnelle. La richesse de 114

Ibid., p. 310. Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 648-649. 116 Ibid., p. 650. 115

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la femme réside dans sa différence, dit-elle, dans ses qualités de femme. Telle est la position de Marguerite Yourcenar, hostile à l’émancipation féminine par le biais du travail et convaincue que la femme qui, chaque jour, quitte sa maison pour effectuer plusieurs heures de travail salarié au bureau, ne fait que changer d’aliénation et ne se libère en aucune façon. Par contre, dit-elle, elle dispose de qualités personnelles, éminemment féminines, qu’il convient de développer et de mettre au service des autres. C’est ainsi que la femme donnera la pleine mesure d’elle-même et atteindra son épanouissement. Cette conception du rôle de la femme peut sembler plutôt séduisante et personne ne contestera que l’activité professionnelle menée de pair avec les tâches domestiques dont s’acquitte traditionnellement la femme favorise plutôt la fatigue quotidienne que l’épanouissement. Mais cela vaut aussi pour l’homme qui se rend au travail chaque jour par nécessité plus que par plaisir. Il est indéniable que le travail salarié hors de chez soi aliène l’individu mais c’est aussi le seul moyen qu’aient trouvé jusqu’à présent hommes et femmes, pour assurer leur indépendance économique et par là même leur liberté. Marguerite Yourcenar ne perçoit qu’un seul aspect de l’investissement professionnel et elle rejette les aspects positifs qu’y trouvent les femmes qui ont mesuré dans leur histoire combien précieuse est l’indépendance financière. Les origines sociales de Marguerite Yourcenar s’inscrivent dans cette lignée de bourgeoises du Nord évoquées dans le chapitre suivant117, qui réalisaient leur épanouissement dans la vie domestique et les activités caritatives et que leur situation de fortune personnelle mettait à l’abri des aléas de l’existence. Bien qu’elle ne ressemble pas à ces femmes et qu’elle rejette leur modèle sans qu’on puisse un instant douter de sa bonne foi, sa conception de la place de la femme dans la société paraît porter les stigmates de ses origines familiales. Elle n’est pas féministe au mauvais sens du terme, à la différence de celles qui opposent de façon réductrice les hommes aux femmes, mais elle n’a pas adhéré non plus au mouvement d’émancipation de nombreuses femmes du XXème siècle qui ont compris que, pour faire reconnaître leurs droits à l’égal des hommes, il fallait contribuer de la même façon à la prospérité économique de la nation. Sans doute ses idées conviennent-elles parfaitement pour l’élite sociale fréquentée dans sa jeunesse mais elles 117

Voir le début du chapitre : Les mentalités.

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méconnaissent la difficile ascension vers la libération des femmes (et de leurs compagnons) des couches laborieuses. Marguerite Yourcenar explique que la femme a d’autres rôles à jouer : instruire les enfants, leur faire comprendre et respecter les choses de la vie avec lesquelles elle a un contact privilégié. Même s’il y a des remarques pertinentes – la finalité de la vie des hommes comme des femmes est-elle de gagner beaucoup d’argent ? –, il faut reconnaître qu’elle n’envisage pas pour la femme d’autres perspectives que celles qui étaient de mise pour ses ancêtres ; contraception mise à part, il n’y aurait pas une différence fondamentale entre le destin de sa grand-mère Mathilde et celui d’une femme d’aujourd’hui. Cette opinion étonne un peu mais il est vrai que pour Marguerite Yourcenar, le travail professionnel, auquel elle a rarement été soumise, apparaît comme une contrainte difficilement supportable, une entrave à la liberté dont elle estime que l’individu ne devrait jamais l’aliéner par obligation de gagner sa vie. Elle n’a jamais beaucoup mesuré par elle-même que l’indépendance est d’abord économique et elle ignore que la vie d’une femme qui n’a guère d’autre horizon culturel que les tâches ménagères n’est pas des plus réjouissantes. Peut-être peut-on expliquer ainsi cette opinion passablement réactionnaire d’une femme qui s’est pourtant toujours insurgée contre la condition féminine traditionnelle – qu’il s’agisse des femmes de l’aristocratie ou du bas peuple –. L’appréciation qu’elle porte sur le féminisme témoigne par contre d’une grande clairvoyance : je trouve qu’il y a des femmes, mais je ne suis pas sûre qu’il y ait la femme

déclare-t-elle et elle ajoute : le féminisme moderne a une espèce d’agressivité contre l’homme, qui me déplaît. On a déjà assez de ghettos [...] et on a déjà assez de pays qui se menacent [...] Alors établir encore des groupes antagonistes, ça m’ennuie118.

Pour Marguerite Yourcenar, le féminisme équivaut à une forme de racisme, d’opposition absurde entre hommes et femmes qui, bien souvent, n’ont pas d’intérêts contradictoires et elle l’a toujours rejeté comme source de conflits stupides. 118

Marguerite Yourcenar, PV, p. 338.

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Défense de la nature La planète en danger Le combat écologique, la défense de la nature ont mobilisé Marguerite Yourcenar pendant plusieurs décennies. Alors qu’elle s’est toujours refusée à publier une littérature engagée (au sens où on l’entendait au XXème siècle), elle n’a pas hésité à prendre vigoureusement position contre la destruction du milieu naturel opérée par la civilisation actuelle. Cette dénonciation incessante des abus perpétrés à l’encontre de la nature apparaît d’abord dans les entretiens et les lettres. Répondant à Claude Servan-Schreiber en 1980119, elle déclare qu’elle a toujours aimé la nature mais que vers 1955, elle a compris qu’elle était menacée et que de ce fait les hommes aussi l’étaient. Tout au long du chapitre intitulé “Un écrivain dans le siècle” (Les Yeux ouverts), Marguerite Yourcenar expose les multiples sujets d’inquiétude liés à la dégradation du milieu naturel : pluies acides, pollution des rivières et des mers par les déchets de l’industrie, élévation de la température de l’eau, disparition d’espèces animales en grand nombre, déchets nucléaires, herbicides et pesticides, marées noires, destruction de la stratosphère, etc120. S’ajoutent à cela la démesure des villes, la surpopulation dans le monde qui requièrent une surexploitation de la terre, une surconsommation d’eau. Tout cela constitue un engrenage dont on ne sort pas et la misère sévit partout. Marguerite Yourcenar voit se profiler l’épuisement des ressources naturelles, une pollution de très longue durée que la planète aura beaucoup de difficultés à surmonter et les risques de guerre. Sa vision de l’avenir est donc empreinte d’un profond pessimisme lié à sa conception de l’être humain car selon elle, la démesure de l’homme, le besoin de dominer et d’exploiter la nature ne datent pas du XXème siècle. On retrouve cette tendance universelle dès l’Antiquité121 mais pendant plusieurs siècles, la nature est parvenue à se reconstituer et à effacer les dommages subis. Aujourd’hui, l’importance de l’industrialisation, les développements techniques, l’usage immodéré de la chimie et le gaspillage inconsidéré propre à la société de 119

Ibid., p. 284. Marguerite Yourcenar, YO, p. 280-281. 121 Ibid., p. 283. 120

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consommation rendent très problématique la régénération de la nature122. L’homme est arrivé à un niveau de développement tel qu’il peut malheureusement détruire son milieu naturel et sans doute s’autodétruire. Stupéfiée et épouvantée par tant d’inconscience, Marguerite Yourcenar s’efforce avec d’autres de faire entendre raison aux hommes. Le combat humaniste du XXème siècle revêt un aspect écologique. La défense de la nature, la condamnation des méfaits de l’homme contre son milieu occupent aussi une place non négligeable dans l’œuvre romanesque. Quelques allusions aux destructions opérées par la guerre, disséminées ici et là dans Le Coup de grâce, confirment que Marguerite Yourcenar a de tout temps été sensible à la nature et que sa vie aux États-Unis n’a fait qu’accentuer et accélérer sa prise de conscience de la gravité des problèmes actuels. Les œuvres composées pendant la “période américaine” offrent de véritables réquisitoires contre l’irresponsabilité des hommes de l’ère industrielle. On relève d’abord l’évocation de Flémalle en 1956 avec ses images dignes de l’Apocalypse : [...] une interminable rue de faubourg ouvrier, grise et noire, sans une herbe et sans un arbre, une de ces rues que seules l’habitude et l’indifférence nous font croire habitables (par d’autres que nous)..., décor accepté du travail au XXème siècle. La belle vue sur la Meuse était bouchée : l’industrie lourde mettait entre le fleuve et l’agglomération ouvrière sa topographie d’enfer. Le ciel de novembre était un couvercle encrassé123.

Les temps révolus n’étaient pas un âge d’or, dit Marguerite Yourcenar, déjà les hommes causaient des dommages à la nature mais leur gravité était sans commune mesure avec ceux d’aujourd’hui. Dans Archives du Nord, c’est à propos de l’Italie124 qu’elle s’insurge contre les conséquences de l’industrialisation mais aussi 122

Une lettre à Jean Chalon du 29 mars 1974 in Marguerite Yourcenar, L, op. cit., p. 543 à 550, rassemble et résume très clairement les multiples causes du pessimisme de Marguerite Yourcenar par rapport à l’avenir. Il faut aussi mentionner l’allocution de Québec du 30 septembre 1987 intitulée “Le droit à la qualité de l’environnement : un droit en devenir, un droit à définir”. Lors de cette Vème conférence internationale de droit constitutionnel, Marguerite Yourcenar reprend peu de temps avant sa mort tous les thèmes qu’elle n’a cessé de développer au fil des années. 123 Marguerite Yourcenar, SP, p. 763. 124 Marguerite Yourcenar, AN, p. 1036

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l’irresponsabilité d’un État qui ne se soucie pas de protéger l’environnement ; dans Quoi ? L’Eternité, c’est la première automobile de Michel125 qui fournit le prétexte à une réflexion désabusée sur les calamités et les désastres engendrés par la circulation routière. Mais à l’origine de tout cela, il y a un coupable que Marguerite Yourcenar désigne et dénonce : l’homme “le prédateur-roi, le bûcheron des bêtes et l’assassin des arbres ...”, l’homme anomalie dans l’ensemble des choses, avec son don redoutable d’aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes... 126

car c’est en effet au génie de l’homme que l’on doit tant d’inventions remarquables qu’il se révèle incapable de réserver au bien de l’humanité. Dans Un homme obscur, les préoccupations écologiques de Marguerite Yourcenar transparaissent nettement et quelquefois avec un accent qui rappelle Jean-Jacques Rousseau. Dans l’île américaine utopique du début de l’œuvre, surgit un univers encore à l’état de nature, épargné par la civilisation. On y rencontre quelques Indiens tout simples, qui se contentent de prélever sur la nature ce qu’il leur faut pour assurer l’entretien de leur vie et aussi un monde animal encore préservé. Il existe une sorte de reconnaissance muette, de sympathie instinctive, de pacte de bienveillance mutuelle entre Nathanaël, la flore et la faune qui cœxistent dans ce petit coin de terre quasi inconnu des hommes, indemne de souillures et de pollution ; c’est une espèce de petit paradis, où l’homme n’a pas attenté à l’équilibre naturel et où la nature, dans sa bonté primitive, prodigue à chaque être ce dont il a besoin. La vision idyllique d’une nature bonne et généreuse dans laquelle l’homme non socialisé ignore le mal fait penser au Discours sur l’origine de l’inégalité. Il semble que le développement de la civilisation a privé l’être humain de ses racines profondes et lui a fait perdre la conscience de ses origines. C’est dans une autre île, véritable paradis des oiseaux, en pleine mer du Nord, à l’écart des hommes que, quelques années plus tard, Nathanaël achève ses jours. Dans les ultimes réflexions de Nathanaël, ses derniers

125 126

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1202-1203. Marguerite Yourcenar, AN, p. 957.

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sentiments, on ne trouve plus exactement un écho de la philosophie de Rousseau ; c’est une autre vision de la nature qui prévaut : il ne se sentait pas, comme tant de gens, homme par opposition aux bêtes et aux arbres ; plutôt frère des unes et lointain cousin des autres127.

La nature apparaît comme un grand Tout cosmologique, dont l’homme est un petit atome, un mince fragment au même titre que tout ce qui vit. Au jour de la mort, il ne fait que se fondre dans cette Totalité à laquelle il n’a jamais cessé d’appartenir. Barbarie humaine à l’égard des animaux Dans la mesure où Marguerite Yourcenar perçoit l’être humain comme un élément parmi beaucoup d’autres dans l’univers, la destruction de la nature ne peut qu’être assimilée à un crime contre l’homme lui-même. Sa révolte est encore plus forte et plus douloureuse quand il s’agit des animaux. Nous en avons déjà un aperçu dans Le Coup de grâce où le chien de Sophie, Texas, victime innocente de son trop-plein de vie et de son goût du jeu, se fait déchiqueter par une mine enfouie dans le sol. Comme en écho, nous retrouvons dans le dernier roman, Un homme obscur, un chien que Nathanaël arrache contre un demi-florin, des mains d’une femme qui s’apprête à le sacrifier cruellement. Dans Souvenirs pieux, un paragraphe que la sobriété du vocabulaire rend touchant évoque le sort effroyable que les hommes réservent à la vache, l’un des animaux qui leur rend tant de services128. Mais dans l’ensemble, l’œuvre romanesque ne réserve pas une large place à l’insensibilité de l’homme par rapport à l’animal. Ce sont les essais, les entretiens et les lettres qui montrent à quel point Marguerite Yourcenar n’a cessé de pourfendre le comportement des hommes avec les bêtes. Trois textes, regroupés dans Le Temps, ce grand sculpteur, illustrent le respect de Marguerite Yourcenar pour l’animal. En 1955, elle compose “Oppien ou les chasses” où elle fait état de la place qu’occupe dans la littérature l’histoire de la chasse. Si cette activité humaine a pu quelquefois se justifier par le passé, ce n’est plus le cas

127 128

Marguerite Yourcenar, HO, p. 1035. Marguerite Yourcenar, SP, p. 724-725.

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aujourd’hui, explique Marguerite Yourcenar dans la conclusion du texte : Voici ce monde... que l’homme a décimé et persécuté depuis le temps des chasseurs en chlamyde ou en justaucorps, qui du moins avaient l’excuse de croire en l’abondance inépuisable de la nature, cette excuse que nous n’avons plus, nous qui continuons non seulement à détruire les bêtes, mais travaillons à anéantir la nature elle-même129.

La chasse, sous toutes ses formes, a été combattue par Marguerite Yourcenar. Dans une lettre à Jeanne Carayon du 12 novembre 1977130, elle exprime son aversion pour cette activité et ceux qui s’y adonnent. Le travail rémunéré, très proche de la chasse et issu de celle-ci, qui consiste à prélever les peaux de bêtes et les fourrures diverses pour les vendre, suscite l’horreur et la plus ferme réprobation de Marguerite Yourcenar. Elle a, sans relâche, dénoncé cette barbarie dégradante pour l’homme, que rien ne justifie, qui répond à des besoins aussi futiles que ceux de la mode pour certains et à la recherche de bénéfices substantiels pour d’autres. Dès 1968, elle adresse une longue lettre de soutien à l’action de Brigitte Bardot dans sa lutte contre le massacre des jeunes phoques dans les eaux canadiennes131 ; elle ne manque pas de communiquer toutes les informations dont elle dispose afin d’étoffer les arguments des organisations soucieuses de faire cesser les massacres. En 1976, sur demande, Marguerite Yourcenar compose un petit texte intitulé “Bêtes à fourrure”. Après avoir préalablement déclaré qu’elle n’approuvait pas que ce recueil fût entièrement réservé à des écrivains femmes, elle profite du fait que le lectorat est sans doute essentiellement féminin pour composer un cinglant réquisitoire contre les femmes qui exhibent des fourrures. Elle n’hésite pas à employer les termes et les images les plus percutants pour montrer ce que masque un manteau de fourrure :

129

Marguerite Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur, “Oppien ou les chasses”, EM, p. 395. 130 Marguerite Yourcenar, L, op. cit., p. 753. 131 Ibid., p. 357 à 364. Une lettre à Françoise Parturier du 26 octobre 1973 (p. 534 à 536) fait encore allusion à la responsabilité des femmes qui, pour suivre la mode, achètent stupidement des peaux de bêtes sans se rendre compte qu’elles “dégouttent de sang”.

132

Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle [les] jeunes personnes, que tout œil doué de double vue voit dégouttantes de sang, portent les dépouilles de créatures qui ont respiré, mangé, dormi, cherché des partenaires de jeu amoureux, aimé leurs petits, parfois jusqu’à se faire tuer pour les défendre, et qui, comme l’eût dit Villon, sont “mortes à douleur”, c’est-à-dire avec douleur, comme nous le ferons tous, mais mortes d’une mort sauvagement infligée par nous132.

La conclusion, d’une ironie féroce, est accablante : je m’en prends aux femmes : les trappeurs sont des hommes ; les chasseurs sont des hommes, les fourreurs aussi. L’homme flatté d’entrer dans un restaurant avec une femme hérissée de poils de bête est éminemment un homme, bien que pas nécessairement un homo sapiens. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, les sexes sont à égalité133.

Les textiles actuels fournissent des vêtements suffisamment chauds pour les régions tempérées ; les vêtements de fourrure ne visent qu’à satisfaire la vanité et la stupidité de femmes qui veulent suivre la mode, séduire ou même simplement montrer leur richesse. L’humanité ne devrait pas tolérer que l’on inflige des supplices à des animaux, quelquefois en voie d’extinction, pour des raisons aussi lamentablement puériles. Tant de cruauté fondée pour une large part sur la légèreté, l’inconscience, la sottise suscite en elle en profond mouvement de révolte et de dégoût. Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, elle précise aussi que le massacre des jeunes phoques est une affaire avantageuse pour quelques compagnies canadiennes et norvégiennes qui opèrent à proximité de Saint-Pierre-et-Miquelon, de Terre-Neuve et du Labrador, ainsi que pour quelques compagnies américaines134. Derrière la futilité des femmes, savamment entretenue, et la brutalité des chasseurs, il y a comme en toutes choses, la recherche des bénéfices, l’attrait pour l’argent face auquel le respect de la vie pèse peu. Enfin, il faut aussi souligner que c’est avec le souci de préserver une alimentation de qualité, des produits sains que Marguerite Yourcenar mène son combat écologique et dénonce les élevages industriels135. 132

Marguerite Yourcenar, TGS, “Bêtes à fourrure”, EM, p. 331-332. Ibid., p. 332-333. 134 Marguerite Yourcenar, YO, p. 298. 135 Elle appartenait à de nombreuses associations pour la protection de la nature, la défense des animaux, etc…Elle fournit quelques précisions concernant ses activités dans YO, p. 293 à 300 ou encore dans PV, p. 420 à 422. 133

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En 1981, à l’occasion, semble-t-il, de la promulgation de la Déclaration des droits de l’animal, Marguerite Yourcenar rédige un texte assez long “Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ?”, dans lequel elle réaffirme toutes ses idées au sujet des droits de l’animal. Tout en sachant que la nouvelle disposition législative n’améliorera pas sensiblement les choses dans l’immédiat, elle considère qu’il est toujours bon de prendre cette mesure. Elle développe surtout dans ce texte son idée essentielle, c’est-à-dire qu’il n’y a pas entre l’homme et l’animal une différence fondamentale, une vie toute semblable au fond pouvant être incluse dans une forme différente. Elle impute à la Bible l’origine de la méprise, Jéhovah faisant du premier homme Adam, le seigneur et maître des animaux. De là, découle le sentiment de domination et de propriété de l’homme, qui considère l’animal comme une créature créée pour lui, pour son service. Une interprétation différente de la Bible révélerait au contraire que l’homme doit jouer un rôle de protecteur dans la nature, que Dieu ne lui a confié tant de biens que pour qu’il en prenne soin et veille à l’équilibre du monde. Sur la notion chrétienne de l’être humain supérieur, maître des autres créatures, se greffe la théorie de Descartes, l’animal-machine, aussitôt comprise dans le sens le plus favorable à l’homme. Or, on peut aussi comprendre l’inverse car l’homme lui-même est d’abord une machine au même titre que l’animal et Marguerite Yourcenar avance l’hypothèse suivante : La bête est machine ; l’homme aussi, et c’est sans doute la crainte de blasphémer l’âme immortelle qui a empêché Descartes d’aller ouvertement plus loin dans cette hypothèse, qui eût jeté les bases d’une physiologie et d’une zoologie authentiques136.

Cette supposition audacieuse, concevable mais peut-être cependant peu vraisemblable permet de se demander si la théorie de Descartes ne peut pas être comprise autrement, dans un sens qui renouvelle complètement la perception chrétienne du vivant et qui se rapproche de la biologie moderne.

136

Marguerite Yourcenar, TGS, “Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ?”, EM, p. 375.

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Ainsi que l’ont bien perçu Françoise Bonali-Fiquet137 et Michèle Goslar138, le souci écologique ne doit rien à la mode ou à une espèce de romantisme chez Marguerite Yourcenar. On connaît son respect pour la vie animale et on sait qu’elle n’a pas ménagé ses efforts dans les combats pour la défense des animaux. D’autre part, elle était très attachée à ses chiens, nourrissait et observait les oiseaux l’hiver. L’intérêt et l’affection pour les bêtes étaient profondément enracinés en elle, il ne s’agissait pas simplement d’un effet de mode passager. Elle a souvent attribué l’origine de ses sentiments à son enfance passée au Mont Noir au sein de la nature et parmi les animaux. Il n’est bien sûr pas question de minimiser et dévaloriser la sensibilité personnelle de Marguerite Yourcenar à l’égard de la souffrance animale tant sa sincérité semble totale mais il faut quand même remarquer qu’au XIXème siècle, l’image de l’animal se modifie et qu’au cours du Second Empire, s’affirme la place de “l’animal de tendresse”139. Le plus souvent, il s’agit d’un chien (mais parfois un chat, un oiseau...) qui devient le compagnon privilégié de la femme ou du vieillard, qui reçoit ses caresses, fait l’objet de son attention et lui rend, par la fidélité de son attachement et la grâce de sa présence, la solitude moins pesante. Avant la fin du XIXème siècle, “on avait cessé [de] considérer l’animal comme une poupée vivante pour voir en lui un individu, digne de sentiment”140 et dès le début du XXème siècle, se répand l’habitude de l’animal de compagnie, qui occupe une place de choix au sein du foyer. Dès sa petite enfance, Marguerite Yourcenar se familiarise avec la nature et elle vit parmi les animaux qu’elle apprend à respecter. Pendant les décennies passées à “Petite Plaisance”, elle retrouve le contact avec une nature encore sauvage et se montre attentive à tout ce qui constitue “l’ordre des choses” : l’alternance des saisons, la croissance de la végétation et la vie animale ; l’hiver, les oiseaux pouvaient trouver chez elle des mangeoires pleines tant était

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Françoise Bonali-Fiquet, “Yourcenar et la défense de l’environnement à travers les Entretiens” in Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 245 à 254. 138 Michèle Goslar, “Le retour à la source, la terre, dans l’œuvre et la vie de Marguerite Yourcenar” in Marguerite Yourcenar, retour aux sources, Tours, SIEY, 1998, p. 141 à 152. 139 Philippe Ariès et Georges Duby, op. cit., t. 4, p. 482. 140 Ibid., p. 482.

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sincère sa compassion141 à l’égard des bêtes fragiles et sans défense qui souffrent. Loin d’être une attitude de façade ou un engouement passager, le contact avec la nature est un observatoire de la vie, une source de réflexion sur l’environnement mais aussi sur l’être humain lui-même. Parfaitement cohérente avec elle-même, elle pense que dans la mesure où la vie se contente de revêtir une forme différente chez l’homme et chez l’animal, la souffrance infligée aux animaux ne fait que préfigurer la violence barbare à l’égard des autres hommes. Barbarie humaine à l’égard des hommes A maintes reprises, Marguerite Yourcenar a déclaré que de la barbarie à l’égard des bêtes découlaient tout naturellement les comportements monstrueux qui accompagnent toutes les guerres. Il n’existe pas de différences de nature entre les mauvais traitements infligés à l’animal et à l’homme, seule la loi qui sanctionne la cruauté à l’égard de ses semblables en limite l’extension mais la guerre rendant caduque toute forme de loi, il n’y a plus de raison pour que la barbarie ne s’exerce pas à l’encontre de celui qui est considéré comme l’ennemi à abattre. En 1982, elle déclare à Nicole Lauroy : Je passe mon temps à répéter que la protection de l’animal, c’est au fond le même combat que la protection de l’homme. Un combat en faveur de la bonté, de la justice, de la liberté de chacun. Quand on est cruel envers l’animal, on est cruel envers l’homme, quand on dédaigne les droits de la nature vivante, on dédaigne les droits de son voisin142.

Dans son entretien avec Matthieu Galey, elle se montre plus explicite et elle établit nettement la filiation entre la déportation des Juifs, les massacres du Vietnam et l’inhumanité à l’égard des bêtes : Je me dis souvent que si nous n’avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s’y briser les 141

Teofilo Sanz, “Aspects de l’horizon éthique et esthétique de Marguerite Yourcenar : sa lecture des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné” in Marguerite Yourcenar essayiste, ibid., p. 149 à 156. et Edith Marcq, “L’empathie ou une manière d’écrire yourcenarienne in Marguerite Yourcenar”, Ecritures de l’Autre, op. cit. p. 265 à 277, insistent l’un et l’autre sur la faculté de compassion, d’intelligente compréhension de Marguerite Yourcenar . 142 Marguerite Yourcenar, PV, p. 307. Dans le dernier entretien, accordé à Jean-Pierre Corteggiani, en août 1987 (PV, p. 400 à 426), elle insiste encore sur cette idée, p. 420.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l’abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n’aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d’entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d’échapper, nous ferions sans doute plus attention à l’immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun... Et sous les splendides couleurs de l’automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d’un bois pour s’épargner la peine de marcher, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable, avec une “pint” de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les animaux dont il rapportera le soir la dépouille sanglante, attachée sur son capot, je me dis que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux “Mylaï” de l’avenir. En tout cas, ce n’est plus un homo sapiens143.

Le portrait-charge du chasseur adepte d’un sport mais en réalité déguisé en soldat et présentant toute l’apparence d’un apprenti guerrier, même s’il a par ailleurs toutes les vertus familiales et domestiques, n’est pas sans rappeler le portrait de certains cadres nazis, excellents pères de famille dans la vie privée. D’autre part, des témoignages sur la formation des tortionnaires S. S. rapportent que l’entraînement à la cruauté et à l’insensibilité passait par un apprentissage sur des animaux familiers. Marguerite Yourcenar ne fait que déduire de ses observations ce que l’histoire confirme. Dans l’article intitulé : “Marguerite Yourcenar et les camps : une banalisation à cloisons étanches ?”144, Bérengère Deprez, qui écarte résolument l’hypothèse de l’antisémitisme de Marguerite Yourcenar, trouve néanmoins très discutable la comparaison des wagons de bestiaux et des wagons à destination des camps de concentration. Situant le problème sur le plan de l’universalisation caractéristique de Marguerite Yourcenar, elle estime que la banalisation de la cruauté peut résulter d’une forme de relativisation 143

Marguerite Yourcenar, YO, p. 299. Bérengère Deprez, “Marguerite Yourcenar et les camps : une banalisation à cloisons étanches ?”, La littérature des camps : la quête d’une parole juste, entre silence et bavardage, Les Lettres Romanes, Louvain, 1996, p. 139-147. B. Deprez calque le titre de son article sur l’essai de Marguerite Yourcenar, écrit en 1972, intitulé “Une civilisation à cloisons étanches”, classé dans TGS, où elle développe la même idée que dans le paragraphe cité, extrait des YO. Elle évoque alors le traitement des animaux aux abattoirs de la Villette, qui ne fait que préparer les cruautés commises au Vietnam ou ailleurs. 144

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plutôt que de l’habitude : on entre dans une espèce de système et on admet que tel est l’ordre des choses. Ainsi, il deviendrait vain de s’indigner. D’autre part, elle oppose à cette universalisation la singularité de la “solution finale”, envisagée par Hitler. Cette opinion est bien discutable. Il semble que dans le cas présent, il ne s’agisse pas tant d’universalisation de la part de Marguerite Yourcenar que de la conscience qu’il y a continuité dans le vivant, que l’animal (et on pourrait dire l’arbre) n’est guère différent de l’homme et qu’en conséquence, la souffrance infligée aux uns prépare à faire souffrir les autres aussi. S’il n’existe pas de frontières, il faut respecter la vie jusque dans ses formes les plus simples, sinon il n’y a pas lieu de s’arrêter dans le mal. Cela nous ramène à l’influence des philosophies d’Extrême-Orient qui ont marqué la pensée de Marguerite Yourcenar et avec lesquelles un esprit occidental peut ne pas se sentir d’affinités ; mais cela nous ramène aussi aux découvertes scientifiques du XXème siècle qu’il n’est sans doute guère possible de réfuter et qui ne sont certainement pas étrangères à Marguerite Yourcenar. D’autre part, parler de la “solution finale” comme d’une singularité peut être bien dangereux ; n’est-ce pas signifier implicitement que cela fut un phénomène spécifiquement allemand ? On n’est pas loin du racisme alors et on risque de se laisser aveugler par d’autres “solutions finales”. En 1970, bouleversée par le suicide de jeunes gens qui s’immolent par le feu pour manifester le refus du monde dans lequel il leur faudrait vivre, Marguerite Yourcenar rédige le texte intitulé “Cette facilité sinistre de mourir”145, où on lit ce constat désespérant : Ils sont sortis d’un monde où des guerres plus radicalement destructives que jamais s’installent au milieu d’une paix qui n’est pas la paix et qui tend trop souvent à devenir pour l’homme et son environnement presque aussi destructive que la guerre, etc...146.

La guerre représente un paroxysme, le point culminant des malheurs de l’humanité mais chaque jour révèle de nouvelles misères, de nouveaux désastres et Marguerite Yourcenar ne comprend que trop bien la réaction de refus désespéré des jeunes. Le seul argument à 145

Marguerite Yourcenar, TGS, XII. “Cette facilité sinistre de mourir”, EM, p. 377378. 146 Ibid., p. 377.

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opposer est celui de la “difficulté héroïque de vivre” pour essayer de rendre ce monde un peu moins horrible. Le fléau de la guerre est rarement absent de l’œuvre romanesque. Une partie du règne d’Hadrien est consacrée à cela, fût-ce au grand regret de l’Empereur. L’Œuvre au Noir se déroule sur fond de guerres civiles, d’affrontements au nom de la religion qui embrasent une partie de l’Europe. Même dans l’île encore sauvage et préservée du Nouveau Monde, Nathanaël découvre que la guerre existe ; les Indiens, pourtant pacifiques, s’entretuent : La guerre entre eux faisait souvent rage ; ils infligeaient, disait-on, d’épouvantables tortures à leurs prisonniers pour les honorer en leur donnant l’occasion de faire montre de courage ; ils ramenaient des scalps dans leurs cabanes, ...147.

Quoique sans malice, les Indiens n’ignorent rien des supplices à infliger aux vaincus. Revenu à Amsterdam, et ayant repris son travail à l’imprimerie, Nathanaël interrompt parfois sa lecture pour s’abandonner à la rêverie. Les Commentaires de César relatent sans cesse des équipées guerrières qui en évoquent d’autres survenues par la suite : Ces tribus exterminées par le grand Romain lui rappelaient les sauvages égorgés ici, ou exploités là, pour la gloire d’un Philippe, d’un Louis ou d’un Jacques quelconque. Ces légionnaires s’enfonçant dans la forêt ou les marécages avaient dû ressembler aux hommes armés de mousquets s’égaillant dans les solitudes du Nouveau Monde148.

Cette méditation de Nathanaël ressemble beaucoup à celle de Marguerite Yourcenar à la fin d’Archives du Nord149. Suspendant le récit à l’arrivée du bébé de six semaines au Mont Noir, Marguerite Yourcenar se livre à une rétrospective de sa vie et simultanément du XXème siècle. Elle constate avec une profonde amertume et beaucoup de pessimisme qu’en dépit de ses privilèges sociaux qui l’ont préservée des vicissitudes ordinaires de la vie, elle a vécu dans un siècle de calamités sans cesse croissantes où les guerres se répètent avec des moyens de destruction de plus en plus efficaces, où le 147

Marguerite Yourcenar, HO, p. 959. Ibid., p. 968. 149 Marguerite Yourcenar, AN, p. 1180-1181. 148

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progrès technique et le développement industriel masquent des atteintes irréparables à l’environnement, où la machine est en passe d’asservir l’homme cependant que le fossé entre pays riches et pauvres se creuse tous les ans davantage. L’histoire se répète de siècle en siècle et le mythe du progrès et de l’homme perfectible ne résiste guère à l’observation attentive du monde en cette fin de siècle. La description du chaos de la guerre civile par Élie Grekoff dans Quoi ? L’Éternité laisse la même impression de folie de l’humanité, de rage de destruction, de veulerie et de barbarie primitive, furieuse et inconséquente : “il y a de quoi se coucher à terre pour pleurer”150 comme le dit Elie à Egon. Ce constat de l’universalité du mal, de la guerre, de la part de Yourcenar ne signifie pas relativisation ni acceptation résignée. A propos de la bombe atomique d’Hiroshima, elle écrit qu’il n’y a rien de nouveau car “rien n’est moins neuf que la mort”151 et de tout temps, l’homme a mis la technique au service de la destruction de son semblable. Cela n’est pas moins atroce de voir que la maîtrise d’une nouvelle forme d’énergie est d’abord utilisée pour tuer. Si désespérée que soit Marguerite Yourcenar, elle ne s’habitue certainement pas à la monstruosité des agissements des hommes contre l’humanité.

III Avant et après 1939 Certains sujets qui ont préoccupé Marguerite Yourcenar dans ses jeunes années se retrouvent encore dans les œuvres et textes divers de la maturité. L’installation aux USA et l’évolution du monde au XXème siècle n’ont pas détourné son intérêt mais fourni des données nouvelles et parfois renouvelé sa compréhension des choses.

150

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1423-1424. Marguerite Yourcenar, En pèlerin et en étranger, XIV “Carnets de notes, 19421948”, EM, p. 532-533. 151

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Culture et civilisation en danger Marguerite Yourcenar fait remonter à 1928, peut-être 1927152, la rédaction de l’essai intitulé “Diagnostic de l’Europe” ; en tout cas, il est publié en juin 1929 dans la Bibliothèque universelle et revue de Genève. Comme l’indique le titre, Marguerite Yourcenar se propose d’examiner un cas de maladie et de définir la nature du mal. On remarque donc déjà ce que cela implique de rigueur scientifique, fondée sur la méthode expérimentale d’observation et d’expérimentation avant la formulation de la conclusion. Marguerite Yourcenar se livre à une analyse méthodique, très rationnelle de la culture européenne à la fin des années 20. Après avoir annoncé que “l’Europe a la fonction d’un cerveau”, qu’elle est le creuset de la “pensée logique”, elle déclare : “Aujourd’hui, la raison européenne est menacée de mort”153. De quoi l’Europe est-elle atteinte ? En quoi consiste “l’ataxie locomotrice” mentionnée dès la première ligne de l’essai ? Dès le lendemain de la Révolution, s’amorce une forme de décadence qui va amener à privilégier le sentiment sur la raison, le moi, l’individualisme, l’inconscient pour finir. Au XXème siècle, on “saute à pieds joints la méthode pour atteindre aux formules”154 et on assiste bientôt à une libération du style, à un affranchissement de la discipline qui ordonnait la pensée ; mais derrière tout cela, point la déchéance. Notre civilisation est trop ancienne, conclut Marguerite Yourcenar et elle se meurt. On retrouve ce que soulignait Maria Rosa Chiapparo dans sa thèse, l’idée qu’au lendemain de la Révolution, les valeurs anciennes sont rejetées au profit de la foi dans l’homme et dans le progrès155 ; ce qui avait fait la valeur et la richesse de l’âge classique est supplanté par les valeurs du monde moderne ; d’autre part, Marguerite Yourcenar va inaugurer avec “Diagnostic de l’Europe” une technique voisine de celle qu’elle appliquera dans Denier du rêve de 1934. Dans ce récit, elle stigmatise à l’aide du mythe un régime politique qui use lui-même des mythes, qui fait appel à l’emphase, à la boursouflure, à l’apparence pour masquer le néant. 152

Dans la note ajoutée en 1982 à la publication de cet essai dans l’édition de la Pléiade, elle parle de l’année 1928 (p. 1655). Dans sa biographie (OR, p. XVII), elle parle des années “1927 ou 1928”. 153 Marguerite Yourcenar, Diagnostic de l’Europe, EM, p. 1649. 154 Ibid., p. 1651. 155 Maria Rosa Chiapparo, op. cit., p. 95-96-97.

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Dans “Diagnostic de l’Europe”, elle fait choix de la rigueur, de la clarté, de la concision pour dénoncer les déviances de la culture européenne du début du XXème siècle. A une littérature qui, à force de privilégier la subjectivité, devient confuse, hermétique et traduit une espèce de névrose, elle oppose la maîtrise rationnelle de l’honnête homme qui a appris à écrire en même temps qu’à penser. Ce faisant, elle prend ses distances par rapport aux tendances artistiques de son temps et elle affirme sa fidélité au cartésianisme156. Cependant, elle renie cet essai par la suite car il est vrai que certaines affirmations ne se sont pas vérifiées ; la mort quasi imminente de cette civilisation en déclin qu’elle diagnostiquait en 1928 ne s’est pas produite ; les maux dont elle souffrait n’ont fait que s’amplifier. D’autre part, Marguerite Yourcenar a évolué dans ses idées : elle a toujours traité l’histoire avec rigueur, comme un matériau qu’il s’agit de connaître avec précision mais elle a fait appel à l’intuition, à l’empathie pour recréer l’atmosphère d’une époque et donner à ses personnages une consistance réelle. Et que penser de cette conclusion du “Diagnostic” : “... la musique afro-américaine, passion subite, emporte à la rencontre d’un monde barbare un monde qui redevient barbare”157 ? Elle n’avait pas à regretter d’avoir perçu un monde qui redevenait barbare, ce n’était que trop avéré mais la traductrice des Negro Spirituals ne ressemblait plus exactement à la jeune aristocrate européenne d’avant 1930 qui considérait le jazz comme une espèce de “musique de sauvages”, indigne de la civilisation de la vieille Europe. En 1940, dans “Forces du passé et forces de l’avenir”, Marguerite Yourcenar dénonce le régime hitlérien au moins autant au nom de la civilisation que des libertés politiques. Ses capacités d’observation, de raisonnement, de jugement l’amènent à évaluer avec 156

Laura Brignoli, “Marguerite Yourcenar au carrefour de son art : “Diagnostic de l’Europe”” in Marguerite Yourcenar essayiste, op. cit., p. 213 à 222, souligne le refus de Marguerite Yourcenar d’appartenir au monde désorganisé qu’elle diagnostique. Maria Cavazzuti, “Visages de l’Europe dans les Essais de Marguerite Yourcenar”, in Marguerite Yourcenar essayiste, ibid., p. 11-22, souligne combien la question de la civilisation européenne est constante dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Rémy Poignault, “Marguerite Yourcenar et l’Europe”, D’Europe à l’Europe - III La dimension politique et religieuse du mythe de l’Europe de l’Antiquité à nos jours, Odile Wattel de Croizant éd., Caesarodunum, hors série, Tours, 2002, p. 85-102, présente une synthèse sur la conception de l’Europe et de sa civilisation selon Marguerite Yourcenar 157 Marguerite Yourcenar, Diagnostic, p. 1654.

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une grande justesse la réalité de l’Allemagne de 1940 à un moment où beaucoup d’intellectuels sont complètement aveuglés par des apparences. Elle ne ménage pas les exemples inquiétants : la Pologne ramenée à un état qui était celui des “grandes invasions tartares”, la France presque à la “guerre de Cent Ans”, les régions de l’Europe du Nord, redevenues “vassales” après des années de “libertés civiles” et finalement l’Allemagne elle-même s’acheminant vers un retour à la “Germanie préchrétienne”158. Par rapport à “Diagnostic de l’Europe”, l’évolution est sensible ; vers 1929, quoique lucide, elle subit l’influence du mouvement de Renaissance latine et émet des réserves par rapport à la modernité. Quelque dix ans plus tard, elle mesure clairement que l’idéologie du retour à un passé “pur”, débarrassé de la décadence moderne recouvre en réalité une formidable régression, non la réhabilitation d’une civilisation saine mais au contraire la destruction pure et simple de toute civilisation. Or l’esprit critique et la clairvoyance face au nazisme sont encore bien peu développés en 1940 et c’est bien surtout grâce à sa connaissance approfondie de l’histoire et de l’humanisme que Marguerite Yourcenar peut apporter la contradiction à Anne Lindbergh. A mesure qu’elle avance en âge, son inquiétude par rapport aux menaces qui pèsent sur la civilisation ne faiblit pas, bien au contraire. La publicité, la télévision, l’ensemble des média qui créent des besoins uniformes chez tous les hommes, qui conditionnent en présentant une vision du monde toujours plus ou moins faussée, ne font qu’anéantir l’esprit critique, la faculté de penser par soi-même et l’originalité159. Certaines lettres laissent apparaître les graves dérives du monde de l’édition. Ainsi en 1965, elle écrit : La situation éditoriale est très mauvaise en France, de bons éditeurs “sérieux” d’autrefois s’étant brutalement “commercialisés” à mesure qu’ils s’organisent en “trusts” monstrueux160.

Même si elle concède que le niveau intellectuel n’a pas trop baissé, il n’est pas malaisé de comprendre que les impératifs commerciaux en viendront rapidement à privilégier le chiffre de vente plutôt que la 158

Marguerite Yourcenar, PE, III. “Forces du passé…”, EM, p. 461. Marguerite Yourcenar, YO, p. 290-291. 160 Marguerite Yourcenar, L, op. cit., lettre à Lidia Storoni Mazzolani, p. 291 à 293. Dans une lettre adressée à Roger Lacombe, le 5 mars 1973 (p. 504 à 508), elle évoque de nouveau la situation préoccupante de l’édition dans tous les pays occidentaux. 159

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valeur artistique. Inévitablement, les écrivains se détourneront des “vertus intellectuelles” “quasi artisanales” sans lesquelles il n’existe pas d’“honnête travail de l’esprit”161. Une page d’ Archives du Nord consacrée à Michel Charles constitue une sorte de bilan sur le sens que Marguerite Yourcenar donne aux termes “culture” et “humaniste”. Imaginant ce qu’il a visité et découvert en Italie, elle interrompt son récit pour définir la culture d’un brillant étudiant de la bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet. Le verdict est sévère pour les “humanités” qui se sont “elles-mêmes condamnées à mort”. Comme la majorité des Français lettrés de son temps, il ignore presque tout du grec et, quoique excellent latiniste, il ne connaît qu’un nombre limité d’œuvres et d’auteurs : Leur lecture estampille l’homme moyen membre d’un groupe et presque d’un club. Elle le munit d’un modicum de citations, de prétextes et d’exemples qui l’aident à communiquer avec ses contemporains disposant du même bagage, ce qui n’est pas peu de chose. Sur un plan plus rarement atteint, les classiques, certes, sont bien davantage : le support et le module, le fil à plomb et l’équerre de l’âme, un art de penser, et quelquefois d’exister. Dans le meilleur des cas, ils libèrent et poussent à la révolte, serait-ce contre eux-mêmes. N’attendons pas de tels effets sur Michel Charles. Il n’est pas un humaniste, espèce rare d’ailleurs vers 1845. Il n’est qu’un très bon élève qui a fait ses humanités162.

Ce jugement sans aménité fait peu de cas de l’enseignement classique du XIXème siècle (et sans doute aussi de celui du XXème siècle). Plutôt que d’une culture véritable, capable de former et transformer un homme, d’en faire un être libre et intelligent, il s’agit d’une espèce de garantie d’authenticité, d’un signe distinctif qui sert de passeport dans la bonne société. Mais tout en dénonçant le simulacre qui accompagne l’enseignement des humanités, Marguerite Yourcenar rend hommage à l’excellence de la culture classique, à laquelle on doit les plus beaux esprits, droits, logiques, sachant penser. L’idée directrice de “Diagnostic de l’Europe” se fait jour dans ce passage d’Archives du Nord. A un demi-siècle de distance, Marguerite Yourcenar a nuancé son opinion de jadis mais elle ne l’a pas reniée. Sans structuration de l’esprit, long et patient apprentissage de la pensée logique, il n’existe 161

Ibid., lettre adressée à Jean Guéhenno, le 7 mars 1978 (p. 768 à 770), avec qui elle partage une véritable éthique de la création littéraire. 162 Marguerite Yourcenar, AN, p. 1029.

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pas de culture. Autant dire que l’évolution d’après-guerre faite de banalisation, de prétendue spontanéité créatrice, de verbiage, relayés par de puissants moyens médiatiques qui favorisent le nivellement vers la médiocrité ne pouvait susciter que consternation, effroi et indignation de sa part. Ce constat de la menace qui pèse sur la culture et la civilisation la conduit inévitablement à s’interroger sur la notion de progrès et sur l’avenir du monde. Le progrès et l’avenir du monde Deux phénomènes préoccupants convergent et décuplent le sentiment d’imminence du désastre : la destruction de l’environnement et la substitution de l’argent à l’humanisme. Les formes modernes du commerce, typiques de la société de consommation, ne trouvent jamais grâce aux yeux de Marguerite Yourcenar. Elle déplore que les gens soient de plus en plus dépendants des objets matériels : automobile, téléviseur, etc… et que dans cette société d’abondance où le consommateur semble avoir une vaste panoplie de choix variés, il se détermine en fonction du choix effectué en amont pour lui. De ce point de vue, Marguerite Yourcenar estime que les magasins à grande surface sont particulièrement nocifs, ils proposent tous la même marchandise uniforme et de qualité équivalente163 et en effet, telle est bien la loi qu’impose la concurrence. La pollution d’une part, la compétition des prix d’autre part font redouter une dégradation de la qualité de l’alimentation. On peut donc se demander si le développement scientifique et technologique a vraiment entraîné le progrès et elle déclare à Matthieu Galey : “Comme l’humanisme un peu béat du bourgeois de 1900, le progrès à jet continu est un rêve d’hier”164. Les progrès réalisés au XXème siècle ont montré leurs limites et révélé des aspects négatifs que l’on n’avait pas imaginés. Aussi l’optimisme de l’homme de gauche qui considérait le progrès comme certain et plaçait toute sa foi dans l’avenir a-t-il débouché sur une impasse. Dans beaucoup d’esprits, règnent un grand désarroi et le sentiment que le monde chaotique d’aujourd’hui échappe à tout contrôle. 163

Elle évoque ce problème dans Portrait d’une voix, en 1969, p. 86 et de manière plus précise et développée dans une lettre à Jeanne Carayon du 18 janvier 1976 (L, op. cit., p. 632 à 637). 164 Marguerite Yourcenar, YO, p. 249.

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L’un des effets pervers du progrès est, selon Marguerite Yourcenar, l’état de surpopulation du monde. “Créer des terrains vagues où grouillent des millions d’enfants abandonnés, c’est déshonorer l’espèce”165, déclare-t-elle à Matthieu Galey. Il faut un minimum d’espace, des vivres mais aussi de l’éducation, du travail pour qu’un homme se réalise en tant qu’être humain, dans la dignité. Or, ces conditions ne sont pas réunies dans le monde actuel et à défaut de contraception efficace, mieux vaut encore avoir recours à l’avortement que de laisser naître et vivre des enfants destinés, dès la naissance, à une misère inouïe, pense Marguerite Yourcenar. Dans une lettre adressée le 1er avril 1976 au père Yves de Gibbon qui lui demande ce qu’elle pense de l’Église, elle exprime son désaccord au sujet de la position du Vatican sur la contraception. Elle reproche à l’Église de ne pas prendre les responsabilités qui s’imposent face à l’un des problèmes majeurs de notre temps. L’évocation de tous ces sujets d’inquiétude suffit à prouver que l’avenir du monde paraît bien sombre à Marguerite Yourcenar. Ainsi qu’il a déjà été dit, les toutes dernières pages d’Archives du Nord constituent un condensé de tous les maux que l’écrivain voit s’appesantir sur l’humanité de la fin du XXème siècle.

165

Ibid., p. 285.

Chapitre 3 Les mentalités Les ouvrages qui composent la trilogie Le Labyrinthe du monde constituent un remarquable témoignage sur la mentalité de la classe dominante à laquelle Marguerite Yourcenar appartenait par sa naissance. L’analyse lucide, critique, souvent teintée d’ironie que le recul temporel et spatial lui a permis de réaliser révèle les préjugés, les contradictions, l’état d’esprit de la haute bourgeoisie du début du XXème siècle et de la fin du siècle précédent.

I La bourgeoisie qu’a connue Marguerite Yourcenar Richesse et travail Le patrimoine Bien sûr, la fortune, la préservation du patrimoine et son accroissement, si cela se peut, arrivent au premier rang des préoccupations. Marguerite Yourcenar évoque la manie de sa grandmère d’employer toujours l’adjectif possessif (que l’écrivain transforme en “pronom”!) : “mon château”, “mon landau”, etc…1. Le portrait impitoyable de Noémi met en évidence la place qu’occupent les biens dans son esprit, elle compte l’argent, ne le gaspille jamais, ne veut rien entendre ni rien connaître en dehors de la conservation de ses propriétés ; le chien Trier n’est pas autorisé à dormir dans le château où il occasionnerait des dégradations. Il faut dire que l’éducation de Noémi n’a été qu’une préparation à ce rôle de maîtresse de maison intransigeante, cerbère de la propriété familiale, qui s’interdit toute 1

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1062.

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fantaisie. Bien que les femmes de la bourgeoisie n’aient pas leur place dans le monde du travail, Christophe Charle explique qu’en fait, elles jouent un rôle primordial : Les femmes dans ces milieux jouent un rôle essentiel pour la mise en œuvre de ce mode de vie. […] les femmes bourgeoises du Nord ou d’ailleurs ont en charge toute la vie privée, la reproduction biologique de la famille et sa pérennité spirituelle, l’inculcation des manières et de l’éthique du milieu aux héritiers. Dans les groupes patronaux les plus imprégnés de religion, les épouses dirigent les activités charitables, compensation indispensable à l’absence de politique sociale au sens moderne, et animent les initiatives culturelles et religieuses en direction des ouvriers…2.

D’abord mère de famille en charge des responsabilités de la vie domestique et privée, la bourgeoise apparaît aussi dans le domaine public pour consolider en quelque sorte l’œuvre de son époux. Le mari exige et impose en tant que patron mais elle va se préoccuper des aspects humains ; à elle, incombe la tâche d’entretenir les liens susceptibles d’éviter une rupture définitive entre un patronat à la recherche de l’enrichissement et un prolétariat qui a bien du mal à faire valoir ses intérêts. Toutefois, c’est la maison qui constitue le domaine de prédilection de la bourgeoise ; là, dans ce milieu réservé à la vie privée, s’affirment ses prérogatives : Le rôle principal appartient à la maîtresse de maison, chargée de mettre en scène la vie privée tant dans l’intimité familiale – cérémonies quotidiennes des repas et soirées au coin du feu – que dans les relations de la famille au monde extérieur – organisation de la sociabilité, visites, réceptions…3.

Levée de bon matin, elle organise le travail des domestiques, connaît l’état des provisions et la nature des tâches à accomplir chaque jour, elle veille au bien-être de son époux, à l’état de santé et à l’éducation des enfants, entretient les relations avec la famille, qui forme un véritable clan dont on ne peut se passer, détermine qui l’on fréquente et selon quelle fréquence. Sans doute ne travaille-t-elle pas, elle n’est pas pour autant oisive. On perçoit une espèce de “féminisme chrétien” chez les femmes de la haute bourgeoisie du textile du Nord, en particulier : 2 3

Christophe Charle, op. cit., p. 249. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 201.

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Elles édifient une morale domestique […] : la foi contre la raison, la charité contre le capitalisme, et la reproduction comme autojustification. C’est par cette fonction que les bourgeoises chargées d’enfants – le taux moyen d’enfants par famille passe de 5 à 7 entre 1840 et 1900 – donnent sens à leurs moindres actions […] Animées d’une haute conscience d’elles-mêmes, ces femmes du Nord ne sont ni passives ni résignées ; elles tentent au contraire d’ériger leur vision du monde en jugement des choses, de façon souvent péremptoire4.

Ces femmes de la classe sociale supérieure, qui échappent à la nécessité du travail salarié et qui disposent d’une cohorte de domestiques pour effectuer les tâches quotidiennes, tentent de faire jeu égal avec leurs maris, en s’octroyant leur domaine de compétences, leur rôle social spécifique et en occupant la meilleure place au sein du système d’interdépendance qui unit la famille et l’Église. Ces femmes, qu’épargne le monde du travail rémunéré, ne sont pas pour autant absentes de la scène sociale. Quand Michel Charles, tout juste marié, acquiert un pur-sang par goût des chevaux, ne s’entend-il pas dire par son beau-père : “Vous commencez de bonne heure à changer l’argent de ma fille en crottin”5 ! Si mesquine soit-elle, Noémi ne fait que symboliser l’état d’esprit d’une classe sociale, qui existe très semblable en France, en Belgique, partout. Usant d’une ironie caustique, Marguerite Yourcenar montre ce que recouvre la piété religieuse de surface : Mais les vrais dieux sont ceux que l’on sert instinctivement, compulsivement, de jour et de nuit, sans avoir la faculté d’enfreindre leurs lois, et même sans qu’il soit besoin de leur rendre un culte ou de croire en eux. Ces vrais dieux sont Plutus, prince des coffres-forts, le dieu Terme, seigneur du cadastre, qui prend soin des bornes, le roide Priape, dieu secret des épousées, légitimement dressé dans l’exercice de ses fonctions, la bonne Lucine qui règne sur les chambres d’accouchées, et enfin, repoussée le plus loin possible, mais sans cesse présente dans les deuils de famille et les dévolutions d’héritage, Libitine, qui ferme la marche, déesse des enterrements6.

4

Ibid., p. 142. Voir aussi Georges Duby et Michelle Perrot, op. cit., p. 428-429 où Yvonne Kniebiehler développe assez longuement cette forme d’exaltation de la famille et de la reproduction qui caractérise la sphère féminine, dans la haute bourgeoisie, du Nord en particulier. 5 Marguerite Yourcenar, AN, p. 1057. 6 Marguerite Yourcenar, SP, p. 786.

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Même s’ils songent quelquefois à l’au-delà, ces grands bourgeois ont avant tout les pieds sur terre, ils pensent à la transmission des héritages et se soucient de laisser à leur descendance des affaires en ordre. Si l’argent constitue la préoccupation essentielle des couches laborieuses et pauvres, il n’en va pas différemment de la bourgeoisie aisée, qui ignore le besoin, entoure de secrets tout ce qui a trait à l’argent mais à aucun moment, ne le perd de vue. Dans l’Histoire de la vie privée, Gérard Vincent écrit : Argent caché, argent exhibé, il est partout où on l’attend et où on ne l’attend pas. Nous le rencontrons à toutes les étapes de la vie. Naissance du premier enfant ? Voici paraître l’héritier du patrimoine. Premières amours ? On aime qui on rencontre et on ne rencontre que ceux (celles) de son milieu : l’argent discret s’intercale entre les lèvres des jeunes amants7.

Peut-être le mariage correspond-il à un choix du cœur mais ce choix a été soigneusement prédéterminé par la vigilance et la prévoyance des familles qui n’ont permis que les rencontres entre jeunes gens de familles qui pouvaient envisager favorablement une alliance : Le réseau des relations familiales et amicales joue tout naturellement son rôle : les frères et sœurs des meilleur(e)s ami(e)s sont des partis tout trouvés, comme les cousins éloignés que l’on rencontre lors de fêtes de famille, mariages, baptêmes ou communions8 ;

la sociabilité bourgeoise favorise aussi les rencontres au moyen de ventes de charité, de bals, etc… et le mariage peut aussi résulter d’une présentation des futurs conjoints par une amie de confiance qui fait en quelque sorte fonction de “marieuse”. Les stratégies matrimoniales ne manquent pas mais toutes répondent à la même volonté de ne pas laisser faire le hasard et les mères sont promptes à évaluer les avantages ou les inconvénients – notamment financiers – d’une rencontre. Éventuellement, on acceptera pour gendre un jeune homme d’origine plus modeste que soi mais dont les diplômes et la formation autorisent les plus grands espoirs. En revanche, la jeune fille issue d’une famille très respectée et appréciée mais dont la dot n’est pas très 7 8

Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 5, p. 143. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 237.

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élevée ne constitue pas un excellent parti. De nos jours, on a tendance à considérer que ces mariages “arrangés” ou du moins facilités par les familles s’opposaient au libre choix des jeunes gens et les destinaient à une vie conjugale malheureuse. Rien ne prouve qu’il en était ainsi. Quelquefois, les deux futurs époux avaient de réelles affinités et le choix des familles évitait les unions mal assorties du point de vue de la fortune, de l’éducation, du mode de vie et de pensée. Bien souvent, même si les époux ne constituaient pas un modèle d’harmonie conjugale, du moins partageaient-ils les mêmes idées et formaient-ils un couple soudé quand il s’agissait de prendre des décisions importantes. Certes la bourgeoisie ne considérait pas comme prioritaire le bonheur des jeunes gens dans le mariage mais elle ne les sacrifiait pas forcément à des intérêts financiers. Elle faisait surtout preuve de réalisme et de prévoyance. Ce goût de la propriété se retrouve chez Michel Joseph, le demi-frère de Marguerite Yourcenar dont elle remarque, sans bienveillance aucune : “En matière d’héritage, il en était resté à la loi salique et à celle de primogéniture”9. Mais entre-temps, Michel n’a conçu l’argent que comme un moyen de mener une vie de dilettante, dépensier et joueur. Dans le chapitre précédent, nous avons vu quelles sommes folles Michel, Berthe et Gabrielle pouvaient dépenser quotidiennement pour leurs plaisirs et la satisfaction de leurs fantaisies. Chez Michel, existe le mépris de la possession, le MontNoir ne représente qu’un domaine à “bazarder” et les objets de valeur qu’il contient des “vieilleries”. Il n’est sensible qu’à l’argent qu’il en retirera, qui lui accordera quelques années supplémentaires de vie facile et Marguerite Yourcenar professe le même mépris pour la possession de richesses : La question matérielle ne se posait pas. Je dépensais librement, quelquefois à court d’argent, quelquefois pas,

déclare-t-elle à Matthieu Galey avant d’ajouter : C’est un point de vue bourgeois de vouloir assurer l’avenir et […] l’horreur de la possession, l’horreur de l’acquisition, de l’avidité, du sentiment que la réussite consiste dans l’accumulation de l’argent, c’est très fort chez moi10. 9

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1369. Marguerite Yourcenar, YO, p. 92-93.

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Elle considère qu’entre la sécurité et la liberté, il faut toujours choisir la seconde et elle donne le sentiment d’un profond dédain à l’égard de l’argent ; Matthieu Galey ne peut s’empêcher de lui faire remarquer sa conception aristocratique de l’argent et en effet, aux valeurs extrêmement bourgeoises de Noémi, Michel et sa fille opposent un comportement d’aristocrates, toujours disponibles pour les plaisirs de la vie, jamais esclaves d’obligations professionnelles ou de contraintes financières et pour qui le lendemain n’est pas un problème. Les portraits de Noémi et Michel revêtent une valeur symbolique dans leur contraste. D’un côté, on trouve une incarnation typique et presque caricaturale de la bourgeoisie possédante, qui accorde aux biens matériels un caractère véritablement sacré et dont toute la vie s’organise autour du patrimoine ; de l’autre, l’emblème du fils de famille, qui brûle sa fortune, insouciant de l’avenir et de la descendance, pour qui l’argent n’a de valeur que converti en jouissance immédiate. Des aspirations contradictoires agitent cette classe sociale qui n’est pas plus uniforme qu’une autre. Conscience de supériorité Dans l’essai le “Diagnostic de l’Europe”, on pouvait entrevoir le sentiment de la supériorité de la race blanche sur les autres races et à l’intérieur de cette race, l’indiscutable supériorité de la seule couche sociale dépositaire de la culture. A cette époque de sa jeunesse, Marguerite Yourcenar a encore trop peu de connaissance de la réalité pour douter de ses certitudes. Ensuite, elle évolue sensiblement. Lorsqu’elle évoque la “société des châteaux” dans Quoi ? L’Eternité11, on sent poindre l’ironie par rapport à ces provinciaux qui se prétendent issus de la vieille noblesse et qui, le plus souvent, n’ont fait qu’acquérir un titre sur le tard. Plus intéressant encore est ce passage consacré à son grand-père : II croira toute sa vie qu’un homme bien né, bien élevé, bien lavé, bien nourri et bien abreuvé sans excès, cultivé comme il convient qu’un homme de bonne compagnie le soit de son temps, est non seulement supérieur aux misérables, mais encore d’une autre race, presque d’un autre sang

11

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1195

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et elle ajoute cette remarque : Au cours de son existence d’homme privilégié […] Michel Charles n’a jamais traversé de crise assez forte pour s’apercevoir qu’il était en dernière analyse le semblable de ces rebuts humains, peut-être leur frère12.

Le préjugé de la supériorité de la classe dominante est tellement ancré que Michel Charles n’a jamais été effleuré par le moindre doute et que sa pensée s’apparente véritablement à un préjugé raciste ou nobiliaire. Marguerite Yourcenar semble bien loin de la façon de penser de son grand-père et le fait qu’elle ait répété à maintes reprises que les notions de classe et de culture lui paraissaient bien secondaires et en quelque sorte accidentelles13 tend à prouver que son expérience de la vie lui a enseigné que les certitudes de ses ancêtres ne reposaient que sur l’illusion. Aussi n’est-ce pas sans étonnement que l’on découvre le terme “bonniche”14 pour désigner Camille Letot dont elle garde un bon souvenir et pour laquelle elle éprouve de la bienveillance. En dépit de toutes ses dénégations et de ses affirmations que les hommes de partout et de toujours se valent, Marguerite Yourcenar ne conservet-elle pas un certain sentiment de supériorité qui l’amène à employer des termes péjoratifs pour désigner les serviteurs ou à formuler en beaucoup de circonstances un jugement un peu péremptoire proche de la condescendance15 ? Il faut aussi mentionner qu’elle-même tend à se contredire en déclarant par exemple à Denise Bombardier en 1985 que les hommes se sont toujours efforcés de penser comme “la classe la plus cultivée, la classe supérieure”16. Quand bien même Marguerite Yourcenar voudrait s’affranchir de cette réalité sociale, elle vit dans un monde où la majorité des hommes y sont étroitement soumis. 12

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1026. Dans Marguerite Yourcenar, YO, on lit notamment à la page 236 : “La classe (mot détestable, que je voudrais voir supprimer comme le mot caste) ne compte pas ; la culture, au fond, très peu : ce qui n’est certes pas dit pour rabaisser la culture. Je ne nie pas non plus le phénomène qu’on appelle “la classe”, mais les êtres sans cesse le transcendent” 14 Marguerite Yourcenar, QE : à la page 1373, on relève “Camille, bonniche rousse et taquine”. 15 Brian Gill, “Techniques de l’argumentation : la topique de Marguerite” in Lectures transversales de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1997, p. 17 à 26, parle de rhétorique yourcenarienne “basée sur le mépris de l’Autre, ce mépris fût-il nié” (p. 26). 16 Marguerite Yourcenar, PV, p. 335. 13

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

Le travail Les idées que l’on entretient au sujet du travail sont aussi très représentatives de la mentalité de la haute bourgeoisie. Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar assimile aisément travail salarié et servitude17. La nécessité de travailler ne s’est jamais imposée à Marguerite Yourcenar sauf pendant une durée limitée dans les premières années de son séjour en Amérique. Ce fut pour elle une expérience douloureuse dont elle a retenu l’aspect contraignant, le manque d’intérêt, l’amputation de son temps libre consacré à la culture et les restrictions à la liberté que ses privilèges sociaux lui avaient octroyée jusqu’à l’âge de 40 ans. Cette expérience personnelle du travail rémunéré explique fort bien qu’elle le tienne en piètre estime et qu’elle n’y voie pas les conditions idéales de l’épanouissement féminin, mais rares sont celles que la naissance dote de tant d’atouts. Il ne fait guère de doute que travailler – en l’occurrence s’occuper de la gestion de ses biens et propriétés comme son père l’avait fait avant lui – apparaissait à Michel comme une insupportable entrave et une somme de désagréments à fuir. On découvre aussi le regard porté sur certaines professions dans ce milieu, pour lequel il en existe d’insuffisamment respectables. Ainsi, évoquant son grand-père, Marguerite Yourcenar écrit : Il n’est pas question que le jeune docteur à quatre boules blanches ouvre un cabinet d’avocat. Les professions libérales, si prisées dans une certaine bourgeoisie, sont considérées comme inférieures par cette famille qui n’accepte pour but à la vie que la gestion de son bien ou le service de l’État. En dépit de l’“Enrichissez-vous” de Guizot, […] les affaires et l’industrie sont placées encore quelques échelons plus bas18.

Les études et diplômes en droit sont nécessaires mais en vue d’assurer la prospérité de ses affaires personnelles, non pour faire fortune au service des capitaux privés. Le service de l’État lui-même comporte des tâches inavouables. Quand la nouvelle de l’engagement de Michel dans l’armée parvient à Lille, c’est la consternation. Grâce au style indirect libre, Marguerite Yourcenar fait part des réflexions de Michel Charles : 17 18

Marguerite Yourcenar, YO, p. 92-93. Marguerite Yourcenar, AN, p. 1022-1023

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Encore si Michel avait passé par l’une des grandes écoles ! Le père s’en veut de ne pas avoir dirigé son fils vers Saint-Cyr ou vers Saumur. Un officier, général un jour, même aux ordres de la Gueuse, serait à la rigueur acceptable, mais tout en lui se révolte à l’idée de Michel entré dans le rang19.

Même si la République est bien loin d’avoir les préférences de Michel Charles, il peut l’accepter dans la mesure où ce sont les hommes d’avant qui conservent les rênes du pouvoir. Les principes démocratiques sur lesquels elle se fonde le chagrinent profondément mais tant qu’ils ne sont pas mis en pratique, il se rassure ; par contre que son fils déchoie au point de se retrouver au même niveau que l’espèce inférieure du commun des mortels, voilà qui est insupportable. Parmi les tâches viles, figure tout ce qui est en rapport avec le commerce, où l’on trouve des Juifs. Nous avons pu constater avec quel sentiment de supériorité, quel mépris Éric von Lhomond désigne la “friperie” familiale d’où est issu Grigori Lœw. Le Juif est aisément assimilé au début du XXème siècle à l’arriviste, usurier, escroc, à l’affût des dépouilles nobiliaires. On l’affuble de tous les défauts : hypocrite, sournois, voleur, nuisible en un mot. Cette haine de la classe possédante se nourrit de la conscience de sa déchéance et de son impuissance face à une catégorie sociale en expansion ; le monde des affaires et de la spéculation progresse tandis que celui de la propriété foncière s’effondre. Marguerite Yourcenar en offre un autre exemple avec le Hongrois Galay : Il […] avait donné rendez-vous à un marchand de biens. Au jour dit, une voiture amena de la gare un maigre juif aux vêtements râpés et aux manières excessivement courtoises. On l’eût dit servile, si une espèce de tranquille détachement n’eût percé sous la déférence20.

Après l’esquisse de cette silhouette à laquelle ne manque aucun des clichés habituels, Marguerite Yourcenar évoque la transaction en ces termes :

19 20

Ibid., p. 1103. Ibid., p. 1159.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle Le juif fait remarquer que le vendeur en pareil cas gagnerait à disposer à part et en prenant son temps de l’argenterie, des tableaux, des meubles anciens qui garnissent la demeure dont il se dessaisit. Mais le baron n’a que faire de ses conseils : il veut vendre d’un seul coup, et argent comptant21.

Tout d’abord, on a là une anticipation de la vente du Mont-Noir ; Michel, comme Galay, se débarrassera au plus vite de ses biens, avec l’apparence d’un suprême détachement. On relève aussi le contraste accentué entre l’attitude de grands seigneurs dédaigneux des possessions matérielles caractéristique de ces aristocrates condamnés par l’histoire et l’attitude mesquine des marchands repliés sur euxmêmes, sur leurs intérêts, rabougris, sans panache, dont la vie se passe à tout mesurer à l’aune de l’argent. Il est évident que le marchand de biens ne sort pas grandi de ce face-à-face. Mais comment la bourgeoisie traditionnelle pourrait-elle voir d’un œil favorable les nouveaux riches qui la supplantent peu à peu ? Antisémitisme récurrent L’antisémitisme que l’on distingue dans Le Coup de grâce comme dans l’extrait précédent d’ Archives du Nord est fréquemment lié à l’activité professionnelle. Souvent commerçants, les Juifs exercent une profession vile, indigne et méprisable aux yeux de la classe dominante, attachée à la propriété foncière ancestrale, qui atteste son ancienneté sur le sol de France. Mais si l’on peut distinguer des explications de ce genre caractéristiques d’un profond antagonisme de classes, il est vrai que souvent, l’antisémitisme apparaît comme l’expression d’une opinion publique infondée et de préjugés stupides. Dans les superstitions populaires des toutes premières années du XXème siècle, quand on évoquait la fin du monde, on la faisait coïncider avec le retour des Juifs en Palestine22 et l’affaire Dreyfus avait évidemment cristallisé les passions antisémites. Le Juif devenait facilement le bouc émissaire en toutes circonstances un peu dramatiques car les esprits étaient conditionnés. C’est cette ambiance générale d’aversion pour les Juifs et l’habitude de l’exprimer comme si cela allait de soi qui, associées au chagrin, peuvent expliquer l’attitude de Michel avec Madame Hirsch. 21 22

Ibid., p. 1160. Marguerite Yourcenar, QE, p. 1337.

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cet homme hors de soi faisait siennes les insultes d’un Drumont ou des antidreyfusards qu’il honnissait dans sa jeunesse, tout comme un passant saisi de fureur ramasse dans la boue un couteau23,

constate Marguerite Yourcenar en relatant l’épisode des insultes haineuses et racistes à l’égard de cette femme. Dans la véhémence de sa colère, Michel oublie toute retenue, toute décence et en vient à proférer des injures qui ne correspondent sans doute pas à sa pensée mais qui sont représentatives d’un climat social. Spontanément, se présentent à son esprit des injures qu’il a entendues, qui appartiennent au vocabulaire de base de tout Français, même non suspect d’antisémitisme. Le phénomène choquant réside bien là, dans l’imprégnation générale, la contamination de tout un pays par une pensée simpliste et haineuse qu’une banale manipulation suffit à transformer en agent de rejet meurtrier. On trouverait encore des exemples d’antisémitisme dans Un homme obscur, ce qui prouve que le XXème siècle n’innove pas, qu’il ne fait que reprendre en les amplifiant les préjugés les plus éculés, les plus enracinés dans la psychologie collective. Une fois de plus, Marguerite Yourcenar ne donne pas l’idée que l’humanité soit capable de progresser beaucoup, et dans un sens toujours positif. La religion Omniprésence de la religion et idées “socialisantes” Dans Souvenirs pieux et Archives du Nord, Marguerite Yourcenar multiplie les détails qui montrent la place occupée par la religion et les marques extérieures de dévotion parmi ses ancêtres, maternels et paternels. Nous nous bornerons à examiner l’importance de la pratique religieuse dans la famille de Marie, la jeune sœur de Michel. Autant le père de Marguerite Yourcenar semble peu attaché à l’Église, autant Paul, l’époux de Marie, fait preuve d’une rigidité extrême dans l’exercice de la religion et le respect des commandements. Il se montre d’un sectarisme total à l’égard des autres confessions, en vient à contester l’autorité du pape Léon XIII quand celui-ci conseille aux catholiques français de s’accommoder de 23

Ibid., p. 1175-1176.

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la République24. Malgré son avarice, il ne regarde pas à la dépense quand il s’agit des œuvres mais peut-être plus encore que d’avarice, il s’agit chez lui de mortification, d’apprentissage de la discipline qui, à ses yeux, font un bon catholique. On peut parler d’un exemple d’intégrisme religieux assez redoutable car dans une famille comme celle de Marie, la lettre relègue l’esprit au second plan et la religion apparaît sans nuances et déshumanisée. Toutefois, à côté de ce conservatisme sans concessions, nous avons vu que des préoccupations sociales se font jour au sein de l’Église. Les idées “socialisantes”, fortement teintées de christianisme dont l’abbé Lemire constitue l’un des premiers représentants, presque un pionnier, se traduisent sur le plan social mais appartiennent en même temps aux mentalités. Le début du XXème siècle marque un tournant avec l’apparition des préoccupations humanitaires et le comportement de Michel, sans doute maladroit et paternaliste, mais qui a conscience qu’il faut participer à l’évolution des rapports sociaux, témoigne d’une mentalité différente de celle de ses parents. Peu à peu s’inscrit dans la mentalité collective l’idée d’une solidarité nécessaire entre les hommes. Protestants et catholiques vont s’atteler à la tâche, sous peine d’être complètement débordés par les organisations laïques de la République d’une part et par les organisations du jeune mouvement ouvrier d’autre part. L’étude des réalités sociales a montré l’omniprésence de la religion ; dans la plupart des familles qu’a connues Marguerite Yourcenar enfant, on se conforme strictement aux règles de vie qu’impose implicitement le respect de la foi catholique. L’excès de rigidité, de conservatisme qui en découle souvent n’est pas particulièrement judicieux puisque cela conduit ces bons catholiques bien orthodoxes à condamner et fustiger l’action de l’abbé Lemire alors que c’est lui qui a compris que l’immobilisme serait fatal à la religion catholique. Nous allons examiner maintenant comment celle-ci imprègne les esprits et détermine les choix dans la vie individuelle et familiale.

24

Ibid., p. 1215.

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La famille Le mariage et la famille Proposant une définition de la famille bourgeoise du XIXème siècle, Michelle Perrot écrit : Réseau de personnes et ensemble de biens, la famille est un nom, un sang, un patrimoine matériel et symbolique, hérité et transmis. La famille, c’est un flux propriétaire qui, d’abord, dépend de la loi25.

Telle est bien l’image qu’en donne Marguerite Yourcenar qui intitule le deuxième chapitre de la première partie d’ Archives du Nord, “le réseau”. Qu’elle évoque la famille maternelle ou celle de son père, dans les deux cas, s’expriment le souci des alliances, la nécessité d’entretenir des liens de solidarité et, plus que tout peut-être, de préserver ou d’accroître le patrimoine. Celui-ci, que régit en France le Code civil, prévoit normalement l’égalité des héritiers, hommes et femmes. La conséquence en est que les partages successoraux ont tendance à morceler les héritages et à développer la petite propriété, d’où, dans certains cas, l’affaiblissement de la fortune initiale. Mais la bourgeoisie aisée veille aussi à en pallier les inconvénients, grâce à une habile gestion. Ainsi, Au milieu du Second Empire, les immeubles urbains fournissent 18% des revenus, et les exploitations agricoles, 41%, contre seulement 5,9% pour les placements mobiliers. Mais, dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’attrait pour ces derniers ne cesse de grandir, stimulé par le développement des sociétés anonymes, le changement des stratégies bancaires et les spéculations […] Les obligations se substituent à la rente foncière26.

La propriété foncière reste encore le principal investissement comme on peut le constater dans l’ascendance paternelle de Marguerite Yourcenar mais progressivement, la propriété bourgeoise évolue, le placement immobilier devient intéressant et aussi tous les placements mobiliers liés au développement industriel. La rente régulière fournie par la propriété terrienne va peu à peu perdre de sa valeur au profit des actions cotées en Bourse. Le grand propriétaire qui gère 25 26

Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 105. Ibid., p. 107.

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intelligemment son patrimoine tient compte de ces variations pour éviter que ce dernier ne se dévalue. Dans ce système, le rôle du père est primordial ; il lui revient d’administrer les biens de la communauté. Certes dans les milieux de la bourgeoisie aisée, un contrat de mariage garantit les biens apportés par la dot de l’épouse ; ainsi, une partie au moins de l’héritage familial est sauvegardée en cas de faillite mais dans les familles plus modestes, qui ne disposent que d’une petite propriété, c’est au chef de famille qu’incombe le bon usage des biens. Ainsi se perpétue la tradition d’un modèle familial très patriarcal, contre lequel femmes et enfants ont fort à faire pour s’affirmer. En dehors de la propriété et du patrimoine, la grande affaire de la vie dans les familles bourgeoises, c’est le mariage. Les deux aspects sont d’ailleurs liés et complémentaires puisque par le mariage, on consolide une fortune et que celle-ci constitue un héritage qu’il s’agit de transmettre dans les conditions les plus avantageuses et les plus fiables. Très tôt, dans les familles, on pense à l’établissement des enfants ; les mères en particulier réfléchissent aux alliances possibles. C’est le cas de Reine, la mère de Michel Charles : […] la prévoyante Reine s’est plu à dresser la liste des partis possibles […] Contrairement à ce qu’on pourrait croire, elle ne fait nul cas du prestige et de l’ancienneté des familles : celle de Charles Augustin et la sienne lui paraissent assez bonnes pour n’y pas ajouter un éclat emprunté. Dans son langage dru de femme bien née d’Ancien Régime, Reine dirait que la truie n’anoblit pas le cochon. Mais il importe, par ailleurs, que Michel Charles soit fort riche. A la vérité, il l’est déjà […] Mais cette mère réaliste sait la distance qui sépare, par le temps qui court, une belle fortune d’une grande fortune. Melle Dufresne, fille d’un juge au tribunal de Lille, pèse exactement dans ses balances le poids qu’il faut27.

Reine pense comme le père Grandet que “la vie est une affaire” et la fortune de Noémi Dufresne la place au rang d’épouse souhaitable pour Michel Charles ; les préjugés nobiliaires d’Ancien Régime sont relégués au second plan : comme l’écrit Marguerite Yourcenar, “par le temps qui court”, il faut asseoir solidement sa fortune. Face à Reine, le père de Michel Charles défend une autre opinion :

27

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1046.

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Le bonhomme Dufresne, […] cul-terreux passé tabellion, a trafiqué en biens noirs, le plus souvent, en finaud qu’il était, par personnes interposées. Les écus qui ont permis au fils de faire carrière viennent de là […] Tant qu’il dépendra de lui, l’héritière des Dufresne n’épousera pas Michel Charles28.

Pour Charles Augustin, marier son fils avec une héritière dont la fortune est d’origine douteuse équivaudrait à une mésalliance. Les deux époux ne conçoivent pas le mariage tout à fait de la même façon ; il n’en reste pas moins qu’il doit se faire entre familles honorables et de fortune appropriée et qu’en conséquence, les goûts et affinités des jeunes gens occupent peu de place. Quand il conviendra d’établir Michel et de l’amener à se ranger, une fois sa jeunesse turbulente passée, Michel Charles lui proposera un parti. Il ne restera qu’à sceller l’alliance. Evoquant Fernande, Marguerite Yourcenar a recours au même lexique des affaires : En province, la famille de C* de M* avait tout naturellement tenu sa place parmi ce qu’il y avait de mieux. Ici, ce nom fort ancien, mais assez oublié, était à peu près sans valeur marchande à la foire aux mariages29.

A Bruxelles, prévaut une opinion très semblable à celle de Reine. L’ancienneté de la famille devient facultative ; en ces temps d’expansion industrielle, de commerce international florissant, de mutations des fortunes, il faut examiner la richesse avant toute chose et le compte en banque. Dans le mariage comme en d’autres choses, la finance s’affirme prépondérante. Ces mariages, préparés de longue date par les familles, et qui se ramènent à des alliances d’intérêts, permettent normalement une cohésion très forte du groupe. On reste entre soi, on a la même appréhension de la vie, les mêmes buts, on donne aux enfants la même éducation et cette société qui maintient toujours une harmonie de façade n’est pas parcourue par beaucoup de contradictions ou de conflits. Il est d’autre part bien difficile d’apprécier la vie intime du couple bourgeois. On aborde là le chapitre le plus secret de la vie privée et on manque d’informations pour porter un jugement équitable. On peut supposer qu’une vie de frustrations sexuelles ne favorisait pas l’épanouissement de l’individu mais sans doute serait-il 28 29

Ibid., p. 1047. Marguerite Yourcenar, SP, p. 909.

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bien imprudent d’envisager cette question d’après les critères de la fin du XXème siècle : “La sexualité, aujourd’hui au centre des unions, ne constitue alors qu’un arrière-plan de la vie conjugale”30, lit-on dans l’Histoire de la vie privée et tout contribuait, dans l’éducation bourgeoise, à maintenir la jeune fille dans une ignorance complète des réalités physiques, une sorte d’angélisme romantique et de mépris du corps. La forte imprégnation religieuse, la seule valorisation de la maternité entretenaient probablement chez un certain nombre d’épouses le dédain du plaisir sexuel dont elles ignoraient même qu’il pût exister. Quant aux hommes, ils disposaient de possibilités de compensation. La plupart d’entre eux admettaient comme une évidence que le sanctuaire conjugal n’était pas le lieu de la volupté et ils étaient dès leur jeunesse initiés à cette dichotomie entre satisfaction des sens et perpétuation de la famille. Au temps de leurs études, ils vivent en compagnie d’une grisette. Il s’agit d’une forme de “sexualité d’attente”, de “concubinage […], qui unit un bon tiers de bourgeois, grands et petits, à des cousettes, des repasseuses ou des demoiselles de boutiques”31. Plus tard, viennent les choses sérieuses, l’établissement grâce à un mariage bien assorti. Telle est l’image que Marguerite Yourcenar donne de la jeunesse de son aïeul. Mais il semble évident d’après les témoignages historiques et la littérature romanesque que le bourgeois du XIXème siècle – comme beaucoup d’hommes des civilisations antérieures – s’accommodait parfaitement, une fois marié, de distinguer deux types de femmes : la bourgeoise vertueuse, bien élevée, mère de ses enfants et la femme de condition inférieure, légère et frivole, avec laquelle il était légitime de s’encanailler et de s’adonner à la jouissance sexuelle. Prétendre que cette situation n’occasionnait pas de difficultés serait sans doute excessif mais pas plus que de concevoir le mariage bourgeois comme un enfer permanent pour les deux conjoints. Il y a bien de temps en temps une “brebis galeuse” qui s’adapte mal aux règles établies et qui s’aventure à penser à sa manière, mais le phénomène reste assez marginal tant le milieu est soudé et structuré autour des mêmes valeurs, immuables, auxquelles on ne dérogerait sous aucun prétexte. A la suite de la visite au cimetière de Suarlée, Marguerite Yourcenar fait cette réflexion : 30 31

Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 543. Ibid., p. 535.

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Je renonçai à vérifier si oui ou non la Fraulein avait sa place entre Fernande et Jeanne ; j’en doute. On avait beau aimer et honorer une ancienne gouvernante, la famille était la famille32.

Autre présence féminine habituelle au XIXème siècle dans les familles de la haute bourgeoisie : la gouvernante. Cette femme, nourrie, logée, rémunérée pour son travail, n’appartient cependant pas à la catégorie des domestiques. Son origine sociale la distingue de ces derniers ; issue de la moyenne bourgeoisie, elle est contrainte de travailler pour vivre si pour une raison telle que la ruine familiale, la mort du père…, elle se retrouve dans la précarité matérielle. Sa situation un peu floue dans la hiérarchie sociale, que l’historienne Cécile Dauphin analyse ainsi, se révèle parfois difficile : c’est une femme qui enseigne à domicile, ou bien une femme qui habite dans une famille pour tenir compagnie et faire la classe aux enfants. En fait, la gouvernante vit douloureusement la contradiction entre les valeurs attribuées à son éducation de gentlewoman et les fonctions qu’elle se trouve contrainte d’exercer. Symbole du nouveau pouvoir des classes moyennes (on en parle, elle apparaît en public), symptôme aussi de l’accès des épouses à des pratiques de loisir et à un rôle d’ornement, la gouvernante, tout en conservant son statut de lady, est entraînée vers le bas de l’échelle sociale du fait de son travail rémunéré […] c’est une bourgeoise dans le besoin dont le travail devient “prostitution” de son éducation33.

En soi, le statut intermédiaire, mal défini de la gouvernante, fait d’elle une femme à part, isolée dans la famille qu’elle sert mais en outre, elle souffre de son déclassement social et le vit mal. Sans doute, Marguerite Yourcenar n’a-t-elle pas tort de douter que la Fraulein soit enterrée dans le tombeau familial à Suarlée. La famille est la famille, comme elle le dit, et, en dépit d’une vie entière d’un dévouement irréprochable et d’une fidélité exemplaire, une gouvernante, qui vendait son travail – fût-il intellectuel – pour vivre, restait une personne subalterne. Cellule cœrcitive, rigide, fermée : telle est la famille pour Michel qui la déteste. En exposant les motifs de sa révolte, Marguerite Yourcenar montre comment on vivait dans les meilleures familles bourgeoises :

32 33

Marguerite Yourcenar, SP, p. 739. Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 521.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle Quant aux institutions familiales, il a déjà pris l’habitude de citer sarcastiquement la rengaine d’époque : Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? et de répondre avec éclat : “N’importe où”. La famille, c’est Noémi flanquée du vieux Dufresne, et Michel Charles en qui son fils ne veut voir, à tort ou à raison, qu’un de ces maris accablés et conciliants qu’il se promet bien de ne pas être à son tour.

Il constate aussi, dans l’entourage de sa grand-mère Reine qu’ Aucune idée neuve ne s’est infiltrée depuis trente ans dans ces têtes étroites ou derrière ces faces épanouies ; les héritages, les généalogies et les crimes de la République alimentent les conversations34.

Si l’institution familiale fonctionne remarquablement dans la transmission des valeurs morales aussi bien que matérielles, il faut admettre par ailleurs qu’à force de se cantonner dans la tradition et de fuir tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’évolution, elle crée elle-même les conditions de sa perte. Il arrive un moment où la jeunesse fuit ce milieu particulièrement pesant et étouffant, même si elle ne dédaigne pas de tirer parti de ses avantages ; c’est la voie que choisit Michel. La femme et la mère Marguerite Yourcenar définit parfaitement en parlant de Fernande le rôle attribué à la femme dans les familles bourgeoises. La maternité était partie intégrante de la femme idéale telle que la dépeignaient les lieux communs courants autour d’elle : une femme mariée se devait de désirer être mère comme elle se devait d’aimer son mari et de pratiquer les arts d’agrément.

Puis, plus loin dans le même paragraphe, elle ajoute : En somme, l’enfant consacrerait la pleine réussite de sa vie de jeune épouse, et ce dernier point n’était peut-être pas sans compter pour Fernande, mariée assez tard, et qui […] venait d’avoir trente et un ans35.

34 35

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1098. Marguerite Yourcenar, SP, p. 717-718.

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Michel, lui-même, qui pourtant ne considérait pas la procréation comme un devoir imprescriptible, estimait que, simplement en tant que femme, Fernande désirait être mère et, dit Marguerite Yourcenar, il “m’avait pour ainsi dire concédée à la jeune femme”36. D’ailleurs, en homme de son temps et bien qu’en complète contradiction avec ce qu’il connaissait de la vie, Michel ne pouvait concevoir le seul plaisir sexuel féminin : Mises à part les professionnelles et quelques folles dont il ne se souciait pas, Michel […] tenait à se représenter toutes les femmes comme des créatures étrangères à toute pulsion charnelle, qui ne cédaient que par tendresse à l’homme qui avait su les séduire, et n’éprouvaient dans ses bras d’autre joie que celle du sublime amour. Bien que sa propre expérience eût constamment battu en brèche cette notion, il la conserva toute sa vie […]37.

Pour Michel aussi bien que pour l’ensemble de la société de cette époque et sa morale, la sexualité féminine est un sujet tabou ; on préfère hypocritement la nier, penser qu’elle n’existe pas chez les honnêtes femmes qui accomplissent scrupuleusement leur devoir conjugal pour assurer la descendance de la famille. Fernande, comme toutes les femmes de son temps, a été élevée ainsi. Le mariage et les enfants consacreront sa vie de femme. Puis elle parachèvera l’accomplissement de ses fonctions terrestres en montrant à sa famille le modèle des vertus chrétiennes et en la maintenant dans une stricte orthodoxie catholique, comme les autres femmes de son milieu38. La vie de l’homme n’échappe guère au carcan des traditions mais éventuellement, il peut y avoir un peu d’imprévu dans sa vie ; pour la femme, la voie est tracée à l’avance et elle n’échappe pas à son destin qui, fréquemment, est abrégé par une mort précoce liée à la grossesse. Bien que la société du XIXème siècle ne voie pas les femmes seules et les célibataires d’un œil favorable, il en existe : tout d’abord, les veuves mais aussi les victimes de stratégies matrimoniales ; l’assistance aux vieux parents, souvent confiée aux filles cadettes, fait

36

Ibid., p. 742. Ibid., p. 919. 38 Ce schéma se vérifie dans la vie de Marie (Quoi ? L’éternité) pour qui l’érotisme n’est envisageable que chez les femmes publiques (p. 1218) et Eric (Le Coup de grâce) imagine Sophie mariée à Volkmar, tenant son rôle de maîtresse de maison et de mère de famille (p. 123). 37

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d’elles des exclues du mariage39. Dans la haute bourgeoisie, l’attrait insuffisant de la dot valait aussi condamnation à la solitude. Si la plupart des femmes acceptent leur sort sans trop de peine, peut-être n’en fut-il pas de même pour Fernande. Rien ne le prouve mais elle s’est peut-être moins facilement que d’autres coulée dans le moule de la tradition et du devoir. Le portrait qu’en trace Marguerite Yourcenar laisse percer quelques aspects assez peu conventionnels. Tout d’abord, la perspective de sa prochaine maternité la rendait-elle heureuse ? bien que ses relations avec ses sœurs fussent fort tendres, elle n’avait annoncé sa grossesse à celles-ci […] que le plus tard possible, ce qui n’est guère le fait d’une jeune femme exultant dans ses espoirs de maternité40.

