Prophètes, sorciers, rumeurs : La violence dans trois romans de Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889). (Faux Titre) 9042023538, 9789042023536, 9781435631762 [PDF]

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Prophètes, sorciers, rumeurs : La violence dans trois romans de Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889). (Faux Titre)
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Prophètes, sorciers, rumeurs

FAUX TITRE 307 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans

Prophètes, sorciers, rumeurs La violence dans trois romans de Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889)

Hélène Celdran Johannessen

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008

Cet ouvrage a été publié avec le soutien du Conseil norvégien de la recherche scientifique. Qu’il en soit chaleureusement remercié.

Photographie couverture / Photo cover: Jheronimus Bosch, Le Portement de Croix (1510-1516). Musée des Beaux Arts Gand. © Reproductiefonds Vlaamse Musea. Maquette couverture / Cover design: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-2353-6 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008 Printed in The Netherlands

Juliette Frølich In memoriam

Juliette Frølich a suivi ce travail depuis sa lente germination jusqu’à son achèvement. J’ai peu de mots pour exprimer ce que je lui dois, encore moins pour dire le chagrin que m’a causé sa brutale disparition en mai 2004. Sous sa tutelle lucide et bienveillante, ferme et chaleureuse, j’ai été toujours libre, toujours écoutée, parfois mise en garde, jamais découragée. Je dédie cet ouvrage à sa mémoire. Les commentaires enrichissants de Philippe Berthier et Per Buvik m’ont permis de remanier mon texte pour en faire ce livre. Que tous deux soient chaleureusement remerciés de leurs contributions. Je remercie aussi tous ceux, amis, parents, collègues, qui ont contribué par leur soutien à l’élaboration et à l’achèvement de mon travail. Merci aussi à Christa Stevens des Editions Rodopi. Ses conseils – et sa patience – m’ont été précieux. Merci, enfin et tout particulièrement, à mes trois enfants et à leur père, qui ont su me donner la solitude et la liberté nécessaires à ce travail. Oslo, Juin 2007.

Même en critique littéraire, d’ailleurs, rien ne me paraît plus fade et mystificateur, en dernière analyse, que l’insistance obsessive sur la diversité des œuvres, sur leur caractère ineffable et inépuisable, sur l’impossibilité de répéter deux fois la même interprétation, sur la négation de toute parole décisive, en somme. René Girard

Introduction 1. C’est de violence qu’il est question Un lien profond unit les trois romans de Barbey qui constituent le corpus de ce travail : Une vieille maîtresse, L’Ensorcelée et Un Prêtre marié. Ils forment un ensemble qui se démarque à la fois des écrits antérieurs et de ceux qui viendront après. Ce lien est-il à chercher dans la couleur locale, associée à la présence du surnaturel ? Il s’agit certes là de trois romans normands de Barbey. La seconde partie d’Une vieille maîtresse se situe sur la côte normande. L’Ensorcelée est un roman à ciel ouvert, qui assigne à la lande de Lessay un rôle crucial. Un Prêtre marié se déroule aussi en Normandie. L’argument normand ne suffit cependant pas. D’autres textes de Barbey ont aussi la Normandie pour cadre : le huis clos de Ce qui ne meurt pas (1883) – écrit dès 1839 sous le titre de Germaine ou la pitié) –, les derniers chapitres d’Une histoire sans nom (1882) se déroulent dans le Cotentin. L’argument géographique – régionaliste éventuellement –, ne saurait donc suffire à faire d’Une vieille maîtresse, L’Ensorcelée et Un Prêtre marié un ensemble cohérent. Quant au surnaturel, abondamment commenté par la critique1, il est lié au folklore comme aux représentations de la religion. Son rôle est important, et se précise d’un roman à l’autre. Il caractérise des légendes locales et le personnage de Vellini dans Une vieille maîtresse ; il imprègne tout L’Ensorcelée, dont le récit second s’ouvre et se referme sur la référence à une messe fantôme, et où la lande et les bergers sorciers occupent le devant de la scène. Dans Un Prêtre marié, enfin, une parole surnaturelle domine tout le roman : ce sont les prophéties de la Malgaigne.

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Voir entre autres Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, Droz, 1978, pp.251-311.

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Cependant, le surnaturel n’est absent ni du Chevalier Des Touches2 ni d’Une Histoire sans nom. Au début du premier, l’abbé de Percy voit le fantôme de Des Touches traverser la place des Capucins (745). Dans Une Histoire sans nom, la servante Agathe se voit barrer la route par un cercueil que les croyances locales lui ordonnent de retourner de bout en bout pour conjurer le mauvais sort. Cet argument seul est donc lui aussi insuffisant. Presque tous les textes écrits avant Une vieille maîtresse sont des huis clos, ainsi qu’Une Histoire sans nom. Si ce dernier, cependant, porte la trace d’un passage de l’œuvre en terre normande, le nombre des personnages y est sensiblement moins important. Or la représentation de la couleur locale, tout comme les interventions du monde surnaturel, dans les trois romans de mon corpus, sont très étroitement liées à tout un personnel beaucoup plus nombreux que dans le reste de l’œuvre narratif de Barbey3. En effet, le petit peuple aurevillien – servantes, vieilles fileuses, pêcheurs, bonne du curé ou couturière à la journée – est très présent dans ces trois romans. Pourtant, à observer de plus près, à écouter de plus près, devrais-je dire, tout ce petit monde, on découvre qu’il est surtout occupé à commérer, répandre la rumeur, prédire ou menacer ; il est peu montré dans l’exercice d’une activité quotidienne qui, associée à des portraits pittoresques – mais aussi, parfois, caricaturaux – , ne les pare que d’un « faux réalisme »4. Ces personnages évoluent dans un monde qui n’est pas, malgré les apparences, celui de la réalité environnante, palpable et rassurante. C’est un monde essentiellement oral : commérages des uns, débouchant sur des rumeurs folles et meurtrières ; menaces des autres, dotées ou non d’un pouvoir surnaturel maléfique, qui influencent certains personnages au point de déterminer leurs actes ; ceci sans omettre la prophétie, qui martèle mises en garde pressantes et noires prédictions, et raconte des histoires

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Romans de 1863 et 1882. L’expression « personnel » est empruntée à Philippe Hamon, Le personnel de roman. Le système des personnages dans les Rougon-Maquart d’Emile Zola, Droz, 1983. 4 C’est ce qu’a montré Pierre Simonot, dans « Le faux réalisme des personnages secondaires », Barbey d’Aurevilly 4, Revue des Lettres Modernes, Minard, 1969, p.6183. 3

Introduction

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de mort. Prophètes, sorciers, rumeurs : tous ont partie liée avec la violence et en dernier lieu la mort. Sensible dans un premier temps au témoignage social contenu dans les discours de ces petites gens, j’ai tôt fait appel, dans mes lectures, à des domaines extérieurs à la critique littéraire, donnant d’emblée à mon travail une orientation pluridisciplinaire. Ainsi, mes lectures du commérage et de la rumeur5 doivent beaucoup à la sociologie, notamment aux études de Françoise Reumaux6. Les travaux de l’ethnographe Jeanne Favret-Saada m’ont pour leur part permis de renouveler l’interprétation de la sorcellerie dans L’Ensorcelée, enfermée jusqu’ici dans des lectures qui n’en voient pas le véritable enjeu7. Si la critique a souvent souligné l’oralité qui caractérise le monde aurevillien, elle n’a pas cherché à la mettre en rapport avec les violences physiques. Or mes premières analyses m’ont vite fait comprendre que l’on avait là affaire à des phénomènes très étroitement liés à la violence. Non seulement la rumeur, mais aussi les sorts, ainsi que le discours prophétique, entretiennent des rapports avec cette violence, à caractère très souvent collectif, qui aboutit à l’élimination d’une victime unique. Une lecture selon la théorie mimétique de René Girard s’est donc imposée très naturellement. Cette démarche m’a paru d’autant plus intéressante qu’elle revient à confronter, en dernier lieu, les romans d’un écrivain catholique à un penseur chrétien. Le premier justifie parfois la violence ; le second démontre que le christianisme révèle l’innocence des victimes. De plus, René Girard invite lui-même à une lecture mimétique des textes littéraires8. 5

Voir « Il ou elle commère, on rumeure : aspects de l’oralité dans deux romans de Barbey d’Aurevilly », Les Oies du Capitole ou les raisons de la rumeur, sous la direction de Françoise Reumaux, « CNRS Communication », CNRS Editions, 1999, pp.121-137 ; « La province comme espace de parole : la rumeur dans Un Prêtre marié (1864) », ProvinceœParis. Topographie littéraire du XIXème siècle, Textes réunis par Amélie Djourakovitch et Yvan Leclerc, Publications de l’Université de Rouen, 2000, pp.297-314. 6 Toute la ville en parle. Esquisse d’une théorie des rumeurs, L’Harmattan, Logiques Sociales, 1994 ; La veuve noire. Message et transmission de la rumeur, « Sociétés », Méridiens Klincksieck, 1996. 7 Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la Mort, les Sorts [1977], Folio Essais, Gallimard, 1996. 8 La théorie mimétique fera l’objet du quatrième point de cette introduction.

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2. Barbey romancier catholique, romancier violent Ce titre répond à celui du dernier chapitre consacré par Pierre Colla au tragique dans l’œuvre de Barbey. Pierre Colla écrivait en 1965 : « romancier catholique ? » Je ne reprends pas ce point d’interrogation à mon compte9. On ne peut plus affirmer, aujourd’hui, comme le faisait Pierre Colla, que Barbey était « catholique de nom et d’Aurevilly pour le reste »10. Cette affirmation se justifierait par la propension de Barbey, dans ses romans, à représenter le mal, par opposition au catholicisme militant dont il fait preuve dans ses textes critiques. La polémique commence avec la parution d’Une vieille maîtresse, qui coïncide avec celle des Prophètes du passé11. Jacques Petit commente ainsi cette coïncidence : « on pouvait à bon droit s’étonner de ce rapprochement, comprendre assez mal que le même écrivain pût livrer en même temps au public ce pamphlet catholique et monarchiste et ce roman assez libre »12. La rédaction de la seconde partie du roman est marquée par la conversion de Barbey au catholicisme, que Jacques Petit résume ainsi : « Le masque tombait. D’Aurevilly s’acceptait avec ses contradictions, sa violence et son catholicisme »13. Barbey avait tout d’abord rédigé une première préface, à l’occasion de la deuxième édition. Il s’y montrait « gêné, pris entre le désir de se justifier et la difficulté de le faire »14. Dans la seconde préface, publiée avec la troisième édition15, Barbey, plus clair, donne sa définition du roman catholique. Celui-ci doit pouvoir tout représenter, tout en restant moral, parce que la moralité dans l’art 9

Pierre Colla, Le Tragique dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly, La Renaissance du Livre, 1965. 10 Ibid., p.103. 11 Les Prophètes du passé [1851], Librairie nouvelle, Bourdillat et Cie Editeurs, 1860. Barbey y présente quatre études, consacrées à Joseph de Maistre, Bonald, Chateaubriand et Lammenais. 12 Barbey d’Aurevilly, Œuvres romanesques complètes, « La Pléiade », Textes établis et annotés par Jacques Petit, tome I, Gallimard, 1964. p. 129. Toutes nos références à Une vieille maîtresse, L’Ensorcelée et Un Prêtre marié renvoient au tome I de cette édition. OC I désignera le tome I de cette édition, OC II le second. 13 Ibid., p.1290. 14 Ibid., p.1302. 15 La première préface est de 1858, la seconde de 1865, OC I, pp.1301-1302 et pp.1304-1309.

Introduction

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consiste précisément à représenter le vrai. Selon Barbey, le catholicisme a ainsi tout permis […] mais sous cette réserve absolue que le roman ne serait jamais une propagande de vices et une prédication d’erreur, que jamais il ne se permettrait de dire que le bien est le mal et que le mal est le bien, et qu’il ne sophistiquerait point au profit de doctrines abjectes ou perverses comme les romans de Madame Sand et de Jean-Jacques Rousseau. Sous cette réserve, le Catholicisme a même permis de peindre le vice et l’erreur dans leurs faits et gestes et de les peindre ressemblants.16

On visait à l’époque d’Une vieille maîtresse les représentations de l’adultère, que Barbey ne semblait point condamner. On se récriait au nom de la morale. C’est le même débat, plus violent, que l’on retrouve au moment du procès des Diaboliques. Ironique, virulent, Paul Girard attaque le recueil de Barbey. Dans un article, il en fustige le carractère horrible, l’indécence et le mauvais goût17. L’Ensorcelée et Un Prêtre marié provoqueront, eux aussi, des réactions qui soulignent le fossé entre la foi catholique affirmée et l’histoire racontée. Le critique Pontmartin reproche à Barbey ses contradictions et affirme, au sujet de L’Ensorcelée : « catholique, il publie un premier roman aux premières pages duquel un prêtre tente de se suicider »18. Un Prêtre marié, où le Salut est refusé au personnage principal, suscitera ce commentaire : « Son dernier roman ne plaira à personne, ni aux indifférents qu’éloignera le point de vue même où il se place, ni aux chrétiens qui regretteront que sa foi ne l’ait pas empêché de l’écrire ou du moins de l’écrire de cette façon »19. Toutes ces réactions traduisent la désapprobation en face de textes qui contredisent, par la représentation du mal, la Foi de leur

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OC I, op.cit., p.1306. Paul Girard, « Chastetés cléricales », Le Charivari, 24 novembre 1874. Cet article est reproduit dans le numéro 9 de la série consacrée à Barbey, L’histoire des Diaboliques 1874-1974, Revue des Lettres Modernes, 403-408, Minard, 1974, pp.4044. Ce numéro reproduit aussi le dossier du procès, pp.6-64. Je signale aussi, sur le même sujet, l’article d’Yvan Leclerc, « Les Diaboliques en procès », Barbey d’Aurevilly. Ombre et lumière, Actes du Colloque de Rouen des 17 et 18 mai 1989, pp.11-19, et, du même auteur, Crimes écrits : La littérature en procès au XIXème siècle, Plon, 1991. 18 OC I, op.cit., p.1352. 19 Ibid., p.1437. 17

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auteur. Or « pour l’écrivain, hors de la Faute, point de salut »20. Dans le dernier chapitre de son étude consacrée à l’imagination chez Barbey, Philippe Berthier a très clairement montré l’inanité d’un débat qui oppose le romancier et le chrétien, en essayant de « marquer les relations de [son] catholicisme avec l’imagination21 : séduction proprement esthétique, magnificence romaine, certes, mais aussi infaillibilité d’un système qui offre solidité doctrinale, solidité politique, solidité sociale, et qui garantit d’un seul coup l’immobilité, l’éternité, la victoire sur le temps et les puissances d’érosion »22. Surtout, le catholicisme est porteur d’une vérité surnaturelle23. Une chose surprend, dans toutes les réactions évoquées plus haut : c’est l’absence totale d’allusion aux emportements violents de la foule. Chacun des romans qui m’occupent ici possède sa scène de meurtre collectif. Aujourd’hui encore, lorsque la critique s’intéresse à la violence dans l’œuvre de Barbey, cette violence-là est sinon omise, tout du moins reléguée à quelques allusions. Lorsque la violence retient l’attention, c’est avant tout la violence au sein du couple, entre deux individus, beaucoup plus rarement la violence collective. Celleci occupe une place encore timide dans les lectures de Barbey. La violence joue certes le premier rôle dans l’ouvrage de Pierre Tranouez24, qui propose de dégager, « au terme d’une analyse de l’organisation à la fois dramatique, thématique et narratologique des écrits romanesques de Barbey, dans leur commune élaboration autour d’une scène fascinante qui ricoche en narration25, la monotonie de l’œuvre ; monotonie parce que c’est toujours à peu près la même histoire qui se joue, ou plutôt la même fiction qui, au-delà des distinctions de genre et de sujet, se redéploie, semblablement 20

Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.341. Ibid., p.346. 22 Ibid., p.347. 23 Ibid., Philippe Berthier cite ici une lettre à Trébutien, en date du 21 août 1855, où Barbey évoque l’époque d’avant sa conversion. Sur le catholicisme, Barbey écrit : […] « mais sa vérité surnaturelle ne m’était pas entrée dans le cœur, comme une Epée de feu, jusqu’à la garde. Elle y est maintenant et elle y restera », Correspondance générale, tome IV, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1980-1989, p.255. 24 Pierre Tranouez, La scène capitale. Fascination et narration dans l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly, « Lettres Modernes », Minard, 1987. 25 Ibid., p.13. 21

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‘montée’ » en histoire »26. Cette histoire, c’est celle de la scène violente, capitale, qui fonde l’imaginaire de chaque œuvre ; c’est aussi celle de sa retransmission, donc de la violence narrative et de la toute puissance de la fascination exercée par le narrateur sur son auditoire. Pierre Tranouez définit ainsi ce lien de fascination : « relation ambivalente qui unit, chaque fois, un personnage au protagoniste de la scène capitale […] et qui lie aussi l’auditeur à celui qui narre »27. La scène capitale en question est toujours une scène de meurtre, sinon de sacrifice, que chaque protagoniste cherchera inconsciemment à reproduire et qui revêt par là un aspect fortement rituel. On comprendra l’intérêt que j’ai éprouvé pour une telle recherche, qui pose l’acte violent – physique et narratif – comme fondateur de l’imaginaire aurevillien. Cependant, la conception du désir qui domine cette étude relève davantage d’une orientation psychanalytique, et les violences d’individu à individu y occupent plus de place que les violences collectives. La théorie mimétique de René Girard ne semble pourtant jamais très loin dans la belle recherche de Pierre Tranouez. La notion même de scène capitale est très proche de celle de meurtre fondateur. Pour désigner cette scène, Pierre Tranouez utilise aussi, indifféremment, les expressions de « scène fascinante »28, « scène légendaire »29, « scène fondatrice »30. Cette scène, capitale à plus d’un titre, est à la fois exécution capitale et scène importante dans l’imaginaire et la mise en récit. René Girard n’est cependant jamais cité dans cette étude où les références extérieures au texte de Barbey sont très peu nombreuses31. La violence dans l’univers de Barbey fait l’objet de nombreux passages très intéressants dans l’ouvrage de Christine MarcandierColard, Crimes de sang et scènes capitales, Essai sur l’esthétique

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Ibid., pp.12-13. Ibid., pp.14-15. 28 Ibid., p.13. 29 Ibid., p.153. 30 Ibid., p.155. 31 L’ouvrage en question ne comporte par ailleurs pas de bibliographie. Je signale, entre autres et pour ma part, les bibliographies établies par Jacques Petit (Barbey d’Aurevilly critique, « Les Belles Lettres », 1963), Philippe Berthier (Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit.), et Pascale Auraix-Jonchière (L'Unité impossible, op.cit.). 27

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romantique de la violence32. Cette étude montre la place du meurtre dans l’esthétique romantique. L’auteur emprunte de nombreux exemples aux nouvelles et romans de Barbey, en se limitant pour l’essentiel à L’Ensorcelée et aux Diaboliques. Elle accorde une grande place à la mise en scène de la violence, à sa théâtralisation, et consacre à la représentation de l’exécution publique quelques pages très éclairantes. La foule y constitue un public, qui « offre à l’écrivain un premier cercle de spectateurs de la scène représentée. Ainsi, décrire une foule assistant à un duel, une corrida, à une scène d’exécution ou un meurtre, ne revient pas à poser un simple décor humain. C’est au contraire, déjà, une manière de travailler la réception de la scène »33. L’auteur montre que le spectacle de l’exécution capitale permet une « expiation de la violence sociale », violence qui trouve là un exutoire : « La scène de la guillotine […] favorise la transformation de la violence réelle en violence théâtrale, imaginaire, indirecte »34. On ne trouve cependant pas dans cette étude d’analyse de la violence collective en elle-même. De ce point de vue, les deux contributions les plus importantes restent celles de Joyce O. Lowrie et de Thomas Buckley35, parce qu’en posant le problème des rapports entre catholicisme et violence elles placent le débat sur le bon terrain. Joyce O. Lowrie et Thomas Buckley effacent, comme l’a fait aussi Philippe Berthier, la contradiction qu’on a trop souvent voulu voir chez Barbey entre Foi personnelle et création littéraire. Joyce O. Lowrie donne au problème de la violence aurevillienne le cadre qui est le sien, celui du catholicisme lui-même, tout en intégrant Barbey dans une étude qui se consacre aussi à Balzac, Léon Bloy et Huysmans. Que l’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas de dire que Barbey est violent parce qu’il est catholique. Il serait peut-être plus juste de postuler le contraire, et de dire que le 32

Christine Marcandier-Colard, Crimes de sang et peines capitales, Presses Universitaires de France, 1998. 33 Ibid., p.176. 34 Ibid. 35 Joyce O. Lowrie, The Violent mystique : thematics of Retribution and Expiation in Balzac, Barbey d’Aurevilly, Blois and Huysmans, Genève, Droz, 1974. Thomas Buckley, Ritual transgression or sacrilege ? A study of Barbey d’Aurevilly from a pagan perspective, University of Oregon, 1980 (thèse de doctorat, non publiée). Je remercie Thomas Buckley de m’avoir communiqué son travail.

Introduction

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catholicisme donne un cadre à la violence qui couve en Barbey, en la justifiant, en lui fournissant une esthétique, en lui donnant aussi, comme l’affirmait Pierre Schneider, un « masque »36. Dans le chapitre consacré à Barbey, Joyce O. Lowrie éclaire la violence romanesque aurevillienne par le catholicisme, la crise mystique traversée par Barbey au moment de la rédaction d’Un Prêtre marié… ou encore les migraines intolérables dont il souffrait37. Cette violence, selon Lowrie, est celle d’un drame spirituel incarné, ce qui justifie que l’on voie en Barbey un janséniste : « In fact, Barbey has been called a Jansenist precisely because the flesh equals the devil in his work. Though his dramas are essentially spiritual dramas, they are located in the physical bodies of his heroes and heroines »38. Cette violence a sa place dans le roman catholique parce que le Catholicisme est une religion où le corps est fortement sollicité, que ce soit par la souffrance ou par la liturgie : First, Catholicism is a sensual religion. The belief that God became flesh and assumed a human body puts the emphasis very much on this world. The fact that Christ died a violent death, that his body was lanced with a spear, that his hands and feet where rent by nails, that his head was pierced by a crown of thorns, – these facts emphasize the « physicality » of Christian teaching. […] The Catholic liturgy is a sensual liturgy, and to use a very biological term, the ingestion of the « body of Christ » in Communion is symbolic of God’s presence inside the presence of man.39

Pour cette raison, « To defile the body is to defile the temple of the Holy Spirit. To attack and violate what was created and is sustained by God is to violate God himself »: Secondly, Barbey created an important division in the historical development of the violent mystique. He saw man’s violence on one side and God’s 36

Pierre Schneider, « Barbey d’Aurevilly l’extrême », Les Temps Modernes 65, mars 1951, pp.1542-1560. Selon Pierre Schneider, le dandysme et le catholicisme fournissent à Barbey des masques successifs qui lui permettront de vivre sa violence, pp.1545-1546. 37 Joyce O. Lowrie voit par exemple une similitude entre la description des souffrances de Calixte et celles des migraines de Barbey dans sa correspondance ; The violent mystique, op.cit., p.78. 38 Ibid., p.65. 39 The violent mystique, op.cit., pp.65-66. Une mise au point dogmatique s’impose cependant ici. Dans le catholicisme, la présence du corps du Christ dans les espèces n’est pas symbolique, elle est réelle.

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Prophètes, sorciers, rumeurs violence on the other. While Joseph de Maistre as well as Balzac showed that man’s sins are castigated by God’s violent retribution, Barbey makes a more dramatic case for the need of such retribution. By painting a most violent picture of man himself, he clearly shows that retribution and expiation are just and required. With Barbey the violent mystique is clearly juxtaposed to God’s violence. Man’s violence justifies his need to expiate that violence. When God and the Devil meet, Un Prêtre marié is the result, and the good suffer for the evil.40

En d’autres termes, la violence divine est proportionnelle à celle de l’homme. Après cette démonstration, Joyce.O. Lowrie relève plusieurs scènes violentes dans les romans et nouvelles de Barbey. Aucune d’elles, néanmoins, ne représente des violences collectives polarisées sur un seul individu. Or les scènes de violences collectives n’hésitent pas à montrer les corps mutilés, démembrés, punis plusieurs fois par la foule ou ceux qui la représentent. Il me semble pourtant que les remarques de Lowrie sur la place du corps dans la religion catholique sont à mettre en rapport avec cette propension macabre à représenter des mises à mort collectives. J’ai découvert, au cours de mes recherches, une thèse soutenue par Thomas Buckley en 1980, consacrée à la violence païenne et au sacrilège dans l’œuvre de Barbey41. Cette étude examine successivement cinq aspects de l’œuvre de Barbey : la sexualité, la violence religieuse, la violence militaire, le jeu et la sorcellerie. Le deuxième chapitre a donné lieu à un article publié en 1984, que je n’ai pourtant vu cité dans aucun des travaux sur Barbey édités depuis. L’article en question, « The priest or the mob. Religious violence in three novels of Barbey d’Aurevilly », analyse les phénomènes de violences collectives dans L’Ensorcelée, Un Prêtre marié et Une Histoire sans nom42. Il présentait pour moi un double intérêt : il proposait une lecture de la violence en rapport avec la question religieuse, et appliquait la théorie mimétique de René Girard. Dans son article, Thomas Buckley a identifié la présence et l’efficacité des mécanismes victimaires mis à jour par René Girard, tout en soulignant

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Ibid., p.66. Ritual transgression or sacrilege ? A study of Barbey d’Aurevilly from a pagan perspective, op.cit. 42 Thomas Buckley, « The priest or the mob. Religious violence in three novels of Barbey d’Aurevilly », Modern Language Studies, Vol.15, n˚4, 1982, pp.245-260. 41

Introduction

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l’ambivalence profonde de Barbey, qui hésite entre la perspective sacrificielle et le point de vue chrétien. A l’étude de Thomas Buckley, il convient d’ajouter un article de Naomi Schor, paru en 1974 : « L’Ensorcelée ou la scandalisée »43. Prenant appui sur La Violence et le sacré et Des choses cachées depuis la fondation du monde44. Naomi Schor présente de séduisantes directions de recherche pour l’analyse de la lande de Lessay. Son article me paraît en revanche moins convaincant dans l’ application de la théorie mimétique aux personnages. Je ne partage pas, par exemple, l’avis de Naomi Schor sur la position des bergers. Elle ne voit en eux ni des acteurs de la violence réciproque, ni des victimes de cette violence, mais uniquement ses porte-parole, grâce à la fonction herméneutique de leur miroir45. On peut à ce propos discuter l’emploi du terme porte-parole, qui prête à confusion. Le terme, ici, signifierait qu’ils parlent au nom de la violence – donc qu’ils la défendent et qu’à ce titre ils y participent –, alors que l’auteur affirme qu’ils ne font que la montrer sans y participer. Or la participation active des bergers à la violence ne fait pour moi aucun doute, et c’est ce que toute ma lecture de la sorcellerie se donnera pour but de prouver. Ces travaux m’ont confortée dans la conviction qu’il y avait là une voie à suivre, en se mettant davantage encore à l’écoute du texte lui-même. Je constate, d’une part, une exacerbation de la violence d’Une vieille maîtresse à Un Prêtre marié ; je suis donc tentée de voir dans le roman en tant que genre le lieu d’expression privilégié de cette violence. Celle-ci s’y montre à la fois en paroles et en actes. D’autre part, je suppose qu’il existe un lien très étroit entre l’affirmation de plus en plus poussée de la foi catholique et la présence de plus en plus écrasante de cette violence. Il n’y aurait donc pas ici d’opposition, de contradiction, mais bien un lien logique, de cause à effet. Mon propos n’est pas de remonter aux origines personnelles, inconscientes, de la violence de l’imaginaire aurevillien, mais de souligner en dernier lieu le lien qui unit violence et religion chez Barbey, sans m’attarder sur ce qui les oppose. Il semble que Barbey, 43

Naomi Schor, « L’Ensorcelée ou la scandalisée », Modern Language Notes, Vol. 94, n˚4, mai 1979 ; Perspectives in Mimesis, pp.731- 741. 44 René Girard, La Violence et le sacré, op.cit. ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, [Grasset, 1978], Le Livre de Poche, Biblios Essais, 1995. 45 « Ni victimes, ni bourreaux, les bergers sont les porte-parole de la violence réciproque », loc.cit., p. 733.

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écrivain de la force, de l’énergie, trouve dans l’idéologie et la spiritualité ambiantes, au moment de sa conversion, de quoi soutenir et autoriser cet élan vital qui est aussi un élan mortifère. Cette toile de fond lui est fournie par un « XIXème siècle toujours prêt à plaider coupable »46, et réceptif à la philosophie de Joseph de Maistre, essentielle dans l’itinéraire idéologique et spirituel de Barbey d’Aurevilly.

3. Surnaturel parce que catholique Je constate de plus, corollairement à une violence toujours plus grande, l’affirmation de plus en plus marquée du surnaturel. Si Barbey se veut vrai, et donc moral, ce souci de la vérité n’implique nullement l’esclavage en face du vraisemblable. Barbey ne recule donc pas devant ce qui, au fur et à mesure que se développe son art de romancier, s’affirme comme un élément constitutif de son écriture et de sa Foi. Le surnaturel est donc au cœur d’une spiritualité et d’une esthétique, esthétique où il n’est pas un simple élément du décor mais une force étroitement reliée au destin et à son accomplissement. Les bergers ne sont pas là uniquement pour faire couleur locale. Simples exécutants d’un destin placé plus haut qu’eux et décidé en dehors d’eux, ou cause directe, par leur parole, d’événements funestes, ils font du surnaturel une force première de L’Ensorcelée. Or le surnaturel est consubstantiel au catholicisme. Si Néel de Néhou et l’abbé Méautis reprochent à la Malgaigne ses affirmations sur l’impossibilité d’éviter son destin, ils ne remettent en revanche pas en cause l’existence de ses visions. Plus la foi catholique de Barbey s’affirme dans ses romans – et ceci malgré le dénouement désespérant d’Un Prêtre marié, mais ceci est un autre débat, que je reprendrai plus loin –, plus le surnaturel s’affirme lui aussi. Il ne s’agit plus seulement ici de prédictions ou de visions, mais de la représentation même du christianisme au sein de l’œuvre, à travers la Croix. Barbey a très clairement justifié la présence du surnaturel dans ses romans. Dans une lettre au directeur du Gaulois, Barbey affirme

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Alain Peyrefitte, « Présentation » des Considérations sur la France de Joseph de Maistre, Coll. Acteurs de l’Histoire, Imprimerie Nationale, 1994, p.20.

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que le surnaturel est pour lui le « premier traître mot du catholicisme »47, et qu’il est au cœur de la spiritualité catholique : Le surnaturel ! La notion du surnaturel ! Voici ce qui vous manque à tous, gens d’esprit et de science de mon siècle, qui parlez de catholicisme, même avec respect. Sans cette notion du surnaturel, que vous n’avez jamais creusée, jamais pénétrée, jamais acceptée, le catholicisme n’a plus son caractère absolu, infaillible et divin. Il n’est plus le catholicisme. Il n’est plus qu’une institution religieuse, morale et politique quelconque. C’est, si vous le voulez, de la plus majestueuse Haute Police, et même de la Civilisation. Mais de Catholicisme, plus rien ! Tout s’écroule si vous ôtez le surnaturel ! Toute la différence de mon catholicisme au vôtre, la voilà, mon cher Directeur. Le vôtre est un catholicisme Naturel et vous appartient ; le mien est un catholicisme Surnaturel et ne m’appartient pas. Je l’ai reçu des enseignements de l’Eglise.48

Dans les romans de Barbey, le surnaturel est au cœur aussi bien du discours qui prédit que de celui par lequel le destin s’accomplit. Force motrice – prophétie, sorcellerie –, il est aussi d’une charge symbolique extrêmement forte, comme dans la scène du crucifix sanglant, où Calixte tente d’échapper à la contamination représentée par un écoulement inéluctable de sang. Le surnaturel place donc la contagion au cœur des forces vives de l’univers aurevillien, et rejoint la violence dont il devient l’expression métaphorique.

4. La théorie mimétique Du désir triangulaire à la crise mimétique René Girard expose dans Mensonge romantique et vérité romanesque49 sa théorie du désir triangulaire : on ne désire un objet que parce qu’il est déjà possédé ou désiré par un autre, le médiateur. Le désir est donc profondément mimétique. Si le médiateur n’appartient pas à l’environnement immédiat du sujet désirant, il est 47

Barbey d’Aurevilly, « Réponse au directeur du Gaulois », 5 août 1869, Polémiques d’hier, cité dans l’anthologie de Jacques Petit, Barbey d’Aurevilly, Le dix-neuvième siècle, tome premier, Mercure de France, 1964, p.59. 48 Ibid. 49 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset 1961. La psychologie présentée dans l’ouvrage est aussi exposée et approfondie dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., pp.401-592.

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un médiateur externe, qui encourage le dépassement de soi. Cette médiation n’est pas nocive. En revanche, si le médiateur fait partie de l’environnement proche du sujet désirant – s’il est interne – , les risques de conflit sont réels : le désir s’exaspère d’une plus grande proximité du médiateur, et dans cette exaspération, l’objet désiré disparaît. Le désir, de concret, physique, devient métaphysique, il est sans objet. Seul subsiste le conflit qui oppose le sujet et son médiateur. Conflit, parce que la relation entre les deux devient celle de doubles, où chacun tour à tour est le médiateur de l’autre. Ils sont, chacun l’un pour l’autre, un modèle-obstacle. Le désir ne reste donc que peu de temps triangulaire, il se transforme vite en une rivalité sans merci qui peut aboutir au suicide ou au meurtre. Il va sans dire que René Girard propose ici une vision apocalyptique des rapports interdividuels50. Seule la conversion, en dernier ressort, permet de s’élever au-delà des terribles contingences et conséquences du désir métaphysique. Les romans qui se contentent de refléter le désir métaphysique pratiquent le mensonge romantique, où le héros vit dans l’illusion qu’il est maître de son désir, que celui-ci lui est strictement personnel. Les romans qui révèlent le désir métaphysique sont, eux, du côté de la vérité romanesque. La notion de crise mimétique dérive de celle du désir triangulaire. On peut en effet considérer la crise mimétique comme une multiplication infernale des triangles mimétiques. Cependant, là où le conflit se résolvait par la suppression du médiateur – ou le suicide du sujet désirant, ou encore sa conversion –, la crise mimétique prend fin grâce à la suppression d’un individu extérieur aux relations interdividuelles, extérieur à la communauté : c’est le bouc émissaire51.

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Il s’agit là d’un néologisme créé par René Girard pour désigner les rapports entre individus. 51 Le rite du bouc émissaire est exposé dans le Lévitique, 16, 5-10. Un bouc, symboliquement chargé des péchés d’Israël, était envoyé au désert. Le sens moderne est selon René Girard celui d’un « mécanisme psychologique spontané », Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.50.

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Violence sacrificielle et crise sacrificielle52 La crise mimétique est marquée par une généralisation des violences interdividuelles dont les possessions d’autrui font l’objet. La violence est donc tout d’abord réciproque. René Girard la désigne aussi par l’expression mimesis d’appropriation53.Cette violence opère comme une véritable contagion, et sous l’effet de la surenchère, comme dans le triangle dont nous parlions plus haut, l’objet de la discorde disparaît. Seule subsiste la violence, qui continue à engendrer la violence, en effaçant toute frontière entre les individus. La crise se caractérise donc par un processus d’indifférenciation. Se rattachent ainsi à la crise mimétique les grandes périodes de troubles, d’épidémies, d’écroulement général des valeurs. Au paroxysme de la crise se produit un retournement : les antagonistes, soudain soudés entre eux, désignent un coupable à l’extérieur de leur groupe. C’est la mimesis d’antagonisme, tout aussi contagieuse que la première. On peut aussi parler de violence sacrificielle. Le coupable, c’est le bouc émissaire. Il présente des traits de sélection victimaire, qui font de lui une créature monstrueuse ou parfaite, c’est-à-dire, dans un cas comme dans l’autre, un être d’exception. Le bouc émissaire est supprimé : c’est le meurtre fondateur. La paix revient ensuite dans la communauté. Dans un premier temps, la future victime fait l’objet d’un transfert négatif, puisqu’elle est considérée comme responsable de la crise. Dans un second temps, la paix revenant après le meurtre fondateur, la victime apparaît comme la cause directe du retour à l’ordre, ce qui, du même coup, confirme qu’elle était bien la cause du désordre. Elle devient magique : elle devient sacrée, objet de culte. C’est donc de la violence des hommes que naît le sacré. Si le meurtre est fondateur, c’est parce qu’il constitue l’origine de coutumes qui vont ensuite rythmer la vie sociale du groupe. En 52 Le mécanisme victimaire décrit ici est détaillé entre autres dans les deux premiers chapitres de La Violence et le sacré, op.cit., pp.9-104, et le premier chapitre de la première partie de Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., pp.9-68. 53 René Girard s’est expliqué sur le choix du terme grec mimesis par rapport à celui d’imitation. Ce dernier se limite selon lui « au paraître, aux modalités d’imitation qui ne risquent pas de susciter le conflit, représentatives seulement et de l’ordre du simulacre ». Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p.28. Il lui préfère le terme grec sans adopter pour autant « quelque théorie platonicienne de la rivalité mimétique qui par ailleurs n’existe pas », ibid., p.30.

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effet, la violence de la crise et le retour à la paix grâce à l’élimination du bouc émissaire entraînent l’instauration d’interdits et de rites. Les premiers sont un garde-fou : ils empêchent la communauté de retomber dans la crise mimétique et la contagion violente qu’elle a engendrée. Les rites, eux, miment et canalisent ce même emportement pour aboutir au sacrifice d’une victime de rechange qui perpétue et renouvelle l’effet réconciliateur du meurtre fondateur : « Qu’est-ce qu’un sacrifice dans les religions archaïques ? C’est un effort pour renouveler les effets réconciliateurs de la violence unanime en substituant une victime de rechange au bouc émissaire initial »54. Pour René Girard, la réalité de la victime ne fait aucun doute : les mythes relatant l’expulsion collective d’une victime ne sont pas des fables ; ils s’enracinent dans des emportements collectifs qui ont véritablement eu lieu, et parlent de meurtres qui ont réellement été commis. Cependant, la culpabilité de la victime étant acquise, les mythes ne font que refléter le mécanisme sans le percer à jour, sans le révéler. Nous retrouvons ici la distinction de Mensonge romantique et vérité romanesque. Elle est primordiale, puisqu’elle donne naissance à une notion essentielle dans la théorie mimétique : la notion de méconnaissance55. La méconnaissance est capitale parce ce qu’elle remet en cause les notions de référent et de représentation. La représentation ne peut-être consciente dans les mythes, parce que le référent y est réel mais caché : c’est le lynchage fondateur d’une victime réelle. Il est donc extérieur au texte. René Girard prend ici clairement ses distances vis-à-vis de ce qu’il nomme un « terrorisme du langage à la fois souverain et nul »56, selon lequel le texte ne renvoie qu’à lui-même ou à un autre texte littéraire. Il en découle que la représentation de la crise à laquelle procèdent les rites ne sait pas qu’elle en est une57.

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René Girard, Celui par qui le scandale arrive, Desclée de Brouwer, 2001, p.75. Sur la méconnaissance en particulier, voir entre autres Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999, pp.226-229. 56 Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.180. Voir aussi, sur le même sujet, Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., p.183. 57 Je serai moi-même amenée à utiliser le terme de représentation. Sans engager ici un débat théorique sur le sujet, je précise cependant que lorsque je parlerai de représentation au sujet des romans de Barbey, ce sera pour désigner l’ensemble des moyens mis en œuvre par l’écrivain pour décrire et raconter. 55

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Méconnaissance et typologie des textes La disparition de la méconnaissance fonde une typologie de textes qui va des mythes aux textes de persécution en passant par la Bible58. Les textes fondés sur le mécanisme victimaire le méconnaissent, ne le désignent pas en tant que tel, parce que ce mécanisme victimaire est « un principe d’illusion, qui ne peut pas figurer en clair dans les textes qu’il gouverne »59. Ces textes, qui trahissent la conviction que les victimes sont effectivement coupables, ce sont les mythes. René Girard, dans Je vois Satan tomber comme l’éclair, donne la définition suivante du mythe : Un mythe est la non-représentation mensongère qu’un emballement mimétique et son mécanisme victimaire donnent d’eux-mêmes par l’intermédiaire de la communauté qui en est le jouet. L’emballement mimétique n’est jamais objectivé, jamais représenté au sein du discours mythique, il est le vrai sujet de celui-ci, toujours dissimulé. Il est celui que les Evangiles nomment Satan ou le diable.60

La révélation du mécanisme victimaire s’accomplit grâce au textes de révélation. Cette révélation s’amorce avec la tragédie grecque, qui témoigne de l’impuissance du rite à contenir la violence, et dans laquelle on identifie aisément certains des stéréotypes de la persécution. Elle ne révèle pas totalement le mécanisme victimaire, tout en transmettant un savoir certain sur la violence. Commentant les propos tenus par Hermione à l’intention d’Andromaque au sujet des habitudes d’inceste des Barbares, René Girard écrit entre autres : Il est difficile de croire qu’Euripide ne savait pas ce qu’il faisait quand il écrivait ce texte, qu’il n’avait aucune conscience du rapport étroit entre les thèmes de son œuvre et les mécanismes auxquels il fait ici allusion, qu’il ne cherchait pas sourdement à alerter son public, à provoquer un malaise qu’il se refuse, d’ailleurs, ou qu’il ne parvient jamais ni à préciser ni à dissiper.61

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Pour la typologie des textes, consulter : Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., pp.146-265, Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., pp.83-161. 59 René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., p.226. 60 Ibid., p.228. 61 La Violence et le sacré, op.cit., pp.123-124. René Girard commente ici le début d’Andromaque d’Euripide, Œuvres complètes, Edition présentée, établie et annotée par Marie Delcourt-Curvers, « la Pléiade », Gallimard, 1962, p. 350.

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Mais la révélation complète et définitive du mécanisme victimaire ne s’effectue qu’avec la Bible : certains livres de l’Ancien Testament62, mais surtout, les Evangiles. Les points communs qu’ils présentent avec les mythes sont précisément la clef, dans la lecture qu’en fait René Girard, de leur caractère révélateur. En effet, tout en présentant l’apparence des mythes, ils prennent le parti des victimes, dont ils révèlent l’innocence, parce qu’ils ne sont pas écrits du point de vue des persécuteurs. Dans ce contexte, la mort du Christ est très différente des sacrifices des religions païennes. Elle résulte certes d’un emportement mimétique violent. Cependant, elle n’est pas un sacrifice au sens païen du terme. Elle constitue l’ultime étape de la révélation du mécanisme victimaire. Elle est l’aboutissement très logique du refus de la violence réciproque : « L’accomplissement de sa mission voue donc le Christ à une mort qu’il est loin de désirer, mais à laquelle il ne saurait se dérober sans se soumettre à la loi du monde et des boucs émissaires »63. Pour désigner la Passion, René Girard parle très souvent de mort non sacrificielle du Christ. Il revient cependant, dans Celui par qui le scandale arrive, sur sa réticence à parler de sacrifice au sujet de la mort du Christ : […] « le recours au même mot pour les deux types de sacrifice, si trompeur qu’il soit à premier niveau, suggère, il me semble, quelque chose d’essentiel, à savoir l’unité paradoxale du religieux d’un bout à l’autre de l’histoire humaine »64. Ne pourrait-on en toute simplicité parler de don de soi ?65. Les textes de persécution, écrits du point de vue des persécuteurs, reproduisent en tout point les éléments présentés par les mythes, à ceci près qu’ils ne contiennent pas, sinon partiellement, le transfert sur la victime. Dans ces textes, comme ceux par exemple qui font état des violences perpétrées contre les Juifs au Moyen Âge, ont peut repérer

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René Girard a interprété de nombreux passages de l’Ancien Testament. On lira entre autres les lectures qu’il fait de l’histoire de Joseph et ses frères (Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., pp.225-230) et du jugement de Salomon (ibid., pp.341-349). Il a aussi consacré un ouvrage au Livre de Job : La route antique des hommes pervers, Grasset, 1985. 63 Celui par qui le scandale arrive, op.cit., p.76. 64 Ibid., p.79. 65 Sur la mort non sacrificielle du Christ voir entre autres Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., pp.266-323.

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la peste, l’indifférenciation, la violence intestine, le mauvais œil de la victime, l’hubris impie, les crimes contre nature, l’expulsion ou le meurtre du ou des boucs émissaires, la purification de la communauté. La seule différence, c’est que dans ces textes de persécution, la sacralisation de la victime est ou bien tout à fait absente, ou bien à peine ébauchée; c’est la « connotation négative » qui l’emporte.66

Stéréotypes de la persécution René Girard a repété dans le mécanisme victimaire l’existence de quatre stéréotypes de la persécution67. Tout d’abord, l’existence d’une crise, marquée par un bouleversement général des valeurs, des institutions, des rapports humains. L’engrenage de la violence réciproque est sans fin, et crée confusion, indifférenciation. On la retrouve aisément dans la citation ci-dessus. Le second stéréotype est celui de la désignation d’un responsable de la crise, à l’extérieur de la communauté secouée par cette crise. On accuse ce coupable d’avoir commis des crimes indifférenciateurs, qui auraient provoqué la crise : il commet des crimes contre la divinité – c’est l’hubris impie – ; il peut aussi s’agir de crimes qui s’en prennent aux plus puissants, c’està-dire au symbole de l’autorité , mais aussi aux plus faibles. A ces crimes s’ajoutent les crimes sexuels – viol, inceste – et religieux – comme la profanation d’hosties68. Mais ces crimes indifférenciateurs ne constituent qu’un prétexte. La véritable raison de la persécution, et c’est le troisième stéréotype, est la présence chez la victime de traits universels de sélection victimaire. Ces traits peuvent être culturels ou religieux, ils peuvent être aussi physiques – la victime peut être contrefaite ou d’une beauté parfaite, elle peut être aussi, au moral, un monstre ou un parangon de vertu : A la limite ce sont toutes les qualités extrêmes qui attirent, de temps à autre, les foudres collectives, pas seulement les extrêmes de la richesse et de la pauvreté, mais également ceux du succès et de l’échec, de la beauté et de la laideur, du vice et de la vertu, du pouvoir de séduire ou du pouvoir de déplaire ; c’est la faiblesse des femmes, des enfants et des vieillards, mais c’est aussi la force des plus forts qui devient faiblesse devant le nombre. Très

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Ibid., p.182. Voir entre autres Le Bouc émissaire, op.cit., pp.21-36. 68 Ibid., p.25. 67

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Prophètes, sorciers, rumeurs régulièrement les foules se retournent contre ceux qui ont d’abord exercé sur elles une emprise exceptionnelle.69

Le dernier trait de sélection victimaire, c’est l’expulsion ou la suppression violente et collective de la victime70. Avant la révélation christique, le mécanisme victimaire fonctionne de façon optimale, et débouche sur la création d’une divinité et d’un mythe. Celui-ci est un texte clos sur lui-même, qui ne laisse rien transparaître du mécanisme victimaire, parce que le second transfert, le transfert de sacralisation, se superpose parfaitement au premier transfert, le transfert négatif. Après la révélation christique, le mécanisme s’enraie, et perd de son efficacité : c’est la crise sacrificielle. Comme le mécanisme victimaire n’a pas abouti, la violence réciproque ne s’achève jamais, elle est condamnée à se reproduire indéfiniment : les rapports humains sont alors dominés par la vengeance, qui fait rendre les coups au moins à proportion de la force avec laquelle ils ont été portés. Lecture victimaire du texte littéraire Au sujet des textes de persécution, René Girard affirmait en 1978 : « Il n’y a aucune raison pour ne pas rapprocher de tous les autres, et en particulier des textes littéraires, philosophiques et mythologiques, la catégorie que j’ai en vue »71. Voilà qui encourage une lecture victimaire du texte littéraire, que René Girard semble ranger ici dans la catégorie des textes de persécution. Qui a lu Barbey ne peut s’empêcher, en découvrant les stéréotypes de la persécution, d’établir immédiatement des rapprochements entre ses romans et ces stéréotypes : un arrière-fond de crise fourni par la Révolution française, des personnages accusés de sorcellerie – je pense ici à la Clotte, et dans une moindre mesure à la Malgaigne – d’inceste, de meurtre, de profanation, qui ressemblent à des monstres, et qui meurent suppliciés – que ce soit sous les coups, sous les balles, sous les mots. Il était non seulement nécessaire mais urgent d’y regarder de plus près.

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Ibid., p.31. Ibid., p.37. 71 Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.180. 70

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René Girard semble pourtant nuancer son point de vue dans Je vois Satan tomber comme l’éclair . Au sujet de la méconnaissance, il écrit : aucun texte ne peut éclairer l’emballement mimétique sur lequel il repose, aucun texte ne peut reposer sur l’emballement mimétique qu’il éclaire. Il faut donc se garder de confondre la question de la victime unanime avec ce dont parle la critique littéraire, à savoir un de ces thèmes ou motifs qu’on attribue à un écrivain lorsqu’on constate leur présence dans ses écrits, et qu’on ne lui attribue pas, au contraire, lorsqu’on constate leur absence.72

Cela signifie-t-il qu’il faut renoncer à lire les textes littéraires qui représentent des violences collectives ? Avant d’en arriver à l’anthropologie religieuse, René Girard a commenté de nombreux textes littéraires. Il existe entre ces analyses et l’anthropologie mimétique une continuité qui légitime parfaitement une analyse littéraire des violences collectives. Si la théorie mimétique me paraît particulièrement désignée pour une étude circonstanciée des phénomènes violents dans les romans de mon corpus, c’est pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle permet de rendre compte à la fois de l’oralité – aspect de l’œuvre de Barbey souvent souligné73, étudié ponctuellement mais jamais de façon systématique – et des violences physiques. Elle autorise donc une démarche synthétique face à des phénomènes de même nature. Chacun des trois romans possède en effet sa scène de mise à mort, sa scène capitale en quelque sorte, et ses voix qui prédisent la mort, la provoquent ou la représentent. Ensuite, René Girard lui-même, en identifiant les stéréotypes de la persécution, fournit au lecteur un excellent outil de travail qui lui permet d’entrer dans les textes. De ce point de vue, la théorie mimétique présente l’immense avantage, dans le cas de Barbey romancier, d’attirer l’attention sur des personnages et des épisodes qui ont, à mon sens, été trop peu commentés, parfois totalement ignorés : la mort de Caroline, l’hostie de Salsouëf, la Sangsurière, la folie de la mère de Méautis.

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Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., p. 226. « […] la caractéristique essentielle du monde aurevillien est d’être un monde oral : tout passe par la parole, corps conducteur qui transmet le sens, le dissimule ou l’éclate à travers une diction généralisée », Philippe Berthier, L’Ensorcelée. Les Diaboliques. Une écriture du désir, Champion, 1987, p.163. 73

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Enfin, René Girard est un penseur chrétien, catholique. Sa foi fonde et justifie presque toute sa démarche intellectuelle74. Il est du plus haut intérêt, pour lire la violence de Barbey, chrétien, « apôtre » du roman catholique, de recourir à une théorie qui montre le lien entre violence et religion, entre la violence et le sacré, tout en montrant que le texte biblique déconstruit cette violence75. Cela signifie qu’une source identique sert ici des desseins, me semble-t-il, hautement contraires. La conception de la religion exposée par Barbey dans ses romans laisse entrevoir un Dieu violent, irascible, lui-même engagé dans la spirale infernale de la violence, parce qu’il est animé du désir de désigner les coupables et de se venger. Le Dieu chrétien est tout autre dans la théorie mimétique, puisque le désir de vengeance lui est étranger. Il n’est donc pas improbable que la violence dans l’univers de Barbey ait son origine dans une conception sacrificielle de la mort du Christ. Celle-ci, à mettre en rapport avec l’idéologie de Joseph de Maistre, justifierait la réciprocité de la violence qui se joue, dans Un Prêtre marié, entre Dieu et les hommes. En effet, il me semble que d’un roman à l’autre le champ d’exercice de cette violence s’est déplacé : d’une présence très discrète dans Une vieille maîtresse, le dieu chrétien est davantage sensible dans l’Ensorcelée. Dans ce roman, cependant, la violence à laquelle on assiste est une violence réciproque ou antagoniste qui a essentiellement cours parmi les hommes. En revanche, dans Un Prêtre marié, le champ de bataille s’élargit au Ciel. J’ai esquissé il y a quelques années les bases de la recherche que l’on s’apprête à découvrir76, et que j’ai depuis élargie en y intégrant les premières de mes analyses, plus orientées vers la sociologie. Tous les phénomènes identifiés et analysés, d’une façon ou d’une autre, sont apparentés à la crise mimétique et à la désignation du 74

Sur ce point, on lira entre autres l’entretien accordé à François Lagarde, « Entretien avec René Girard », dans René Girard ou la christianisation des sciences humaines, « Sociocriticism » : Literature, Society and History, Peter Lang 1994,pp.185-207, et « An anthropology of the Cross : a conversation with René Girard », dans The Girard reader, edited by James G.Williams, The Crossroad Publishing Company, 1996, pp.262-288. 75 Sur les rapports entre la pensée de René Girard et celle de Jacques Derrida, on consultera l’ouvrage d’Andrew McKenna, Violence and difference : Girard, Derrida and deconstruction, University of Illinois Press, 1992. 76 « La victime émissaire ? », Série Barbey d’Aurevilly 17, Sur le sacré, Revue des Lettres Modernes, 2002, pp.23-55.

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bouc émissaire telles que René Girard les a observées dans ses recherches aussi bien littéraires qu’anthropologiques. Cela ne rend pas caduque une lecture pluridisciplinaire inspirée par la sociologie ou l’ethnologie. Mais cela les intègre dans un ensemble qui, tout en soulignant la spécificité de discours à laquelle la critique aurevillienne s’est intéressée ponctuellement, et qui relèvent tous de l’oralité, met en lumière ce qu’ils ont de commun. De plus, la lecture mimétique s’impose comme d’elle-même, parce que les modèles de la sociologie et de l’ethnologie contiennent eux-mêmes les germes d’une telle lecture. J’aurai soin de le montrer. Loin d’être plaquée artificiellement de l’extérieur, la lecture mimétique constitue donc l’aboutissement fort logique de ma démarche. Mon étude se déroule en cinq temps. Le premier chapitre étudie le rôle tenu par les récits de mise à mort assumés par les prophètes dans Une vieille maîtresse, L’Ensorcelée et Un Prêtre marié. Ces récits sont considérés à la fois dans leur façon de représenter une crise et dans leur aspect prophétique. Le deuxième chapitre, consacré pour l’essentiel à la prophétesse d’Un Prêtre marié, la Malgaigne, met l’accent cette fois sur la crise présente, qui est la réalisation d’une prophétie prononcée avant le début du roman : c’est la prophétie de Taillepied. Ce chapitre montre aussi les rapports très étroits de la prophétie et de l’injure. Celle-ci offre un écho de la rumeur, donc de la crise en train de s’accomplir. Je me concentre dans le troisième chapitre sur le discours sorcier dans L’Ensorcelée. Ce discours, loin de n’être qu’un élément folklorique destiné à faire couleur locale, est un discours violent aux enjeux fondamentaux et à l’influence déterminante. J’en propose une nouvelle lecture, qui fait appel tout d’abord à l’ethnographie des sorts. Je montre ensuite que la sorcellerie n’est qu’une variante du désir triangulaire tel que René Girard le définit dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Elle est donc, à l’échelle interdividuelle, une crise mimétique qui débouche sur l’élimination d’une victime. Cette lecture de la sorcellerie autorise une nouvelle lecture de la lande de Lessay, lieu de prédilection des bergers sorciers mimétiques, et espace à vocation sacrificielle, comme le montre le lynchage de la Clotte. Le quatrième chapitre envisage un autre discours, collectif celui-là, dans les trois romans de mon corpus : il s’agit de la rumeur. Ressort dramatique de plus en plus efficace d’un roman à l’autre, la rumeur est

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dans Un Prêtre marié l’outil oral violent par lequel se réalise la prophétie de Taillepied. J’en propose une lecture sociologique puis mimétique, en montrant qu’elle se présente comme un acte sacrificiel où Sombreval est le bouc émissaire. Il faut cependant relativiser en posant le problème de la position religieuse de Barbey, qui donne raison aux persécuteurs de Sombreval, ce qui nous mène droit à la problématique chrétienne à l’œuvre dans les romans de Barbey. Il ressort des lectures précédentes qu’Un Prêtre marié est le plus violent et le plus meurtrier des trois romans que je me suis proposé de lire. C’est aussi le roman le plus chrétien. Il est donc permis de supposer un lien entre les deux. Le dernier chapitre, en grande partie axé sur le personnage de Néel de Néhou, montre que ce dernier est au centre d’une révélation qui passe par les représentations de la Croix. Symbole d’une bonne contagion, de l’influence domptante de Calixte sur Néel, elle est pourtant l’expression de la vengeance divine. La violence qui règne dans les romans de Barbey et plus particulièrement dans Un Prêtre marié apparaît donc comme celle d’une religion tout entière fondée sur ce que René Girard nomme une lecture sacrificielle de la mort du Christ.

Chapitre I Dans le récit, la tombe

Le tombeau, ce n’est jamais que le premier monument humain à s’élever autour de la victime émissaire, la première couche des significations, la plus élémentaire, la plus fondamentale. Pas de culture sans tombeau, pas de tombeau sans culture ; à la limite le tombeau c’est le premier et le seul symbole culturel. René Girard

Les lecteurs de Barbey ont largement souligné le rôle de personnages comme la Clotte et la Malgaigne dans la représentation du tragique aurevillien. Leur importance est reconnue1. Il semble cependant qu’on n’a pas suffisamment écouté ce qu’ont à dire ces personnages, et que les liens entretenus par leur parole avec la violence qui règne chez Barbey n’ont pas été assez accentués. Si l’apparence des prophètes aurevilliens doit beaucoup au cliché, leur parole, en revanche, d’Une Vieille Maîtresse à Un Prêtre marié, évolue, et la violence y joue un rôle déterminant. Ils pratiquent le récit comme art de la prophétie. Celle-ci est tout d’abord une prophétie qui s’ignore avant de devenir une prophétie avérée. Nous verrons que l’intérêt majeur de ces récits réside dans leur représentation de la violence collective à des degrés divers, et que cette violence est prophétique parce qu’elle annonce le destin violent des destinataires de la prophétie. Je propose que nous fassions rapidement connaissance avec ces prophètes avant de les écouter. Les trois romans présentent des personnages que certains points communs, très faciles à repérer, font entrer dans une catégorie clairement délimitée : vieux, souvent handicapés, remplis d’expérience. Ainsi le Père Griffon, est un vieux 1

Philippe Berthier affirme à très juste titre que la Malgaigne ne saurait être considérée comme un personnage secondaire, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.315.

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matelot à moitié aveugle (427), qui répare des filets de pêche lorsqu’il apparaît pour la première fois. La cécité et le filet évoquent à la fois Tirésias et le fil du destin auquel président les Parques. C’est essentiellement dans ses rencontres avec Hermangarde que se révèle l’aspect annonciateur de sa parole. Dans L’Ensorcelée, sans posséder ouvertement des pouvoirs de seconde vue, la Clotte assume cependant vis-à-vis de Jeanne Le Hardouey un rôle de confidente dont les paroles, souvent, se teintent de prophétie. Vieille elle aussi (son visage est « sillonné de rides, creusé comme un bronze florentin qu’aurait fouillé Michel-Ange » (635) ), elle présente elle aussi un handicap : paralytique (635), c’est à l’aide d’un « bâton d’épine durcie au four » (635) qu’elle se déplace, « avec des mouvements de serpent à moitié coupé qui tire son tronçon en saignant » (635). Son rouet évoque lui aussi les Parques. Contrairement au Père Griffon, elle vit isolée, et « n’avait pour voisinage , à deux ou trois portée de fusil, que la chaumière de la mère Ingou » (663). Si ses dons de voyance sont reconnus par la population locale, la Malgaigne affirme elle-même les posséder et avoir été une « faiseuse de maléfices » (969). Son prénom, s’il évoque le gain obtenu avec difficulté, – elle est celle qui « gagne mal » –, évoque aussi, irrésistiblement, la maldonne. Fileuse comme la Clotte, elle est vieille. Son âge n’est pas précisé, mais on la sait « octogénaire » (966), ce qui la fait entrer dans la catégorie du vieillard expérimenté, qui a tiré les conclusions de ses erreurs. Bien que ne présentant pas de handicap particulier, elle possède un regard qui évoque la quasi-cécité du Père Griffon. En effet, « ses yeux d’un bleu d’outremer autrefois, et devenus gris, disait-elle encore, à force de regarder si longtemps les choses de la vie, avaient l’égarement et le voile de ces yeux où la préoccupation domine » (959) ; « un étranger qui l’eût rencontrée l’eût prise pour une aveugle » (966). On retrouve ici une imagerie traditionnelle dont les origines sont à rechercher en grande partie dans des figures mythologiques2. 2

Sur ce point, et plus particulièrement le rapprochement avec les Parques, on consultera Pascale Auraix-Jonchière, L’Unité impossible, Nizet 1997, p.329 (entre autres) et « Splendeurs et misères de la magicienne », Images de la magie. Fées, enchanteurs et merveilleux dans l’imaginaire du XIXème siècle, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 22-23 novembre 1990, Annales Littéraires de l’Université de Besançon 504, 1993, pp.90-94. Pascale Auraix-Jonchière voit dans le surnom même

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1. Une vieille maîtresse Hermangarde de Polastron vient d’épouser Ryno de Marini, sensiblement plus âgé qu’elle, et dont la réputation de Don Juan n’est plus à faire. Avant d’épouser la jeune fille, il rompt avec Vellini, sa maîtresse depuis une dizaine d’années. Tout semble sourire aux nouveaux mariés qui, après les noces, quittent la capitale pour séjourner sur la côte normande, à Carteret ; la marquise de Flers, grand-mère d’Hermangarde, y possède un manoir. Très vite, pourtant, la lune de miel est menacée. Vellini se rend, elle aussi, sur la côte, où elle reprend contact avec Ryno. « Les nœuds incessamment refaits » (321) se refont, suscitant absences et retards répétés de Ryno. Souvent, Hermangarde esseulée part à sa recherche à la nuit tombée. Au cours de ces errances, elle rencontre à plusieurs reprises le Père Griffon et, une fois, un jeune enfant. A chacune de ces rencontres, Hermangarde s’informe : a-t-on vu Ryno dans les dunes ? Les réponses qu’elle reçoit sont autant de révélations partielles et successives d’une vérité que la jeune femme pressent sourdement : son mari la trompe. Au cours d’une de ses sorties nocturnes, Hermangarde recevra l’annonce de son évincement3 proche par sa rivale : c’est le soir où elle entend raconter l’histoire de la blanche Caroline. La blanche Caroline Un soir, Hermangarde, de nouveau délaissée par Ryno, dans un geste d’abandon qui traduit son désœuvrement comme sa tristesse, [appuie] « son front brûlant sur les vitres de la fenêtre. Elle trouva que la moiteur glacée de la vitre lui faisait du bien. Elle regarda s’il revenait, mais elle ne put en juger » (439). Son attention est alors attirée par la présence d’un bateau « plus beau et plus fort que les de la Clotte un souvenir de « Klotho, l’une des Moires qui filent le destin, et dont le nom signifie justement ‘la fileuse’ », p.90. Naomi Schor, elle, suggérait en 1971 une autre origine possible, en soulignant le lien étymologique entre Clotte et le verbe claudiquer, « L’Ensorcelée ou la scandalisée », loc.cit. (note 43 de notre introduction), p.735. En effet, la Clotte, handicapée, boîte. 3 J’emprunte l’idée de l’évincement du personnage à Pierre Tranouez. Selon P .Tranouez, en effet, les scènes capitales sont des scènes d’évincement du personnage : la mère de Vellini est évincée à la mort du toréador, Caroline est évincée, pour ne citer qu’elles. Pierre Tranouez, La Scène capitale, op.cit., pp.196-197.

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autres » (439), et la jeune femme décide de se rendre sur place. Plusieurs personnages, regroupés autour d’un feu, s’entretiennent de ce vaisseau espagnol qui vient d’arriver : J’crais – dit alors un mendiant, tout courbé par l’âge et allongé sous sa besace […] – que depuis la blanche Caroline, on n’avait pas vu de vaissiau des mers de par-delà, dans le pays. – Ne parlez pas de la blanche Caroline, vieux rôdeur ! – répondit, avec un sentiment de terreur très sincère, le pêcheur à la hotte que Griffon avait appelé Capelin. (441)

S’ensuit une conversation qui n’échappe pas à Hermangarde, restée en arrière (440), entre le pêcheur de crabes Capelin, et le mendiant. Celui-ci évoque sa rencontre, voilà bien des années, avec la blanche Caroline : V’l’à qu’tout à coup, entre les rivières et les moulins des buttes Saint-Georges, j’vis queuque chose de blanc qui remuait comme un linge dans une haie, et je m’dis à part mai : «Serait-ce la Caroline ?…» Eh bien ! Vrai comme j’sis un chrétian baptisé et que j’ai nom Loquet, c’était elle ! Elle était haute et blanche comme une Mille-Lorraine des lavoirs de Fierville. Elle fit pique par-dessus feuille dans la haie et vint à mai, draite comme v’là mon bâton […] E’n’me dit mot. Mai, je marchais la tête basse sous mon grand capet. J’avais ouï dans ma jeunesse à une vieille fileuse, la grande Jeanne, qui passait pour avoir bien du savait dans tout Sortôville, qu’y n’faut jamais parler le premier aux revenants, si on ne veut pas mourir dans l’année. J’marchais, j’marchais, mais elle allait aussi vite que mai. E’n’me quitta qu’aux premières maisons, sous Portbail. V’l’à toute l’affaire […] D’aucuns disent qu’elle n’d’vise jamais et ne fait de mal à personne. Pourtant, quand on l’a au bout du coude, on n’est pas à noce, ma finguette ! Un vieux cherche-son-pain comme mai n’est pas bien facile à épeurer, mais que le diable me laboure un champ de navets dans le ventre, si, tout le temps qu’elle a été là, j’n’ai pas senti une manière de sueur fraide qui mouillait, sur mon dos, jusqu’à mon bissac ! (443-444)

Ce récit suscite la curiosité d’Hermangarde, qui s’adresse, logiquement, non pas au mendiant qui a fait le récit, mais au père Griffon, auquel elle est déjà liée par la série d’échanges que nous avons évoquée plus haut : « Qu’est-ce donc que cette Caroline, père Griffon ? » (444). Le père Griffon est ici source de savoir, et celui qui a guidé la jeune femme dans les dunes s’apprête à la guider dans un autre voyage. Une jeune Danoise s’est embarquée sur un brick. Belle, pure, fragile : « délicate comme une perle et blanche comme un albatros » (445). Seule femme à bord, elle est aussi très distante, et affiche face à

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la convoitise des hommes la plus parfaite indifférence. Sur son nom, le récit reste ambigü : « Pauvre Caroline !... les officiers et tout l’équipage l’appelaient du nom de leur bâtiment. Qui sait ? C’était peut-être leur bâtiment qu’ils avaient appelé comme elle » (445). Dans un cas comme dans l’autre, le statut de la jeune fille est réduit à celui d’objet par cette association métonymique. Donner à une femme le non d’un navire ou, inversement, rebaptiser le vaisseau du nom de la jeune fille, c’est prétendre la diriger comme on dirige ce navire, c’est la chosifier. C’est s’emparer d’elle en dépit de son indifférence. C’est déjà du viol. Cette tentative d’appropriation se poursuit : après le nom de la jeune fille, c’est son apparence qu’ils cherchent à posséder, en sculptant une figure de proue à son effigie : « ils avaient sculpté à leur gaillard d’avant une blanche figure qui ressemblait à la sienne… » (445). Le désir qu’elle suscite est aussi unanime qu’unilatéral : « A bord, ils étaient presque tous fous d’elle… Ils étaient comme ensorcelés de cette pauvre tombée de neige qu’ils emportaient sous toutes les latitudes, comme un échantillon de leur pays. Elle ! Elle n’aimait personne, pas même le capitaine » (445). La reprise du pronom elle singularise la jeune femme par rappport à l’ensemble de l’équipage : son indifférence efface les distinctions hiérarchiques, puisqu’elle inclut « même le capitaine ». Ce désir commun s’exaspère certainement de l’indiffférence de la jeune fille, ainsi que des rivalités qu’il suscite entre tous ces hommes occupés d’un seul et même objet. Ces rivalités débouchent sur une échauffourée sanglante que le récit ne détaille pas mais qu’il résume en une seule phrase : « On s’égorgeait à bord pour la pâle enfant » (445). On, c’est la violence généralisée, l’indifférencation qui la caractérise. Caroline, elle, est au contraire identifiée comme cause de cet engrenage et comme future victime. « Pour la pâle enfant » : pour obtenir la « pâle enfant », mais aussi à cause d’elle. A l’indifférenciation illustrée par on, répond l’emploi du qualificatif « pâle » et du substantif « enfant » qui la différencient du reste de l’équipage. En latin, infans signifie « qui ne parle pas ». L’étymologie accentue donc la fragilité de la jeune fille, présentée plus haut comme une « fillette » (444), en établissant un lien très net entre l’impossibilité de parler et celle de se défendre. Le combat débouche dans un premier temps sur un meurtre d’une violence inouïe, perpétré par le capitaine, « forcené de jalousie » (445), sur un de ses officiers. Ce meurtre sera suivi de très près par celui de la jeune fille :

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[…] « L’officier – me dit un matelot hollandais qui servait sur le brick et que j’avais connu dans les temps à Java – fut haché comme un arbre dont on abat, branche par branche, toute la membrure, et quand il ne resta plus de lui qu’un tronc pour tout cadavre, cet enragé de capitaine mit le pied dessus et se mit à le doler avec sa hache d’abordage, comme un charpentier dole une poutre ». Par l’âme du diable, ce capitaine avait tous les démons de l’enfer dans le ventre, car deux jours après il fit porter nuitamment, par des nègres qu’il avait ramenés de Virginie, la blanche Caroline à la côte, et, malédiction sur eux et sur lui ! ils eurent le cœur de l’ensabler toute vivante. (445)

Je souhaite maintenant attirer l’attention sur les choix de situation opérés par Barbey dans l’épisode de la Blanche Caroline. La scène rapportée par le Père Griffon donnera lieu à une légende, selon laquelle la jeune fille hante les dunes en réclamant une tombe. Cette légende et le meurtre qui lui donnent naissance sont attestés ailleurs que dans le roman de Barbey. Ainsi, Léon d’Aurevilly, le frère de Barbey, publie en 1833, dans Amour et Haine, une ballade normande intitulée « La Blanche Caroline ». Alphonse Le Flaguais, une dizaine d’années plus tard, publie dans Les Neustriennes une longue chanson consacrée à la Blanche Caroline, « Le Fantôme du rivage »4. Barbey présente des faits une version légèrement différente de celle des deux poèmes, et ses choix sont révélateurs. Dans les deux poèmes, la jeune fille est accompagnée de son père, qui meurt en route. Léon d’Aurevilly écrit : « Voici déjà qu’elle était orpheline/En route, hélas, son vieux père était mort. ». Alphonse le Flaguais relate le même événement : Au milieu de la traversée, Le père, hélas ! vient à mourir : Plus personne pour secourir Son enfant déjà menacée ! Car on dit que le capitaine, Déshonorant son pavillon,

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Léon d’Aurevilly, « La Blanche Caroline », Amour et haine (Imprimerie de Noblet, 1833). Texte reproduit en 1955 par Joseph Toussaint dans Carteret dans la vie et l’œuvre de Jules Barbey d’Aurevilly, Editions Notre-Dame, pp.100-105. Je remercie Pierre Leberruyer de m’avoir communiqué le poème de Léon d’Aurevilly ; Alphonse Le Flaguais, « Le fantôme du rivage », Les Neustriennes. Chroniques, légendes, ballades et impressions [1835], Nouvelle Edition augmentée, Derache, 1844, pp.317323. Les deux poèmes, difficiles à se procurer aujourd’hui, sont reproduits en annexe.

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N’offrit point sa protection A l’orpheline dans la peine.

Ici, la jeune fille est menacée parce qu’elle est la proie du désir de deux officiers sans délicatesse : Deux officiers par aventure Au même bord étaient montés. Leurs regards semblaient être effrontés, Et leurs propos pleins de luxure.

Les deux officiers étaient déjà mentionnés dans la ballade de Léon : « Deux officiers l’aimaient avec furie ». Dans les deux poèmes, un des officiers, dépité des refus de la jeune fille, poignarde celle-ci avant de se jeter à la mer. Le second officier enterre Caroline dans le sable. Les deux poèmes, enfin, racontent que le spectre de la jeune fille revient de temps à autre réclamer une sépulture. Si Barbey a conservé la trame de l’histoire – une jeune fille innocente victime du désir masculin –, il en a cependant modifié plusieurs détails de façon significative. Ainsi, il supprime la présence rassurante du père, soulignée dans la chanson de le Flaguais : [...] Son vieux père la protégeait : Lui seul était sa famille. Ils étaient Danois d’origine ; Elle était belle, il était bon. Ce sont toujours ceux-là, dit-on, Qu’aux épreuves le ciel destine.

Barbey fragilise donc la position de la jeune fille dès le départ en supprimant la présence rassurante du père. Ensuite, il étend la rivalité dont elle est l’objet à l’ensemble de l’équipage : « ils étaient presque tous fous d’elle… » (445). Le désir qu’elle suscite pousse les hommes à s’entretuer. On voit clairement dans quel sens vont ces choix, qui font ressortir tout ce qui illustre la crise mimétique : on assiste à une bataille généralisée à laquelle ne participe aucun individu discernable, mais une foule de marins obsédés par un seul et même objet, la jeune fille. De plus, le rôle tenu par le représentant de l’autorité, le capitaine, contribue à la confusion, qui s’étend à l’organisation hiérarchique de l’équipage. Là où Alphonse Le Flaguais

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insistait sur la passivité du capitaine, Barbey lui donne un rôle non seulement actif mais déterminant dans la représentation de la violence. Le capitaine, écrit Le Flaguais, « N’offrit point sa protection/A l’orpheline dans la peine ». Barbey va beaucoup plus loin : il en fait un meurtrier par deux fois . Le capitaine assassine un de ses officiers, et fait ensabler Caroline vivante. Ici aussi son geste va dans le sens d’une représentation d’une crise mimétique débouchant sur l’expulsion violente d’une victime. Léon d’Aurevilly et Alphonse Le Flaguais montrent tous les deux le second officier portant la jeune fille morte en terre. Barbey supprime le meurtre sanglant au poignard et le remplace par un ensablement ordonné par le capitaine lui-même. Là où le second officier rendait un dernier hommage en tentant de donner une tombe de fortune à Caroline, l’ensablement de celle-ci vivante prend toutes les allures du châtiment. Barbey a donc choisi la surenchère dans l’horreur, comme le montrent le combat à la hache, l’assassinat de l’officier, et l’ensablement de Caroline vivante. Au sommet de cet engrenage, le sacrifice de la jeune fille offre comme une suite logique au meurtre de l’officier, il s’y substitue. En rejetant la responsabilité de la crise violente sur la jeune fille, c’est sa propre violence que le capitaine maquille, détourne et perpétue. Le récit insiste en effet très clairement sur sa responsabilité dans le combat et l’horreur sur laquelle il débouche : « Le capitaine, forcené de jalousie contre un officier de son bâtiment, l’avait provoqué à un duel à mort » (444). Il ensevelit donc littéralement sa violence avec Caroline. Il efface le meurtre de l’officier, c’est-à-dire les traces et les résultats de l’emportement mimétique dont la jeune fille a fait l’objet. La crise est ainsi résorbée, et le navire quitte les eaux françaises : « Pour ce qui est du brick qui s’appelait comme elle, il mit à la voile et partit par la marée du lendemain. On n’en a jamais entendu parler… » (446). On rend la jeune Danoise responsable de la crise qui s’est emparée de l’équipage parce qu’elle est l’objet d’une convoitise généralisée, mais aussi parce que, fragile, sans défense, elle est une proie facile. La chanson de Le Flaguais insistait déjà sur ce point en soulignant que la beauté – ici associée à la fragilité – et la bonté destinaient aux tourments. La jeune fille est bouc émissaire, contrairement à l’officier, victime de la mimésis d’appropriation dont

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la mort a pourtant de vraies allures de sacrifice. On dirait que c’est un seul et même sacrifice qui se répartit ici entre deux victimes. C’est l’officier qui subit le martyre physique, et il le subit doublement, puisque même mort, il se fait encore « doler » par le capitaine. Dans un geste qui la tue en l’enterrant, Caroline, elle, reçoit la sépulture refusée à l’officier5, et prolonge la barbarie du capitaine. « Le meurtre appelle le tombeau et le tombeau n’est que le prolongement et la perpétuation du meurtre », affirme René Girard6. L’histoire de la blanche Caroline le confirme. Notons le silence total de Barbey sur les raisons qui poussent le capitaine à faire tuer la jeune fille après avoir assassiné l’officier. Le seul lien exprimé ici est un lien temporel : « deux jours après ». Compte tenu des remarques précédentes, il est clair qu’il faut voir dans ce silence un lien logique non exprimé. De cette façon, les événements semblent s’enchaîner naturellement et traduisent le point de vue du capitaine qui désigne la jeune fille comme responsable du désordre. Par ce silence qui sonne comme un aveu, ce récit est très proche de la structure du mythe telle que l’envisage René Girard, c’est-à-dire un « texte qui ne peut faire allusion au principe d’illusion qui le gouverne »7 et qui donc méconnaît, passe sous silence la logique qu’il reflète, celle du mécanisme victimaire. Tout contribue à faire du récit du père Griffon un texte autonome à l’intérieur du roman, sans autre rapport avec le présent que la ressemblance entre le brick danois et celui qui vient d’accoster. Il s’ouvre et se ferme de façon fort traditionnelle, rejetant dans le temps une histoire qui commence et finit presque comme un conte : « La Caroline ! C’était un brick de guerre, comme celui-ci, qui relâcha, il y a bien longtemps, dans notre havre. Vous dites quinze ans, vous, l’homme à la besace, et je vous dis, moi, qu’il y en a plus de dix-sept » (444). Le vieil homme conclut : « Pour ce qui est du brick qui s’appelait comme elle, il mit à la voile et partit par la marée 5

C’est tout du moins ce que l’on peut conjecturer, le texte passant sous silence le sort réservé aux restes de l’officier. C’est en principe le capitaine qui rend les derniers hommages avant que le cercueil du marin mort en mer ne soit jeté à l’eau. Ici, le meurtrier et le capitaine ne faisant qu’un, on comprend qu’une telle cérémonie ne puisse avoir lieu. 6 Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.244. 7 René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., p.226.

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du lendemain. On n’en a jamais entendu parler… » (444). L’histoire a eu lieu il y a longtemps de cela, et concerne des étrangers. Exceptionnelle par sa barbarie, elle semble rejetée par l’éloignement temporel au-delà des limites du possible. Elle a cependant laissé des traces, puisque la blanche Caroline revient de temps à autre réclamer sa sépulture : c’est ce spectre que le mendiant affirme avoir rencontré. Le roman donne cependant de la légende deux versions différentes. Dans la version qu’en donne le père Griffon, la requête de la blanche Caroline est claire : en demandant une sépulture en terre chrétienne, elle demande à devenir objet de culte, de rite. La dernière phrase de son récit se réfère à ce que dit le curé du village, qui établit un lien logique entre l’absence de tombe et l’apparition : « Nous n’avons jamais pu rien découvrir. Voilà pourquoi, dit M. le curé, elle revient, à certaines époques de l’année, demander une tombe en terre sainte » (446). Sur ce point, la version du mendiant , qui affirmait avoir rencontré le spectre, s’écarte de celle du Père Griffon. Celui-ci insistait en effet sur le silence de l’apparition : « E’n’me dit mot » (443). Cette différence s’explique par l’origine distincte des deux discours. Le prêtre traduit fort logiquement le point de vue chrétien, là où le mendiant se réfère à une croyance populaire tout en donnant un témoignage direct. L’évocation du mendiant est particulièrement intéressante parce qu’elle montre que la Blanche Caroline, croyance encore relativement récente, devient dans l’imaginaire local une variante des Mille-Loraines, au sujet desquelles Barbey précise, en note : « superstition du pays. Ce sont des femmes-fées » (446)8. Son apparence est en effet très semblable à celle des Milloraines : blanche, évanescente, elle tient en fait beaucoup de l’elfe.