Les malaises de la grossesse et l’inconfort qui résultent de son état ne font que s’ajouter à une angoisse imprécise mais bien réelle et à un sentiment de solitude dans l’épreuve dont elle sait bien que l’issue peut être fatale. Marguerite Yourcenar met en évidence ce qui pour beaucoup de femmes de cette époque, devait être le sinistre revers des “joies de la maternité” : la peur de mourir. Cela explique peut-être aussi la volonté exprimée par Fernande peu avant sa mort de laisser à sa fille le choix de devenir religieuse si d’aventure elle le souhaitait. Le couvent pouvait apparaître comme le seul moyen d’échapper à la fatalité du mariage et de la procréation41. Qu’elle n’ait pu envisager que l’enfermement dans un cloître comme alternative à la grossesse mortelle montre aussi combien le sort des femmes était dramatique. Car Fernande était déjà une femme relativement émancipée pour son temps, semble-t-il. On la trouvait originale, trop cultivée alors que d’après Marguerite Yourcenar, elle l’est bien peu et n’a pas beaucoup d’idées. Mais enfin, elle connaît un peu de latin, d’histoire, s’intéresse au grec et “une jeune personne qui a lu Thaïs, Madame Chrysanthème

39

Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 299. Marguerite Yourcenar, SP, p. 718. 41 Béatrice Didier dans l’article : “Le récit de naissance dans l’autobiographie : Souvenirs pieux”, in Marguerite Yourcenar Biographie, autobiographie, Actes du II colloque international, Valencia, octobre 1986, p. 143-157, explique qu’à travers l’accouchement de Fernande, Marguerite Yourcenar dénonce la condition féminine et peint la tragédie de la femme du XIXème siècle pour qui naissance signifie trop souvent mort. 40

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et Cruelle énigme n’est plus tout à fait mariable”42. Et en effet, à la fin du XIXème siècle, elle peut faire figure de jeune fille émancipée dans son milieu. Elle n’accepte pas l’idée d’un mariage arrangé comme cela se passait traditionnellement et elle voyage seule, accompagnée seulement de la Fraulein ; certes, elle ne se rend pas à Paris ni en Italie mais passer plusieurs étés et plusieurs automnes en excursion le long du Rhin ou du Neckar et en visites de villes allemandes constitue une “audace”43. Environ vingt-cinq ans avant sa fille, elle avait choisi de voyager, en compagnie de sa seule gouvernante, sans la tutelle d’une dame respectable d’un certain âge ou d’un homme. Elle s’apparente à l’image de la femme seule que présente l’historienne Cécile Dauphin : A partir de 1870, la figure de la célibataire heureuse de l’être, citadine, issue d’un milieu aisé, voyageuse, frottée de culture, tournant ostensiblement le dos aux rôles dévolus à la femme bourgeoise, s’affirme dans différents domaines […], ébauchant ainsi d’autres destins de femmes44.

Certes, ces voyages n’avaient rien de commun avec ceux des grandes voyageuses comme Alexandra David-Néel ou Jane Dieulafoy45 et elle ne s’illustre dans aucun secteur d’activités sociales mais sans doute se rapproche-t-elle de ces femmes aspirant à une vie personnelle et à l’émancipation qui “tentent une véritable “sortie” hors de leurs espaces et de leurs rôles”46, affirmant ainsi leur liberté. S’il était permis d’extrapoler et de laisser libre cours à l’imagination, on pourrait même se demander si Fernande ne se sentait pas quelques affinités avec les “féministes modérées” de son milieu social et si en se mariant, elle n’acceptait pas, faute de mieux, de se conformer aux usages et de devenir, à son tour, la traditionnelle mère de famille. Autrement dit, quand Marguerite Yourcenar écrit que Michel la “concède” à Fernande, peut-être Fernande agit-elle plus par concession à la représentation qu’elle se fait du mariage que par désir d’enfant. Cet ensemble de malentendus nés d’une aliénation de soi et de la soumission aux bonnes mœurs pourrait expliquer la réserve de Marguerite Yourcenar par rapport à sa mère, qui a tant fait couler 42

Marguerite Yourcenar, SP, p. 910. Ibid., p. 910-911 et 913 à 916. 44 Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 529. 45 Ibid., p. 562. 46 Ibid., p. 560. 43

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d’encre. Le cas de Fernande est assez singulier pour mériter d’être souligné, mais il révèle aussi que les mentalités commencent à évoluer. Même si sa vie est placée sous le signe de la tradition, elle présente aussi des aspects qui semblent beaucoup plus modernes et presque féministes. Les familles bien pensantes perpétuent des traditions que l’on croit immuables et opposent une résistance intransigeante à l’évolution des mœurs, comme de l’ordre social. Cependant, chez les jeunes, s’expriment des refus et des aspirations nouvelles. D’un côté, Michel ne supporte pas le poids de la famille ; de l’autre, Fernande, orpheline, commence à faire l’apprentissage de l’indépendance et découvre sans oser l’affirmer qu’elle peut avoir ses goûts et ses idées personnels. Education des garçons et des filles Dans la petite enfance, garçons et filles apprennent sensiblement les mêmes choses : politesse, contrôle de soi, bonnes manières, respect déférent des parents, de Dieu et de l’Église. L’apprentissage de la vie sociale et des bons usages présente la rigueur d’un dressage. Mais assez tôt, les rôles respectifs que joueront les hommes et les femmes impriment leur marque dans la formation. Tandis que les hommes sont destinés à bien gérer le patrimoine, à aviser aux mesures nécessaires suivant les fluctuations économiques, à prendre éventuellement des responsabilités politiques à l’échelle de la province, à jouer un rôle en partie public, les femmes, quant à elles, sont strictement confinées dans la sphère privée. Elles deviendront maîtresses de maison, à la tête d’une domesticité nombreuse, châtelaines respectées de tous “leurs gens”, pieuses, charitables mais toujours un peu hautaines et distantes, mères de famille vertueuses, soucieuses de leur progéniture. Encore ne s’agit-il là que de la vie courante, il faut compter avec les grands événements de la vie comme les naissances qui ont lieu à domicile : La naissance est un acte rigoureusement privé, et féminin […] La chambre commune, au mieux conjugale, en est le théâtre, dont les hommes sont

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exclus, médecin excepté […] Accoucher à l’hôpital est signe de pauvreté, plus encore de honte et de solitude …47

lit-on dans l’Histoire de la vie privée. En effet, Après le mariage, le temps de la vie privée est entièrement tourné vers l’enfant. Très vite, on espère une grossesse, on attend l’arrivée du bébé, on le baptise, on l’élève, puis on s’occupe de son éducation, de son instruction et de ses loisirs. Le rythme de vie de la cellule familiale se modèle sur son évolution48.

Le baptême puis la communion qui marquent les grandes étapes de l’appartenance à la communauté chrétienne fournissent l’occasion de réunir la famille et de consolider les liens. La maison, les enfants, la famille, le strict respect du dogme chrétien : tels sont les grands axes par rapport auxquels s’organise la vie de la femme bourgeoise. Il n’y a pas de surprise à attendre, tout est tracé d’avance et bien balisé. La moindre velléité d’indépendance par rapport à ce schéma est à peine imaginable et elle se heurterait à la réprobation générale. La femme de la bourgeoisie, vouée à ce rôle qui la confine dans la dépendance, n’a d’existence sociale que dans l’ombre de son mari dont elle constitue un auxiliaire – certainement précieux –. Elle constitue une espèce de cheville ouvrière indispensable quoique peu visible dans le processus de domination de sa classe sociale. Marguerite Yourcenar montre, surtout par l’exemple de sa famille maternelle, comment la naissance et la mort voisinent constamment, celle-ci survenant trop souvent comme conséquence de celle-là. L’Histoire des femmes rappelle qu’au XIXème siècle, la maternité s’achevait dans de nombreux cas par le décès : “Le taux élevé de la mortalité en couches et de la mortalité infantile transformait la maternité en une situation à risque, à la fois naturelle et effroyable” ; citant l’exemple de la Vénétie, dans la période 18391845, l’historienne Michela De Giorgio donne, pour un taux de natalité d’environ 40 pour mille, un taux de mortalité évalué à 31 pour mille et la mortalité infantile représentait plus du tiers des décès49. Il est donc bien évident, lorsqu’on observe de pareils nombres, que la mère de famille vivait avec la conscience permanente de la fragilité de 47

Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 152. Ibid., p. 246-248. 49 Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 237. 48

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la vie et que la mort apparaissait comme une fatalité qu’on ne pouvait oublier. Si l’on ajoute les décès des gens plus âgés de la famille, on se rend compte que la vie de la mère oscillait continuellement entre l’aspiration à la vie et le culte des morts, entre la foi dans la transmission de la vie et l’effroi de l’anéantissement. Cruel destin que celui de ces femmes constamment préparées au pire et qui ne trouvaient guère de réconfort que dans leur foi en Dieu ! Pour cela, point n’est besoin d’une excellente instruction mais plutôt de bons et solides principes. Aussi, est-ce cela que l’on inculque aux fillettes. Fernande, comme beaucoup d’adolescentes des meilleures familles, est envoyée au pensionnat des dames du SacréCœur de Bruxelles, autant pour parfaire son éducation que son instruction. L’enseignement général est sommaire mais la religion figure en bonne place et le pensionnat veille à renforcer les interdits qui pèsent sur tout ce qui est d’ordre charnel : “La crainte et l’horreur de la chair se traduisent par des centaines de petits interdits qu’on accepte comme allant de soi”, écrit Marguerite Yourcenar. Même dans un lieu où les adolescentes vivent ensemble tout le jour, règne la plus grande pruderie et la jeune fille bien élevée se présente d’abord comme un modèle de chasteté : La sensualité n’est pas présentée comme coupable, elle est vaguement sentie comme malpropre, incompatible en tout cas avec la bonne éducation50.

Comme le résume ailleurs Marguerite Yourcenar, “l’ignorance était pour les filles une part indispensable de la virginité” et tout ce qui touchait au centre du corps féminin était “affaire aux maris, aux sagesfemmes et aux médecins”51. Cette dépossession de son corps symbolise bien la dépossession d’elles-mêmes infligée aux femmes. Malgré une évolution due en particulier à la science médicale, au XIXème siècle, dans certains milieux très imprégnés de ferveur religieuse, subsiste encore la notion de l’antagonisme complet entre le corps et l’esprit. Le corps, cette enveloppe mortelle destinée à pourrir, est le lieu du péché, qui compromet le salut de l’âme et son élan vers la vie spirituelle. Aussi convient-il d’en maîtriser les pulsions et instincts naturels qui font peur, en particulier chez la femme, que l’on 50 51

Marguerite Yourcenar, SP, p. 896. Ibid., p. 718.

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perçoit comme une créature ambiguë, double et inquiétante : aussi bien Vierge Marie, mère auréolée de toutes les vertus que fille de joie, pécheresse impudique. Dans l’Histoire des femmes, Anne Higonnet résume ainsi l’état d’esprit du XIXème siècle : les images de madones ou de tentatrices […] organisaient la féminité autour de deux pôles : l’un normal, ordonné et rassurant, l’autre déviant, dangereux et séducteur. Autour du premier régnait la vertu domestique ; autour du second sévissaient les prostituées, les femmes exerçant un métier, les activistes et la plupart des ouvrières ou des femmes de couleur52.

Naturellement, dans toute bonne famille chrétienne, on apprend aux jeunes à discipliner le corps, à le soumettre aux injonctions de l’âme et de ce point de vue, l’adolescence constitue un moment crucial pendant lequel les jeunes garçons ne sont guère moins surveillés que les filles ; la masturbation et les pratiques homosexuelles que l’on imagine inhérentes à la vie en internat sont la hantise des familles. Or, la préparation du baccalauréat qui implique souvent de passer quelques années dans un établissement éloigné du domicile parental caractérise le parcours traditionnel du jeune héritier. L’enjeu n’est pas le même pour les filles ; assez souvent, elles aussi effectuent un petit séjour dans un pensionnat mais il ne s’agit que d’y “parfaire leur éducation morale et mondaine, acquérir ces “arts d’agrément” destinés à les rendre attrayantes dans les salons matrimoniaux”53. Instruction et diplômes sont inutiles pour les futures maîtresses de maison bourgeoises ; il leur faut seulement acquérir la parfaite maîtrise des usages du monde. Plus encore que chez les garçons, la vigilance était extrême dans les internats : A l’intérieur du dortoir du pensionnat, une sœur est là pour veiller à la “modestie” du lever et du coucher […] Le règlement des maisons dirigées par les ursulines prescrit aux filles de rester toujours en vue de plusieurs camarades. Les médecins, quant à eux, conseillent d’éviter la chaleur et la moiteur du lit ; ils proscrivent l’édredon et le trop grand nombre de couvertures, et dictent la posture du sommeil54.

On imagine sans peine que dans un tel climat de suspicion à l’égard du corps et de l’éveil de la sexualité, l’hygiène est un chapitre que l’on 52

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 304. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p.165. 54 Ibid., p. 454. 53

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n’envisage pas sans réticences. D’une part, l’absence d’eau courante et de tout-à-l’égout rendent la toilette aléatoire et on se contente la plupart du temps de se laver les mains et le visage ; d’autre part, la pudeur crée un obstacle majeur aux soins du corps : “laver le corps avec trop de complaisance passe pour du libertinage, surtout la toilette intime”55 et les mentalités n’évoluent que très lentement ; c’est seulement avec l’amélioration du confort domestique et les progrès de la médecine que l’habitude de la propreté corporelle entrera dans les mœurs. Et il faudra encore bien plus de temps pour que la sexualité de la jeune femme soit perçue comme moralement tolérable ; c’est pourquoi l’historienne Yvonne Knibiehler écrit dans l’Histoire des femmes que La jeune fille n’est pas un être “naturel” : pubère entre douze et quinze ans, elle ne se marie en général qu’au delà de vingt ans ; ce délai imposé par la société contrarie la nature. Pour la faire attendre sans trop de contrainte, le meilleur moyen est de retarder l’éveil du désir, en occultant toutes les réalités charnelles du sexe. La fille “pure” ne sait rien et ne soupçonne rien. A ce compte, la virginité n’est plus une vertu chrétienne, et d’ailleurs les pères et maris libres penseurs y tiennent autant que les dévots ; c’est un label à l’intention du futur époux56.

Les enquêtes conduites par les historiens sur l’histoire des femmes et du corps féminin confirment tout à fait ce que Marguerite Yourcenar révèle de la vie de ses ancêtres ; même les questions qu’elle se pose au sujet de la nature précise de l’amitié qui lie Fernande et Jeanne au pensionnat religieux à Bruxelles sont évoquées par Yvonne Knibiehler. L’internat représentait dans la vie des jeunes filles un moment de liberté par rapport à l’étroite surveillance familiale et l’occasion d’avoir sa vie affective personnelle, affranchie du cadre fixé par la famille. C’est ainsi que Beaucoup d’adolescentes découvraient au pensionnat la joie des compagnes, la fraternité au féminin. Il n’était pas rare que deux cœurs juvéniles se lient d’une amitié passionnée, deviennent inséparables, échangent des serments, des portraits, des cheveux tissés ou tressés, des anneaux, des bracelets, symboles d’éternelle affection. Dans les couvents

55 56

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 405. Ibid., p. 408.

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catholiques, une surveillance vigilante empêchait les “pratiques coupables” mais ne freinait pas les épanchements sentimentaux57.

En revanche, dans les pays anglo-saxons, la liberté semble avoir été totale, favorisant ainsi l’intimité entre les jeunes filles. On peut supposer que Fernande et Jeanne entretenaient au pensionnat une amitié fondée sur des affinités de cœur mais l’interrogation de Marguerite Yourcenar n’a rien de déplacé puisque même pour les filles, l’internat pouvait être le lieu des premiers émois sexuels. Il faut noter une évolution des mœurs à la fin du XIXème siècle avec l’apparition du flirt : “Au sein des familles bourgeoises de la fin du siècle, le flirt des jeunes gens modifie les procédures de la sexualité d’attente”58 et préfigure les bouleversements à venir. Conciliant virginité, pudeur et expression muette du désir, le flirt permet à la femme de prendre conscience de sa sensualité et de s’initier discrètement sans se compromettre aux réalités de la vie sexuelle. Entre le début et la fin du XIXème siècle, la perception du corps se modifie au sein de la bourgeoisie et même si le statut de la femme apparaît immuable et prisonnier d’un carcan rigide, l’étau se desserre un peu, les pressions commencent à se relâcher et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’en dépit de son éducation très traditionnelle, Fernande représente déjà une femme un peu émancipée. Néanmoins, au XIXème siècle, les femmes appartiennent à la famille, à leur mari, à l’Église mais elles n’existent pas en tant qu’individus. Elles se vouent aux autres et aux institutions qui assurent l’ordre et la pérennité des choses. Garante du patrimoine, la famille l’est aussi de la bonne santé de la descendance. En effet, dans la seconde moitié du XIXème siècle, notamment, les “mythologies de l’hérédité” développées par les médecins comme par les romanciers, la peur des grands “fléaux sociaux” – tuberculose, alcoolisme, syphilis –, la terreur des “tares” transmises et du sang “avarié” érigent la famille en maillon dont la fragilité requiert vigilance […] Temple de la sexualité ordinaire, la famille nucléaire érige des normes et disqualifie les sexualités périphériques59.

57

Ibid., p. 425. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 546. 59 Ibid., p. 115. 58

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Le couple, constitué pour la vie et fidèle, apparaît comme le moyen le plus fiable d’éviter les débordements et excès sexuels de toute nature et d’engendrer une lignée familiale saine. Est-ce le meilleur moyen de rendre les individus heureux ? On ne se préoccupe pas de cela. Sans doute n’est-il pas pire que d’autres et il a l’avantage de garantir en quelque sorte une saine gestion de la sexualité. La société bourgeoise y accorde une importance capitale, car la famille se situe “aux confins indécis du public et du privé”60. Même si la bienséance et le souci de respectabilité condamnent chez les garçons les mauvaises fréquentations et influences, ils ne sont pas soumis aux mêmes contraintes que les filles. Il est normal que Michel Charles d’abord, Michel ensuite soient initiés dès la fin de l’adolescence ou les premières années de la vie d’étudiant aux secrets de la sexualité. De plus, comme ils sont éloignés de la résidence familiale, on peut compter que rien ne filtrera de leur vie de jeune homme, même s’ils s’encanaillent un peu trop. L’initiation aux réalités de l’amour fait partie pour eux de l’apprentissage de la vie au même titre que les études et on peut même se demander si l’acquisition de diplômes n’est pas considérée comme plus secondaire que l’affirmation de son autorité et de sa virilité. Sans les deux dernières, il est difficile de réussir dans la société des hommes tandis que, si l’on en croit Michel, les premiers peuvent toujours s’acquérir, en substituant l’argent au travail. Bien que les jeunes garçons bénéficient d’une certaine tolérance sur le plan sexuel alors que les filles sont maintenues dans un état d’ignorance et d’absolue niaiserie, on ne peut pas parler de liberté quand la moitié de la population subit une censure intégrale. Mais ainsi que le constate Marguerite Yourcenar vers la fin des années 70, dans ce domaine, les difficultés ne se résolvent pas facilement. nous avons tous cru vers l’âge de vingt ans que si on supprimait certaines contraintes sexuelles, les choses d’elles-mêmes s’amélioreraient. Or ces contraintes sexuelles ont été jusqu’à un certain point supprimées – j’avoue : mal supprimées. On n’a pas supprimé vraiment l’esprit d’hostilité ou de méfiance vis-à-vis de la sexualité. Mais enfin on a gagné sur certains points et on a cru que les choses allaient s’améliorer. Il ne me paraît pas qu’elles le soient61.

60 61

Ibid., p. 116. Marguerite Yourcenar, PV, p. 267 : entretien avec Bernard Pivot, septembre 1979.

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Certes entre le début du siècle et le seuil des années 80, l’évolution des mœurs sur le plan sexuel a été considérable et on a cherché à faire table rase de tous les tabous et interdits moraux. Mais cela suffit-il pour que les mentalités, façonnées par des siècles de morale rigoureuse, de dissociation entre l’esprit et la matière, de rejet du corps considéré comme le siège du mal et du péché, se transforment et fassent leur une conception harmonieuse de la sexualité ? Marguerite Yourcenar déplore que les choses aient changé sans pour autant devenir bien meilleures mais le phénomène était au fond prévisible. Le vote d’une loi donne des droits nouveaux, une liberté incontestable qu’il s’agit d’apprendre à utiliser – ce qui prend du temps – et les mentalités n’évoluent que très progressivement et lentement. En quelques décennies, Marguerite Yourcenar a pu voir les comportements se transformer radicalement mais l’état d’esprit des hommes et des femmes de la fin du XXème siècle n’est pas si fondamentalement différent de celui de ses parents. En ce qui concerne plus précisément l’instruction, nous avons vu ce que Marguerite Yourcenar dit de son grand-père. “Faire ses humanités” recouvre l’apprentissage de certaines notions, l’acquisition d’une culture générale somme toute assez limitée qui tient plus de la capacité à faire valoir ce que l’on a mémorisé qu’à penser bien et par soi-même. Quant aux filles, il suffit qu’elles ne soient pas complètement ignares. Cependant, il convient peut-être de nuancer un peu l’opinion de Marguerite Yourcenar. Michel n’a pas, semble-t-il, reçu une formation bien différente de celle de son père ; il a fréquenté le même type de bons collèges catholiques où il ne s’est pas montré un élève très studieux. Pourtant, dans la suite de sa vie, il a lu, enrichi sa culture, évolué et plus que tout, peut-être, il s’est chargé de l’instruction de sa fille dont il faut bien reconnaître qu’elle valait celle des meilleurs programmes. Donc, on peut penser que malgré tout, l’enseignement reçu par Michel était de nature à ouvrir l’esprit si l’élève montrait des dispositions. L’instruction de Marguerite Yourcenar elle-même mérite d’être évoquée à part, tout d’abord parce qu’elle est parfaitement atypique. A cette époque, l’instruction des jeunes filles reste réservée à un petit nombre d’élites. D’autre part, Marguerite Yourcenar n’a jamais fréquenté un établissement scolaire ; sa formation, variée et complète, a été dispensée par quelques précepteurs et surtout son père qui a su lui fixer les meilleurs programmes de lectures et discerner ce qu’il était bon de lui enseigner.

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Avant 1920, dans le milieu de Michel, on jugeait sensiblement comme du temps de Fernande et à part les livres de dévotion, peu d’ouvrages pouvaient être mis sans risques dans les mains des jeunes filles. Il suffit de voir la réaction horrifiée de Madame de S* (seconde épouse de Paul de Sacy) devant les lectures de Marguerite vers l’âge de 14-15 ans : c’étaient mes livres, rangés sur ma table de travail, qui provoquaient surtout l’irritation de la visiteuse, cette fois exprimée tout haut. Des dictionnaires grecs et latins, une édition juxtalinéaire d’un dialogue de Platon, un Virgile. On sait que le latin brave l’honnêteté, et le grec sans doute aussi. Michel faisait remarquer à la dame que le grec est la langue des Evangiles. Mais déjà la seconde Madame de S* avait remarqué La Cathédrale et L’Oblat d’Huysmans, dans lesquels je commençais à m’informer du vitrail et de la peinture du Moyen Age. Comme toutes les personnes incultes, elle jugeait d’un livre par un mot pris au hasard […] Elle tomba sur une conversation dans laquelle un personnage […] se plaignait d’avoir à manger “de la vache enragée d’âme”. La visiteuse eut une grimace justifiée (“Est-ce là la nourriture spirituelle que vous donnez à votre fille ?”). Barrès, homme de droite, la rassura, mais D’Annunzio et Fogazzaro étaient de nouveau des étrangers, et Tolstoï un homme qui joue au moujik62.

Ce passage donne un aperçu des lectures extrêmement variées de la jeune Yourcenar. Si les auteurs de l’Antiquité figurent en bonne place, ils n’évincent pas la littérature la plus récente, de différents pays et d’écrivains dont les opinions divergent. De plus, la littérature n’exclut pas l’histoire puisque Marguerite Yourcenar se documente en même temps sur l’art du Moyen Age. Il s’agit donc d’un enseignement extrêmement riche et d’une formation complète, propres à former une personne d’une vaste culture, à l’esprit ouvert et au jugement sûr. Or, cela est dû à Michel qui n’avait sans doute rien du pédagogue mais tout de l’esprit libre. Les enquêtes des historiens confirment que la réaction de Madame de Sacy n’avait rien d’étonnant : Pendant tout le XIXème siècle et au début du XXème, voire jusqu’après la Première Guerre mondiale, les lectures féminines font l’objet d’un contrôle attentif. Le roman représente le degré maximal du danger. L’Église va établir ses interdits selon un code moral d’inspiration rousseauiste63.

62 63

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1231-1232. Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 217.

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Aussi, une fervente catholique, qui observe au pied de la lettre les commandements et observations de l’Église ne peut-elle qu’être outrée par la diversité et la nature des ouvrages mis entre les mains de l’adolescente mais une telle censure, dont Michel a heureusement su ne pas tenir compte, s’opposait évidemment à l’instruction des jeunes filles. Dans les mentalités moins encore que dans d’autres domaines, il n’existe d’étanchéité entre deux siècles consécutifs. Nous avons vu que vers 1916-1917, Madame de Sacy juge toujours de l’éducation à donner aux filles d’après des critères typiques du XIXème siècle et l’état d’esprit de la grande bourgeoisie du XIXème siècle imprègne très fort le XXème siècle naissant. Il convient de se demander s’il n’y a pas malgré tout une évolution perceptible.

II Les valeurs de base de la bourgeoisie Cette classe possédante donne l’image d’un monde très statique qui, au mieux, s’adapte aux mutations financières, mais qui se refuse à envisager l’évolution du monde et qui perpétue ses traditions sur la base des mêmes préjugés. Il faut attendre la fin du XIXème siècle, voire les premières années du XXème siècle pour distinguer quelques fissures : l’accès de révolte de Michel et Fernande, chacun de son côté, la transgression de l’abbé Lemire. Au XIXème siècle, de tels comportements étaient sans doute inconcevables, tant les mentalités semblent conservatrices et oppressives. Conservatisme et grande méfiance des idées nouvelles Tant à Suarlée qu’à Lille, la Commune de Paris a fortement troublé les esprits et on a senti passer le vent de la révolution ; aussi sait-on gré aux Prussiens d’avoir été là pour remettre de l’ordre64. Cet événement creuse définitivement le fossé qui sépare Rémo des siens. Tandis que lui perd ses meilleurs compagnons dans la lutte aux côtés des insurgés, il constate que sa famille et d’autres Belges qu’il a bien connus se rallient à la cause des Versaillais. Ses intérêts l’éloignent de plus en plus des siens. S’intéresse-t-il aux sciences naturelles ? Il 64

Marguerite Yourcenar, SP, p. 795 et AN, p. 1096.

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côtoie le darwinisme. En matière de philosophie, tout tend à l’éloigner de la foi. Or, pour son milieu familial, Perdre la foi n’est pas seulement une catastrophe spirituelle, mais un crime social, une perverse rébellion contre les traditions instillées dès le berceau

et même après sa mort, personne ne le comprendra : Les théories matérialistes et les utopies radicales du jeune homme restent pour la mère bien-pensante et le prudent frère aîné les symptômes d’une maladie dont ils n’ont pas su opérer la cure65.

Dans son suicide, on refuse de reconnaître l’expression de la souffrance et du désespoir et tout cela est tellement inacceptable que tacitement, la famille s’accorde sur la thèse de l’accident. Quelques années plus tard, après l’avènement de la République, perdre la foi aurait toujours produit un très mauvais effet mais si le nouvel athée avait su rester discret et éviter tout prosélytisme, l’entourage aurait peut-être pu tolérer son attitude, sans la comprendre. En 1870, Rémo se retrouvait absolument seul, incompris de tous et rejeté à l’égal d’un malade mental incurable. Evoquant ses grands-parents maternels et leur nombreuse famille, Marguerite Yourcenar développe une idée qui lui est chère et condamne sans ménagement leur irresponsabilité par rapport à la procréation : Ni Arthur ni Mathilde ne prévoient qu’en moins de cent ans cette production humaine en série, pour ne pas dire à la chaîne, aura transformé la planète en une termitière, et cela en dépit de massacres tels qu’on n’en trouve que dans l’Histoire sainte. Quelques esprits plus perspicaces que M. Arthur ont pourtant prédit cet aboutissement sans toutefois en envisager toute l’horreur, mais Malthus n’est pour Arthur qu’un mot obscène : il ne sait d’ailleurs pas trop qui c’est. N’a-t-il pas pour lui les bonnes mœurs et les traditions de famille66 ?

Dans une famille aussi respectueuse des commandements de l’Église, les idées de Malthus et la notion de contrôle des naissances ne peuvent s’envisager. La force de la religion s’oppose au développement de telles idées nouvelles, de nature à favoriser rapidement l’émancipation 65 66

Marguerite Yourcenar, SP, p. 824. Ibid., p. 789-790.

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et la libération de l’homme, d’une part, et le refus du dogme, d’autre part. En dénonçant l’attitude de ses grands-parents, Marguerite Yourcenar fait implicitement le procès de l’Église qui, au XXème siècle encore, ne veut prendre en compte la gravité du problème de la surpopulation et préconiser la contraception. Mais elle laisse aussi entendre qu’il existe une responsabilité individuelle, qu’il appartient à tout individu conscient de mesurer les conséquences de ses actes et de savoir désobéir quand la sagesse et l’intérêt de l’humanité l’exigent. La soumission à Dieu, le respect de la loi religieuse ne peuvent excuser complètement, à ses yeux, l’indifférence et l’égoïsme de son grand-père. Respectabilité et souci des apparences Toutes ces grandes familles bourgeoises se montrent extrêmement soucieuses des apparences et de leur réputation. Il est essentiel de bien tenir son rang, de satisfaire à toutes les bienséances et de ne jamais déchoir. L’entourage de Noémi et le fonctionnement du château du Mont Noir en offrent de bons exemples. Tout d’abord, il s’agit de comprendre ce postulat initial : “Les mœurs comptent plus que les lois, et les conventions plus que les mœurs”67. C’est d’après ces codes que Noémi détermine qui elle invite et qui ne sera pas admis chez elle. Elle établit aussi une hiérarchie parmi ses domestiques. “Tout en haut de la hiérarchie, trône la femme de charge de la douairière, Mélanie, qui a les clefs et l’oreille de Madame, et que chacun fuit comme la peste”68. Devenir bonne d’enfant représente une promotion car cela dénote la confiance des maîtres. Qu’il s’agisse du fonctionnement de la maison elle-même ou des relations avec l’extérieur, la bourgeoisie observe une espèce d’étiquette rigoureuse ; elle se conforme à des usages établis et elle a le souci de ne pas déroger. L’impression dominante est celle d’un solide conservatisme. Nous avons vu que le père de Michel Charles considérait la fortune de Noémi comme mal acquise et qu’il n’en voulait pas pour son fils. La situation financière de ceux avec qui l’on a affaire est toujours l’objet d’un examen attentif, d’une évaluation précise qui “classe” l’individu et la famille constitue un milieu totalement clos, 67 68

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1196. Ibid., p. 1188.

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tellement soudé qu’on n’y peut faire entrer personne qui ne soit de même extraction. Est-ce seulement rancune personnelle de la part de Marguerite Yourcenar ? S’y ajoute-t-il une nuance de préjugé nobiliaire dont évidemment elle se défend ? Il faut admettre que le portrait de Noémi en fait un personnage au matérialisme borné, un peu différent des autres membres de la famille. On entrevoit chez elle la parvenue, la médiocrité devenue riche, la bourgeoise qui appartient à un monde où “avoir a pris le pas sur être”, selon la formule impitoyable de Marguerite Yourcenar qui n’hésite pas devant la caricature : Noémi a grandi dans un milieu où l’on tient les domestiques “à leur place” ; où l’on n’a pas de chiens, parce que les chiens salissent les tapis ; où l’on ne met pas de miettes pour les oiseaux sur les appuis de fenêtre, parce que les oiseaux salissent les corniches ; où, si l’on distribue des aumônes à Noël aux pauvres de la paroisse, c’est sur le seuil de la porte, de peur des poux et de la teigne69.

Il est vrai que la richesse de Noémi que Reine convoitait pour son fils est bien récente par rapport à celles de ces vieilles familles établies depuis des générations. Cette fortune, sans doute de mauvais aloi, provient en tout cas d’un “milieu” (comme le dit Marguerite Yourcenar) où il ne faut pas remonter loin dans la généalogie pour trouver des manants. Que Marguerite Yourcenar nous présente sa famille paternelle ou sa famille maternelle, on remarque dans les deux cas qu’il s’agit d’une espèce de clan. Reine préside son repas du dimanche où sont invités tous les parents. Un rituel tout semblable a lieu chez Mathilde et Arthur. L’“arrivisme social et mondain” n’existe pas ou pratiquement pas, dit Marguerite Yourcenar mais les relations familiales sont ce qui compte le plus. Chaque oncle, grandoncle, beau-frère, demi-frère, cousin issu de germain est quelqu’un qu’on connaît, fréquente et honore au degré exact que prescrit le lien de parenté, tout comme un jour on s’endeuillera pour lui dans de justes limites, pas plus et pas moins. En présence d’un défaut quelconque d’un membre du groupe, d’une maladie qui jetterait des doutes sur la santé de ses proches, empêchant ainsi des mariages, d’une indélicatesse ou d’un vice, la réaction commune est de s’en taire ou de nier, si le silence et la dénégation sont possibles ; s’il

69

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1060.

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y a scandale, d’abandonner l’individu en question, atteint pour ainsi dire de subite non-existence70.

De telles structures familiales ne préfigurent pas l’individualisme du XXème siècle. Ces liens très solides ne répondent pas à une solidarité rendue nécessaire par des situations parfois difficiles ; tant s’en faut. Il s’agit probablement d’un sentiment de classe, on appartient au même groupe social, on a les mêmes intérêts que l’on défend sur des territoires voisins ou contigus. Par conséquent, mieux vaut sans doute vivre en paix, établir implicitement entre soi une espèce de pacte de respect du statut de l’autre, moyennant quoi on s’assure de la réciprocité. On retrouve presque les termes du “Contrat Social” selon Rousseau ; cela permet à ces riches propriétaires de rester unis dans la défense de leurs biens au lieu de s’affaiblir à l’occasion d’hostilités stupides. Mais enfin, cette cohésion si forte et si stable ne se conçoit pas très bien sans quelque principe supérieur, plus puissant encore que les intérêts personnels, qui ordonne le tout et assure son bon fonctionnement. La religion joue certainement ce rôle de principe supérieur fédérateur. La puissance des valeurs religieuses Sans doute est-ce dans Souvenirs pieux que Marguerite Yourcenar étudie le mieux la place de la religion catholique dans la vie quotidienne de ses ancêtres. Arthur et Mathilde sont de “bons catholiques”, c’est-à-dire qu’ils ne font pas preuve d’un zèle particulier mais que leur vie est rythmée par les devoirs religieux comme celle de tous les catholiques de ce temps. Avent et Carême, Noël et Pâques, Toussaint et Jour des morts rythment la ronde des saisons et celle des fêtes de famille. La grand-messe le matin, les vêpres l’après-midi, le salut le soir à l’église du village, et les préparatifs de toilette faits pour s’y rendre, occupent une bonne partie des dimanches71.

Ajoutons à cela la messe basse quotidienne à l’église du village que Mathilde ne manque que rarement, la lecture d’un journal catholique, les œuvres de bienfaisance auxquelles on participe avec une générosité calculée et, bien entendu, les offices religieux liés aux 70 71

Marguerite Yourcenar, SP, p. 791-792. Ibid., p. 783.

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décès : il est évident que la religion constitue une espèce de centre de gravité de toutes les activités et occupations quotidiennes de la famille. Marguerite Yourcenar insiste sur le fait qu’il s’agit d’une forme de religion très simple, proche de la religion populaire : “l’instruction religieuse et les connaissances théologiques sont au plus bas, ces dernières d’ailleurs aussi peu encouragées par le clergé que les élans mystiques”72. On parle du Bon Dieu, qui se confond presque avec Saint Nicolas pour les enfants et de Jésus, qui revêt deux formes : l’enfant dans la crèche, et le martyr supplicié sur la croix. Des intellectuels comme Marguerite Yourcenar peuvent trouver regrettable que l’Église fasse si peu de cas des notions théologiques sur lesquelles elle se fonde et néglige complètement l’esprit du christianisme, au profit de quelques représentations, fortement personnifiées : le Bon Dieu, qui, dans sa toute bonté, ne châtie que lorsqu’il ne peut faire autrement et qui ne tolère le mal et la souffrance que parce que le monde est ainsi fait, l’attendrissant petit Jésus qui a froid dans l’étable avant de devenir le Juste, le Saint que les méchants persécutent et supplicient. Au lieu de proposer une théologie abstraite, complexe et rébarbative, l’Église offre une religion sensible au cœur de chacun et une pratique fréquente, régulière qui ne laisse pas aux fidèles le temps de s’éloigner et de penser en dehors d’elle. N’est-ce pas là l’essentiel au fond : être sans cesse présente parmi les croyants, aisément accessible pour mieux façonner leur état d’esprit et apparaître en toutes circonstances comme la voie du salut ? La religion fait figure de puissante armature sociale ; en s’adressant à la sensibilité, à l’affectivité, elle touche en particulier les gens simples mais nul n’est indifférent à l’émotion qu’elle sait si bien susciter. Ainsi, elle inculque la morale, oriente les pensées, influence les actes, réconforte et en fin de compte c’est vers elle qu’on se tourne en cas d’incertitudes ou de difficultés. Les enquêtes historiques notent aussi “la marque d’une féminisation progressive des fidèles”, les manuels de dévotion du XIXème siècle, à l’usage des mères de famille, incitent à privilégier l’amour de Dieu aux dépens de la peur […] L’Enfant Jésus de l’iconographie romantique était une image de souffrance, montrant un petit cœur entouré d’épines. Dans la seconde moitié du siècle, la Vierge

72

Ibid., p. 784.

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et l’Enfant deviennent des images de maternité plus familières, exemptes de douleur73.

Marguerite Yourcenar déplore la médiocrité de cette représentation religieuse. Sans doute faut-il y voir l’évolution de la sensibilité et aussi des idées sur l’éducation de l’enfant. Il est traité avec plus de tendresse, il n’est plus seulement une créature à discipliner mais un petit être à aimer et l’approche qu’on lui donne de Dieu se ressent de ce changement. Après l’évocation des offices du dimanche, Marguerite Yourcenar écrit : Ce catholicisme n’est pas encore tout à fait pour les classes possédantes le signe de ralliement et parfois l’arme offensive qu’il sera plus tard ; néanmoins, on est catholique comme on est conservateur, et les deux termes ne se séparent pas74.

L’osmose est presque parfaite entre l’Église catholique et la classe possédante. L’Église a besoin que se perpétue l’ordre social existant ; aussi ne ménage-t-elle pas ses efforts en direction de la bourgeoisie qu’elle veille à maintenir dans l’orthodoxie catholique tout en consolidant sa position de classe dominante. Mais sans le soutien de l’Église, la bourgeoisie sait bien que son pouvoir serait fragilisé. Aussi du haut en bas de la hiérarchie sociale, les mentalités sont-elles marquées par le catholicisme et la religion joue un rôle important dans la vie courante.

73 74

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 225. Marguerite Yourcenar, SP, p. 783-784.

Deuxième partie

Du factuel à l’universel

Chapitre 1 L’universalité et l’histoire contemporaine On constate que l’histoire contemporaine n’est pas absente de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, même si, comme elle le souligne, elle n’en fait pas son sujet de prédilection car le recul manque pour évoquer des événements encore récents et les passions ne sont pas toujours retombées. Mais il est évident que l’histoire du XIXème siècle et du début du XXème siècle constitue la trame du Labyrinthe du monde. D’autre part, ses entretiens et ses lettres montrent une femme qui s’intéresse aux événements de son temps et qui suit l’évolution de la société. Bien qu’après 1940, elle se soit beaucoup plongée dans l’histoire des siècles antérieurs, sa tendance constante à penser en termes d’universalité ne conduit-elle pas à superposer presque toujours passé et présent ? Nous examinerons d’abord dans quelle mesure l’histoire contemporaine n’est au fond que l’histoire des hommes en général puis dans un second temps, nous nous demanderons si l’histoire du passé ne nous renvoie pas une image du présent et si symboliquement l’histoire actuelle ne se dessine pas en filigrane dans les événements des siècles éloignés.

I L’histoire contemporaine, celle de l’homme en général Cycles politiques Si l’on prend l’exemple de Denier du rêve, on remarque que la dictature qui s’impose à Rome est assurément bien caractéristique du XXème siècle avec les moyens médiatiques mis en œuvre par le régime, le rôle joué par l’image qui véhicule une idéologie et en même temps la révèle. Mais Rome a déjà plusieurs fois fait l’expérience de la dictature et la Ville éternelle survit aux vicissitudes de l’histoire qui ne manquent pas au fil des siècles. Dès l’Antiquité, son destin est

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scellé. Aux périodes de liberté, de grandeur, succèdent les années de tyrannie, de pouvoir personnel parfois sanguinaire. Puis reviennent des périodes fastes. Tel est le cycle de la vie politique romaine. Le pouvoir fasciste de Mussolini, si tragique soit-il, n’empêchera sans doute pas Rome de survivre et de se relever encore une fois, après le désastre. A travers les Mémoires d’Hadrien et Denier du rêve, Marguerite Yourcenar met en évidence les successions de liberté et de tyrannie à Rome, comme si la République se dégradait peu à peu et aboutissait inévitablement à un régime dictatorial avant que les excès de ce dernier ne favorisent le retour d’un État où les droits des citoyens sont assurés. D’une manière un peu différente, le XIXème siècle en France offre une succession de régimes. Les légitimistes doivent accepter la monarchie de Juillet puis la République avant le retour d’un Bonaparte, comme on le constate dans Archives du Nord. Le cours de l’histoire s’impose avec une sorte de progression linéaire malgré quelques retours en arrière dans ce cas. La Restauration n’est guère qu’un ultime soubresaut de la monarchie absolue en train de mourir et inéluctablement, on s’achemine vers la République, même s’il faut encore subir des phases de régime autoritaire, tel le Second Empire. Globalement, on a un mouvement cyclique avec des alternances de pouvoir autoritaire et de démocratie balbutiante mais on discerne un mouvement en spirale qui ne reviendra jamais au point de départ, même s’il y a des reculs . Dans d’autres situations comme celle évoquée dans Le Coup de grâce, Marguerite Yourcenar met en évidence la succession des classes sociales. Les barons baltes sont chassés mais les classes sociales ralliées aux bolcheviques œuvrent-elles pour la justice ou seulement pour un profit personnel assez sordide ? Et que penser des troupes allemandes de ces corps francs qui viennent au secours des assiégés ? N’est-ce pas tomber de Charybde en Scylla ? Le pouvoir change de mains, une classe sociale à bout de souffle s’effondre, trop souvent remplacée par une autre, mue par l’avidité, le désir de vengeance mais totalement inexpérimentée sur le plan politique et incapable d’assurer la succession autrement que dans un formidable gâchis. Ainsi, malgré des changements de structures sociales, les difficultés et les misères se perpétuent et le déroulement des choses ressemble à un éternel recommencement. On remarque un processus semblable dans l’évolution et la transformation des fortunes.

L’Universalité et l’histoire contemporaine

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Cycles de la fortune L’histoire montre qu’au cours des siècles, progressivement, les situations de fortune se modifient sensiblement. Marguerite Yourcenar insiste sur cet aspect à propos des deux branches de sa famille. Au XVIIIème siècle, l’ascension de la bourgeoisie, parallèle au déclin de la noblesse, restreint de plus en plus les différences de richesses entre ces deux classes sociales. Puis l’essor de l’industrie, du commerce et de la banque relègue à l’arrière-plan les revenus provenant de la terre. Les puissants seigneurs de jadis se retrouvent déclassés s’ils n’ont pas eu l’intelligence de s’adapter aux temps nouveaux et dans le Nord de la France ou la Belgique, l’exploitation de la houille inaugure une nouvelle ère de prospérité : C’est l’emploi de la houille, de plus en plus commun à partir du XVIIIe siècle, qui a transformé peu à peu les fabriques encore à demi artisanales en grande industrie. Soyons sûrs que les premiers des gens de lignage qui découvrirent sous leurs idylliques, mais peu productifs, champs et pâturages la richesse houillère en éprouvèrent le même plaisir que le fermier du Texas ou le prince arabe qui s’avèrent de nos jours possesseurs d’un puits de pétrole1.

Plus tard, en effet, l’or noir devient la principale source de richesses, l’évolution est ininterrompue mais à chaque fois, le même cycle recommence et on assiste exactement au même phénomène. Quels que soient les détenteurs de la fortune, leurs réactions se ressemblent car les intérêts demeurent les mêmes : acquérir beaucoup, occuper les postes-clés dans la société et maintenir l’ordre afin que rien ne vienne troubler les avantages des mieux nantis. Finalement c’est la vie tout entière qui apparaît comme une éternelle répétition. Cycles de la vie Marguerite Yourcenar se montre très sensible au caractère identique et répétitif de la vie, même à quelques siècles d’intervalle. Les moyens techniques changent, les mentalités évoluent aussi, bien que très lentement, mais malgré cela, les hommes et les femmes accomplissent toujours les mêmes gestes, doivent effectuer les mêmes 1

Marguerite Yourcenar, SP, p. 755.

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besognes et agissent dans un semblable état d’esprit. Ainsi, fait-elle remarquer, y a-t-il beaucoup de différences entre son ancêtre Françoise Leroux et elle-même ? Les mêmes tâches ménagères requièrent leurs soins et elles s’en acquittent peu différemment malgré le temps qui les sépare. Évoquant Octave Pirmez dans Souvenirs pieux, elle rappelle qu’en 1879 ou 1880, il avait séjourné avec sa mère dans la ville côtière de Heyst et qu’elle avait retenu le nom de cette cité flamande pour y situer un épisode de L’Œuvre au Noir. C’était pure coïncidence puisqu’elle ignorait ce détail de la vie d’Octave mais “L’endroit, en 1880, n’avait guère dû changer depuis le XVIe siècle”2, écrit-elle et elle se prend à rêver à la permanence des choses et à l’analogie entre le personnage réel qu’elle n’a jamais connu, Octave, et le personnage imaginaire, plus âgé de trois siècles, Zénon. Dans Archives du Nord, méditant sur ses lointains ancêtres et sur ce qu’a été la Flandre dans le passé, Marguerite Yourcenar évoque le temps des Croisades et imagine le mouvement de la foule disparate en route vers Jérusalem, dans la poussière de l’Asie mineure ; et, avec une nuance de mélancolie, elle conclut : Tout a déjà été éprouvé et expérimenté à mille reprises, mais souvent sans avoir été dit, ou sans que les paroles qui le disaient subsistent, ou, si elles le font, nous soient intelligibles et nous émeuvent encore. Comme les nuages dans le ciel vide, nous nous formons et nous dissipons sur ce fond d’oubli3.

Nous n’innovons ni ne découvrons beaucoup, nous refaisons ce qui a déjà été fait par d’autres avant nous mais comme il n’est pas resté de témoignages accessibles, nous croyons notre expérience unique. Notre faible imagination, notre petite intelligence ne nous permettent guère de dépasser les frontières de notre moi et l’expérience de l’histoire est souvent à recommencer. Répétition de l’histoire Les conflits et guerres qui jalonnent l’histoire de l’humanité et se reproduisent inlassablement en tous temps et lieux montrent que le malheur et les désastres – pas plus que la bonne fortune – ne suffisent à rendre l’homme plus sage et raisonnable. Traitant des guerres de 2 3

Ibid., p. 878. Marguerite Yourcenar, AN, p. 973.

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Louis XIV dans les Flandres, Marguerite Yourcenar fait ce constat bien pessimiste : La terre guérit vite aux époques où l’humanité n’est pas encore capable de détruire et de polluer sur une grande échelle. Les hommes, eux, resserrent leurs rangs et se remettent à l’œuvre avec un zèle d’insectes dont on ne sait trop s’il est admirable ou stupide, mais le second adjectif semble mieux convenir que le premier, du fait qu’aucune leçon tirée de l’expérience n’a jamais été apprise4.

L’homme dispose d’une organisation physiologique plus complexe que l’insecte mais son fonctionnement ne diffère pas fondamentalement. Son système neuronal lui dicte de reconstruire après la destruction comme les fourmis qui se hâtent de réparer la fourmilière endommagée et de sauver larves et provisions. Les hommes sont et restent les mêmes et ainsi, l’histoire se répète sans que l’expérience du passé soit d’un grand profit, comme Marguerite Yourcenar l’avoue à Matthieu Galey : [...] je me sens pessimiste quand je constate combien la masse humaine a peu changé depuis des millénaires. Les plus grands réformateurs se sont généralement heurtés à cette quasi-impossibilité de changer l’homme, et leur leçon s’est généralement perdue après eux5.

A cette permanence de l’être humain, dont les comportements et réactions apparaissent peu malléables, peu susceptibles d’évolution, s’ajoute sa faible capacité d’entendement ; les leçons du passé sombrent dans l’oubli car il a la mémoire courte et, enfermé dans le présent, il se montre à peu près incapable d’anticiper l’avenir. Dès lors, il est en effet difficile d’être optimiste et on peut douter que le progrès soit possible, même simplement envisageable. Essence éternelle de l’homme ? L’ idée qui semble se dégager de cette notion d’universalité de l’être humain, c’est celle d’une essence éternelle de l’homme. Si l’on excepte le changement de décor, de cadre de vie et l’évolution des techniques, l’homme du XXème siècle vit presque comme l’homme 4 5

Ibid., p. 983. Marguerite Yourcenar, YO, p. 246.

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de l’Antiquité et du Moyen Age et qu’il s’agisse de ses comportements, de ses idées ou de ses sentiments, les différences sont imperceptibles. Cette conviction de Marguerite Yourcenar contribue sans doute à expliquer qu’elle récuse la notion de classe. En effet, si l’on admet que l’expérience de plusieurs siècles de l’histoire humaine n’enrichit pas ou à peine la connaissance des hommes et qu’elle se perd dans l’oubli, est-il logique de penser que chaque être humain appartient à une classe sociale qui le détermine et le façonne ? Sans doute intervient-elle mais beaucoup plus comme un hasard, un accident qui va donner une forme à un individu qui vit à une certaine époque, en un certain lieu que comme une appartenance profondément marquante6. La méthode d’approfondissement de l’histoire par Marguerite Yourcenar va concilier ce qui appartient à une époque spécifique et la quête de l’universalité par le biais de la “magie sympathique”. L’homme étant unique, on peut retrouver en soi ce que furent les pensées, les préoccupations de son semblable qui a vécu il y a plusieurs siècles, la condition sine qua non étant d’acquérir une parfaite connaissance de cette époque lointaine afin de pouvoir en quelque sorte s’immerger dedans. L’histoire de l’homme d’aujourd’hui fait écho à toute l’histoire humaine ; dans l’enchaînement des siècles, on distingue des variations mais toujours sur un même thème car l’homme étant unique et universel, l’histoire de l’un est celle de tous. Ainsi dans l’histoire du passé, on découvre aussi une image du présent.

6

Kajsa Andersson, “Marguerite Yourcenar ou le don de l’universalité” in L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1994, tome 1, p. 3 à 13, rattache la recherche de l’universel et l’aspiration à l’universel chez Marguerite Yourcenar à la conséquence d’un sentiment d’emprisonnement, emprisonnement de l’individu en soi, dans une famille, dans un groupe social, une société, une époque, etc…Cet aspect insupportable de la condition humaine, Marguerite Yourcenar le transcende par la recherche de l’universel, de tout ce qui dans l’individu lui-même le dépasse et appartient à l’humanité entière.

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II Passé : image du présent Les œuvres de la maturité : les Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au Noir et Un homme obscur mettent en scène l’histoire en se situant résolument dans le passé. Le Labyrinthe du monde mêle histoire récente et histoire plus éloignée ; Alexis ou le Traité du vain combat prend place dans une époque récente tandis qu’Anna soror renvoie au passé mais la place réservée à l’histoire n’est pas prédominante dans ces œuvres. Tous les textes ne présentent pas tout à fait le même intérêt pour la recherche d’un reflet du monde contemporain. Les Mémoires d’Hadrien Marguerite Yourcenar a eu l’occasion à maintes reprises de préciser pourquoi elle avait choisi de s’intéresser à l’empereur Hadrien et avec quelles intentions elle avait composé les Mémoires d’Hadrien. A Claude Servan-Schreiber, elle déclare en 1976 : Quand j’ai écrit Mémoires d’Hadrien, entre 1948 et 1951, la raison qui m’a ramenée à ce sujet, auquel je pensais depuis longtemps, était la préoccupation du Prince. Dans un monde qui se défaisait, était-il encore possible (avait-il jamais été possible ?) qu’un homme soit assez fort ou assez subtil pour retenir entre ses mains ce qui risquait de crouler ? Je choisis le passé pour obtenir une certaine perspective, pour éviter de tomber dans les illusions que crée toujours l’événement présent. Avec, bien entendu, le biais d’aujourd’hui, parce qu’il est clair que quelqu’un, moi ou un autre, qui aurait écrit Mémoires d’Hadrien en 1900 aurait fait quelque chose d’extraordinairement différent7.

L’essentiel des déterminations de Marguerite Yourcenar se trouve résumé dans ces quelques phrases. On trouve rappelés implicitement l’intérêt pour l’histoire et le choix, après 1940, de l’histoire révolue afin de disposer d’une documentation solide et neutre sur les faits et d’échapper à tout débat passionné et de parti-pris sur des événements encore récents. Par ailleurs, la réalité vécue par l’écrivain l’influence nécessairement dans sa création ; les Mémoires d’Hadrien, composés 7

Marguerite Yourcenar, PV, p. 178 et Marguerite Yourcenar, YO, chap. 15 : “Une malle et un empereur, histoire d’un livre”, p. 145 à 162. Tout au long de ce chapitre, Marguerite Yourcenar évoque les conditions de la composition des MH et le rôle que peuvent jouer les circonstances à un moment donné dans la genèse d’une œuvre.

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à l’orée du XXème siècle, n’auraient pas eu la même tonalité qu’en 1950, au lendemain de deux terrifiantes guerres mondiales. Marguerite Yourcenar mentionne aussi sa volonté de présenter un chef d’État avec ses préoccupations de Prince. Les “Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien” permettent de nuancer cette remarque. Lorsque Marguerite Yourcenar retrouve, après des années d’oubli, les ouvrages qui constituent les deux principales sources de la vie d’Hadrien, l’Histoire romaine de Dion Cassius et l’Histoire Auguste, elle constate qu’elle n’en fait plus la même lecture que durant sa jeunesse : Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l’intervalle enrichissait ces chroniques d’un temps révolu, projetait sur cette existence impériale d’autres lumières, d’autres ombres [...] Avoir vécu dans un monde qui se défait m’enseignait l’importance du prince8.

Quinze ou vingt ans plus tôt, Marguerite Yourcenar se serait attachée à l’homme Hadrien, doué d’une sensibilité particulière, qui aime, qui souffre, qui s’efforce de bien faire l’homme mais sans aller bien audelà ; après 1945, on peut dire que l’histoire contemporaine a influencé et enrichi l’histoire du IIème siècle ; elle ne perçoit plus seulement Hadrien comme un homme parmi les autres ; s’il reste toujours cela, il devient en plus un homme au-dessus des autres, sur lequel pèse la très lourde responsabilité du bonheur des autres. L’histoire du présent modifie la lecture de l’histoire du passé et introduit un éclairage différent sur certains aspects. De multiples raisons ont motivé le choix d’Hadrien et Marguerite Yourcenar s’en est expliquée plus d’une fois ; tout d’abord, elle découvre en lui un chef d’État exceptionnel, en raison de ses qualités personnelles : “il innove continuellement ou réforme sans cesse, avec une rare intelligence”9, déclare-t-elle à Matthieu Galey mais cela seul ne suffirait sans doute pas, il faut que se conjuguent les qualités d’un homme et celles du système politique. Or, dit Marguerite Yourcenar, Hadrien a régné à un moment où les institutions permettaient encore à un homme de valeur de réaliser de bonnes choses : le système dans lequel il se trouvait était encore assez souple, c’est-à-dire qu’il y avait encore des éléments politiques, des éléments républicains, qui 8 9

Marguerite Yourcenar, MH, carnets de notes, OR, p. 525 Marguerite Yourcenar, YO, p. 157.

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demeuraient très visibles dans l’Empire, des possibilités de s’appuyer sur le Sénat, ou de lutter contre lui ; il était à la fois chef suprême et renommé tous les ans ; ce n’était pas encore le monarque de type orientalisé des siècles suivants, bien que ce ne fût déjà plus l’homme politique sans cesse dans l’arène, comme aux derniers temps de la République10.

D’après Marguerite Yourcenar, Hadrien gouverne à un moment où l’Empire est encore tempéré par la présence d’un Sénat qui joue un rôle politique réel11 mais où l’on évite les désordres de la République, ce qui permet à un chef d’État actif et habile de donner la pleine mesure de sa volonté politique et de réaliser une œuvre utile et durable. Elle choisit l’empereur Hadrien pour ses qualités de bon Prince du IIème siècle mais aussi parce que cela lui vaut de devenir l’emblème du bon chef d’État du XXème siècle, voire au-delà . Souci de la paix L’un des soucis principaux d’Hadrien fut d’établir durablement la paix et sans doute peut-on dire que ce guerrier aguerri n’aimait pas la guerre. Dans sa jeunesse, à l’époque où Trajan succède à Domitien, il aime se retrouver dans l’armée ; cela signifie pour lui voyage, action, contacts avec les barbares, découvertes de contrées nouvelles et d’autres modes de vie ; il oppose l’aventure de la vie militaire à l’inertie de la vie romaine. Cependant, dès ce moment, s’efforçant d’analyser l’état des forces en présence et de privilégier la réflexion à l’action, il estime que la supériorité de Rome est telle qu’il serait possible d’épargner les dépenses militaires et de parvenir à ses fins par la diplomatie12. Il se laisse quelquefois griser par la victoire militaire, fait preuve d’une audace insensée en partie par vanité mais malgré l’ambition et le goût de l’exploit héroïque, assez rapidement il retrouve le sens critique de l’observateur impartial. Son expérience de gouverneur en Pannonie pendant près d’une année lui montre l’envers de la victoire et lui enseigne des réalités terribles qu’il n’oubliera jamais. Il trouve tout d’abord une région dévastée où sévissent des 10

Ibid., p. 156. Les recherches de Rémy Poignault ont révélé de légères inexactitudes dans ce passage des Mémoires d’Hadrien. En effet, du temps d’Hadrien, le Sénat est désormais soumis et la puissance tribunicienne de l’empereur fait l’objet d’un renouvellement automatique tous les ans. 12 Marguerite Yourcenar, MH, p. 321. 11

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bandes difficiles à neutraliser, où la population paysanne épuisée par des années de guerre, risque de rejoindre le camp des barbares et où la victoire a eu les effets les plus pernicieux sur l’armée romaine. La discipline s’est complètement relâchée, le laisser-aller et la paresse gagnent peu à peu l’armée. Le discernement et l’autorité du jeune général permettent seuls d’éviter le pire, il prend les mesures nécessaires sans fléchir, sanctionne, châtie, condamne à l’exécution et parvient à ce prix à rétablir l’ordre. Mais il lui faut subir d’incessantes escarmouches, onéreuses en vies humaines, où la pire sauvagerie se donne libre cours et Hadrien déplore avec amertume le gaspillage inutile occasionné par la guerre. Aussi, lorsqu’il rentre à Rome, “couvert d’honneurs”, en ayant momentanément rétabli l’ordre à la frontière, il ne savoure guère cette victoire au goût amer, qui a souvent ressemblé à une sale besogne et qui l’a vieilli13. Désormais, Hadrien a la certitude que la politique de conquête de Trajan conduit à terme au désastre : je rêvais d’une armée exercée à maintenir l’ordre sur des frontières, rectifiées s’il le fallait, mais sûres. Tout accroissement nouveau du vaste organisme impérial me semblait une excroissance maladive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisie dont nous finirions par mourir14.

L’emploi de termes médicaux qui désignent des maladies souvent mortelles, montre assez qu’Hadrien voit dans l’extension illimitée de l’Empire la cause de sa ruine future. Aussi réfléchit-il déjà, avant de devenir empereur, à la politique à mettre en œuvre pour consolider les frontières mais limiter les conquêtes et pallier les inconvénients des guerres incessantes entreprises par Trajan. Car il comprend bien aussi que Trajan vieillissant ne renoncera pas à la guerre et qu’il usera ses dernières forces dans la poursuite de sa chimère favorite. Lorsqu’il accède à l’Empire à quarante ans, son premier souci consiste à rétablir la paix sans toutefois, précise-t-il, s’“assujettir à un système”, c’est-àdire que si toutes les solutions sont épuisées et qu’il n’existe de recours que dans la guerre, il s’y résout mais autant qu’il le peut, il choisit la paix. Ainsi, se trouve-t-il, déjà âgé, engagé dans la guerre de Judée, longue et difficile, qu’il assimile à un échec personnel.

13 14

Ibid., p. 339 Ibid., p. 341

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Je n’avais pas su trouver les paroles qui eussent prévenu, ou du moins retardé, cet accès de fureur du peuple ; je n’avais pas su être à temps assez souple ou assez ferme15,

reconnaît-il, admettant que son analyse politique et son sens de la diplomatie ont été pris en défaut, faute de clairvoyance et de prudence. Ce conflit, qui ne présente pas la légitimité d’une guerre défensive, que l’on ne peut même pas tenter de justifier au nom d’une conquête considérée comme vitale, est uniquement fondé sur la répression ; il s’agit de mater la révolte d’un peuple colonisé, qui oppose une résistance farouche. Cette guerre de Judée se révèle donc très vite extrêmement dure à tous points de vue et lorsque Hadrien obtient enfin la victoire, c’est sans grande illusion par rapport à l’avenir et avec une réelle lassitude de la lutte armée. Souci de l’économie En donnant de l’empereur Trajan l’image d’un chef d’État qui poursuit tout au long de son règne une politique de guerres et de conquêtes, Marguerite Yourcenar ne trahit pas les témoignages historiques ; et elle ne déforme pas non plus la vérité en faisant de son successeur Hadrien un partisan de la paix16. Cette volonté d’apaisement et de sécurité aux frontières doit permettre de rétablir une économie saine et de se consacrer au bien public. Déjà, en tant que gouverneur de Pannonie, il avait pu constater combien un pays ravagé par la guerre et où les habitants étaient soumis à toutes sortes de privations devenait difficilement gouvernable et risquait à tout moment de replonger dans le chaos. La paix entraîne la santé de l’économie et inversement, quand les besoins humains sont satisfaits et que les hommes ne s’inquiètent pas pour le lendemain, ils vivent en paix. Hadrien comprend tôt qu’au fond les hommes n’aspirent qu’à vivre dans la sécurité et qu’ils ne deviennent belliqueux que sous l’effet de la souffrance ; mais une fois engagés dans l’engrenage de la violence et du désordre, ils reprennent difficilement les bonnes 15

Ibid., p. 472 Rémy Poignault, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, littérature, mythe et histoire, 2 tomes, Bruxelles, Latomus, 1995, écrit que la recherche de la paix par Hadrien est attestée par les documents (p. 789) et il précise qu’Hadrien a favorisé une politique d’Etats-clients et de consolidation des frontières plutôt que de conquêtes (p. 796).

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habitudes. Dès qu’il accède à l’Empire, Hadrien manifeste sa bonne volonté en rétablissant la paix, quitte à renoncer à certaines conquêtes, plus dangereuses qu’avantageuses et aussitôt le commerce reprend entre l’Inde et l’empire romain : les oasis se repeuplaient de marchands commentant les nouvelles à la lueur de feux de cuisine, rechargeant chaque matin avec leurs denrées, pour le transport en pays inconnu, un certain nombre de pensées, de mots, de coutumes bien à nous, qui peu à peu s’empareraient du globe plus sûrement que les légions en marche. La circulation de l’or, le passage des idées [...] recommençaient au-dedans du grand corps du monde ; le pouls de la terre se remettait à battre17.

La reprise des échanges commerciaux marque le retour à une situation normale, l’activité suspendue par la guerre repart et les hommes retrouvent un but et une fonction sociale ; outre le gain immédiat, mesurable très rapidement, Hadrien a une perception à plus long terme et que l’on peut qualifier de très moderne. Le commerce florissant favorise les échanges de marchandises nécessaires à ceux qui ne possèdent pas certains produits mais en plus, il permet aux hommes d’apprendre à se connaître, de communiquer, d’emprunter des idées, du vocabulaire, etc.... et Hadrien voit très bien le parti à tirer de cela pour la diffusion de la civilisation romaine. Plus que par les armes et la terreur, Rome étend son influence par les échanges pacifiques. La mission de Rome s’accomplit dans de bien meilleures conditions à tous points de vue. Hadrien essaie aussi de s’attaquer à des maux plus profonds ; le contraste entre les gens très riches et ceux qui vivent dans l’extrême pauvreté n’est pas le signe d’un État bien organisé ; il veut enseigner aux riches à accroître leur fortune dans l’intérêt de la communauté et pas seulement pour le profit de leurs héritiers ; il ne tolère plus les terres laissées en jachère ou cultivées au hasard, sans souci du bien public et il en est de même pour les exploitations minières. Il lutte sans merci contre les intermédiaires qui pullulent dans les villes et constituent des parasites dangereux pour ceux aux dépens de qui ils vivent et également pour l’État. La santé de l’économie implique aussi que la monnaie soit saine, l’inflation contrôlée, la spéculation châtiée ; par conséquent, la promulgation des lois nécessaires s’impose et il 17

Marguerite Yourcenar, MH, p. 359-360

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s’agit qu’elles soient respectées. Hadrien s’attaque résolument à ce vaste chantier et il a la satisfaction de constater que : Nos vieilles provinces sont arrivées dans ces dernières années à un état de prospérité qu’il n’est pas impossible d’augmenter encore, mais il importe que cette prospérité serve à tous, et non pas seulement à la banque [...] ou au petit spéculateur18.

Prospérité de l’État, au service du public, et non pour le seul profit de quelques-uns : tel est en somme le programme d’Hadrien qui a nettement conscience que dans ces conditions, l’Empire est stabilisé et peut le rester plusieurs années. Mais la marge de manœuvres est étroite : les choses évoluent constamment et pour être et rester un bon chef d’État, il faut sans cesse apprécier la situation, la juger sainement, prendre les décisions qui s’imposent et les faire respecter de tous. Cela demande beaucoup de lucidité et de courage. Aussi, comme un État tel que l’empire romain ne peut être gouverné par un seul homme, l’empereur doit impérativement s’entourer d’hommes de grande valeur, qu’il s’agisse des conseillers, des proches d’Hadrien qui participent à la prise de décisions ou des fonctionnaires chargés de leur application. Le pouvoir L’organisation de l’État, sa représentation constitue un chapitre auquel Hadrien a prêté la plus grande attention : Une portion de ma vie et de mes voyages s’est passée à choisir les chefs de file d’une bureaucratie nouvelle, à les exercer, à assortir le plus judicieusement qu’il se peut les talents aux places, à ouvrir d’utiles possibilités d’emploi à cette classe moyenne dont dépend l’État19.

Cette tâche essentielle, qui incombe à l’Empereur, requiert un jugement sûr, une parfaite impartialité, le courage, une autorité incontestée et aussi la reconnaissance des services rendus. Il faut un homme presque parfait pour réunir tant de qualités mais si le chef d’État ne sait pas choisir ses adjoints, inévitablement le pays est appelé à en souffrir. Assuré de la bonne marche de l’État et du bon 18 19

Ibid., p. 378 Ibid., p. 380

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fonctionnement de l’économie, Hadrien peut ainsi s’employer à d’autres tâches : les voyages par exemple qui lui permettent de vérifier par lui-même ce que l’empereur ne doit pas ignorer et de prévoir des aménagements de sites ou de villes. La politique d’Hadrien est tout au long de son règne marquée par la cohérence et la maîtrise. Il comprend immédiatement qu’un Empire aussi étendu doit être gouverné à la fois avec une très grande fermeté et de la souplesse. Pour assurer l’ordre et l’unité, une forte centralisation administrative s’impose mais en même temps, pour maintenir sous la même tutelle des régions aussi différentes que la Bretagne et la Palestine ou l’Égypte, il faut respecter les particularités régionales ; les provinces doivent donc bénéficier d’une autonomie suffisante, sous la houlette de gouverneurs bien formés, sérieux et efficaces. Hadrien met en place un pouvoir fort, impérial assurément mais réfléchi, éclairé, exercé par des hommes compétents, dévoués à la chose publique, lui-même étant en quelque sorte le chef de file de ces serviteurs de l’État20. Il se consacre à sa fonction, connaît les problèmes, n’hésite pas à se rendre sur place avant de prendre des mesures ; la paresse, l’ambition personnelle effrénée et la corruption ne sont pas tolérées. Principe de réalité Prince humaniste, éclairé, Hadrien veut construire un Empire solide, qui soit le creuset d’une civilisation florissante et qui fasse le bonheur du plus grand nombre d’hommes ; cependant il sait aussi tenir compte du principe de réalité et n’hésite pas si cela lui paraît nécessaire à agir avec la plus extrême rigueur, pratiquement en tyran. Les ennemis ne lui manquent pas au début de son règne et sa vie même est menacée. Il demande à son ancien tuteur Attianus de prendre rapidement des mesures et celui-ci fait exécuter le même jour les quatre ennemis déclarés d’Hadrien. Apprenant la nouvelle, 20

Rémy Poignault, op. cit., définit Hadrien comme un “citoyen du monde”, p. 843 et sq. et dans l’article “L’Empire romain figure de l’universel dans Mémoires d’Hadrien” in L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, t. 2, Tours, SIEY, 1995, il insiste sur le fait que le rôle de Rome doit consister à développer les valeurs de l’hellénisme dans l’Empire, p. 215-216. Hadrien est conscient qu’il faut tenir compte des particularismes locaux mais tout cela doit s’intégrer dans un vaste projet commun, qui se fixe des valeurs universelles, empruntées à la Grèce. La Pax Romana, c’est la paix dans un monde régi par l’humanisme de la Grèce que Rome a fait sien.

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l’empereur devrait se réjouir d’être ainsi débarrassé des trublions mais la consternation l’emporte ; il voit déjà son règne placé sous le signe du crime, comme certains de ses prédécesseurs et a le sentiment que son destin d’homme public lui échappe déjà : Le Sénat, ce grand corps si faible, mais qui devenait puissant dès qu’il était persécuté, n’oublierait jamais que quatre hommes sortis de ses rangs avaient été exécutés sommairement par mon ordre ; trois intrigants et une brute féroce feraient ainsi figure de martyrs21.

Il ne prévoit que des suites funestes ; aussi est-ce avec un profond ressentiment qu’il convoque Attianus qui a prévu toutes les conséquences : [...] il me demanda posément ce que j’avais compté faire des ennemis du régime. On saurait, s’il le fallait, prouver que ces quatre hommes avaient comploté ma mort ; ils avaient en tout cas intérêt à le faire. Tout passage d’un règne à un autre enchaîne ses opérations de nettoyage ; il s’était chargé de celle-ci pour me laisser les mains propres. Si l’opinion publique réclamait une victime, rien n’était plus simple que de lui enlever son poste de préfet du prétoire22.

Et en effet, tout se passe comme l’avait prévu Attianus, sa disgrâce momentanée suffit à calmer les esprits, Hadrien est officiellement mis hors de cause et, comme le lui fait dire Marguerite Yourcenar : “l’or vierge du respect serait trop mou sans un certain alliage de crainte”23. Bien vite, Hadrien apprend, grâce à Attianus, qu’en politique, il faut quelquefois ne s’embarrasser ni de scrupules ni de sentiments et faire fi de la morale ordinaire. L’intérêt de l’État passe avant tout et pour cela, on peut aller jusqu’au crime. On reconnaît là les principes, bien postérieurs, de Machiavel. Cet enseignement brutal qui inaugure le règne d’Hadrien lui restera en mémoire. Quoiqu’il n’entende pas se rendre esclave des lois et qu’il considère qu’il convient d’en suivre l’esprit plutôt que la lettre, il se dote d’un code complet qu’il peut faire appliquer sans ménagements si l’intérêt général l’exige. Marguerite Yourcenar pense que fatalement, tout homme d’État se résigne assez vite à voir mourir des hommes autour de lui :

21

Marguerite Yourcenar, MH, p. 363 Ibid., p. 364 23 Ibid., p. 365 22

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle [...] tout homme d’État est amené d’ailleurs assez vite, tragiquement, je le veux bien, à ce genre d’indifférence. Enfin, peut-être pas tout homme d’État. Je ne réponds pas de tous les hommes d’État. Mais dans le cas d’Hadrien, je pense que le pragmatisme l’a emporté24.

Dans certains cas, sans doute peut-on alléguer la cruauté mais la plupart du temps, la nécessité et la raison d’État seules importent. En revanche, Hadrien se montre relativement tolérant à l’égard des chrétiens, sans doute parce qu’il ne voit pas en eux un danger pour l’Empire mais enfin son règne ne figure pas parmi les plus durs à leur égard. Au travers des Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar trace un tableau très complet et juste25 du règne de cet empereur du IIème siècle mais en outre, on peut dire qu’elle nous offre une sorte de “manifeste politique”. Elle présente un Prince idéal, intelligent, conscient de ses responsabilités, combatif et courageux ; or elle fait prononcer cette phrase amère à Hadrien : l’expérience démontre qu’en dépit de nos soins infinis pour choisir nos successeurs, les empereurs médiocres seront toujours les plus nombreux, et qu’il règne au moins un insensé par siècle. En temps de crise, ces bureaux bien organisés pourront continuer à vaquer à l’essentiel, remplir l’intérim, parfois fort long, entre un prince sage et un autre prince sage26.

Bien loin d’être un chef d’État ordinaire, Hadrien est une figure exceptionnelle et la plupart du temps, les hommes sont gouvernés par des chefs d’État médiocres, voire irresponsables. Dans ces mauvaises périodes, apparaît l’intérêt d’une excellente organisation administrative. Elle permet de neutraliser, au moins d’atténuer, les effets des inconséquences du chef suprême et elle représente une permanence de l’État qui pallie les insuffisances du moment. Hadrien sait que des institutions saines et solides résistent assez longtemps, il 24

Marguerite Yourcenar, YO, p. 153 Rémy Poignault dans sa thèse, op. cit., ne relève pas de contradictions entre le personnage yourcenarien et l’empereur réel ; il signale seulement quelques nuances, le futur empereur était moins pacifiste lors des guerres parthes que l’Hadrien yourcenarien (p. 775-776) ; d’autre part, elle a tendance à amplifier l’aspect humanitaire -réel- d’Hadrien et elle en fait un personnage plus “moderne” (par exemple avec les mesures en faveur des femmes). Mis à part quelques détails de ce genre, elle ne trahit pas l’histoire. 26 Marguerite Yourcenar, MH, p. 380 25

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faut donc les mettre en place de façon à bénéficier de leurs avantages dans les temps de crise. Certes, le bon prince voit au-delà de son bref passage au sommet de l’État et pense à éviter les catastrophes dans l’avenir. Il n’en reste pas moins qu’il faut toujours compter avec une succession de Princes incompétents. Parallélisme avec le XXème siècle A. La fin de la guerre Le Prince idéal qu’incarne Hadrien songe d’abord à la paix ; bien que formé à la discipline militaire, vaillant soldat, brillant chef d’armée, amateur de la vie de camp à laquelle il trouve des charmes, il éprouve de l’aversion pour la guerre. Ce rejet est sans doute d’autant plus intéressant qu’il vient d’un homme qui sait en quoi consiste la guerre, qui l’a faite, qui n’en a jamais beaucoup souffert mais qui a eu plusieurs fois l’occasion de l’observer de près. Quand il dresse le bilan, Hadrien le trouve bien négatif. La guerre coûte cher, sur le plan humain et sur le plan économique. Elle exige de l’argent qui, consacré à la destruction, est donc gaspillé purement et simplement. Là où elle sévit, elle laisse des régions dévastées et des gens réduits à la misère. En bien peu de temps, elle efface toute trace de civilisation, tout homme en guerre est un barbare, qui s’affranchit des lois humaines les plus élémentaires, elle instille la haine, la méfiance au cœur des gens et ramène l’humanité à un stade primitif. Le pays qui remporte la victoire a-t-il vraiment gagné ? La question peut se poser. Hadrien est accueilli en triomphateur à Rome au retour de la guerre de Palestine mais quel gain rapporte-t-il ? Certes Rome conserve la maîtrise de cette région d’Asie mineure mais lui sait que ce n’est qu’un peu de temps gagné et partie remise, d’autres révoltes du même genre se produiront et il arrivera un jour où la suprématie romaine sera tenue en échec ; il reste le souvenir d’une guerre impitoyable, féroce et le fossé qui séparait déjà cette partie de l’Empire et Rome s’est encore élargi ; les Juifs ont toutes les raisons de vouer à Rome une haine mortelle et les Romains savent désormais qu’il n’y aura jamais de relations saines avec ce peuple. Enfin, l’argent englouti dans cette guerre qui s’est prolongée aurait pu être utilisé bien plus utilement, il y a quantité de travaux à mener à bien dans l’Empire et Hadrien ne manque pas d’idées. Mais la situation que décrit Marguerite Yourcenar à Rome au IIème siècle, à travers les Mémoires d’Hadrien n’évoque-t-elle pas

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celle de l’Europe au moment où elle a rédigé cet ouvrage ? Elle-même le reconnaît, entre 1948 et 1951, la guerre venait de s’achever, on proclamait haut et fort qu’on ne voulait plus jamais cela, on se proposait de mettre en place des organisations qui feraient respecter la paix, on reconstruisait, on relançait l’économie et, fatigués des souffrances de la guerre, les peuples qui n’aspiraient qu’à des jours meilleurs, se reprenaient à espérer. Elle avoue à Matthieu Galey : Les Nations Unies, à ce moment-là, cela comptait. Enfin on pouvait imaginer un manipulateur de génie capable de rétablir la paix pendant cinquante ans, une pax americana ou europeana, peu importe. On ne l’a pas eu. Il ne s’est présenté que de brillants seconds. Mais à l’époque, j’avais la naïveté de croire que c’était encore possible27.

Si Marguerite Yourcenar avait composé les Mémoires d’Hadrien avant la guerre, il aurait incontestablement manqué une dimension à cette œuvre. Peut-être aussi son succès est-il dû à l’écho de l’histoire récente que l’on trouve dans les Mémoires d’Hadrien . Cependant, il ne faut certainement pas chercher des similitudes de détails entre l’œuvre de Marguerite Yourcenar et la réalité des années 1940 ; l’impérialisme de Trajan qui veut toujours repousser les frontières de l’Empire romain pour imposer la civilisation romaine et enrichir l’Empire n’a certainement rien de commun avec le déferlement des forces hostiles au progrès, regroupées sous les bannières fasciste et nazie. Le point commun réside dans l’état de guerre. En effet, que les affrontements aient lieu sur les rives de l’Euphrate dans les guerres parthes ou sur le front de l’est dans l’hiver russe, on retrouve sensiblement les mêmes horreurs : l’insupportable barbarie humaine et des contrées à feu et à sang. La guerre de Palestine n’annonce-t-elle pas toutes les luttes coloniales qui vont jalonner l’après-guerre ? Les Juifs refusent la domination romaine comme l’Indochine – puis plus tard l’Algérie – la puissance française. Le règne d’Hadrien qui se met en place sur de bonnes bases et une volonté de paix rappelle l’Europe à l’ouvrage pour réparer les dégâts de la guerre. Il fallait reconstruire des villes entières, des ponts, des routes, etc.... Les entreprises ne manquaient pas de commandes. Les échanges internationaux se révélaient indispensables, si bien que le commerce pouvait se développer. La nécessité d’accroître la 27

Marguerite Yourcenar, YO, p. 155

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productivité favorisait la modernisation de l’agriculture. Les nations s’engageaient dans des programmes de recherches et de grands travaux et de nouveau, les hommes pouvaient croire à la prospérité et au progrès, d’autant plus que les conditions de travail s’amélioraient et que l’espérance de vie augmentait. Comme dans l’Empire d’Hadrien, il y avait bien des zones d’ombre pourtant ; en dehors des colonies qui n’allaient pas tarder à réclamer leur indépendance, que fallait-il penser du partage du monde réalisé à Yalta et de ces zones d’influence qui coupaient l’Europe en deux, réunissant arbitrairement des provinces, scindant un pays ? Mais en 1950, le grand public, comme Marguerite Yourcenar, avait l’illusion que les hommes civilisés revenaient à la barre et que les années sombres appartenaient à un passé révolu. B. Un Prince universel Sur un point cependant, il y a divergence entre la réalité d’après-guerre et l’Empire d’Hadrien28. Tous les pays d’Europe de l’Ouest (à l’exception de la péninsule ibérique) et l’Amérique du Nord étaient des démocraties parlementaires où le président ne disposait que d’un pouvoir limité. Aucun État ne ressemblait à Rome. Or Marguerite Yourcenar attribue un rôle prépondérant à l’homme chef d’État et au Prince. On reconnaît sa méfiance de la politique et sa conviction qu’il n’existe que des “solutions partielles”29 ; selon elle, certains hommes sont capables de faire des choses admirables mais ils constituent des exceptions parmi une masse d’individus médiocres. S’il est donné que l’un d’eux dirige l’État, il prend alors des mesures en vue de favoriser le respect et le bonheur de l’humanité mais sitôt qu’il a disparu, on assiste à une dégradation du pays30. Avec Hadrien, Marguerite Yourcenar définit en somme les qualités du bon prince et 28

Cette réalité d’un monde du XXème siècle largement dominé par l’Occident fait écho à cette phrase d’Hadrien : “Ce séjour en Bretagne me fit envisager l’hypothèse d’un état centré sur l’Occident, d’un monde atlantique” (MH, p. 393). 29 Marguerite Yourcenar, YO, p. 247. 30 On peut rapprocher ces idées de Marguerite Yourcenar des théories politiques du “grand homme”, héros ou génie, capable de réaliser ce qu’aucun homme ordinaire ne peut faire. Cela est ambigu puisqu’on trouve aussi bien les hommes illustres évoqués par Plutarque que les meneurs fabriqués de toutes pièces par des idéologies diverses : messianisme millénariste, sauveurs de tout genre et dictateurs sanguinaires des régimes totalitaires. Pour Marguerite Yourcenar, le “grand homme” est celui qui réunit la perfection intellectuelle et morale ; il représente l’homme -le seul- à qui il faudrait confier les responsabilités de l’État.

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les qualités de son œuvre. Il appartient d’abord à une élite de l’esprit, c’est un homme cultivé, humaniste, au sens le plus noble du terme, capable de penser par soi-même et de distinguer le vrai sous les apparences. Il s’agit aussi d’une personnalité d’élite, qui sait prendre des décisions, se montrer d’une grande fermeté, s’imposer des obligations morales, et qui a un très fort sens du devoir. Ajoutons encore de remarquables compétences dans son domaine et on obtient un chef d’État qui sait s’entourer des meilleurs conseillers et fonctionnaires, qui s’emploie à édifier un système solide, qui durera longtemps après lui. Mais c’est un idéal ; seuls des hommes comme Hadrien devraient se retrouver au sommet de l’État et peut-être alors l’humanité accomplirait-elle un pas décisif vers une société meilleure mais comment des hommes quelconques, repliés sur leurs ambitions personnelles, à l’esprit sectaire et étroit, incapables d’embrasser une situation dans sa totalité pourraient-ils choisir l’homme d’exception ? Dans un système démocratique, seul le hasard peut réaliser cela et dans un système héréditaire, c’est aussi la chance qui donne un excellent Prince. Les Mémoires d’Hadrien présentent en quelque sorte une utopie, le rêve d’un État fort dirigé par un Prince capable de faire le bien, ce que l’on pouvait espérer au lendemain de la guerre, dans l’euphorie de la paix retrouvée. Ce Prince idéal, qui semble s’incarner dans le futur Marc-Aurèle, Hadrien le définit comme “un philosophe au cœur pur”, qui réalisera une fois dans l’Histoire le “rêve de Platon”31. En déclarant à Matthieu Galey que les Nations Unies comptaient au lendemain de la guerre, Marguerite Yourcenar avoue qu’elle a pendant quelque temps pensé que cette organisation internationale regroupant de nombreux États et qui se fixait de “préserver les générations futures du fléau de la guerre” (préambule de la Charte constitutive) pouvait jouer un rôle efficace, d’autant plus qu’elle se composait d’organisations spécialisées dans tous les domaines. Il n’était pas indifférent que se créent une Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), une Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et une Organisation mondiale de la santé (OMS) ; on pouvait en attendre des efforts substantiels pour développer dans le monde entier l’agriculture et résoudre le problème de la faim dans les 31

Marguerite Yourcenar, MH, p. 496.

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pays pauvres. On pouvait aussi espérer le développement de l’hygiène, des vaccinations, du contrôle des naissances, des constructions d’hôpitaux, le tout fondé sur un effort d’éducation, d’alphabétisation, etc... qui permît aux hommes les plus démunis d’accéder à la dignité et de prendre leur destin en charge. Tous ces efforts humanitaires, bons en soi dans un premier temps, devaient aussi procurer aux bénéficiaires les moyens de se passer de l’aide des pays riches. La Banque internationale pour la reconstruction et le développement pouvait apporter le soutien indispensable au lendemain de la guerre ; l’Organisation internationale du travail apparaissait aussi comme une institution nécessaire afin de veiller à ce que le travail s’effectue partout dans des conditions légales : considérations de sécurité, reconnaissance des droits de l’individu, autrement dit disparition définitive, partout dans le monde, de l’esclavage des adultes ou des enfants. Enfin, même le Fonds monétaire international pouvait être perçu comme une sorte de caisse de solidarité, créée pour aider financièrement les pays les plus en difficulté ou subissant une grave catastrophe ponctuelle. Avec un peu de foi en l’homme, on pouvait imaginer le meilleur et se dire que les horreurs de la guerre de 1939-1945 auraient au moins servi à une prise de conscience internationale et à la décision de se doter d’institutions efficaces qui interdisent tout nouveau recours à la guerre. La vocation universelle de l’Organisation des nations unies – universelle parce qu’elle regroupe des pays du monde entier et parce qu’elle s’intéresse à tous les aspects de la vie d’un pays – est à rapprocher de l’Empire d’Hadrien. Au IIème siècle, l’Empereur romain contrôle une grande partie du monde connu et a pour vocation d’apporter la civilisation gréco-latine au monde barbare. Rome a une fonction universelle : diffuser dans le monde les valeurs, universelles elles-mêmes, de la civilisation32. Bien sûr, cette ambition d’Hadrien traduit la volonté d’expansion économique de Rome qui s’appuie sur sa puissante armée pour maintenir la paix et unifier les peuples qui appartiennent à l’Empire, de même que l’ONU ne pouvait envisager de régler les différends survenus entre pays voisins sans l’existence d’une force militaire ; mais de même qu’on pouvait concevoir que l’Organisation des nations unies se fondait avant tout sur des principes 32 Voir à ce sujet l’article très complet de Rémy Poignault, “L’Empire romain figure de l’universel dans Mémoires d’Hadrien” in L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 209 à 223.

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humanitaires et humanistes, Hadrien obéissait à une conception stoïcienne du pouvoir qui assignait au Prince la responsabilité du fonctionnement harmonieux de la société et du bien-être de l’ensemble du peuple. Il existait chez Hadrien une philosophie du pouvoir et une conception élevée de la fonction de chef d’État. On pouvait espérer qu’il se trouverait au siège des différentes instances des Nations Unies des hommes aussi dignes qu’Hadrien d’exercer les plus hautes fonctions. Enfin, sans doute ne faut-il pas négliger la phrase de Flaubert, souvent rappelée par Marguerite Yourcenar au sujet des Mémoires d’Hadrien : “Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été”33. La situation n’est-elle pas semblable au lendemain de la deuxième guerre mondiale ? Au sortir d’années où a régné presque sur la planète entière le mal absolu, où le Vatican n’a pas eu une position très claire, que représente Dieu ? La foi n’est-elle pas sérieusement émoussée dans les pays avancés qui ont pu constater que les progrès scientifiques, techniques et matériels sont une réalité et qu’il n’y a peut-être pas de bonheur ailleurs qu’en ce monde ? Il ne s’agit que d’une question individuelle mais tout ce qui concerne la société civile est l’œuvre des hommes eux-mêmes. A eux revient de créer les institutions susceptibles de garantir la paix et de favoriser le bien-être et le développement harmonieux de l’humanité. Les hommes et eux seuls détiennent les moyens de répartir la richesse dans le monde ou de laisser certains s’enrichir scandaleusement aux dépens des autres. Des lois édictées par les juristes, dépendent la justice, le respect des droits et libertés individuels, la tolérance, l’égalité en matière de santé, de travail, d’instruction, etc... La religion n’intervient dans la vie de chacun qu’à titre privé et les grandes décisions qui engagent l’avenir de l’humanité et de la civilisation se prennent en dehors d’elle. On peut donc dire qu’au lendemain de 1945, les hommes qui dirigent les Etats se retrouvent dans la même situation qu’Hadrien, contraints de puiser dans les facultés de l’esprit humain la conception d’institutions et d’organisations aptes à assurer la pérennité de la civilisation humaine. Edifier une administration solide, une économie saine dans un État en paix constitue la priorité d’Hadrien mais il se veut un 33

Marguerite Yourcenar, MH, carnets de notes de MH, OR, p. 519

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Empereur qui ne néglige aucune de ses responsabilités de chef d’État. Aussi consacre-t-il du temps à des aspects qui peuvent paraître un peu plus secondaires dans la gestion de l’Empire mais qui, à ses yeux, revêtent de l’importance. Il n’effectue aucun déplacement dans le monde romain sans penser à des constructions, de voies, d’aqueducs, de fortifications, de ports dans les emplacements favorables. Ainsi peut-il dire : J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir34.

Il éprouve presque de la passion pour l’architecture, qu’il associe toujours à la recherche de l’esthétique35. Sa politique d’urbanisme entend associer le beau et l’utile et la culture n’est pas sacrifiée aux nécessités des activités humaines lucratives comme le commerce : “Fonder des bibliothèques” c’est “amasser des réserves”36 contre l’hiver de l’esprit et cela constitue une priorité. La formation et l’enseignement à dispenser aux jeunes gens sont naturellement pris en compte par Hadrien. Sur le plan des droits des hommes, il s’intéresse aussi au statut de l’esclave et de la femme. Il s’efforce d’humaniser l’esclavage, de créer des lois qui permettent de le maintenir dans des limites tolérables. En faveur des femmes, il institue “une liberté accrue d’administrer sa fortune, de tester ou d’hériter”37 et il s’emploie à obtenir que les filles ne soient pas mariées sans leur consentement. Dans toutes ces mesures d’organisation interne, il n’est pas bien malaisé de reconnaître des préoccupations de politique intérieure, caractéristiques des pays européens d’après-guerre. La reconstruction des villes et d’autres infrastructures devait se faire en tenant compte des nécessités de la vie moderne mais sans sacrifier l’esthétique ; l’enseignement, appelé à se démocratiser, exigeait d’être repensé. N’était-il pas temps d’accorder aux femmes des droits civiques et sociaux égaux à ceux des hommes ? Enfin, il semble bien qu’en évoquant l’esclavage, Marguerite Yourcenar désigne de manière à

34

Marguerite Yourcenar, MH, p. 384 Ibid., p. 385-386 36 Ibid., p. 384 37 Ibid., p. 376 35

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peine voilée le travail humain dans la société capitaliste. Sans doute, derrière cette phrase d’Hadrien : Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares38,

peut-on imaginer le sort des prolétaires du XXème siècle, pour lesquels le législateur doit édicter des lois qui fixent leurs droits. L’Œuvre au Noir De même que pour les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar s’est expliquée sur les circonstances de la composition de L’Œuvre au Noir. En 1981, elle déclare à Pierre Desgraupes : [...] dès le début de ma vie littéraire, j’avais été intéressée par quelques papiers de famille qui m’avaient été montrés, avec des noms curieux... Ils dataient de l’époque de la domination espagnole dans la région d’Arras, et je m’étais dit : “Tiens, on fera peut-être quelque chose avec ça”. J’avais même commencé. Naturellement, les résultats avaient été nuls, mais les germes de ce qui allait devenir L’Œuvre au Noir d’une part, et de ce qui allait devenir, d’autre part, Archives du Nord et Souvenirs pieux, […] étaient déjà placés dans la terre et ils sont ressortis au bout d’un certain nombre d’années. J’ai d’abord écrit L’Œuvre au Noir, qui était une espèce d’image du monde, non seulement au XVIe siècle, mais aussi de nos jours, avec ce sentiment de tout ce qui sépare les hommes au lieu de les réunir39.

Dans ces quelques phrases, Marguerite Yourcenar résume la genèse de L’Œuvre au Noir. Tout d’abord, naît l’idée d’une vaste fresque historique, incluant des éléments inspirés par l’histoire familiale puis en 1933, est publié chez Grasset, La Mort conduit l’attelage, triptyque dans lequel la nouvelle intitulée “D’après Dürer” constitue la première ébauche de L’Œuvre au Noir40. Enfin, en 1968, paraît la version définitive de L’Œuvre au Noir. Souvenirs pieux et Archives du Nord

38

Ibid., p. 375 Marguerite Yourcenar, PV, p. 301 40 Marguerite Yourcenar, ON, note de l’auteur, p. 837 39

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suivront ultérieurement. Dans la préface de La Mort conduit l’attelage, Marguerite Yourcenar précise : Il est des siècles de fièvre, des époques où l’homme a rêvé davantage, cherché plus loin, et davantage tenté. Siècles où la guerre, la révolte et la science sont les trois faces de l’aventure, où la passion dispose, non certes de plus de force mais de plus d’occasions d’oser41.

Les siècles de “guerre”, “révolte” et “sciences” peuvent assurément évoquer le XXème siècle mais au début des années 1930, on ne peut imaginer les désastres qui vont jalonner les trois décennies suivantes ; donc “D’après Dürer” ne revêt pas la même ampleur que L’Œuvre au Noir et se superpose moins aisément à la réalité contemporaine42. “D’après Dürer” et L’Œuvre au Noir : comparaison La nouvelle “D’après Dürer” qui constitue la première partie du triptyque La Mort conduit l’attelage présente en germe les éléments de ce qui deviendra L’Œuvre au Noir ; cependant, la comparaison entre les deux textes révèle combien le roman est étoffé par rapport à la nouvelle, sans doute originale mais un peu sèche qui lui a servi de trame. La nouvelle “D’après Dürer” fournit la matière de la première partie de L’Œuvre au Noir intitulée “La Vie errante”. Suivent une évocation de la destinée de Martha, radicalement différente de L’Œuvre au Noir puis une synthèse qui rassemble plusieurs péripéties de la vie de Zénon et enfin une page consacrée à sa mort. La simple lecture met en évidence le fait que la deuxième partie de L’Œuvre au Noir : “La Vie immobile” et la troisième partie : “La Prison” sont d’inspiration entièrement nouvelle. La première partie elle-même présente de substantiels ajouts par rapport à la nouvelle initiale. Par exemple, les chapitres trois et quatre, intitulés respectivement “Les Loisirs de l’été” et “La Fête à Dranoutre” représentent un passage assez peu développé dans “D’après Dürer”. Le chapitre six, “La Voix publique” se limitait à un court résumé, 41

Marguerite Yourcenar, La Mort conduit l’attelage, Paris, Grasset, 1933, préface. Sans doute l’allusion à des personnages bien réels de l’histoire du XVIème siècle (Renée de France, Blaise de Monluc), voire leur mise en scène (Marguerite d’Angoulême, p. 29 à 33) contribue-t-elle à inscrire plus nettement l’ouvrage dans une époque précise. 42

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essentiellement informatif. Le chapitre onze, “Les Derniers Voyages de Zénon”, fait figure d’élément nouveau. Hormis ces différences très visibles, une lecture attentive montre qu’à des scènes simplifiées correspondent dans L’Œuvre au Noir un récit ou une description nettement enrichis ; c’est le cas pour la formation de Zénon et la conversation à Innsbrück, notamment . La richesse foisonnante qui caractérise L’Œuvre au Noir, l’ampleur des développements découlent d’abord d’une autre utilisation du matériau historique. Entre “D’après Dürer” et L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar a complété sa documentation sur le XVIème siècle et approfondi sa connaissance de cette période troublée de l’histoire. En apparence, l’auteur conserve le cadre des guerres de religion en ajoutant les épisodes de Münster et en supprimant les réunions calvinistes clandestines ; en réalité, elle fait disparaître un passage qui n’a aucun caractère spécifiquement flamand, qu’on pourrait tout aussi bien situer dans une région française et introduit le mouvement de folie collective qui aboutit à la tragédie anabaptiste de Münster. Cela permet de recréer le climat d’extase millénariste de l’époque, de montrer les dérives sectaires de mouvements contrôlés par des illuminés et la solidarité des luthériens et des catholiques dans l’entreprise d’anéantissement de l’insurrection de Münster. La signification politique des conflits religieux est nettement accentuée dans L’Œuvre au Noir. La Cité de Dieu développée à Haarlem est évoquée en ces termes dans “D’après Dürer”: La petite citadelle des Purs, cernée par les troupes catholiques, vivait dans la fièvre de Dieu. Chaque jour, le cercle se resserrait autour d’elle : Haarlem, assiégée par les chants d’église, se défendait par les psaumes43.

Ce sont surtout deux conceptions religieuses qui s’affrontent tandis que dans L’Œuvre au Noir, les troupes luthériennes du prince de Hesse s’unissent aux troupes épiscopales pour mater une rébellion de nature politique, même si elle est dirigée par des insensés. D’autres aspects politiques sont évoqués dans le chapitre intitulé : “La promenade sur la dune” avec la présence des Gueux et des partisans catholiques ou calvinistes. Bien que Marguerite Yourcenar possède déjà des notions d’économie approfondies dans les années 1930 ainsi que l’atteste 43

Marguerite Yourcenar, La Mort conduit l’attelage, “D’après Dürer”, op. cit., p. 42

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l’essai “Le Changeur d’or”, elle ne les exploite pleinement que dans L’Œuvre au Noir. La violente querelle survenue entre les artisans à la suite de l’introduction des métiers à tisser évoquée dans le chapitre “La fête à Dranoutre” se réduisait dans “D’après Dürer” à une simple demande d’augmentation d’ouvriers intimidés, peu sûrs de leur bon droit : Ces pauvres gens s’arrêtèrent. Parmi les tisserands, les foulons et les cardeurs, on reconnaissait les teinturiers dont les mains étaient bleues comme si elles commençaient à pourrir. Leurs compagnons, en bas, les avaient envoyés demander qu’on augmentât les salaires, et qu’on ne leur interdît plus de travailler croisées ouvertes44.

Les progrès techniques représentés par l’introduction de machines qui accroissent la productivité, l’inquiétude des ouvriers qui perçoivent obscurément une menace sur leurs conditions de travail et leurs réactions violentes qui s’expriment en plusieurs endroits par le saccage des machines caractérisent très précisément les débuts du capitalisme, ce que ne faisait pas une simple demande d’augmentation. C’est aussi dans L’Œuvre au Noir, à travers le personnage de Zénon, avide de connaissances scientifiques et techniques que Marguerite Yourcenar montre le mieux combien au XVIème siècle, les débuts du capitalisme exigent la coopération du marchand et de l’ingénieur45; Zénon ne se lasse pas de rechercher les applications pratiques de ses connaissances théoriques alors que “D’après Dürer” offre un résumé assez rapide des connaissances et des entreprises de Zénon46. La place de l’argent et son rôle déterminant dans la société capitaliste en cours d’édification sont évoqués avec une extrême précision dans L’Œuvre au Noir. Dans “D’après Dürer”, après avoir fait allusion à la modeste demeure dans laquelle résident les Fugger, Marguerite Yourcenar conclut : “Malgré leur or, ils étaient simples”47. A cette phrase insignifiante, fait écho un développement précis et circonstancié dans L’Œuvre au Noir : Martin savait à un sou près ce que représentaient en argent comptant ces fabriques, ces ateliers, ces chantiers, ces domaines quasi seigneuriaux dans 44

Ibid., p. 31 Marguerite Yourcenar, “Le Changeur d’or”, EM, p. 1673. 46 Marguerite Yourcenar, Dürer, p. 26-27 et 38 47 Ibid., p. 47 45

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle lesquels Henri-Juste avait placé son or [...]. De son côté, Henri-Juste [...] se frottait les mains en apprenant que l’électeur palatin ou le duc de Bavière gageaient leurs bijoux chez Martin et lui mendiaient un prêt à un taux digne de celui des Juifs de l’usure48.

De la même manière, l’évocation un peu évasive de la richesse de Simon Adriansen dans “D’après Dürer” se transforme en reflet de la réalité dans ces quelques lignes : Toute sa vie, il était allé d’une richesse moindre à une richesse plus grande : l’or affluait dans ses mains ; il avait quitté son logis familial de Middelbourg pour une maison édifiée par ses soins sur un quai nouvellement construit d’Amsterdam, à l’époque où il avait obtenu dans ce port la concession des épices49.

` Dans L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar rend plus sensible que dans “D’après Dürer” la juxtaposition au XVIème siècle des forces du passé encore moyenâgeuses qui se manifestent dans les guerres d’Italie et l’idéal chevaleresque d’Henri-Maximilien et des forces de l’avenir incarnées dans le capitalisme naissant. En comparant L’Œuvre au Noir et “D’après Dürer”, on remarque immédiatement que Marguerite Yourcenar a considérablement amplifié la représentation du mouvement anabaptiste, qu’elle désigne sous les termes d’“aile gauche du protestantisme”. Elle tente de créer une image vivante, convaincante de ce que fut l’épopée tragique de Münster. Elle rend presque palpable la folie d’un groupe d’illuminés en haillons, fascinés par un manipulateur démoniaque, dont l’armée des princes n’a pas de peine à supprimer jusqu’à la moindre trace. Mais la deuxième partie de L’Œuvre au Noir intitulée “La Vie immobile”, dont l’action se déroule principalement au couvent des Cordeliers de Bruges, constitue aussi une nouveauté complète par rapport à “D’après Dürer” et atteste que la religion sous ses différents aspects occupe une place plus importante dans L’Œuvre au Noir. La rencontre du prieur des Cordeliers par Zénon donne l’occasion de nombreux entretiens au cours desquels les deux hommes font part de leurs sentiments profonds sur les questions religieuses et les implications politiques. Le prieur fait confidence à Zénon de certains cas de conscience : 48 49

Marguerite Yourcenar, ON, p. 621 Ibid., p. 602-603

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[...] dois-je prier pour Hérode ? Faut-il demander à Dieu la prospérité du cardinal de Granvelle dans sa retraite, qui d’ailleurs est postiche, et d’où il continue à nous harceler ? La religion nous oblige à respecter les autorités constituées, et je n’y contredis pas. Mais l’autorité se délègue, elle aussi, et plus on descend plus elle prend des visages grossiers et bas où se marque presque grotesquement la trace de nos crimes. Dois-je y aller de ma prière pour le salut des gardes-wallonnes ?50

L’obéissance religieuse se heurte chez le prieur au sentiment des abus de l’Église catholique représentés par l’envahisseur espagnol et au patriotisme ; sa foi se trouve de ce fait ébranlée et il ressent le besoin d’exprimer des doutes qui frisent l’hérésie. Pour le vrai chrétien qu’est le prieur, les agissements de l’Inquisition et la sauvagerie des guerres faites au nom de Dieu constituent un sujet de trouble profond. Au lieu de la simple affirmation : “je ne crois pas en Dieu”51 que Zénon répète dans “D’après Dürer”, les longs entretiens avec le prieur montrent comment deux esprits ouverts, sincèrement soucieux du Bien s’interrogent sur la réalité de Dieu, les leçons de l’Église et se respectent en dépit de croyances différentes. L’Œuvre au Noir opère une véritable métamorphose de la nouvelle “D’après Dürer” ; elle introduit aussi un nouvel aspect complètement absent dans l’œuvre initiale avec la secte des Anges. Ces assemblées secrètes, empreintes de sorcellerie, qui se déroulent dans le couvent et concernent plusieurs frères présentent un intérêt dramatique car elles exposent au danger Zénon mais elles révèlent aussi combien dans les moments de troubles, de grands désordres religieux, comme la Réforme, les esprits les plus fragiles sont enclins à suivre des influences douteuses. Si parmi les Réformés, il existe des dissidents et des illuminés comme les anabaptistes de Münster, dans les couvents catholiques aussi, se répandent des doctrines et des pratiques totalement étrangères aux règles du couvent. Enfin, l’alchimie, tout juste mentionnée dans “D’après Dürer”, occupe une place majeure dans L’Œuvre au Noir. Tout d’abord, elle est évoquée dans les entretiens de Zénon et du prieur52 ainsi que dans

50

Ibid., p. 712 Marguerite Yourcenar, Dürer, p. 62 (Zénon à Henri-Maximilien) et p. 80 (Zénon à Bartholommé Campanus) 52 Marguerite Yourcenar, ON, p. 727 51

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la conversation à Innsbrück53 puis la vie tout entière de Zénon symbolise la quête alchimique avec ses trois phases : œuvre au noir, œuvre au blanc et œuvre au rouge, comme l’explique Marguerite Yourcenar dans ses entretiens54. Le roman peint ce que la nouvelle esquissait tout au plus : le long voyage de Zénon dans les arcanes de la connaissance, les expériences, les méditations qui l’amènent à s’affranchir des préjugés, des idées toutes faites et à découvrir la sagesse faite de renoncement et de bonté à l’égard de tous les êtres vivants indistinctement. La vie de Zénon illustre la difficulté de la tâche à accomplir sur soi pour atteindre la purification. Les transformations qui font de L’Œuvre au Noir un texte bien différent de “D’après Dürer” affectent aussi les personnages. Certains sont simplement beaucoup plus étoffés et sensiblement enrichis. Zénon fournit l’exemple le plus représentatif. Marguerite Yourcenar conserve la trame initiale, la bâtardise de Zénon, son éducation en vue de la prêtrise, sa curiosité intellectuelle insatiable, son goût de la science ; elle le fait voyager plusieurs années à travers l’Europe avant qu’il ne revienne se mettre à l’abri de l’Inquisition à Bruges. Mais la multiplication des dialogues et l’invention de situations nouvelles donnent une connaissance beaucoup plus affinée du personnage. Le chapitre intitulé “La conversation à Innsbrück”, remanié, considérablement amplifié par rapport à la nouvelle fourmille de précisions qui ne figurent pas dans “D’après Dürer” et qui suffisent à remplacer un dialogue assez plat, un peu figé par un échange de propos animés qui épousent l’humeur et les sentiments profonds du personnage ; ainsi, Marguerite Yourcenar mentionne l’“exaltation” de Zénon, puis son “dépit”55. Le paragraphe de transition : Il resta, la tête un peu plus inclinée qu’à l’ordinaire. Ses mains, blasonnées par le feu, pendaient entre ses genoux, et l’on voyait qu’il considérait pensivement ces instruments de travail, de luxure, et peut-être de crime

devient dans L’Œuvre au Noir :

53

Ibid., p. 644 Marguerite Yourcenar, YO, p. 252. Marguerite Yourcenar, PV, p. 61-62 et p. 94 à 96. Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 127-128. 55 Marguerite Yourcenar, ON, p. 653 et 655 54

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Il restait assis, le menton baissé, dans la chambre envahie par l’humide crépuscule. Le rougeoiement de l’âtre teignait ses mains tachées d’acides, marquées çà et là de pâles cicatrices de brûlures, et l’on voyait qu’il considérait attentivement ces étranges prolongements de l’âme, ces grands outils de chair qui servent à prendre contact avec tout56.

Les mains de Zénon, anodines, sur lesquelles jouent les reflets des flammes se métamorphosent en emblèmes de l’alchimie et du tempérament de feu et de passion de Zénon. D’autre part, au lieu d’envisager simplement leur finalité en termes simples, cette nouvelle version suggère son univers d’alchimiste, familier du mystère, des spéculations infinies sur les liens qui unissent la matière et l’esprit. Dans “D’après Dürer”, Marguerite Yourcenar informe que “Simon Adriansen, armateur d’Amsterdam, commençait à vieillir” tandis que dans L’Œuvre au Noir, elle adopte un point de vue beaucoup plus subjectif et métaphorique en rapport avec la vie du personnage : Simon Adriansen vieillissait. Il s’en apercevait moins à la fatigue qu’à une sorte de croissante sérénité. Il en était de lui comme d’un pilote devenu dur d’oreille qui n’entend plus que confusément le bruit de la tempête, mais continue à jauger avec la même habileté le pouvoir des courants, des marées et des vents57.

Certains personnages, présents dans la nouvelle initiale, se retrouvent sous la même identité dans L’Œuvre au Noir mais dotés d’une personnalité différente. C’est le cas de la jeune épouse d’HenriJuste, Jacqueline Bell ; la joyeuse jeune femme un peu aguicheuse de “D’après Dürer” se transforme en marâtre déplaisante dans L’Œuvre au Noir. Martha constitue sans doute l’exemple le plus net de création d’un personnage nouveau. De l’ancienne Martha, subsiste dans L’Œuvre au Noir un certain intérêt de jeunesse pour le calvinisme mais de la jeune femme sincère, fidèle toute sa vie à la même foi et courageuse, il ne reste rien. Dans L’Œuvre au Noir, Martha est devenue une espèce d’opportuniste, lâche, sans cœur, soucieuse de son bien-être matériel et presque haineuse à l’égard de son demi-frère. Le personnage plutôt sympathique, digne de respect dans “D’après Dürer” est remplacé par une sorte de monstre, prêt à s’allier aux ennemis de Zénon parce que ce dernier en sait trop sur elle. Elle 56 57

Marguerite Yourcenar, Dürer, p. 65 et ON, p. 653 Marguerite Yourcenar, Dürer, p. 39 et ON, p. 602

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s’agrège tout naturellement au groupe des imposteurs, ennemis de la lucidité, de la vérité, qui voient en Zénon un individu intolérable. Ce nouveau personnage, juste psychologiquement, renforce le caractère dramatique de la situation de Zénon. D’autres personnages subissent un changement d’identité d’une œuvre à l’autre. Dans la nouvelle initiale, Simon Adriansen et Hilzonde laissent deux orphelines, que recueille Salomé Fugger. Les deux sœurs Dorothée et Martha sont remplacées dans L’Œuvre au Noir par les deux cousines Bénédicte (fille de Salomé) et Martha ; pour le reste, l’action est la même. Plus intéressante est la substitution de Madame Marguerite, la régente des Pays-Bas, à Marguerite d’Angoulême, la sœur de François Ier que Marguerite Yourcenar avait choisie dans “D’après Dürer”. Cette princesse cultivée, protectrice des arts et des lettres, qui favorise la Réforme auprès du roi, son frère bien-aimé, rassemble beaucoup d’atouts pour devenir un personnage cher à Marguerite Yourcenar. Pourquoi l’a-t-elle abandonnée dans l’œuvre définitive ? Comme le signale Francesca Melzi d’Eril Kaucisvili, Marguerite Yourcenar corrige une erreur historique commise dans “D’après Dürer”58. Sa recherche de documentation entre la publication de “D’après Dürer” et celle de L’Œuvre au Noir lui a permis d’apprécier avec beaucoup plus de précision et d’exactitude la “situation politique, sociale et religieuse des Flandres au XVIe siècle”59. L’unité du texte se trouve renforcée par le choix de la princesse des Flandres. On reste dans le ton des problèmes de la Réforme en Flandre. Nul élément étranger n’intervient alors que le maintien de la future Marguerite de Navarre aurait introduit une connotation un peu plus “latine” et peut-être un peu gallicane. Outre qu’elle est conforme à la réalité historique, la présence de Marguerite d’Autriche, la tante de Charles-Quint, permet à Marguerite Yourcenar de se débarrasser de son “francocentrisme”, selon l’expression de Bérengère Deprez60. Enfin, certains personnages, inexistants dans “D’après Dürer”, sont créés postérieurement ; le prieur des Cordeliers constitue l’exemple le plus 58

Francesca Melzi d’Eril Kaucisvili, Dans le laboratoire de Marguerite Yourcenar, Schena Editore, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2001, p. 59 59 Ibid., p. 21. On peut citer aussi de Francesca Melzi d’Eril Kaucisvili, l’article intitulé “La genèse du premier chapitre de L’Œuvre au Noir”, in Marguerite Yourcenar, Ecriture, réécriture, traduction, Tours, SIEY, 2000, p. 217 à 235 60 Bérengère Deprez, “Quand l’écriture conduit l’attelage. Repentir et correctif chez Marguerite Yourcenar” in Marguerite Yourcenar, Ecriture, réécriture, traduction, op. cit., p. 205 à 215

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remarquable. Cet homme d’une grande humanité, torturé par sa conscience, fournit un éclairage supplémentaire sur les problèmes religieux et politiques liés à la Réforme ; le patriotisme, le sentiment d’appartenance à une même terre, une même culture ne coïncident pas nécessairement avec les intérêts catholiques tels que les conçoit le roi d’Espagne. La guerre des Flandres n’oppose pas simplement deux blocs monolithiques : catholiques et protestants. De multiples autres considérations, plus subtiles, plus personnelles et secrètes interviennent. Le prieur des Cordeliers révèle la complexité de la situation et de la conduite à suivre. Ce personnage permet d’autre part que se complète harmonieusement et en finesse le portrait de Zénon61. Indépendamment de l’amplification de l’action, de la mise en scène d’éléments supplémentaires et de l’invention de nouveaux personnages, l’enrichissement dont bénéficie L’Œuvre au Noir par rapport à “D’après Dürer” réside dans la création littéraire à proprement parler. Marguerite Yourcenar multiplie les rencontres de Zénon et apporte le plus grand soin aux dialogues. Les échanges entre Zénon et Henri-Maximilien, notamment à Innsbrück, sont plus développés mais aussi plus spontanés, plus naturels, moins convenus. Chacun se livre plus à fond, avec un accent de sincérité et de conviction, qui n’existait pas dans “D’après Dürer” et le lecteur voit se dessiner de manière plus sensible les contrastes qui existaient chez les hommes de la Renaissance. Les longs entretiens de Zénon avec le prieur des Cordeliers sont du plus grand intérêt pour la connaissance de l’état d’esprit des hommes qui refusent le parti pris à l’époque de la Réforme. Une autre rencontre, absente dans “D’après Dürer”, retient l’attention dans L’Œuvre au Noir, celle de Zénon et Martha au chevet de Bénédicte. Gênée et honteuse que le médecin ait vu sa faiblesse et son monstrueux égoïsme, Martha essaie de soutenir le regard sans concessions de Zénon : Elle se détourna, les joues en feu, chercha dans la bourse qu’elle portait à sa ceinture, choisit finalement une pièce d’or. Le geste de payer rétablissait les distances, l’élevait bien au-dessus de ce vagabond qui allait de bourg en

61

Dans son article intitulé “De “D’après Dürer” à L’Œuvre au noir : réécriture ou naissance d’un protagoniste” in Marguerite Yourcenar, Ecriture, réécriture, traduction, ibid., p. 237 à 245, Edith Marcq étudie l’intérêt de la création du personnage du prieur qu’elle considère comme “une représentation vivante de cette Église qui protège contre l’Église” (p. 244)

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle bourg, gagnant sa pitance au chevet des pestiférés. Il mit la pièce sans la regarder dans la poche de sa houppelande et sortit62.

Le dédain de Zénon qui n’a vu dans sa demi-sœur qu’une pauvre créature terrorisée par la mort et dissimulant sous un vain orgueil son insondable lâcheté, lui vaudra la haine inexpiable de celle-ci. La scène assez rapide de la rencontre entre Martha et Zénon revêt un caractère dramatique essentiel pour la suite de l’œuvre. Les modifications que Marguerite Yourcenar fait subir à la scène qui met face à face Wiwine et Zénon juste avant son départ de Bruges illustrent très bien le travail d’amélioration ou de refonte auquel s’est livrée Marguerite Yourcenar. Ce bref épisode de “D’après Dürer” :  Dites au chapelain, votre bon oncle, puisqu’il aime pour ses sermons l’enluminure des paraboles, qu’il reste encore beaucoup de fruits à l’arbre du savoir.  Je le lui répéterai de mon mieux, dit Vivine. Mais quand vous reviendrez, prévenez-moi d’avance, afin que le gâteau soit cuit, et ma plus belle robe cousue.  Si je mourais ? dit-il  Alors, dit Vivine, j’irais à vous au lieu que vous ne reveniez un jour à moi

se transforme en cette longue suite de répliques dans L’Œuvre au Noir : Et si le curé, votre oncle, qui me soupçonne d’athéisme, s’inquiète encore de mes opinions, vous lui direz que je professe ma foi en un dieu qui n’est pas né d’une vierge, ne ressuscitera pas au troisième jour, mais dont le royaume est de ce monde. M’entendez-vous ? — Je le lui répéterai sans l’entendre” fit-elle doucement, mais sans même essayer de retenir ces propos trop abstrus pour elle [...] — A votre aise”, fit-elle tandis que des larmes montaient dans sa voix à l’idée de cet étrange voyage. “Et moi, je compterai les heures, les jours et les mois, comme je le fais chaque fois durant vos absences. — Quelle ballade me récitez-vous là ? dit-il avec un mince sourire. La route que je prends ne repassera jamais par ici. Je ne suis pas de ceux qui rebroussent chemin pour revoir une fille. — Alors, dit-elle, levant vers lui son petit front têtu, j’irai un jour à vous au lieu que vous reveniez vers moi63. 62 63

Marguerite Yourcenar, ON, p. 633 Marguerite Yourcenar, Dürer, p. 36-37 et ON, p. 598-599

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Aux phrases banales, insignifiantes, débitées sans intonation particulière du dialogue initial, se substitue une sorte de miroir du caractère et de la psychologie de Zénon. La violence, la révolte, la provocation éclatent dans chacun de ses mots ; il prend presque plaisir à choquer, bouleverser, voire humilier Wiwine, la fidèle petite compagne de son enfance. L’esprit fort, l’individu audacieux, conquérant, passionné qu’est le jeune Zénon transparaît dans tout son discours ; on est loin de la compassion dont il fera preuve à son retour à Bruges. Le choix du vocabulaire, l’intonation, les mimiques qui accompagnent les propos sont soigneusement étudiés par l’auteur de manière à faire de cette scène un élément révélateur de son personnage. Le portrait se dresse de soi-même au travers du dialogue, de la “voix”, selon l’expression de Marguerite Yourcenar. Le résumé qui, dans “D’après Dürer”, relate les rumeurs qui circulent à Bruges sur le compte de Zénon donne lieu à un chapitre entier : “La Voix publique” dans L’Œuvre au Noir. Là aussi, l’innovation qui apparaît dans L’Œuvre au Noir est supérieure à la version originale. Dans “La Voix publique”, Marguerite Yourcenar distingue nettement les rumeurs plus ou moins crédibles ou les faits avérés : la publication vers 1539 d’un petit traité de médecine imprimé chez Dolet à Lyon, qui portait le nom de Zénon et enfin, le souvenir que gardent de lui ceux qui l’ont bien connu à Bruges. A la formule laconique : “D’autres circonstances survinrent. On l’oublia” qui figure dans “D’après Dürer”, succède l’évocation du processus de l’oubli dans L’Œuvre au Noir : Peu à peu, pourtant, Zénon cessait d’être pour eux une personne, un visage, une âme, un homme vivant quelque part sur un point de la circonférence du monde ; il devenait un nom, moins qu’un nom, une étiquette fanée sur un bocal où pourrissaient lentement quelques mémoires incomplètes et mortes de leur propre passé. Ils en parlaient encore. En vérité, ils l’oubliaient64.

Marguerite Yourcenar montre comment peu à peu le temps effectue son œuvre de destruction et comment les anciens maîtres de Zénon finissent par ne plus songer à lui mais ce détour par la subjectivité universelle touche beaucoup plus le lecteur que la simple mention des faits.

64

Marguerite Yourcenar, Dürer, p. 39 et ON, p. 602

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

Certes, on peut considérer que, dans “D’après Dürer”, Marguerite Yourcenar avait posé les premiers jalons de ce qui allait devenir L’Œuvre au Noir mais la comparaison même un peu rapide des deux textes révèle tout de suite que la nouvelle initiale ne constitue qu’une ébauche, un canevas de l’œuvre très dense, encore à venir. Si l’on se place du strict point de vue de l’économie, on est aussi amené à dire que les connaissances et la culture économiques telles qu’elles apparaissent exposées dans “Le Changeur d’or” sont mieux exploitées dans L’Œuvre au Noir que dans “D’après Dürer” où Marguerite Yourcenar reste un peu à la surface des choses. Marguerite Yourcenar ne dissimule pas que L’Œuvre au Noir porte la marque de l’histoire contemporaine ; comparant les circonstances de la composition de L’Œuvre au Noir à celles des Mémoires d’Hadrien, elle avoue à trois journalistes de l’Express, Jean-Louis Ferrier, Christiane Collange et Matthieu Galey : [...] entre 1951 et 1960, je crois que j’ai fait ce que nous faisions tous, je me suis dit que les choses allaient tout de même assez mal, que les problèmes qui nous environnaient étaient tellement complexes qu’il semblait impossible qu’on puisse les résoudre suffisamment pour ne plus aller vers des conflits nouveaux. L’Œuvre au Noir représente cet assombrissement65.

Il n’est guère d’épisodes de L’Œuvre au Noir qui ne suggèrent des événements de notre temps ; dans l’époque de conflits, d’instabilité, d’incertitudes, de fanatisme et d’égoïsme qu’est le XVIème siècle, Marguerite Yourcenar perçoit des analogies avec les troubles du XXème siècle. Les progrès, les changements rapides qui affectent ces deux siècles vont de pair avec une extrême violence et l’intolérance des partis qui s’opposent, si bien que l’espoir né de l’évolution de la société et de la vigueur des idées nouvelles est sans cesse menacé par les excès de tous bords et que le renouveau se heurte à un renforcement des tendances obscurantistes.

65

Marguerite Yourcenar, PV, p. 77

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L’Œuvre au Noir : roman historique Bien que Marguerite Yourcenar réfute souvent la caractérisation de roman pour ses œuvres, L’Œuvre au Noir diffère sensiblement des Mémoires d’Hadrien et semble se prêter mieux à cette désignation. Rompant avec la forme adoptée dans Alexis, Le Coup de grâce et Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar privilégie le point de vue du narrateur, extérieur à ses personnages, qui les fait agir à sa guise, les projetant au cœur des événements historiques mais aussi des réalités domestiques du XVIème siècle, qui dévoilent leur psychologie. Le cadre choisi est celui de l’Europe du Nord au XVIème siècle. Zénon naît et meurt à Bruges et bien que certains épisodes nous éloignent de cette ville, une grande partie de l’action se déroule dans les Flandres66. Même s’il existe une certaine ambiguïté dans la représentation de l’histoire du XVIème siècle, la note de l’auteur qui accompagne L’Œuvre au Noir est trop chargée de références historiques réelles pour ne pas exercer une influence sur le lecteur. Fixant la date de naissance de Zénon en 1510, Marguerite Yourcenar le situe dans le siècle par rapport aux hommes célèbres de son temps : Léonard de Vinci, Paracelse, Copernic, Dolet, Servet, Vésale, Ambroise Paré, Césalpin, Jérôme Cardan, Galilée, Campanella et Giordano Bruno67. Plusieurs aspects de la personnalité et de la vie de Zénon l’apparentent à certains de ses contemporains : sa naissance illégitime, sa formation initiale qui le destine à une carrière ecclésiastique ressemblent à celles d’Erasme. Son initiation à l’alchimie évoque Paracelse et Campanella. On peut songer à Tycho Brahé pour le séjour de Zénon à la Cour de Suède, à Ambroise Paré pour une intervention chirurgicale, à Bruno pour la liberté de ses idées et à plusieurs de ces hommes célèbres pour le soupçon de sodomie68. Quoique entièrement imaginaire et universel, Zénon reste un personnage typique de l’époque de la Renaissance et de la Réforme, bien ancré dans son temps. 66 Philippe-Jean Catinchi, “De la vraie nature des chronomètres. L’Oeuvre au Noir : un roman historique hors du temps ?” in Roman, mythe et histoire, op. cit., p. 111 à 120, note que les indices spatiaux - relativement précis - s’accompagnent d’indices temporels très flous, ce qui relativise la valeur de roman historique de L’Oeuvre au Noir. Rapidement, l’Histoire se substitue à l’histoire d’une province à un moment donné. 67 Marguerite Yourcenar, ON, note de l’auteur, p. 839-840 68 Ibid., p. 840-841

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Les événements mis en scène dans cette œuvre correspondent aussi à la réalité du XVIème siècle. Les incidents causés par l’installation chez des artisans ruraux d’un métier à tisser perfectionné rappelle des faits de ce genre survenus vers le milieu du siècle, dès 1529 à Dantzig, où l’auteur d’une semblable machine fut, dit-on, mis à mort, puis en 1533 à Bruges où les magistrats interdirent un nouveau procédé pour teindre les laines, un peu plus tard à Lyon avec le progrès des presses d’imprimerie69.

Le conflit violent qui oppose Zénon aux ouvriers tisserands a lieu à Dranoutre au lendemain de la paix de Cambrai (1529) ; à ces derniers qui se repentent d’avoir agi violemment contre le progrès représenté par la machine mais préfèrent les dures conditions de travail manuel auxquelles ils sont habitués par peur du chômage, Zénon lance : Brutes qui n’auriez ni feu, ni chandelle, ni cuiller à pot, si quelqu’un n’y avait pensé pour vous, et à qui une bobine ferait peur, si on vous la montrait pour la première fois !70

Consterné, Zénon découvre que l’introduction du progrès technique se heurte d’abord à la vive résistance de ceux qui doivent en être les premiers bénéficiaires. Loin de voir dans la machine qui effectue à elle seule le travail de plusieurs hommes, un facteur de libération, les êtres simples et frustres que sont les tisserands la perçoivent comme une cause d’aliénation supplémentaire : “Nous ne sommes pas faits pour nous démener entre deux roues comme des écureuils en cage”71. Cette scène reflète très clairement les contradictions de l’époque. Les intellectuels, les esprits libres tels que Zénon s’engageaient résolument du côté du progrès technique dans lequel ils voyaient le moyen d’améliorer les conditions de travail et par conséquent la vie des hommes ; les économistes et banquiers comprenaient que la rentabilité du travail serait considérablement accrue mais ces premiers balbutiements du capitalisme, encore bien confus, inquiétaient les travailleurs qui voyaient nettement qu’on modifiait radicalement leurs méthodes de travail mais qui n’étaient pas sûrs de gagner à ce changement. Rendus craintifs par l’ignorance, ils doutent de la réalité 69

Ibid., p. 840 Marguerite Yourcenar, ON, p. 593 71 Ibid., p. 592 70

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du progrès dans leur labeur quotidien et ont la prescience que la machine peut être une forme d’aliénation pour celui qui travaille dessus. Parmi les événements marquants du XVIème siècle, figurent évidemment les luttes religieuses : la scission de ce qui restait vers 1510 de l’ancienne Chrétienté du Moyen Age en deux partis théologiquement et politiquement hostiles ; la faillite de la Réforme devenue protestantisme et l’écrasement de ce qu’on pourrait appeler son aile gauche ; l’échec parallèle du catholicisme enfermé pour quatre siècles dans le corselet de fer de la Contre-Réforme72

et les conséquences des grandes explorations et découvertes du monde. Tout cela entraîne l’évocation de réalités qui découlent de ces faits majeurs, par exemple les procès pour hérésie, la puissance de l’Inquisition, l’apparition de personnages nouveaux qui commencent à occuper une place primordiale comme les banquiers et les riches marchands. Mais dans l’imbroglio du XVIème siècle, l’émergence d’un ordre nouveau se fait sur fond d’histoire du Moyen Age. En témoignent les guerres d’Italie auxquelles participe Henri-Maximilien Ligre en quête d’aventures chevaleresques et romanesques : La paix branle dans le manche, frère Zénon. Les princes s’arrachent les pays comme des ivrognes à la taverne se disputent les plats. Ici, la Provence, ce gâteau de miel ; là, le Milanais, ce pâté d’anguilles. Il tombera bien de tout cela une miette de gloire à me mettre sous la dent73.

Ces dernières guerres féodales coïncident avec la lutte contre l’hérésie et les premiers conflits liés à la religion et Henri-Maximilien apparaît comme un homme du passé, dont la mort stupide et ridicule clôt une vie consacrée à la poursuite d’une gloire chimérique. Mais au travers de ce personnage, qui contraste nettement avec son père ou son cousin, qui prennent part de façon bien différente à l’évolution et se rallient aux idées nouvelles, Marguerite Yourcenar montre la confusion d’un monde en pleine transformation au début du XVIème siècle. Un courant important de la Réforme se développe dans les Flandres, qui touche toutes les franges de la société : l’anabaptisme. 72 73

Marguerite Yourcenar, ON, note de l’auteur, p. 844 Marguerite Yourcenar, ON, p. 563

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L’époux d’Hilzonde, Simon Adriansen, homme sage, riche, déjà âgé, renie la foi catholique et rejoint les “Justes” pour qui n’existe que la loi d’amour. Mais les anabaptistes comptent aussi dans leurs rangs beaucoup de petites gens, séduits par l’espérance d’un monde juste et égalitaire ; près de la forêt d’Houthuist, Zénon découvre une grosse ferme incendiée par “un de ces anabaptistes qui maintenant pullulaient, et mélangeaient la haine des riches et des puissants à une forme particulière de l’amour de Dieu”. Malgré sa sympathie pour les pauvres gens, Zénon les considère comme des “visionnaires sautant d’une barque pourrie dans une barque qui fait eau”74 et la perspicacité de son jugement ne tarde guère à se vérifier. Immensément riche, Simon Adriansen met le luxe de sa demeure au service des pauvres : Comme Dieu qui veut que tous marchent sur Sa terre et jouissent de Son soleil, Simon Adriansen ne choisissait pas, ou plutôt, par dégoût des lois humaines, choisissait ceux qui passent pour les pires75.

Ainsi, à mesure qu’approche l’heure de la mort, s’attache-t-il à ces prêcheurs déguenillés, prophètes bafoués et bernés sur la place publique, un Jan Matthyjs, boulanger halluciné, un Hans Bockhold, baladin ambulant que Simon avait trouvé un soir à demi gelé sur le seuil d’une taverne, et qui mettait au service du règne de l’Esprit les boniments de la foire. Parmi eux, plus humble que tous, cachant son grand savoir, volontairement abêti pour laisser plus librement descendre en lui l’inspiration divine, on apercevait [...] Bernard Rottmann, jadis le plus cher des disciples de Luther, et qui vomissait maintenant l’homme de Wittenberg...76.

Et Simon Adriansen se convainc qu’il est temps de rejoindre l’Arche de Münster pour laquelle il vend ses biens. Pendant que ses affaires l’appellent dans le Nord de l’Allemagne, les troupes catholiques assiègent Münster où les anabaptistes retranchés subissent la loi du faux Christ-Roi mais authentique imposteur Hans Bockhold et sombrent peu à peu dans la folie complète. Finalement, les troupes catholiques, renforcées par des troupes levées par des princes luthériens, anéantissent sans peine les insurgés réduits à l’état d’épaves humaines.

74

Ibid., p. 586 Ibid., p. 603 76 Ibid., p. 604 75

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Cet épisode du siège de Münster qui constitue un point culminant de la croisade anabaptiste montre à quel point la Réforme, loin d’être monolithique, revêtait les formes les plus diverses et s’accompagnait de dérives sectaires qui confinaient à la démence. Il montre aussi que Marguerite Yourcenar redonne vie à une histoire désincarnée, qui acquiert sans doute une valeur symbolique mais dont elle ne déforme pas la réalité. A partir de 1521, Luther est dépassé par certains de ses disciples qui, choisissant l’Esprit plutôt que la lettre, adoptent une attitude beaucoup plus radicale. En 1522, il fait expulser les agitateurs de Wittenberg et rétablit sa doctrine. Parmi eux, figure Müntzer, l’ancien disciple, devenu pasteur de Zwickau où il s’agrège à un petit groupe “d’illuminés”, “d’élus”, qui entendent fonder des communautés de saints, où l’on entrerait par un baptême d’adultes et où tout serait partagé ; ce sont les premiers anabaptistes. Transposant ses thèses sur le plan social, Müntzer suscite une vaste révolte paysanne qui se propage dans toute l’Allemagne et que l’armée des princes allemands écrase impitoyablement avec l’approbation de Luther. Après cette tragédie de la guerre des Paysans, qui consacre la rupture totale entre Luther et l’Anabaptisme, survient un second épisode violent, distinct du précédent. Un autre dissident du luthéranisme, converti à l’anabaptisme, Melchior Hofmann, qui prophétisait la fin du monde pour 1533, s’établit aux Pays-Bas où il fait des adeptes. C’est ainsi que Jan Matthyjs et Jean de Leyde (Hans Bockhold) s’emparent du pouvoir à Münster en 1534. Jean de Leyde se proclame roi, institue la polygamie et le siège de la ville prend fin en 1535, avec une répression sanglante. Toutefois, au moment même des événements de Münster, d’autres anabaptistes des Pays-Bas regroupés autour de Menno Simons et David Joris désapprouvaient la violence et adoptaient le pacifisme77. Le mouvement anabaptiste, dissidence du luthéranisme, présente lui-même différentes orientations et une tendance à constituer des sectes, entre lesquelles les nuances sont parfois assez difficiles à apprécier. En outre, les intérêts politiques et religieux sont le plus souvent inextricablement entremêlés et il s’y ajoute des intérêts 77 Jean Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, nouvelle Clio, PUF, 1973, p. 98-99-100. Pour plus de précisions sur la guerre des paysans, voir Joseph Rovan, Histoire de l’Allemagne des origines à nos jours, op. cit. p. 282 et sq. Pour les événements de Münster, Joseph Rovan, ibid. p. 325-326

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économiques et financiers ; l’observation rapide et superficielle ne suffit pas pour comprendre quelles sont les forces en jeu dans cette époque troublée mais L’Œuvre au Noir en offre une analyse subtile et approfondie. Simon Adriansen reste jusqu’au bout “l’homme riche que ses florins protègent”78 ; à son arrivée à Münster, le princeévêque, à qui il a rendu des services, ne lui réserve pas un accueil chaleureux mais il ne lui est fait aucun mal. Ses débiteurs lui refusent l’argent qu’il vient réclamer par intérêt de classe. Ils reconnaissent bien un des leurs dans le puissant homme d’affaires Simon Adriansen mais ils ne peuvent le suivre dans la folie et l’inconscience qui le conduisent à dilapider sa fortune au profit des gueux ; il existe une solidarité d’intérêts financiers qui fait peu de cas de la foi religieuse ; que Simon ait choisi de se faire anabaptiste serait sans importance s’il ne s’agissait que d’une profession de foi sans rapport avec ses affaires. On constate de nouveau combien les intérêts personnels, d’ordre pécuniaire, déterminent les agissements des personnages dans le chapitre de la troisième partie intitulé “Une belle demeure”. Tout d’abord, la domination espagnole ne dérange nullement Philibert Ligre qui n’ignore rien des difficultés de trésorerie de la cause royale et sait très bien qu’en cas de besoin, on fait appel à lui. Il sait aussi que “le procureur de Flandre est inscrit pour une grosse somme”79 sur ses livres et que même s’il n’est pas assuré d’obtenir gain de cause, il peut tenter quelque chose pour sauver Zénon. Il aimerait d’ailleurs bien pouvoir le faire, l’accusation d’hérésie ne le troublant en aucune façon : Le monde ne demande [...] qu’un peu de discrétion et un peu de prudence. A quoi sert de publier des opinions qui déplaisent à la Sorbonne et au SaintPère ?80

Ce qui le chagrine, c’est de devenir l’obligé d’un homme qui est le sien. Il s’agit d’un enjeu de pouvoir, la banque prenant peu à peu l’ascendant sur les hommes qui occupent des places importantes dans l’État. Quant à Martha, sa sécheresse de cœur, son égoïsme et sa lâcheté suffisent à motiver son refus de secourir son demi-frère.

78

Marguerite Yourcenar, ON, p. 615 Ibid., p. 809 80 Ibid., p. 810 79

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On peut certes considérer que la confusion qui règne dans la société que représente Marguerite Yourcenar se retrouve à d’autres époques, dans d’autres milieux et civilisations et qu’elle a valeur universelle plutôt que spécifique. Cependant, nous verrons que les mutations profondes engagées avec la Réforme sont identifiées par Marguerite Yourcenar. Sur le plan intellectuel, cette époque se caractérise aussi par une espèce de révolution. La tradition scolastique cède peu à peu la place au renouveau qui se traduit dans les idées, l’audace de la pensée et la curiosité intellectuelle insatiable. Toutes les tendances philosophiques de l’époque se télescopent chez Zénon, passionné par la recherche scientifique et avide de comprendre le fonctionnement de l’univers et de l’être humain. Dans les “Carnets de notes de L’Œuvre au Noir”, elle résume ainsi la place de Zénon : Zénon sur l’extrême bord de la pensée dynamique et vitaliste et à l’orée de la pensée matérialiste et mécanistique de type moderne81.

Sur ce point aussi, elle s’inspire largement de la réalité du XVIème siècle, en particulier des Cahiers de Léonard de Vinci et d’autres travaux des savants de l’époque sur lesquels elle calque les expériences de Zénon82. La curiosité de Zénon ne connaît pas de limites. Les grands esprits de l’Antiquité lui sont connus mais loin de n’apprendre que dans les livres, il recherche l’application technique de ses connaissances ; aussi travaille-t-il à la construction d’un métier à tisser mécanique avec l’artisan Colas Gheel. Cela ne l’empêche pas de s’inscrire à l’Ecole de théologie où il surpasse bientôt tout le monde, mais l’alchimie le fascine également. Sa curiosité universelle embrasse tous les domaines de la connaissance, dans lesquels il se plonge avec avidité et fougue. Aussi, encore jeune, a-t-il acquis un savoir encyclopédique et développé des capacités de raisonnement et de jugement assez exceptionnelles. En tant que médecin, il fait bien sûr son possible pour soigner ses semblables et soulager leurs souffrances mais il ne se contente pas de cela, il veut comprendre le fonctionnement de l’organisme, recherche l’observation directe, d’où son goût pour la chirurgie. Il apparaît comme un précurseur de la méthode expérimentale, un esprit libre qui s’affranchit des certitudes transmises de génération en génération et qui veut soumettre toutes 81 82

Marguerite Yourcenar, ON, carnets de notes, p. 872 Marguerite Yourcenar, ON, Note de l’auteur, p. 842-843

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choses à l’expérimentation objective. Il apprend à douter, à tout remettre en question, effectue son œuvre au noir, qui lui enseigne que toute vérité est relative puisque le contraire aussi est vrai. Dans le chapitre intitulé “L’Abîme” où Marguerite Yourcenar s’attarde longuement à décrire le bilan intellectuel de Zénon, elle écrit : Depuis près d’un demi-siècle, il se servait de son esprit comme d’un coin pour élargir de son mieux les interstices du mur qui de toute part nous confine. Les failles grandissaient, ou plutôt le mur, semblait-il, perdait de lui-même sa solidité sans pour autant cesser d’être opaque, comme s’il s’agissait d’une muraille de fumée au lieu d’une muraille de pierre83.

L’étude, l’analyse, les connaissances ébranlent les certitudes et accroissent l’intelligence et la compréhension des choses. Pourtant, aller plus avant, c’est rencontrer de nouveaux obstacles qui résistent et l’homme doit reconnaître sa faiblesse et ses limites. S’il en est ainsi des phénomènes naturels et physiques, comment trancher en matière de métaphysique ? Tel est bien le sens de la longue réplique de Zénon au prieur des Cordeliers peu avant sa mort. A l’angoisse de Jean-Louis de Berlaimont dont la vie semble s’achever sur une quête presque désespérée de Dieu, Zénon répond : Les philosophes de ce temps postulent pour la plupart l’existence d’une anima mundi, sentiente et plus ou moins consciente, à laquelle participent toutes choses ; [...] Et pourtant, les seuls faits connus semblent indiquer que la souffrance, et conséquemment la joie, et par là même le bien et ce que nous nommons le mal, la justice, et ce qui est pour nous l’injustice, et enfin, sous une forme ou sous une autre, l’entendement, qui sert à distinguer ces contraires, n’existent que dans le seul monde du sang et peut-être de la sève, de la chair sillonnée par les filets nerveux comme par un réseau d’éclairs et (qui sait ?) de la tige qui croît vers la lumière, son souverain bien, pâtit du manque d’eau et se rétracte au froid, ou résiste de son mieux aux empiétements iniques d’autres plantes. Tout le reste, je veux dire le règne minéral et celui des esprits, s’il existe, est peut-être insentient et tranquille, par-delà nos joies et nos peines, ou en deçà d’elles. Nos tribulations, monsieur le prieur, ne sont possiblement qu’une exception infime dans la fabrique universelle, et ceci pourrait expliquer l’indifférence de cette substance immuable que dévotement nous appelons Dieu84.

83 84

Marguerite Yourcenar, ON, p. 700 Ibid., p. 728-729

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Cette philosophie matérialiste, qui récuse tout dogme et ne reconnaît que ce qui s’explique, dénie à la créature humaine toute place privilégiée au sein de l’univers et envisage un monde sans Dieu. D’ailleurs, aussitôt après avoir quitté le prieur, Zénon oublie cette discussion métaphysique – sans doute négligeable à ses yeux puisqu’il ne s’agit que d’élucubrations sur ce que nous ignorons – pour se plonger dans un ouvrage de médecine qui l’aide à comprendre la maladie du prieur, comment elle va évoluer et ce qu’il conviendra de faire dans les derniers temps. Au fond, cela seul importe puisque le reste relève de la spéculation hasardeuse. Le courage et les scrupules intellectuels de Zénon constituent le terreau sur lequel se fonde l’Acte d’accusation dans la troisième partie du roman : si ce philosophe renégat, qui ne reniait pourtant aucune de ses croyances véritables, était pour eux tous un bouc émissaire, c’est que chacun, un jour, secrètement ou parfois même à son insu, avait souhaité sortir du cercle où il mourrait enfermé. Le rebelle qui se levait contre son prince provoquait chez les gens d’ordre quelque chose de la même envieuse furie : son non dépitait leur incessant oui85.

La liberté de penser de Zénon, l’habitude acquise de juger par soimême, de ne pas être de ce fait soumis aux influences les plus contradictoires et de pouvoir opposer un “non” à ce qu’il sait être faux ou du moins incertain remet en cause l’ordre unanimement accepté, ce qui est intolérable. A plusieurs reprises, Marguerite Yourcenar a précisé dans quelles circonstances elle a composé L’Œuvre au Noir, insistant sur ce qui séparait cette œuvre des Mémoires d’Hadrien. A Matthieu Galey, elle explique qu’entre Hadrien qui s’efforce de recomposer une “terre stabilisée” après des années de guerre et Zénon qui voit progresser l’intolérance et la barbarie, “il y a malheureusement quinze ans de notre expérience à nous” et elle ajoute : c’est durant la très mauvaise année 1956 que je me suis remise à ce projet. Rappelez-vous : Suez, Budapest, l’Algérie... J’ai senti à quel point il devenait facile d’évoquer ce désordre, ces rideaux de fer du XVIe siècle entre l’Europe catholique et l’Europe protestante, et le drame de ceux qui n’appartenaient à aucune des deux et fuyaient de l’une à l’autre86. 85

Ibid., p. 789-790 Marguerite Yourcenar, YO, p. 166. Commentant ces remarques des Yeux ouverts, Maria Cavazzuti, “Zénon et le prieur des cordeliers face à l’Histoire : l’écriture d’une

86

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Quelque précis et documenté que soit L’Œuvre au Noir dans l’évocation de la réalité du XVIème siècle, il n’est pratiquement aucun détail dans lequel ne se profile la réalité contemporaine. La réalité contemporaine L’épisode de la réception du duc d’Albe dans la “belle demeure” de Philibert Ligre constitue l’un des plus révélateurs de la montée en puissance du capitalisme au XVIème siècle. L’argent fait déjà de Philibert Ligre le maître invisible qui dispose virtuellement de tous les pouvoirs. Malgré sa grandeur, sa puissance et son faste, combien de temps l’Espagne conservera-t-elle son hégémonie ? N’a-telle pas déjà des problèmes de trésorerie ? Le moment approche où il lui faudra faire allégeance aux puissances d’argent. Quant au procureur, il est déjà redevable au banquier. Le duc d’Albe peut demander au roi Philippe de se retirer, il s’est bien acquitté de sa mission, il a pacifié les Flandres et laisse une province en ordre qui commence à se ranger sous la houlette de grands capitalistes mais ce faisant, il a aussi condamné la noblesse à disparaître au profit de la riche bourgeoisie. Symboliquement, lors de la rencontre chez Philibert Ligre, le maître n’est déjà plus l’émissaire de Philippe II. D’ailleurs, Juste Ligre et Martin Fugger ne disposent-ils pas d’un pouvoir illimité ? La signature de Martin Fugger vaut celle de Charles-Quint mais, commente l’auteur, On eût surpris ces personnages si respectueux des puissants du jour en les déclarant plus dangereux pour l’ordre établi que le Turc infidèle ou le paysan révolté ; avec cette absorption dans l’immédiat et dans le détail qui caractérise leur espèce, eux-mêmes ne se doutaient pas du pouvoir perturbateur de leurs sacs d’or et de leurs calepins87.

renaissance désabusée” in Roman, mythe et histoire, op. cit., p. 121 à 131, insiste sur les analogies entre l’époque de Zénon et la fin du XXème siècle : “L’homme, dépossédé de ses anciennes certitudes, égaré dans un univers inconnu et hostile, erre à la recherche d’un nouvel équilibre, d’une nouvelle synthèse” (p. 122). L’ère moderne que Zénon voit poindre a maintenant atteint son plein développement et elle se révèle aujourd’hui extrêmement problématique, porteuse d’inquiétudes plus que d’espoirs. Aussi la fiction du XVIème siècle nous concerne-t-elle directement. 87 Marguerite Yourcenar, ON, p. 621-622

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Même s’ils disposent d’un pouvoir effectif et s’ils sont d’ores et déjà les créanciers des hommes d’Église et des princes, ces deux banquiers qui se conforment aux traditions catholiques, mènent une vie paisible d’hommes d’ordre. Les débuts du travail mécanique représentés par le métier à tisser qui suscite la fureur des ouvriers correspondent à la nouvelle conception de l’organisation du travail ; pour augmenter la productivité, il faut faire appel à des machines et là aussi, les banques interviennent, sachant que le gain de productivité entraîne des bénéfices ; la rentabilité de tels investissements constitue un véritable appel d’air pour les innovations techniques. Tout un système nouveau, fondé sur une conception capitaliste de l’économie, se met en place, dont nous voyons aujourd’hui les conséquences ultimes. Dans L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar représente la naissance du monde moderne et elle nous invite à superposer à ce monde en devenir le monde capitaliste à son apogée, peut-être déjà moribond et qui, en tout cas, ne manque pas de susciter des inquiétudes88. La création la plus subtile de Marguerite Yourcenar dans ce roman et qui mérite une attention particulière est sans doute celle de Simon Adriansen. Cet homme d’affaires dont la fortune surpasse peutêtre celle des Ligre et Fugger adopte la foi anabaptiste, se range du côté des révoltés, sans pour autant cesser de gérer sa fortune en toute lucidité. Voilà un personnage étrange, qui contraste fort avec ses semblables Juste Ligre et Martin Fugger et qui paraît un peu inclassable. On peut alléguer l’hypothèse d’une forme de déraison qui l’amène à se laisser entraîner dans un mouvement de folie collective mais les derniers moments de Simon montrent un homme lucide. Certes, la dérive sectaire du mouvement anabaptiste a existé et a entraîné beaucoup de monde dans son sillage mais cet “illuminé” qu’est Simon correspond certainement à une réalité plus complexe. Le travail réalisé par Max Weber89 sur les liens entre protestantisme et 88

Arturo Delgado, “L’universel et l’intemporel dans L’Œuvre au Noir” in L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 2, p. 251 à 261 montre dans le détail tous les parallélismes possibles entre le monde décrit dans L’ON et le monde d’aujourd’hui. 89 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, ChampsFlammarion, 2001. Texte d’abord publié dans l’Archiv für Sozialwissenschaft und Socialpolitik de Jaffé (Tübingen, Mohr), t. XX-XXI, 1904 et 1905. Traduction française de Jacques Chavy : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.

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capitalisme propose une explication convaincante à l’attitude apparemment contradictoire de Simon Adriansen. Les écrits puritains – calvinistes et anabaptistes – condamnaient la recherche de l’argent et des biens mais la signification éthique doit être interprétée de la manière suivante : La faute vraiment condamnable d’un point de vue moral était de se reposer sur ses possessions, de jouir de ses richesses et de tomber ainsi dans l’oisiveté et les plaisirs charnels, et surtout d’être détourné de l’aspiration à une vie “sainte”. Ce n’est que dans la mesure où la possession recelait un tel péril qu’elle était réprouvée [...] Seule l’action, et non l’oisiveté et la jouissance, permettait d’augmenter la gloire de Dieu [...] Dilapider son temps était donc le premier et le plus grave des péchés90.

La richesse qui résulte de l’exercice du devoir professionnel n’est pas seulement licite ; elle est un commandement. Ainsi, ajoute Max Weber, l’ascèse protestante intramondaine eut pour effet psychologique de libérer l’enrichissement des entraves de l’éthique traditionnelle, de supprimer ce qui faisait obstacle à la quête du profit, en présentant celle-ci non seulement comme légitime, mais comme immédiatement voulue par Dieu91.

Il semble bien que Simon Adriansen soit habité par cette éthique ; il n’accumule pas l’argent pour lui – bien au contraire, il mène une vie simple, même plutôt austère – mais pour la gloire de Dieu car sa foi est sincère, à la différence des imposteurs et profiteurs qui l’entourent. Au moment de quitter Amsterdam, il renonce sans hésitation à ses biens mais, précise Marguerite Yourcenar, “il se proposait d’abandonner, ou plutôt de vendre (car pourquoi gaspiller sans fruit un bien qui appartient à Dieu ?) sa maison et ses possessions d'Amsterdam…”92. Simon incarne l’anabaptiste qui éprouve une foi sincère et se donne tout entier à ses tâches terrestres destinées à servir Dieu. Il représente l’archétype du puritain que le sens du devoir religieux transforme en remarquable capitaliste. Il lui arrive malencontreusement de se laisser égarer par d’habiles manipulateurs car il y eut ce genre d’individus aussi lors des troubles religieux du XVIème siècle. 90

Ibid., p. 255 Ibid., p. 285 92 Marguerite Yourcenar, ON, p. 605 91

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Max Weber explique qu’il s’agissait au XVIème siècle de permettre l’expansion du capitalisme. L’éthique protestante rompt avec le catholicisme en faisant de l’argent une valeur à rechercher en tant que telle. Tandis que pour les catholiques, l’argent ne pouvait servir qu’aux bonnes œuvres et à mériter le paradis, pour les protestants prédestinés, il n’y a pas à se préoccuper du salut ; par conséquent, il ne faut que se soucier de bien servir Dieu sur terre, en s’acquittant rigoureusement de son devoir professionnel. Le bon protestant – puritain ainsi que l’exige la morale – va donc gagner de l’argent ; or, disent les textes, c’est là le signe le plus sûr que le fidèle est un élu. Désormais, l’ascèse quitte les couvents où elle vivait de charité et elle devient une valeur mondaine, mise au service d’une nouvelle forme de société. Une fois le capitalisme implanté, peu importe que l’éthique de l’ascèse soit prise en compte ou non, dit Weber. Il était seulement nécessaire de neutraliser la loi religieuse catholique qui faisait obstacle au développement d’une économie rationnelle. En effet, aujourd’hui, l’ascèse et même le puritanisme n’occupent plus guère de place et n’apparaissent pas comme des composantes du capitalisme. Mais ils ont favorisé le développement d’entreprises capitalistes, la conquête de marchés nouveaux et par conséquent l’impérialisme mondial, l’organisation du travail salarié, l’essor considérable des techniques et les multiples découvertes scientifiques. Dans les années 1950 et 1960, après deux guerres mondiales extrêmement destructrices, la décolonisation, les menaces écologiques, etc... Marguerite Yourcenar établit un parallèle entre la crise de civilisation de la Renaissance et celle du XXème siècle. Pourtant si les acteurs de ces crises et les forces en présence ne varient pas beaucoup, les causes ne coïncident pas. Le capitalisme naissant du XVIème siècle est devenu un capitalisme en déclin et à l’organisation rationnelle de la société en vue du progrès, ont succédé le gaspillage et une exploitation complètement irrationnelle du monde. Autre similitude : la division du monde en deux blocs, qui, comme au XVIème siècle, s’opposent tant sur le plan économique que sur le plan idéologique. Dans les deux cas, chaque camp cherche tout d’abord à assurer l’ordre et la bonne marche des affaires. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est seulement lorsqu’il entend disposer de sa fortune pour aider les insurgés de Münster que Simon Adriansen rencontre une ferme opposition chez ses semblables. Il est de l’intérêt général d’écraser la révolte anabaptiste et la folie de Simon devient

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alors inacceptable. On peut établir un parallèle avec la situation créée par les accords de Yalta qui prévoient un partage du monde tel qu’aucun pays n’échappe au contrôle soit de l’impérialisme, soit de Staline. Comme au XVIème siècle, aucune dissidence n’est tolérée ; l’Espagne occupe les Flandres et mène une guerre impitoyable contre la Réforme mais en 1956, Moscou n’hésite pas à ordonner l’invasion de la Hongrie pour mater sans ménagements l’opposition. L’Inquisition se révèle d’une redoutable efficacité et n’épargne aucun suspect d’hérésie mais les procès de Moscou et les goulags de tous genres ont fait de la même façon régner la terreur et mourir des innocents sous la torture. A Genève, Calvin n’a pas hésité à condamner à mort Michel Servet mais aux États-Unis, le maccarthysme a créé un climat de chasse aux sorcières. Il n’y a rien d’étonnant à ce que de telles formes d’oppression et de négation des libertés individuelles entraînent la constitution d’organisations clandestines, plus ou moins secrètes, qui se transforment assez facilement en sectes. L’Œuvre au Noir offre l’exemple des anabaptistes incontrôlés, travaillés par des fanatiques et des imposteurs qui les font dévier vers des croyances millénaristes et les conduisent à une révolte qui ne peut que s’achever dans un désastre. Mais la secte des Anges n’est pas moins dangereuse et vouée au châtiment. La prolifération des sectes constitue aussi un fait de société au XXème siècle. Le désordre et les incertitudes qui caractérisent le monde actuel, l’anéantissement des valeurs séculaires qui placent les individus devant une espèce de néant angoissant amènent des gens un peu fragiles à se rallier à diverses croyances, à suivre des gourous qui promettent des lendemains enchanteurs. L’instabilité du monde autour de soi, quoique d’origine différente au XVIème et au XXème siècles, produit des conséquences voisines sur les êtres humains désorientés et torturés d’angoisses multiples93.

93

Dans les Yeux ouverts, Marguerite Yourcenar analyse assez longuement cette notion de secte. Partant de faits contemporains qui se sont produits aux USA, elle remarque : “Plus la situation devient accablante, et comme déshumanisée, plus les gens recherchent des issues de cet ordre. Evidemment, une société parfaitement libre n’aurait pas de sectes, ni de fanatiques. Seulement on n’a jamais vu pareille société” (p.180). Et un peu plus loin, elle ajoute : “La secte devient pour “l’anormal” un milieu qui l’accueille et le soutient, qu’il s’agisse de drogue ou de magie” (p. 181). Seul un sentiment de bonheur, de paix, d’équilibre peut neutraliser l’influence des sectes au sein desquelles se réfugient des gens psychologiquement fragiles.

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La révolte des ouvriers contre le métier à tisser mécanique dans lequel ils voient d’une part un risque de mise au chômage et d’autre part un risque de détérioration de leurs conditions de travail évoque les conflits ouvriers qui ont sévi tout au long de la révolution industrielle et persistent de nos jours. La machine fait encore aujourd’hui figure d’épouvantail responsable des licenciements mais d’autres circonstances sont apparues, plus insidieuses encore. HenriJuste Ligre utilise le métier à tisser mécanique comme moyen de pression sur ses ouvriers ; Plus de menaces, plus de murmures contre l’amende pour les pièces manquées et les nœuds du fil ; plus de sottes demandes d’augmenter la paie comme si l’argent coûtait aussi peu que du crottin, et j’envoie ces châssis servir de cadres aux araignées ! Vos contrats au prix de l’an dernier seront renouvelés pour l’an prochain94,

leur déclare-t-il. En attendant que la mécanisation supplante effectivement le travail manuel, elle aura permis d’entretenir la peur chez les ouvriers et de leur imposer les conditions fixées par l’employeur. Le progrès technique auquel le prolétariat s’est habitué au fil des siècles ne permet peut-être plus aussi bien que jadis d’exercer un véritable chantage mais aujourd’hui, il y a la concurrence avec des pays où le travail est extrêmement mal rémunéré et les risques de délocalisation des entreprises. Face à des menaces assez abstraites, quelquefois propagées par la rumeur mais qui se fondent sur des réalités indéniables du monde d’aujourd’hui – la misère du tiers monde où le coût du travail est très bas – les travailleurs désemparés, privés de perspectives, acceptent que, loin de s’améliorer, leurs conditions de travail empirent. Et le chômage, qui sévit partout sur la planète, pèse aussi sur ceux qui travaillent en faisant planer un risque permanent de perte d’emploi. Ainsi le mouvement de rage destructrice des ouvriers de Dranoutre, leur révolte stérile suivis d’une totale allégeance se retrouvent-ils au XXème siècle et cela n’a rien d’étonnant puisque fondamentalement, les structures sociales n’ont guère varié. Les capitalistes qui détiennent les moyens de production font travailler une foule de salariés et les intérêts respectifs des uns et des autres ne coïncident pas. La différence majeure par rapport à la fabrique d’Henri-Juste Ligre, c’est que ce capitalisme tout juste 94

Marguerite Yourcenar, ON, p. 592

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embryonnaire et encore “familial” a engendré aujourd’hui de gigantesques multinationales dont le pouvoir n’est limité que par la concurrence impitoyable qui les oppose les unes aux autres . Le personnage de Zénon amène à s’interroger sur la place de l’intellectuel dans la société. Dès le tout début du roman, Marguerite Yourcenar présente le personnage principal par contraste avec son cousin Henri-Maximilien, l’un et l’autre fuyant d’ailleurs le milieu familial de Bruges, beaucoup trop bourgeois et dépourvu d’intérêt aux yeux des jeunes gens ; Henri-Maximilien, qui rêve d’aventures chevaleresques et dont le héros favori s’appelle Alexandre, se voue à un idéal de bravoure et de courtoisie qui appartient au passé tandis que Zénon part à la conquête du monde des idées et veut assouvir la curiosité de son esprit. D’où cette remarquable formule de Marguerite Yourcenar : “L’aventurier de la puissance et l’aventurier du savoir marchaient côte à côte”95. Si l’aventure d’Henri-Maximilien s’achève par une mort inutile et dérisoire, celle de Zénon laisse des traces immortelles, quelque tragiques que soient les derniers moments de sa vie. Juste avant que la “souricière” ne se referme, emprisonnant Zénon, il peut envisager de rejoindre Lübeck et il a la joie d’apprendre que ses idées ont fait leur chemin dans l’Allemagne luthérienne : Un exemplaire des Prothéories échappé au feu de joie parisien avait fait son chemin vers l’Allemagne ; un docteur de Wittenberg avait traduit l’ouvrage en latin, et cette publication ramenait autour du philosophe un bruit de gloire. Le Saint Office en prenait ombrage, comme naguère la Sorbonne, mais le savant homme de Wittenberg et ses confrères découvraient au contraire dans ces textes entachés d’hérésie aux yeux des catholiques l’application du libre examen96.

Il est même question d’une chaire de philosophie pour Zénon. D’autre part, son Traité du monde physique, relégué dans l’ombre après la condamnation d’Étienne Dolet, avait reparu à Bâle. Il peut constater avec satisfaction que “ses idées avaient essaimé sans lui”97 même si la diversité des interprétations les fausse un peu mais conclut Marguerite Yourcenar, qui parle en connaissance de cause : “on doit s’attendre à ces biaisements tant qu’un livre existe et agit sur l’esprit des

95

Ibid., p. 564 Ibid., p. 774 97 Ibid., p. 775 96

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hommes”98. Plus qu’un simple intellectuel, Zénon est un véritable savant, un précurseur, tant dans le domaine des réalisations pratiques que des idées. Il conçoit un métier à tisser mécanique, il entreprend des opérations sur le corps humain, découvre, sans avoir les moyens de comprendre exactement, l’incompatibilité de certains groupes sanguins et développe une pensée philosophique révolutionnaire pour l’époque. Il est à tous points de vue un homme de progrès, une sorte de phare qui ouvre la voie à l’humanité mais cela ne lui vaut que des ennuis et l’Inquisition le soupçonne à tel point qu’il doit renoncer à tout et s’enfermer dans la clandestinité pour garder la vie sauve. Bien différent des humbles parmi lesquels il vit et qu’il fait bénéficier de son savoir, il l’est davantage encore des puissants pour qui il représente une menace. Malgré une certaine sympathie pour Zénon, Catherine de Médicis refuse de lui apporter son soutien dans l’affaire de la condamnation de ses Prothéories par la Sorbonne : “Ces messieurs de la Sorbonne trouveraient mauvais que je me mêlasse de leurs querelles”99, se contente-t-elle de répondre. S’agit-il d’une simple prudence politique ou de convictions personnelles ? En tout cas, elle n’est pas prête à s’engager pour un personnage que la hiérarchie catholique condamne. Lors du procès de Zénon, l’évêque ne se montre pas farouchement opposé au philosophe ; il est plutôt enclin à la modération, sinon à l’indulgence mais les ennemis sont nombreux et même monseigneur doit en tenir compte. Le procureur Pierre Le Cocq, homme à tout faire du duc d’Alve, qui trouve de bonne politique d’avoir laissé un peu traîner le procès, pense qu’ il y avait chez Monseigneur certains scrupules dont il faudrait qu’il se défît s’il voulait continuer à se mêler du métier de juger. Le populaire tenait beaucoup à voir brûler ce particulier, et il est dangereux de retirer à un mâtin l’os qu’on fait danser sous ses yeux100.

Cette situation où un homme influent peut être amené à faire taire ses propres opinions parce qu’il appartient à un pays sous tutelle étrangère rappelle la situation des colonies ou des états satellites du bloc communiste. Les intérêts politiques de la puissance dominante l’emportent sur toute autre considération et la vie d’un homme savant 98

Ibid., p. 774 Ibid., p. 669 100 Ibid., p. 804 99

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– fût-il utile à l’humanité tout entière – ne pèse pas bien lourd, s’il s’agit de faire un exemple et de maintenir les foules en état de servitude. Savant visionnaire, en avance de plusieurs siècles sur son temps, Zénon est profondément seul et abandonné de tous et finalement, même incompris de la plupart des petites gens auxquels il tente de rendre service, c’est encore d’eux qu’il se sent le plus proche. Ce statut de l’intellectuel n’a pas changé aujourd’hui. Il est admis, voire cajolé, par les puissants du monde s’il met son talent à leur service, s’il sert de faire valoir mais s’avise-t-il de fronder, de développer des idées irrévérencieuses et réellement dangereuses ? Aussitôt, le silence se fait autour de lui, aucun éditeur ne prend le risque de le publier sachant d’avance que l’ouvrage d’un personnage qui n’est pas médiatique est une mauvaise affaire commerciale. A côté de la dure censure politique des dictatures, il existe dans les démocraties d’aujourd’hui, une espèce de censure inavouée exercée par les média, qui isole l’intellectuel trop audacieux et s’apparente à une interdiction de parole. Finalement, bien que très différents des gens simples, les individus tels que Zénon se heurtent au pouvoir en place si bien qu’ils se retrouvent plutôt du côté des exploités que des puissants du monde. La question primordiale que recèle L’Œuvre au Noir, pour deux raisons au moins, est celle du progrès. Lorsqu’on observe la multitude de superpositions possibles entre le XVIème et le XXème siècles, on se demande inévitablement si l’humanité progresse ou si elle ne recommence pas imperturbablement les mêmes erreurs, au nom des mêmes préjugés et de la même sottise. D’autre part, la question du progrès est inscrite au cœur de l’œuvre même et Zénon la fait sienne. Elle apparaît à plusieurs reprises dans l’exercice de la médecine, quand il mesure les limites de son pouvoir d’homme qui tente de sauver d’autres hommes de la mort, mais le moment où elle l’assaille avec le plus d’acuité, c’est lorsque dans sa prison, il se remémore le souvenir suivant : dans sa jeunesse, il avait vendu à l’émir Nourreddin sa recette de feu liquide dont on s’était servi en Alger dans un combat naval, et qu’on avait peut-être continué à utiliser depuis. L’acte en lui-même était banal : tout artificier en eût fait autant. Cette invention qui avait brûlé des centaines d’hommes avait même paru une avance dans l’art de la guerre [...] néanmoins il était lui

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aussi auteur et complice d’outrages infligés à la misérable chair de l’homme101.

Une invention de Zénon, produit de son génie, avait été aussitôt consacrée à la guerre, à la rage de détruire et de faire souffrir. En dépit de conséquences moins barbares, le métier à tisser mécanique produit un peu le même effet ; ce qui aurait dû alléger le travail des ouvriers permet de les asservir un peu plus. Zénon sait bien, en conscience, qu’il ne recherche que l’amélioration de la société et de la vie de ses semblables. Il n’a jamais eu la moindre intention de s’employer au service des princes pour augmenter la misère du peuple et les souffrances de l’humanité. Pourtant, de même que ses idées lui échappent et appartiennent au public dès lors que ses livres ont franchi les barrières de la censure et échappé au feu, ses inventions sont employées à des fins qu’il n’avait pas envisagées. Le progrès n’est qu’une notion et tout dépend de ce que les hommes en font. Cela constitue le fond de la discussion entre Zénon et Henri-Maximilien à Innsbrück. Malgré les soucis et les dangers qui le menacent, Zénon s’enthousiasme à la seule évocation des immenses possibilités qu’offre la science : A force de creuser de nos dents l’écorce des choses, nous finirons bien par trouver la raison secrète des affinités et des désaccords [...] J’enrage quand je pense que l’invention humaine s’est arrêtée depuis la première roue, le premier tour, la première forge ; on s’est à peine soucié de diversifier les emplois du feu volé au ciel. Et cependant, il suffirait de s’appliquer pour déduire de quelques principes simples toute une série d’ingénieuses machines propres à accroître la sagesse ou la puissance de l’homme...102.

Beaucoup plus désabusé, Henri-Maximilien fait remarquer que seules les techniques ont changé dans l’art de la guerre mais que l’homme reste le même : “Nous continuons comme autrefois à nous traîner au cul des maîtres”103, dit-il. En effet, l’homme évolue-t-il au rythme du progrès ? Progresse-t-il lui aussi ? La question ne se résout pas aisément. Les dispositions humaines semblent rester identiques. Les mêmes passions, des motivations semblables font agir les hommes, en 101

Ibid., p. 787 Ibid., p. 654 103 Ibid., p. 655 102

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quelque siècle et sous quelque climat que ce soit mais l’intelligence, la sagesse, la tolérance ne donnent pas l’impression de se développer comme les moyens techniques, ce qui fait de l’être humain un apprenti sorcier, porteur d’immenses possibilités mais parfois bien inquiétant et dangereux, y compris pour lui-même. Henri-Maximilien comme Zénon constate que les progrès sont d’abord appliqués à la guerre ; le parallèle s’effectue immédiatement avec le XXème siècle. Les guerres mondiales ont favorisé le développement des techniques de destruction mais aussi de communication, en chirurgie, etc… A la fin de la deuxième guerre mondiale, on s’est hâté d’employer à des fins militaires la maîtrise de l’énergie nucléaire qui représentait pourtant une remarquable conquête humaine et à l’aube du XXIème siècle, on ne conçoit aucun progrès qui ne soit susceptible d’applications militaires ou qui du moins ne permette des gains considérables pour quelques-uns cependant que la plupart des hommes stagnent dans une misère digne des premiers âges de l’humanité. Faut-il encore s’enthousiasmer comme Zénon devant tout ce qui peut naître des “cogitations d’une cervelle” ? Faut-il se résigner à la folie des hommes et se dire que la vie humaine ne sera jamais qu’une oscillation entre le bien et le mal, un va-et-vient continuel entre le progrès et la destruction ? Et si tel est le cas, comment s’accommoder de cela ? Telles semblent bien être les questions qui se dégagent de L’Œuvre au Noir. Marguerite Yourcenar partage certainement la fascination de Zénon pour les espoirs que suscite la science mais l’histoire a enseigné que le progrès ne va pas de soi et que l’esprit humain ne se transforme pas aussi vite que la matière. Il paraît bien difficile de nier le pessimisme qui se dégage de L’Œuvre au Noir. Le monde de la Renaissance est confronté à des guerres incessantes. Les guerres de type féodal qui se déroulent en Italie n’ont pas pris fin qu’un conflit éclate à cause de la Réforme dans les Flandres et en Allemagne. La violence se déchaîne partout dans le sillage de l’Église catholique et l’Inquisition ne répugne à l’emploi d’aucun procédé barbare mais la cruauté se rencontre aussi bien dans le camp protestant. Luther voue aux anabaptistes une haine inexpiable et à Genève, Calvin ne se montre pas plus tolérant. Et malheureusement, quatre siècles plus tard, quand Marguerite Yourcenar compose L’Œuvre au Noir, l’humanité vit sous un régime de guerres encore plus terrifiantes, plus destructrices ; la division du

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monde en deux blocs antagonistes sévit encore et des petits pays doivent se résigner à subir le joug d’une grande puissance dictatoriale, aussi profondément haïe que l’Espagne pouvait l’être des patriotes flamands. Le développement scientifique et technique a pris des proportions fantastiques, donnant l’illusion que l’homme peut se rendre maître de la nature mais cela s’effectue au bénéfice du capitalisme triomphant plutôt que des hommes. Ce qui ne faisait que se profiler au XVIème siècle, la prééminence de l’argent, est devenu une réalité qui s’étale sans vergogne au XXème siècle sous l’aspect de fortunes colossales qui gouvernent le monde. Les hommes justes, de bonne volonté et qui refusent le compromis apparaissent au moins aussi seuls et dépourvus d’influence que Zénon et le prieur. Que faire alors ? Résister malgré tout, semble dire Marguerite Yourcenar. Jusqu’à la fin de sa vie, Zénon continue à exercer la solidarité avec ceux qui souffrent, à aucun moment, il n’est tenté de se renier et quand il comprend qu’il n’existe plus d’issue, il choisit de rester maître de sa vie, en se donnant lui-même la mort104. Un homme obscur Ce qui va devenir le dernier roman de Marguerite Yourcenar et, dit-elle, une “sorte de testament” est issu, comme L’Œuvre au Noir, du triptyque La Mort conduit l’attelage. Les modifications sont substantielles puisqu’à l’origine, la nouvelle qui formait la troisième partie, intitulée “D’après Rembrandt”, incluait l’histoire de Nathanaël et celle de son fils, Lazare. “D’après Rembrandt” a donc donné le jour à deux textes distincts, Un homme obscur et Une belle matinée. Dans la première ébauche, Nathanaël y est un imprimeur anabaptiste qui pratique la charité et l’égalité et se voit bientôt aux prises avec une situation économique délicate car ses ouvriers se plaignent d’être exploités et trop peu payés. Son système de partage est mal perçu et 104

Maria Cavazzuti, “Zénon et le prieur des cordeliers face à l’Histoire : l’écriture d’une renaissance désabusée”, art. cit., écrit que “ “tenir le coup dans le désastre”, qui s’annonçait dans la Renaissance désabusée du siècle de Zénon, c’était s’opposer au chaos non par la force de l’intelligence qui avouait déjà sa faiblesse, mais par le refus de collaborer au désordre ” (p. 130-131). Il semble en effet que l’homme moderne, confronté à un monde privé de sens et soumis au chaos n’a pas d’autre solution que de “faire bien l’homme” en conservant sa liberté d’esprit et son indépendance de jugement, qui lui permettent de dire “non”, quitte à choisir de se retirer volontairement de la vie.

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lorsqu’il majore ses prix, il perd ses clients. Dans la version définitive, Un homme obscur, Nathanaël exerce toujours le métier d’imprimeur mais en tant qu’ouvrier, non plus employeur et l’anabaptisme apparaît sous une forme nettement amplifiée dans L’Œuvre au Noir. On peut considérer que Marguerite Yourcenar ne retient que l’idée du lieu, de l’époque et la silhouette générale de son personnage, lorsqu’elle crée Un homme obscur. Après avoir manifesté une certaine prédilection pour les périodes de crise – l’Empire provisoirement stabilisé au IIème siècle dans les Mémoires d’Hadrien, le XVIème siècle pour L’Œuvre au Noir, l’immédiat après-guerre dans Le Coup de grâce et la montée du fascisme dans Denier du rêve – elle situe Un homme obscur dans la Hollande du XVIIème siècle, pays capitaliste prospère, où la société repose sur des bases solides. Marguerite Yourcenar représente alors la vie d’un modeste ouvrier, d’un être tout simple et anonyme, au cours d’une période stable. On remarque donc d’emblée que Nathanaël diffère profondément d’Hadrien et Zénon. Marguerite Yourcenar le souligne dans un entretien accordé au printemps 1987, à Shusha Guppy ; tandis qu’Hadrien et Zénon étaient des hommes supérieurement intelligents, capables de maîtriser leur destin, Nathanaël, homme humble et presque inculte, atteint très tôt de la tuberculose, subit le sien comme une chose contre laquelle il est vain de se révolter. Marguerite Yourcenar précise que dans Un homme obscur, La question est celle-ci : jusqu’où peut-on aller sans accepter aucune culture ? La réponse est que Nathanaël peut aller très loin, par lucidité d’esprit et humilité de cœur, grâce à la lucidité de l’esprit et à l’humilité du cœur105.

La première évidence qui s’impose au lecteur, c’est qu’avec Nathanaël, Marguerite Yourcenar crée un personnage original, inhabituel dans ses œuvres. On découvre cependant quelques analogies avec L’Œuvre au Noir. Si les deux personnages principaux ne se ressemblent guère, les romans adoptent une structure un peu semblable. Nathanaël ne voyage pas volontairement pour connaître le monde mais enfin, sa jeunesse est marquée par un départ qui le conduit en Amérique, sur la côte du Maine, dans un monde encore sauvage, où il doit faire face aux contingences de la nécessité, et qui 105

Marguerite Yourcenar, PV, p. 382

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contraste avec l’Angleterre et la Hollande du XVIIème siècle. Revenu ensuite en Hollande après un passage en Angleterre, il côtoie plusieurs milieux : celui de l’imprimerie et des petites entreprises capitalistes, la pègre avec sa femme Saraï et sa belle-mère, les riches pendant son séjour dans la famille Van Herzog et pour finir, il meurt seul dans une île de la Frise. Comme L’Œuvre au Noir, la structure d’Un homme obscur fait penser à celle du roman picaresque et comme Zénon, Nathanaël revient à peu près au point de départ, refermant ainsi le cercle de ses pérégrinations. Patricia de Feyter analyse avec une grande précision les éléments typiques du récit picaresque présents dans Un homme obscur106. Cependant, l’interrogation constante de Nathanaël sur le sens profond de la vie autour de lui, son aspiration à un idéal font de lui un personnage psychologiquement et moralement bien différent du picaro traditionnel. Seule la structure générale du récit rappelle le roman picaresque. Tandis que Zénon revient mourir dans sa ville natale, Nathanaël effectue un dernier voyage qui le conduit sur le lieu de sa mort, il se retire de la ville, de la civilisation et rejoint la nature sauvage, encore à peu près épargnée par l’homme, où il s’anéantit peu à peu, créature parmi les créatures et chose parmi les choses. D’autre part, alors que Zénon voyage pour apprendre, par choix, se rend de ville en ville et entend bien faire le tour de sa prison, Nathanaël subit les expériences que lui réserve la vie ; il accepte sans révolte et sans plaintes les obstacles qui se dressent sur sa route, il ne cherche pas à incliner son destin dans un sens plutôt que dans un autre. Il s’adapte aux circonstances et aux gens qu’il rencontre, observe sans juger et se montre toujours disposé à faire preuve d’indulgence à l’égard des autres. C’est une sorte de Candide, qu’aucune formation intellectuelle n’a déformé et chez qui les préjugés n’existent pas mais c’est aussi un cœur simple, fondamentalement bon, un être que le monde n’a pas perverti. Chacun à sa manière, Nathanaël et Zénon représentent des personnages marginaux mais alors que Zénon construit en quelque sorte sa marginalité et à partir d’une naissance qui le privait d’une identité et d’un statut social clairement définis, choisit une voie profondément personnelle et originale, Nathanaël se contente modestement de suivre la voie que lui assigne la vie ; il ne revendique aucune forme 106

Patricia de Feyter, “Un homme obscur de Marguerite Yourcenar : un néo-picaro a tempera”, Tours, SIEY, bull. 2, juin 1988, p. 35 à 44.