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Amélie Bosquet voit dans la Milloraine une variante de la Dame blanche, croyance très répandue en Normandie, La Normandie romanesque et merveilleuse. Traditions, légendes et superstitions populaires de cette province [1845], La Mémoire normande, Editions Bertout, Luneray, 1987, p.109. L’orthographe mille-lorraine de Barbey n’est attestée dans aucune des sources que j’ai consultées. Pierre Le Filastre, Amélie Bosquet et Jean Fleury écrivent Milloraines : Pierre de Filastre, « Superstitions populaires du canton de Bricquebec et des communes voisines », Annuaire du département de la Manche, 1832, pp.207-230, p.211 ; Jean Fleury, Littérature orale de la Basse-Normandie [1883], Contes et légendes des provinces françaises. La Normandie, Le Grand Livre du Mois, 1996, p. 32. Dans Un Prêtre marié, en revanche, Barbey écrit milleloraines (979), sans tiret.

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Ici aussi Barbey s’est inspiré, pour évoquer la légende, des poèmes de son frère Léon et d’Alphonse Le Flaguais, où c’est déjà la version chrétienne que l’on rencontre. Léon d’Aurevilly écrit : « Et nul chrétien ne vient, hélas ! prier pour elle », avant de poursuivre : C’est pour cela, racontent les pêcheurs, Qu’elle revient, la vierge triste et belle, Et qu’aux sanglots de la nature en pleurs, Son cri d’angoisse au bruit des vents se mêle, Et tous de fuir, épouvantés de voir Ses voiles blancs balayer la poussière, Quand l’ombre pâle implore vers le soir La chaste paix du cimetière !

Alphonse le Flaguais insiste quant à lui sur le besoin de prière, et donc sur le rite chrétien : Elle ne veut qu’une prière, Elle qui mourut dans la foi, Mais sans office et sans convoi… De profundis à sa poussière.

L’absence de tombe, due à l’expulsion barbare, débouche ainsi directement sur une manifestation surnaturelle, par laquelle l’apparition s’en va rejoindre le patrimoine de l’imaginaire local tout en réclamant une sépulture. C’est précisément cette entrée dans la légende qui lui tient lieu de tombe. De Caroline à Vellini L’histoire de Caroline reste actuelle à deux titres : la parole populaire la perpétue, et il est possible d’établir des rapprochements entre l’histoire racontée par le père Griffon et le destin qui attend Hermangarde. Ce lien entre le destin violent de Caroline et celui d’Hermangarde a toujours paru clair9. Les deux femmes se ressemblent, elles ont le même physique évanescent et une vertu identique. La réaction très spontanée de la jeune femme, en apprenant le sort de Caroline, exprime une horreur mêlée d’une très vive 9

Philippe Berthier écrit : « Hermangarde n’est pas libre, son destin est en dehors d’elle ; toute sa liberté consiste à se conformer à l’emblème étranger qu’on lui propose, à s’identifier avec lui », Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.315.

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curiosité, dans laquelle il est peut-être permis de lire une identification inconsciente : « Oh ! Quelle horreur ! Et à quel endroit de la côte, ontils, les monstres ! enterré cette malheureuse jeune fille ? » (446).Le brick qui vient d’accoster, auquel le père Griffon compare le brick danois (« C’était un brick de guerre, comme celui-ci, qui relâcha, il y a bien longtemps, dans notre havre ») porte « le pavillon espagnol » (441). Or, c’est d’Espagne que vient Vellini, la vieille maîtresse de Ryno10. Vellini est présente dans cette scène, et se tient « au pied même du brick » (446). Intriguée, comme alarmée aussi, Hermangarde finit par la reconnaître : « Elle se rappela alors nettement qu’elle l’avait vue, qu’elle était passée un jour, rapide, mais distincte, dans le coupé de Madame de Mendoze » (448). En effet, quelque temps auparavant, après le départ de Madame de Flers qui rejoint Paris, dans un chapitre au titre révélateur (« La providence qui s’en va »), les deux époux avaient fait une promenade à cheval. Sur le chemin du retour, un coupé noir avait manqué de les renverser. A l’intérieur du coupé se trouvait Madame de Mendoze, ancienne maîtresse de Ryno, accompagnée de Vellini. La présence de Vellini au pied du brick pique la curiosité de la jeune femme autant que l’allusion du mendiant (441) à la blanche Caroline, et c’est par un procédé rigoureusement identique que le récit de la blanche Caroline et celui qui explique la présence de Vellini sont introduits. Dans les deux cas, il s’agit d’une question de la jeune femme : « Qu’est-ce donc que cette Caroline, père Griffon ? » ; « Père Griffon, […] savez-vous quelle est cette femme qui est assise sur un paquet de cordes là-bas ? » (447). Les deux récits du vieux matelot 10

On peut voir en Vellini un personnage annonciateur. Cependant, elle est à mon sens davantage une magicienne, et incarne le diabolisme de la passion amoureuse – fatalité à laquelle il est impossible de se soustraire et qu’illustre le lien de sang qui réunit les deux amants. Ce lien est scellé pendant la convalescence de Ryno, à la suite du duel qui l’a opposé à Sir Réginald, l’époux de Vellini (300). Non seulement le personnage de Vellini a fait l’objet de bien davantage de commentaires que les prophètes qui m’occupent ici, mais de plus, Vellini ne prédit pas l’avenir. Elle se contente d’affirmer l’existence d’une fatalité de la passion qui empêche la rupture malgré la disparition du sentiment amoureux. On peut trouver diabolique ce lien qui unit les amants. On peut aussi estimer que le Diable a bon dos, et qu’il sert admirablement la veulerie d’un homme qui passe son temps à chanter les mérites de son épouse à sa maîtresse et dont le narrateur nous dit cependant que ce bouquet de vertus à la fois le comble et le fait crever d’ennui : « car l’homme s’ennuie de ses douleurs comme de ses joies » (490). Ce n’est pas sa faute…Valmont n’est pas loin !

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sont donc à chaque fois une réponse à une question de la jeune femme. Deux autres questions, suivies de leurs réponses, contribuent au parallélisme des deux récits. Lorsque le père Griffon s’apprête à conclure, il est interrompu par deux fois par la jeune femme : « Et à quel endroit de la côte ont-ils, les monstres ! enterré cette malheureuse jeune fille ? » (446) ; « Et que fait-elle aux Rivières, – dit Hermangarde dont la curiosité haletait, – et comment y est-elle venue ? » (448). La réponse est la même : « C’est ce qu’on ignore » (448), répond le vieil homme à la question d’Hermangarde sur les raisons de la présence de Vellini sur la côte. Au sujet du lieu d’ensablement de Caroline, même ignorance : « C’est ce qu’on ignore, – dit le père Griffon. […] Moi et bien d’autres que moi, nous avons longtemps cherché la place où ils l’avaient ensablée. Nous n’avons jamais pu rien découvrir » (446). La rectification opérée par le père Griffon est à cet égard révélatrice : alors qu’Hermangarde emploie le verbe enterrer, le vieux matelot utilise le verbe ensabler, ce qui souligne, malgré l’association en un même geste du meurtre et des funérailles, son caractère plus proprement assassin et révoltant, alors qu’enterrer insiste davantage sur le culte rendu aux morts, sur un rite. Notons que le pouvoir exercé par Vellini sur les imaginations locales est aussi fort que celui de l’histoire de Caroline. Dans le dernier chapitre d’Une vieille maîtresse, le narrateur commente en ces termes la position de Vellini dans l’imaginaire local de Carteret : C’est ainsi que sur cette côte sauvage et retirée de la Manche, au fond de ce cabaret de bouviers, de pêcheurs, de mendiants, on s’entretenait, un soir, de Vellini. Elle n’avait vécu que bien peu de temps sur ce rivage, et déjà tous ces gens simples, qui l’avaient connue, étaient pleins d’elle, ne parlaient que d’elle. La Mauricaude, comme ils l’appelaient, défrayait leurs conversations et s’imposait à leurs souvenirs. Elle allait peut-être bientôt entrer dans les légendes de la veillée comme cette blanche Caroline qui revenait aussi dans leur vie et dans leurs discours. (544)

Nous ne saurons pas si Vellini s’en est allée rejoindre la Blanche Caroline et autres Dames blanches des croyances locales. Le roman se clôt, peut-être, où commence une nouvelle légende. La blanche Caroline et Vellini n’ont apparemment rien en commun, et le Père Griffon, répondant à la question d’Hermangarde au sujet de Vellini, insiste d’emblée sur ce point : « Vous ne la connaissez donc pas ? Et pourtant tout le monde la connaît déjà dans

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les environs. Ah ! ce n’est pas la blanche Caroline ! C’est la Mauricaude des Rivières, comme l’appellent les enfants de là-bas » (447). Tout les oppose effectivement, à commencer par leur origine : la première est danoise, la seconde espagnole. Leurs physiques, on s’y attend, s’opposent. La première est bien nommée : elle est blanche, comme l’indiquent de nombreux éléments des portraits faits par Griffon : « délicate comme une perle fine , et blanche comme un albatros » ; « mince quenouille d’ivoire » ; « pauvre tombée de neige » ; « pâle enfant » (445). Quant à Vellini, « le soleil lui a écrit sur le visage un diable d’acte de naissance plus aisé à lire qu’à effacer » (448). D’autre part, le narrateur premier confirme le côté sombre – dans tous les sens du terme –, de sa personne : « sang noir » (446), « regard d’un noir profond qui décochait parfois un éclair du fond de ses ténèbres » (446), « femme sombre comme une menace » (448). Cette répartition manichéenne de la couleur entre les deux femmes est on ne peut plus parlante. Le père Griffon le dit lui-même, la blanche Caroline est « un chef d’œuvre du Bon Dieu ». (445). Vellini est donc diabolique. Cependant, le contraste va ici au-delà d’une opposition somme toute classique entre deux types de femme. Le Père Griffon, en faisant à Hermangarde le récit de la Blanche Caroline et celui qui concerne Vellini, fait peut-être saisir à la jeune femme que l’étau du temps se resserre sur elle. En effet, là où la légende de la Blanche Caroline renvoie au passé, l’histoire de Vellini renvoie à l’actualité et à ce qui va la suivre, à ce qui s’annonce. Que la jeune femme se tourne vers le passé ou vers le présent, c’est la même énigme noire qu’elle rencontre, et c’est la même horreur qu’elle éprouve, comme le soulignent ses réactions. En apprenant que la blanche Caroline avait été enterrée vivante sous le sable des dunes, Hermangarde, on s’en souvient, avait manifesté son épouvante : « Quelle horreur ! ». C’est aussi de l’horreur que la jeune femme éprouve envers l’Espagnole, vers qui elle est poussée par une « pointe de curiosité aiguë comme un stylet de verre qui s’est rompu dans la blessure » : Par un de ces âpres mouvements naturels aux êtres qui souffrent et dont les condamnés à mort ont quelquefois donné l’exemple en s’absorbant dans la contemplation désespérée de l’instrument de leur supplice, elle vint regarder avec une horrible avidité cette femme sombre comme une menace, cette nuée pleine de foudre, qui devait lui éclater sur le cœur. (448)

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La mention des « condamnés à mort », l’utilisation de l’imparfait annonciateur du destin, « qui devait lui éclater sur le cœur », nous disent assez dans quel sens il faut comprendre le récit du Père Griffon : une condamnation. Nous avons affaire ici à des annonces inconscientes, déguisées, mais très largement confirmées par le narrateur, du destin de la jeune femme – de son évincement violent. De Caroline à Hermangarde Le narrateur lui-même encourage sans ambiguïté ce rapprochement entre Hermangarde et le fantôme de Caroline. Ainsi, Hermangarde est elle-même une apparition spectrale lorsqu’elle quitte l’obscurité en interrogeant le père Griffon : « Qu’est-ce donc que cette Caroline, père Griffon ? dit soudainement Hermangarde, en sortant de l’épaisseur de la brume pour entrer au bord du cercle éclairé et en posant sa main gantée sur la lourde épaule du vieux matelot » (444). Elle avait assisté jusqu’ici à la scène sans se montrer, et la voilà tel un fantôme qui quitte l’univers sans contours d’une brume vespérale, pour entrer en contact avec le monde des vivants – des vivants qui racontent une histoire de mort : et si c’était la sienne? « La main gantée », opposée à la « lourde épaule du vieux matelot », évoque la légèreté de l’oiseau mais aussi l’inconsistance du spectre, opposées à la pesanteur, à la réalité des corps. D’autre part, l’agencement du dialogue entretient une belle ambiguïté si l’on s’en tient aux phrases prononcées. En effet, avant de répondre à la question d’Hermangarde, « Qu’est-ce que cette blanche Caroline, père Griffon ? », les deux hommes ont, pour identifier la nouvelle venue, cette réplique qui possède ici une résonance étrange : « C’est la dame du manoir, la fille à la Marquise » (444). On a presque l’impression, en effet, qu’il s’agit là d’une réponse à la question d’Hermangarde, que la blanche Caroline, c’est effectivement Hermangarde11. 11

Plus tard, Hermangarde et Caroline seront associées plus nettement encore. Un soir, Ryno rentre chez lui après une de ses visites à Vellini. Il croise Capelin qui s’en revient de la pêche. Le mendiant a vu Caroline : « La Caroline a rôdaillé toute la nuit sous les dunes. J’l’ai vue deux fois du côté de votre manoir » (481). Ryno ne croit pas à la légende, (481-482). Un bruit ayant surpris les amants dans la nuit, Ryno associe maintenant ce signe aux paroles du vieux mendiant : Capelin n’a rencontré personne d’autre qu’Hermangarde, partie à la recherche de Ryno.

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Les personnages que nous avons croisés jusqu’ici – le père Griffon, le pêcheur de crabes Capelin, le mendiant – sont tous issus du petit peuple, bien intégrés au milieu local – malgré parfois un statut marginal comme celui du mendiant. Tous sont perméables à la dimension surnaturelle de l’imaginaire local, qu’ils contribuent à faire vivre et qui présente des aspects annonciateurs. En effet, cet imaginaire surnaturel, associé à la réceptivité d’Hermangarde ainsi qu’à certaines correspondances orchestrées par le narrateur, rend sensible le poids d’une fatalité qui ne s’annonce jamais directement par la bouche d’un prophète désigné, et dans laquelle la contagion violente reste limitée à l’histoire de la Blanche Caroline. Dans Une vieille maîtresse, en effet, les représentations de la foule restent circonscrites, malgré la présence très nette, dans la première partie du roman, d’un discours public qui s’intéresse beaucoup à Ryno et à sa vieille maîtresse. La contagion violente n’existe ici qu’à titre de référent extérieur, elle ne constitue pas encore un ressort dramatique de premier plan.

2. L’Ensorcelée La Clotte Tout comme les interventions du père Griffon dans Une vieille maîtresse, celles de la vieille paralytique de L’Ensorcelée s’adressent à leur destinataire sous deux formes : le dialogue, et le récit clairement délimité, se référant à une histoire antérieure, dont le rapport avec le destin de Jeanne est cependant fort clair, comme l’étaient, dans une moindre mesure, les rapports entre l’histoire de Caroline et celle d’Hermangarde. Cependant, l’aspect prophétique du discours de la vieille femme s’affirme bien plus que celui des habitants de la côte normande dans Une vieille maîtresse. Sans être encore des prophéties caractérisées, qui prédisent ouvertement et sans ambiguïté aucune l’avenir du destinataire, les interventions de la Clotte sont des avertissements sur les événements à venir, des mises en garde. Elles expriment, contrairement à celles du père Griffon, une intention. Le discours de la vieille femme évoque ici à la fois le chœur de la tragédie antique et l’emploi de confidente. Ce dernier emploi se justifie par les liens affectifs qui l’unissent à Jeanne, dont elle a très

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bien connu la mère, Louisine12. Celle-ci représente non seulement un passé personnel mais aussi un ensemble de valeurs qui se sont écroulées en même temps que l’ancien régime, et qui sont chères aux deux femmes. Pour expliquer les fréquentes visites que Jeanne rend à la vieille Clotte, le narrateur expose deux raisons. La première est d’ordre affectif : « Cette connaissance de sa mère, cette amitié de jeunesse, était la principale raison qui avait attiré à la Clotte l’intérêt de Jeanne. Tout ce qui lui parlait de sa mère lui était sacré » (998). Sur la seconde, le narrateur insiste longuement. Cette seconde raison tient davantage à la Clotte elle-même, à son histoire et à sa personnalité, à ce qu’elle représente : « fière de ses souvenirs comme elle l’avait été de sa beauté, la Clotte […] aimait à tenir tête au mépris public en rappelant hardiment à quel monde elle s’était mêlée autrefois » (632). Le roman relate en détail deux des visites de Jeanne à la Clotte. La première a lieu au lendemain de « ces vêpres qui, plus tard, lui devinrent fatales » (598). L’abbé de la Croix-Jugan, pénitent pour avoir combattu dans les guerres chouannes et avoir tenté de mettre fin à ses jours, lui est apparu pour la première fois pendant ces vêpres. Fortement impressionnée par ce « masque de cicatrices » (603), elle éprouve alors « un frisson, […] une espèce de vertige, un étonnement cruel qui lui fit mal comme la morsure de l’acier […] une sensation sans nom, produite par ce visage qui était aussi une chose sans nom » 12 Le narrateur insiste longuement sur l’histoire de Louisine dans le chapitre qu’il consacre au passé de Jeanne afin de faire comprendre au lecteur « cette préoccupation nouvelle, si soudaine et si diabolique » (608) chez Jeanne, c’est-à-dire l’intérêt qu’elle porte à Jéhoël de la Croix-Jugan. Sur la vie de Jeanne pèse le poids d’une hérédité digne d’intéreser Emile Zola, puisqu’il s’agit d’une d’une tare qui semble la prédisposer au malheur : le sang de son père Loup de Feuardent, « sang d’une race vieillie, ardente autrefois comme son nom », se mêle à celui de sa mère Louisine, « qui avait transmis à sa fille la force d’âme qui respirait en elle comme un souffle de divinité » (615). Or la rumeur attribue la paternité de Louisine à Sang d’Aiglon de Haut-Mesnil, « dernier venu d’une race faite pour les grandes choses, mais qui, décrépite, et physiologiquement toujours puissante, finissait en lui par une immense perversité » (610). Louisine, elle, sera l’héroine d’un épisode sanglant qui lui confère un statut particulier sous le toit de Sang-d’Aiglon. Restée seule au château un dimanche matin, elle se débarrasse avec sang froid de trois brigands. Elle tue le premier d’un coup de hache, le second d’un coup de fusil, mettant le troisième en fuite (611-613). Cette aventure, après laquelle elle devient Louisine à la Hache, constitue comme l’origine mythologique du destin de Jeanne là où le sang de ses parents en constituent l’origine héréditaire.

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(603). Après les vêpres, en rentrant chez elle, elle rencontre le Pâtre sorcier, berger des environs. Poussé par le désir de se venger de son mari qui lui a refusé un travail, le Pâtre menace Jeanne et prononce des paroles qui la troublent : « vous vous souviendrez longtemps des vêpres d’où vous sortez, Maîtresse Le Hardouey ! » (620). Perturbée par ces événements, elle fait part de son malaise à la vieille femme : « je crois que j’ai la fièvre depuis hier au soir » (636), et raconte sa rencontre avec le Pâtre. La vieille femme sent immédiatement que Jeanne ne dit pas tout : « Il y a d’autres anguilles sous roche […].Vous avez autre chose que ça sur l’esprit, mon enfant… » (637). C’est alors que Jeanne informe la Clotte du retour de l’abbé de la Croix-Jugan, et de ce qu’elle sait de sa tentative de suicide. La Clotte, « avec cette abstraction des vieillards qui les fait parler, quand ils sont seuls, aux spectres invisibles de leur jeunesse » (640), s’adresse alors directement à l’abbé. Pour la première fois, elle évoque le personnage de Dlaïde Malgy : « Ah ! Jéhoël, Jéhoël, tu as donc porté les mains sur toi et détruit cette beauté sinistre et funeste qui promettait ce que tu as tenu ! Que dirait Dlaïde Malgy, si elle vivait et qu’elle te vît ? » (640). Ces paroles provoquent la curiosité de Jeanne : « Qu’est-ce que Dlaïde Malgy, mère Clotte ? » (640). Cette question, on ne manquera pas de le constater, est identique, dans sa forme, à celle qu’avait posée Hermangarde au père Griffon en entendant pour la première fois parler de la Blanche Caroline : « Qu’est-ce donc que cette Caroline, père Griffon ? » (444). Elle prend donc maintenant des allures de prélude rituel au récit. Notons l’emploi, dans les deux cas, du pronom interrogatif neutre que13 dans sa forme élidée. Cela signifie que la Blanche Caroline et Dlaïde Malgy ne constituent pas uniquement des références à des personnes qui ont vécu une aventure particulière ; au-delà des différences de personnes et de circonstances, ces noms représentent une idée, une notion. Tout comme l’aventure de la jeune Danoise annonçait le destin d’Hermangarde, celle de Dlaïde annonce celui de Jeanne. 13 Le Grévisse mentionne l’emploi de la forme élidée qu’ du pronom relatif qui dans la langue populaire et chez les auteurs qui cherchent à la reproduire. En revanche, rien n’est dit d’une pratique similaire pour ce qui est du pronom interrogatif qui. Nous sommes donc en présence de la forme élidée neutre du pronom interrogatif que. Le bon usage, Grammaire Française, refondue par André Goosse, Treizième édition revue, Duculot 1993, §44c2, p.52 et §679a, p.1040.

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Dlaïde Malgy Qui était Dlaïde Malgy ? Une compagne de débauche de la Clotte, avec qui elle a participé aux orgies abritées par le château de Haut-Mesnil. S’étant prise d’un amour « insensé » pour Jéhoël, « le beau et blanc moine de Blanchelande » (640), elle se heurte à une indifférence inflexible qui la pousse à la folie. A la différence du Père Griffon qui n’a pas assisté aux scènes qu’il narre à Hermangarde, la Clotte raconte ce qu’elle a vu : Un soir, Dlaïde, devant nous toutes, dans un de ces repas qui duraient des nuits, lui avoua son amour insensé. Mais au lieu de l’écouter, il prit au mur un cor de cuivre, et, y collant des lèvres pâles, il couvrit la voix de la malheureuse des sons impitoyables du cor, et lui sonna longtemps un air outrageant et terrible comme s’il eût été un des Archanges qui sonneront un jour le dernier jugement ! […] Pour Dlaïde, elle en tomba folle tout à fait. (641)

Dlaïde aura sans succès recours aux « faiseuses de breuvages, qui lui donnèrent des poudres pour se faire aimer » (641). La description des symptômes présentés ensuite par la jeune femme associe sans ambiguïté aucune sa folie à l’intensité de son désir et à une possession diabolique. D’après la « dirie »14, elle se roule sur « les têtes de chats »15 et pousse des hurlements de « louve qui a faim » (642). Son corps se couvre de marques de coups. Dlaïde, interrogée par la vieille femme sur ces « meurtrissures » (642), omet de faire le lien logique entre les pierres qui l’ont meurtrie et les marques qu’elle porte ; en revanche, elle en explique la présence d’une métaphore saisissante : « C’est une gangrène qui me vient du cœur et qui me doit manger partout » (642). Dlaïde emploie ici gangrène dans son sens étymologique. Le terme provient du verbe graein qui signifie dévorer, et désigne une maladie qui détruit les tissus16. La jeune femme exprime de cette façon qu’elle est la proie d’un phénomène indépendant de sa volonté, destiné à la faire disparaître, à la consumer.

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C’est là un mot cher à Barbey, qui désigne les commérages. Voir la note de Jacques Petit : « Les têtes de chat sont de grosses pierres surélevées qui permettent de passer à sec un ruisseau que traverse la route, ou un endroit marécageux » , OC I (1377). 16 Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaires Le Robert, 1998, tome II, p.1552. 15

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En décrivant à Jeanne l’évolution du mal qui rongeait Dlaïde, la Clotte reprend la même métaphore : sa beauté et sa santé furent mangées. C’était la plus faible d’entre nous. Mais la maladie et son corps, qui se fondait comme un suif au feu, ne l’empêchèrent point de mener la vie que nous menions à Haut-Mesnil. Ce n’étaient pas des délicats que les débauchés qui y vivaient ! L’amour de la Malgy pour Jéohël, sa maladie, sa maigreur, sa langueur, qu’elle enflammait en buvant du genièvre comme on boit de l’eau quand on a soif, ce qui lui fit bientôt trembler les mains, bleuir les lèvres, perdre la voix, rien n’arrêta les forcenés dont elle était entourée. Ils aimaient, disaient-ils, à monter dans le clocher quand il brûle ! et ils se passaient de main en main cette mourante, dont chacun prenait sa bouchée, qui flambait encore par dedans, mais pas pour eux. Ils l’ont tuée ainsi, l’infortunée ! ce ne fut pas long…(642)

L’histoire de Dlaïde est celle d’un saccage total qui rappelle par certains côtés les violences subies par Caroline tout en annonçant le destin de Jeanne Le Hardouey. Ce dernier point n’a échappé à aucun commentaire critique consacré à l’histoire de Dlaïde17. La passion fatale de Jeanne pour Jéhoël s’annonce dans celle de Dlaïde. Son recours aux pouvoirs occultes du Pâtre s’annonce dans l’aide que Dlaïde implore des « faiseuses de breuvages » ; enfin les symptômes de Jeanne rappelleront ceux de Dlaïde : égarement, acharnement dans la chute, apparition de signes sur son corps. Dlaïde, nous l’avons vu, décrivait ces taches comme la manifestation d’une force incontrôlable et la comparait à un phénomène cancéreux. Cependant, la jeune femme est aussi victime de l’attirance sexuelle morbide que les hommes du Haut-Mesnil éprouvent pour elle, et qui accélère et achève ce que la gangrène qu’elle évoque a entamé. Le désir des hommes, loin d’être rebuté par l’état languide de la jeune femme, est au contraire attisé par celui-ci comme par un feu. C’est ce qu’expriment crûment les « débauchés »

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Philippe Berthier écrit que « Jeanne, comme Dlaïde, est dévorée, brûlée, consumée d’amour impossible pour Jéhoël ; ce brasier a déjà été allumé par une autre, qui y périt comme elle y périra. L’horreur de Jeanne, c’est de parcourir pour son propre compte un chemin de perdition déjà emprunté par autrui et de savoir, sans pouvoir s’empêcher de poursuivre, comment tout cela finira » , Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.315. Voir aussi Pierre Tranouez : « Jeanne a le même destin que Dlaïde, le même itinéraire symbolique », La Scène capitale, op-cit., pp.261. Pascale AuraixJonchère écrit aussi que « l’histoire de Dlaïde est en tout point prophétique », « Splendeurs et misères de la magicienne », loc.cit. (note 2 de ce chapitre) p.93.

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eux-mêmes : « Ils aimaient, disaient-ils, à monter dans le clocher quand il brûle ! » (642), rapporte la Clotte18. On peut voir dans les débauchés de Haut-Mesnil un rappel des marins de la Caroline dans Une vieille maîtresse. Les circonstances sont fort différentes, voire opposées : Caroline est pure, Dlaïde une débauchée, pourtant la « meilleure » (642) des femmes de HautMesnil, aux dires de la Clotte. La seconde se donne là où la première se refusait. Les deux cependant, restent inaccessibles. Caroline est l’indifférence même : « Elle ! elle n’aimait personne, pas même le capitaine » (445). Dlaïde aussi, et malgré les apparences, reste inaccessible : « et ils se passaient de main en main cette mourante, dont chacune prenait sa bouchée, qui flambait encore par dedans, mais pas pour eux ! » (642). Le résultat de ce désir qu’exaspère la langueur de la femme convoitée, et qui est très souvent la marque du désir masculin dans les romans de Barbey, c’est la mort précipitée de Dlaïde, dont l’histoire présente comme une variation de celle de Léa19. De plus, la Clotte souligne la faiblesse de la jeune femme – « C’était la plus faible d’entre nous » –, ce qui évoque la fragilité de Caroline. Ce qui fait la particularité de l’histoire de Dlaïde, comme de celle de Caroline, c’est la caractère collectif du désir meurtrier qu’elles suscitent. Dans le cas de Dlaïde, ce désir est meurtrier car il accélère les effets de la gangrène . Dans Une vieille maîtresse, la totalité de l’équipage convoitait la jeune Danoise, le capitaine compris. Ce dernier la fait mettre à mort, sans autre forme de procès. La mort de Dlaïde n’est pas causée mais précipitée par les hommes de Haut-Mesnil. Dlaïde comparait son état à une gangrène, donc à un phénomène qui la mangeait de l’intérieur en contaminant progressivement les parties saines de son corps ; de la même façon, le désir des hommes est une force qui se nourrit d’elle, anéantit sa volonté, et qui opère elle aussi comme la gangrène. En effet, la métaphore de l’ingestion est utilisée ici aussi pour évoquer le désir des 18

C’est à n’en pas douter la crudité de la phrase qui a justifié sa suppression dans la parution en feuilleton. Voir Jacques Petit, OC I , p.1377. 19 Léa, un des premiers textes de Barbey, met en scène un jeune homme amoureux d’une jeune fille dont la maladie de langueur annonce celle de Calixte dans Un Prêtre marié. La moindre émotion peut la tuer, et Réginald le sait. Il passe cependant outre, et embrasse la jeune fille qui rend l’âme dans un vomissement de sang. Sur le vampirisme dans ce texte et dans l’œuvre de Barbey en général, on consultera Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., pp.140-144.

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hommes, qui la consomment là où sa propre folie la consume : chacun prend sa bouchée de la jeune femme. L’utilisation de l’adjectif consumée pour caractériser Dlaïde renforce l’image du feu utilisée un peu plus haut (« son corps, qui se fondait comme un suif au feu » ; « sa langueur, qu’elle enflammait en buvant du genièvre comme on boit de l’eau quand on a soif ») ; en même temps, elle évoque l’idée de la consommation déjà contenue dans l’idée de manger. Consumer, en effet, entretient un lien étymologique et sémantique étroit avec consommer, dont le sens a longtemps hésité entre celui d’accomplir, de parfaire, et celui qui lui vient précisément de sa confusion avec consumer, faire disparaître par l’usage20, et qui s’est surtout spécialisé dans le sens de détruire par le feu. Dlaïde est à la fois un bien de consommation au sens où on l’entend aujourd’hui et le lieu d’une consomption qui la fait littéralement disparaître, d’un épuisement. La force à l’œuvre dans les processus très liés de la consommation et de la consomption, c’est une contagion double, à la fois intérieure (« une gangrène qui me mange ») et extérieure, le désir collectif meurtrier. De Dlaïde à Jeanne Dans quelle mesure Jeanne sera-t-elle, elle aussi, la proie de cette double contagion ? Au cours du repas qui fait suite aux vêpres où apparaît Jéhoël, l’horreur ressentie par Jeanne en apercevant le prêtre se traduit par une sensation de feu : « la pommette de sa joue brûlait » (625). Le lendemain, ce feu devient visible : « La nuit, en passant sur la joue de Jeanne, n’y avait point éteint la flamme que les troubles de son âme avaient allumée presque sous ses yeux. On aurait pu même remarquer que plus la journée s’avança, plus se fonça cette trace enflammée » (631). Ce même jour, Jeanne se rend chez la Clotte. L’abbé s’y rend aussi et découvre son visage ravagé : L’espèce de chaperon qu’il portait tomba, et sa tête gorgonienne apparut avec ses larges tempes, que d’inexprimables douleurs avaient trépanées, et cette face où les balles rayonnantes de l’espingole avait intaillé comme un soleil de balafres. Ses yeux, deux réchauds de pensées, allumés et asphyxiants de lumière, éclairaient tout cela, comme la foudre éclaire un piton qu’elle a

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Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, 2000, op.cit., article consommer, tome II, pp.861-862.

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fracassé. Le sang faufilait, comme un ruban de flamme, ses paupières brûlées, semblables aux paupières à vif d’un lion qui a traversé l’incendie. C’était magnifique et c’était affreux ! (645)21

Le feu qui irrigue la face ravagée et le regard de l’abbé, qui a tout d’un feu infernal, semble donc être passé dans le sang de Jeanne. Il continue d’étendre sur le visage de Jeanne sa contagion brûlante. Apparaissent des plaques rouges dont la description rappelle la gangrène évoquée par Dlaïde : Sur sa pâleur sortaient de partout des taches rouges, un semis de plaques ardentes, comme si la vie, un instant refoulée au cœur, revenait frapper contre sa cloison de chair avec furie. A chaque mot, à chaque geste de l’abbé, apparaissaient ces taches effrayantes. Il y en avait sur le front, aux joues. Plusieurs se montraient déjà sur le cou et sur la poitrine, et c’était à croire, à tous ces désordres de teint, que maître Tainnebouy22 avait raison avec sa grossière physiologie, et qu’elle avait le sang tourné ! (645)

Les symptômes présentés par Jeanne semblent trahir la présence d’une contagion intérieure semblable à la gangrène de Dlaïde, tout en évoquant une imitation du visage de Jéhoël, et donc une forme de contagion provenant de l’extérieur. Ces signes, que les médecins seront évidemment incapables d’expliquer, traduisent l’existence d’un « enfer caché » (651) et contaminent le texte par la récurrence d’expressions où le feu est une puissance souterraine, destructrice, désordonnée : « cœur volcanisé » (651), « pléthore brûlante » (666), « fournaise », « four à chaud qui flambe dans la nuit » (662), « la pourpre de son visage incendié » (651), le tout faisant de Jeanne une « torche humaine que les yeux de ce prêtre extraordinaire auraient allumée » (651). Ce feu n’est pas métaphorique. Jacques Petit, commentant en ces termes l’enfer caché de Jeanne, insistait déjà sur ce point : « Il faut prendre enfer au vrai sens du mot, et non pas comme une image banale » (1378). Le narrateur établira par la suite, comme nous allons le voir, un lien explicite entre l’histoire de Dlaïde Malgy et celle de Jeanne, et soulignera sans ambigüité le rôle de la Clotte, qui est, sinon de révéler à Jeanne ce qui l’attend, au moins de la mettre en garde. A la suite de 21

L’abbé, après sa tentative de suicide (il décharge son espingole sur son visage), est mutilé par les Bleus (597). 22 Au sujet de ce personnage, voir la note 13 du chapitre III.

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cette première rencontre chez la Clotte, l’abbé utilisera Jeanne à des fins de propagande chouanne. Mais le temps passe, et la « cause royaliste » (662) semble perdue. L’abbé de la Croix-Jugan , vaincu définitivement, se désinteresse de Jeanne : « Jeanne sentait bien que même l’œil de cet homme ne la regardait plus depuis qu’il avait été obligé d’abandonner ses desseins » (661). Jeanne se désepère, et sombre dans un état qui, selon la population locale, confirme son ensorcellement. Un jour, le cœur et le pas lourds, elle se rend chez la Clotte. Le narrateur fait alors allusion à la visite que Jeanne lui avait rendue le lendemain des vêpres fatales : Elle savait toute l’histoire de Jeanne. Dès le premier jour, on se le rappelle, elle avait soupçonné tout ce que ce fatal indifférent de Jéhoël, qui avait tué Dlaïde Malgy de désespoir, apporterait de malheur à la fille de Loup de Feuardent, et elle l’en avait avertie. « Fuyez cet homme, – lui avait-elle dit pendant quelque temps […] – une voix m’avertit, la nuit, quand je ne dors pas, une voix qui est la voix de Dlaïde, que si vous ne fuyez pas cet homme il sera un jour votre destin ». (664)

On ne retrouve pas, dans le récit de ce « premier jour », c’est-à-dire de la visite de Jeanne au lendemain des « vêpres fatales », les avertissements évoqués ici par le narrateur. La proposition circonstancielle « dès le premier jour » ne porte peut-être pas pas sur le verbe avertir. Une autre possibilité est que le narrateur considère l’histoire de Dlaïde, alors racontée par la Clotte à Jeanne, comme un avertissement. Tout le monde admet le caractère prophétique du récit que la Clotte consacre à la passion de Dlaïde pour Jéhoël. Mais ce qui à mon sens fait tout l’intérêt de cette « prophétie », c’est que le narrateur luimême, par son regard rétrospectif, désigne ouvertement le récit de la Clotte comme annonciateur. De cette façon, il assigne à ce personnage, plus clairement que ce n’était le cas dans Une vieille maîtresse avec le père Griffon, une fonction prophétique qui s’accomplit par le recours à un récit de contagion. Prophétesse ou sorcière ? Dans le discours local, cependant, la Clotte n’est pas désignée comme une prophétesse, mais plutôt comme une sorcière. Rappelons

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le statut marginal de la vieille femme dans la communauté villageoise, et ce que l’on dit d’elle : Que diable, disaient-ils, cette sorcière de la Clotte a-t-elle fait à maîtresse Le Hardouey pour qu’elle aille si souvent la visiter dans son taudis, et pourquoi ne laisse-t-elle pas se débattre avec le démon, sur son grabat, ce reste d’impudicité qui a fait honte à tout Blanchelande pendant dix ans ? (634)

Les habitants du bourg évoquent ici les soirées de Haut-Mesnil, ces « fêtes criminelles » (632) sur lesquelles flottait un parfum de sabbat, et où la Clotte régnait en « bacchante » (632). Le narrateur évoque le « scandaleux éclat » jeté par sa jeunesse, et le surnom d’ « Hérodiade » que lui avaient valu sa beauté, son orgueil, sa froideur et sa cruauté. Contrairement au Père Griffon, visiblement bien intégré à la communauté villageoise, la Clotte vit au ban de celleci, isolée « à quelques pas du bourg de Blanchelande » (635). Le discours populaire participe encore, bien des années plus tard, à cette mise au ban : sorcière est ici une insulte que renforcent l’emploi méprisant des déictiques (« cette sorcière », « ce reste d’impudicité » ), et le rappel d’un passé honteux aux yeux des bien-pensants. Son orgueil scandalise : « Endurcie dans son péché », elle refuse de se repentir comme de se ranger derrière les Bleus. Un des hommes qui, en 1793, l’ont « tousée », est « mort de mort violente », mort « imputée à la Clotte par des parents superstitieux, passionnés » (705). La Clotte est donc l’objet d’un discours collectif violent. Ses dons de sorcellerie ne seront pourtant jamais vraiment avérés, contrairement à ceux du Pâtre ou de la Malgaigne d’Un Prêtre marié. Il suffira de se reporter au lynchage de la vieille femme23, pour comprendre qu’ici, sorcière est une accusation commode qui ne suffit à masquer ni les susceptibilités de la morale ni les rancœurs politiques. Les liens entre la parole de type prophétique et la violence collective deviennent de plus en plus clairs. Non seulement la violence est partie intégrante de ce discours, mais le personnage qui passe pour prophète-sorcier subit lui-même des violences : la Clotte périra lapidée. De plus, lorsque la Clotte prédit, à sa façon, l’avenir de Jeanne, et qu’en même temps elle cherche à la détourner de Jéhoël, donc à lui faire éviter le pire, elle annonce aussi une contradiction insoluble qui sera portée à son comble dans le personnage de la 23

pp.706-707. Voir le troisième chapitre de cette étude.

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Malgaigne : s’il y a véritablement prophétie, il ne peut en toute logique y avoir en même temps avertissement, ce dernier cherchant à faire dévier le cours des événements.

3. Un Prêtre marié La Malgaigne, mère et prophétesse On reconnaît en la Malgaigne la grande figure prophétique de l’univers romanesque de Barbey. Comme le père Griffon et la Clotte, elle utilise le récit de violences comme outil prophétique. Cependant, avec elle, la prophétie devient une force motrice du roman. De plus, une lecture détaillée de ses interventions montre vite que, loin de se contenter d’être prophète, elle cherche en permanence à éviter la réalisation de ses prophéties. Porte-parole de l’au-delà du début à la fin du roman, elle incarne donc le tragique tout en s’efforçant d’être un ressort dramatique, qui cherche à s’exercer dans le sens contraire du tragique. J’ai déjà évoqué le respect mutuel qui lie le père Griffon et Hermangarde, et le sentiment maternel qui unit la Clotte à Jeanne. Ce lien se renforce dans Un Prêtre marié. En effet, La Malgaigne a élevé Sombreval après la mort de sa mère. Jean est son « espèce de nourrisson » (906). La prophétie prend donc place dans le cadre d’une relation affective qui peut expliquer le rôle ambigu, voire problématique, assumé par la Malgaigne, mère qui cherche à sauver son enfant du destin qu’elle sait pourtant inéluctable. Si l’implication personnelle de la Malgaigne est plus grande, le don de prophétie s’impose lui aussi plus fortement, et de façon variée. Ainsi, elle entend des voix, qui sont toujours désignées par une majuscule lorsque c’est la Malgaigne ou le narrateur qui les évoque : « Mes Voix me disent qu’il est damné ! » (1057) ; « Peut-être, en ce moment, répondait-elle à ce qu’elle appelait ses Voix » (1067). La présence de cette instance surnaturelle explique l’attitude parfois étrange de la vieille femme, qui donne l’impression de parler seule et de prononcer des paroles inintelligibles : « Elle continuait de marcher, et ses paroles cessèrent d’être intelligibles » (971). La Malgaigne a aussi des visions qu’elle exprime de façon saisissante : « Vous êtes tous perdus ! Vous vous croyez vivants, vous

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ne l’êtes plus. Vous êtes morts. Je vous vois tous morts, couchés dans vos tombes, aussi clairement que si le dessus en était de verre » (1060). Elle sera aussi prévenue de la mort de Calixte par une vision, dont le récit affirme la survie de l’âme au-delà de la mort : « Elle a dû mourir ce matin, vers cinq heures, car c’est à cette heure-là que j’ai vu son âme au pied de mon lit et qu’elle m’a fait signe de me lever et de la suivre […] ! » (1207). Deux prophéties La Malgaigne, cependant, ne se contente pas de prédire un avenir funeste . Paradoxalement, sa tâche consiste essentiellement à user de persuasion pour empêcher ses prédictions de se réaliser, et donc la crise de s’accomplir. De plus, son engagement dans le drame ne se justifie pas uniquement par la dimension affective évoquée plus haut. La Malgaigne est aussi une sorcière repentie revenue à Dieu, et son rôle auprès de Sombreval consiste tout autant à réparer un outrage à Dieu auquel elle a participé en disant son avenir à Sombreval, qu’à tenter de raisonner un obstiné. Plusieurs passages du roman font état du passé de sorcière de la Malgaigne. A l’occasion de sa première apparition le narrateur raconte en quelles circonstances elle avait été amenée à se charger de Sombreval enfant. On apprend alors qu’elle n’avait jamais trouvé à se marier, « soi-disant parce qu’elle était un brin sorcière » (906). Plus tard, le narrateur se réfère à nouveau à ces commérages : « Je vous l’ai dit : dans sa jeunesse, la Malgaigne avait passé pour une sorcière » (958). La voix du narrateur se désolidarise ici de la vox populi par des précautions rhétoriques comme soi-disant ou avait passé pour. Lorsque Sombreval la met au défi de lui prédire son avenir, c’est aussi sur la foi des on-dit, « puisqu’elle en voyait si long et que d’aucuns la croyaient sorcière » (905). C’est alors qu’elle prononce la prophétie de Taillepied. La prophétie de Taillepied La particularité de l’action d’Un Prêtre marié est d’être suspendue à une seule et même prophétie dont le lancinant rappel vient régulièrement obstruer l’horizon des personnages. Cette prophétie domine tout le roman, en détermine la structure et l’atmosphère : c’est celle qu’a prononcée la Malgaigne il y a fort

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longtemps à l’intention de Sombreval, à sa demande pressante, sous le porche de l’église de Taillepied. C’était il y a bien longtemps, avant le retour de Sombreval au Quesnay, par lequel s’ouvre le récit de Rollon Langrune. Référence constante dans le discours de la vieille femme, elle est rejetée hors du temps de l’histoire, dont elle constitue cependant le point d’ancrage. Le premier chapitre du roman, de façon fort classique, en situait le cadre et présentait son protagoniste. L’histoire de Sombreval était racontée : enfance à la campagne, études solides, séminaire, puis le séjour à Paris, la recherche scientifique, le mariage, l’apostasie, donc. Point de référence ici à la fatalité, à la réalisation d’une prophétie. Le récit de cette dernière n’intervient qu’à point nommé, au moment où Sombreval, de retour au pays, après avoir réglé l’achat du Quesnay chez le notaire, se rend dans sa propriété. C’est alors qu’il rencontre la Malgaigne, postée comme à l’attendre, qui l’apostrophe : « Tu t’en vas donc au Quesnay, l’abbé Sombreval ? » (904) et un peu plus loin lui demande « Vrai ! l’as-tu enfin ? Est-ce fini ? » (905). Fini, quoi ? Etranges paroles pour un début de roman, qui piquent assurément la curiosité du lecteur ! Le narrateur précise tout d’abord les circonstances qui l’ont provoquée. La Malgaigne, chargée de l’éducation de Sombreval depuis la mort de sa mère, voit d’un très mauvais œil les lectures du jeune homme, qui selon elle doivent le perdre. Elle le poursuit de ses avertissements, ce qui provoque un jour l’exaspération de Sombreval qui « finit par la mettre au défi, […] de lui dire, une bonne fois pour toutes, ce qui arriverait de ses goûts d’apprendre et de son avenir » (905). Il ne manque rien à cette scène : ni les accessoires de la voyante (l’écuelle emplie d’eau, les herbes, (907), ni la prédiction funeste, ni la colère du ciel : un orage éclate en effet, dans lequel les deux personnages voient « un avertissement de Dieu » (907). Que voit la Malgaigne ? « Elle dit à Jean qu’elle le voyait prêtre – puis marié – et puis possesseur du Quesnay (or, à ce moment-là, les Du Quesnay étaient encore dans l’opulence, et personne ne pensait à leur ruine) – enfin que l’eau lui serait funeste et qu’il y trouverait sa fin » (907). Cette prophétie, la première relatée par le roman, est pourtant la dernière que prononce la Malgaigne. Effrayée par l’orage qui suit sa prédiction, elle met fin à son activité de voyante : « elle renonça à ses sorcelleries et […] on la revit aux églises où depuis longtemps on ne la voyait plus » (907). Il est important de souligner que dans l’histoire

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à proprement parler, la Malgaigne ne prononce pas de nouvelle prophétie. La Malgaigne se contente d’y rappeler inlassablement la prophétie de Taillepied. Du sang, de l’eau Une autre prophétie joue son rôle dans le roman : d’elle, cependant, les critiques ont peu parlé. C’est celle par laquelle la Malgaigne prédit la mort d’un soldat, désigné par la couleur de son uniforme – l’Habit-Blanc – en lisant dans les lignes de sa main24. La Malgaigne raconte à Néel de Néhou : « J’y vois du sang ! fis-je, poussée à dire. […] Mais du sang mal versé, repris-je. J’y vois de l’eau aussi, de l’eau qui coule dessus, s’y mêle et ne peut l’effacer [… ] et c’est cette eau qui vous tuera » (974). Cette prophétie entretient un lien évident avec celle qui dit la mort par l’eau de Sombreval. Objet d’un récit de la Malgaigne ellemême, elle a été comme celle de Taillepied prononcée en dehors de l’histoire principale. La vieille femme établit un lien explicite entre le destin sanglant de l’Habit-Blanc et celui qui attend Néel de Néhou, amoureux de Calixte, la fille de Sombreval. C’est en effet après avoir été questionnée par Néel sur son avenir, que la Malgaigne, en lieu et place de maléfices auxquels elle se refuse désormais, propose au jeune homme l’histoire d’un autre jeune homme, en soulignant explicitement le lien entre les deux histoires, ce qui est assez dire que le récit est à prendre comme une prédiction : Tout à coup une petite élévation, une espèce de renflement dans le sol arrêta les pas de la Malgaigne, qui le toucha de son long bâton : « Celui qui est là – dit-elle, était comme vous, Monsieur Néel, et comme Sombreval. Lui aussi hochait la tête avec arrogance et ne voulait pas croire ; mais, quand la chose avint, la foi lui poussa plus vite que les ongles ne lui avaient jamais poussé, mais ce fut trop tard ». (971)

La question que pose alors Néel est très semblable à celles qu’avaient posées Hermangarde et Jeanne en entendant parler, respectivement, de la Blanche Caroline et de Dlaïde Malgy : « De qui donc parlez-vous,

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C’est ainsi qu’est désigné le soldat meurtrier condamné à être rompu. Le Rompu désigne le soldat après sa mort.

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la mère ? »25. Le récit que fait la vieille femme porte sur sa rencontre avec l’Habit-Blanc et la prophétie, puis sur le meurtre qu’il commet et sur le châtiment subi en public par le jeune homme. C’est de nouveau une histoire de mort, barbare, à caractère collectif, comme l’étaient celles de Caroline et de Dlaïde. Antérieure à celle de Taillepied, cette prophétie constituera à partir de ce point du récit une référence sousjacente aux destins désormais reliés de Calixte et de Néel. Elle autorise éventuellement aussi une relecture qui permet de voir dans l’itinéraire de Néel, dès le début, une véritable répétition de la torture subie par l’Habit-Blanc26. La vieille femme répond à Néel, entre autres, par un récit d’événements auxquels elle a non seulement assisté mais participé à sa façon, puisqu’elle a prédit la mort de leur protagoniste : à ce soldat, « beau et jeune » (973) comme Néel, la Malgaigne a prédit du « sang mal versé » et la mort par « l’eau douce », douce mais « cruelle » (974). Deux ans plus tard, le jeune homme commet un crime crapuleux en compagnie de deux autres soldats. Un bouton de son habit blanc, arraché par la victime dans la lutte et retrouvé dans sa main, permet de l’identifier : « Et de fait le bouton retrouvé s’ajustait droit à la place où il en manquait un sur la poitrine du sodat » (975). On le juge, et il est condamné à etre « rompu vif pour son crime ». Le contexte est fort différent de celui des deux récits analysés précédemment. La mort du soldat constitue la réponse de la justice à un meurtre. Son châtiment, si barbare soit-il, est donc l’expression d’un système judiciaire, et non pas celle d’un groupe d’hommes aveuglés de désir, comme dans le cas de Caroline ou de Dlaïde. Deux points cependant autorisent, à mon sens, un rapprochement avec ces deux histoires. Tout d’abord, rappelons que les coupables sont au nombre de trois, et qu’on ignore ce qui se produit dans la lande où a lieu le meurtre : « Mais ce qui s’y passa, nul ne le vit, que Celui qui voit tout, mais qui ne parlera qu’au dernier jour » (975). Les deux comparses 25 Hermangarde, je le rappelle, demande au Père Griffon : « Qu’est-ce donc que cette Caroline, père Griffon ? » (444) ; Jeanne demande à la Clotte : « Qu’était-ce que Dlaïde Malgy, mère Clotte ? » (640). 26 Pierre Tranouez a consacré de très belles pages à cette imitation de l’Habit-Blanc par Néel, dans La scène capitale, op.cit., pp.362-413. Les pages 362-382 ont aussi fait l’objet d’une publication séparée, « La passion selon le Rompu », Barbey d’Aurevilly 12, Revue des Lettres Modernes 726-730, Minard, 1985, pp.7-39.

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parviennent à s’enfuir, et on ne sait rien d’éventuelles poursuites ultérieures contre eux. C’est un signe distinctif, le bouton manquant, qui permet d’identifier le soldat blanc. Celui-ci paie sa partipation au meurtre, mais aussi celle de ces deux acolytes. D’autre part, le châtiment est public, et le récit de la Malgaigne insiste beaucoup sur cet aspect : C’est au bourg de S… qu’on le jugea […]. Il fut condamné à être rompu vif pour son crime, et ce fut la dernière fois que l’on rompit dans le pays. Pensez s’il y avait du monde à voir cette affreuseté ! On s’y écrasait et l’on y vint de toutes les paroisses environnantes. C’était sur la place du Marché, qui n’est pas bien grande, comme vous le savez, Monsieur Néel : mais ce jour-là, on y aurait jeté une épingle par les fenêtres qu’elle ne serait pas tombée à terre. (976)

La foule, à se rendre en masse à l’exécution, ne se fait-elle pas d’une certaine façon complice ? Le supplice du soldat constitue un spectacle de choix qui déplace une quantité considérable de monde : le verbe écraser, l’allusion à « l’épingle […] qui ne serait pas tombée à terre » illustrent la pression qui résulte de la rencontre d’une foule nombreuse et d’un espace restreint. Il existe entre la foule et le supplicié une solidarité organique que la Malgaigne exprime d’une phrase saisissante : « A chaque fois que la barre tombait sur ses os, il faisait un han ! qui nous retentissait jusque dans le ventre, à nous, la foule » (976). On attendrait ici, en apposition au pronom nous, un substantif au pluriel. La réaction décrite par la Malgaigne est celle d’un seul et même corps, celui de la foule : celle-ci répond, par un écho où se mêlent l’horreur et le plaisir du voyeurisme, au cri de souffrance émanant d’un autre corps. La vieille fileuse assiste à l’exécution en compagnie d’une jeune femme, Désirée Travers, qui s’est éprise du soldat. C’est elle qui a poussé la Malgaigne à dire son avenir au jeune homme : « « Tu devrais bien lui dire son sort » […] On aurait dit que c’était le sien qu’elle me demandait » (975). Quelque temps plus tard, Desirée se marie, puis elle meurt en couches. Pierre Tranouez voit dans cette mort le résultat de l’impression violente faite par la mort du soldat sur la jeune femme. Celle-ci avait en effet suivi le spectacle « plus morte que vive, mais obstinée à voir, fascinée » (976). Sa mort en couches serait le résultat d’une imitation dans laquelle entrerait une émotion érotique indéniable :

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Prophètes, sorciers, rumeurs Elle meurt d’amour : elle imite le supplicié qu’elle aime, tout un succombant des suites de l’amour qu’un autre lui a fait. Mais la participation affective au supplice apparaît telle que c’est aussi bien de l’amour que le Rompu lui a fait, ou qu’elle s’est fait sur lui par la contemplation fascinée de sa mise à mort, autant que par le relais du sergent auquel elle se colle alors, ou de ce mari qui l’engrosse et mène à bien des œuvres d’amour et de mort qui le dépassent entièrement.27

Si l’assertion contenue dans la première phrase ne pose pas à mon sens de problème, la suite est beaucoup plus discutable. Les lectures de Pierre Tranouez aboutissent toujours au plaisir extrême que procurerait la mort donnée par autrui, la contemplation de la mort d’autrui. Le voyeurisme est certes un élément essentiel dans cette scène. On me permettra cependant de trouver sujette à caution cette interprétation de l’attitude de Désirée. Surtout, je voudrais montrer qu’ici la lecture de Pierre Tranouez élimine deux détails importants du texte de Barbey. Or, la prise en compte de ces deux détails permet de modifier sensiblement la lecture de la scène. La Malgaigne précise que Désirée, comme bien des personnages de Barbey, est handicapée : Désirée, c’est « la boîteuse » (973). Relatant la mort de la jeune femme, la Malgaigne précise : « car c’est des reins qu’elle boîtait et non pas des pieds, et le médecin qui l’accoucha dit qu’elle devrait mourir à ses premières couches, puisqu’on avait eu l’impudence de la marier, la pauvre estropiée » (977). Il s’agit ici d’un constat qui entérine l’inévitable – un handicap physique si grave qu’il rend impossible une naissance. La mort de la jeune femme n’a donc rien à voir avec l’effet qu’aurait eu sur elle le spectacle du supplice. D’autre part, si la fascination de Désirée est indéniable, l’explication érotique de cette fascination s’efface si on considère un détail que Pierre Tranouez ne cite à aucun moment dans son analyse. Voici le texte de Barbey : En voyant ce verre d’eau qui reluisait au soleil et que l’abbé Neufmesnil n’avait demandé que pour abréger le supplice du condamné – car on assure que les rompus, dès qu’ils boivent une goutte d’eau, expirent – sans doute que la Travers eut la même idée qui me prit au chignon, car, toute hagarde sur la croupe de son cheval et collée au sergent, elle me montra cette eau qui brillait : « Tu le lui avais bien dit » fit-elle. (977)

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Pierre Tranouez, La Scène capitale, op.cit., p.366.

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Pierre Tranouez passe sous silence cette réflexion de Désirée, ainsi que la supposition par laquelle la Malgaigne l’introduit : « sans doute que la Travers eut la même idée qui me prit au chignon ». L’égarement de Désirée n’exprime pas ici le plaisir d’une amoureuse « exaucée, acharnée à tout voir »28, mais l’horreur qu’elle éprouve à voir sous ses yeux se réaliser la prophétie prononcée par la Malgaigne deux ans auparavant : « une eau douce, douce mais cruelle », on se le rappelle, doit achever le soldat. Le destin s’est resserré, et une fois de plus il a le visage de la violence. Qu’advient-il du corps du soldat ? Après son supplice, le Rompu ne reçoit pas de sépulture, ce qui est encore un châtiment : Néel, dès son enfance, avait entendu dire au tiers et au quart qu’un horrible crime avait été commis à cette place et que l’homme qui l’avait commis, après avoir été rompu, selon la loi du temps, avait été exposé à l’endroit même de son meurtre, comme un enseignement terrible pour ceux qui prendraient par ce chemin. La pitié de chaque passant ou son épouvante avait jeté, en détournant les yeux, sa poignée de terre sur ce cadavre fracassé et sans sépulture et y avait formé, à la longue, comme le chevet d’une tombe. Le corps du condamné semblait avoir moulé cet amas de poussière qui, dans la nuit, faisait trébucher le passant. Les chevaux y bronchaient ou s’y abattaient. (972)

Et je trébuche, à mon tour, sur la place au Rompu. On se heurte en effet ici à ce qui semble constituer une incohérence totale dans la narration, puisque celle-ci finit par attribuer deux sépultures à celui qui était condamné à n’en point recevoir. Comme on vient de le voir, le roman relate tout d’abord un ensevelissement progressif. Cependant, La Malgaigne fait à l’intention de Néel le récit suivant : Le soir qu’ils l’apportèrent ici pour qu’il y demeurât en exemple, exposé aux émouchets et aux corneilles, [Désirée] se jeta encore à moi comme le jour du supplice, et me pria et me supplia, les mains jointes, d'aller quant et elle, de nuit, dans la lande, le couvrir de terre par pitié.29

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Ibid., p.365. Quand la scène relatée a-t-elle lieu? « Le soir qu’ils l’apportèrent ici pour qu’il y demeurât en exemple […] elle se jeta encore à moi comme le jour du supplice », dit la Malgaigne. Faut-il en conclure que le corps est tout d’abord exposé à l’endroit du supplice, ou entreposé quelque part avant d’être apporté sur le lieu du meurtre du porte-balle? En effet, « comme le jour du supplice » laisserait à penser que le supplice et l’exposition ont lieu à deux dates différentes, ce qui paraît pourtant fort peu 29

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Prophètes, sorciers, rumeurs Elle était religieuse, moi, je ne l’étais pas alors ; j’étais une mauvaise, mais j’y fus tout de même, à la nuit tombée, avec elle, les capes de nos manteaux bien rabattues pour qu’on ne nous reconnût pas…Nous le trouvâmes là où vous avez vu tout à l’heure ce bout de croix qui sort de terre. Il n’y avait pas moyen de distinguer corps ou visage, tant il faisait noir, mais du fond des ténèbres nous avisâmes une espèce de blancheur immobile : c’était lui ! Et comme nous avions emporté et caché un truble sous nos mantelets, moi qui avais les bras forts, plus forts que cette malheureuse brésillée dont le cœur était peut-être encore plus malade que le corps, je creusai un trou dans la lande et j’en rejetai la terre sur ce quèque chose de blanc qu’on voyait dans les ombres, et ne m’arrêtai que quand elle et moi nous ne vîmes plus rien. Pendant que je fouissais en me dépêchant, car nous avions peur d’être surprises, elle s’était agenouillée, et je l’entendais qui priait. (978979)

Ce récit contredit la première version, dans laquelle le narrateur présente une initiative collective, suscitée à la fois par « l’épouvante et la pitié ». Il faut bien que ce geste ait été répété de nombreuses fois pour qu’à l’endroit du corps soit apparu « le chevet d’une tombe ». C’est ce que suggère l’emploi du complément circonstanciel « à la longue ». Pourtant, l’intervention de la Malgaigne et de Désirée a lieu le même jour que l’exposition du cadavre, quand le corps, qui révèle sa blancheur immobile, est encore visible : elle a donc lieu avant qu’il ait pu s’écouler le temps nécessaire pour que la terre jetée au fur et à mesure par les passants sur le cadavre du Rompu puisse former « le chevet d’une tombe ». Cette intervention ne peut pas non plus avoir lieu avant que les passants ne commencent à jeter de la terre. Dans une éventualité comme dans l’autre (que la Malgaigne et Désirée interviennent pendant l’ensevelissement progressif ou avant), le geste des passants serait frappé d’inutilité, puisque la Malgaigne précise : « je creusai un trou dans la lande et j’en rejetai la terre sur ce quèque chose de blanc qu’on voyait dans les ombres, et ne m’arrêtai que quand elle et moi ne vîmes plus rien »30. D’un autre côté, l’ensevelissement progressif auquel se livrent les passants frappe lui aussi d’inutilité le geste de la Malgaigne. Si les deux initiatives se rendent réciproquement inutiles, et je ne vois ici aucune explication logique possible du point de vue de la trame événementielle, il faut donc bien se rendre à l’évidence suivante : le probable. On notera d’autre part que le rapprochement avec Antigone, qui brave l’autorité de Créon pour enterrer son frère, s’impose ici. 30 C’est moi qui souligne ces derniers mots.

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roman présente deux versions différentes d’un seul et même événement, et cette différence porte sur quelque chose d’essentiel, puisqu’il s’agit du culte rendu aux morts. Le premier enterrement provient d’une initiative collective, spontanée pour commencer, puisqu’il faut bien que quelqu’un ait jeté la première poignée de terre sur le cadavre exposé. Ce rite de la terre jetée, qui rappelle l’ensablement de Caroline, pourrait ainsi n’être qu’un substitut de la première pierre, devenue proverbiale pour des raisons que René Girard commente longuement dans Je vois Satan tomber comme l’écair. Il affirme notamment : « Loin d’être purement théorique, la première pierre est décisive parce qu’elle est la seule à ne pas avoir de modèle »31. C’est ensuite mimétiquement que d’autres auront accompli ce geste qui tout à la fois désigne et dissmule le Rompu. La pitié des passants les pousse à donner une tombe au supplicié. Leur épouvante, en revanche, leur impose de cacher le résultat de ce à quoi ils ont accepté d’assister en foule sur le place du Marché. Pourrait-on voir ici un reste lointain de lapidation rituelle ? S’interrogeant sur la forme pyramidale que prend dans certaines cultures le tombeau de la victime, René Girard fait la remarque suivante : Pour expliquer cette coutume, on peut y voir un sous-produit des lapidations rituelles. Lapider une victime c’est recouvrir son corps de pierres. Lorsqu’on jette beaucoup de pierres sur un vivant, non seulement il meurt mais ces pierres prennent tout naturellement la forme tronconique du « tumulus » qu’on retrouve, plus ou moins géométrisée, dans les pyramides sacrificielles ou funéraires de nombreux peuples […] Le tombeau est inventé à partir du moment où la coutume de recouvrir les cadavres de pierres se répand en l’absence de toute lapidation.32

Bien que le Rompu ne soit pas à proprement parler mis en terre, le geste de la Malgaigne creusant la lande évoque clairement la mise au tombeau. Il est de plus complété par celui de Désirée Travers, qui prie, et bénit la « tombe » :

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Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., p.93. Dans ces pages, René Girard compare « l’horrible miracle d’Apollonius de Tyane » à l’épisode de la femme adultère, Jean (8, 3-11). 32 Ibid., p.147.

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Prophètes, sorciers, rumeurs Pendant que je fouissais en me dépêchant, car nous avions peur d’être surprises, elle s’était agenouillée, et je l’entendais qui priait. « – C’est fait ! Lui dis-je. On ne le voit plus…Sauvons-nous maintenant, Désirée ! – Oh ! Attends encore, répondit-elle ; j’ai apporté le bénitier du pied de mon lit où il y a un reste d’eau bénite ; laisse-moi l’en arroser, puisqu’il n’y a pas pour lui de terre sainte » Et elle le fit comme elle le disait. (978)

Le supplice subi par l’habit blanc est celui de la roue. Ainsi le verbe rompre, « épuiser de fatigue », s’est spécialisé au XVIIème siècle dans le sens de « faire subir à quelqu’un le supplice de la roue » (1659)33. La croix de Saint-André, en forme de X, n’est donc qu’une variante de ce supplice34. Cependant, la présence de cette croix, ajoutée à la prière de Désirée, contribue à donner au geste des deux femmes l’apparence du rite chrétien. Remarquons que cette croix est le seul signe culturel, par oposition à la terre qui recouvre le cadare, qui atteste le sacrifice de « celui qui a pourri ici, comme un chien, sur la croix de Saint-André dont vous voyez le bout encore » (973). Du point de vue anthropologique, le double enterrement du Rompu présente donc deux stades très éloignés de rite funéraire. Inadvertance de l’écrivain ? Superposition inconsciente de souvenirs de récits entendus dans l’enfance et d’une sensibilité chrétienne ? Estil possible de discerner malgré tout l’expression d’un choix entre les deux versions ? Des deux récits, celui que prend en charge le narrateur, et celui de la Malgaigne, ce dernier est le plus long, le plus détaillé. Il complète de plus sa relation de sa propre prophétie, la version qu’elle donne de l’assassinat du porte-balles, de l’arrestaion du meurtrier, et enfin son témoignage du supplice. Le récit de la Malgaigne conclut donc une série de séquences narratives qui racontent de bout en bout une histoire, de la prophétie à sa réalisation. La violence de cette histoire en constitue le fil rouge : le sang de la prophétie, le meurtre dans la foret, le supplice public. Le premier récit, à la charge du narrateur, très bref, évoquait la connaissance par ouï-dire que Néel possède des événements : « Néel, 33

Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op.cit., tome III, p. 3290 (article rompre). 34 « Il s’étendit lui-même sur la croix de Saint-André » (976). Le texte se réfère ici à la mort du disciple de Jésus : « Il mourut, croit-on, à Patras, en Grèce, crucifié sur une croix en X, appelée par la site « croix de Saint-André », Dictionnaire culturel de la Bible, Cerf, Nathan, 1990, p.27.

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dès son enfance, avait entendu dire au tiers et au quart qu’un horrible crime avait été commis à cette place […] » (972). Sa connaissance des faits est donc très limitée, ainsi que le souligne le narrateur : Néel, le rôdeur, qui connaissait tous les coins et les recoins du pays, connaissait la place au Rompu. Il n’en savait pas davantage. Il n’y avait jamais buté, mais, comme les autres, il n’aimait pas ce lieu de funèbre et sanglante mémoire, et toujours il donnait de l’éperon à son cheval pour passer plus vite, quand il y passait. (972)

Le récit de la Malgaigne apporterait donc un éclaircissement et peutêtre une correction aux faits connus de Néel, tout en suggérant, par la présence de Désirée, la primauté du rite chrétien sur un geste qui porte encore les traces d’une barbarie d’un autre âge. Comme dans l’histoire de Caroline, le soldat blanc, une fois rompu, revient, sans toutefois entrer dans l’imaginaire collectif. Apparemment, seule La Malgaigne rencontre fréquemment son spectre : « Régulièrement tous les samedis, quand je passe par ici […] et même quelquefois sur semaine. C’est un samedi que le porte-balle de Périers fut assassiné, et c’est un samedi que son assassin périt sur sa roue » (979). Le Rompu, lors de ses apparitions, au contraire de la Blanche Caroline, reste muet comme il l’a été pendant son procès et son supplice. La Malgaigne fait sur ce point un commentaire bien pessimiste : « silencieux comme il fut dans les derniers temps de sa vie […] muet comme un esprit condamné dont le sort ne peut être changé ni par aumônes, ni par larmes, ni par prières, ni par aucune intervention humaine de ce côté-ci ni de l’autre de l’éternité » (979). On note avec intérêt que le personnage, de son vivant, est un beau parleur qui aime fanfaronner. En revanche, pendant son jugement et après le supplice, devenu spectre, il reste muet. Caroline, indifférente et silencieuse sur le navire, obtient le droit à la parole après sa mort : la sienne d’une part, lorsqu’elle réclame une tombe, et surtout celle des autres, lorsqu’ils racontent son histoire, lui donnant de cette façon la tombe qu’elle réclame, ce qui est une manière de réparer le meurtre tout en le perpétuant dans la mémoire collective. Au terme de cette première lecture du discours prophétique dans Une vieille maîtresse, L’Ensorcelée et Un Prêtre marié, il apparaît que ce discours consiste rarement en des prophéties en tant que telles, c’est-à-dire en l’annonce explicite du destin, reçue

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passivement par celui qu’elle concerne. Au contraire, le personnage et le lecteur sont invités à élucider un ensemble d’énoncés qui deviennent annonciateurs lorsqu’ils sont mis en relation avec d’autres éléments du récit. C’est le cas des échanges d’Hermangarde avec le père Griffon. Dans L’Ensorcelée, le narrateur désigne clairement la Clotte comme un personnage annonciateur, quoique la vieille femme ne prophétise pas de façon aussi nette que la Malgaigne dans Un Prêtre marié. Leur point commun, au-delà de leur appartenance à un type qui, lui, n’évolue guère, est de pratiquer le récit comme art prophétique, c’est-à-dire de parler, pour prédire l’avenir, des choses du passé. Les trois récits que nous avons lus, et dont nous avons vu qu’ils annoncent tous le sort de leur destinataire, se partagent un sujet identique qu’ils varient chacun à leur façon : la mort d’une victime exposée à la foule. Il est maintenant opportun, avant de poursuivre cette étude de la violence chez Barbey, de tirer de ces trois destins et de leur représentation quelques conclusions relatives à l’esthétique aurevillienne. La première concerne la fonction du récit. Des trois destins barbares racontés par le Père Griffon, la Clotte et La Malgaigne, deux, ceux où la violence physique est la plus marquée, débouchent au dire de ces narrateurs sur des manifestations surnaturelles : Caroline et l’Habit-Blanc reviennent. L’absence de sépulture est partie prenante dans la mort violente et donnée, à l’innocent comme au coupable, et débouche sur une croyance dont témoignent les représentants du petit peuple. Leurs récits portent faits et croyances à la connaissance d’autres personnages comme à celle du lecteur, tout en les perpétuant. En d’autres termes, ces récits sont le rite qui a manqué au moment de leur mort, ils constituent le seul monument érigé à leur mémoire : je choisis de les appeler récituels. Par là, j’entends des récits qui, à la fois, transmettent une histoire de mort violente – fondatrice – qui a donné lieu à un rite inachevé, celui de la tombe, et à une légende, et ritualisent eux-mêmes la transmission de cette histoire et de cette légende. Ces récits assument bien, comme les rites, une fonction de représentation et d’imitation de la crise violente, puisqu’ils la reproduisent en paroles. Or cette fonction semble assignée non seulement à ces courts récits, mais dans deux cas au roman même. En effet, la structure en abyme de L’Ensorcelée et d’Un Prêtre marié fait de la quasi-totalité de ces romans un récit rapporté qui raconte non seulement les violences faites à des

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personnages extérieurs à l’histoire, mais aussi et surtout le destin violent de leurs protagonistes35. Nous aurons l’occasion de voir ultérieurement comment, dans ces deux romans, la sorcellerie puis la rumeur participent à ce destin violent et font du roman la représentation à grande échelle des crises violentes représentées dans les récits secondaires. A ce propos, et ceci constitue mon second point, la structure temporelle des romans est en rapport étroit avec la violence. Le roman assume une fonction rituelle, comme les récits rapportés, puisqu’il représente la violence. Celle-ci ne se cantonne pas aux récits des prophètes : elle se propage, dans L’Ensorcelée et Un Prêtre marié, dans le corps même de l’histoire. Il en découle que le roman prolonge le supplice jusqu’à lui faire épouser la durée romanesque dans son ensemble. On se souvient que dans Une vieille maîtresse, l’élimination de Caroline était survenue deux jours après les violences qui avaient eu lieu sur le navire. Dans L’Ensorcelée, la mort de Dlaïde Malgy était survenue rapidement : « Ce ne fut pas long » (642), raconte la Clotte. Dans Un Prêtre marié, le délai qui sépare l’arrestation du soldat blanc de son exécution n’est pas indiqué, mais le récit de la Malgaigne laisse l’impression d’une succession assez rapide des événements36. En revanche, le délai qui sépare la prophétie prononcée par la Malgaigne à l’intention du soldat et sa mort est de deux ans : « Deux ans en suivant […] deux ans jour pour jour, trois habits blancs s’enfonçaient dans la lande du Hecquet, au coucher du soleil » (975). De ces trois histoires, la dernière est donc ouvertement représentée comme la réalisation d’un destin écrit, ce qui n’était ni le 35 Sur la mise en abyme, voir l’article de Jacques Petit, « Le temps romanesque et la « mise en abyme » », Barbey d’Aurevilly 4, Revue des Lettres Modernes 199-202, Minard, 1969, pp.31-60. Le Chevalier des Touches offre aussi l’exemple d’un mise en abyme qui occupe la quasitotalité du roman, dont le récit secondaire peut lui aussi se lire comme un long récituel dédié à la mémoire de des Touches. 36 La seule indication temporelle certaine concerne la date de la découverte du corps, « au matin seulement du lendemain » (975) du meurtre. Les recherches sont entamées rapidement, sans qu’on sache si elles le sont le jour même ou plus tard : « le grand bailli Ango […] eut bientôt ordonné une battue » (975) ; la date du procès n’est pas précisée : « C’est au bourg de S… qu’on le jugea » (976). La date de l’exécution n’est pas non plus précisée ; l’indication « Au matin de ce jour » (976) la situe au plus tôt au lendemain du procès. L’exposition du corps, enfin, a lieu en soirée sans que l’on sache s’il s’agit du soir du jour de l’exécution : « Le soir qu’ils l’apportèrent ici pour qu’il y demeurât en exemple », (977), ce qui est cependant vraisemblable.

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cas de celle de Caroline, ni le cas de celle de Dlaïde. L’histoire du soldat blanc est donc sans équivoque celle d’un homme en sursis, mais qui s’en moque. C’est le cas de Néel aussi, c’est surtout le cas de Sombreval. Les épigones de ces victimes mettent à mourir plus de temps qu’elles : Hermangarde ne meurt pas physiquement comme Caroline, mais elle met au monde un enfant mort. Vellini élimine sa jeune rivale en quelques mois, entre son arrivée sur la côte et cette naissance prématurée. Pour Jeanne, mourir prendra un peu plus de temps que pour Dlaïde, c’est-à-dire une période d’un peu moins de deux ans si l’on se fie aux indications chronologiques fournies dans le roman37. Ce temps mis à mourir devient peu à peu la matière romanesque elle-même. Aux mises à mort qui ont souvent toutes les apparences d’une exécution sommaire, relatées dans des récits clairement circonscrits par leur éloignement relatif dans le temps, le roman dans son ensemble oppose un processus qui n’existe donc que dans la durée. Dans L’Ensorcelée et Un Prêtre marié, on sait par avance cette durée finie, parce qu’elle s’inscrit dans une structure particulière, la mise en abyme, qui fait du récit la « chronique d’une mort annoncée », annoncée non seulement dans les prophéties mais aussi dans la composition du roman. La violence y devient, de cette façon, inéluctable. Le troisième et dernier point concerne la tendance à la surenchère dans la représentation de la violence. Nous avons vu que les choix opérés par Barbey lorsqu’il utilise des sources littéraires, ainsi que ceux qu’il fait en représentant les châtiments corporels, sont très souvent ceux d’une surenchère dans l’horreur. Dans Une vieille maîtresse, l’officier de la Caroline, on se le rappelle, est d’abord assassiné à la hache avant que son cadavre ne soit « dolé comme une poutre » (445) – rompu – par le capitaine du vaisseau. Le supplice de 37

Jeanne rencontre l’abbé pour la première fois pendant la semaine de l’Avent ; le chapitre IX indique ensuite « qu’il y avait un peu plus d’un an que le mystérieux abbé menait cette vie impénétrable » (653), et nous sommes alors dans la Semaine Sainte, ce qui correspond assez bien. Barbey utilise beaucoup le calendrier religieux pour poser ses repères chronologiques. Jeanne meurt en juillet, de la même année vraisemblablement, la précision n’est pas donnée. La messe de Pâques qui marque le retour de l’abbé à l’autel a lieu un dimanche 16 avril, l’année suivante. Cela contredit par ailleurs l’indication chronologique donnée au sujet de la durée du suspense a divinis qui a frappé l’abbé : trois ans.

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l’Habit-Blanc est ainsi dédoublé, voire triplé. En effet, si l’on voit dans l’ensevelissement progressif du Rompu un lointain ersatz de lapidation qui fait suite au supplice de la roue ; si, de plus, on considère le refus de la sépulture comme un châtiment, l’Habit-Blanc est donc châtié trois fois. Cette surenchère est totalement inutile du point de vue de la logique dramatique : les violences en question sont exercées sur des cadavres. Le meurtre ne peut donc plus être le but recherché, et ces violences ne rejoignent que partiellement, à mon avis, celles qui sont représentées dans Le Cachet d’Onyx ou A un dîner d’athées, où les mutilations sont infligées dans le but de punir et de faire souffrir38. On ne peut donc pas invoquer ici le sadisme. On ne peut pas non plus rattacher ces gestes à celui de Néel tentant de ranimer Calixte qu’il refuse de croire morte39, ni à celui du Vicomte de Brassard lorsqu’il se retrouve avec le très beau cadavre de sa maîtresse sur les bras. Celui-ci tente de réveiller la morte en la saignant40. On rejoint certes ici l’excès, la fureur souvent évoqués à propos de Barbey41, mais cette fureur est ici sans objet, sinon sans cause : celle-ci est très certainement à chercher dans une sorte d’ivresse sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, et qui, donnant l’illusion d’apaiser un besoin de violence, ne fait que l’attiser. C’est une sorte d’emportement automimétique auquel nous assistons ici. Cette fureur s’exprime dans une esthétique de l’horreur et du sang, du corps broyé, que l’on pourra trouver sujette à caution, décadente, et que je nommerais volontiers esthétique du pire42.

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Dans les deux nouvelles, l’amant furieux cachette sa maîtresse, OC I, op.cit., pp.1920 ; OC II, op.cit., p.226. 39 Il lui brûle le pied, OC I, p.1203. 40 OC II, p.52. 41 Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., pp.189-249. 42 Philippe Berthier parle d’un « art de l’exaspération », ibid., p.228. Pierre Tranouez affirme, dans la conclusion de La Scène capitale: « Le récit consisterait donc, chez Barbey, en un appareil à envisager le pire », op.cit., p.670.

Chapitre II Les temps sont proches

Ainsi tout homme qui entend les paroles que je viens de dire et les met en pratique, peut être comparé à un homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé ; ils se sont précipités contre cette maison et elle ne s’est pas écroulée, ses fondations étaient sur le roc. Et tout homme qui entend les paroles que je viens de dire et ne les met pas en pratique, peut être comparé à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé ; ils sont venus battre cette maison, elle s’est écroulée, et grande fut sa ruine. Mt 7. 24–27

Nous avons lu dans le chapitre précédent trois récits de mort violente, qui impliquent la foule à des degrés divers. Le premier d’entre eux, tout particulièrement, par l’injustice et la barbarie qui le caractérisaient, évoquait une crise se résolvant par l’expulsion d’une victime faible et innocente. En revanche, si la mort barbare de Caroline annonce clairement l’élimination d’Hermangarde par sa rivale, les violences collectives ne jouent aucun rôle dans cette élimination. Une vieille maîtresse reste, d’une certaine façon, l’histoire assez classique, pimentée il est vrai de magie, d’un homme pris entre deux femmes. De plus, il n’existe pas de prophétie caractérisée dans Une vieille maîtresse, alors que le discours de la Clotte s’en approche davantage. Dans Un Prêtre marié, la Malgaigne se réfère sans cesse à des prophéties prononcées avant la diégèse. Mais le discours de la Malgaigne ne se limite que rarement, aussi surprenant cela puisse -t-il paraître, à la prophétie elle-même. A la divination se joint une analyse de la situation présente, sur laquelle sera porté aussi un jugement. Le prophète devient, en même temps qu’un interprète de l’au-delà, un gardien de l’ordre social, moral et religieux. Il se montre donc très

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sensible aux désordres provoqués par les agissements de certains protagonistes, et devient le lecteur de la crise qui annonce la catastrophe.