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d’originalité, ignore l’ambition, attend peu de choses des hommes et des événements et évite de faire le mal, parce que la nature l’a créé ainsi. Sa marginalité, inhérente à sa nature, n’est pas de son fait. On peut hésiter à qualifier L’Œuvre au Noir de roman historique tant cette œuvre recèle d’échos des siècles postérieurs et en particulier du XXème siècle mais Marguerite Yourcenar s’est appliquée à restituer l’atmosphère du XVIème siècle, ses mœurs, ses particularités et jusqu’à son langage. On n’en peut dire autant d’Un homme obscur. Certes, Marguerite Yourcenar ne trahit pas les réalités de la Hollande du XVIIème siècle, par exemple dans la description des représailles exercées contre l’atelier de Cruyt qui a imprimé un opuscule sur la cour de France et qui se convainc que Nathanaël a agi par malveillance à son égard pour favoriser son oncle qui entend exercer l’hégémonie dans le secteur de l’imprimerie107. Il n’est plus question de textes censurés mais d’ouvrages dont le caractère pamphlétaire doit inciter à la prudence ; la concurrence fait rage et tous les moyens sont bons pour nuire à un rival et l’acculer à la faillite. On perçoit nettement que l’époque des guerres de religion est révolue, en revanche l’expansion du capitalisme s’affirme d’année en année et les entreprises luttent sans merci pour se développer et accroître leurs richesses. Mais à part quelques épisodes qui caractérisent assez précisément une région du monde à une époque donnée, la plupart des circonstances du roman renvoient à des réalités qui ont sévi durant des siècles dans plusieurs parties du monde ou bien à des réalités du XXème siècle. A la différence des Mémoires d’Hadrien et de L’Œuvre au Noir, qui invitent à superposer histoire ancienne et histoire actuelle et à découvrir dans les événements passés des correspondances avec ceux du XXème siècle, Un homme obscur présente plutôt au hasard des déplacements et rencontres de Nathanaël une succession de phénomènes qui constituent autant de thèmes qu’il convient d’étudier attentivement, soit parce qu’ils n’ont rien perdu de leur actualité, soit parce qu’ils ont laissé tant de séquelles qu’ils contaminent encore le présent, que nous ne pouvons les ignorer et qu’ils doivent nous alerter pour l’avenir. Parmi ces thèmes, figure en premier lieu, un sujet omniprésent dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar et auquel elle se montre particulièrement sensible : la guerre. 107

Marguerite Yourcenar, HO, p. 985

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La guerre Elle occupait déjà une place considérable dans les Mémoires d’Hadrien et était l’une des grandes préoccupations d’Hadrien ; au XVIème siècle, elle embrase plusieurs régions de l’Europe et il ne se présente pas d’hommes de la stature d’Hadrien pour stabiliser le monde et rétablir la paix. Mais cette impression de folie collective, de rage de détruire s’accentue sans doute encore dans Un homme obscur. Au XVIIème siècle, le Nouveau Monde est convoité tant par les Français que les Anglais et cela entraîne des massacres systématiques. Le capitaine du navire anglais aperçoit-il une grande croix au milieu d’un campement qu’il fait ouvrir le feu car il sait qu’il s’agit de Jésuites français venus évangéliser les sauvages du Canada. Or l’Angleterre veut acquérir cette portion de territoire et tout est bon – y compris les prétextes religieux – pour anéantir de prétendus ennemis, fussent-ils pacifiques. Mais les ressortissants anglais de la petite île où échoue Nathanaël ont eu à subir des attaques françaises et les Indiens aussi se livrent des guerres cruelles. Ayant découvert par hasard les mœurs des Indiens et la sauvagerie des Européens exacerbée par la perspective de posséder des terres nouvelles, où ils peuvent appliquer la loi du plus fort, Nathanaël constate que tout ce que les hommes ont écrit fourmille de récits de guerres : Il eut à corriger un César, bientôt suivi d’un Tacite, mais ces guerres et ces assassinats princiers lui semblaient faire partie de cet amas dit glorieux d’agitations inutiles qui jamais ne cessent et dont jamais personne ne prend la peine de s’étonner. Avant-hier, Jules César ; hier, en Flandre, Farnèse ou don Juan d’Autriche, aujourd’hui Wallenstein ou Gustave-Adolphe108.

Les siècles ont beau passer, songe Nathanaël, seuls les noms des chefs militaires ou des princes changent. Les mœurs des hommes restent exactement les mêmes et jamais ne cessent les tueries et les exterminations pour un bout de pays, à tel point que personne n’a l’idée de juger cela monstrueux et que les hommes s’y résignent comme s’il s’agissait de cataclysmes naturels. Poursuivant ses sombres méditations, Nathanaël se dit que l’histoire ne fait que rabâcher et qu’au fond, ce qu’il a vu sur les côtes américaines ne constitue qu’une imitation des agissements des troupes de César. Et si 108

Ibid., p. 968

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l’on excepte les armes, bien plus meurtrières encore au XVIIème siècle, quelles différences entre les légions romaines progressant dans les forêts, marécages et autres terres incultes de l’Europe du Nord et les Européens lancés à la conquête du Nouveau Monde ? Les impérialismes anglais et français n’innovent pas ; ils ne font qu’avancer sur les traces de l’empire romain dont ils emploient les méthodes. Et bien que Nathanaël ne se révolte pas contre cet ordre du monde qui semble immuable et qu’il se contente de se demander “combien de temps dureraient ces turlutaines-là”109, on sent poindre le désespoir chez l’auteur, d’autant plus que les choses ont bel et bien tendance à empirer. L’évangélisation En effet, songe Nathanaël, César n’avait imposé aux Gaulois que l’autorité de Rome ; il n’avait pas eu l’effronterie de les convertir au seul vrai Dieu, un Dieu qui n’était pas tout à fait le même en Angleterre et en Hollande qu’en Espagne et qu’en France...110.

Avec les siècles, la conquête coloniale ne fait que gagner en monstruosité et en barbarie. Il s’y ajoute au XVIIème siècle les oripeaux de la religion, qui ne sont qu’un masque hypocrite destiné à camoufler des enjeux économiques et financiers et qui constituent en outre une violence intolérable exercée à l’encontre d’individus auxquels aucun droit humain ne permet d’imposer une croyance religieuse. Dans ce roman, Marguerite Yourcenar met nettement en évidence les méfaits de la religion, notamment à travers l’évangélisation dans le Nouveau Monde. Adoptant le point de vue naïf et dénué de préjugés de Nathanaël, elle fait remarquer que, sur les rivages de l’Amérique lointaine et encore sauvage, les psaumes “sonnaient étrangement dans cette solitude qui ne savait rien du dieu d’un royaume appelé Israël, ni de l’Église romaine, ni de celles qu’ont fondées Luther et Calvin”111. En effet, le simple bon sens conduit à se demander de quel droit des hommes peuvent ainsi débarquer chez 109

Ibid., p. 969 Ibid., p. 968 111 Ibid., p. 953 110

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d’autres hommes, avec la prétention de leur inculquer leur foi. Au nom de quoi, des indigènes d’un monde nouvellement découvert, qui ignorent tout de Rome, de la Réforme, de la civilisation européenne devraient-ils admettre qu’il n’existe qu’une vérité et qu’elle gît dans la Bible ? Il y a là un abus de pouvoir et une violence extrêmes exercés contre d’autres hommes. Assurément, la leçon de charité et d’amour du prochain du christianisme est bafouée mais ainsi que le souligne à plusieurs reprises Marguerite Yourcenar, le monothéisme et les religions du Livre sont par nature intolérants puisqu’ils reconnaissent un Dieu unique, le seul vrai Dieu, selon eux. De là, découle le devoir d’évangéliser, de révéler à des êtres privés de la lumière de Dieu la vérité qui va sauver leur âme. Mais ce faisant, on les soumet à une tyrannie qui prépare le terrain à la guerre. Le dogmatisme religieux associé à la conquête territoriale des colonies et aux enjeux économiques qu’elle représentait est l’un des thèmes mis en évidence dans le dernier roman de Marguerite Yourcenar. Ce mépris des hommes différents de soi pratiqué par les Européens en Amérique du Nord a valeur symbolique car en réalité, c’est dans le monde entier que les religions ont collaboré avec le colonialisme dont le cynisme, l’outrecuidance et la brutalité ne sont que trop connus. Colonialisme et esclavagisme En dehors du colonialisme dont Nathanaël observe les manifestations d’un œil non prévenu, il lui est donné de découvrir l’esclavage lors d’une escale à la Jamaïque : Les Noirs gravissant la passerelle, le dos plié sous de lourdes poutres, lui faisaient pitié ; ils n’étaient peut-être pas beaucoup plus misérables que les débardeurs du port de Londres, mais ceux-ci du moins ne travaillaient pas sous le fouet112.

Nathanaël a déjà pu observer en Angleterre des hommes exploités, contraints d’effectuer des tâches très rudes pour assurer leur subsistance mais ce qu’il voit à la Jamaïque atteint un degré supplémentaire dans l’inhumanité. Non seulement les hommes ploient sous les charges trop lourdes qu’on leur fait transporter, mais en plus, ils sont victimes du fouet. Ils subissent le même traitement que des 112

Ibid., p. 949

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bêtes de somme, surveillées et frappées dès qu’elles ralentissent la cadence. Nathanaël est confronté à une réalité jusque-là inconnue : la couleur de la peau détermine une hiérarchie parmi les hommes. Un Noir apparaît comme un sous-homme même par rapport à des Blancs sous-considérés et Nathanaël est amené à constater un peu plus tard, au large de la côte américaine, qu’il en est sensiblement de même avec les Indiens. En effet : A plusieurs reprises, des Indiens dans des pirogues approchèrent du navire, offrant des outres pleines d’eau fraîche, des baies, des quartiers de venaison encore sanglants, et demandant en échange du rhum113.

Il arrive en outre que l’un de ces indigènes soit amené à servir de pilote dans des passages difficiles. L’échange se caractérise par sa profonde inégalité. D’un côté, des Indiens approvisionnent les marins en denrées fraîches et leur facilitent la navigation, ce qui leur assure la vie sauve et évite les graves maladies telles que le scorbut. En guise de remerciement, les Européens leur fournissent la drogue dont ils les ont rendus dépendants et qui ruine leur santé. Les Indiens comme les Noirs sont des êtres inférieurs pour les Blancs qui ne leur reconnaissent pas un statut d’homme à part entière et qu’ils utilisent comme une espèce de marchandise, renouvelable à volonté, qu’il n’y a pas lieu de ménager. Ces quelques détails épars suffisent à montrer la violence du colonialisme et de l’esclavagisme. Cependant, malgré les mauvais traitements, les Indiens restent pacifiques et les Noirs conservent le sourire. On peut se demander comment interpréter cela. Derrière le regard ingénu de Nathanaël frappé par le bon naturel des Indiens et des Noirs, que veut communiquer Marguerite Yourcenar ? Sans doute a-t-elle l’intention de montrer des hommes inoffensifs, qui ne pensent ni ne cherchent à mal faire, traités de manière ignominieuse par des Blancs qui ne respectent rien, qui ne reconnaissent ni loi humaine ni loi religieuse et se comportent comme si l’univers leur appartenait et devait leur obéir. Cependant, on retrouve là le cliché colonial traditionnel du bon nègre riant à belles dents, inconscient des problèmes de la vie, insouciant, paresseux, ne pensant qu’à jouir du moment présent dans son extrême simplicité d’esprit ; et l’Indien se transforme vite en alcoolique invétéré. La notion de bonté, de candeur 113

Ibid., p. 950

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des indigènes est ambiguë. Elle caractérise aussi bien un être primitif, inculte, vivant dans l’ignorance, se contentant de satisfaire ses besoins immédiats et heureux car incapable de concevoir un monde meilleur et de prendre en main son destin qu’un homme réellement généreux, bienveillant car indemne du désir d’accumuler de l’argent et des biens, du besoin de dominer et d’asservir ses semblables et de l’ambition de maîtriser la nature pour en extraire des richesses. Le bon sauvage peut être un homme sage, qui sait vivre en harmonie avec son milieu naturel et qui n’a pas été contaminé par la folie des capitalistes européens. Si l’on admet au contraire que l’Europe est porteuse de civilisation et de progrès et que l’humanité ne peut aller de l’avant sans les valeurs d’action et de compétition qui caractérisent la société capitaliste, alors les Noirs et les Indiens deviennent effectivement de pauvres hères, inférieurs, auxquels les Blancs apportent la civilisation et dont ils ne doivent pas hésiter à secouer l’inertie et la torpeur naturelles. Peut-être l’auteur de “Diagnostic de l’Europe” aurait-elle tranché en faveur de la seconde hypothèse mais l’académicienne qui écrit Un homme obscur stigmatise le comportement de ceux qui ont réduit leurs semblables en esclavage. Racisme et antisémitisme Le racisme dont Nathanaël découvre des manifestations en abordant au Nouveau Monde est bien présent aussi sur le vieux continent, dans tous les milieux sociaux. La prétendue curiosité scientifique de Monsieur Van Herzog et de ses amis ne s’intéresse qu’à l’extraordinaire ; “Les faits simples ne l’intéressaient guère ; il fallait que le nouveau ou l’étonnant s’en mêlât”114, constate avec regret Nathanaël. La vérité apparaît à ces messieurs trop simple et banale, ils préfèrent croire à l’existence d’hommes fabuleux, forcément différents des hommes blancs et ils réagissent de la même façon quand il s’agit de botanique ; au lieu d’écouter le témoignage de quelqu’un qui a observé les faits et les rapporte sans fioritures, ils préfèrent suivre leur imagination et peupler le Nouveau Monde d’êtres et de plantes fantaisistes. Ils satisfont leurs rêves d’exotisme et privilégient des particularités souvent créées de toutes pièces au lieu de reconnaître simplement et objectivement l’universalité de la nature, 114

Ibid., p. 998

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qu’il s’agisse des hommes ou des autres espèces vivantes. Certes, quelques différences existent, la nature n’a pas tout fait suivant un modèle unique et certaines plantes poussent en Amérique que l’on ne trouve pas en Europe mais les esprits prétendument curieux qui fréquentent chez Monsieur Van Herzog choisissent de se faire plaisir en imaginant quelque chose d’extraordinaire au lieu de réfléchir et d’envisager que peut-être la végétation dépend de phénomènes tels que le climat. Cette attitude seulement a-scientifique quand il s’agit des plantes fait le lit du racisme quand il s’agit des hommes et cela permet de justifier ensuite toutes les formes de domination et d’esclavagisme. Si l’on établit l’existence de races et la notion de supériorité de certaines d’entre elles, plus rien ne s’oppose valablement à l’exploitation de certains hommes par d’autres. A côté de ce racisme redoutable, tout disposé à se donner des bases scientifiques, il existe ce que l’on pourrait appeler le racisme de la rue, le racisme populaire fondé sur la rumeur ; il se traduit dans la méfiance des honnêtes chrétiens d’Amsterdam à l’égard des Juifs. L’oncle de Nathanaël, Élie Adriansen, assurément peu désireux de recueillir l’orphelin laissé par son neveu, se refuse à aller le chercher dans le quartier juif. Ce marchand austère, qui se donne pour la probité même, n’hésite pas à amputer l’héritage de son neveu mais il ne mettrait sous aucun prétexte le pied dans la Judenstraat considérée comme un lieu de perdition, louche et mal famé, habité par des gens vivant d’expédients et de petits commerces, peu recommandables selon la morale. Nathanaël est aussi confronté à une forme plus brutale d’antisémitisme un jour où il se rend chez le philosophe Belmonte : Sur la porte de Belmonte, une main [...] avait tracé à la craie, non sans fautes d’orthographe, une imprécation biblique contre les impies [...] Ce scripteurlà devait être un honnête calviniste, avec sa place et son livre d’hymnes au temple115.

La communauté juive, apparemment assez nombreuse à Amsterdam à cette époque, ne subit sans doute pas de violences physiques mais elle fait l’objet d’une sourde hostilité de la part des rigoureux calvinistes hollandais qui la tiennent marginalisée dans des quartiers réservés. En cela comme en d’autres choses, les partisans de la Réforme ne se distinguent guère des partisans du pape et l’antisémitisme vulgaire se 115

Ibid., p. 1006

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retrouve dans toutes les régions d’Europe, pratiquement avec les mêmes formes. Société capitaliste et mercantile A Amsterdam, Nathanaël se heurte aussi à une autre constante des sociétés humaines : le pouvoir de l’argent. Sous l’apparence de la probité, l’oncle Élie dissimule un voleur mais l’imprimeur Cruyt ne vaut pas nécessairement mieux et auprès de Monsieur Van Herzog, Nathanaël découvre la richesse qui résulte de l’expansion économique moderne. Le coffre des maîtres d’ici était éparpillé dans quelques douzaines de banques ou d’entreprises. La porcelaine de Canton dans laquelle Monsieur Van Herzog prenait ses repas témoignait que son père avait été l’un des premiers à dépêcher vers la Chine des escadres mercantiles, voyage si périlleux qu’on passait d’avance aux profits et pertes le tiers des bâtiments et des équipages. Cette fortune déjà vieille donnait à l’ancien bourgmestre les prérogatives et les loisirs d’un homme né riche116,

qui se trouve de surcroît dispensé de réfléchir aux procédés par lesquels sa fortune a été acquise puisque d’autres que lui ont commis les mauvaises actions inséparables de leur opulence. Après son expérience du Nouveau Monde, Nathanaël peut comparer l’organisation économique d’une société primitive et celle de la société capitaliste du XVIIème siècle. Dans l’Ile Perdue, chacun devait savoir tout faire s’il voulait subsister. Il fallait arracher à la terre tout ce dont l’homme a besoin chaque jour. Il n’était pas question de surplus, il suffisait de s’assurer du nécessaire et d’essayer de prévoir si l’on ne voulait pas être trop tributaire des aléas climatiques. Mais si précaire que fût cette situation, elle avait sa justice puisque chacun bénéficiait du fruit de son travail et se voyait récompensé des efforts fournis. Ce que Nathanaël observe à Amsterdam montre une société civilisée, bien organisée et dans l’ensemble bien supérieure. La division du travail permet à divers corps de métiers d’approvisionner les citadins en tout ce qui est indispensable. Mais évidemment, l’argent a remplacé le troc si bien que “la fatigue de l’homme s’échinant à obtenir la paie du samedi soir n’en était pas moindre”117 ; 116 117

Ibid., p. 994 Ibid., p. 995

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la somme de travail que l’homme doit accomplir chaque jour et l’insécurité à laquelle il est soumis ont changé de forme mais elles n’ont pas disparu. L’enrichissement et le progrès de la société, indiscutables, ne profitent pas à tous. Mais dans la maison de Monsieur Van Herzog, où “l’argent semblait se renouveler et s’engendrer de soi-même”, le luxe apporte tous les agréments et les raffinements d’une vie dégagée du moindre souci matériel. Marguerite Yourcenar résume remarquablement le pouvoir de l’argent dans cette formule : Travesti en bien-être, il l’était aussi en loisir : c’était lui qui permettait à Monsieur Van Herzog de s’adonner à l’étude, et à Madame d’Ailly de toucher du clavecin dans son salon bleu118 .

Même pour ceux qui en bénéficient, la richesse ne présente pas que des aspects positifs, d’après Nathanaël. En dépit du pouvoir que leur confère l’argent, Monsieur Van Herzog et sa fille dépendent de leurs domestiques et se retrouveraient tout à coup complètement démunis si, par malheur, ceux-ci les abandonnaient ; bien que bons maîtres, ils ne sont pas aimés mais peut-être après tout, Nathanaël entrevoit-il la cause de ce peu d’affection lorsqu’il remarque luimême, à la suite des confidences de Monsieur Van Herzog après la mort de Belmonte : “ce n’était pas d’un grand cœur”119. Alors que des gens tels que le vieux de l’Ile Perdue, sans cesse contraints de lutter contre la nature pour survivre, finissent par s’endurcir et ne possèdent plus la moindre sensibilité, on pourrait espérer que les gens riches qui bénéficient d’une culture de choix, de loisirs et de l’assurance d’une vie sereine et confortable seraient plus compatissants aux misères humaines. Or, ce n’est pas vraiment le cas, constate Nathanaël. L’argent améliore la vie d’une minorité d’hommes, la plupart d’entre eux continuant à vivre dans des conditions difficiles mais la nature humaine reste ce qu’elle a toujours été ; le développement de la civilisation favorise l’apprentissage d’une certaine politesse, les dehors de l’être humain deviennent moins frustres et moins rugueux, mais bien souvent, si l’on sonde les recoins secrets, on retrouve une nature profonde universelle. Ce constat qui vaut pour le XVIIème siècle s’applique à l’époque contemporaine, tout autant que les 118 119

Ibid., p. 995-996 Ibid., p. 1017

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considérations sur les guerres, sur les méfaits des religions dogmatiques ou du racisme. Peut-être d’ailleurs la vie qu’a vécue Marguerite Yourcenar dans sa jeunesse n’est-elle pas étrangère au portrait de la famille Van Herzog et mesure-t-elle, avec le recul, combien le fossé qui séparait les maîtres du Mont-Noir de leurs domestiques et des gens du village était profond. L’écologie La réalisation de grandes fortunes, l’organisation rationnelle du travail et la formation d’un prolétariat dont la rémunération n’excède jamais de beaucoup les besoins et qui, faute de posséder le moindre lopin de terre ou le moindre atelier, est contraint d’échanger ses forces contre les moyens de vivre, constituaient l’un des enjeux majeurs de la mutation sociale du XVIème siècle. Un siècle plus tard, la société nouvelle est en place et l’on entrevoit déjà les axes principaux de son développement. Marguerite Yourcenar nous laisse le soin de tisser le lien qui la relie au XXème siècle et de ce point de vue, elle exprime une préoccupation qui lui est particulièrement chère : la mise en péril de l’écologie. L’Ile Perdue apparaît comme une sorte d’île utopique, où l’intervention humaine n’est pas encore venue déranger l’ordre de la nature. Il y a loin de l’harmonie primitive de la nature épanouie, sereine et grandiose à l’exploitation brutale que Marguerite Yourcenar a tant de fois dénoncée. L’utopie de l’Ile Perdue constitue une nouvelle forme de réquisitoire contre la destruction de la nature au XXème siècle. Faisant écho à l’Ile Perdue du début du roman et de l’entrée dans la vie de Nathanaël, apparaît, dans les dernières pages de l’œuvre, un second paradis qui abrite la mort du personnage : l’île de la Frise. Cette île semble appartenir aux oiseaux de mer tant ils sont nombreux et tant ils s’y ébattent avec bonheur. Nathanaël assiste, subjugué, aux vols gracieux et majestueux des splendides échassiers et il s’abandonne à l’“atmosphère de fête sauvage”120 que font régner les tempêtes d’équinoxe. Dans ce déchaînement des éléments, Nathanaël sent l’immense force invincible de la nature à laquelle il faut patiemment se soumettre comme les oiseaux de l’île qui se rassemblent par milliers dans le creux des dunes, 120

Ibid., p. 1039

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle sachant qu’il fallait à la fois endurer la tempête et lui faire face, ménager leurs forces, et tourner la tête du côté du vent pour que son grand souffle ne rebroussât pas leurs plumages121.

Comme une “armée encerclée”, ils opposent à la violence du vent une résistance innée et quelle libération, quel sentiment de plénitude quand revient le calme ! Nathanaël les observe, qui planent très haut et se laissent dériver au gré des masses d’air. Tout seul et si petit au milieu de l’immensité, faible et fixé au sol, il comprend combien l’homme, qui se croit au centre de l’univers, est peu de chose. D’ailleurs les oiseaux qu’il admire ne se soucient nullement de son existence et le survolent dans la plus parfaite indifférence. Quant aux lapins de l’île, ils ne cessent jamais d’être sur leurs gardes. Tous ces êtres sauvages, dont la vie se déroule selon l’ordre de la nature, savent qu’ils ont à redouter l’homme mais ils n’attendent rien de lui. Sa méchanceté peut leur nuire mais son amour est superflu122. L’histoire contemporaine Au nom de quel droit, de quelle supériorité l’homme intervient-il dans l’ordre de la nature et qui pis est, se permet-il de le bouleverser? semble dire Marguerite Yourcenar. Depuis des temps immémoriaux, la terre, l’eau, l’air et le feu entremêlent leur action et leurs effets, dans un équilibre toujours rétabli. Des êtres vivants naissent dans ce milieu sauvage, en apprennent les lois impitoyables, s’y adaptent et se reproduisent, perpétuant ainsi la vie. L’homme représente un élément parmi tant d’autres, ni plus ni moins indispensable et rien ne l’autorise à tuer, à massacrer, à anéantir les merveilles de beauté et d’adaptation produites par la nature. Et s’il joue à détruire le milieu marin, à polluer l’air et la terre pour des siècles, sinon des millénaires, qu’adviendra-t-il de lui? Cette 121

Ibid., p. 1039 Françoise Bonali-Fiquet, “Yourcenar et la défense de l’environnement à travers les Entretiens” in Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 245 à 254. Dans cet article, Françoise Bonali-Fiquet cite les multiples engagements de Marguerite Yourcenar en faveur de l’écologie, à partir des années 60-70. Ses Entretiens témoignent de son intérêt pour la défense de la nature, de même que sa correspondance avec des proches ou d’autres gens ; enfin dans plusieurs Essais, elle stigmatise la brutalité des hommes à l’égard de toute forme de vie (animale en particulier) (voir le chapitre : Réalités sociales). 122

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formidable nature a le pouvoir de se régénérer mais seulement jusqu’à un certain point. Cette merveilleuse machinerie si puissante présente aussi une grande vulnérabilité dont l’homme se joue en apprenti sorcier. La peinture de la nature traduit le souci écologique de Marguerite Yourcenar. Elle montre, de manière poétique, presque lyrique, que ce qu’il y a de sacré dans l’univers, devant quoi l’homme devrait se prosterner avec humilité comme Nathanaël, est au contraire menacé par un être inconscient, souvent borné, bouffi d’orgueil et de suffisance. La dimension écologique, assurément très présente dans Un homme obscur, se dissout cependant dans une dimension métaphysique et jamais, dans aucune de ses œuvres précédentes, Marguerite Yourcenar n’avait exprimé aussi clairement des idées métaphysiques. En ce sens, on peut sans doute considérer qu’Un homme obscur a valeur de “testament”. Dès le début de sa courte vie, Nathanaël, qui n’aborde pas le monde avec un stock d’idées susceptibles de bloquer sa réflexion mais au contraire avec innocence et modestie prend conscience qu’il n’est qu’un élément dans le Tout constitué par la nature et l’ensemble des êtres vivants. L’anthropomorphisme n’apparaît nulle part, non plus que l’anthropocentrisme. Il existe un voisinage, une proximité entre l’homme et les animaux sauvages mais pas de communion dont seule la conscience humaine aurait l’idée. L’Idée : telle est justement la différence entre l’homme et l’animal mais permet-elle de le considérer comme supérieur ? Bien souvent, elle engendre le mal, elle devient un pouvoir de nuisance que l’animal n’a pas. Lui ne fait que se conformer aux lois naturelles mais dès que l’homme retrouve des conditions de vie plus primitives, n’obéit-il pas d’abord aux lois de la nature ? En l’homme et l’animal, la vie s’incarne sous des formes différentes mais il s’agit toujours de la vie et l’homme ne compte pas plus que n’importe quel règne animal. Plus le temps s’écoule, plus Nathanaël approche de la fin de sa vie, plus il a le sentiment d’être un élément parmi tout ce qui vit sur l’île et il sent bien qu’il mourra comme les autres êtres vivants qui peuplent la nature : Il y avait autour de lui la mer, la brume, le soleil et la pluie, les bêtes de l’air, de l’eau et de la lande ; il vivait et mourrait comme ces bêtes le font. Cela suffisait. Personne ne se souviendrait de lui pas plus qu’on ne se souvenait des bestioles de l’autre été123. 123

Marguerite Yourcenar, HO, p. 1037

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D’ailleurs, à mesure que ses forces s’amenuisent et que la vie lui échappe, Nathanaël ne fait que simplifier les choses, comme s’il se dépouillait de ses illusions et idées fausses pour se rapprocher de la vérité. Il se détache définitivement des livres qu’il n’a connus que dans l’exercice de son métier et dont il estime qu’ils lui ont apporté peu de choses. Une Bible qu’il a trouvée dans la maison lui sert à allumer le feu un jour que le poêle fonctionne mal. Il lui paraît beaucoup plus important de se consacrer à la lecture du monde pendant le peu de temps qui lui reste à vivre et ce qu’enseignent la Bible et ceux qui prêchent en chaire lui semble vain ; sa modeste expérience de la vie qui lui a révélé quelques vérités toutes simples lui suffit et il trouve bien présomptueux et oiseux de vouloir se mêler de ce qui dépasse notre faible entendement. Symboliquement, la destruction de la Bible se comprend comme le rejet du dogme chrétien et d’une religion exclusive de toute autre forme de pensée. En effet, la méditation de Nathanaël l’amène à exprimer une croyance qui s’apparente sans doute beaucoup plus à la philosophie bouddhiste qu’à la foi chrétienne : personne n’avait besoin d’un Nathanaël immortel. Ou peut-être la petite flamme claire continuerait à brûler, ou à se rallumer, dans d’autres corps de cire, sans même le savoir, ou se soucier d’avoir déjà eu un nom. En vérité, il doutait même que son esprit, ou ce que le jeune Jésuite eût appelé son âme, fût autre chose que posé sur lui. Mais il n’allait pas, comme Léo Belmonte, s’inquiéter jusqu’au bout d’on ne sait quel axe ou quel trou qui était Dieu ou bien Soi-même124.

Nathanaël sait que sa mort sera un anéantissement complet et définitif, comme pour tous les êtres autour de lui, les spéculations métaphysiques sur l’immortalité de l’âme n’ont donc pas de sens à ses yeux et si, par hasard, la réincarnation doit avoir lieu, nous ne le savons pas ; donc de toute façon, cela nous échappe. Nous ne possédons que notre vie présente et la conscience de celle-ci. A l’approche de l’agonie, Nathanaël a le réflexes de tous les animaux : s’isoler pour mourir : Il savait, mais sans se sentir obligé de se le dire, qu’il faisait en ce moment ce que font les animaux malades ou blessés : il cherchait un asile où finir

124

Ibid., p. 1037

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seul, comme si la maisonnette de Monsieur Van Herzog n’était pas tout à fait la solitude125.

A mesure que les forces défaillantes de Nathanaël l’éloignent du monde des vivants, remonte en lui l’atavisme animal dicté par la nature : quitter la meute ou le groupe où l’on n’a plus sa place, se résigner à la mort et mourir seul. Ainsi Nathanaël s’abandonne aux soins de la terre, aux éléments et il se fond dans le grand Tout auquel il n’a d’ailleurs jamais cessé d’appartenir, son passage parmi les vivants n’étant qu’un phénomène accidentel, de durée très limitée126. La notion d’unité de l’univers qui se dégage avec force d’Un homme obscur est étroitement liée à la préoccupation écologique. L’homme, n’étant qu’un minuscule élément qui effectue un séjour provisoire dans l’univers, au même titre que tous les êtres vivants, se doit d’être solidaire de ce qui l’environne et de compatir aux souffrances autour de lui. Il n’a pas le droit d’user des biens de la nature pour son seul avantage et sa responsabilité est engagée dans les maux infligés à la nature tout au long des XIXème et XXème siècles. Bien au contraire, il devrait éprouver le respect et l’amour du monde qui l’entoure et du cosmos qui n’existe pas que pour lui. Le vrai 125

Ibid., p. 1041 Maria José Vazquez de Parga, “Une destinée universelle : Nathanaël” in L’universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 2, p. 289 à 300, conclut ainsi son article : “Il ne ressent ni la douleur ni le dérangement, ce qu’il sent est un appel qui le fait courir à sa destinée, au lieu où il se couche pour attendre paisiblement la mort. Il ferme les yeux à tout, devient terre avec la terre. Il le fait comme un rite, comme une conviction, comme ce qui est le plus naturel. Il entend un cri intérieur qui le presse à la recherche d’un lieu précis et confortable de la terre. Comme tout malade il veut se coucher et dormir. Il a une fatigue éternelle et cherche un repos éternel. Il retourne à son essence cosmique” (p. 300). On ne peut mieux analyser la fin de Nathanaël. C. Frederick Farrell, Jr et Edith R. Farrell, “L’être et l’univers” in L’universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 1, p. 49 à 57, insistent sur l’idée que Nathanaël accepte de n’être “qu’une chose parmi les choses” et qu’“Au lieu de l’humanisation de la nature, Yourcenar arrive à la chosification de l’homme” (p. 55). En effet, c’est bien de cela dont il s’agit, il n’y a nulle trace de romantisme chez Marguerite Yourcenar. Les deux articles s’accordent à reconnaître d’une part l’idée philosophique de l’unité de l’univers, d’autre part la valeur universelle et éternelle des concepts que Nathanaël découvre intuitivement, grâce à une intelligence et une sensibilité capables de sympathie pour le monde qui l’environne et enfin la solidarité de l’homme avec l’univers. 126

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progrès consisterait à comprendre qu’il y a continuité entre le monde humain et le monde non-humain, entre l’individu et la totalité de l’univers. Les valeurs humaines doivent concevoir l’universalité et la relativité et ne plus se fonder sur l’anthropocentrisme. La publication initiale des deux nouvelles “D’après Dürer” et “D’après Rembrandt” dans le même volume La Mort conduit l’attelage incite à rapprocher Nathanaël et Zénon. D’autres facteurs interviennent dans les œuvres définitives : d’abord, le lieu de l’action : Bruges et Amsterdam appartiennent à la même unité géographique et leur histoire ne diffère pas profondément. Quoique de milieux sociaux et de formation nettement distincts, Nathanaël et Zénon doivent une partie de leurs connaissances à leurs voyages et l’un et l’autre sont des hommes solitaires, un peu en marge de la société. Là s’arrêtent les ressemblances. A l’érudition de Zénon, s’oppose la culture très fragmentaire et limitée de Nathanaël ; au tempérament fougueux, farouchement indépendant du premier correspond un caractère facile, plutôt timide chez le second ; cependant l’un et l’autre montrent de la bienveillance pour les gens qu’ils rencontrent et ils savent observer. On pourrait dire que Marguerite Yourcenar compose avec Un homme obscur une sorte de suite à L’Œuvre au Noir, en choisissant comme personnage principal un anti-Zénon qui vit environ un siècle plus tard, c’est-à-dire à une époque où les troubles du XVIème siècle ont cédé la place à une nouvelle forme d’organisation sociale et elle donne à voir comment évolue le monde. La stabilité a succédé aux crises mais l’image qu’offre le monde nouveau n’est pas très positive. Cependant, la principale évolution réside sans doute dans la philosophie de Marguerite Yourcenar. La soif de connaissances de Zénon, sa volonté d’agir sur le monde grâce à la science, son ambition prométhéenne ont cédé la place à une forme de sagesse contemplative qui doit peu à l’érudition mais beaucoup à la sensibilité, à l’intuition, à la compréhension généreuse de l’univers autour de soi. Plutôt que d’agir sur le monde, il convient de vivre en harmonie avec la nature, de prendre conscience du peu de chose qu’est l’être humain, de respecter les forces naturelles et l’ordre cosmique sans lesquels il n’existe pas d’hommes. “Bien faire l’homme” devient alors savoir se situer dans l’harmonie universelle et s’acquitter dignement du rôle qui nous est momentanément imparti.

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Le Labyrinthe du monde Les trois tomes du Labyrinthe du monde ont été beaucoup commentés dans les premiers chapitres et à plusieurs reprises, nous avons été amenée à constater que Marguerite Yourcenar établit des correspondances entre le passé et le présent et qu’elle souligne souvent la permanence des comportements humains au travers des siècles. La dimension universelle des événements historiques se manifeste clairement. Évoquant Cassel par exemple au début d’Archives du Nord, elle écrit que les hommes ont toujours utilisé cette butte pour en faire un camp retranché dans les moments de guerre : “La guerre, à intervalles presque réguliers, a battu sa base comme autrefois les marées de la mer”127. L’histoire de Cassel n’est qu’une suite de conflits armés se répétant périodiquement, avec des causes toujours aussi fallacieuses et des conséquences toujours aussi néfastes. Comme un mouvement de balancier, les faits se reproduisent dans l’histoire des hommes sans que les malheurs du passé servent de leçon pour l’avenir. Mais l’originalité que revêt l’universalité dans Le Labyrinthe du monde concerne surtout le caractère autobiographique de l’œuvre. Le Moi et l’histoire S’il est difficile de définir à quel genre littéraire appartiennent les trois ouvrages qui constituent Le Labyrinthe du monde, c’est parce qu’après avoir évoqué sa naissance, Marguerite Yourcenar nous entraîne dans le passé, à la rencontre de ses ancêtres. Les spécialistes s’accordent sur le fait que le récit que Marguerite Yourcenar propose de sa vie comporte une part de chronique généalogique128. Chez elle, 127

Marguerite Yourcenar, AN, p. 955 Dans les Actes du IIème Colloque international de Valencia, octobre 1986, consacré à Marguerite Yourcenar, Biographie, autobiographie, Elena Real souligne, dans l’article intitulé “Biographie, autobiographie et quête de soi”, p. 243-251, que Marguerite Yourcenar entreprend une quête de soi, “transpersonnelle”, à travers les familles, les peuples traversés. La mémoire mise en œuvre est alors d’ordre universel, elle remonte le temps historique humain aussi loin que possible, jusqu’au commencement de l’histoire. Le texte créé va ressembler à une sorte de galerie biographique, qui sauve de l’oubli et de la mort ceux qui ont existé. L’individu n’existe qu’en tant que confluence d’une multitude d’autres avant lui (p. 251). Selon Yves-Alain Favre, “Malraux et Yourcenar ou les métamorphoses de 128

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existe la conviction profonde que chaque individu dépend de ceux qui l’ont précédé, tout homme porte en soi un réseau d’hommes et de femmes à qui il doit la forme qu’on lui voit en ce monde. Dans les premières pages d’Archives du Nord, on lit ces réflexions : c’est bien de toute une province que nous héritons, de tout un monde129

et Je ne parle ici que selon la chair. S’il est question de tout un ensemble de transmissions plus inanalysables, c’est de la terre entière que nous sommes les légataires universels130.

Qu’est l’être humain en soi et que représente-t-il ? Comme dans Un homme obscur, Marguerite Yourcenar en appelle à l’humilité car dès que l’on considère le nombre de ramifications diverses qui s’entremêlent et s’entrecroisent avant d’en arriver à nous, nous ne pouvons qu’être saisis de vertige et mesurer la relativité de notre existence. Parmi tant de possibilités, combien y en avait-il que nous fussions jamais, aujourd’hui, tels que nous nous percevons et que nous voient les autres ? A l’échelle de l’histoire et de l’univers, notre vie mérite à peine d’être mentionnée et d’ailleurs, quelques lignes plus loin, Marguerite Yourcenar stigmatise l’épouvantable égocentrisme humain : La famille proprement dite m’intéresse moins que la gens, la gens moins que le groupe, l’ensemble des êtres ayant vécu dans les mêmes lieux au cours des mêmes temps. Je voudrais, à propos d’une dizaine de ces lignées dont je sais encore quelque chose, noter ici des analogies, des fréquences, des cheminements parallèles ou au contraire divergents, profiter même de l’obscurité et de la médiocrité de la plupart de ces personnes pour découvrir quelques lois que nous dissimulent ailleurs les protagonistes trop magnifiques qui occupent les devants de l’histoire. Patience ! Nous arriverons toujours assez vite à ces individus situés très près de nous, sur lesquels nous croyons à tort ou à raison presque tout savoir ; nous arriverons toujours assez vite à nous-mêmes131. l’autobiographie”, op. cit., Marguerite Yourcenar pense que tout homme dépend étroitement de ses ancêtres et que par conséquent, comprendre sa propre destinée implique de démêler l’écheveau de son propre labyrinthe généalogique (p. 253 à 258). 129 Marguerite Yourcenar, AN, p. 973 130 Ibid., p. 974 131 Ibid., p. 974

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L’intérêt de chaque individu réside dans l’histoire collective dont il est dépositaire, qui permet de retrouver des constantes au travers des civilisations et les vérités universelles qui président à l’histoire des hommes. L’autobiographie devient intéressante à cette condition. Sinon en quoi les menus événements vécus par un individu particulier et ses états d’âme peuvent-ils enrichir le patrimoine culturel de l’humanité ? Ce n’est qu’un rabâchage supplémentaire d’histoires mille fois racontées, dont l’originalité est depuis longtemps usée. La seule démarche qu’il vaille la peine d’accomplir consiste à interroger le passé, à essayer de reconstituer la vie des gens à une époque donnée, à établir les interférences entre la grande histoire et la petite histoire quotidienne de chacun. Ainsi se forgent les destinées, les mentalités dont nous sommes le produit. La quête des origines implique également de tenir compte des facteurs génétiques. Examiner l’histoire signifie rencontrer en tout temps et en tout lieu des guerres, des invasions, des mélanges de populations. Marguerite Yourcenar réfute la croyance de beaucoup de familles du nord de la France en une ascendance espagnole ; elle traite par l’ironie la vanité qui fait imaginer à certains qu’ils possèdent un peu de “sangre azul” en rappelant que les troupes du duc d’Albe étaient pour l’essentiel composées de soldats stipendiés, venus de divers coins de l’Europe. Mais incontestablement, si l’on remonte les générations, la plupart d’entre nous a des origines génétiques composites, on peut se dire Flamand en raison d’une implantation un peu ancienne dans cette province mais qui pourrait définir le Flamand de pure souche ? En tout cas, l’installation dans une région et la maîtrise de la langue en usage dans ce coin de l’univers vont déterminer en partie une culture : on adopte les coutumes du lieu, la religion, les schémas de pensée. Les Flamands, dont la province a été tôt engagée dans la Réforme et le processus de développement du capitalisme n’ont pas reçu tout à fait la même culture que les résidents de régions épargnées par ces grands phénomènes de transformations sociales et qui ont évolué lentement. L’organisation sociale n’est pas non plus tout à fait la même. Suivant les régions, la richesse est restée plus longtemps liée à la propriété foncière ou au contraire elle a pris le virage de la révolution industrielle et l’état d’esprit des hommes subit l’influence de ces réalités. Chacun hérite de toutes ces données génétiques, sociales, culturelles, etc..., il est un condensé de multiples générations, il porte

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en soi une foule de disparus qui, à l’insu de tous, accidentellement, l’ont marqué de leur empreinte. Ce qui intéresse Marguerite Yourcenar, c’est de mettre à jour cette multitude de facteurs qui façonnent l’être humain, ce qui explique qu’il soit ainsi et non autrement et de parvenir à l’essence. On pourrait craindre que cette volonté d’appréhender l’essence de l’être humain, ce qu’il y a d’universel en chacun de nous n’ait tendance à gommer les particularités et à figer l’humanité dans une espèce de vérité éternelle, de fixité opposée à l’idée d’évolution. Ce n’est pas le cas ; Marguerite Yourcenar tente plutôt de découvrir ce qui reste permanent à travers les vicissitudes de l’histoire mais elle ne dissimule pas que d’une génération à l’autre, par exemple, on peut observer des différences sensibles. Nous avons vu qu’à Suarlée, elle s’interroge sur ce qui la rattache à “ces gens” enterrés là. Les fils manquent pour relier les ancêtres (pourtant proches) à celle qui médite sur la tombe familiale. Car si Marguerite Yourcenar ne peut imaginer que son grand-père et sa grand-mère maternels, qui lui sont plus inconnus que Baudelaire par exemple, aient eu en eux des éléments dont elle est faite, pour eux, elle n’a jamais été plus qu’une existence virtuelle, incertaine et inimaginable. Entre sa mère, ses grands-parents et elle, il y a l’histoire du XXème siècle qui a bouleversé la société. Sans doute, sans cela, sans le décès prématuré de sa mère, eût-elle été destinée à une vie qui, à tous les sens du terme, l’eût moins éloignée de Suarlée mais l’histoire en a décidé autrement et elle ne peut que constater qu’il existe une rupture apparente complète entre ses ancêtres immédiats et elle. Assurément, le temps apporte des changements et même des transformations radicales, “néanmoins, Arthur et Mathilde étaient au second entrecroisement des fils qui me rattachent à tout”132 et, même si Marguerite Yourcenar a quelques difficultés à mesurer l’importance de cette donnée, elle n’en méconnaît pas le caractère essentiel car au-delà de ces deux personnes, s’étageaient des milliers d’ascendants remontant jusqu’à la préhistoire, puis [...] jusqu’à l’origine même de la vie sur la terre133.

132 133

Marguerite Yourcenar, SP, p. 739-740 Ibid., p. 739

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L’être unique que représente chaque homme n’est qu’un “rebrassage”, un “amalgame”, un arrangement accidentel de gènes, d’atomes venus du fond des âges, qui se réorganisent pour faire de chacun un individu nouveau, inédit, après avoir traversé une multitude infinie d’autres êtres tout aussi uniques. Chacun de nous forme un maillon d’une chaîne sans fin et pour être objective, la quête du Moi implique la connaissance des ancêtres et elle devient bien vite universelle. Sans doute peut-on comme dans Un homme obscur pressentir l’influence de la philosophie bouddhique mais certainement aussi celle des découvertes scientifiques du XXème siècle. Autres œuvres L’action d’Alexis ou le Traité du vain combat comme celle du Coup de grâce et de Denier du rêve, se situe à l’époque contemporaine. La seconde nouvelle du triptyque La Mort conduit l’attelage, intitulée “D’après Greco”, publiée en 1981 sous le titre Anna, soror... présente-t-elle, comme L’Œuvre au Noir et Un homme obscur qui sont issus du même ouvrage initial, une image de l’histoire contemporaine ? Le thème de l’inceste entre un frère et une sœur à l’époque de la Contre-Réforme qui constitue le sujet d’Anna, soror... n’a subi que de très faibles modifications par rapport aux versions initiales du récit. A propos de Zénon, Marguerite Yourcenar explique que les goûts sensuels134 dépendent fréquemment des conditions d’existence. Cette affirmation de la romancière déjà âgée s’applique-telle aux œuvres de jeunesse ? Autrement dit, est-ce le milieu familial et social des personnages qui rendrait compte de leurs tendances sexuelles que la norme considère comme déviantes et ce faisant, Marguerite Yourcenar n’introduit-t-elle pas en filigrane des réalités propres à l’histoire contemporaine ? Bien que la dimension politique soit absente d’Alexis, les ressemblances entre le personnage principal du premier roman de Marguerite Yourcenar et celui du Coup de grâce ne passent pas inaperçues. Comme Éric, Alexis appartient à la vieille aristocratie ruinée, qui n’a plus à offrir qu’un dérisoire titre de noblesse en

134

Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 82

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échange d’une fortune récente. Sans doute Alexis n’a-t-il pas songé à cela en épousant Monique, néanmoins son frère le remercie : il me remercia avec une sorte d’effusion d’avoir, disait-il, sauvé notre famille ; je compris alors qu’il faisait allusion à votre fortune, et cela me fit honte135.

Alexis développe avec insistance le climat qui règne dans sa famille ; la déchéance financière retentit sur toutes choses et on comprend que son frère vive dans l’obsession de l’argent. Les jeunes années d’Alexis se déroulent dans une immense maison blanche, très grande, froide et délabrée, en compagnie de femmes toujours un peu tristes et peu bavardes. Alexis dit de son enfance qu’elle “fut silencieuse et solitaire”136, dans une vieille famille, qui représente “la fin d’un lignage”137 et où “l’on semble ne continuer à vivre que par fidélité”138. L’impression dominante qui se dégage de cette évocation est celle d’une agonie, d’une progression calme et résignée vers la mort. Rien n’a changé dans le mode de vie, on conserve les apparences malgré les signes évidents de pauvreté et ainsi se prolonge une survie artificielle. La mère d’Alexis consent des sacrifices pour lui offrir des études à Vienne, où il vit dans la pauvreté et ne peut tenir le rang qu’aurait dû lui permettre son nom. L’univers dans lequel évolue cette aristocratie décadente, où ne subsistent que des apparences qui masquent la mort, apparaît délétère et aliénant pour la jeunesse. La vie réelle, saine qu’incarnent Monique et la bourgeoisie ascendante dont elle fait partie, reste étrangère à Alexis. On peut supposer que sa maturité, affective notamment, en souffre. On peut aussi admettre que dans ce milieu étouffant, qui refuse l’épanouissement aux jeunes, certains êtres s’insurgent contre l’aliénation et ne trouvent d’autre manière d’affirmer leur indépendance qu’en défiant l’ordre moral des ancêtres, par le biais de l’homosexualité notamment. La même hypothèse s’applique à Anna et Miguel. Plus encore qu’Alexis peut-être, le frère et la sœur vivent dans un univers absolument clos, isolé du reste du monde. Sans contacts avec l’extérieur et la réalité, ils subissent en outre la solitude des exilés et la 135

Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat, OR, p. 61-62 Ibid., p. 15. 137 Ibid., p. 13. 138 Ibid., p.12. 136

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loi écrasante de l’Inquisition dont leur père est le représentant impitoyable et profondément haï. Les murailles du fort Saint-Elme ont valeur symbolique autant que réelle. Si elles servent à emprisonner les ennemis de l’Espagne, elles protègent aussi Don Alvare et les siens des idées des hérétiques et du désir de vengeance des victimes de l’Inquisition espagnole. Quoique libres, les deux jeunes gens et leur mère ressemblent fort à des prisonniers. L’inceste entre le frère et la sœur apparaît comme l’affirmation de leur existence propre dans l’univers morbide et aliénant qui les étouffe et leur mère, qui semble très bien comprendre leurs sentiments, ne désapprouve pas. Elle aussi affirme sa liberté. Elle a appris la lecture à ses enfants dans Cicéron et Sénèque et elle-même médite Platon plutôt que les ouvrages de piété catholique : Plus tard, sa fille Anna ne put se souvenir de l’avoir entendue prier, mais elle l’avait vue bien souvent, [...], un Phédon ou un Banquet sur les genoux, ... méditer longuement...139.

Autre affirmation de son indépendance par rapport à son époux : Personne ne savait qu’elle faisait passer en secret du linge et des boissons réconfortantes aux prisonniers dans les cachots de la forteresse140.

Valentine est, semble-t-il, bien loin d’approuver la loi et les agissements de la puissante Église catholique et elle se comporte en épouse qui n’hésite pas entre sa conscience et l’obéissance conjugale. On peut penser que, fidèles à l’exemple de leur mère, Anna et Miguel choisissent d’être eux-mêmes et s’affranchissent de la loi morale inhumaine qui les opprime. A la différence d’Alexis qui semble ne se révolter que contre un ordre moral, on peut entrevoir dans Anna, soror... une révolte à caractère plus politique. En effet, si l’on examine les dates de composition du roman que donne Marguerite Yourcenar, on apprend que la première ébauche date de 1925 (et le texte définitif de 1935), ce qui renvoie assez nettement à Denier du rêve dont la première version fut publiée en 1934 et qui a été inspiré notamment par la marche sur Rome, qui eut lieu en 1922. Ne conviendrait-il pas d’établir un 139 140

Marguerite Yourcenar, Anna, soror…, OR, p. 882-883. Ibid., p. 882.

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parallèle entre la Naples de l’Inquisition et la Rome du fascisme ? A travers l’image de Naples au XVIème siècle et des personnages reclus dans le fort Saint-Elme par un gouverneur tyrannique, au service d’une idée exclusive, ne devine-t-on pas un régime totalitaire, qui broie les êtres, tel que ceux qui accédaient au pouvoir dans les années 20 et 30 ? Comme elle l’a fait à maintes reprises, Marguerite Yourcenar présenterait dans Anna, soror... et Denier du rêve deux facettes d’une réalité identique, entrevue selon deux perspectives un peu différentes. L’inceste servirait à démasquer l’apparence d’ordre de toute dictature. Enfin, l’échec du dogme face à Platon et l’échec définitif de Don Alvare pourraient s’interpréter comme le triomphe de la sagesse antique et de la liberté. Marguerite Yourcenar explique clairement dans la préface de 1981 pourquoi elle a traité un sujet aussi osé que l’inceste : Que l’inceste existe à l’état de possibilité omniprésente dans la sensibilité humaine, attirante pour les uns, révoltante pour les autres, le mythe, la légende, l’obscur cheminement des songes, les statistiques des sociologues et les faits divers en font preuve. Peut-être pourrait-on dire qu’il est vite devenu pour les poètes le symbole de toutes les passions sexuelles d’autant plus violentes qu’elles sont plus contraintes, plus punies et plus cachées [...] L’inceste seul demeure inavouable [...]141.

Alors que même l’amour entre deux personnes de même sexe, si longtemps réprouvé, est presque admis en 1981, l’inceste reste tabou. Or, explique Marguerite Yourcenar, l’inceste a existé de tout temps, il apparaît dans les œuvres littéraires des plus grands écrivains mais ce sujet est frappé d’interdits d’une telle force qu’il n’est jamais évoqué dans la clarté ; on le tait ou faute de mieux, on le dissimule sous une épaisse couche de mensonges. Marguerite Yourcenar se propose d’en parler avec clarté, décence et simplicité car il s’agit d’un fait que l’on rencontre dans la nature, en dépit de la réprobation de toutes les morales du monde. Dans la postface ajoutée à la suite du roman et composée au Maroc, en 1981, elle écrit : “Anna, soror… fut écrite en quelques semaines du printemps 1925, au cours d’un séjour à Naples et immédiatement au retour de celui-ci”142. Et dès l’origine, il acquiert à peu de détails près sa forme définitive. En 1929, elle publie Alexis ou 141 142

Marguerite Yourcenar, AS, postface, OR, p. 937-938 Ibid., p. 935.

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le Traité du vain combat où elle traite du thème de l’homosexualité. Lorsqu’elle compose la postface d’Anna, soror... en 1981, elle peut établir une distinction entre l’homosexualité et l’inceste ; tandis que le second conserve son caractère de monstruosité intolérable, le premier est quasiment entré dans les mœurs. Dans les années 20, il n’y avait pas une telle différence, bien que certains écrivains – en particulier Gide en France – aient commencé à lever le voile sur ce que l’on considérait comme honteux. A peu de temps d’intervalle, Marguerite Yourcenar aborde deux sujets dont on n’a pas encore coutume de parler aisément et librement. Et même quand on commence à le faire comme c’est le cas pour l’amour entre des personnes de même sexe, le fait-on correctement ? En 1963, Marguerite Yourcenar en doute profondément : [...] il semble en effet que le problème intime d’Alexis ne soit guère aujourd’hui moins angoissant ou moins secret qu’autrefois, ni que la facilité relative, si différente de la liberté véritable, qui règne sur ce point dans certains milieux très restreints, ait fait autre chose que de créer dans l’ensemble du public un malentendu ou une prévention de plus.

Et quelques lignes plus loin, elle précise : “Les mœurs, quoi qu’on dise, ont trop peu changé pour que la donnée centrale de ce roman ait beaucoup vieilli” 143 . La valeur historique de ces deux romans, si l’on se place du point de vue événementiel, n’est pas significative. En revanche, ils ont un rapport avec l’histoire des mœurs. Marguerite Yourcenar entend montrer l’universalité de deux réalités que la société réprouve et rejette, vouant ainsi à l’opprobre et au malheur des hommes et des femmes qui ne correspondent pas à la norme. Partout et de tout temps, ainsi que l’atteste la littérature, il a existé des goûts sensuels différents. Ils existent dans la nature, même si du strict point de vue de la procréation, ils apparaissent contre nature, et il faut donc les prendre en compte et les tolérer, au lieu de les condamner au nom d’une morale religieuse rigoriste. Anna, soror... et Alexis s’inscrivent dans la perspective de la lutte pour le respect des droits des minorités et contre l’aliénation de l’individu par les forces sociales.

143

Marguerite Yourcenar, A, préface, OR, p. 3-4.

Chapitre 2 L’histoire contemporaine a-t-elle un intérêt spécifique ? Bien que les œuvres de la maturité de Marguerite Yourcenar, les Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au Noir, Un homme obscur semblent éviter soigneusement les sujets qui appartiennent à l’histoire contemporaine, on découvre de multiples échos et correspondances entre le passé et l’actualité du XXème siècle. Quant au Labyrinthe du monde, au Coup de grâce et à Denier du rêve, ils s’inscrivent dans l’histoire récente. Il semble donc impossible et inexact de prétendre que Marguerite Yourcenar s’est intéressée exclusivement à l’histoire ancienne et qu’elle a dédaigné l’histoire de son temps. Comment expliquer cet intérêt pour les événements et réalités contemporains ? Nous avons vu que certaines interprétations peu appréciées de Marguerite Yourcenar, à la suite de Denier du rêve et surtout du Coup de grâce, ont pu la détourner d’aborder des sujets appartenant à l’histoire du XXème siècle et lui faire préférer des époques lointaines qui, aujourd’hui, n’exacerbent plus les passions et comportent moins de risques. Finalement, chercher à comprendre l’intérêt de Marguerite Yourcenar pour l’histoire contemporaine revient souvent à se demander pourquoi l’histoire exerce tant d’attraits sur elle.

I Présent et histoire Dans l’entretien avec Patrick de Rosbo, elle répond pratiquement elle-même à la distinction que l’on peut établir entre histoire passée et ancienne et histoire actuelle : je vous avoue [...] que cette différence que la plupart des gens tendent à faire entre ce qui est “historique” et ce qui est “moderne” ou “contemporain” me

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle paraît étonnamment factice, et que c’est un concept de l’esprit contre lequel j’aimerais lutter1.

Elle précise sa pensée dans l’observation suivante : Il est paradoxal, mais vrai, de dire que tout roman est un roman historique, pour la simple raison que tout roman se situe dans le passé, lointain ou proche, et qu’un événement situé à un an ou à six mois d’ici est aussi irrémédiablement perdu, aussi difficile à récupérer que s’il s’était passé il y a des siècles2.

Marguerite Yourcenar a réaffirmé à plusieurs reprises que le concept de roman historique lui semblait un peu absurde car le présent devient à l’instant même du passé, l’histoire n’est rien d’autre que le temps qui s’écoule et par conséquent, si un écrivain entend situer l’action de son roman et ses personnages à une époque donnée, fût-elle récente, il est automatiquement confronté au problème de l’histoire. Mais l’inverse est également vrai ; l’histoire s’écrivant aujourd’hui, à partir du présent, il n’y a pas étanchéité, le présent vécu par l’écrivain a toujours tendance à marquer l’histoire de son empreinte. Ce mouvement constant du présent au passé est souligné par Marguerite Yourcenar dans l’entretien accordé à Bruges le 1er juin 1971 : je n’ai pas le sentiment qu’il y a une différence très profonde entre le présent et le passé. Pour moi, il y a la vie. Il y a le fait que les êtres sont engagés dans la vie, que nous qui sommes ici présents – nous sommes naturellement des résultats du passé que nous remontons dans toutes les directions vers toutes espèces de faits et d’événements –, que nous sommes un jour du passé, que nous sommes déjà, par ce que nous avons fait hier, du passé. Et ce qui importe, c’est ce mystérieux changement de la vie passant à travers toutes les formes3.

Chaque moment qui passe est confluence du passé et du présent mais tout être humain est, dès l’instant où il vit, lieu de rencontre permanent du présent et d’un passé qui va s’amplifiant avec l’écoulement des années. Ce que Marguerite Yourcenar veut saisir dans ses œuvres correspond au flux de la vie qui, sitôt engagée, commence à s’engloutir dans le passé mais qui sans cesse recommence. Donc, au 1

Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 39. Ibid., p. 39. 3 Marguerite Yourcenar, PV, p. 112. 2

Intérêt spécifique de l’histoire contemporaine ?

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fond, qu’elle évoque le IIème siècle ou le début du XXème siècle, la démarche ne varie guère et se demander pourquoi elle a choisi d’évoquer l’histoire contemporaine revient simplement à déterminer les causes de son intérêt pour l’histoire. Aux questions subjectives envisageant l’intérêt pour l’histoire et le passé comme un refus et une fuite du présent, elle répond que ce n’est pas une affaire de goût. La laideur du présent ne rend pas pour autant le passé préférable ; selon elle, il n’existe pas d’âge d’or et le passé ne constitue pas un refuge contre les menaces actuelles. Elle assimile l’amour du passé à “l’amour de la vie”4. On constate la réapparition du terme “vie” quand elle réfléchit à l’histoire. Ces deux notions se rejoignent à ses yeux ; éprouver de l’intérêt pour l’histoire signifie s’intéresser à la vie des hommes et au-delà à toute forme de vie sans doute. L’histoire ne s’entend donc pas au sens de matériau mort, à tout jamais révolu, mais plutôt comme moment dans la continuité ininterrompue de la vie.

II L’individu et l’histoire L’histoire façonne l’être humain Très jeune encore, Marguerite Yourcenar comprend que l’être humain est déterminé par la société dans laquelle il vit, les événements qu’il subit, l’état d’esprit ambiant autour de lui. La préface du Coup de grâce reflète clairement son intention : montrer que les êtres qui vivent une période de crise de l’histoire, une mutation sociale qui bouleverse leur univers familial ne peuvent en sortir indemnes, qu’ils sont nécessairement marqués et ont de la peine à retrouver un équilibre dans un univers qui chavire. Toutes les œuvres publiées après-guerre montrent de la même façon que les personnages ont à vivre à une époque donnée et qu’ils doivent composer avec la réalité environnante ; pour certains, cela va presque de soi, pour d’autres, le conflit peut aller jusqu’au choix du suicide. En tout cas, tout au long de son œuvre, se vérifie ce qu’elle dit en 1971 à un envoyé du journal La Croix : “J’estime qu’à toutes les époques l’existence humaine est déterminée par la politique”5. Les événements majeurs de l’histoire ne 4 5

Ibid., p. 348. Ibid., p. 122.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

se déroulent pas dans un monde à part, dont les hommes seraient soigneusement protégés, ils interviennent au contraire dans la vie ordinaire et en bouleversent quelquefois les données, Zénon représente certainement un pur produit de la Renaissance mais il subit le contrecoup de la Réforme6. Même dans une période calme, sereine, sans soubresauts politiques graves, l’être humain est soumis à de multiples facteurs de conditionnement et les influences diverses, qui s’exercent sur lui, lui donnent sa forme ; dans un entretien à RadioCanada en 1974, Marguerite Yourcenar précise : Je pense qu’il y a beaucoup d’orgueil à s’imaginer que quelqu’un, là-haut, prend la peine de tirer nos faibles ficelles, et il y a presque une sorte de blasphème à s’imaginer que l’infini, l’éternel s’occupe ainsi de nous. Mais, quant au conditionnement, [...] nous ne pouvons pas ne pas y croire.

Et elle cite son exemple : c’est un conditionnement que de naître en 1903, au seuil du dangereux XXème siècle. C’est un conditionnement que de naître dans l’Europe occidentale, avec les avantages et les désavantages que ça suppose, de naître d’une famille assez aisée pour vous permettre une certaine liberté7.

De ce point de vue, elle mesure que les loisirs, la liberté dont bénéficie un jeune qui n’est pas contraint de travailler pour vivre favorisent sans doute une carrière d’écrivain. Histoire et temps L’une des idées maîtresses de Marguerite Yourcenar, c’est que l’être humain est lié de toutes les façons à l’histoire, histoire de son temps d’abord, qui pèse sur lui, infléchit sa destinée, et histoire passée : celle de sa naissance, de ses jeunes années, qui très tôt détermine sa vie à son insu et aussi histoire de ses ancêtres qui constitue son héritage. En chaque individu, s’effectue constamment une osmose entre passé et présent et en chacun se reflète l’histoire de l’humanité, dans un inextricable enchevêtrement d’histoire individuelle et collective. Cette conception de l’histoire, bien 6

Marguerite Yourcenar considère que les préférences sexuelles de Zénon ellesmêmes résultent largement d’une situation sociale. 7 Marguerite Yourcenar, PV, p. 155-156.

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différente d’une simple suite d’événements ponctuels, isolés, seulement reliés par l’action des personnages mais conçue comme une interaction permanente, jamais interrompue des faits extérieurs et des passions humaines justifie l’hypothèse retenue par Camillo Faverzani dans son travail de recherches sur Marguerite Yourcenar8. Chez Marguerite Yourcenar, l’intérêt pour l’histoire ne relève ni d’un souci esthétique ni d’un travail d’historienne mais plutôt d’un choix philosophique ; il s’inscrit dans sa démarche d’humaniste. Ainsi que nous avons pu le remarquer à plusieurs reprises, elle considère l’être humain comme un être parmi les autres, elle ne se soucie pas de lui comme d’une créature unique, qui serait la seule qui vaille la peine qu’on lui prête attention : “Il ne s’agit pas de faire de l’homme une idole. La valeur de l’humanisme est celle d’assumer pleinement la condition humaine”9, déclare-t-elle pour le journal La Croix en 1971. Tout homme se trouve par conséquent engagé dans cette tâche, qu’il convient de définir et dont il faut s’acquitter au mieux. Là réside la préoccupation essentielle de Marguerite Yourcenar, qui s’efforce par ailleurs de concilier ce double postulat en apparence contradictoire : l’être humain, universel, reste le même au fil des siècles bien que chacun soit le résultat direct d’un conditionnement individuel par diverses contingences actuelles et passées et qu’il porte les traces du milieu social, culturel, etc…, dans lequel il vit présentement et dans lequel ont vécu ses ancêtres. Le caractère nettement humaniste de l’œuvre de Marguerite Yourcenar conduit Henri Vergniolle de Chantal à la classer parmi les écrivains moralistes français10 mais son originalité consiste à renouveler le genre de l’écriture moraliste en utilisant le roman 8

Camillo Faverzani, L’œuvre narrative de Marguerite Yourcenar et l’histoire. Quelques notes, Tesi di Laurea, Universita' Degli Studi di Verona, Faculta' Di Economia E commercio, anno 1984-1985, écrit : “je vais présenter le roman historique comme moyen d’analyse psychologique, l’exploitation de l’histoire pour représenter des traits humains” (p. 85-86). En effet, chez Marguerite Yourcenar, l’histoire n’est pas extérieure à l’homme, elle s’exprime à travers les hommes et chaque caractère humain en porte l’empreinte. 9 Marguerite Yourcenar, PV, p. 125. 10 Henri Vergniolle de Chantal, La morale de Marguerite Yourcenar d’après son œuvre romanesque, thèse de doctorat de l’Université de Montpellier III, juin 1995, analyse l’humanisme de Marguerite Yourcenar, ce qui la rattache au courant moraliste français et ce qui fait l’originalité de sa pensée, à la fois éloignée de l’humanisme optimiste de la Renaissance et de l’humanisme dégagé de tout caractère de transcendance du XXème siècle.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

historique. Loin d’être un artifice littéraire, un divertissement, celui-ci devient pour Marguerite Yourcenar le moyen de rechercher l’essence universelle de l’homme, de saisir la communauté de pensées, de destins dans des circonstances historiques pourtant bien différentes. En essayant de recréer la situation exacte dans laquelle Hadrien a vécu, de comprendre quels furent ses désirs, ses craintes, ses réactions dictés par son tempérament, par sa culture, par son statut d’empereur, elle découvre qu’Hadrien ne diffère pas très profondément d’un homme du XXème siècle et que les accidents de l’histoire n’effacent pas ce qui constitue le fonds commun de l’humanité. Pourtant, ainsi que nous avons eu l’occasion de le constater, il arrive aussi que la continuité de la vie et de l’histoire présente des ruptures. A Suarlée, Marguerite Yourcenar semble chercher en vain à rassembler des bribes qui s’éloignent chacune de leurs côtés et qui s’effilochent au cours du temps. Le même sentiment assaille Egon revenu chez lui, à Woïronovo. Les bouleversements survenus en quelques mois ont anéanti un passé séculaire et Egon doit se rendre à l’évidence : le monde d’autrefois qu’il a connu dans sa jeunesse est révolu à jamais. La force de la vie qui s’exprime dans l’histoire doit compter avec le pouvoir destructeur du temps. En dehors de l’essai Le Temps, ce grand sculpteur qui constitue une méditation sur les effets du temps, Marguerite Yourcenar se livre souvent à des remarques nostalgiques sur la disparition des traces anciennes de la présence humaine, que le temps a englouties. A propos de l’Italie que visite son grand-père Michel Charles, elle évoque deux stades successifs d’anéantissement de la civilisation passée. Michel Charles contemple des ruines qui “sont encore de grands vestiges drapés de plantes grimpantes” dans lesquelles on ne perçoit guère les bâtiments prestigieux de jadis mais qui ont conservé une réelle majesté. Aujourd’hui, ces mêmes ruines envahies par la végétation se réduisent à “des spécimens d’architecture du passé restaurés, étiquetés, maquillés”11. Peu à peu, tout vestige du passé s’efface définitivement. A Flémalle, en 1956, Marguerite Yourcenar contemple ce qui reste du château de sa famille maternelle12 et mesure la fragilité des possessions humaines confrontées à l’action du temps. Si l’histoire montre que des faits

11 12

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1029. Marguerite Yourcenar, SP, p. 763-764.

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identiques se répètent au cours du temps, il arrive aussi que ce dernier supprime à tout jamais les traces du passage de l’homme.

III L’homme et l’histoire L’histoire comme guide pour le présent En humaniste digne de ce titre, Marguerite Yourcenar attend du passé des lumières pour le présent. A Patrick de Rosbo, elle déclare que l’histoire nous libère de certains de nos préjugés et nous apprend à voir nos propres problèmes et nos propres routines sous un autre angle13 ;

en ce sens, l’histoire est “une école de liberté”. Les hommes des siècles passés ont dû résoudre des difficultés et des problèmes que nous rencontrons peu ou prou et les solutions qu’ils ont choisies peuvent être de quelque profit, aujourd’hui encore. Hadrien, conscient que la guerre de conquête conduisait l’Empire à sa perte, a préféré renoncer à l’expansion et consolider les frontières et la paix. Avec le personnage de l’empereur romain, Marguerite Yourcenar présente le chef d’État confronté à ses responsabilités impériales, et appelé à choisir et à appliquer une politique. Ce choix étant à l’ordre du jour dans les démocraties occidentales de l’après-guerre, il n’était pas mauvais de se reporter au “dernier représentant de la grande pensée antique, dont quelque lumière et quelque clarté émane encore”14. L’action conduite par un homme intelligent, formé à la pensée grecque, fournit des sujets de réflexion particulièrement dignes d’intérêt et les solutions adoptées par Hadrien doivent être envisagées encore de nos jours. Bien moindre est la responsabilité de Zénon mais dans un monde où règnent d’incessants conflits, qui ne peut se trouver dans la situation de ce personnage ? Quelle ligne de conduite adopter ? Il faut avant tout rester lucide et fuir tout compromis, dit Marguerite Yourcenar. Cette solution, que peut-être certains seront incapables de choisir, n’est-elle pas la voie du courage, qui permet à l’être humain d’affirmer qu’il reste encore maître de sa personne, même dans les 13 14

Rosbo, op. cit., p. 44. Marguerite Yourcenar, PV, p. 223.

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situations sans issue ? L’histoire offre matière à réflexion, à comparaison, elle constitue un enrichissement intellectuel qui doit rendre moins esclave d’une actualité souvent confuse, difficile à interpréter. Elle offre des points d’appui qui permettent à la pensée de se libérer et de s’exercer dans l’indépendance. N’est-ce pas aussi par la connaissance de l’histoire que l’individu tributaire du poids de ses origines et conditionné par le passé de ses ancêtres peut accéder à un Moi original ? Cette question semble implicitement se dégager du Labyrinthe du monde. En remontant le cours de ses origines familiales, Marguerite Yourcenar met en évidence des constantes ; elle révèle comment se sont constituées les fortunes puis comment elles ont évolué, quel fut le mode de vie de tous ces châtelains du Nord dont elle descend, ce que représentaient la religion, la famille dans ces milieux bourgeois, quelle place occupait la femme, comment on préparait l’avenir des enfants et la perpétuation des solides valeurs bourgeoises. Elle parvient à analyser clairement, comme si elle était parfaitement étrangère, le milieu social et culturel qui fut le sien. Elle s’efforce d’observer objectivement, en les recréant, ces femmes qui furent ses ascendantes directes – sa mère et ses grands-mères –, mesure ce que fut leur vie, l’écart avec la sienne, se situe par conséquent exactement dans la lignée familiale, évalue avec lucidité, en évitant les préjugés et le parti-pris les comportements et les valeurs morales de ses ancêtres, s’affranchit ainsi de toute obligation de fidélité, choisit librement, en pleine conscience, d’être ce qu’elle est et ce qu’il lui convient d’être. L’histoire apparaît donc comme une école de liberté, non seulement par rapport aux événements qui concernent la société tout entière mais aussi par rapport à sa propre détermination, au conditionnement de la première société à laquelle l’enfant est soumis, le milieu familial. L’histoire apporte la connaissance de soi, en tant qu’individu et membre d’une société, d’un pays et cette connaissance permet d’accéder à la libération. Le hasard L’histoire semble obéir à certaines lois ; elle se répète, d’une manière cyclique ; les empires, même les plus solides, les mieux établis et les mieux dirigés, ne résistent pas à l’usure, ils sombrent un jour, laissant la place au désordre, à la guerre en général, puis à des

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épisodes de conflits violents, succèdent le retour de la paix à laquelle tout le monde aspire, un regain de prospérité et l’apparence du progrès. Et ce processus est observable tout au long de l’histoire. Pourtant, Marguerite Yourcenar ne cesse d’affirmer avec conviction que dans la vie, le hasard occupe une place essentielle et son exemple personnel n’est-il pas une des meilleures illustrations de l’importance des circonstances accidentelles ? Née dans un milieu aisé, privilégié de la vieille Europe, qui la prédestinait à devenir une jeune femme de la meilleure bourgeoisie, à la culture plutôt superficielle, elle se retrouve brutalement aux États-Unis, privée de ses liens avec l’Europe, sans fortune, en situation d’exilée qui a tout perdu – même si cet exil a été choisi. C’est bien, semble-t il, une suite de hasards, qui préside à la destinée de la romancière qui n’hésite pas à affirmer fréquemment que la plupart des événements de notre vie sont indépendants de notre volonté, et probablement de toute volonté. Évoquant son enfance, elle dit à Matthieu Galey : Toute l’humanité et toute la vie passent en nous, et si elles ont pris ce chemin d’une famille et d’un milieu en particulier qui fut celui de notre enfance, ce n’est qu’un hasard parmi tous nos hasards15 ;

la naissance constitue un premier accident dont la probabilité était très faible et qui est suivi par bien d’autres : par “hasard” j’entends l’entrecroisement d’événements aux causes trop complexes pour que nous puissions les définir ou les calculer, et qui, en tout cas, ne semblent pas... (voyez comme je suis prudente !)... ne semblent pas dirigées par une volonté extérieure à nous16.

S’il n’y a ni volonté personnelle ni volonté extérieure à nous, il faut bien conclure au phénomène accidentel, contingent, qui échappe à toute logique et à toute prévision. A la notion d’ordre dans l’histoire, s’oppose la notion de hasard, de circonstances imprévues, imprévisibles, qui viennent bouleverser un monde que l’on croyait connaître et maîtriser et créer le chaos. Ainsi peut-elle déclarer dans un entretien accordé en 1968 à la Quinzaine littéraire : “En un sens, la vie c’est le désordre”17. Alors ordre ou désordre ? Il semble bien que 15

Marguerite Yourcenar, YO, p. 215. Ibid., p. 147. 17 Marguerite Yourcenar, PV, p. 62. 16

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

Marguerite Yourcenar ne récuse ni l’un ni l’autre. Mais comment concilier les contraires et comment situer l’homme dans un monde dominé par le chaos ? Existe-t-il un humanisme adéquat et l’être humain a-t-il même des possibilités d’action ? La marge d’action de l’être humain est réduite ; à Patrick de Rosbo, elle avoue : La seule satisfaction émotionnelle que nous vaut le passé, comme d’ailleurs le présent, est de nous montrer à chaque génération le courage et la bonne volonté humaine s’efforçant de réparer ou d’améliorer au moins un coin de l’état des choses, jamais triomphants, mais jamais non plus complètement vaincus ou découragés18.

En parlant de “seule satisfaction émotionnelle”, Marguerite Yourcenar limite déjà considérablement le rôle que l’homme peut jouer en ce monde ; il est seulement appelé à s’adapter au désordre, à vivre dans le chaos, en évitant d’aggraver l’état des choses et en corrigeant les aberrations de ses semblables. L’humanisme va se limiter à la recherche du perfectionnement de soi et au service des autres ; pour le reste, l’être humain, de passage dans un univers dont il n’est qu’un infime fragment, doit respecter ce dont il est ponctuellement responsable. Si l’on discerne une ambition prométhéenne chez Hadrien et Zénon, il n’en est plus de même avec Nathanaël qui se contente de traverser modestement la vie, en s’efforçant de ne pas causer de nuisance mais qui a bien compris qu’il n’était pas en son pouvoir d’agir sur le monde. Dans le chaos qui nous environne, il est vain de vouloir tout comprendre et on n’a pas d’autre choix que de se soumettre au hasard. On se rappelle la phrase de Flaubert, chère à Marguerite Yourcenar, disant que vers le IIème siècle, l’homme seul a été mais Zénon dont on soupçonne l’athéisme et Nathanaël qui considère la Bible comme un objet inutile construisent eux aussi leur vie en l’absence de Dieu. L’image que Marguerite Yourcenar donne du monde apparaît en fin de compte très moderne, très typique du XXème siècle. La notion d’un monde éternel, ordonné, hiérarchisé, créé par Dieu, avec une créature supérieure à son image et des événements nécessaires s’efface au profit d’un monde où règne le désordre, où l’accidentel est de règle, où des êtres vivants vont et viennent dans l’indifférence des éléments, où tout se recrée 18

Rosbo, op. cit., p . 46.

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constamment car la vie ne disparaît jamais mais où rien n’est créé de toute éternité. Cela contraste profondément avec le sentiment de maîtrise du monde que ressent Hadrien au faîte de son pouvoir, de la gloire et du bonheur. Il avoue lui-même : Quand je me retourne vers ces années, je crois y retrouver l’âge d’or. Tout était facile : les efforts d’autrefois étaient récompensés par une aisance presque divine19.

Sans céder à la présomption et à la vanité, il a sereinement et lucidement conscience de sa prospérité, qui ne lui semble pas usurpée et qu’il ne perçoit pas comme un heureux hasard. Bien au contraire, le monde lui paraît ordonné, logique, manichéen ; s’il existe le châtiment pour le Mal, il existe aussi la gratification du Bien et chacun se voit attribuer ce qu’il mérite : J’avais gouverné un monde infiniment plus vaste que celui où l’Athénien (Alcibiade) avait vécu ; j’y avais maintenu la paix ; je l’avais gréé comme un beau navire appareillé pour un voyage qui durera des siècles ; j’avais lutté de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans l’homme, sans pourtant y sacrifier l’humain. Mon bonheur m’était un payement20.

La majesté même du discours, l’ampleur sereine de la phrase expriment un sentiment de plénitude, une parfaite aisance au sein d’un monde maîtrisé, dont la raison humaine peut infléchir le cours dans la durée. Complètement opposées à cette période de félicité, les dernières années de la vie d’Hadrien portent la trace du séisme dévastateur qu’il n’a pas su pressentir.

19 20

Marguerite Yourcenar, MH, p. 406. Ibid., p. 414.

Chapitre 3 Qu’exprime Marguerite Yourcenar à travers l’histoire ? I Un témoignage Que Marguerite Yourcenar mette en scène l’histoire du passé ou l’histoire contemporaine, elle exprime ce qu’elle pense du présent et sans doute est-elle même plus à l’aise dans l’évocation symbolique du XXème siècle (à travers le XVIème ou le IIème siècle) que dans une évocation directe, par le biais de la présentation des événements contemporains. Mais que propose-t-elle exactement au lecteur ? S’agit-il d’un témoignage empreint de subjectivité comme peut l’être toute opinion personnelle forgée parfois sous le coup de l’émotion, tributaire de tous les conditionnements et influences du moment ? S’agit-il d’une incitation à l’engagement, en vogue au XXème siècle ? S’agit-il de la volonté d’imposer son jugement, considéré comme seul digne d’intérêt et de confiance, ainsi que tendraient à le faire croire les paratextes ? Quoique l’ironie ait un statut ambigu chez Marguerite Yourcenar, comme chez la plupart des écrivains d’ailleurs, on ne peut pas nier son rôle de remise en cause et de contestation des notions communément admises ; la première fonction de l’ironie est de semer le doute. La lecture du portrait de Fernande nous amène à nous demander comment était cette femme, ce qu’il faut entendre par ses “bonnes” qualités et plus encore, quels sentiments Marguerite Yourcenar pouvait bien nourrir à l’égard de cette mère si tôt disparue. Dans un premier temps, le lecteur se sent, même s’il ne l’avoue pas, un peu choqué par l’indifférence, la froideur apparente de cette fille à l’égard de sa mère puis se présentent les questions que Marguerite Yourcenar a certainement voulu provoquer : comment pourrait-elle avoir de l’attachement pour une personne qu’elle n’a pas connue ? N’y aurait-il pas de l’hypocrisie à prétendre qu’elle éprouve des sentiments d’amour filial pour une personne qu’elle n’a fait que

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“traverser” et dont elle n’a même pas ressenti l’absence puisqu’elle a dès sa naissance été privée de sa présence ? Marguerite Yourcenar n’est-elle pas simplement là en train de nous montrer la réalité telle qu’elle est ? Ne nous incite-t-elle pas à nous dégager de tout le fatras de sentiments convenables, dont nous n’avons même plus conscience qu’ils nous sont dictés, imposés de génération en génération, par la morale et les convenances sociales ? Ne nous ouvre-t-elle pas la voie dans la quête de la lucidité et de l’acceptation de ce que nous sommes ? Et au-delà même de ces questions, ne va-t-elle pas plus loin en faisant naître des doutes sur une notion que la communauté humaine se refuse à examiner : l’amour entre parents et enfants ? Ne se trouve-t-il pas des cas où mère et fille ont plus tendance à se haïr qu’à se chérir et toute mère est-elle nécessairement une bonne mère, qui aime ses enfants ? On sait que la référence au mythe et plus simplement à l’actualité prouve le contraire1. On peut toujours prétendre que le fait de susciter des questions implique que l’on tient la réponse prête mais il n’en reste pas moins que Marguerite Yourcenar présente une tournure d’esprit, une façon d’appréhender la vie, de démasquer les faux-semblants qui a valeur universelle et ne relève pas simplement d’un principe d’autorité étroit et dogmatique. A propos du discours amoureux dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Jean-Pierre Castellani écrit : L’ironie fragmente ce que l’amour totalise. Elle introduit le doute là où la passion franche privilégie l’exaltation. Elle est logique alors que l’amour est lyrique, elle cherche le vrai et non le pur ou le beau ou l’unique. Elle est non conformiste, elle n’est pas neutre, elle est détachement lucide et non aliénation [...] Elle est, en fait, discernement et non aveuglement2.

Sans doute l’ironie n’est-elle pas neutre, mais elle vise la recherche de la vérité, elle se met au service de la lucidité, de l’intelligence pour amener à déjouer les pièges de la passion. Certes, dans le décalage que Marguerite Yourcenar crée par rapport au discours amoureux, elle laisse filtrer son opinion mais ne peut-on lui savoir gré d’avoir osé parler simplement et naturellement de sujets tabous ? Le lecteur reste bien libre d’interpréter les choses selon ses idées mais elle présente de la bisexualité de Zénon une explication qui mérite d’être prise en 1

Marguerite Yourcenar, SP, p. 717. Jean-Pierre Castellani, “L’ironie dans le discours amoureux de Marguerite Yourcenar” in MY. Ecritures de l'autre, op. cit., p. 248.

2

Qu’exprime l’histoire chez M. Yourcenar ?

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compte. Son attrait pour l’homosexualité s’inscrit un peu dans l’esprit de contestation du temps, dit-elle, mais les explications psychologiques ou philosophiques ne suffisent pas : Il faut penser au conditionnement par la vie elle-même, aux aspects sociaux de ses choix. Un philosophe errant comme Zénon qui passe une partie de sa vie sur les routes, parfois suivi d’un jeune valet ou d’un jeune disciple, a plus de chances, même en dépit des interdits de son temps, de se faire des liaisons masculines que d’en nouer d’autres, avec des femmes3.

Voilà une démystification de la monstruosité et du caractère éminemment contre nature et condamnable de l’homosexualité. Tout au plus, Marguerite Yourcenar y voit-elle un goût provisoire, non exclusif, dicté par les circonstances à un esprit libre, qui a préalablement su se débarrasser des puissants interdits de la morale religieuse. Marguerite Yourcenar ne donne pas une idée bien positive du mariage et de la vie commune mais faut-il lui tenir rigueur d’évoquer sans détour l’hypocrisie qui entoure la vie conjugale dans le milieu bourgeois de sa famille ? Imaginant tout ce qui sépare Michel et Fernande, elle décrit ainsi leur vie future : l’installation à Bruxelles avait du bon. Si cette situation se dénouait, non par un divorce, inimaginable dans leur milieu, mais par une discrète séparation, rien de plus naturel pour Fernande que de rester avec l’enfant en Belgique auprès des siens, pendant qu’il prétexterait d’affaires pour voyager ou rentrer en France4.

En dévoilant ainsi un peu de la réalité du mariage, Marguerite Yourcenar jette, sinon le discrédit du moins le doute sur cette institution et elle remet sérieusement en question le dogme établi dans son milieu d’origine selon lequel seule l’union légitime, consacrée par la maternité, peut rendre les femmes heureuses. Si discours autoritaire il y a chez Marguerite Yourcenar, c’est souvent pour stigmatiser la bêtise, les préjugés, les mensonges et les compromissions de toutes natures. La conclusion sans appel d’Hadrien au sujet de la guerre de Palestine : Nos territoires s’étendaient sur des centaines de lieues, des milliers de stades, par-delà ce sec horizon de collines, mais le rocher de Béthar était nos 3 4

Rosbo, op. cit., p. 82. Marguerite Yourcenar, SP, p. 716.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle frontières ; nous pouvions anéantir les murs massifs de cette citadelle où Simon consommait frénétiquement son suicide ; nous ne pouvions pas empêcher cette race de nous dire non5

correspond à une évidence politique. La force et la puissance militaire peuvent beaucoup mais si un peuple refuse de se soumettre, rien ne peut l’y contraindre. Toutes les observations sur le terrain aboutissent pour Hadrien à une certitude et à un choix politique unique : la paix et la diplomatie. Non seulement la guerre ne résout pas les problèmes mais elle les amplifie. Il est vrai que Marguerite Yourcenar cherche à faire entendre la voix de la raison et son horreur de la barbarie. Quand Nathanaël s’étonne que Mevrouw Clara, qui consacre tant d’énergie à soigner les malades et les prisonniers, ne s’indigne pas de la pratique de la torture, c’est évidemment Marguerite Yourcenar qui fait entendre sa voix : Il sut ainsi que lorsqu’elle se rendait à la Grande Geôle, elle portait toujours sous le bras un petit cuveau qui faisait office de bain de siège et une écuelle pleine de suint de mouton, pour laver et graisser les plaies des inculpés soumis à la question, et qu’on avait assis, des poids aux pieds, sur l’arête tranchante du chevalet qui peu à peu leur sciait en deux le périnée. Elle se munissait aussi de tampons de charpie à glisser entre la cheville et les fers des condamnés. Mais il ne l’entendait jamais s’indigner de la barbarie des tortionnaires ou de la brutalité des gardes, pas plus qu’elle ne blâmait les médecins de l’hôpital expérimentant sur les pauvres. Le monde était ainsi fait6.

Cette acceptation du monde tel qu’il est et la bonté qui consiste à panser les plaies après que le mal a été fait mais sans jamais songer qu’il faudrait peut-être d’abord agir sur les causes du mal est odieuse à Marguerite Yourcenar et elle cherche à ouvrir les yeux de son lecteur, à lui faire observer le monde qui l’entoure avec un regard critique. Elle en appelle à la faculté des hommes de réfléchir, d’analyser et d’œuvrer pour le bien. L’ironie ou le simple dédoublement peuvent faire l’effet d’une attitude didactique ; il s’agit plus sûrement d’interpeller l’intelligence et de lui faire sentir l’urgence de la prise de conscience. Cependant, à l’exception de causes relevant de l’écologie, Marguerite Yourcenar n’a pas choisi de s’engager politiquement. 5 6

Marguerite Yourcenar, MH, p. 473. Marguerite Yourcenar, HO, p. 991-992.

Qu’exprime l’histoire chez M. Yourcenar ?

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Peut-être peut-on émettre une petite réserve pour Denier du rêve. Nous avons vu que dans la préface de la seconde version de l’œuvre, elle dit qu’en 1934, Denier du rêve fut “l’un des premiers romans français (le premier peut-être)” à montrer la réalité du fascisme telle qu’elle se présentait et Maria Rosa Chiapparo démontre dans sa thèse comment Marguerite Yourcenar entreprend de démonter les mécanismes du régime de Mussolini. Par la suite, l’engagement politique, cher à certains écrivains français du XXème siècle, n’existe pas chez Marguerite Yourcenar7. Elle exprime certaines opinions dans sa correspondance mais se garde de le faire dans les textes littéraires. Les vives réactions que provoquent chez elle les agressions de l’homme contre la nature, la faune et la flore ne s’accompagnent pas de la désignation des responsables ; là aussi, Marguerite Yourcenar laisse le lecteur accomplir la démarche lui-même. Elle montre l’intolérable, les conséquences prévisibles pour l’avenir mais se contente d’en appeler à la conscience universelle. Son comportement est celui d’un témoin qui n’a pas de message spécifique à transmettre. Dans Souvenirs pieux, elle traite à propos de Flémalle des dégradations opérées par l’industrialisation dans la vallée de la Meuse ; Archives du Nord s’achève sur le constat très sombre des maux qui ont jalonné le XXème siècle : “L’homme a fait de tout temps quelque bien et beaucoup de mal”8. Avant toute chose, Marguerite Yourcenar pointe du doigt la propension universelle de l’être humain à semer le mal autour de soi et Zénon, Nathanaël ou Hadrien semblent bien attribuer à l’homme quel qu’il soit une terrible capacité de nuisance. Cela exclut en fait une condamnation politique bien déterminée ; si la condition humaine porte en soi le mal, on n’entrevoit guère de solution sauf à essayer d’instiller un peu de sagesse en l’homme. C’est ce qu’elle déclare à Patrick de Rosbo : La préoccupation de la sagesse joue un rôle assez petit dans la littérature contemporaine. La plupart des esprits les plus avancés de notre époque s’arrêtent au chaos et, passer par-delà pour essayer d’atteindre une certaine sagesse n’est plus, dans l’ordre habituel, une démarche moderne. Elle est au contraire la démarche même d’Hadrien, et de Zénon, et d’autres personnages représentant des sagesses différentes9. 7

Il faut excepter en 1940 l’article qui figure dans une publication du consulat de France à New-York contre l’ouvrage de propagande nazie d’Anne Lindbergh. 8 Marguerite Yourcenar, AN, p. 1180. 9 Rosbo, op. cit., p. 100.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

Marguerite Yourcenar met en évidence dans ces quelques phrases ce qui la sépare de plusieurs de ses contemporains : la démarche humaniste et morale de quête de la sagesse, qui exclut pratiquement l’engagement politique. Nous avons pu observer que la constance avec laquelle Marguerite Yourcenar défend le monde animal et la nature dans son ensemble s’inscrit dans une perspective philosophique : la valeur relative de l’être humain parmi tout ce qui vit ; l’homme n’est pas plus essentiel que n’importe quel autre être ; son ingérence dans le système écologique ne peut que se révéler néfaste tout comme sa prolifération anarchique. L’engagement écologique de Marguerite Yourcenar dans une perspective philosophique et morale se veut, comme l’expression de ses inquiétudes dans les œuvres romanesques, une mise en garde pour l’avenir, un appel à la prise de conscience et à la vigilance. Maintes fois, elle a dit que les leçons du passé devaient aider à mieux affronter le présent et elle confie même à Matthieu Galey : Les problèmes qui m’occupent et me bouleversent sont de ceux qui ne touchent encore en France qu’une minorité, mais je crois qu’ils s’imposeront de plus en plus à l’avenir. Je suis parfois stupéfaite par le côté conventionnel et périmé des idéologies qu’on nous présente en France comme courantes, sinon comme neuves10.

Cette réponse rejoint ce qu’elle déclare en 1971 à Bruges à deux professeurs D. Willems et H. Smekens qui qualifient ses œuvres de “romans d’anticipation” : “Vous avez parfaitement raison. C’est une anticipation”11. Plus que le présent, Marguerite Yourcenar considère l’avenir et souligne les problèmes contemporains – souvent par superposition avec le passé – en vue de faire réfléchir le lecteur. Elle ne prétend pas apporter des solutions mais seulement soulever et formuler les questions qui se posent aux hommes du XXème siècle. Son rôle consiste à témoigner, en essayant d’atteindre le maximum d’objectivité grâce à un vaste travail de recherches, à exposer les erreurs du temps et les dangers pour l’avenir. Elle agit en éclaireur des consciences plutôt qu’en guide des actions à entreprendre et, à la

10 11

Marguerite Yourcenar, YO, p. 245. Marguerite Yourcenar, PV, p. 119-120.

Qu’exprime l’histoire chez M. Yourcenar ?

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manière des moralistes classiques, elle place son espoir – bien ténu il est vrai – dans la raison humaine.

II Une leçon et un modèle de liberté et de courage Zénon, plus encore qu’Hadrien, est en butte aux aléas de l’histoire. Hadrien doit rétablir une situation difficile, il se sent investi d’une très lourde responsabilité et ne se reconnaît pas le droit à l’échec mais en dépit des ennemis qu’il rencontre sur sa route, il est entouré de gens fiables, qui le comprennent et le servent bien12. Même s’il a parfois un sentiment de solitude devant l’ampleur de la tâche à accomplir, il est bien secondé tandis que Zénon est un personnage réellement seul. Dès le début de L’Œuvre au Noir, il avance dans la vie en solitaire et il rentre à Bruges sous une fausse identité, recherché par l’Inquisition car ses idées et ses écrits, considérés comme hérétiques, en font un personnage hautement suspect. Confronté à la puissante Église catholique, il doit dissimuler ce qu’il pense et renoncer à ce qu’il est profondément pour conserver la vie. Son destin n’est en rien comparable à celui d’Hadrien et il doit mener un combat très rude pour surmonter les obstacles que les événements historiques dressent sur son chemin. C’est pourquoi on peut certainement considérer que la leçon de courage et de liberté dispensée par Marguerite Yourcenar atteint sa plus haute expression dans L’Œuvre au Noir13. Zénon n’arrive à la liberté et à la maîtrise de son destin qu’au terme d’un long cheminement dont Marguerite Yourcenar analyse les étapes. Tout d’abord, sa soif de connaissances, qui s’accompagne d’une réflexion sur les connaissances elles-mêmes, débouche sur le doute et la remise en question de notions qui apparaissent comme évidentes. Il se détache d’autre part des préoccupations communes des hommes et, de retour à Bruges, choisit l’ascèse, qui l’amène à la conscience de soi. Il accomplit son “œuvre 12

Marguerite Yourcenar, MH, p. 362-363. Attianus, le tuteur d’Hadrien, s’expose à la sanction pour assurer l’Empire d’Hadrien. 13 Cela n’amoindrit nullement la valeur d’Hadrien ou de Nathanaël mais on peut considérer que les efforts accomplis par Zénon pour refuser toute compromission et rester jusqu’au bout l’homme qu’il a voulu être sont exceptionnels.

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au noir”, “la plus difficile de toutes parce que le plus difficile est de briser nos concepts et de nous séparer de nos illusions”14, dit Marguerite Yourcenar. Mais en renonçant à toute ambition humaine, en s’oubliant pour les autres comme médecin des pauvres, il réalise même “l’œuvre au blanc”, considérée comme la phase de purification et d’accès à une forme de sainteté. Et lorsqu’il choisit librement de se donner la mort, il atteint certainement “l’œuvre au rouge” faite d’un dépouillement complet et d’extase. Le symbolisme alchimique représente les étapes à accomplir pour s’émanciper de la condition ordinaire de l’être humain, englué dans les préjugés et les passions ordinaires. Marguerite Yourcenar exprime aussi cette libération de manière plus simple. Ses personnages sont des voyageurs, des hommes qui éprouvent le besoin de franchir les frontières ; Hadrien ressent comme un bonheur les retrouvailles avec la Grèce mais il aime aussi visiter les pays barbares. Dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, le voyage apparaît comme une exploration non seulement du monde autour de soi mais aussi de l’univers intérieur. Elle avoue à Matthieu Galey, qui lui suggère qu’elle est “assez aventurière de tempérament” : Je vais de l’avant, c’est tout. Mais tout voyage, toute aventure (au sens vrai du mot : “ce qui arrive”) se double d’une exploration intérieure. Il en est de ce que nous faisons et de ce que nous pensons comme de la courbe extérieure et de la courbe intérieure d’un vase : l’une modèle l’autre15.

Le voyage constitue le moyen de connaître notre double “prison” : le monde qui nous entoure, des mœurs et des philosophies autres, la société avec l’agitation et les passions humaines et enfin nous-mêmes. Le voyage symbolique à travers les cultures encloses dans les livres, cher à Hadrien et à Zénon dans sa jeunesse (ainsi qu’à Marguerite Yourcenar) permet aussi l’approfondissement de soi et du monde. Grâce à la connaissance de soi et des choses, il devient possible d’accéder à la liberté ou du moins de tendre vers ce but car Hadrien et Zénon comprennent en quoi elle consiste ; Marguerite Yourcenar la définit ainsi dans l’entretien de Moritœn : [...] l’un et l’autre conçoivent une liberté qui s’acquiert, dans laquelle on n’entre pas de plain-pied, mais une liberté qui s’acquiert par la discipline, 14 15

Rosbo, op. cit., p. 127. Marguerite Yourcenar, YO, p. 309-310.

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qui s’acquiert par la réflexion et qui par conséquent va très loin ; et leur attitude est la même. Hadrien nous explique, grâce à la philosophie, grâce à son expérience militaire, grâce à son expérience d’homme d’État, qu’il est arrivé à cet état pur qu’il appelle de liberté ou de soumission pure. C’est-àdire qu’il est chaque fois à sa place en face des choses, capable d’être soi, capable d’accepter les choses comme elles sont et de les modifier à partir des faits16;

et Zénon est arrivé, lui aussi, à force de discipline, à n’être “jamais le jouet des événements, le jouet des individus, le jouet des choses ou des opinions du temps” (ibid.). Cette discipline s’accompagne aussi d’ascèse : J’incite au détachement. L’être se développe en se dépouillant de ses préjugés et en renonçant à ses velléités. Le développement de l’intelligence exige une épuration de l’esprit. Une ascèse s’impose17,

dit Marguerite Yourcenar au journal La Croix, la même année. L’acquisition de la liberté passe en premier lieu par la confrontation avec la réalité et la connaissance de soi ; de là, on accède à la maîtrise de soi et au détachement, qui permettent d’accepter d’idée de la mort et de s’y préparer : Il suffit d’accepter les maux, les soucis, les maladies des autres et les nôtres, la mort des autres et la sienne, pour en faire une partie naturelle de la vie, comme l’aurait fait, par exemple, notre Montaigne, l’homme qui, en Occident, a peut-être ressemblé le plus à un philosophe taoïste...18,

lit-on dans les entretiens avec Matthieu Galey. En effet, dans ces lignes qui proposent presque une méthode d’“exercitation” à la mort, Marguerite Yourcenar rappelle Montaigne, bien qu’elle se réclame surtout de la philosophie bouddhiste. Le recueil d’entretiens avec Matthieu Galey s’achève sur le rappel des “quatre vœux bouddhiques” et il est bien évident que cette conclusion agréait à Marguerite Yourcenar. Elle les résume ainsi pour le lecteur : il s’agit de lutter contre ses mauvais penchants, de s’adonner jusqu’au bout à l’étude, de se perfectionner dans la mesure du possible, et enfin “si 16

Marguerite Yourcenar, PV, p. 108-109. Ibid., p. 125. 18 Marguerite Yourcenar, YO, p. 314. 17

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle nombreuses que soient les créatures errantes dans l’étendue des trois mondes”, c’est-à-dire dans l’univers, “de travailler à les sauver”. De la conscience morale à la connaissance intellectuelle, de l’amélioration de soi à l’amour des autres et à la compassion envers eux, tout est là...19.

Toutefois, à part peut-être le dernier point : travailler à sauver les créatures errantes dans l’univers, la sagesse bouddhique s’écarte-t-elle vraiment de la sagesse antique et humaniste ? La sagesse de l’Antiquité exigeait aussi de combattre ses tendances mauvaises et de progresser ; le stoïcisme enseignait à accepter la mort sereinement et en approfondissant la pensée des auteurs latins qui lui étaient chers, Montaigne aboutit à une philosophie semblable à celle de Marguerite Yourcenar qui dit avoir été très influencée par la pensée bouddhique. L’impression se dégage qu’au fond il existe une sagesse universelle qui ne tient pas compte des continents et des races. La sagesse orientale d’il y a vingt-six siècles ne diffère pas tellement de la sagesse formulée par Socrate, Aristote et Platon. Au fil des années, on note une évolution chez Marguerite Yourcenar. La maîtrise de soi qu’acquiert Hadrien, qui ne parvient jamais à se détacher complètement du monde, est mise au service de la société. Hadrien organise l’État, veille à son bon fonctionnement actuel et s’emploie à consolider l’Empire pour plusieurs générations. Alors qu’Hadrien jeune apparaît comme un être au caractère et à la personnalité encore indécis et mal formés, Zénon se présente immédiatement comme un personnage décidé, en quête de connaissances et qui choisit sa vie avec autorité mais il va surtout agir sur lui et peu à peu se détacher du monde. Il fait preuve d’une immense solidarité à l’égard de ses semblables mais l’ambition d’intervenir dans le fonctionnement de la société humaine est complètement inexistante chez lui. Avec Nathanaël, on a affaire à un être en partie inculte, qui n’est pas mû comme les précédents par certaines curiosités intellectuelles et qui est presque déjà détaché du monde dès ses jeunes années. Ses seules connaissances lui viennent de l’observation et elles le confirment dans le choix de l’ascèse. Avec ce personnage, Marguerite Yourcenar présente un homme qui n’a nulle volonté d’agir sur le monde et les hommes ; il se contente de traverser la société et la vie, solidaire des faibles et de ceux qui souffrent, évitant d’ajouter au mal qu’il voit partout autour de lui et conscient du 19

Ibid., p. 318.

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peu qu’il est. Si Zénon se dépouille de tout ce qui a fait le prix de la vie à ses yeux, Nathanaël n’a pas même à accomplir ce travail ; il progresse simplement dans le dépouillement. Mais quel contraste entre Hadrien, féru de culture grecque, toujours prêt à retrouver les lieux de la brillante civilisation hellène et Nathanaël, qui vit pratiquement sans livres et n’a pas le sentiment que ceux-ci sont essentiels à la vie ! Cela étonne de la part de Marguerite Yourcenar dont on connaît l’attachement aux livres et à la culture ; il est vrai que l’on trouve dans un entretien de 1977 accordé à Jean Montalbetti cette remarque au sujet des systèmes philosophiques : Je n’en vois aucun qui corresponde à la réalité. Je dois dire que je constate avec de plus en plus d’impatience combien nous sommes prisonniers des mots, des systèmes, de nos façons de voir et de penser, à quel point l’image directe de la réalité est rare20.

Dans Un homme obscur, elle met en scène un personnage susceptible de percevoir l’image directe de la réalité et de ne pas l’intercepter déformée par des notions culturelles. Mais n’est-ce pas sa très vaste culture qui permet à Marguerite Yourcenar de prendre suffisamment de recul pour mesurer les insuffisances des systèmes philosophiques ? N’a-t-il pas fallu des années de réflexion nourries par une solide connaissance des chefs-d’œuvre de l’art et de la pensée pour arriver à ce jugement ? A l’exception de quelques rares individus, sans doute ne se trouve-t-il pas bien souvent dans la société ordinaire des hommes pratiquement incultes mais au raisonnement juste et droit comme Nathanaël. De ce point de vue, Nathanaël ressemble à une belle utopie mais Hadrien et Zénon sont plus plausibles. Ces deux personnages incarnent magnifiquement la leçon de liberté et de courage transmise par Marguerite Yourcenar, celui-ci en se retirant sans souillures d’un monde contaminé par le mal, celui-là en s’efforçant de mettre de l’ordre dans le chaos.

20

Marguerite Yourcenar, PV, p. 195.

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III Universalité et spécificité Nous avons déjà constaté qu’à travers les particularités historiques et les faits qui pouvaient sembler typiquement liés à une époque, Marguerite Yourcenar montre qu’il existe un fil conducteur et une permanence. Le siècle d’Hadrien n’est pas si différent du nôtre que certains l’imaginent et les problèmes liés à la Réforme n’appartiennent qu’en apparence à un passé révolu. Les cultures paraissent aussi beaucoup moins éloignées les unes des autres qu’on ne pourrait penser ; entre le stoïcisme et le bouddhisme, on découvre certaines analogies et l’alchimie semble s’inscrire dans un courant philosophique qui traverse les siècles et les frontières. En effet, d’après Marguerite Yourcenar : A une époque où le rationalisme scolastique triomphait, avec son monde de concepts extrêmement catégorisés, le bien d’un côté et le mal de l’autre, le corps d’un côté et l’âme de l’autre, la vie d’un côté et la mort de l’autre, l’alchimie au contraire, nous ne savons pas par quelles obscures transmissions, a gardé vivantes certaines formes de la pensée présocratique, et semble avoir communiqué, nous ignorons comment, avec certaines formes de la pensée orientale, peut-être à travers l’alexandrinisme et la Kabbale juive. Parallèlement, en postulant un monde fluide, en état de perpétuel devenir, irrationnel au moins en apparence, les philosophes de l’alchimie ont préfiguré Hegel et les physiciens de nos jours21.

Faute de savoir comment l’alchimie a pu se développer dans le monde, il n’est pas interdit de penser que si les mêmes courants culturels traversent des sociétés éloignées géographiquement et distinctes, c’est parce que l’être humain est partout le même fondamentalement. On peut être amené à concevoir un certain immobilisme du temps et des êtres, qui se reproduiraient immuablement. Pourtant cette idée se heurte à l’affirmation de la réalité d’un conditionnement précis des êtres vivants qui s’adaptent aux données du moment ou du hasard et Marguerite Yourcenar a parfaitement conscience de cette contradiction qu’elle souligne dans un entretien accordé à la Radio Télévision belge francophone en 1975 ; traitant de la permanence de la substance humaine, elle déclare :

21

Rosbo, op. cit., p. 124-125.

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C’est très complexe. Car il y a évidemment – et nous le sentons tous – une permanence complètement assurée de ce qui est essentiel, et en même temps les modalités changent tellement, non seulement de siècle en siècle, mais de génération en génération, mais d’année en année […]22.

Mais sous cette “impermanence”, subsiste une réalité psychologique qui n’a pas varié et tous ces phénomènes contingents qui apparaissent au cours de l’histoire ne sont d’ailleurs nullement fortuits ; si les hommes contemporains l’ignorent, c’est parce qu’ils préfèrent n’en rien savoir et ne pas reconnaître leur conditionnement ; telle est l’opinion développée par Marguerite Yourcenar dans l’entretien avec Patrick de Rosbo : Là même où nous différons, ou croyons différer, ces différences sont, ou des développements, qui étaient prévisibles, de données psychologiques du passé, ou des réactions contre elles ; elles sont historiquement explicables23.

Bien que Marguerite Yourcenar reconnaisse par ailleurs l’importance du hasard dans la vie de chaque individu, dans le développement de l’histoire, elle entrevoit surtout une série de causalités qui souvent échappent au faible entendement humain mais n’en existent pas moins. Ainsi, le problème de la liberté qui est au cœur de son œuvre ne se conçoit que sur fond de déterminisme. Il n’existe pas une liberté en soi qu’il s’agirait de découvrir mais plutôt une libération qui se construit par rapport à un moment donné de l’histoire ; et dans une certaine mesure, en fonction des accidents de sa petite histoire personnelle, l’homme se construit tel qu’il veut être. De là vient la diversité – Hadrien et Zénon n’ont pas la même ambition – mais au fond de tout cela, il y a un être humain unique, doué d’une certaine intelligence, d’une conscience morale et de volonté. Si Hadrien et Zénon poursuivent des buts différents, ils procèdent néanmoins des mêmes injonctions mentales. Leur curiosité intellectuelle les amène à analyser leur environnement, à le penser sans biaiser, à établir des catégories du Bien et du Mal et à transmuer les concepts en désirs d’action soit sur le monde, soit simplement sur soi. Leur liberté consiste à s’affranchir peu à peu de la dépendance au moindre déterminisme social pour accéder à l’essence universelle de tous les êtres humains et à l’harmonie universelle de l’univers. 22 23

Marguerite Yourcenar, PV, p. 166. Rosbo, op. cit., p. 58.

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La contradiction des idées de Marguerite Yourcenar est plus apparente que réelle ; en l’homme cœxistent ce qu’elle appelle l’“impermanence”, variable en fonction des transformations historiques et sociales, et la permanence de l’être que l’on retrouve dès que l’on a décanté tout ce qui relève de l’accident et de l’imprévu. En fait, Marguerite Yourcenar recherche à travers l’histoire passée et présente et les civilisations différentes l’invariant humain. Cette notion nous renvoie aux découvertes du XIXème et XXème siècles dans le domaine de la biologie. Dans son ouvrage célèbre Le hasard et la nécessité, Jacques Monod écrit : “la stratégie fondamentale de la science dans l’analyse des phénomènes est la découverte des invariants”24. L’objet de la science est l’étude des phénomènes d’évolution, qu’il s’agisse de l’univers ou de n’importe quel organisme vivant mais qu’elle soit physique ou mathématique, toute loi ne peut être fondée que sur des “relations d’invariance”. Or, ces notions d’invariance et d’évolution, caractéristiques de la biologie depuis Darwin, renvoient à deux philosophes grecs, dont la pensée est familière à Marguerite Yourcenar. Depuis sa naissance, dans les îles ioniennes, il y a près de trois mille ans, la pensée occidentale a été partagée entre deux attitudes en apparence opposées. Selon l’une de ces philosophies, la réalité authentique et ultime de l’univers ne peut résider qu’en des formes parfaitement immuables, invariantes par essence. Selon l’autre, au contraire, c’est dans le mouvement et l’évolution que réside la seule réalité de l’univers25.

Jacques Monod évoque respectivement Platon et Héraclite, en apparence opposés mais dont la science moderne réalise la synthèse des idées. L’opposition de ces deux systèmes philosophiques correspond à la contradiction soulignée chez Marguerite Yourcenar mais elle la résout à la manière de la biologie moderne qui considère “que toutes les propriétés des êtres vivants reposent sur un mécanisme fondamental de conservation moléculaire” alors que “l’évolution n’est nullement une propriété des êtres vivants puisqu’elle a sa racine dans les imperfections mêmes du mécanisme conservateur”26. Les 24 Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 134. Cet ouvrage se trouve dans la bibliothèque de Petite Plaisance (n° 5136). 25 Ibid., p. 133. 26 Ibid., p. 151-152.

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particularités de l’histoire, les accidents qui affectent toute société et toute civilisation résultent de contingences ponctuelles qui se greffent en quelque sorte sur l’universalité et l’invariance des systèmes humains. On en trouve un exemple avec les guerres parthes dans les Mémoires d’Hadrien ou même avec le régime de Mussolini dans Denier du rêve. Ces phénomènes qui peuvent affecter durement ceux qui les vivent et qui comptent à l’échelle d’une vie humaine ne sont que des épiphénomènes à l’échelle de l’histoire ; il en va autrement de la Réforme qui donne naissance à une nouvelle conception de l’organisation sociale, qui met fin à la domination féodale au profit de la bourgeoisie capitaliste. Cela correspond à la définition que Jacques Monod donne des rapports entre hasard et nécessité : une fois inscrit dans la structure de l’ADN, l’accident singulier et comme tel essentiellement imprévisible va être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c’est-à-dire à la fois multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité, des certitudes les plus implacables27.

Les mutations sociales en profondeur relèvent du hasard, de l’accident dans un processus de conservation linéaire mais une fois inscrites dans les structures de la société, elles deviennent nécessité et à ce titre, se reproduisent de manière irréversible. Une autre question fondamentale de la biologie moléculaire, extrêmement complexe, qui, semble-t-il, a pu enrichir la réflexion de Marguerite Yourcenar, c’est celle de l’apparition de la vie et notamment de la forme humaine de la vie ; parmi tous les événements possibles dans l’univers, la probabilité d’un hasard qui produirait la vie était infime ; la nécessité de la vie humaine ne peut être qu’une pure fiction ; à ce sujet, Jacques Monod écrit : Il nous faut toujours être en garde contre ce sentiment si puissant du destin. La science moderne ignore toute immanence. Le destin s’écrit à mesure qu’il s’accomplit, pas avant. Le nôtre ne l’était pas avant que n’émerge l’espèce humaine, seule dans la biosphère à utiliser un système logique de communication symbolique. Autre événement unique qui devrait, par cela même, nous prévenir contre tout anthropocentrisme. S’il fut unique, comme peut-être le fut l’apparition de la vie elle-même, c’est qu’avant de paraître,

27

Ibid., p. 155.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle ses chances étaient quasi nulles. L’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme28.

Cela relativise la place de l’homme dans l’univers, le situe au même niveau que les autres êtres vivants ; la vie est apparue sous des formes diverses, elle “n’est pas incluse seulement dans la forme en laquelle nous sommes accoutumés à vivre”29 ; il existe d’autres systèmes peutêtre mieux adaptés que le nôtre, capables de performances supérieures. Quant à notre capacité de symbolisation, elle résulte elle aussi de la réalisation d’un hasard, hautement improbable. Pour toutes ces raisons, l’anthropocentrisme résulte d’une vision de l’esprit. Il faut reconnaître que le message à valeur de “testament” que nous transmet Marguerite Yourcenar dans Un homme obscur ne s’éloigne guère de la pensée de Jacques Monod. Sans nier l’influence du bouddhisme que Marguerite Yourcenar revendique elle-même, on peut légitimement penser que s’exerce aussi celle des découvertes du XXème siècle en matière de biologie. Sans doute est-ce parce que la philosophie bouddhiste a une conception beaucoup plus ouverte de l’univers que les religions monothéistes et qui ne se fonde pas sur un anthropocentrisme exclusif qu’elle arrive à s’harmoniser avec la pensée scientifique moderne30. La pensée de Marguerite Yourcenar ne semble guère éloignée de celle de Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité mais elle offre aussi des analogies avec celle de François Jacob dans La logique du vivant. Commentant Darwin, il écrit : La nature ne fait que favoriser ce qui existe déjà. La réalisation précède tout jugement de valeur sur la qualité de ce qui est réalisé. N’importe quelle modification peut naître de la reproduction. N’importe quelle variation peut apparaître, qu’elle représente une amélioration ou une dégradation par rapport à ce qui était déjà. Il n’y a aucun manichéisme dans la manière utilisée par la nature pour inventer des nouveautés, aucune idée de progrès ou de régression, de bien ou de mal, de mieux ou de pire. La variation se fait au hasard, c’est-à-dire en l’absence de toute relation entre la cause et le résultat31

28

Ibid., p. 184-185. Marguerite Yourcenar, YO, p. 303. 30 Ce point sera étudié plus à fond ultérieurement. 31 François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 192. 29

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et ce qu’on désigne comme un progrès ou une adaptation consiste en la réussite du jeu d’interactions entre le système et le milieu32. Cette notion de puissance de la nature, qui est tout simplement, indépendamment de toute considération de bien ou de mal se retrouve nettement dans Un homme obscur. D’autre part, le mouvement de l’histoire, les variations qu’introduisent les actions humaines ne sont pas sans rappeler le hasard qui prévaut dans la nature et on pourra s’interroger sur la question du progrès dans l’histoire telle que la perçoit Marguerite Yourcenar. Enfin, cette phrase de François Jacob au sujet de la reproduction des êtres : Elle est le lieu de rencontre entre le déterminisme qui régit la formation du semblable et la contingence qui préside à l’apparition des nouveautés33

fait écho au Labyrinthe du monde. Il ne s’agit pas de considérer l’œuvre de Marguerite Yourcenar comme l’expression littéraire de la pensée scientifique du XXème siècle. La vaste culture de cet écrivain lui permet de puiser à de nombreuses sources et d’amalgamer, en une heureuse synthèse, de multiples influences. La culture gréco-latine façonne l’univers mental de Marguerite Yourcenar mais les cultures du nord de l’Europe ne lui sont pas étrangères, non plus que celles de l’Extrême-Orient. Formée à la rigueur cartésienne, elle a la curiosité de découvrir des formes de pensée teintées de mysticisme, d’irrationalité. Elle emprunte à cet écheveau compliqué de quoi se forger une opinion et ses idées imprégnées d’apports multiples déroutent quelquefois le lecteur. La science moderne, ses découvertes, les transformations profondes qu’elle entraîne dans la compréhension de l’univers et de la vie humaine n’ont certainement pas laissé Marguerite Yourcenar indifférente ; elle s’y est intéressée car elle ne s’est pas tenue à l’écart des faits marquants de son temps. Aussi, bien qu’il ne soit nullement question de prétendre que sa pensée est calquée sur la pensée scientifique contemporaine, faut-il tenir compte dans l’étude de son œuvre, de l’influence que l’apparition de théories scientifiques révolutionnaires a pu exercer sur la pensée occidentale.

32 33

Ibid., p. 194. Ibid., p. 194.

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IV Quelle autobiographie ? Le titre Le Labyrinthe du monde34 peut à première vue sembler un peu énigmatique pour une autobiographie ; cependant Souvenirs pieux, inauguré par le récit de la naissance de la narratrice se transforme rapidement en dédale qui nous entraîne dans le récit des derniers moments de la mère puis dans la chronique familiale. Archives du Nord poursuit sur la lancée et ne consacre tout au plus qu’une phrase de loin en loin à l’enfant de Michel. Peut-être le sentiment d’étrangeté culmine-t-il dans Quoi ? L’Eternité où non seulement, il n’est pas question d’autobiographie mais où même les ancêtres disparaissent au profit d’une réécriture ou d’une mise en abîme35 d’Alexis et du Coup de grâce. Marguerite Yourcenar nous conduit en effet à travers un labyrinthe qui plonge loin dans le temps, dont le vague fil conducteur, constitué par l’ascendance et l’histoire régionale, finit par se perdre dans un réseau de plus en plus enchevêtré et complexe. Au terme de la lecture, on n’en sait pas beaucoup plus sur la personne Marguerite Yourcenar mais on a beaucoup appris sur ses origines, son père, la Flandre et l’originalité de sa conception du récit de soi. Plusieurs critiques se sont interrogés sur la nature de cette autobiographie qui inclut la gens tout entière et qui tient à la fois de l’historiographie, de la chronique familiale, de l’essai, du roman généalogique et du roman fondé sur la fiction36 ; un seul point semble 34 Titre emprunté au texte de l’humaniste tchèque Comenius dont Michel effectue la traduction à la demande de Jeanne. 35 On ne peut qu’émettre des suppositions sur l’intention de Marguerite Yourcenar. 36 Camille Van Wœrkum, “Le Labyrinthe…de Marguerite Yourcenar : une approche générique”, in Nord’, revue de critique et de création littéraires du nord/pas-de calais, n°31, juin 1998, p. 71 à 79, montre que dans Le Labyrinthe du monde, histoire et fiction se mêlent. L’apparence d’objectivité voisine avec la subjectivité. Colette Gaudin, Marguerite Yourcenar à la surface du temps, Rodopi, Amsterdam, Atlanta, 1994, voit dans toute l’œuvre de Marguerite Yourcenar une méditation sur le temps, ce qui donne une approche très particulière de l’autobiographie, indéfinissable, où le “je” absent comme sujet du récit de vie est toujours présent comme ordonnateur du récit. Donata Spadaro, “Marguerite Yourcenar et l’écriture autobiographique : Le Labyrinthe du monde”, bull. SIEY, n°17, déc. 1996, p. 69 à 83, remarque que l’évocation d’elle-même constitue pour Marguerite Yourcenar quelque chose de superflu. Béatrice Didier, “Le récit de naissance dans l’autobiographie : Souvenirs pieux”, in Marguerite Yourcenar, Biographie, autobiographie, actes du IIème

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indiscutable, Marguerite Yourcenar n’adopte pas la forme du pacte autobiographique traditionnel, elle n’a pas l’intention de peindre un destin individuel, le sien, mais plutôt de retrouver au travers d’ellemême et de ceux dont elle descend le destin humain, universel et impersonnel, si bien qu’André Maindron a pu parler d’“hétérobiographie”, c’est-à-dire d’une biographie collective non individuelle ou même de “cosmobiographie”, au sens où le moi n’a pas de dimension propre, en dehors du mouvement de l’univers37. Simone Proust en propose une explication par le bouddhisme qui récuse l’idée de permanence et fait de chaque personne un agrégat d’éléments disposés d’une certaine manière et qui renaîtront quelque moment, assemblés différemment. Il en résulte une perception du temps différente de celle qui préside habituellement à l’élaboration de l’autobiographie ; le temps linéaire est remplacé par un temps synthétique et indistinct qui mêle passé, présent et futur et la réalité devient inconsistante, illusoire, puisque réel et imaginaire s’entremêlent également38. Dans cette perspective, ajoute Simone Proust, la mort de la mère n’a plus la valeur habituelle de tragédie et Michel, qui ne s’attache à rien, fait figure de sage. Sun Ah Park présente une hypothèse intéressante et originale en rapprochant Marguerite Yourcenar de la “nouvelle histoire” des Annales. La “nouvelle histoire”, née en réaction à l’histoire traditionnelle et positiviste, s’efforce d’englober toute la vie humaine ; elle ne se limite donc plus aux documents historiques mais fait aussi appel à colloque international, Valencia, oct. 1986, p. 143-157, note que l’individu se déterminant par rapport à son environnement et à l’Histoire, l’autobiographie inclut de multiples éléments (voir aussi de Béatrice Didier, “Le paratexte des œuvres autobiographiques” in Marguerite Yourcenar Aux frontières du texte, actes du colloque, Société d’Etude du roman français du XXe siècle, Roman 20-50, 1995, p. 137 à 150). Nous avons déjà mentionné les articles d’Elena Real et Yves-Alain Favre dans Marguerite Yourcenar, Biographie, autobiographie, actes du IIème colloque de Valencia, op. cit. Nadia Harris, Marguerite Yourcenar. Vers la rive d’une Ithaque intérieure, Stanford French and Italian Studies, ANMA Libri, 1994, met en valeur l’imbrication de la fiction dans l’histoire et inversement, ce qui permet à Marguerite Yourcenar de transcender par l’imaginaire le temps destructeur. 37 André Maindron, “L’être que j’appelle moi…”, in Marguerite Yourcenar, Biographie, autobiographie, op. cit., p. 169 à 176. 38 Simone Proust, “ “Je vous salue Kwannon, pleine de grâces” Présence du bouddhisme dans Le Labyrinthe du monde” ”, in Nord’, op. cit., p. 23 à 32.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

l’imagination pour recréer un passé dont il ne subsiste pas de traces. La documentation devient une sorte de point d’appui, une base à partir de laquelle l’historien échafaude une histoire possible mais non avérée. Au terme de sa conclusion : L’écriture yourcenarienne, comme la démarche de la nouvelle histoire montrant que l’histoire cesse d’être histoire, annonce que la littérature cesse d’être littérature. Le Labyrinthe du monde nous est proposé pour ainsi dire comme un véritable exemple d’écriture historique dans le monde littéraire,

Sun Ah Park emploie le terme d’“histobiographie”39. Une fois encore, la référence au bouddhisme nous renvoie à la science du XXème siècle, au caractère accidentel de la présence humaine dans l’univers et à l’absurdité de la notion d’anthropocentrisme. Mais le concept de “nouvelle histoire” qui envisage des “possibles” à partir de certaines déterminations ne contredit pas non plus les découvertes de la biologie moderne. Il existe une continuité de l’histoire comme il existe une continuité du vivant dans laquelle s’interpénètrent des processus d’adaptations réussies, de régressions, de répétitions et dans laquelle le hasard joue un rôle primordial mais seulement dans le cadre d’un strict déterminisme. Ainsi aller à la rencontre de son “moi”, essayer de le cerner, de le définir et de l’immortaliser dans un texte représente une œuvre délicate et périlleuse. En quoi consiste le moi ? Existe-t-il vraiment puisqu’il n’est qu’un hasard non significatif dans une succession de confluences ? Si Marguerite Yourcenar éprouve une certaine aversion pour le moi, ce n’est pas pour une raison morale mais parce que cette notion lui paraît suspecte : je ne crois pas en la personne en tant qu’entité. Je ne suis pas du tout sûre qu’elle existe. Je crois à des confluences de courants, des vibrations si vous voulez, qui constituent un être. Mais celui-ci se défait et se refait continuellement. C’est le point de vue d’un grand nombre de penseurs orientaux40,

39

Sun Ah Park, “Ecriture romanesque et écriture historique dans Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar”, Tours, SIEY, bull. n°19, déc. 1998, p. 143 à 155 ; citation p. 154-155. 40 Marguerite Yourcenar, PV, p. 181.

Qu’exprime l’histoire chez M. Yourcenar ?

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déclare-t-elle à Claude Servan-Schreiber en 1976. Le “moi” est une “commodité”, ajoute-t-elle ; c’est à travers le prisme de son existence, de son enveloppe charnelle qu’elle appréhende le monde et qu’elle transmet son témoignage mais son but n’est pas de parler d’ellemême ; il s’agit de parvenir à “rejointoyer” ce qui fait sa singularité avec le vaste terreau dont elle a tiré son existence. La méditation sur le tombeau de la famille maternelle à Suarlée constitue un moment crucial parce que, se voyant telle qu’elle est, citoyenne américaine, femme évoluée du XXème siècle, elle ne parvient pas, ainsi qu’elle le dit, à rétablir le lien qui l’unit à ses ancêtres ; elle voit clairement une rupture dans l’enchaînement des faits, un accident qui a bouleversé le déroulement normal des choses. L’histoire tragique du XXème siècle a anéanti la société dans laquelle s’étaient épanouis les membres de sa famille et Marguerite Yourcenar recherche l’invariant qui se perpétue au travers des contingences mais le manque de recul par rapport aux événements contemporains ne rend pas la tâche très facile. Les investigations généalogiques et les reconstructions imaginaires auxquelles elle se livre révèlent tout à la fois ce qui fait son caractère unique et ce qui la relie aux ancêtres. Les personnages qui bénéficient d’un traitement privilégié dans cette sorte de chronique correspondent à une volonté particulière. Par rapport aux femmes de la famille, elle montre la distance qui les sépare d’elle. Rien ne la rattache à la lignée des mères de famille nombreuse, souvent victimes de la maternité pour finir, communes dans la famille de Fernande et elle ne se sent que de très loin la fille de cette dernière. Toutefois, cette bourgeoise sotte et conformiste qu’est Noémi lui semble encore plus étrangère. Parmi les hommes, on distingue une filiation ; en Rémo, contemporain de Rimbaud, révolté comme lui, dont Michel ne diffère pas totalement, Marguerite Yourcenar reconnaît quelques liens de parenté de même qu’avec Michel Charles dont elle dit à la fin du chapitre qui évoque sa jeunesse : “Il est décidément mon grand-père”41. Et il y a bien sûr Michel, dont Marguerite Yourcenar tient à se démarquer mais par rapport auquel elle n’a pas de sentiment d’étrangeté. L’invariant dont elle parvient à renouer les fils est formé de sensibilités semblables, d’une certaine communauté de pensée à distance, d’un fonds de culture commun, d’un même besoin d’indépendance et de liberté. A l’aide de l’imagination, Marguerite Yourcenar n’a pas de 41

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1044.

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peine à retrouver chez ses ancêtres des traits qui appartiennent à l’humanité tout entière. Le Labyrinthe du monde explore tous les méandres, les incertitudes et les inconnues qui font la vie humaine. D’abord, elle passe tellement vite si on la mesure à l’aune de l’histoire et de l’univers que très rapidement, elle se dissout dans l’oubli et indépendamment de cela, que savons-nous des êtres que nous croyons connaître ? Seul est sûr ce qui appartient en commun à tous les hommes et dont nous pouvons vraisemblablement penser que chacun a été dépositaire. Ainsi l’autobiographie ne correspond plus au schéma traditionnel, elle devient investigation dans le cours de l’histoire, reconstitution du passé et d’hommes imaginaires mais probables ; la fiction ne paraît ni moins crédible ni moins juste que l’évocation d’une réalité vécue. Cette autobiographie qu’on ne sait comment qualifier car elle se disperse dans de multiples directions s’efforce de représenter fidèlement un homme insaisissable, lieu de passage et carrefour des “courants” de l’humanité et de l’histoire, insignifiant atome d’un univers dont il ne maîtrise pas les mystères.

Troisième partie

Marguerite Yourcenar : écrivain moderne ou écrivain du passé ?

Chapitre 1 Œuvre classique ou moderne ? Si l’on tente d’effectuer un bilan, on constate que l’histoire permet à Marguerite Yourcenar de juxtaposer un grand nombre d’idées contradictoires. Le caractère répétitif et cyclique de l’histoire voisine avec ce que l’on appelle les accidents, les périodes de crise qui signent une fin de civilisation. Le conditionnement, le déterminisme côtoient le hasard ; l’être humain, produit d’un milieu social, est aussi le résultat de multiples hasards et présente en dépit de toutes les contingences, un caractère universel. L’écoulement des siècles montre des constantes ; cependant, le monde n’offre que désordre imprévisible. Le Dieu des chrétiens et plus largement de toute religion monothéiste est rejeté ; n’y a-t-il pour autant plus trace de Dieu et de religion ? La notion de sacré figure bien dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. On a répété que cet auteur se caractérisait par un grand classicisme et était résolument tourné vers le passé ; pourtant, l’histoire contemporaine existe bel et bien dans son œuvre et elle semble fort bien documentée sur les événements de son temps, qu’elle apprécie avec perspicacité et justesse. Cet écrivain que l’on peut considérer comme non-engagé et a-politique, par comparaison avec d’autres auteurs ou artistes du XXème siècle et qui a choisi de s’engager pour la défense de certaines causes, est loin d’être ignorante sur le plan politique. Comment comprendre et concilier ces influences et attitudes opposées ? Où trouver un fil conducteur dans cet écheveau embrouillé ? Avant d’étudier plus à fond la pensée de Marguerite Yourcenar et la philosophie générale qui se dégage de son œuvre, il convient d’élucider le concept de modernité puis nous examinerons certains aspects techniques et comment elle met en scène l’histoire quand elle en fait une matière littéraire.

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I Qu’est-ce que la modernité? Essai de définition Pour appliquer à Marguerite Yourcenar la qualification d’écrivain moderne ou au contraire d’écrivain de la tradition, il convient d’abord de tenter une approche du concept de modernité. Dans son ouvrage Les cinq paradoxes de la modernité, Antoine Compagnon explique tout d’abord que la notion de modernité est difficile à définir, surtout en France : On a longtemps opposé ce qui est traditionnel et ce qui est moderne, sans même parler de modernité ni de modernisme : serait moderne ce qui rompt avec la tradition, et serait traditionnel ce qui résiste à la modernisation. Selon l’étymologie, la tradition est la transmission d’un modèle ou d’une croyance, d’une génération à la suivante et d’un siècle à l’autre : elle suppose l’allégeance à une autorité et la fidélité à une origine1.

Il y a à première vue incompatibilité entre tradition et modernité puisque celle-ci implique la rupture avec le passé et le renouvellement des formes d’art tandis que celle-là choisit de suivre le sillage tracé par les générations précédentes. Mais la rupture elle-même, le renouvellement systématique peuvent se muer en tradition ; c’est pourquoi Antoine Compagnon arrive à cette conclusion que le moderne peut se comprendre comme “négation de la tradition, c’est-àdire forcément tradition de la négation”2 et l’apparition dans les années 1960 des termes postmodernité ou postmodernisme ne fait que redoubler la difficulté car, selon Antoine Compagnon, “que serait cet après de la modernité que le préfixe désigne, si la modernité est l’innovation incessante, le mouvement même du temps ?”3. La notion de modernité (puis de postmodernité) laisse une impression de flou, qu’il serait peut-être plus facile d’appréhender dans ce qu’elle refuse d’être : le prolongement, l’évolution normale et logique de ce que le passé a consacré, que dans ce qu’elle est réellement, tant elle paraît mouvante et fluctuante. En revanche, dit Antoine Compagnon, l’expression anglaise The Modern Tradition peut aider à y voir plus 1

Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990, p. 7. Ibid., p. 8. 3 Ibid., p. 143-144. 2

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clair. En effet, bien que le paradoxe subsiste, l’Angleterre propose des repères précis : […] l’expression The Modern Tradition est consacrée pour désigner, du point de vue de son esthétique, la période historique qui commence vers le milieu du XIXème siècle avec la mise en cause de l’académisme. Baudelaire et Flaubert en littérature, Courbet et Manet en peinture seraient les premiers modernes, les fondateurs de cette nouvelle tradition, suivis par les impressionnistes et les symbolistes, par Cézanne et Mallarmé, les cubistes et les surréalistes, etc […] The Modern Tradition s’oppose à The Classical Tradition, plus acceptable, puisqu’elle désigne la transmission de la culture antique à travers les âges de l’Occident et les vicissitudes de l’histoire4.

Présentée comme l’art nouveau, apparue en France sous le Second Empire et contemporaine de la révolution industrielle, la notion de modernité acquiert de la consistance ; elle se définit par rapport au classicisme qui prévalait depuis plus de deux siècles. Dans toute tentative d’identification et de définition de la notion de modernité, on retrouve le nom de Baudelaire ; le premier, il appelle de ses vœux “l’avènement du neuf”5 et il proclame sa volonté de “faire du nouveau”. Dans L’ère du vide, Gilles Lipovetsky reconnaît lui aussi que Le code du nouveau et de l’actualité trouve sa première formulation théorique chez Baudelaire pour qui le beau est inséparable de la modernité, de la mode, du contingent […]6.

Cependant, tandis que certains artistes s’enthousiasment pour l’idée de progrès et rêvent d’une véritable révolution dans l’expression artistique, d’une rupture complète entre un avant et un après et de l’affirmation d’un ordre autre, en matière d’art comme en politique, Baudelaire est loin de partager un tel sentiment d’euphorie ; l’idée de progrès, qu’il compare à un “fanal obscur”, n’apporte que ténèbres dans la connaissance et il juge que seuls des insensés peuvent songer à l’appliquer à l’art. Cette notion de “neuf” se présente dans l’esprit même de Baudelaire comme un faisceau de contradictions et Nietzsche a vite fait d’en préciser les limites ; dans le renouvellement 4

Ibid., p. 8. Ibid., p. 9. 6 Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1983, p. 115-116. 5

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incessant qu’implique la modernité, le nouveau ne perd-il pas toute valeur ? Que reste-t-il sinon ce que Nietzsche, qui s’en prenait à la modernité sous le nom de décadence, appelait l’éternel retour, c’est-à-dire le retour du même se donnant pour autre, – la mode ou le kitsch ?7

L’assimilation de la modernité à la décadence par Nietzsche ne fait que rendre la caractérisation encore plus délicate car de nouvelles questions se font jour. Comment entendre le terme “décadence” ? S’agit-il seulement du mouvement littéraire et artistique dont se réclament des écrivains tels que Huysmans ou bien le philosophe allemand entrevoit-il dans les manifestations de la modernité les germes du déclin général de la culture et les prémices de l’anéantissement de la civilisation occidentale ? Sans doute faut-il plutôt privilégier le second sens et alors l’idée de modernité inséparable du progrès se trouve mise à mal. Il convient d’examiner en premier lieu quelles recherches et quels contenus ont été associés à cette notion de modernité. Gilles Lipovetsky fournit les précisions nécessaires dans sa caractérisation de la modernité pour rendre cette notion compréhensible ; en accord avec Antoine Compagnon, il écrit : Le modernisme n’est pas seulement rébellion contre lui-même, il est simultanément révolte contre toutes les normes et valeurs de la société bourgeoise : la “révolution culturelle” commence ici en cette fin du XIXème siècle. Loin de reproduire les valeurs de la classe économiquement dominante, les innovateurs artistiques de la seconde moitié du XIXème et du XXème siècle vont prôner, s’inspirant en cela du romantisme, des valeurs fondées sur l’exaltation du moi, sur l’authenticité et le plaisir, valeurs directement hostiles aux mœurs de la bourgeoisie centrées sur le travail, l’épargne, la modération, le puritanisme […] la culture moderniste est par excellence une culture de la personnalité. Elle a pour centre le “moi”8.

Les artistes qui revendiquent leur appartenance au courant “moderne” et “novateur” s’opposent nettement aux valeurs dominantes représentées par tout ce que la bourgeoisie considère comme essentiel et sacré : travail, rigueur et rationalité notamment. A la place, ils 7 8

Antoine Compagnon, op. cit., p. 9. Gilles Lipovetsky, op.cit., p. 118-119.

Œuvre classique ou moderne ?

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érigent une sorte de culture du “moi”, de l’individu dans son originalité, sa subjectivité et tout ce qui fait sa spécificité, inconscient compris. La modernité apparaît comme la radicalisation et le système qui découlent des idées exprimées par les Romantiques. Affirmation de la primauté de l’individu par rapport à la société, de la sensibilité même la plus incohérente par rapport à la raison, du narcissisme par rapport à l’universalité et du principe de plaisir et de spontanéité par rapport à la méthode et à la discipline : telles sont les principales lignes de force qui se dégagent de la définition de Gilles Lipovetsky ; quoique contradictoire et risquant à tout moment de tourner à vide, de faire du nouveau pour le nouveau, sans authentique inspiration créatrice, le mouvement de la modernité se fonde a priori sur des valeurs positives de progrès en affirmant les droits légitimes de l’individu face à une société rigide et cœrcitive. Toutefois les philosophes et historiens qui étudient l’histoire des idées font remonter plus loin dans le temps les origines de la modernité. Elle n’est pas simple réaction contre les valeurs de la bourgeoisie ; elle est contenue en germe dans l’évolution de la pensée qui préside à son avènement. C’est la thèse que défend notamment Hans Blumenberg dans son ouvrage La légitimité des Temps Modernes9 ; l’idée de progrès apparaît avec “la sécularisation de la toute-puissance qui régissait auparavant l’histoire” et devient “quelque chose comme une “eschatologie sans Dieu””. La rupture se situe avec l’évolution qui précipite la fin du Moyen Age ; […] le monde du Moyen Age aurait été de dimension finie, mais son Dieu, de dimension infinie ; dans les Temps Modernes, “c’est le monde qui prend cet attribut de Dieu ; l’infini est sécularisé”10.

Hans Blumenberg précise amplement ce qu’il faut entendre par sécularisation : “Sécularisation, c’est-à-dire la dissolution de représentations et d’idées cléricales ou ecclésiastiques, mais aussi, en parlant de choses et de

9

Hans Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, trad. de l’allemand par Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler avec la collaboration de Marianne Dautrey, Gallimard, NRF, Paris, 1999. 10 Ibid., p. 22.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle personnes cléricales (sacrées), la dissolution des liens les rattachant au divin”11.

En s’efforçant de simplifier un peu le vocabulaire philosophique, il ressort que la sécularisation correspond au moment où l’homme s’émancipe de la révélation et accède à la connaissance par la force de sa seule raison. A la connaissance rendue possible par la foi, se substituent des processus intellectuels fondés sur des capacités strictement humaines. Dès lors il devient possible de penser toutes choses et en particulier l’histoire comme des faits ou sciences indépendants de Dieu et de les dissocier du contexte religieux originel qui établissait leur fondation. Pour Blumenberg, la modernité apparaît avec les Temps Modernes, c’est-à-dire à cette époque des débuts de la Renaissance où la foi ne suffit plus à expliquer le monde et où les savants commencent à affranchir leur pensée du dogme chrétien. Gilles Lipovetsky ne s’oppose pas à la thèse de Blumenberg ; simplement, il ne remonte pas aux premiers balbutiements de la sécularisation et il la voit pleinement à l’œuvre à partir de la Révolution française : le modernisme poursuit dans l’ordre culturel, avec un siècle d’écart, l’œuvre propre des sociétés modernes visant à s’instituer sur le mode démocratique. Le modernisme n’est qu’une face du vaste processus séculaire conduisant à l’avènement des sociétés démocratiques fondées sur la souveraineté de l’individu et du peuple, sociétés libérées de la soumission aux dieux, des hiérarchies héréditaires et de l’emprise de la tradition. Prolongement culturel du processus qui s’est manifesté avec éclat dans l’ordre politique et juridique à la fin du XVIIIème siècle, parachèvement de l’entreprise révolutionnaire démocratique constituant une société sans fondement divin, pure expression de la volonté des hommes reconnus égaux12.

On peut ajouter que la libération s’étend au lecteur ou spectateur qui a désormais affaire à une esthétique “non directive” et qui se trouve en quelque sorte face à une œuvre qu’il a le pouvoir de “créer” à sa manière13. L’ère de la modernité se diffuse après la Révolution ; elle est le pendant culturel de la démocratie politique. Il s’agit donc effectivement d’une rupture complète avec la conception artistique de l’Ancien Régime, accompagnée d’une volonté de refonte de la culture 11

Ibid., p. 31. Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 124-125. 13 Ibid., p. 147. 12

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et de l’ambition de ne jamais retomber sous le joug d’une autorité. Louable dans la mesure où elle se propose d’accueillir toute forme de création et de créativité originale, il est bien évident qu’elle risque de sombrer rapidement dans une routine de renouvellement à tout prix, sclérosante à court terme et non-démocratique. Apparue avec l’essor de la démocratie et de la nouvelle société bourgeoise, laïque, la modernité culturelle envisage, à l’instar du nouveau pouvoir politique, l’avenir inséparable du progrès. Plus précisément, explique Blumenberg, c’est la sécularisation qui rend possible l’idée de progrès : Le transfert du schéma structurel des progrès esthétiques, théoriques, techniques et moraux dans la représentation d’ensemble de l’histoire unique suppose que l’homme se considère dans cette totalité comme seul compétent, qu’il se prenne pour celui qui “fait l’histoire” […] C’est alors seulement que le progrès devient le symbole des déterminations de l’avenir par le présent et par son passé14.

Finalement, la synthèse de toutes les études permet de se faire une idée assez précise de ce qu’il faut entendre par modernité. Contemporaine des Temps Modernes, elle voit le jour au moment où la notion du divin et où la prévalence d’un monde entièrement régi par les lois d’un Dieu tout-puissant s’affaiblissent. Ensuite, elle trouve sa pleine expression avec l’avènement du nouvel ordre consécutif à la Révolution. Toujours liée à la conscience que l’être humain prend de soi-même, de ses droits et de ses capacités, elle fait la part belle au “moi” et à la liberté ; d’où la proclamation de rupture avec la tradition, d’affranchissement par rapport aux normes et règles établies dans un passé que l’on veut définitivement aboli, de la volonté d’innover, d’inventer des formes et styles insolites, de s’ouvrir à toute nouveauté, de susciter en permanence une inspiration renouvelée chez l’artiste et un travail de création chez le spectateur ou le lecteur. Cette fascination et cet engouement vont de pair avec l’idée d’un avenir radieux, plein de promesses et celle d’un progrès incessant dans l’inventivité humaine et la maîtrise de son destin par l’homme. Il a déjà été dit que les limites de la modernité en matière artistique sont vite apparues ; faut-il considérer ce que l’on appelle la postmodernité comme l’une

14

Hans Blumenberg, op. cit., p. 43.

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des impasses dans lesquelles s’enlise la modernité ? On pourrait presque répondre affirmativement et négativement à cette question. Se fondant plus spécialement sur l’architecture comme élément très révélateur, Antoine Compagnon constate que : L’architecte postmoderne rêve d’une contamination entre la mémoire historique des formes et le mythe de la nouveauté. […] On pourrait résumer son ambition sous le nom d’“architecture dialogique”, faisant jouer ensemble des formes en provenance de traditions diverses, mises à plat dans le temps et qui ne sont plus perçues dans leur historicité15.

Il remarque une “nostalgie pour les formes du passé et la revendication d’affinités avec d’autres traditions architecturales, comme le baroque et le maniérisme”16. Ainsi, de rupture en rupture, de négation en négation, on reviendrait pratiquement au point de départ et ce serait bien alors l’éternel retour qu’évoquait Nietzsche lorsqu’il assimilait modernité et décadence. C’est aussi l’aboutissement du paradoxe souligné par Antoine Compagnon ; la constante négation de l’innovation finit par ramener à la tradition. Mais il y a plus grave, le postmodernisme est perçu par certains critiques comme “l’idéologie, ou la non-idéologie, de la société de consommation”17, pour laquelle l’œuvre d’art est une marchandise comme n’importe quelle autre production. Gilles Lipovetsky, qui présente une analyse bien sombre de la société postmoderne, n’hésite guère à trancher en ce sens ; opposant modernité et postmodernité à travers les sociétés qui sécrètent ces deux notions, il écrit : La société moderne était conquérante, croyante dans l’avenir, dans la science et la technique, elle s’est instituée en rupture avec les hiérarchies de sang et la souveraineté sacrée, avec les traditions et les particularismes au nom de l’universel, de la raison, de la révolution. Ce temps se dissipe sous nos yeux, c’est en partie contre ces principes futuristes que s’établissent nos sociétés, de ce fait post-modernes, avides d’identité, de différence, de conservation, de détente, d’accomplissement personnel immédiat ; la confiance et la foi dans l’avenir se dissolvent, les lendemains radieux de la révolution et du progrès ne sont plus crus par personne, désormais on veut vivre tout de suite, ici et maintenant, se conserver jeune et non plus forger l’homme nouveau […]18 15

Antoine Compagnon, op. cit., p. 151. Ibid., p. 150. 17 Ibid., p. 145. 18 Gilles Lipovetsky, op. cit., p.15. 16

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et un peu plus loin, il résume : “L’âge moderne était hanté par la production et la révolution, l’âge post-moderne l’est par l’information et l’expression”19. Le jugement que Gilles Lipovetsky porte sur la société actuelle est bien sûr contestable mais sans doute peut-on retenir la distinction qu’il établit entre société moderne et société postmoderne. La première, apparue avec les débuts du capitalisme, était porteuse d’espoirs et se fondait sur un idéal. La modernité ne se concevait pas sans un but à atteindre, un progrès à réaliser. Tout entière tendue vers l’avenir, elle pouvait envisager un destin collectif. La société post-moderne caractérise un temps où les espoirs se sont dissipés et où ne subsistent que désenchantement et désillusion. Les idéologies politiques ont laissé place au scepticisme, à la foi dans le progrès s’est substituée la méfiance ; perplexe et doutant de l’avenir, chacun se replie sur soi, à la recherche du bonheur individuel immédiat. Dans cette société extrêmement narcissique, en permanence sollicitée par la sur-consommation – qu’il s’agisse de biens courants, de loisirs, d’informations, d’images – règne le vide, indolore, mais une sorte de néant tout de même. Le Moi lui-même devient un “ensemble flou”20 et l’indifférence, l’apathie générale imprègnent une société qui n’attend rien, ne veut rien : La fin de la volonté coïncide avec l’ère de l’indifférence pure, avec la disparition des grands buts et grandes entreprises pour lesquels la vie mérite d’être sacrifiée21.

A l’espoir et l’enthousiasme suscités par la perspective d’un monde à conquérir et d’une société meilleure à construire, offrant aux artistes des possibilités de renouvellement tant dans le choix des sujets que des formes, ont succédé le désenchantement complet et le repli dans la sphère privée, loin d’une société vide de sens, qui ne connaît pas d’autre culte que celui de la consommation et où le critère d’appréciation de l’œuvre d’art, c’est sa valeur marchande.

19

Ibid., p. 22. Ibid., p. 80. 21 Ibid., p. 81. 20

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

L’œuvre de Marguerite Yourcenar est-elle “moderne” ? Comment situer l’œuvre de Marguerite Yourcenar par rapport à la modernité et à la postmodernité ? En fait, il faut presque apprécier les œuvres au cas par cas ; Marguerite Yourcenar publie des romans, des essais, de la poésie ou du théâtre pendant environ soixante ans et subit des influences très variées en fonction du lieu où elle réside, de ses rencontres, etc… Son œuvre n’est pas homogène. Les thèmes retenus et les idées qu’elle développe nous renseignent aussi sur la place qu’elle occupe dans la création littéraire contemporaine. En procédant chronologiquement, on constate que les œuvres de jeunesse expriment plutôt de la réticence par rapport aux courants modernes. “Diagnostic de l’Europe” brosse le tableau d’une Europe intellectuelle en perdition et d’une littérature qui s’achemine vers le néant22. Marguerite Yourcenar a beau conclure sur la grandeur et la beauté de cette fin de civilisation, il n’en reste pas moins qu’elle dresse un constat de décadence d’une culture considérée comme supérieure. On n’a guère de peine à distinguer dans cet essai l’influence du mouvement de Renaissance latine étudiée avec précision par Maria Rosa Chiapparo, lequel voyait dans la modernité, issue de la Révolution, la cause de la déchéance de la pensée et de l’art européens et en appelait à une énergique réaction au nom des valeurs traditionnelles gréco-latines. Même si Marguerite Yourcenar ne suit pas jusqu’au bout ces théoriciens (dont certains placeront leurs espoirs en Mussolini), il n’en demeure pas moins qu’elle ne remet pas du tout en question la plupart des idées de la classe sociale dominante. Le plein développement de la pensée et de la civilisation a été atteint en Europe ; en 1929, l’Angleterre, la France et quelques autres pays européens exercent leur empire sur le monde par l’entremise de la colonisation ; mais pour une fraction de l’élite sociale et intellectuelle, la révolution, l’instauration de la république et de la démocratie apparaissent comme le point de départ du déclin de la civilisation et l’expression “culture de masse” est synonyme de disparition de la culture. Le ton de certitude, l’assurance qui caractérisent “Diagnostic de l’Europe” montrent que, dans sa jeunesse, Marguerite Yourcenar partageait tout à fait les idées culturelles de la classe dominante. Elle 22

Voir Première partie, chapitre 2 : Les réalités sociales, Culture et civilisation en danger.

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n’émet aucune réserve et aucun doute à ce sujet et l’agonie des valeurs séculaires qui ont fondé le prestige de la France sonne pour elle comme la fin d’un monde d’ordre, de raison, d’équilibre qui n’a d’égal nulle part ailleurs. Les formes nouvelles, originales peut-être, sont surtout le reflet de cerveaux qui tournent à vide, réagissent à l’impulsion et ont perdu la maîtrise du raisonnement, s’émeut Marguerite Yourcenar. Cet essai de la fin des années 20 propose donc une condamnation sans équivoque de la modernité, assimilée sans la moindre hésitation à la décadence et à la mort prochaine de la culture européenne. Loin de voir l’élan d’une société nouvelle, comme Gilles Lipovetsky, Marguerite Yourcenar fait de l’avènement du monde moderne le point de départ d’un désastre dont l’Europe ne se relèvera pas. Le Coup de grâce, publié en 1939, se caractérise par une espèce de désenchantement, de flottement des êtres qui s’explique sans doute essentiellement par l’apocalypse qui se prépare. Mais cette mise en scène de l’histoire contemporaine, dépourvue de références aux mythes (à la différence de Denier du rêve), revêt un ton nouveau. Nettement ancrée dans la réalité, l’intrigue du Coup de grâce présente une situation dans laquelle prévalent l’incohérence, l’irrationnel, une espèce de démesure face à laquelle l’homme s’agite comme un vrai pantin. La modernité qui accorde à l’être humain la possibilité de façonner son avenir n’est même pas de mise dans ce roman, il s’agit plutôt de la postmodernité, incarnée dans un personnage déraciné, profondément narcissique, qui se voue mécaniquement à une tâche entreprise faute de mieux. On peut cependant penser que l’aspect postmoderne du Coup de grâce est lié au climat délétère de 1939, non au choix de cette esthétique par Marguerite Yourcenar. En effet, le récit, parfaitement construit, évolue inéluctablement à la manière de la tragédie classique, dont il respecte les règles. Il n’y a pas la moindre volonté de la part de Marguerite Yourcenar de rompre avec la meilleure tradition classique ; simplement, montrer comment l’histoire détermine les êtres revient à tracer le portrait d’un personnage qui présente des traits “postmodernes”. Entre Le Coup de grâce et l’œuvre majeure qui suit, les Mémoires d’Hadrien, s’écoulent plusieurs années qui s’accompagnent de grands changements dans l’état du monde et la vie de l’auteur. La Seconde Guerre mondiale a bouleversé le monde, Marguerite Yourcenar a quitté l’Europe pour s’exiler dans un pays qu’elle ne

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considérera jamais vraiment comme le sien et pour la première fois de sa vie, privée de fortune, elle découvre une forme de dépendance. Cependant, elle compose un roman qui, dans l’ensemble, renoue avec les valeurs positives, qui montre un homme sans illusions sur l’avenir de la civilisation romaine mais qui pense néanmoins que, par une action intelligente et bien conduite, le chef d’État peut pallier les plus grands désastres. Prudemment, avec des réserves, Hadrien affirme, par la plume de Marguerite Yourcenar, que dans ce monde d’où les dieux semblent absents, l’homme a un rôle à jouer. Entièrement différent d’Eric, Hadrien n’évoque cependant pas les dispositions d’un personnage moderne ; il se rattache plutôt à la tradition des héros classiques, des hommes illustres ; moins parfait que le héros invincible car il est accessible aux faiblesses humaines, il entre tout de même dans la catégorie des grands hommes, chers aux moralistes. Dans Denier du rêve, où prédominent les marques d’une rupture d’unité, de l’aliénation des personnages, Marguerite Yourcenar critique implicitement le régime fasciste instauré par Mussolini. Angiola incarne le type du personnage aliéné dont l’existence vide de sens, inconsistante, reflète l’individu façonné par l’idéologie fasciste fondée sur la confusion entre être et paraître, comme l’a très bien démontré Maria Rosa Chiapparo. Plus lucide que D’Annunzio par exemple et d’autres partisans du retour à l’ordre, Marguerite Yourcenar a compris que le renouveau social et intellectuel ne viendrait jamais de la dictature, elle conteste la sombre réaction qu’elle observe en Italie, non l’ordre capitaliste et libéral. A l’époque de la guerre dans les pays baltes, les volontaires des corps francs n’apparaissent pas encore comme de jeunes nazis et Éric appartient à un groupe social voué à la disparition ; il s’engage pour la défense du monde de ses ancêtres contre la révolution russe qui, selon lui, ne peut entraîner que le désordre et le déclin de la civilisation. Il incarne l’aristocrate déchu, marginalisé, qui lutte pour les valeurs de sa classe sociale, bien qu’il s’agisse d’un combat d’arrière-garde. Alexis ne bouleverse pas non plus l’ordre existant, celui de la vieille aristocratie européenne et sa respectabilité de façade ; incapable d’accepter ses règles, il reconnaît qu’il fait figure de corps étranger et s’éloigne. Nous avons vu les nombreuses juxtapositions possibles entre le siècle d’Hadrien et le XXème siècle ; à bien des égards, les Mémoires d’Hadrien ont un accent très moderne. Cependant, Marguerite Yourcenar met en scène un personnage qui se soucie

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d’ordre et qui ne remet jamais en question les valeurs sur lesquelles est fondé l’Empire, il réfléchit beaucoup, aspire à créer un État solide dans le respect de l’intérêt public mais la vocation dominatrice de Rome lui apparaît normale pour ne pas dire souhaitable. L’Empire romain apporte la civilisation au monde, comme l’Europe capitaliste au XIXème siècle. Jusqu’au début des années 50, l’œuvre même de Marguerite Yourcenar ne contredit pas formellement les opinions exprimées dans “Diagnostic de l’Europe”. L’année 1956 dont Marguerite Yourcenar note qu’elle n’apporte que des échos de conflits et qu’elle ne permet plus d’espérer le monde meilleur mis en scène dans les Mémoires d’Hadrien exercet-elle une influence décisive dans l’évolution de l’auteur ? Toujours est-il que dans les œuvres postérieures, on assiste à une subversion de l’ordre. D’abord, Zénon n’appartient pas tout à fait à la bourgeoisie ascendante, sa naissance fait de lui un personnage en marge et dans le monde en pleine mutation qu’il découvre bientôt, il ne choisit pas l’ordre. Assoiffé de connaissances, il entend voyager, accéder au savoir dans tous les domaines plutôt que de s’engager dans la carrière ecclésiastique normalement réservée aux bâtards comme lui. Esprit libre, il se fait son opinion et ne se range ni du côté protestant ni du côté catholique et pour finir, il devient le médecin des pauvres, des petites gens. Son cheminement marginal ne fait que s’affirmer au fil de la progression du texte et on peut dire la même chose de Nathanaël, que sa naissance modeste place du côté des exclus, au milieu des observateurs du monde, non pas du côté de ceux qui agissent et prennent part aux décisions. Son esprit d’homme simple, qui essaie de juger sainement suffit à lui montrer que l’ordre établi par les hommes est mauvais. Même la troisième nouvelle de La Mort conduit l’attelage, Anna, soror… a tendance à s’opposer aux normes fixées par la société. Tandis qu’Alexis s’éloigne, reconnaissant qu’il représente un élément perturbateur, Anna donne l’impression de revendiquer ses actes. Miguel mort, plus rien n’a d’importance pour elle ; elle n’a vécu qu’avec Miguel, pour et par lui. Elle a tout à fait conscience d’avoir commis un acte très grave d’après la morale religieuse et humaine mais plus que l’expiation d’une faute, le reste de sa vie semble être une longue attente pour rejoindre le seul être qu’elle ait aimé et qu’elle ne s’accuse pas d’avoir aimé. Anna et Miguel ont suivi un ordre du cœur et des sens réprouvé dans toutes les sociétés

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mais c’était le leur et Anna semble avoir été plus bouleversée par cette fatalité qu’accablée par le sentiment d’avoir mal agi. Du point de vue de la notion de modernité, L’Œuvre au Noir se révèle plus complexe. L’enthousiasme de Zénon, son érudition, son scepticisme par rapport à l’existence de Dieu qui confine à l’athéisme l’apparentent à l’homme tel que le percevait la modernité, si l’on se conforme à la définition de Gilles Lipovetsky mais Zénon est aussi typiquement l’homme de l’émergence des Temps Modernes. Son personnage, conçu d’après le modèle de plusieurs savants de la Renaissance, incarne l’homme moderne, à la curiosité sans limites, qu’évoque Hans Blumenberg : Après le Moyen Age, la théorie ne pouvait plus être simplement la continuation de l’idéal théorique antique, […] En faveur d’une réhabilitation de la curiosité, non seulement une énergie s’était accumulée qui privait la paisible contemplation telle que la définissait l’idéal antique de calme sérénité, mais il y avait eu également une concentration de la volonté de connaître et de l’intérêt objectif…23.

Assurément, Zénon possède les qualités de l’homme moderne, presque révolutionnaire, qui, à la Renaissance, ne peut plus se contenter du dogme chrétien et veut s’approprier tout le champ de la connaissance. Sa pensée correspond à la caractérisation de Blumenberg qui définit l’apport de Nicolas de Cues à la pensée occidentale : Une pensée qui oblige à substituer à l’anthropocentrisme passif, qui avait fait de l’homme le contemplateur et l’usufruitier de l’univers, un anthropocentrisme actif accomplissant les déterminations de l’existence humaine non plus à partir des conditions du monde mais de la réalisation de soi24.

Homme moderne de la Renaissance, Zénon peut parfaitement symboliser l’homme conquérant du XIXème siècle qui a foi dans le progrès, qui attend tout de son action sur soi-même, les autres et la nature. En somme, cette formule de Blumenberg pourrait très bien lui convenir :

23 24

Hans Blumenberg, op. cit, p. 436. Ibid., p. 584.

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L’homme moderne s’annonce par le fait que la conscience de n’être peutêtre que l’aventure d’un dieu lui est insupportable25.

Cette “modernité” de Zénon, révolté à l’idée qu’il ne serait que la créature d’un maître tout-puissant, et qui entend disposer de luimême jusque dans la mort, se retrouve d’ailleurs chez Hadrien ; mais alors qu’Hadrien persiste dans la conquête de soi et du monde et l’approfondit, Zénon, parvenu à un certain point, renonce. Désabusé devant l’inanité de tant de connaissances qui ne servent qu’à accroître le mal et ne font nullement progresser l’esprit humain, Zénon abandonne sa quête et se contente modestement de soulager la souffrance et la misère autour de lui. Comment interpréter ce revirement ? Il ne s’agit pas d’un retour dans le giron du christianisme. La bonté, qu’il manifeste à l’égard de ses semblables et sa pitié pourraient le laisser imaginer mais ses entretiens avec le prieur ne laissent guère de doutes et aucune hésitation ne perturbe sa détermination de choisir lui-même l’heure de sa mort. Dans l’évolution de son personnage, Marguerite Yourcenar progresseraitelle de la modernité à la postmodernité ? Certes, Zénon perd ses illusions et sa foi dans le progrès ; désenchanté, il se rend à l’évidence que bien souvent, les découvertes destinées à améliorer la vie sont consacrées à la détruire. Cependant, il ne correspond pas du tout au personnage indifférent, narcissique, hédoniste sans volonté que propose la postmodernité. Même s’il a quelques traits de l’homme postmoderne, ce n’est certainement pas à ce type de personnage que pense Marguerite Yourcenar. La compassion de Zénon, sa solidarité avec toutes les espèces vivantes, le travail sur soi effectué par le biais de l’alchimie orienteraient plutôt vers le bouddhisme et Un homme obscur tend à conforter cette hypothèse. Si l’évolution de Zénon est un peu énigmatique, il en est bien de même du personnage de Nathanaël. Plusieurs interprétations viennent à l’esprit pour expliquer cet homme simple, si différent des héros incarnés par Hadrien et Zénon. On discerne chez lui des caractères habituels du personnage postmoderne : solitude, profonde indifférence à tout, apathie générale ; le personnage postmoderne ressemble à un individu inconsistant, fantomatique, errant sans but dans un monde vide de sens, uniquement consacré à la consommation. Nathanaël se rapproche un peu de cela ; de plus, il se désintéresse du 25

Ibid., p. 591.

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Dieu des uns et des autres qui lui semblent également impies et il ne se sent pas concerné par la religion ; or, écrit Gilles Lipovetsky, “l’individualisme contemporain ne cesse de saper les fondements du divin”26. Enfin, autre analogie avec l’homme postmoderne : l’attention portée aux animaux et à la souffrance animale. […] l’individualisme postmoderne a pour caractéristique d’étendre l’identification à l’ordre non humain. Identification complexe qu’il faut relier à la psychologisation de l’individu : à mesure que celui-ci se “personnalise”, les frontières séparant l’homme de l’animal s’estompent, toute douleur, fût-elle éprouvée par une bête, devient insupportable à l’individu désormais constitutivement fragile, ébranlé, horrifié par la seule idée de la souffrance27.

Sa quête de transcendance soulignée par maints spécialistes28 a probablement induit en erreur certains lecteurs de Marguerite Yourcenar qui l’ont perçue comme un écrivain du passé ; par contre, Luc Rasson va jusqu’à parler à son sujet d’écrivain postmoderne29. Les traits typiques du postmodernisme dont il dit qu’ils s’inscrivaient déjà “de façon embryonnaire, dans les récits et romans des années 30 26

Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 169. Ibid., p. 291. 28 Outre la thèse d’Henri Vergniolle de Chantal déjà mentionnée, il faut citer les travaux de Patricia de Feyter : 1) sa thèse : L’aventure humaine dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar. Une approche herméneutique, tomes 1 et 2, Université d’Antwerpen, 1994. 2) des articles : “Un homme obscur de Marguerite Yourcenar : un néo-picaro a tempera”, SIEY, bull. n°2, juin 1988, p. 35 à 44 et “Du mythe du moi à l’idéologie de la transcendance”, SIEY, bull. n°5, numéro spécial intitulé Mythe et idéologie dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, novembre 1989, p. 77 à 88. L’article de Catherine Golieth, “Au sujet de la modernité de L’Œuvre au Noir….”, SIEY, bull. n°18, décembre 1997, p. 123 à 141, qui considère que Marguerite Yourcenar fait choix de la modernité comme définition de l’éternité (p. 126) et qu’elle envisage le métier d’écrivain comme une transcendance (p. 139). 29 Luc Rasson, “Yourcenar postmoderne ?”, SIEY, bull. n°12 intitulé Nathanaël pour compagnon, décembre 1993, p. 1 à 6, souligne que l’univers dans lequel se meut Nathanaël est dépourvu de sens et de finalité et que Nathanaël lui-même est un personnage passif, “chose parmi les choses”, complètement agi (p. 2 et 4). Dans ce monde entièrement soumis au hasard, où les événements et les êtres ne font que passer, irréels et indifférents, et d’où la transcendance a disparu, Luc Rasson voit des caractéristiques du postmodernisme et pense qu’Un homme obscur constitue une rupture par rapport à l’œuvre antérieure de Marguerite Yourcenar. 27

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et 50”30 sont plus sensiblement développés dans Un homme obscur. Or, si Marguerite Yourcenar entend créer des personnages représentatifs d’un moment donné de l’histoire, elle a toujours le souci primordial de dégager les constantes du comportement humain, indépendamment de toute détermination spatiale et temporelle. Ce traitement de la fiction historique amène Luc Rasson à conclure : Rien ne change jamais. Cette conception n’est pas incompatible avec l’indifférence “postmoderne”, dans la mesure où elle jette le doute sur le sens de l’Histoire, sur le rôle que le sujet peut y jouer, et enfin sur la pertinence de toute intervention active dans le réel31.

Peut-on parler d’influence du postmodernisme sur Marguerite Yourcenar ? S’agit-il d’une simple coïncidence, qui donne à sa métaphysique une tonalité tout à fait contemporaine ? Loin de se cantonner dans l’investigation du passé, son œuvre semble répercuter l’écho du présent. Mais on constate rapidement que cette analyse s’applique mal à Nathanaël : il n’existe chez lui ni personnalisation ni psychologisation, on chercherait en vain la moindre trace de narcissisme et si la souffrance animale le touche, comme toute souffrance, c’est parce qu’il appartient à l’immense chaîne du vivant et qu’il se sent profondément lié à tous les êtres. De nouveau, on rencontre le bouddhisme qui, loin de développer les tendances narcissiques de l’individu, apprend à se détacher du “moi”. Tout au plus, Nathanaël présente-t-il quelques traits qui l’apparentent à un personnage postmoderne mais l’apparence ne résiste pas beaucoup à une lecture attentive. Par contre, il soulève une autre question, assez délicate : pourquoi Marguerite Yourcenar a-t-elle choisi de mettre en scène dans son dernier roman, qu’elle présente comme une œuvre testamentaire, un être inculte ? Ses personnages favoris sont avides de connaissances dans tous les domaines. Pourquoi, pour finir, un personnage à qui le bon-sens seul et l’intelligence naturelle suffisent pour vivre bien ? Le bouddhisme ne préconise pas l’ignorance, il considère seulement comme mauvais l’acquisition de sciences qui n’ont pour but que l’exaltation et la valorisation du “moi”. Faut-il admettre que Nathanaël se forme et acquiert une capacité de raisonner 30 31

Ibid. p. 5. Ibid. p. 6.

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juste et saine par la simple observation attentive et dénuée de préjugés de la nature et de la société ? Ce rejet des livres est-il un aspect de la postmodernité, une réaction contre une société qui gave les lecteurs de toutes sortes de publications qui obscurcissent plus qu’elles n’éclairent l’entendement ? Cette sorte de reniement de la culture et des livres de la part de Marguerite Yourcenar évoque une attitude résolument non moderne, la “docta ignorantia” opposée à la “curiositas” par les Pères de l’Église. Tertullien explique très clairement qu’il n’appartient pas à l’homme de rechercher la vérité, il s’agit de présomption de sa part, la seule attitude légitime consiste à s’en remettre au Créateur. En effet, Dieu accorde à l’homme la connaissance de tout ce dont il a besoin ; vouloir passer au-delà, c’est chercher à s’approprier un bien illégitime. Aussi, à la “magna curiositas”, Tertullien oppose-t-il l’éloge de […] l’âme que la nature n’a ni formée ni déformée : “Je m’adresse à toi, toi qui es simple et grossière, sans culture et sans savoir, comme chez les gens qui te possèdent toi seule et rien d’autre : à l’âme, absolument telle qu’elle sort des ruelles, des coins de rues, des ateliers. J’ai précisément besoin de ton manque d’expérience, car personne ne croit en ton expérience, si minime soit-elle”32.

Nathanaël représente ce type d’âme, d’esprit naturel, non déformé dont parle Tertullien. Sans doute Marguerite Yourcenar ne se tourne-telle pas vers le christianisme à la fin de sa vie, à plus forte raison vers un christianisme fondé sur le respect aveugle du dogme. Nathanaël ne témoigne pas de la validité des écrits des premiers Pères de l’Église mais en choisissant de montrer que la sagesse et l’intelligence s’acquièrent très bien sans apports de la culture, Marguerite Yourcenar se place résolument dans un mode de pensée antérieur aux Temps Modernes . Dans son désir d’innover, de produire du neuf, la modernité s’est efforcée d’inventer des formes inédites ; 32 Hans Blumenberg, op. cit., p. 340. La présente édition donne peu d’indications sur cette citation de Tertullien, seulement Tertullien, De testimonio animae, 1 : “Te simplicem et rudem et impolitam et idioticem compello qualem te habent qui te solam habent…” puis ibid., 5 : “Haec testimonia animae quanto vera tanto simplicia, quanto simplicia tanto vulgaria, quanto vulgaria tanto communia, quanto communia tanto naturalia, quanto naturalia tanto divina” (“Ces témoignages de l’âme aussi vrais que simples, aussi simples qu’ordinaires, aussi ordinaires que communs, aussi communs que naturels, aussi naturels que divins…”) (p. 341)

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Le modernisme, quelles que soient les intentions des artistes, doit se comprendre comme l’extension de la dynamique révolutionnaire à l’ordre culturel33,

écrit Gilles Lipovetsky qui précise : Renoncement à l'organisation hiérarchique des faits, intégration de tous les sujets de n’importe quelle espèce, la signification imaginaire de l’égalité moderne a annexé la démarche artistique34.

Devenu libre et autosuffisant dans sa vie privée, ayant acquis le droit de discuter la nature du pouvoir et d’intervenir dans l’organisation de la société, l’homme moderne s’accorde la même liberté dans le domaine de l’art ; il ne reconnaît plus de sujets imposés, de bienséances à respecter, tout devient matière à faire de l’art et la création, consciente, implique l’attitude critique du créateur et du public. En outre, dans cette société individualiste jusqu’au narcissisme, le “moi” occupe une place prépondérante ; aussi se trouve-t-il souvent au cœur de l’œuvre, pas nécessairement comme objet d’une confession personnelle mais comme objet d’expérimentation dont on explore les limites. Tout à fait logiquement, l’auteur omniscient et démiurge disparaît dans le roman moderne, la continuité du récit est brisée, le fantasme et le réel s’entremêlent, l’“histoire” se raconte d’elle-même au fil des impressions subjectives et hasardeuses des personnages35 ;

ainsi sont privilégiées la sensation, l’émotion, l’illusion d’une réalité chaotique, changeante, aussi insaisissable que le rêve. Dans Le Labyrinthe du monde, la destruction de l’ordre est indéniable puisque le temps et les genres sont bouleversés. Si l’on ajoute la distance critique de Marguerite Yourcenar par rapport à l’ordre bourgeois intangible auquel se sont conformés ses ancêtres, son ironie parfois très caustique à l’égard de la religion et des valeurs morales et familiales, on constate que l’auteur n’est pas résolument hostile à la modernité. Bien qu’elle s’abstienne de tout engagement 33

Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 129. Ibid., p. 128. 35 Ibid., p. 139. 34

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politique, elle a maintes fois mis sa plume au service des causes relevant du respect de la vie, animale et végétale. Sa lutte en faveur de l’écologie ne s’est jamais relâchée. Même si elle reste un écrivain marqué par la tradition classique, soucieuse d’harmonie, de rigueur, de clarté, elle appartient aussi pleinement à son siècle, qu’elle scrute attentivement, dont elle perçoit les évolutions inquiétantes et les défaillances mais dont elle ne rejette pas a priori toute innovation, en particulier dans le domaine de l’art. Il est certain que l’évolution a été considérable par rapport aux idées exposées dans “Diagnostic de l’Europe”. Cependant, il faut distinguer les limites de cette évolution ; à la manière des écrivains classiques, Marguerite Yourcenar envisage les problèmes en humaniste et en moraliste ; en tout, elle considère l’homme, l’individu si bien que l’histoire prend aisément une dimension métaphysique36 et que l’engagement politique ne peut exister puisqu’elle ne conçoit pas d’action autre qu’individuelle, motivée par la bonne volonté, la solidarité et la compassion. Cette position un peu équidistante et oscillante entre tradition et modernité se confirme-t-elle dans le style de Marguerite Yourcenar ? La technique mise en œuvre dans la représentation de l’histoire suggère-telle plutôt les siècles antérieurs ou des procédés caractéristiques du XXème siècle ?

II La mise en scène de l’histoire Universalité et mythe Le caractère universel de l’histoire humaine s’exprime très souvent au travers du mythe. C’est l’une des constantes de l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Fidèle à sa culture fondée sur la connaissance de l’Antiquité et à sa méthode de raisonnement fortement influencée par le cartésianisme, elle n’approuve pas les innovations stylistiques de ses contemporains. Mais sa réserve par rapport aux nouveautés de son temps s’exprime aussi dans le choix des personnages. Que l’on considère Feux, la première version de Denier du rêve ou bien 36

Maria Rosa Chiapparo, “Osmose entre présent et passé : histoire métaphysique dans l’œuvre yourcenarienne”, in Marguerite Yourcenar essayiste, op. cit., p. 223 à 235, démontre qu’il est plus juste de parler chez Marguerite Yourcenar d’histoire métaphysique que d’engagement politique.

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simplement des titres tels que La Nouvelle Eurydice et ceux des trois nouvelles qui composent La Mort conduit l’attelage, on constate que Marguerite Yourcenar se tourne résolument vers le passé ; au mieux, elle fait référence à des peintres des XVIème-XVIIème siècles, consacrés par les siècles mais plus souvent encore, elle superpose l’actualité aux mythes de l’Antiquité. Cela vaut pour Rome, une nouvelle fois soumise à la tyrannie d’un dictateur mais le recueil Feux renvoie le lecteur à la mythologie grecque et à la Bible. Soucieuse dès son jeune âge de montrer la permanence de l’être humain, son universalité, Marguerite Yourcenar se tourne naturellement vers les mythes antiques dont le symbolisme échappe au temps. Point n’est besoin de renouvellement, la signification des récits fondateurs produits par la civilisation hellène demeure éternellement intacte et s’adapte à toutes les situations nouvelles car seule l’apparence change ; ce que vit l’homme du XXème siècle, le contemporain de Périclès l’a vécu, à quelques détails matériels près. Cette préférence pour la tradition littéraire exprimée dans le choix des mythes antiques traduit une conception de l’histoire humaine. Marguerite Yourcenar s’inscrit en faux contre les idées qui prévalent au début du XXème siècle ; à ses yeux, l’homme reste le même, il n’y a donc pas un homme de l’Antiquité, de l’Ancien Régime et d’après l’Ancien Régime. La Révolution politique n’inaugure pas une ère nouvelle, la démocratie ne crée pas un homme nouveau ni la nécessité de produire du neuf dans le domaine de l’art. On peut considérer que dans ses années de jeunesse, Marguerite Yourcenar ne partage pas du tout les idées sur la modernité de certains de ses contemporains, elle n’éprouve pas de sympathie pour ce système de valeurs et elle s’en tient au classicisme, à l’élégance formelle et à la clarté de la pensée dont elle fait l’éloge dans “Diagnostic de l’Europe”. Le caractère universel et la pluralité sémantique du mythe permettent de traduire le caractère répétitif de l’histoire : la dictature à Rome sous l’égide d’un César belliqueux et imposteur qui détourne le pouvoir au profit d’une caste réactionnaire dans Denier du rêve. Quant à Hadrien, il incarne l’archétype du Prince, même du bon Prince, mais on reconnaît aussi en lui Jupiter Olympien et Prométhée ; de manière un peu différente, Zénon est également assimilable à Prométhée mais même là où la signification mythique apparaît moins nettement, on la devine. Alexis, enfermé en lui-même, qui aime se regarder dans le miroir de sa chambre et qui se complaît dans sa longue lettre d’auto-

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analyse justificatrice, évoque Narcisse et sans doute la principale cause de sa solitude réside-t-elle dans son narcissisme. Mais dans Le Coup de grâce, Éric souffre du même mal ; il avoue lui-même que son amour des garçons est moins profond que sa solitude37. Incapable de s’ouvrir aux autres, muré dans son silence, il se pétrifie peu à peu dans ses souvenirs égocentriques, tel un Narcisse qui n’a jamais su s’affranchir de son Moi. Le mythe permet d’exprimer ce qui reste constant dans l’être humain en tenant compte de sa plasticité et des variations que l’on peut enregistrer d’une époque et d’une civilisation à une autre. Il s’adapte donc particulièrement bien à l’intention de Marguerite Yourcenar de montrer simultanément ce qui ne varie pas dans l’homme et ce qui relève d’un moment donné de l’histoire. Nous avons vu que les Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au Noir, Un homme obscur renvoient le reflet du XXème siècle. Il y a un jeu de miroir constant entre ces siècles passés et l’époque contemporaine. La situation de crise imminente qui marque la fin du règne de Trajan symbolise l’état du monde en 1945 et la terreur que fait régner l’Inquisition, le climat de chasse aux sorcières qui prévaut à l’époque de la guerre froide. A tout moment, au cours de la lecture de ces romans, s’intercalent les images du XXème siècle qui vient se superposer presque exactement sur le IIème siècle, le XVIème siècle ou le siècle d’or hollandais. Le mythe implique automatiquement la superposition. Évoquant Qui n’a pas son Minotaure ? avec Patrick de Rosbo, Marguerite Yourcenar explique : Qui n’a pas son Minotaure? a commencé à prendre forme vers 1945, et cette image des wagons plombés s’est imposée à moi. Il y a de nouveau superposition ; le mythe est une série de cercles concentriques, un peu comme ceux produits par une pierre jetée dans l’eau. Au premier plan, l’image des prisonniers emportés par Thésée dans la cale d’un navire vers le Minotaure qui les dévorera ; au second plan, l’image des wagons plombés qui mènent vers Auschwitz, et au troisième l’image de l’homme en général, enfermé dans sa destinée mouvante, ne sachant rien du monde qui l’entoure et continuant jusqu’au bout à se demander où il va, ce qu’il devient, et de quoi est fait son désastre ou son salut38.

37

Yves-Alain Favre, “Marguerite Yourcenar : le rôle du mythe dans la création romanesque” in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 191. 38 Rosbo, op. cit., p. 154-155.