I. Les temps sont proches Le monde est renversé Lorsque Jean Sombreval, le prêtre apostat, s’installe au Quesnay, la réalisation de la prophétie de Taillepied est déjà en route. Sombreval, qui a jeté le « froc aux orties » (891), s’est marié. L’achat du Quesnay marque donc une nouvelle étape dans l’accomplissement de la prophétie. Dès leur arrivée au Quesnay, Néel de Néhou fait une entrée fracassante dans l’existence des Sombreval. Ce dernier, surprenant des propos injurieux du jeune homme à son sujet, le fait violemment tomber de sa monture. Blessé, Néel est soigné par la fille de Sombreval, Calixte, dont il tombe immédiatement amoureux. Deux semaines après leur installation au Quesnay, les Sombreval font leur première apparition publique. Ils assistent à la messe dominicale, à laquelle Sombreval a tenu à accompagner sa fille. Trois événements marquent le déroulement de cette journée : la sortie de l’église, la rencontre avec la mendiante Julie la Gamase, et la rencontre avec la Malgaigne. Néel, à la sortie de l’église, en proposant son bras à Calixte, parvient à enrayer l’agression de la foule envers les Sombreval. La rencontre avec la mendiante complète ensuite la scène de l’église. En effet, par des propos injurieux et orduriers, la vieille femme confirme le mouvement d’agression entamé le matin même par la foule. L’après-midi du même jour, Sombreval, sa fille et Néel se promènent en barque. Le souvenir de la prophétie de Taillepied trouble Sombreval. Sur le bord de l’étang se tient la Malgaigne. Entre elle et Sombreval a lieu un échange au cours duquel la Malgaigne renouvelle ses avertissements à l’intention de l’ancien prêtre. En fin de journée, après avoir quitté ses hôtes, le jeune homme, impressionné par la vieille femme, cherche à la rejoindre, poussé par un « vif désir […] de lui parler sans témoins, de l’interroger sur cette mort fatale qui menaçait Sombreval et l’avenir de Calixte – de Calixte dont les peines désormais devaient être les siennes – de Calixte dont il ne s’isolait plus » (965).

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Dans cette scène, pour la première fois, La Malgaigne associe le destin du jeune homme à celui de Calixte et Sombreval. La Malgaigne l’attend, le dit au jeune homme qui s’en étonne, et questionne : « Pourquoi m’attendiez-vous ? » (967). Voici sa réponse : Parce que le monde est renversé ! fit-elle avec une exaltation contenue, mais croissante, parce que les Sombreval sont au Quesnay, et vous avec eux, Monsieur Néel, vous le cousin des anciens seigneurs ruinés de qui ç’a été si longtemps la place. Parce que le fils de votre père s’est affolé de la fille d’un prêtre marié, de Jean Sombreval… […] Parce que vous aussi – continua-t-elle – vous êtes sur le bord du gouffre près duquel marchent, sans le savoir, Sombreval et sa fille, et que vous, plus curieux que lui, mais non plus sage, vous avez eu la fantaisie ce soir d’en mesurer la profondeur ! (967)

Cette réponse décrit la situation de crise au cœur de laquelle est désormais placé Néel. Elle en énonce les données sociales et affectives. En d’autres termes, la clairvoyance de la Malgaigne qui sait que Néel va chercher à la rejoindre s’explique par la survenue imminente de cette crise. Cette crise est celle qui marque la précipitation de l’accomplissement de sa prophétie. Mais de quelle crise est-il question ici ? Nous assistons, comme dans toute tragédie, à un retournement, une modification profonde, à un renversement : un ordre disparaît, pour laisser place à un nouvel ordre. « Les Sombreval sont au Quesnay » : c’est la réalisation partielle de la prophétie de Taillepied, que je rappelle ici : « elle dit à Jean ‘qu’elle le voyait prêtre – puis marié – et puis possesseur du Quesnay (or, à ce moment-là, les Du Quesnay étaient encore dans l’opulence, et personne ne pensait à leur ruine ) enfin que l’eau lui serait funeste et qu’il y trouverait sa fin’ » (907). La présence des Sombreval au Quesnay est contre-nature. Qu’un des derniers bastions de la noblesse locale passe des mains vides de l’aristocratie à celles d’un riche roturier comme Sombreval, c’est au sens propre du terme une révolution. Qu’ensuite Néel, noble, fréquente les Sombreval chez eux, au château du Quesnay, ce n’est plus une révolution, c’est une trahison, ainsi que le sous-entendent les paroles de la Malgaigne, qui contiennent un reproche à peine voilé : « les Sombreval sont au Quesnay, et vous avec eux, monsieur Néel, vous le cousin des anciens seigneurs ruinés de qui ç’a été si longtemps la place ! ». En associant vous et eux, en reprenant le pronom vous, en rappelant à Néel les liens de sang qui l’unissent aux anciens maîtres, la vieille voyante présente la position de Néel comme une anomalie. En soulignant enfin l’amour

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du jeune homme pour Calixte, elle le confronte à un sentiment contrenature, auquel il est dangereux de donner libre cours. De plus, « le monde est renversé » parce que Néel cherche à savoir ce qui l’attend : il est pris de la « fantaisie » de sonder le « gouffre ». Vouloir savoir accélère donc la survenue de la crise. D’après la Malgaigne, Néel est incapable de mesurer les conséquences de sa position nouvelle vis-à-vis des Sombreval : il s’est « affolé » de la fille d’un prêtre marié, il est pris de la « fantaisie » de connaître son avenir. Les deux termes évoquent un sentiment qui survient subitement, le second la légèreté, l’inconscience : Néel est présenté ici comme un enfant fougueux, qui ne sait pas ce qu’il fait. Pour lui faire comprendre le caractère tout à fait déplacé de sa situation, la Malgaigne passe de la deuxième à la troisième personne du singulier : « le fils de votre père ». D’interlocuteur, le jeune homme se retrouve placé en position d’objet mis à distance, comme pour provoquer une prise de conscience. En même temps, la Malgaigne rappelle aussi les liens du sang, ceux qui cette fois lient le père et le fils. Ils évoquent l’amour, certes, mais aussi l’autorité bravée, et ce rappel dit à Néel qu’il est un rebelle. Le matin même, en effet, en offrant son bras à Calixte, Néel avait empêché la propagation de la violence manifestée par la foule. Il se distingue donc en abolissant la distance sociale qui le sépare des Sombreval, en oubliant que par là c’est aussi un tabou moral qu’il franchit. Néel efface les différences. En annonçant que « le monde est renversé », la Malgaigne évoque le contexte de confusion généralisée qui caractérise la crise mimétique. Les points de repère habituels y disparaissent, parce qu’on y assiste à « l’effondrement des institutions »1. Les rôles sont renversés, les frontières entre groupes sociaux abolies. Sombreval lui-même participe à cet effacement des différences, en ignorant la différence entre le prêtre et l’homme de science, en troquant l’amour dû à Dieu contre un amour humain, tout simplement en faisant fi de sa position sacrée pour entrer dans le monde profane. Néel, lui, efface la frontière entre l’aristocratie et la roture, entre la morale et la honte.

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René Girard, Le Bouc émissaire, op.cit, p.23.

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Crise et Révolution On comprend mieux encore cette notion de crise des différences si on replace la situation évoquée par la Malgaigne dans le contexte historique d’Un Prêtre marié. Lorsque Sombreval sort du séminaire, la Révolution n’est pas bien loin, et « l’Eglise de France » n’étant plus ce qu’elle était, l’ordre moral est menacé : C’était le temps où l’Eglise de France inclinait en bas. Elle allait bientôt, sous le genou de bourreau que la Révolution lui appuierait à la poitrine, toucher terre et plus bas que terre, car on enfonce dans du sang, pour se relever, divinement purifié par ce sang, qui purifie toujours ; mais, il faut bien le dire (car c’est la vérité ), à cette époque, l’Église de France n’était ni dans ses mœurs, ni dans son personnel, ni dans sa doctrine, ce que les chrétiens, qui l’aimaient, auraient tant désiré pour elle ! (889)

Sombreval est envoyé à Paris en 1789 ; il s’y consacre à l’étude de la chimie, et se marie ; la Révolution est imminente2 : En 1789, l’abbé Sombreval fut chargé par son évêque d’une mission secrète3. Il partit pour Paris, et, le croira-t-on ? il n’en revint pas. Paris, ce gouffre de corruption, de science et d’athéisme, l’avait dévoré. Il s’était jeté tout vivant, comme Empédocle, dans le cratère qui allait vomir la Révolution française, et ses sandales de prêtre, on ne les retrouva même pas au bord du cratère, tiède et menaçant. Il n’écrivit pas à son père ; il oublia son évêque ; il garda enfin avec tous ceux qui le connaissaient un silence qui les fit trembler. (890)

Pourtant, « la Révolution, pour laquelle ce prêtre renégat semblait si bien fait, ne le tenta pas, comme elle avait tenté d’autres prêtres apostats, cupides, corrompus, qui se cachèrent dans ce trou de boue, comme Adam se cacha, après son péché » (892). Ce qui protège en quelque sorte Sombreval de cette tentation, c’est la science, et c’est

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Sur la Révolution dans l’œuvre de Barbey, voir : Pascale Auraix-Jonchière, « Poétique et histoire : le motif de la décapitation dans le roman aurevillien », Point de rencontre : le Roman, Actes du colloque international d’Oslo, 7-10 septembre 1994, textes réunis par Juliette Frølich, KULT Skriftserie 371, tome I, pp.267-283 ; Annick Billey Ernzen, « La Révolution française dans les œuvres de fiction de Barbey d’Aurevilly », Annales de Normandie, Mai 1992 ; Philippe Berthier « Barbey lecteur de la Révolution », Revue d’histoire littéraire de la France, Vol.90, Armand Colin, 1990, pp.779-795. 3 Le narrateur ne dira jamais en quoi consiste cette mission.

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dans la plus parfaite indifférence au monde qui s’écroule autour de lui que Sombreval poursuit ses travaux : La science le tenait trop fort pour le lâcher un seul instant dans l’arène brûlante de la politique. L’abbé Sombreval continua d’habiter Paris – le Paris de Marat, de Fouquier-Tinville, des têtes fichées au bout des piques, des cœurs chauds et tressaillant encore portés dans des bouquets d’œillets blancs – mais il l’habita comme le plongeur habite une mer vaseuse sous la plus pure cloche de cristal. Pendant que le sang tombait sur la France, de l’échafaud de la place de la Révolution, comme d’un arrosoir, l’abbé Sombreval étudiait tranquillement la formation et la décomposition de ce sang qui avait étouffé son père. (892)4

Si Sombreval ne s’implique pas personnellement dans la Révolution, celle-ci pèsera cependant lourdement sur son existence, dans la mesure où c’est par elle que commence à s’accomplir la prophétie de la Malgaigne. En effet, c’est la Révolution qui vide le château du Quesnay de ses maîtres, aristocrates, corrompus et dépossédés, et rend possible son rachat par un fils de paysan enrichi par son mariage : « la femme qu’il avait épousée était la fille d’un chimiste, fort riche […] » (892). La crise que représente la Révolution constitue aussi la toile de fond de l’action de L’Ensorcelée. L’action du roman se déroule dans les premières années qui suivent la Révolution. L’abbé de la CroixJugan a participé très activement à la chouannerie, et ses rapports avec Jeanne et la Clotte sont faits de souvenirs communs rattachés à la période prérévolutionnaire. La rupture5 est déjà présentée en des termes qui permettent de l’associer à une crise mimétique : « Puis, on était à une époque où l’infortune sociale avait mêlé tous les rangs et où la pensée politique était le seul milieu réel. La France, rouge de 4

En apprenant que son fils s’est marié, le père de Sombreval meurt : « Son père mourut de cette nouvelle, comme on meurt d’un coup de fusil, tiré à bout portant. En apprenant le crime et la forfaiture de son fils, il n’eut que le temps de le maudire. Un vaisseau se rompit dans sa poitrine et le flot du sang de ce cœur brisé noya les derniers mots de cette malédiction suprême dans un gargouillement plus affreux qu’une imprécation » (891). 5 Je rappelle le lien étymologique entre rupture et roture, très évocateur dans le cas de Jeanne qui, en épousant un roturier, consomme la rupture avec son rang d’origine. (Roture désigne à l’origine une terre rompue c’est-à-dire défrichée, avant de prendre au Moyen-Age le sens de déchirure, puis de désigner les terres non nobles. Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op.cit., article Roture, tome III, p.3304.)

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sang, s’essuyait » (647). Cette rupture est définitive, c’est une cicatrice ineffaçable. Elle est en effet « une large ornière de sang qui a coupé en deux l’histoire de France, et dont les bords s’écartent chaque jour de plus en plus » (972). La Révolution de 1789 est présentée comme un châtiment divin, et l’on reconnaît ici une idée chère à Joseph de Maistre6. Le narrateur d’Un Prêtre marié raconte : Vers ce temps-là, on vit dans le ciel, raconte-t-on, des signes effrayants, des météores de forme étrange, qui ressemblaient à d’immenses astres contrefaits, titubant, dans le ciel incendié, sous la colère de Dieu qu’ils annonçaient. Mais ces météores, qu’on regarda comme les précurseurs de la Révolution et des malheurs qui allaient la suivre, parurent aux gens de ce pays, dans leur moralité simple et profonde, de moins épouvantables augures que ce hideux phénomène de l’impiété d’un prêtre, resté, avant comme après sa chute, pour tout le monde, l’abbé Sombreval. (891)

Remarquons que l’impiété de Sombreval n’est pas présentée comme une conséquence de la Révolution ; au contraire, elle est mise sur le même plan que ces « augures » qui apparaissent dans le ciel et semblent l’annoncer. Ainsi, si les circonstances historiques favorisent le retour de Sombreval en Normandie et son installation au Quesnay, son impiété n’est pas due à des circonstances extérieures : c’est en luimême que le prêtre porte les raisons de sa chute. De plus, à relire attentivement ces quelques lignes, on se demande si l'apostasie de Sombreval n’y est pas présentée comme une cause des bouleversements auxquels on assiste, puisqu’elle constitue un signe plus effrayant que les météores7. Le narrateur nous présente ici la façon dont Sombreval, par l’intermédiaire des « gens de province qui viennent à Paris » (890), est perçu par la population locale, par les « gens de ce pays, à la moralité simple et profonde » (891) : l’impiété du prêtre ne peut rien présager de bon. On assiste peut-être, ici, à un renversement caractéristique de la pensée victimaire, qui s’expliquerait par le contexte révolutionnaire. Dans Le Bouc émissaire, René Girard fait à ce sujet une remarque très éclairante : « on retrouve dans la Révolution tous les traits 6

Voir Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Chapitre II : « Conjectures sur les voies de la providence dans la Révolution française », op.cit pp.43-57. 7 De ce point vue, et en dépit de son indifférence à la Révolution, Sombreval peut-être considéré comme l’esprit révolutionnaire incarné.

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caractéristiques des grandes crises qui favorisent les persécutions collectives »8. En effet, bien que l’impiété de Sombreval ne soit pas ouvertement présentée comme un signe annonciateur de la crise à venir, le narrateur entretient une certaine ambiguïté : Sombreval apparaît-il comme une victime désignée que l’on rendrait responsable de l’écroulement d’un monde ? Si elle n’annonce pas la Révolution, peut-être en annonce-t-elle une autre, une crise plus locale, une tragédie personnelle ? Un Prêtre marié fait le récit de la réalisation d’une prophétie, et le détail que nous donne ici le narrateur est d’importance, puisqu’en évoquant les gens de ce pays, le narrateur désigne un personnage sans nom et sans visage qui jouera un rôle très important dans cette réalisation : la foule. Le renversement observé par la Malgaigne caractérise donc à la fois le contexte historique et l’histoire personnelle des protagonistes ; on peut donc supposer que ce que la prophétesse évoque, et qui marque le début de l’accomplissement de sa prophétie, c’est une crise mimétique telle que la définit René Girard, une crise où toute frontière s’abolit dans la confusion généralisée, favorisant du même coup, nous le verrons, la désignation de boucs émissaires. Si la Malgaigne voit cette crise, si elle attend Néel sur le chemin, c’est parce que le renversement qu’elle évoque vient de commencer. Mais quel est ici son rôle ? Se contentera-t-elle de voir ? Il est évident que non : la Malgaigne émet aussi un jugement sévère sur les intentions et le comportement de Néel de Néhou. Néel est ici un fauteur de troubles. Devant la menace de désordre, le danger présenté par l’abolition des différences, la Malgaigne s’exprime en garant de l’ordre moral et politique selon Barbey. La tempête secoue la maison, le toit s’écroule Cette crainte du désordre, de la destruction, la Malgaigne l’exprime très souvent au moyen de la métaphore de l’écroulement. Le narrateur en fait lui aussi abondamment usage. Lorsqu’il raconte la jeunesse de Sombreval, Rollon Langrune présente le jeune séminariste comme un espoir de l’Eglise catholique en des temps difficiles : « Aux yeux de qui voyait le mal et prévoyait le remède, les jeunes gens à tête carrée, à capacité forte, comme l’abbé Sombreval, paraissaient, dans 8

René Girard, Le Bouc émissaire, op.cit., p.32.

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le lointain, les colonnes qui soutiennent le temple ébranlé. Cet abbé, en effet, semblait propre à tout – au vicariat le plus militant, comme à la science la plus profondément contemplative » (889). Au départ, Sombreval est donc celui qui doit, aux yeux des autorités religieuses, retenir l’édifice, l’empêcher de tomber. Ses supérieurs ne sont pas en état de percevoir qu’il constitue déjà luimême une faille dans l’édifice qu’ils lui assignent de sauver. L’Église réchauffe un serpent dans son sein, et l’utilisation ultérieure de la métaphore de l’écroulement s’appliquera précisément à souligner la responsabilité de Sombreval, non pas dans la crise de l’Eglise catholique, mais dans la tragédie qui, en le frappant, frappera aussi ses proches. Bien avant l’entrée de Sombreval au séminaire, c’est en ces termes que la Malgaigne met le futur prêtre en garde contre son goût pour les livres et les études : « Tu travailles à ton malheur, Jean ! Tu maçonnes sur ton dos un édifice qui t’écrasera comme Samson, mais qui n’écrasera pas tes ennemis ! » (906). Bien plus tard, la vieille femme reprendra la même comparaison : « Tu es bien fort, Jean, mais Samson l’était plus que toi, et avec toute sa force il mourut sous les piliers et la toiture du temple, que sa force avait renversé ! » (1075). Cette référence à un épisode de l’Ancien Testament souligne une fois de plus la responsabilité de Sombreval dans son propre destin9. Ici, les propos de la Malgaigne ne sont pas sans rapport avec ce commentaire de René Girard : Chaque fois […] que le palais royal s’écroule chez Euripide – dans La folie d’Héraklès, dans Iphigénie en Tauride, dans Les Bacchantes, le poète nous suggère, nous le sentons bien, que le drame des protagonistes n’est que la pointe de l’iceberg ; c’est le sort de la communauté entière qui est en train de se jouer. A l’instant où le héros massacre sa famille, dans La Folie d’Héraklès, le chœur s’écrie : « Mais voyez, voyez, la tempête secoue la maison, le toit s’écroule ». 10

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Jg 16. 25-31. Une autre occurrence de la même référence, prise en charge par le narrateur, implique cette fois Calixte dans la chute de Sombreval. Calixte raconte à Néel en quelles circonstances elle est devenue carmélite « hors de son cloître et de sa règle » (994) : « Elle connaissait la passion paternelle, cette force des bras de Sombreval, qu’elle ne pourrait vaincre, quand il s’agirait de lui échapper. Elle savait que ce géant muraillerait la porte de sa maison, ou, comme Samson, l’abattrait sur lui et sur elle plutôt que de se résigner à en voir sortir sa fille bien-aimée » (995). 10 La Violence et le sacré, op.cit., p.70.

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Enfin, le système métaphorique finit par inclure Néel dans le destin de Sombreval. Entre la sortie de l’église en ce dimanche décisif, et l’entrevue avec la Malgaigne commentée plus haut, le jeune homme fait une promenade en barque sur l’étang du Quesnay avec Calixte et Sombreval. Néel rame. Sombreval, troublé par le souvenir de la prophétie de Taillepied, selon laquelle « l’eau » lui serait « funeste », prête main forte à Néel : « A la manière presque violente dont il aidait Néel, on aurait cru qu’il était impatient de sortir de cette eau, qui ressemblait à une glu et sur laquelle la barque se mouvait lentement comme celle-là qui est chargée d’âmes, dans le poème de Dante » (955). Lui rappelant cette promenade, la Malgaigne annonce sa mort à Néel : « ce que je sais […] c’est votre perte à tous les trois, aussi certaine que si la barque dans laquelle vous étiez tassés, il y a une heure, se fût entr’ouverte et que les vases de l’étang vous eussent engloutis » (967). Dans cette barque, les trois passagers tassés les uns contre les autres figurent la contagion de la fatalité, la chute de l’un devant nécessairement entraîner celle de l’autre. C’est encore cette image qu’utilise la Malgaigne en adressant à Néel ces paroles effrayantes : « Vous êtes comme la chaîne de maisons que le même feu va dévorer » (969). L’image de l’écroulement est reprise ici en association avec le feu, qui figure la tragédie qui se propage. Il existe un aspect contagieux dans la façon dont se répand le feu, que l’on retrouvera aussi dans la façon dont se répandra la rumeur. Ainsi, la Malgaigne ne se contente pas de constater la survenue de la crise, ni de prophétiser la perte des protagonistes, mais elle voit aussi le mode sur lequel doit survenir cette perte ; elle entrevoit le lien étroit qui soude les destins les uns aux autres. On peut aussi considérer qu’elle prophétise la rumeur, puisque la rumeur, nous aurons l’occasion de le constater, est un discours mimétique qui, tout comme les flammes s’emparent des maisons dans la métaphore utilisée par la Malgaigne, se propage de façon incontrôlée et incontrôlable.

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2. La voyante et son double : de la prophétie à l’injure Le vieux cygne et la bête Jacques Petit suggérait au sujet de la Malgaigne : « Elle rappelle un peu la Clotte de L’Ensorcelée, mais possède aussi un pouvoir magique » (1430). Il faut aller plus loin. Peut-on rapprocher la Malgaigne d’une autre figure d’Un Prêtre marié, qui paraît pourtant diamétralement opposée : Julie la Gamase ? On peut la rattacher, elle aussi, à l’imagerie traditionnelle de la sorcière, vieille et contrefaite. Pierre Tranouez avait raison de voir en elle le « [d]oublet calamiteux de la grande fileuse »11. Les deux femmes, malgré leurs différences, et grâce à des points communs qu’on s’étonnera de voir apparaître, n’offrent que les deux visages d’une seule et même réalité : c’est la réalité qui écrase Sombreval, la voix qui prédit et celle qui à sa façon accomplit la prophétie, celle qui jette le prêtre apostat dans la tourmente de la contagion mimétique. A première vue, tout les oppose, à commencer par leur physique. Le portrait de la Malgaigne évoque une femme droite aux sens physique et moral du terme alors que celui de la Gamase montre un corps cassé en deux. La Malgaigne, « plus grande de taille que les autres femmes du pays » (959), ressemble à « un vieux cygne des fjords lointains » (959), dont elle a l’élégance et la noblesse. Toujours posée, mais ferme dans ses propos, elle impose autour d’elle un respect auquel se mêle la crainte due à sa réputation de sorcière. Les portraits de Julie la Gamase évoquent une créature si répugnante qu’elle en paraît presque inhumaine. Son âge est incalculable : « d’une vieillesse qu’il n’était plus possible d’apprécier » (942). Avec l’âge survient aussi le handicap physique, que le narrateur, sans le dire ouvertement, présente cependant comme la punition pour avoir été une « créature de mauvaise vie : […] la vieillesse s’abattit sur elle comme un vautour, lui pluma son chignon, lui déjeta son cou, déjà troué par les écrouelles, et, la frappant aux reins coupables, lui courba, comme à une bête, la tête vers la fange… » (1069-1070). Son physique repoussant semble donc n’être que l’expression d’une âme tout aussi repoussante : « Seulement, en lui tordant le corps, la vieillesse, comme il arrive parfois, ne lui 11

La scène capitale, op.cit., p.400.

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redressa pas l’âme, torse aussi depuis bien longtemps, par le vice et par la misère » (1070). Ce handicap la coupe en deux définitivement : « Quand elle était debout, sa taille était courbée comme une faucille, et le temps, qui bouffonne avec ses ravages et nos infirmités, avait pris plaisir à la tordre en un Z bizarre » (942). Dans sa jeunesse, sans handicap physique mais malade – vraisemblablement atteinte de syphilis –, elle est déjà hideuse, ce qui, selon le narrateur, aurait dû l’empêcher de séduire. Dans un commentaire qui est loin de faire preuve de charité, celui-ci nous apprend que la Gamase, quoique rebutante, a eu un amant, et qu’un enfant est né de cette union : Quoique laide et scrofuleuse, le menton éternellement cerné de quelque bandelette, elle n’en avait pas moins tenté la fantaisie d’on ne savait quel habitant crapuleux du bourg de S…, car de telles œuvres s’accomplissent dans les ténèbres qu’il vaut mieux épaissir que percer, et on l’avait vue, des années – exemple étonnant d’un incompréhensible libertinage ! – portant dans ses bras un enfant informe, roulé dans des haillons en charpie ; et pâle, blafarde, les joues gonflées par cette jugulaire de linge taché de sang et de sanie, qui disait bien le mal dont elle était rongé, s’asseoir aux marches de ces perrons. L’enfant mort du mal de sa mère, Julie la Gamase aurait pu entrer à l’hôpital, comme tout autre infirme du pays ; [...] Elle préféra aux draps du lit de la charité les marches glacées des perrons, d’où elle guignait encore, le croira-t-on ? les hommes qui passaient, avec ces incorrigibles yeux dont les humeurs froides n’avaient pas éteint l’impureté. (1069)

Son apparence, sa situation sociale, son impudicité, décuplée selon le narrateur par son manque total d’attraits, tout a contribué à une mise au ban unanime : « On l’appelait universellement une créature de mauvaise vie » (1069). Comment serait-il possible, devant cet acharnement dans l’abject, d’établir un rapprochement avec le personnage de la Malgaigne ? Si tout les oppose physiquement, leur itinéraire dans l’existence est fort différent aussi. On ne connaît pas d’enfant à la Malgaigne, ni même de prétendants : sa réputation de sorcière inquiète trop. La Malgaigne subvient à ses besoins, la Gamase s’en remet aux hasards d’une mendicité dégradante aux yeux du narrateur. La Malgaigne impose le respect, la Gamase soulève le cœur. La Malgaigne prophétise et met en garde, le Gamase injurie. C’est en effet dans ce personnage que s’incarne un type de discours tout autre que celui de la Malgaigne, puisque l’affreuse mendiante, très proche ici d’une allégorie, est dans le roman, pour Sombreval, « l’Injure vivante et abhorrée » (1066). Si les Voix de la

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Malgaigne reçoivent une majuscule, le verbe de la Gamase reçoit lui aussi cette distinction. L’injure de la mendiante a-t-elle son rôle à jouer dans le roman au même titre que les prophéties et mises en garde de la Malgaigne ? Contagion Julie la Gamase apparaît à deux reprises dans le roman. Dans les deux scènes, la mendiante fait preuve d’une haine inouïe à l’égard de Sombreval. Cette haine s’exprime par des propos calomnieux, volontiers orduriers, sans suite et comme provenant d’une pulsion irrépressible où domine le besoin de faire le mal. Prononçant des mots à son image, elle est l’abject incarné. La première rencontre avec Sombreval survient relativement tôt dans le roman, après la messe à laquelle il a accompagné sa fille. A l’occasion de cette rencontre elle fait preuve envers lui et sa fille d’une ingratitude monstrueuse. Prise d’un malaise dû à la chaleur, « tombée plutôt qu’assise sur une pierre » (941), la mendiante est proche de la mort. D’un geste sûr de « savant qui en lui avait tué le dégoût », il examine la vieille femme, « rongée peut-être de vermine » (943). Sombreval la sauve grâce à un élixir de sa composition. Revenue à la conscience, elle refuse l’invitation de Sombreval à venir au Quesnay – sans toutefois savoir que c’est le prêtre apostat qui lui parle : Vous pourrez marcher tout à l’heure et vous en venir au Quesnay, qui n’est pas bien loin, avec nous. – Au Quesnay ! qu’est-ce qui a parlé du Quesnay ? […] Il n’y a plus de Quesnay pour les pauvres du bon Dieu maintenant. […] Ne disent-ils pas que c’est Jean Sombreval qui l’a acheté et qui y demeure avec une fille à li, une jeunesse ! (944)

Sombreval confirme, et réitère l’invitation, en parlant à la troisième personne, ce qui fait durer le malentendu : « Oui, c’est Sombreval, la vieille ! […] C’est Sombreval qui peut vous venir en aide et vous donner, quand vous y viendrez, un morceau de pain » (944). Avec le retour à la conscience survient la première série d’injures, que je restitue ici dans sa quasi totalité avant de la commenter : Du pain de Jean Sombreval ! les chiens eux-mêmes n’en voudraient pas. C’est bon pour les porcs et pas pour des chrétiennes ! J’aimerais mieux crever de faim devant sa porte que d’en ramasser une seule miette. Il a trahi Dieu. C’est un Judas ! La chaudière de l’enfer bout pour lui. C’est un ancien prêtre. Il y a

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Prophètes, sorciers, rumeurs pus de vingt ans que je l’ai vu donner la communion dans l’église de Taillepied… Dans ce temps-là, il passait pour un saint et mangeait des boisseaux d’hosties, mais il est tombé comme Lucifer et il s’est joint à une fumelle. Il est aretiré au château du Quesnay – car nous sommes dans un triste temps où les domestiques ont chassé de chez eux les maîtres – et j’ai ouï dire qu’il y vivait avec sa génisse, cette honte vivante, sortie de son flanc. […] Mais […] c’est-y pas vous qui seriez l’abbé Sombreval ? (944-945)

Calixte, « sur les pommettes de laquelle la honte appuyait la tache rouge de ses doigts ardents » (945), réagit à l’outrage par une aumône, et jette sa bourse à la mendiante, dont le torrent d’injures reprend : « Ah ! c’est donc toi qui es la fille au prêtre ! […] Mais t’ai-je demandé quelque chose ? t’ai-je tendu la main ? Tiens, vois-tu ? je crache sur ton aumône ; j’aime mieux me couper la main ou la voir tomber à mes pieds desséchée, que de la tendre à une créature de l’enfer comme toi ! » (947). On en apprend beaucoup dans cet extrait, à la fois sur la réputation de Sombreval et sur la Gamase elle-même. La population locale était très mal disposée envers un éventuel acheteur du Quesnay, ainsi qu’envers Sombreval en particulier. Sur ce point, le narrateur s’attarde longuement dès le début du roman. La réputation de Sombreval est désastreuse, et les propos de la Gamase le confirment, tout en rappelant brièvement, à sa façon, l’histoire du prêtre à la réputation sans tache, « un saint » (945), puis apostat, c’est-à-dire marié. Les propos tenus par la vieille infirme s’appuient sur ce qu’elle a pu constater elle-même et sur ce que l’on dit de Sombreval. Ainsi, la Gamase, qui se dit chrétienne, affirme avoir assisté à la messe lorsque Sombreval la disait. Ceci sera curieusement contredit par le narrateur, qui expliquera plus tard que la haine de la Gamase à l’encontre de Sombreval n’a aucun fondement religieux : « Ce n’était pourtant pas une fille religieuse que Julie la Gamase. Elle ne l’avait jamais été » (1069). Qui croire ? Si les propos de la Gamase sur Sombreval sont fortement influencés, aussi, par la rumeur publique (« j’ai ouï dire »), comment ne pas être certain que ceux du narrateur ne le sont pas de la même façon lorsqu’il évoque la mendiante ? En effet, tous les propos du narrateur au sujet de la Gamase se réfèrent eux aussi au discours public : « on l’appelait universellement une créature de mauvaise vie, et l’on disait que son jeune temps avait été aussi hideux que sa vieillesse » (1069). Ces références ont certes leur explication logique.

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Rollon Langrune, en qui Barbey ne cachait pas s’être représenté, n’a pas connu la mendiante jeune, et est tenu de se référer au discours d’un tiers, à savoir celui de la foule. Il n’en demeure pas moins que tout comme il existe un discours public, dans le roman, sur Sombreval, il a existé aussi un discours public sur la Gamase, dont l’existence est attestée12, et que ces deux discours font l’unanimité. En d’autres termes, la mauvaise réputation, dans un cas comme dans l’autre, est un phénomène qui fait tache d’huile, qui dans un cas aboutira à la création du monstre Sombreval, dans l’autre à l’incarnation de l’Injure. Les propos de La Gamase au sujet de Sombreval sont un exemple très clair de contagion par le discours public. Pourquoi le discours du narrateur ne serait-il pas lui aussi le résultat d’une contagion similaire par le discours public au sujet de la mendiante ? Sombreval deviendrait alors la victime de la Gamase, elle-même victime. Ecoutons ce que dit René Girard au sujet de Job, persécuté par un groupe « soumis au même type de régime que les castes les plus basses en Inde »13 : « Job est le bouc émissaire de ces boucs émissaires, le persécuté de ceux-la même qui peuvent le moins s’offrir le luxe de la persécution, la victime de tous sans exception, le bouc des boucs et la victime des victimes »14. Considérons de nouveau un court instant tous les personnages de Barbey qui influenceront – ou tenteront d’influencer – par leur parole les protagonistes : ils ont tous mauvaise réputation, à leur façon : les bergers de L’Ensorcelée, la Clotte et la Malgaigne : tous des sorciers ! La Gamase est une sorcière au physique, sinon par des pouvoirs surnaturels. L’absence de ces derniers ne l’empêche pas d’être le seul personnage du roman à posséder une influence véritable sur Sombreval. Lors de cette

12 André Chastain a retrouvé trace de la mendiante, et a rédigé à son sujet la note suivante : « Elle s’appelait en réalité Julie Gamas. Indigente, elle avait été élevée à l’Hospice de Saint-Sauveur le Vicomte. Toute jeune, elle s’adonna à la débauche. Elle eut même un enfant, qui mourut, en bas âge, d’une maladie incurable qu’avait contractée sa mère. / Sur ses vieux jours, devenue infirme, Julie Gamas allait mendier de porte en porte. On la méprisait pour son passé scandaleux, mais on redoutait plus encore ses propos méchants. Elle mourut misérablement à l’Hospice de la Commune », Fonds André Chastain, Archives Départementales de Saint-Lô. Je remercie la direction des Archives départementales de Saint-Lô de m’avoir donné accès au Fonds André Chastain. 13 René Girard, La route antique des hommes pervers, op.cit., p.15. 14 Ibid.

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première scène, pourtant, le prêtre apostat reste de marbre devant les propos calomnieux de la Gamase : Lui, qui retrouvait dans cette créature sur le bord de sa tombe et qu’il venait d’arracher à une mort certaine l’indignation universelle, sous sa forme la plus repoussante, la plus cruelle et la plus aveugle, avait croisé ses deux bras, et il regardait la vieille femme, avec le sourcil impartial et profond de l’observateur. Il était le seul qui fût froid en entendant Julie la Gamase. (945)

Mais l’insulte à sa fille (946), évoquée plus haut, changera tout. Sombreval la croise souvent sur son chemin, et sa position initiale s’est radicalement modifiée : Des injures qui pleuvaient sur lui de tout l’horizon et qui tombaient comme des flèches de la Bible, – dix mille à sa droite et dix mille à sa gauche, l’injure de Julie la Gamase était la seule qui ne fût pas perdue et qui s’enfonçât dans la cible de son âme fermée à tout, repoussant tout, comme un bouclier. (1069)

La mendiante éveille maintenant en lui des désirs de meurtre ; il doit faire de grands efforts pour ne pas écraser comme un « crapaud » (1069) cet « immonde escargot humain, rampant dans sa bave » (1069), en d’autres termes pour ne pas céder au mimétisme violent. A l’occasion de la dernière rencontre avec la Gamase, la mendiante passe la mesure, et son discours injurieux s’adresse à tous ceux qui sont présents : Sombreval et sa fille, mais aussi la Malgaigne, présente lorsque la mendiante surgit, comme un diable qui sort de sa boîte. Elle interrompt une conversation entre La Malgaigne et Sombreval. La Malgaigne, qui porte depuis la veille le deuil de l’âme de Sombreval, l’accuse de meurtre : « Déicide […] parricide et infanticide ! Et infanticide ! » (1067), renvoyant ici à son refus de revenir à Dieu, à la mort de son père lorsque celui-ci avait appris l’apostasie de son fils, enfin à la mort à venir de Calixte et de Néel, que Sombreval entraîne avec lui dans sa chute. La Gamase surprend le dernier mot, le reprend en le déformant et s’y accroche comme à une proie : « Qu’est-ce qu’elle dit donc d’effanticide » (1067). Ici aussi il me paraît justifié de citer largement l’extrait avant de le commenter : Effanticide ! effanticide !fit-elle. Ch’e-t-y pas comme ch’a qu’ils nommaient, en chaire, l’autre jour, le roi Hérode ? …Eh mais à qui qu’t’en as donc, la Malgaigne ?…Tiens ! Ch’est à ta vieille accointance, l’abbé Sombreval ! Ch’est donc un Hérode, à présent !…Il a donc ajouté à ses crimes reconnus, le crime d’Hérode ! Il a tué des effants ! Qui a renié Dieu peut bien tuer ses

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créatures. Mais quels effants ? ajouta-t-elle ardemment curieuse. En v’là deux là-bas, sur la berge… […] Ch’est les deux siens, car le fils au vicomte de Néhou n’est plus à son père. Ils lui ont tourné l’esprit à tous les deux, le prêtre et sa gouge, et on dit partout qu’il va l’épouser. […] Quels enfants a-t-il donc matrassés puisque v’là les siens ?…reprit-elle. – Et comment et pour qué ?... Dis-le donc, la Malgaigne. Ne reste pas à mittan de dirie. Conte-mé tout, ma fille. Ah ! il a tué des effants itou, le prêtre Judas ! Quoi ! Sans menterie ! Les effants à qui ?…Ah ! tu m’ards de curiosité, la Malgaigne, parle-donc, que je sache et que je le crie assassin dans tout Ouistreham, et que je puisse voir, avant de mourir, sa vieille tête tonsurée, raccourcie […] par le tranchet du bourreau ! (1071)

La Malgaigne intervient pour faire cesser la mendiante en furie, mais sans succès. La Gamase poursuit sa diatribe pour s’en prendre cette fois à la voyante : si elle défend Sombreval, c’est qu’elle a été sa maîtresse. Puis, finalement, elle finit par comprendre, à sa façon toute personnelle, quels sont les enfants que Sombreval aurait tués. Dans son délire de haine, elle tire des conclusions de ce qu’elle sait déjà, et ajoute aux crimes de Sombreval celui de l’inceste : Oh ! je sais à présent les effants qu’il a tués, ton vieux débaptisé de prêtre ! Y a longtemps que j’en avais doutance. Ce n’est pas pour rien qu’il s’est arretiré dans le château des Quesnay et qu’il y vit, comme une bête des bois, avec sa fumelle ! Il aura fait comme les bêtes des bois, et puis, le crime commis, il l’aura fallu cacher, l’effant itou ! et les vases de l’étang sont sans fond…Bien des corps d’effant y tiendraient à l’aise…Ch’est-y cha que tu voulais dire, la Malgaigne, quand tu l’appelais effanticide ? (1073)

On retrouve dans cette avalanche d’horreurs les mêmes caractéristiques que dans la première scène. Le discours de la Gamase se fonde à la fois sur ce dont elle a été témoin et sur les on-dit. Ainsi, on note de nouveau une référence à la pratique religieuse de la mendiante, ce qui nous fait décidément douter de la parole du narrateur. La Gamase assiste à la messe : « Ch’é-t-y pas comme ch’a qu’ils nommaient, en chaire, l’autre jour, le roi Hérode ? ». Lorsqu’elle s’en prend plus particulièrement à la Malgaigne, elle reprend ce qu’elle a entendu dire : « Je l’ai bien ouï dire des fois […] que tu avais fait bien des mystereries dans le temps avec Jean Sombreval ». Sa longue tirade n’est qu’une suite de propos orduriers, de fausses conclusions et d’incitations pressantes à la Malgaigne pour que celle-ci parle. En effet, c’est de façon légèrement détournée que l’injure est proférée. Sombreval est présent, la mendiante le sait

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parfaitement ; elle ne s’adresse cependant jamais directement à lui. Dans la première scène, un procédé assez proche était utilisé : Sombreval n’était pas le destinataire grammatical du discours injurieux, malgré sa présence : « Il a trahi Dieu. C’est un Judas ! La chaudière de l’enfer bout pour lui ! C’est un ancien prêtre » (945). C’était toutefois différent, parce que la Gamase n’avait pas reconnu Sombreval, à qui elle avait fini par poser la question : « Mais, [...] c’est-y pas vous qui seriez l’abbé Sombreval ? ». Dans la seconde scène, la Gamase sait parfaitement à qui elle a affaire. On peut voir dans ce détournement une marque de lâcheté. On peut y voir aussi une rhétorique perverse, qui consiste à emprunter des chemins détournés pour mieux revenir vers sa cible. Ce n’est qu’après une mise en garde de Sombreval qu’elle s’adressera directement à lui, en injuriant cette fois sa fille : « Qui, elle ? Ta… ! ». Et le mot, le mot infamant, elle le cria d’une voix que la haine et la fureur poussées jusqu’au délire firent monter aux notes les plus aiguës. Et, comme le tigre quand il a touché au sang, quand la Gamase eut touché à cette boue, elle s’y roula, elle ne s’arrêta plus, et elle le recracha, ce mot qui impliquait deux crimes et qui en accusait la vierge du Quesnay, en la souillant de la plus immonde des appellations ! Et ce mot sanglant, elle allait le répéter encore quand, à un geste de Sombreval, qui s’était précipité vers elle, sa bouche ouverte se ferma, et elle tomba, la face dans la terre labourée, morte, tuée, sans que Sombreval eût seulement mis la main sur elle. (1073-1074)

On n’aura pas manqué de noter une symétrie très nette entre les deux scènes : dans la première, Sombreval lui sauve la vie grâce à un élixir ; dans la seconde, il la tue par un moyen identique, en lui présentant un poison violent, qui non seulement tue, mais fera disparaître le corps très rapidement. Le discours de la mendiante est oblique, lâche. Soulignons, dans cette rhétorique terriblement efficace, l’absence de véritables liens logiques. La Gamase vomit un discours haché, sans suite, où les intuitions personnelles (« Y a longtemps que j’en avais doutance ») tiennent lieu de vérité. Sa parole, désordonnée, tissue de références à des propos entendus ailleurs et d’intuitions monstrueuses, se fait ici l’expression du on, d’une rumeur entendue ailleurs. En effet, la mendiante est présentée, au début de la scène comme l’expression la plus violemment putride de cette peste de haine furieuse dont Sombreval avait empoisonné la contrée. Comme une auge placée sous le

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larmier d’un toit, elle recevait toutes les averses de cette colère et de ce mépris qu’elle entendait rugir plus haut qu’elle ; et de même qu’elle ramassait, pour sustenter sa misérable vie, les choses les plus ordes, les os que les chiens laissaient en tas devant les portes et les restes tombés des éviers, de même elle ramassait, dans ses rôderies et dans ses tournées, tous les mauvais bruits, tous les propos atroces ou infâmes tombés de toute bouche quand il s’agissait de Sombreval, et elle s’en faisait à froid, au-dedans d’elle, une colère lentement amassée qu’elle lui déchargeait en plein visage, quand elle le rencontrait par les routes, et dont elle le poursuivait jusqu’à ce qu’elle l’eût perdu de vue, quand il lui tournait les talons. (1070) 15

La Gamase se nourrit donc de « mauvais bruits » comme de restes, comme on ferait les poubelles. Abjecte, pire encore que les autres, qui « rugi[ssent] plus haut qu’elle » –, elle semble être le dernier maillon d’une réaction odieuse et invisible qu’elle imite et dont elle exprime la quintessence. Si elle est un écho abominable de ce qui se dit sur Sombreval, elle prétend aussi, par sa parole, faire justice, et c’est à une véritable mise à mort, à un lynchage verbal que nous assistons : « Ah ! tu m’ards de curiosité, la Malgaigne. Parle-donc, que je sache et que je le crie assassin dans tout Ouistreham, et que je puisse voir, avant de mourir, sa vieille tête tonsurée, raccourcie [...] par le tranchet du bourreau ! » (1071). Le discours de la mendiante semble établir un lien logique entre le fait de recevoir confirmation du crime qu’elle prête à Sombreval et le châtiment de ce crime, comme si la possession de l’information demandée devait se substituer à la justice des hommes. Cette logique verbale et meurtrière se manifeste dans le discours, précisément, par un relâchement total de l’expression de la causalité. L’enchaînement des faits présenté par la mendiante laisse transparaître une chronologie lâche, où seule la conjonction de coordination et fait le lien entre la faute et son châtiment. D’où lui vient cette haine passionnée ? Le narrateur n’a aucune explication satisfaisante à proposer, et insiste au contraire sur l’impossibilité de justifier cette violence : « Elle n’avait rien de 15 Dans les Disjecta Membra, Barbey propose une définition très personnelle de la gloire, qui évoque largement le lexique utilisé pour décrire la Gamase : « Les injures sur les murs ou sur le papier, la tache d’encre ou de fusain ou de crotte, les fécalités du cœur, de l’esprit et du corps, les fanges de la calomnie, tout cela, sous le soleil du temps, se sèche, se durcit, se tourne en un airain solide et brillant, – un airain pur qui s’appelle la gloire », Disjecta Membra, La Connaissance, 1925, p.91.

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personnel à lui reprocher… » (1069). On retrouve dans le commentaire suivant de René Girard un écho surprenant de cette affirmation : « La foule n’a aucun motif vraiment personnel de s’en prendre à la victime sélectionnée par elle plutôt qu’à tout autre individu . Elle n’a aucun grief légitime ou même illégitime »16. Le narrateur d’Un Prêtre marié affirme encore : Nulle indignation de religion ou de vertu ne pouvait l’insurger contre Sombreval. Si elle le haïssait, Dieu seul, qui voit le fond des âmes, savait pourquoi… Il y a peut-être des sentiments endémiques comme des maladies, et, quand ils s’emparent des âmes déjà décomposées, d’autant plus terriblement désorganisateurs. (1070)

Le narrateur présente la Gamase comme atteinte d’une maladie : elle est « l’expression la plus violemment putride de cette peste de haine furieuse dont Sombreval avait empoisonné la contrée » et sa haine est comparée à une « maladie endémique ». Nous sommes ici dans le registre de la contagion. Or, la mendiante était déjà présentée, au physique, comme le lieu d’une contagion : « scrofules », « saignements ». Ces symptômes qui la rongent ne sont pas sans évoquer la gangrène dont Dlaïde se disait atteinte, ni les plaques rouges qui, nous l’avons vu, recouvrent le corps de Jeanne, ainsi que la maladie de Salsouëf, que nous aurons l’occasion de commenter. Au propre comme au figuré, au physique comme au moral, la Gamase représente la quintessence de la contagion. Pour cette raison, il paraît impossible de la rapprocher de la Malgaigne. Celle-ci, au contraire, pousse Sombreval à ne pas répondre par la pareille, à ne pas mirer sa propre haine dans celle de la mendiante, en d’autre termes à ne pas répondre à la violence de la mendiante par sa propre violence : « Laisse-la dire. C’est une tête perdue. Méprise-là comme le bruit des Élavares et leur fumée. Ne la touche pas ! Qu’est-ce que cela te fait ? Ta fille n’entend pas ! » (1073). Quelque temps auparavant, la Malgaigne avouait à Bernard de Lieusaint, futur beau-père de Néel, qu’en passant devant le Quesnay, « elle [effaçait ] l’injure à la craie laissée sur la grille de la cour ou la grande porte de la ferme » (1051). La Malgaigne supprime les traces de la contagion, elle en appelle aussi au bon sens de Sombreval. Elle cherche donc par tous les moyens à empêcher la contagion de se répandre. C’est très exactement 16

René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., p.200.

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le sens de ses paroles lorsqu’elle exhorte Sombreval à ne pas toucher Julie la Gamase : toucher, c’est s’exposer directement au risque de contagion. Mais Sombreval répond à l’injure par la violence, par le meurtre. Depuis le début du roman, on sait ce qu’il en coûte à celui qui ose l’injurier. Faut-il rappeler que la première injure ne vient pas de la Gamase, mais de Néel de Néhou ? S’adressant au fils des Herpin, les fermiers de Sombreval, le jeune homme avait demandé, dans une apostrophe qui associait Sombreval à un facteur de contagion : « Hé ! les fils à Jacques ! quel jour attendez-vous vos misérables maîtres, et le Quesnay va-t-il bientôt être infecté de la charogne de votre vieux scélérat de Sombreval ? » (914). La réaction de Sombreval, qui avait surpris l’apostrophe, ne s’était point fait attendre : d’un coup violent sur la croupe de son cheval, Sombreval avait déstabilisé Néel, qui s’était blessé contre la grille du Quesnay. Au sujet de Néel, on lit une phrase très proche de celle qui fait de la Gamase « l’expression la plus putride » de la haine inspirée par Sombreval : « De tous les hommes de ce pays […] l’inconnu […] était certainement celui-là qui devait le plus énergiquement résumer en sa personne l’horreur et les superstitions de la contrée » (915). La Gamase n’est donc pas la seule – ni Néel, ni Ephrem de Néhou ni Bernard de Lieusaint ne sont en reste ; injures directes ou propos injurieux prononcés à son sujet en son absence, Sombreval est une « charogne » dans la bouche de Néel ; son père, lui, reprend au sujet de Calixte les paroles de Méautis qui la compare à « un lis de pureté » (1004), et file la métaphore avec un humour douteux : « pour qu’il soit beau, ce lis-là, ce n’est pas le fumier qui a manqué avec un tel père » (1004) ; il est « né dans la crotte » (1005) ; sa fille est une « gorre » (983)17. Gore est un terme de l’ancien français qui désigne la truie ; la Gamase affirmait que le pain de Sombreval était « bon pour les porcs » (945). Le registre est bien le même. Animaux en décomposition ou de mauvaise réputation, excréments, nous sommes ici dans un registre sans originalité qui fait de l’injure, au-delà des différences d’appartenance sociale et culturelle, un comportement unanime et contagieux. La Malgaigne, pour des raisons évidentes, ne peut afficher ce comportement. Elle est trop liée à Sombreval par le rôle maternel qu’elle a joué auprès de lui ; elle est elle-même touchée, 17

Barbey orthographie gorre, et non pas gore.

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nous l’avons vu, par les injures de la Gamase : « J’ai partagé avec toi l’injure qu’elle te jette » (1072). La différence entre la Gamase et les autres, c’est qu’elle est la seule, dans l’aveuglement de sa propre haine, à oser proférer ses injures en présence de Sombreval. Comme la Malgaigne, qui ne craint jamais de dire à Sombreval ce qu’elle pense de ses agissements et de ses projets. Les deux discours sont trop dissemblables dans leur forme pour qu’on croie la comparaison possible. La Malgaigne s’exprime dans un langage châtié ; elle pratique abondamment, comme je l’ai montré, certaines métaphores qui rendent visibles les catastrophes à venir. Malgré son implication personnelle, jamais son discours ne dérape ; elle est la maîtrise de soi incarnée, tout au plus laisse-t-elle transparaître dans son ton du « ressentiment » (1061). Les interventions de la Gamase comportent des éléments qu’on ne retrouve pas dans celles de la Malgaigne ; déformation phonétique de certains mots ou expressions, présence de tournures particulières, le tout censé représenter le langage parlé : « il y a pus » pour « il y a plus » (945), « fumelle » pour « femelle », « aretiré » pour « retiré », « c’est-y pas » pour « n’est ce pas », « avec qui que je » pour « avec qui je », « effanticide » pour « infanticide », « matrassés » pour « assommés », déformation évidente de matraqués, « poue » pour « peur », « mystereries » pour « mystères »…Commentant une de ces déformations, le narrateur emploie un terme révélateur : « Elle avait entendu l’apostrophe de la Malgaigne, et elle répéta, en le corrompant18 dans son patois sauvage, ce mot d’infanticide auquel la Malgaigne attachait un sens qu’une autre qu’elle ne comprenait pas » (1071). La voyante et son double Cette opposition entre langage châtié et langage corrompu ne doit pas faire illusion sur les prétentions réalistes de Barbey. La Gamase et la Malgaigne sont toutes deux des représentantes de la population locale, toutes deux originaires de la région, toutes deux d’origine modeste. Pourquoi leurs langages respectifs différeraient-ils à ce point ? Celui de la Gamase est à son image, déformé, corrompu. C’est bien un présupposé moral qui trace la frontière entre les deux 18

C’est moi qui souligne.

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discours, plus qu’une véritable différence d’origine. Comment convaincre, au terme de ma démonstration, du rapprochement non seulement possible mais nécessaire entre les deux femmes ? En invitant tout d’abord à une relecture de leurs propos respectifs. Il est en effet possible de montrer que les deux discours, en dépit de tout ce qui les oppose, sont bien plus proches l’un de l’autre qu’il n’y paraît. Je retire maintenant volontairement de leur contexte les extraits suivants avant de les commenter : 1) Lorsqu’il n’était encore, lui, qu’au seuil du mal, j’avais déjà les deux pieds dans le bourbier de devant la porte, tandis que lui s’y est enfoncé toujours plus avant, comme le porc dans son ordure. (1049) 2) […] nous sommes dans un triste temps où les domestiques ont chassé de chez eux les maîtres. (945)

La comparaison de la première citation emprunte au même registre que les injures de la Gamase commentées plus haut : souillure, excréments, animaux. C’est pourtant la Malgaigne qui prononce cette phrase. La seconde phrase souligne, dans un français parfait, le renversement des positions sociales à laquelle la Malgaigne, nous le savons, est particulièrement sensible. C’est pourtant la Gamase qui, entre deux injures bien senties, énonce, non sans lyrisme, ce constat nostalgique. Attirons maintenant l’attention sur une autre similitude. La Malgaigne, à plusieurs reprises, prophétise la disparition du château du Quesnay. A Néel de Néhou, elle dit : Avant dix ans, avant cinq ans peut-être – dit-elle – avec mélancolie – il n’y aura plus un seul arbre debout de ces hautes futaies ! une seule pierre sur pierre de ce château qui avait été bâti à chaux et à sable par les aïeux de ces Du Quesnay dispersés ! Rien ne sera plus dans ce coin de pays, comme nous le voyons ce soir, rien, si ce n’est l’étang, trop profond pour qu’on le dessèche, où le mendiant qui passe viendra laver longtemps encore le bout de son bâton fangeux. (970-971)

Bien plus tard, lorsque la Malgaigne tente de révéler à l’abbé Méautis l’imposture de Sombreval, elle affirme à nouveau : « Quand, en plein jour, en plein midi, je me retourne dans la lande au Rompu et que je cherche le Quesnay à sa place ordinaire dans la vallée, il n’y est plus ! Il a fondu. Je n’en avise même pas une pierre. L’étang même n’a plus figure d’eau. L’herbe y croît comme dans une prairie » (1127).

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Ecoutons maintenant la Gamase, lorsqu’elle répond à l’invitation de Sombreval à venir au Quesnay : « Au Quesnay ! Qu’est-ce qui a parlé du Quesnay ? […] Il n’y a plus de Quesnay pour les pauvres du bon Dieu maintenant. C’est une maison morte. J’passons tous à la grille sans p’us y regarder que si le château s’était effondré dans l’étang » (944). Pour elle, le Quesnay n’existe déjà plus. Ce que la Malgaigne prédit fait déjà partie de sa réalité quotidienne. La crise a déjà eu lieu, ce que confirment les paroles de la mendiante lorsqu’elle dit que « le fils au vicomte de Néhou n’est plus à son père » (1071) : Ces propos rappellent très nettement les paroles de la Malgaigne à l’intention de Néel : « le fils de votre père s’est affolé de la fille d’un prêtre marié » (967). La Gamase, elle aussi, élève une voix nostalgique pour dire un passé qui n’est plus. Dans la réalité quotidienne de la mendiante, la disparition du Quesnay est déjà une réalité puisque les pauvres n’y trouvent plus l’aumône habituelle. Les paroles de la Gamase au sujet du Quesnay disparu sont ici une prophétie qui s’ignore. La Malgaigne elle-même confirmera cette évolution : « les pauvres de Monroc et de Néhou […] ne veulent pas venir chercher à sa porte les morceaux et les os de la semaine et on ne [les y] voit plus le dos contre le grand mur de la cour, les mercredis et les samedis, comme du temps des anciens maîtres » (1051). Ajoutons, à ces similitudes, des parallélismes dans l’organisation du récit. Dans les deux rencontres évoquées par le narrateur, la Malgaigne n’est jamais loin. La première apparition de la Gamase dans le roman survient peu de temps avant une rencontre de Néel et des Sombreval avec la Malgaigne. C’est l’occasion d’une entrevue entre la vieille fileuse et l’ancien prêtre, et d’un rappel de la prophétie qui pèse sur lui (961-964). Lorsque la Gamase apparaît pour la seconde fois, c’est en présence de la Malgaigne. Elle interrompt comme nous l’avons vu une conversation entre la fileuse et Sombreval. Si le narrateur évoque des rencontres régulières entre Sombreval et la mendiante, il choisit cependant de ne raconter que celles qui impliquent aussi la Malgaigne. C’est un choix révélateur de la fonction complémentaire des deux femmes. Il faut voir, dans le récit de ces rencontres, la mise en place des mécanismes qui aboutiront à la disparition des protagonistes : la Gamase illustre un des ces mécanismes – la parole mauvaise –, alors que la Malgaigne représente le destin écrit d’avance. La parole de la Gamase, c’est une des armes

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au moyen desquelles s’accomplira la prophétie de la Malgaigne. Plus précisément, elle représente la partie visible – audible – de la rumeur qui finira par détruire la réputation – et l’existence – des Sombreval et de Néel. Considérons, de plus, que l’une et l’autre disparaissent brutalement. La Gamase est foudroyée par le poison violent que lui présente Sombreval pour la faire taire : « sa bouche ouverte se ferma, et elle tomba, la face dans la terre labourée, morte, tuée, sans que Sombreval eût seulement mis la main sur elle » (1075). Quelque temps plus tard, la prophétie presque accomplie, c’est au tour de la Malgaigne de s’écrouler, réalisant par là sa prédiction au sujet de sa propre mort : « Je suis de celles-là, disait-elle souvent, qui ne s’en vont pas pierre à pierre, comme nos masures, mais qui doivent s’écrouler, d’un coup, comme une tour » (959). D’un geste qui rappelle l’empoisonnement de la Gamase – Sombreval s’était précipité sur elle pour lui présenter le poison –, il fait tomber la Malgaigne : « Et il repoussa, en la secouant, l’octogénaire, et la fit tomber » (1219). Lorsque Néel lui adresse la parole, elle a passé : « Elle ne répondit pas. Il se baissa. Elle était morte » (1123) 19. Le poison qui tue la Gamase a aussi pour propriété d’accélérer la décomposition, donc la disparition du corps : « Demain, la justice viendra faire la levée du cadavre, comme ils disent, et ce qu’elle trouvera défiera son œil et le scalpel du médecin. […] Elles peuvent venir, la Justice et la Science ! Il n’y aura plus ici qu’un monceau de boue demain matin ! » (1075). Du corps de la Malgaigne, il n’advient guère plus qu’un ensevelissement par le récit : le récit de Rollon Langrune se termine sur le constat de la mort de la Malgaigne : « le fait est qu’elle n’existait plus. » (1222). Ce dernier parallélisme entre la Malgaigne et la Gamase nous dit assez que les deux femmes ne se conçoivent pas l’une sans l’autre, et que la disparition de l’une conditionne la disparition de l’autre. S’il existe des sources attestant l’existence des personnages qui ont inspiré la création de la Malgaigne et la Gamase20, il semble aussi que la Clotte constitue elle-même une origine des deux femmes. S’il était juste de la part de Jacques Petit de souligner la parenté entre la 19

Il est en outre intéressant de noter que la Malgaigne, tout comme la Clotte, disparaît lorsque la Fatalité s’est accomplie , Pascale Auraix-Jonchière, « Splendeurs et misères de la magicienne », loc.cit., (note 2 du Chapitre I), p.94. 20 Sur la Malgaigne, voir la notice de Jacques Petit, OC I, p.1430.

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Clotte et la Malgaigne, il est tout aussi justifié d’affirmer que la Clotte annonce, elle aussi, la Gamase. Cette origine commune permet de comprendre mieux encore à quel point la Malgaigne et la Gamase sont complémentaires et semblables. Le physique de la Clotte, paralysée des jambes, apparentée au serpent, annonce le handicap de la Gamase21 ; son rôle maternel auprès de Jeanne, ainsi que ses mises en garde, le rôle maternel de la Malgaigne auprès de Sombreval. L’intuition très forte de la Clotte se transforme chez la Malgaigne en un véritable don de prophétie; le retour à la pratique religieuse, où l’on peut voir un souvenir de la conversion de la Clotte, devient chez la Malgaigne le moteur d’interventions pressantes auprès de Sombreval ou de l’abbé Méautis. La violence indéniablement contenue dans le personnage de la Clotte se mue dans la Gamase en une véritable inclination au mal, au désir de salir autrui – ce qui ne saurait cohabiter avec l’orgueil de la Clotte. La Malgaigne et la Gamase reprennent donc de façon exacerbée les caractéristiques de Clotilde Mauduit. En accentuant dans deux directions opposées les traits caractéristiques du personnage de la Clotte, en tirant celle-ci vers le haut pour créer la Malgaigne, et en la tirant vers le bas pour aboutir à la Gamase, Barbey illustre l’étau dans lequel Sombreval se trouve pris malgré le mépris qu’il affiche pour la prophétie comme pour les avertissements de la Malgaigne. La Malgaigne annonce l’avenir, dit à Sombreval qu’il est « pris comme un rat »22, tout en s’efforçant de le faire dévier de sa sinistre trajectoire. La Gamase, elle, illustre de quelle façon s’accomplit la prophétie, en renvoyant à Sombreval l’écho hideux d’une rumeur qui, nous aurons l’occasion de le voir, est une machine à tuer. Ce n’est pas un hasard si le récit ne la fait véritablement apparaître que deux fois, à des moments essentiels, le début et la fin. En effet la Gamase, personnage en apparence secondaire23, plus encore peut-être que la Malgaigne, dirige la destinée de Sombreval.

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Sur la femme-serpent, voir Marie Miguet-Ollagnier, « La femme serpent dans Une vieille maîtresse et Les Diaboliques », Iris,4, Grenoble, 1987, pp.15-33, et Pascale Auraix-Jonchière, L’unité impossible, op.cit., pp.199-214. 22 « Et puis surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos […] », Jean Anouilh, Antigone [1944], La table ronde, 1973, p.58. 23 Pascale Auraix-Jonchière, L’unité impossible, op.cit., p.214.

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3. L’hostie de Salsouëf Nous venons de voir que Julie la Gamase renvoie à Sombreval l’écho d’une rumeur d’inceste. Pour faire cesser cette rumeur, Sombreval se retire au monastère de Coutances, feignant la conversion. Néel de Néhou l’accompagne. Sombreval fait alors au jeune homme une confidence terrible : Je n’ai pas plus de Dieu maintenant que je n’en avais alors…Mon dieu, c’est Calixte !Voilà mon seul dieu ! Et c’est parce qu’elle est mon seul dieu que je feins de revenir au sien. C’est pour la sauver ; c’est pour qu’on ne la déshonore pas plus longtemps ! c’est pour qu’elle puisse vivre heureuse avec vous, Néel, avec vous, de cœur assez mâle pour l’épouser et la défendre. Oui, c’est pour cela que le vieux Sombreval, qui ne manquait pas de fierté autrefois, accepte aujourd’hui l’ignoble singerie à laquelle il va condamner sa vieillesse ! (1108)

La Malgaigne tentera en vain de convaincre Néel de révéler la vérité à Calixte, avant de se tourner vers l’abbé Méautis, qui vient d’annoncer aux fidèles la conversion de Sombreval : « la chaire de vérité a retenti, ce matin, d’un mensonge, monsieur le curé, et […] c’est vous, vous la sainteté même, qui l’avez prononcé d’une bouche innocente ». Devant l’incrédulité de l’abbé, elle se fait pressante, et choisit une fois de plus de parler du passé pour se faire comprendre : vous, le prêtre de Jésus-Christ, vous allez donc laisser profaner et pour combien de temps et pour combien de fois, le corps et le sang de NotreSeigneur par celui qui jusqu’ici ne l’avait encore que renié ? Et rien ne vous crie dans le cœur quand vous souffrez qu’une telle profanation s’accomplisse : « Rappelle-toi l’hostie de Salsouëf ! » (1127).

Souviens-toi de l’hostie de Salsouëf ! Une fois de plus, la Malgaigne se réfère ici à un événement passé. Elle le fait non pour prédire mais pour tenter d’orienter les choix de Méautis. Je vais m’arrêter longuement sur cette hostie de Salsouëf qui, malgré une exceptionnelle richesse sémantique et symbolique, n’a jamais fait l’objet de commentaires circonstanciés. Or il semble que la théorie mimétique puisse éclairer d’un jour à la fois noir et révélateur ce récit pris en charge par le narrateur. Je le cite dans sa totalité, malgré sa longueur, avant de le commenter :

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Prophètes, sorciers, rumeurs C’était dans les premières années de son ministère. Une maladie du caractère typhoïde le plus effrayant, sortie de ces fondrières, incessamment crevées et remuées par le pied des bestiaux, dans les marais qui bordent la Douve – une espèce de peste à laquelle les médecins de la contrée ne surent même pas donner de nom, tomba sur Salsouëf, la plus pauvre et la plus chétive paroisse qui soit accroupie dans la vase de ces marécages, si beaux à l’œil, de loin, dans leur verte étendue ; si mortels, de près, dans leurs miasmes putrides, – vaste émeraude, à travers laquelle suinte un poison ! Tout le temps que durèrent les ravages de cette épouvantable maladie, qui traça pendant bien des mois, entre Salsouëf et les autres localités voisines, l’invisible cordon sanitaire de la peur, non seulement l’abbé Méautis assista les mourants, mais il finit par ensevelir les morts, car dans ce pays, qui aime l’argent pourtant et qui a du courage, on ne trouva bientôt plus, pour de l’argent, des ensevelisseurs. Or, un jour que ce Belzunce obscur d’un pauvre village, qui l’a oublié, venait de donner les derniers sacrements à un de ces malades qui mouraient tous dans ses bras, les uns après les autres, le mourant rejeta tout à coup violemment l’hostie dans un de ces vomissements qui étaient le symptôme le plus incoercible d’une maladie dont tous les caractères rappelaient ceux d’un empoisonnement, et c’est alors que l’abbé Méautis avait ramassé cette hostie souillée et que, sans horreur, il avait communié avec elle24. Il aurait pu la brûler, dirent les prêtres dans le temps, mais il n’y pensa même pas. Dans une émotion que la foi et l’amour peuvent faire seuls comprendre, il courut au plus sublime par le plus court et se jeta au martyre du dégoût, plus grand pour certaines organisations que le martyre de la douleur ! On regarda comme un miracle qu’il ne mourût point…Il vécut et n’eut pas, en pensant à une action dans laquelle le surnaturel l’avait emporté sur la nature, les pâleurs et les convulsions qui prenaient Mlle de Sombreuil, lorsqu’elle pensait au verre de sang qu’elle avait bu pour sauver son père…Plus prêtre qu’homme, l’abbé Méautis n’avait vu que la profanation physique du voile sous lequel Dieu descend dans ses créatures et se fait un tabernacle de leur chair. Mais la poitrine d’un sacrilège, l’indignité du cœur qui allait abuser du pain des anges était une profanation plus terrible que le vomissement involontaire d’un mourant ! Et la Malgaigne, voulant ce qu’elle voulait de l’abbé Méautis, avait fait une chose puissante de le lui rappeler. (1127-1128)

Comme tous les récits rapportés que nous avons commentés jusqu’ici, celui-ci situe l’histoire narrée dans un passé relativement éloigné, conférant à son contenu un aspect quasi mythique, exemplaire : « C’était dans les premières années de son ministère ». La localité de Salsouëf est la proie d’une épidémie indéfinissable, comme le prouvent les expressions approximatives comme [de] « caractère 24

Il y a un rapprochement à établir entre la communion de l’abbé Méautis et l’étreinte de Julien l’Hospitalier avec le lépreux, dans Saint-Julien l’Hospitalier. Cette étreinte débouche sur une extase mystique : Saint-Julien l’Hospitalier, Trois contes, Gustave Flaubert, Le livre de Poche, 1983, p.97.

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typhoïde », « une espèce de peste ». Cette épidémie met en échec la perspicacité des médecins, « qui ne surent même pas [lui] donner de nom ». L’épidémie arrive sur Salsouëf avec la brutalité d’un fléau survenu de l’extérieur, (« tomba »), né pourtant des marécages de la région, qui la rendent particulièrement malsaine et mortifère, comme le soulignent les termes « putrides » et « poison ». On retrouve donc, comme avec Dlaïde, comme avec Jeanne, une contagion double, provenant à la fois d’un agent extérieur et du lieu même. Salsouëf semble donc être déjà la proie d’un phénomène latent de contagion malsaine. La paroisse est de plus présentée comme extrêmement démunie, et donc particulièrement vulnérable : « la plus pauvre », et « la plus chétive ». En s’abattant sur Salsouëf, l’épidémie isole les habitants du reste de la région, et c’est presque seul que l’abbé Méautis y fait face. En sus de sa charge de prêtre, il assume aussi (comme la Malgaigne auprès de Calixte (1208) ) celle de l’ensevelisseur. Ce terme ne désigne pas ici la mise en terre mais la préparation du corps, le fait de le placer dans son linceul. Il s’agit donc d’un contact direct avec le corps, qui expose l’abbé à un très haut risque de contagion. Il court de plus le risque d’une mort certaine par un geste que personne n’exige de lui en communiant avec l’hostie souillée rejetée par le mourant. Cependant, il échappe à la contagion. Le mourant, comme une multitude d’autres, est atteint de cette « espèce de peste ». Il n’est que le représentant d’une communauté mortellement atteinte. C’est bien cette « espèce de peste » que l’abbé Méautis ingère avec l’hostie souillée. Symboliquement, l’abbé absorbe, prend sur lui la souillure généralisée. Non seulement l’abbé Méautis est ici clairement une figure christique, mais il est aussi un exemple, dans ce récit qui par bien des côtés est un conte édifiant, de la foi qui sauve, certes, mais du pouvoir de l’Eucharistie elle-même, en dépit de la souillure. Détour par Marseille Ce que ne nous dit pas le récit, c’est si l’épidémie recule après le geste sublime de l’abbé. Or, il contient un détail, une allusion historique qui permet d’éclairer la lecture de tout l’épisode. Le narrateur compare l’abbé Méautis à un « Belzunce obscur d’un pauvre village ». Dans une note, Jacques Petit précise : « Evêque de Marseille, qui eut une conduite héroïque pendant l’épidémie de peste

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en 1720 »25. Cette circonstance a été largement développée par Claude Mouton, dans son ouvrage sur l’histoire du Sacré-Cœur, Ils regarderont vers celui qu’ils ont transpercé26. Il vaut la peine de s’attarder sur son évocation de la peste qui a frappé Marseille en 172027. Bien que très partiale, í ou peut-être, justement, grâce à cela í elle nous en apprend davantage sur la façon dont opère cet épisode dans Un Prêtre marié que la note, succincte, de Jacques Petit. Nous sommes au début du XVIIIème siècle. Marseille, port puissant, est « prise entre le jansénisme des uns et le sybaritisme des autres, si bien que la population, livrée à ces deux courants contradictoires de la foi terrifiée et de la débauche, s’éloignait de la pratique religieuse, des sacrements, du culte de la Vierge »28. En 1718, en deux églises de la ville, le Christ apparaît dans l’hostie à deux carmélites : « Notre Seigneur fit savoir […] que le prodige qu’il était en train d’accomplir […] était un dernier effort de son Amour pour contenir la Justice divine et qu’il fallait en informer l’évêque, Mgr de Belzunce »29. Ce dernier demande donc aux magistrats de la ville de se ranger et de conduire le peuple sur le bon chemin30. Peine perdue, et « l’amour du plaisir, du luxe, de la bonne chère, la soif du gain, furent les plus forts »31. Le châtiment arrive donc à Marseille par un navire en provenance de Syrie, le 25 mai 1720. Malgré des morts suspectes, on

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OC II, op.cit., p.1460. Claude Mouton, Ils regarderont vers celui qu’ils ont transpercé. Le Sacré-Cœur des origines à Claire Ferchaud, Editions Résiac, 1983. 27 Sur la peste de 1720, on consultera Ch. Carrière, M. Courdurie, F. Rebuffat, Marseille, ville morte. La Peste de 1720, Marseille, 1968. Les auteurs consacrent à l’évêque de Belzunce quelques pages qui soulignent son dévouement mais aussi un certain goût de l’héroïsme, pp.100-103. Ils évoquent eux aussi la crise, mais elle fait suite ici à la peste, alors que Claude Mouton fait des désordres moraux de Marseille une crise préexistante à la peste médicale. Je signale aussi le chapitre consacré par Jean Delumeau à la peste , « Typologie des comportements collectifs en temps de peste », dans La Peur en Occident [1978], Hachette Pluriel, pp.132-187. L’auteur souligne brièvement l’attitude de Belzunce, en s’appuyant sur l’ouvrage de Carrière, Courdurie et Rebuffat, p.170. 28 Ils regarderont vers celui qu’ils ont transpercé, op.cit, p.72. 29 Ibid., p.73. 30 Ibid. 31 Ibid. 26

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n’écoute pas le médecin qui parle d’épidémie de peste32. Consultée, Sœur Anne-Madeleine Rémuzat33 demande l’institution par l’Eglise de la « fête universelle du Sacré-Cœur », et en attendant, la prière de chacun pour « honorer » celui-ci. De cette façon, les fidèles « seraient délivrés de la contagion et […] tous ceux qui s’adonneraient à cette dévotion ne manqueraient de secours que lorsque ce Divin cœur manquerait de puissance. C’est à dire jamais… »34. Claude Mouton évoque ensuite le chemin de croix de l’évêque : Monseigneur de Belzunce, « corde au cou », « crucifix entre les mains »35, descend dans la rue. Les fidèles accourent, et l’évêque célèbre la messe du Sacré-Cœur. La peste se retire, « vaincue par la contre-offensive surnaturelle »36. L’épidémie frappe cependant une seconde fois, et les magistrats de la ville, par écrit cette fois, s’engageront à assister chaque année à la messe en l’honneur du Sacré-Cœur37. De nouveau, l’épidémie recule. Ce qui précède présente ouvertement la peste comme un châtiment divin destiné à ramener toute une population corrompue dans le droit chemin, c’est-à-dire dans l’amour du Christ. N’a-t-on pourtant pas ici ce Dieu qui rend la monnaie de la pièce dont je parlais en introduction ? A quelle maladie avons-nous véritablement à faire ici – dans le récit de Claude Mouton ? L’auteur cite un texte du Père Pacifique du couvent des Capucins de Marseille, texte avec lequel la description de l’épidémie de Salsouëf offre un parallèle frappant, et dont Barbey a peut-être eu connaissance. Le Père Pacifique évoque ainsi la difficulté du corps médical à se prononcer sur l’origine de la maladie : « ils ne connaiss[ent] pas la nature du mal »38, tout comme 32

« A ship from Syria landed at Marseilles, with several known cases of the plague on board. At that time, Marseilles was a very important port. It had a huge stock of imported goods in its warehouses, partly from its trade monopoly with the Levant, and was preparing to begin trading with the New World and the West Indies. Upon arrival, the ship’s captain informed the port authorities of the onboard sickness. Powerful city merchants, who wanted the silk and cotton to trade at the great medieval fair of Beaucaire […] influenced the authority to lift the quarantine Source »: http://www.beyond.fr/history/plague.html 33 Une des deux carmélites auxquelles le Christ est apparu. 34 Ils regarderont vers celui qu’ils ont transpercé, op.cit., p.77. 35 Ibid., p.77. 36 Ibid. 37 Ibid., pp.78-80. 38 Ibid., p.75

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les médecins de la contrée sont incapables de nommer l’épidémie de Salsouëf. C’est donc bien à une maladie sans nom que nous avons affaire ici. Les deux textes, celui de Barbey comme celui de Claude Mouton, insistent aussi sur l’absence de contagion chez l’homme de Dieu. Ainsi, « le courageux évêque était sur tous les fronts, s’exposait sans compter, mais, par miracle, le mal ne l’atteignait pas »39. A la fin de la seconde épidémie de peste, l’évêque s’adresse à la population de Marseille en ces termes : « Toutes les maladies, quelles qu’elles puissent être […] ont tellement cessé […] que les plus incrédules doivent être forcés de reconnaître ici les effets de la puissance et de la miséricorde infinies du Sacré-Cœur de Jésus, toujours plein de bonté et de compassion pour les hommes, même ingrats et pécheurs »40. Claude Mouton a souligné la subordonnée quelles qu’elles puissent être, et commente ainsi : « ce qui signifie qu’aucune autre maladie non plus n’était constatée »41. Cette constatation, proche de la lapalissade, prend à mon sens une autre résonance, absente évidemment des intentions de l’auteur, si on la met en rapport avec ce qu’il dit lui-même de la ville de Marseille. En effet, il met ouvertement en cause les désordres religieux et moraux auxquels la ville était en proie avant l’épidémie : « jansénisme » d’un côté, « sybaritisme » de l’autre. Sœur Anne-Madeleine Rémuzat soulignera aussi ce point : « Dieu m’a montré qu’Il voulait purger l’Eglise de Marseille des erreurs dont elle était infectée, en lui ouvrant son Cœur adorable comme source de toute vérité »42. Purger, infectée : voici cette fois transposés aux troubles que connaît l’Eglise les termes qui évoquent purification et contagion. Tout porte à croire ici que Claude Mouton évoque lui aussi des maladies du même ordre que celle dont parle la religieuse. C’est donc une seconde épidémie, la peste arrivée par bateau, qui s’est superposée à celle qui minait déjà la ville et tout particulièrement sa vie religieuse. Il n’est pas question de contester ici la réalité historique d’un événement dont on retrouve des traces, mais d’attirer l’attention sur la façon dont une certaine idéologie a pu récupérer l’événement dans des buts édifiants. Or, il n’est pas 39

Ibid., p.76. Ibid., p.81. 41 Ibid. 42 Ibid., p.83. 40

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impossible que Barbey fasse dans Un Prêtre marié la même chose que Claude Mouton : Salsouëf est peut-être déjà en proie à une autre peste, lorsque s’abat sur elle une peste véritable. C’est ce que pourrait suggérer l’évocation de la paroisse, « accroupie dans la vase de [ses] marécages », qui ont eux-mêmes donné naissance à l’épidémie. Au stade de la représentation, la véritable épidémie deviendrait alors une métaphore de celle qui existe déjà. Dans une étude de la représentation de la peste dans la littérature et le mythe, René Girard constatait déjà : « the medical plague has become a metaphor for the social plague »43. « La peste médicale », observe-t-il, « est toujours représentée comme un processus d’indifférenciation, une destruction des spécificités »44. Ce processus d’indifférenciation se trouverait illustré dans les marécages de Salsouëf comme dans les désordres de Marseille où l’Eglise traverse selon Claude Mouton une crise profonde. On pourrait donc lire le récit concernant l’hostie de Salsouëf comme une allégorie de la crise mimétique, que la métaphore de la maladie contagieuse illustre parfaitement. Il faut tuer Calixte Les lignes de conclusion du récit soulignent le but pédagogique dans lequel la Malgaigne a rappelé à l’abbé Méautis ce lointain épisode de son existence de prêtre au service d’une communauté malade : l’Abbé doit être capable de distinguer la vraie profanation. Même intègre, même pure dans son apparence, l’hostie consacrée par Sombreval sera souillée bien plus que celle de Salsouëf, parce qu’elle sera consacrée par un imposteur dans un simulacre, dans ce que Sombreval évoque comme une « ignoble singerie » (1208). C’est donc une comparaison latente entre Sombreval et l’épidémie qui sous-tend la totalité du récit du narrateur. Méautis devra faire face à Sombreval comme il a fait face à l’épidémie de Salsouëf, et il est très révélateur que la population locale considère le prêtre apostat comme un « fléau » (1076). Méautis devra purger le 43

René Girard, « The plague in litterature and myth », To double business bound. Essays on literature, Mimesis and Anthropology, John Hopkins University Press, 1978, p.138. 44 « The plague is universally presented as a process of undifferentiation, a destruction of specificities », ibid., p.136.

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pays de la menace spirituelle représentée par l’imposture de Sombreval, tout comme il avait dû se battre contre l’épidémie. Les marais de Salsouëf deviennent alors une représentation des eaux glauques de l’étang du Quesnay, la maladie de Salsouëf une allégorie du personnage de Sombreval et ses victimes sont les fidèles et l’Église en tant qu’institution. Mais la menace représentée par Sombreval est ici plus grave que la maladie de Salsouëf, et son éradication exige des moyens plus puissants encore que l’abnégation de Méautis : un sacrifice humain, celui de Calixte, la propre fille du prêtre apostat, et fille spirituelle de Méautis. Commence alors pour l’abbé Méautis un long et douloureux combat au terme duquel il acceptera de dévoiler à Calixte le secret qui la tuera. Après avoir affirmé qu’il préférait croire Sombreval que d’ajouter foi aux visions de la Malgaigne (1126), l’abbé finira par se rendre à l’évidence : Ah ! l’abbé Méautis crut alors à la Malgaigne et à ses prophéties ! C’était bien là l’impénitence finale, l’obduration d’un front damné. Contre cet endurcissement, tout devait se briser. Il n’y avait pas de ressource. Nul moyen d’empêcher la consommation du crime tramé contre Dieu, si ce n’est de dire à Calixte la vérité qui devait la tuer après l’horrible torture d’un moment, ou la faire vivre quelque temps dans d’insupportables tortures pour l’achever, immanquablement, plus tard…(1150)

La parole de la Malgaigne agit donc directement, dans un cas comme celui-ci, sur les événements. La Malgaigne met donc ses Voix – son côté païen – au service du Dieu des Chrétiens45. D’autre part, le don de divination de la Malgaigne, loin de ne représenter que la dimension tragique, est aussi une force dramatique puisqu’elle influe sur les choix de l’abbé Méautis, un instant abusé par Sombreval. Ouaille un temps égarée, la voilà devenue garante de l’ordre spirituel qui régit le monde de Méautis.

45

Josette Soutet-Quillard voit « Satan au service de Dieu » dans l’influence exercée par la Malgaigne sur l’abbé Méautis, « Le personnage de la Malgaigne dans Un Prêtre marié de J. Barbey d’Aurevilly, ou Satan au service de Dieu », Revue de l’Institut catholique de Paris, 22, 1987, 165-178.

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4. Noces de l’abject et du sublime : esquisse d’une mystique aurevillienne Un objet immonde et sacré Je propose maintenant de m’arrêter non plus sur la valeur représentative de l’épidémie de Salsouëf, mais sur sa place dans l’itinéraire personnel de l’abbé Méautis. Salsouëf, ses morts et son miracle ne constituent qu’une étape dans le parcours de ce mystique qui, rêvant d’héroïsme, aspire « à la sublimité du martyre » (1053). L’hostie souillée lui permet d’accéder à un martyre d’un type particulier, celui du dégoût : « en communiant avec elle, il courut au plus sublime par le plus court et se jeta au martyre du dégoût, plus grand pour certaines organisations que le martyre de la douleur » (1127). Ce « martyre du dégoût » est pourtant son pain quotidien depuis longtemps. De constitution fragile, « d’une certaine grâce dans sa maigreur longue »46, il se consacre non seulement aux pauvres des deux paroisses successives où il sert, mais aussi à sa mère, devenue folle après la mort horrible de sa fille. L’abnégation du fils envers la mère est totale : « Il la changeait de tout, comme un enfant, dit sa servante ; Et des mains qui avaient offert le divin Sacrifice, il faisait mieux que de laver des assiettes comme Saint Bonaventure, il lavait pieusement les souillures de cet objet immonde et sacré » (1055). On ne peut pas ne pas établir de rapprochement entre l’hostie de Salsouëf et la mère de l’abbé : nous sommes de nouveau dans le registre de l’abject : souillures, excréments. L’expression « objet immonde et sacré », qui désigne ici la mère de l’abbé, aurait pu tout aussi bien désigner l’hostie de Salsouëf : le lien est d’autant plus clair qu’il est comme souligné par le récit lui-même, qui insiste sur les mains qui accomplissent et le geste liturgique et celui du garde- malade. En communiant avec l’hostie de Salsouëf, l’abbé Méautis réunit en un seul geste celui qui purge et celui qui consacre. Considérons maintenant ce bel oxymore : immonde et sacré. Si la vieille femme est repoussante avec ses souillures, elle est aimée 46

Par certains côtés, l’abbé Tolbiac, dans Une Vie de Maupassant, n’est pas sans rappeler l’abbé Méautis : frêle abbé intègre, il est le directeur de conscience de Jeanne, qu’il menait vers le Christ consolateur. Guy de Maupassant, Une Vie [1883], Folio, 1974, p.196.

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d’un amour sincère par son fils, qui, de plus, associe à la figure maternelle celle de la Vierge Marie : « Le nom même de mère, ce nom seul à prononcer lui fondait le cœur ; et, comme dans ses instructions à l’église et au lit des mourants, il était bien obligé, le pauvre et saint pasteur, de parler de la Mère du Dieu-Homme, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter un peu, avant de prononcer ce nom de mère et de refouler un sanglot… » (1056). Mais oxymore, vraiment47 ? L’étymologie même de sacer nous suggère qu’il n’y a pas ici d’opposition : ce qui est sacré, c’est « ce qui ne peut être touché sans souiller ou être souillé » 48. Peut-on d’autre part imaginer raccourci plus saisissant du double transfert dont la victime est l’objet dans la théorie mimétique ? Les deux termes ne s’opposent pas, ils sont indissolublement liés. On le sait : dans un premier temps, la victime est l’objet d’un transfert négatif, on la considère comme responsable de la crise, on la supprime donc. Ensuite, la crise étant résorbée, la victime devient sacrée parce qu’on la considère comme la raison du retour à la normale. La victime est sacrée parce qu’elle a d’abord paru immonde, mais seuls les mythes font coïncider le transfert négatif et le transfert de sacralisation, superposant le second au premier de façon à rendre celui-ci invisible. Immonde évoquerait le premier transfert, sacré le second. Pour faire de la mère de Méautis une victime émissaire, encore faudrait-il pouvoir dire de quoi on l’accuse, dans quelle crise elle apparaît. Il n’est pas souhaitable de tordre le texte pour tenter d’y trouver des choses qui n’y sont pas : il faut résister à la tentation de voir partout des crises mimétiques. Nous savons cependant maintenant qu’il existe des parallèles très clairs entre le texte de Barbey et certaines phases du mécanisme victimaire. De plus, on peut établir des rapprochements à l’intérieur de l’œuvre, que ce soit dans un seul et même roman ou d’un roman à l’autre, qui se rattachent toujours à la représentation de la crise mimétique. Or le rappel biographique concernant l’abbé Méautis permet d’aller plus loin encore dans une lecture mimétique du roman de Barbey. C’est ce que démontrera l’analyse du passage suivant, qui n’a jamais, à ma connaissance, fait 47

Je signale, au sujet de l’oxymore, l’étude de Michel Crouzet sur le sens de l’oxymore dans Les Diaboliques : « Barbey d’Aurevilly et l’oxymore : ou la rhétorique du diable », dans L’Ensorcelée. Les Diaboliques. La chose sans nom, op.cit., pp.83-98. 48 Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op.cit., tome III, p. 3349.

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l’objet d’aucun commentaire circonstancié. Cette lecture rendra possible un rapprochement entre la mère de Méautis et la maladie de Salsouëf. Elle éclairera aussi la façon dont l’expiation pénètre dans l’existence de l’abbé Méautis, ainsi que ses liens ultérieurs avec Calixte. Sa mère, une brave femme du peuple du bourg de B…, restée seule avec une fille de quatorze ans, pendant qu’il faisait sa dernière année de séminaire, avait perdu cette enfant d’une manière affreuse. Un soir, en se baissant au foyer pour allumer la lampe de leur veillée, la jeune fille avait incendié sa robe d’une étoffe légère, et, malgré les secours qu’on lui porta, elle avait été enveloppée et dévorée instantanément par la flamme. La mère, sortie quelques instants pour aumôner une pauvre voisine, rentra et trouva sa fille qui mourait, en lui souriant, car elle ne souffrait plus : le terrible travail du feu sur la colonne vertébrale avait consumé jusqu’au siège de la douleur. Du coup la malheureuse femme devint folle, mais d’une folie aussi déchirante que son malheur. Sa vie ne fut plus qu’une idée et un geste. Elle tenait perpétuellement le bas de sa robe ou de son tablier contre sa poitrine dévastée avec une crispation pleine d’épouvante ; et quand elle l’avait bien froissé et macéré en l’étreignant contre elle, elle l’étendait sur ses genoux et disait horriblement : « Oh ! On pouvait l’éteindre ! », et fondait en pleurs…Excepté cette parole et cette navrante pantomime, répétée automatiquement vingt fois par jour, elle ne parlait ni ne bougeait plus. (1055) 49

Le sentiment de culpabilité de la mère devenue folle s’exprime par un comportement obsessionnel. Dans sa folie, la mère coupable croit voir le feu qui a tué sa fille, et fait des gestes désespérés pour éviter que ce feu entre en contact avec elle. Le feu, rappel de la mort de sa fille, désigne aussi un coupable. On l’a de plus déjà rencontré dans l’image par laquelle les prophéties de la Malgaigne annoncent leur propre mode de réalisation, c’est-à-dire celui de la contagion : « Vous êtes comme la chaîne de maisons que le même feu va dévorer » (969). Le feu offre ici un concentré de sens, un résumé du drame et une expression de la folie. Méautis et Calixte Ce qu’il faut souligner ici, c’est le lien très étroit qui se dessine maintenant entre l’histoire personnelle du prêtre et son attachement 49

Jacques Petit note qu’il s’agit là de souvenirs d’une visite faite à Des Touches en 1856 à l’Hospice du Bon Pasteur de Caen, OC I, op.cit., p. 1054.

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extrême à Calixte. Le narrateur souligne clairement ce lien entre la tragédie personnelle et la sensibilité de Méautis d’un côté et sa prise en charge spirituelle de Calixte de l’autre. Immédiatement après le récit qui concerne la mère de Méautis, en effet, le narrateur poursuit : « Un tel homme ou plutôt une telle âme avait dû se prendre pour Calixte d’une sympathie qui n’a pas de nom dans les langues de la terre, mais qui en a un, sans doute, dans celle des Elus. Dès son arrivée au Quesnay, Calixte était devenue la pénitente de l’abbé Méautis » (1056). Il faut comprendre ici le terme de sympathie dans le sens qu’il a au XIXème siècle lorsqu’il est d’emploi littéraire ; en effet, le terme renoue alors avec l’étymologie grecque et souligne la participation à la souffrance d’autrui50. Calixte offre à l’abbé Méautis le miroir, à la fois, de sa mère condamnée au sentiment de culpabilité, et de sa propre souffrance. En effet, si Calixte, par sa mission expiatrice auprès de Sombreval, évoque la folie par laquelle la mère paie la mort de son enfant, elle évoque en même temps la forme d’expiation qui est celle de Méautis, bien qu’il ne soit absolument pour rien dans la mort de sa sœur. En entourant sa mère de soins continus, il paie son erreur à elle, tout comme Calixte paie les errements de son père. Ce prêtre aimant mais intransigeant cache-t-il en lui quelque sourd et secret besoin de faire payer à quelqu’un d’autre le fardeau qui s’est abattu sur lui ? C’est bien comme « bourreau de Calixte » (1181) que l’abbé Méautis apparaît aux yeux de Néel de Néhou lorsque celuici apprend que l’abbé a révélé à Calixte l’imposture de son père. Aurait-il lui aussi besoin d’un bouc émissaire, auquel cas Calixte ferait bien son affaire, puisqu’elle est déjà sur terre pour payer les pechés de son père ? En pareil cas, si les prédispositions de Méautis au mysticisme trouvent en Calixte un terrain particulièrement fécond, elles perdraient ici quelque peu en noblesse, puisque l’abnégation chrétienne ne serait plus ici qu’un masque commode placé sur un besoin très noir et très humain de vengeance. Ce ne serait plus uniquement pour sauver l’honneur de Dieu que Méautis s’apprête à révéler à Calixte la vérité sur l’imposture de son père ; ce serait aussi pour servir un intérêt personnel nettement moins honorable : en finir avec sa mauvaise conscience. 50

Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op.cit., tome III, article « sympathie », pp.3720-3721.

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Ces lignes sont à prendre pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire une hypothèse. A ma connaissance elle n’a jamais été émise jusqu’ici. La raison en est double : l’abbé Méautis est présenté par le narrateur comme un héros de la foi auquel aura manqué le destin exceptionnel d’un Saint-Vincent de Paul ou d’un François-Xavier (1055) et qui, faute d’exercer un sacerdoce à la mesure de ses aspirations, n’est « qu’une âme héroïque inutile condamnée aux plus humbles vertus » (1053). Ses qualités le placent au-dessus de tout soupçon : il incarne la fidélité au sacerdoce et la défense des intérêts surnaturels51. La seconde raison tient au fait qu’on n’a pas lu suffisamment tous ces récits que nous nous attachons à lire, dont font partie à la fois le récit de l’épidémie de Salsouëf et celui qui concerne la mère de Méautis. Peut-on mettre sur le compte du hasard tous les rapprochements qui se dessinent entre eux ? La théorie mimétique est le fil qui permet de faire d’eux un ensemble qui fait sens. On concevra cependant que l’hypothèse en question puisse être rejetée, et qu’il est plus facile de voir en Méautis un être pris dans les rëts ironiques du destin qu’un esprit animé du désir de vengeance. Les représentations que nous venons d’analyser, nous l’avons vu, sont soit le fait du personnel prophétique du roman, soit celui du narrateur. Le premier trouve en la Malgaigne un porte-parole de choix. A-t-on jamais pensé à voir en cette figure complexe, intransigeante, une incarnation, au cœur du roman, non pas du destin mais de l’écrivain lui-même ? Elle sait tout depuis toujours, elle disparaît brutalement lorsque prend fin l’histoire ; elle dit le destin tout en montrant les chemins à prendre pour l’éviter…et se désespère que certains n’en fassent qu’à leur tête, se désespère en d’autres termes d’un entêtement qui n’est peut-être rien d’autre qu’une manifestation de leur autonomie. La fin du roman a laissé perplexe ; on a argué de l’absence de logique chrétienne malgré le catholicisme de Barbey, on a parlé de l’influence de Lord Byron qui se serait superposée à celle de Joseph de Maistre52. A-t-on jamais pensé à voir dans la fin du 51

Philippe Berthier, « Un Prêtre marié ou les cruautés de la métaphysique », préface à Un Prêtre marié, Garnier-Flammarion, 1993, p.14. 52 Voir la notice de Jacques Petit, p.1423. Voir aussi, sur l’influence de Lord Byron, John Greene, « Byron », Barbey d’Aurevilly 5, Les Maîtres, Revue des Lettres Modernes 234-237, Minard, 1970, pp.7-14. Sur l’influence de Joseph de Maistre, voir Jacques Petit, « Joseph de Maistre », ibid., pp.15-23.

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roman l’expression d’un conflit insoluble entre la logique du personnage de roman et celle de son auteur ? Il me semble que la Malgaigne illustre parfaitement cette contradiction, et ceci du début à la fin de l’histoire racontée par Rollon Langrune. Le personnel prophétique, comme nous l’avons vu dans un premier temps, raconte des histoires qui peuvent toutes, à des degrés divers, se rattacher au récit d’un processus mimétique violent débouchant sur l’expulsion d’une victime. Le narrateur, lui, éclaire l’itinéraire d’un personnage particulier, comme Méautis, par des récits qui, relevant de l’allégorie, mettent davantage l’accent sur le processus de contagion. Le tout est étroitement lié à la situation vécue ici et maintenant par les protagonistes : la crise d’hier sert à annoncer celle d’aujourd’hui. Celle d’aujourd’hui, c’est la matière explorée par le roman dans son ensemble. Celui-ci la présente non plus sous forme de tableaux, de récits clairement délimités, mais comme une parole en acte dont le déroulement finira par recouper presque exactement celui du roman dans sa totalité. Les trois romans présentent, dans un crescendo toujours plus dévastateur, les pouvoirs d’une parole variée : sorts, menaces, injures, commérages, rumeurs. Nous allons maintenant nous consacrer à une étude circonstanciée de ces manifestations, qui font descendre dans l’arène romanesque le destin écrit dans « le ciel du récit »53. Nous ne serons pas surpris de constater une fois de plus qu’ils présentent tous, chacun à leur façon, une illustration du mécanisme victimaire.

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J’emprunte cette jolie formulation à Pierre Tranouez, qui désigne ainsi la place de Louisine à la Hache dans L’Ensorcelée, référence extérieure à la diégèse qui étend son influence sur le destin de Jeanne, La Scène capitale, op,cit., p.282.

Chapitre III Les sorts, la lande Plus, voici le vrai diamant, mon épousée, que je te donne, la vengeance... Jules Michelet

Il a été beaucoup question jusqu’ici du discours prophétique. En revanche la sorcellerie n’a été qu’évoquée. Elle relève de la prophétie dans la mesure où elle annonce, elle aussi, des événements funestes. Qu’il s’agisse de simples menaces ou de paroles surnaturelles à proprement parler maléfiques, les sorts s’opposent cependant à la prophétie par leur intention de nuire, par une très forte implication personnelle de celui qui parle. C’est donc une parole violente à un autre degré. Plus exactement, c’est une parole motivée par le désir de vengeance. Elle ne représente pas la mort, elle cherche à la provoquer. De ce point de vue, un personnage comme le Pâtre de L’Ensorcelée se démarque très clairement de celui de Vellini dans Une vieille maîtresse. Si l’on peut choisir d’interpréter ce roman comme celui d’un sort jeté par Vellini à son amant Ryno pour le maintenir dans une éternelle sujétion, Vellini ne manifeste cependant jamais le désir de nuire ni à Ryno ni à Hermangarde. Pour cette raison elle m’intéresse moins que les bergers de L’Ensorcelée, leur parole et leur domaine, la lande, auxquels ce chapitre est consacré dans sa totalité1. On n’a jamais manqué de commenter la sorcellerie dans L’Ensorcelée. En effet, le titre y invite. Cependant elle mérite à mon sens une approche plus systématique que les lectures pittoresques et 1

Au sujet de Vellini, voir la note 10 du premier chapitre de cette étude.

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anecdotiques proposées jusqu’ici2. On en reconnaît certes l’importance3. Philippe Berthier admettait ainsi que loin d’être représentées naïvement, « les sorcelleries des bergers servent à accentuer le caractère inéluctable de tous les événements »4. C’est évidemment souligner le lien qu’ils entretiennent avec la fatalité. Mais qu’il s’agisse ici de sorcelleries au pluriel, et non pas de la sorcellerie au singulier, renvoie davantage les pratiques des bergers à un ensemble de tours qu’à un système de représentation d’enjeux vitaux et fondateurs, système où la parole est reine. Le parti pris du surnaturel De plus, L’Ensorcelée ne se contente pas de représenter la sorcellerie au travers de personnages et de scènes très inquiétants. Barbey présente aussi sa position sur ces phénomènes. L’occasion lui en est donnée très tôt dans le roman. Le narrateur vient d’entamer la traversée de la lande de Lessay en compagnie de maître Tainnebouy, dont la jument trébuche à un « repli de terrain » (572). L’ incident provoque une claudication inexplicable, puisque l’herbager ne voit « ni sang, ni enflure » (573) qui puisse la justifier. Tainnebouy impute l’incident à un sort que lui aurait jeté un berger en quête de travail, dépité de n’avoir pas été cautionné par l’herbager. Le narrateur évoque certes une explication rationnelle possible – un corps blessant dans le sabot du cheval, que le berger y aurait placé par « ressentiment » (577). Cependant, une seconde anomalie – une cloche qui retentit sans raison dans la nuit, et qui annonce une messe fantôme – provoque la suspension du récit par une prise de position sans équivoque :

2

Voir, entre autres : Pierre Leberruyer, Au pays de J. Barbey d’Aurevilly, Chapitre 10, « Sorcellerie et croyances populaires » op.cit., pp.103-124 ; du même auteur : « Sorcellerie et croyances populaires dans les romans de Barbey d’Aurevilly », Etudes normandes 84, 1957, pp.261-268, et « Pâtres, mendiants, sorciers », Barbey d’Aurevilly 2, Les obsessions du romancier : personnages et images, Revue des Lettre Modernes 162-165, Minard, 1967, pp.17-31. 3 Voir « Splendeurs et misère de la magicienne chez Barbey d’Aurevilly », loc.cit., et M. Wandzioch, « Les avatars de la magie dans quelques romans de Barbey d’Aurevilly », ibid., pp.105-118. 4 Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit, p315.

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Les bergers dont maître Tainnebouy m’avait parlé, et auxquels il imputait l’accident arrivé à son cheval, jouaient aussi leur rôle dans son histoire5. Quoique je ne partageasse pas toutes ses idées à leur égard, j’ai toujours cru, d’instinct autant que de réflexion, aux deux choses sur lesquelles repose en définitive la magie, je veux dire : à la tradition de certains secrets, comme s’exprimait Tainnebouy, que des hommes initiés se passent mystérieusement de main en main et de génération en génération, et à l’intervention des puissances occultes et mauvaises dans les affaires de l’humanité. J’ai pour moi dans cette opinion l’histoire de tous les temps et de tous les lieux, à tous les degrés de la civilisation chez les peuples, et, ce que j’estime infiniment plus que toutes les histoires, l’irréfragable attestation de l’Eglise romaine, qui a condamné, en vingt endroits des actes de ses Conciles, la magie, la sorcellerie, les charmes, non comme choses vaines et pernicieusement fausses, mais comme choses REELLES6, et que ses dogmes expliquent très bien. Quant à l’intervention de puissances mauvaises dans les affaires de l’humanité, j’ai encore pour moi le témoignage de l’Église, et d’ailleurs je ne crois pas que ce qui se passe tout à l’heure dans le monde permette aux plus récalcitrants d’en douter… […] (584)

Les commentateurs de Barbey n’ont pas manqué de s’arrêter sur cette déclaration fondamentale. Philipp J. Yarrow la cite dans un développement consacré à la présence du surnaturel dans l’œuvre de Barbey, surnaturel que Barbey, selon l’auteur, « manie […] de la bonne façon : il s’en sert pour rehausser l’atmosphère mystérieuse du roman, pour donner des dimensions épiques à ses personnages, mais le surnaturel n’est aucunement essentiel à l’action. Tous les événements du roman peuvent très bien s’expliquer sans lui »7. En d’autres termes, le surnaturel revêt ici une fonction gentiment décoratrice. C’est méconnaître singulièrement ce que déclare Barbey avec force dans un autre contexte, à savoir que le surnaturel est consubstantiel à la religion catholique : « Sans cette notion du surnaturel […] le catholicisme n’a plus son caractère absolu, infaillible et divin. Il n’est plus le catholicisme. Il n’est plus qu’une institution religieuse, morale et politique quelconque. […] Tout s’écroule si vous ôtez le surnaturel ! ».8

5

Il s’agit de « l’histoire de l’abbé de la Croix-Jugan » (583) qui constitue le corps de L’Ensorcelée. 6 Le terme est en petites capitales dans le texte. 7 Philipp J.Yarrow, La pensée politique et religieuse de Barbey d’Aurevilly, Droz & Minard, 1961, p.127. 8 Voir la note 47 de notre introduction.

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Philippe Berthier voyait au contraire dans cette prise de position une « [c]apitale […] profession de foi »9. Et de fait, celle-ci place les dogmes catholiques au-dessus de tout autre argument pour justifier la croyance de Barbey au surnaturel et aux « puissances occultes et mauvaises ». C’est une caution de poids. En effet, l’Eglise catholique, en posant ces phénomènes comme choses réelles, reconnaît la parole comme instrument maléfique, et donc les pouvoirs surnaturels de ceux qui la profèrent. La caution avancée par Barbey, pour claire et péremptoire qu’elle se veuille, demande cependant à être commentée. Elle pose un problème certain pour peu qu’on tente de la confronter à d’autres sources sur le même sujet. Ainsi, dans son Mémoire sur la façon de juger les sorciers , qui lui avait été commandé à l’occasion du procès des sorciers de Carentan en 1671, le Père Lalemant exprime des vues différentes de celles de Barbey, et cite à l’appui des sources théologiques précises, ce que ne fait pas Barbey : Le canon Episcopi caus. 26 q. 5, enseigne expressément que tous les maux que ces sorciers croient faire sont imaginaires. S.Augustin De spiritu et anima c.28 et en plusieurs endroits, dit la mesme chose. Et la raison nous fait voir que les moiens que les sorciers emploient pour faire toutes ces choses n’aiant aucune proportion avec elles, n’y peuvent servir de rien. D’où vient donc qu’il arrive quelquefois qu’ils prédisent les choses à venir, et que leurs prédictions se trouvent véritables ? C’est que le Démon qui les trompe, aians quelquefois permission de Dieu de faire du mal aux hommes et voulant perdre ces pauvres gens, il leur découvre le mal qu’il fera, il leur en apprend le jour et l’heure, et leur inspire mesme la pensée de faire quelques cérémonies superstitieuses qui n’y peuvent rien contribuer, afin de leur persuader à eux mesmes et ensuite aux autres qu’ils sont causes de ces malheurs qui arrivent, et ainsi de les faire condamner à mort. Il semble donc qu’il n’y a rien de leur part dans toutes ces choses extraordinaires qui arrivent que le consentement qu’ils y donnent et la volonté qu’ils ont de nuire à leur prochain. Mais cela leur est commun avec une infinité de personnes que les lois civiles ne punissent pas pour cela.10

Dire, comme le fait Barbey, que l’Eglise catholique condamne la sorcellerie comme chose réelle, c’est dire exactement le contraire de ce qu’affirme le Père Lalemant lorsqu’il martèle que tous les maux 9

Ph.Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.270. Mémoire sur la façon de juger les sorciers, (rédigé par le Père Lalemant, à la demande de Claude Pellot, premier président du Parlement de Rouen ), dans Robert, Mandrou, Possession et sorcellerie au XVIIème siècle [1979], Hachette Pluriel 1997, p.227. 10

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que ces sorciers croient faire sont imaginaires. La croyance en la sorcellerie relève pour lui d’une maladie d’imagination, et le recours aux rites ne saurait autoriser à reconnaître à ces derniers un effet véritable : « Car s’ils n’ont emploïé que des paroles et des cérémonies, dirons-nous qu’ils sont assurément la cause des ces effets ? »11. Il est en d’autres termes impossible de faire le mal au moyen de paroles. La position du Père Lalemant va dans le sens de l’indulgence réclamée par des voix de plus en plus nombreuses au XVIIème siècle vis-à-vis de la sorcellerie démoniaque, que l’on considère comme une maladie et non plus comme une hérésie à partir de cette époque12. La caution dont se réclame Barbey n’est donc que partiellement fondée, puisque les poursuites contre les sorciers en France ont cessé dans le courant du XVIIème siècle : l’action de L’Ensorcelée se situe au début du XIXème siècle. Barbey n’a-t-il qu’une connaissance erronée ou partielle des positions de l’Eglise catholique ? N’opère-t-il pas plutôt ici un gauchissement dont il peut tirer parti à plusieurs niveaux ? Du point de vue de la narration, une prise de position aussi marquée dès l’ouverture du roman lui évite d’avoir à revenir sur le sujet par la suite. On remarquera en effet qu’à compter de ce chapitre, aucune intervention du narrateur ne soutiendra l’hypothèse surnaturelle. Cette tâche sera toujours réservée à Maître Tainnebouy, présenté comme la principale source du récit, ou à des personnages participant à l’histoire13. 11

Ibid., p.229. C’est aussi de 1671 que date L’Incrédulité savante et la Crédulité ignorante au sujet des magiciens et sorciers, du Père Jacques d’Autun, qui marque un tournant dans la mentalité judiciaire française, voir Jean-Michel Sallmann, Les sorcières fiancées de Satan, « Découvertes », Gallimard 1998, p.108. 13 On a coutume de voir en Tainnebouy le narrateur second de L’Ensorcelée, et de lire le roman à partir du chapitre trois comme le récit de Maître Tainnebouy . C’est une lecture commode, mais qui m’a toujours étonnée : personne ne saurait être dupe, non seulement d’une technique qui permet au narrateur de dégager sa responsabilité tout en lui permettant de garantir la véracité des faits, mais aussi d’un style dont il est peu probable qu’il soit celui de Tainnebouy. Tainnebouy n’est qu’une source parmi d’autres, et celui qu’avec quelque artifice on désigne comme narrateur premier s’explique très clairement sur sa démarche en des lignes que l’on omet pourtant de citer : « Cette histoire, mon compagnon de route me la raconta comme il la savait, et il n’en savait que les surfaces. C’était assez pour pousser un esprit comme le mien à en pénétrer plus tard les profondeurs. Je suis naturellement haïsseur d’inventions. J’aurais pu, la mémoire fraîchement imbibée du langage de maître Tainnebouy, écrire, 12

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D’autre part, cette caution donne à Barbey la possibilité de présenter les bergers comme de véritables agents, et non pas uniquement comme des éléments de décor qui contribuent à installer une atmosphère inquiétante. Dès le début du roman, le narrateur insiste sur leur mauvaise réputation. Ils ont, au risque d’employer une vilaine expression victimaire, la tête de l’emploi. Il suffit pour s’en convaincre de lire le passage que leur consacre le narrateur au second chapitre. Ce passage met l’accent à la fois sur l’origine inconnue de cette population, et sur son oisiveté : « ils se taisent sur leur origine » (575), et « sont fainéants, contemplatifs, mous à la besogne, comme s’ils étaient les fils d’un brûlant soleil qui leur coula la dissolvante paresse dans les membres avec la chaleur de ses rayons » (575). Un mystère certain les entoure : « Mais d’où qu’ils soient issus, du reste, ils ont en eux ce qui agit le plus puissamment sur l’imagination des populations ignorantes et sédentaires : ils sont vagabonds et mystérieux » (575). Cet aspect insaisissable crée le malaise, et provoque des accusations : « mortalité parmi les bestiaux, corruption de l’eau des fontaines » (576), destruction des récoltes (576). Ces charges sont les mêmes que celles qui frappaient les Juifs au Moyen Age. Les bergers appartiennent donc à la « familia diaboli, qui comprend mendiants, vagabonds, Juifs, jongleurs et autres bateleurs »14. On retrouve dans les accusations de sorcellerie dirigées contre les bergers un phénomène de persécution collective comme ceux que décrit René Girard dans Le Bouc émissaire15. C’est ce quand nous fûmes arrivés à la Haie-du-Puits, tout ce qu’il m’avait raconté, mais je passai mon temps à y songer, et c’est ce que j’en puis dire de mieux. Aujourd’hui que quelques années se sont écoulées, m’apportant tout ce qui complète mon histoire, je la raconterai à ma manière, qui, peut-être, ne vaudra pas celle de mon herbager cotentinais. Donnera-t-elle au moins à ceux qui la liront la même volupté de songerie que j’eus à en ruminer dans ma pensée les événements et les personnages, le reste de cette nuit-là, le coude appuyé sur une mauvaise table d’auberge, entre deux chandelles qui coulaient devant une braise de fagot flambé, au fond d’une bourgade silencieuse et noire […] » (584). C’est moi qui souligne. Cet éclaircissement me paraît justifier amplement, au risque de froisser – s’il en existe encore – les partisans du tout narratologique, qu’on se réfère au narrateur de L’Ensorcelée sans entrer dans des distinctions de hiérarchie narrative si ce n’est pas absolument nécessaire. 14 Gérard Fabre, « Conflits d’imaginaires en temps de peste », Peurs, Communications 57, Seuil 1993, p.45. 15 Le Bouc émissaire, op.cit. Voir notamment le premier chapitre, « Guillaume de Machaut et les Juifs », pp.5-20. Je renvoie aussi à l’introduction de cette étude.

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discours victimaire que Barbey reprend à son propre compte de romancier, et dans lequel il puise de quoi mettre au point un instrument dramatique très efficace. Barbey au risque de l’ethnographie Barbey prend donc clairement, dès le début, le parti du surnaturel. C’est ce que fait aussi Jeanne Favret-Saada. En 1977, cette ethnographe publie le récit de son enquête sur la sorcellerie dans le bocage normand au début des années soixante-dix : Les mots, la mort, les sorts16. Après avoir fait alterner récits de ses expériences et analyses, l’auteur propose dans le dernier chapitre « une tentative pour construire l’ensemble conceptuel qui sous-tend la représentation que les ensorcelés se font de ce dans quoi ils sont pris, c’est-à-dire de ce qu’elle désigne par l’expression crise de sorcellerie »17. Pour l’ethnographe, la sorcellerie n’est pas une maladie d’imagination, mais un mode de représentation d’enjeux fondateurs non perçus par les discours institutionnels qui refusent l’éventualité du malheur en série, donc du surnaturel. Ce surnaturel, elle est obligée de s’y impliquer elle-même pour être en état de s’exprimer sur la sorcellerie. Au sujet d’un cas observé, elle écrit : « Au cours de cette consultation et dans les heures qui suivirent, en effet, je n’ai pas douté un seul instant que les événements auxquels se référaient les locutrices, moi y compris […] étaient la réalisation des vœux de mort […] »18. Elle affirme aussi : « Donc, je crois bien que nommer ou parler, ce peut être tuer, sans quoi je me prêterais au jeu sans la moindre réticence »19. Le discours sur la sorcellerie, qu’il s’agisse de celui des chercheurs comme de ceux qui sont impliqués dans la crise, est donc nécessairement subjectif. Cet engagement constitue la condition sine qua non de la validité de tout discours sur la sorcellerie. Jeanne Favret-Saada s’écarte donc de façon décisive des positions folkloristes en inscrivant le discours sur la sorcellerie dans une théorie qui est à la fois théorie du désir et théorie du discours, la première impliquant la 16

Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, op.cit. Ibid., pp.331.et 333. 18 Ibid., pp.214. 19 Ibid., p.215. 17

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seconde, puisque la façon dont s’exprime ce désir amène nécessairement à s’interroger sur les pouvoirs de la parole. Elle se démarque donc très clairement, aussi, des discours sur la sorcellerie colportés par les « théories officielles du malheur »20 : celles de l’Eglise et de la médecine « et de l’anthropologie classique comme de la pensée post-structurale en France, dans leur commun idéal de totale a-topie du sujet théoricien »21. On pourra certes faire valoir que l’étude de Jeanne Favret-Saada concerne un phénomène contemporain et qu’on ne saurait, sans certaines précautions, appliquer son modèle à une représentation littéraire de la sorcellerie, qui date de 1852 et relate une histoire située à la charnière des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Ajoutons à cela le fait que Barbey puise aussi dans les souvenirs de récits entendus pendant son enfance : cela nous fait remonter plus haut encore. Comment s’y prendre ? Il est essentiel de partir du texte de Barbey, afin d’y repérer ce qui relève de la sorcellerie et de sa représentation, avant de l’éclairer par la lecture ethnographique. Cet éclairage se fera de deux façons : au fur et à mesure de ma lecture des sorts dans L’Ensorcelée, je serai amenée à faire des rapprochements avec les résultats d’enquête de Jeanne Favret-Saada. Ensuite, en m’appuyant sur le dernier chapitre de son ouvrage, je proposerai de renouveler la lecture de L’Ensorcelée en renversant l’interprétation courante, à laquelle le titre invite le lecteur, qui fait de Jeanne l’ensorcelée. D’autre part, mon travail étant guidé par la notion de crise mimétique, je montrerai que la lecture ethnographique nous mène tout droit à une lecture mimétique, et que la crise de sorcellerie est une crise mimétique.

1. Histoire d’un sort Le début du roman place le lecteur, d’emblée, en face d’un mystère et d’un malheur. Comme nous l’avons vu plus haut, deux événements inexplicables se produisent coup sur coup : la jument trébuche et boîte sans raison visible, et une cloche appelle les fidèles à 20 21

Ibid., p.34. Ibid., p.33.

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la messe, dans le lointain, en pleine nuit22. On a vu comment Tainnebouy explique le premier : il s’agirait d’un sort imputable à « ces garnements de bergers qui viennent on ne sait d’où et qui s’en vont un beau jour comme ils sont venus, et à qui il faut donner du pain à manger et des troupeaux à conduire si on ne veut pas voir toutes les bêtes de ses pâturages crever comme des rats bourrés d’arsenic » (575). On sait que Tainnebouy a refusé de cautionner l’un d’eux, qui cherchait à s’employer auprès d’un herbager de Carentan : « Eh bien, à présent, je me rappelle que le berger m’a jeté, de dessous le manteau de la cheminée, un diable de regard, noir comme le péché, et que je l’ai trouvé qui rôdait du côté de l’écurie quand j’ai été pour prendre la Blanche et partir » (576). Les rapports entre Tainnebouy et le berger sont donc d’emblée placés sous le signe du conflit. Le narrateur, originaire de la région, connaît bien l’existence des bergers dont parle Maître Tainnebouy. Il confirme dans un premier temps les paroles de celui-ci : Si par hasard un fermier les expulse directement de son service ou ne veut plus les employer, ils ne disent mot, courbent la tête et s’éloignent ; mais un doigt levé, en se retournant, est leur seule et sombre menace ; et presque toujours un malheur, soit une mortalité des bestiaux, soit les fleurs de tout un plan de pommiers brûlées dans une nuit, soit la corruption de l’eau des fontaines, vient bientôt suivre la menace du terrible et silencieux doigt levé. (576)

Avant, nous l’avons vu, il a proposé une interprétation plus rationnelle : un corps étranger peut avoir été introduit par malveillance dans le sabot de la jument. Le sort comme instrument de liberté Bien que le récit de Maître Tainnebouy fasse faire au narrateur un bond de plusieurs années en arrière, il existe entre l’histoire qu’il 22

Il s’agit de la « messe nocturne de l’abbé de la Croix-Jugan », (582). Cette messe fantôme marque le coup d’envoi du récit assumé dans un premier temps par Tainnebouy. La liturgie s’y enraye toujours au même endroit, celui de la consécration, ce qui reproduit à l’infini le martyre subi par l’abbé, assassiné par Thomas Le Hardouey en pleine messe de Pâques. De ce point de vue, L’Ensorcelée, à l’image des récits concernant La Blanche Caroline et le Rompu, peut-être considéré, dans son ensemble, comme un long récituel.

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raconte et le début du roman une solidarité exemplaire : deux événements rigoureusement identiques sont à l’origine du récit de Tainnebouy et des épreuves de Jeanne Le Hardouey. C’est aussi pour se venger qu’un de ces bergers, le Pâtre, ensorcelle Jeanne. Jeanne s’en retourne des vêpres au cours desquelles elle voit Jéhoël pour la première fois. Horriblement défiguré, il a fait sur elle une impression sans nom, et c’est extrêmement troublée qu’elle rentre chez elle. En chemin, aux ruines du vieux presbytère, elle rencontre le Pâtre : « C’était un berger qui s’était, il y a peu de temps, présenté chez Maître Thomas pour de l’ouvrage, et que Maître Thomas avait durement repoussé, ne voulant pas, disait-il, employer des gens sans aveu » (618). Jeanne demande alors au Pâtre un renseignement qu’il lui refuse. Le ton monte, et l’entrevue s’achève sur des paroles qui seront déterminantes pour la suite des événements : Les coups attirent les coups. Lâchez c’te pierre que vous avez prise et soyez tranquille. Je ne vous toucherai pas ! […] Il y a de meilleures vengeances, et plus sûres. La corne met du temps à venir au tauret, et ses coups n’en sont que plus mortels. Allez ! marchez ! – insista-t-il d’une voix sinistre. – Vous vous souviendrez longtemps des vêpres d’où vous sortez, maîtresse Le Hardouey. (620)

« Chez Barbey, on n’a jamais le choix », commente Philippe Berthier »23. En reconnaissant la nécessité de mener à son terme un récit « qu’il aurait mieux valu ne pas commencer » (736), maître Tainnebouy exprimait déjà le problème qui se pose à tout héros aurevillien : celui de sa marge de liberté. Tainnebouy n’a pas le choix entre s’arrêter et poursuivre, Jeanne n’a pas le choix entre se soustraire à l’influence de Jéhoël et s’y soumettre. Il ne lui appartient guère, en effet, d’enrayer le destin. Encore lui reste-t-il la ressource de retourner le destin pour en faire l’instrument de sa propre liberté, c’est-à-dire son destin. A la fin de son entrevue avec le Pâtre, Jeanne l’entend proférer des paroles qu’elle évoquera elle-même plus tard comme une menace impossible à oublier. S’agit-il d’une menace, ou d’un sort ? Les paroles du berger prévoient-elles ou bien provoquent-elles les événements ? Sont-elles prophétiques ou sont-elles à proprement parler maléfiques ? Le résultat est de toute façon le même. Jeanne est 23

Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.314.

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déjà sous l’emprise du prêtre défroqué lorsqu’elle rencontre le Pâtre, puisque à la fin de l’office, « elle resta si absorbée dans sa fixe rêverie, après la bénédiction, qu’elle ne s’aperçut pas que le salut était fini » (604). Mais lorsque, rentrant chez elle, elle essaie de comprendre les paroles du Pâtre, elle est amenée à effectuer sur les heures qui précèdent un retour décrit en termes fort révélateurs : Qu’entendait-il, en effet, par ces vêpres dont il lui disait de se souvenir ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre une cérémonie religieuse et un de ces pâtres qui n’avaient peut-être pas reçu le baptême […] ? Ces vêpres, il est vrai, étaient déjà marquées pour elle d’un point de rappel singulier : la vue de ce prêtre inconnu qui lui avait mis au cœur des sensations si peu familières à sa nature tranquille et forte ! Le mot du berger coïncidant avec la rencontre de ce martyr des Bleus […] ce mot, venant après l’impression qu’elle avait reçue pendant les vêpres, la redoublait et la faisait fermenter en elle […] Jeanne rentra au Clos toute pensive, ne pouvant s’empêcher d’associer dans ses émotions intérieures l’idée du sombre prêtre et les menaces du berger. (621)

Au sujet d’un des cas observés pendant son enquête, Jeanne FavretSaada écrit : […] il y a une disproportion flagrante entre la prédiction du sorcier – laquelle porte sur un avenir indéfini dans lequel l’événement est dit devoir se réaliser, mais selon des modalités qui ne sont pas, elles non plus, définies – et la précipitation de sa mise en acte par l’ensorcelé ; ce qui signe la sorcellerie, c’est donc moins la pure et simple réalisation d’une prédiction ou d’une malédiction que sa prise en charge par l’ensorcelé qui, à son corps défendant, devient l’agent du destin.24

C’est très exactement ce phénomène que décrit Barbey ici. En effet, Jeanne prend en charge les menaces du Pâtre en tentant de les relier aux vêpres, à l’apparition de Jéhoël. Le texte témoigne bien de l’effort d’interprétation auquel elle se livre ici, effort qui part d’un sentiment vague, d’une incompréhension, qui se précise au fur et à mesure. Ainsi, l’idée de coïncidence est déjà plus précise que celle de rapport entre les événements, et ce retour sur les heures passées fait ressortir nettement le trouble qui habite Jeanne. Ce n’est plus de ces vêpres qu’il s’agit, mais de ce prêtre inconnu, de ce martyr des Bleus, et la forte impression provoquée par les paroles du Pâtre est soulignée par une référence constante à ces paroles : « le mot du berger », « ce 24

Les mots la morts, les sorts, op.cit., p.196.

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mot », « les menaces du berger ». On notera l’utilisation des déictiques, qui traduisent l’approche de plus en plus précise d’une réponse à la question que se pose Jeanne. De plus le personnage du prêtre, dégagé des circonstances dans lesquelles il est apparu, se particularise, paradoxalement, de plus en plus : c’est sa fonction religieuse qui disparaît soudain, pour laisser place à son histoire personnelle : « ce martyr des Bleus », ce qui est une façon pour Jeanne de rendre plus acceptable, à ses propres yeux, le trouble qui l’a saisie à l’église. Ce qui s’impose de plus en plus à elle, par le pouvoir d’un mot, c’est l’évidence d’avoir affaire à quelque chose de plus fort que sa volonté : « ne pouvant s’empêcher ». C’est donc bien à son corps défendant qu’elle devient l’agent du destin. Ce qui est au-delà de sa volonté, c’est l’obligation où elle se sent prise d’associer entre eux les événements. La menace du Pâtre est le levain qui fait se préciser une impression première, la semence malsaine qui féconde une terre déjà troublée : elle fait « fermenter » cette impression. Pour cette raison, Jeanne ne cherche pas à combattre ses sentiments naissants pour Jéhoël. Ayant conscience qu’il s’agit là d’une pente inévitable, elle n’a plus qu’à la suivre, en la revendiquant désormais pleinement comme sienne. Elle affichera donc une farouche détermination à s’enfoncer toujours plus bas, comme le montrent ses déclarations enflammées à la Clotte, peu de temps avant qu’on la retrouve morte : « Je veux qu’il tombe au fond de l’enfer avec moi. L’enfer sera bon alors ! il me vaudra mieux que la vie… » (668)25. Dans ce contexte, le sort jeté devient pour l’ensorcelé une façon de réaliser son destin, de l’assumer, au sens où l’on parle de réaliser ses rêves ou ses projets. A partir de cette journée, Jeanne présente des symptômes qu’on aura tôt fait de ramener à une perturbation d’ordre physiologique ou mental. Elle est comme frappée d’égarement, couverte de rougeurs, « torche humaine » (651) selon Tainnebouy, offrant à tous le spectacle scandaleux de sa dérive. Ce désordre est soumis sans succès à la perspicacité du médecin : « Maître Le Hardouey la conduisit luimême, et à plusieurs fois, aux médecins de Coutances ; mais les médecins ne pouvaient rien à ce qui n’était pas une maladie d’homme ou de femme » (662). Cette maladie est présentée plus loin comme une maladie de l’âme : « le médecin de Coutances […] n’avait pas 25

Je renvoie ici aux pages consacrées à la fatalité par Philippe Berthier dans Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.313-318.

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compris grand’chose à la souffrance de Jeanne, à cet état sans nom qui, comme toutes les maladies dont la racine est dans nos âmes, trompe l’œil borné de l’observation matérielle » (672). L’Eglise échouera pareillement : Et à preuve que le malin esprit était fourré là dedans et qu’elle savait la griffe qui l’avait blessée et qui la tenait, c’est que le curé Caillemer lui conseilla de faire une neuvaine à la bonne Vierge de la Délivrande, et que, religieuse comme elle l’avait toujours été, elle ne voulut pas. C’était là le dernier degré de sortilège et misère, Monsieur : elle ne voulait pas guérir. Elle aimait le sort qu’on lui avait jeté. (662)

Dans le cas de Jeanne, si les théories officielles du malheur sont incapables d’expliquer son état et de le guérir, c’est bien parce que le sort est devenu pour elle un instrument d’autonomie par lequel elle accomplit son propre destin. C’est ce que Tainnebouy résume en disant : « elle aimait le sort qu’on lui avait jeté ». Dans son enquête, Jeanne Favret-Saada relate l’histoire d’un habitant du bocage qui hérite de la propriété familiale et se marie uniquement pour satisfaire aux exigences familiales. Trois semaines avant son mariage, il serait victime d’un sort qui le rend impuissant. Le désorcelage auquel il se soumet s’avère inefficace, ce que l’ethnographe commente en ces termes26 : […] nul, en effet, ne saurait guérir quelqu’un pour qui le maintien de son symptôme central est une question de vie ou de mort. Car il me paraît que l’impuissance sexuelle de Babin est pour lui la seule méthode qu’il ait trouvée pour s’affirmer comme un sujet autonome, face à la coalition familiale qui a décidé de son destin en ses lieu et place.27

De cette manière, le paysan « tente de faire échec, et de façon décisive à ce destin où il a été engagé contre son gré »28. Que Jeanne elle aussi ait été engagée contre son gré dans l’existence qu’elle mène, cela ne fait aucun doute. Sa seule liberté aura consisté à choisir l’écueil du mariage afin d’éviter celui du travail ou de la domesticité :

26

Désorcelage : ce néologisme désigne la levée du sort par un désorceleur, c’est-àdire par un sorcier jusque là non impliqué dans le sort en question. 27 Les mots, la morts, les sorts, op.cit., p.327. 28 Ibid., p.328

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Prophètes, sorciers, rumeurs La Révolution avait détruit ces couvents, asiles naturels des filles nobles sans fortune, dont la fierté ne voulait pas souffrir la honte forcée d’une mésalliance. Quelle ressource devait lui rester ? Serait-elle obligée d’aller comme ouvrière à la journée, ou, ce qui serait pire encore, d’entrer quelque part en condition ? …Une telle pensée navrait son courage. Elle se souvenait aussi de sa mère, qui était une plébéienne, et voilà comment, les dernières fiertés de son cœur vaincues, elle détourna la tête et se laissa épouser. (610)

Aimer « le sort qu’on lui avait jeté », refuser le secours spirituel, certes limité, que lui apporte le curé Caillemer, c’est donc une façon de renier définitivement le geste auquel les circonstances l’ont acculée. C’est peut-être là que réside le plus grand des pouvoirs du sorcier. Distribution des rôles Jeanne et ses sorciers Jusqu’ici, nous avons vu que la sorcellerie implique au moins deux personnes : l’ensorcelée et son sorcier. Mais l’histoire de Jeanne, à partir du moment où ses rougeurs au visage commencent à la trahir, à partir du moment où une commère la voit entrer dans la sacristie pour y rejoindre le prêtre défroqué, devient publique, et donc objet de ragots, d’interprétations. L’identité de son sorcier varie donc elle aussi selon la rumeur. On parle du Pâtre, certes, et ce n’est pas surprenant dans la mesure où il est perçu par tous comme une créature maléfique. Mais on remarque aussi que les fréquentations de Jeanne, limitées à deux personnes en dehors de son mari et ses domestiques, sont toutes deux diabolisées par les ragots : Jéhoël comme la Clotte seront soupçonnés de l’avoir ensorcelée : « Les uns parlaient du berger du Vieux Probytère, les autres de l’abbé de la Croix-Jugan […] » (662). Plus tard, à l’enterrement de Jeanne, la Clotte sera violemment prise à parti : « Et est-ce pour maléficier aussi son cadavre que tu t’en viens, toi qui ne peux plus traîner tes os, à l’enterrement d’une femme que tu as ensorcelée, et qui n’est morte peut-être que parce qu’elle avait la faiblesse de te hanter ? » (705). Trois sorciers pour une ensorcelée, cela fait beaucoup. Voilà qui devrait attirer l’attention à la fois sur la complexité du réseau de contacts dans lequel les personnages sont pris, et sur l’opacité de ces contacts pour ceux qui sont à l’extérieur et ne peuvent, faute de mieux,

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que tenter de les interpréter. Cela amène à réfléchir aussi sur ce qui se cache derrière l’accusation de sorcellerie : où s’arrête l’influence exercée par un être sur un autre ? Où commence le sort ? On rejoint ici les mécanismes du commérage et de la rumeur qui, nous le verrons, ont tendance à exagérer dès que l’information fait défaut29. Etre sorcier, ce serait donc non seulement avoir des pouvoirs surnaturels, mais aussi, et peut-être surtout, être hors normes, en marge, ce qui englobe non seulement le Pâtre, nomade, mais aussi la Clotte qui est une paria, et Jéhoël, prêtre « qui a plutôt l’air d’un diable que d’un prêtre » (625). Quel est le rôle véritable de la Clotte ? On se rappelle la scène dans laquelle Jeanne, en visite chez la Clotte, l’informe du retour de Jéhoël au pays. Comme en réponse, la vieille femme avait raconté l’histoire de Dlaïde Malgy. Elle avait vite saisi l’ascendant déjà exercé par l’abbé maudit sur Jeanne : « La Clotte mit une de ses mains aux doigts ténus comme la serre d’un oiseau de proie sur la paroi de glace de ce front sans sueur, sans frémissement d’épiderme, n’ayant plus rien d’humain, un vrai front de cataleptique. « Ah ! tu es donc ici, ô Jéhoël de la Croix-Jugan ! – criat-elle » (643). Les paroles de la Clotte deviennent prophétiques au moment même où elles viennent d’être prononcées : le prêtre défiguré se tient dans l’encadrement de la porte. Ici prend donc un double sens : l’adverbe désigne le front de Jeanne comme le siège de ses pensées, et le lieu où se déroule la scène, puis, par extension, Blanchelande. Il n’y a pas ici simple coïncidence. C’est un peu comme si la Clotte, en désignant le front de Jeanne par le geste et par la parole, faisait apparaître Jéhoël. Par cet acte et par ces mots, en même temps, elle révèle à Jeanne la réalité d’un mal dont elle est atteinte. On peut, sans pour autant forcer le texte de Barbey, établir un parallèle intéressant avec le réseau des sorts tel que Jeanne FavretSaada l’a observé. En dehors de l’ensorcelé et de son sorcier, elle distingue la présence de l’annonciateur. Celui-ci joue un rôle primordial : c’est lui qui permet à l’ensorcelé de se désigner comme tel, c’est celui qui le premier formule le problème de l’ensorcelé qui s’ignore en termes de sorcellerie. En d’autres termes, c’est un 29

Voir le chapitre suivant de cette étude.

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personnage dont la parole révèle un mal qu’aucune des théories officielles du malheur n’a réussi à diagnostiquer, donc à guérir30. Sans l’intervention de l’annonciateur, celle du désenvoûteur ou désorceleur, le sorcier chargé de lever le sort, est impossible : pour accepter ou rechercher la cure de désorcelage, l’ensorcelé doit pouvoir se désigner comme tel, ce qui n’est possible que par l’intermédiaire de l’annonciateur, messager du surnaturel. La cure de désorcelage est en effet une thérapie par la parole, c’est la mise en mots d’une situation difficile vécue par la victime d’un malheur inexplicable. C’est après l’intervention de l’annonciateur qu’intervient la prise de conscience : « Une parole prononcée dans une situation de crise par celui qui sera plus tard désigné comme sorcier est interprétée après coup comme ayant pris effet sur les corps et les biens de celui à qui elle s’adressait, lequel se dénommera de ce fait ensorcelé »31. Barbey nous présente certes une autre réalité. Jeanne sent très vite peser sur elle, et le poids des menaces du Pâtre, et l’ascendant irrésistible de Jéhoël. Pour commencer à établir un lien entre les deux, elle n’a pas besoin d’un annonciateur. C’est elle, nous l’avons vu, qui accomplit ce travail d’interprétation qui conduira, non pas à l’expression du besoin du désorcelage, mais au contraire à la reconnaissance du sort comme seul instrument de sa liberté. La Clotte, dans ce processus, assume une fonction à mi-chemin entre la prophétesse et la confidente. Et Thomas Le Hardouey ? Notre attention, jusqu’ici, s’est naturellement concentrée sur Jeanne et ses sorciers possibles. Le titre du roman nous y invite. Il ne faut pourtant pas omettre de considérer la position de Maître Thomas Le Hardouey dans la crise qui frappe Jeanne. Il subit les conséquences de cette crise dans la mesure où, Jeanne n’étant plus capable de mener son rôle de maîtresse de maison, la vie domestique se délite.

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« Alors seulement est proposée à ce souffrant la possibilité d’interpréter ses maux dans le langage de la sorcellerie. Un ami, ou quiconque s’est avisé des progrès du malheur et de l’inefficacité des savoirs institués, pose le diagnostic décisif : « Y en aurait pas, par hasard, qui te voudraient du mal ? » », Les mots, la mort, les sorts, op.cit., p.24. 31 Ibid., p.25.

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C’est lui, nous l’avons vu, qui prend l’initiative de soumettre le cas de Jeanne à la médecine. Il établit un lien entre les pouvoirs institutionnels et le pouvoir parallèle des bergers. Il vit à Blanchelande, mais traverse la lande lorsqu’il se déplace pour affaires. Il y rencontre les bergers. Et ces rencontres sont longuement détaillées. Très mal disposé envers les bergers dont il rêve de « nettoyer le pays » (618), il deviendra partie prenante dans la logique des sorts. De quelle façon ? Un soir, s’en revenant de négociations à Coutances, il traverse la lande pour rentrer chez lui. Malgré des affaires florissantes, il est préoccupé par le comportement de son épouse. Des bruits d’adultère courent sur elle. Lorsqu’il rencontre à la nuit tombée les bergers « sur lesquels il partage les préjugés universels de la contrée » (618), il laisse exploser sa mauvaise humeur : « Orvers ! […] cria Thomas Le Hardouey en reconnaissant la tribu errante qu’il avait bannie du Clos, – est-ce pour faire broncher la monture des honnêtes gens que vous vous couchez comme des chiens ivres sur leur passage ? Engeance maudite ! le pays ne sera donc jamais purgé de vous ?… » (675). Une allusion du Pâtre à Jeanne envenime les choses. Thomas, refusant dans un premier temps de croire que sa femme est allée consulter les bergers, est furieux de s’entendre confirmer ce que dit la rumeur. Pourtant, « dévoré du désir qui perd ceux qui l’éprouvent, le désir de voir son destin » (679), il accepte de regarder dans le miroir sans tain du Pâtre, seul objet ouvertement doté de vertus surnaturelles dans le roman32. C’est ici que tout bascule pour Thomas. Le Pâtre profère des paroles incompréhensibles : « Et il se mit à prononcer tout bas des mots étranges, inconnus à maître Thomas le Hardouey, qui tremblait à claquer des dents, d’impatience, de curiosité, et, malgré ses muscles et son dédain grossier de toute croyance, d’une espèce de peur surnaturelle » (678). Le Pâtre utilise donc aussi un langage propre, un langage d’initié. On ne peut pas ne pas penser ici à la Malgaigne. Elle 32 L’utilisation du miroir dans les rites magiques est attestée, mais sans être nécessairement en rapport avec la magie noire. C’est l’objet qui a pour fonction de révéler l’identité de son sorcier à l’ensorcelé. C’est ce qu’atteste ainsi une histoire recueillie par Amélie Bosquet dans La Normandie romanesque et merveilleuse, op.cit., p.288, et reprise par Jean-Claude Marquis dans Loups, sorciers, criminels… Faits divers en Seine-Inférieure au XIXème siècle, « La Mémoire normande », Editions Bertout, 1993, p.110.

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utilise, elle aussi, des paroles étranges, et son miroir est un récipient rempli d’eau. La fonction du Pâtre, dans cet extrait précis, ne diffère guère de celle de la Malgaigne dans la scène de la prophétie de Taillepied. Tous deux révèlent quelque chose, à Sombreval ou à Le Hardouey. La véritable différence réside dans les sorts : la Malgaigne n’en jette pas, et elle reste en dehors des conflits qu’on se livre autour d’elle. Le Pâtre, lui, est d’un bout à l’autre partie prenante dans un conflit où le sort est son arme. Et il ne serait pas impossible que Maître Le Hardouey fût pour lui une cible de choix. En regardant dans le miroir, Thomas voit Jéhoël, chez lui, en compagnie de Jeanne, en train de faire cuire à la broche un cœur que le Pâtre lui désigne comme étant le sien : « on dirait un cœur…Et, Dieu me damne ! je crois qu’il vient de tressauter sur la broche quand ma femme l’a piqué de la pointe de son couteau. – Vère, c’est un cœur qu’ils cuisent, – fit le pâtre, – et ch’est le vôtre, maître Thomas Le Hardouey ! » (679) Cette scène évoque indubitablement les rites d’envoûtement : Thomas se tord de douleur au moment où, dans le miroir, la pointe touche son cœur. Ce sera le seul rite ouvertement emprunté à la magie noire, et il n’est pas directement pris en charge par le sorcier en titre du roman, dont le rôle consiste bien davantage, par le biais d’une parole extrêmement insistante, à mettre Thomas sur la voie d’une prise de conscience qu’il refuse au départ. Le Pâtre procède par questions, par incitations répétées à regarder dans le miroir : « guettez » , « guettez toujours » , « ne vous lassez » , et à dire ce que Thomas y voit, cette prise de parole étant la condition nécessaire au maintien de l’enchantement : « Il faut dire ce que vous véyez […] autrement le sort va s’évanir » (679)33. C’est Thomas qui finit par s’évanouir. A son réveil, les bergers se sont volatilisés. Le voilà maintenant comme possédé lui aussi. Pris de « tremblement[s] » ainsi que sa monture, il se rend chez le 33

On ne manque pas d’être frappé par toute une série de similitudes entre cette scène et celle de la messe fantôme relatée à la fin du roman. Pierre Cloud voit « une chose qui lui dressa le poil sur tout le corps » : On retrouve ici la sensation éprouvée alors par Thomas, « pris aux cheveux par une pensée qui va le traîner à l’enfer » lorsqu’il découvre un objet ayant appartenu à sa femme. L’intérieur du miroir est baigné de la lueur venant du feu où se consume le cœur de Thomas, lueur que l’on retrouve derrière les fenêtres, provenant des flambeaux, pendant la messe fantôme. Pierre Cloud se dit « avoir été ardé du désir de voir » (678), « endiablé de voir jusqu’au bout » (738). ce qui rappelle Thomas, « dévoré du désir qui perdent ceux qui l’éprouvent, le désir de voir son destin » (678).

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forgeron, et boit d’abondance. De retour chez lui, ne trouvant pas sa femme – elle est chez la Clotte, et se suicide probablement après l’avoir quittée –, il se rend chez l’abbé. Pris de furie, il attaque la maison vide – cris, blasphèmes, tentative d’incendie –, avant de s’endormir de nouveau brutalement. A son second réveil, la maison, « ironie pétrifiée » (683), est toujours aussi silencieuse. Survient la servante de l’abbé, qui lui ouvre la maison. Le Hardouey offre un spectacle inquiétant : « pâle comme la mort », il affiche un comportement désordonné, et semble absent, comme enfermé dans un autre monde. Il ne voit pas qu’il n’est pas seul. Il ne prête pas attention à ce que dit la mère Mahé, ne répond pas à ses questions, et tient des propos que la servante est incapable de replacer dans leur contexte : « v’là l’feu dans lequel ils ont fait cuire mon cœur, et c’est sous ce crucifix qu’ils l’ont mangé » (685). Lorsqu’il s’en prend au crucifix, qu’il finit par jeter « dans les cendres » (685), la vieille femme se sauve, persuadée que le Hardouey est « la proie de quelque abominable démon » (685)34. On ne reverra plus Thomas Le Hardouey à Blanchelande. C’est un troisième et dernier sommeil, fort différent des deux autres, qui s’empare maintenant de lui. Il ne se montrera pas aux obsèques de Jeanne. La lande est devenue son domaine, et c’est là qu’il apparaît pour la toute dernière fois dans le roman. C’est lui, cette fois, qui a décidé d’aller trouver les bergers. En effet, tout comme Jeanne leur avait demandé de l’aide, c’est maintenant au tour de Thomas de reconnaître leurs pouvoirs et d’implorer leur collaboration : « Je suis venu, – répondit alors Thomas Le Hardouey, d’une voix où la résolution comprimait de rauques tremblements, – pour vendre mon âme à Satan, ton maître, pâtre ! J’ai cru longtemps qu’il n’y avait pas d’âme, qu’il n’y avait pas de Satan non plus. Mais ce que les prêtres n’avaient jamais su faire, tu l’as fait, toi ! Je crois au démon, et je crois à vos sortilèges, canailles de l’enfer ! On a tort de vous mépriser, de vous regarder comme de la vermine…de hausser les épaules quand on vous appelle des sorciers. Vous m’avez bien forcé à croire les bruits qui disaient ce que vous étiez…Vous avez du pouvoir. Je l’ai éprouvé…Eh bien ! je viens livrer ma vie et mon âme, pour toute l’éternité, au Maudit, votre maître, si vous voulez jeter un sort à cet être exécré d’abbé de la Croix-Jugan ! » (719) 34

L’attitude de Thomas est très proche des symptômes de la transe et de la possession tels que les décrit Jean-Michel Oughourlian dans Un mime nommé désir : transe, possession, hystérie, adorcisme, Grasset 1982. On y retrouve entre autres l’évanouissement et la conduite désordonnée. Voir, entre autres, p.105, p.133 et sq.

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Voilà un credo bien satanique de la part d’un personnage que rien ne prédispose à quelque croyance que ce soit. Mais c’est donnant donnant. C’est un marché qu’il propose aux bergers : en échange de son âme, il réclame non une éternelle jeunesse, mais la peau de la Croix-Jugan. Voilà Thomas, l’incrédule, le bien nommé35, qui joue les Faust. Comment cette évolution est-elle possible ? Est-elle seulement vraisemblable ? Qui est l’ensorcelé dans cette histoire ? Lorsqu’il avoue avoir éprouvé le pouvoir des sorciers, ne se déclare-t-il pas luimême ensorcelé ? 2. Désir sorcier36 On ne prend qu’aux riches Thomas semble impliqué tout autant, sinon plus que Jeanne, dans la logique des sorts, et ceci malgré l’accent mis sur Jeanne par le titre du roman. Il me paraît donc justifié d’essayer de reconsidérer sa position dans le roman. Cela me paraît d’autant plus intéressant que Thomas est dépeint comme appartenant aux « esprits irréligieux, bornés et sensuels […] comme il en est tant sorti du giron du dixhuitième siècle » (624). De son matérialisme sans concessions à une démarche qui affirme le désir d’utiliser le sort pour infléchir le sens des événements, il y a loin… Repenser la place de Thomas dans le roman, c’est en même temps repenser la place véritable de la sorcellerie dans L’Ensorcelée. Au début du roman, Maître Tainnebouy et le narrateur évoquaient les méfaits des bergers, qui s’en prennent aux terres, à l’eau des fontaines, au bétail. Ces méfaits seront à nouveau évoqués au moment de la découverte du cadavre de Jeanne. Deux commères, qui se rendent de bon matin au lavoir, y surprennent le Pâtre. Elles ne 35 On sait l’importance que Barbey apportait au choix des noms de ses personnages. L’incrédulité du fermier rappelle évidemment celle du disciple. Là où Thomas réclamait des signes pour croire en la résurrection, le fermier affirme, lui, avoir reçu les signes qui le font croire à Satan : « Vous m’avez bien forcé à croire les bruits qui disaient ce que vous étiez…Vous avez du pouvoir. Je l’ai éprouvé… » (719). 36 Ces pages s’appuient sur le dernier chapitre de Les mots, la mort, les sorts, « En attendant la suite », op.cit.,pp.330-366.

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l’aiment pas, mais le narrateur apporte la précision suivante : « Les bergers errants causaient moins d’effroi à des porte-haillons comme ces deux femmes qu’à ces riches qui avaient des troupeaux de vaches dont ils pouvaient faire tourner le lait par leurs maléfices, et des champs dont ils versaient parfois le blé en une nuit » (687). Thomas, à l’opposé de Jeanne dont la famille a tout perdu au moment de la Révolution de 1789, fait partie de ceux que cette même Révolution a enrichis. Acquéreur de biens d’Eglise, c’est un exploitant agricole prospère « qui avait de gros biens et sa bonne terre du Clos », et qui suscite à la fois « l’admiration et la jalousie des autres cultivateurs du Cotentin » (713). Il fait donc à n’en pas douter partie de ces riches auxquels s’en prennent les bergers sorciers. Et si l’ensorcelé, c'était lui ? Dans Les mots, la mort, les sorts, Jeanne Favret-Saada explique : « Ce que vise un sorcier, c’est le chef d’une exploitation (qu’elle soit ou non agricole), qui est aussi le chef d’une famille. C’est toujours lui qu’on dit ensorcelé, même s’il ne souffre de rien, tandis que son épouse ou ses lapins pâtissent manifestement de la violence du sorcier »37. En d’autres termes, les biens du chef d’exploitation n’intéressent le sorcier qu’en vertu, précisément, de ce rapport de possession qui unit ce chef à ses biens : « Quel que soit l’élément attaqué, il ne l’est jamais pour lui-même, mais en fonction de sa relation au chef d’exploitation ou de famille. Cela revient à dire que le chef d’exploitation et ses possessions constituent un ensemble marqué [au] nom »38 de ce chef. Cet ensemble constitue le domaine « bioéconomique »39 de l’ensorcelé, constitué par l’ensorcelé et ses possessions, c’est-à-dire « l’ensemble qui est socialement rattaché à son nom propre » 40. Dans le bocage, l’attaque de sorcellerie est motivée par le manque d’espace vital dont souffre le sorcier en raison de sa force, toujours excédentaire par rapport à son propre domaine. Cette force est « « magique » en ce qu’elle ne peut être contenue dans le système des noms, de ce seul fait, elle produit ses effets sans passer par les 37

Ibid., p.333. Ibid., p.336. 39 Ibid., p.335. 40 Ibid., p.334. 38

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médiations ordinaires »41. Elle « ne vise à rien d’autre qu’à capter celle de l’ensorcelé, à élargir son domaine au détriment de ceux d’autrui, sans avoir à se soumettre aux médiations symboliques ordinaires (travail, échange, vol, etc. »)42.. L’espace du bocage étant totalement distribué, cadastré, le sorcier est donc tenu d’investir sa force ailleurs que dans son propre domaine bio-économique. Le Pâtre de L’Ensorcelée, c’est une évidence, vit dans d’autres conditions. Il ne manque pas d’espace. C’est un nomade. Mais il lui faut, de temps à autre, un travail. Remettons-nous maintenant en mémoire les circonstances qui motivent le sort jeté à Jeanne par le Pâtre. Celui-ci s’est présenté chez Thomas le Hardouey pour de l’ouvrage, et a essuyé un refus humiliant. Thomas ne souhaite « pas engager des gens sans aveu » (618). Plein de rancune, le pâtre se venge en refusant de donner à Jeanne l’information qu’elle demande : « Dis-donc, le pâtre ! lui cria-t-elle, – y a-t-il longtemps que les gens qui sortaient des vêpres sont passés […] ? » Mais il ne répondit pas. Il ne fit pas un geste. Ses yeux restèrent dans la direction qu’ils avaient quand elle s’était trouvée devant lui, et elle se crut obligée de répéter plus haut la question qu’elle lui avait faite, pensant qu’il ne l’avait pas entendue. « Es-tu sourd, pâtureau ? […] Sourd pour vous, vère […] sourd comme un mouron, sourd comme un caillou, sourd comme votre mari et vous avez été sourds pour moi, maîtresse Le Hardouey ! Pourquoi qu’vous m’demandez quelque chose ? Ne m’avez vous pas tout refusé l’aut’e jour ? Je n’ai rien à vous dire, pas plus que vous n’avez eu rien à me donner. » (619)

Mais lorsque Jeanne lui propose de la nourriture en échange, – « dismoi ce que je te demande, et quand tu passeras par le Clos et que mon mari sera absent je te mettrai du pain blanc et un bon morceau de lard dans ton bissac » (619) –, le berger se fait à la fois plus lyrique et plus inquiétant : « Ce n’est pas avec du pain qu’on apaise la colère d’un homme. Non, non ! L’homme qui dépendrait de son ventre au point de manger l’oubli des injures avec le pain qu’on lui jetterait n’aurait qu’un gésier à la place du cœur. J’compterons plus tard, maîtresse Le Hardouey » (620).

41 42

Ibid., p.343. Ibid., p.345.

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Dans un premier temps, le Pâtre cherche à passer, précisément, par la médiation ordinaire du travail, pour reprendre l’expression employée par l’ethnographe. Dans un second temps, il refuse une autre médiation ordinaire, à savoir celle de l’échange d’une information contre de la nourriture. Ce refus est motivé par le sentiment qu’il a de son propre honneur : il n’a pas « un gésier à la place du cœur ». La petite phrase énigmatique qu’il prononce ensuite, « J’compterons plus tard, Maîtresse Le Hardouey », entérine son refus de négocier ici et maintenant avec Jeanne pour effacer l’injure de son époux, et rejette dans un avenir indéterminé la réponse définitive à cette injure, réponse qui s’affirme cependant très clairement comme étant de l’ordre de la vengenace. Refusant l’idée de s’en prendre à elle physiquement, il affirme en effet : « il y a de meilleures vengeances, et plus sûres » (620). Le Pâtre s’adresse à Jeanne en ponctuant son discours d’un « Maîtresse le Hardouey » qui ne doit rien ici aux règles de politesse. Ironie ? Certes. Surtout, il la désigne, on me pardonnera cette lapalissade, comme la femme de son époux, et associe Jeanne au refus de Thomas de lui donner du travail : c’est ce que marque l’emploi de l’adjectif possessif votre et du pronom personnel vous, auquel s’oppose en fin de proposition un moi qui annonce la réciprocité de l’humiliation : « sourd comme votre mari et vous avez été sourds pour moi ». Un même nom, ici, associe Jeanne et son époux ; malgré l’autorité de Jeanne envers ses gens, elle reste subordonnée à Thomas. Par exemple, si c’est elle qui veille à l’organisation des repas, la cuisine de leur maison est désignée comme « la cuisine de maître Thomas le Hardouey ». Pour reprendre la terminologie de l’ethnographe, tout est donc « marqué au nom » de Thomas, exploitant agricole, « riche et puissant » (619). De ce fait, Jeanne fait partie du même ensemble bio-économique que son époux. Ce qui ressort donc d’une telle lecture, c’est que c’est Thomas l’ensorcelé, et non pas son épouse. Si l’on prête en effet quelque attention à l’évolution du personnage, à ses réactions et à ses démarches, parallèlement à l’évolution de Jeanne, plusieurs éléments abondent dans le sens de l’hypothèse que je propose.

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L’ensorcelé Dès le lendemain de sa rencontre avec les bergers, qui suit immédiatement ces « vêpres fatales » où Jeanne voit Jéhoël pour la première fois, l’organisation domestique est menacée. Jeanne est allée chez la Clotte, où se présente aussi Jéhoël. La conversation roule sur les conséquences de la Révolution pour les trois personnages, et Jeanne s’attarde : Ce soir-là, on attendit Jeanne-Madelaine au Clos. Elle était régulière dans ses habitudes et ordinairement toujours rentrée avant son mari. Ce soir-là, par exception, ce fut le mari qui rentra le premier à la maison. On ne vit point maîtresse Le Hardouey assister au repas de ses gens, et on entendit maître Thomas demander plusieurs fois où donc sa femme était allée. Plus étonné qu’inquiet, cependant, il se mit à table, après un quart d’heure d’attente prolongée. C’est à ce moment qu’elle rentra. « Vous êtes bien désheurée, Jeanne », – fit Le Hardouey en l’apercevant et pendant qu’elle ôtait ses sabots dans l’angle de la porte. (648-649)

Au bout d’un temps, après avoir voulu aider Jeanne en l’emmenant chez le médecin, il se résigne pourtant à ne plus tenter de la comprendre. En revanche, il est révolté que sa maison ne soit plus tenue comme avant : Un jour, dans cette lande où il cheminait, il l’avait surprise, assise par terre, ce visage presque altier, tout en larmes, et pleurant comme Agar au désert. Et, quand il l’avait interrogée, elle avait eu un courroux43 dans lequel il la tint pour morte. C’est alors qu’il prit le parti de ne plus lui adresser la moindre question. Seulement ce qu’il n’accepta pas avec cette souterraine manière d’enrager, qui était toute la résignation de son caractère, ce fut de voir bientôt cette ménagère incomparable, si vigilante, et si active, se déprendre peu à peu de tout ce qui avait rempli et dominé sa vie, et laisser aller tout à trac au Clos. (672)

Le Clos, qui jusque-là portait bien son nom, se trouve maintenant menacé dans son organisation interne : la force du sorcier, par 43

Jacques Petit pense que ce terme désigne ici un « accident proche de la syncope » (1380). Il me semble assez proche de l’emploi que Barbey fait parfois de l’adjectif violent, comme ici, à propos de Le Hardouey : « Etait-ce vraiment Le Hardouey qui était là dans l’ombre ? On aurait pu en douter, car il était violent et ne répondait pas » (718). Comme le Pâtre le dit « ramolli » (718), l’adjectif violent ne saurait logiquement décrire ici une attitude agressive mais bien davantage de l’abattement, voire de l’égarement.

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l’intermédiaire de Jeanne, épouse de Thomas, a pénétré à l’intérieur, entraînant une déperdition de la force et de l’autorité de Thomas, pour reprendre les termes de l’analyse ethnographique. Thomas, atteint dans ses biens – sa femme, sa maison –, se trouve pris dans un engrenage qui ne prendra fin qu’avec sa propre disparition. Et c’est bien l’élimination de l’ensorcelé que vise à terme une attaque de sorcellerie, une fois qu’ont disparu, progressivement, les objets apparents de la convoitise du sorcier, qui font écran au véritable conflit : « A terme, c’est le corps de l’ensorcelé qu’il s’agit, pour le sorcier, d’atteindre »44. L’ethnographe poursuit : « Dans tous les cas, l’ensorcelé considère qu’à terme, c’est sa capacité de survie qui est en question […] ». Après la mort de Jeanne, Thomas disparaît, et jamais on ne le reverra à Blanchelande : S’il était entièrement innocent du meurtre de sa femme, pourquoi avait-il quitté si soudainement le pays où il avait de gros biens et sa bonne terre du Clos, l’admiration et la jalousie des autres cultivateurs du Cotentin ? Etait-il mort ? S’il l’était, pourquoi sa famille n’avait-elle pas entendu parler de son décès ? S’il vivait, et si réellement, coupable ou non, il avait craint d’être inquiété sur le meurtre de sa femme, les jours et les mois s’accumulant les uns sur les autres avec l’oubli à leur suite et les distractions qui forment le train de la vie et empêchent les hommes de penser longtemps à la même chose, pourquoi ne reparaissait-il pas ? […] Dans tous les cas, maître Le Hardouey restait absent. On mit ses biens sous le séquestre, et un si long temps s’écoula qu’on finit par désespérer de son retour. (714)

Peu de temps après, au cours de la messe de Pâques célébrée par Jéhoël au bout de trois ans de pénitence, celui-ci est tué d’une balle au moment de la consécration. L’identité du meurtrier ne fait aucun doute. On ne le retrouvera jamais : « Si c’était Le Hardouey, du reste, on ne le découvrit ni à Blanchelande, ni à Lessay, ni dans aucune des paroisses voisines, et sa disparition, qui a toujours duré depuis ce temps, demeura aussi mystérieuse qu’elle l’avait été après la mort de sa femme » (732). Faut-il se perdre en conjectures sur les causes de la disparition de Thomas ? Atteint dans son être par le sort, il s’évanouit ; non seulement il perd conscience lors de la scène du miroir, mais il vide les lieux, et quitte en même temps existence et scène romanesque. A la question du narrateur sur les causes de sa disparition, on peut répondre 44

Les mots, la mort, les sorts, op.cit., p.334.