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La superposition de motifs différents mais qui se font écho et correspondent est produite par le mythe. Mais Marguerite Yourcenar a néanmoins l’intention de respecter l’individualité de ses personnages et il lui arrive d’en contester la valeur mythique ; à Patrick de Rosbo, elle affirme le caractère réel, spécifique de Zénon dont elle considère que l’image est existentielle et non essentielle39. L’influence des mythes paraît sensiblement plus prononcée dans les œuvres de jeunesse que dans celles de la maturité. Dans Le Coup de grâce, nettement inscrit dans une réalité caractéristique du XXème siècle, la présence du mythe se fait plus floue et il en est de même des œuvres écrites aux États-Unis à l’exception sans doute des Mémoires d’Hadrien40 qui, en raison du sujet emprunté à l’histoire romaine et du rayonnement du personnage de l’Empereur, se prête assez bien à une lecture symbolique. Toutefois, Marguerite Yourcenar insiste longuement sur sa recherche de la “voix” d’Hadrien, ainsi que des autres personnages qu’elle a créés41. Il semble indiscutable que la romancière est écartelée entre la tendance à l’universalité et le souci de trouver le ton juste, de ne pas trahir la réalité. Loin d’être un écrivain réaliste, elle subit certainement la double influence de son temps que Maria Rosa Chiapparo a bien mise en évidence dans sa thèse : le retour aux mythes fondateurs gréco-latins, chers à ceux qui se réclament du mouvement de Renaissance latine et le réalisme des partisans de la modernité. En France, le succès du mythe se manifeste particulièrement dans la création théâtrale de l’entre-deux-guerres : Giraudoux, Cocteau et même Gide et Sartre ont recours aux figures des héros de la mythologie pour exprimer leurs idées et leurs sentiments sur le temps présent. Marguerite Yourcenar appartient à ce courant qui se tourne vers le passé, vers les sources de la culture française dans l’espoir de puiser dans les textes des origines un sens, une cohérence qui font défaut dans un monde qui se désagrège. Mais consciente des limites de la Renaissance latine, elle oscille entre mythologie et réalisme, 39

Ibid., p. 66. Il faut cependant faire une exception pour le théâtre puisque Le Mystère d’Alceste, drame composé en 1942, Electre ou la Chute des masques, drame qui date de 1943 puis Qui n’a pas son Minotaure ?, composé plus tard en 1960, font appel à la mythologie grecque. 41 Marguerite Yourcenar, TGS, “Ton et langage dans le roman historique”, EM, p. 289 à 305. 40

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soucieuse d’objectivité. C’est pourquoi elle ne peut se résoudre à mettre en scène l’histoire passée sans respecter le ton juste. Il ne s’agit nullement d’obtenir des effets pittoresques mais de cerner, de manière presque scientifique, la personnalité d’un homme du IIème ou du XVIème siècle. Seules une recréation exacte et fidèle de la réalité politique de la fin du règne de Trajan, avec les troubles qui agitent ce vaste Empire guerrier, et les conflits d’intérêts, les animosités personnelles d’une part et la connaissance précise de la personnalité d’Hadrien d’autre part permettent de comprendre en quoi les choix de ce Prince furent particulièrement judicieux et comment il réussit dans son entreprise. Pour mesurer la valeur universelle de son œuvre, il faut pouvoir en apprécier l’adéquation avec son temps. Quant à Zénon, même si son attitude dépasse largement les limites du XVIème siècle, il est profondément un homme de la Renaissance et de l’époque de la Réforme. En dépit de leurs affinités, Rémo et Octave évoluent bien différemment ; tandis que celui-ci accepte les règles sociales et se plie en quelque sorte à la nécessité, celui-là a une conscience trop aiguë de l’injustice et de la tyrannie que la société exerce sur les individus pour faire taire sa révolte. A la docilité de Michel Charles qui se soumet patiemment aux obligations familiales et sociales qu’impose son milieu bourgeois bien pensant, Marguerite Yourcenar oppose la personnalité de Michel qui refuse les carcans. L’individualisme qui caractérise l’époque moderne avec la revendication des droits de l’individu, les exigences de reconnaissance des différences, est bien présent dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. La valeur universalisante du mythe n’a pas pour fonction de gommer les traits originaux et de fondre l’humanité dans une homogénéité informe. Il permet assez commodément de réunir traits spécifiques et forme universelle. Ce premier aspect de la mise en scène de l’histoire dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar met en évidence un procédé fréquemment repris au XXème siècle. Le théâtre Dans l’étude du théâtre de Marguerite Yourcenar, nous nous limiterons à l’examen de trois pièces sur les six qu’elle a composées. En effet, Le Mystère d’Alceste, Le Dialogue dans le marécage et La Petite Sirène peuvent peut-être s’interpréter à la lumière de l’histoire

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contemporaine mais cela ne paraît pas bien convaincant ; il s’agit essentiellement de tragédies traitant de problèmes moraux. Classicisme et modernité s’amalgament dans le théâtre de Marguerite Yourcenar. Par bien des aspects, il s’agit plutôt d’un théâtre classique. Les titres des pièces eux-mêmes évoquent l’Antiquité et ses mythes : Electre ou la chute des masques, Le Mystère d’Alceste, Qui n’a pas son Minotaure ? Quant au Dialogue dans le marécage, il s’inspire de La Divine Comédie de Dante et La Petite Sirène du conte d’Andersen ; dans tous les cas, Marguerite Yourcenar tire son inspiration d’un texte fondateur fort proche du mythe, même si sa composition ne date pas de l’Antiquité. Seul Rendre à César, qui correspond à une réécriture pour le théâtre de Denier du rêve, fait quelque peu exception. Toutefois comme dans les pièces précédentes, les personnages revêtent une valeur mythique et ils incarnent des types. Dans la préface de Rendre à César, écrite en décembre 1970, Marguerite Yourcenar juge avec pertinence et lucidité l’intérêt du mythe, il nous apprend à rendre aux individus et aux actions de ceux-ci la dignité que notre malveillance leur refuse ou la profondeur que notre superficialité ne sait pas voir

mais il a l’inconvénient de figer le récit dans une “sorte de gauche hiératisme”42. Aussi, dans la seconde version de Denier du rêve puis dans Rendre à César, s’est-elle efforcée d’atténuer le caractère mythique, qui ne disparaît cependant pas complètement et partant de figures caractéristiques d’une “Commedia ou d’une Tragedia dell’Arte moderne”, elle crée des types tels que “le médecin arriviste, la jeune vedette, le vieux peintre illustre, la prolétaire au grand cœur, la prostituée tendre ou l’étudiant quelque peu louche”43. Même lorsqu’il s’éloigne des sujets empruntés à l’Antiquité, le théâtre de Marguerite Yourcenar fait encore penser aux grands auteurs classiques, qu’il s’agisse d’Eschyle, Sophocle et Euripide ou bien de Shakespeare, Racine et Molière. Après avoir retracé, dans la préface d’Electre ou la chute des masques, les métamorphoses du mythe d’Electre et du matricide 42 Marguerite Yourcenar, Rendre à César, Théâtre I, NRF-Gallimard, Paris, 1971, préface, p. 22-23. 43 Ibid., p. 9.

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d’Oreste de l’époque d’Eschyle au XXème siècle, elle explique comment elle a voulu l’adapter à son temps. Le frère d’Electre, auquel incombe le devoir de venger son père assassiné, est en fait le fils d’Egisthe ; ainsi, instrument aux mains d’une sœur aveuglée de haine, devient-il l’assassin de son père. Le mythe se trouve donc renouvelé, “modernisé” en quelque sorte. Cependant, constate Marguerite Yourcenar, Comme toujours, dès qu’on s’adresse à lui, le drame grec imposa son unité, son économie des moyens, sa rapidité d’action, son difficile équilibre entre les différents personnages. L’essai projeté devint dialogue, et le dialogue tragédie44.

En effet, il semble bien que le théâtre de Marguerite Yourcenar ne renonce jamais vraiment à la clarté et à la rigueur qui caractérisent le classicisme. Alors que Denier du rêve offre avec ses tableaux successifs reliés par le fil ténu de la pièce de monnaie un aspect plutôt novateur, Rendre à César en revient à une composition très classique avec actes et scènes, où “Les échanges verbaux quasi automatiques de la vie journalière sont... l’équivalent de la pièce de monnaie passée de main en main”45. Le premier acte compte 5 scènes de même que l’acte II, et l’acte III se contente de 4 scènes ; il s’agit d’un ensemble très équilibré que Marguerite Yourcenar s’est efforcée de rendre harmonieux. L’acte I, “volontairement dissocié”46, dans lequel apparaissent une dizaine de personnages évoluant dans les rues de Rome et l’acte III, “éparpillé”47 comme le premier, encadrent l’acte II “bouclé sur soi-même, étroitement enclos à l’intérieur du mesquin logis de Marcella”48. Electre ou la chute des masques compte deux parties subdivisées en 4 et 6 scènes. Qui n’a pas son Minotaure ? se compose de 10 scènes. Marguerite Yourcenar n’adopte pas un schéma unique mais dans tous les cas, on relève une composition qui n’a rien d’insolite pour le lecteur épris de théâtre classique et qui correspond rigoureusement à la progression implacable du drame. 44

Marguerite Yourcenar, Electre ou la chute des masques, Théâtre II, NRFGallimard, Paris, 1971, avant-propos, p. 19. 45 Marguerite Yourcenar, RC, op. cit., p. 21 46 Ibid., p. 16. 47 Ibid., p. 19. 48 Ibid., p. 17.

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Le terme “tragédie” employé dans la préface d’Electre paraît particulièrement bien approprié à son théâtre. Electre ou la chute des masques a une tonalité tragique indiscutable. La scène 1 de la seconde partie, opposant la mère et la fille, révèle une monstrueuse accumulation de haine de la fille pour sa mère et une incompréhension telle que la vie de l’une est insupportable à l’autre. A ce déchaînement de fureur qui inspire l’effroi, succède dans les scènes suivantes la pitoyable solitude d’Oreste qui se découvre une nouvelle identité au cœur du drame, qui crie sa détresse d’avoir été trompé, de devoir renier tout son passé et n’a d’autre issue que de suivre la farouche détermination d’Electre, aujourd’hui comme autrefois. Dans la préface, Marguerite Yourcenar écrit : L’échec n’empêchera pas Electre de rester Electre ; aucune révélation faite par Egisthe ne pourra dévier la trajectoire du couteau et de la fureur d’Oreste ; tout hasard extérieur doit désormais servir à celui-ci à s’accomplir et non à s’éviter en tant que parricide. L’évidence est sans prise sur ces créatures, parce qu’aucune certitude ou aucun désabusement n’est plus fort que le mélange d’instinct et de volonté qui les fait ce qu’elles sont49.

La puissance surnaturelle, symbolisée par la volonté des dieux, qui s’exerçait sur les hommes et créait la tragédie a changé de nature ; on n’invoque plus les dieux mais chacun porte en soi certaines déterminations qui agissent à la manière de la fatalité. Cela nous amène tout naturellement à analyser les traits de modernité décelables dans le théâtre de Marguerite Yourcenar. Tout en retenant les éléments du mythe antique, Qui n’a pas son Minotaure ? en présente une actualisation, qui apparaît encore plus nette quand on compare cette version définitive à son ébauche intitulée Ariane et l’Aventurier. Les découvertes relatives à l’inconscient et plus encore les horreurs de la seconde guerre mondiale exercent une influence bien perceptible. Aux dieux de la mythologie grecque, se sont substitués des démons qui habitent l’être humain et la fatalité est celle du Mal, présent en chacun de nous et qui semble narguer la raison, la sagesse et l’humanité. La réalité politique contemporaine, qui affleure dans Qui n’a pas son Minotaure ?, 49

Marguerite Yourcenar, Electre, op. cit., p. 20. Dans son article, “Destin et liberté dans Electre ou la chute des masques de Marguerite Yourcenar”, SIEY, Tours, bull. n°7 (nov. 1990), p. 99-108, Françoise Bonali-Fiquet analyse avec pertinence la nature de la fatalité qui pèse sur Oreste.

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constitue la trame de Rendre à César. Bien qu’elle ne porte pas l’empreinte des événements du temps, Electre est néanmoins bien révélatrice des préoccupations du XXème siècle. Comme nous l’avons remarqué, cette tragédie s’interroge sur la notion de destin et de liberté ; Lorsque les masques tombent, la vérité apparaît dans toute sa mesquinerie. Oreste découvre que l’amour d’Electre pour son frère n’était pas aussi désintéressé qu’il pouvait sembler et qu’en lui c’était le vengeur qu’elle aimait. Il comprend qu’il n’a été qu’un instrument et un jouet entre les mains de sa sœur et il en arrive à douter de sa propre identité...50.

Pourtant, cette prise de conscience de la vérité ne l’affranchit nullement de la tutelle d’Electre, il ne peut qu’aller au bout de l’acte qu’elle a longuement préparé. Le Bien et le Mal s’entremêlent sans qu’il soit aisé de les distinguer. Les motivations les plus sincères et apparemment pures se fondent parfois sur l’injustice et l’erreur et de nombreux actes crus utiles n’obéissent qu’à des déterminismes qui obscurcissent notre esprit et aliènent notre liberté. Énigme pour les autres, l’être humain l’est à lui-même et finalement, le monde dans sa totalité apparaît bien incertain et problématique. Dans son article intitulé “Marguerite Yourcenar dramaturge ?”51, Daniel-Henri Pageaux souligne un autre aspect moderne du théâtre de Marguerite Yourcenar : une sorte de mise à distance et de dévalorisation que l’on relève au cœur même de l’œuvre et dans les préfaces. Qui n’a pas son Minotaure ? est présenté comme un “petit jeu littéraire”, “un amusement”, “un divertissement”52. La préface d’Electre évoque les personnages mis en scène sur un ton de condescendance ironique et dédaigneuse ; à propos de Clytemnestre et d’Egisthe, Marguerite Yourcenar parle de “connivence un peu blette de vieux amants qui n’ont pas attendu la mort pour commencer à pourrir ensemble”53. Marguerite Yourcenar semble mettre en garde le lecteur et préciser que ses personnages de tragédie ne sont que de vulgaires bouffons, qui ne méritent aucun crédit. Elle ruine elle-même d’avance l’illusion théâtrale, qu’elle assimile au mensonge. 50

Françoise Bonali-Fiquet, “Destin et liberté dans Electre… ”, art. cit., p. 106. Daniel-Henri Pageaux, “Marguerite Yourcenar dramaturge ?”, SIEY, Tours, bull. n°7, 1990, p. 13-27. 52 Marguerite Yourcenar, Théâtre II, préface à QM, p. 176, 177, 178, 179. 53 Marguerite Yourcenar, Théâtre II, préface à Electre, p. 21. 51

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La ruine de toute illusion, au nom d’une certaine vérité, ou plutôt par horreur d’un certain mensonge public, constitue le premier trait de la dramaturgie yourcenarienne54,

déclare Daniel-Henri Pageaux en rapprochant cette attitude de Marguerite Yourcenar dramaturge de celle de la romancière qui entend trouver la “voix juste” et s’interdit “les ombres portées”. La destruction de l’illusion se manifeste aussi dans les textes, en particulier grâce au langage et à la fréquence de détails triviaux qui s’amalgament à la majesté de la tragédie. Ainsi, l’émotion vraie ressentie par le spectateur qui participe à la progression inéluctable de la tragédie se trouve-t-elle tout à coup anéantie et transformée en perplexité par l’intrusion d’un mot ou d’un élément grotesque. Hormis la lassitude d’un héros bien terne que l’on perçoit chez Thésée, Qui n’a pas son Minotaure ? recèle deçà, delà un langage insolite dans une tragédie, par exemple lorsque Thésée conclut dans la scène 5 : “Ces imbéciles ont dû mettre leur point d’honneur à se laisser entraîner sans lutte, croire à quelque ordre d’en haut, comme ils disent...”55 ou bien dans la scène 6 : “Heureusement que le vieux s’est chargé de faire élever l’enfant. Un rejeton, après tout, quoi, l’espoir de la dynastie...” 56. Dans Electre, le langage de Pylade revêt le ton d’un détachement cynique, par exemple dans la scène 4 de la première partie : “Les souvenirs d’enfance ne font bien que dans les livres, Oreste”57. L’affrontement entre Electre et Clytemnestre dans la scène 1 de la deuxième partie se caractérise par un échange de phrases extrêmement violentes, d’un réalisme grossier et insultant ; Clytemnestre évoque Agamemnon, le héros de la guerre de Troie, en ces termes : “On peut tout craindre d’un homme abruti par dix ans de guerre, d’occupation coloniale et de rapines, brûlé de fièvres, pourri de maladies qui ici n’ont pas de nom”58. Dans Qui n’a pas son Minotaure ?, la présentation d’Athènes à Phèdre juxtapose l’allusion à la statue d’Athéna et “A droite, le club nautique et l’établissement de bains sur la plage avec sa piscine bien chauffée”59. Grâce à des détails 54

Daniel-Henri Pageaux, art.cit., p. 21-22. Marguerite Yourcenar, QM, p. 203. 56 Ibid., p. 210. 57 Marguerite Yourcenar, E, p. 46. 58 Ibid., p. 59. 59 Marguerite Yourcenar, QM, p. 230. 55

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de ce type, Marguerite Yourcenar semble s’ingénier à détruire l’illusion théâtrale et à déconcerter le spectateur pour le rappeler à la réalité. La démystification atteint le sommet dans les dernières répliques de la scène 3 de la deuxième partie d’Electre où Pylade semble diriger la mise en scène d’une pièce dans laquelle Electre joue un rôle puis lors de la chute des masques, quand on apprend qu’elle n’a fait qu’abréger l’agonie de sa mère et qu’Oreste n’était qu’un pantin manipulé au nom d’intérêts dont il ne soupçonnait rien. Cette mise en question de l’illusion au sein même de la représentation théâtrale confère au théâtre de Marguerite Yourcenar un aspect résolument moderne, bien qu’elle ne se réclame d’aucun courant moderniste. Un cas particulier se présente avec Rendre à César, créé à partir d’un roman que Marguerite Yourcenar considère comme engagé puisqu’il dénonce le régime de Mussolini. Tout en se caractérisant par une signification universelle, Denier du rêve s’inscrit dans une réalité précise ainsi que l’analyse fort bien Jean-Pierre Castellani dans deux articles60. Les personnages ont donc une histoire personnelle et des problèmes particuliers : familiaux et financiers pour Rosalia di Credo, de santé et également financiers pour Lina Chiari, etc... Cela entraîne des contraintes pour la représentation et l’adaptation de ce roman à la scène impose à Marguerite Yourcenar de résoudre certaines difficultés. L’acte II que l’on pourrait désigner comme l’acte des drames, politique et amoureux, et qui montre l’opposition de forces antagonistes se conforme au schéma habituel de l’échange de répliques. Par contre, les actes I et III ont à tenir compte des réflexions personnelles, des débats intérieurs correspondant aux passages narratifs où Marguerite Yourcenar fait souvent appel au style indirect libre. Comment transcrire cela au théâtre ? Dans de multiples scènes, Marguerite Yourcenar met face à face des personnages qui ne dialoguent pas mais se contentent de poursuivre à haute voix un monologue intérieur ou pour mieux dire, une espèce de soliloque intime. Au lieu de représenter une action dramatique, Marguerite Yourcenar privilégie un état particulier qui favorise le dédoublement du personnage, où s’établit une espèce de dialogue de sourds et où on 60

Jean-Pierre Castellani, “L’universel et le singulier dans Denier du rêve et Rendre à César de Marguerite Yourcenar”, in L’Universalité dans l’œuvre de MY, t. 2, SIEY, Tours, 1995, p. 279-287 et “Personnage, espace et temps dans le roman historique de MY : Denier du rêve”, in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de MY, SIEY, Tours, 1995, p. 103-110.

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perçoit parfois l’écho assourdi de la voix du poète. On pourrait multiplier les exemples où une didascalie précise que le personnage est seul ou qu’il s’adresse à soi-même, ne cache rien de ses pensées du moment, de ses motivations, de ses souvenirs, de ses désillusions, etc... Dans quelques phrases de ces soliloques, derrière la voix du personnage, on devine celle de Marguerite Yourcenar elle-même ; à la fin de la scène 5 de l’acte I, quand le Père Cicca s’adressant au Seigneur, supplie : Tant qu’il y aura dans la rue une vieille femme sourde, un mendiant aveugle, tant qu’il y aura dans la rue un âne suppurant sous son bât, un chien affamé qui rôde, faites que je ne m’endorme pas dans la douceur de Dieu...61,

on entend distinctement l’expression de la compassion, chère à Marguerite Yourcenar. Quand Massimo songe tout haut dans la scène 3 de l’acte III : “Demain, je serai convoqué à nouveau par le personnage d’opérette”62, on comprend bien que cette désignation péjorative participe de la dénonciation de la boursouflure et de l’emphase propres au régime fasciste, qui exaspèrent Marguerite Yourcenar. Dans Rendre à César, ce sont les destins particuliers qui conduisent à l’Histoire, qui aboutissent au général, à l’universel, alors que les pièces qui font directement appel au mythe antique éliminent toute référence à la singularité d’une vie. La structure de la pièce, élaborée par Marguerite Yourcenar pour tenir compte de cette particularité, la multiplicité des prises de parole à visée égocentrique créent plus que Denier du rêve lui-même l’image du morcellement de la société. L’impression qui prévaut est celle d’une infinie solitude des personnages, livrés en permanence à un tête-à-tête avec eux-mêmes, refermés sur leurs préoccupations, n’ayant pas la possibilité de communiquer avec autrui et ne la recherchant sans doute plus. Rosalia Di Credo et Lina Chiari ne connaissent personne à qui confier leurs soucis et leurs misères, auprès de qui solliciter un réconfort mais il ne semble même pas qu’elles recherchent une oreille attentive et compatissante. Chacun a l’habitude de cheminer seul et nul ne se sent autorisé à demander un peu d’attention aux autres. Chez tous les 61 62

Marguerite Yourcenar, RC, p. 58. Ibid., p. 114.

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personnages ou presque, on discerne un fond de désespoir incurable, qui a fini par devenir indolore tellement il est partie intégrante de l’être. Alessandro s’est inscrit au parti fasciste par prudence mais il ne fait pas plus confiance à Mussolini qu’à n’importe quel autre homme politique et il sait que ses succès dureront peu, comme toute chose d’ailleurs. Marcella, qui se donne pourtant un but, semble surtout pressée de mourir et espère, sans beaucoup y croire certainement, que son geste ultime sera de quelque utilité. Tous les personnages, même s’ils présentent l’apparence de la combativité, doutent, ressassent le passé et n’envisagent pas de perspectives d’avenir. Certains, en outre, tels Dida, Lina Chiari, sont habités par la peur. La société romaine apparaît morcelée, fragmentée, individualiste, peuplée d’individus repliés sur eux-mêmes, macérant dans leurs angoisses et leur détresse, privés de solidarité et de chaleur humaine. Cette représentation de la solitude confère évidemment un accent très moderne à Rendre à César, qui n’en perd pas pour autant sa valeur universelle. Contrepoint Comme plusieurs de ses contemporains, Marguerite Yourcenar utilise la technique du contrepoint. Dans L’Œuvre au Noir par exemple, elle s’efforce de réaliser ce qu’elle appelle une forme symphonique à l’aide de la langue, du vocabulaire, de la forme des phrases : il y a encore des expressions, des manières de parler, que nous avons conservées de ce temps-là et qu’on peut mettre discrètement de temps à autre pour montrer dans quels registres ils parlaient. Ça, ça crée une forme de roman tout à fait différente, et de plus une forme symphonique : il y a plusieurs personnages qui parlent, au lieu de cette musique de chambre, en quelque sorte, de la littérature antique63,

explique-t-elle dans un entretien accordé en 1975 à la Radio Télévision belge francophone. Le chapitre intitulé “La Fête à Dranoutre” en fournit un exemple : plusieurs répliques s’entremêlent dans des registres de langue variés. Au langage soigné, un peu archaïsant et sentencieux de la régente des Pays-Bas : “On ne pourra nier que celui-là n’ait tété le lait de bonne mère” et “L’occasion des 63

Marguerite Yourcenar, PV, p. 166.

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batailles ne lui manquera pas dans ce malheureux siècle”64, répondent l’altercation en flamand entre Thomas Gheel et Zénon et le langage concret dans un mauvais français des ouvriers tisserands : “j’aime mieux ma paillasse au dortoir que le fond d’un fossé”65. Ce procédé, visible de nouveau dans le dernier chapitre de Quoi ? L’Éternité, “Les Sentiers enchevêtrés”, permet de faire entendre différents points de vue sur les événements, à partir desquels Egon se forgera sa propre opinion. Cette volonté de transcription objective de la réalité dans laquelle apparaissent simultanément ou successivement plusieurs personnages du drame, qui apprécient la situation d’après l’expérience et la connaissance qu’ils en ont et jugent en fonction de leurs intérêts immédiats, des fonctions politiques ou militaires qu’ils exercent ou simplement de leur culture humaniste, fait entendre plusieurs voix, plusieurs tons, des registres de langue contrastés qui juxtaposent des contrepoints à côté de la ligne mélodique principale. Cette espèce de dissociation du récit, caractéristique d’une forme de roman moderne, apparaît souvent chez Marguerite Yourcenar dans l’éclatement du temps. Eclatement du temps L’œuvre romanesque fournit quelques exemples de ruptures chronologiques assez traditionnels. Dans les œuvres à la première personne comme Alexis, Le Coup de grâce et les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar choisit un narrateur qui va remonter parfois très loin dans le temps. Hadrien fait le bilan de sa vie au seuil de la mort et il évoque les étapes successives de sa vie, de l’enfance à la vieillesse, dans l’ordre chronologique. Alexis justifie son comportement actuel en recherchant des causes dans ses jeunes années et Éric isole un moment de sa vie passée dont il fait le récit en suivant la chronologie mais le lecteur reste dans l’ignorance de ce que fut sa vie entre la fin de l’engagement en Courlande et l’arrêt dans une gare italienne. A chaque fois, en dépit de quelques variantes liées à la nature particulière de l’œuvre, Marguerite Yourcenar adopte un procédé assez classique de retour en arrière, de récit de vie à la manière de romanciers qui l’ont précédée. Ce sont assurément les trois 64 65

Marguerite Yourcenar, ON, p. 588. Ibid., p. 592.

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volumes qui composent Le Labyrinthe du monde qui offrent les exemples les plus variés et les plus remarquables d’éclatement du temps. Marguerite Yourcenar entremêle passé, présent, irréel dans un panachage où tout s’imbrique : le temps des événements vécus, des souvenirs, ce qui relève de l’imaginaire et ce qui peut se définir comme une reconstitution vraisemblable. Souvenirs pieux, inauguré par le récit de la naissance de l’auteur, va nous entraîner dans “la tournée des châteaux”, c’est-à-dire dans une plongée dans l’histoire de la famille maternelle, d’où émergent plus particulièrement les visages de Rémo et d’Octave, avant de nous ramener à Fernande quelques semaines avant sa mort. Archives du Nord, conçu différemment, part de “la nuit des temps” pour arriver à Michel Charles et Noémi, puis Michel, et l’œuvre se clôt sur l’arrivée au Mont Noir du bébé de quelques semaines dont la naissance est relatée au tout début de Souvenirs pieux. La construction de Quoi ? L’Éternité est plus insolite encore ; Michel constituant le personnage central, le récit se ramifie à partir de lui et part dans diverses directions qui donnent naissance à de petits récits annexes ou même avec “Les Sentiers enchevêtrés” à une réécriture et une mise en abîme du Coup de grâce et d’Alexis ou le traité du vain combat. L’un des épisodes où Marguerite Yourcenar entrelace et réunit le plus brillamment des séquences du temps qui n’ont aucun rapport entre elles se trouve dans Souvenirs pieux, à la fin du chapitre intitulé “Deux voyageurs en route vers la région immuable” où la plage de Heyst devient le lieu de retrouvailles de la narratrice avec son personnage Zénon d’une part et d’autre part son grand oncle réel mais recréé Octave, qui porte lui-même dans sa conscience l’image et le souvenir de son frère bien réel mais déjà disparu : Rémo. D’autres réseaux se tissent ; si Rémo n’est jamais venu autrement que par Octave interposé sur la plage de Heyst, il s’apparente à Zénon par la mort. Les dates réelles et fictives se télescopent : celle de la venue de Marguerite Yourcenar en ce lieu, de la présence d’Octave jadis, de la promenade de Zénon très loin dans le passé, celle de la mort de Zénon et de Rémo, celle de la création du personnage de L’Œuvre au Noir et celle de la connaissance du désespoir de Rémo par sa petite-nièce. Enfin les sentiments de Marguerite Yourcenar rapprochent et distinguent ces personnages, créé pour l’un, recréés pour les autres. Le voyage en Italie de Michel Charles qui occupe quelques pages d’Archives du Nord favorise le rapprochement entre la première

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moitié du XIXème siècle et le XXème siècle mais aussi avec l’époque d’Hadrien. Michel Charles, personnage réel mais recréé, marche là où Hadrien, empereur réel devenu imaginaire sous la plume de Marguerite Yourcenar, a vécu. La narratrice leur prête vie à l’un et à l’autre, dans un cadre que le temps et plus encore l’action des hommes ont considérablement dégradé. Un peu plus loin, évoquant le mariage de Michel Charles, Marguerite Yourcenar suspend le cours du récit et consacre une digression aux ancêtres de Noémi pour conclure que la vie de son aïeule Françoise Leroux ne s’éloigne pas tellement de la sienne : Au sein de commodités et même de luxes d’un autre âge, je fais encore des gestes qu’elle fit avant moi. Je pétris le pain ; je balaie le seuil ; après les nuits de grand vent, je ramasse le bois mort66.

Le temps détruit les vestiges des hommes ; peu à peu, il ne laisse aucune trace de leur passage sur terre mais en même temps, il reproduit presque à l’identique leurs gestes, leurs comportements, leurs soucis quotidiens, si bien qu’il les perpétue presque sans variation. Aussi peut-on lire ces deux phrases qui résument bien la pensée de Marguerite Yourcenar dans Quoi ? L’Eternité : Rien d’essentiel n’a changé ni ne changera pendant des siècles au tracé des courants et à la force des flots sur cette côte. Clément et Marguerite, les deux petits enfants qui s’avancent, pieds nus, riant de voir le sable sourdre entre leurs orteils, et le petit Axel, qui se traîne encore à quatre pattes sur cette plage, pourraient être les premiers ou les derniers enfants du monde67.

Cette image de la plage de Scheveningue donne l’idée de l’immobilité du temps. Au mouvement éternel des vagues, s’ajoutent des silhouettes d’enfants sur le sable qui n’appartiennent à aucune époque car de tout temps, la plage a accueilli les premiers ébats de jeunes êtres vivants. Cet éclatement, cette dislocation du temps perceptible dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar et en particulier dans l’un de ses derniers ouvrages, Le Labyrinthe du monde, appelle deux remarques. D’une part, cela produit une impression de confusion, de manque de clarté. On ne sait plus trop ce qui appartient à la réalité, ce qui relève 66 67

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1050. Marguerite Yourcenar, QE, p. 1271.

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de la fiction ; les deux finissent par fusionner, l’imaginaire acquiert autant de réalité que le réel et le vraisemblable prend la consistance du vrai. Le lecteur se trouve donc plongé dans un monde de reflets, flou, incertain, où les apparences et les ombres n’ont pas nécessairement moins d’existence que la réalité souvent insaisissable. Pour l’écrivain Marguerite Yourcenar, qui est le plus réel ? Son personnage Zénon qu’elle crée, retouche à sa guise, à qui elle prête des actes et des sentiments vraisemblables ou son grand-oncle Rémo, qu’elle n’a jamais connu et dont les agissements interprétés et censurés par la famille au nom de la bienséance et de la moralité, lui ont été rapportés et qu’elle a soumis à son tour au filtre de l’interprétation et de la reconstitution vraisemblable ? Il est bien vrai que tout se perd dans une espèce d’uniformité et que les frontières entre réalité et fiction sont floues. Dans le monde que nous présente Marguerite Yourcenar, l’imaginaire et le rêve occupent au moins autant de place que la réalité et ils n’ont pas moins de solidité et de consistance pour l’individu qui en vit. Ces notions qui transparaissent clairement dans Le Labyrinthe du monde en particulier, suggèrent inévitablement le roman moderne. Quoique Marguerite Yourcenar ne donne guère l’impression de subir l’influence de courants littéraires du XXème siècle tels que le surréalisme, le nouveau roman, etc..., on ne peut éviter d’en discerner quelques échos dans son œuvre. Cet écrivain, que l’on considère volontiers comme très classique, n’appartient pas au monde ordonné, conquérant et sûr de soi du XIXème siècle et cela se traduit dans sa création littéraire. A l’image d’ordre, de cohérence, de maîtrise du monde renvoyée par les grands romans réalistes du XIXème siècle, s’oppose un monde souvent opaque et incompréhensible, où prédominent l’incertitude et l’irrationnel. L’œuvre de Marguerite Yourcenar reflète à sa manière le sentiment de désordre, de désorganisation qui prévaut au XXème siècle et qui engendre angoisse, malaise, voire névrose chez beaucoup d’hommes. A côté de cet aspect résolument moderne et typique du XXème siècle, le traitement que Marguerite Yourcenar réserve au temps confirme une idée essentielle chez elle et déjà entrevue : l’immuabilité du temps, des choses et des êtres. La mer du Nord observée de la plage de Scheveningue symbolise l’éternité, la majesté sereine des éléments dont rien ne brise le mouvement mais les enfants aussi représentent l’éternité, une humanité toujours recommencée, toujours identique à elle-même, en quelque temps ou quelque lieu que

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ce soit68. Sans doute ne faut-il pas mésestimer l’influence exercée par la philosophie bouddhiste sur Marguerite Yourcenar puisqu’ellemême affirme que l’étude des religions orientales a influencé son jugement ; en outre, Souvenirs pieux est placé sous le signe du Koan Zen. Mais si l’on admet que Le Labyrinthe du monde porte l’empreinte des formes littéraires modernes, révélatrices du malaise de l’écrivain et des artistes en butte à un monde chaotique, énigmatique, contradictoire, où l’homme en passe de maîtriser la matière demeure un barbare primitif, il est raisonnable de penser que Marguerite Yourcenar ne reste pas étrangère aux modes de penser nouveaux qui ne peuvent ignorer les données de la science dont les découvertes contemporaines ont, grâce au darwinisme, à la connaissance de l’inconscient et à la théorie de la relativité, renouvelé la compréhension de l’univers et de l’homme. Rupture et liaison. Solitude et incommunicabilité Un cas un peu particulier de construction romanesque résolument moderne apparaît avec Denier du rêve. Il ne s’agit pas précisément du traitement du temps, Marguerite Yourcenar usant de procédés plutôt classiques. Le personnage est présenté en situation la plupart du temps et sa vie passée est dévoilée progressivement, par bribes, souvent au hasard de monologues intérieurs ; c’est ainsi que le lecteur découvre le drame de Rosalia et la fonction d’agent double de Massimo. L’originalité de Denier du rêve réside surtout dans sa progression sous forme de récits successifs mettant en scène un personnage principal qui n’a aucun lien ni avec le personnage précédent ni avec le personnage suivant, si ce n’est le don d’une pièce de monnaie en échange d’une marchandise. Le fil conducteur du récit se limite donc à un objet tout à fait banal, qui se transmet sans contenu affectif mais qui a une forte valeur symbolique du point de vue social puisqu’il est le fondement même du capitalisme et le moyen de 68 Simone Proust, “La conception bouddhique de l’universalité et le projet autobiographique de Marguerite Yourcenar” in L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 1, p. 119 à 135, montre que la conception de l’universel qui s’exprime dans Souvenirs pieux est inspirée du bouddhisme. La représentation du temps dans ce texte, le mélange du réel et de l’imaginaire et la conception de l’identité et de la personne renvoient à la notion d’un moi composé transitoirement d’un assemblage d’éléments appelés à se fondre dans le Tout primordial.

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transaction sans lequel l’individu est pratiquement déchu du droit à la vie. Ce lien complètement déshumanisé qui rapproche un instant les personnages exprime la solitude profonde de chacun dans une société où les valeurs humaines sont reléguées bien après la consommation. En outre la succession de tableaux pratiquement indépendants les uns des autres qui forment la trame de Denier du rêve donne une impression de rupture, de morcellement, de dislocation. Ce texte offre l’image d’une société où se juxtaposent des groupes, des gens, où les hommes se côtoient mais restent murés dans leur silence, dans leurs douleurs, dans leurs angoisses, dans leur Moi en un mot, sans pouvoir jamais s’adresser à un être attentif. La solitude paraît sans limites, la souffrance sans fond69 et l’univers de Denier du rêve est celui du désespoir. Sans doute s’agit-il de montrer à quel point le fascisme désagrège la société tout entière du XXème siècle, dont les valeurs sont mises en danger par l’individualisme et la réification des rapports humains dominés par la force de l’argent. La question de la solitude et de l’incommunicabilité, particulièrement évidente dans Denier du rêve, se retrouve dans toute l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Vers la même époque, Alexis et Éric subissent le poids écrasant du lourd secret qui les rejette loin de ceux-mêmes dont ils sont le plus proches et ils traversent la vie en étrangers solitaires. S’ils parviennent à communiquer, c’est par le biais d’une feuille de papier ou en s’adressant à quelques compagnons anonymes et indifférents. Ils entreprennent une sorte de confession susceptible de leur apporter un peu de répit et une certaine libération mais ils restent malgré tout enfermés en eux-mêmes. Dans le cas d’Éric, ce narcissisme qui fait de lui un bourreau le transforme aussi en victime. Il est l’instrument de la tragédie dans Le Coup de grâce, parce qu’il porte la tragédie en lui. A première vue, un personnage tel qu’Hadrien, bien adapté à sa fonction, dont les entreprises sont couronnées de succès, ne rencontre pas ce problème de la solitude. Mais alors, peut-on se demander, pourquoi le besoin d’effectuer un bilan au soir de sa vie, d’expliquer qui il fut et ce qu’il fit à son futur successeur ? Cela semble bien correspondre à la volonté d’assurer la communication avec ses semblables et peut-être aussi de s’approprier ses actes, comme si leur réalité était douteuse, ce qui pose le problème 69 Cela est particulièrement vrai de Marcella et Rosalia qui savent qu’il ne leur reste plus qu’à mourir tellement la vie est devenue pour elles un fardeau qu’elles n’ont plus la force de porter.

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de sa propre identité. En outre, la solitude se manifeste avec une intensité tragique extrême lors de la mort d’Antinoüs ; d’une part, Hadrien se retrouve brutalement seul et l’empereur perd pied sous l’excès de chagrin de l’homme et d’autre part, il a la conscience fulgurante de son inaptitude à pressentir le désespoir dans lequel son jeune compagnon se trouvait peu à peu enfermé. Marguerite Yourcenar met donc en scène la proximité de deux solitudes telles que rien n’arrête la tragédie inéluctable, qui va susciter ensuite bien des questions à jamais insolubles pour Hadrien. L’impossibilité de communiquer, de dépasser les frontières qui enferment chaque être humain en soi, d’avoir l’intuition de ce qui se passe dans une conscience que nous croyons pourtant proche de la nôtre est au cœur de la création littéraire de Marguerite Yourcenar. La même interrogation se retrouve encore dans sa dernière œuvre. Nathanaël ignore au fond qui est Saraï, il ne connaît pas la femme qui vit à ses côtés mais que signifie connaître une personne ? Pourquoi serait-elle uniforme et homogène ? Saraï peut très bien mener une double vie, se dit Nathanaël, mais être sincère, à la fois honnête et malhonnête. Toutefois, dans les œuvres les plus récentes, la solitude, toujours bien réelle, change de visage. Elle n’a pas de dimension tragique dans Un homme obscur. Il s’agit d’un fait, que Nathanaël admet comme il reconnaît la force des éléments naturels ; et en effet, pour l’homme comme pour tout être vivant, se résigner à la solitude, n’est-ce pas simplement admettre sa nature ? Il arrive aussi qu’elle soit presque recherchée et désirée. Zénon refuse toute compagnie, le but qu’il poursuit l’amène au contraire à cheminer seul réellement et symboliquement et la solitude ne lui pèse pas. Que ses semblables ne le comprennent pas ne l’étonne nullement, il ne perçoit pas cela comme une tragédie mais presque comme l’ordre naturel des choses. Elle se révèle même positive dans Anna, soror... ; la vie d’Anna s’est tout entière concentrée dans son amour incestueux et Miguel disparu, plus rien n’a d’importance à ses yeux. Elle se survit, telle une ombre, et n’aspire absolument pas à partager quoi que ce soit avec ceux qui vivent près d’elle. La solitude devient pour Anna un havre de paix, le moyen de demeurer parmi les souvenirs qui lui sont chers et d’échapper à l’agitation sociale qui l’entoure. Sans doute y a-t-il une évolution de Marguerite Yourcenar dans la prise en compte de la solitude. Tragique, douloureusement ressentie dans les œuvres de la période européenne et même encore dans les Mémoires d’Hadrien,

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elle est acceptée avec sérénité, en quelque sorte apprivoisée et acclimatée dans les dernières œuvres, comme si était intervenue une réconciliation avec cette donnée inévitable de la vie. La présence de cette notion de la solitude humaine et de l’angoisse qui l’accompagne rattache l’œuvre de Marguerite Yourcenar aux courants littéraires du XXème siècle ; elle aborde une thématique familière à la majorité de ses contemporains. La manière dont elle semble traiter cette question cruciale dans ses dernières œuvres résulte-t-elle d’une forte influence bouddhiste ? On peut certainement l’interpréter ainsi mais on peut aussi le comprendre comme le sentiment qu’on ne peut que se soumettre à des faits de nature. En tant qu’être unique, chaque individu est forcément autre, enclos dans une forme et une matière qui n’ont pas leur reproduction exacte. Par conséquent la solitude, constitutive de la nature même, est inhérente à la vie et vivre consiste donc à s’en accommoder, comme de toutes les nécessités. La conscience démultipliée Dans ses entretiens avec Patrick de Rosbo notamment, Marguerite Yourcenar déclare que l’histoire est une école de liberté qui, en nous éclairant sur le passé, nous aide à mieux comprendre le présent mais elle exprime aussi sa méfiance vis-à-vis du travail de l’historien. A une question de Matthieu Galey, qui lui demande pourquoi elle ne choisit pas d’écrire un traité ou un livre d’histoire, elle répond : je me méfie du fait que l’Histoire systématise, qu’elle est une interprétation personnelle qui ne s’avoue pas telle, ou au contraire qu’elle met agressivement en avant une théorie prise pour une vérité, qui est elle-même passagère. L’historien ne nous montre pas ses points de départ, soit individuel, soit idéologique, l’un camouflant l’autre […] Mais si l’on fait parler le personnage en son propre nom, comme Hadrien, ou si l’on parle, comme pour Zénon, dans un style qui est plus au moins celui de l’époque, au style indirect, qui est en réalité un monologue à la troisième personne du singulier, on se met à la place de l’être évoqué ; on se trouve alors devant une réalité unique, celle de cet homme-là, à ce moment-là, dans ce lieu-là. Et c’est par ce détour qu’on atteint le mieux l’humain et l’universel70.

70

Marguerite Yourcenar, YO, p. 64.

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Le roman – genre que Marguerite Yourcenar décrie parfois – offre un cadre suffisamment souple pour faire entendre une polyphonie de voix et les nuances de la subjectivité. Cette forme s’impose naturellement à l’écrivain qui veut saisir le reflet des choses dans une conscience qui est elle-même le produit d’une infinité de consciences. Si l’on considère l’accident de Versailles par exemple, le récit de Marguerite Yourcenar tire son origine de la relation faite par son grand-père à l’intention de ses enfants mais il a rédigé ce souvenir quarante ans après l’événement et encore en a-t-il gommé certains aspects : Homme du XIXe siècle, respectueux de toutes les formes de décence, Michel Charles n’a pas indiqué par écrit que quelques aimables filles s’étaient jointes à la joyeuse petite bande. Il mentionna leur présence à son fils. Il a aussi épargné à ses enfants quelques détails hideux, que je prends dans les rapports officiels71.

Si longtemps après le drame, Michel Charles lui-même recrée l’événement. Certaines circonstances proviennent du témoignage inévitablement interprété de Michel et de documents officiels dont on imagine aisément qu’ils sont surtout techniques. Le matériau qui permet à Marguerite Yourcenar de construire son drame et de lui donner de la vie a donc traversé plusieurs consciences. Le récit ne peut prétendre retranscrire la réalité avec exactitude, il ne peut prétendre qu’à la vraisemblance grâce aux divers échos recueillis par l’auteur. Plus incertains encore, plus flous et plus susceptibles d’être faussés sont les témoignages au sujet de Rémo. Marguerite Yourcenar adopte l’attitude du narrateur qui entend rendre justice à une victime de la société, la réhabiliter dans toute sa vérité mais elle doit se frayer un chemin dans une masse d’explications peu convaincantes et dans un amas de silences. Entre des consciences qui savent et gardent le silence, des consciences qui n’ont pas compris et des consciences qui ont intérêt à déformer la vérité, comment retrouver Rémo, sa souffrance et son désespoir ? Comment accéder à la complexité de cette conscience à travers d’autres qui brouillent les pistes ? L’auteur offre sa vision à elle, son point de vue forcément très subjectif. Un autre épisode, plutôt comique, illustre ce jeu de reflets dans les consciences ; Marguerite Yourcenar s’efforce de recréer la compréhension de Michel encore enfant lors de la rencontre de la 71

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1016.

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dame en rose à Ostende où Michel Charles a emmené son fils. Persuadé que son père a bien perdu ses louis, l’enfant cherche mais il n’est pas tout à fait dupe non plus : L’enfant pourtant s’obstine, sort jambes nues et patauge un moment sans rien sentir contre ses orteils que l’eau qui clapote […] Michel Charles se tait. Je ne crois pas que l’enfant l’ait sur-le-champ soupçonné de mensonge, mais il le sent mal à l’aise, comme il lui arrive si souvent de l’être lui-même, quand il doit raconter aux grandes personnes des histoires auxquelles peutêtre elles ne vont pas croire. Son père lui fait un peu pitié. Quant à la jolie dame en rose, Michel Charles n’eut pas besoin de recommander au petit de n’en pas parler en famille. Il sait d’instinct qu’il ne faudrait pas72.

L’adulte déjà âgée Marguerite Yourcenar réorganise la conscience de son père enfant, avec des zones d’ombre, d’ignorance mais certaines intuitions et un savoir presque inné, comme s’il émanait d’une conscience ancestrale. Marguerite Yourcenar multiplie ainsi les points de vue. Dans la rencontre de la dame en rose, elle montre la candeur de Michel qui prend les paroles de son père au pied de la lettre, même s’il ressent quelque gêne indéfinissable ; mais l’innocence de l’enfant, loin d’être si profonde, ne lui laisse pas ignorer que le mensonge par omission s’impose parfois. Plus tard, intervient la conscience de Michel adulte qui comprend qui était cette dame en rose et le mensonge de son père. Enfin, Marguerite Yourcenar agence cela en romancière. Le même événement est perçu de plusieurs manières, inévitablement subjectives. Le seul moyen de ne pas trahir la vérité et de s’efforcer à l’objectivité, c’est de faire entendre la voix de toutes les consciences, de multiplier les points de vue. On peut espérer que de la mosaïque recomposée, jaillira une figure proche de la réalité, où les marques de l’artiste qui assure la recomposition seront estompées. Cette notion de la relativité des choses suivant la perspective sous laquelle on les appréhende, que Marguerite Yourcenar exprime au travers de l’enchâssement des consciences, constitue encore une donnée de la littérature moderne. Chacun étant le produit d’une longue histoire et portant en soi la conscience de ses ascendants selon Marguerite Yourcenar, elle met en évidence la démultiplication à l’infini de celle-ci. Ainsi, toute compréhension individuelle se révèle fragmentaire, marquée par les vicissitudes du moment. 72

Ibid., p. 1082.

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L’appréhension de la réalité ne peut prétendre à la fidélité sans approches multiples. Là encore, les préoccupations de Marguerite Yourcenar rejoignent celles de la majorité de ses contemporains ; toutefois, cohérente avec elle-même, elle refuse l’engagement, ce qui n’est pas tout à fait dans l’esprit du XXème siècle. En effet, comme Marguerite Yourcenar pense que l’on n’a pas le recul suffisant par rapport aux événements présents et qu’elle n’est qu’en mesure de fournir son témoignage individuel, il n’a qu’une valeur toute relative, entièrement subjective. Dès lors, comment prétendre éclairer les autres autour de soi ? On peut avoir son opinion personnelle mais de là à imaginer qu’elle est mieux fondée que d’autres et qu’elle peut constituer un critère de vérité... Marguerite Yourcenar n’aspire pas à jouer le rôle de phare pour l’humanité. Conscience ironique et mise à distance Parmi les procédés techniques typiques de la création littéraire du XXème siècle, qu’emploie Marguerite Yourcenar, on peut compter l’ironie et la mise à distance qu’elle implique, le détachement de l’écrivain qui montre mais réserve son jugement et se garde bien de toute assimilation avec ses personnages. Jean-Pierre Castellani qui s’est intéressé de près à la présence de l’ironie dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar parle de “conscience ironique” et de véritable stratégie d’écriture ironique fondée sur des formes brèves et chargée de transmettre un discours fondamentalement moral qui dédouble souvent la narration au point de produire un récit tors...73. 73

Jean-Pierre Castellani, “La conscience ironique chez Marguerite Yourcenar” in Lectures transversales de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1997, p. 9 à 16 ; citation ci-dessus p. 10. J.-P. Castellani estime que l’on ne peut pas simplement considérer l’ironie comme une figure d’opposition, un effet de style mais qu’elle intervient comme un élément du discours, révélateur de la présence du narrateur, qui donne un sens à son texte et veut le protéger contre les interprétations abusives. Cela conduit J.-P. Castellani à considérer tous les paratextes qui accompagnent les œuvres de Marguerite Yourcenar comme une forme de discours ironique. Dans le récit, l’ironie donne une “forme singulière” à la narration ; à la voix neutre du narrateur, se superpose celle de l’auteur, et enfin la “conscience ironique” peut se trouver chez les personnages eux-mêmes qui se dédoublent et portent sur eux-mêmes un regard lucide, parfois désabusé. Dans l’article : “L’ironie dans le discours amoureux chez Marguerite Yourcenar”, in Marguerite Yourcenar, écritures de l’Autre, op. cit., p. 247 à 253, Jean-Pierre

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Dans un premier temps, nous étudierons des exemples où la narration se double d’ironie et confère au récit une signification particulière. Les exemples abondent dans Le Labyrinthe du monde ; dans Souvenirs pieux, Marguerite Yourcenar dépeint le sentiment religieux et la dévotion de sa famille maternelle, emblématique de toute famille bourgeoise, avec une ironie qui ne se relâche pas tout au long de plusieurs pages74 ; des phrases telles que : “il prend soin des bons et punit les méchants, encore que l’expérience prouve tout le contraire” (en parlant de Dieu), “[...] un protestant ou un juif, espèces humaines regardées de loin avec méfiance”, l’emploi d’adjectifs à valeur péjorative : “fadasse” (pour la dévotion), “bonasse” (pour la représentation de Dieu), les comparaisons : le bon Dieu avec saint Nicolas qui apporte des bonbons si les enfants ont été sages75, discréditent à la fois l’Église qui dispense aux fidèles un enseignement religieux d’une extrême médiocrité, la dévotion populaire qui s’apparente à la superstition et les familles bourgeoises, dont le conformisme et le respect des traditions frisent la bêtise. Il faut ajouter que Marguerite Yourcenar ne s’en tient pas là ; à cette évocation déjà peu avantageuse, elle ajoute, par opposition, le détail des “vrais Dieux” : “Plutus, prince des coffres-forts”, “Terme, seigneur du cadastre”, etc....76, démasquant ainsi l’hypocrisie de la bourgeoisie, son souci des intérêts de ce monde bien avant celui de l’au-delà. Marguerite Yourcenar ne manque aucune occasion de le rappeler, montrant ainsi ce que valent les convictions religieuses de la bourgeoisie bien-pensante du XIXème siècle ; les obsèques d’Arthur ayant eu lieu, Après la cérémonie de la mise en terre, une autre eut lieu à Suarlée, probablement le même soir, et presque aussi solennelle : la lecture du testament77.

L’emploi des termes propres au service religieux pour la lecture du testament et la mise en valeur en fin de phrase transfèrent la valeur Castellani étudie la présence de l’ironie dans le discours amoureux où elle devient “porte-parole d’une voix qui apparaît, en définitive, non pas émerveillée ou enthousiaste mais plutôt blasée, déçue, désespérée” (p. 248). 74 Marguerite Yourcenar, SP, p. 783 à 786. 75 Ibid., p. 784. 76 Ibid., p. 786. 77 Ibid., p. 904.

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sacrée, normalement accordée aux funérailles religieuses et aux sentiments filiaux, sur l’argent. L’ironie de Marguerite Yourcenar se déploie avec férocité et une espèce de jubilation dans Archives du Nord, au sujet du mariage de Michel Charles dont elle déclare, au tout début du paragraphe : Ce ne fut pas un grand mariage, ce ne fut pas même un beau mariage. Ce fut un très bon mariage. Je me place ici, bien entendu, du point de vue du public78.

La remarque à la première personne ne fait qu’accentuer le trait, il n’était nul besoin de cela pour comprendre que l’antithèse initiale exprime bien le jugement de l’auteur. L’évocation des mœurs politiques du Second Empire dans les pages qui suivent est elle aussi chargée d’ironie79. Marguerite Yourcenar révèle à la fois la corruption d’un régime policier qui dispose de mouchards et dont la force apparente masque la fragilité et le conformisme, la pusillanimité de son grand-père qui accepte les règles imposées par un régime qui le tient en piètre estime et se méfie de lui. Assez fréquemment, l’ironie sert à mettre à nu une vérité universelle ; c’est le cas dans ce passage consacré aux troubles liés à la Réforme et à la répression qui s’ensuit : L’odeur des fermes incendiées, repaires de rebelles, ne l’offusque pas non plus. Il n’est pas le seul à se boucher ainsi le nez à distance. En présence d’excès commis jadis par le parti auquel on adhère, la technique bien simple consiste toujours à dénigrer les victimes, d’une part, à assurer de l’autre que les supplices étaient nécessaires au bon ordre [...] Cette sorte d’apologétique n’est pas spéciale aux défendeurs des crimes papistes ici et parpaillots là : les fanatiques et les profiteurs des idéologies de nos jours ne mentent pas autrement80.

Les œuvres que l’on peut considérer comme romanesques bien que Marguerite Yourcenar récuse ce terme, présentent aussi souvent une “conscience ironique” qui superpose au récit proprement dit un discours de l’auteur destiné à orienter le lecteur et à guider sa lecture. Ce principe d’autorité se retrouve aussi dans l’ironie qui vise les personnages. La phrase inaugurale du portrait de Noémi : “Et 78

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1054. Ibid., p. 1064 à 1068. 80 Ibid., p. 978-979. Elle parle d’un lointain cousin, Edmond de Coussemaker, qui compose un livre sur les conflits de la Réforme en Flandre, vers 1870. 79

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penchons-nous maintenant sur cet abîme mesquin : Noémi”81 ne laisse pas présager un portrait positif. Le président Dufresne n’est pas traité bien plus avantageusement si bien que le jugement du lecteur est conditionné dès le départ : ni Noémi ni son père ne seront perçus avec sympathie. Son demi-frère est aussi l’objet d’appréciations très défavorables. En revanche, on pourrait s’attendre à ce que Fernande soit, sinon traitée avec révérence, du moins épargnée par les remarques caustiques de Marguerite Yourcenar. Or il n’en est rien. Dans le chapitre de Souvenirs pieux, intitulé “L’accouchement”, Marguerite Yourcenar évoque les traits de la personnalité de sa mère que Michel appréciait puis engage ainsi le paragraphe suivant : “Tant de bonnes qualités avaient leur revers”82. Suit l’allusion à son incapacité en tant que maîtresse de maison, à ses mauvais goûts culinaires, ses négligences vestimentaires, sa nature peureuse et craintive, pour finir par une comparaison avec Berthe, qui dévalorise définitivement Fernande par rapport à l’épouse précédente de Michel83. Cette lecture terminée, on se demande comment il faut comprendre “bonnes” qualités et si en fait, malgré de bons côtés, Fernande n’était pas somme toute une bourgeoise fort médiocre. A d’autres moments, lorsqu’elle fait état de l’originalité et de l’émancipation relative de Fernande pour son époque, Marguerite Yourcenar donne d’elle une image assez valorisante. Alors, comment imagine-t-elle cette mère qu’elle n’a pas connue ? Il plane sur ce portrait une ambiguïté, qui laisse le lecteur un peu perplexe car on comprend mal la sévérité de l’auteur par rapport à Fernande. Les personnages qui relèvent entièrement de la création littéraire ne sont pas épargnés non plus. Si Sophie montre un courage héroïque dans la mort, Éric apparaît comme un soldat presque pitoyable, qui ne réussit pas à la fusiller au premier coup. Toutes les incapacités du personnage semblent rassemblées symboliquement dans cet acte manqué. Le portrait que Marguerite Yourcenar trace de Martha – personnage relativement secondaire de L’Œuvre au Noir – vise à produire une impression très défavorable sur cette femme égoïste et lâche. Si l’on entend l’ironie comme Jean-Pierre Castellani l’indique, Marguerite Yourcenar use du principe d’autorité comme dans les paratextes qui accompagnent ses œuvres ; elle guide le 81

Ibid., p. 1057. Marguerite Yourcenar, SP, p. 714. 83 Ibid., p. 714-715. 82

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lecteur, lui fait connaître les vraies motivations de Martha qui hait son frère parce qu’il l’a vue à nu et qu’il existe quelque part un homme qui sait, aussi longtemps qu’il vivra, que son apparence de femme forte dissimule la pire des lâchetés84. Cela n’empêche pas quelques remarques sarcastiques de la part de l’auteur : “cette notion de son propre enfer avait fini par prendre quelque chose de rassis et de flegmatique : elle se savait damnée comme elle se savait femme d’un homme riche [...]”85 ou : “Elle avait été sans peine vertueuse, n’ayant jamais eu de galants à éconduire”86. Faut-il appeler vertu ce qui découle de l’absence d’occasions de ne pas être vertueux ? L’auteur met en doute les rares qualités que l’on pourrait concéder à Martha et ce qui ressort, c’est son endurcissement, son incapacité à ressentir le moindre sentiment humain. Mais à la différence de Noémi, Eric et Martha sont des personnages lucides et eux-mêmes sont capables de faire preuve d’ironie. Martha n’ignore pas sa lâcheté qu’elle dissimule soigneusement et l’existence de Zénon lui est insupportable parce que, plus perspicace que les autres, il a su découvrir sa vraie personnalité. Éric est lui aussi capable de se dédoubler et de jeter un regard sans complaisance sur lui-même. Fréquemment, Marguerite Yourcenar délègue à ses personnages la fonction d’enseigner la lecture exacte de son texte. Massimo reconnaît quelle sorte d’homme il est : “Accepte même (il le faut bien) d’avoir été entamé par l’infamie...”87 ; il sait bien qu’il a accepté d’accomplir une sale besogne et que, même si sa responsabilité reste limitée car il n’est qu’un comparse, il collabore avec le gouvernement fasciste dans sa lutte contre la résistance. Très souvent, Hadrien se dédouble, exprimant ses sentiments profonds, personnels en marge de son action d’homme d’État. Parvenu à la maîtrise de l’Empire et adoré comme un dieu, il remarque : Loin de voir dans ces marques d’adoration un danger de folie ou de prépotence pour l’homme qui les accepte, j’y découvrais un frein, l’obligation de se dessiner d’après quelque modèle éternel, d’associer à la puissance humaine une part de suprême sapience. Être dieu oblige en somme à plus de vertus qu’être empereur88. 84

Marguerite Yourcenar, ON, p. 807. Ibid., p. 808. 86 Ibid., p. 808. 87 Marguerite Yourcenar, DR, p. 271. 88 Marguerite Yourcenar, MH, p. 400. 85

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Il n’est pas malaisé de deviner les idées de Marguerite Yourcenar sous les réflexions de l’empereur. Elle s’inscrit en faux contre l’idée communément admise que l’homme d’État considéré à l’égal d’un dieu soit autorisé à se sentir tout puissant et dégagé des obligations ordinaires à l’égard de ses semblables. Bien au contraire, dit-elle, la vénération des hommes impose des devoirs sacrés qu’on ne peut transgresser et exige des qualités presque surhumaines. Ici, se profile le Prince idéal, celui qu’il faudrait pour qu’enfin l’humanité vive dans la paix et la prospérité. Le dédoublement d’Hadrien exprimant sa conception du chef d’État permet l’expression des idées de l’auteur. Plus loin, Hadrien constate que son chagrin de la disparition d’Antinoüs lasse son entourage et avec amertume, désespoir, il avoue : La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir. Toute douleur prolongée insulte à leur oubli89.

De nouveau, la voix d’Hadrien répercute celle de Marguerite Yourcenar. Des exemples analogues où le personnage principal dédoublé se fait l’interprète de l’auteur se rencontrent à de multiples reprises dans L’Œuvre au Noir et Un homme obscur aussi bien que dans les Mémoires d’Hadrien. La “conscience ironique” qui transparaît tout au long des œuvres de Marguerite Yourcenar est souvent portée par le personnage principal qui transmet l’opinion de l’auteur. Marguerite Yourcenar use abondamment de l’ironie dans ses œuvres ; on la trouve pratiquement sous toutes les formes possibles, de la simple figure de style à la substance même du discours. Elle introduit une distorsion et un décalage dans le texte. A la narration, se superposent le jugement, les réserves du narrateur, son évaluation personnelle qui recouvre l’opinion de l’auteur. Ainsi s’organisent plusieurs points de vue, une sorte de polyphonie de voix qui ont pour effet de mettre en garde le lecteur, de lui indiquer une lecture privilégiée et de lui éviter des interprétations erronées car Marguerite Yourcenar aime accompagner ses œuvres d’une sorte de “guide de lecture”. En même temps, l’ironie constitue un procédé par lequel l’auteur prend ses distances par rapport à son texte, ses personnages, s’en désengage en quelque sorte, laissant le lecteur apprécier à sa 89

Ibid., p. 449.

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manière. Même si elle transforme souvent l’ironie en injonction et en exclusion, il s’agit néanmoins d’un procédé courant dans la littérature moderne car il traduit bien le doute et les incertitudes d’un auteur qui s’interroge sur le monde chaotique du XXème siècle. Dans le choix même du discours ironique, on peut entrevoir certaines ambiguïtés ; qu’il se transforme en discours autoritaire sous la plume de Marguerite Yourcenar ne lui enlève pas sa valeur de discours subversif, destiné à démasquer l’apparence et à susciter l’esprit critique.

III M. Yourcenar écrivain contradictoire? Marguerite Yourcenar ne rejette pas a priori tout élément de modernité ; elle trouve, semble-t-il, dans certaines formes esthétiques développées au XXème siècle, des procédés qui s’adaptent parfaitement à l’expression de sa pensée et de sa sensibilité. Elle les adopte sans hésiter, en tire brillamment parti et contribue d’ailleurs à en révéler l’expressivité ; mais elle n’a pas partagé l’enthousiasme de plusieurs de ses contemporains pour la modernité ; même si elle déclare dans sa maturité que “Diagnostic de l’Europe” contient des erreurs et si elle renie assez largement ses affirmations de la fin des années 20, elle ne s’est jamais ralliée à l’innovation pour l’innovation. Elle se coule facilement dans le moule de la tradition classique ; il lui semble donc absurde et indécent de s’en priver pour une question de mode ou d’opportunisme ; en revanche, si une technique “nouvelle” lui paraît intéressante et d’une originalité de bon aloi, elle la fait sienne. En cela, comme en d’autres choses, elle s’efforce de réfléchir et parvient donc aisément à la conclusion qu’il faut savoir renouveler les formes anciennes mais à condition d’en proposer de meilleures et que “faire du neuf” à tout prix conduit vite à une impasse, quand ce n’est pas à une négation de l’art. Capable d’apprécier les nouveautés de la modernité, elle s’en tient prudemment à distance. Tout au long de son œuvre, dans ses essais, ses romans mais aussi dans la vie courante, dans la correspondance avec ses amis, ses entretiens avec Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar n’a pas caché qu’elle ne croyait pas aux progrès et qu’elle voyait dans l’histoire la répétition des mêmes erreurs. Cette conception – antérieure à l’avènement des Temps Modernes – d’une histoire qui se répète, selon une périodicité cyclique, sert de support à l’expression de

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l’universalité de l’homme et des valeurs humanistes. La présence du mythe antique rappelle à tout moment que l’homme du temps d’Homère et celui d’aujourd’hui appartiennent à une même essence humaine et que les frontières du temps et de l’espace importent peu. Cette idée, qui implique bien sûr que tout se reproduit sans changement dans le cadre d’une histoire cyclique, est cependant progressiste au début du XXème siècle, et même plus tard aux ÉtatsUnis. Face à des thèses racistes ou pour le moins profondément inégalitaires sur lesquelles se fondaient le fascisme et le colonialisme, Marguerite Yourcenar exprimait des idées d’égalité dont les découvertes de la biologie allaient ultérieurement prouver le bienfondé. Sans avoir le culte du progrès, elle est attachée à des valeurs humanistes qui vont dans le sens du progrès, de l’ouverture d’esprit et de la tolérance. Par rapport aux valeurs de la modernité, sa position apparaît parfois contradictoire ; par contre, celles de la postmodernité sont exclues de son univers littéraire et quotidien. Elle déclare dans Le Labyrinthe du monde qu’elle hait le “moi” et elle s’abstient soigneusement de parler d’elle, déroutant ainsi le lecteur qui croyait découvrir le récit d’une vie. La société de consommation, qu’elle stigmatise à chaque fois que l’occasion se présente, lui est odieuse. Pour cet écrivain humaniste, pétri de culture classique, qui place très haut les valeurs morales et esthétiques, qui a le sens de la transcendance et de l’idéal, la société humaine actuelle, narcissique, fondée sur les valeurs matérielles, où rien – pas même les individus – n’échappe à la réification, constitue une injure permanente à la civilisation et à l’Univers. Ajoutons que l’influence sensible du bouddhisme sur Marguerite Yourcenar ne fait que renforcer son idéal de Beau et de Bien et qu’il modifie sa perception du monde, en relativisant la place de l’homme. Certains aspects de son œuvre, que l’on pourrait croire liés à la modernité ou à la postmodernité, correspondent en fait chez elle à une conception relativiste et “bouddhiste” de l’homme et de la vie sous toutes ses formes. C’est certainement surtout dans le traitement de l’autobiographie qu’apparaissent les accents modernes de Marguerite Yourcenar. Ayant tout juste évoqué la date, l’heure et le lieu de sa naissance, elle se déclare “prise de vertige devant l’inextricable enchevêtrement d’incidents et de circonstances qui plus ou moins

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nous déterminent tous”90. Qui est ce “moi” qui gît en chacun de nous ? Comment le connaître et tout d’abord, où le chercher parmi tant d’événements, tant de déterminations qui ont contribué à lui donner une forme ? Ce que nous appréhendons de nous-même représente tout au plus la partie visible de l’iceberg et tout le soubassement nous manque. Envahie par un sentiment d’irréalité et de doute devant ce moi qui constitue une véritable énigme, Marguerite Yourcenar va s’efforcer de le découvrir à travers les autres. En tant qu’élément de la lignée humaine, de cette longue chaîne d’êtres vivants qui se déploie depuis la nuit des temps, son image se dessine à travers les autres. Rétablir la vérité d’un être qui nous est proche revient à parler de nous, autant et peut-être mieux que si nous nous mettions en quête de nos plus secrètes motivations. Ainsi, Marguerite Yourcenar ne parle jamais d’amour pour son propre compte ; pourtant le récit de la vie de son père, de Jeanne, d’Egon et à un degré moindre de Fernande abonde en histoires d’amour. Or, à l’évidence, dans la plupart des cas – et peut-être dans tous les cas – elle imagine, elle crée des situations vraisemblables mais ne se préoccupe pas de retranscrire une réalité. Il importe peu de savoir si Maud a réellement existé et si son aventure avec Michel a duré si longtemps. Cet amour de jeunesse, voué à une séparation plus ou moins rapide, présente une cohérence interne et cela suffit pour en faire une liaison possible, que Marguerite Yourcenar aurait pu vivre. Les amours successifs de Jeanne, pour Johann Karl qui sombre dans la démence, pour Egon qui a des tendances homosexuelles, puis Michel, pourraient fort bien masquer des amours de Marguerite Yourcenar. Ce qui compte, c’est qu’elle crée un monde cohérent, logique, plus facile à réaliser avec des personnages extérieurs qu’en s’exprimant à la première personne. Ainsi, elle crée sa propre cohérence intellectuelle car au fond, y a-t-il d’autre cohérence que celle de l’intellect, de l’imaginaire ? Si elle devait se montrer elle-même avec ses contradictions, ne donnerait-elle pas à voir un être multiforme, incompréhensible et illogique tandis qu’en construisant et en faisant vivre des êtres de fiction, elle dévoile ce qui fait son originalité et ce qui donne du sens à sa vie ? Au lieu de livrer des anecdotes communes à tous, elle met en évidence ce qui fait sa singularité, la richesse de son imagination, sa capacité de sympathie à l’égard des autres et son talent d’écrivain. 90

Marguerite Yourcenar, SP, p. 707.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle

Assurément, à première vue, Le Labyrinthe du monde présente des traits caractéristiques du roman des débuts du XXème siècle. Le récit ne se conforme pas du tout à la chronologie, les faits s’interpénètrent, Marguerite Yourcenar établit un flottement quasipermanent entre réalité, rêve et fiction ; un personnage non essentiel devient le support du récit pendant de nombreuses pages, suscitant une longue digression qui fait s’interroger le lecteur. D’autre part, Le Labyrinthe du monde présentant un semblant d’analogie avec l’autobiographie, on peut considérer qu’il s’agit d’une œuvre dotée de quelques traits typiques de la modernité. Mais toute l’œuvre de Marguerite Yourcenar, et notamment Un homme obscur, est empreinte d’une notion de transcendance, de sacré. Même si l’on décèle dans la pensée d’Hadrien relativisant la valeur des civilisations et doutant de l’action humaine une légère parenté avec Nathanaël, l’analogie reste superficielle. La vie d’Hadrien a un sens, il accomplit une mission dont il trouve encore la force de rendre compte et qu’il justifie au seuil de la mort. On peut dire la même chose de Zénon jeune pour qui le monde du savoir est un vaste espace à conquérir et à qui, malgré une fin de vie empreinte de doute et de renoncement, il reste le service aux autres, le bien à dispenser autour de soi et l’appropriation de sa mort. La transcendance n’est pas absente de L’Œuvre au Noir et quoique fragmentée, presque niée, elle apparaît aussi dans Denier du rêve. La réalité du fascisme ambiant n’entame pas la foi du père Cicca qui sait quelle est la finalité du passage de l’homme sur terre et, quelque stérile que soit le geste de Marcella, il exprime sa volonté de rendre sa vie utile et de la consacrer à une noble cause. On ne trouve pas chez Marguerite Yourcenar le vide caractéristique de la société postmoderne de consommation ; la vie a un sens, l’homme n’est pas posé là, sans but et sans destination, il appartient à l’Univers, au Temps, au grand Tout, il en est un élément lié aux autres, solidaire et sa vie ne peut être conçue comme un simple passage sans conséquences, consacré à la satisfaction de soi. On retrouve l’influence du bouddhisme et sans doute est-ce cette métaphysique plus que la modernité ou la postmodernité qui oriente les choix esthétiques de Marguerite Yourcenar.

Chapitre 2 Idées traditionnelles ou modernes ? I Pensée philosophique Marguerite Yourcenar

et

religieuse

de

Ayant ainsi mis en évidence le fait que Marguerite Yourcenar n’est pas seulement un écrivain tourné vers le passé et que ses procédés d’écriture comme ses préoccupations attestent son intérêt pour son siècle, il convient d’étudier les principales lignes de force de sa pensée et notamment quelles tendances philosophiques et religieuses se dessinent à travers son œuvre. La religion et le christianisme Même si la religion n’est guère présente, Alexis ou le Traité du vain combat ne prend tout son sens que dans un contexte de morale chrétienne et elle explique aussi en partie le malaise d’Éric. Dans Denier du rêve, le catholicisme est presque partie intégrante de Rome ; il s’incarne dans le curé Cicca, humble prêtre auquel la foi donne tout ensemble le bonheur et le sentiment d’une richesse imméritée, et revêt la forme du culte populaire, pratiqué par Giulio Lovisi et la mère Dida. Plus par habitude que par conviction réelle, le commerçant entre à l’église et fait brûler des cierges. L’attachement à la religion ancestrale se justifie par le besoin de réconfort et une forme de superstition. Chez Dida, il s’agit aussi de l’héritage culturel traditionnel que sa simplicité ne lui permet pas de remettre en question mais son bon sens paysan lui enseigne que “son Jésus, son Bon Dieu qui ne la laisserait jamais manquer”1, c’est le petit sac contenant les billets de banque qu’elle porte autour du cou. Cette image d’un Dieu que l’Église a fait beaucoup moins proche des petites gens, beaucoup moins charitable que ne le disait l’Evangile révèle déjà une position critique par rapport à la religion catholique mais à partir des Mémoires 1

Marguerite Yourcenar, DR, p. 256.

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d’Hadrien, la question religieuse va se présenter de manière plus précise et plus philosophique. En évoquant dans les “notes” des Mémoires d’Hadrien, un moment entre Cicéron et Marc-Aurèle où “l’homme seul a été”, Marguerite Yourcenar indique clairement que son ouvrage pose la question de Dieu et signifie : comment être un homme dans un monde sans Dieu ? Hadrien incarne un homme suffisamment fort pour assumer seul sa vie et ses responsabilités de chef d’État. La vie consiste à ne pas faillir dans sa tâche d’homme et dans sa mort ; l’audelà inconnu et inaccessible tend alors à devenir secondaire. Nous reconnaissons là l’influence de Nietzsche dont Marguerite Yourcenar dit que deux de ses ouvrages surtout l’ont marquée : Le gai savoir et Humain, trop humain2. Or, dans ces deux textes, le philosophe allemand montre combien le christianisme a obscurci et assombri la clarté et, pour ainsi dire, la santé de la pensée grecque en introduisant la notion de péché originel ; à ses yeux, l’homme ne peut se libérer qu’en se débarrassant complètement des notions chrétiennes. C’est avec un lyrisme débordant d’enthousiasme qu’il évoque la liberté toute neuve de l’homme affranchi de Dieu : nous autres philosophes, nous autres “esprits libres”, à la nouvelle que le “vieux dieu est mort”, nous nous sentons comme touchés par les rayons d’une nouvelle aurore […]3.

Alors, l’homme va pouvoir donner sa pleine mesure, laisser progresser sa pensée, son intelligence, oser se montrer audacieux et conquérir les domaines que la religion lui interdit, sinon explicitement, du moins par les entraves qu’elle inflige car, déclare Nietzsche, introduire dans “l’âme héroïque, enfantine et animale” des peuples barbares, “la doctrine de la peccabilité et de la damnation”, revient à administrer un “poison”4. Il considère que le christianisme a écrasé et anéanti l’homme, en l’emprisonnant dans un univers morbide de culpabilité, d’abjection et de rachat possible au prix d’une lourde expiation alors que les Grecs qui se représentaient leurs dieux à l’image des hommes,

2

Marguerite Yourcenar, YO, p. 52. Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard-folio, 1982, p. 238. 4 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, t. 2, Paris, Gallimard-folio, 1998, p. 115. 3

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mais comme des exemplaires parfaits, ne pouvaient que se faire une noble idée d’eux-mêmes5. Avec l’empereur Hadrien, Marguerite Yourcenar crée un homme conforme à l’esprit grec, susceptible de souffrir de ses insuffisances humaines mais qui n’est pas contraint et bridé par des considérations métaphysiques. Sans doute pour avoir étudié suffisamment les hommes, il en connaît les limites mais aussi les possibilités si bien qu’il peut faire preuve d’un optimisme prudent ; Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l’ordre aussi. La paix s’installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d’humanité, de justice retrouveront […] le sens que nous avons tenté de leur donner6,

confesse-t-il vers la fin de sa vie, conscient que son œuvre destinée au bien de l’humanité périra mais que d’autres hommes suivront, qui sauront en retrouver l’esprit. Si faible et imparfait qu’il soit, l’homme peut accomplir de belles tâches. Dans l’article intitulé “Surhomme hadrianique et Surhomme nietzschéen : un pari sur l’humain”7, Bérengère Deprez analyse de manière très précise et détaillée ce qui rapproche Hadrien du Surhomme de Nietzsche mais aussi ce qui l’en différencie nettement. Chez le philosophe allemand, le Surhomme est représenté comme autre ; plus qu’un être exceptionnel, “le Surhomme apparaît comme transcendant à l’homme, c’est-à-dire dans un ordre de réalité inaccessible à lui”8. Certains aspects de la personnalité de l’empereur romain le rapprochent de l’idéal nietzschéen ; cependant, son aspiration profonde vise à “faire bien” l’homme, au sens de Montaigne, plutôt qu’à transcender l’humaine condition. Par conséquent, comme le résume Bérengère Deprez : “l’expérience humaine d’Hadrien est une affirmation de l’humain, la réalisation d’une potentialité interne” tandis que “celle du Surhomme rêvé par Nietzsche est une projection qui suppose un dépassement et par là 5

Friedrich Nietzsche, Humain, t. 1, p. 112. Marguerite Yourcenar, MH, p. 513. 7 Bérengère Deprez, “Surhomme hadrianique et Surhomme nietzschéen : un pari sur l’humain”, Les Lettres romanes, 1993, tome XLVII, n°3, Université Catholique de Louvain, p. 177 à 184. L’article est tiré d’un “mémoire de fin d’études de 1984, écrit sous la direction du Prof. Jean-Claude Polet, de la Faculté de philosophie et lettres de l’UCL” (note 1, p. 177). 8 Bérengère Deprez, ibid., p. 179. 6

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même une négation de l’humain actuel”9. L’humaniste Marguerite Yourcenar reste en quelque sorte dans le domaine – utopique certes mais malgré tout réaliste – de la perfectibilité humaine tandis que Nietzsche exprime son idéal dans une figure chimérique. Zénon présente lui aussi des aspects typiques de l’esprit libre et curieux, cher à Nietzsche. La joie et l’exaltation que lui inspire son départ à la conquête du monde dans le premier chapitre intitulé “Le grand chemin” font écho à l’ivresse exprimée dans ces phrases du Gai savoir qui évoquent la fin de la croyance en Dieu : voici permise à nouveau toute audace de la connaissance, et la mer, notre mer, la voici à nouveau ouverte, peut-être n’y eut-il jamais “mer” semblablement “ouverte”10.

Toute l’œuvre au noir accomplie par Zénon atteste sa volonté de se dépouiller de toutes les illusions, des faux savoirs et préjugés inculqués par le monde et d’accomplir sa renaissance par l’ascèse. Son probable athéisme, son choix de la mort volontaire font de lui un personnage nietzschéen. Mais il semble bien que l’analogie s’arrête là ; les sentiments de compassion qu’il éprouve pour les malheureux qu’il soigne, son attitude de “saint laïc” et l’union de ce complet dépouillement et d’une sorte d’extase, ou, si l’on veut, d’instase, donc d’approfondissement […] de la connaissance intérieure11

qui a lieu au moment de sa mort s’éloignent de la philosophie de Nietzsche et correspondent plutôt à celle de Schopenhauer. Par l’accomplissement de l’œuvre au noir, Zénon débouche sur une forme de sagesse qui se caractérise par l’ascétisme, le renoncement, la suppression du désir et le détachement mais cette mise en sommeil de la volonté qui permet d’accéder à la quiétude, au nirvâna des bouddhistes a une coloration mystique qui n’est pas du tout dans l’esprit de Nietzsche. Il s’agit plutôt du nihilisme de Schopenhauer dont Marguerite Yourcenar dit que l’influence s’est tôt confondue avec celle de la philosophie orientale. En effet, il peut être parfois difficile de distinguer ces deux influences tant la philosophie de Schopenhauer conduit aisément à un détachement mystique de type 9

Bérengère Deprez, ibid., p. 184. F. Nietzsche, Le gai savoir, p. 238. 11 Rosbo, op. cit., p. 128. 10

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bouddhiste. Tandis que les Mémoires d’Hadrien font la part belle au rationalisme, L’Œuvre au Noir ne le rejette pas mais introduit une dimension supplémentaire, d’inspiration religieuse12. La tendance au détachement, à la suspension de la volonté, au renoncement à tout, y compris aux livres et à la culture, atteint son apogée dans Un homme obscur où Nathanaël qui n’est que bonté éprouve de la pitié pour le malheur universel commun à toute l’humanité. Tout en reconnaissant certaines qualités et certains charmes au culte catholique comme au culte orthodoxe, Marguerite Yourcenar a toujours condamné les trois grandes religions du Livre que sont la religion juive, le christianisme et l’islam parce qu’elles prétendent à l’universalisme et font inévitablement preuve d’intolérance. De ce point de vue, on peut de nouveau effectuer un rapprochement avec Nietzsche. Pour ce philosophe, le polythéisme avec ses dieux multiples préfigurait la reconnaissance d’individus distincts, aux aspirations et aux droits différents tandis que le monothéisme avec son dieu unique, pose le principe même d’un homme conçu selon certaines normes. A ses yeux, la civilisation grecque polythéiste surpasse la civilisation chrétienne et à ceux qui prétendent que le christianisme est supérieur, il répond ironiquement : Ce degré supérieur de vérité, on peut voir ce qu’il en est en constatant que les sciences en plein essor se sont ralliées point par point à la philosophie d’Epicure, mais ont point par point réfuté le christianisme13.

Comme Nietzsche, Marguerite Yourcenar voue à l’esprit de la Grèce une admiration qu’elle n’a pas pour le monde chrétien. Comme lui, elle se défie notamment de la notion de péché, complètement étrangère à l’univers des Grecs. Cependant le radicalisme de Nietzsche en matière de religion ne suscite pas d’écho équivalent chez Marguerite Yourcenar. Alors qu’il explique le triomphe de toute 12

Comme si elle ne pouvait se résigner tout à fait à écarter le sacré de l’œuvre réalisée par Hadrien, Marguerite Yourcenar déclare à P. de Rosbo à propos de la tâche d’Hadrien : “En un sens, cette sagesse d’Hadrien est une sagesse religieuse, puisqu’elle inclut le sentiment de ce qu’a de sacré l’exercice même du pouvoir et la condition humaine tout entière” (Rosbo, p. 101). Cependant, Hadrien est avant tout un homme aux prises avec de lourdes responsabilités humaines dont il s’acquitte humainement du mieux qu’il peut. Il éprouve le sentiment du sacré dans l’adhésion à l’ordre de l’univers. 13 Friedrich Nietzsche, Humain, t. 1, p. 81.

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religion par la peur, le besoin, la défaillance de la raison et une totale “asthénie de la volonté”14, Marguerite Yourcenar estime qu’il répond plutôt à un besoin métaphysique – sur ce point aussi, elle est plus proche de Schopenhauer –. Elle déclare à Matthieu Galey : J’appelle Dieu ce qui est à la fois au plus profond de nous-mêmes et au point le plus éloigné de nos faiblesses et de nos erreurs. Je n’ai pas le moins du monde l’impression que l’Etre éternel soit mort, de quelque façon qu’on choisisse de nommer l’innommable, que ce soit le sol, comme pour Eckhart, c’est-à-dire sans doute notre terre ferme, ou le Vide, comme l’appelle le zen, c’est-à-dire sans doute ce qui est absolu et pur. Ce qui meurt, ce sont les formes, toujours restreintes, que l’homme donne à Dieu15.

Elle a rejeté le catholicisme familial traditionnel et les religions lui paraissent souvent empreintes de sectarisme ; néanmoins, subsiste chez elle la notion de transcendance et sans doute d’un principe supérieur. La liberté individuelle Quel que soit le personnage yourcenarien considéré, il apparaît clairement que le problème de la liberté humaine est au cœur des préoccupations de Marguerite Yourcenar. D’autre part, nous avons vu que la difficulté de concilier hasard et conditionnement pose inévitablement le problème de la liberté de l’individu. Nous avons également pu constater que les personnages les plus célèbres de la romancière se présentent souvent comme des hommes forts, déjà très indépendants au début de leur vie, qui ne font que conquérir et consolider leur liberté ; Hadrien et Zénon sont les cas typiques. Mais comment définir la liberté telle que l’entend Marguerite Yourcenar ? Si l’on procède à une sorte de rétrospective des personnages yourcenariens, on relève des points communs. Alexis appartient à un milieu social certes appauvri mais privilégié et les réalités matérielles exercent peu de contraintes sur lui. Eric est véritablement dégagé de toute obligation ; désœuvré et solitaire, il s’engage au nom d’une cause qui lui paraît correspondre à la défense de sa classe sociale. 14

Nietzsche voit dans les commandements “tu dois” du christianisme et du bouddhisme une extraordinaire compensation à l’absence de volonté du croyant qui y trouve un soutien et un moyen de vouloir (Le gai savoir, p. 245). 15 Marguerite Yourcenar, YO, p. 255.

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Hadrien ne connaît jamais une position subalterne et une fois empereur, il peut s’acquitter de sa tâche, certes très lourde et complexe, en ayant la certitude d’être efficacement secondé et épargné par les tracas ordinaires. Bien que bâtard, Zénon n’en appartient pas moins à la famille Ligre et il devient le fils adoptif de Simon Adriansen ; son enfance et sa jeunesse se déroulent donc dans un milieu social privilégié qui fait de lui un homme instruit, à l’esprit ouvert, doté de certains atouts. Intelligent et courageux, il est en mesure de se rendre utile partout où il passe et comme il ne se lie à personne, il n’aliène jamais son indépendance. Quoique pauvre à l’origine, Nathanaël mène une vie semblable à celle de Zénon ; ayant peu de besoins et aucune charge, il est exempt de responsabilités familiales ou autres. Vivant en solitaires, sans obligation et engagement durables – à l’exception d’Hadrien qui bénéficie d’un statut particulier –, ces personnages subissent le minimum de contraintes. Dans le cas contraire, illustré par les personnages de Denier du rêve, on a affaire à des êtres aliénés. Dès lors qu’apparaissent des nécessités matérielles puissantes, l’aliénation s’ensuit et la question de la liberté individuelle perd de sa limpidité. Autrement dit, la question de la liberté telle que l’envisage Marguerite Yourcenar suppose un être humain affranchi des obligations quotidiennes et matérielles inévitablement aliénantes que subissent la plupart des hommes. Les personnages grâce auxquels elle étudie ce problème représentent une élite et il s’agit seulement d’un problème d’ordre intellectuel et moral. La situation d’indépendance par rapport aux nécessités de la vie ordinaire que Marguerite Yourcenar crée pour ses personnages correspond à ce qu’elle pense pour elle-même. Pour ma part, le choix entre la sécurité et la liberté, je l’ai toujours fait dans le sens de la liberté16.

On reconnaît sa conception de l’argent caractéristique de l’aristocratie, qui s’accompagne du dédain du travail, aisément assimilé à un esclavage. En fait, Marguerite Yourcenar n’a jamais vraiment connu le besoin d’argent et elle crée des personnages à son image, qui n’ont ni obligations professionnelles ni obligations familiales et qui se soucient peu du lendemain, ayant dans la plupart des cas la certitude 16

Ibid., p. 93.

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qu’il sera assuré. Ainsi, la question de la liberté n’est plus qu’une abstraction, un concept. Pour les personnages évoqués précédemment comme pour Marguerite Yourcenar elle-même, restent les grandes déterminations auxquelles nul n’échappe : déterminations génétiques, familiales, sociales, nationales, temporelles, etc… Zénon est conditionné par sa naissance, son éducation, la culture reçue et peutêtre plus encore, il vit à une époque où sévissent des troubles graves, dans lesquels il se trouve impliqué dès lors qu’il entend participer aux controverses scientifiques et religieuses qui agitent son temps. De la même façon, Marguerite Yourcenar, née en 1903 dans la grande bourgeoisie du nord de la France, ne peut éviter les traumatismes et les perturbations des deux guerres mondiales. Ce sont là des nécessités contre lesquelles on ne dispose pas de parades mais hormis cela, il se présente de multiples hasards, des accidents dont chaque individu tire le profit qu’il veut. En 1939, fuyant la guerre en Europe, Marguerite Yourcenar s’embarque pour les États-Unis. Il pouvait s’agir d’un départ momentané, en attendant des jours meilleurs ; ce fut une installation définitive ; il existait plusieurs choix possibles. Eric n’est pas contraint de s’engager dans les corps francs ; il choisit librement. De même, Hadrien devient dans une large mesure l’empereur qu’il veut être. Il aurait très bien pu continuer la politique de conquête de Trajan ; il suffisait de s’engager dans la même direction. C’est bien à la suite d’une réflexion lucide, clairvoyante et critique qu’Hadrien prend la décision d’inverser le cours des choses, renonce même à des conquêtes récentes pour mieux asseoir le pouvoir impérial, grâce à la paix. A l’intérieur d’un certain nombre de déterminations, liberté est laissée à l’être humain d’analyser la situation présente et d’agir selon sa volonté propre. Pour employer la terminologie de la biologie moderne, il existe l’invariant que l’on ne modifie pas mais tout le reste est hasard et résultat, c’est-à-dire adaptation, imprévisible. Dans le règne végétal au moins, l’adaptation ne résulte que d’une lutte pour la vie. Chez l’être humain, s’exerce en outre une volonté qui dispose d’une panoplie de choix plus ou moins étendus . Pour un personnage comme Hadrien, la liberté se construit dans l’action ; il accède peu à peu à la maîtrise de soi en dominant les difficultés qui se présentent au chef d’État ; ce n’est pas un homme “fulgurant” comme le dit Marguerite Yourcenar, il lui faut du temps pour se préparer à l’Empire mais chaque étape marque un progrès dans la connaissance, la lucidité et l’affirmation de soi.