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que c’est parce que « Thomas avait de gros biens et sa bonne terre du Clos, l’admiration et la jalousie des autres cultivateurs du Cotentin », qu’il a disparu. C’est une réponse qui va de soi au terme de ma démonstration. L’application du modèle ethnographique à L’Ensorcelée a permis d’attirer l’attention sur Thomas plus que ne l’ont fait jusqu’ici les lectures de ce roman. Son parcours est plus tangible que celui de Jeanne ou Jéhoël. Pour ces deux derniers, les causes à défendre semblent perdues, leurs rêves sont derrière eux. En revanche, Thomas connaît un bouleversement total. C’est pourquoi la notion de crise est particulièrement adaptée à son expérience. Thomas ne croyait en rien ; il menait une vie extrêmement réglée et sans histoire, parce que sans passion. La route parcourue est longue, brutale, et cette route passe par la sorcellerie. Que nous a révélé le modèle ethnographique ? Le futur ensorcelé désigne sa propre force bio-économique à l’attention du sorcier comme désirable. Ce qui est sorcier, c’est le désir qui ose s’affirmer comme tel : « l’expression ouverte d’un désir, ou la reconnaissance explicite de ce qu’une possession de l’ensorcelé s’inscrit pour le sorcier dans l’ordre du désirable, suffit à marquer celui-ci comme sorcier »45. Dans L’Ensorcelée, le futur ensorcelé, Thomas, refuse d’accorder au sorcier un travail rémunéré, c’est-à-dire qu’il lui refuse l’accès à sa propre force économique. Le sorcier, poussé dès lors par l’idée de vengeance, déclare par le sort une guerre ouverte. Ce qui marque l’attaque de sorcellerie, c’est la répétition du malheur, c’est le sort qui s’acharne. Et ce sort qui s’acharne est le signe de l’existence d’un sujet désirant : « pour que ça se répète ainsi, il faut bien supposer quelque part un sujet qui le désire »46. Les attaques dont Thomas est l’objet semblent se rapprocher, ce qui se traduit de la façon suivante : Jeanne tombe « malade », est atteinte de rougeurs inexplicables, ne parvient plus à tenir la maison de Maître Le Hardouey, et se laisse emporter par une passion sans retour pour le prêtre défiguré. Les dernières atteintes touchent Thomas plus directement encore. Elles consistent à instiller en lui le poison de la 45 46

Ibid., op.cit., p.245. Ibid., p.23.

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vengeance, tout d’abord en le forçant à regarder dans le miroir, ensuite en attisant sa colère – le Pâtre prend « un plaisir cruel à souffler la colère de Le Hardouey » (720) – en le poussant au meurtre, ce qui est une façon de faire de lui l’instrument du destin. Si Thomas disparaît, c’est que la distance entre lui-même et son sorcier s’est amenuisée. La cible véritable se révèle au grand jour : l’ensorcelé lui-même. On voit dans quel triangle infernal se trouve pris l’ensorcelé. Les trois personnages impliqués dans la logique des sorts sont tous animés du désir de vengeance : non seulement le Pâtre ensorcelle Thomas pour se venger, mais Thomas, lui aussi, cherche à se venger de Jéhoël par l’intermédiaire d’un sort. Si sa requête – un sort à jeter à Jéhoël – est impossible à satisfaire, la réponse du Pâtre oriente cependant l’action de façon décisive en plaçant le destin de Jéhoël entre les mains de Thomas : « celui-ci assurément, avait plus que personne un intérêt de vengeance à tuer l’abbé de la Croix-Jugan » (732). En effet, en s’entendant dire que seule une balle peut tuer l’abbé de la Croix-Jugan – ce qui est une façon de dire que la violence humaine est plus forte que celle des sorts –, Thomas sait qu’il pourra satisfaire son désir de vengeance, ce qui provoque en lui une joie sauvage : I gn’y a qu’une balle qui puisse tuer un La Croix-Jugan, maître Thomas ! et des balles, les Bleus n’en font pus ![…] il a entre les deux sourcils l’M qui dit qu’on mourra d’une mort terrible. Il mourra comme il a vécu. Les balles ont déjà fait un lit sur sa face à la dernière qui s’y couchera, pour le coucher sous elle à tout jamais. Ch’est le bruman47 des balles ! mais la mariée peut tarder à venir à c’te heure où les Chouans et les Bleus ne s’envoient plus de plomb, comme au temps passé, dans l’air des nuits. – Ah ! j’en trouverai, moi ! – s’écria maître Le Hardouey avec la joie d’un homme en qui se coulait , à la fin, l’idée d’une vengeance certaine, qu’aucun événement ne dérangerait, puisque c’était une destinée ; – j’en trouverai, pâtre […] . (721)

Jeanne, enfin, affirme elle aussi désirer se venger. L’inefficacité de ses démarches auprès du Pâtre, l’indifférence du prêtre, sont aussi des blessures d’orgueil : elle sent monter la nécessité non plus d’agir pour elle-même mais au nom de toutes les autres femmes sur lesquelles la Croix-Jugan n’a daigné poser son regard : « J’ai essayé de tout pour être aimée de ce prêtre. Il n’a pas même pris garde à ce que je souffrais. Il m’a méprisée comme Dlaïde Malgy, comme vous toutes, 47

Le fiancé.

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les filles de Haut-Mesnil, qu’il a dédaignées. Eh bien, je vous vengerai toutes. Il m’en coûtera ma part de paradis, mais je vous vengerai » (668). Mais la vengeance déborde aussi la crise de sorcellerie. Elle constitue en effet, en dehors de cette crise qui implique Thomas, Jeanne et le Pâtre, un motif, ou pire encore, une véritable obsession chez deux autres personnages. Ainsi, la vieille Clotte se dit vengée de l’outrage public que lui ont infligé les Bleus plusieurs années auparavant, parce qu’elle refusait de se ranger à leurs positions. Dépouillée de sa chevelure dans des circonstances humiliantes, elle déclare bien des années après, incapable de pardonner,: « J’ai été vengée ! Tous les quatre sont morts de malemort, hors de leur lit, violemment et sans confession » (648). L’abbé de la Croix-Jugan est lui aussi poussé par le désir de vengeance. Jeanne le sait bien, qui est prête à prendre cela comme prétexte : « Il aime la vengeance, […] et je suis la femme d’un Bleu » (670). La Clotte le connaît bien, qui, tout en essayant de dissuader Jeanne, confirme ce goût de l’abbé pour la vengeance : « Ce qu’il aime, qui le sait, ma fille ? […] Il n’a jamais peut-être aimé que sa cause, et sa cause n’est point dans tes bras ! Ah ! S’il pouvait écraser tout ce qu’il y a de Bleus sous ton matelas, peut-être s’y coucherait-il avec toi » (671) L’Ensorcelée est donc un roman où chacun cherche à se venger de son voisin. La vengeance y est partout ; elle se révèle en dernier lieu être le motif de chacun, et les sorts ne constituent qu’un moyen mis à la disposition de certains personnages, que leur réponse particulière à un type de situation qui se rencontre partout dans le roman, puisque chacun est engagé dans un conflit où il se propose de rendre le mal pour le mal. Tous les personnages sont en d’autres termes engagés dans un processus violent. Compte tenu de ma lecture selon le modèle ethnographique, et de ces réflexions au sujet de la vengeance, il est je crois grand temps de lire la crise de sorcellerie comme une crise mimétique.

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3. Des bergers et une lande Sorcellerie et mimétisme Les personnages impliqués dans la logique des sorts sont engagés à la fois dans une relation triangulaire et un processus de violence réciproque dominé par le désir de vengeance. Dans cette relation triangulaire se distinguent deux acteurs qui s’opposent l’un à l’autre à cause d’un tiers, d’un objet qui semble être la cause du conflit. Cependant, on l’a vu, ce que le sorcier vise à travers les possessions du chef d’exploitation, c’est ce chef lui-même. Jeanne Favret-Saada affirme : « Même si la possession visée est un être humain (l’épouse, les enfants), l’attaque vise le seul possesseur. Celuici est affecté par ce qui advient à n’importe quel élément de son domaine : son être est solidaire de l’ensemble […] à terme, c’est le corps de l’ensorcelé qu’il s’agit, pour le sorcier, d’atteindre »48. Ce n’est à mon sens qu’une autre façon de dire ce que disait déjà René Girard en 1961 : « L’élan vers l’objet est au fond élan vers le médiateur »49. Ainsi, l’élan haineux du Pâtre envers Jeanne, lorsqu’on sait que cet élan est motivé par la vengeance, n’est qu’une façon d’atteindre Thomas. Rendre Jeanne malade, la faire se perdre d’amour pour un prêtre, ce n’est qu’une façon de toucher Thomas dans son être. Ceci est d’autant plus vrai que Jeanne Favret-Saada désigne l’ensorcelé et ses possessions comme un seul et même être, rattachés au même domaine, et c’est « l’être de ce médiateur que vise ce désir »50. C’est dire aussi que Jeanne, en tant qu’objet de convoitise, perd de son intérêt. Elle n’existe dans le désir sorcier qu’à titre de symbole de la puissance de Thomas – comme ses terres, comme son bétail. Ce sont donc en dernier lieu deux désirs qui s’affrontent, ce qui explique la violence d’une scène comme celle du miroir. C’est bien un affrontement entre les deux hommes auquel on assiste. Thomas désigne tout d’abord les bergers à la fois comme des reptiles et comme des obstacles : « Orvers ! – lui cria Thomas Le Hardouey en reconnaissant la tribu errante qu’il avait bannie du Clos, – est-ce pour 48

Les mots, la mort, les sorts, op.cit, p.334. R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, op.cit., p.19. 50 Ibid., p.59. 49

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faire broncher les honnêtes gens que vous vous couchez comme des chiens errants sur leur passage? » (675). Le narrateur insiste lui aussi sur ce point : « de leurs longs corps de mollusques, [ils] barraient le sentier à cet endroit de la lande » (675). On échange ensuite des menaces : […] « Débarrassez-moi le passage, ou »…Il n’acheva pas. Mais il fit claquer la longe de cuir qu’il avait à la poignée de son pied de frêne, et, de l’extrémité, il toucha même l’épaule du berger placé devant lui. « Pas de jouerie de mains ! » – fit le pâtre, dans les yeux de qui passa une lueur de phosphore, « il y a du quemin à côté, maître Le Hardouey. Ne burguez pas votre quevâ sû nous, ou i’vous arrivera du maheu! » (676)

Après les menaces, on en vient aux allusions perfides, qui font comprendre à Thomas que Jeanne a consulté les bergers, et qui confirment ce que dit la rumeur sur elle et Jéhoël. Ensuite, Thomas voit son cœur en broche dans le miroir. Même la révélation du miroir est à mettre au compte d’un acte violent perpétré contre Thomas. Jeanne et Jéhoël y sont à la fois montrés et comme mis à distance par l’intercession du miroir. Ils sont là sans être présents, ils ne sont qu’une image, une représentation du discours public, un reflet des terreurs secrètes de Thomas. Cette scène de magie noire est un prétexte en même temps qu’un dérivatif : prétexte fourni à la violence de Thomas pour s’en prendre à Jéhoël ; par là même, dérivatif qui l’empêche de saisir où se déroule le véritable conflit, ici et maintenant, dans la lande de Lessay, en pleine nuit, face à un berger sorcier qui s’est pris de haine pour lui, et ne fait là que lui renvoyer, à lui Thomas, la haine très ancienne qu’il lui a toujours vouée. S’agit-il vraiment bien de Jeanne ? La scène s’achève pour Thomas par « un coup de massue à la tête » (679) qui ne serait pas seulement métaphorique si l’on n’avait déjà compris que les bergers sorciers, créatures violentes très au fait des pouvoirs de la parole, n’utilisent jamais la violence physique. Les bergers de L’Ensorcelée sont donc des acteurs de la violence réciproque, en dépit de « leurs qualifications impeccables de victimes émissaires »51. Nous avons vu au début de ce chapitre en quoi ils représentaient de parfaits boucs émissaires. Nous avons compris 51

Naomi Schor, « L’Ensorcelée ou la scandalisée », loc.cit (note 43 de notre introduction), p.733.

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depuis longtemps que Barbey romancier n’a aucun intérêt à leur faire justice, parce qu’il trouve un eux un outil romanesque très puissant. Il nous est donc totalement impossible de souscrire au point de vue selon lequel les bergers ne seraient, grâce au miroir, que des révélateurs de la violence. Dans la théorie mimétique de René Girard, la crise mimétique est marquée par la violence réciproque. Ensuite, cette violence réciproque se retourne contre un bouc émissaire, qui est sacrifié. Naomi Schor explique l’absence de sacrifice des bergers par le rôle qu’ils jouent dans la révélation de la violence réciproque au moment de la scène du miroir : « Leur fonction est essentiellement heuristique […] »52. Certes, c’est une scène violente, nous l’avons vu, que le miroir des bergers révèle à Thomas. Nous venons cependant de voir que le miroir n’est qu’un prétexte ou un dérivatif. Réduire les bergers au rôle de révélateurs de la violence, c’est omettre la place absolument déterminante de leur parole qui se veut, ni plus ni moins, machine à tuer. Nous savons que la seule influence des paroles du Pâtre infléchit le comportement de Jeanne. Que celle-ci soit la proie d’un véritable sort, ou qu’elle se contente peut-être, comme l’a très pertinemment suggéré Philippe Berthier, d’obéir au Pâtre, ce dernier obtient bien ce qu’il recherche, c’est-à-dire la vengeance53. Le Pâtre n’a pas recours à la violence physique, c’est là l’originalité de sa violence. Rappelons-nous ses paroles lors de sa première entrevue avec Jeanne : « Les coups attirent les coups. Lâchez c’te pierre que vous avez prise et soyez tranquille. Je ne vous toucherai pas . […] Il y a de meilleures vengeances, et plus sûres. […] Vous vous souviendrez longtemps des vêpres d’où vous sortez, Maîtresse le Hardouey » (620). Le Pâtre est donc très au fait des risques de la violence physique et de la contagion mimétique qu’elle provoque. Il la remplace par une attaque de sorcellerie, c’est-à-dire qu’il substitue la parole aux coups. Il ne risque en effet pas qu’on lui rende la pareille ; c’est donc pour lui une façon d’avoir le dernier mot, 52

Ibid., p. 733. « Qu’entendait-il, en effet, par ces vêpres dont il lui disait de se souvenir ? » Jeanne, en quelque sorte, obéira au berger », Philippe Berthier L’Ensorcelée. Les Diaboliques. Une écriture du désir, op.cit., p.83. On peut cependant objecter que le Pâtre ne donne pas d’ordre, il ne dit pas « souvenez-vous des vêpres » , mais « Vous vous souviendrez longtemps des vêpres d’où vous sortez » . C’est Jeanne qui interprète les paroles du berger comme un ordre ou une menace que celles-ci ne contiennent peut-être pas. 53

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et de porter le dernier coup, « puisqu’en sorcellerie, l’acte, c’est le verbe »54, et « la parole, c’est la guerre »55. De plus, le Pâtre accomplit régulièrement des gestes fortement ritualisés, auxquels la vengeance est expressément reliée, et qui ne laissent aucun doute sur ses intentions. C’est le cas de ses gestes et paroles le matin où il découvre le cadavre de Jeanne dans l’eau du lavoir. Au moment où la mère Mahé et la mère Ingou, accompagnées de la petite Ingou, arrivent au lavoir, « le Pâtre avait fini d’aiguiser son couteau sur la pierre où les lavandières battent et tordent leur linge, et il l’essuyait dans les herbes » (687). Il s’adresse ensuite aux deux commères en les invitant à tremper leur linge dans de « l’iau de mort », et poursuit ainsi : « […] Quand tout à l’heure j’affilais mon coutet sur c’te pierre, je m’disais : « V’là de l’iau qui sent la mort et qui gâtera mon pain », et v’là pourqué vous m’avez vu l’essuyer si fort dans les herbes et le piquer dans la terre, car la terre est bienfaisante, quand vous avez dévalé le pré. Créyez-mè si vou v’lez, mère Ingou, . fit-il en étendant son bâton vers le lavoir avec une assurance enflammée, – mais je suis sûr comme de ma vie qu’il y a quéque chose de mort, bête ou personne, qui commence de rouir dans cette iau ». (688)

Les deux femmes se mettent au travail. Le Pâtre, soudain disparu, réapparaît de l’autre côté du lavoir qu’il a contourné, et leur montre le produit d’une pêche macabre : la coiffe de Jeanne. Avec l’aide d’une des commères, il ramène le corps de Jeanne à terre. Devant les femmes prises de terreur, il reconnaît avoir jeté un sort à Jeanne, et poursuit ainsi son discours : « J’ignorais que ce qui pourrissait l’iau ce fût elle. Sans cha, je n’aurais pas essuyé mon allumelle ; j’aurais toujours voulu trouver dessus le goût de la vengeance plus fort que le goût de mon pain » (691). Et comme pour effacer son geste précédent, il se livre sous les yeux de l’enfant et des deux commères à un acte si horrifiant qu’elles s’enfuient. Il me paraît important ici, malgré sa longueur, de citer le passage dans son entier : Et il prit avec des mains frissonnantes le couteau dont il parlait, dans son bissac, l’ouvrit et le plongea impérieusement dans l’eau du lavoir. Il l’en retira ruisselant, l’y replongea encore. Jamais assassin enivré ne regarda sur le fer de son poignard couler le sang de sa victime comme il regarda l’eau qui roulait

54 55

Les mots, la mort, les sorts, op.cit., p.25. Ibid., p.27.

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sur le manche et la lame de ce couteau ignoble et grossier. Puis, égaré, forcené, et comme délirant à cette vue, il l’approcha de ses lèvres, et, au risque de se les couper, il passa, sur toute la largeur de la lame, une langue toute rutilante de la soif d’une vengeance infernale. Tout en la léchant, il l’accompagnait d’un grognement féroce. Avec sa tête carrée, ses poils hérissés et jaunes, et le mufle qu’il allongeait en buvant avidement cette eau qui avait une si effroyable saveur pour lui, il ressemblait à quelque loup égaré qui, traversant un bourg la nuit, se fût arrêté, en haletant, à laper la mare de sang filtrant sous la porte mal jointe de l’étal immonde d’un boucher. « C’est bon, cha ! – dit-il C’est bon ! » – murmurait-il ; et, comme si ces quelques gouttes ramassées par sa langue avide eussent allumé en lui des soifs nouvelles plus difficiles à étancher, il prit, sans lâcher son couteau, de l’eau dans sa main, et il la but d’une longue haleine. « Oh ! voilà le meilleur baire que j’ai eu de ma vie ! –- cria-t-il d’une voix éclatante, –-et je le bais, – ajouta-t-il avec une épouvantable ironie, – à ta santé, Jeanne Le Hardouey, la damnée du prêtre ! Il a le goût de ta chair maudite, et il serait encore meilleu si tu avais pourri pus longtemps dans cette iau où tu t’es nayée ! » Et, affreuse libation, il en but frénétiquement à plusieurs reprises. Il se baissait sur le lavoir pour la puiser, et il se relevait et il se baissait encore, et d’un mouvement si convulsif qu’il avait les trémoussements de la danse de Saint-Guy. Cette eau l’enivrait. « Supe ! Supe ! » se disait-il en buvant et en se parlant à lui-même dans son patois sauvage, « supe ! ». Sa face de céruse écrasée avait une expression diabolique, si bien que les vieilles crurent voir le Diable, qui, d’ordinaire, ne rôde que la nuit sur terre, se manifester, pâle, sous cette lumière, en plein jour, et elles s’enfuirent, laissant là leur linge, jusqu’à Blanchelande, pour chercher du secours. (691)

Le caractère répétitif des gestes , dont l’un semble mimer un assassinat – « l’y plongea », « l’y replongea » « encore » ; « se baissait […] se relevait et se rebaissait encore » – le grognement, la comparaison avec le loup56, – « tête carrée », « poils hérissés et jaunes », « mufle » – , l’eau du lavoir changée en sang, les termes de patois qui résonnent ici comme des paroles rituelles, la véritable transe qui s’empare du personnage – mouvement convulsif, trémoussements –, tout contribue à faire du Pâtre un monstre sanguinaire et de son geste un effrayant rituel de vengeance qui évoque à la fois la hache de guerre que l’on déterre et ces rituels tribaux où le sang de la victime est considéré comme source de vie.

56

Thomas Buckley commente ainsi la comparaison avec le loup : « There is […] nothing disgusting about a hungry animal lapping up blood. The narrator mixes human and animal values in order to horrify the reader », Ritual transgression or sacrilege, op.cit., p.183.

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C’est bien de contagion violente qu’il est question ici, et à double titre. Jeanne se suicide. Tout d’abord, la pourriture du corps a contaminé l’eau, et les vertus bénéfiques de l’iau de mort sont proportionnelles au degré de contamination : l’eau serait encore meilleure si le corps de Jeanne y avait séjourné plus longtemps. Enfin, le Pâtre est ici pris sans doute aucun dans un engrenage mimétique, automimétique pour être plus précis, puisque sa violence se nourrit, de l’eau de mort, certes, mais aussi de son propre spectacle. Ce n’est pas seulement de la pourriture de l’eau qu’il s’enivre, c’est de lui-même57. Considérons enfin le dernier geste qu’il accomplit avant de quitter les lieux. Ce sont les commères qui découvrent ce geste en revenant au lavoir : « Seulement, avant de disparaître, l’horrible pâtre avait accompli sur le cadavre un de ces actes qui, quand ils ne sont pas un devoir pieux, sont un sacrilège. Il avait coupé les cheveux de Jeanne […] » (696). Trois hypothèses sont évoquées pour expliquer ce geste : « trophée de vengeance » (696), « convoitise d’âme sordide, qui saisissait l’occasion de vendre cher une belle chevelure » (696), « ou plutôt, comme le croyait maître Tainnebouy, ces cheveux d’une femme morte d’un sort devaient-ils servir à quelque sortilège et devenir dans les mains de ce berger quelque redoutable talisman » (697) ? On ne saurait s’étonner de la dernière hypothèse. En effet, non seulement les interprétations surnaturelles sont toujours prises en charge par Maître Tainnebouy, mais surtout, cette dernière suggestion rejoint la lecture que je viens de faire de cette « affreuse libation » du Pâtre. Le cadavre de Jeanne est porteur de vie. Nous venons de voir que le berger est engagé dans une sorte d’ivresse automimétique. Les bergers de L’Ensorcelée sont avant tout des créatures mimétiques. C’est ce qui ressort à la fois de leur apparence physique et du lien profondément mimétique qu’ils entretiennent avec la lande de Lessay, qui est leur lieu d’élection. Ils sont mimétiques au double sens du terme : ils se confondent avec le paysage, et ils sont violents. La première fois que Thomas le Hardouey les rencontre, alors qu’il traverse la lande de nuit pour rentrer chez lui, les bergers lui apparaissent comme suit : 57

Peut-être retrouvons-nous ici un souvenir quelque peu perverti du mythe de Narcisse.

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[…]le Hardouey atteignait un de ces replis de terrain que j’avais, si on se le rappelle, remarqués dans ma traversée avec Louis Tainnebouy, et il avisa, très bien cachés par ce mouvement du sol, comme une barque est cachée par une houle, trois mauvaises mines d’hommes couchés ventre à terre, comme des reptiles. Malgré la chanson de pauvre que chantait l’un d’eux et le costume qu’ils portaient, et qui est le costume séculaire des mendiants dans le pays, ce n’étaient pas des mendiants, mais des bergers. Ils avaient la vareuse de toile écrue de la couleur du chanvre, les sabots sans bride garnis de foin, le grand chapeau jauni par les pluies, le bissac et les longs bâtons fourchus et ferrés. Des liens d’une paille dorée et luisante, solidement tressée, avec lesquels ils attachaient le porc indocile par le pied ou le bœuf têtu par les cornes, pour les conduire, se tordaient autour de leur avant-bras, comme de grossiers bracelets, et ils avaient aussi de ces liens qu’ils tressaient eux-mêmes en bandoulière pardessus leurs bissacs, et autour de leurs reins par-dessus leur ceinture. A l’immobilité de leur attitude, à leurs cheveux blonds comme l’écorce de l’osier, à la somnolence de leurs regards vagues et lourds, il était aisé de reconnaître les pâtres errants, les lazzarones des landes normandes, les hommes du rien-faire éternel. (674)

Les bergers, ouvertement comparés à des reptiles, sont plus particulièrement des caméléons, animaux mimétiques par excellence dont ils ont l’immobilité et le mimétisme puisqu’ils se confondent avec les replis du terrain. On notera que le terme de repli, qui s’applique ici au terrain, est aussi celui qui caractérise les mouvements du serpent : on parle des replis d’un reptile. La métaphore du reptile est de plus filée, puisque la référence au lien tressé est utilisée avec insistance dans la seconde partie du portrait. En effet, reptiles par leur position « ventre à terre »58, les bergers arborent aussi des liens inextricables qui donnent l’impression d’une couverture de serpents: « des liens […] d’une paille solidement tressée […] se tordaient autour de leur avant-bras ; des liens qu’ils tressaient eux-mêmes en bandoulière par-dessus leurs bissacs, et autour de leurs reins pardessus leur ceinture ». Cet entrelacs fait d’eux des monstres ophidiens sournois et fuyants, des méduses fondues dans les ondulations du sol, avec lequel ils présentent une solidarité presque organique. D’autre part, ils dissimulent leur propre identité derrière des signes culturels d’emprunt. En effet, ils portent le costume des 58

J’ai relevé avec intérêt le détail suivant dans La crise de la conscience européenne de Paul Hazard, au sujet de la croyance aux sorciers en Europe, et plus particulièrement ici aux sorciers lapons : « [ils] restent la face contre terre sans mouvement » , p.161. C’est d’autant plus intéressant que Barbey attribue aux bergers des origines boréales (575).

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mendiants. Ils font donc preuve à la fois de mimétisme géographique et de mimétisme culturel. Cependant, qu’il s’agisse de leur fausse ou de leur véritable identité culturelle, les signes qui caractérisent l’une comme l’autre semblent se confondre à leur tour dans une seule et même couleur : « toile écrue de la couleur du chanvre », « sabots sans bride garnis de foin », « grand chapeau jauni par les pluies », « paille dorée et luisante, cheveux blonds comme l’écorce de l’osier ». Cette couleur, naturelle, évoque à son tour la terre, la lande. Les seuls signes auxquels Le Hardouey parvient à les identifier sont des caractéristiques physiques , la couleur jaune des cheveux et « leurs regards vagues et lourds ». Ceux-ci sont évoqués à plusieurs reprises. Ainsi lorsque Jeanne avait abordé les ruines du vieux presbytère au début du roman, le Pâtre semblait regarder sans voir : « ses yeux verdâtres, qui, comme les yeux de certains poissons, semblaient avoir été faits pour traverser des milieux plus denses que l’élément qui nous entoure, ne témoignaient point par leur expression qu’ils l’eussent seulement aperçue » (619). La fixité de ce regard inexpressif évoque elle aussi l’espace étale de la lande. Nouvel « essai de la lande »59 Les bergers sont des créatures mimétiques au sens où ils imitent, comme des caméléons, le milieu dans lequel ils évoluent. Ce mimétisme peut être vu comme une métaphore de leur mimétisme violent, et c’est à juste titre que Naomi Schor souligne : « Comme la lande, à laquelle ils sont liés métonymiquement et métaphoriquement, les bergers incarnent l’indifférenciation »60. Si le roman de Barbey possède, avec les bergers sorciers, ses créatures mimétiques, il a aussi son paysage mimétique : c’est la lande de Lessay. Que dire d’elle qui n’ait déjà été dit ? Si la lande de Lessay est le passage obligé des négociants qui s’en retournent chez eux, elle semble aussi le passage obligé de toute lecture critique de l’univers aurevillien. En effet, nombreuses, riches et variées sont les lectures de la lande : lieu romanesque, lieu mythique, porte des enfers61, c’est un 59 Sous-titre de Philippe Berthier, L’Ensorcelée. Les Diaboliques. Une écriture du désir, op.cit., pp.66-76. 60 « L’Ensorcelée ou la scandalisée ». loc.cit. (note 43, de notre introduction), p.733. 61 Marie Miguet-Ollagnier, « Décor mythique de L’Ensorcelée », Barbey cent ans après (1889-1989), op.cit, pp.165-178.

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lieu fascinateur qui « oppose au fini des réponses sans question l’infini des questions sans réponse »62. Je voudrais pour ma part montrer que la lande de Lessay est le paysage mimétique par excellence, et que ce mimétisme est une caractéristique de la lande au même titre que les autres dangers qu’elle fait courir. La lande, dans l’opinion de tout le pays, était un « passage redoutable » (556). Cette mauvaise réputation est due aux rumeurs « d’assassinats qui s’y étaient commis à d’autres époques » (557). Ses proportions exceptionnelles, ainsi que le type de paysage lui-même, sans relief et sans végétation, donc sans abri, accentuent le sentiment d’insécurité qu’elle provoque. Immense, elle est aussi close, et cette fermeture est le corollaire au demeurant fort logique de son absence de limites : « L’étendue, devant et autour de soi était si considérable et si claire qu’on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou les fuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gens attaqués par les bandits de ces parages » (557). Ce qui inquiète surtout, c’est le caractère surnaturel de la lande. La lande de Lessay est un lieu doublement surnaturel. Selon la tradition populaire, elle est peuplée de spectres : Si l’on en croyait les récits des charretiers qui s’y attardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions. Dans le langage du pays, il y revenait. Pour ces populations musculaires, braves et prudentes, qui s’arment de précautions et de courage contre un danger terrible et certain, c’était là le côté véritablement sinistre de la lande, car l’imagination continuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’il y ait dans la vie des hommes. (556)

La lande présente aussi un danger qui lui est propre, lié à ses caractéristiques géographiques : dans la lande, il n’y a pas de chemins, ce qui est symbolisé par la croyance à la male herbe. Cette absence de chemins visibles rend la progression difficile, voire impossible, ce qui augmente encore le sentiment d’insécurité suscité par la lande. Plus encore que son aspect labyrinthique, c’est l’absence de route à suivre qui constitue un danger : l’orientation y devient difficile. Le voyageur doit alors suivre non plus un tracé visible mais une ligne qui est à la

62

Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.66.

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fois représentation mentale de l’itinéraire à parcourir, et ligne de conduite63 : Quand on avait tourné le dos au Taureau rouge et dépassé l’espèce de plateau où venait expirer le chemin et où commençait la lande de Lessay, on trouvait devant soi plusieurs sentiers parallèles qui zébraient la lande et se séparaient les uns des autres à mesure qu’on avançait en plaine, car ils aboutissaient tous, dans des directions différentes, à des points extrêmement éloignés. Visibles d’abord sur le sol et sur la limite du landage, ils s’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et on n’avait pas beaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace, même de jour. Tout était lande. Le sentier avait disparu. C’était là pour le voyageur un danger toujours subsistant. Quelques pas le rejetaient hors de sa voie, sans qu’il pût s’en apercevoir, dans ces espaces où dériver involontairement de la ligne qu’on suit est presque fatal, et il allait alors comme un vaisseau sans boussole, après mille tours et retours sur luimême, aborder de l’autre côté de la lande, à un point fort distant du but de sa destination. Cet accident, fort commun en plaine, quand on n’a rien sous les yeux, dans le vide, ni arbre, ni buisson, ni butte, pour s’orienter et se diriger, les paysans du Cotentin l’expriment par un mot superstitieux et pittoresque. Ils disent du voyageur ainsi dévoyé qu’il a marché sur male herbe, et par là ils entendent quelque charme méchant et caché, dont l’idée les contente par le vague même de son mystère. (566)

La croyance à la male herbe, attestée entre autres par Jean Fleury, dépasse largement le cadre de la Normandie64. Elle apparaît sous plusieurs dénominations : « Egare, herbe d’égarement, herbe de fourvoiement »65, qui mettent toutes en relief son inquiétante vertu : en posant le pied sur elle, le voyageur perd le sens de l’orientation. L’uniformité de la lande s’impose en effet très vite au voyageur. Il n’y a rien à discerner dans la lande : « Oasis aride dans un paysage frais, riant et fécond , désert normand, où l’on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’hommes ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin » (556). Maître Tainnebouy luimême déplore ce manque de végétation : « Ah ! ben oui ! du bois mort, dans cette lande, – fit-il –, c’est comme du bois vert ! On ne trouve pas plus l’un que l’autre » (577). 63

Sur la lande comme labyrinthe, voir Michel Serres, « Analyse spectrale », Critique 349-350, Juin-Juillet 1976, pp.583-587. 64 Jean Fleury, Littérature orale de la Basse-Normandie, op.cit., pp.28-29. 65 De nombreux articles et ouvrages consacrés aux croyances et légendes des provinces françaises font état de la croyance à la male herbe et de ses différentes appellations. André Chastain a dressé une longue liste de références s’y rapportant. Fonds André Chastain, Archives départementales de Saint-Lô.

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La lande est en d’autres termes un espace totalement stérile doté d’un pouvoir érosif, où règne l’uniforme, le même. Mettre le pied sur la male herbe, c’est donc entrer dans le cercle vicieux de la contagion mimétique. Dans la lande, en effet, toutes les différences s’estompent ; et si l’on n’y voit rien, l’on n’y entend rien non plus : « dans la nuit, un si vaste silence aurait dévoré tous les cris qu’on aurait poussés dans son sein » (557); « Qui diable entendait le coup de fusil dans ces espaces ? » (570). Menaçante par son pouvoir d’absorption de tout ce qui arrête l’oreille ou le regard, par son éradication de tout ce qui est discernable, la lande oppose le silence au cri, l’aplanissement au relief, l’immobilité au mouvement, l’opacité à la transparence. Rien n’y attire l’attention. On se souviendra toutefois qu’au début du roman, Maître Tainnebouy, en entamant la traversée de la lande, avait signalé à son compagnon de route, le narrateur, une particularité topographique : « Voilà des replis de terrain, des espèces de buttes derrière lesquelles un coquin peut se coucher à plat ventre pour éviter le regard de l’homme qui passe et lui envoyer un bon coup de fusil quand il est passé » (569). Ce détail ne saurait être anodin, puisqu’il est repris deux fois par la suite, et qu’à chacune de ces occurrences, le narrateur se réfère à la première évocation de cet accident de terrain : « Tout à coup, à un de ces replis de terrain que nous nous étions signalés, la jument de maître Louis Tainnebouy trébucha » (572). Bien plus loin dans le roman, lorsque Maître Le Hardouey traverse la lande, on lit encore : « […] le Hardouey atteignait un de ces replis de terrain que j’avais, si on se le rappelle, remarqués dans ma traversée avec Louis Tainnebouy, et il avisa, très bien cachés par ce mouvement du sol, comme une barque est cachée par une houle, trois mauvaises mines d’hommes couchées ventre à terre, comme des reptiles » (674). Tout porte à croire, devant cette récurrence, que nous sommes en présence d’une clef du récit. Philippe Berthier a commenté de la façon suivante l’incident qui provoque la claudication de la jument : « A l’origine, donc, quelque chose (quoi ?) a craqué dans le tissu du réel, une maille a sauté, qui va tout détramer »66. Plutôt qu’une maille qui saute, je vois ici, soudain, une maille en trop : un détail porteur d’un sens insoupçonné dans le néant de la lande. Naomi Schor a proposé de voir, dans cette particularité du terrain, le signe, le 66

L’Ensorcelée. Les Diaboliques. Une écriture du désir, op.cit., p.80.

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skandalon qui fait de la lande de Lessay, et des autres landes de l’univers aurevillien, « un espace à vocation sacrificielle »67. Nous serions en présence du tombeau de la victime émissaire68. On se souvient des assassinats mentionnés dans les premières pages du roman, consacrées à la lande. Risquons l’hypothèse selon laquelle ce paysage hautement romanesque est devenu au fur et à mesure la tombe, la fosse commune de toutes les victimes qui ont trouvé la mort dans la lande. Il reste cependant à aller jusqu’au bout de cette logique en démontrant que la lande est effectivement le lieu où l’on abandonne les victimes. Naomi Schor se contentait de citer la scène où une autre jument, dans la lande, bute sur un autre obstacle : Jéhoël de la Croix-Jugan rentre chez lui après avoir rendu visite à son amie la comtesse de Montsurvent : Il avait traversé la lande de Lessay sur sa pouliche, noire comme ses vêtements, et, depuis qu’il s’avançait vers l’endroit de cette lande où la solitude finissait, il n’avait rencontré âme qui vive. Tout à coup, son ardente monture, qui portait au vent, fit un écart et se cabra en hennissant… […] Il regarda alors l’obstacle qui faisait dresser le crin sur le cou de sa noire pouliche, et il vit, devant les pieds levés de l’animal, la Clotte sanglante, inanimée, étendue dans la route sur sa claie d’acier. (710)

On ne peut pas omettre ici l’analyse de la scène qui mène à cette découverte macabre. Cette scène montre la contagion violente et antagoniste à l’œuvre, en nous faisant pénétrer dans la lande de Lessay. A mort ! La Clotte, jusque-là mécréante, a retrouvé l’humilité de la prière et des larmes en apprenant le décès de Jeanne. Elle décide donc d’assister à ses obsèques. C’est un vrai chemin de croix pour elle compte tenu des difficultés qu’elle éprouve à se déplacer. Elle est, rappelons-le, handicapée et ne se déplace qu’au prix de très grands efforts. Elle arrive au cimetière au moment de la mise en terre, et s’approche pour bénir le cercueil. Un homme est là devant elle, en qui

67

Naomi Schor, « L’Ensorcelée ou la scandalisée », loc.cit. (note 43 de notre itroduction), p734. 68 Ibid, p.735.

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elle reconnaît le fils d’un de ceux qui l’avaient outragée publiquement voilà bien longtemps : « Oh !- dit-il en tressaillant, - la Clotte ! » Et, comme si cette main tendue eût été pestiférée, il recula avec horreur. « Que viens-tu faire ici, vieille Tousée – poursuivit-il, – et pour quel nouveau malheur es-tu donc sortie de ton trou ? ». Le nom de la Clotte, sa présence inattendue, l’accent et le geste de cet homme firent passer dans la foule cette vibration attentive qui précède, comme un avertissement de ce qui va suivre, les grandes scènes et les grands malheurs. (705)

Le ton monte très vite, et l’homme menace la vieille infirme de « l’écal[er] comme un mouton » (706). Nous assistons maintenant à une scène qui est peut-être une des plus brutales de l’œuvre de Barbey. L’extrait suivant présente une illustration parfaite, et difficilement soutenable, de la contagion mimétique antagoniste : Mais un coup la sauva de l’injure. Une pierre lancée du sein de cette foule, que l’inflexible dédain de la Clotte outrait, atteignit son front, d’où le sang jaillit, et la renversa. Mais renversée, les yeux pleins du sang de son front ouvert, elle se releva sur ses poignets de toute la hauteur de son buste. « Lâches ! » – cria-telle, quand une seconde pierre, sifflant d’un autre côté de la foule, la frappa de nouveau à la poitrine et marqua d’une large rosace de sang le mouchoir noir qui couvrait la place de son sein. Ce sang eut, comme toujours, sa fascination cruelle. Au lieu de calmer cette foule, il l’enivra et lui donna la soif avec l’ivresse. Des cris : « A mort, la vieille sorcière » s’élevèrent et couvrirent bientôt les autres cris de ceux qui disaient : « Arrêtez ! non !ne la tuez pas ! ». Le vertige descendait et s’étendait, contagieux, dans ces têtes rapprochées, dans toutes ces poitrines qui se touchaient. Le flot de la foule remuait et ondulait, compacte à étouffer. Nulle fuite n’était possible qu’à ceux qui étaient placés au dernier rang de cette tassée d’hommes ; et ceux-là curieux, et qui discernaient mal ce qui se passait au bord de la fosse, regardaient par-dessus les épaules des autres et augmentaient la poussée. Le curé et les prêtres qui entendirent les cris de la foule en émeute, sortirent de l’église et voulurent pénétrer jusqu’à la tombe, théâtre d’un drame qui devenait sanglant. Ils ne le purent. « Rentrez, monsieur le curé, – disaient des voix ; – vous n’avez que faire là ! C’est la sorcière de la Clotte, c’est cette profaneuse dont on fait justice. Je vous rendrons demain votre cimetière purifié ». (706-707)

Cet extrait décrit admirablement la façon dont naît la violence, qui provient à la fois du spectacle de son propre résultat -– c’est la « fascination cruelle » exercée par le « sang versé » – et de l’imitation de la violence d’autrui : une pierre entraîne l’autre, et il n’est pas

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jusqu’aux curieux qui ne participent à leur façon à ce lynchage en bonne et due forme, puisqu’en faisant pression ils rendent le groupe encore plus compact. Le texte évoque les « têtes rapprochées, les poitrines qui se touchaient », une « tassée d’hommes », donc une situation où le contact physique est inévitable, conducteur de ce « vertige contagieux ». Cette masse humaine favorise la mauvaise contagion et empêche la bonne contagion, représentée ici, entre autres, par les prêtres qui ne peuvent accéder à la victime. Cette bonne contagion est d’ailleurs, dès le début de la scène, impuissante à se répandre, puisque ceux qui parlent le langage de la pitié – « ne la tuez pas » ! – ne parviennent pas à se faire entendre. La raison de cette violence s’exprime sans ambiguïté : c’est à un nettoyage rituel que l’on procède ici. C’est la Clotte qui est responsable de la contagion, c’est une sorcière, une « profaneuse », il faut la tuer. Les profanateurs – nous nous trouvons dans une enceinte sacrée, le cimetière – accusent la Clotte de profanation et s’arrogent le droit de purifier l’endroit, qu’ils souillent de leur haine, en expulsant celle que tout contribue à désigner comme une étrangère. Ils frappent de nullité l’appel à la paix des prêtres pour lui substituer une autre forme de justice, c’est-à-dire l’absence de justice. La suite de la scène est à l’avenant, et l’instigateur du lynchage, non content d’avoir poussé la foule au meurtre (« je vais mourir » (707), dit la Clotte qui demande à être jetée dans la même fosse que Jeanne), incite cette même foule à une nouvelle surenchère : « La v’là écrasée dans son venin, la vipère ! – fit-il. – Allons, garçons ! qui a une claie que je puissions traîner sa carcasse dessus ? ». La question glissa de bouche en bouche, et soudain, avec cette électricité qui est plus rapide et encore plus incompréhensible que la foudre, des centaines de bras rapportèrent pour réponse, en la passant les uns aux autres, la grille du cimetière, arrachée de ses gonds, sur laquelle on jeta le corps inanimé de la Clotte. Des hommes haletant s’attelèrent à cette grille et se mirent à traîner, comme des chevaux sauvages ou des tigres, le char de vengeance et d’ignominie, qui prit le galop sur les tombes, sur les pierres, avec son fardeau. Eperdus de férocité, de haine, de peur révoltée, car l’homme réagit contre la peur de son âme, et alors il devient fou d’audace ! ils passèrent comme le vent rugissant d’une trombe devant le portail de l’église, où se tenaient les prêtres rigides d’horreur et livides ; et renversant tout sur leur passage, en proie à ce delirium tremens des foules redevenues animales et sourdes comme des fléaux, ils traversèrent en hurlant la bourgade épouvantée et prirent le chemin de la lande… (708)

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C’est la même contagion qui est à l’œuvre ici, et la même impuissance des représentants de la bonne parole : les prêtres ne sont plus que des spectateurs totalement démunis. Dans cette scène résolument épique, la foule apparaît de plus en plus déshumanisée. Dans l’extrait précédent, elle était présentée comme une hydre de Lerne, avec ses « têtes rapprochées ». La voilà maintenant réduite à des centaines de bras, puis à des animaux de proie : animaux sauvages, tigres. Les habitants de Blanchelande quittent le monde civilisé pour entrer en barbarie : c’est très exactement le sens de la direction qu’ils prennent dans l’aveuglement de leur violence : ils se dirigent vers la lande. La grille du cimetière, sur laquelle la Clotte a été jetée, marquait les limites du sacré et du profane, du cimetière et de ce qui l’entoure. La voilà maintenant qui marque l’éternel retour des hommes à une violence originelle, collective, qui se termine par un meurtre. Elle quitte les limites du monde chrétien, qu’elle signalait, pour entrer dans l’espace mimétique par excellence, la lande de Lessay. On passe ici d’un sacré à un autre, du sacré chrétien à un sacré pré-chrétien, où les hommes sont encore les dupes des sirènes de la violence collective antagoniste. On mesure la portée de ce qui se joue entre l’enterrement de Jeanne et la découverte que fera Jéhoël en rentrant chez lui. Surtout, il faut maintenant considérer ce qui se produit à partir du moment où la foule sanguinaire aborde la lande. Tout d’abord, comme aimantée par ce lieu mortifère, la foule se dirige vers la lande. Mais peu à peu, les rangs s’éclaircissent, et le récit de cet emportement meurtrier se termine sur ces lignes : La conscience du crime revenait sur eux, sur ce fond et bas-fond humain qui s’opiniâtre au crime quand les coups de la violence sont passés ! et toujours allant, mais moins vite, elle grandit si fort en eux, cette conscience, qu’elle les arrêta court, de son bras fort et froid comme l’acier. La peur du crime qu’ils venaient de commettre, et qui peu à peu avait décimé leur nombre, prit aussi ces derniers qui traînaient sur sa claie de fer cette femme tuée par eux, assassinée ! Une autre peur s’ajouta à cette peur. Ils entraient dans la lande, la lande, le terrain des mystères, la possession des esprits, la lande incessamment arpentée par les pâtres rôdeurs et sorciers ! Ils n’osèrent plus regarder ce cadavre souillé de sang et de boue qui leur battait les talons. Ils le laissèrent et s’enfuirent, se dispersant comme les nuées qui ont versé le ravage sur une contrée se dispersent sans qu’on sache où elles ont passé. (709)

La peur éprouvée par les assassins est double : peur du meurtre commis et peur de la lande. Dessoûlés soudain de leur violence,

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terrifiés par l’approche de la lande dont on sait le charme empoisonné, ils sont obligés de détourner le regard du presque cadavre qu’ils traînent, parce qu’il leur apparaît maintenant dans toute son horreur répugnante : il est « souillé de sang et de boue »69. Non seulement le lexique anticipe le résultat de la violence – il fait de la Clotte un « cadavre » alors qu’elle n’est pas encore morte –, mais la syntaxe anime ce cadavre de façon inquiétante : il « leur battait les talons ». Compte tenu de l’infirmité de la Clotte, dont les jambes étaient paralysées, survient ici un renversement curieux. Assiste-t-on à un transfert de sacralisation qui n’aboutit pas ? La peur des meurtriers s’accompagne d’un prise de conscience, à laquelle la Clotte agonisante semble contribuer. Forte des traits victimaires qu’elle présente, elle pousse ses meurtriers vers la lande, leur indiquant donc par là, en un geste hautement symbolique, le berceau noir de leur violence, puisque la lande est le paysage mimétique par excellence. Plus tard, à la tombée de la nuit, c’est précisément sur cette étendue uniforme que la Clotte, « forme noire qui jonchait le sol » (712), inscrira le scandale de sa différence. Jusqu’à ce que son corps, peut-être, devienne un repli du terrain, comme celui qui fait trébucher la jument de Tainnebouy…De quelle façon ? J’apporte une réponse possible en citant un extrait que nous avons déjà lu et qui prend ici tout son sens70. Nous sommes de nouveau dans une lande, la lande au Rompu, en compagnie cette fois de Néel et de la Malgaigne :

69

Ce passage rappelle fort un texte commenté par René Girard dans Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., pp.83 -99. Il s’agit de l’horrible miracle d’Apollonius de Tyane. Ephèse est ravagée par la peste. Apollonius la fait cesser en poussant les habitants à lapider un mendiant qu’il présente comme responsable de l’épidémie. Aux premières pierres, le mendiant apparaît comme un démon. Après la lapidation, le mendiant est transformé « en bête réduite par [les] pierres à l’état de bouillie ». L’épidémie recule. René Girard commente en ces termes la transformation du mendiant en monstre : « Le malheureux ne se fait pas lapider parce qu’il est monstrueux, c’est la lapidation qui fait de lui un monstre ». En d’autres termes, le second transfert, le transfert de sacralisation, n’a pas lieu ici. Cette scène illustrerait donc la dégradation du mythe, qui superpose les deux transferts. Je signale cependant que l’interprétation de René Girard a suscité une critique virulente de la part de Louis Benoît, qui l’accuse d’avoir totalement sorti de son contexte un extrait de La vie d’Apollonius de Tyane de Philostrate d’Athènes ; voir Louis Benoit, « Apollonius de Tyane contre René Girard », Studies in Language and Culture 27, Osaka University, 2001, pp.67-96. 70 Voir le premier chapitre de cette étude.

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Néel, dès son enfance, avait entendu dire au tiers et au quart qu’un horrible crime avait été commis à cette place et que l’homme qui l’avait commis, après avoir été rompu, selon la loi du temps, avait été exposé à l’endroit même de son meurtre, comme un enseignement terrible pour ceux qui prendraient par ce chemin. La pitié de chaque passant ou son épouvante avait jeté, en détournant les yeux, sa poignée de terre sur ce cadavre fracassé et sans sépulture et y avait formé, à la longue, comme le chevet d’une tombe. Le corps du condamné semblait avoir moulé cet amas de poussière qui, dans la nuit, faisait trébucher le passant. Les chevaux y bronchaient ou s’y abattaient .(972)

Voilà confirmé le mot de la fin de René Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde : « Derrière les obstacles, il n’y a jamais que des cadavres ; tous les obstacles sont des espèces de tombeaux »71. Le désir de vengeance d’un berger sorcier nous a menés dans une lande qui est, on le sait depuis le début, peuplée de spectres. Peutêtre est-elle aussi peuplée de morts sans sépultures. Qu’avons-nous découvert en chemin ? Tout d’abord que l’ensorcelé n’est pas celui qu’on croit. C’est capital dans la lecture d’un roman comme L’Ensorcelée, dont les interprétations, la plupart du temps, se concentrent sur les personnages de Jeanne et de Jéhoël. Le modèle ethnographique permet de rendre à Thomas ce qui est, je crois, sa juste place dans le roman. Mais si l’on replace la crise de sorcellerie dans le cadre de la vengeance et de la violence qui régissent les rapports de tous les personnages du roman – et non pas seulement ceux qui sont impliqués directement dans la logique des sorts, cette crise n’apparaît plus que comme une représentation possible, au niveau interdividuel, de la crise mimétique, qui est illustrée dans le roman aussi bien par des personnages et des situations que par la lande de Lessay. Celle-ci, par sa vocation sacrificielle, exerce sur les hommes une attirance mêlée de répulsion que rappellera quelque peu la lande du rompu dans Un Prêtre marié. Il n’est pas inutile, enfin, de revenir sur la notion de satanisme, que l’on ne manque jamais d’évoquer au sujet des bergers sorciers de L’Ensorcelée. En quoi ce satanisme consiste-t-il véritablement ? Philippe Berthier a consacré à ce sujet des pages éloquentes qui permettent de prendre la véritable mesure du satanisme aurevillien : 71

René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.592.

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c’est non seulement la fascination du Mal, mais aussi et surtout l’acceptation du Mal en parfaite connaissance de cause, avec précipitation72. Sans vouloir revenir sur ce point de vue, il est possible de le nuancer par les remarques qu’inspire une lecture mimétique de Barbey. Gérard Peylet, pour sa part, montre que le satanisme aurevillien est l’expression d’une vision tragique de la condition humaine avant d’exprimer une lutte de l’homme contre Dieu73. Il examine la présence thématique et lexicale du satanisme dans les textes narratifs de Barbey, en insistant sur le fait que la croyance en Satan suppose une reconnaissance introuvable chez les personnages aurevilliens : Le satanisme véritable implique la reconnaissance du Diable, et la certitude de son action dans les affaires humaines. Or nous ne trouvons aucune reconnaissance de ce type chez les héros de Barbey d’Aurevilly qui suscite l’appellation, méritée ou non, de satanique ou de diabolique. Certains thèmes voisins, comme la sorcellerie, évoquent directement le satanisme. Mais ces thèmes que nous n’examinerons pas, et qui servent surtout à construire un climat fantastique, ne concernent que des personnages secondaires, comme les pâtres de L’Ensorcelée ou la grande Malgaigne d’ Un Prêtre marié.74

Il est évident que ce point de vue, à l’issue de notre lecture de la sorcellerie aurevillienne, doit être corrigé. Nous savons tout d’abord que le romancier affirme dès les premières pages de L’Ensorcelée sa croyance en « l’intervention de puissances mauvaises dans les affaires de l’humanité » (585). Reconnaissons à la décharge de Georges Peylet que cette affirmation n’est pas le fait de personnages mais du romancier lui-même. Il y aurait cependant quelque artifice à considérer que ces déclarations peuvent rester sans incidence sur les convictions de ses personnages. D’autre part, l’auteur de l’article reconnaît lui-même que certains personnages illustrent ces convictions, mais se dispense de les analyser sous prétexte qu’il s’agit là de personnages secondaires75. Ma lecture de la sorcellerie jette sans 72

Voir Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., pp.342-345. Gérard Peylet, « Entre la mythologie romantique et la mythologie « fin de siècle », le satanisme », Barbey d’Aurevilly cent ans après (1889-1989), op.cit, pp.89-100, p.95. 74 Ibid., p.89. 75 On s’étonne qu’un personnage comme la Malgaigne puisse être considéré comme secondaire ! 73

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conteste une autre lumière à la fois sur le statut de ces personnages et sur le satanisme lié à leur activité de sorciers. D’autre part, nous savons que Thomas, dont la position ne saurait plus être considérée comme « secondaire », avoue sa croyance en Satan et se dit prêt à pactiser avec lui76. Enfin, si Satan est partie prenante dans les affaires humaines, il intéresse tout particulièrement la théorie mimétique. Satan est le principe mimétique, et ce principe est illustré par la prolifération des scandales. Les hommes qui s’opposent les uns aux autres, que ce soit au niveau interdividuel ou en groupes, se laissent scandaliser par le ou les obstacles représentés par autrui. René Girard donne du scandale la définition suivante : « […] le skandalon, c’est l’obstacle de la rivalité mimétique […] Dans les Evangiles, le skandalon n’est jamais un objet matériel, c’est toujours autrui, ou c’est moi-même en tant que je suis aliéné à l’autre ». Il poursuit : « Ce n’est pas un obstacle posé là et qu’il suffit d’écarter, c’est la tentation par excellence du modèle en tant qu’il fait obstacle et fait obstacle en tant qu’il attire »77. Ces lignes résument les acquis de Mensonge romantique et vérité romanesque tout en annonçant les analyses de Je vois Satan tomber comme l’éclair, ouvrage consacré dans son entier à Satan et à la notion de scandale. Projeter sur la sorcellerie aurevillienne le jour de la théorie mimétique permet certes de constater que les personnages qu’elle implique jouent un rôle de premier plan ; cela permet aussi de comprendre que le satanisme, au-delà de scènes spectaculaires d’une grande efficacité, réside dans cette notion de scandale ; il rejoint la ronde de tous les rapports difficiles et violents qui marquent l’univers de Barbey. Pour René Girard, le sens d’obstacle du terme grec skandalon n’est pas littéral. Le scandale, c’est l’Autre. Toutes les lectures que nous avons faites jusqu’ici des romans de Barbey vont dans ce sens. Cependant il est évident que dans le roman, qui met en scène personnages et situations concrètes, le scandale se manifeste aussi de façon tangible. Voilà qui devrait ouvrir d’intéressantes perspectives pour l’étude de la scène de rencontre telle qu’elle est souvent traitée par Barbey. En effet, le lexique y présente très souvent l’Autre comme 76

Sur un mode qui n’échappe pas, il est vrai, au cliché. Toutes ces citations proviennent de Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.574. 77

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un obstacle physique, incontournable, placé comme intentionnellement en travers du chemin. On se rappelle en quels termes Thomas apostrophe les bergers dans la lande : « est-ce pour faire broncher la monture des honnêtes gens que vous vous couchez comme des chiens ivres sur leur passage ? » (675). Le Pâtre, au début du roman, fait déjà obstacle au passage de Jeanne : « Il était nécessaire que Jeanne, pour gagner dans la direction où elle marchait, passât devant lui […] » (618). La Clotte, lorsqu’elle s’apprête à bénir le cercueil de Jeanne, fait reculer Augé d’ « horreur » (705). Dans Un Prêtre marié, la Gamase est une « persécutrice à tout moment jetée, par un hasard maudit, sur [la] voie » (1071) de Sombreval. Lors de sa première apparition, elle est couchée sur une pierre, mourante, ce qui pousse Sombreval à s’arrêter. Le narrateur, par la suite, évoque leurs rencontres répétées, où la Gamase semble surgir en travers de sa route comme une malédiction qui le poursuit : « cette pauvresse l’apostrophait avec furie dès qu’elle l’avisait sur les routes » (1069). Tous ces exemples illustrent admirablement le rappel étymologique suivant au sujet du terme Satan : Le terme dérive d’un verbe qui signifie « dresser des embûches ». Ce terme hébreu a été traduit en grec par įȚĮȕȠȜȠȢ qui signifie étymologiquement «celui qui se met en travers ». Ainsi, dès l’origine, le Démon, le Diable est-il le modèle-obstacle, ce fameux scandalon dont nous avons montré le sens d’obstacle mimétique avec René Girard dans Des choses cachées…78

Dans un cadre romanesque, le skandalon revêt donc à la fois les sens littéral d’obstacle et le sens mimétique défini par René Girard. Tous les actes violents de la diégèse prennent leur source dans ces rencontres apparemment fortuites où finit toujours par s’exaspérer la haine réciproque que se vouent les personnages. Au niveau interdividuel, la rencontre de Jeanne et du Pâtre au vieux presbytère, l’affrontement de Thomas et des bergers, ou encore ceux de Sombreval et de la Gamase, toutes ces scènes se placent sous le signe du scandale. Au niveau collectif, cette haine aboutit à un meurtre comme celui de la Clotte. René Girard rappelle qu’un des rôles de Satan est celui d’ « accusateur public »79 : les personnages de 78

Jean-Michel Ouhgourlian, Un mime nommé désir. Transe, hystérie, possession, adorcisme, op.cit., p.95. 79 Je vois Satan tomber comme l’éclair, op.cit., p.214.

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L’Ensorcelée sont-ils autre chose que des accusateurs les uns pour les autres?

Chapitre IV Rumeurs L’ennemi invisible, cette chose sans visage qu’on appelle le bruit public. Barbey d’Aurevilly

Le chapitre précédent abordait la sorcellerie sous l’angle ethnographique et mimétique. Il a montré que la crise de sorcellerie est une crise mimétique à l’échelle interdividuelle, et que la parole y est un instrument puissant. Il nous faut maintenant poursuivre cette exploration des rapports entre parole et crise en nous penchant sur la rumeur, et prouver que celle-ci est aussi, à échelle collective cette fois, un phénomène violent qui vise à terme l’élimination d’une victime. La rumeur entretient un lien étroit avec la prophétie. Elle est le moyen par lequel se réalise un destin de plus en plus clairement soumis, d’un roman à l’autre, à une fatalité brutale. Si c’est dans Un Prêtre marié que la rumeur s’impose avec le plus de force et d’efficacité, il faudra cependant montrer qu’elle est contenue en germe dans Une vieille maîtresse ; elle se précise dans L’Ensorcelée avant de devenir dans Un Prêtre marié un des outils narratifs les plus efficaces du roman. La rumeur et la crise Les phénomènes de rumeur ont suscité de nombreux travaux dans le domaine de la sociologie. Enquêtes, tentatives d’interprétations, démarches théoriques. Pour variées, et parfois opposées les unes aux autres, que soient ces approches, elles s’accordent toutes sur plusieurs points : la rumeur est un phénomène collectif qui naît dans une situation de crise à laquelle elle tente d’apporter une solution ; la rumeur est donc une façon d’interpréter le réel. Dans cette tentative d’interprétation, la rumeur élabore un récit.

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Edgar Morin attirait déjà l’attention, en 1970, sur la particularité d’une sociologie des rumeurs : « elle est centrée […] davantage sur la crise que sur la régularité statistique »1. Jules Gritti fait le point en 1978 sur les recherches portant sur le phénomène. Il évoque, entre autres, les « recherches visant la rumeur comme indice de « crise, de déséquilibre, d’inconfort »2. Michel-Louis Rouquette, dans son ouvrage sur la rumeur, consacre un chapitre entier aux rapports qu’entretient la rumeur avec la crise. Il y affirme entre autres : « Qu’elle semble provoquer une crise, l’accompagne ou la manifeste, la rumeur est généralement saisie comme une parole dévoyée »3. Dans ce chapitre l’auteur condamne le point de vue selon lequel la rumeur, en tant que « parole dangereuse », est capable de provoquer des événements4. La rumeur ne provoque pas la crise, elle en est le résultat : « Par contre, les rumeurs manifestent la crise, le racisme et l’état social. Elles ont valeur de symptôme et non d’agent, elles sont la fumée qui suggère l’existence du feu et non l’allumette qui déclenche l’incendie »5. Il conclut que la rumeur, phénomène collectif, ne saurait s’étudier selon des méthodes purement normatives tendant à la présenter comme un mode de communication anormal. Il faut au contraire tenir compte de l’aptitude des rumeurs à refléter une expérience quotidienne au travers d’une parole en devenir, « qui se fait, s’interrompt, se reprend, s’effiloche, se retisse et où se marquent les rapports concrets entre les hommes »6. Françoise Reumaux souligne, elle aussi, le lien étroit qui existe entre la rumeur et la situation de crise qui lui donne naissance, ainsi que la façon dont la rumeur tente de remédier à cette crise : Comme les rumeurs ne s’engendrent que pour signifier une fissure, une rupture de liens, et naissent plus volontiers dans des périodes de crise, de conflits ou de changement, les acteurs qui les transmettent s’efforcent de façon plus ou moins consciente, par ce moyen, de témoigner des défaillances de la

1 Edgar Morin, « Pour une sociologie du présent », La rumeur d’Orléans [1969], Essais, Seuil 1982. 2 Jules Gritti, Elle court, elle court, la rumeur, Stanké, 1978, p.77. 3 Michel-Louis Rouquette, Les rumeurs, PUF 1975, p.20. 4 Ibid., p.90. 5 Ibid., p.91. 6 Ibid., p.101.

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réalité sociale en ajustant leurs discours et leurs conduites à une situation qu’ils jugent imparfaite ou nouvelle.7

De cette dernière affirmation ressort très clairement l’idée selon laquelle la rumeur, qui naît dans un contexte de trouble, constitue une tentative d’adaptation au problème posé par ce contexte, donc à une réalité donnée à un moment donné, ce qu’affirmait déjà en ces termes Jean-Noël Kapferer : « elle part moins d’un fait que de sa perception »8. La rumeur se veut donc une solution à un problème, et cette solution, tous s’accordent à lui reconnaître un caractère collectif. Rumeur et crise mimétique Peut-on rapprocher la crise ici mentionnée de celle que nous avons définie en introduction ? La naissance de la rumeur est liée à la notion de changement profond – c’est le cas des rumeurs de guerre ou de celles de la période révolutionnaire9, elle évoque ainsi la notion de crise telle que nous l’avons définie au début de cette étude (confusion généralisée, bouleversement des valeurs) et qui dans sa phase finale désigne un coupable. En effet, les sociologues montrent que la rumeur tend invariablement à trouver des causes à la crise et donc à en désigner le responsable. Edgar Morin évoque ainsi des « processus magiques d’immolation (des ‘coupables’) »10. Françoise Reumaux remarque que certaines rumeurs ont tendance à désigner des boucs émissaires ou à en révéler l’existence11. Elle note aussi une impression de déjà vu ou de déjà entendu. La nouvelle sera d’autant plus crédible que nous aurons l’impression de la connaître déjà, la rumeur n’étant qu’un déclic, celui qui va permettre de retrouver un souvenir oublié, et qui resurgira avec d’autant plus de vivacité qu’il a été plus oublié, ce qui explique,

7

Françoise Reumaux, Toute la ville en parle, op.cit., p.13.Voir aussi Michel-Louis Rouquette, « La rumeur comme résolution d’un problème mal défini », Cahiers Internationaux de Sociologie, LXXXVI, janvier-juin 1989, pp-117-122. 8 Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde [1987], Points Seuil, 1995, p.43. 9 Sur les rumeurs et la Révolution française, voir Gérard Lefebvre, La Grande Peur, Sedes, 1932. 10 Edgar Morin, La rumeur d’Orléans, op.cit., p.249. 11 Françoise Reumaux, Toute la ville en parle, op.cit., p.25 et p.45.

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Prophètes, sorciers, rumeurs entre autres, l’aspect cyclique de certaines rumeurs, qui reviennent : Mais oui, je le sais, je le savais, je l’ai déjà entendu dire…12

Apparaît ici l’aspect rituel : la rumeur, tel un rite, revient périodiquement. Jean-Noël Kapferer, analysant des rumeurs de guerre, souligne leur lien avec une pratique sacrificielle , et poursuit13: L’éternel retour des rumeurs est le destin des boucs émissaires. Toutes les sociétés vivent leurs grandes crises comme des punitions : il faut alors chercher des boucs émissaires chargés inconsciemment des péchés de la collectivité. D’autre part, face à une crise inexplicable, désigner un coupable c’est trouver la cause du mal, donc faire un pas vers sa résorption. Les coupables potentiels sont toujours les mêmes : les étrangers, les mal intégrés dans la collectivité, ceux qui n’en partagent pas les croyances.14

Comment ne pas être frappé par le lien étroit qui se dessine entre le déroulement de la crise mimétique et le phénomène décrit ? La désignation du coupable a ici une fonction purificatrice qui est celle du rite. De plus, on trouve exposé ici en filigrane le double transfert propre à la désignation du bouc émissaire : on désigne dans un premier temps un coupable, qui dans un second temps révèle luimême sa qualité de coupable puisque le mal recule. Enfin Jean-Noël Kapferer, en insistant sur la place des étrangers dans ce processus, évoque ici ce qui, dans la théorie mimétique, relève des stéréotypes de la persécution que nous avons énumérés en introduction. Au nombre de ces derniers se trouve en effet le stéréotype de l’origine étrangère ou lointaine15. La rumeur se présente donc comme une parole rituelle retrouvée chaque fois que la cohésion du groupe social serait menacée. Elle apparaît ainsi comme un mécanisme de défense qui utilise la parole comme arme. Une double lecture, sociologique puis mimétique, permettra de voir dans le roman de Barbey le témoignage d’une réalité sociale et de faire le lien avec la mise à mort, dont la rumeur ne présente qu’une variante. Acte violent au même titre qu’une mise à mort physique, la

12

Ibid., p.9. Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux media du monde, op.cit., p.144. 14 Ibid, p.150. 15 Voir entre autres Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.171, et Le Bouc émissaire, op.cit., p.50. 13

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rumeur apparaîtra ici, en tant qu’acte social, collectif et violent, comme un moteur dramatique important. Comment s’y prendre ? La sociologie des rumeurs est confrontée à un phénomène mouvant et cyclique qui ne se laisse appréhender dans sa totalité qu’une fois achevé. Le roman, au contraire, donne la rumeur à lire dans un récit délimité. Comment concilier une méthode qui doit beaucoup au travail sur le terrain et la lecture d’un roman qui est déjà une représentation finie – d’une histoire, d’une certaine réalité ? Considérons que le roman est notre terrain et que la sociologie des rumeurs invite très clairement à considérer la rumeur comme un texte. Pour Jules Gritti, par exemple, la rumeur s’apparente au récit et au rêve, ce qui justifie pour lui l’utilisation d’outils de recherche empruntés « aux sciences de l’homme qui ont pris pour objet d’études les productions narratives, les figures du discours et les « rêves » collectifs »16. Françoise Reumaux considère elle aussi la rumeur comme un texte lorsqu’elle opère une distinction entre sa forme-discours et sa forme-récit. La première correspond au stade d’élaboration de la rumeur, aux modifications que subit le message au cours de ses transmissions, et aux commentaires suscités par la rumeur ; la formerécit correspond à la stabilisation du contenu de la rumeur, à l’histoire rapportée par la rumeur17. Ces observations invitent donc à voir dans les rumeurs un texte en train de se dire, provoqué par une situation de crise qu’il tente de résoudre. Nous aurons, en lisant ce texte, à nous demander si la rumeur est capable de provoquer des événements et si, de cette façon, elle devient un instrument de réalisation de la prophétie.

16

Pour le détail de l’argumentation et les nuances qu’elle envisage, voir Jules Gritti, Elle court, elle court, la rumeur, chapitre 5, « Vers de nouvelles explorations », op.cit., pp.88-124. 17 Francoise Reumaux, La Veuve noire, op.cit., p.86.

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1. Stratégies du commérage Avant de devenir un phénomène de foule qui noie les voix individuelles dans l’anonymat du on, la rumeur chez Barbey naît d’échanges apparemment anodins entre commères. Dans Une vieille maîtresse, ces commères – qui peuvent aussi, nous le verrons, être des hommes –, appartiennent à une aristocratie qui cache sous son raffinement un intérêt vorace pour les secrets d’alcôve. Les deux douairières très respectables d’Une vieille maîtresse, la marquise de Flers et Madame d’Artelles, sont très occupées du futur mariage d’Hermangarde, petite-fille de Madame de Flers, avec un coureur de jupons converti à l’amour conjugal. Elles s’intéressent fort au personnage de Vellini, la vieille maîtresse de Ryno, qui malgré son manque apparent d’attraits physiques, a su le maintenir dans ses rets pendant une dizaine d’années. Dans L’Ensorcelée et Un Prêtre marié, les personnalités extraordinaires de l’abbé de la Croix-Jugan et de Sombreval exercent sur la population villageoise une véritable fascination : d’un côté, un prêtre défiguré, suspendu de son ministère pour avoir chouanné, qui mène une vie mystérieuse ; de l’autre un prêtre défroqué, chimiste, marié, qui fait peur à tout le monde et suscite des discours aussi affreux qu’imaginatifs. Tous ces personnages sont hors du commun et suscitent la curiosité : comment la Vellini a-t-elle fait pour garder Ryno aussi longtemps ? Que fait l’abbé de la Croix-Jugan, suspendu de son ministère à cause de ses péchés, dans la sacristie avec Jeanne le Hardouey, mariée et respectable ? Que contiennent les caisses mystérieuses qui attendent devant le château du Quesnay ? Dans les trois romans, les commères sont là pour tenter de répondre à ces questions. On s’adresse à elles pour en savoir plus, toujours plus.

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Une vieille maîtresse ou le commérage aristocratique Le premier chapitre d’Une vieille maîtresse nous fait découvrir un des personnages principaux, Ryno de Marigny, à travers les propos de deux respectables vieilles dames : Madame de Flers, la grand-mère d’Hermangarde, promise à Ryno, et une amie, Madame d’Artelles. La marquise de Flers réclame au sujet de Ryno des « faits positifs » (210), et non pas les potins que lui rapporte Madame d’Artelles, les « bruits du monde » (209). « Joueur », « aventurier », « libertin effréné » (208), c’est ce qui se dit à Paris : « le monde a sur le mari de votre fille les opinions les plus tranchées, les plus répandues et malheureusement les moins flatteuses » (208) : Ryno a une maîtresse. Madame d’Artelles tient ces renseignements d’une source sûre, qu’elle recommande à la marquise de Flers : le vicomte de Prosny, vieux lynx (213), « très fin et très madré » (213) , ancien chevalier servant de Vellini : « Le vicomte connaît la donzelle. Il va chez elle, ou il y allait autrefois. Il vous donnera, si vous voulez, les détails les plus circonstanciés sur cette liaison qui me paraît assez ignoble » (213). Madame d’Artelles invite de Prosny à un « dîner des dieux » (229) qui est aussi un conseil de guerre à l’issue duquel le vicomte est envoyé en mission : « Tâchez de m’avoir des détails ; tachez de savoir par quel diabolique talisman cette femme, qui n’est ni jeune, ni belle, dites-vous, a pris sur M. de Marigny un ascendant qu’elle n’a jamais perdu » (232). Le but de la manœuvre est d’empêcher le mariage par l’éclat d’une rumeur. La stratégie consiste à annoncer « à la señora le mariage prochain de Melle de Polastron et de M. de Marigny » (233) dans le but de provoquer un « fier tapage » (233) qui neutralise les projets de mariage. Le vicomte reviendra bredouille. De son côté, la marquise de Flers, alléguant le désir de « montrer » à la capitale le « bonheur » des futurs époux (255), organise une sortie à l’opéra : « Ce prétexte aimable avait pour motif le désir et l’espoir de rencontrer à l’Opéra la señora Vellini, et donc de trouver de quoi satisfaire sa curiosité : Comment a-t-elle régné ? Par quels moyens règne-t-elle encore ? » (255). La grand-mère d’Hermangarde prévoit ensuite une « explication » (255) avec Ryno. Mais ici aussi les plans de bataille sont déjoués : Vellini ne se montre pas.

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Tout ceci est très raffiné. On boit le thé, on va à l’opéra, on reçoit dans un boudoir douillet à des heures tardives. On commère en levant le petit doigt. Il n’en demeure pas moins que les intentions de chacune sont claires, donc troubles. Madame d’Artelles cherche de son côté à faire empêcher le mariage pour son plaisir, dont la rumeur serait l’instrument : Si le tapage – reprit la comtesse – peut empêcher le mariage, vous m’aurez donné mon dernier plaisir.’ Et elle lui tendit la main, en appuyant sur ce mot, que la discrète délicatesse du vicomte n’osa relever, mais qu’il comprit » (233)18. Le mariage a cependant bien lieu, et c’est donc en pure perte que la comtesse aura déployé ses armes. Les jeunes mariés se rendent sur la côte normande en compagnie des deux douairières. Le commérage aristocratique se poursuit par courrier. Dans une lettre au vicomte, Madame d’Artelles fait part de son changement total d’opinion au sujet de Ryno de Marigny. La sincérité de ce dernier ne fait plus pour elle aucun doute : « Le mariage a transfiguré Marigny. Vous ne le reconnaîtriez pas. Ce que je haïssais en lui a disparu […] » (354). Ce revirement provoque l’étonnement du vicomte, qui s’empresse de transmettre ce que dit « l’opinion publique » (379). Dans la capitale, les spéculations vont bon train au sujet de l’issue du mariage : qui l’emportera, la maîtresse ou la légitime ? Les paris sont ouverts comme aux courses : « Là-dessus, des paris se sont engagés de toutes parts avec furie, comme s’il s’agissait de deux chevaux ou de deux jockeys » (381). Le vicomte de Prosny, de son côté, prévoit la « torture » de la comtesse par ladite opinion, si cette dernière venait à connaître son revirement : « La Moquerie parisienne sonnerait l’hallali de toutes ses trompes, et j’aurais la douleur de vous voir dépecée par les charmants couteaux de l’Ironie et de l’Epigramme qui tuent et scalpent, et vous écorchent quand ils vous ont tué et scalpé » (601). Ce qui ressort ici, sous l’élégant manteau des apparences, c’est la motivation violente du discours. Celle-ci se révèle dans la métaphore qui fait de la rhétorique un instrument de mise à mort. Là 18 N’oublions pas que le vicomte de Prosny est « un ancien cavalier servant » (229) de la comtesse, et que le « dîner des dieux » qu’elle lui a servi est un substitut à des plaisirs d’une autre nature. Le récit est sans ambiguïté sur ce point : « Elle l’avait traité en vieille qui veut séduire un vieillard, et qui le prend par la seule anse qui reste – la passion suprême, celle qui ferme la porte à toutes les autres, – le péché capital qui est, hélas ! aussi le péché final » (229).

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où la rumeur était censée apporter un substitut au plaisir, « l’opinion publique »19 serait maintenant prête à se partager celle qui a osé quitter les rangs en n’étant plus d’accord avec elle. La métaphore de la chasse évoque le moment où la bête est aux abois : le destin qui attend la marquise est celui du gibier pris au piège, ou de la victime dont on se partage la dépouille à l’issue de pratiques rituelles : tuer, écorcher, scalper, dépecer, tout ces verbes prouvent que sous les mots, c’est la mort qui couve. Cependant, les commérages restent limités dans Une vieille maîtresse. On n’y assiste pas non plus à une rumeur à proprement parler, c’est-à-dire à un phénomène collectif, issu d’un contexte de crise. En effet, et contrairement à L’Ensorcelée et à Un Prêtre marié, l’action d’Une vieille maîtresse est contemporaine de Barbey, et se déroule partiellement à Paris. Barbey n’y dépeint pas encore la Normandie rurale des premières années qui suivent la Révolution, encore traumatisée par le cataclysme. De plus, à l’intérieur même du roman, les personnages prennent littéralement leurs distances par rapport au foyer parisien de la rumeur. Lorsque la lettre du vicomte parvient à la comtesse, celle-ci est en Normandie, qui donne son décor à la seconde moitié du roman. Ce qui se dit à Paris est atténué par la distance. Si la rumeur escomptée au départ ne s’est pas manifestée, la présence de Vellini sur la côte ne suffira pas non plus à la provoquer. L’Espagnole suscite cependant bien des étonnements, et ceci plus particulièrement de la part des Bas-Hamet, qui la logent. Vellini leur apparaît comme une créature étrange qui apporte une certaine poésie à l’existence de la mère et de la fille : Cette mystérieuse étrangère, dont le teint et les yeux annonçaient une origine lointaine, saisissait l’imagination naïve des filles de ce rivage. Bonine […] était en perpétuelle curiosité et observation quand il s’agissait de cette maigre Espagnole, dont la vie oisive différait tant de tout ce qu’elle avait pu voir et observer jusque-là. (466)

19 La sociologie de la rumeur procède à une distinction entre rumeur et opinion publique qui n’est pas présente ici. L’opinion publique s’exprime par les medias. Ici, le vicomte de Prosny ne se réfère pas à un discours public dont la presse se ferait l’écho, mais à un discours de nature plus confidentielle. Voir sur ce point Françoise Reumaux, « Rumor et Opinio », Cahiers Internationaux de sociologie, op.cit, pp.123139.

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Curiosité et observation : c’est le programme de la commère. Ici, on n’hésite pas à prendre la position du voyeur, et à observer l’Espagnole dans le cadre de son intimité : « Etonnées, curieuses, la mère et la fille vinrent plus d’une fois regarder, à la nuit tombante, à travers une fente de volet, ce que faisait la Mauricaude » (467)20. La curiosité est donc maîtresse dans les commérages. On souhaiterait investir les mots du pouvoir d’empêcher les événements, comme nous l’avons vu avec Madame d’Artelles ; le système métaphorique associe la parole collective à une exécution barbare. Les commérages d’Une vieille maîtresse annoncent de cette façon ceux de L’Ensorcelée et Un Prêtre marié. Dans ce dernier roman, la parole collective violente s’affirmera au point de devenir un ressort dramatique de tout premier plan. L’Ensorcelée : la couturière et la bonne du curé L’Ensorcelée et Un Prêtre marié possèdent tous deux leurs commères, explicitement présentées comme l’origine de rumeurs. Dans L’Ensorcelée, ces commères sont introduites sur un mode très volontiers comique qui masque les véritables enjeux de leur discours, tout comme la légèreté de ton des grands-mères d’Une vieille maîtresse cachait leur véritable motivation. Voyons le portrait que fait Barbey de ces commères : L’une d’elles était Nônon, la couturière en journée, l’autre, Barbe Causseron, la servante de l’honnête curé Caillemer. C’étaient toutes les deux ce qu’on appelle des langues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles et tous les propos d’une contrée et les rejettent tellement mêlés à leurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie, ne saurait s’y prendre pour les filtrer. (655)

Elles illustrent très clairement un type, celui de la « vieille fille dévote » (601), et leur portrait est à ce titre très proche de la caricature. Nônon présente ainsi « les petitesses, les enfantillages et les défauts de son type » (601) : elle « idolâtre » (601) les prêtres, et passe pour une « hanteuse de confessionnal » (601). Belle par le passé, elle s’oppose en cela à sa consœur en commérage : « En effet, Barbe 20

C’est aussi ce que fera Hermangarde, un soir où elle observe les deux amants par le trou d’un volet (485).

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n’avait jamais eu la beauté de la couturière. Aussi, servante de curé dès sa jeunesse, à cause du peu de tentations qu’elle aurait offertes aux imaginations les moins vertueuses, elle avait le sentiment de son importance personnelle » (655). La servante de Caillemer a « le bec pincé, les reins de manche à balai, le teint jaune, sec et fripé comme une guézette de l’année dernière ! » (654). C’est un véritable ascendant qu’elle exerce sur Nônon, parce qu’en la côtoyant, celle-ci fait une certaine expérience du sacré : Barbe, en effet, « approchait de MM. les prêtres » (652). Nônon subit « cette insupportable précieuse de cuisine » parce que grâce à elle, elle prend part, à sa façon, au mystère qui entoure la personne du prêtre. Cela lui permet aussi de se rapprocher de son rêve : « mourir servante du curé » (655). Cette fréquentation des gens d’église fait des deux femmes, de Barbe surtout, des sources d’informations intéressantes. Ainsi, pendant les vêpres qui marquent l’entrée de Jéhoël dans l’existence de Jeanne, c’est à Nônon que celle-ci s’adresse pour satisfaire sa curiosité : « Elle se retourna et demanda à Nônon Cocouan, la couturière, qui était agenouillée sur le banc placé derrière le sien, si elle connaissait ce prêtre qu’elle lui désigna, et qui était resté debout, adossé à la stalle fermée » (600). C’est ainsi qu’une partie de l’office dominical est consacrée à la chasse aux informations : […] mais Nônon, quoique fort au courant des choses et du personnel de l’église de Blanchelande, pour laquelle elle travaillait, eut beau regarder et s’informer en chuchotant à deux ou trois commères des bancs voisins, elle ne put ramasser que des négations ou des hochements de tête, et fut obligée d’avouer à Jeanne qu’elle ni personne dans l’église ne connaissait le prêtre en question. (601)

C’est presque déchoir que de reconnaître une ignorance qui ressemble beaucoup ici à de l’impuissance : Nônon est « obligée d’avouer » qu’elle ne sait rien. Elle mettra donc un point d’honneur à mener à bien sa mission, quitte à s’adresser plus haut qu’elle, et donc à recourir aux services de l’« insupportable précieuse de cuisine » : Je sais qui c’est, ma chère madame Le Hardouey, – dit Nônon Cocouan, avec cet air ineffable et particulier aux commères. […] J’l’ai demandé à Barbe Causseron, la servante à Monsieur le curé. Barbe dit que c’est un moine de l’Abbaye qui a chouanné dans le temps, et que c’est les scélérats de Bleus qui lui ont mis la figure dans l’état horrible où il l’a ! (605)

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Nônon détaille longuement ce qu’elle a appris sur Jéhoël : les circonstances de son installation à Blanchelande, ses opinions politiques. Elle conclut sur l’impression suscitée en elle par la physionomie effrayante de l’abbé : « […] « il me semble que je ne pourrais pas aller à confesse à lui, quéque méritant et exemplaire qu’il puisse être. Je ne puis pas dire ce que ça me ferait de voir sa figure auprès de la mienne à travers le viquet du confessionnal. M’est avis que j’aurais toujours peur, en recevant l’absolution, de penser plus au diable qu’au Bon Dieu » (606). Dans Un Prêtre marié, un dialogue entre le teinturier Brantôme et le boulanger Vigo présente un procédé identique à celui qu’utilisait Nônon. Au début du chapitre XVI, la Malgaigne, qui désespère de faire entendre raison à Sombreval, se rend chez le père Brantôme, teinturier, afin de faire teindre ses vêtements en noir : elle a décidé de porter le deuil de l’âme de celui qu’elle a élevé. Ce geste, dont la portée symbolique échappe à Brantôme, suscite son étonnement : « Psitt, Vigo ! – fit-il – de qui peut-elle être en deuil, la Malgaigne, qui n’a jamais eu ni père, ni mère, ni enfants, ni oncles, ni tantes, ni cousins, ni cousines ?… » (1063). Le boulanger, pourtant « accoutumé à rire et à jocqueter avec toutes les commères de son four, et plus commère qu’elles, le compère » (1063), est incapable de répondre. Comme Nônon, il s’en remettra à un tiers : « C’t’après-midi, quand j’irai porter le pain chez la demoiselle de la poste, j’demanderai à la grosse Eulalie le Dran, sa servante, s’il n’est rien venu pour la Malgaigne. V’là tout ce que je puis faire pour vous, père Brantôme […] » (1064). En attendant, le père Brantôme devra se contenter des spéculations du boulanger, qui a tôt fait d’inventer à la fileuse un enfant illégitime mort à l’étranger. On a remarqué plus haut à quel point il semblait important pour Nônon d’apporter une réponse à la requête de Jeanne. Ce qui se dessine, dans un roman comme dans l’autre, c’est une forme de solidarité dans la recherche d’informations, comme s’il s’agissait de bien autre chose que de potins sans conséquences : « c’est tout ce que je puis faire pour vous », dit le boulanger. Satisfaire la curiosité, la sienne propre ou celle d’autrui, semble se hisser au rang de devoir. Ne sait-on pas ce que l’on devrait savoir ? On met alors en mouvement une armée de bavards qui se recrute à la messe ou à domicile. La raison de cette mobilisation générale, dans un cas comme dans l’autre, c’est le désir de combler coûte que coûte cette ignorance,

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pour maintenir ou obtenir un pouvoir. Une autre scène de L’Ensorcelée est à ce sujet très éclairante. Nous y retrouvons nos deux commères. Nônon pose une question à Barbe : « Est-ce que notre vénérable seigneur de Coutances a relevé de son interdiction M. l’abbé de la Croix-Jugan ? » (654). Barbe ne sait rien : « Mais nenni. Point que je sache. La suspense est toujours maintinte. Nous n’avons rien reçu de l’évêché. I1 y a plus de quinze jours que le piéton n’a rien apporté au presbytère » (654). Sa réplique n’est qu’une déduction de l’absence d’information. Nônon possède, en revanche, une information substantielle : « c’est que j’ai vu, il n’ y a qu’un moment, maîtresse Le Hardouey, qui n’était point dans son banc pendant qu’on a chanté Ténèbres, se glisser dans la sacristie, et je suis sûre et certaine qu’il n’y avait dans la sacristie que M. l’abbé de la Croix-Jugan » (655). Les informations glanées ailleurs confirment ce qu’elle a vu : L’abbé de la Croix-Jugan et maîtresse Le Hardouey se connaissent plus qu’ils ne paraissent. L’abbé […] voit Jeanne-Madelaine, qui est une Feuardent, une fille de condition, chez la vieille Clotte. Et c’est bien souvent qu’il y va et qu’il l’y rencontre, m’a conté la petite Ingou, qu’on envoie à l’école dès qu’ils arrivent, ou à jouer aux callouets toute seule au fond du courtil. (656)

A partir de là, les langues vont bon train, et examinent successivement les hypothèses de l’adultère et de la chouannerie (656-657). La première hypothèse est rejetée. En effet, l’abbé est trop effrayant, et Jeanne trop vertueuse : « On ne peut pas avoir de mauvaises pensées sur cet abbé qui ferait plus peur qu’autre chose à une femme, avec son visage dévoré…Jamais, au grand jamais, on n’a rien dit de Jeanne. Sa réputation est nette comme l’or » (657). La seconde hypothèse, la plus évidemment probable, est retenue et confirmée par le narrateur : « L’abbé de la Croix-Jugan faisait depuis plus de six mois servir Jeanne Le Hardouey à ses desseins » (658). Nônon vient de remporter une victoire sur Barbe. Elle a usé pour cela d’une stratégie fort sournoise. D’un bout à l’autre de la scène, elle se joue de sa curiosité, qu’elle attise jusqu’à la rendre insupportable. D’allusion en retrait tactique, elle la met au supplice. Nônon, ayant appris que l’abbé est toujours suspendu de son ministère, éveille tout d’abord l’intérêt de Barbe par un sous-entendu sibyllin : « C’est drôle, alors ! » (655). L’autre mord immédiatement à l’hameçon : « Qui ? drôle ? » (655), trahissant son impatience par ce

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« filet de vinaigre rosat dans la voix » (655) et par l’emploi du pronom interrogatif qui là où l’on attendrait le neutre quoi21 : elle s’attend bien à une révélation sur quelqu’un, et son attente n’est pas déçue. Cependant, Barbe s’empresse de nier : « Vous vous serez trompée, ma fille », lui dit-elle comme si Nônon était à confesse et qu’elle eût ellemême endossé la robe de prêtre. Joue-t-elle la comédie ? Non ! Ce qui est en jeu ici, c’est son prestige, et elle se pare ici de tout ce qui peut asseoir son autorité, c’est-à-dire du langage des gens d’Eglise. Mais devant l’insistance de Nônon, les défenses de la servante faiblissent : Barbe, en effet, « ne voulait pas nier une minute de plus ce qu’elle grillait d’envie de croire vrai. » (655). Nouvelle banderille de la couturière, qui pour l’occasion joue sur les mots en répondant à sa compagne. Barbe : « car quelle affaire peut avoir maîtresse Le Hardouey avec l’abbé de la Croix-Jugan, qui ne confesse pas et qui ne parle pas à trois personnes, en exceptant M. le curé ? » (655). Nônon : « Mais voulez-vous que des trois personnes à qui il parle, je vous en nomme deux auxquelles il cause plus souvent p’t-être que vous ne pensez ? » (656). Le jeu de mots fait toute la différence entre la communication sociale au quotidien, et un commerce un peu moins avouable. De plus, dans le registre populaire, causer à signifie aussi faire la cour à. S’il est difficile de se représenter l’abbé de la CroixJugan en train de conter fleurette, au moins le discours de Nônon metil l’accent sur l’aspect clandestin de ses relations. La couturière remporte un nouveau point : elle a piqué la curiosité de Barbe une nouvelle fois. Celle-ci, maintenant, considère Nônon comme une « vieille chatte qui regarde une jatte de crème » : le délicieux potin que voilà ! Onctueux à souhait, il pourra mettre un baume sur les brûlures de la curiosité. Encore faut-il pouvoir s’en approcher davantage, nécessité qui force la « vieille chatte » gourmande à avancer la patte : « Vous êtes donc instruite ? » (656). Nônon évoque alors, non sans donner quelques coups de griffe, ses conditions de travail :

21 Qui, pronom interrogatif neutre, a été employé jusqu’au XVIIIème siècle, comme équivalent de « qu’est - ce qui ». Je n’ai pas trouvé mention d’un emploi plus tardif. En revanche, qui peut désigner une chose, donc avoir un emploi neutre, dans la langue littéraire. Cette hypothèse n’est peut-être pas totalement à éliminer. Cependant, dans le contexte qui est le nôtre ici, l’hypothèse du glissement inconscient de quoi à qui me paraît plus vraisemblable. Voir Grévisse, Le bon usage, op.cit., pp. 1069-1070.

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Je n’ai pas, comme vous, le bonheur, et l’honneur – ajouta-t-elle en parenthèse ravisée – de rester dans un presbytère, toute la semaine des sept jours du bon Dieu, à soigner le dîner de MM. les prêtres et à raccommoder les effets de M. le curé. Il faut que je me lève matin et que je revienne tard à Blanchelande. Je suis obligée de trotter partout, dans les environs, pour de l’ouvrage, et voilà pourquoi je sais et j’apprends bien des choses que vous, avec tous vos mérites, ma chère et respectable fille, vous ne pouvez réellement pas savoir. (656)

Il pointe ici comme de l’envie. Nônon souligne la difficulté de son travail : debout tôt, se fatiguer, rentrer tard. A ce métro – boulot – dodo rural s’oppose l’absence d’effort à fournir pour Barbe, sédentaire, qui « reste dans un presbytère ». La situation de Nônon présente cependant un avantage. En effet, la quantité des informations recueillies est proportionnelle au nombre et à la variété des endroits visités, et tout ce qu’apprend la couturière compense la pénibilité de sa tâche. Nônon représente ici les petites gens face à Barbe, expression bouffonne du clergé qui perd ses privilèges. Cette perte est représentée par la faible quantité, voire l’absence, de bruits qu’elle recueille. Les bruits glanés au cours de la journée apportent donc au travail de la couturière une sorte de plus-value, et Nônon y gagne une richesse qui lui assure un pouvoir sur la servante. C’est ce pouvoir qu’elle exerce dans cette scène, où elle la torture à plaisir. Barbe « grillait » (655), elle commence à « cuire » (656). Pas de doute, c’est l’enfer ! On s’amuse beaucoup à lire ces pages de Barbey. Elles témoignent d’un sens aigu de l’observation. Mais il ne faut pas perdre de vue la tactique perverse qui consiste à tourmenter sa proie de la sorte, à toujours retirer au dernier moment l’objet convoité avec tant d’ardeur. La métaphore animale nous révèle le véritable enjeu de la lutte entre les deux commères. En effet, si Nônon est aux yeux de Barbe une vieille chatte, n’oublions pas que le chat est un animal de proie ; la tactique de Nônon évoque bien le félin jouant avec la souris avant de la dépecer, ou encore l’homme faisant faire le beau au chien pour lui faire attraper sa récompense. Le jeu est cruel, et l’enjeu social, vital. Que fait Nônon à ce point de la conversation ? Elle malmène une dernière fois son interlocutrice. Sait-elle quelque chose ? « Oh ! rien du tout ! ». Elle lui retire brutalement la révélation qu’elle lui fait miroiter depuis le début de l’échange. Elle s’amuse aux dépens de Barbe. Cela sent la vengeance, et Barbe refuse de se laisser prendre lorsque Nônon finit par lâcher le morceau : Jeanne et Jéhoël se voient

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chez la Clotte : « Pas possible, ma chère : ce serait une chose trop affreuse, par exemple ! Je ne la croirai, celle-là, que quand je l’aurai vue. Il n’y a pas sur ça la seule difficulté » (657) 22. Barbe s’empressera pourtant de partager sa découverte avec le curé Caillemer, la sacristie ne devant se transformer ni en « nid à chouans » (657) ni en lieu de rendez-vous amoureux. Avec elle, voici le ragot de village érigé en devoir sacré : « Ah ! certainement j'en parlerai à Monsieur le curé, et dès ce soir, en lui servant sa collation de jeûne. Ne m'en détournez pas. Adieu, ma fille. Je suis tenue en conscience, et sous peine de péché mortel, d’avertir M. le curé de ce qui se passe » (657). Notons le moment choisi par la servante pour servir au curé son potin tout chaud : la « collation de jeûne »23. Barbe a obtenu le potin tant convoité, mais le véritable plaisir, ce n’est pas de le consommer seul, c’est de le faire chrétiennement partager. Pour justifier son empressement à faire profiter le prêtre de sa découverte, Barbe utilise un lexique très moral : elle est « tenue en conscience », garder le silence risque en effet de lui faire commettre un « péché mortel ». Pour éviter, en ne parlant pas, de commettre un acte grave, elle préfère donc faire commettre à son curé le péché de gourmandise en lui servant au dessert des ragots qui auront l’immense avantage de le nourrir sans lui faire oublier son jeûne. Nônon, « indulgente » (657), essaie de minimiser le « mal », qui « n’est pas si grand, après tout » (657). La voilà cependant transformée en tentatrice qui cherche à détourner Barbe de son devoir de commérage : « ne m’en détournez pas », lui dit Barbe. Tous les prétextes sont bons pour Barbe : devoir, refus de la tentation, pour céder à l’envie de colporter la nouvelle. Ce qui ressort de tout ceci, c’est que les bruits que l’on délivre ou recueille à force de patience et de stratégie sont de véritables biens de consommation. L’humour incontestable de la scène ne doit pas masquer la lutte féroce que se livrent les deux commères. La métaphore animale, qui illustre la violence larvée du conflit, est là pour nous le rappeler. Celle de la nourriture fait des potins une denrée consommable. Ici mets onctueux, les potins peuvent constituer aussi le plat de 22

Barbe répète ici une expression chère à l’abbé Caillemer. La scène a lieu « un soir de Vendredi Saint » (653), ce qui explique l’allusion au jeûne. 23

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résistance. C’est ce que montre une scène antérieure, celle du repas normand chez les le Hardouey, repas auquel assiste le curé Caillemer. Celui-ci, questionné par Thomas Le Hardouey au sujet des « effroyables blessures » de Jéhoël, entame la « tragique histoire » de l’abbé de la Croix-Jugan tout en entamant sa « soupe aux choux » : « Ah ! Sainte mère de Dieu ! fit le curé, qui avalait ore profundo une large cuillerée de soupe aux choux, c’est une assez tragique histoire ! » (625)24. Ici, le plaisir de raconter une histoire peu ordinaire est très proche de celui que l’on éprouve à se nourrir. Ne dit-on pas d’une histoire qui plaît qu’elle est bonne ? De plus, les rites conjoints du récit et du repas prennent une couleur liturgique avec cet ore profundo qui évoque irrésistiblement le de profundis. Le curé Caillemer occupe ici une position centrale : il est au centre d’une liturgie alimentaire qui fait du rite du repas un autre rite, quasi religieux, celui du récit. Or ce récit comestible est un récit de mort violente, et, à sa façon, une oraison funèbre : le curé Caillemer évoque la mort donnée par l’abbé chouan sur le champ de bataille, et sa tentative de suicide. On retrouve dans cette conversation la stratégie à l’œuvre dans les échanges entre Nônon et Barbe, échanges où l’information devenait un bien de consommation, assimilé ici à un repas. Thomas, très intéressé par la cause des blessures de Jéhoël, devra prendre son mal en patience avant de pouvoir goûter l’histoire de l’abbé. En effet, le curé Caillemer trouve bon de différer ses révélations en racontant tout d’abord l’histoire de la famille de Jéhoël. Puis, à une allusion ironique de Le Hardouey à la « bonne abbaye de Blanchelande, où on [ne] riait pas que du bout des dents » (626), le curé accuse son hôte de parti pris. Le Hardouey essaie ensuite de le ramener au sujet qui l’occupe : « Toujours est-il que ce n’est pas en chantant mâtines ou vêpres qu’il s’est ainsi marqué le visage, votre abbé de la CroixJugan » (626). C’est l’occasion pour Caillemer de placer une courte diatribe sur les méfaits de la Révolution, avant de faire une allusion aux chouanneries auxquelles Jéhoël a pris part, ce qui l’amène enfin à

24

« Caillemer is, above all, fond of a good dinner, although his satisfaction at the sight of a well-laden table is almost equalled by his delight in retailing gossip », Brian G.Rogers, The novels and stories of Barbey d’Aurevilly, Droz, 1967, p.202.

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sa tentative de suicide : « Comment ! c’est lui qui s’est ainsi labouré la face ? » (628), demande Le Hardouey25. Le reste du récit de Caillemer, qui devrait en constituer la part la plus importante, est évoqué en une seule phrase par le narrateur. C’est la révélation tant attendue par Thomas, qui effectue, en même temps, un retour sur le début de l’histoire contée par Maître Tainnebouy : « Et il raconta la scène qui avait eu lieu chez Marie Hecquet, comment cette brave femme avait sauvé le suicidé et l’avait arraché à la mort » (628). Cette phrase nous renvoie au début de « l’histoire de l’abbé de la Croix-Jugan » (583), censée correspondre au récit de Maître Tainnebouy, et qui s’ouvre sur la tentative de suicide de l’abbé. Ensuite, la vieille femme qui le recueille agonisant entreprend de soigner ses blessures, « qui se croisaient comme d’inextricables sillons. L’espingole était chargée de cinq ou six balles. En sortant de ce canon évasé, elles avaient rayonné en sens divers. Et c’est, sans nul doute, à cette circonstance que le Chouan devait de n’être pas mort sur le coup » (590). Au bout d’une dizaine de jours, cinq Bleus le découvrent. Leur chef le mutile : « Il marcha au lit du Chouan, et, saisissant avec ses ongles les ligatures de son visage, il les arracha d’une telle force qu’elle craquèrent, se rompirent, et durent ramener à leurs tronçons brisés des morceaux de chair vive enlevés aux blessures qui commençaient à se fermer ». (597) Puis, tous ensemble, ils le soumettent à la torture d’un baptême sauvage : « Et tous les cinq prirent de la braise rouge dans l’âtre embrasé, et ils en saupoudrèrent ce visage, qui n’était plus un visage. Le feu s’éteignit dans le sang, la braise rouge disparut dans ces plaies comme si on l’eût jeté dans un crible » (597). C’est le récit de ce geste barbare et collectif, plus que la soupe aux choux servie ce soir-là chez Maître Le Hardouey, qui constitue le plat de résistance. 25

Thomas est à ce propos un des rares dans le roman à ne pas subir l’influence de ce spectacle horrifiant. Lorsqu’il interroge le curé Caillemer sur Jéhoël et les causes de ces cicatrices, l’exploitant agricole emploie une métaphore agricole : « les blessures [de Jéhoël ] lui ont retourné le visage comme le soc de la charrue retourne un champ » (635) ; « Jéhoël s’est labouré la face » (626). Rien dans ses propos ne laisse transparaître de malaise, encore moins de peur sacrée. Il souligne cependant lui aussi l’ambivalence que traduit l’apparence du personnage : « il a plutôt l’air d’un diable que d’un prêtre » (625).

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2. La rumeur dans L’Ensorcelée Adultère ou chouannerie ? Nous avons vu jusqu’ici que le personnage de Jéhoël, ainsi que les rapports mystérieux qu’il semble entretenir avec Jeanne, alimente littéralement les conversations. En même temps, partager ce bien que représente l’information revient aussi à s’en défaire sans mesurer les conséquences de ce qui est une véritable passation de pouvoir. En effet, les commérages de Barbe et Nônon sont explicitement désignés comme l’origine de la rumeur qui commence à courir : « En effet, c’est à partir de cette journée qu’à Lessay et à Blanchelande on commença de joindre ensemble les noms de Jeanne Le Hardouey et de l’abbé de la Croix-Jugan » (658). Le phénomène, discret pour commencer, s’amplifie rapidement : « A dater de cette première révélation faite à la servante du curé Caillemer par Nônon Cocouan, des bruits vagues, un mot dit par-ci et par-là, des souffles plutôt que des mots, mais des souffles qui vont tout à l’heure devenir un orage, commencèrent à circuler sur la pauvre Jeanne » (661). On interprète les rapports de Jeanne et Jéhoël selon les probabilités évoquées par les deux commères : « D’abord on parla, comme Nônon, de chouannerie » (660). Mais comme rien ne vient confirmer l’hypothèse (la cause royaliste, défendue par l’abbé, est perdue, pourquoi continuer à utiliser Jeanne comme messagère ?), on finit par opter pour des rapports d’une autre nature : Les jours tombant les uns sur les autres sans amener d’événement, et les entrevues chez la Clotte entre l’abbé de la Croix-Jugan et Jeanne restant aussi fréquentes que par le passé, on vit des étonnements qui avaient l’air sournois des soupçons. « Ma foi, – disaient beaucoup de bonnes têtes, maîtresse Le Hardouey a beau être une fille de condition, une demoiselle Feuardent, et l’abbé de la Croix-Jugan une face criblée et couturée, pire que si toutes les petites véroles de la terre y avaient passé… le diable est bien malin, et, si j’étais maître Thomas, je ne me soucierais guère26 des accointances de ma 26

Barbey emploie souvent se soucier dans un sens disparu aujourd’hui qui risque de créer une certaine confusion. Il l’emploie à la forme négative, dans un sens qui est précisément l’opposé du sens moderne actuel – être indifférent à. Ici, ne pas se soucier de signifie se méfier de, voir d’un mauvais œil. Cet emploi provient véritablement d’un des sens du verbe à la forme négative au Moyen-Age, ne pas avoir envie de. Cf. Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op.cit., tome III, article soucier, p.3578.

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Prophètes, sorciers, rumeurs femme avec ce prêtre qui, malgré ses airs d’aujourd’hui, n’a jamais beaucoup tenu à sa robe, puisqu’il s’est défroqué si vite pour aller aux Chouans ». (660661)

Les bruits tordent la logique qui avait permis au départ à Nônon d’innocenter Jeanne : l’abbé faisait trop peur à voir pour être séduisant, et Jeanne était de toute façon trop vertueuse (657). Pour la rumeur, ces arguments n’ont pas de poids ; ni l’aspect repoussant du visage de Jéhoël, ni la très grande vertu de Jeanne ne sont un empêchement. La comparaison utilisée pour décrire le visage de l’abbé est à cet égard très parlante, la « petite vérole » se faisant ici l’expression d’une très petite vertu. C’est en totale contradiction avec tout ce que l’on sait de Jéhoël. La Clotte le dépeint comme un être pétri d’orgueil totalement indifférent aux femmes : « je crois que l’orgueil était son plus grand vice. […] jamais, au grand jamais, je n’ai entendu dire que l’abbé de la Croix-Jugan ait oublié sa robe de prêtre avec aucune de nous » (638). Si les commérages se trompent sur la véritable nature des rapports entre Jeanne et Jéhoël, ils mettent en revanche l’accent sur un aspect essentiel de la personnalité de l’abbé : son ambivalence et sa double vie. Malgré la punition imposée par l’Eglise, malgré l’échec de la Chouannerie, l’abbé refuse d’abandonner la lutte. C’est pour cette raison que sa vie n’est irréprochable qu’« extérieurement » (722). Dans la clandestinité, il maintient ses contacts avec le parti royaliste, et Jeanne le Hardouey est son instrument. De l’Histoire aux histoires Jéhoël s’impose donc comme un être double. Dieu et diable, il dérange parce qu’il introduit une confusion entre des rôles distincts, celui du prêtre et celui du soldat. En cela, il incarne l’indifférenciation dont nous parlions en introduction. Cette ambivalence provoque le malaise. Nônon dit de lui : « […] sur la sainte croix, il n’avait pas trop l’air de ce qu’il était, car il portait de grosses bottes et des éperons comme un gendarme, et, joint à cela, une espèce de casaque qui ne ressemble pas beaucoup à la lévite de messieurs les prêtres » (605). Lorsqu’il s’est absenté plusieurs jours pour rendre visite à Jacqueline de Montsurvent, il se rend directement à l’église, sans ôter ses éperons :

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Que de fois, quand on le croyait retenu à Montsurvent par une de ces circonstances inconnues qu’on prenait toujours pour des complots, on le vit apparaître au chœur, sa place ordinaire, enveloppé dans sa fière capuce : et les éperons qui relevaient les bords de son aube et de son manteau disaient assez qu’il venait de quitter la selle. Les paysans se montraient les uns aux autres ces éperons si peu faits pour chausser les talons d’un prêtre, et que celui-ci faisait vibrer d’un pas hardi, et si ferme ! (716)

Les guerres de chouannerie, pourtant, sont terminées, et le combat cesse, faute de combattants : « La cause royaliste était, en effet, désespérée, et les efforts de cette âme à la Witikind qui respirait sous le capuchon ténébreux de l’ancien moine n’aboutirent jamais à réveiller autour de lui les âmes lassées des gentilshommes, ses compagnons d’armes » (660). Ne pouvant plus faire l’Histoire, l’abbé de la Croix-Jugan deviendra littéralement, par l’intermédiaire des commères, un faiseur d’histoires. La rumeur s’engouffre là où l’Histoire en tant qu’action fait défaut. A la place, elle fabrique des histoires. Délaissée par Jéhoël, qui n’a plus besoin d’elle, Jeanne se sent déshonorée et dissimuler ses tourments devient chose impossible, ce qui a pour résultat d’apporter de l’eau au moulin de la rumeur : « une fois cette grande question posée dans Blanchelande : « Qu’a donc cette pauvre maîtresse Le Hardouey ? » Dieu sait tout ce qu’on put ajouter. Sa pure renommée était flétrie » (661-662). Ni les médecins ni les hommes de Dieu ne lui sont d’aucune aide. On commence alors à parler de sorcellerie : Elle aimait le sort qu’on lui avait jeté ! Les uns parlaient du berger du Vieux Probytère, les autres de l’abbé de la Croix-Jugan, et, croyez-moi, Monsieur… c’étaient de terribles et ordes remarques qu’on faisait alors sur maîtresse Le Hardouey, à Blanchelande, au bourg de Lessay, et plus loin, – et je n’ai jamais su bien tirer au clair ce qu’on racontait27. (662)

Plus les bruits sont infâmes, plus ils gagnent du terrain, et réciproquement. Il en résulte un récit instable, fait de voix multiples qui se rejoignent dans l’opprobre. Cette instabilité, ce manque de clarté dont témoigne Maître Tainnebouy, pourrait correspondre à la forme - discours de la rumeur dont nous parlions au début de ce chapitre : le scénario n’est pas arrêté. La rumeur de L’Ensorcelée reste 27

Ici, le narrateur retranscrit les paroles de Maître Tainnebouy. Voir sur ce point la note 13 du Chapitre III.

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fluctuante, parce qu’elle n’éclate jamais totalement. Ce qui surprend l’entourage immédiat des protagonistes, et le fait parler, c’est la monotonie, le manque d’action en dépit de l’écoulement temporel, et non pas un événement véritable, comme ce sera le cas dans Un Prêtre marié. Ayant glissé hors de l’Histoire, ou l’Histoire s’étant éloignée de lui, Jéhoël devient un personnage sans emploi réel, sans autre influence que celle qu’il exerce sur Jeanne et sur les imaginations. Cette influence est proportionnelle à l’ascendant infernal de l’abbé sur Jeanne : Le caractère funèbre et terrible de toute la personne de l’abbé augmenta aux yeux des populations, qui l’avaient toujours regardé comme un être à part et redoutable, à mesure que la physionomie de Jeanne marqua mieux les bouleversements et les dévorements intérieurs auxquels elle était en proie, comme si plus la victime était tourmentée, plus sinistre devenait le bourreau ! (666)

Une créature pas comme les autres A tous les signes dérangeants qu’il présente, il convient d’ajouter le mutisme de l’abbé, mutisme qui contribue à son mystère. Souligné à plusieurs reprises par le narrateur ou les personnages, il gêne. Aux dires de la Clotte « haut comme le ciel » (638), l’abbé reste impassible en toutes circonstances, même devant le blasphème : […] « il continuait de boire en silence, sombre comme le bois de Limore et froid comme un rocher de la mer devant les excès dont il était témoin » (639). Son indifférence démesurée pour ses semblables est à son comble lorsqu’il entend les déclarations de Dlaïde Malgy. En apprenant la mort de Jeanne, Jéhoël affiche la même froideur. La mère Mahé, sa femme de ménage, raconte à Nônon : […] mè qui m’attendais à un apitoiement de la part de qui, comme lui, avait connu, et trop connu, maîtresse Le Hardouey, je fus toute saisie du silence qui se fit dans la salle, car il ne répondit pas tant seulement une miette de parole […] Je virai encore un tantet dans la salle ; mais ses yeux et son corps ne bougèrent, et je le laissai regardant toujours le feu de ses deux yeux fixes, qui auraient mieux valu que mes vieux soufflets pour allumer mon fagot. - V’là tout ? – fit Nônon triste et déçue. - V’là tout, vère ! […]. Il n’est donc pas une créature comme les autres ? – dit Nônon rêveuse. (715)

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On est tenté de répondre à Nônon qu’aucun héros n’est une « créature comme les autres », ou de la renvoyer à ce que la Clotte, en des termes fort semblables, dit du « moine blanc » devenu par la suite le « noir abbé : Non, ce n’était pas un homme comme un autre que Jéhoël de la Croix-Jugan ! ». (639) Le pouvoir involontaire de « cette créature pas comme les autres » sur les imaginations vient précisément de l’absence de pouvoir effectif sur les hommes. Le héros de Barbey ne peut tirer profit des rouages de la société ; il n’est pas non plus celui qui ne saisit pas les occasions offertes par l’Histoire, comme Frédéric Moreau. L’illusion d’action qu’entretient le roman est due à quelques scènes fortes, savamment orchestrées – l’arrivée inattendue de l’abbé, la découverte de Jeanne dans le lavoir, la mort de la Clotte –, et à la répétition sans fin d’une histoire, celle de Jéhoël, que tout le monde reprend inlassablement : les commères, le curé du village, la Clotte, Maître Tainnebouy, ainsi qu’à des retours en arrière – récits seconds, récits rétrospectifs comme celui où le narrateur revient sur les avertissements de la Clotte à Jeanne28. Cette succession de versions crée une épaisseur qui ne donne que l’impression d’un déroulement chronologique. Le personnage de Jéhoël ne vit pas dans la durée, parce que le roman le montre au terme de son itinéraire. Après l’échec de sa tentative de suicide, il n’a désormais d’autre ressource que de maintenir, pour lui-même, l’illusion qu’un nouveau départ est possible : « en faisant servir Jeanne Le Hardouey à ses desseins », en se rendant régulièrement chez la comtesse de Montsurvent, où il s’enfermera dans un silence de vaincu. Incapable d’habiter le temps, l’abbé ne peut plus habiter l’espace non plus. Ce personnage attire en effet l’attention par son extrême instabilité topographique. Il n’est jamais là où on le croit. Lorsqu’on le croit chez lui, on trouve sa maison vide. Lorsqu’on le croit en déplacement, occupé à quelque chouannerie, il apparaît soudain à l’église. Jéhoël est un héros absent, physiquement et symboliquement. Il n’a aucune prise sur le temps, et ne parvient à faire sien aucun espace, si ce n’est celui de la lande, qui est celui de l’errance et, nous l’avons vu, de la mort violente toujours recommencée. Le personnage de Jéhoël, c’est un vide que viennent

28

Voir le premier chapitre de cette étude.

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remplir les paroles des commères, c’est une absence qui fait parler, qui ne prend que le sens que les autres lui attribuent. L’influence qu’il perd du côté historique, il la retrouve ainsi bien malgré lui en peuplant les discours et inventions de la population locale. Pour cette population comme pour l’instance narrative, le personnage de Jéhoël ne semble pas tout à fait humain. Il y a en lui quelque chose d’une autre nature, d’un autre monde, ce qui ne saurait étonner de la part d’un personnage présenté comme ayant vaincu la mort. Lors de sa visite chez la Clotte, il se découvre, faisant apparaître son nouveau visage. Le narrateur compare alors ses paupières à celles « d’un lion qui a traversé l’incendie » (645). Dans le récit de la messe de Pâques, Jéhoël est explicitement divinisé : son regard est comparé au « buisson ardent » qui apparaît à Moïse (728). Il semble immortel : « Il y avait […] à force d’âme comme un dieu en cet homme plus haut que la vie, et qui semblait avoir vaincu la mort en lui résistant » (728). Jéhoël n’est donc plus de ce monde. Le récit de la messe de Pâques, de plus, canonise l’abbé : « Il consacra […] comme les Saints consacrent » (729). Cet événement exceptionnel attire beaucoup de monde, et l’affluence qu’il suscite est évoquée en des termes qui annoncent l’exécution publique de l’Habit-Blanc dans Un Prêtre marié : « L’église de Blanchelande avait peine à contenir la foule qui se pressait sous ses arceaux » (723) ; […] « les paysans se pressaient jusque dans les chapelles latérales » (724). L’attitude affichée par cette foule est motivée par cette curiosité que l’on voit à l’œuvre chez les commères. Là où on voulait savoir, aujourd’hui on veut voir ce qui a toujours été caché : le visage de l’abbé de la Croix-Jugan. Cependant, cette curiosité va de pair avec la crainte : « Le jour bleu […] frappait bien en face ce visage extraordinaire qu’on voulait voir, tout en frémissant de le regarder, et qui produisait la magnétique horreur des abîmes » (726). La population n’hésite toujours pas, devant le malaise provoqué par l’ambivalence du prêtre, à le diaboliser : « […] on se demanda tout bas s’il n’avait pas une licence du pape, le vieux diable, pour dire la messe en capuchon » (726). On continue donc à éprouver pour lui des sentiments fort ambivalents. D’un côté inquiétant, dangereux, voire maléfique – il est un des sorciers présumés de Jeanne – , il est par ailleurs valorisé par de nombreuses références bibliques et par toute une mise en scène qui contribue à faire de lui un personnage de marque. S’il suscite une forte

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curiosité de la part de la foule, il est aussi l’objet d’attentions particulières, qui ont pour résultat de le distinguer des autres. Ainsi, à sa première comme à son ultime apparition, il est à part : « Probablement, en sa qualité d’étranger, on avait voulu lui faire honneur, car il marchait le dernier de tous » (602) ; « Comme il est d’usage, il venait le dernier dans cette foule solennelle, précédé du curé de Varenguebec et de l’abbé Caillemer » (726)29. L’influence exercée à Banchelande par l’abbé de la Croix-Jugan est donc celle d’une terreur sacrée, d’une vénération épouvantée. Cette profonde ambivalence n’est pas sans évoquer le double transfert qui, dans la théorie de René Girard, caractérise l’attitude de la foule vis-àvis du bouc émissaire. La rumeur ne touche pas seulement des êtres exceptionnels comme Jeanne ou Jéhoël, sur lequel elle n’a aucune prise. Elle implique aussi Thomas, « qui n’était pas, c’est vrai, une grande sorte d’homme » (662).Thomas apprend du Pâtre, ainsi que nous l’avons vu au chapitre précédent, que Jeanne l’a consulté pour obtenir l’amour de Jéhoël. Voilà donc confirmés les bruits entendus : « Les propos qui lui étaient revenus sur sa femme, vagues, il est vrai, sans consistance, sans netteté, comme tous les propos qui reviennent, étaient donc bien positifs et bien hardis, puisque ces misérables bergers les répétaient » (677). On retrouve ici le côté flou, insaisissable de la rumeur, que Thomas lui-même, dans un engrenage sans fin, finit par alimenter lui aussi. Thomas, on s’en souvient, a été comme pris de folie en pénétrant dans la maison vide de Jéhoël. La mère Mahé, servante de la Croix-Jugan, rencontre ensuite la mère Ingou. Les deux femmes se 29

La différence de point de vue joue cependant un rôle ici. Dans le premier cas, le point de vue adopté est celui de Jeanne en particulier, et de la population locale plus généralement. Personne ne sait qui est Jéhoël, ni ce qui justifie sa présence à l’abbaye de Blanchelande. On en est donc réduit à des conjectures, et la première phrase présente au discours indirect libre une supposition due à l’ignorance dans laquelle est placée Jeanne. Dans le second cas, le point de vue est celui d’un narrateur dominant la totalité de la scène et de l’histoire, capable de donner des détails aussi bien sur la tradition (« Comme il est d’usage ») que sur les motivations des personnages : « La procession étincelait d’ornements magnifiques donnés par la comtesse de Montsurvent et qu’on apportait alors pour la première fois. Elle avait voulu que son grand abbé de la Croix-Jugan (c’est ainsi qu’elle avait coutume de l’appeler) ne dît sa première messe depuis sa pénitence que dans une pourpre et une splendeur dignes de lui ! » (725).

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rendent de concert au lavoir30. Simone Mahé raconte ce qu’elle a vu. L’autre commère évoque alors les bruits qui courent : « mais vous savez bien les diries, mère Mahé, sur la femme de maître Le Hardouey et sur l’abbé de la Croix-Jugan. Et c’était sans doute cha qui tenait Le Hardouey de si bon matin » (686). Ce sera pour les deux femmes l’occasion de contribuer encore à l’élaboration de la rumeur : Alors elles ne s’arrêtèrent plus. Elles se débondèrent. Comme tout le monde à Blanchelande et à Lessay, elles recevaient l’influence des bruits qui couraient sur l’ancien moine et sur cette maîtresse Le Hardouey qu’on avait vu si brillante de santé et d’entendement, et qui était tombée, sans qu’on sût même ce qu’elle avait, dans un état si digne de pitié. Elles interrogèrent l’enfant qui les suivait et qui portait le savon gris et les battoirs, sur le nombre de fois qu’elle avait vu Jeanne-Madelaine et l’abbé de la Croix-Jugan chez la Clotte, sur ce qu’ils faisaient quand ils y étaient, mais la petite ne savait rien. L’imagination des deux vieilles ne chômait pas pour cela, et elles remplissaient tous les vides qu’il y avait dans les dépositions de la jeune enfant. (686)

« [C]’est surtout ce qu’on ne comprend pas qu’on s’explique. L’esprit humain se venge de ses ignorances par ses erreurs » (652), affirme le narrateur de L’Ensorcelée. Ce commentaire, qui fait écho aux inventions de bavardes déjà mentionnées à propos de Nônon et Barbe, me paraît décrire très exactement le processus évoqué par les scènes de commérages analysées jusqu’ici. Il désigne le commérage à l’origine de la rumeur comme un phénomène compensatoire où l’interprétation et l’imagination remplacent une information inexistante. On a vu plus haut que les commères Nônon et Barbe cherchaient à comprendre la raison des rencontres secrètes entre Jeanne et Jéhoël. C’est ce que font ici aussi la mère Mahé et la mère Ingou, dans un échange où les réponses de l’enfant ne constituent qu’une trame ténue complétée par les extrapolations des deux bonnes femmes. On passe du témoignage à la fiction. Cela signifie, non seulement que la commère ne saurait s’en tenir aux faits, qu’elle nie ou modifie, mais que dans le moment où elle élabore son récit, elle assigne au langage une fonction poétique, et le détourne donc de ses vertus informatives. Le narrateur ne dit-il pas des commères qu’elles sont des « poétesses au petit pied » (604) ? 30

C’est le matin où elles découvrent le corps de Jeanne.

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Les trois compétences en jeu dans la rumeur Françoise Reumaux propose sur ce point une contribution très intéressante. Elle propose de voir, dans les compétences linguistiques à l’œuvre dans l’élaboration de la rumeur, un détournement des compétences énoncées par les linguistes31. La compétence encyclopédique, qui relève du savoir commun aux interlocuteurs et leur permet donc de communiquer, est transformée dans la rumeur en compétence ersatzique, que nous préférons pour notre part désigner plus simplement par compétence de remplacement : il s’agit donc de remplacer ce que l’on ne sait pas par quelque chose qui tiendra lieu de savoir. C’est cette compétence qui est à l’œuvre dans toutes les scènes que nous avons lues jusqu’ici. A la compétence logique, qui désigne la capacité de raisonner logiquement, se substitue la compétence paralogique, qui donne une apparence de logique au discours de la rumeur. Elle confère à la rumeur, par une distorsion des liens logiques habituels, un air de réalité. Barbe et Nônon sont assez proches de cette façon de raisonner. La première ne sait rien mais transforme cette ignorance en affirmation d’une vérité ; c’est l’absence de renseignements recueillis au presbytère qui la fait conclure au maintien du suspense a divinis infligé à Jéhoël. L’autre, qui ne sait pas si le prêtre est seul dans la sacristie – est « sûre et certaine qu’il n’y avait dans la sacristie que M. l’abbé de la Croix-Jugan » (655). La compétence rhétorique, enfin, assure le succès d’une communication grâce aux lois de sincérité, de pertinence et d’informativité. La compétence rhétoricomagique la remplace, et introduit dans le récit de la rumeur l’invraisemblable et le merveilleux. Françoise Reumaux évoque cette dernière compétence de la façon suivante : « rhétorique magique qui transforme un cavalier en mille cavaliers, une plante en araignée, qui permet à une personne de se

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Françoise Reumaux, Toute la ville en parle, op.cit., p.16, et La Veuve noire, op.cit., p.58. Sur les trois compétences linguistiques, voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, Armand Colin, Coll. Linguistique, 1986, pp.161-298. Catherine KebratOrrechioni parle de compétence rhétorico-pragmatique, pas uniquement de compétence rhétorique.

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trouver en trois endroits à la fois ou d’apercevoir un sous-marin dans les eaux de la Loire »32. Cette dernière compétence est particulièrement intéressante dans une étude de la rumeur dans le roman. En effet, ces distorsions qui permettent au langage de rendre possible ce qui ne l’est pas relèvent de figures comme l’hyperbole et la comparaison. C’est grâce à elles que des personnages comme Jéhoël ou Sombreval deviennent des créatures effrayantes, voire monstrueuses, que le discours populaire rejette et adule tout à la fois. Nous avons vu que la sociologie souligne la tendance de la rumeur à chercher des responsables, tout comme la théorie mimétique insiste sur la désignation et la mise à mort – ou l’expulsion violente – du bouc émissaire. Ici, c’est bien par le langage que s’opère cette désignation. C’est tout l’intérêt que présente ici le détournement des compétences linguistiques. Il met l’accent sur l’aspect résolument subjectif d’un discours qui se pose pourtant comme vérité, et qui sera à même de provoquer des événements en dépit de sa nature de mensonge. Rappelons-nous à ce propos les paroles de la Clotte mettant Jeanne en garde : « une voix m’avertit, la nuit, quand je ne dors pas, une voix qui est la voix de Dlaïde Malgy, que si vous ne fuyez pas cet homme il sera un jour votre destin » (664). La rumeur n’a-t-elle pas contribué, au moyen du détournement que nous venons d’évoquer, à faire de Jéhoël le destin de Jeanne ? Nônon, pourtant « toujours dévouée à Jeanne » (698), est-elle si innocente ? N’a-t-elle pas permis à la tragédie de s’installer, ou tout du moins de s’accélérer, en donnant naissance avec Barbe à une parole publique? Le spectacle désordonné que Jeanne offre d’elle-même apporte à la rumeur « une consistance qu’involontairement la malheureuse Jeanne augmenta » (661). Jeanne devient alors une bête traquée, aux abois, trahie par son visage, « rouge comme le feu de la honte » (663), et victime des suites fatales d’un innocent ragot de commères. Ces suites fatales résident précisément dans le lien paralogique que voit la foule entre la rougeur du visage de Jeanne, et les bruits d’adultère qui courent.

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Ceci est une allusion à la rumeur d’Orléans, selon laquelle des jeunes filles kidnappées dans les salons d’essayage de magasins de confection étaient ensuite évacuées par sous-marin. Cf. Toute la ville en parle, op.cit., p.16, et Edgar Morin, La rumeur d’Orléans, op.cit.

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Qui pousse Jeanne dans le lavoir de Blanchelande ? Le Pâtre, en découvrant le corps de Jeanne, reconnaît lui avoir jeté un sort. Il l’a peut-être poussée au suicide. Mais l’opinion est partagée. Jéhoël, par son influence diabolique, est peut-être responsable : « S’il ne l’avait pas poussée avec la main du corps dans le lavoir où elle s’était noyée, il l’y avait précipitée avec la main de l’esprit en lui brisant le cœur de honte et de désespoir » (697). Mais on pense aussi à Thomas : « Depuis longtemps les bruits du pays avaient dû mettre martel en tête à Le Hardouey. Cet homme, d’un tempérament sombre, était plus bilieux, plus morose, plus grinchard que jamais, disaient les commères, et, quoiqui’il pût cuver silencieusement une profonde jalousie, il pouvait également l’avoir laissée éclater en frappant quelque terrible coup » (697). La question que soulèvent ici les commères est celle de l’aptitude de la rumeur à devenir un ressort dramatique : l’influence de la rumeur aurait été telle que Thomas serait devenu l’assassin de sa femme. Ce n’est pas la seule hypothèse, comme nous venons de le voir ; au moins reconnaît-on ici à la rumeur suffisamment d’emprise sur autrui pour armer la main d’un homme et devenir un moteur de l’action.

3. La rumeur dans Un Prêtre marié Retour au pays La rumeur, discrète encore dans L’Ensorcelée, n’y possède pas encore la tonalité violente qu’elle affiche dans Un Prêtre marié, que l’on peut lire d’un bout à l’autre comme le roman d’une rumeur : roman qui raconte une rumeur, et rumeur qui écrit le roman en réalisant une prophétie. On constate dans Un Prêtre marié de nombreux points communs avec la naissance et l’évolution de la rumeur dans L’Ensorcelée. Cependant, une très grande différence s’impose : la rumeur se met en route immédiatement. Elle s’amorce dès la première visite de Sombreval au Quesnay. Jacques Herpin, le fermier, lui fait visiter le château, l’invite à partager le repas familial, offre déclinée par le prêtre, et annonce que sa femme fera préparer pour lui, dans le château, la chambre au « lit rouge » (910). Son

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attitude est commentée tout d’abord par le fermier, puis par le narrateur : il est resté dans la chambre au lit rouge, fit le fermier. Il a dit qu’il n’en descendrait pas et qu’il n’avait besoin de rien – pas plus de souper que de se coucher, car il paraît qu’il ne mange ni ne dort, ce rechigné-là. […] mais ce qui m’a surpris plus que tout, c’est qu’il a tiré de sa poche un cassetier plus gros que celui d’une ménagère, et, du cassetier, une fiole dans laquelle il y avait quelque chose d’épais comme de l’huile et de rouge comme du sang, et il l’a bu tout à même la fiole en disant qu’il n’avait besoin que de ça […]. Tel fut le récit de Jacques Herpin. Au fond, rien n’était plus simple que cette conduite dont le paysan s’étonnait. Sombreval avait résolu de passer la nuit à écrire à Calixte, à sa fille bien-aimée, pour lui apprendre son acquisition du Quesnay. Cette huile rouge qu’il avait bue était une essence composée par lui et qui avait les propriétés d’un cordial chaleureusement tonique, lequel tout à la fois réconfortait et empêchait de s’endormir : mais la réputation de Sombreval était si atroce, que son atrocité créait, du coup, l’incroyable et le merveilleux…, et que ce fut de ce soir-là et de la ferme de Herpin que partirent, avec Giot et Livois, les premiers bruits qui commencèrent de circuler du bourg de B… au bourg de S…, à savoir : que les crimes de l’abbé Sombreval, le prêtre marié, l’empêchaient de dormir, et qu’il ne vivait plus – soit pour le boire, soit pour le manger – que de la cuisine du diable, depuis qu’il avait si publiquement et si scandaleusement apostasié Dieu. (912-913)33

Le fermier interprète l’attitude de Sombreval, alors que le narrateur l’explique : cette différence est très exactement celle qui oppose un discours factuel, informatif, à celui de la rumeur, qui « nie en bloc la réalité des faits »34. Le fermier est visiblement intrigué par le contenu de la fiole, qu’il ne parvient pas à identifier et qu’il n’évoque que par une tournure indéfinie, « quelque chose », et des comparaisons : « épais comme de l’huile, rouge comme du sang ». Le narrateur, lui, reprend les termes employés par Herpin pour décrire l’aspect du liquide – « huile rouge » –, et donne cependant du comportement de Sombreval une explication rationnelle. C’est possible parce qu’il connaît ses intentions, alors que Herpin n’a pour tout point de repère que ce qu’il voit et ce qu’il sait déjà sur l’ancien prêtre. Sombreval, dans la représentation que le fermier se fait de lui, est déjà victime de 33

La phrase qui relate le début de la rumeur est identique dans sa forme à celle qui datait le début de la rumeur de L’Ensorcelée : « C’est à partir de cette journée qu’à Lessay et Blanchelande on commença de joindre ensemble les noms de Jeanne Le Hardouey et de l’abbé de la Croix-Jugan » (658). 34 Françoise Reumaux, La Veuve noire, op.cit., p.31.

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sa réputation. Faut-il s’étonner que la chambre au lit rouge lui soit assignée d’emblée ? La couleur rouge évoque le sang et le feu de l’enfer. Sombreval est déjà une créature infernale. Le contenu rouge de la fiole n’est ainsi qu’une confirmation de l’image que l’on se fait déjà de lui35. Cet épisode ne provoque pas l’association de Sombreval à un vampire, il ne fait que confirmer la nature diabolique du personnage. Cette logique rappelle celle que nous avons vue à l’œuvre dans L’Ensorcelée à deux reprises, dans la scène de Barbe et Nônon, et au sujet de Jeanne, qui alimente involontairement la rumeur. La compétence paralogique à l’œuvre ici montre que la rumeur est un discours autopersuasif36. De plus, les commentaires du narrateur attirent l’attention sur la compétence rhétoricomagique évoquée plus haut : la métaphore « la cuisine du diable » associe Sombreval, d’emblée, à une créature infernale. Le chapitre suivant insiste davantage encore sur cet aspect. L’installation définitive de Sombreval au Quesnay est précédée de l’arrivée de « caisses de toute forme et de toute grandeur » (913). Certaines sont si grandes qu’on ne peut les faire entrer dans le château, et qu’on les dépose dans la cour. Elles intriguent les paysans au plus au point : Pour des paysans dont l’imagination fermentait et travaillait sur le compte de cet abbé Sombreval, entr’aperçu un soir, comme un revenant, après tant d’années, et qui venait tranquillement se mesurer avec le mépris de tout un pays exaspéré, ces caisses, aux formes étranges, placées dans la cour du Quesnay, étaient un perpétuel aliment de dirie. Les garçons de la ferme les regardaient, les tournaient sur leurs diverses faces, s’asseyaient dessus, en les frappant du talon de leurs gros sabots, et se demandaient ce que de pareilles boîtes pouvaient contenir. « C’est le mobilier de l’enfer », disaient-ils, ne pouvant rien accueillir de la vie ordinaire sur cet homme qu’ils ont toujours

35

On a relevé le parallèle entre Sombreval, enfermé dans son laboratoire au sommet de sa tour, et Balthazar Claës, l’alchimiste de La Recherche de l’absolu., voir OC I, op.cit., notice de Jacques Petit, p.1426. Or, le rouge désigne une des étapes du travail de l’alchimiste : « L’œuvre au rouge est ainsi l’étape où s’opère la digestion, le mûrissement, la génération ou la régénération de l’homme ou de l’œuvre », voir. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Collections Bouquins, Robert Laffont-Jupiter, p.831. 36 Juliette Frølich relève dans La Rabouilleuse une distorsion semblable, à la suite de laquelle un personnage blessé en duel, dont les jours ne sont pas en danger, devient mourant, Au parloir du roman de Balzac et de Flaubert, Solum Forlag- Didier Erudition, 1991, pp.46 et sq.

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Prophètes, sorciers, rumeurs cru capable de tout, ainsi que la suite de cette histoire va nous le faire voir. (913)

La métaphore « le mobilier de l’enfer » renvoie à la « cuisine du diable » du chapitre précédent. L’attitude des garçons de la ferme, qui manifestent leur étonnement en touchant les caisses, reprend l’étonnement de Jacques Herpin tentant par le langage de définir le contenu de la fiole. Le résultat est le même dans les deux cas, à savoir une métaphore qui diabolise Sombreval. On comprend donc aisément que la population de l’endroit cherche une confirmation de son point de vue dans des circonstances extérieures comme la date d’installation des hôtes, à savoir un vendredi 13 (913)37. Le contenu des caisses ne sera pas explicitement dévoilé. Elles contiennent certes du mobilier, mais aussi les ustensiles de chimiste de Sombreval, qui feront de son laboratoire « l’antichambre de l’enfer » (1078). S’il m’est permis de faire part d’une réaction très personnelle que je crois fort symptomatique, je dirai que j’ai toujours vu là des cercueils en attente. J’y vois aussi comme une annonce sourde et angoissante du cercueil placé sur le chemin d’Agathe dans Une Histoire sans nom : la servante dévouée s’en revient de pèlerinage. Elle espère ainsi sauver sa jeune maîtresse Lasthénie, rongée d’un mal étrange. En pleine nuit, elle est arrêtée par « un cercueil placé en travers de la route et qui la barrait ». Une croyance est attachée à cette apparition, qui est « signe certain de mort prochaine : pour en conjurer le mauvais présage, il fallait, disait-on, avoir le courage de le soulever et de le retourner de bout en bout ». Quant à « ceux qui avaient eu la témérité de passer outre […] au jour levant on les avait retrouvés sans connaissance à la même place, et, toujours dans l’année, on les avait vus blêmir misérablement et mourir »38. Les efforts d’Agathe pour

37

Voir à ce sujet Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.260 : « Il ne s’agit nullement d’indiquer que la catastrophe était inscrite dans les chiffres ou les dates traditionnellement maléfiques, mais d’être sensible à des conjonctions de « hasards » dont on ne saura jamais s’il faut ou non les interpréter, mais dont on constate après coup qu’ils n’ont pas menti, soit qu’on décide de n’y voir qu’une coïncidence innocente, soit qu’on préfère y lire l’intervention d’une Providence […] », p.260. Ce vendredi 13, à supposer qu’il soit effectivement signe de malheur, ne sera pas funeste pour les habitants : c’est bien sur Sombreval et sa fille – et sur Néel – que s’abat le malheur. 38 Toutes ces citations proviennent des OC II, op.cit., p.340.

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déplacer le cercueil, trop lourd, rappellent l’attitude des paysans qui « tournaient sur leurs faces » les étranges caisses de l’abbé Sombreval. En s’installant au château du Quesnay avec sa fille, l’abbé Sombreval se condamne à un isolement sans appel. Il le sait. Il accepte par ailleurs sa solitude en arguant du fait que la méchanceté des autres ne saurait les atteindre ni lui ni sa fille : « L’avantage de parias comme nous est de pouvoir vivre comme il nous convient sans que le monde ait rien à y voir. Le monde et nous sommes trop éloignés l’un de l’autre pour pouvoir réciproquement nous blesser » (1007). Cet isolement est même pendant un temps une aubaine pour Néel de Néhou, seul trait d’union entre les Sombreval et le monde extérieur : « Un tel isolement couvrait merveilleusement, du reste, les visites de Néel, ignorées de tout le monde, excepté les Herpin » (983). Le jeune homme, entré violemment, comme on l’a vu, dans la vie des Sombreval, est tombé amoureux de Calixte au premier regard39. Depuis, il lui rend régulièrement visite. Evoquant les bruits qui commencent à courir au sujet de ces visites, le narrateur précise encore que les Sombreval, « par leur position si cruellement exceptionnelle, étaient trop loin de tout pour pouvoir être blessés de rien. Leur vie retirée les mettait personnellement hors de la portée des médisances et des calomnies » (984). A ce stade du roman, pourtant, la rumeur a déjà commencé son travail de sape. Les visites de Néel au Quesnay ne sont pas passées inaperçues, mais les rares témoins de ces visites ont quelque raison de se taire : « Des hantises qui les étonnaient, les Herpin se turent assez longtemps, d’abord par peur de Sombreval qui avait sur eux barre de maître à fermier, ensuite par une espèce d’affection respectueuse pour Néel » (983). La mendiante Julie la Gamase sait, elle aussi, que le jeune homme voit Calixte. A Néel lui reprochant son ingratitude envers Sombreval qui venait de la sauver, elle lance : « Dites-donc ce que je mérite, Monsieur Néel ! […] Je m’en vais au château de Néhou. Faudra-t-il que je dise à monsieur votre père avec qui que je vous ai rencontré ? » (947). La Gamase garde pourtant le silence un temps : « Julie la Gamase, sans doute par peur de perdre le morceau de pain qu’elle y trouvait chaque semaine, n’avait point parlé à Néhou de la rencontre qu’elle avait faite sur la butte du mont SaintJean un certain dimanche, et la grande Malgaigne avait l’âme trop 39

Voir le deuxième chapitre de cette étude.

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haute pour se mêler aux commérages des autres fileuses du pays […] » (983-984). Dans le cas des Herpin comme celui de la Gamase, ce qui retient la parole est surtout d’ordre social : leur silence s’explique par leur dépendance vis-à-vis d’un employeur (Sombreval), ou d’un bienfaiteur (Ephrem, le père de Néel). C’est donc de survie qu’il est question. On retrouve ici l’économie évoquée au sujet des commérages de L’Ensorcelée. On livre des secrets pour asseoir son pouvoir et obtenir un prestige, mais on peut aussi les conserver pour maintenir sa position. Le secret de Néel ne sera pourtant pas indéfiniment protégé : Mais un jour, la bonde enfoncée par la prudence par-dessus tous leurs étonnements partit avec celle d’un tonneau mis en perce dans un des cabarets du bourg de B…, et le mot qui fut dit alors et qui devait tinter un jour aux oreilles du vicomte Ephrem […] commença de faire, à la manière de l’eau dans les sables, ses premiers tortillons dans le pays. (983)40

On se met à parler au moment de se mettre à boire : « on se met à table »41. La métaphore de la bonde évoque une pression qui soudain se relâche, et les langues se délient comme les gosiers s’emplissent. Notons que l’on retrouve ici la métaphore déjà contenue dans le verbe évoquant, dans L’Ensorcelée, Simone Mahé et la mère Ingou commérant de concert en se rendant au lavoir : « Elles se débondèrent » (686). Parler est donc plus fort que soi, et sans doute les Herpin, comme Nônon finissant par lâcher son secret, ne pensent-ils pas à mal. Cependant, le bouche à oreille se met vite en route, et sur le même mode discret au début, presque insidieux, que dans L’Ensorcelée, où 40

Dans une lettre à Elisabeth Bouillet du 8 mai 1878, Barbey écrivait : « Je vais bien, corps et âme. Dimanche (ceci est pour l’âme), le mauvais que je fus a communié aux pères de l’Assomption, et par conséquent me voilà rentré dans la voie droite, ayant renoncé à tous les tortillons du vice », Correspondance générale, op.cit. tome VIII, p.152. On note avec intérêt l’emploi d’un même mot pour désigner les débuts de la rumeur et le vice. La rumeur, à bien des égards, est en effet un discours vicieux : elle se fonde sur une curiosité qui n’est jamais innocente, et se profère aux dépens d’autrui ; de plus, elle n’est très souvent qu’ un discours oblique, qui ne renvoie que des échos de lui-même. 41 « Se mettre à table […] c’est toujours avouer », Philippe Berthier, « Les Diaboliques à table », Barbey d’Aurevilly. L’Ensorcelée. Les Diaboliques. La chose sans nom, op.cit., p.127.

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la rumeur avait commencé par des « bruits vagues », des « souffles », dont on ignorait la teneur exacte. On ne sait pas ici, non plus, quel est ce mot. En revanche on le voit avancer, qui instille sournoisement son poison. Comment ce poison agit-il ? Les bruits parviennent aux oreilles d’Ephrem de Néhou, le père de Néel. S’ensuit l’interdiction expresse de retourner au Quesnay. Le fils désobéit. Continuant à fréquenter les Sombreval, le jeune homme s’expose donc à partager l’opprobre avec eux. Or, la rumeur ne mâche pas ses mots : Sombreval est incestueux, Sombreval est assassin. Dans le plan qu’il conçoit pour opposer un démenti à la rumeur et sauver l’honneur de sa fille, Néel est une pièce importante : un mariage avec Calixte laverait les Sombreval de l’affront. Mais tout d’abord, Sombreval, qui feint la conversion, se retire au monastère de Coutances. Il confie le secret de son imposture à Néel. Celui-ci se tait. La Malgaigne sait déjà tout par prescience. Comme nous l’avons vu, elle fait pression sur l’abbé Méautis, au nom de l’honneur de Dieu. Méautis, en révélant la vérité à Calixte, provoque une crise très grave, qui la tue. Les derniers mots de Calixte ouvrent sur un désespoir sans fond et reprennent en écho tous les avertissements de la Malgaigne : « Nous sommes condamnés ! » (1115). Sombreval, averti de l’état de Calixte, arrive trop tard. Il se suicide en se jetant dans l’étang du Quesnay. Néel meurt au champ d’honneur trois mois plus tard. Un Prêtre marié est bien le roman le plus meurtrier de Barbey. Ainsi résumé, l’enchaînement des événements apparaît bien comme le produit de la rumeur qui court sur Sombreval. Sans elle, le prêtre apostat n’eût jamais été tenu de feindre la conversion. Autant dire que sans elle le roman n’eût pas existé, puisque tout s’enchaîne implacablement à partir de cette fausse conversion. La rumeur est donc ici un ressort dramatique de premier plan, qui contribue à réaliser la prophétie de Taillepied : rappelons que l’accomplissement de la prophétie débute avant le roman – c’est le mariage de Sombreval – , il se poursuit au début de celui-ci avec l’achat du Quesnay, et se termine avec le suicide de Sombreval : or ce dernier est une conséquence directe de la rumeur d’inceste, comme nous venons de le voir.

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Préhistoire de la rumeur et expulsion de la victime Nous avons évoqué plus haut, au sujet de la rumeur dans L’Ensorcelée, le rôle joué par le visage de Jéhoël dans la rumeur. Sombreval, lui aussi, présente un physique impressionnant. Il n’est pas beau, mais il est fort, et ténébreux comme son nom : Il était laid et il aurait été vulgaire, sans l’ombre majestueuse de toute une forêt de pensées qui semblaient ombrager et offusquer son grand front, coupé comme un dôme. Il était haut de taille, vaste d’épaules, doué d’une vigueur physique inférieure à celle de ses frères (des Goliath !), mais assez redoutable encore pour qu’il pût, sans appeler à son aide, relever une charrette versée sur la route et la replacer droit dans l’ornière ; mais ses épaules, un peu voûtées, touchaient ses oreilles, et il n’était pas fait au tour, comme dit l’expression proverbiale, mais à la hache ; dégrossi à grands coups, inachevé. Il avait les bras longs comme Rob-Roy, et comme lui, il eût pu, sans se baisser, renouer sa jarretière. C’était vraiment plutôt un énorme orang-outan qu’un homme. Il en avait les larges oreilles, la nuque fortement animale, les pommettes saillantes, les mains velues, le rictus, l’aspect noir et cynique, mais son œil et ses sourcils, dignes d’un Jupiter Olympien, le vengeaient et disaient, en traits de flamme, que le Satyre, dans sa peau de bête, avait l’intelligence d’un Dieu. (889-890)

Dans ce portrait dominent le manque d’harmonie et la force brute. La haute taille de Sombreval est contrebalancée par des traits qui font de lui un animal. Son apparence simiesque et son rictus font de lui un croisement de Quasimodo et de Gwynplaine. De plus, Sombreval présente un trait de comportement proche du mutisme de Jéhoël : il ne sait pas s’adresser à autrui : « Il n’était pas orateur. Il n’avait pas cette main qui prend le cœur de l’éloquence […]. » (890). Comme Jéhoël, Sombreval est double, et l’on notera que pour exprimer cette ambivalence, le portrait ne laisse pas de place à l’humain mais désigne Sombreval comme étant à la fois monstrueux et divin. Si son apparence fait de lui un animal, son regard témoigne d’une intelligence exceptionnelle qui fait de lui l’égal d’un dieu. Nous retrouvons, comme dans le cas de Jéhoël, une ambivalence proche du double transfert. Ajoutons à cela une position particulière dans la descendance familiale. Le père de Sombreval […] paysan, qui avait eu quinze enfants, beaux comme des Absalon et forts comme des Goliath, et qui en avait perdu quatorze, les uns après les autres, ce qu’il appelait dans sa langue matérielle et poignante : « ses quatorze coups de couteau », ne put sauver que le treizième de ses fils, le moins beau, le moins

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fort et celui de tous qui devait le moins donner d’orgueil à son cœur de paysan. (889)

Anny Detalle a proposé cette interprétation de la place de Sombreval dans la généalogie familiale : Treizième d’une suite qui compte quatorze morts, Sombreval semble avoir pris la seule place, dans la série numérique, qui le mette à l’abri des coups de la fatalité. Le chiffre treize – est-il besoin de le rappeler ? – n’est pas un chiffre banal. La superstition lui attribue volontiers des vertus funestes, soit qu’il présente le treizième apôtre, Judas, à la Cène, c’est-à-dire le traître, soit qu’il représente le Christ lui-même, c’est-à-dire la victime. De toute évidence Sombreval n’est pas la victime puisqu’il est le rescapé d’une hécatombe, il serait donc plutôt le traître. Nous savons qu’il n’est pas toujours de bon ton d’être le seul rescapé d’une catastrophe, comme si un raisonnement implicite – informulable car il relève de l’inconscient – suggérait que cette exception au sort commun résulte d’on ne sait quel inavouable marché. Le survivant unique est une sort de déserteur de la mort à un moment où les dieux avaient besoin de sang.42

Sombreval occuperait donc ici la place qui revient au traître. Partant de là, il devient très aisé d’expliquer toute la suite des événements, dans lesquels on peut lire une succession de trahisons toutes plus graves les unes que les autres. On peut aussi, en commentant de plus près le texte de Barbey, considérer que Jean Sombreval, l’enfant qui ne comble pas les attentes, que son père comparera aux autres, meilleurs à tout point de vue, occupe la position très vulnérable de certains héros de contes merveilleux, qu’il s’agisse du Petit Poucet ou du vilain petit canard. Il est « le moins beau, le moins fort », c’est-àdire celui que les fées ont le moins doté à sa naissance. Dans l’imaginaire local, on l’a vu, la figure produite par les potins et la rumeur est plus proche de l’ogre. De plus, tout comme Jéhoël revient au pays pour expier ses fautes, Sombreval est un paria en son propre pays. Si plusieurs

42

Anny Detalle, « La paternité à travers trois romans de Barbey d’aurevilly : Un Prêtre marié, L’Ensorcelée, Une histoire sans nom », Revue d’histoire littéraire de la France 78, 1978, pp.202-215. Cette mention d’un « treizième apôtre » peut laisser perplexe. Il existe toutefois des sources, ainsi que des textes littéraires se fondant sur celles-ci, semblant indiquer que les apôtres n’auraient pas été au nombre de douze dès le début de l’enseignement de Jésus. Voir entre autres Gérald Messadié, L’Homme qui devint Dieu, Robert Laffont, 1997.

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accusations pèsent sur lui, la plus grave est celle d’inceste, d’où découle aussi, on l’a vu, celle d’infanticide. Pour René Girard, ces accusations sont hautement représentatives du contexte de crise qui les voit naître : The parricide and the incest represent the quintessence of the whole crisis, its most logical crystallization in the context of scapegoating project, that is, of an attempt to make the crisis look like the responsibility of a single individual. […] The ideas of parricide and incest, and also infanticide, always crop up when cultural cohesion is threatened, when a society is in danger of disintegration.43

Si l’on replace maintenant toutes les remarques qui précèdent dans le cadre d’une lecture mimétique, on distingue aisément chez ces héros les stéréotypes de la persécution repérés par René Girard, et que nous avons présentés en introduction. L’héroïsme aurevillien semble donc fondé sur ce mécanisme victimaire. Rappelons brièvement les quatre stéréotypes de la persécution : crise des différences, où celles-ci sont effacées. Dans ce contexte d’indifférenciation, on rend le bouc émissaire responsable de la crise en l’accusant de commettre, précisément, des crimes indifférenciateurs. Ces accusations constituent le second critère de persécution. Les crimes en question sont des « crimes de violence » qui s’attaquent soit au symbole de l’autorité suprême – le roi, le père – soit aux créatures les plus faibles. On compte aussi parmi ces crimes les crimes sexuels – viol, inceste, bestialité – et enfin les crimes religieux. Le troisième stéréotype est la présence de signes victimaires qui constituent la véritable cause de persécution. L’expulsion violente de la victime – qui peut aller jusqu’à la mise à mort – est le dernier stéréotype de persécution. Tous ces stéréotypes, déjà présents dans le premier récit de violence collective que nous avons lu – l’histoire de Caroline – se retrouvent donc, dans L’Ensorcelée et Un Prêtre marié, mais beaucoup plus développés. A la crise violente, mais rapidement relatée, qui éclate sur le vaisseau dans Une vieille maîtresse, correspond dans L’Ensorcelée et Un Prêtre marié la période révolutionnaire, qui fournit aux romans leur toile de fond historique. Au crime indifférenciateur de Caroline, qui abolit toute différence hiérarchique entre les marins en suscitant chez eux une passion commune, correspondent les crimes dont se sont rendus coupables les deux prêtres, qui ont aboli la frontière entre leur 43

René Girard, « The plague in literature and myth », loc.cit. (note 43, Chapitre II).

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mission religieuse et des intérêts profanes. Les accusations qui pèsent sur Sombreval sont particulièrement éclairantes dans cette perspective. Non seulement le père biologique de Sombreval meurt de l’apostasie de son fils, mais Dieu lui-même étant la figure suprême du Père, le crime contre Dieu concentre à lui seul le crime contre le père et le crime religieux. On objectera certes que ces crimes-là ne sont pas le fruit de l’imagination populaire, puisqu’ils ont été commis avant le retour de Sombreval au Quesnay. Ici, Sombreval n’est pas injustement accusé de crimes qui ne seraient pas les siens, il est effectivement coupable. En revanche, le discours forgé par la rumeur lui attribue deux crimes qu’il n’a pas commis, ceux de l’inceste et de l’infanticide. Il faut maintenant se demander comment la rumeur est rendue possible. Nous savons que les paysans du Quesnay sont imaginatifs et impressionnables, naïfs comme on aime à les représenter dans la littérature du XIXème siècle. C’est ce que nous ont montré les métaphores de la « fiole rouge » et du « mobilier de l’enfer ». Peut-on pour autant s’en tenir à la mentalité paysanne afin d’expliquer des constructions imaginaires capables de tuer, et de tuer en chaîne ? Ce serait omettre de considérer tout un ensemble de facteurs que le début du roman donne très clairement à lire. Les toutes premières pages du premier chapitre présentent un tableau religieux, historique et social qui permet de saisir parfaitement ce qui rend possible la rumeur. Or ce qui se dessine dans ces pages, c’est ni plus ni moins un dispositif mimétique antagoniste qui aboutit à l’expulsion violente d’une victime. Il ne suffit pas, pour rendre efficace ce processus d’exclusion, d’une personnalité extraordinaire comme celle de Sombreval et de paysans « à la moralité simple et profonde » (891). Dans le premier chapitre, le narrateur insiste longuement sur l’histoire de l’endroit ; il met plus particulièrement l’accent sur la chute du Quesnay et ses circonstances à la fois morales et économiques. Tout d’abord, il souligne l’immoralité et la corruption des derniers habitants du Quesnay : Jeanne Roussel avait parfaitement connu la dernière génération de cette famille, tuée par ses vices comme toutes les vieilles races, qui ne meurent jamais d’autre chose que de leurs péchés. Or, un jour, ou plutôt une nuit de triste mémoire, cette génération avait quitté, sans tambour ni trompette, le vaporeux château […] Comme un amas de paille pourrie qui se lève de son fumier sous un vent vigoureux, elle s’était dispersée dans les villes et les bourgs d’alentour –

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Prophètes, sorciers, rumeurs le père ici avec la mère – là, les frères – les sœurs ailleurs… On ne savait où, pour celles-ci, car elles avaient disparu, emportées par les plus abjects séducteurs. D’abord le scandale avait jeté son cri, mais ce scandale était si grand qu’il devint bientôt silencieux. (885)

La métaphore de la décomposition illustre la déchéance des derniers maîtres. Cette pourriture se répand géographiquement, « dans les villes et les bourgs d’alentour, là, ailleurs ». Cette série de vices s’associe à une réalité économique pour précipiter la chute des habitants et la vente du château : « Ce fut la pauvreté, ce fut cette dernière misère qui rompt au-dessus de nos têtes la solive de notre toit ! Des dettes, longtemps cachées, avaient éclaté. Une meute de créanciers s’était levée » (885). Le château est mis en vente. Cependant, la solidarité entre nobles empêchera la revente dans les rangs de la noblesse. Le scandale de la chute du Quesnay a beau s’être tu, il a fragilisé celle-ci, qui essaie d’oublier sa honte et resserre ses rangs en silence. Ajoutons à ce qui précède la dimension religieuse : nous sommes dans un « coin de pays d’où la religion n’était pas déracinée encore » (887). Le contexte est donc celui d’une société tenue de faire face au changement : la Révolution, qui éclate pendant le séjour de Sombreval à Paris, a ébranlé ses fondements à la fois spirituels et sociaux. Le tableau que peint le narrateur au premier chapitre est à mettre en relation avec ce bouleversement. Sombreval s’avance donc sur un terrain miné en revenant marié et propriétaire du Quesnay. Par son mariage, il a aboli la frontière entre le sacré et le profane, comme Jéhoël mêlant les rôles de prêtre et de soldat. Ce double jeu est cause directe du décès de son père et de son épouse. Tous deux succombent en apprenant son apostasie. Il a aussi effacé les frontières sociales : paysan d’origine, il s’est enrichi par son mariage. S’il suscite l’effroi des paysans qui font de lui une créature diabolique, il dérange l’aristocratie dont il bafoue les valeurs. Aux yeux de la population locale, Sombreval est donc coupable de ce que René Girard appelle crimes indifférenciateurs. L’aristocratie, on le comprend, est donc très mal disposée envers l’éventuel acheteur du Quesnay : Tous avaient dans l’idée que l’homme qui ne serait pas noble et qui serait assez riche pour acheter la terre et le château, et pour y vivre comme les anciens possesseurs y avaient vécu, devrait être un gars plus que hardi : car,

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s’il l’osait, on l’y engraisserait d’humiliations, on l’y régalerait d’ignominies. Il pourrait y faire ripaille de mépris. C’était certain ! L’orgueil des nobles circonvoisins brûlerait l’herbe autour de sa demeure, et l’enfermerait dans un désert où la dernière goutte d’eau de la politesse ou de la charité lui serait refusée. Son château se changerait en une Tour de la faim – de la faim sociale ! Il n’y mourrait pas, mais il y vivrait. Perspective à effrayer les plus solides de cœur et de reins. (886)

Ce profil définit l’appartenance sociale et le niveau de vie de ce futur acheteur ; il en ressort qu’il est impossible qu’un acquéreur au fait des mentalités et de l’histoire de la région s’installe au Quesnay en parfaite connaissance de cause. Il sera donc étranger : « ce serait un homme qui viendrait de fort loin et qui ne connaîtrait pas le pays » (886). Sombreval présente-t-il ce profil ? « Eh bien, il s’en trouva un cependant, lequel vint de fort loin, il est vrai, comme on l’avait toujours dit – mais qui connaissait le pays ; qui le connaissait, comme pas un ! et dans ses coutumes, et dans ses idées... » (886). Le retour de Sombreval et son achat du Quesnay sont donc vécus comme une provocation, puisque le prêtre apostat connaît très bien « le pays ». Il suscitera donc d’emblée le rejet, précédé en cela par son triste renom : « un homme monstrueusement taré et qui portait l’Horreur et l’Epouvante, comme en palanquin, sur son nom ! » (886). C’est sa réputation, plus que sa personne, que l’on s’apprête à accueillir. D’autre part, l’acheteur ne peut être noble ; Sombreval ne l’est pas : le critère d’appartenance sociale est donc rempli. Enfin, Sombreval est visiblement « assez riche pour acheter la terre et le château » (886). Le critère de richesse est donc lui aussi observé. Enfin, sa réputation est effroyable, ce qui constitue un point commun supplémentaire avec les anciens possesseurs du château, à la corruption avérée. Tout semble donc être prêt pour l’application du dispositif d’exclusion prévu par la population. Dans les lignes citées plus haut, on trouve une métaphore alimentaire déjà rencontrée, au sujet de la Gamase44. Elle illustre l'excès de haine qui attend l’acheteur du Quesnay, excès qui équivaut à l’isolement le plus total. Engraisser, régaler, faire ripaille, tous ces termes évoquent ici la bonne chère, l’abondance, et sont détournés ici par l’image qu’ils servent. Le festin offert ici est un refus, celui de 44

Voir le deuxième chapitre de cette étude.

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considérer Sombreval comme un membre de la communauté. N’est-ce pas plutôt la foule qui fait ici ripaille, en se nourrissant de Sombreval ? Rappelons-nous le vicomte de Prosny peignant à Madame d’Artelles l’opinion publique en train de s’emparer d’elle, et de la dépecer. Nous sommes ici dans le même ordre d’idées. On imagine tous les nobles de la région, attablés, prêts à se jeter sur Sombreval apprêté pour l’occasion en gibier. C’est, une fois de plus, la curée ! Les trois stades de la rumeur On comprend à ce qui précède que la rumeur dépend tout autant de ce qui la devance que de ce qui la fait exploser. Elle possède une préhistoire, elle ne naît pas ex nihilo. Si l’arrivée de Sombreval la provoque, sa motivation profonde est à chercher dans l’histoire du lieu et du milieu où elle trouve un terrain favorable pour se développer, c’est-à-dire, ici, dans une société qui vit mal les bouleversements occasionnés par la Révolution française. En d’autres termes, son devenir même est fonction de ces données pré-historiques. Les sociologues de la rumeur ont sur ce point des vues divergentes. Deux théories s’opposent ici, à savoir celle de la boule de neige et de la schématisation. Dans le premier cas, on assiste à un phénomène de surenchère qui vient compenser celui de l’omission qui est la première des transformations subies par le message de la rumeur : il s’agit d’une perte d’information au cours des transmissions successives de son contenu45. On aura tendance à donner des détails. Par ces détails, le contenu retrouve en intensité ce qu’il a perdu dans la phase d’omission. La rumeur se construit donc par rajouts successifs après avoir subi des pertes. La rumeur Sombreval fait-elle boule de neige ? Forte de ce qu’elle sait déjà au sujet de Sombreval, la population locale le diabolise dès son arrivée. On l’accuse ensuite d’avoir une relation incestueuse avec sa fille puis de tuer les enfants qui naissent de cette union. Apostat, parricide – son père meurt de cette apostasie – , assassin de sa femme – qui meurt en apprenant son état de prêtre – , créature diabolique, père incestueux et infanticide : n’est-ce pas beaucoup pour un seul homme ?

45

Michel-Louis Rouquette, Les rumeurs, op.cit., p.80.