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Trahit sua quemque voluptas. A chacun sa pente : à chacun aussi son but, son ambition si l’on veut, son goût le plus secret et son plus clair idéal. Le mien était enfermé dans ce mot de beauté, si difficile à définir en dépit de toutes les évidences des sens et des yeux. Je me sentais responsable de la beauté du monde17,

déclare l’Empereur ; c’est en réalisant un empire conforme à son idéal, à la fois fort, juste et beau qu’il se sent devenir pleinement lui-même, un homme libre et responsable et quelques pages plus loin, il livre cet aveu : Je m’imaginais secondant celui-ci [le divin] dans son effort d’informer et d’ordonner un monde, d’en développer et d’en multiplier les circonvolutions, les ramifications, les détours. J’étais l’un des segments de la roue, l’un des aspects de cette force unique engagée dans la multiplicité des choses, aigle et taureau, homme et cygne, phallus et cerveau tout ensemble, Protée qui est en même temps Jupiter.

Dans la plénitude de son pouvoir, de ses capacités, Hadrien se sent “dieu” : A quarante-quatre ans, je me sentais sans impatience, sûr de moi, aussi parfait que me le permettait ma nature, éternel […] J’étais dieu, tout simplement, parce que j’étais homme18.

Les simples routines de ses fonctions impériales le confirment dans ce sentiment ; il se sent pour les hommes dont il régit les destinées la main de Jupiter, une “providence incarnée”. Ce sentiment de maîtrise de soi et du monde comme s’il s’agissait d’un mécanisme parfait, que rien ne peut enrayer finit par engourdir un peu la vigilante lucidité d’Hadrien et c’est à ce moment qu’il est frappé par le coup fatal qui l’anéantit provisoirement et le transforme définitivement. Le souci de l’Empire, la nécessité de s’acquitter des tâches requises par l’État permettent à Hadrien de surmonter son désespoir ; l’action le libère partiellement du poids de son chagrin, conscient de toute façon qu’il ne trouvera qu’en lui la force de vivre ; en témoigne cette réflexion désabusée à propos de l’exécution d’Apollodore qu’il a commanditée :

17 18

Marguerite Yourcenar, MH, p. 390 Ibid., p. 398-399

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle Mais les dieux ne se lèvent pas ; ils ne se lèvent ni pour nous avertir, ni pour nous protéger, ni pour nous récompenser, ni pour nous punir. Ils ne se levèrent pas cette nuit-là pour sauver Apollodore19.

Dans ce monde sans dieu, l’homme se fait dieu pour décider de sa vie, de ses actes. En dépit des conditionnements multiples, il lui appartient d’exercer son intelligence et sa volonté et d’agir. Tel est le choix d’Hadrien. Tel est aussi le choix de Zénon tout au long de sa vie errante et jusque dans sa mort dont il fait son œuvre. Cependant la fin de la vie de Zénon présente plus d’ambiguïtés que celle d’Hadrien. L’empereur lutte jusqu’au bout, contre la maladie et la souffrance qu’elle occasionne tandis que chez Zénon, se dessine une nette tendance au détachement. Un instant, il est tenté de se joindre au groupe qui se prépare à passer outremer : A plusieurs, le voyage était moins risqué ; on pouvait même pendant les premiers jours s’entraider sur l’autre rive. Il fit derrière eux une centaine de pas, puis ralentit, laissant la distance augmenter entre la petite bande et lui. L’idée de se retrouver en face de Milo ou de Jans Bruynie l’emplissait d’avance d’une lassitude insupportable20.

De même, pendant son procès, Zénon semble las à plusieurs reprises et désireux que les choses se fassent rapidement. Sa combativité l’a abandonné et à la place, s’installent le renoncement et une forme d’indifférence. Il éprouve de la satisfaction à faire un peu de bien autour de lui mais paraît considérer comme de la folie toute tentative d’agir sur le monde. Aux patriotes bruxellois qui s’apprêtent à rejoindre l’Angleterre et qui croient à des jours meilleurs, Zénon n’a qu’une réponse à donner, la conclusion de Marguerite Yourcenar qui résume la pensée de son personnage : “Les maladies du monde étaient plus invétérées que cela”21. Le pessimisme et la résignation l’emportent à la fin de la vie de Zénon et toute initiative pour influer sur le cours de la vie lui paraît désormais vaine. La liberté réside dans le détachement, l’ascétisme et l’exercice de la générosité ; on rejoint la philosophie de Schopenhauer et Zénon préfigure déjà Nathanaël. Chez ce dernier, la philosophie de l’action, le besoin nietzschéen de maîtrise 19

Ibid., p. 491. Marguerite Yourcenar, ON, p. 769. 21 Ibid., p. 770. 20

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du monde et de soi a complètement disparu, il ne subsiste qu’un personnage contemplatif. Hadrien constate l’absence des dieux et il se substitue à eux ; après l’étude des questions théologiques, Zénon n’aperçoit pas plus de raisons de se fier à une doctrine religieuse qu’à une autre et ses tendances mystiques n’excluent pas l’apostasie et une forme d’athéisme. Avec Nathanaël, toute préoccupation métaphysique disparaît. La suppression de la Bible qui sert à allumer le feu récalcitrant symbolise l’inutilité de la religion chrétienne, bonne à effacer du monde dont elle a exclu tant d’hérétiques. Nathanaël se présente comme un homme de l’au-delà du christianisme. Seule existe la nature, une sorte de grand Tout, physique, cosmologique, dont l’homme n’est qu’une minuscule parcelle, posée là par hasard, sans destination précise et qui retournera bien vite à la terre. Il correspond tout à fait à ce que Marguerite Yourcenar dit en évoquant l’influence de la pensée orientale : Nous sommes des particules très fragiles, très passagères reliées à un tout. A partir du moment où on a compris cela, les chances de bonheur deviennent beaucoup plus grandes, parce que liées au bonheur des autres22.

Mais, très probablement, à la philosophie orientale, s’ajoutent et se superposent les notions scientifiques du XXème siècle ; l’homme ne représente qu’une parcelle infime dans l’ensemble de la vie, au sein d’une nature ni bonne ni mauvaise, qui est tout simplement conforme à l’ordre des choses. Dans cet équilibre à respecter, rien n’autorise l’homme à se prévaloir d’une quelconque supériorité. Nathanaël choisit la fusion aussi complète que possible dans ce tout (en termes scientifiques, on parlerait sans doute d’adaptation réussie) ; dans l’Ile perdue, il respecte intégralement la faune et la flore, se contentant de tirer de la terre ce qu’il faut pour vivre. Revenu à Amsterdam, il travaille pour assurer sa survie mais refuse les lois de la compétition, de l’exploitation et de la violence infligée aux autres qui règnent partout dans la société. Dans l’île de la Frise, privé de la société des hommes, il se fond dans le milieu naturel jusqu’à s’y abandonner entièrement pour mourir. Dans Un homme obscur, le mot “action” n’a pas de sens et, semble-t-il, le concept de liberté pas davantage. Nathanaël ne tend qu’à fusionner le plus harmonieusement possible 22

Marguerite Yourcenar, PV, p. 309.

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avec le milieu naturel et tout au long de sa vie, il paraît libre, étant donné que la notion même d’absence de liberté lui est étrangère. Particule parmi les autres, il occupe dans le grand Tout la place qui lui revient. Toutefois, son détachement, son indifférence, son ascétisme et sa générosité à l’égard des êtres souffrants autour de lui rappellent Schopenhauer de même que le nirvâna de la fin de sa vie23. Morale et humanisme Marguerite Yourcenar n’a jamais varié dans l’affirmation qu’il n’existe pas de prédestination religieuse. Elle l’affirme sans hésitation dans plusieurs entretiens, notamment à Matthieu Galey : […] je dirais que la vie ne me semble pas avoir de dessin (de dessein) défini. (Ou, si elle en a un, c’est à des profondeurs que nous ne pouvons pas atteindre). Je l’ai d’ailleurs déjà dit par les lèvres d’Hadrien, puis par celles de Zénon. Je ne crois pas à un destin irrévocablement prescrit : nous le changeons continuellement à mesure que nous vivons ; il est sans cesse amélioré ou empiré par nos actes. Je crois, d’autre part, au poids des circonstances qui nous ont précédés, à tout un passif ou tout un acquis dont nous ne sommes pas responsables et qui nous enseigne l’humilité. Mais tout change sans cesse en nous comme hors de nous24.

23 Enrica Restori, “Un anthropomorphisme à rebours : de la voix humaine à la voix des choses”, in L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, t. 1, op. cit., p. 137 à 151, étudie à travers trois personnages principaux, Hadrien, Zénon et Nathanaël, l’élargissement de perspective qui conduit de l’universel humain à l’universel cosmique. Hadrien, Homme-Dieu, veut remettre de l’ordre dans l’Empire en sachant qu’il ne fait que “collaborer avec la terre” et qu’il est “l’instrument d’un principe ordonnateur qui le dépasse et qui, au niveau cosmique, contient aussi bien l’ordre que le chaos” (p. 139). L’expérience de l’unité de la matière réalisée par l’alchimiste Zénon supprime peu à peu les barrières qui séparaient les espèces et dans la dernière partie de L’Œuvre au Noir, l’anthropomorphisme à rebours s’accentue, Zénon se rapproche nettement de l’animal, dit E. Restori. Mais “Si pour Zénon le processus de “déshumanisation” progressive est long et pénible, pour Nathanaël au contraire, il s’agit d’une pente tout à fait naturelle ne comportant aucun conflit véritable” (p. 148). Et E. Restori conclut : “Si Hadrien représente en quelque sorte l’apologie de l’Homme-Dieu, où la nature et le divin indissolublement liés s’épanouissent dans la figure humaine, avec Nathanaël s’accomplit de façon naturelle le mouvement inverse, d’anthropomorphisme à rebours, qui avait été si pénible pour Zénon : le divin - loin de toute finalité rédemptrice - en passant par l’homme obscur, rentre et se dissout dans la terre” (p. 151). 24 Marguerite Yourcenar, YO, p. 301.

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Si la liberté telle que la conçoit Marguerite Yourcenar ne se définit pas très facilement car elle semble formée d’un mélange de liberté païenne, grecque, bouddhique, en revanche, l’idée d’un destin, d’un plan préétabli par une volonté divine qui attribuerait d’avance à chacun une destinée inéluctable, est rejetée sans hésitation25. Autant les déterminations auxquelles nul n’échappe impriment à la vie une direction particulière, autant une fois atteint l’âge de raison, l’homme agit suivant ses aspirations et sa volonté. Envisagés à l’échelle cosmique, les actes d’un individu unique sont sans doute de peu d’importance et n’entraînent pas de conséquences sur l’ordre de l’univers mais sa responsabilité est malgré tout engagée et il se doit de contribuer à l’harmonie du Tout auquel il appartient. Cela passe par le bien qu’il peut et doit dispenser à tous les êtres vivants dont il est profondément solidaire puisque l’homme comme tout ce qui vit (et peut-être même ce qui est inanimé) n’est qu’un amas de matière, provisoirement rassemblée sous une forme particulière. Le personnage yourcenarien, conscient du bien et du mal et libre de ses actes, ne se heurte plus au dogme de la vérité révélée des religions monothéistes mais la notion de devoir reste présente à son esprit et le sacré se trouve partout autour de lui ; si principe divin il y a – et peut-être existe-t-il une certaine mystique chez Marguerite Yourcenar26–, il est dans l’univers tout entier et l’ordre cosmique. Cela nous amène à tenter de définir précisément la spécificité de l’humanisme de Marguerite Yourcenar, qui n’est certainement pas homogène et qui évolue au fil du temps. Si l’on considère en effet les Mémoires d’Hadrien, l’humanisme correspond à un monde païen, polythéiste ou sans dieux, qui diffère radicalement du monde chrétien. La vérité révélée qui se transforme en loi à laquelle toute créature est 25

Il est bien vrai que le tatouage de Michel, qui donne à lire le mot ANANKÉ semble en contradiction avec les idées de Marguerite Yourcenar. On pourrait d’abord objecter que la fille ne partage peut-être pas exactement les idées de son père, mais on peut surtout considérer que dans le continuum de la vie, qui intègre tout être et toute chose, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, l’existence du minuscule atome qu’est l’homme n’a pas d’autonomie et participe du mouvement du grand Tout qui échappe à notre entendement. 26 Henri Vergniolle de Chantal, La morale de Marguerite Yourcenar d’après son œuvre romanesque, op. cit., parle de panthéisme de l’œuvre de Marguerite Yourcenar (p. 345 et sq.) et il emploie le terme de “mystique” à propos de l’auteur (p. 327) dont il définit l’œuvre (p. 331) comme un texte de textes où figurent des références bibliques, gréco-latines, alchimiques, théologiques et philosophiques.

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assujettie, n’existe pas encore et l’homme connaît une liberté bien plus grande, liberté de pensée d’une part et liberté du corps auquel ne s’attache nulle notion de faute. Ainsi, l’ascétisme n’a pas de sens, sauf s’il s’agit d’acquérir une certaine discipline mais le plaisir et l’épanouissement corporels, parfaitement légitimes, participent du bonheur. La pensée peut et doit aller librement ; l’homme n’est pas une créature corrompue d’avance par le péché originel, menacée par la damnation éternelle, qui doit consacrer sa vie à la repentance. Aussi, peut-il vivre le présent librement et dans la joie, sans angoisse par rapport à l’au-delà. Artisan de sa propre vie, il a le pouvoir de la rendre bonne et la morale constitue surtout le cadre à l’intérieur duquel s’expriment sa liberté et sa volonté ; elle n’a rien à voir avec la force cœrcitive, trop souvent contre nature, qui caractérise la morale chrétienne. Cet humanisme, qui fait penser à la Renaissance, essentiellement soucieux de l’homme, qui réalise l’harmonie du corps et de l’esprit et légitime la quête du bonheur, s’apparente presque à une belle utopie dans un monde marqué par la culture judéochrétienne, qui a habitué l’homme à une image nettement moins positive de lui-même27. Cet humanisme de l’homme libre, qui assume pleinement sa destinée et qui s’accorde assez bien avec la philosophie de Nietzsche, correspond à l’espoir de Marguerite Yourcenar de voir s’édifier un monde meilleur après les guerres mondiales. Dans L’Œuvre au Noir, l’illusion d’un monde enfin sage, conçu pour le bonheur de l’humanité est bien dissipée. Le mal règne en force et l’humanisme s’en ressent. Si à quarante-quatre ans, Hadrien connaît l’euphorie de la liberté et de la toute-puissance humaine, Zénon, à peine plus âgé, n’en dit pas autant ; sa longue méditation dans le chapitre intitulé “L’Abîme” est teintée d’amertume : A vingt ans, il s’était cru libéré des routines ou des préjugés qui paralysent nos actes et mettent à l’entendement des œillères, mais sa vie s’était passée ensuite à acquérir sou par sou cette liberté dont il avait cru d’emblée 27 Françoise Gaillard, “Marguerite Yourcenar, une figure de l’humanisme contemporain” in Marguerite Yourcenar Aux frontières du texte - Roman 20-50, Paris, 1995, p. 65 à 74, propose une analyse très intéressante de l’humanisme marqué par la philosophie de Nietzsche, qui se dégage des Mémoires d’Hadrien. Cet humanisme adapté au mode de penser de la Grèce antique ne convient sans doute pas aux hommes du XXème siècle, reconnaît Françoise Gaillard, mais Marguerite Yourcenar a le mérite de proposer un contre-modèle qui s’oppose à la culture et à l’héritage judéochrétien.

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posséder la somme. On n’est pas libre tant qu’on désire, qu’on veut, qu’on craint, peut-être tant qu’on vit28.

Alors qu’Hadrien réussit à vivre harmonieusement sa condition d’homme en conciliant (parfois dans la douleur) ses aspirations et les forces contraires, Zénon ne trouve la sérénité qu’en renonçant à toutes les formes de passion et de volonté. Dans Un homme obscur, l’ascèse est réalisée dès le départ et Nathanaël a peu à faire pour parvenir à la “déshumanisation” ; il lui suffit en quelque sorte de se laisser glisser hors de la société des hommes et il fusionne très rapidement avec les autres formes de vie qui l’entourent, il se fond parmi elles et y trouve tout naturellement sa place. Dans la mesure où Marguerite Yourcenar remet en cause la notion d’individu, son approche de l’humanisme va se révéler différente de l’humanisme traditionnel. Il s’agit d’une préoccupation constante, qui ne disparaît pas dans ses dernières œuvres mais la notion d’universalité est l’objet d’un déplacement. Elle se trouve désormais dans le Tout auquel appartient le personnage mais aussi le sujet qui pense et écrit29. Et s’il semble assez évident que les questions métaphysiques, spirituelles n’occupent pas l’esprit d’Hadrien non plus que de Nathanaël, il subsiste certainement plus d’incertitudes en ce qui concerne Zénon ou Marguerite Yourcenar elle-même. L’idéal de dépassement de soi et d’harmonie chère à Hadrien – et même si cette harmonie doit inclure tout ensemble l’homme, l’Empire et l’univers – n’implique pas nécessairement un sentiment mystique. L’être humain peut aspirer à la paix, la sérénité de l’esprit dans un monde d’équilibre et d’une relative perfection sans l’idée de Dieu. L’opinion d’Henri Vergniolle de Chantal mérite d’être nuancée mais il est vrai qu’une forme de mystique se fait jour dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar et on doit en tenir compte dans la caractérisation de son humanisme. Tandis que l’humanisme de la Renaissance tend au perfectionnement 28

Marguerite Yourcenar, ON, p. 693. Simone Proust, “La conception bouddhique de l’universalité et le projet autobiographique de Marguerite Yourcenar”, in L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, t.1, op. cit., p. 119 à 135 montre de manière très convaincante, en analysant Le Labyrinthe du monde, comment “le moi n’étant qu’un agrégat temporaire d’éléments destinés à disparaître pour se fondre dans le monde primordial” (p. 135), il n’a pas d’intérêt en soi et qu’on ne peut trouver l’universel qu’en reconstituant les différentes chaînes qui aboutissent à ce moi. Cette conception de l’universel se rattache à la pensée bouddhique, conclut S. Proust. 29

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de la nature humaine, à l’acquisition de la sagesse et de l’équilibre sans référence au sacré et que les moralistes du XXème siècle rejettent toute forme de transcendance, ces notions de sacré et de transcendance apparaissent chez Marguerite Yourcenar30. L’universalité n’exclut rien. Le divin est-il inséparable de sa pensée ? Il est difficile de répondre par l’affirmative mais peut-être complète-t-il l’humain. La seule certitude, c’est que l’homme constitue une partie de l’univers, du cosmos dont il n’a qu’une connaissance et une appréhension infimes ; le reste lui échappe et il ne peut qu’admettre son infinie petitesse par rapport à l’étendue des éléments, dans l’espace et dans le temps. Cela n’inclut pas nécessairement l’idée d’une existence divine mais la vie demeure une énigme, avec maintes zones d’ombre et de mystère. L’universalité du monde et la place insignifiante qu’occupe l’être humain, telles que les conçoit Marguerite Yourcenar, rendent les notions de classe sociale et de culture secondaires. En effet, cela relève de la part de hasard qui intervient dans toute vie mais qui, à l’échelle cosmique, se révèle dérisoire. A partir de toutes ces données, dont la cohérence n’est pas claire à première lecture, comment comprendre la pensée de Marguerite Yourcenar et quelle morale se dégage de son œuvre ? D’un certain point de vue et quelle qu’ait été son évolution par la suite, elle n’a jamais renié l’humanisme exprimé dans les Mémoires d’Hadrien. En tout ce qui concerne le corps et ce qu’elle appelait les goûts sensuels, elle est profondément immorale, selon l’acception chrétienne. Elle s’attaque à tous les tabous et sous sa plume, il ne reste rien qui soit contre nature, sans doute pas même l’inceste dont elle peut admettre le caractère fâcheux sur le plan génétique mais au sujet duquel elle montre que l’attirance mutuelle d’un frère et d’une sœur présente une grande vraisemblance psychologique sans la moindre monstruosité. Il n’est aucune de ses œuvres qui ne fasse une place, si limitée soit-elle, à l’homosexualité dont elle considère qu’il s’agit d’une forme possible parmi d’autres de la sexualité, nullement contre nature du point de vue sensuel. Elle montre suffisamment dans Le Labyrinthe du monde combien la tradition catholique enseigne le mépris et la haine du corps ; la seule justification de la sexualité, c’est la procréation par laquelle la femme surtout accomplit son devoir de 30 Henri Vergniolle de Chantal, op. cit., p. 327 à 331 souligne avec justesse que les notions de transcendance et de sacré sont présentes dans la pensée de Marguerite Yourcenar mais qu’elles ne transparaissent pas également dans toutes les œuvres.

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chrétienne ; l’homosexualité, qui n’a pour finalité que le plaisir, ne peut que faire l’objet d’une condamnation sans appel. Or, hormis Alexis et Éric qui ont une préférence marquée pour les hommes, tous les personnages sont presque indifféremment hétérosexuels et homosexuels : Hadrien, Zénon, Egon, même Nathanaël ; Michel, quant à lui, avoue qu’il peut concevoir le plaisir avec un être de même sexe. En abordant ces sujets sans la moindre intention de provocation, avec honnêteté, lucidité et sincérité, Marguerite Yourcenar témoigne de sa liberté de pensée. La morale qui se dégage de l’ensemble de son œuvre s’apparente sur bien des points à celle d’Hadrien. La lucidité, le courage, la responsabilité demeurent des aspects fondamentaux, mais le relatif optimisme qui se dégage des Mémoires d’Hadrien fait rapidement place à une vision beaucoup plus sombre de l’humanité. A l’ambition d’Hadrien d’infléchir le cours des choses, se substitueront le détachement, une attitude simplement contemplative et généreuse. Sympathiser avec les êtres autour de soi, les comprendre, ne pas leur infliger de souffrances et si possible leur faire un peu de bien, vivre en harmonie avec son milieu, dans le respect de la vie sous toutes ses formes : telles sont les exigences intangibles de la morale que nous lègue Marguerite Yourcenar. Ce qui ternit la morale et l’humanisme presque radieux des Mémoires d’Hadrien, c’est la conscience que le mal existe et que l’homme le perpétue, que les expériences les plus douloureuses ne servent à rien et que tout progrès paraît impossible. Le bien, ce sera simplement de ne pas ajouter au mal et si modeste soit-elle, cette leçon n’est pas facile à appliquer dans un monde dont l’homme se croit le maître et l’ordonnateur et qu’il saccage avec une superbe inconscience, rendant sa propre survie problématique. A la fin de son article, Françoise Gaillard se demande si l’idéal des Mémoires d’Hadrien correspond à un moment de l’histoire ou bien s’il s’agit pour Marguerite Yourcenar de fabriquer un modèle. En tout cas, le détour par la Grèce débouche sur la possibilité d’envisager un autre régime du soi qui ne doive rien à l’héritage judéo-chrétien, et de retrouver sous les diverses strates religieuses qui l’étouffent, un nouveau sujet éthique31.

Ce modèle grec, s’il a existé, appartient à une civilisation disparue et il ne peut se transposer tel quel dans les sociétés actuelles mais il aide à 31

Françoise Gaillard, art. cit., p. 74.

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porter sur les traditions judéo-chrétiennes qui asservissent l’être humain le regard critique qui s’impose. Il recoupe l’affirmation de Nietzsche suivant laquelle le monde n’est ni bon ni mauvais en soi, c’est le christianisme qui a défini des catégories, en faisant porter à l’être humain le poids d’une faute originelle. Les découvertes de la biologie moderne ne font que confirmer la pensée de Nietzsche. Le bon et le mauvais se définissent par rapport au devenir de l’être vivant ; est bon ce qui réalise l’adaptation harmonieuse et réussie au milieu et offre par conséquent les conditions optimales de survie et de développement dans le temps, ce qui débouche sur la destruction est mauvais. Là encore, l’humanisme à connotation bouddhiste de Nathanaël, pour reprendre la thèse de Simone Proust, ne contredit sans doute pas les données de la science moderne. En tant que minuscule étincelle de vie participant à l’immensité de la vie cosmique, Nathanaël ne peut nuire aux autres sans se nuire à soi-même ; d’où la nécessité de la compassion à l’égard de toute vie. Mais la survie de l’homme aujourd’hui n’implique-t-elle pas que de toute urgence, il respecte la vie autour de soi et cesse d’agresser toutes les formes de la nature au nom d’une prétendue supériorité d’origine divine ? On ne peut pas oublier la lutte de Marguerite Yourcenar contre la souffrance animale et pour la défense de l’écologie. Son pessimisme s’explique en partie par les menaces qui pèsent sur la planète. Même si son humanisme émane surtout d’une conviction philosophique, il répond en même temps à des nécessités scientifiques. Dans ses idées philosophiques et morales, Marguerite Yourcenar n’appartient à aucun courant bien défini. Là comme dans d’autres domaines, elle a plutôt tendance à puiser à des sources variées et à amalgamer des influences diverses d’où elle tire l’éthique qui s’adapte le mieux à sa conception du monde et de la vie. Cependant, globalement, elle reste plutôt hermétique aux idées nouvelles du XXème siècle. L’athéisme matérialiste ne la convainc pas. L’existentialisme, qui a connu un vif succès parmi les intellectuels français, la laisse indifférente. Seul peut-être l’intérêt pour les philosophies orientales et l’écologie peut apparaître comme résolument moderne et typique de la seconde moitié du XXème siècle. Mais on peut tout aussi bien le considérer comme la composante d’une sagesse intemporelle. Rien dans les idées philosophiques et morales de Marguerite Yourcenar ne permet de la classer dans la catégorie des écrivains nettement en rupture avec la tradition.

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II Pensée historique Histoire : école de liberté Nous avons déjà eu l’occasion de préciser que Marguerite Yourcenar insiste sur la valeur libératrice de l’enseignement de l’histoire. Dans l’entretien avec Patrick de Rosbo, elle compare l’étude de l’histoire à celle de l’alchimie pour Zénon32 ; elle permet de s’affranchir de ses préjugés, d’avoir une appréciation plus juste et plus complète des faits ; elle fournit aussi le moyen d’analyser différemment les événements actuels, de les envisager selon d’autres points de vue ; les rapprochements qu’il devient possible d’effectuer favorisent l’esprit critique. Les problèmes auxquels fut confronté Hadrien doivent aider l’homme moderne à comprendre la nature des siens et à rechercher les solutions intelligentes. Si Hadrien décide de mettre rapidement fin à la guerre de conquête de Trajan, ce n’est pas par pusillanimité mais parce que l’observation de la réalité lui enseigne que Rome ne contrôlera pas un empire trop étendu et s’épuisera en guerres stériles. L’intérêt de l’État se trouve donc dans la consolidation des possessions actuelles plutôt que dans une expansion téméraire mais déraisonnable. Malgré une politique modérée et sage, Hadrien n’évite pas la rébellion en Palestine et la leçon que lui inspire la victoire durement acquise, au prix d’une répression impitoyable et de la suppression de la Judée, c’est que la paix sera de toute façon provisoire et qu’il n’existe pas de joug assez puissant pour vaincre à jamais la volonté d’indépendance d’un peuple. Cette expérience réalisée au IIème siècle était de nature à enrichir la réflexion des hommes qui vivaient à l’époque où les immenses empires coloniaux des pays européens commençaient à se disloquer et de nos jours encore, la politique d’Hadrien peut servir de leçon. L’étude et la compréhension de l’histoire peuvent constituer pour l’homme d’aujourd’hui une “entreprise de dissociation”, une “œuvre au noir”, grâce à laquelle, il devient capable de se dépouiller de ses idées routinières, qu’il croit justes parce qu’elles lui sont tellement familières qu’il n’a jamais jugé bon de les examiner soigneusement et de les remettre en question. L’histoire peut fonctionner comme antidote aux idées reçues, comme étincelle et stimulant de l’esprit 32

Rosbo, op. cit., p. 44.

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critique, comme moyen de libération intellectuelle et comme voie d’accès à la liberté. A ce titre, il est certain qu’un écrivain comme Marguerite Yourcenar qui fait de la lucidité et de la liberté des valeurs essentielles, se sent à l’aise dans l’étude de l’histoire. Histoire : découverte de la réalité Interrogée à plusieurs reprises sur sa méthode d’investigation de l’histoire, Marguerite Yourcenar s’est exprimée comme ici avec Patrick de Rosbo : Le romancier-historien a plusieurs voies d’accès pour tenter de se rapprocher d’un événement passé, proche ou lointain. La première est évidemment l’érudition, la recherche et le tri de tous les renseignements qui nous sont accessibles sur un milieu ou sur un être, la seconde est la sympathie, ou l’empathie, capable de nous faire pénétrer à l’intérieur de ces milieux ou de ces êtres ; la troisième enfin est d’ordre métaphysique : cette espèce de regard qui nous fait embrasser d’un seul coup le temps, le temps dans lequel le personnage a vécu, et aussi le nôtre, ce temps qui est “de l’éternité pliée”, comme le disait Cocteau […]33.

Ces trois aspects complémentaires de la méthode d’approche de l’histoire se trouvent ici récapitulés en quelques mots mais dans tous les paratextes accompagnant ses œuvres, elle s’est longuement expliquée sur sa méthode, justifiant sa documentation et ses intentions et livrant les clés pour la lecture de ses textes. Sans doute le paragraphe intitulé “les règles du jeu” qui figure dans les “Carnets de notes des Mémoires d’Hadrien”34 est-il le plus riche d’enseignements et le plus précis. Il faut tout d’abord une érudition très complète, très solide et très fiable, de façon à s’imprégner véritablement du climat de l’époque, des événements, des comportements des hommes pour leur redonner vie : “rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre”. Tout jugement un peu hâtif est prohibé ; il ne convient pas que celui qui cherche à connaître choisisse un témoignage plutôt qu’un autre lorsqu’il s’en trouve deux qui se contredisent ; on peut supposer que l’un et l’autre contiennent une part de vérité, le travail du lecteur consistera donc à faire une synthèse nuancée. Après ce travail qui met en jeu surtout les facultés purement 33 34

Ibid., p. 61. Marguerite Yourcenar, Carnets de notes des MH, p. 528-529.

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intellectuelles, intervient la sensibilité. Il est nécessaire de se laisser porter par l’imagination et l’intuition pour sentir, penser ce que les hommes d’une époque lointaine, une civilisation différente ont pu sentir et penser. La plus grande honnêteté s’impose d’autre part pour laisser s’exprimer les hommes d’autrefois, il s’agit de retrouver leur voix, et pour cela, le romancier-historien doit s’effacer complètement, il n’est rien d’autre qu’un relais, un scribe, qui retranscrit les échos du passé sans jamais y mêler sa propre voix. Grâce à cette méthode, qui allie objectivité de la connaissance approfondie, extrême subjectivité et “magie sympathique”, Marguerite Yourcenar fait revivre la réalité des siècles passés. Avec Hadrien, elle recrée l’empereur, le chef d’État ambitieux, sûr de soi, qui réfléchit à l’avenir de Rome et du monde et prend des décisions, qui n’approuve ni les guerres ni les crimes d’État mais qui n’a pas d’états d’âme quand la nécessité les requiert ; elle recrée tout aussi bien l’homme avec ses goûts, ses passions, ses sympathies et ses aversions, ses moments de désespoir complet et son courage. Et cet Hadrien, tellement pétri d’humanité qu’il semble profondément vrai et proche pour le lecteur, ne choque pas les historiens. Dans un article très critique35 qui fournit maints éléments de réflexion, Evert van der Starre montre que la méthode de Marguerite Yourcenar correspond à une tendance en philosophie de l’histoire, l’historisme, qui consiste à s’identifier aux personnages qui ont joué un rôle décisif dans l’histoire afin de bien saisir les intentions qui ont motivé leurs actions. Il postule que tous les témoignages d’une époque historique doivent être compris à partir de l’esprit de cette époque ; l’historien doit s’absorber complètement dans celle qu’il étudie et éliminer sa propre individualité36.

Cette méthode qui vit le jour en Allemagne au XIXème siècle, fut encore pratiquée au XXème siècle, notamment par l’Anglais Collingwood, dont Marguerite Yourcenar avait peut-être lu un ouvrage important, The Idea of History37 ; en tout cas, les idées qu’elle développe dans les “Carnets de notes des Mémoires d’Hadrien” 35

Evert van der Starre, “Entre roman et histoire” in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 419 à 429. 36 Evert van der Starre, art. cit., p. 421. 37 Evert van der Starre, art. cit., p. 422.

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reflètent les théories de l’historisme. Le propos d’E. van der Starre vise à mettre en évidence la contradiction qui existe entre l’historisme, qui entend recréer un moment précis de l’histoire, avec ses traits spécifiques et la conception métaphysique de l’histoire chez Marguerite Yourcenar qui se caractérise par l’universalité et l’atemporalité38. Nous avons déjà étudié la signification universelle des Mémoires d’Hadrien qui paraît difficilement contestable ; il est tout aussi incontestable que la méthode définie par Marguerite Yourcenar s’apparente tout à fait à celle de l’historisme et qu’elle réussit à donner vie à un empereur Hadrien que les historiens n’ont pas considéré comme une pure création romanesque. N’a-t-elle pas su respecter jusqu’au bout les exigences de la méthode qu’elle a choisie ou bien les critiques d’E. van der Starre sont-elles injustifiées ? Nous aurons à revenir sur ces aspects. Le grand enseignement de l’histoire L’histoire se révèle particulièrement propice à l’une des idées essentielles de Marguerite Yourcenar : l’universalité. L’étude d’une époque donnée, d’un moment précis de l’histoire, d’un personnage particulier ouvre toujours des perspectives beaucoup plus vastes. En 1956, lorsqu’elle voyage en Europe en pensant à L’Œuvre au Noir, elle constate que la situation n’est pas si différente de celle de la Renaissance et son œuvre en portera le témoignage. Les luttes politiques n’empruntent plus le canal religieux mais deux conceptions du monde s’affrontent, souvent les armes à la main. Certes, chaque époque a ses particularités, au XVIème siècle, l’évolution technique et industrielle commençait tout juste à balbutier et en ce temps-là, on n’avait pas même l’idée des dégâts que la pollution allait infliger à la nature ; elle parvenait à se régénérer et à surmonter les atteintes dues à l’activité humaine ; au XXème siècle, un problème nouveau se fait jour mais les hommes n’ont pas beaucoup changé et ils sont en butte à des difficultés qui présentent plus d’une analogie. Sous des cultures particulières, liées à un moment de l’histoire, à une phase de développement de l’humanité, la nature humaine et la nature dans son ensemble restent les mêmes. Ainsi, est-il du plus grand intérêt de savoir ce que d’autres hommes avant nous ont pensé dans des 38

Evert van der Starre, art. cit., p. 426.

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circonstances un peu similaires, quelles solutions ils ont apportées à leurs problèmes. Sans doute ne sont-elles pas transposables telles quelles dans la réalité actuelle mais elles nous apportent des lumières ; elles nous aident à relativiser les choses, à comprendre que nous ne sommes pas confrontés à des situations inédites et que l’homme a déjà su sous d’autres cieux, à d’autres moments, résoudre des difficultés non moins complexes. Si Marguerite Yourcenar entend sympathiser profondément avec l’esprit d’une époque, s’en imprégner de façon à devenir simplement le truchement, l’écho des voix du passé, à la manière des plus fermes partisans de l’historisme, son but consiste avant tout à rechercher ce qu’il y a de permanent dans l’histoire humaine, ce qui ne varie pas. Au travers des accidents et des hasards de la culture et des événements historiques, elle veut retrouver la pâte humaine, ce que les biologistes appellent l’invariant. Si elle a tendance à s’écarter de l’historisme, comme le souligne la critique, n’est-ce pas parce que l’histoire ne constitue pour elle qu’un point de départ pour accéder à la vérité profonde de l’être humain et que son œuvre s’inscrit dans la tradition moraliste et humaniste ? Après 1950, cette volonté d’universalisme qui se fonde sur l’idée que l’histoire se répète parce que l’homme reste le même partout et toujours, n’est peut-être pas très novatrice. Mais dès ses premières œuvres, Marguerite Yourcenar use abondamment du mythe qui lui permet d’actualiser ce qui a déjà été dit, pensé et écrit. Or, dans les années qui s’écoulent entre les deux guerres mondiales, la notion d’universalité de l’histoire humaine n’était sans doute pas si courante. L’histoire et la littérature du XIXème siècle, qui justifient le colonialisme excellent au contraire à montrer qu’il existe des hommes de race inférieure, dépourvus des qualités qu’on s’attend à trouver normalement dans l’espèce humaine et auxquels c’est faire une grande grâce que de leur apporter la civilisation, le progrès et le christianisme. Les thèses racistes développées au XIXème siècle connaissent de beaux jours dans la première moitié du XXème siècle. Or, à cette époque, Marguerite Yourcenar montre déjà que les particularismes relèvent surtout de l’accidentel et que l’espèce humaine ainsi que son histoire présentent une grande homogénéité. Même Hadrien, qui est pourtant à la tête de l’empire romain et convaincu de la mission civilisatrice de ce dernier, pressent qu’un jour il cédera sous les coups des barbares qui, à leur tour, développeront une civilisation qui ne sera peut-être pas

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mauvaise. Autrement dit, les hasards de l’histoire du IIème siècle donnent la puissance à Rome mais cela ne prouve pas de façon certaine que les autres peuples de l’Empire ont une infériorité constitutive et qu’ils n’atteindront jamais le niveau de développement de Rome. Cette conception de l’universalité de l’histoire qui se manifeste tôt chez Marguerite Yourcenar tend à prouver que ses idées sont loin d’être aussi réactionnaires que certains l’ont prétendu. Sens de l’histoire Quoique Marguerite Yourcenar ne soit pas un historien, elle a trop mis en scène l’histoire dont elle a une connaissance approfondie pour que la critique ne se soit pas posé la question du sens qu’elle lui donne et de la conception philosophique qu’elle en a. Il s’agit donc d’étudier les influences qu’elle a subies, comment elle comprend l’histoire de l’humanité et quelle image elle en donne. On ne s’étonnera guère de trouver des références à l’Antiquité. L’image de la courbe récurrente chez Marguerite Yourcenar et l’idée que l’histoire se répète, que de génération en génération, les hommes refont les mêmes gestes, résolvent les mêmes problèmes et agitent des idées de même nature, renvoient au mythe de l’éternel retour qui semble nier le temps et figer les choses dans une espèce d’éternité. Or, si Marguerite Yourcenar considère qu’il y a des éléments de permanence dans l’histoire, elle ne nie pas le mouvement du devenir et en cela, son œuvre fait penser aux philosophes présocratiques, Héraclite et Empédocle notamment39. Pour Héraclite, le changement a lieu en permanence dans un mouvement qui va de l’unité à la division des contraires et au retour à l’origine ; ainsi l’unité se reforme toujours. Pour Empédocle, tout se transforme et change mais rien ne meurt et rien ne naît et l’Un est toujours Tout et inversement ; donc, malgré des transformations apparentes, il demeure un élément permanent. Quelles que soient les nuances de pensée qui fondent l’originalité de chacun de ces philosophes, il se dégage un point commun : la vie est mouvement si bien que l’unité d’un Tout est sans cesse sujette à des transformations mais elle se reforme toujours ; de la même façon, malgré les accidents qui se produisent dans l’histoire, il reste des 39 Michelle Joly, “Ecriture et temporalité dans L’Œuvre au Noir” in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 259 à 266. M. Joly étudie l’influence de la pensée présocratique dans L’Œuvre au Noir.

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données invariables que les hommes sont capables d’identifier. Hadrien sait et enseigne à son successeur qu’après lui, continueront à alterner des périodes de paix, d’ordre et de désordre mais entre-temps, il a veillé à consolider les institutions de façon à ce qu’elles résistent mieux aux phases de chaos qui ne manqueront pas de survenir et qu’ainsi, l’État soit moins rapidement fragilisé. Le mouvement de l’histoire suivra son cours avec ou sans Hadrien mais l’Empire n’est plus tout à fait le même après son règne et en ce sens, il a agi (modestement bien sûr) sur le devenir historique de Rome. Il est exact de considérer que Marguerite Yourcenar donne une image circulaire de l’histoire mais ce cercle ne se referme jamais exactement car, si infimes soient-ils, des changements interviennent, l’histoire n’est pas immobile, elle repasse par les mêmes phases, un peu à la manière du cycle des saisons dans la nature mais le temps agit et provoque une usure irréversible des êtres et des choses. Sans doute la notion d’universalité chère à Marguerite Yourcenar procède-t-elle d’un faisceau d’influences mais on ne peut oublier celle du stoïcisme qui concevait la nature comme une continuité, formée d’une matière universelle subdivisée en une multitude de corps et de formes particulières40. Si l’on est fondé à rechercher dans Un homme obscur l’influence de la pensée bouddhiste, les Mémoires d’Hadrien s’expliquent bien par la pensée stoïcienne. Les activités physiques, sportives semblent pour Hadrien des moments privilégiés où chaque sensation lui communique une impression de continuité entre toutes les parcelles de la matière. Entre son cheval et lui, existent des liens de complicité et de sympathie totales ; à certains moments, les deux corps, les deux instincts, les deux volontés n’en font plus qu’un. Et pour le nageur, le contact de l’eau est comme une caresse41. Il y a peu de différences entre l’empereur romain cultivé du IIème siècle et le modeste Nathanaël du XVIIème siècle dans l’île de la Frise. L’un et l’autre se sentent en symbiose avec la nature mais l’affectivité et l’anthropomorphisme ne sont plus de mise chez le second, seuls subsistent les faits et la réalité. Les frontières, inexistantes parmi les cellules vivantes, n’existent pas

40

Rémy Poignault, “L’Empire romain figure de l’universel dans Mémoires d’Hadrien” in L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, t. 2, p. 209 à 223. Référence au stoïcisme, p. 212. 41 Marguerite Yourcenar, MH, p. 290.

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non plus dans l’histoire humaine. Méditant sur le destin de Rome42, Hadrien voit se dérouler des siècles qui reproduisent les mêmes choses ; les villages des barbares, très primitifs, ne sont pas sans ressemblance avec le village des bords du Tibre, qui abrita Rémus et Romulus et il appartient à Rome d’en faire des métropoles à son image ; mais l’avenir doit bénéficier des erreurs du passé et les proscrire : Quand je visitais les villes antiques, saintes, mais révolues, sans valeur présente pour la race humaine, je me promettais d’éviter à ma Rome ce destin pétrifié d’une Thèbes, d’une Babylone ou d’une Tyr43.

Partout et toujours, dans l’histoire comme dans la nature, se reproduisent les mêmes phénomènes, suivant un schéma circulaire, à la manière du cycle de la vie ou de la rotation de la terre. Cependant, l’histoire n’est pas statique, elle se répète mais des changements interviennent. Dans un article qui étudie les Mémoires d’Hadrien, Antoine Wyss44 note que Marguerite Yourcenar juxtapose deux conceptions de l’histoire a priori inconciliables : d’un côté, une historiographie qui fait de la volonté des princes et des chefs l’agent principal de l’histoire ; de l’autre, une historiographie moderne qui attribue les changements essentiels de l’histoire à des forces étrangères à la volonté humaine, des forces dont celle-ci ne peut être que le jouet, même lorsqu’elle est le fait des puissants.

Il est vrai que dans ses mémoires fictifs, Hadrien récapitule, analyse l’action accomplie et en rend presque compte. Le sentiment qui se dégage à la lecture des Mémoires d’Hadrien, c’est que l’histoire d’un État dépend beaucoup du Prince et que son destin n’est pas le même, suivant qu’il est gouverné par un homme intelligent et ouvert, qui a l’envergure d’un vrai chef, ou par un esprit médiocre, qui agit à courte vue. On a là une vision traditionaliste de l’histoire qui fait des rois, princes et autres chefs d’État les artisans principaux de la réussite ou 42

Ibid., p. 371. Ibid., p. 371. 44 Antoine Wyss, “Auteur, narrateur, personnage : quelle historiographie pour Mémoires d’Hadrien ?” in Roman, histoire et mythe…, op. cit., p. 483 à 491. Citation p. 489. 43

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de l’échec d’un gouvernement. A côté de cela, Hadrien a une claire conscience qu’il ne fait que pallier les difficultés prévisibles ; il gagne du temps mais il lui semble hors de doute qu’un jour, les barbares succéderont à Rome et que la vieille civilisation romaine, épuisée par les siècles, sera remplacée par une civilisation jeune, pleine d’énergie et plus porteuse d’avenir. L’action humaine, loin d’être négligeable, doit cependant compter avec des forces obscures, une espèce de dynamique générale, qui échappe au contrôle des hommes, qui fait qu’inévitablement, se produisent des mutations sociales. Cela apparaît peut-être encore plus nettement dans L’Œuvre au Noir. Le mouvement de rénovation sociale est engagé et semble presque suivre son cours de lui-même, sans intervention des hommes, quand ce n’est pas contre eux. Pour maintenir sa domination en Flandre, l’Espagne a besoin de l’argent des banquiers flamands ; même si ces derniers se proclament bons catholiques et ne poursuivent pas activement la ruine de la société féodale, ils deviennent peu à peu les maîtres du monde. Par rapport aux Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au Noir donne l’impression que le rôle des hommes va se réduisant, comme si, avec la mise en place du capitalisme, l’argent occupait peu à peu la première place et favorisait une espèce de réification du pouvoir. La conception de l’histoire selon Marguerite Yourcenar ne paraît pas s’opposer aux données scientifiques actuelles ; l’univers et le vivant sont régis par des lois physiques et des nécessités que l’homme ne maîtrise pas et à tout moment, intervient le hasard. De la même façon, le mouvement des sociétés, les grands événements historiques et les accidents de l’histoire échappent à la volonté humaine mais il subsiste une différence capitale entre l’histoire humaine et ce qui relève du cosmos. Même si le pouvoir de l’homme n’est pas illimité, il a la faculté d’agir en bien ou en mal et il dépend malgré tout partiellement des hommes eux-mêmes d’améliorer ou d’aggraver le sort de l’humanité. Néanmoins, au hasard de ses entretiens, Marguerite Yourcenar a confirmé l’idée qui se dégage des Mémoires d’Hadrien et de ses autres œuvres que l’histoire n’a pas de sens : A un regard aussi lucide que celui d’Hadrien, elle n’apparaît orientée ni vers un progrès définitif, ni vers une faillite totale. C’est “l’idée héraclitienne du changement et du retour” que l’empereur affirme avoir fait sienne45, 45

Antoine Wyss, art. cit., p. 487.

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écrit Antoine Wyss. On peut ajouter que l’humanisme d’Hadrien, qui pense que le bien contrebalance en partie le mal et qu’en conséquence, l’action humaine se justifie pleinement, n’est plus guère de mise dans L’Œuvre au Noir et Un homme obscur où le progrès paraît de plus en plus douteux. La représentation de l’histoire chez Marguerite Yourcenar doit beaucoup à l’Antiquité ; cependant une approche plus moderne se fait jour également. On peut discerner l’influence de quelques autres méthodes historiques. Il a déjà été question de l’historisme par rapport auquel E. van der Starre estime que Marguerite Yourcenar prend des libertés46. Autre influence possible : celle de l’école des Annales, évoquée par Jacques Body47, qui n’a certainement pas constitué un 46

Evert van der Starre, art. cit. écrit en conclusion de son article : “Si l’aspiration à l’universel et le fait pour l’écrivain d’être situé historiquement s’accordent assez mal, ils s’opposent tous deux à l’essence de l’historisme, dont le trait fondamental est de s’intéresser à ce qui appartient en propre à chaque époque historique. C’est son universalisme qui amène notre auteur à relativiser l’unicité de l’époque qu’elle décrit. Enfin, si ce roman historique se rattache manifestement à la période d’après-guerre, si “Hadrien n’a pu être écrit, très exactement, qu’après 1945” (YO), et si le lecteur moderne se sent concerné par cette œuvre, cela signifie que l’auteur n’a pas totalement éliminé sa propre personnalité...” (p. 428-429). Cela ne nuit aucunement aux qualités des Mémoires d’Hadrien mais le but de Marguerite Yourcenar ne peut s’accommoder des exigences de l’historisme. Elle est trop à la recherche du caractère universel de l’histoire humaine et de l’invariabilité des données de base pour se limiter à la spécificité d’un moment du passé. Ce faisant, elle tend aussi à uniformiser l’histoire et à nier le devenir historique. Du point de vue de l’historisme, E. van der Starre reproche au fond à Marguerite Yourcenar d’avoir une conception métaphysique, antihistorique, de l’histoire. Cela n’enlève rien aux Mémoires d’Hadrien mais la méthode définie dans les “Carnets de notes” qui est celle d’un historisme à outrance dévie car Marguerite Yourcenar est une moraliste plutôt qu’une historienne. 47 Jacques Body, “Marguerite Yourcenar et l’école des Annales : réflexions sur le “possibilisme”” in Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 49 à 57. D’après ce qu’il sait des lectures de Marguerite Yourcenar, J. Body pense qu’elle a eu connaissance - assez superficiellement sans doute - des idées des historiens de cette école et certainement du mot “possibilisme” créé par Lucien Febvre. Dans son œuvre historique, elle aurait exploité ce concept, comblant les lacunes de la documentation par des vraisemblances, issues de l’imagination : “Yourcenar va jusqu’à présenter l’histoire comme une combinatoire, avec “un certain nombre assez réduit d’éléments de base, [...] susceptibles de milliers de variations, de milliers de possibilités” (Rosbo, p. 44). Et bien qu’elle insiste surtout sur l’authenticité des faits que rapportent les Mémoires d’Hadrien, elle ne s’est pas privée d’user de ces sortes de “possibilités”, la plus énorme consistant à supposer que dans ses derniers jours, le vieil empereur torturé par la maladie et l’anxiété ait retrouvé la sérénité nécessaire pour écrire ses fictifs

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principe de référence pour Marguerite Yourcenar mais qui a pu enrichir sa perception de l’histoire. L’intérêt qu’elle a sans doute accordé à diverses manières d’appréhender l’histoire ne doit pas masquer le fait que Marguerite Yourcenar n’entreprend pas une œuvre d’historienne et que l’histoire reste pour elle une voie d’accès à l’être humain, une espèce de laboratoire qui place des hommes dans diverses situations au cours des siècles et qui permet d’observer leurs réactions et leurs comportements. Il est exact de dire qu’elle a une conception métaphysique de l’histoire ; partant de l’idée d’universalité, elle met en évidence que l’homme est Un, en tout temps et en tout lieu et que les siècles se superposent et coïncident, en dépit des accidents particuliers. L’essai intitulé “Les visages de l’histoire dans l’“Histoire Auguste”” est très révélateur. Il y a continuité, selon elle, entre l’Histoire Auguste et Hitler ou Mussolini. Les siècles qui séparent l’époque d’Hadrien et la nôtre ne sont qu’une succession de guerres et de désastres qui culminent au XXème siècle. Aussi constate-t-elle avec pessimisme : Une décadence qui s’étale ainsi sur plus de dix-huit cents ans est autre chose qu’un processus pathologique : c’est la condition de l’homme lui-même, la notion même de la politique et de l’État que l’Histoire Auguste met en cause, cette masse déplorable de leçons mal apprises, d’expériences mal faites, d’erreurs souvent évitables et jamais évitées dont elle offre, il est vrai, un spécimen particulièrement réussi, mais qui, sous une forme ou sous une autre, emplissent tragiquement toute l’histoire

et elle conclut : “Le lecteur moderne est chez lui dans l’Histoire auguste”48. Pendant dix-huit siècles, s’est déroulé le cycle de l’histoire avec le retour sans fin, sans limites des mêmes tragédies que l’homme se révèle incapable d’éviter ; c’est à cet élément constant, fixe, Mémoires...” (p. 54-55). Il est en effet vraisemblable que Marguerite Yourcenar ait pu subir une certaine influence du courant de pensée contemporain qui présidait à l’école des Annales. Toutefois, E. van der Starre dirait, comme pour l’historisme, qu’elle n’en a pas respecté les principes car ce courant de l’histoire cherchait à montrer la spécificité, le caractère particulier d’un moment de l’histoire et de certaines mentalités. 48 Marguerite Yourcenar, Sous bénéfice d’inventaire, “Les Visages de l’Histoire dans l’“Histoire auguste””, EM, p. 5 à 21. Citation p. 20-21. Il est à remarquer que l’essai suivant intitulé ““Les Tragiques” d’Agrippa d’Aubigné”, op. cit., p. 22 à 36, montre également (p. 30-31) combien les massacres de la Réforme ressemblent à ceux de la seconde guerre mondiale.

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quoique toujours en mouvement, que s’intéresse Marguerite Yourcenar ; c’est lui qu’elle a l’ambition de mieux connaître et de mieux comprendre49. L’essai sur l’Histoire Auguste, composé en 1958, insiste sur les vices et les faiblesses des hommes, responsables aux yeux de Marguerite Yourcenar de tous les désastres de l’histoire. Le ton a changé par rapport aux Mémoires d’Hadrien et le pessimisme l’emporte ; Marguerite Yourcenar parle d’une “décadence” de dix-huit siècles comme si, depuis l’époque d’Hadrien, il ne s’était trouvé aucun homme, aucun État pour reprendre le flambeau, contrairement à ce qu’elle avait fait dire à l’empereur. Elle ne récuse pas la notion d’histoire cyclique où alternent phases d’ordre et de désordre mais une aussi longue période de décadence ferait presque imaginer une histoire linéaire qui s’achemine vers l’apocalypse finale50. Il est certainement vain de rechercher chez Marguerite Yourcenar une conception philosophique particulière de l’histoire. Elle ne se pose pas en historienne abordant cette discipline comme un objet scientifique qui constitue une fin en soi à partir duquel formuler des lois ou même édifier un système. Certes, elle s’impose une rigueur quasi scientifique dans l’exploitation des documents mais pour mieux canaliser sa sensibilité et son intuition et cerner avec la plus grande justesse l’objet de sa recherche : l’homme. Éventuellement, elle retient certaines influences contemporaines dans l’approche du passé mais le plus 49

Maria Rosa Chiapparo, “Osmose entre passé et présent : histoire métaphysique dans l’œuvre yourcenarienne” in Marguerite Yourcenar, essayiste, op. cit., p. 223 à 235. Dans cet article qu’elle conclut ainsi : “étant donné que Marguerite Yourcenar se sert du passé pour expliquer l’Homme, elle qui s’intéresse plus aux grands mouvements de la vie, aux constantes et aux caractéristiques qui perpétuent à l’infini l’action humaine qu’à la réalité et à l’histoire événementielle, plus que d’engagement politique, on peut parler d’histoire métaphysique, où passé et présent sont annulés par le mouvement cyclique de l’histoire et où seule règne une dimension sine tempore qui est l’essence de la vie humaine” (p. 234), M. R. Chiapparo s’accorde à reconnaître en Marguerite Yourcenar avant tout une humaniste et une moraliste. 50 Rémy Poignault, “L’Histoire Auguste au carrefour du temps” in Marguerite Yourcenar, essayiste, op. cit., p. 197 à 212, analyse l’essai de Marguerite Yourcenar avec beaucoup de précision et montre que la décadence dont elle parle dans ce texte est un phénomène inéluctable qui se produit dans toute société et toute civilisation. Toute structure sociale comporte en elle-même les germes de sa déchéance et de son déclin. Les hommes de valeur, s’il en existe, sont emportés par le courant de médiocrité qui gangrène l’ensemble et tout édifice social finit par se décomposer. Quelques années plus tôt, elle prêtait à Hadrien une vision moins sombre de l’histoire humaine.

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important pour elle, c’est son hypothèse initiale dont elle va chercher la confirmation dans l’histoire ; dans un monde sans cesse en mouvement, elle veut retrouver l’invariabilité de l’être humain et l’universalité du monde vivant. On peut penser que plusieurs éléments de sa culture concourent à lui donner cette image du monde, de l’homme et de son histoire : les philosophies de l’Antiquité, présocratique et stoïcienne, les moralistes, l’humanisme de la Renaissance, les philosophies orientales et les découvertes scientifiques du XXème siècle. L’humaniste qu’elle est veut comprendre quelle place occupe l’homme dans un univers dont la science ne cesse de reculer les limites spatiales et temporelles et s’il peut encore agir de manière positive dans un monde qui semble parfois voué au chaos.

III Pensée politique et sociale La place qu’occupe l’histoire, et notamment l’histoire contemporaine, dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar conduit inévitablement à s’interroger sur le contenu politique de son œuvre51. En outre, le fait que les écrivains du XXème siècle aient choisi de s’engager, au moins dans leurs écrits, face aux tragiques événements de leur époque incite à examiner la position adoptée par Marguerite Yourcenar. Il convient d’ailleurs de considérer deux aspects distincts, d’une part l’engagement qui s’exprime dans les œuvres et d’autre part, l’opinion de l’écrivain par rapport à l’action politique. L’engagement L’engagement de l’écrivain A propos de Denier du rêve de 1934, M. R. Chiapparo pose la question : “La reconstruction détaillée du passé, est-ce véritablement un engagement politique ?” et elle apporte sans hésitation la réponse suivante : “Oui, dans la mesure où la politique est la science qui

51

Maria Rosa Chiapparo, “Osmose entre passé et présent”, art. cit., p. 234.

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s’occupe de l’homme dans la société”52. Cependant elle précise, ainsi que nous l’avons vu précédemment, que Marguerite Yourcenar s’intéresse à l’essence humaine et qu’en ce sens, on a beaucoup plus affaire à une histoire métaphysique qu’à un engagement politique. On ne peut que souscrire à l’appréciation de Maria Rosa Chiapparo qui a établi avec une grande clarté que dès la première version de Denier du rêve, Marguerite Yourcenar dénonce le régime de Mussolini. Dans Le Coup de grâce, elle ne se range pas du côté d’Eric, elle donne à voir ce que furent les corps francs et comment certains jeunes, belliqueux, sans but dans la vie, se sont finalement trouvés entraînés dans les milices fascistes puis nazies et il faudrait tout de même beaucoup de mauvaise foi pour prétendre que la romancière considérait favorablement la prise de pouvoir de Hitler53. Tandis que dans les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar définit quel serait le chef d’État idéal selon elle, L’Œuvre au Noir et Un homme obscur se transforment parfois symboliquement en réquisitoires contre les abus et les maux du monde contemporain. Quant au Labyrinthe du monde, il présente certaines pages de dénonciation violente des désastres du XXème siècle, dont l’accent, à la fois désespéré et vigoureusement polémique, ressemble beaucoup à celui des nombreux textes et articles consacrés à la souffrance animale et à la défense de l’écologie. On peut parler d’engagement direct de Marguerite Yourcenar en ce qui concerne la cause animale et écologique. Pour le reste, il s’agit surtout de témoignages, soit sur des événements vécus – le fascisme en Italie par exemple – soit à travers l’histoire passée, de manière symbolique : les Mémoires d’Hadrien évoquant les espoirs d’après 1945, L’Œuvre au Noir les menaces d’un monde divisé en deux blocs. C’est d’ailleurs le rôle de “témoin” que Marguerite Yourcenar salue en Agrippa d’Aubigné : “ce poète qui dans son enfance avait promis à son père de se souvenir des pendus d’Amboise a magnifiquement rempli la

52 Rappelons que “Forces du passé et forces de l’avenir”, publié en 1940, dénonce sans ambiguïté le régime hitlérien dont on est encore loin de connaître tous les méfaits à cette époque. 53 Nous avons déjà eu l’occasion de constater que les œuvres écrites par Marguerite Yourcenar jusqu’en 1939 lui ont souvent valu des critiques ou du moins des réticences ou qu’elle a été taxée de réactionnaire ou d’antisémite (voir de plus la note 13 p. 227 dans l’article de M. R. Chiapparo, “Osmose entre le passé et le présent” in Marguerite Yourcenar, essayiste, op. cit.).

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fonction de témoin”54. Bien qu’il n’ait pas été un héros de la Réforme, Agrippa d’Aubigné a fait une œuvre remarquable et nécessaire, il a témoigné pour ceux à qui il fut interdit de parler et contre ceux qui ont commis ou laissé commettre la barbarie et l’injustice. Cet acte de résistance est digne du plus grand respect, estime Marguerite Yourcenar. Sans doute est-ce ainsi qu’elle envisage l’engagement pour elle-même. Elle le laisse entendre en 1977 à propos d’Archives du Nord : Même pour Archives du Nord, dont on a parlé avec beaucoup de générosité, on n’a pas vu que l’essentiel était une protestation indignée contre la condition humaine55.

Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, elle est amenée à plusieurs reprises à préciser sa pensée sur la fonction de l’écrivain au XXème siècle. Alors qu’il insinue qu’elle n’appartient pas précisément à l’avant-garde contestataire, elle réplique que les problèmes qui la préoccupent s’imposeront de plus en plus à l’avenir et elle ajoute dans la réplique suivante : La première réponse à toutes les questions est de les poser. En étant attentifs à ces problèmes, nous ne sauverons peut-être pas le monde, du moins n’ajouterons-nous pas au mal56.

L’écrivain, tel que le conçoit Marguerite Yourcenar, n’a pas de solutions à des problèmes dont il n’est pas spécialiste, ni de message à communiquer, mais en tant que témoin de son temps, il doit faire connaître ce qu’il observe et mieux même, il a en quelque sorte un devoir de lucidité, une obligation d’éveiller les consciences. En effet, occupés par l’actualité, imaginant l’avenir comme la suite parfaitement linéaire du moment présent, les hommes ne prévoient pas les difficultés futures ; ils n’en ont d’ailleurs pas les moyens. Aussi est-ce à l’individu plus cultivé, qui connaît l’histoire, qui dispose du temps et des moyens de réfléchir de prévenir les hommes des dangers qui les menacent, de les mettre en garde afin qu’ils puissent agir en connaissance de cause et de façon responsable. Il y a donc là un 54

Marguerite Yourcenar, Sous bénéfice d’inventaire, ““Les Tragiques” d’Agrippa d’Aubigné”, op. cit., p. 36. 55 Marguerite Yourcenar, PV, p. 196. 56 Marguerite Yourcenar, YO, p. 246.

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problème d’éducation auquel l’écrivain ne peut rester indifférent bien qu’il n’ait aucune solution. A ce sujet, Marguerite Yourcenar déplore que partout dans le monde et indépendamment de la nature des régimes politiques, l’ignorance soit très grande, qu’il s’agisse de la méconnaissance des notions les plus simples ou de l’incapacité à penser, à réfléchir et à raisonner57. L’écrivain n’a pas pour fonction de délivrer la bonne parole et d’indiquer aux hommes la direction à suivre, mais il a une obligation de clairvoyance et de témoignage. Il ne vit pas à l’extérieur de la société et il doit donc faire bénéficier ses semblables de son regard critique, qui anticipe la prise de conscience collective. L’action politique Marguerite Yourcenar ne se désintéresse pas de la politique dont elle avoue, à Patrick de Rosbo notamment, qu’elle est primordiale dans la vie de chacun : “la politique joue dans nos vies un rôle majeur, que nous le voulions et le sentions ou non”58. Mais elle éprouve la plus grande méfiance et les plus grandes réticences à l’égard de toute action politique. A propos de la Russie, elle déclare à Matthieu Galey dans ce qu’on peut considérer comme une litote : Je n’idolâtre pas les révolutions. Elles produisent finalement leurs réactions, plus virulentes encore, et presque inévitablement elles s’enlisent aussi dans des sociétés fonctionnarisées, hiérarchisées, et pour finir dans des “goulags”. Ce sont les réformes et non les révolutions qui améliorent le monde59

et on connaît sa formule : je pense que le problème social est plus important que le problème politique, et le problème moral plus important que le problème social. On en revient toujours à la lutte entre le bien et le mal60.

57

Ibid., p. 257 à 260. Marguerite Yourcenar développe de manière détaillée ses idées sur les dangers qui menacent le monde mais dont on ne peut prévoir quelle forme ils prendront exactement, et sur l’éducation dont il conviendrait de faire une priorité tant l’ignorance est grande. 58 Rosbo, op. cit., p. 40. 59 Marguerite Yourcenar, YO, p. 296. 60 Ibid., p. 296-297.

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A d’autres occasions, elle a exprimé son refus des dogmes de partis, de classes, de religions, tous trop sectaires et intransigeants à ses yeux et par conséquent dangereux. Cela montre la parfaite cohérence de sa pensée. Elle étudie l’histoire en moraliste pour mieux connaître l’être humain et mieux cerner les notions de bien et de mal, inhérentes à la condition humaine et déterminantes pour le bonheur de l’humanité. Son attitude se trouve bien résumée dans un entretien accordé en 1977 au Figaro littéraire : Bien que j’appartienne encore à des sociétés de droits civiques, je me suis éloignée très vite de la politique en me persuadant que l’essentiel était ailleurs, que le drame profond se situe au niveau de l’éducation, de la pensée, de la conversion personnelles. La comédie politique occulte le plus souvent le fond des choses61.

Toute sa vie, elle s’engage pour des causes humanitaires, au nom de la justice, pour le respect des hommes, des animaux, de la nature mais elle le fait au nom de l’éthique, au nom de ses convictions morales. A l’égard de l’engagement et de l’action politiques à proprement parler, elle nourrit un prudent scepticisme ; toute idéologie, inévitablement exclusive à ses yeux, contredit ses idées universalistes et elle y voit plus sûrement une cause de désordre que d’ordre62. La pensée politique Evolution Même si Marguerite Yourcenar se tient prudemment sur ses gardes par rapport à la politique, on constate qu’elle a évolué au cours de sa vie ; ses écrits l’attestent. “Diagnostic de l’Europe”, publié en 1929, puis rejeté car elle mesure qu’elle avait un peu hâtivement apprécié le mouvement de l’histoire, constitue un bon document pour 61

Marguerite Yourcenar, PV, p. 193. Anne-Lise Thurler-Muller, “L’univers socio-politique yourcenarien : ordres et désordres” in Equinoxe, revue romande de sciences humaines, n°2, automne 1989, consacrée à Marguerite Yourcenar, p. 113 à 123. Pour A. L. Thurler-Muller, l’imperfection du pouvoir, quel qu’il soit, associée à l’aveuglement du plus grand nombre rend chez Marguerite Yourcenar la politique inopérante. En fin de compte, elle ne fait qu’engendrer le désordre. Le potentiel de changement de la masse, nié par Marguerite Yourcenar, entraîne son profond pessimisme. 62

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évaluer son évolution. Aussi cet essai a-t-il suscité plusieurs études et commentaires63 qui s’accordent sur l’influence de la pensée décadente. Peut-être est-ce cela surtout, qui appartient à un moment donné de l’histoire du XXème siècle et qui se révèle plus tard sujet à discussion, que Marguerite Yourcenar récuse, bien qu’elle revienne à la notion de décadence dans l’essai de 1958 consacré à l’Histoire Auguste. Dans les années 20, elle avait de la réalité une appréhension surtout livresque et théorique et il est vrai qu’à l’âge mûr, sa pensée s’éloigne sensiblement de celle de 1929. Cependant, ainsi que le soulignent les critiques, cet essai pose déjà les bases de son approche de l’histoire, s’interroge sur le rôle de l’écrivain, de l’artiste en général, s’inquiète du développement d’une culture de masse et déplore l’affaiblissement de la raison au profit d’une exaltation du moi et de la subjectivité la plus débridée. Dans “Diagnostic de l’Europe”, Marguerite Yourcenar traite l’Afrique avec dédain et il est certain que la préface à la traduction des Negro Spirituals et l’article sur l’esclavage publié en 196464 traduisent une autre perception des Noirs. On ne peut douter de la sincérité de sa dénonciation du racisme. Dans son analyse 63

Maria Rosa Chiapparo, “Osmose entre passé et présent”, art. cit., montre que dans cet essai, nettement “décadentiste” dans son inspiration (p. 227), le concept d’histoire cyclique est déjà bien net et que l’on voit à l’œuvre l’attitude d’“archéologue” de l’écrivain qui procède par “exploration en profondeur, par couches superposées ou enchaînées, dans un continuel mouvement rétrospectif” (p. 226-227). Même s’il s’agit d’un texte de jeunesse, M. R. Chiapparo lui reconnaît un intérêt certain car il présente déjà les grandes tendances de Marguerite Yourcenar. Rémy Poignault, “Marguerite Yourcenar et l’Europe”, D’Europe à l’Europe III -, Caesarodunum, op. cit., p. 85-102, fait le point sur l’évolution des idées de Marguerite Yourcenar par rapport à la conception d’inspiration plutôt décadente qui caractérisait “Diagnostic de l’Europe”. Laura Brignoli, “Marguerite Yourcenar au carrefour de son art : “Diagnostic de l’Europe”” in Marguerite Yourcenar, essayiste, op.cit., p. 213 à 222, écrit que Marguerite Yourcenar désavoue “Diagnostic de l’Europe” car “elle ne partageait plus l’absolution esthétique de la vie qu’elle y proposait en dernière instance” (p. 221). Néanmoins, la contradiction entre l’intellect, la raison et l’inconscient qui favorise le chaos n’est pas supprimée. François Wasserfallen, “La naissance d’une pensée : histoire et mythe dans les Essais de Marguerite Yourcenar d’avant 1939”, in Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 453 à 464, analyse “Diagnostic de l’Europe” (p. 454 à 456), dans lequel il voit une forte influence de la décadence et il conclut que Marguerite Yourcenar donne déjà sa conception de l’histoire et de la place de l’artiste. 64 Marguerite Yourcenar, “Le problème noir aux Etats-Unis (1619-1964)”, article paru dans Preuves, juin 1964, p. 3 à 12.

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approfondie des traductions américaines de Marguerite Yourcenar, Francesca Counihan s’est efforcée d’apprécier exactement sa position par rapport à une culture tout à fait étrangère65. Elle ne met pas en doute la sympathie de l’écrivain pour les Noirs américains dont elle veut faire connaître la culture. Cependant, en choisissant – de manière naturelle et presque inconsciente – la culture européenne et blanche comme norme et référence, Marguerite Yourcenar donne immanquablement, et comme malgré elle, l’image d’un Noir inférieur au Blanc. A-t-on le droit de le lui reprocher ? Toujours est-il que, fondamentalement, le Noir apparaît comme autre, comme moins civilisé que le Blanc et que tout en se prononçant sans réticences pour l’égalité des Noirs et des Blancs au nom de l’universalité de l’espèce humaine et de l’humanisme, Marguerite Yourcenar ne réussit pas à se départir du sentiment de l’excellence de la culture européenne, par rapport à laquelle elle juge les autres. Conscience des problèmes de l’État Ce sont surtout les Mémoires d’Hadrien qui montrent que Marguerite Yourcenar a une parfaite conscience de l’importance de l’État et qu’elle mesure clairement l’ampleur et la diversité des problèmes que doit résoudre un bon Prince. En effet, elle ne méconnaît la nécessité d’aucune des mesures prises par Hadrien. Elle 65

Francesca Counihan, “Accueillir l’Autre dans son altérité : les traductions américaines de Marguerite Yourcenar” in Marguerite Yourcenar, Ecritures de l’Autre, op. cit., p. 117 à 126. F. Counihan remarque tout d’abord que le modèle culturel de référence de Marguerite Yourcenar est la tradition classique et rationaliste à laquelle elle doit sa formation. A partir de là, sa pensée s’organise selon un modèle binaire avec un pôle positif et l’autre négatif : “ordre et désordre, raison et déraison, lumière et ombre, civilisation et chaos” (p. 118). La culture européenne de référence présente les valeurs positives tandis que la culture africaine coïncide avec l’aspect négatif. En outre, F. Counihan observe que dans la préface des Negro Spirituals, le langage de Marguerite Yourcenar traduit un étonnement qui signifie que le fait positif dont elle parle est inattendu, ce qui implique évidemment un jugement de valeur sur le groupe. D’autre part, F. Counihan commente ainsi l’emploi du pronom indéfini “on” : “Le “on” ici est un sujet investi d’autorité, impersonnel, qui se place à l’extérieur du phénomène qu’il commente et se permet de le juger, d’en parler avec assurance, et d’une manière qui n’admet pas de réplique. “On” ici est Yourcenar, mais aussi le lecteur qu’elle invite à partager son autorité impersonnelle et infaillible” (p. 122). Malgré toute sa bonne volonté et ses bonnes dispositions, Marguerite Yourcenar lit les Negro Spirituals d’après une norme à laquelle ils ne se conforment pas .

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rend hommage à son aversion pour la guerre et à sa préférence pour la diplomatie. Qu’il sache renoncer à certaines conquêtes de Trajan pour consolider un Empire déjà très vaste et fragile sur certaines frontières lui apparaît comme l’acte d’un grand homme politique mais elle n’apprécie pas moins sa politique administrative, son souci des petites choses. Quoiqu’elle se dise hostile à la politique, elle a une bonne compréhension du fonctionnement d’un État et elle en évoque les rouages avec une vision assez pragmatique. Cependant, si l’on considère Denier du rêve où elle observe avec perspicacité les conséquences du fascisme, on peut se demander si elle en comprend très bien la genèse et la nécessité. Il est difficile de le dire. Elle fait preuve aussi d’une grande lucidité et d’une grande finesse dans Le Coup de grâce où elle traite avec beaucoup de maîtrise un sujet historique, en général mal connu en France. Néanmoins, évalue-elle avec exactitude le rôle joué par chaque partie dans la montée du nazisme ? Il est impossible de le dire ; elle en envisage lucidement les conséquences mais de même qu’elle ne se donne pas pour une historienne, elle ne se prétend pas analyste politique. On peut penser, en observant son attitude par rapport à l’écologie, qu’elle n’a pas pleinement conscience des forces politiques en jeu. Elle se rend très bien compte que la planète elle-même est en danger et que l’homme court à sa perte si l’on ne prend pas des mesures sévères et efficaces pour protéger le milieu naturel mais on reste un peu perplexe quand elle semble faire confiance à l’action individuelle et à la seule éducation ; cela est indiscutablement nécessaire mais tant qu’il n’y a pas d’actions d’ampleur entreprises par les Etats, autrement dit sur le plan politique, l’humanité continue à s’acheminer vers un monde de plus en plus invivable. Le pessimisme qu’elle exprime à la fin de sa vie, face à une société où règne l’anarchie et à un être humain qui lui paraît définitivement voué au mal tendrait à prouver qu’elle ne situe pas parfaitement les responsabilités et qu’elle méconnaît les enjeux politiques66.

66

L’Œuvre au Noir et Le Labyrinthe du monde en particulier montrent une juste appréciation de la place de l’Église dans l’État ; les protestants tout autant que les catholiques se rangent du côté du pouvoir (par exemple à Münster) et défendent l’ordre en place. Toutefois, il semble bien qu’elle voie surtout dans l’Église du XXème siècle une instance morale et non sa fonction politique.

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Le problème du fascisme Peut-on suspecter Marguerite Yourcenar de sympathie pour les idées fascistes ? Erin G. Carlston67 dont Maria Rosa Chiapparo réfute les thèses68 n’est pas la première à considérer que certaines de ses idées – présentes dans l’idéologie de droite ou même d’extrêmedroite de l’entre-deux-guerres – autorisent à la classer parmi les écrivains qui n’exécraient pas le fascisme. André Fraigneau ne déclare-t-il pas d’ailleurs que dans les années 30, le fascisme ne la révoltait pas ? D’autre part, certaines expressions ont été rapprochées de formules antisémites. Comment interpréter la pensée de Marguerite Yourcenar ? Tout d’abord, ainsi que l’a fait Maria Rosa Chiapparo, il faut essayer de comprendre le climat culturel des années de jeunesse de l’auteur et quelles influences elle a subies. Assurément, ne serait-ce qu’au contact d’André Fraigneau, elle a eu l’occasion de côtoyer des partisans du fascisme et même du régime hitlérien mais on sait d’autre part qu’en 1926, elle avait fait paraître un poème, intitulé “L’Homme” dans L’Humanité, grâce à Henri Barbusse et qu’elle avait eu la curiosité de découvrir des textes de théoriciens anarchistes ou marxistes69. Même si certaines idées se révèlent plus proches de sa sensibilité personnelle, Marguerite Yourcenar semble avoir fait preuve dans sa jeunesse d’une vaste curiosité qui l’a amenée à fréquenter des écrivains et penseurs d’horizons très variés. De ce fait, elle n’a pas 67

Erin G. Carlston, Thinking Fascism. Sapphic Modernism and Fascist Modernity, Stanford, California, Stanford University Press, 1998. 68 Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps (1920-1940), op. cit., p. 41 à 45. 69 Dans les années 20 et 30, Marguerite Yourcenar a publié des textes dans plusieurs revues, de tendances politiques très variées. La Revue Européenne, dirigée par E. Jaloux, est de tendance européenne, cosmopolite. Identique, La Revue de Genève s’intéresse surtout aux échanges culturels. Les Cahiers du Sud accordent une large place à la poésie et à la critique. Quant à la revue Europe, dirigée par J. Guéhenno et d’autres, elle se veut “engagée”, se présentant comme une “revue de pensée libre et vraiment internationale”, socialiste, rollandiste, antifasciste. Les Lettres françaises (de Buenos Aires), dirigée par R. Caillois, revue à laquelle participent des écrivains exilés, résistants, non fascistes, est typiquement non-collaborationniste. Toutes ces revues se caractérisent par l’ouverture d’esprit et le rejet d’un étroit nationalisme. Cependant, Achmy Halley fait remarquer dans son article, “Un texte “oublié” de Marguerite Yourcenar”, SIEY, bull. n°24, p. 23-24, que, dans les années 30, elle publie aussi des textes dans des revues nettement marquées “à droite, voire à l’extrême droite nationaliste”, telles que La Revue de France, la Revue bleue, etc…(art. cit., p. 24).

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échappé au climat intellectuel ambiant des années 30 et aux courants de pensée qui émanent de ceux que Jean-Louis Loubet Del Bayle appelle “les non-conformistes des années 30”70. Nous avons vu néanmoins que dans Denier du rêve, qui date de 1934, Marguerite Yourcenar entend dénoncer le fascisme. La haine de la bourgeoisie et de l’esprit bourgeois se manifeste tout au long du Labyrinthe du monde ; bien que Marguerite Yourcenar ne critique pas explicitement le capitalisme, ses écrits au sujet de la traite des Noirs et de l’écologie constituent une condamnation de cette forme d’économie qui exploite scandaleusement l’être humain et se livre au saccage de la planète. Mais la correspondance de l’écrivain et diverses remarques qui parsèment les entretiens montrent que le régime soviétique ne lui inspire pas plus de sympathie. La démocratie même et la culture de masse qui l’accompagne n’apparaissent guère comme des progrès aux yeux de Marguerite Yourcenar. On retrouve tous ces aspects parmi les critiques exprimées par plusieurs revues de l’entre-deux-guerres. Dans le numéro 1 d’Esprit d’octobre 1932, on peut lire : Le capitalisme s’est écroulé, l’exploitation a survécu. Le communisme a déplacé la spoliation d’une classe possédante à une classe dirigeante. Pousser à une révolution qui livrera la “plus-value” à la société et, en même temps, le pouvoir à un parti, c’est commettre un abus de confiance71.

Sous la plume de Robert Aron et Arnaud Dandieu, l’Ordre Nouveau affirme aussi son hostilité au matérialisme bolchevique qui ne lui paraît pas plus soucieux de l’être humain que le matérialisme capitaliste72et la majorité de ces revues des années 30 en tenaient pour la phrase de Péguy : “La révolution sera morale ou elle ne sera pas”73. Cette phrase évoque l’opinion de Marguerite Yourcenar situant la question morale au-dessus de toutes les autres. Dans la Revue française, Thierry Maulnier dénonce les mythes politiques proposés à l’homme du XXème siècle :

70

Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, Points-Histoire, 2001. 71 Ibid., p. 310. 72 Ibid., p. 312-313. 73 Ibid., p. 315.

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L’idée de l’homme disparaît comme valeur éternelle et irréductible : les cultes du socialisme et du néonationalisme sont des cultes vulgaires parce qu’ils se fondent implicitement sur cette appréciation de la foule qui ne définit l’homme que par sa place dans la société et son rôle dans la communauté […] Dans le national-socialisme et dans le fascisme, tout autant que dans le collectivisme russe, c’est le bien-être ou les cultes de la masse qui réclament à leur bénéfice les démarches suprêmes de la sainteté, de l’héroïsme et de la méditation74.

Cette idée de l’homme comme valeur fondamentale et essentielle se retrouve exactement chez Marguerite Yourcenar. D’autre part, malgré son universalisme et sa conviction profonde que l’homme est le même, partout et toujours, elle déclare sans la moindre hésitation à Matthieu Galey qu’elle est favorable aux mouvements régionalistes et que l’État tue les ethnies75, ce qui fait écho aux influences proudhoniennes perceptibles dans Esprit et L’Ordre nouveau notamment76. Quelles que soient leurs particularités, les jeunes intellectuels “non-conformistes” des années 30 partagent une idéologie commune : trouver une troisième voie entre le capitalisme et le collectivisme marxiste, construire une nouvelle société qui ne soit ni fasciste, ni national-socialiste, ni communiste et promouvoir la personne humaine plutôt que l’État. Quoique hostiles à l’individualisme forcené qui prévaut en régime capitaliste, ils réaffirment avec force la primauté de l’individu et de la personne humaine. Ces courants d’idées désignés comme le personnalisme ont été balayés par les événements de la seconde guerre mondiale mais dans la mesure où certains se réclamaient d’une forme de démocratie chrétienne ou du christianisme social, voire des idées de Maurras et où ils n’ont pas désavoué le régime de Vichy, ils sont apparus comme des tendances proches du fascisme. Ces idées qui agitaient les milieux intellectuels durant la jeunesse de Marguerite Yourcenar ont fort bien pu l’influencer pour le reste de la vie sans que pour autant elle ait éprouvé de la sympathie pour le fascisme. Ce sont deux plans différents entre lesquels il n’y a pas eu automatiquement convergence. La réponse à Anne Lindbergh, 74

Ibid., p. 346. Marguerite Yourcenar, YO, p. 261 et 262. 76 La revue Esprit, dirigée par Emmanuel Mounier, était considérée comme une revue culturelle de tendance gauche chrétienne. Par contre, la revue L’Ordre nouveau, dirigée par Arnaud Dandieu, Robert Aron notamment, faisait figure de revue culturelle de droite, animée par de jeunes réformateurs aux tendances diverses. 75

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“Forces du passé et forces de l’avenir”, rédigée en 1940, atteste que longtemps avant que l’on découvre l’étendue des méfaits de la politique hitlérienne, Marguerite Yourcenar faisait preuve de lucidité et de clairvoyance. Tandis que les intellectuels français, ralliés au fascisme, répondaient à l’invitation des dignitaires du IIIème Reich et entreprenaient en 1941 un long voyage à travers l’Allemagne, Marguerite Yourcenar avait depuis des mois formulé une condamnation du régime nazi. On ne doit pas confondre sympathie pour des idées – certes plutôt de droite – qui étaient dans “l’air du temps” au début des années 30 et convictions objectivement fascistes. Le progrès Etrangère à l’action politique, convaincue que l’homme est, dans l’immense majorité des cas, plus porté à faire le mal que le bien et que la société ne fait qu’accroître son pouvoir de nuisance, Marguerite Yourcenar n’exprime plus que des doutes par rapport au progrès dans les dernières décennies de sa vie. Hadrien pense que si les hommes de valeur sont rares, il s’en rencontre de loin en loin. Zénon arrive peu à peu à la conviction qu’il existe un mal invétéré en l’être humain et telle est l’idée dominante de Marguerite Yourcenar dans ses derniers écrits. Tous ses entretiens confirment cette vision extrêmement pessimiste. “le progrès à jet continu est un rêve d’hier”77, dit-elle à Matthieu Galey, et à Claude Servan-Schreiber, qui lui parle du mouvement des idées, elle déclare : Le mouvement des idées… Je crois que c’est la pure illusion des gens qui vivent dans un moment très étroit du présent. Il y a des choses plus grandes, plus belles, plus réussies à certaines époques qu’à d’autres. Il y a des époques plus heureuses, comme il existe de bonnes années pour le vin, ce qui ne veut pas dire nécessairement que cette année-là est aussi bonne pour le blé. Mais je ne vois aucun progrès de l’ensemble. Je vois des progrès sur certains points mais qui disparaissent78.

Choisissant l’exemple des religions, prometteuses d’humanité à l’origine et devenant mercantiles par la suite, elle conclut que les vices humains dégradent toutes les initiatives et les idéaux positifs et elle précise que les progrès matériels ne sont pas moins sujets à la 77 78

Marguerite Yourcenar, YO, p. 249. Marguerite Yourcenar, PV, p. 282.

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dégradation que les progrès intellectuels et moraux79. Dans cet univers où le progrès apparaît comme une belle utopie et où l’homme semble plutôt aller de calamité en calamité qu’il crée lui-même, il ne reste plus que l’action individuelle de quelques êtres de cœur80. Mais on peut dire qu’elle prend le problème à l’envers. En comptant seulement sur des hommes de bonne volonté pour résoudre les problèmes écologiques ou ceux de la misère humaine et de la souffrance animale, il est évident que l’humanité ne parviendra jamais qu’à soulager ponctuellement quelques maux parmi les moindres, et qu’aucun problème de fond ne sera réglé. Par conséquent, le pessimisme se nourrit de soi-même. En rejetant toute possibilité d’action politique collective, Marguerite Yourcenar se condamne à une vision très sombre de l’avenir et de l’espèce humaine tout entière. L’économie En matière de pensée politique, Marguerite Yourcenar subit le contrecoup de sa conviction que toute entreprise de nature politique s’achève finalement dans la dictature ou toute autre corruption néfaste à l’ensemble de la société. Ainsi sa pensée n’est pas progressiste et, persuadée que l’homme va de mal en pis, elle finit par une attitude de doute universel. En revanche, lorsqu’elle traite de sujets économiques, elle fait en général preuve d’une grande clarté d’esprit et d’un jugement sûr. Elle ne méconnaît pas l’importance de l’économie et possède une connaissance approfondie et une solide culture générale sur ce sujet, souvent considéré comme rébarbatif par les nonspécialistes. Cela se manifeste particulièrement dans L’Œuvre au Noir, Archives du Nord mais aussi dans un essai publié en 1932 dans la revue Europe : “Le Changeur d’or”, contemporain de “D’après Dürer”. Ce que dépeint L’Œuvre au Noir : la mise en place du système capitaliste déjà bien implanté en Flandre, figure dans la nouvelle 79 Son pessimisme n’épargne rien ; elle choisit volontiers l’exemple du christianisme et du bouddhisme qui, devenus religions d’État, ont fait exactement l’inverse de ce qu’ils professaient. Mais la démocratie américaine n’est plus qu’une “ploutocratie” (YO, p. 297) où règne la corruption et quelle que soit son évolution, toute démocratie dégénère. Enfin, l’écologie fournit tous les jours des preuves que les progrès techniques servent à détruire. On peut parler d’un pessimisme universel et d’un humanisme qui a tendance à se remettre en question lui-même. 80 Marguerite Yourcenar, YO, p. 247.

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“D’après Dürer”. On y voit l’introduction des premières machines qui accomplissent le travail à la place des hommes et suscitent l’ire des ouvriers. Simon Adriansen, immensément riche mais économe et charitable, incarne le capitaliste protestant, dont la richesse et la foi ne présentent aucune incompatibilité. Chez les Fugger, le souci de prospérité du commerce relègue au second plan les clivages entre catholiques et protestants. L’intérêt des affaires ne s’arrête pas à des considérations de foi et peu à peu, dans toutes les couches sociales, l’argent occupe une place capitale. Dans “Le Changeur d’or”, texte présenté comme une méditation sur des tableaux datant de quelques siècles, Marguerite Yourcenar note que parmi les prélats et les soldats, apparaît un homme muni d’une balance. Ce qui peut être une allégorie de la Justice se précise au fil du temps ; il s’agit d’“une des larves des temps futurs”81, le changeur d’or, le marchand, le commerçant, le riche bourgeois qui commence à occuper une place à côté des hommes d’Église et des chevaliers. Comme les Fugger, les Ligre ou Simon Adriansen de L’Œuvre au Noir, “Le Changeur d’or” offre l’image des premiers capitalistes. L’essai “Le Changeur d’or” se présente donc comme une étude historique du développement du nouvel ordre économique et du changement de mentalités qui l’accompagne. Au Moyen Age, la fortune et le pouvoir sont représentés par la terre et la morale catholique inspire le mépris de l’or. Avec le capitalisme, se produit la “lente insinuation des civilisations de l’or dans les civilisations du fer”82. A la différence du seigneur, possesseur de terres et par conséquent sédentaire, le marchand, contraint par son négoce, voyage. Il va faire la fortune des grandes cités maritimes et dans le monde européen féodal, il annonce les grandes expéditions, les conquêtes coloniales, une espèce d’internationalisme futur. Au XVIème siècle, il se range du côté de l’ordre, qu’il soit protestant ou catholique et très logiquement, il cherche à accroître son champ d’action et à conquérir le monde. Le marchand juif excelle en cela, remarque Marguerite Yourcenar. Puis arrive le moment où le personnage d’Holbein, le Changeur d’or, a besoin du personnage de Dürer, le savant de Melancholia ; en effet, il faut la solidarité du financier et du savant, de l’ingénieur pour modifier le monde, en faire la société moderne dont le capitaliste a besoin. Cette société de classes 81 82

Marguerite Yourcenar, “Le Changeur d’or”, EM, p. 1668. Ibid., p. 1670.