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Françoise Reumaux défend le point de vue inverse : le message de la rumeur est présent dès le départ dans sa totalité, mais sa teneur ne se dégage que progressivement. La rumeur présente ainsi un fond dont se dégage au fur et à mesure une figure46. Ce fond désigne non seulement l’état présent du groupe social dans lequel elle se développe, mais aussi son passé. C’est bien à ce fond que se réfère l’exposition du premier chapitre d’Un Prêtre marié, qui n’est rien d’autre qu’une sensibilisation du lecteur à la situation particulière vécue par une population à un moment particulier. Sombreval est ici une victime adéquate, parce que son passé et son personnage correspondent très bien à ce qui est déjà contenu en puissance dans la mémoire collective. Il n’est donc pas si difficile d’en faire un monstre. Il ne s’agit pas d’innocenter Sombreval, mais de relativiser sa culpabilité : il n’a jamais commis d’inceste, il n’a jamais noyé d’enfant dans l’étang du Quesnay. Bien qu’il n’échappe ni au jugement des hommes ni à celui de Dieu, il faut faire la part entre ce qui est vrai, et ce qui est le produit d’imaginations traumatisées. Sombreval est la figure qui émerge de ce fond tourmenté, de ce contexte de crise, et entre lui et le bouc émissaire apparaissent des liens évidents. Françoise Reumaux a montré que la rumeur se développe en trois temps. Empruntant au langage des entomologistes, elle distingue un stade larvaire, un stade nymphal et un stade d’éclosion. Le premier correspond très exactement au stade mis en évidence ci-dessus, c’està-dire au fond de la rumeur. Il équivaut en effet à la « mémoire du groupe, à un savoir commun – mythologies, expérience, systèmes de représentations »47. « Ce stade larvaire s’inscrit tout naturellement dans les cadres de la mémoire collective qui garde trace des actions, des conflits, des tensions passées »48. C’est dans ce savoir commun que l’on trouve la motivation de la rumeur, l’arrivée de Sombreval précédé de sa réputation devant en constituer la cause directe. Le stade nymphal correspond à un état de gestation. Pour cette raison, il est difficile à observer comme à circonscrire. A ce stade, « les actions collectives se présentent à tous moments comme des virtualités, où les latences peuvent s’actualiser et se transformer 46

Voir à ce sujet Françoise Reumaux, « Etude d’un vol de mouettes », dans La veuve noire, op.cit., pp.153-172. 47 Françoise Reumaux, Toute la ville en parle, op.cit., p.9. 48 Françoise Reumaux, La Veuve noire, op.cit., p.12.

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[…] »49. La société est ici une nymphe, « c’est-à-dire un corps où tout ce qui est en puissance peut se transformer en acte et où tout ce qui est latent peut se traduire en termes de tensions, de conflits ou de crise »50. Ce stade échappe à l’observation – et donc à la représentation. Il existe comme en creux. Le stade d’éclosion est celui où la rumeur cesse d’être virtuelle pour devenir concrète, c’est celui de l’allumage, c’est la survenue brutale de l’événement ; ce sera, dans Un Prêtre marié, le retour de Sombreval au pays. C’est le stade « où s’inscrivent les vibrations du social, les ruptures, les crises, les éruptions qui se déroulent sous l’œil de l’observateur »51. Dans le roman, c’est le stade qui fait de la rumeur un instrument d’écriture romanesque, un ressort dramatique52. Le paradoxe, c’est que ni cette éclosion ni ce qui la suit – et qui correspond pourtant au moment le plus bruyant de la rumeur – ne sont donnés à lire directement. Le récit fait allusion aux « bruits », à un discours anonyme et donc fuyant. La narrateur, pour représenter la rumeur, a recours à deux solutions. Il peut lancer des coups de sonde, en relatant des scènes qui donnent, par l’intermédiaire de personnages, une idée concrète de ce qui se dit à un moment donné. Dans L’Ensorcelée, le récit du lynchage de la Clotte est un de ces coups de sonde. On y accuse ainsi la Clotte d’être une sorcière. Dans Un Prêtre marié, les apparitions de la Gamase, stratégiquement introduites au début et à la fin du roman, permettent de mesurer la haine suscitée par le prêtre défroqué, et d’entrevoir la gravité des bruits qui courent. L’autre solution consiste à adopter un point de vue rétrospectif qui permet de retracer la rumeur dans son ensemble. Je propose maintenant de lire deux extraits d’Un Prêtre marié. Le premier présente un coup de sonde, le second illustre le point de vue rétrospectif.

49

Ibid., p.13. Ibid., p.12. 51 Ibid., p.13. 52 Dans sa synthèse de l’enquête sur la rumeur d’Orléans, Edgar Morin a lui aussi distingué trois temps dans la rumeur : incubation, propagation et métastase. La métaphore médicale, liée dans sa seconde phase à la contagion, est intéressante pour qui voit dans la rumeur un phénomène mimétique antagoniste, La rumeur d’Orléans, op.cit., pp.23-30. 50

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Le héros aux outrages ou L’union fait la force Au chapitre VII, Sombreval accompagne Calixte à l’église : c’est leur première apparition publique après leur installation au Quesnay. C’est un dimanche de fête religieuse – ce qui justifie l’affluence. Néel et son père assistent à l’office et la scène est relatée en grande partie du point de vue du jeune homme, qui vient de prendre conscience de ses sentiments pour la jeune fille : Recueillis et dans des attitudes pieuses, ils écoutaient l’office qui s’ouvrait, quand un mouvement singulier qui se produisit dans les profondeurs de la nef attira leur attention…Ils regardèrent. Néel sentit passer une palpitation dans son cœur, et presque aussitôt il aperçut Sombreval, dominant la foule de la coupole de son front bronzé et s’avançant résolument dans la nef, ajusté, fusillé par mille regards de mépris courroucé et de haine, mais n’y prenant seulement pas garde, car il suivait et surveillait sa Calixte, qui s’avançait aussi, cherchant un banc, une chaise, et n’en trouvant pas. C’était la première fois, depuis qu’ils étaient au Quesnay, que les Sombreval osaient paraître au grand jour, et quoique partout leur vue eût causé un scandale, à l’église où ce prêtre défroqué et marié venait se montrer impudemment avec sa fille, le fruit de son crime, le scandale était encore plus grand… Lorsqu’on les avait aperçus franchissant le portail, l’indignation avait parcouru l’église, frémissante et près d’éclater. Calixte avait alors senti un peu mieux, sous la bandelette rouge de son front, s’enfoncer son invisible couronne d’épines, mais ses yeux se portèrent sur Celui à qui le bois d’une croix enfonçait la sienne, et elle s’était avancée courageusement, à travers cette foule hostile qui s’écartait d’elle, les isolant, à force d’horreur. […] Chacun, en voyant Sombreval et sa fille, avait mis la main sur sa chaise et s’était un peu retiré, comme s’il eût craint le contact de ces pestiférés de l’infamie. (933-934)

La foule ici affûte ses armes. Elle répond discrètement mais clairement à la présence de Sombreval. Sa violence couve sous la surface, « frémissante », et semble venir de loin : « des profondeurs de la nef », certes, mais aussi de cet obscur creuset où se mêlent, en chacun, tout ce que nous avons évoqué précédemment : l’imagination inflammable, les affronts de l’Histoire, la foi scandalisée. C’est cependant ce dernier aspect seul qui est explicitement souligné ici : Sombreval est ici « le prêtre défroqué et marié » qui ose s’afficher « avec sa fille ».

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La foule s’exprime pour le moment par ses regards, qui font de Sombreval une cible : « ajusté », « fusillé ». Elle amorce aussi un mouvement de retrait qui est aussi un geste de protection : « elle s’écarte », et chacun « pose la main sur sa chaise » : pour empêcher Sombreval de s’en emparer, certes, mais surtout pour éviter la contagion dont sa présence les menace tous : c’est ce que traduit la métaphore de la peste, qui annonce déjà le récit de la maladie de Saslouëf53. Se met ici en place la concrétisation de ce qu’annonce le chapitre premier : « la dernière goutte de l’eau de la politesse ou de la charité lui serait refusée » (886). On lui refuse effectivement et l’un – on murmure sur son passage – et l’autre – on refuse de lui prêter une chaise54. L’office terminé, la foule une fois hors de l’église laisse éclater sa violence. L’indignation que l’on imagine encore discrète à l’intérieur, se trouve soudain libérée – comme la « bonde » qui plus tard, en sautant, libèrera les commérages : « Groupés dans le cimetière de Néhou, il se trouvaient plus libres de manifester leurs sentiments que quand Sombreval et Calixte avaient paru dans l’église. Aussi les murmures, lorsqu’ils sortirent, firent explosion » (936). On entend donc maintenant clairement des paroles articulées – bien que le récit, comme c’est souvent le cas, ne les transmette pas : « une injure avait cinglé son oreille comme une balle et y avait appelé la flamme. Cette injure trouvait mille échos ; des mots cruels, des mots vengeurs, se détachaient sur le murmure grossissant des groupes. Indécis d’abord, puis redoublé, ce murmure prit enfin les proportions d’une huée, d’un tonnerre » (936). Nous assistons ici à un lynchage verbal, qui rappelle le lynchage de la Clotte dans L’Ensorcelée. On lance ici les injures comme on lançait là des pierres. La phrase « une injure avait cinglé son oreille comme une balle et y avait appelé la flamme » reprend très exactement celle qui marquait le début du lynchage de la vieille femme : « Une pierre lancée du sein de cette foule […] atteignit son 53

Voir le deuxième chapitre de cette étude. Une scène similaire est évoquée plus loin dans le roman. Dans une auberge où il vient d’entrer, Sombreval se retrouve seul : « il avait vu tout le monde se lever de la table d’hôte quand il était entré dans la salle, et pas un des quarante convives ne vouloir rester à cette table où il s’assit tranquille dans la majesté du Dédain appuyé sur la Force, et où il soupa seul au milieu de ce désert de quarante couverts abandonnés » (1068). 54

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front, d’où le sang jaillit, et la renversa » (706). En insistant dans les deux cas sur le pemier coup porté, pour évoquer ensuite la réaction en chaîne de la foule, le récit fait apparaître le mimétisme violent de la multitude. Cette scène me paraît correspondre très exactement à la stratégie décrite au tout début du roman, puisqu’elle concrétise l’isolement auquel était condamné le futur acquéreur du Quesnay. Cette explosion de violence verbale s’explique parfaitement par la connaissance que nous avons du stade larvaire détaillé dans les premières pages du roman. Elle ne montre pas la rumeur en action, mais elle en montre les acteurs : la foule bien pensante qui assiste à l’office du dimanche. Le champ lexical du bruit – celui de la voix humaine – annonce ici la description rétrospective que fera l’abbé Méautis vers la fin du roman : les bruissements de la foule dans l’église au début de la scène deviennent un tonnerre à l’extérieur. Méautis, nous le verrons, décrira la rumeur comme un crescendo qui va du chuchotement au « tonnerre ». On peut donc voir dans ce lynchage verbal une annonce de ce que sera la rumeur. Cette scène évoque aussi clairement la motivation de cette haine unanime : la vengeance. En effet, la foule couvre les Sombreval de mots « vengeurs ». Quelle faute doivent-ils payer ? Celle de Sombreval ? Celui-ci n’apparaît-il pas ici providentiellement pour cristalliser sur sa personne et celle de sa fille les difficultés dues aux aléas de l’Histoire ? Ce récit ne présente pas seulement une foule en train de céder à la tentation de la violence. Il montre aussi que cette violence a toutes les chances d’être réciproque si une puissance capable de la combattre n’intervient pas. Or toute la scène, dès le matin, a été prophétisée par Calixte elle-même, qui s’est opposée à ce que son père face usage de la force pour se défendre : Fort comme il était, il pensait qu’en s’avançant surs ces groupes et en saisissant le plus robuste de ces hommes grossiers pour s’en faire une massue vivante et frapper les autres, il allait dissiper ces insolents ou les dompter par cette foudre humaine – la force – que les hommes adorent ; et la tentation l’envahissait : mais il n’y succombait pas. Il avait donné sa parole à sa fille, qui avait tout prévu, le matin même. « Il faut que ce calice soit bu, mon père ! – lui avait-elle dit avec la tristesse de l’Ange des Oliviers ». (937)

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Ce n’est pas la référence à la Passion qui fléchit Sombreval, c’est Calixte seule, qui exerce sur lui l’ascendant nécessaire pour l’empêcher de répondre à la haine par la haine. L’issue de la scène, à ce stade, est pourtant douteuse. La foule est de plus en plus menaçante : « Cette foule commençait de s’entasser contre la barrière de l’enclos, et elle allait s’opposer peut-être au passage des Sombreval, afin de prolonger leur supplice » (938). C’est ce qui alarme Néel. Si Sombreval obéit à sa fille – par amour et non par foi chrétienne – c’est aussi sous l’influence de Calixte que Néel, maintenant, va tenter d’enrayer la violence en train de monter. Amoureux de la jeune fille, le voilà solidaire des Sombreval. Le moment est venu pour lui de le montrer : Monsieur, dit-il, je les connais. Ils ne sont pas dix contre un ; ils sont deux cents, cinq cents, mille peut-être. Tout courageux que vous êtes, vous n’y pourriez rien, et il faut éviter à une femme des spectacles qui seraient indignes d’elle. Que mademoiselle votre fille quitte votre bras et prenne le mien, et je réponds qu’ils se tairont et nous livreront le passage. (939)

Néel est connu et apprécié des paysans, qui n’oseront donc plus, par respect pour lui, manifester leur agressivité. Prompts à imiter la haine, à copier celui qui jette la première injure, les voilà maintenant prompts à imiter l’exemple du jeune homme. Ils s’étaient tassés à la sortie du cimetière, les voilà qui refluent. De plus, ils imitent le geste de Néel : celui-ci s’était adressé à Sombreval en « découvrant respectueusement sa tête blonde » ; le narrateur mentionne ensuite la tête nue du jeune homme. Les paysans répètent son geste : « Ils s’étaient tus, ils s’écartèrent, ôtant leurs chapeaux devant Néel et devant cette fille qu’ils venaient d’insulter ; n’en croyant pas leurs yeux, stupéfaits, confondus ! » (939). Néel vient de mettre fin à un emportement mimétique en provoquant une réaction mimétique opposée. C’est la bonne contagion contre la mauvaise contagion. Il serait cependant plus juste de dire que Néel suspend la violence, et accorde ainsi aux Sombreval un sursis. Néel est pourtant, malgré lui, l’instrument de la fatalité. En effet, en empêchant la violence d’éclater à ce moment précis, il permet à la rumeur de prendre sa vraie place dans le roman. Cette scène est la seule du roman à montrer la foule et les Sombreval en présence les uns des autres. Ensuite, la rumeur œuvrera dans l’ombre du récit. Toutes les forces sournoises présentes dans cette scène sous forme de

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virtualités pourront se déployer, et la nymphe accouchera d’un monstre. Crescendo A la scène de l’église fait pendant, aux deux tiers environ du roman, le récit de l’abbé Méautis à l’intention de Sombreval. Ce récit fait prendre toute la mesure de la rumeur à Sombreval et au lecteur. Au cours de cette entrevue, Méautis croit mettre Sombreval au courant de la rumeur d’inceste. Cependant Sombreval la connaît déjà. En effet, après l’empoisonnement de la Gamase, la Malgaigne, par une allusion, lui fait comprendre l’inutilité de ce meurtre : la rumeur d’inceste court, même sans la Gamase. L’intérêt de cette rencontre ne réside donc pas dans l’effet de surprise, ni dans la douleur que Méautis craint de provoquer, et qu’il cherche à atténuer par ces précautions oratoires : A l’heure qu’il est, Monsieur, votre enfant, votre virginale enfant, est déshonorée ! et, abomination de la désolation ! c’est de vous, son père, qu’on se sert pour la déshonorer […] oui, c’est de vous qu’on se sert, répéta le curé, pour la déshonorer, et pardon encore pour ce mot-ci !… Mais non ! fit-il avec l’horreur de sa pensée, je ne le dirai pas… Vous m’avez compris ! (1083)

La véritable fonction du récit qui suit est représentative, puisque l’abbé Méautis est celui qui, pour la première fois dans le roman, adopte le point de vue rétrospectif nécessaire à une lecture d’ensemble de la rumeur. Ce récit répond à une requête de Sombreval, désireux de savoir quelle est l’étendue du mal : Cet absurde bruit… ce bruit monstrueux… où en est-il dans la créance de ce pays qui parle sans que je l’entende et qui vomit de telles exécrations contre moi ? N’est-ce encore qu’une rumeur ? un premier sifflement de la calomnie qui va redoubler ?… la première tache à la robe de mon enfant ? ou est-ce plus ? (1084)

Pour Sombreval, bruit et rumeur sont équivalents, et désignent un phénomène encore indistinct, qui n’a pas pris toute son ampleur55. La 55

Cette assimilation témoigne de l’évolution du sens du mot : désignant tout d’abord un bruit repérable, dont l’origine ne fait pas de doute, il perd peu à peu son sens sonore – d’événement qui fait littéralement du bruit, comme une bataille ou une querelle –, pour désigner un phénomène plus flou. Il entre ainsi dans le registre du

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rumeur, dans la question de Sombreval, est donc un phénomène encore discret, traduit par une métaphore sonore (« sifflement » ) qui se transforme vite en interprétation morale : « tache », « calomnie ». La réponse de Méautis reprend et varie la métaphore sonore : Ah ! Monsieur […] le mal est bien grand et il est partout ! il n’y a plus personne à qui vous en prendre de ce bruit horrible qui court sur vous et sur votre fille ! Il faudrait vous en prendre à tous ! Cela s’est dit longtemps à l’oreille, et tout bas… puis, plus haut… puis, cela a grondé, et s’est élevé comme un tonnerre, et enfin présentement cela mugit dans tout Ouistreham, depuis Portbail jusqu’à La Hague, et depuis Saint Vaast jusqu’à Jobourg ! (1083)

Méautis illustre ici l’expansion de la rumeur, c’est-à-dire sa diffusion et donc son itinéraire géographique56. En même temps, il insiste sur l’intensité grandissante qui fait de la rumeur un chuchotement devenu cri : « tout bas », « plus haut », « gronder », « mugir ». On retrouve ici le crescendo célèbre du Barbier de Séville, et la métaphore auditive qui oppose le silence au cri dans la réplique de Bazile : D’abord un léger bruit, rasant le sol comme l’hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. […] [La calomnie] s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription.57

On ne voit plus la foule, on n’entend maintenant plus que des voix effectivement réunies dans un « chorus universel ». L’emploi des pronoms indéfinis traduit ici à la fois le phénomène de masse et son ampleur géographique, indissociables : « il faudrait vous en prendre à tous ; cela mugit dans tout Ouistreham » On est passé de sources identifiables – les commères, les groupes haineux – à « l’ennemi invisible, cette chose sans visage qu’on appelle le bruit public » (1106). Impossible, dit Méautis en substance, de remonter à la source murmure. Le sens de discours public, à l’origine incertaine et répandant des nouvelles non moins incertaines, date du XXème siècle. Voir à ce sujet Françoise Reumaux, « Rumor et Opinio », loc.cit. (note 19 de ce chapitre), pp.123-129. 56 Bernard Paillard, « L’écho de la rumeur », dans Rumeurs et légendes contemporaines, Communications 52, Le Seuil 1990, p.137. 57 Beaumarchais, le Barbier de Séville, Acte II, Scène 8, Nouveaux Classiques Larousse, 1970, p.81.

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du problème : « il n’y a plus personne à qui vous en prendre »58. Il est symptomatique que toute mention de locuteur disparaisse ici. L’emploi de la tournure pronominale montre un discours qui se produit seul, qui efface l’intervention de sujets parlants : « cela s’est dit à l’oreille, s’est élevé comme un tonnerre ». Il faut rattacher à l’emploi des pronoms indéfinis tous, tout, et de la tournure pronominale, celui de on, qui n’est pas utilisé ici mais qui est souvent mentionné pour évoquer le discours public. Dans les dialogues de commères, on peut constituer l’unique référence à une source possible, et remplace l’attribution nominative : « On dit de lui bien des choses terribles » (657). « Ce pronom caméléon »59 est le seul outil grammatical à désigner une origine à la fois plurielle et inconnue de la parole au sujet d’autrui. Il représente la « tension sémantique entre l’identifiable et le non identifiable, entre le nommable et l’innommable »60. Le narrateur fait lui-même un abondant usage de ce on dès le début d’Un Prêtre marié : « On disait qu’on le rencontrait dans Paris ne portant plus ses habits de prêtre. Il a jeté, disait-on, le froc aux orties. On ajoutait des choses affreuses, d’autres immondes. Mais on ne savait pas, personne ne put savoir si la science volait seule à Dieu cette tête de prêtre, ou si d’autres passions lui arrachaient le cœur ». (890-891) On objectera que cet extrait est choisi très tôt dans Un Prêtre marié, et qu’à ce titre il ne saurait rendre compte de la rumeur d’inceste résumée par l’abbé Méautis. Cependant Sombreval, nous 58

Sur les sources de la rumeur, voir Michel-Louis Rouquette : « La rumeur est un discours rapporté : non pas la signalisation d’un événement, mais le compte rendu de la signalisation d’un événement ; non pas un témoignage, mais le témoignage d’un témoignage. Elle renvoie toujours à un fait qui n’est pas immédiat et concomitant à sa transmission : son objet se trouve décalé dans le temps et souvent dans l’espace par rapport au récepteur. Ainsi le contenu des rumeurs est-il invérifiable directement. […] Mais l’invérifiabilité est ici compensée par l’attribution, c’est-à-dire l’adjonction au message d’une indication concernant sa source. Il existe deux grandes formes d’attribution […] : – l’attribution anonyme ou quasi anonyme (Le «on», l’ «ami d’un ami»... ), qui fonctionne par sa généralité comme support d’identification. – l’attribution à une personne ou un groupe dont la compétence est en principe reconnue par les partenaires de l’échange», « Le syndrome de rumeur », Communications 52, op.cit., p120. 59 Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Belin, Lettres Sup, 1993, p.27. 60 Ibid., p.30.

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l’avons vu, faisait déjà l’objet d’un discours avant son retour en Normandie. Il est donc en permanence l’objet d’une parole collective scandalisée et calomniatrice. Le récit de l’abbé Méautis transmet lui aussi des « choses affreuses, immondes », et cette parole, hier comme aujourd’hui, poursuit Sombreval comme une malédiction. Elle n’est pas nouvelle, elle change peut-être de contenu mais pas d’origine. C’est toujours la parole publique, qui opère maintenant, sans ambiguïté aucune, comme un rite d’expulsion. Démenti A l’expulsion suspendue de la scène de l’église, répond celle qui est orchestrée par la rumeur. Est-il possible d’y mettre fin, tout comme Néel avait réussi à empêcher un lynchage probable ? L’abbé Méautis ne se contente pas de raconter, il insiste sur la nécessité d’agir : pour faire cesser la rumeur d’inceste, inceste que la solitude des Sombreval semble abriter et confirmer, il faut lui opposer un démenti : Il faut répondre à la clameur de toute la contrée par un de ces faits contre lesquels il n’y a pas d’argument. Séparez-vous de votre fille, monsieur Sombreval, donnez-la à garder au Seigneur ! – Au Seigneur tout seul ! Mettezla au couvent des Ursulines de Valognes. Vous irez la voir toutes les semaines, deux fois par semaine si le cœur vous fait par trop mal, mais vous la verrez au parloir, et sous les yeux d’une religieuse qui jugera de ce qu’est le père en vous. Une telle séparation sera une réponse. L’opinion du pays en sera bientôt transformée, et moi, Monsieur, et mes confrères, nous ferons alors ce qui sera humainement possible pour effacer jusqu’à la trace de ces épouvantables bruits ! (1087)

L’abbé Méautis propose ici un pacte à Sombreval : l’éloignement de Calixte contre l’aide de l’Eglise, qui usera de son influence pour combattre la rumeur. Ce sera Sombreval qui s’éloignera pourtant, ayant ourdi le plan d’une fausse conversion justifiant sa retraite au monastère de Coutances. Méautis tient sa promesse, éloquent et stratégique : « Avec l’adresse d’un homme qui sait comment se manient les âmes, l’abbé, ce jour-là, commença le travail qu’il avait promis à Sombreval de faire sur l’opinion, dans l’intérêt de Calixte, la calomniée » (1124). Il compte ici sur une rumeur à l’envers, c’est-àdire sur son démenti, qui utilisera le même mode de propagation que la rumeur d’inceste, à cette différence près que la parole qu’il compte

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répandre sera officielle : elle émane de l’Eglise – non seulement lieu mais institution : « Est-ce que tous les mots qu’il venait de prononcer n’auraient pas pour échos toutes les chaires des paroisses voisines et ne seraient pas commentés dans tous les cimetières d’alentour ? »61. (1124) Ici encore la stratégie de Méautis est à rapprocher de la scène de l’église au début du roman. En effet, s’il s’exprime en tant que représentant d’une institution, il compte aussi sur l’église et le cimetière en tant que lieux de rassemblement pour atteindre son but : En ce temps-là, dans la presqu’île du Cotentin, l’opinion publique s’ébauchait, avant ou après les offices, dans les cimetières qui ceignaient l’église, pour s’achever sous les tentes des Assemblées et les poutres des cabarets. Tous les dimanches, avant et après la messe, mais plus particulièrement après les vêpres, des groupes se formaient, en grand nombre, parmi ces paysans, dispersés toute la semaine dans les champs, et ils restaient à deviser, comme ils disaient, les hommes debout entre eux, et les femmes entre elles […]. (1124)

Au début du roman, la foule sortant de l’église s’était massée dans le cimetière. La fonction du cimetière n’est donc pas uniquement religieuse mais sociale, puisqu’il est le lieu où se font et se défont les réputations, où s’élabore, en marge des discours officiels, le bruit public. Méautis compte donc récupérer, au sens politique moderne du terme, la fonction sociale de l’endroit pour infléchir la rumeur, qui se répand parallèlement aux canaux officiels d’information, représentés dans cette page par les chaires des paroisses. Des suites de l’intervention de Méautis aux vêpres, nous ne saurons rien. Seule est évoquée la réaction des fidèles, qui subissent la double influence de l’endroit et de l’orateur : « le lieu dans lequel cet événement était annoncé, la bouche qui l’annonçait, tout obligeait à croire… et les plus têtus baissèrent la tête, au lieu de la branler aux paroles de joie et de réconciliation que prononça l’abbé Méautis ! » (1123). C’est ici que prend fin l’histoire de la rumeur dans Un Prêtre marié. Ce qui se joue ensuite ne concerne plus la foule. La Malgaigne 61

On note avec intérêt que l’Eglise, dans Un Prêtre marié, prend position au sujet de la rumeur de façon active en lui opposant un démenti. C’est donc qu’elle prend au sérieux la menace représentée par la rumeur, même si elle ne lui accorde pas crédit. Dans L’Ensorcelée, il en allait autrement : l’Eglise n’ajoutait aucune foi aux bruits courant sur Jeanne et l’abbé de la Croix-Jugan.

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sait tout, et place Méautis en face de ses responsabilités en lui révélant une vérité qu’elle tient de sa prescience : […] la chaire de vérité a retenti, ce matin, d’un mensonge, monsieur le curé, et c’est vous […], vous la sainteté même, qui l’avez prononcé d’une bouche innocente. Sombreval, soi-disant parti pour Coutances, touché par la grâce et voulant reprendre sa prêtrise, est une fausse dierie, qui, d’à matin, gagne par tout le pays et qui aura fait, ce soir, combien de lieues ? Et cependant, c’est un abusement ! Sombreval vous a menti à tous ! (1125)

Méautis se laissera convaincre au bout d’un combat difficile62, et dira à Calixte la vérité qui la tuera. Mais plus jamais ne seront abordés ni la rumeur, ni l’écho rencontré par la nouvelle de la conversion de Sombreval, ni le déni éventuel de cette conversion. Ce n’est plus entre Sombreval et les hommes que se joue la partie, c’est entre lui et un Dieu auquel il ne croit pas. La rumeur a joué son rôle. Le récit n’a désormais plus besoin d’elle, parce que la machine est lancée. On pénètre maintenant dans un huis-clos étouffant d’où Sombreval lui-même est exclu physiquement. Ne restent en scène que la Malgaigne et Méautis, face au martyre de Calixte et à Néel qui voit s’écrouler son existence. C’est une fois disparue que la rumeur frappera le plus fort, la fin du roman n’étant que la précipitation de tout ce qu’elle contenait en germe. C’est toute une série de valeurs, tout un monde qui s’écroule après la Révolution, et la rumeur remplace ce monde perdu, elle restaure là où l’Histoire a détruit et divisé. Là où l’Histoire est désormais muette, la rumeur crée ses propres histoires, quitte à détourner la réalité des faits, quitte, comme nous venons de le voir, à enfanter un monstre. Nous avons donc à faire à un discours interprétatif, imaginatif, plus qu’à un discours informatif où l’on se contenterait d’échanger des potins. On a vu quel était l’enjeu social du commérage, quelle lutte il occasionnait. On a vu aussi que cette lutte, sous des dehors plaisants, était parfois sans pitié. On ruse, on fait preuve de stratégie : savoir, c’est pouvoir. La rumeur, elle aussi, représente un pouvoir. Elle réclame des têtes, et les fait tomber. Ainsi, si le système métaphorique 62

Combat dans lequel le rappel de l’hostie de Salsouëf joue un rôle déterminant ;voir le deuxième chapitre de cette étude.

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qui la caractérise fait d’elle un phénomène très proche des rites du repas, il évoque aussi de façon frappante le lynchage ou la curée. Elle est donc au bout du compte un ressort dramatique puissant, et devient souvent l’instrument par lequel s’accomplit la prophétie. On peut aller jusqu’à dire que dans Un Prêtre marié, c’est elle qui écrit le roman. Ses liens avec le mimétisme violent antagoniste sont évidents. La rumeur n’est ici qu’un visage du mimétisme violent, qui se révèle être le véritable instrument de la réalisation de la prophétie. C’est tout naturellement que la lecture sociologique conduit à l’interprétation mimétique, parce que l’une comme l’autre ont pour objet un phénomène collectif. Toutes nos analyses nous mènent à cette conclusion : le commérage et la rumeur sont des discours mimétiques. Les commères se battant pour une information sont engagées dans une lutte mimétique à moindre échelle où elles deviennent l’une pour l’autre un obstacle à éliminer. La rumeur qu’elles provoquent est ensuite rendue possible par le mimétisme antagoniste. Il ne s’agit plus ici d’un mimétisme d’appropriation mais d’une unanimité grandissante qui se fait contre Sombreval, dont on a vu qu’il était un bouc émissaire presque parfait . Parce qu’elle est un discours public, elle déplace le domaine ordinaire de la violence, celui des coups, pour installer celle-ci dans la sphère de la parole collective, qui est nocive précisément parce qu’elle est multiple. Si son originalité est de faire de la parole, au sein du roman, un ressort dramatique puissant, elle relève en dernier lieu des mécanismes de mise à mort qui font l’objet de cette étude. Notre lecture ne serait cependant pas complète si elle ne prenait en compte, dans Un Prêtre marié, une intervention de Barbey – où on ne commettra pas l’artifice d’entendre la voix désincarnée d’un narrateur – qui ne laisse aucun doute sur les convictions de l’écrivain. Si les références à la Passion – la « couronne d’épines » (934), le « calice » (937) – encouragent la pitié du lecteur, en imposant l’innocence et la pureté de Calixte, d’un autre côté Sombreval fait horreur pour toutes les raisons que l’on sait . Évoquant l’agressivité de la foule, Barbey interrompt le récit pour introduire ce commentaire : Le peuple est naturellement exécuteur des hautes œuvres d’une justice dont il a l’instinct et à laquelle, sans ses tribuns, je me fierais. Ici, il n’avait que sa huée pour tout supplice, et ce supplice, il voulait l’appliquer à un grand coupable impuni qu’une législation athée protégeait. Il avait raison.

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Prophètes, sorciers, rumeurs Dans un coin de terre chrétienne encore, cette poignée de paysans allait châtier, du seul châtiment que la loi n’eût pas enlevé aux mœurs, un homme… déicide autant qu’on peut l’être. Ces paysans avaient raison contre Sombreval ! Et quoique sa fille fût une créature à les faire tous tomber à genoux, s’ils l’avaient connue, et à qui ils auraient baisé les pieds sans bassesse, ils avaient raison contre Calixte elle-même. L’élève de l’abbé Hugon63 était trop chrétienne pour admettre l’irresponsabilité des enfants dans le crime ou la faute des pères, ce premier coup de hache, donné par une philosophie antisociale, dans la plus vivante des articulations de la famille –le lien inextricable qui unit le père aux enfants. (936)

Un argument double justifie ici la condamnation de Sombreval par la foule : le peuple a le sens de la justice ; les innocents paient pour les coupables ; plus précisément, les enfants paient les fautes de leurs parents. C’est le principe de réversibilité de Joseph de Maistre. Voilà qui ne laisse aucune chance ni à Sombreval, ni à sa fille. Le peuple, en se préparant peut-être à lyncher Sombreval, compense les failles d’un système judiciaire fondé sur une « législation athée ». Cette législation ne punit pas les pères coupables parce qu’elle n’a pas saisi que le « lien inextricable qui unit le père aux enfants » est le fondement d’un ordre à la fois social et spirituel. Les menaces qui, par l’entremise des pères coupables, pèsent sur l’ordre spirituel, justifient amplement le recours à la violence. Barbey établit ici un lien explicite entre la foi chrétienne et la barbarie, la première semblant justifier la seconde ; c’est bien le sens de la phrase : « Dans un coin de terre chrétienne encore, cette poignée de paysans allait châtier, du seul châtiment que la loi n’eût pas enlevé aux mœurs, un homme…déicide autant qu’on peut l’être ». S’étonnera-t-on de voir Barbey légitimer le recours à la violence punitive ? Dans L’Ensorcelée, la Clotte convertie finit lynchée par des villageois devenus sanguinaires, qui découvrent dans l’horreur ce qu’ils ont fait : « La conscience du crime revenait sur eux […] elle grandit si fort en eux, cette conscience, qu’elle les arrêta court, de son bras fort et froid comme l’acier » (709). Le point de vue exprimé dans Un Prêtre marié légitime pourtant le même genre de violence . La position de Barbey est formulée très tôt, dans le Deuxième Memorandum. Le 6 janvier 1839, Barbey, relatant un dîner chez son 63

Parrain de Calixte, il s’est chargé de son enseignement religieux (898).

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ami Gaudin, écrivait déjà : « Ai développé des idées que je crois fécondes sur l’amende et sur la torture ; […] la torture, abolie par un siècle matérialiste, chose très remarquable, et que l’on pourrait redemander au nom de la spiritualité humaine […] »64.. On trouve déjà exprimée, ici, en même temps qu’une opinion sur le châtiment, une condamnation de l’époque contemporaine : « la législation athée » (936) est celle d’un « siècle matérialiste ». Barbey reviendra au rôle spirituel de la torture dans l’introduction aux Prophètes du passé. On y lit par exemple : « Dans ce monde où l’esprit et le corps sont unis par un indissoluble mystère, le châtiment corporel a sa raison spirituelle d’exister »65. Dans Un Prêtre marié, Barbey ne dénonce rien, au contraire il prend ouvertement le parti des persécuteurs. Existe-t-il un lien entre une foi qui s’affirme de plus en plus clairement, et la place toujours plus grande de la violence dans l’univers de Barbey ? Dans Un Prêtre marié, la violence sera au cœur même des représentations de la religion.

64

Deuxième Memorandum, OC II, op.cit.,p.1025. Barbey d’Aurevilly, Les Prophètes du passé [1851], repris dans Le XIXème siècle. Des œuvres et des hommes, op.cit., p.69. 65

Chapitre V René Girard contre Joseph de Maistre

Ciel ! Pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable ? Jean Racine Il n’y a rien à « expier ». René Girard.

Nous avons constaté à la fin du chapitre précédent que Barbey, loin de condamner la violence aveugle de la foule à l’encontre de Sombreval dans Un Prêtre marié, la justifie. C’est parce que, écrit Barbey dans une lettre à Trébutien, « l’idée du livre est la grande idée chrétienne de l’Expiation »1. Ce roman chrétien, « écrit à la gloire de Dieu et proscrit de toutes les boutiques catholiques »2, est aussi le plus violent que Barbey ait écrit, si l’on prend en compte le nombre et la variété des scènes violentes narrées, ainsi que le nombre de morts. Aucun personnage ne survit et tous meurent de mort violente. Comment concilier cette hécatombe avec la croyance en un dieu incarné ? Mon propos n’est pas, ici, de souligner encore l’incompatibilité de l’affirmation de la foi et de représentations qui la contredisent ; ce débat est oiseux. Il faut comprendre qu’il existe au contraire forcément un lien logique entre une foi de plus en plus profondément ancrée et la violence qui occupe une place de plus en plus importante. Il faut aller plus loin et dire que presque toutes les représentations de la religion sont placées sous le signe de cette violence, et que toutes les morts violentes de l’univers aurevillien qui

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Barbey d’Aurevilly, Correspondance générale, op.cit., tome IV, p.269. Dédicace de Barbey au moment de la réédition en 1876. Voir la notice de Jacques Petit, OC I, op.cit, p.1438.

2

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font suite à un emportement de caractère collectif déclinent à leur façon celle qui a fondé le christianisme. Le chemin parcouru par la Clotte pour se rendre aux obsèques de Jeanne est un chemin de croix. La vieille paralytique est ensuite jetée et attachée sur la grille du cimetière, qui prend vite des allures de croix. L’Habit-Blanc est supplicié sur une croix de Saint-André. Si ces personnages constituent cependant des représentations problématiques du Christ, – la Clotte n’est pas sans violence, l’Habit-Blanc est un meurtrier –, Calixte est au contraire, très clairement, une figura Christi dont l’existence ne se justifie que par une mission rédemptrice auprès de son père. Les références à la Passion sont des plus explicites à son sujet. Cependant, si le roman est en grande partie fondé sur la résistance que s’opposent l’un à l’autre le père et la fille, il ne prend tout son sens que par la présence entre eux de Néel de Néhou, qui subit leurs deux influences conjuguées et contraires, et qui est précisément le témoin, tout au long du roman, d’une révélation très particulière : celle de la violence divine. Jacques Petit souligne l’importance déjà prise, au moment où Barbey écrit à Trébutien, par le personnage de Néel de Néhou : « Lorsque Barbey écrit cette lettre, le roman a toutefois pris déjà des proportions nouvelles ; le chapitre VII donne en effet à Néel une place de premier plan. Ce personnage sans doute secondaire dans le projet s’impose au romancier, infléchit quelque peu son œuvre »3. Néel de Néhou occupe effectivement une place particulière dans la constellation des personnages d’Un Prêtre marié. Pourvu de toutes les qualités qui devraient contribuer à faire de lui un héros, son avenir est tracé. Jeune, beau, fougueux, ayant subi par le passé une épreuve qualifiante – la traversée du Vey4, au cours de laquelle il perd son meilleur ami Gustave d’Orglande –, il attend le service militaire, puis le mariage arrangé avec la fille d’un aristocrate de la région, Bernardine de Lieusaint. Cette dernière perspective le rebute ; il lui préférerait une vie passée dans l’ivresse des batailles ; faute de mieux, il chasse pour tromper son ennui, et ses qualités héroïques restent inemployées : « Créé pour la lutte et la guerre comme tous ses aïeux, il se dévorait dans un loisir qui pesait à ses instincts d’héroïsme » 3

Barbey d’Aurevilly, OC I, , p.1418. Le chapitre VII est celui qui relate la sortie de l’église. 4 pp.930-931. Le Vey est un dangereux bras de mer que Néel tente de traverser à cheval avec son ami Gustave.

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(917). Le jeune homme « se demandait, parfois avec larmes, s’il aurait jamais la sensation enivrante d’une garde d’épée dans sa main » (917). Néel est donc habité d’un trop plein d’énergie qui ne trouve pas à s’employer. Le très beau portrait que fait de lui le narrateur, en insistant sur sa double ascendance, polonaise et normande5, ne laisse aucun doute sur l’origine prédominante : tout feu, tout flamme, Néel est slave de cœur et de comportement, ce qui ne l’empêche pas d’être parfaitement intégré au milieu normand, qui accepte sans problème sa violence parce qu’elle s’accompagne de grandes qualités : Sa violence, qui ressemblait à certains coups de vent dans les steppes, paraissait excessive et même un peu folle dans un pays de sens rassis, de ce bon sens normand, tout puissant et calme, que l’on peut appeler stator, comme Jupiter ! Mais cette violence était accompagnée d’un éclat si vibrant et si pur de qualités chevaleresques, que, pour la première fois charmée, la Judiciaire normande la lui pardonnait. (916)

Néel, pour résumer, est donc un être violent. Il ne faut pas se méprendre sur le sens du terme, qui n’a rien à voir ici avec la propension à distribuer les coups de poing. La violence est ici une qualité, une disposition où se mêlent l’enthousiasme et la naïveté, la fraîcheur, l’impétuosité, indépendamment d’un quelconque jugement de valeur, le tout se manifestant par un besoin permanent d’action ; il ne s’agit pas d’une qualité mauvaise. En revanche, cette qualité semble prédisposer à un certain mimétisme : lorsqu’il injurie Sombreval en le désignant comme une « charogne » (914), Néel de Néhou juge sans savoir, et ne fait là qu’exprimer la position de l’opinion publique au sujet du prêtre apostat. Effervescent, inflammable dirais-je même, Néel est un être malléable parce qu’il est en train de se faire. Cette malléabilité jouera un rôle essentiel dans son amour pour Calixte. J’ai montré de quelle façon une interprétation ethnologique et mimétique du réseau des sorts permettait de donner à Thomas une place qui lui revient. Néel, qui s’impose d’emblée comme une figure héroïque en puissance, est aussi celui qui, comme Thomas, connaît le plus grand changement. L’influence de Calixte sur lui tout au long du 5

On lira sur ce point les pages pleines d’humour de Philippe Berthier, « Polonaises normandes », Barbey d’Aurevilly. Ombre et lumière, op.cit., pp.59-67.

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roman fait de lui un nouvel être ; en effet, et de façon paradoxale, la relation mimétique qui le pousse vers la jeune fille, et détermine des actes déments comme la folie polonaise, va en même temps effacer peu à peu ce qui fait de lui un héros en puissance. En quelque sorte, il devient héros en ne l’étant plus, et cela, comme je le mentionnais plus haut, parce qu’il passe d’un mimétisme à l’autre, de la mauvaise contagion à la bonne, et que tout en subissant cette bonne influence, il est totalement sous la coupe de Sombreval qu’il admire comme un figure paternelle. On peut résumer en affirmant que Néel, progressivement, se défait, jusqu’à un certain point, de sa violence. De plus, Barbey fait de lui le premier témoin à la fois des violences collectives prêtes à se déchaîner contre les Sombreval et de la violence de Dieu. Pierre Malandain a parfaitement saisi l’importance de Néel de Néhou. Les quelques pages qu’il a consacrées à ce personnage montrent qu’il s’agit là d’une figure centrale, à tous les niveaux6 : ses origines polonaises mettent en quelque sorte en valeur son côté normand et l’accentuent ; il relie entre eux les personnages : « Entre tous les personnages, il semble avoir pour fonction de servir d’intermédiaire »7 ; il est le confident de plusieurs d’entre eux ; le narrateur « lui attribue une place prépondérante dans le jeu des focalisations »8, et « Ce que voit Néel écrit le roman »9. Peut-on pour autant conclure que « le personnage déjoue toutes les fatalités »10 ? Il serait plus juste de dire qu’il souhaite les déjouer. C’est dans cet esprit qu’il dit à la Malgaigne qu’elle est « prophétesse des malheurs impossibles » (1114). Néel ne la croit que lorsque cela l’arrange. Il accepte l’idée que Calixte et lui sont condamnés ; de cette façon il n’a pas à combattre sa passion. Mais il refuse d’écouter la vieille femme qui lui parle de l’imposture de Sombreval, parce que celle-ci arrange les desseins du jeune homme : et si Calixte, sa mission maintenant accomplie, acceptait de l’épouser ?

6

Pierre Malandain, « Folie polonaise et solidarité », Hommages à Jacques Petit, textes réunis par Hubert Malicet, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1985, tome I, pp.261-269. 7 Ibid., p.265. 8 Ibid., p.267. 9 Ibid., p.268. 10 Ibid., p.268.

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On ne peut pas réduire le personnage à la somme des fonctions qu’il assume dans le roman. Il faut aussi le considérer dans son évolution personnelle, dans les changements et influences qu’il subit. Or, si l’on doit vraiment considérer Néel de Néhou comme le personnage principal d’Un Prêtre marié ainsi que le propose Pierre Malandain11, il faut être attentif à l’évolution radicale qui se produit en lui. Comme Thomas dans L’Ensorcelée, qui perd tout et disparaît, il suit un itinéraire qui le modifie du tout au tout, le dépouille de ce qu’il était avant sa rencontre avec les Sombreval, qui le dépossède et pour terminer lui offre une mort héroïque au champ d’honneur. Mais personne ne s’y trompe : c’est un suicide que raconte le narrateur : « Il se fit tuer dans une des plus célèbres batailles du temps, en poussant son cheval le poitrail sur une pièce de canon, qui coupa en quatre l’homme et le cheval » (1223). Comment Néel en est-il arrivé là ?

1. Du mimétisme violent à la bonne contagion : la mort du héros Imitation de Calixte selon Néel L’histoire de Néel, de sa rencontre avec Calixte à sa mort au combat, peut se lire comme une imitation placée sous le signe de la croix portée par Calixte au front. Cette croix, à la naissance de Calixte, est ainsi décrite : « Très visible déjà, quoique d’un rose meurtri sur la pâte de ce front presque malléable où les veines semblaient une voix lactée plus que les fils d’un réseau sanguin, ce signe devenait plus apparent au moindre effort de cette organisation chétive. Il se fonçait alors d’un rouge vif, vermeil comme le sang » (894). Ce signe victimaire par excellence, qui manifeste l’intervention d’un surnaturel barbare, est la confirmation d’une fragilité qui s’annonce dès la naissance : née prématurément, elle n’est qu’une « pâle forme d’enfant, à peine aboutie » (894), qui « semblait vouée à la mort, suspendue à la vie par un fil à moitié rompu » (895). « Enfant fragile » (894), son père « eut peur qu’elle ne vécût pas » (894). Le choix de son prénom, qui associe la beauté et la référence au calice,

11

Ibid., p.262.

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souligne cette faiblesse en faisant ressortir le sens profond de cette naissance contre-nature : Le confesseur qui avait assisté en secret la mère à ses derniers moments et baptisé cette enfant fragile l’avait nommé du nom triste et presque macéré de Calixte, qui avait plu à la mourante, et dans lequel il y a comme de la piété et du repentir. Piété et repentir pour un crime involontaire, n’était-ce pas, en effet, toute la destinée de la mère de cette pauvre enfant ? Comme sa mère, elle semblait, elle aussi, vouée à la mort. On aurait dit qu’elle répugnait à l’existence. (894)

Néel semble prédestiné à imiter Calixte : il arbore lui aussi un signe au front. Ce signe, comme celui de Calixte, est étroitement lié au sang, ce qui permet aussi d’établir un rapprochement avec les visages de Jeanne et Jéhoël dans L’Ensorcelée, irrigués de sang eux aussi. Le front de Néel [est] « traversé de la belle torsade bleue que les physiologistes appellent la veine de la colère et qui, partant de la racine des cheveux, descendait entre les sourcils jusqu’à la naissance [du] nez […] » (918). La jeune fille, on l’a vu, cache sa croix sous un bandeau rouge. Le portrait en médaillon qui déclenche l’histoire évoque ce bandeau en des termes semblables à ceux qui décrivent le visage de Néel. Ainsi, selon le narrateur premier au début du roman, l’artiste qui a fait le portrait de la jeune fille a fait preuve d’une « fantaisie étrange et presque sauvage, en lui traversant le front d’un ruban très large, qu’aucune femme assurément n’aurait voulu porter » (875). Un même verbe évoque à la fois le bandeau et la veine, traverser, et l’on notera aussi que les deux phénomènes, la croix et la veine, suscitent commentaires ou spéculations scientifiques. La veine bleue sur le front de Néel est un phénomène connu des « physiologistes ». La croix de Calixte semble intriguer Sombreval et son beau-père : Les deux chimistes contemplèrent longtemps ce jeu de la nature, parfois si capricieusement féroce. Ils se dirent qu’ils trouveraient bien, par la suite, une composition assez puissante pour effacer ce signe imprimé là par la superstition d’une mère et qui devait troubler si singulièrement l’harmonie d’un visage fait peut-être pour être beau. (895)12

12

La mère de Calixte meurt immédiatement après la naissance, après avoir appris que « le mari qu’elle aimait était un prêtre » (893). La croix au front de Calixte est présentée comme le résultat du sentiment de culpabilité de sa mère.

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La croix n’est pas nommée, elle n’est pas désignée en tant que telle ; c’est parce que la phrase exprime le point de vue de deux chercheurs sur lesquels l’irrationnel n’a pas prise. Tout au plus considèrent-ils cette croix comme une incongruité, un détail inesthétique, ou un problème à résoudre qui lance un défi à leur perspicacité de savants : pour Sombreval, en effet, Calixte présente « l’intérêt haletant d’un problème » (985). Sur sa croix au front et sur ce qu’elle représente, Calixte s’exprime avec une effrayante lucidité. A Néel, elle dit : Vous rappelez-vous ces pauvres brebis qu’ils marquaient l’autre jour dans le fossé des Longs-Champs pour la tonte et pour la boucherie ? Je ressemble à ces brebis-là, Néel. Je suis marquée pour la mort et pour le rachat de l’âme de mon père. Vous le savez bien, vous qui n’avez voulu voir qu’une fois cette marque qui vous a semblé si terrible. (992)

Calixte explique ici sans ambages sa mission rédemptrice et expiatrice, qui ne lui laisse que la liberté d’accepter passivement son sort – comme le Rompu. Quant à la « veine de la colère » au front de Néel, elle est aussi le signe d’une existence soumise à une fatalité brutale : A chaque instant, cette veine se gonflait sur ce front, expressivement téméraire, jusque dans son immobilité et sa blancheur. On eût pensé, en la voyant, qu’elle était un signe de mort prématurée – que le jour ne pouvait être loin où elle se romprait sous la joie ou sous la peine, comme cette autre veine qui se rompit de volupté dans la poitrine d’Attila. […]. (918)13

Malgré l’obstacle que représente le statut de Calixte, religieuse « hors les murs »14, Néel a décidé de se faire aimer, coûte que coûte, persuadé que « le meilleur moyen d’inspirer l’amour, si l’amour pouvait naître à la volonté de ceux qu’il dévore, était encore de frapper l’imagination de la femme et de déchirer sa pitié » (1023). Il conçoit alors un coup de dés très risqué15 : à une « voiture très versante et très légère » (1027) – un briska polonais –, il attelle deux 13 Le récit invite très clairement ici à une interprétation érotique. Voir Pierre Tranouez, La Scène capitale, Fascination et narration dans l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly, op.cit., p.376. 14 Ibid., p.33. 15 Voir la totalité du Chapitre XIII, OC I. (1023-1037).

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jeunes chevaux indomptés, auquel il fait « boire des éperons » (1030), c’est-à-dire un vin fort qu’il fait mélanger à leur avoine, afin de les enivrer : « Il y avait certainement dix à parier contre un qu’il y mourrait, que la chance serait contre son courage : mais s’il ne mourait pas, peut-être serait-il aimé, et ce peut-être là valait dix fois plus que sa vie ! » (1024). La course folle prend fin sur le perron du Quesnay, où s’écrasent le briska, les chevaux et le jeune homme. Aucun des calculs de Néel ne se révèle exact : il se manque, sans être aimé de Calixte pour autant. En revanche, il restera marqué dans son corps et sur son visage. Dans son corps : « il boitait, le beau et fringant Néel ! Le médecin avait formellement déclaré qu’il resterait boiteux toute sa vie » (1065). Surtout, il garde au front le souvenir de sa tentative de suicide : Echappé par miracle à la tragique mort d’Hippolyte, chantée par les poètes, ce jeune homme n’avait, le croira-t-on ? gardé de toutes ses blessures qu’une cicatrice visible et profonde au visage ; un sillon qui coupait en deux un de ses purs sourcils ; mais cette cicatrice, il ne l’eût pas donnée pour une couronne. Il s’en parait avec orgueil. Dans cet ardent besoin de s’identifier avec ce qu’on aime, qui est le caractère le plus impérieux de l’amour, il était heureux d’avoir son signe au front comme Calixte, mais lui, comme Calixte16, il ne le cachait pas. (1065)

Ce signe, tout en redoublant la veine de la colère arborée par Néel, l’efface. En effet, cette veine symbolise tout ce qu’il y a de violent en Néel. Or, imiter Calixte, c’est forcément renoncer à agir en être violent, de désir et d’action. L’imitation de Calixte par Néel ne se borne pas à reproduire presque consciemment sa croix au front. Cela implique aussi et surtout un changement en profondeur. Dans ce changement, la croix joue un rôle essentiel, parce qu’elle est toujours à l’origine d’une révélation. Nous allons maintenant suivre Néel dans son chemin de croix. La croix, révélatrice d’un destin que Calixte n’a pas choisi et qui constitue pour le jeune homme un premier obstacle, se trouve remplacée par un crucifix grandeur nature qui achève de le désespérer tout en lui révélant la nature vengeresse du Dieu qui est son 16

Cette répétition est curieuse. Ainsi placée, devant « il ne le cachait pas », elle semble dire que Calixte ne cache pas sa croix elle non plus. Toutes les éditions que j’ai consultées présentent le même texte, alors qu’on attendrait : il ne la cachait pas comme Calixte, OC I, op.cit ; Un Prêtre marié, Garnier Flammarion, op.cit., p. 252, et Un Prêtre marié, Folio Gallimard, 1980, p.247.

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rival. Les découvertes que nous ferons en route ont quelque chance de livrer une explication à la prolifération des scènes de violence dans l’univers aurevillien. La méprise de l’amour Ce fut comme une apparition Néel est sincèrement chrétien. Ses rapports avec Calixte sont donc placés sous le double signe de la foi et du sentiment amoureux. A sa première rencontre avec la jeune fille, Néel est fort mal disposé envers les Sombreval. Il vient d’insulter le père, qui déstabilise sa monture en la frappant. Il est blessé à la tête17. La jeune fille, dans un geste qui annonce celui de Néel s’interposant entre la foule et les Sombreval à la sortie de l’église, se place entre son père et le jeune homme. Le voilà touché au cœur : contre toute attente, la « fille de cet abominable prêtre » n’a pas « la beauté orgueilleuse, matérielle et hardie d’une réprouvée » (920). Dès le premier regard, la nature immatérielle, angélique de la jeune fille s’impose à Néel : Jamais il n’avait éprouvé rien de pareil à ce rêve vivant, car ce qu’il voyait ne ressemblait pas à la vie, du moins à la vie ordinaire. La femme qu’il avait devant lui et qui lui touchait sa blessure tenait elle-même bien plus du rêve que de la réalité » (920). L’ irréalité de la jeune fille est ensuite soulignée : de femme, elle devient vision : « Calixte était moins une femme qu’une vision. […] On aurait dit l’Ange de la souffrance marchant sur la terre du Seigneur, mais y marchant dans sa fulgurante et virginale beauté d’ange, que les plus cruelles douleurs ressenties ne pouvaient profaner » (920). La première surprise porte sur le genre de beauté de Calixte. La seconde, lorsque le temps aura passé, portera sur sa foi. Belle, mais chrétienne ? Le bandeau rouge de Calixte est une énigme pour le jeune homme, mais le lecteur saisit sans problème l’allusion « à la couronne sanglante d’un front martyre ». Notons que ceignait est l’équivalent phonétique de saignait, ce qui ne surprend pas dans cette description où domine l’idée du sang – « couronne sanglante », « cercle de sang figé » –. Pour le moment, Néel ignore et la foi et la croix de Calixte, et 17

Ce détail peut être lu comme l’annonce de la cicatrice qui le marquera après la folie polonaise.

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le « ruban écarlate » agit sur lui comme un mystère et un danger. L’émotion qu’il ressent est pourtant déjà religieuse. En effet, celle-ci évoque le respect mêlé de crainte que l’on voue aux idoles : peur et fascination. C’est sur une note résolument païenne que se clôt le chapitre V : « Néel resta, le temps de respirer, à voir flotter le châle blanc et briller le bandeau rouge de cette fille de prêtre, qui vraiment avait, en montant le perron du Quesnay, la majesté d’une prêtresse qui monte à l’autel » (923). C’est progressivement que la croix de Calixte sera révélée à Néel. Tout d’abord, le jeune homme en sait l’existence sans la vérifier de ses yeux : « Néel savait l’enfance de Calixte, et sa naissance, et la mort cruelle de sa mère, et pourquoi Calixte portait toujours cet étroit bandeau qui cachait la croix vengeresse aux yeux troublés de Sombreval » (989). Puis la curiosité l’emporte, et la jeune fille dénoue le ruban à la demande de Néel. Celui-ci éprouve alors une émotion violente dont le narrateur souligne la nouveauté : « Inexprimable fut ce qu’avait éprouvé Néel de Néhou en face de ce front, délié, pour la première fois, de sa bandelette de victime. Les entrailles du chrétien furent tout à coup remuées en lui avec tant de force, que l’émotion qu’il avait toujours auprès d’elle lui fit l’effet de disparaître dans une émotion inconnue […] » (990) La scène n’est pourtant pas sans rappeler celle de la première rencontre, où Néel avait vu en Calixte une créature véritablement idéale. Il existe cependant maintenant une différence fort appréciable, puisque les sentiments éprouvés par le jeune homme sont explicitement associés à sa foi chrétienne. De plus, c’est cet aspect qui domine ici : La pauvre enfant était tout émue de dévoiler le signe étrange qui la marquait entre toutes les autres créatures, et lui, Néel, il était presque épouvanté de le voir ! Il la contempla longtemps, elle et son front nu, en silence, avec une religieuse pitié. Chose singulière ! il se trouvait plus religieux qu’amant devant cette croix qui semblait se dresser, sur la limite de ce front, entre l’âme et le corps de cette jeune fille adorée ! (990) 18

18 Pierre Tranouez a commenté ainsi ces lignes : « Ce que ressent Néel lorsque le front de Calixte, longtemps refusé à son regard, lui est enfin montré, et que son secret – le stigmate d’une croix – se livre à lui : de l’épouvante et de la gêne, une absence radicale de désir qui va jusqu’à la répulsion », La Scène capitale, op.cit., p.377. Je signale une légère erreur de lecture. Pierre Tranouez affirme que Calixte, dans cette scène, révèle le secret de sa croix. Ce n’est pas tout à fait exact. En effet, ainsi que je

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Cependant, Néel, très vite, considère ce sentiment religieux comme une menace incompatible avec l’amour humain, et qu’il préfèrera en conséquence étouffer : « Etonné de ce qu’il ressentait, il eut peur un instant pour son cher amour, qui allait peut-être sombrer dans un sentiment plus austère !… Aussi renoua-t-il vite le bandeau sur le front crucifié qui venait de lui apparaître, et jamais depuis ce moment, qui compta dans sa vie, il ne parla plus de l’en détacher !… ». (990) La carmélite et l’amoureux transi : dialogue de sourds La scène qui reprend ensuite est tout entière placée sous le signe d’une ambivalence des mots et des gestes. En effet, le récit de la découverte de la croix par Néel est venu interrompre celui d’une visite de Néel à Calixte. Il était venu lui faire part de l’interdiction qui lui est faite par son père de se rendre au Quesnay. Bien qu’attristée par la nouvelle, la jeune fille est ferme dans ses propos. Par deux fois, elle place au-dessus de tout l’autorité du père de Néel en particulier, puis du père en général : « Ce n’est pas à moi […] à juger s’il a tort ou raison , monsieur votre père, mais vous Néel, ne devez-vous pas obéir ? […] Mais ne faut-il pas obéir à son père, même quand il aurait tort ? » (998). Le récit, interrompu par l’épisode de la croix au front révélée, reprend : c’est la déclaration de l’amoureux transi : « je suis entré dans votre destinée pour n’en plus sortir, pour en partager tout …tout ! » (990). La jeune fille replace les mots de Néel dans le contexte chrétien que le jeune homme cherche à éliminer : il faut faire la différence entre la destinée et la vie. La première est dirigée par Dieu. La seconde n’est qu’une soumission des volontés humaines « à nos pères » (991). « Votre père », « son père », « nos pères ». Néel est incapable de saisir la rhétorique de la jeune fille, dont le discours passe insensiblement, par l’utilisation des adjectifs possessifs, du père figure de l’autorité paternelle au Père avec un grand P. Les pères à qui sont sacrifiées les volontés humaines, ce sont les pères de famille et Dieu le Père. Dans l’esprit de la jeune fille, désobéir à son père, c’est l’ai souligné plus haut, il existe dans les rapports de Calixte et Néel une période intermédiaire pendant laquelle Néel connaît l’existence de la croix sous le bandeau : « Néel savait l’enfance de Calixte, et sa naissance, et la mort cruelle de sa mère, et pourquoi (je souligne) Calixte portait toujours cet étroit bandeau qui cachait la croix vengeresse aux yeux troublés de Sombreval » (989).

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forcément manquer à Dieu. C’est ce qu’elle dit clairement un peu plus loin : « Mais les pères, Néel, c’est Dieu sur la terre ! » (1043). Enfin, « nos pères » associe Calixte à Néel et dessine un parallèle entre les deux jeunes gens : la première se sacrifie à Dieu pour sauver son père, le second doit obéir au sien et à Dieu19. Ce que prône ici Calixte, c’est non seulement la suprématie de Dieu le Père, mais c’est aussi le maintien de l’ordre qu’assure et représente la figure du père dans la cellule familiale. De ce point de vue, les personnages de Calixte et de la Malgaigne se rejoignent. La jeune fille [ajoute] « foi aux prédictions de la Malgaigne » (991), et l’on se rappelle en quels termes la vieille femme avait averti Néel de l’imminence de la crise20. Or, c’est en des termes très semblables que Néel décrit lui-même la situation à la jeune fille qui pressent un malheur à Néhou : « Oui […] il y a un malheur, car le fils y désobéit à son père, et le père n’y écoute plus la voix de son fils » (987). Néel constitue donc une menace directe pour l’ordre, ce que Philippe Berthier résumait en ces termes : Il cesse littéralement d’être le fils de son père, c’est-à-dire qu’il pervertit l’essence même de la Loi. La paternité se trouve perturbée jusque dans ses fondements. Le vicomte a beau brandir le scalpel castrateur – l’interdiction expresse de retourner au Quesnay –, le fils est prêt brader sa race, son blason, son nom (1009), à perpétrer, lui aussi, l’inévitable meurtre, à s’exposer à l’imprescriptible malédiction. Ainsi, même l’amour le plus chaste pour un être d’absolue pureté s’avère générateur de trouble et participe, à sa manière, à l’universelle entreprise de démolition.21

Néel se méprend partiellement sur les propos de Calixte, dans lesquels il entend une injonction à obéir à son père, Ephrem de Néhou. Pour lui, c’est là la preuve du manque d’amour. Calixte le détrompe, pour l’assassiner tout en même temps : bien sûr qu’elle l’aime, « comme un frère » (991) et provoque enfin la déclaration : « Mais moi, dit Néel, ce n’est plus, depuis bien longtemps, seulement comme un frère que je vous aime… » (991). Confuse, la jeune fille rougit, et l’amant éconduit se méprend de nouveau. Si elle rougit, c’est qu’elle l’aime ! 19

Nous ne sommes pas loin ici du discours de la Malgaigne reprochant à Néel une attitude qui menace de semer le trouble social : à chacun sa place, à chacun son rôle, et la crise sera évitée. 20 Voir le deuxième chapitre de cette étude. 21 Philippe Berthier, « La question du père dans les romans de Barbey d’Aurevilly », Le roman familial, Barbey d’Aurevilly 11, Revue des Lettres Modernes 600-604, p.30.

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Nouvelle phrase assassine : « Je ne puis être que votre sœur ». A nouveau, et avec insistance, Calixte invoque l’autorité paternelle : « Nos pères sont entre nous […] mais Ô ! mon cher Néel ! s’il y a deux pères entre nous, il y a un père, entre moi et la vie… » (993). On dirait que Néel n’entend pas ce que lui dit Calixte. Plus elle lui présente l’impossibilité d’un amour entre eux, plus Néel s’enflamme : rien ne fera obstacle, il est prêt à tout accepter, le saccage de sa propre jeunesse, et la mort au bout du voyage. De ce point de vue, ses déclarations évoquent, comme en négatif, la demande en mariage : fidélité éternelle, dans et au-delà de la mort. La vie commune devient la mort commune, partagée comme un philtre et « dans le même cercueil » (993) : « nous boirons la mort ensemble » (992) ; « nous boirons la mort au même verre » (993). La mort effacera les obstacles, représentés ici par les pères, dans lesquels Néel ne met aucune allusion religieuse : « […] il n’y a plus de père entre nous. Vous disiez bien, il n’y a que le vôtre entre vous et la vie, mais la vie de Calixte et de Néel est la même vie… Ils mourront tous deux pour le même père, s’il faut mourir » (992). Bien que parfaitement au courant de la mission expiatrice de la jeune fille auprès de son père, Néel ne saisit pas la polysémie du nom employé par Calixte, et lorsqu’il l’utilise, c’est uniquement pour désigner Sombreval. Il ne la saisit pas parce qu’il ne veut pas la saisir : en recouvrant la croix de Calixte, il a décidé de gommer ce qui justifie l’existence de la jeune fille ; il a tenté aussi d’effacer en lui l’émotion religieuse qui menaçait d’anéantir le sentiment amoureux. Aussi continue-t-il à se méprendre lorsque la fille du prêtre lui annonce qu’elle est déjà fiancée : « O Néel ! dit-elle, je suis déjà fiancée, et celui dont je dois être l’épouse est un fiancé jaloux ». Absurdité et cécité des passions vraies ! Néel ne comprit pas la jeune fille. Il devint blanc comme un linge et la veine de la colère faillit se briser sur son front gonflé. Ces mots de fiancé et d’épouse l’enivraient d’une jalousie insensée. (993)

Néel accorde une signification mondaine à des termes que Calixte emploie dans leur sens mystique. Comment pourrait -il un seul instant imaginer que Calixte est une religieuse dans le siècle ? L’eût-il pu que toute la scène eût basculé dans la profanation.

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Pourtant, c’est seulement le langage de Néel qui a évacué tout contenu religieux comme une menace, et c’est cette suppression à la surface, en quelque sorte, qui domine sa propre compréhension du langage de Calixte. Toute la scène, pourtant, possède une orientation mystique : le geste de l’amant qui tombe à genoux est aussi celui de la prière22. Le narrateur établit clairement le lien entre les deux : « […] il tomba à genoux devant elle… comme ceux qui ont la foi tomberaient devant Dieu » (991). Là où Néel s’efforce de faire comprendre à la jeune fille qu’il l’aime comme un homme aime une femme, le narrateur fait de lui un pèlerin devant une madone. Après avoir levé le voile sur sa croix au front, Calixte lève définitivement le voile sur son véritable statut, sur l’identité du fiancé jaloux… Dans son innocence, elle mène le jeune homme à sa « chambrette de jeune fille », expression immédiatement doublée de celle de « sanctuaire virginal ». Après avoir relaté la découverte épouvantée du crucifix géant, et le récit que Calixte fait à Néel de « cette particularité de sa vie qu’il ignorait encore » (993) (son état de Carmélite hors de la règle), le narrateur décrit le trouble extrême du jeune homme, « dans cette chambre fermée aux regards de tous comme un tabernacle, et dont on pouvait dire qu’elle lui avait offert la virginité en l’y laissant entrer avec tant de confiance » (997). On note la reprise des termes religieux associés à l’idée de virginité. On pourrait certes pousser plus loin cette lecture en insistant sur le rôle actif de Calixte – c’est elle qui le prend par la main, l’entraîne dans sa chambre, et pour finir l’invite à une « prière commune avec la grâce d’une séductrice du ciel, restée femme » (998). Cependant, le parallèle avec une scène de séduction amoureuse est si net qu’il vaut à peine que l’on s’y attarde. Barbey exploite ici à fond l’ambiguïté fondamentale du langage mystique. Mais la situation de son personnage masculin, qui a voulu littéralement fermer les yeux sur la foi chrétienne de Calixte, – et ne peut donc saisir le véritable sens de son discours –, ainsi que l’innocence de la jeune fille, sauve la scène du scandale. La surprise finale, qui révèle à Néel l’étendue de sa méprise, n’en est que plus violente, et le laisse véritablement sans 22

Dans sa lettre à Trébutien du 3 mars 1856, Barbey écrit : « La scène de déclaration est une des plus difficiles choses pour le sabouleur de femmes que je fus toujours, qui soient jamais sorties d’une plume qui ressemble à ma main […] Oui, je regrette cette scène qui finit par l’agenouillement au prie-Dieu ! », Correspondance générale, op.cit., tome V, p.62.

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mots. La tendance s’inverse : avant de savoir, il parlait d’abondance, se livrant à un bouleversant aveu auquel rien ne manquait, ni la pose ni les serments. Un « crucifix colossal » (994) et un mot, un tout petit mot, terrassent le jeune homme, plus exactement le réveillent de son rêve bien noir et bien romantique d’une éternité commune dans le même cercueil : Calixte a prononcé ses vœux, terme qu’il se contente de répéter comme hébété, et qui, il le comprend immédiatement, est précisément l’expression d’une volonté qui l’exclut. Maintenant, il sait, le voilà non seulement dessillé, mais muet, tout juste capable d’offrir un écho à Calixte en répétant le mot fatal, ou encore « une exclamation d’étonnement » (995). Silencieux pendant la confession de la jeune fille, il n’a qu’une phrase pour exprimer son désespoir. Et pourtant, on n’y trouve rien du discours amoureux précédent, ni même un frisson de révolte, seulement l’énoncé lucide et accablé de sa propre indignité : « O Calixte ! fit-il, vous êtes trop grande pour moi, et trop sainte ! » (997). Que s’est-il passé ? D’un mimétisme à l’autre ou la mort du héros A l’annonce de l’existence du « fiancé jaloux », Néel avait pâli de jalousie. Comprenant immédiatement le jeune homme, et sans qu’un mot de plus ait été prononcé ni par l’un ni par l’autre, Calixte s’adresse à lui : « Cher fou et cher violent ! dit-elle avec sa grâce familière et tendrement tranquille : Venez par ici que je vous conduise à celui que je préfère à vous ! » (993). Elle emploie ici le terme que le narrateur avait déjà utilisé dans son portrait de Néel, « violent », évoquant ici de nouveau cette nature inflammable, toujours prête à s’emporter. Or, après le récit de Calixte, et malgré l’extrême confusion de sentiments dans laquelle il se trouve plongé, un changement sensible s’est produit en lui, qui porte sur la nature profonde de son être. Je cite ici intégralement les trois paragraphes qui décrivent ce changement : Néel était foudroyé par cette dernière confidence de Calixte : mais la foudre allume ce qu’elle touche avant d’en faire une poignée de cendres, et il éprouvait cet amer courroux de ceux qui aiment et qui veulent qu’on les aime ! cette colère vaine que nous enverraient jusque dans leurs regards tranquilles les êtres trop purs que nous adorons et qui nous terrassent de leurs placidités indifférentes. L’ange auquel il l’avait toujours comparée montait de plus en plus dans son inaccessible éther, sur ses ailes invulnérables, et par conséquent

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Prophètes, sorciers, rumeurs s’éloignait de lui davantage. Tant de perfection le laissait seul… Comme on pressent avant l’accès les attaques d’épilepsie, Néel sentait venir du fond de son âme les souterraines convulsions du désespoir qui pousse aux folies. L’état de son cœur était indescriptible de douleur, d’emportement et de confusion. Il l’avait plein des vagues d’un sang chaud qui roulent le désir, le ressentiment, la colère : mais voir Calixte si près de lui, dans cette chambre fermée aux regards de tous comme un tabernacle, et dont on pouvait dire qu’elle lui avait offert la virginité en l’y laissant entrer avec tant de confiance, sentir dans sa main cette main de sœur qu’elle n’avait pas retirée, tout cela le domptait, l’indomptable enfant. Calixte était pour lui cette Vierge des Mers qu’il voyait appendue au mur de la chambre, et qui a les pieds sur les flots et sept étoiles autour de la tête. Elle marchait aussi sur les flots soulevés de son cœur et en aplanissait les tempêtes. (997)

Deux sentiments habitent Néel. Celui qui domine ici est celui de la colère : « amer courroux », « colère vaine », « colère ». On note pourtant avec intérêt que la « veine de la colère » n’est pas mentionnée une seule fois ici. C’est que cette fois, la colère explose à des profondeurs insoupçonnées, elle ne se manifeste plus. Plus exactement, elle sera bientôt réduite à « une poignée de cendres ». L’autre sentiment qui secoue le jeune homme est le désespoir, qui atteint ici une limite puisque c’est celui qui « pousse aux folies ». Colère et folie : c’est le Néel violent qui est dépeint ici, et cette violence est inversement proportionnelle à ce qui l’attise, à savoir l’attitude parfaitement égale de la jeune fille, qui ne s’est jamais départie de son calme. « Regards tranquilles », « placidités indifférentes », ces expressions reprennent celles qui, tout au long de la scène, décrivent le comportement de Calixte : « impassible » (991), « doucement » (991), « grâce familière et tendrement tranquille » (993), « puissamment émue et calme » (994). Les métaphores, empruntées aux éléments, soulignent la violence du choc amené par la révélation de Calixte : coup de foudre, littéralement (« foudroyé »), qui provoque une réaction évoquée à la fois par une comparaison médicale (« attaques d’épilepsie ») et une métaphore, très romantique celle-là, inspirée par la mer et les vents : « flots », « tempêtes ». Par sa mention du « désespoir qui pousse aux folies », le narrateur annonce le chapitre XIII, consacré dans son entier à la folie polonaise du jeune homme. C’est dire que l’effet produit par la présence de Calixte n’est que provisoire : en domptant la violence du jeune homme – en la réduisant à cette « poignée de cendres » – , elle

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ne fait que suspendre le cours d’une trajectoire qui, Jacques Petit l’a montré, devient diabolique à partir du chapitre suivant. La scène de la chambre devrait en effet marquer la fin des espoirs et des tentatives de Néel. Pourtant, « il la prit dans ses deux bras » (998), geste que Jacques Petit commente en ces termes : Ce geste marque le moment où l’amour de Néel, jusque-là, si pur, prend un autre sens. Cet « amour impossible » devient une passion « satanique », puisque Néel, connaissant la situation de Calixte, veut se faire aimer d’elle. Même si le thème n’apparaît pas très clairement, Néel lutte contre Dieu. Tout naturellement, dès le chapitre suivant, il se fait l’allié de Sombreval. (1455)

Effectivement, dans le chapitre suivant, le jeune homme raconte très brièvement à Sombreval, sans toutefois trahir le secret de Calixte, comment il s’est déclaré pour se faire éconduire. Sombreval lui fait part de son rêve de l’unir à Calixte, et de l’échec de ses tentatives pour convaincre sa fille. Au chapitre suivant, Néel risque le tout pour le tout dans sa folie polonaise. Malgré l’échec de cette folie, l’influence de Calixte sur le jeune homme continue à se faire sentir. Il n’obtient pas ce qu’il désire – l’amour de Calixte – mais en même temps son amour pour elle émousse peu à peu sa propre violence. Ainsi, on a vu que la chasse fournissait au jeune homme le moyen de donner libre cours à ses inclinations violentes : « De double race militaire, il aspirait l’odeur des combats dans le tonique parfum des bois et la poudre de son fusil de chasse » (917). Il y a de l’Hippolyte23 en lui, et de la bête fauve. Or, c’est tout d’abord ce côté chasseur qui est souligné lorsque, après être tombé amoureux de Calixte, Néel se poste à proximité du château tel un chasseur – ou un fauve – en embuscade : Il était chasseur. Il avait la patience de l’affût. Comme tous les hommes, même les plus bouillants, qui sont organisés pour la guerre, il avait la force de l’attente immobile, la puissance de comprimer les battements et les élans d’un cœur persévérant et d’une volonté infatigable. Il vint donc s’embusquer presque tous les jours dans les environs du château, tantôt plus loin, tantôt plus près, mais toujours dans l’étroit rayon

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Néel a des « jambes d’Hippolyte » (917), il a « échappé par miracle à la mort d’Hippolyte » (1065). Voir aussi, sur la ressemblance avec Hippolyte, Pascale AuraixJonchière, L’unité impossible, op.cit., pp.163-164 et p.177.

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Prophètes, sorciers, rumeurs qu’une femme qui habite la campagne et qui s’y promène ne peut guère, si elle est prudente, dépasser. (925)

Le lexique de la chasse et du combat fait du jeune homme un chasseur qui cherche à surprendre sa proie, dont il tente de prévoir les mouvements à l’intérieur d’un territoire donné. Ici, du point de vue de Néel, Calixte apparaît comme une victime potentielle. On se rappelle qu’à sa première apparition, le jeune homme est décrit comme « celuilà qui devait le plus énergiquement résumer en sa personne l’horreur et les superstitions de la contrée » (918), réactions provoquées par Sombreval. Aristocrate, de la même famille que les anciens habitants du Quesnay, sa position est, à l’origine, celle qui doit rendre possible la rumeur. Il participe pleinement, dans cette toute première scène, au mimétisme antagoniste de la foule. C’est encore en conquérant certain de sa réussite qu’il considère la jeune fille. Malgré sa complète ignorance de tout ce qui fait la vie de Calixte, Néel attribue déjà à la fille de Sombreval le rôle de victime qui est le sien depuis sa naissance. Plus tard, soulignant la force de l’âge encore vert, malléable, de Néel, le narrateur soulignera que l’influence apaisante de Calixte sur « la furie de sa colère ou de son désir » (1151) n’est rendue possible que par le caractère encore idéal de « l’amour, que la sensation n’a pas encore dégradé » (1153). Au-delà de cette limite, l’amoureux transi se change en fauve : « Quand la passion a goûté une fois à ce qu’elle désire, c’est comme le tigre qui a mis sa langue au sang ; il faut qu’il en boive ! Il faut qu’il en fasse couler des torrents, à travers son vaste gosier, allumé comme un four » (1153). En d’autres termes, le plaisir rend carnassier. Barbey semble particulièrement chérir cette métaphore du tigre. C’est elle déjà qui évoque les sentiments de Néel lorsque celui-ci vient de prendre conscience de son amour pour Calixte : Jusque-là, Néel avait senti son amour pour Calixte sans le voir. Maintenant il le voyait. Il le discernait clairement dans son âme et dans ses rêves – comme on voit les formes précises d’une peau de tigre dormant dans les jungles. Découverte terrible ! menace inquiétante pour l’avenir, que cet amour qui ne pouvait être qu’une source infinie de malheurs… (929)

C’est elle encore qui décrit la colère de Sombreval envers la foule de l’église, la Gamase injuriant Sombreval et sa fille ou encore la foule lynchant la Clotte dans L’Ensorcelée. De Sombreval en colère, on

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peut lire : « La colère léchait de sa langue de tigre, qui veut du sang, l’intérieur de la poitrine de Sombreval » (938). De la Gamase : « Et, comme le tigre quand il a touché au sang, quand la Gamase eut touché à cette boue, elle s’y roula, elle ne s’arrêta plus, et elle le recracha, ce mot qui impliquait deux crimes et qui en accusait la vierge du Quesnay, en la souillant de la plus immonde des appellations ! » (1073). Du sang de la Clotte, on lit encore : « Ce sang eut, comme toujours, sa fascination cruelle. Au lieu de calmer cette foule, il l’enivra et lui donna la soif avec l’ivresse » (707)24. Haïr, aimer, injurier, mettre à mort : c’est tout un. Néel, sous l’influence de ses sentiments, change pourtant de façon significative. Il se déprend en effet peu à peu de ce qui le caractérise en propre, c’est-à-dire sa violence. Un jour, bien plus tard, en promenade avec Calixte, il rencontre le fils Herpin. Celui-ci s’étonne de ne plus voir le jeune homme chasser. Et Néel, prenant Calixte à témoin, fait alors une confidence très révélatrice : « C’est vrai, dit-il – je n’aime plus la chasse. Je ne souhaite plus la guerre. Je ne pense plus à tout ce qui fut l’amour de ma vie et mon rêve. Ah ! Calixte, l’amour de ma vie et mon rêve, vous savez ce qu’ils sont à présent ! » (1156). Tuer sa proie, que ce soit au fin fond des forêts ou sur le champ de bataille, n’a plus d’intérêt à ses yeux. La violence a quitté Néel comme une vieille peau. Bien qu’elle continue à être signalée à plusieurs reprises par le narrateur (« Néel, toujours violent » (1007), « le violent jeune homme » (1106)), et particulièrement au moment de la mort de Calixte, cette violence a perdu de son feu. Elle retombe aussi vite qu’elle apparaît. Apprenant que l’abbé Méautis a révélé à la jeune fille l’imposture de son père, il laisse exploser une colère aussi éphémère que violente : A cette nouvelle, Néel bondit comme un jaguar sur le prêtre. « Bourreau de Calixte » s’écria-t-il. Et il eut l’idée de le jeter par la fenêtre […]. Le calme, quand il est auguste, a toujours cassé les bras à la violence. Néel fut dompté par la douceur du prêtre. Ses mains qui l’étreignaient tombèrent. (1181-1182)

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On retrouve une expression similaire dans un article de Barbey au sujet de la Révolution et du Jacobinisme. La foule y devient « une tourbe anonyme, enivrée et soûlée de ce mot de patriotisme, qu’elle ne comprend pas, et qui veut, gorgée du sang qu’elle boit, plus de sang encore ». Cité par Philippe Berthier, dans « Barbey d’Aurevilly lecteur de la Révolution », loc.cit., (note 2, chapitre II), p.787.