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qu’il a créée, le transforme en force de résistance, après avoir été une force de révolution. Aujourd’hui, l’or a “acquis cette invisibilité qui fut toujours le privilège du Tout-Puissant”83, il devient la nouvelle foi avec son dogme et sa morale : le travail en vue de l’enrichissement et au nom de la prospérité économique et l’homme du XXème siècle, à quelque régime politique qu’il appartienne, accepte toutes les réalités contemporaines, pourtant scandaleuses. Mais, dit Marguerite Yourcenar, il est trop tôt pour savoir s’il s’agit de la première tentative vraiment rationnelle pour établir le bonheur de l’homme par le moyen de l’énergie humaine, ou de la plus dure revanche de la matière sur ceux qui prétendaient l’asservir84

et elle conclut son essai par une nouvelle affirmation du caractère cyclique de l’histoire : L’intéressant était justement de montrer par quelles gradations insensibles, allant du monde des faits au monde des certitudes, l’or, cette valeur positive, a pu devenir à son tour une valeur mystique, une valeur fiduciaire, et de faire suivre du doigt la courbe qui, du marchand à l’industriel, de l’industriel au despote, ramène la civilisation de l’or aux civilisations du fer85.

Dans “Le Changeur d’or”, Marguerite Yourcenar élabore un essai théorique, un texte de réflexion sur l’évolution historique qu’elle conduit jusqu’au XXème siècle et aux années de l’entre-deux-guerres tandis que “D’après Dürer” constitue une création romanesque, limitée à l’évocation du XVIème siècle, où “les larves des temps futurs” prennent l’identité de Simon Adriansen, riche commerçant, innovateur, qui ne connaît pas les frontières et pratique déjà une forme d’économie mondiale, de Martin Fugger, paisible banquier, tolérant en matière religieuse mais qui tient déjà en son pouvoir les nobles et les prélats et de Zénon, le savant, dont les inventions et les idées audacieuses sont nécessaires à l’expansion du capitalisme. On peut certainement conclure que Marguerite Yourcenar réalise un bon diagnostic de la situation économique du monde en 1930, caractérisée par “les guerres économiques, le dumping, les effondrements monétaires et l’augmentation du chômage” et elle a aussi clairement 83

Ibid., p. 1675. Ibid., p. 1677. 85 Ibid., p. 1677. 84

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conscience que les idéologies politiques prennent le pas sur l’économie : “communistes russes et nationalistes américains laissent en dehors de leurs querelles le credo sacré de l’industrialisation du monde”86. Les différences dans la conception de l’organisation économique de l’État n’empêchent pas la poursuite d’un même but à l’échelle mondiale : l’exploitation des richesses matérielles de la planète au moyen d’une organisation rationnelle du travail humain. La substitution historique progressive au cours du Moyen Age d’une bourgeoisie citadine laborieuse à la noblesse féodale et à la puissante Église catholique de même que l’évolution de la mentalité de cette classe sociale qui émerge au sein du tiers état sont évoquées dans des termes qui rappellent les thèses de Max Weber. A l’origine, dans l’intérêt même de son développement, elle est progressiste et véritablement révolutionnaire. Le carcan de la religion et les institutions correspondantes sont des obstacles, elle a besoin de libertés nouvelles, de l’affranchissement de l’individu de même que du développement des sciences et des connaissances pour réaliser la domination raisonnée du monde. Mais cet objectif atteint avec “l’invention des machines, la création d’un prolétariat, sa concentration dans les villes” et le marchand devenu industriel qui se transforme en “despote”, “L’ère industrielle oblige l’homme d’argent à reprendre la tradition du pouvoir enraciné dans un coin du sol, lié au labeur d’un groupe humain”87. Cette phrase, de même que la dernière phrase de l’essai, atteste clairement la conviction de Marguerite Yourcenar, déjà perceptible dans “Diagnostic de l’Europe”, que l’histoire est un processus cyclique de changement et retour à la forme initiale, de désordre et d’ordre, de révolution et réaction. Mais cet essai rappelle davantage l’accent des Mémoires d’Hadrien que celui de l’essai sur l’Histoire Auguste. On pourrait presque dire que “Le Changeur d’or” donne raison à Hadrien et vérifie l’exactitude de ses opinions. En dépit des soubresauts et des périodes tragiques de l’histoire, il se trouve des hommes au cours des siècles qui font progresser l’humanité et lui assurent des périodes de prospérité, de paix et donc de relatif

86 87

Ibid., p. 1676. Ibid., p. 1674.

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bonheur88. En évoquant une décadence de 1800 ans et un mal inhérent à la condition humaine, l’article sur l’Histoire Auguste gomme en quelque sorte la richesse de cette époque que l’on a appelée la Renaissance, elle l’inclut dans un processus de dégradation et du coup, elle nie toute valeur à l’expansion du capitalisme et à l’essor de la bourgeoisie ; elle les réduit à des symptômes de décadence et on peut inférer de là que L’Œuvre au Noir ne sera pas composée dans le même état d’esprit que “D’après Dürer”. Il faut encore remarquer que la “dure revanche de la matière” à laquelle fait allusion Marguerite Yourcenar dans “Le Changeur d’or” donne déjà le ton de son combat inlassable en faveur de l’écologie. L’état désastreux du monde qu’elle évoque dans les dernières pages d’Archives du Nord semble annonciateur du moment où les agressions contre son milieu naturel de l’apprenti sorcier qu’est l’homme vont se retourner contre lui. “Le Changeur d’or” confirme chez Marguerite Yourcenar une conception de l’histoire qui se dessine dans “Diagnostic de l’Europe” et qui s’explique par sa culture classique à laquelle s’ajoutent les idées de décadence qui avaient cours dans l’entre-deux-guerres. Cet aspect de sa pensée est bien élucidé mais il resterait à s’interroger sur sa connaissance de l’économie telle qu’elle se manifeste dans “Le Changeur d’or” (et “D’après Dürer”) puis dans L’Œuvre au Noir et Archives du Nord. Nous avons déjà vu en étudiant L’Œuvre au Noir que la pensée de Marguerite Yourcenar semble souvent s’accorder avec celle du sociologue allemand Max Weber à propos du rôle de l’éthique protestante dans l’expansion capitaliste89. Il semble évident que sa culture économique ne résulte pas seulement de la lecture de textes de vulgarisation simples. Or, il n’est pas facile pour un profane d’aborder une science aussi complexe que l’histoire économique. On peut se demander grâce à quelles lectures et quels conseils, Marguerite 88

Même si l’idée d’histoire cyclique et de décadence est perceptible dans “Le Changeur d’or”, la phase inventive de connaissance du monde et de progrès scientifique apparaît positive pour l’humanité. 89 Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps, op. cit., note les ressemblances très nettes du “Changeur d’or” avec les thèses de Weber mais tandis que Max Weber voit dans la valorisation du travail une valeur positive et un progrès, pour Marguerite Yourcenar la sacralisation de l’argent est éminemment négative et il s’agit donc d’un phénomène de décadence. En ce sens, elle subit autant l’influence de Malaparte que de Weber. M. R. Chiapparo précise d’autre part qu’au cours des années 20, l’influence des idées de Weber n’est pas directe mais s’effectue au moyen de revues comme Europe (p. 272).

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Yourcenar a acquis dans ce domaine un savoir où apparaissent même des notions marxistes90. Indépendamment de l’essai “Le Changeur d’or”, son œuvre donne l’impression que les mécanismes de l’économie lui sont plus familiers que les théories politiques.

90

On se rappelle qu’en 1926, Marguerite Yourcenar fait publier deux poèmes dans le journal L’Humanité. Peut-être avait-elle une certaine connaissance des thèses marxistes. Mais comment les avait-elle acquises ? On ne dispose pas d’informations à ce sujet.

Chapitre 3 Quelle sagesse ? I Présence du chaos Dans les premières décennies du XXème siècle, Marguerite Yourcenar partageait plutôt le pessimisme de ceux qui voyaient dans la modernité des ferments de décadence que la foi de ceux qui croyaient en un avenir meilleur fondé sur le progrès de la science en particulier ; comme tout le monde, néanmoins, elle a été témoin d’évolutions positives du point de vue matériel et humain. Aussi n’a-telle pas échappé, comme la majorité des hommes du XXème siècle, à un profond sentiment de doute lorsque ce siècle s’est révélé plus meurtrier et barbare que jamais, lorsqu’il est apparu que le progrès scientifique utilisé d’abord à des fins de profit menaçait l’existence même de l’homme sur terre et que la pensée humaine ne tirait pas le moindre bénéfice de l’expérience. De cette société chaotique, où toutes les valeurs traditionnelles semblent s’effondrer sans qu’on en discerne de nouvelles sur lesquelles fonder des espoirs, Marguerite Yourcenar dit : Il nous est plus difficile qu’à lui [Hadrien] de continuer à travailler courageusement, et presque impossible de continuer à croire, même, comme il le fait, de façon mitigée et partielle, à la sagesse de l’homme1.

Dans un autre entretien, accordé à un universitaire hollandais en 1979, elle dresse le même constat presque désespéré : Il est toujours plus difficile de croire que la sagesse l’emportera dans le monde des hommes. Nous sommes sûrement déjà arrivés au point de nonretour – on ne doit naturellement jamais dire ce genre de chose. Cela tient d’une part à l’ignorance des hommes, de l’autre à leur cupidité. Cette ignorance a toujours existé. Mais l’humanité elle-même et les moyens d’en

1

Rosbo, op. cit., p. 111.

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Marguerite Yourcenar et l’histoire du XXème siècle abuser sont devenus toujours plus nombreux. L’humanité est prise au piège de sa technique et de son nombre2.

Ailleurs, avec Matthieu Galey par exemple, elle exprime sa crainte des fanatismes de tous ordres : Il y a la tentation de la crédulité, dont la plupart des idéologies font un devoir à leurs adeptes. Il y a la tentation du fanatisme, et toute l’horreur qui s’ensuit, et qui traverse l’histoire : elle a été spécialement forte […] chez les musulmans et les chrétiens, persuadés de tenir la vérité d’un Dieu unique, et […] elle a été ou elle est aussi très forte chez les Juifs, autre peuple du “Livre”. Enfin, elle est intense dans tous les sectarismes laïques d’aujourd’hui. Il est toujours dangereux de détenir en exclusivité une vérité ou un Dieu, ou une absence de Dieu. Enfin, il y a la tentation de l’imposture et du mensonge3.

De quelque côté qu’elle observe le monde, Marguerite Yourcenar voit partout régner le désordre et le chaos sous toutes les formes. Pourtant, l’être humain a le devoir d’assumer ses responsabilités, qu’il s’agisse comme Zénon de choisir sa mort ou comme Hadrien de l’attendre patiemment et “les yeux ouverts” : Toute ma vie, j’ai fait confiance à la sagesse de mon corps ; j’ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami : je me dois d’apprécier aussi les dernières. Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d’un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun de mes actes au cours de ma vie. L’heure de l’impatience est passée ; au point où j’en suis, le désespoir serait d’aussi mauvais goût que l’espérance. J’ai renoncé à brusquer ma mort4.

Quel que soit l’état du monde, la question qui se pose pour tout homme est de savoir comment vivre et comment affronter la mort.

2

Marguerite Yourcenar, PV, p. 222. Marguerite Yourcenar, YO, p. 253. 4 Marguerite Yourcenar, MH, p. 505. 3

Quelle sagesse ?

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II Comment être et que faire ? Évoquant la connaissance bouddhique, Marguerite Yourcenar déclare à Matthieu Galey : […] comme Socrate, elle nous met en garde contre les spéculations métaphysiques ambitieuses pour nous inciter, surtout, à nous mieux connaître. Et tout autant que les philosophies modernes crues les plus audacieuses, elle insiste sur la nécessité de ne dépendre que de nousmêmes : “Soyez pour vous-mêmes une lampe….”5

et comme Zénon, il s’agit de passer “du connaître à l’être”6. La première exigence qui s’impose à l’être humain consiste d’abord à savoir qui il est, à découvrir sa nature profonde, d’une part sa personnalité en tant qu’individu particulier, d’autre part sa place en tant qu’infime partie du monde vivant et de l’univers tout entier. Une juste connaissance de soi qui conditionne l’aptitude à “être” s’acquiert grâce à la dialectique constante du particulier au général et de l’ensemble à la partie. D’où l’intérêt pour l’histoire et le choix de la méthode d’empathie pour s’imprégner de la conscience d’autrui7. Cette méthode qui conduit à s’approcher au plus près de l’intimité de l’être, à opérer une sorte de fusion de deux sensibilités nous aide à comprendre qu’il n’existe qu’une attitude possible à l’égard de toutes les créatures vivantes auxquelles tout nous relie : la bonté et la compassion8. Les principaux personnages agissent au service des autres. Marguerite Yourcenar offre de son côté une autre éventualité : 5

Marguerite Yourcenar, YO, p. 318. Rosbo, op. cit., p. 117. 7 Friedrich Nietzsche, Humain, t. 2, op. cit., p. 113, écrit : “L’observation directe de soi-même ne suffit pas pour se connaître : nous avons besoin de l’histoire, car le courant aux cent vagues du passé nous traverse ; et nous-mêmes ne sommes rien que ce que nous éprouvons de cette coulée à chaque instant”. La plongée dans l’histoire des ancêtres effectuée par Marguerite Yourcenar pour composer SP et AN rappelle nettement cette pensée du philosophe allemand, qui a aussi exercé une influence sur ses idées. 8 Edith Marcq, “L’empathie ou une manière d’écrire yourcenarienne” in Marguerite Yourcenar, Ecritures de l’Autre, op. cit., p. 265 à 277, explique que pour Marguerite Yourcenar, la première vertu consiste à faire preuve de compassion pour l’humanité souffrante qui se fait du mal à elle-même. La notion de sensibilité à la souffrance de l’autre est au cœur de toute l’œuvre de Marguerite Yourcenar (p. 272-273 notamment). 6

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la création artistique, la recherche du beau qui se confond d’ailleurs avec l’utile ainsi qu’elle l’explique clairement à Matthieu Galey : l’écrivain est utile s’il ajoute à la lucidité du lecteur, le débarrasse de timidités ou de préjugés, lui fait voir et sentir ce que ce lecteur n’aurait ni vu ni senti sans lui. Si mes livres sont lus et s’ils atteignent une personne, une seule, et lui apportent une aide quelconque, ne fût-ce que pour un moment, je me considère comme utile.

et elle précise un peu plus loin : Si le passage de Souvenirs pieux sur les éléphants massacrés a découragé un seul riche désœuvré d’aller tuer un éléphant en Afrique, ou une seule femme d’acheter une babiole en ivoire, je me croirai justifiée d’avoir écrit Souvenirs pieux9.

Faire du bien aux autres, autour de soi, alléger les souffrances aussi bien des animaux que des hommes, respecter et protéger la vie : c’est à ce prix que l’on fait de sa vie une œuvre d’art .

III Composantes de la sagesse de Marguerite Yourcenar Dans la sagesse toute classique de Marguerite Yourcenar, s’entremêlent des éléments sans rapports les uns avec les autres à première vue ; il convient donc d’examiner comment elle parvient à réaliser une synthèse harmonieuse de notions en apparence bien distinctes. L’ensemble de son œuvre laisse apparaître de multiples influences, successives ou simultanées, contradictoires à première vue. Il s’agit d’essayer de comprendre comment elle a pu les concilier. La sagesse : but ultime de la philosophie Nous avons vu que la conception de l’histoire de Marguerite Yourcenar se rapproche de la philosophie d’Héraclite et Empédocle. Mais les présocratiques ne sont pas les seuls philosophes de 9

Marguerite Yourcenar, YO, p. 240.

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l’Antiquité auprès desquels Marguerite Yourcenar a formé sa pensée. L’influence du stoïcisme, qu’elle partage avec Montaigne et qui la rapproche de ce grand humaniste du XVIème siècle, apparaît à de multiples reprises. La conception du monde selon les Stoïciens ne diffère pas fondamentalement d’Héraclite ; eux aussi le conçoivent comme un Tout sans cesse en mouvement, qui se renouvelle, selon le principe de l’éternel retour mais c’est surtout sur le plan de l’éthique que l’on peut entrevoir une influence stoïcienne sur les personnages créés par Marguerite Yourcenar. Que l’on considère Hadrien, Zénon ou Nathanaël, tous trois ont en commun de s’efforcer d’atteindre une sagesse, qui se rapproche nettement de celle des Stoïciens. Telle est la condition primordiale de la vie heureuse mais la sagesse ne s’acquiert pas sans connaissances, lucidité et énergie. Il faut commencer par bien se connaître, comprendre sa propre nature, la respecter mais sans laisser les passions prendre le dessus. Par l’exercice constant de la volonté, soutenue par la sagesse, l’être humain parvient à résoudre les conflits intérieurs, atteint le contrôle de soi par la raison. Alors il connaît la sérénité et l’harmonie avec le monde qui l’entoure. D’autre part, conscient d’appartenir à l’humanité entière, il se montre altruiste et solidaire, ce qui peut l’amener à agir dans la cité. Hadrien représente assez bien le stoïcien, parvenu vers la fin de son règne à l’accomplissement de la sagesse. Certes, les difficultés et les obstacles à surmonter ne finissent jamais. Quand les passions humaines comme l’amour, l’ambition desserrent un peu leur étau, il reste la souffrance qu’endure le corps usé. Il faut une volonté bien exercée, une maîtrise durement acquise pour conserver la sérénité, l’esprit clair et poursuivre l’œuvre entreprise au service des hommes. Hadrien incarne bien un stoïcisme humain, sans héroïsme mais acquis par la lucidité, la vertu et la générosité. Bien qu’il n’y ait pas d’influence stoïcienne nettement perceptible chez Zénon, cela n’empêche pas Marguerite Yourcenar de doter son personnage de traits qui rappellent Hadrien : quête de la sagesse, besoin de connaître pour comprendre le monde et soi-même, altruisme. Il y a incontestablement une communauté d’idées chez Zénon et Hadrien mais alors qu’Hadrien suit jusqu’au terme de sa vie la même direction en se perfectionnant, Zénon opère un revirement dont il semble qu’on a un écho dans les entretiens de Matthieu Ricard,

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scientifique devenu moine bouddhiste, avec son père Jean-François Revel10. Évoquant “les plaisirs du monde”, Matthieu Ricard déclare : Les plaisirs du monde sont très séduisants de prime abord. Ils invitent à la jouissance, ils semblent toute douceur, et il est très facile de s’y engager. Ils commencent par apporter une éphémère et superficielle satisfaction, mais on s’aperçoit peu à peu qu’ils ne remplissent pas leurs promesses et se terminent par d’amères désillusions. C’est tout le contraire pour la recherche spirituelle11.

Si l’on substitue à l’expression “plaisirs du monde”, “plaisirs de la connaissance”, n’entrevoit-on pas dans ces quelques phrases de Matthieu Ricard (qui a lui-même connu les joies de la découverte scientifique) un résumé de l’expérience de Zénon ? Or la recherche spirituelle dont il parle, c’est celle qu’indique le bouddhisme. Il semble bien que les étapes successives de l’alchimie : œuvre au noir, œuvre au blanc et œuvre au rouge coïncident à peu près exactement avec l’ascèse bouddhique qui doit conduire elle aussi, par la connaissance, à un détachement de soi et à la sérénité. Avec le personnage de Zénon, les aspects positifs de la connaissance sont remis en question ; cependant, son savoir n’est pas inutile puisqu’il en fait bénéficier les autres jusqu’au terme de sa vie. Avec Nathanaël, Marguerite Yourcenar franchit un degré de plus et elle semble préférer la “docta ignorantia” à la “curiositas”. “La réhabilitation de la curiosité théorique à l’aube des Temps Modernes”12 dont parle Blumenberg et si évidente chez Zénon est rejetée par Nathanaël. Un homme obscur semble faire écho à ce qu’écrit Hans Blumenberg d’Augustin et de sa condamnation de la “curiositas” dans les Confessions : La curiositas se distingue ainsi du plaisir charnel primaire par son indifférence quant à la qualité du beau et de l’agréable ; en effet, elle ne “jouit” pas de ses objets en tant que tels, mais elle jouit d’elle-même grâce au pouvoir de connaître vérifié sur eux. Une telle jouissance de soi-même dans la pulsion de connaissance est toujours procurée à la mesure du degré de difficulté et d’éloignement des objets […]13. 10 Jean-François Revel, Matthieu Ricard, Le moine et le philosophe, NiL éditions, Pocket, Paris, 1999. 11 Ibid., p. 376. 12 Hans Blumenberg, op. cit., p. 261. 13 Ibid., p. 356.

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Dans Un homme obscur, la curiosité n’est pas stigmatisée comme le fait Augustin en tant que péché d’orgueil, présomption par rapport au Créateur mais on retrouve bien l’idée qu’elle constitue une forme de “jouissance de soi”, de vanité qui détourne de l’essentiel et qui finit par dénaturer la réalité, éloignant ainsi celui qui cherche de la vraie connaissance. Près de mourir, dans l’île de la Frise, Nathanaël ne se préoccupe pas de savoir quelle est sa nature et ce qu’il peut advenir de son âme, à supposer qu’elle existe14. Les spéculations métaphysiques lui semblent tout à fait dénuées d’intérêt ; dans l’attente de la mort, il préfère la solitude et la contemplation de la nature dans laquelle il s’immerge complètement pour réaliser une symbiose presque parfaite avec les éléments animés et inanimés du grand Tout. Cette attitude de retrait en soi de Nathanaël et d’éloignement de questions qui ouvrent sur d’incessantes interrogations ne diffère pas en apparence très profondément des commentaires d’Augustin que Hans Blumenberg résume ainsi : “Dans la jouissance pour soi-même, l’homme manque son intériorité, il reste ou devient tout aussi extérieur à lui-même que dans la possession extatique du savoir procuré par la curiosité”15. Dans la curiosité, Augustin condamne le désir d’élucider des secrets qu’il ne sert à rien de savoir, l’homme ayant simplement à s’en remettre à Dieu et à vivre dans la foi. Or, chez Nathanaël, la foi en Dieu fait défaut ; il s’agit plutôt d’un sentiment de vacuité, voire de la compréhension de la vacuité, et de la libération d’un flux de pensées qui obscurcissent l’esprit et vont à l’encontre de la sérénité. Nathanaël transcende son état d’être humain matériel et mortel dans une sorte d’extase mystique où n’existent plus de frontières entre matière et esprit, où toute chose n’est qu’une infime partie de la totalité de l’Univers. Cette attitude évoque la contemplation ou la méditation bouddhiste et l’explication du monde que propose le bouddhisme. Tout au long de sa courte vie, Nathanaël montre de la bonté, de la compréhension et de la compassion pour les êtres, qu’ils soient humains, animaux ou même simplement végétaux. Cette notion de compassion, de sympathie universelle sur laquelle Marguerite Yourcenar insiste beaucoup dans les entretiens avec Matthieu Galey 14 15

Marguerite Yourcenar, HO, p. 1037. Hans Blumenberg, op. cit., p. 358.

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occupe une place primordiale dans la philosophie bouddhiste. Dans l’entretien avec son père Jean-François Revel, Matthieu Ricard explique clairement comment il faut la comprendre : La notion de compassion reflète typiquement la difficulté à traduire les idées orientales en termes occidentaux. Le mot “compassion” en Occident évoque parfois une notion de pitié condescendante, de commisération qui suppose une distance par rapport à celui qui souffre […] La compassion, selon le bouddhisme, est le désir de remédier à toute forme de souffrance et surtout à ses causes – l’ignorance, la haine, la convoitise, etc. Cette compassion se réfère donc d’une part aux êtres qui souffrent, et d’autre part à la connaissance16.

A une remarque de son père sur l’importance de la notion d’amour dans le bouddhisme aussi bien que dans le christianisme, Matthieu Ricard précise : Elle est la racine même de la voie. Mais l’amour véritable ne saurait être polarisé, restreint à un ou quelques êtres particuliers, entaché de partialité. De plus, il doit être entièrement désintéressé et ne rien attendre en retour17.

Sans s’éloigner complètement de la signification qu’elles revêtent dans le christianisme, les notions de compassion et d’amour s’en distinguent cependant. Entièrement opposée à la charité prescrite dans le dogme chrétien qui maintient une distance entre celui qui donne et celui qui reçoit, la compassion bouddhiste se fonde sur la connaissance de la nature des choses, sur la compréhension lucide de la souffrance des êtres. Elle se confond avec l’intelligence, la sagesse et vise à libérer les autres des causes de leur malheur par la connaissance. Dans cette notion d’amour, n’entre nulle notion de Créateur tout-puissant auquel on se soumet et dont on attend le salut ; seuls existent les êtres vivants indissolublement liés par le même état d’imperfection et de misère auquel il n’existe qu’un remède : la connaissance et la sagesse qui donnent la force d’âme et l’abstraction de soi-même. L’amour bouddhiste authentique résulte d’un long effort sur soi et d’une forme d’ascèse. Il faut d’abord se dépouiller de ses mesquineries personnelles pour accéder à l’altruisme.

16 17

Jean-François Revel, Matthieu Ricard, op. cit., p. 208-209. Ibid., p. 210.

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Cette notion d’altruisme, que l’on perçoit nettement chez Nathanaël et déjà auparavant chez Zénon et Hadrien, fait aussi l’objet de précisions de la part de Matthieu Ricard. Dans le bouddhisme, “L’altruisme ne consiste pas à accomplir quelques bonnes actions de temps à autre, mais à être constamment préoccupé, concerné par le bien-être d’autrui”18. Cela a notamment des implications dans le domaine politique. Celui qui prend des responsabilités dans la vie politique ne devrait songer qu’au bien-être général et non à sa carrière et à ce titre, le souci écologique de protection de la nature devrait constituer une priorité de tout responsable politique. En exposant la philosophie bouddhiste, Matthieu Ricard exprime la même opinion que Marguerite Yourcenar – et par voie de conséquence que Nathanaël et Zénon – par rapport à la vie et à la souffrance animales. Ainsi déclare-t-il, […] on parle toujours des droits de “l’homme”, mais le fait de limiter ces droits à l’homme reflète, dans des démocraties qui se disent laïques, les valeurs judéo-chrétiennes, qui demeurent le fondement de la civilisation occidentale. Selon ce point de vue, les animaux n’ont pas d’âme et ne sont là que pour la consommation des humains.

S’insurgeant contre le fait que les animaux sont considérés en Occident comme des “produits agricoles”, il ajoute : pourquoi le droit de vivre serait-il l’apanage des seuls humains ? Tous les êtres vivants aspirent au bonheur et tentent d’échapper à la souffrance. Donc, s’arroger le droit de tuer, à longueur d’année, des animaux par millions, c’est tout simplement exercer la loi du plus fort19.

Selon la conception bouddhiste, l’altruisme ne correspond pas à l’accomplissement de quelques bonnes actions mais il ne signifie pas davantage que l’on ne prend en compte que la seule vie humaine. Il s’agit d’un altruisme au sens très large, qui s’étend à tout ce qui vit ; fondé sur la connaissance, il se présente comme la claire conscience de l’universalité de la souffrance et de l’aspiration à la paix et à la sérénité. L’homme qui a acquis cette intelligence et la sagesse ne veut plus que le bien de tous les êtres ; aussi respecte-t-il la moindre parcelle de vie et les milieux écologiques qui en favorisent l’éclosion. 18 19

Ibid., p. 246. Ibid., p. 249-250.

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Il n’est pas seul, autorisé à disposer de la création. Il appartient à un système dont il n’est qu’une minuscule parcelle, qui dépend pour sa subsistance de toutes les autres parties auxquelles il est intimement lié par une interdépendance de tous les instants. L’altruisme, tel qu’il apparaît dans la métaphysique bouddhiste, diffère sensiblement de l’altruisme chrétien. En revanche, ne peut-on repérer des similitudes avec l’altruisme défini par le stoïcisme ? Aux yeux du philosophe Jean-François Revel, il existe plusieurs points de convergence entre bouddhisme et stoïcisme. Il constate tout d’abord des analogies de démarche, de méthode entre divers courants philosophiques de l’Antiquité et le bouddhisme. A Matthieu Ricard qui explique que le mal gît d’abord dans l’ignorance et que la première tâche à accomplir pour se débarrasser de la souffrance, c’est d’élucider la notion de “moi” : “Ne pas démasquer l’imposture du moi, c’est l’ignorance : l’incapacité momentanée à reconnaître la nature véritable des choses. C’est donc cette ignorance qui est la cause ultime de la souffrance”, Jean-François Revel répond que cette recherche est “commune au bouddhisme et à de nombreuses philosophies occidentales. Disons, à la sagesse de l’Antiquité”20 et il ajoute qu’on la retrouve très développée chez Montaigne, puis Pascal dans une perspective chrétienne. Cette notion d’un “moi” auquel nous accordons une importance primordiale et que nous aimons plus que tout entraîne une multitude de sentiments, émotions et passions, qui nous lancent à la poursuite de satisfactions immédiates et mondaines, nous bouleversent et nous privent de lucidité. De là, naît notre insatisfaction permanente et découle notre souffrance. Jean-François Revel remarque que cette analyse existe “exactement dans ces termeslà, à la fois dans l’épicurisme et dans le stoïcisme”21. Ces diverses philosophies proposent de pallier la souffrance par l’acquisition de la sérénité ou encore de l’ataraxie, que Jean-François Revel définit ainsi : “L’ataraxie, c’est l’état imperturbable – d’après le stoïcisme – que doit atteindre le sage, c’est-à-dire le fait de n’être plus exposé aux effets imprévisibles du bien et du mal […]” ; toutefois, précise Matthieu Ricard, il ne s’agit pas de confondre cette “invulnérabilité aux conditions extérieures, favorables ou défavorables” avec l’apathie ; bien au contraire, dit-il, “cette équanimité intérieure n’est ni 20 21

Ibid., p. 51. Ibid., p. 50.

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apathie ni indifférence. Elle s’accompagne d’une véritable jubilation intérieure et d’une ouverture d’esprit qui se traduit par un altruisme à toute épreuve”. Suit alors l’exclamation de Jean-François Revel : “C’est l’élément commun à toutes les sagesses. On croirait entendre le portrait du sage stoïcien”22. De cette confrontation entre les philosophies de l’Antiquité occidentale et du bouddhisme, émane l’idée d’une abondance de similitudes. Le but ultime est l’acquisition de la sagesse, le détachement de son ego, la compassion pour tout ce qui nous entoure, et les moyens d’y parvenir se confondent. Autre similitude : […] c’est l’adéquation de la théorie et de la pratique. Pour le philosophe de l’Antiquité, la philosophie n’était pas simplement un enseignement intellectuel, une théorie, une interprétation du monde ou de la vie. C’était une manière d’être23.

Or, cette nécessité d’accorder théorie et pratique, de se montrer capable d’incarner dans son comportement quotidien les préceptes de la doctrine enseignée frappe l’observateur, chez les moines tibétains en particulier. Enfin Matthieu Ricard insiste beaucoup sur le fait que le bouddhisme se distingue nettement d’une religion au sens où on l’entend habituellement en Occident : je dirai que le bouddhisme est une tradition métaphysique dont émane une sagesse applicable à tous les instants de l’existence et dans toutes les circonstances, [ce] n’est pas une religion, si l’on entend par religion l’adhésion à un dogme que l’on doit accepter par un acte de foi aveugle, sans qu’il soit nécessaire de redécouvrir par soi-même la vérité de ce dogme24.

Cette distinction confirme l’analogie du bouddhisme avec les philosophies de l’Antiquité plutôt qu’avec la tradition chrétienne. En outre, le fait que le Bouddha soit considéré, non comme un Dieu, mais comme “le sage ultime, comme la personnification de l’Eveil” (ibid.), c’est-à-dire comme la lumière, la voie de la connaissance ne manque pas d’évoquer la quête alchimique.

22

Ibid., p. 52. Ibid., p. 24. 24 Ibid., p. 45. 23

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Un examen un peu approfondi des diverses influences retenues par Marguerite Yourcenar et qui s’expriment dans ses œuvres montre qu’il n’existe pas de contradictions. Quoique apparues à des époques et dans des lieux différents, elles correspondent à une même aspiration humaine fondamentale et se complètent parfois, mais ne s’opposent pas. Peut-être en revanche, est-il plus difficile de concilier ces influences philosophiques – bien antérieures à l’ère moderne – avec les connaissances et l’évolution de l’homme d’aujourd’hui dont nous savons que Marguerite Yourcenar ne se désintéressait pas. Est-il notamment possible d’harmoniser métaphysique bouddhiste et lois scientifiques ? Ne se heurte-t-on pas à des incompatibilités entre ces divers champs d’investigation de l’esprit humain ? Ce sont des questions à examiner. Le progrès selon le bouddhisme Dès qu’on aborde le bouddhisme, se pose la question du “moi” dont Matthieu Ricard dit qu’il s’agit pour commencer d’un sentiment naturel, neutre, dans la mesure où il ne rend ni heureux ni malheureux ; puis germe l’idée que “notre moi” est une sorte de constante qui perdure notre vie durant, en dépit des changements physiques et intellectuels que nous connaissons. Nous nous attachons à cette notion de “moi” avec tous les attributs qui nous sont propres si bien que Le bouddhisme parle d’un continuum de conscience, mais nie l’existence d’un “moi” solide, permanent et autonome au sein de ce continuum. L’essence de la pratique du bouddhisme est donc de dissiper cette illusion d’un “moi” qui fausse notre vision du monde25.

Cette notion capitale d’un “moi” qui obscurcit et fausse notre perception et compréhension du monde implique pour le bouddhisme une recherche spirituelle et la transformation intérieure de chacun. Le bouddhisme ne refuse pas d’agir sur le monde mais selon cette philosophie, on ne peut obtenir aucun résultat, aucun progrès, si l’on ne commence par agir sur soi-même, la première tâche à accomplir consiste à réaliser un progrès en soi, à “libérer” les pensées : “Libérer les pensées, c’est faire en sorte qu’elles ne laissent pas de traces dans 25

Ibid., p. 64.

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notre esprit, qu’elles ne l’enchaînent pas dans la confusion”26. Les techniques de méditation permettent d’arriver à les contrôler, à en examiner la nature afin d’en reconnaître la vacuité. Il s’agit d’un exercice d’analyse approfondi permettant de reconnaître ce qui est mauvais en nous, ce qui relève de l’égocentrisme, de façon à se détacher de cela et à accéder à un état de conscience supérieur. Ce travail d’affranchissement et de purification évoque celui que Zénon accomplit par l’alchimie et, comme celui de Zénon, il ne signifie pas indifférence au monde extérieur. Matthieu Ricard réfute l’idée, assez commune en Occident, que la conquête de la sérénité s’accompagnerait d’une espèce de fatalisme et de renoncement à intervenir dans les réalités du monde : Le but n’a jamais été de transformer le monde extérieur par l’action physique sur ce monde, mais de le transformer en faisant de meilleurs êtres humains, en permettant à l’être humain de développer une connaissance intérieure27.

La démarche bouddhiste prend le contre-pied de toutes les théories politiques occidentales, il faut commencer par améliorer l’homme pour envisager d’introduire des progrès dans le monde tandis que les systèmes politiques de l’Occident introduisent de nouvelles structures sociales parmi des hommes demeurés les mêmes. Aux yeux de Matthieu Ricard, il est évident que la paix dans le monde ne peut se réaliser que grâce à une réforme des individus ; il n’est donc pas question de rester indifférent à ce problème crucial qui concerne l’humanité entière mais le travail commence par une transformation intérieure des individus : “On pourrait dire que l’action sur le monde est souhaitable, tandis que la transformation intérieure est indispensable”28, ajoute-t-il. La libération des entraves du “moi”, la découverte de la sérénité ne font qu’accroître la force d’âme et l’aptitude à l’action altruiste ; elles n’anéantissent pas la volonté, bien au contraire. Sans doute peut-on admettre que la philosophie bouddhiste ne se détourne pas de l’action ; il est cependant évident qu’elle privilégie la voie spirituelle alors que les philosophies occidentales ont plutôt 26

Ibid., p. 112. Ibid., p. 145. 28 Ibid., p. 271. 27

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choisi d’agir sur la réalité des faits. L’approche des phénomènes est donc bien différente. Le bouddhisme procède par l’Eveil, c’est-à-dire “la découverte de la nature ultime de soi-même et des choses”29, déclare Matthieu Ricard. Les étapes de la foi bouddhique se présentent donc comme “une découverte progressive, la constatation que la voix spirituelle porte ses fruits”30 et dans sa conclusion, Matthieu Ricard insiste encore sur le caractère éminemment spirituel de la recherche bouddhiste : Les phénomènes sont transitoires par nature, mais la connaissance de leur nature est immuable. Je pense qu’on peut acquérir une sagesse, une plénitude et une sérénité qui naissent de la connaissance, ou de ce que l’on pourrait appeler la réalisation spirituelle. Je crois qu’une fois que l’on a découvert la nature ultime de l’esprit, cette découverte est intemporelle31.

Jean-François Revel, de son côté, affirme que la recherche de la spiritualité est inséparable de l’idée de transcendance (ibid.). Finalement, après avoir essayé de comprendre les principes majeurs du bouddhisme, on constate que sa cohérence se retrouve bien dans la conduite finale de Zénon, revenu à Bruges et dans Un homme obscur. La richesse prolixe de L’Œuvre au Noir amalgame plusieurs influences, plusieurs cultures qui se rencontrent et se mêlent au XVIème siècle mais dans Un homme obscur, roman du dépouillement, Marguerite Yourcenar propose l’image d’un personnage dont toute la vie s’organise dans la quête d’une sagesse typiquement bouddhiste. Seule particularité peut-être par rapport à ce qu’expose Matthieu Ricard : la simplicité d’esprit, une heureuse nature non contaminée par de fausses sciences permettent d’accéder directement à l’altruisme et la sérénité bouddhistes. Sage, maître de soi, compréhensif et tolérant, Nathanaël ne se révolte pas contre l’ordre des choses qui l’environnent ; il se garde de juger ses semblables ; en ce sens, son attitude se conforme à ce qu’explique Matthieu Ricard à propos du mal : “Il n’y a pas de “bien” et de “mal” en soi, il y a des actes et des pensées qui conduisent à la souffrance, et d’autres au bonheur”32. La conduite de Nathanaël lui est dictée par des notions morales, qui s’éloignent des notions habituelles fondées principalement sur le 29

Ibid., p. 311. Ibid., p. 311-312. 31 Ibid., p. 400. 32 Ibid., p. 224. 30

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dogme chrétien, qui postule l’existence d’un créateur et du péché originel. Cela n’a pas de sens pour Nathanaël ; pour autant, il ne traverse certainement pas la vie, indifférent, à la manière des personnages postmodernes. Il se montre plutôt attentif à de nombreux détails, observateur et sensible à des nuances parfois subtiles. Son esprit reste vigilant mais en même temps serein et réfléchi ; cette attitude de léger recul par rapport aux phénomènes s’apparente peutêtre à l’attitude de désengagement total de certains personnages d’œuvres littéraires du XXème siècle mais on ne discerne chez Nathanaël nulle trace de ce narcissisme typique du postmodernisme. Bien au contraire, parmi tous les éléments et notions dont il mesure la relativité, figure son “moi”. L’“œuvre-testament” de Marguerite Yourcenar fait apparaître, en même temps que l’influence bouddhiste, le choix très net de la spiritualité et de la quête spirituelle ; mais nulle part dans son œuvre, on ne trouve nettement l’influence du matérialisme né au cours des temps modernes. Dans son pessimisme, Marguerite Yourcenar ne peut imaginer le déroulement de l’histoire que comme une succession de calamités, de guerres, de massacres, d’horreurs de toutes sortes, sporadiquement interrompues par de trop rares et trop brefs épisodes de paix. Même sur le plan scientifique, Marguerite Yourcenar remet en question la notion de progrès. Pourtant, Jean-François Revel a certainement raison de dire que “L’échec de l’Occident, ce n’est pas la science. Au contraire, la science, c’est le succès de l’Occident. Le problème qui se pose, c’est de savoir si la science suffit”33 ; c’est plutôt à la philosophie et à la culture qu’il impute l’échec. A partir du XIXème siècle, à la suite de la Révolution, la morale individuelle, la recherche personnelle de la sagesse passent à l’arrière-plan ; les aspirations à la justice, au bonheur de l’humanité sont comprises dans une perspective collective ; la transformation de la société, la réalisation d’utopies politiques et sociales apparaissent comme le seul moyen d’accéder à un idéal ; Marguerite Yourcenar pense que le XXème siècle a consacré l’échec de ces espoirs de transformation collective nés de la Révolution mais alors que la conviction est enracinée dans le monde occidental que la science apporte malgré tout le progrès et que la démocratie représente un bon système politique, Marguerite

33

Ibid., p. 233.

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Yourcenar pense que le mal réside au cœur même de l’homme et qu’il ne peut rien créer de positif. La notion de “nouveauté”, qui résume pratiquement à elle seule l’idée de modernité est évoquée dans la confrontation entre JeanFrançois Revel et Matthieu Ricard ; il est symptomatique que la philosophie bouddhiste ne lui accorde pas une valeur primordiale ; avec beaucoup de sagesse, Matthieu Ricard déclare : Penser qu’une vérité ne mérite plus qu’on s’y intéresse parce qu’elle est ancienne n’a guère de sens. Avoir toujours soif de nouveauté conduit souvent à se priver des vérités les plus essentielles ;

sans nier l’intérêt de la nouveauté s’il s’agit d’explorer un domaine inconnu, il ajoute : Bien souvent, la fascination pour le “neuf”, le “différent” reflète une pauvreté intérieure […] on s’éloigne du bonheur en le cherchant là où il n’est pas […] On multiplie ses besoins au lieu d’apprendre à ne pas en avoir34.

La recherche du “neuf” implique une dispersion, un éparpillement dans ce qui est de l’ordre de l’actualité, de l’éphémère. Cette attitude s’oppose fondamentalement à la recherche intérieure propre au bouddhisme. Par ailleurs, Matthieu Ricard discerne dans la poursuite du renouvellement permanent une forme de culte de soi, d’importance excessive accordée à sa propre personnalité que l’on veut rendre originale à tout prix. Là aussi, il y a opposition totale entre modernité ou postmodernité et bouddhisme. Enfin, est-il plus judicieux de penser qu’en refusant la nouveauté, on risque de sombrer dans la routine ou bien faut-il admettre avec Matthieu Ricard que “consacrer sa vie à une recherche spirituelle n’est nullement un signe de sclérose, c’est un effort constant pour faire exploser la gangue de l’illusion”35 ? Assurément, la question reste ouverte mais Marguerite Yourcenar semble avoir préféré le second terme de l’alternative. Au cours de ses jeunes années, elle distingue dans la nouveauté de nombreux symptômes de décadence qu’elle expose dans “Diagnostic de l’Europe” et elle se détourne résolument de ses contemporains innovateurs. Après la Seconde Guerre mondiale, elle évolue et le 34 35

Ibid., p. 364-365. Ibid., p. 371.

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personnage définitif de Simon Adriansen de L’Œuvre au Noir semble attester une bonne connaissance des thèses de Max Weber auxquelles elle a réfléchi. Mais simultanément, elle approfondit sa connaissance du bouddhisme, qui lui fournit une sorte de confirmation métaphysique d’idées qui hantent son esprit depuis longtemps. Ainsi a-t-elle tendance, à mesure qu’elle avance en âge, à s’éloigner de tout ce qui caractérise l’art et la pensée modernes et à concentrer de plus en plus son intérêt sur ce qu’il y a de permanent dans l’être humain. Bien que les influences philosophiques qui ont marqué Marguerite Yourcenar soient d’origine variée, on distingue bien les points communs : connaissance axée sur l’homme afin d’acquérir la sagesse, recherche de l’essence de l’être humain, préoccupations morales et spirituelles. Tout cela se retrouve aussi bien dans le bouddhisme que dans les philosophies de l’Antiquité. Il n’est pas difficile de concilier ces formes de pensée, qui se rapprochent sur plusieurs points. Par contre, il est vrai que les courants philosophiques de l’époque moderne, qui privilégient le collectif, ne séduisent guère Marguerite Yourcenar. On perçoit très bien la cohérence de sa pensée ; les idées apparues au lendemain de la Révolution, fondées sur l’idée de progrès, d’évolution dans le temps, d’histoire en marche, mue par des forces sociales, ne la convainquent guère. L’être humain dans sa singularité en même temps que sa permanence et son universalité demeure l’objet essentiel de ses réflexions. Pour un esprit occidental, habitué à distinguer philosophie idéaliste et sciences de la matière (y compris celles du vivant), il semble que la principale difficulté réside dans la cœxistence du bouddhisme avec les progrès de la connaissance scientifique du monde et de la vie, qui ne laissaient pas Marguerite Yourcenar indifférente. Préalablement à la confrontation de la métaphysique bouddhiste et des thèses scientifiques développées au XXème siècle, on peut rappeler certains points soulignés par Matthieu Ricard. Il précise bien qu’il n’existe ni Créateur ni dogme dans le bouddhisme et qu’il s’agit d’une métaphysique, non d’une religion au sens où on l’entend pour le christianisme. Donc, les désaccords fondamentaux qui ont opposé l’Église catholique aux investigations scientifiques n’avaient pas au premier abord lieu d’être avec le bouddhisme. En effet, en tant que système philosophique ouvert, c’est-à-dire ne prétendant pas posséder la connaissance et l’explication exhaustives du monde, il parvient très bien à intégrer la plupart des concepts scientifiques nouveaux, qui ne

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remettent nullement en cause ses théories. Pour un esprit convaincu de la justesse de la philosophie bouddhiste, les découvertes scientifiques modernes ne bouleversent pas son système de pensée et il semble bien qu’il n’existe pas d’incompatibilité ou discordance. C’est encore à Matthieu Ricard que l’on doit d’apporter des éclaircissements à ce sujet, dans une série d’entretiens avec l’astrophysicien d’origine vietnamienne Trinh Xuan Thuan36. Philosophie bouddhiste et pensée scientifique Dans les entretiens avec Jean-François Revel, Matthieu Ricard déclare déjà : “Le bouddhisme rejoint […], intellectuellement, certaines vues de la physique contemporaine […]”. Plus précisément, la physique confirme l’exactitude de la pensée bouddhiste qui a toujours cherché “à briser le concept intellectuel de la solidité du monde phénoménal”37. Cependant, ce sont les entretiens avec un éminent astrophysicien qui apportent les informations les plus complètes, les plus actualisées et aussi les plus dignes de confiance sur la correspondance entre l’interprétation bouddhiste du monde et la réalité scientifique connue à ce jour. Caractérisant la compréhension du monde selon le bouddhisme, Matthieu Ricard explique à son interlocuteur que la pensée occidentale – religieuse, philosophique et même scientifique – a toujours cherché à dégager une “cause première”, à la différence de l’enseignement bouddhiste : l’investigation bouddhiste conduit à la constatation que le moi et les phénomènes extérieurs n’existent pas de façon autonome, que la distinction entre “moi” et les “autres” n’est qu’une étiquette illusoire. C’est ce que le bouddhisme appelle “vacuité” ou absence d’existence propre.

Or, répond Trinh Xuan Thuan, la mécanique quantique, apparue au début du XXème siècle, a ébranlé l’idée d’une réalité intrinsèque des constituants élémentaires de la matière et a remis en question certaines notions de causalité38

36

Matthieu Ricard, Trinh Xuan Thuan, L’infini dans la paume de la main, NiL éditions, Pocket, Paris, 2000. 37 Jean-François Revel, Matthieu Ricard, op. cit., p. 144. 38 Matthieu Ricard, Trinh Xuan Thuan, op. cit., p. 25.

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et quoique dépourvu de matière, le vide quantique est sans cesse traversé de champs d’énergie. La mécanique quantique introduit une faille dans le système de connaissances occidentales, fondées sur la logique aristotélicienne et elle tend à valider l’interprétation bouddhiste du monde. La théorie du big bang réserve aussi un écueil ; pour le bouddhisme, dit Matthieu Ricard, “rien, même le début apparent du temps et de l’espace, ne peut se manifester sans causes ni conditions, autrement dit rien ne peut commencer à exister ou cesser d’exister. Le big bang ne peut donc être qu’un épisode au sein d’un continuum sans début ni fin”39 ; sinon, il faudrait admettre l’idée d’un Créateur, répond la philosophie bouddhiste. La physique de la fin du XXème siècle est, quant à elle, dans l’incertitude, faute de savoir comment unifier les deux grandes théories que sont la mécanique quantique et la relativité40. Le problème du hasard tel que le formule Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité et tel qu’il apparaît en cosmologie ne contredit pas non plus la thèse bouddhiste : “L’univers n’est pas réglé par un grand horloger pour que la conscience apparaisse : ils cœxistent depuis des temps sans début et ne peuvent donc pas s’exclure mutuellement”41, précise Matthieu Ricard. La correspondance entre bouddhisme et physique moderne devient encore plus frappante quand il s’agit du concept d’interdépendance. Matthieu Ricard rappelle que le bouddhisme voit le monde comme un vaste flux d’événements reliés les uns aux autres et participant tous les uns des autres

et Trinh Xuan Thuan répond instantanément : Cette notion de “flux d’événements” rejoint la vision de la cosmologie moderne : du plus petit atome à l’univers entier, en passant par les galaxies, les étoiles et les hommes, tout bouge et évolue, rien n’est immuable42.

Mais alors, pourrait-on dire, que devient le “retour cyclique” cher à Marguerite Yourcenar ? Trinh Xuan Thuan explique que la cosmologie moderne conçoit un “univers cyclique non répétitif” qui ressemble tout à fait à l’“univers cyclique (mais ni circulaire ni 39

Ibid., p. 43. Ibid., p. 44-45. 41 Ibid., p. 62-63. 42 Ibid., p. 86-87. 40

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répétitif comme l’univers des stoïciens)”43 des bouddhistes. Ni la physique moderne ni le bouddhisme ne contestent l’idée d’un monde cyclique, ils s’éloignent seulement un peu de la conception stoïcienne. L’interdépendance est un concept fondamental, tant pour la physique que pour le bouddhisme ; il en découle que les parties et le tout sont intimement liés, qu’il n’existe pas de particules autonomes qui construiraient la matière, ni d’entité créatrice sans cause, que les phénomènes ne se manifestent pas autrement qu’interdépendants, notamment dans la conscience : un objet n’est tel que par rapport à un sujet. C’est d’ailleurs au physicien, non au moine bouddhiste, que l’on doit les deux phrases suivantes que n’aurait sans doute pas désavouées Marguerite Yourcenar : Nous sommes tous faits de poussières d’étoiles. Frères des bêtes sauvages et cousins des fleurs des champs, nous portons tous en nous l’histoire cosmique

et Cette globalité fait que nous sommes tous responsables de notre Terre et devons la préserver de la dévastation écologique que nous lui infligeons44.

Enfin, que dire de cette pensée tellement humaine, presque lyrique d’Einstein, ne croirait-on pas entendre un écho de Marguerite Yourcenar : L’être humain est une partie du tout que nous appelons univers, une partie limitée par le temps et l’espace. Il fait l’expérience de lui-même, de ses pensées et de ses sentiments comme des événements séparés du reste, c’est là une sorte d’illusion d’optique de sa conscience. Cette illusion est une forme de prison pour nous, car elle nous restreint à nos désirs personnels et nous contraint à réserver notre affection aux quelques personnes qui sont les plus proches de nous. Notre tâche devrait consister à nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion de manière à y inclure toutes les créatures vivantes et toute la nature dans sa beauté.45

Des phrases telles que celles-ci témoignent que la pensée de Marguerite Yourcenar puise autant dans la science moderne que dans 43

Ibid., p. 52-53. Ibid., p. 100 et 101. 45 Ibid., p. 99. 44

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le bouddhisme mais n’est-ce pas sensiblement la même chose, n’y a-til pas souvent presque superposition ? Cependant Einstein n’admettait pas certaines thèses de la physique quantique et en cela, il se trompait. Trop réaliste, il éprouvait des difficultés à admettre que les phénomènes ne sont que transitoires et subissent d’incessantes transformations ; or, dit Trinh Xuan Thuan, “Si la lumière se manifeste comme une onde, on peut la caractériser par sa longueur d’onde et par sa fréquence. Si elle se montre comme une particule, on peut la caractériser par son énergie”46 et plus stupéfiant encore, cette dualité se retrouve dans la matière. Il faut encore ajouter à cela le “flou quantique” lié à l’acte d’observation. Aussi les physiciens quantiques Niels Bohr, Werner Heisenberg et Wolfgang Pauli ont-ils formulé l’hypothèse que “les atomes forment un monde de potentialités ou de possibilités, plutôt que de choses et de faits”47. Cette interprétation, éloignée des hypothèses d’Einstein, correspond tout à fait à la pensée bouddhiste. La notion de changement perpétuel, d’impermanence de l’univers tout entier qui caractérise la cosmologie moderne existait déjà chez Héraclite qui maintenait que “l’univers est en perpétuel devenir et que tout n’est que mouvement et écoulement sans commencement ni fin”48. Sur la question du temps, le concept de relativité d’Einstein, qui “pensait que le passage du temps n’est qu’une illusion” et qui ainsi “avait aboli la distinction entre passé, présent et futur”49, évoque Le Labyrinthe du monde mais ne coïncide pas tout à fait avec le bouddhisme ; à l’explication de Trinh Xuan Thuan, “Dans la théorie de la relativité, le temps physique est simplement là, immobile et statique. L’espacetemps est là dans sa totalité, contenant tous les événements depuis la naissance de l’univers jusqu’à sa fin”, Matthieu Ricard répond que le temps n’a pas de réalité, que la “nature absolue du temps est sa vacuité, son absence d’existence propre”50. Sans doute est-ce plutôt la notion de vacuité qui prévaut dans Un homme obscur et qui produit le sentiment d’irréalité qui s’attache à Nathanaël ; cependant, il n’est pas certain que Marguerite Yourcenar ne retienne pas le concept d’Einstein, en particulier dans l’idée de retour cyclique de l’histoire. 46

Ibid., p. 109. Ibid., p. 113. 48 Ibid., p. 145-146. 49 Ibid., p. 178. 50 Ibid., p. 184. 47

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Autre notion importante de la physique contemporaine : le chaos. Trinh Xuan Thuan en donne d’abord la définition en expliquant en quoi le mathématicien Henri Poincaré a introduit un élément tout à fait nouveau : “En termes scientifiques le chaos n’est pas une absence d’ordre, comme semble l’impliquer l’usage courant de ce mot. Il se rattache plutôt à une notion d’imprévisibilité à long terme”51. Matthieu Ricard émet quelques réserves par rapport à cette notion car l’idée de hasard risque de réintroduire la créativité ; or le bouddhisme ne se satisfait ni du hasard ni de la nécessité qui impliquent une notion de causalité ; ce que le bouddhisme peut admettre, c’est l’idée de “synergie de l’ensemble” ; cela se rapproche alors tout à fait du concept de chaos en science que Trinh Xuan Thuan décrit comme “l’impossibilité de connaître parfaitement toutes les conditions initiales d’un système non linéaire [qui] fait que son comportement est imprévisible”52 ; autrement dit, tout interagit avec tout, et la référence au hasard intervient pour désigner ce que l’intelligence humaine ne maîtrise pas. La notion de causalité et de déterminisme occupant une place importante tant en philosophie qu’en sciences, Matthieu Ricard précise la conception bouddhiste : elle commence par éliminer la possibilité que quelque chose puisse apparaître sans cause : si un résultat pouvait se produire sans cause, n’importe quoi pourrait découler de n’importe quoi, car ce qui n’a pas de cause ne dépend de rien. L’apparition d’un effet résulte donc de causes et de conditions […] Mais la logique bouddhiste met en évidence les difficultés insurmontables qu’on rencontre dès que l’on considère les phénomènes comme des entités concrètes et indépendantes53.

Aussi la seule solution qu’envisage le bouddhisme est l’interdépendance, la coproduction, dans laquelle les phénomènes se conditionnent mutuellement les uns les autres dans un réseau infini de causalité dynamique, impermanente, indéchiffrable sur un mode linéaire, novatrice sans être arbitraire, et qui échappe aux extrêmes du hasard et du déterminisme54.

51

Ibid., p. 198-199. Ibid., p. 202 . 53 Ibid., p. 206. 54 Ibid., p. 210. 52

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Il s’ensuit évidemment que les êtres vivants constituent un continuum et on retrouve presque les termes employés par Marguerite Yourcenar elle-même dans ces phrases de Matthieu Ricard : Selon le bouddhisme, tous les êtres ont été liés à nous à un moment ou à un autre, depuis des temps sans commencement. Ils ont tous été nos pères, nos mères, nos amis et nos ennemis55.

Au cours de l’entretien, une première fois, Trinh Xuan Thuan mentionne l’intérêt des “physiciens quantiques” pour la philosophie orientale : Je ne pense pas que ce soit par accident que les fondateurs de la physique quantique, tels Bohr et Schrödinger, aient plaidé pour une unité de pensée entre la science occidentale et la pensée philosophique de l’Orient. Ils percevaient dans la pensée orientale une issue possible permettant de sortir des nombreux paradoxes inhérents à la mécanique quantique appréhendée selon un schéma occidental56

et dans sa conclusion, il revient sur cette idée de convergence entre l’interprétation bouddhiste de l’univers et les découvertes scientifiques du XXème siècle : […] il existe une convergence et une résonance certaines entre les deux visions, bouddhiste et scientifique, du réel. Certains énoncés du bouddhisme à propos du monde des phénomènes évoquent de manière étonnante telles ou telles idées sous-jacentes de la physique moderne, en particulier les deux grandes théories qui en constituent les piliers : la mécanique quantique – physique de l’infiniment petit – , et la relativité – physique de l’infiniment grand. Bien que radicalement différentes, les manières respectives d’envisager le réel dans le bouddhisme et dans la science n’ont pas débouché sur une opposition irréductible, mais, au contraire, sur une harmonieuse complémentarité. Et cela, parce qu’ils représentent l’un comme l’autre une quête de la vérité, dont les critères sont l’authenticité, la rigueur et la logique57.

Les très nombreux rapprochements que l’on peut mettre en évidence entre le bouddhisme et les sciences du XXème siècle révèlent que Marguerite Yourcenar subit cette double influence, à peu près 55

Ibid., p. 235. Ibid., p. 153. 57 Ibid., p. 346-347. 56

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indistinctement, et dans quelques cas, elle y trouve comme un écho de la pensée antique. Cela se vérifie notamment lorsque Trinh Xuan Thuan évoque la “notion paradoxale de beauté en science”. En dehors de la beauté immédiate des images transmises par le télescope, “une pouponnière stellaire ou le dessin exquis des bras spiraux d’une galaxie éloignée de millions d’années-lumière”58, il y a la beauté des théories, qui présente d’abord un caractère d’inévitabilité : Ainsi, la théorie de la relativité d’Einstein est belle comme une fugue de Bach à laquelle on ne peut changer une note sans que toute l’harmonie ne s’écroule, ou parfaite comme le sourire de la Joconde auquel on ne peut changer le moindre trait sans en détruire l’équilibre59,

explique Trinh Xuan Thuan avec le lyrisme d’un poète ; ensuite, elle se caractérise par sa simplicité : “Une belle théorie ne s’embarrasse pas de fioritures inutiles” et enfin, sa suprême qualité, c’est sa “conformité avec la Nature”, sa vérité. Cette notion de beauté de la vérité, d’esthétique de la perfection, chère à la philosophie grecque, apparaît tout à la fois chez Marguerite Yourcenar, dans la métaphysique bouddhiste et les sciences. Les convictions écologistes de Marguerite Yourcenar et son engagement coïncident aussi exactement avec la pensée scientifique de son temps et elle puise ses informations dans les travaux des chercheurs. Dans le Traité du vivant, le biologiste Jacques Ruffié s’appuie sur les études de ses contemporains pour lancer un cri d’alarme face à la démographie galopante : “Au taux de croissance actuel, l’humanité augmente tous les trois ans d’autant de sujets qu’il en vivait sur terre au temps du Christ (soit 250 à 300 millions)”60. Le nombre d’hommes sur terre mais aussi la rapidité de l’accroissement de l’espèce humaine entraînent la dégradation du milieu naturel et l’impossibilité de subvenir aux besoins les plus élémentaires de tant d’individus. A court terme, l’humanité sera confrontée à une catastrophe planétaire qu’un peu de lucidité et de courage aurait peutêtre pu éviter, préviennent les plus éminents scientifiques. Marguerite Yourcenar se fait l’écho de leurs craintes et, rejetant avec eux le

58

Ibid., p. 327-328. Ibid., p. 328. 60 Jacques Ruffié, Traité du vivant, tome 2, Champs-Flammarion, Paris, 1986, p. 336. 59

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mythe d’une création qui placerait l’homme au centre du monde, elle estime que l’humanisme d’aujourd’hui signifie : nous reconnaître non comme les seuls héritiers d’une course dont nous serions le couronnement, mais le maillon d’une chaîne qui doit se poursuivre après nous. Penser alors à ceux qui vont venir et leur préparer un monde accueillant et fraternel. Le sentiment de solidarité des générations permet de comprendre le sens de la naissance et celui de la mort61.

Comme les sciences de la matière, les sciences du vivant ont acquis au XXème siècle la certitude d’un continuum entre les diverses expressions de la vie, ce qui ne contredit pas l’enseignement du bouddhisme. Autant que sur des convictions philosophiques, la pensée de Marguerite Yourcenar se fonde sur les connaissances objectives de son temps dont elle mesure la portée et auxquelles elle adapte sa perception du monde et sa morale ; les doutes qui l’assaillent dès la fin des années 50 à la vue de l’évolution de la civilisation concordent avec les idées du grand biologiste et humaniste, contemporain de Marguerite Yourcenar, que fut Jean Rostand. Le projet “autobiographique” de Marguerite Yourcenar, caractérisé par son effacement personnel, ses personnages détachés de leur “ego” entretiennent l’incertitude chez le lecteur : subit-elle simplement l’influence de sa culture gréco-latine, de l’humanisme français et européen ou bien de la philosophie orientale ou encore des sciences contemporaines ? En fait, tout cela est présent dans sa pensée, amalgamé pour composer une philosophie personnelle, à la fois très classique et moderne. Moderne, non pas au sens où on l’entendait au XXème siècle, Marguerite Yourcenar n’a pas adhéré au courant moderniste de son temps mais moderne dans la mesure où elle s’efforce de jeter un pont entre les origines de la civilisation et la civilisation de demain. On peut penser qu’elle considérait comme des épiphénomènes, des accidents, les innovations du XXème siècle en matière artistique. S’efforçant de penser au-delà, elle a essayé de comprendre son temps dans les grands courants d’idées auxquelles les scientifiques donnaient forme à la suite de leurs découvertes et a effectué le rapprochement avec des philosophies apparues il y a plusieurs siècles en divers lieux de la terre. Elle propose une sorte de syncrétisme entre l’Antiquité, l’Orient et les connaissances 61

Ibid., p. 401.

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scientifiques actuelles ainsi qu’une forme de sagesse issue de ce syncrétisme.

IV Une sagesse pour notre temps ? L’alchimie avec ses passages successifs, la philosophie bouddhiste avec les quatre vœux que Marguerite Yourcenar rappelle à Matthieu Galey, la science avec la relativité de ses certitudes indiquent une méthode universelle pour parvenir à la sagesse et en ce sens, leur leçon reste actuelle : conscience morale, connaissance, tolérance, ascèse, purification, amélioration de soi et compassion envers les autres jalonnent la voie qui conduit à la bienfaisance et à la réussite d’une vie. Il faut aussi chercher une leçon pour aujourd’hui du côté d’Hadrien car même si le monde de l’Antiquité n’est pas transposable dans le monde du XXème siècle, “quelque lumière et quelque clarté”62 s’en dégagent encore. Rémy Poignault63 explique que Marguerite Yourcenar a oscillé du doute à la confiance et inversement au sujet de l’influence de la Grèce et de l’esprit hellénique sur notre temps. Sa vision pessimiste du monde à la suite des Mémoires d’Hadrien, l’idée de la décadence incessante de la civilisation depuis le siècle d’Hadrien donnent à penser que le fil qui nous relie à la Grèce antique est bien rompu. Cependant, à travers le mythe, son œuvre témoigne de la présence éternelle de celle-ci et de sa capacité à exprimer toujours avec la même densité l’essence de la nature humaine. Et ainsi que le souligne Rémy Poignault, la lucidité, si chère à Marguerite Yourcenar, dont elle fait une vertu capitale, n’est-elle pas un héritage caractéristique de la Grèce antique ? Dans le monde chaotique de la fin du XXème siècle, en proie à la confusion et aux folies de toute nature, la pensée grecque, claire, raisonnable et libre, complétée par les philosophies nées en Orient et les lumières de la science moderne, a sans doute encore bien des enseignements à transmettre aux hommes. Car, comme Rabelais, Marguerite Yourcenar respecte infiniment la science mais à condition qu’il ne s’agisse pas d’une “science sans conscience”. 62

Marguerite Yourcenar, PV, p. 223. Rémy Poignault, “La fontaine d’Aréthuse : résurgence de la source antique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar” in Marguerite Yourcenar, retour aux sources, Libra Bucarest, Tours, SIEY, 1998, p. 103 à 124. 63

Conclusion Les déplacements intercontinentaux de Marguerite Yourcenar symbolisent finalement assez bien son itinéraire intellectuel. La première partie de sa vie se déroule en Europe, qu’elle parcourt en tous sens et qui la façonne profondément. En effet, issue de la haute bourgeoisie cossue de la fin du XIXème siècle, elle intègre parfaitement et harmonieusement les valeurs de la classe dominante à laquelle elle appartient. Cela s’entend au sens le moins péjoratif qui soit, c’est-à-dire que comme Gide, Proust, Larbaud et d’autres, elle fait sien le riche humanisme bourgeois, imprégné de culture antique, et stigmatise sans concessions la mesquinerie, l’hypocrisie et tout simplement la bêtise de son milieu. Mais les transformations subies par cette couche sociale au XXème siècle privent Marguerite Yourcenar de l’aisance financière de ses jeunes années et l’amènent à se réfugier aux États-Unis. Sa connaissance du monde va se compléter d’éléments ignorés jusqu’alors et l’installation définitive en Amérique, suivie de l’adoption de la nationalité américaine, marque, sinon un renoncement et un abandon, du moins une rupture importante. L’anglais restera à jamais une langue étrangère pour elle, la riche bourgeoisie d’affaires américaine, plus soucieuse de rentabilité que d’humanité, ne lui inspirera qu’indifférence ou mépris et elle continuera, comme par le passé, à se tourner vers les vieilles civilisations, celles d’Europe bien sûr mais aussi celles d’Asie, qui progressivement lui deviennent de plus en plus familières. Même si, comme elle l’a affirmé elle-même, le matériau, qui allait constituer ses œuvres, avait vu le jour dès les années 1920 et 1930, il est bien évident que l’œuvre qu’elle a léguée ne partage pas grand-chose avec les ébauches primitives. Le cheminement intellectuel, qui conduit de la jeune aristocrate partiellement parisienne, aspirant à la création littéraire, à l’académicienne vagabonde de l’île des Monts-Déserts, montre une évolution considérable. Entre le mythe tel qu’il s’exprime dans Denier du rêve de 1934 et les éléments qui en restent dans Denier du rêve de 1959, on entrevoit deux conceptions littéraires différentes. En 1934, la succession de rapprochements avec des personnages mythiques

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produit un effet d’insistance un peu excessif qui s’estompe ultérieurement. Dans les Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir, la référence au mythe devient encore plus implicite. Sans renoncer à ce mode d’expression de l’universalité, Marguerite Yourcenar trouve sa méthode personnelle, en conformité avec sa conception philosophique de l’être. Tout être vivant – non seulement l’homme – se compose d’un invariant qui vient de la nuit des temps et qui traverse les âges. En tout homme, qu’il soit un maître du monde comme Hadrien, un esprit éclairé de la Renaissance comme Zénon ou un individu tout simple comme Nathanaël, dès que l’on gratte la gangue déposée par les hasards d’une destinée particulière, en retrouve l’essence même de l’humanité et de la vie. C’est à ce travail de décomposition de la matière, de fouilles dans les strates accumulées pour créer une personne originale, de recherches du noyau initial, que se voue Marguerite Yourcenar. Et bien souvent, il faut se contenter d’hypothèses – hypothèses sur sa propre identité, sur les êtres et les choses qui paraissent proches – parce que tout dans l’univers est régi par les lois de la relativité et de l’incertitude dues au jeu des constantes interactions des phénomènes. L’équilibre classique de la connaissance se trouve rompu au profit d’une conception probabiliste, révélatrice de la modernité de Marguerite Yourcenar. L’internationalisme, assez caractéristique de la littérature du XXème siècle et très profondément ancré en Marguerite Yourcenar, subit aussi une sensible évolution. Nous avons pu constater qu’à l’âge mûr, elle désavouait en grande partie les idées exposées dans “Diagnostic de l’Europe” et sa traduction des Negro Spirituals révèle une ouverture d’esprit, une prise en compte de cultures considérées autrefois comme inférieures, qui n’existaient pas chez la jeune Yourcenar. Après avoir montré qu’en dépit de sa bonne volonté, Marguerite Yourcenar ne pouvait apprécier la culture afro-américaine autrement que d’après des critères européens, Francesca Counihan décèle aussi dans les Nouvelles orientales1 une tendance à l’exotisme, à l’idéalisation d’un Orient de rêve, qui aurait su conserver les valeurs

1

Francesca Counihan, “L’exotisme dans l’imaginaire yourcenarien : une attitude du XXème siècle ?”, MY Écrivain du XIXème siècle ?, Actes du colloque international de Thessalonique, textes réunis par Georges Fréris et Rémy Poignault, SIEY, ClermontFerrand, 2004, p. 107-117.

Conclusion

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disparues de l’Occident décadent. Osamu Hayashi2 n’exonère pas Marguerite Yourcenar d’une tendance à l’exotisme, fondée sur un Orient plus imaginaire que réel, mais il estime qu’elle transcende cet aspect car elle n’essaie pas de faire de l’Orient la projection narcissique de son propre désir. Ce qu’elle tente dans les Nouvelles orientales est en fait de détourner la tradition artistique de l’orientalisme, tout l’art bâti autour du nom fascinant de l’Orient3.

Loin d’être une mode, une sorte d’accessoire esthétique, l’Orient est pour Yourcenar un monde autre, dont il faut explorer la richesse et dont il est urgent de détruire la représentation de pacotille, courante au XIXème siècle. La curiosité de Marguerite Yourcenar pour de nouvelles formes de civilisations et cultures a certainement toujours existé. On peut admettre que dans ses jeunes années, elle n’était pas débarrassée des préjugés qui avaient cours à l’époque mais par la suite, la tentation de l’Orient a représenté chez elle une réelle volonté de pénétrer dans un univers spirituel autre. Il ne s’agissait pas simplement de fuir les tristes réalités occidentales pour se réfugier dans un Orient mythique mais plutôt de rechercher des philosophies de la vie dont les conséquences se révéleraient peut-être moins désastreuses. L’évolution incontestable de Marguerite Yourcenar ne masque pas sa fidélité aux idées qui lui sont chères et leur permanence dans son œuvre. On peut considérer les Mémoires d’Hadrien comme la glorification de la culture antique et le meilleur éloge qu’elle en ait proposé mais nulle part ailleurs, elle n’en renie l’apport. Évoquant les “humanités” de son grand-père, elle déplore leur fonction d’“estampille” de l’honnête homme, exigeant assez peu de connaissances approfondies et plus de mémorisation que de réflexion ; mais c’est pour mieux souligner l’incomparable richesse de la langue et de la littérature hellène et latine, qui ont formé les beaux esprits et les grands penseurs européens. Le constat de l’affaiblissement de la raison et de l’intelligence claire qu’elle déplorait dans “Diagnostic de l’Europe” demeure une constante chez Marguerite Yourcenar. Cette 2

Osamu Hayashi, “L’imaginaire orientaliste chez Marguerite Yourcenar”, MY Ecrivain du XIXème siècle ? , op. cit., p. 241 à 249. 3 Osamu Hayashi, ibid., p. 249.

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reconnaissance de sa dette à l’égard des bases très anciennes de sa culture influe d’ailleurs sur son approche du Japon ; elle part en quête du “Japon éternel”, de son théâtre classique, de ses mœurs ancestrales et de sa pensée profonde. Si le Japon moderne, américanisé, lui déplaît, ce n’est pas tant par défaut d’exotisme que parce qu’elle découvre une civilisation séculaire, menacée de destruction par le monde moderne. Sa sympathie pour l’écrivain extrême et extravagant que fut Mishima, s’explique par une communauté de pensée : la volonté de défendre les valeurs spirituelles et morales qui ont fondé une grande civilisation, menacée aujourd’hui de disparition, aussi bien en Orient qu’en Occident. Dans son respect pour les cultures anciennes, il faut aussi ranger la culture française classique, qui a largement contribué à sa formation. Plusieurs spécialistes de Marguerite Yourcenar font état de similitude avec Flaubert4. Tout d’abord, la méthode de reconstitution de l’histoire de Marguerite Yourcenar a souvent été comparée à celle de Flaubert dans Salammbô ; la documentation, sous forme de lectures et d’observations directes par le voyage, constitue l’étape essentielle ; quand cela ne suffit pas, les deux écrivains procèdent par analogie et induction. Enfin, l’un et l’autre excellent dans l’expression de l’ironie, caractéristique du regard et du jugement qu’ils portent sur le monde. En dehors des écrivains du XIXème siècle, elle connaissait aussi parfaitement ceux des siècles antérieurs et on sait que la pensée de Montaigne l’a influencée. On devine assez bien d’après ses Entretiens qu’une bonne partie de sa vie s’est passée à s’imprégner des chefsd’œuvre de la littérature, à les incorporer intimement en quelque sorte afin de les méditer, de les apprécier les uns par rapport aux autres ; en témoigne la comparaison de Phèdre de Racine avec sa source Hippolyte d’Euripide5 ; la culture classique, antique, française et européenne, forme le terreau intellectuel de Marguerite Yourcenar. Aussi n’est-ce pas sans étonnement que l’on découvre dans l’œuvretestament, un Nathanaël reniant les livres et la culture et considérant que la clarté d’esprit existe sans cela.

4 Dans les Actes du Colloque de Thessalonique, MY Ecrivain du XIXème siècle ?, op. cit. 5 Marguerite Yourcenar, YO, p. 104, où Marguerite Yourcenar évoque “l’incomparable perfection de la langue” de Racine mais juge qu’il n’a pas conservé la “grandeur humaine” d’Euripide.

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En alliant respect de la tradition et du classicisme et prise en compte de certains traits de modernité, Marguerite Yourcenar a enrichi la littérature de son temps d’éléments nouveaux et on pourrait dire avec Bruno Blanckeman qu’elle joue le rôle de “passeur du siècle”6, qui réalise et facilite la transition entre la littérature de l’âge classique et celle d’après les déconstructions typiques de la modernité. Elle contribue à entretenir le genre romanesque sans négliger de le faire évoluer, à empêcher (ou tout au moins retarder) sa disparition, sous les multiples tentatives d’expérimentation de techniques nouvelles. On a pu voir que des procédés de style et de construction prisés à l’époque moderne étaient adoptés par Marguerite Yourcenar, mais toujours intégrés dans un style harmonieux et épuré. Des données nouvelles, issues de connaissances récentes, font leur apparition dans son œuvre. Il s’agit d’abord des formes de pensée nouvelles, nées des découvertes scientifiques et de l’approfondissement des philosophies orientales, que les progrès en matière de communication internationale (sur le plan du langage aussi bien que sur celui des voyages) ont permis de mieux connaître et comprendre. Marguerite Yourcenar a pu découvrir que l’antagonisme fondamental qui oppose les sciences et les religions fondées sur le dogme, disparaît de lui-même avec le bouddhisme, dont la philosophie générale est étrangement proche de la physique quantique. A la question qui hante tous les artistes du XXème siècle : quel sens peut-on donner à l’existence humaine dans un monde dont toutes les valeurs vacillent et s’effondrent, où le sens du sacré disparaît, où le progrès même devient source de nouveaux maux ?, Marguerite Yourcenar propose une réponse fondée sur la métaphysique orientale et les sciences modernes. Son humanisme, qui n’exclut pas la notion de transcendance, privilégie celles de relativité et d’interdépendance dans le continuum de la vie. L’homme n’est qu’une parcelle de l’ensemble des êtres qui forment la chaîne du vivant, il n’occupe une place ni primordiale ni prépondérante ; intimement solidaire de tout ce qui vit, il se doit de respecter l’intégrité de son environnement, de montrer de la compassion à l’égard de toute forme de souffrance et la notion d’un “moi” supérieur, maître égocentrique du monde s’abolit automatiquement. “Accident” 6

Bruno Blanckeman, “Marguerite Yourcenar, passeur du siècle”, MY Écrivain du XIXème siècle ?, op. cit., p. 13 à 19.

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de la vie au même titre que n’importe quel être, il n’a aucun droit à disposer de l’univers à sa fantaisie. Par contre, l’idéologie politique, qui sous-tend l’œuvre d’un grand nombre d’écrivains contemporains n’apparaît pas chez Marguerite Yourcenar, non plus que l’idéal d’action, d’engagement dans les événements du temps. Elle défend avec constance les causes qui lui sont chères mais n’intervient pas dans les grands événements du temps, à la manière de Malraux, Céline ou la plupart des Surréalistes par exemple. Elle garde par conséquent une place singulière. Sa thématique ne diffère pas profondément de celle de ses contemporains. L’histoire, souvent mêlée à l’autobiographie (réelle ou fictive) et chargée d’une signification mythique, est au cœur de l’œuvre de maints écrivains du XXème siècle et peut-être n’a-t-on pas suffisamment vu les rapprochements qui pouvaient s’opérer entre les romans de Marguerite Yourcenar et ceux de certains de ses contemporains. Le besoin d’ouverture de son horizon culturel, l’internationalisme, typiques de Marguerite Yourcenar, ne constituent pas une spécificité. Dès le début du siècle, les écrivains et artistes ont conscience d’appartenir à un monde élargi, qui dépasse le cadre des frontières nationales. L’augmentation des échanges, la diffusion des idées plus rapide et facilitée par les traductions plus nombreuses, le développement des revues littéraires dans l’entre-deux-guerres, permettent une meilleure connaissance des préoccupations et des recherches des étrangers. Le sentiment d’appartenir à une civilisation commune, aux prises avec des difficultés qui concernent tous les pays crée un sentiment de solidarité, qui se développe parallèlement aux idées politiques internationalistes. En puisant dans de nombreuses cultures d’Europe et du monde, Marguerite Yourcenar ne se montre pas très originale. Elle l’est dans le profit qu’elle en tire, non dans sa quête. Sa relative marginalité dans les lettres françaises vient de loin. N’ayant pas fréquenté d’établissements scolaires, Marguerite Yourcenar n’appartient à aucun groupe intellectuel formé dès leur jeunesse par les futurs écrivains. Souvent en voyage, elle ne séjourne jamais très longtemps à Paris ; aussi ne s’intègre-t-elle pas vraiment dans un cercle. Elle semble se tenir tout à fait à l’écart du mouvement surréaliste et côtoyer plutôt les écrivains qui recherchent dans la fidélité (voire le retour) aux sources gréco-latines et chrétiennes de la culture française un remède à la décadence de la civilisation. On peut à bon droit soupçonner André Fraigneau de sympathies ultra-

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nationalistes, sinon fascistes. Sans doute Marguerite Yourcenar a-telle eu l’occasion de rencontrer dans l’entre-deux-guerres, des intellectuels, qui regardaient favorablement la progression de l’extrême-droite. De là à dire qu’elle partageait leurs idées et que dans ses jeunes années, elle n’était pas hostile au fascisme, il y a un pas que l’on ne peut franchir. Il n’existe à ce jour aucun indice de la sympathie de Marguerite Yourcenar pour les idées réactionnaires des premières décennies du XXème siècle. Puis sa situation d’exilée aux États-Unis lui ayant permis de se tenir toujours à l’écart des mouvements littéraires français et des disputes théoriques et idéologiques, elle a mené à bien sa tâche d’écrivain, seule, l’esprit libre, se fiant à son goût et à son jugement. Refusant les étiquettes, les “écoles”, elle s’est en quelque sorte toujours tenue “au-dessus de la mêlée”, pour reprendre le titre de l’œuvre de Romain Rolland, qu’appréciait son père. L’indépendance par rapport à un mouvement littéraire quel qu’il soit, était sans doute l’une des conditions de l’exercice de sa liberté. Elle pouvait ainsi choisir les formes qui lui convenaient, traiter l’histoire à sa guise et adopter une composition et un style classiques, selon son goût. Rien ne lui interdisait néanmoins d’adopter certains procédés propres aux écrivains du XXème siècle, pour en tirer un effet original, adapté à sa pensée créatrice. C’est par exemple le cas de l’éclatement du temps dans Le Labyrinthe du monde. Plus que tout, semble-t-il, elle s’est voulue un écrivain libre, choisissant les sujets qui l’inspiraient ou lui importaient. En 1929, elle publie un premier roman traitant de l’homosexualité, ce qui pouvait passer pour un thème tout à fait à la mode dans les années 20 mais n’était pas admis dans la morale collective, surtout sous la plume d’une femme. Plus encore, avec D’après Gréco, elle aborde un sujet : l’inceste, qui ne pouvait que choquer, même des lecteurs larges d’esprit. Outre l’homosexualité, qui figure dans tous les romans de Marguerite Yourcenar, Le Coup de grâce met en scène un sujet politique et présente un personnage aux idées tendancieuses, voire antisémites. Bien qu’elle se soit abstenue par la suite d’exprimer des opinions politiques, elle n’a pas hésité à critiquer la société de consommation et à assimiler la barbarie humaine à l’égard des animaux à la barbarie nazie. Soucieuse de témoigner au nom des hommes et pour eux, elle s’est toujours tenue à la lisière des tendances trop marquées. Sans doute est-ce d’ailleurs à cette indépendance que l’on doit un autre aspect particulier de son œuvre : la réécriture des textes. Elle

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n’a pas ménagé les informations sur la genèse de ses œuvres et on sait que les premières ébauches des Mémoires d’Hadrien étaient bien antérieures au roman définitif ; de même, l’évolution de Remous en La Mort conduit l’attelage puis en trois romans distincts d’une part et en Archives du Nord d’autre part est connue. Le théâtre aussi reproduit des textes antérieurs : Qui n’a pas son Minotaure ? se présente comme une refonte d’Ariane et l’Aventurier cependant que Rendre à César constitue la troisième version de Denier du rêve. On s’est moins penché sur le cas de Quoi ? L’Éternité qui offre une reprise développée d’Alexis et simplifiée du Coup de grâce. Peut-être faudrait-il aussi se demander s’il n’y a pas des échos de Denier du rêve dans Anna, soror... Entre l’exercice de la tyrannie politique de l’Inquisition à Naples et celle du fascisme mussolinien à Rome, n’y aurait-il pas des correspondances ? On peut presque se demander si Marguerite Yourcenar n’a pas voulu montrer qu’une œuvre littéraire pouvait se créer avec deux ou trois canevas et un petit nombre de personnages, à partir desquels on élabore des situations variées, on modifie le moment historique, on introduit diverses modulations, de façon à produire chaque fois un récit nouveau. Autrement dit, l’œuvre littéraire ne serait jamais qu’un “bal costumé” pour reprendre l’expression de Marguerite Yourcenar elle-même, où un sujet unique réapparaîtrait sous des habillages, des éclairages et des angles différents. Peut-être n’a-t-on affaire comme au théâtre qu’à une illusion, qui entraîne à chaque fois le lecteur dans son tourbillon, parce qu’elle apporte rêve et beauté. Si l’on essaie de dresser le bilan de ce que Marguerite Yourcenar a apporté à la littérature de son temps, on retiendra trois aspects principaux. Par son indépendance, son choix de la liberté et son refus de l’appartenance à quelque “école” que ce soit, elle a affirmé la primauté de l’art et des lettres et la dignité du créateur. L’art et la création ne se négocient pas, semble-t-elle proclamer de son île. Écrire suppose le temps, la maturité, le travail ; cela ne se décide pas arbitrairement, sur ordre. Il faut la pleine participation d’une sensibilité personnelle, qui donne toute sa valeur à l’œuvre littéraire. Aussi celle-ci ne doit-elle pas être galvaudée, considérée comme une simple marchandise. En un certain sens, on pourrait considérer cette attitude comme très conservatrice, dans la mesure où elle refuse catégoriquement le statut infligé à la littérature par la société actuelle mais n’est-ce pas le seul moyen d’éviter que l’art ne devienne lui aussi

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un produit de consommation quelconque ? Le refus de l’engagement de Marguerite Yourcenar s’explique certainement pour la même raison. Refusant d’associer à la création littéraire la notion de leçon profitable, elle se contente de créer son œuvre, qui renvoie inéluctablement le reflet de son temps mais elle laisse au lecteur le soin de découvrir le témoignage par lui-même, de l’interpréter et de le méditer selon sa personnalité. Homme parmi les autres, l’écrivain n’a pas vocation à délivrer des messages et dispenser un enseignement, qui révélerait la vérité. Mais son témoignage n’évite pas la subjectivité, même s’il conduit son travail avec le maximum d’objectivité. Le deuxième apport de Marguerite Yourcenar concerne le domaine de la pensée. L’image de la vie humaine, et de la vie en général, qu’elle nous propose doit beaucoup aux découvertes scientifiques du XXème siècle et de la fin du siècle précédent. Parmi les influences qu’elle a subies, il faut citer celles de savants tels que Darwin, Einstein ou les physiciens quantiques, dont les expérimentations viennent étayer la métaphysique bouddhiste, mais aussi la philosophie présocratique, les idées des Stoïciens, de Montaigne ou des philosophes allemands Nietzsche et Schopenhauer. Si l’on méconnaît les théories scientifiques modernes, il est bien vrai qu’on ne voit en elle qu’un écrivain du passé et son aversion pour le “moi” peut simplement évoquer celle des moralistes classiques alors qu’il s’y ajoute la conscience que dans le flux continu de la vie, le “moi” ne constitue guère qu’une “commodité”. On oserait presque dire qu’elle appartient à une modernité postérieure à celle du XXème siècle, qui privilégie à outrance l’individu, ses états de conscience et l’inconscient vulgarisé par la psychanalyse. En revanche, en ce qui concerne l’histoire et l’action politique, Marguerite Yourcenar n’a absolument pas le sens du collectif. Le mythe du grand homme reste sous-jacent dans les Mémoires d’Hadrien et celui de l’éternel retour, du mouvement cyclique de l’histoire semble exclure la notion de progrès découlant de l’action collective des hommes. De ce point de vue, elle se situe aux antipodes des écrivains contemporains qui appartiennent à la mouvance marxiste et se sent beaucoup plus proche des philosophies orientales, qui estiment que l’individu doit d’abord s’améliorer soi-même, intérieurement, pour faire progresser la société des hommes. Au rebours de la tendance générale au XXème siècle, là où bon nombre d’écrivains et artistes adhèrent, plus ou moins

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sincèrement, à une vision matérialiste de l’histoire, Marguerite Yourcenar reste idéaliste. Par contre l’idéalisme, qui prévaut dans l’appréhension de la personne considérée comme singulière chez ces écrivains, est renié chez Marguerite Yourcenar au profit d’une vision beaucoup plus matérialiste, où l’espèce et les éléments contingents sont déterminants . Enfin, sans doute pas moins que ses contemporains mais d’une autre manière, Marguerite Yourcenar a conscience des problèmes du monde moderne et met en garde ses lecteurs. Elle dénonce inlassablement la guerre, les destructions et misères qu’elle traîne dans son sillage, elle stigmatise les idéologies de toutes natures qui aliènent l’être humain, comme tant d’autres écrivains de son temps mais ses critiques du monde contemporain s’enracinent aussi dans ses connaissances et sa sensibilité scientifiques. Consciente des dégâts irréversibles que l’action des hommes inflige à la nature, outrée par le peu de respect de la vie qu’elle observe chez la plupart des êtres humains, elle ne cesse de s’indigner devant la capacité de nuire de l’humanité, qui lui semble à jamais vouée au mal et au malheur. Ses œuvres s’apparentent-elles, comme elle le dit elle-même, à une anticipation ? Il est difficile de juger sans recul mais il est exact qu’elle a souligné des réalités inquiétantes auxquelles le monde se trouve désormais confronté. Si l’analyse est juste et la projection dans l’avenir perspicace, en revanche, en n’envisageant pas de moyens d’action collectifs, elle semble dresser un bilan désespéré et annoncer une apocalypse inévitable. Cependant, une fois encore, la contradiction se fait jour chez Marguerite Yourcenar ; si malfaisant que soit l’homme, il est aussi capable de faire le bien et en partie libre de choisir sa vie. Hadrien et Zénon en donnent la preuve. Ils se heurtent à des obstacles redoutables, ils frôlent le renoncement à certains moments mais se préservent toujours une frange de liberté, qui leur permet de rester fidèles à eux-mêmes. Cela se vérifie aussi chez Nathanaël, qui ne possède ni culture ni pouvoir. Marguerite Yourcenar semble nous dire qu’“est grec celui qui veut l’être”, selon l’heureuse formule de Walter Wagner7 ; malgré son pessimisme face à l’omniprésence du mal partout dans le monde, elle ne renie jamais les valeurs léguées par la Grèce et malgré tout, peut-être parfois malgré 7

Walter Wagner, “Le voyage en Grèce chez Chateaubriand et Yourcenar”, MY, Écrivain du XIXème siècle ?, op. cit., p. 423 à 429, citation p. 429.

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elle, son humanisme recèle une petite lueur d’espoir : face à l’universalité du mal, si l’homme veut bien mettre en œuvre l’universalité du bien dont le secret réside dans sa raison et son sens moral, peut-être alors épargnera-t-il la planète et, par la même occasion, son espèce, apparue par hasard, dans la nuit des temps.

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