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La victoire de la douceur sur la violence est désignée ici par le terme qui désignait déjà l’influence de Calixte sur Néel : « dompter ». Cependant, en se défaisant de sa propension naturelle à la violence, Néel semble aussi se défaire des qualités qui laissaient deviner en lui le héros potentiel. Son désespoir amoureux, la frustration de son désir, le forcent à un travail sur lui-même qui le ronge peu à peu et lui retire tout attrait : On voyait bien qu’il était dévoré… La passion inassouvie qui creuse l’œil comme la faim et y allume sa flamme avide commençait de dessécher son beau visage. Le feu couvait sous la peau amincie de ses pommettes. La douleur de n’être pas aimé qui nous fait nous haïr nous-mêmes, cette douleur dont la honte est le fond, attachait à ce front impérieux, taillé pour dominer la vie, le masque sombre qu’on n’arrache pas quand on le veut, et dans lequel elle cadenasse les têtes les plus fières. Néel perdait sa beauté. (1154)

Néel est beau, pas seulement dans son apparence physique, mais dans sa façon d’être. Il est beau parce qu’il est violent, impatient, impétueux, parce qu’il flamboie d’un désir toujours vainqueur qu’il ne saurait tiédir par les atermoiements de la raison. Cette pulsion, foncièrement égoïste et centrifuge à la fois, était évoquée très tôt : il « ne s’interrogea point, ne réfléchit pas, et, en vrai Slave qui va devant lui, comme les chevaux indomptés de ses steppes, il alla sans frein du côté de son désir et poussa toujours » (923). Or, maintenant, Néel fait le dur apprentissage de la maîtrise de soi, de la dissimulation25 nécessaire : « Masque », « cadenasse », c’est à lui-même que le jeune homme doit faire violence. La maîtrise de soi – et donc le renoncement au désir – est un exercice difficile, parce qu’elle est une violence faite à sa nature. Le résultat se traduit par une langueur, un flétrissement qui rappelle très nettement la gangrène et la consomption évoquées au sujet de Dlaïde Malgy : « dévorer », « flamme ». Ces quelques lignes, qui nous font voir les ravages de la « passion inassouvie », nous font aussi découvrir la véritable raison du suicide à venir du jeune homme. S’étant défait d’une violence toujours prête à fondre sur le premier objet – Sombreval ou Calixte au tout 25

La dissimulation n’est pas, ici, contrairement à ce que l’on note chez de nombreux personnages de Barbey, un trait intrinsèque de la personnalité, mais une nécessité imposée par les circonstances. Sur la dissimulation dans l’œuvre de Barbey, voir J.-P. Boucher, Les Diaboliques. Une esthétique de la dissimulation et de la provocation, Québec, 1976.

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début du roman –, il a retourné cette violence contre lui-même, parce que le manque d’amour le rend haïssable à ses propres yeux : c’est la honte qui se cache dans la « douleur de n’être pas aimé », c’est l’estime de soi qui est bafouée. Cette plaie d’honneur ne peut se réparer à la pointe de l’épée : à qui s’en prendre ? Néel n’a donc d’autre ressource que d’en finir avec lui-même. En se dépouillant de sa tendance au mimétisme violent, il abandonne le goût de l’action, l’ivresse rêvée des combats, le désir de posséder une jeune fille interdite. En passant d’un mimétisme à l’autre, de celui qui désigne les boucs émissaires à celui qui dompte les emportements du désir, de celui qu’il représentait à celui qu’il subit, Néel de Néhou s’est trouvé et perdu pour toujours, et atteint l’héroïsme en lui faisant ses adieux. Dans Un Prêtre marié, Néel est témoin de toutes les violences sans vraiment participer à aucune d’entre elles, son injure envers Sombreval mise à part, et ce tout au début du roman. S’il est juste qu’il occupe « une place prépondérante dans le jeu des focalisations »26, s’il est juste aussi qu’il « déclenche » ou « accélère »27 souvent l’action, il n’est maître de bout en bout que des actions qu’il retourne contre lui-même : la « folie polonaise » et son suicide déguisé en mort héroïque sur le champ de bataille. Il semble, à ce stade de ma réflexion, que certains héros de Barbey ne sont pas des possédés mais bien plutôt des dépossédés. J’ai montré comment Thomas le Hardouey était le seul personnage de L’Ensorcelée qui connaissait une évolution véritable. Il en est de même pour Néel de Néhou. Là où le premier possédait richesses, considération, pouvoir, femme, convictions matérialistes, le second possède des qualités qui le désignent comme héros. Tous les deux perdent ces richesses, que celles-ci soit matérielles ou non, dans leur contact étroit avec les violences mimétiques. Thomas était partie prenante dans le triangle infernal de la sorcellerie, dont j’ai montré qu’il n’était qu’une variante du triangle mimétique. Néel, lui, représente au début du roman la violence mimétique antagoniste, et se défait de celle-ci au contact de Calixte. Il n’y gagne rien en échange.

26 27

Pierre Malandain, « Folie polonaise et solidarité », (note 6, dans ce chapitre) p.267. Ibid.

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2. Néel face à la violence de Dieu Néel est, lui aussi, pris dans l’engrenage du triangle mimétique. Plus exactement, il se trouve pris dans les feux contraires de deux triangles mimétiques qui le broient parce qu’ils le placent dans une situation intenable. Si l’on considère les rapports interdividuels, et non plus les phénomènes de foule en quête d’un bouc émissaire, Néel n’est plus seulement, du point de vue social, le représentant d’une population encline aux violences mimétiques antagonistes. Il est aussi un amant déchiré entre deux médiateurs, que l’on peut ramener schématiquement à Dieu et Satan. Dans le premier triangle apparent, les trois personnes sont représentées par les personnages de l’histoire : Néel, en position de sujet désirant, souhaite obtenir l’amour de Calixte, qui le lui refuse, et Sombreval, père de Calixte, désigne Calixte ouvertement au jeune homme comme objet à conquérir, ce qui autorise quelques doutes sur la spontanéité et l’autonomie du désir de Néel28. Il n’y a cependant pas conflit, ici, entre les intérêts de Sombreval et ceux du jeune homme. Au chapitre XII, Sombreval détaille longuement, à l’intention de Néel, ses efforts vains et répétés pour faire accepter à Calixte l’idée d’un mariage avec le jeune homme. Ensuite, la jeune fille est victime d’une de ses crises. C’est cette crise qui provoque le pacte entre les deux hommes, pacte qui est aussi une passation de pouvoirs : Néel devra réussir là où Sombreval a échoué, l’amour doit accomplir ce que la science n’a pas su obtenir : « Ah ! il faut que nous réussissions, jeune homme ! […] J’ai cette idée, ancrée en moi comme une certitude, que le mariage la sauverait. Faites-vous en aimer ! » (1022). Ce pacte est conclu alors que Néel vient d’apprendre que Calixte est une religieuse hors de la règle. L’ennemi de Néel est donc celui de Sombreval, à cette différence près que Néel en sait davantage sur les raisons des refus de Calixte. C’est donc un second triangle qui se superpose ici au premier, et dans lequel Sombreval et Néel représentent un seul et même sujet s’opposant à un seul et même médiateur, Dieu, au sujet de Calixte. Sombreval pose très clairement les termes du problème : si Calixte résiste à son père, si elle n’aime pas Néel, 28

Sur ce point, voir l’article de Paul Pelckmans, « Pour une préhistoire de la psychanalyse : L’Œdipe glorieux de Néel de Néhou », Barbey d’Aurevilly cent ans après (1808-1889), op.cit., pp.213-229.

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C’est qu’elle aime son Dieu plus que nous, Monsieur de Néhou ! C’est qu’elle me croit un grand coupable parce que… vous savez bien pourquoi ! Vous connaissez bien ce que je suis, ce que Sombreval a été… C’est qu’elle veut souffrir pour son père, expier ce qu’elle croit un crime, racheter ce qu’elle appelle mon âme ! Illusion qui dévore sa vie ! Cela est sublime pour elle, mais pour moi ce n’est qu’insensé. Nous sommes sacrifiés à une chimère. Nous avons, vous pour rival et moi pour ennemi, le Dieu de Calixte, le Dieu de la Croix ! (1015)

Or, et malgré son statut d’ « illusion » (1114) dans le discours de Sombreval, le prêtre apostat présente Dieu comme une instance à l’influence terriblement concrète. Dieu est en effet comparé à une « main de chair » (1016), et, surtout, cette main est l’instrument d’une vengeance. Sombreval se pose donc en victime d’une illusion puissante qui, dans son discours, répond à la violence par la violence . Néel de Néhou a-t-il lu René Girard ? L’idée d’un Dieu ennemi des hommes le révolte : « Ce Dieu n’est pas l’ennemi des hommes ; ce sont les hommes plutôt qui sont ses ennemis » (1015). Ces paroles trouvent un écho étonnant dans la remarque suivante : « Ce n’est pas Dieu qui érige les obstacles entre lui-même et les hommes, ce sont les hommes »29. Malgré l’alliance entre les deux hommes, il existe ici un malentendu manifeste. Si Néel est prompt à imiter l’opinion publique au début du roman, en même temps il comprend peu à peu, par la force de son amour, qu’il existe une autre voie, qu’il énonce ici, dût-il pour la suivre abandonner ses prétentions à l’héroïsme. Néel entend donc sur Dieu deux discours contradictoires. Celui de Sombreval, qui lui dit que Dieu n’existe pas, le présente cependant comme une force illusoire et destructrice. Calixte, elle, se réfère exclusivement au Christ comme source d’un amour infini. Les références à Dieu, dans Un Prêtre marié, sont cependant bien plus fréquentes que les allusions au Christ30. De plus, les représentations du Christ dans le récit, pour limitées qu’elles soient, sont reliées, soit à une souffrance immense, écrasante pour son spectateur, et que ne transcende pas la Foi, soit au désir de vengeance. Il ne s’agit pas seulement de la « […] croix, marquée dans le front de l’enfant – la 29

René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.313. « Mais il est vrai que la sensibilité de Barbey à « Dieu plus qu’à Jésus-Christ » s’avère remarquable », notait Roger Bésus en 1957. Roger Bésus, Barbey d’Aurevilly, Editions Universitaires, 1957, p.54. Ce point est aussi souligné par Philippe Berthier, dans Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.324. 30

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croix méprisée, trahie, renversée par le prêtre impie et qui, s’élevant nettement entre les deux sourcils de sa fille, tatouait sa face, innocemment vengeresse, de l’idée de Dieu » (894). Il s’agit aussi, et surtout, du crucifix géant qu’abrite la chambre de la jeune fille, et qui, malgré deux apparitions seulement, pèse de tout son poids sur le roman. Il constitue en effet l’aboutissement de la révélation progressive faite à Néel de la Foi et de l’engagement de Calixte. Plus tard, dans une scène que domine un surnaturel sanglant, il apportera à l’abbé Méautis le signe que celui-ci attendait pour oser révéler à la jeune fille l’imposture de son père. Je vais donc maintenant suivre Néel dans cette révélation, qui est comme le revers d’une médaille : la bonne influence exercée par Calixte sur le jeune homme tire sa source d’un Dieu qu’elle présente comme bon mais dont les manifestations, auprès de Néel ne sont empreintes que de souffrance et de vengeance. De plus, elles finissent par être étroitement associées au thème de la contagion, de la mauvaise contagion. La croix devient le symbole du mimétisme violent. Après avoir révélé à Néel l’existence de son fiancé jaloux et devant la méprise du jeune homme en entendant ces mots, Calixte avait emmené Néel à sa chambre, pour lui présenter ledit fiancé : En entrant dans ce sanctuaire virginal qu’elle lui ouvrait comme elle lui ouvrait son âme, ce qui frappa le regard de Néel fut un crucifix colossal, presque de grandeur naturelle, couvrant tout un panneau et ressortant sur la tenture d’un violet profond. Dans cette chambre étroite et plus que simple où tout était gravement triste comme la pénitence, ce crucifix, de grandeur inaccoutumée, aurait accablé une âme moins pieuse que Calixte, aurait terrifié une imagination moins héroïquement religieuse. Mais elle, la sainte enfant, la sainte Expiante, pouvait vivre en face de ce marbre sculpté par un homme de génie, et qui suait l’angoisse et l’agonie dans son immobilité éternelle. (994)

La taille du crucifix – « colossal », de grandeur « inaccoutumée » – est encore accentuée par le contraste entre ses disproportions inhabituelles et la taille de la chambre, étroite, qui interdit tout recul, toute perspective. Le point de vue est alors celui d’une écrasante contreplongée. La réaction de Néel à ce spectacle, c’est « l’accablement » et « la terreur ». N’oublions pas, en effet, que toute la scène est relatée du point de vue de Néel, et que c’est lui, en premier lieu, qu’il faut voir dans « cette âme moins religieuse que Calixte, cette imagination

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moins héroïquement religieuse ». Néel le dira lui-même un peu plus tard, lorsque Calixte lui aura tout révélé de ce qu’il ignorait jusqu’alors : « […] vous êtes trop grande pour moi, et trop sainte ! » (997). Aucune allusion ici au rôle rédempteur du Christ, à la signification de sa mort sur la Croix. Seules sont évoquées la peur et la souffrance, sans qu’aucun sens leur soit conféré. Aucune pitié ici dans le regard porté sur le « Sauveur des hommes », ainsi que le présentait la Malgaigne au début du roman, interpelant Sombreval qui se rendait au Quesnay : « […] il n’y a que Jean Sombreval, l’ancien prêtre, qui puisse passer la tête couverte devant la croix du Sauveur des hommes, sans y prendre plus garde que la bête qui passe, en paissant » (904). La seule valeur accordée au crucifix est artistique et financière. Œuvre de prix, elle est un cadeau à mon sens plutôt ambigu du père à sa fille. Tentative diabolique de dissuasion, ou preuve d’un amour paternel infini prêt à œuvrer contre soi-même ? Ce crucifix sera à l’origine d’une des scènes les plus effrayantes du roman, scène à laquelle Néel, une fois de plus, assiste. Sa première apparition rappelait brièvement la mission expiatrice de Calixte, « la sainte Expiante ». La seconde est tout entière axée sur cette mission. En effet, là où, dans la première scène, le crucifix « suait l’angoisse et l’agonie » (994), dans la seconde il sue le sang vengeur. Le sang irrité du Seigneur De retour au château du Quesnay après avoir accompagné Sombreval sur la route de Coutances, Néel provoque l’évanouissement de Calixte : à la suite d’un échange de reproches, le jeune homme, désespéré et en colère, mord dans le verre de vin que Calixte lui a servi, et se blesse. A la vue de ce sang, la jeune fille perd connaissance. Pendant cette crise, qui dure plusieurs jours, elle passe par divers états (catalepsie, somnambulisme, larmes, rêve) et finit par se rendre au pied du crucifix pour prier. Calixte est alors la proie d’une vision horrible. Le crucifix saigne : « Oh ! dit-elle avec une horreur qui rendit sa douce voix presque rauque – il y a du sang sur le crucifix !… » Et d’une main nerveuse et saccadée, elle tira sur la tringle du rideau d’à côté, pour faire tomber plus de jour sur la placide image, qui étincela, dans sa pureté lisse, à cette lumière pleuvant sur elle :

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Prophètes, sorciers, rumeurs « Seigneur, c’est bien du sang ! – du sang liquide ! – du vrai sang qui sort de vos plaies, ô mon Sauveur ! Oh ! la chose terrible ! Cela ne s’était pas vu depuis bien longtemps ! cela va donc se revoir, des crucifix qui saignent ! Autrefois… dans les temps anciens, quand ils saignaient, on disait toujours que c’était contre quelque grand coupable qui se cachait… et que le sang irrité du Seigneur jaillissait contre lui pour dénoncer aux hommes sa présence… Mais qui est le coupable ici, ô Dieu que j’aime ! pour que votre sang jaillisse contre moi… » Elle reculait… Elle reculait devant ce sang qu’elle croyait voir, la tête toujours rejetée en arrière davantage, la bouche entr’ouverte dans la dure tension de l’extase, les pouces retournés, presque épileptique de terreur ! […] Elle venait lentement à eux, sans se retourner, toujours reculant, mais fascinée par la vision terrible. « Oh ! il va m’atteindre, tout ce sang ! » disait-elle, convulsée. – Et elle relevait avec l’égarement de l’effroi sa longue robe traînante, comme si ce sang persécuteur, filtrant à travers la rainure des parquets, faisait déjà mare autour d’elle. « Oh mon Dieu ! mon Dieu ! reprenait-elle, palpitante d’angoisse, de quoi donc suis-je coupable, pour que votre sang furieux me repousse de votre croix, comme si chaque goutte était une main ?… » […] « Ah ! le coupable, ce n’est pas elle ! » murmurait sourdement le prêtre. Et sans doute pour ne pas voir plus longtemps ce sang acharné qui grossissait à ses yeux pâmés, comme une trombe, elle plongea sa tête dans ses deux mains mais elle l’en retira, avec un cri […] « Oh ! Tu saignes donc aussi, toi ! Ils saignent donc tous » fit-elle, comme si elle eût senti ruisseler dans ses mains la croix de son front, à travers son bandeau. (1141)

Cette scène, qui rend visible une vision, est orchestrée de façon à ne laisser aucun doute sur la position du narrateur, qui délègue ici son pouvoir aux deux témoins de la scène, Néel et l’abbé Méautis. Au cours du récit de la vision, leur présence est rappelée par des moyens divers. Discrètement, pour rappeler la position des personnages restés dans le salon, en face de la porte : « Elle venait lentement à eux » (1140) ; plus nettement, avec l’intervention de l’abbé Méautis, pour qui la vision de Calixte peut devenir décisive, et qui cherche à reculer le moment de son réveil (1140) : il espère en effet recevoir enfin le signe qu’il attend depuis les révélations de la Malgaigne sur l’imposture de Sombreval, et qui lui dictera sa conduite définitive. Quant à ce que voit et sent véritablement Calixte, le narrateur le présente en tentant d’interpréter les gestes de la jeune fille : « Elle reculait devant ce sang qu’elle croyait voir » (1141) ; « Et sans doute pour ne pas voir plus longtemps ce sang acharné » (1141) ; « comme si elle eût senti ruisseler dans ses mains la croix de son front » (1141). La description de son attitude associe étroitement l’extase mystique à la maladie. « Epileptique de terreur », « palpitante d’angoisse »,

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« convulsée » : on retrouve ici certains des termes employés plus tôt pour évoquer le désespoir amoureux de Néel, désespoir dont les convulsions étaient comparées à ce qui précède les crises d’épilepsie. Le sang qui horrifie Calixte, dans la retransmission de ses propres paroles comme dans les commentaires du narrateur, est un sang vengeur, violent : « sang irrité », « sang persécuteur », « sang furieux », « sang acharné ». Marée incontrôlable, il rappelle la rumeur qui grossit, ou encore le sang évoqué par le narrateur de L’Ensorcelée à propos du Pâtre léchant son allumelle (691)31. Il se répand tout d’abord en s’immisçant lentement mais sûrement dans la rainure des parquets, se transforme en « mare », en « trombe ». C’est la contagion à l’œuvre ; « [s]a fluidité concrétise le caractère contagieux de la violence »32. Calixte, par son mouvement de recul et par le geste de remonter sa robe, cherche à l’éviter, pour se soustraire à ce qu’il représente, pour échapper au jugement qu’il implique. Notons que la jeune fille accomplit ici très exactement le même geste que celui de la mère de Méautis devenue folle à force de se sentir coupable et cherchant à échapper à la contagion du feu. Là où la vieille femme « tenait perpétuellement le bas de sa robe ou de son tablier contre sa poitrine dévastée avec une crispation pleine d’épouvante » (1055), Calixte relève « avec l’égarement de l’effroi sa robe traînante »33. Là où le feu accusait l’une d’avoir tué sa fille par inadvertance, le sang lui aussi est là pour désigner un coupable. Calixte, au début de sa vision, dans des paroles qui retentissent comme une prophétie, donne elle-même la clef de la vision qui la terrasse. Ce sang qui coule est à la fois révélateur et accusateur. Le sang révèle ainsi l’existence « d’un grand coupable qui se cachait », tout en manifestant l’ire divine. Retournant contre autrui, par le sang, la violence dont il a lui-même pourtant été victime, le Dieu qui se manifeste ici est un Dieu sanguinaire et irascible, il n’a rien à voir avec l’Agnus Dei des Evangiles, c’est un dieu qui rend violence pour violence, qui est partie prenante dans la contagion mimétique. 31

Voir le chapitre III de cette étude. René Girard, La violence et le sacré, op.cit., p.53. 33 On comprend peut-être, ici, pourquoi cette scène offre à l’abbé Méautis le signe qu’il attendait pour livrer la vérité à Calixte sur l’imposture de son père. La vision du sang accusateur y joue certes un rôle déterminant, mais l’histoire personnelle de l’abbé n’est pas à négliger non plus, et le spectacle de Calixte en proie à sa vision provoque peut-être un souvenir, celui du geste de la mère devenue folle. 32

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Je souhaite maintenant relier la scène du crucifix sanglant à une scène d’Un Prêtre marié qui n’a que très rarement retenu l’attention de la critique. Cette scène a lieu lorsque Néel s’en retourne au Quesnay après avoir accompagné Sombreval jusqu’à la Sangsurière. La scène du crucifix sanglant peut être relue dans le rapport qu’elle entretient avec celle de la Sangsurière, et ceci en dépit de l’absence apparente de tout lien de celle-ci avec le reste du roman34. La petite fille aux sangsues C’est la fin de la journée. Néel s’en retourne, le cœur lourd des confidences que vient de lui faire Sombreval : celui-ci feint la conversion dans le but de sauver sa fille de l’opprobre. Avant le départ, Sombreval avait lui-même imposé à Néel les limites de son trajet. A sa question « Voulez-vous me faire la conduite jusqu’à la Sangsurière ? », Néel répond en proposant d’aller même jusqu’à Coutances, ce à quoi Sombreval s’oppose : « Non ! […] La Sansgsurière est un mauvais pas, impossible aux voitures et dur aux chevaux ; j’y ai vu casser des chars à bancs ! Vous reviendrez demain dire à Calixte que son père y a passé sain et sauf, et ce sera pour elle une inquiétude plus vite ôtée, et, pour vous, une raison pour plus vite revenir » (1103). Il s’agit donc d’une limite dangereuse à franchir, d’une figure du seuil, qui rappelle le passage du Vey, où l’ami de Néel, Gustave d’Orglande, avait trouvé la mort. Comme la lande de Lessay ou la lande au Rompu, c’est un endroit à forte fonction répulsive. Le début du chapitre suivant indique que Néel « quitta Sombreval à la Sangsurière et reprit le chemin du Quesnay, abattu et inquiet » (1111), « triste et préoccupé » (1111) : L’idée aussi du mal en soi – du mal absolu qu’allait consommer Sombreval pendant des années, dont on ne pouvait mesurer le nombre, en faisant monter l’athéisme et l’hypocrisie à l’autel ; la damnation certaine de cet impénitent qui allait, tous les jours, boire et manger son jugement éternel avec le pain et le vin du saint calice, ajoutaient aussi la terreur religieuse à la terreur humaine dans ce jeune homme qui n’avait pas la piété de Calixte, mais qui, comme les enfants des gentilshommes de ce pays, après tout, était un chrétien ! (1112)

34

A ma connaissance, seule Pascale Auraix-Jonchière a consacré quelques remarques à cette scène, dans L’Unité impossible, op.cit., p.87.

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Dans cet état d’esprit, « Il repassa la Sangsurière, un peu au-delà de laquelle il avait conduit Sombreval ; espèce d’abîme de limon perfide et dangereux qu’il fallait traverser sur une chaussée rompue, dont les pierres s’écroulaient sous les pieds des chevaux » (1112). Ce détail surprend parce qu’il contredit l’injonction de Sombreval : Néel a donc passé outre . Il assiste alors à la scène suivante : Ce soir-là, au bord d’une eau qui n’était plus même glauque sous ce ciel éteint, et qu’encaissait une gluante argile aux tons verdâtres, Néel vit une petite fille esseulée, n’ayant qu’un jupon semblable à un pagne et une chemise de chanvre dont ses maigres épaules grandissaient les trous… Elle plongeait courageusement ses mains nues dans le gouffre immonde et pêchait aux sangsues, en faisant un appeau aux âpres suceuses de sa chair d’enfant. Elle avait déjà étanché, en se la liant avec du jonc, le sang de son autre jambe, car c’est du sang qu’il faut donner pour avoir de ces bêtes à vendre aux herboristes des bourgs voisins, et pour rapporter à la maison un morceau de pain, qui ne refera peut-être pas le sang perdu… Néel eut pitié de cette enfant qu’il n’avait pas aperçue en passant avec Sombreval, tant ils étaient à ce qu’ils se disaient ! Et il lui donna tout ce qu’il avait, en pensant à Calixte… (1115)

L’eau de la Sangsurière est une eau morte qui rappelle l’eau de l’étang du Quesnay : « même plus glauque », « gluante », « aux tons verdâtres », « fangeuse », elle se résume dans l’expression « gouffre immonde ». Elle représente l’abject, la répulsion. La pauvresse qui pêche aux sangsues offre le spectacle d’un dénuement poignant qui remuera la pitié de Néel. Pauvre, elle n’a ni de quoi manger à sa faim (« ses maigres épaules »), ni de quoi se vêtir décemment : sa chemise est taillée dans un tissu grossier (le « chanvre »)35 et elle est en haillons : « ses épaules [en] agrandissent les trous ». Sa faiblesse, où se mêlent innocence, jeunesse et pauvreté, fait d’elle un parfait petit bouc émissaire, un « appeau ». La pauvresse est cruellement prisonnière d’une logique sociale sanguinaire, puisqu’elle attire avec son propre sang les sangsues qu’elle revendra. Elle est donc sacrifiée aux intérêts de la communauté, représentée ici par les herboristes qui vivent du commerce des sangsues. Les gains qu’elle retire de la pêche aux sangsues sont à peine modestes, puisque le « morceau de pain » que la pêche lui rapporte (et cela reste hypothétique : « peut-être ») ne suffira pas à la nourrir correctement, à « refaire le sang perdu ». 35

C’est le tissu du costume de mendiant porté par les bergers de L’Ensorcelée (674).

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Selon Pascale Auraix-Jonchière, « l’inclusion » de cette scène « dans le récit ne peut s’expliquer que par sa fonction symbolique »36. Les sangsues y sont une occurrence de « l’image obsédante du vampire », et la Sangsurière doit être intégrée à ce titre dans la géographie mythique du roman. Il est vrai que c’est là la seule mention de l’endroit dans le roman. Il n’a aucune autre fonction que de révéler quelque chose à Néel ; en d’autres termes, le narrateur n’a placé l’enfant sur le chemin du jeune homme que pour qu’elle soit vue de lui. Or, c’est pour cette raison précise qu’il faut tenter de le relier à la trame romanesque, malgré son absence de liens avec le reste de l’histoire. Pour cette raison, le détail donné par le narrateur sur l’inattention de Néel, qui n’avait pas vu l’enfant parce qu’il était trop absorbé par sa conversation avec Sombreval, est très important. On sait que malgré le refus initial de Sombreval, Néel a légèrement dépassé la Sangsurière. Le voyage avec Sombreval est pour Néel l’occasion d’une révélation : celle de l’imposture du prêtre défroqué, que la Grâce n’a nullement touché. Jusque là Néel avait été la dupe de cette conversion retentissante qui avait fait l’objet de déclarations solennelles à la messe dominicale. Lorsqu’il s’en retourne, le cœur aussi lourd maintenant que soulagé quelques instants auparavant, il est dessillé, et il voit. Il voit une enfant injustement sacrifiée à des intérêts placés plus haut qu’elle, et qui accepte son sort sans se révolter : pourrait-on voir dans la pauvresse de la Sangsurière une représentation de Calixte ? Nous avons vu plus haut que Néel, en apercevant la croix au front de Calixte, avait éprouvé un sentiment nouveau qu’il avait cherché à étouffer comme une menace. Ce refoulement l’empêche par la suite de saisir la véritable portée, mystique, du discours de la jeune fille. L’enfant de la Sangsurière représenterait Calixte telle que le jeune homme voudrait la concevoir véritablement : une victime que ne justifie aucun intérêt spirituel, et dont il serait possible de soulager la misère par un geste, puisqu’il lui fait « don de tout ce qu’il avait ». Il tente de compenser la fuite des forces vitales par un don, mais aussi et surtout d’enrayer le mécanisme victimaire, comme il avait déjà tenté de le faire à la sortie de l’église, plus tôt dans le roman. Avant d’être une métaphore du vampire, les sangsues seraient, dans ce contexte, une représentation repoussante, abjecte, de ce mécanisme victimaire, 36

L’Unité impossible, op.cit., p.87.

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qui est à rattacher ici à la fois à la rumeur et à la vengeance divine, les deux ne faisant qu’un. La scène de la Sangsurière, même sans dimension spirituelle, annonce la scène du crucifix sanglant. Elle est moins spectaculaire, sans recours aucun au surnaturel. Dans la première, la communauté avide attire à elle les forces vitales de l’enfant, représentée par son sang, pour s’en nourrir elle-même. Dans la seconde, le sang coule dans l’autre sens, non pas de la victime mais vers elle : il la dénonce. Dans les deux, c’est le problème du sacrifice qui est posé, avec une différence toutefois : la pauvresse de la Sangsurière est sacrifiée à une logique économique et collective. Calixte est sacrifiée pour réparer les fautes d’un seul coupable. On ne reverra pas l’enfant de la Sangsurière, qui ne présente pas d’intérêt en tant que personnage du roman. Sa véritable fonction est de constituer une étape dans la révélation faite à Néel. On peut de plus établir un rapprochement entre ce court épisode et celui de l’hostie de Salsouëf. Salsouëf apparaît maintenant comme une Sangsurière à grande échelle. En effet, l’eau de la Sangsurière, malsaine, « gouffre immonde », se retrouve dans les « fondrières », dans la « vase des marécages » (1127) de Salsouëf et leurs « miasmes putrides » (1127). Les habitants de Salsouëf, évoqués dans « la plus pauvre et la plus chétive paroisse » (1127), évoquent l’enfant « esseulée », « maigre », « chétive » elle aussi. Il n’est pas inutile de rappeler l’origine étymologique du terme, issu partiellement de captivus, prisonnier. Son doublet captif a bien gardé le sens latin, alors que chétif s’est spécialisé dans le sens de malheureux et de malingre. Mais à n’en pas douter, la fillette est bien prisonnière des sangsues qu’elle pêche et dont elle est pour cela la proie, tout comme est effectivement captive, prisonnière, la paroisse de Salsouëf, « séparée du reste du monde par l’invisible cordon sanitaire de la peur » (1127). Dans la Sangsurière comme à Salsouëf, un être est isolé de la communauté au service de laquelle il se dévoue pourtant : l’enfant dépérit pour enrichir les commerçants, et l’abbé court le risque de la contagion pour débarrasser la ville de l’épidémie. Le parallèle s’arrête cependant ici, puisque le geste de l’abbé conduit à une expérience d’ordre mystique là où la jeune enfant semble prisonnière d’une logique sociale où le plus faible est sacrifié aux intérêts des plus forts. La pauvresse de la Sangsurière et Calixte sont toutes deux engagées dans un processus de rétribution. La première, en obtenant

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une trop maigre rétribution de ses efforts, participe à une logique économique. Calixte, elle, participe à une logique spirituelle. La rétribution ici est d’un autre ordre, puisque le sang du crucifix l’accuse de fautes qu’elle n’a pas commises. Pourquoi ? René Girard contre Joseph de Maistre On a toujours souligné la parenté idéologique entre Barbey et Joseph de Maistre, et plus particulièrement au sujet d’Un Prêtre marié, qui se voulait une illustration de « cette grande idée chrétienne de l’expiation »37. La Malgaigne avait énoncé, très tôt, le principe maistrien de la réversibilité illustré dans cette scène : « Il faut bien que les bons, les innocents et les justes paient pour les pécheurs dans cette vie : car s’ils ne payaient pas, qui donc, le jour des comptes, acquitterait la rançon des coupables devant le Seigneur ? » (969-970). Si la situation romanesque d’Un Prêtre marié est tout entière axée sur le principe maistrien de la réversibilité, la scène du crucifix pose encore plus concrètement le problème. Qui est coupable, et de quoi, et qui expie quoi ? Calixte énonce sans ambiguïté la fonction du sang, qui est de « désigner un grand coupable ». Elle sait aussi que sa mission est de racheter l’âme de son père. Cependant, sa détresse profonde aux accents raciniens, en demandant l’identité du coupable, montre qu’elle est la dupe de son propre père, et souligne aussi son incrédulité face une accusation injuste en raison de sa propre piété : « Mais qui est le coupable ici, ô Dieu que j’aime, pour que votre sang jaillisse avec cette force contre moi !… » (1140) . Joseph de Maistre a formulé le principe de réversibilité dans le Huitième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Un juste, en souffrant volontairement, ne satisfait pas seulement pour lui, mais pour le coupable par voie de réversibilité »38. Ce principe est repris et approfondi dans le Neuvième entretien, où le personnage du Comte s’appuie, entre autres, sur un large extrait des Considérations sur la France, dont l’auteur n’est autre que Joseph de Maistre. Il s’agit d’un extrait du troisième chapitre, « De la destruction violente de l’espèce humaine ». Dans ce chapitre, avant l’extrait en question repris dans 37

Correspondance générale, op.cit., voir la note 1 de ce chapitre. Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, « Huitième Entretien », Œuvres complètes, Editions Ne Varietur, 3ème tirage, tome V, Librairie Catholique Emmanuel Vitte, 1924, p.91.

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Les Soirées, l’auteur, parti du constat selon lequel la guerre est l’état habituel du genre humain, a proposé un survol depuis le déclin de la république romaine39. Si Joseph de Maistre, au terme de ce déplorable rappel, ne se livre pas à une apologie du fait guerrier40, il en minimise cependant l’horreur par la concession suivante : Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction violente soit en général un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature , et qui produisent des compensations. D’abord, lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangréneux qui suivent l’excès de civilisation, elle ne peut être détrempée que dans le sang.41

Les effusions de sang vivifient la créativité, elles rehaussent le degré de civilisation : « On sait que les nations ne parviennent jamais au plus haut point de grandeur dont elles sont susceptibles, qu’après de sanglantes guerres. […] En un mot, on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie »42. Non seulement le sang est purificateur, mais il est aussi créateur. C’est à la suite de ces réflexions qu’interviennent les réflexions sur la réversibilité, sur le rôle joué par les innocents, réflexions reprises dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Pour justifier ce « tableau si fatigant des innocents qui périssent avec les coupables »43, Joseph de Maistre fait appel au « dogme universel, et aussi ancien que le monde, de la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables ». Les sacrifices de l’Antiquité en découlent, le christianisme pareillement : « Le christianisme est venu consacrer ce dogme, qui est infiniment naturel à l’homme, quoiqu’il paraisse difficile d’y arriver par le raisonnement.[…] le christianisme […] repose tout entier sur ce même dogme agrandi de l’innocence payant pour le crime »44. L’essai que Joseph de Maistre a consacré au sacrifice prolonge cette comparaison entre le paganisme et le christianisme. L’Eucharistie ne fait que perpétuer la pratique 39

Joseph de Maistre, Considérations sur la France, op.cit, pp.59-60. « Tonnons cependant contre la guerre, et tâchons d’en dégoûter nos souverains […] », ibid., p.65. 41 Ibid., p.65. 42 Ibid. 43 Ibid., p.66. 44 Ibid., p.67. 40

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sacrificielle fondée sur la croyance en un sang purificateur et salvateur. Cette « merveille inconcevable »45, en effet, « démontre […] ce que le genre humain a toujours confessé, même avant qu’on le lui eût appris : sa dégradation radicale, la réversibilité des mérites de l’innocence payant pour le coupable, et le salut par le sang»46. Selon Joseph de Maistre, le christianisme, en perpétuant le « sacrifice sanglant » sous la forme de l’Eucharistie, s’inscrit donc dans une relation de continuité avec le paganisme47. En termes girardiens, cette façon de voir les choses relève d’une lecture sacrificielle des Evangiles. Pour René Girard, en dépit de tous les points communs qui relient les mythes païens et les Evangiles, le christianisme introduit une rupture définitive avec ces mythes. La mort du Christ ne relève pas, selon lui, de la logique sacrificielle à l’œuvre dans les mythes : c’est de tout autre chose qu’il s’agit, et ce point constitue la pierre angulaire de sa pensée depuis Des choses cachées depuis la fondation du monde. Une lecture sacrificielle du texte évangélique postule la violence du Père, qui laisse tuer son Fils afin que soient rachetés les dévoiements de l’humanité. C’est, comme dans les mythes, une façon de faire payer un seul individu pour le plus grand nombre. Or René Girard insiste clairement sur ce point : « Pour sortir de la violence, il faut, de toute évidence, renoncer à l’idée de rétribution »48. Il faut donc se débarrasser du désir de vengeance. Il insistait déjà sur ce point dans le premier chapitre de La violence et le sacré, consacré au sacrifice, en commentant, précisément, Joseph de Maistre : Et un Joseph de Maistre, c’est un fait, voit toujours dans la victime rituelle une créature « innocente », qui paye pour quelque « coupable ». L’hypothèse que nous proposons supprime cette différence morale. Le rapport entre la victime potentielle et la victime actuelle ne doit pas se définir en termes de culpabilité et d’innocence. Il n’ y a rien à « expier ». La société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime « sacrifiable », une violence

45 Joseph de Maistre, Eclaircissement sur les sacrifices, Œuvres complètes, tome V, op.cit., p.359. 46 Ibid. 47 « The De Maistrean concept of expiation fits into pre-Christian religious thought inasmuch as both assign to bloodshed the role of redeeming previous faults », Thomas A. Buckley, « The priest or the mob. Religious violence in three novels of Barbey d’Aurevilly », loc.cit (note 39 de notre introduction), p.255. 48 Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p. 290.

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qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger.49

La lecture des Evangiles conduit René Girard à conclure que la violence du Père y est absente, et que la violence représentée y est toujours le fait des hommes. « Impliquer Dieu dans les violences purement humaines constitue donc une erreur gigantesque »50. Pour saisir le destin de Jésus, il faut voir qu’il y a identité absolue entre lui et le Verbe : « Le destin de Jésus dans le monde ne diffère pas du destin de la parole divine. C’est bien pourquoi le Christ et cette parole […] ne font qu’une et même chose »51. Cette Parole est refusée, et le Christ devient objet de scandale. La violence faite à sa Parole est obligatoirement violence faite à lui-même, parce qu’on voit en lui « une force seulement subversive et destructrice, une source de contamination, une menace pour la communauté […] »52. Comme le Christ est le seul « qui ne se dérobe pas à l’exigence première du Royaume, qui est celle de la non-violence, la parole de vie va se transformer en parole de mort »53. S’y dérober, c’est succomber à la tentation mimétique. Je rappelle ces lignes citées en introduction : La violence des hommes se retourne contre celui qui la dénonce. Sa Parole révèle de plus en plus la vérité cachée de la culture humaine, le rôle fondateur et ordonnateur des boucs émissaires. L’accomplissement de sa mission voue donc le Christ à une mort qu’il est loin de désirer, mais à laquelle il ne saurait se dérober sans se soumettre à la loi du monde et des boucs émissaires.54

C’est la logique d’une violence tout humaine qui cloue Jésus sur la Croix, et non pas une exigence sacrificielle de Dieu, qui n’est ici qu’un argument destiné à décharger les hommes de leur propre violence55. En même temps, en clouant le Christ sur la Croix, les homme se jettent dans la gueule du loup, parce qu’ils achèvent la révélation du mécanisme victimaire, révélation entamée par l’Ancien Testament, reprise par Jésus, et qui s’accomplit et ne prend tout son 49

René Girard, La violence et le sacré, op.cit., p.13. René Girard, Celui par qui le scandale arrive, op.cit, p.81. 51 René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.302. 52 Ibid., p.304. 53 Ibid., p.308. 54 Celui par qui le scandale arrive, op.cit., p.76. (voir l’introduction de cette étude). 55 Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.310. 50

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sens que dans une nouveau meurtre fondateur. Celui-ci, cette fois, ne résoudra rien, parce que l’enseignement du Christ a mis au grand jour un mécanisme dont on ne devrait plus être dupe. La violence est révélée, et devient du coup inefficace : le mécanisme victimaire, on le sait, ne peut fonctionner pleinement que lorsqu’il est caché. S’appuyant sur Saint-Paul et Origène, René Girard fait de la Croix la « révélation du mécanisme fondateur, lecture que la conception sacrificielle, naturellement, occulte »56. On saisit ce que les conceptions de Joseph de Maistre, que l’on retrouve dans les représentations de la Croix dans Un Prêtre marié, ont de totalement opposé à une telle lecture. La croix au front de Calixte est vengeresse, le sang du Crucifix est vengeur. De nouveau, comme dans L’Ensorcelée, la vengeance apparaît comme le motif premier, comme le grand ressort romanesque. Elle dirige les actes ou les paroles de la Gamase et de Sombreval entre eux, et cela se termine par un meurtre. Surtout, elle est au centre du débat spirituel qui se joue dans le roman, dont elle détermine à la fois le déroulement et l’issue fatale. Un Dieu engagé comme les plus aveuglés des humains dans le cercle vicieux des violences mimétiques, ne saurait en toute bonne logique pardonner. Sombreval est puni, largement, et violemment. Le mimétisme divin se vérifie sur celui qui se veut le moins impliqué dans les affaires de Dieu ; celui-ci punit Sombreval de la façon la plus cruelle et la plus efficace, en lui arrachant sa propre fille. La fille a payé pour son père, qui paie pour ses propres péchés, et dont elle est le fruit. Elle paie donc aussi sa propre naissance. Elle efface par là jusqu’à sa propre histoire, jusqu’à son propre passage sur la terre des hommes. Joyce O. Lowrie l’avait déjà fait remarquer en 1974 : « Violence, in this novel, is present at the very heart of punishment and expiation »57. Cette violence, celle de Dieu, est proportionnelle à celle de l’homme, et c’est selon l’auteur une nouveauté dans l’approche du thème de l’expiation, qui l’éloigne quelque peu de la conception maistrienne. Je rappelle ces réflexions présentées en introduction :

56

Ibid., p.283. Joyce O. Lowrie, The violent mystique :Tthematics of Retribution and Expiation in Balzac, Barbeyd’Aurevilly, Blois and Huysmans, op.cit., p.71. 57

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He saw man’s violence on one side and God’s violence on the other. While Joseph de Maistre as well as Balzac showed that man’s sins are castigated by God’s violent retribution, Barbey makes a more dramatic case for the need of such retribution. By painting a most violent picture of man himself, he clearly shows that retribution and expiation are just and required. With Barbey, the violent mystique becomes double-edged : man’s violence is clearly juxtaposed to God’s violence. Man’s violence justifies his need to expiate that violence.58

On voit où mène désormais un tel constat. Ce que décrivait Joyce O. Lowrie dans ces lignes, c’est une violence divine calquée sur la violence humaine. C’est surtout une justification de la violence par la violence, c’est le cercle infernal de la loi du Talion. En d’autres termes, Dieu est mimétique. Lowrie s’interrogeait, au début de son ouvrage, sur les causes de la violence dans le roman catholique français59. Les réflexions qui précèdent peuvent apporter, au sujet de Barbey, un élément de réponse, où la contribution mimétique est essentielle. Un catholicisme enfermé dans la lecture sacrificielle des Evangiles, et donc dans une conception sacrificielle de la mort du Christ, est forcément condamné à représenter – et donc perpétuer à sa façon – la vengeance de Dieu. Dans le cas de Barbey, le roman catholique est violent parce que Dieu est violent, et Dieu est violent parce qu’il exige réparation en punissant non seulement des coupables mais aussi, et surtout, des innocents. Joyce O. Lowrie avait aussi souligné la façon à son sens problématique dont Barbey illustrait le dogme de l’expiation, ou plus exactement de la réversibilité. Car ce dont il s’agit ici n’est pas « l’auto-expiation »60, mais l’expiation des péchés des uns par les autres61, qui rejoint le dogme de la Communion des Saints. Ce dogme, tel que l’exprimait d’ailleurs la Malgaigne (969-970), souligne Lowrie, reste de portée générale, et ne fait pas porter le poids des fautes d’un individu particulier à un autre individu particulier qui serait innocent : « It is never stated that one person should suffer specifically for another, that Calixte’s suffering be specifically designated for the salvation of Sombreval »62. 58

Ibid., pp.71-72. « Why is there so much violence in the French Catholic novel ? », Joyce O. Lowrie, The violent mystique, op.cit., p.7. 60 « self-expiation », ibid., p.75 61 « vicarious expiation », ibid., p.72. 62 Ibid., p.84. 59

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Du point de vue de la situation romanesque, il y a quelque artifice à affirmer cela. Les paroles de la Malgaigne sont ici sorties de leur contexte, or, celui-ci ne laisse absolument aucun doute sur leur sens. En effet, dans la scène en question, que j’ai commentée en première partie, Néel a rejoint la Malgaigne, qu’il interroge sur son propre avenir et celui des Sombreval. Juste avant d’énoncer le principe de la réversibilité, la vieille fileuse utilise la métaphore de la maladie pour illustrer ce principe : « Elle meurt de son père comme elle meurt d’un cancer au sein, cette fillette […] » (969). Il est donc évident qu’ici la Malgaigne fait allusion à Calixte et à son père en particulier. De plus, si le romancier souhaite illustrer l’idée de réversibilité, pour faire œuvre littéraire il lui faut bien passer par la médiation de personnages. Sinon, il eût écrit à la place un traité dogmatique. Lowrie voit bien cet aspect du problème : « Barbey probably considered making such an identification as the novelist’s prerogative, but in deliberately setting out to exemplify the doctrine, he created a problem »63. Il s’agit là non seulement d’une prérogative de romancier, mais surtout du seul choix qui lui soit laissé. Le problème ne réside pas tant dans le fait que la question de l’expiation – de la réversibilité des péchés – soit illustrée dans et par des personnages particuliers et une situation particulière, mais dans les choix que l’auteur fait prendre – ou ne pas prendre – à ses personnages. Joyce O. Lowrie affirme qu’une vraie conversion de Sombreval eût été impossible du point de vue doctrinal, et que sa fin témoigne, en fait, de l’ascendant du personnage sur son propre créateur64. Du point de vue religieux, cependant, cette fin n’est pas si surprenante. Philippe Berthier a souligné l’inflexibilité du catholicisme de Barbey, qui est telle que le rachat n’y peut trouver sa place, le tout s’accompagnant 63

Ibid. « Barbey finds himself, at the novel’s end, having to be inconsistent from the point of view of doctrine, or consistent from the point of view of character, for Sombreval simply could not have been credibly converted, Joyce O. Lowrie, The violent mystique », ibid., p.84. Cette phrase pose d’ailleurs un problème de sens. La conjonction « or » ne peut ici en toute logique signifier « ou bien », puisque que l’incompatibilité avec la doctrine implique la compatibilité avec la logique du personnage. Il ne peut être question de choisir entre l’incompatibilité doctrinale et le respect de la logique du personnage. La première implique la seconde. « Or » est ici un lien lâche qui remplace une parenthèse ou des tirets introduisant une proposition équivalente du point du vue du sens à la première. 64

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d’une sensibilité fascinée par l’échec65. La pensée de Joseph de Maistre explique parfaitement cette issue sans issue puisqu’elle ne fait pas place à la rédemption. Jacques Petit l’avait tôt souligné, dans la notice consacrée à Un Prêtre marié ; s’il montre de façon convaincante que Barbey, selon toute probabilité, a subi l’influence de Lord Byron66 alors qu’il terminait la rédaction du roman, il reconnaît lui-même que l’hypothèse de l’influence maistrienne, jusqu’au bout, reste valide : « Le choix final est byronien sans doute, mais il fait bien comprendre aussi que le catholicisme de Barbey le poussait à faire mourir son héros dans l’impénitence finale ; c’est que ce catholicisme, comme souvent celui de Joseph de Maistre, est plus sensible au péché qu’à la rédemption »67. En d’autres termes, du point de vue religieux, Sombreval meurt comme il meurt parce que Barbey a placé dans son ciel un Dieu engagé dans la « spirale mimétique »68. L’Ensorcelée, pourtant, malgré la violence d’une scène comme le lynchage de la Clotte, avait laissé s’entrouvrir une autre porte. En trouvant la vieille femme agonisante sur son chemin, l’abbé de la Croix-Jugan renoue avec le sacerdoce pour lui administrer les derniers sacrements. Mais avant d’en arriver là, soupçonnant dans l’assassinat de la Clotte l’action des Bleus, il interroge pourtant la vieille femme. Celle-ci résume alors avec sobriété l’emportement mimétique dont elle vient d’être victime, en soulignant l’impossibilité de mettre un nom sur les coupables : « Les Bleus ! Augé, c’est un Bleu ; c’est le fils de son père. Mais tous y étaient… tous m’ont accablée… Blanchelande… tout entier » (711). « A cette révélation, le chef, l’inflexible partisan, […] oubliant, lui, le ministre d’un Dieu de miséricorde » (711), se laisse de nouveau tenter par la vengeance. Il pique des deux, et dégaine :

65

Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.324. « Je croirais volontiers qu’à l’origine Sombreval devait être sauvé par le sacrifice de sa fille ; puis le roman dériva : séduit par le satanisme de son propre personnage, repris par son byronisme, Barbey préféra le pousser à sa limite. A l’influence de Joseph de Maistre s’est superposée celle de Byron », Jacques Petit, OC.I, p.1421. 67 Ibid., p.1422. 68 Titre d’un ouvrage consacré à René Girard : Maria Stella Barberi, La Spirale mimétique. Dix-.huit leçons sur René Girard, Desclée de Brouwer, 2001. 66

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Prophètes, sorciers, rumeurs C’étaient ses pistolets de Chouan. Sur leur canon rayé, il y avait une croix ancrée de fleurs de lys qui disait que le Chouan se battait pour le sauveur, son Dieu, et son seigneur le roi de France. Cette croix que le soleil couchant fit étinceler à ses yeux lui rappela l’austère devoir de toute sa vie, auquel il avait si souvent manqué. (711)

Bien que la croix soit ici explicitement liée à un régime politique, aux convictions royalistes de Jéhoël, elle est ici le signe qui permet à Jéhoël de comprendre où se trouve son véritable devoir, et qui le fait renoncer à ses désirs de vengeance. Si la croix lui rappelle qu’il sert le « roi de France », elle lui rappelle aussi et surtout qu’on n’avance pas en répondant à la violence par la violence. En d’autres termes, elle éloigne de lui la tentation mimétique. C’est une scène très édifiante à laquelle nous assistons : le soldat, vaincu par la douceur de la Croix, oublie l’appel du sang, retrouve le sens des gestes qui consacrent, et assiste la mourante convertie. Pourtant, ce qu’il advient du cadavre de la Clotte recouverte du manteau du prêtre, qui s’en retourne chez lui, nul ne le sait. Pas de terre chrétienne pour la Clotte, apparemment condamnée par le récit à nourrir les replis du terrain de la lande69. Quant à Jéhoël, son retour à Dieu n’est que partiel, et la violence n’est que suspendue. S’il enterre la sienne, c’est parce que la cause royaliste est perdue, et non pas par vertu chrétienne. Philippe Berthier a commenté ainsi la scène qui nous occupe ici : Le beau finale du chapitre XV, où Jéhoël, très « lonesome cowboy », s’éloigne lentement dans la nuit, semble tiré d’un western catholique : où le catholicisme aurait, pour une fois et non sans mal, maîtrisé la violence. Ainsi, indirectement, la mort de Jeanne, qui a déjà ramené la Clotte à la prière, (pp.695-696), obtient de Jéhoël qu’il réendosse son être sacerdotal.70

Si le catholicisme a, pour une fois et non sans mal, maîtrisé la violence, cette victoire n’est que toute relative, à la fois en regard des motivations de Jéhoël et de l’évolution ultérieure de l’œuvre. Et de fait, si dans L’Ensorcelée la Croix n’apporte qu’un repos momentané et superficiel des tentations mimétiques, et donc qu’un succès fort

69

Voir le troisième chapitre de cette étude. L’Ensorcelée. Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. Une écriture du désir, Champion 1987, pp.154-155.

70

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restreint de la bonne contagion, nous avons compris qu’elle perd jusqu’à cette fonction anecdotique dans Un Prêtre marié. Un détour par Le Chevalier Des Touches71 fait comprendre au lecteur que la Croix est de plus en plus associée, comme l’était déjà la grille du cimetière pour la Clotte, à la vengeance, au sang, à la violence. Là où la Clotte avait été attachée sur une grille, Juste le Breton paie d’une façon similaire mais plus raffinée encore dans l’horreur le fait d’avoir livré Des Touches aux Bleus . Il est attaché par Des Touches sur l’aile d’un moulin en train de tourner, avant d’être achevé d’une balle. L’aile du moulin, comme la grille du cimetière, évoque la Croix du Golgotha. La blessure à la poitrine peut être un souvenir du coup de lance reçu par Jésus72, et témoigne elle aussi de la surenchère que nous avons soulignée au premier chapitre de cette étude. La croix dans Un Prêtre marié est un rappel plus évident encore de la Croix du Golgotha. Elle n’en constitue qu’un des visages, dans ce roman où la croix est si l’on ose dire sur tous les fronts : sur celui de Calixte certes ; mais elle est aussi liée très étroitement à la naissance même du récit.

3. Cruci-fiction La Croix, dans Un Prêtre marié, est au centre du processus narratif qui est la marque distinctive de la quasi-totalité des récits aurevilliens. Ce procédé de mise en abîme a été largement commenté73. La particularité d’Un Prêtre marié est de mêler intimement la croix à ce procédé, qui investit jusqu’aux structures narratives. Je rappelle brièvement la mise en route du récit dans Un Prêtre marié. Un soir, sur un balcon parisien que n’eût pas renié Baudelaire, le narrateur premier est attiré par un portrait porté en médaillon par sa belle interlocutrice. Cette « gouache un peu passée » (874), représente une jeune fille, « belle » et à « l’air malheureux »

71

Publié avant Un Prêtre marié. « Mais un des soldats, d’un coup de lance, le frappa au côté et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau », Jean 19, 34. Sur la surenchère, voir le premier chapitre de cette étude. 73 On lira, entre autres, l’article de Jacques Petit, « Le temps romanesque et la mise en abyme », loc.cit., (note 33, Chapitre I). 72

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(875), qui selon le narrateur premier ne peut-être qu’une « chimère », ce que confirme sa description du portrait : Et de fait, pour mieux montrer sans doute que cette jeune fille n’était qu’une chimère, sortie d’un pinceau idolâtre, l’étonnant rêveur qui l’avait inventée n’avait attaché aux diaphanes épaules qui soutenaient un frêle cou de fleur qu’une robe sans date, de tous les temps et de tous les pays – et comme si ce n’était pas assez encore, il avait accompli sur elle toute sa fantaisie, une fantaisie étrange et presque sauvage, en lui traversant le front d’un ruban rouge très large, qu’aucune femme assurément n’aurait voulu porter, et qui, passant tout près des yeux, donnait une expression unique à ces deux yeux immenses : le croira-t-on ? navrés et pourtant suaves ! (875)74

Survient Rollon Langrune, qui connaît l’histoire de la jeune fille du médaillon, et la raconte au narrateur premier. Celui-ci retrace en ces termes la démarche de Rollon Langrune, qui a possédé le médaillon, retrouvé dans les vases de l’étang du Quesnay avant de le transmettre à la femme du balcon : Dévoré des mêmes curiosités que je ressentais, il voulut alors soulever ce bandeau rouge qui devait rester éternellement au front du portrait, ce bandeau qui était teint de sang, peut-être, et qui déshonorait les lignes idéales de ce front divin. Pendant des mois, des mois entiers, il avait recueilli les fragments épars de cette histoire, comme on recueille par terre le parfum qui s’échappe d’un flacon brisé… Je la lui demandai avec instance, et quelle fut ma surprise ! il ne me la refusa pas ! (881)

Le récit de Rollon Langrune lève le voile sur l’histoire de cette jeune fille, mais aussi, littéralement, sur le signe imprimé à son front, et que le bandeau rouge masque tout en en révélant l’existence. Ce bandeau réapparaîtra au moment où Néel verra Calixte pour la première fois : « Trop large pour être une parure, ce ruban écarlate qui ceignait cette tête d’un blanc si mat et passait tout près des sourcils figurait bien la couronne sanglante d’un front martyr. On eût dit un cercle de sang figé […] » (921). Ce bandeau constitue pour Néel un mystère autant que pour Rollon Langrune et le narrateur premier. Il cache la croix imprimée sur le front de Calixte, croix dont la révélation – à proprement parler – est l’objet du récit, et ceci à tous les niveaux : Rollon Langrune, et à sa suite le narrateur premier, révèlent le signe 74

L’édition de la Pléiade contient je crois une erreur de ponctuation : « qui l’avait inventée » est entre virgules.

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qui se cache sous le bandeau, tout comme Calixte elle-même, il y a fort longtemps, a soulevé elle-même ce bandeau pour le montrer à Néel. Le bandeau rouge et la croix cachée puis révélée constituent ainsi le relais que se transmettent l’un à l’autre les deux narrateurs, plaçant de cette façon le récit sous le signe de la Croix. Signe déjà inscrit, pré-texte au récit, elle se cache pour se révéler, et fonde ainsi et la structure du récit et la violence de la révélation progressive faite à Néel. Elle étend son ombre sur la totalité du roman, et il n’est pas surprenant de la voir associée, dès le début du roman, à la prophétie. Se rendant au Quesnay en sortant de chez le notaire, Sombreval passe devant […] un petit tertre de gazon, placé au centre de trois chemins qui s’entrecroisaient, et sur lequel s’élevait jadis une croix en carreau – sorte de pierre blanche et tendre, particulière au pays. Quand il était jeune et fervent, il avait prié devant cette croix. Il s’était beaucoup agenouillé au pied, dans ce temps où son âme était blanche comme elle. Force du souvenir ! Il y pensait… Il espérait bien que la Révolution avait jeté bas cette croix de pierre… et de fait, elle l’avait renversée, mais la dévotion des hameaux voisins l’avait remplacée par une croix d’un bois très grossier, comme le spectre de l’autre croix, dans les ombres tombantes… Il ne s’arrêta point à la regarder, mais il passa devant, de son pas ordinaire, sans le hâter ni le ralentir. C’était une âme perdue, mais ni un fanfaron ni un lâche. Il ne croyait plus à Dieu, mais il ne le bravait pas… (903)

La « croix en carreau » d’antan, « blanche et tendre », évoque la pureté perdue de Sombreval, confronté soudain à ses souvenirs. Le tertre où elle s’élève était alors pour lui lieu de prière, de foi, d’humilité. A cette croix fragile a succédé ce qui n’est présenté que comme un équivalent, moins beau, moins délicat, probablement rongé déjà par les intempéries, une « croix de bois » personnifiée par l’emploi de l’adjectif « décharnée ». De plus, cette croix est un « spectre de l’autre croix », et il est tentant de voir ici, dans cette autre croix, non seulement la croix au pied de laquelle Sombreval priait pendant sa jeunesse, mais aussi un souvenir de celle du Golgotha. C’est au moment où Sombreval aborde le tertre que s’élève une voix comme désincarnée, qui « semblait venir du tertre où se levait la croix » (903) : la Malgaigne est là qui guette. Aucun surnaturel ici, – pas encore –, mais assurément un effet fantastique appuyé, qui accentue le reproche de cette voix encore sans visage : « Il n’y a – dit la voix – que Sombreval, l’ancien prêtre, qui puisse passer la tête

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couverte devant la croix du Sauveur des hommes, sans y prendre plus garde que la bête qui passe, en paissant » (904). « La croix du Sauveur des hommes ». Il y a loin de ce « Sauveur des hommes » au crucifix vengeur qui désigne les coupables ; il y a loin des mots poignants de la vieille femme, qui encouragent l’humilité, à l’ire sanglante qui se répand sous les yeux de Calixte horrifiée. Après Un Prêtre marié, la tendance se confirme, et cette fois sans surnaturel aucun ; si Un Prêtre marié est le roman le plus meurtrier de Barbey, s’il est profondément triste, au sens latin du terme, Une Histoire sans nom, en 1882, ne laisse plus aucune place au Sauveur des hommes. Violée par un moine capucin pendant une crise de somnambulisme, Lasthénie de Ferjol, enceinte, ne comprend rien à son état. Sa mère, si. Elle exige de connaître le nom du père de l’enfant. Cette exigence prend la forme d’une véritable persécution. L’ignorance où se trouve la jeune fille des causes de sa grossesse la place dans une situation plus cruelle encore que celle de Calixte : « But Lasthénie’s torture is much crueller than that of Calixte ; Lasthénie does not know why she is being tortured, while Calixte willingly and knowingly accepted her expiatory suffering »75. Cette ignorance la condamne, avant comme après la naissance d’un enfant mort-né, à un silence dont elle ne sortira que par un suicide très lent, en se fichant dix-huit aiguilles dans la poitrine. Une nuit, afin d’en avoir le cœur net, Madame de Ferjol se rend dans la chambre de sa fille, une chandelle dans une main, son crucifix dans l’autre. Découvrant sur le visage de Lasthénie le masque de grossesse, elle s’apprête à frapper sa fille du crucifix, avant de le retourner contre elle-même : « Elle s’en frappa violemment, avec la frénésie d’une pénitence qu’elle voulait s’infliger dans un fanatisme féroce. Le sang jaillit sous la force du coup, et le bruit du coup réveilla Lasthénie, qui poussa un cri en voyant cette lumière soudaine, ce visage, ce sang qui coulait, et cette mère qui se frappait avec cette croix »76. Elle entend ainsi se punir de ses propres fautes – avoir cédé à l’homme qu’elle aimait avant le mariage –, et elle est convaincue que sa fille, par son état, participe à cette expiation : « J’ai épousé ton 75

Thomas Buckley, « Religious violence in three novels of Barbey d’Aurrevilly », loc.cit.(note 39 de notre introduction), p.256. 76 OC II, op.cit., p.307.

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père. J’épousais mon Dieu ! Mais le Dieu du ciel ne veut pas qu’on lui préfère personne, et il m’en a punie en me le prenant et en faisant de toi une fille coupable comme je l’avais été »77. Le crucifix de Madame de Ferjol représente un « Christ rigide aux bras droits et plus raidis vers Dieu et sa justice qu’étendus avec amour sur la Croix pour embrasser le monde sauvé » (308). Jacques Petit a souligné qu’il s’agissait là d’un Christ janséniste78. Ce Christ résume et confirme la tendance qui s’affirme dans Un Prêtre marié , et cette phrase n’offre plus qu’un écho infidèle et lointain de la miséricorde exprimée par la Malgaigne : le « monde sauvé » n’existe pas ; le « Christ rigide » a remplacé le « Sauveur des hommes », ces hommes auxquels il semble bien que le Dieu des romans de Barbey soit devenu totalement indifférent, hautainement isolé dans ce Ciel vers lequel s’élèvent les bras du Fils.

77

OC II, op.cit., p.319. OC II 1353. Sur la position de Barbey envers le jansénisme, faite de condamnation et d’attirance, voir Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., pp.338-341. 78

Conclusion Au terme de ce parcours, l’omniprésence de la violence dans les trois romans de Barbey qui constituent notre corpus ne fait aucun doute. Les récituels mis en évidence dans le premier chapitre montrent que la mort violente d’une victime après un emportement à caractère collectif se reproduit rituellement dans le récit, celui-ci ayant aussi une fonction prophétique. L’esthétique de ces récits, dominée par une indubitable fascination pour la mort violente, doit beaucoup à la surenchère dans l’horreur. L’analyse du discours de la Malgaigne révèle ses liens étroits avec la notion de crise. On découvre que ce discours consiste davantage à essayer d’empêcher la réalisation d’une prophétie ancienne qu’à prédire l’avenir. Julie la Gamase offre malheureusement la preuve que la crise est déjà en route. L’abbé Méautis achève le processus en révélant à Calixte l’imposture de son père, révélation qui la tuera. Nous avons jeté un nouveau jour sur ces deux personnages en montrant leurs rapports avec la contagion, à la fois médicale et métaphorique. Quittant la prophétie pour nous intéresser de plus près au destin des protagonistes, nous avons montré que le discours sorcier, forme maléfique du discours prophétique, est un discours violent aux enjeux considérables. Il déclenche une lutte à mort dont l’interprétation ethnographique a révélé la véritable identité de l’ensorcelé. Thomas le Hardouey se trouve donc maintenant sur le devant de la scène au même titre que Jéhoël ou que Jeanne. En dernier ressort, nous avons découvert que la crise de sorcellerie est une crise mimétique à échelle interdividuelle. De ce point de vue, la sorcellerie aurevillienne, que l’on aurait cependant tort de réduire à une pièce de musée folklorique, ne présente qu’une variante du satanisme. Les manifestations de celuici sont multiples : désir du sorcier, certes, mais aussi haine vengeresse des assassins de la Clotte, abandonnée sur une terre stérile d’où naît pourtant le sens, parce que cette terre est un tombeau.

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Les rumeurs, comme la sorcellerie, sont aussi étroitement liées à la violence. Mise à mort purement hypothétique et métaphorique dans Une vieille maîtresse où elle n’éclate jamais, la rumeur joue en revanche un rôle plus marqué dans L’Ensorcelée. Dans Un Prêtre marié, elle constitue un dispositif de vengeance et d’exclusion. Une interprétation guidée par la sociologie des rumeurs a permis de mettre l’accent sur la façon dont le discours et les attitudes de la foule, dans ce roman en particulier, expriment la crise traversée par cette dernière. Traumatisée par la Révolution, la population locale réagit en désignant les Sombreval comme boucs émissaires. Nous avons cependant compris qu’il fallait relativiser les points de vue en tenant compte de l’idéologie religieuse de Barbey. Si Barbey romancier condamne les persécuteurs de la Clotte, il donne raison à ceux de Sombreval. De plus, certains textes critiques de Barbey offrent des exemples qui abondent dans le sens de la violence représentée dans les romans, où la miséricorde n’occupe qu’une place timide face au poids désespérant de la violence, celle des hommes, celle de Dieu. Barbey n’est pas simple, concluait Philippe Berthier1. Si je n’ai pas contribué à le rendre plus simple, je pense cependant avoir levé un voile sur sa violence. Pour lire cette violence, la théorie de René Girard s’avère être un remarquable outil d’analyse. Nous avons pu identifier clairement, dans L’Ensorcelée, Une vieille maîtresse et Un Prêtre marié, trois phases du phénomène victimaire : crise mimétique, désignation et expulsion d’une victime qui présente des traits victimaires, instauration de rites qui reproduisent la mise à mort. Les récituels nous ont montré le lien entre l’art du récit et le rite. Pour ce qui est des interdits, il semblerait qu’on en retrouve la trace, dans la réaction du pêcheur de crabes Capelin, qui prend peur en entendant évoquer la Blanche Caroline, et enjoint à son interlocuteur de ne pas parler de l’apparition2. Maître Tainnebouy, lui, à la fin de L’Ensorcelée, se repentait d’avoir comméré sur les morts (736). L’interdit semblerait lié au récit, donc au rite, ce qui ouvre des perspectives intéressantes sur la fonction du récit et ses rapports avec la notion d’interdit.

1 2

Barbey d’Aurevilly et l’imagination, op.cit., p.348. « Ne parlez pas de la Blanche Caroline, vieux rôdeur ! », OC I (441).

Conclusion

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J’ai présenté au début de cette étude la typologie de textes établie par René Girard, fondée sur la disparition de la méconnaissance du mécanisme victimaire : mythes, textes de révélation et textes de persécution. Est-il possible de rattacher les romans de Barbey que nous venons de lire à cette typologie ? Le mythe comme le texte de révélation sont pour des raisons évidentes exclus. Se rattachent-ils donc aux textes de persécution ? Plusieurs arguments invitent à le penser : la façon dont Barbey utilise le discours victimaire sur les bergers pour en faire des ressorts dramatiques ; ce qui est dit de la Gamase ; le discours de Barbey luimême au sujet de la violence de la foule, violence qu’il justifie ; la violence divine à l’œuvre dans Un Prêtre marié. Nous avons aussi commenté un texte dont la structure semble très proche de celle du mythe : c’est la Blanche Caroline3. Dans L’Ensorcelée, le personnage de Jéhoël, présenté comme ayant vaincu la mort, est véritablement divinisé, alors qu’il est aussi considéré comme une créature monstrueuse. D’autre part, dans le récit de la mort de la Clotte, Barbey condamne très clairement la violence de la foule. On se gardera donc de conclure trop catégoriquement. Le roman de Barbey présente visiblement des éléments qui se rattachent à tous les types de texte. Il reste, avant tout, un texte littéraire et d’imagination. Ce qui ne signifie pas qu’il soit sans rapport avec ce que l’on peut appeler la « réalité ». Cette « réalité » se ramène, dans la perspective de René Girard, à celle de la victime. Dans le monde de Barbey, cette victime occupe le devant de la scène aussi bien dans les récits des prophètes que dans les emportements de la foule – que celleci tue avec ses mains, ou avec ses mots. La vertu des boucs émissaires est de ramener la paix dans la communauté par leur élimination collective violente. On leur doit le retour à l’ordre, et la possibilité de reconstruire le tissu social. Les romans de Barbey sont bien discrets, pour ne pas dire muets, sur cette phase du phénomène victimaire. L’Ensorcelée et Un Prêtre marié, qui, comme on l’a vu, illustrent ce dernier davantage qu’Une vieille maîtresse, n’entrent pourtant pas dans le détail de cet après. Comment interpréter le « silence qui s’étendit dans ces campagnes » (709) une fois consommé le meurtre de la Clotte ? Silence de mort, nous dit en 3

On remarque à ce propos que des récits de meurtre collectif que nous avons analysés, c’est le seul auquel manque une présence, ne serait-ce qu’allusive, de la Croix, contrairement aux récits des supplices de la Clotte et du Rompu.

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substance Barbey : « On eût dit Blanchelande mort au bout de sa chaussée » (709). C’est le silence hébété des meurtriers comprenant leur geste, c’est la gueule de bois d’une communauté à laquelle revient la conscience. Silence de mort aussi dans Un Prêtre marié, qui se clôt sur la fin du récit de Rollon Langrune, et la dissolution littérale du héros, dont on ne retrouvera pas une seule trace une fois asséché l’étang du Quesnay. D’un éventuel nouveau départ, nous ne saurons rien. Doit-on s’en étonner ? Dans la théorie mimétique, le mécanisme victimaire ne peut fonctionner de façon optimale après la révélation de la violence, qui survient avec la Crucifixion. L’ère chrétienne est en termes girardiens une ère post-sacrificielle, c’est-àdire une ère marquée par une violence réciproque sans fin, parce qu’elle ne possède plus la soupape de sécurité du sacrifice. Il n’appartient qu’aux hommes de mettre fin à cette violence, et non à des dieux qui ne sont que d’anciens boucs. Mais nous entrons ici dans un autre débat. Il n’est en tout cas pas surprenant que Barbey ne dise rien d’un éventuel retour à la paix sociale après la mort de Calixte et de son père. D’une part parce que, du point de vue de la théorie, le mécanisme victimaire ne peut fonctionner de façon optimale dans un cadre post-sacrificiel ; d’autre part parce qu’une œuvre artistique ou littéraire s’élabore évidemment indépendamment des critères théoriques susceptibles de lui être appliqués. La figure la plus problématique de l’univers aurevillien est asurément Sombreval, et on pourra penser qu’il y a quelque impudence à établir un parallèle entre le prêtre apostat et Jésus. Pourtant, une référence artistique m’a poursuivie pendant toute mon analyse de la scène de la sortie de l’église dans Un Prêtre marié : c’est le Portement de Croix de Jérôme Bosch. Ce n’est pas provocation. Nous avons clairement insisté sur le fait que Barbey justifie la violence de la foule lorsque celle-ci s’en prend à Sombreval. Le prêtre, nous en sommes consciente, n’est pas innocent, et si tant est que la violence exercée sur les coupables puisse se justifier, notre héros n’obtient que ce qu’il mérite. Le plus coupable chez Barbey est Sombreval, il est aussi le plus fort, et notre tradition s’accommode il est vrai plus volontiers de victimes à la fois faibles et innocentes. Sombreval n’a évidemment rien d’une figure christique, mais on ne peut pas non plus le concevoir sans sa fille, qui excelle dans la vertu comme lui dans le peché. S’il fallait le rattacher à un type particulier

Conclusion

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de personnage, il irait rejoindre tous les héros de la révolte qu’a produits le romantisme. Il faut cependant rappeler que les accusations les plus horribles portées par la foule au sujet de Sombreval portent sur des crimes que celui-ci n’a pas commis – l’inceste et l’enfanticide – et qu’il s’agit-là d’un trait du mécanisme victimaire. Regardons de plus près le tableau de Bosch : son centre très exact est occupé par le visage du Christ, par un point situé entre les sourcils. Pourtant l’attention est irrésistiblement attirée par la béance de cette bouche au même niveau, sur la droite, déformée par la pression de la foule et l’insulte qu’elle semble proférér. Que font les autres ? Aucun, à l’exception des personnages placés le plus près du Christ, ne se tourne vers lui : la droite et une partie du haut du tableau sont occupés par les deux larrons, que la foule presse et injurie par groupes. Ces persécuteurs semblent avoir oublié le Christ, évincé de la scène, et pourtant en son centre. En bas à gauche, curieusement, Sainte-Véronique est là qui déploie le Saint-Suaire. Le tableau fait ainsi le récit simultané d’événements qui ne se sont pas déroulés au même moment. Si les deux larrons ont bien été comdamnés en même temps que Jésus, la présence de Sainte-Véronique – personnage fictif – renvoie évidemment à un épisode postérieur à la Crucifixion, et à la légende. Bosch rassemble en une seule scène l’avant et l’après du supplice, en plaçant en son centre, vidé de ses couleurs, le visage du Christ, les yeux clos sur ce monde, ouverts sur l’autre déjà, déja évincé. La critique littéraire manifeste une réticence certaine face aux recherches anthropologiques de René Girard sur la violence, alors qu’elle considère comme un héritage désormais classique ses travaux sur le désir mimétique dans les grands univers romanesques. Nous avons tenté en introduction de montrer qu’il y avait entre ceux-ci et celles-là un lien de continuité évident. Si les recherches girardiennes sur la violence collective font, en France, l’objet de références ponctuelles ou d’allusions, la critique ne voit pas en elle un outil de recherche systématique4. Notre plongée dans le roman aurevillien 4

La création de L’Association pour les recherches mimétiques, fin 2005, devrait y contribuer.

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nous aura cependant amplement montré que le roman en tant que genre est apte à rendre compte de ces violences collectives tout comme il est apte à rendre compte des affres du désir métaphysique tel que René Girard le définit dans Mensonge romantique et vérité romanesque. De là à affirmer que le principe mimétique est à la base de toute grande création romanesque, il y a peut-être loin, tant que d’autre études, portant sur autant d’autres auteurs, n’en auront pas porté la preuve. Voilà de quoi donner envie de relire tous les romanciers animateurs de foules : Hugo, Balzac, Zola, pour ne citer qu’eux. Que l’on ne se méprenne pas : le plus important n’est pas de coller des étiquettes aussi faciles à ôter qu’à poser, ni de sacrifier à l’air du temps. René Girard se méfie lui-même des modes qui glissent sur les textes sans leur faire dire ce qui est de son point de vue essentiel. Il souligne cependant, à de nombreuses reprises, une certaine continuité dans les sciences humaines : il reconnaît que nombreux sont ceux qui, avant lui, comme Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, ont évoqué le mécanisme victimaire sans le voir véritablement. Mes remarques sur les points communs à la sociologie des rumeurs et l’ethnographie des sorts d’une part, et à la théorie mimétique d’autre part, vont aussi dans ce sens5. L’avantage d’une lecture mimétique des violences collectives me parait résider dans le fait qu’elle inscrit le texte en dehors de luimême, en d’autres termes qu’elle replace le sujet à l’intérieur du texte. Nombres de grilles de lecture fournissent de puissants outils d’analyse, sans pouvoir éviter une chosification du texte. La lecture mimétique apporte si besoin était la preuve que le roman ne nous parle jamais avec autant de force que lorsqu’on le lit à la lumière des sciences humaines.

5

Il serait pourtant erroné d’affirmer que la critique littéraire n’a jamais abordé le problème. Mikhaïl Bakhtine a lu Rabelais en des termes qui annoncent parfois de façon très troublante les thèses et les propos de René Girard. Sa lecture de Rabelais offre un parallèle frappant avec le processus victimaire décrit par René Girard. Celuici, à ma connaissance, ne mentionne nulle part cette contribution essentielle à l’étude des représentations de la foule en littérature. Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Tel, Gallimard, [1970].

Annexes I La Blanche Caroline Ballade Normande A Jules Barbey, mon frère et excellent ami Vous, mes amis, auriez-vous peur Du retour de la Caroline? Pas plus que moi, j’en jure sur l’honneur, Vous voyez comme on vous devine (Vieille Chanson).

Voyez cet homme appesanti par l’âge, Aux cheveux gris sur un front basané, Aux petits yeux pleins d’un éclat sauvage, Sous les rebords d’un chapeau goudronné ! Aux points du ciel qui se voile ou se dore, Il jète un œil inquiet ou serein, Et le vieillard n’a perdu rien encore Des habitudes du marin. Enfant chéri des brises et des ondes, Certes, il a, matelot jovial, Fumé sa pipe aux rives des deux mondes, Avec Suffren, le fameux amiral.

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J’entends d’ici retentir sa voix franche, Je vois encor ses vêtements flottants Et sa chemise aux couleurs bleue et blanche Comme la mer dans un jour de beau temps. Or ce pilote appesanti par l’âge, Tout alourdi, de fatigues vaincu, Etait jadis un gaillard de courage Que Dieu, je crois, n’eût pas même abattu. La foudre en feu, les boulets, la tempête, Avaient, tombant en grêle sur le pont, Crevé cent fois les voiles sur sa tête, Sans agiter un cheveu de son front. Il aimait tant la mer et les orages Et la marée, au flot joyeux et clair. Que son discours n’était plein que d’images Où j’admirais les phases de la mer. Dans ses discours dont j’étais idolâtre, Je la voyais s’étendre à l’horizon, Houleuse ou calme, empourprée ou grisâtre, Par un soir pur, ou par un ciel de plomb. Puis j’allais voir cette mer, lame à lame, Se déroulant sur le sable argenté, Petit garçon, gardant au fond de l’âme Les beaux récits qui m’avaient enchanté. Eh bien ! ce mâle et rude camarade, Qui ne craignait flots ni feux meurtriers, Craignait une ombre et croyait aux sorciers… Vous le verrez, si lisez ma ballade. Un soir, que tout entier à son unique amour, Voyant poindre la lune aux bords de la nuit fraîche, Il s’en était allé, vers la chute du jour,

Annexes

Chercher dans les rochers les plaisirs de la pêche, C’était l’été, quand au firmament bleu, En un clin d’œil s’entassent les nuages, Quand le tonnerre y roule une écume de feu Qui bouillonne, mêlée à l’écume des plages, Soudain, un tourbillon du vent des mauvais jours, Battant avec fureur les rives découvertes, En colonnes enlève, avec de longs bruits sourds, L’arène des grèves désertes. Du haut du ciel la pluie à flots tombait. La funèbre atmosphère en ses flancs absorbait Un souffre dont Satan n’était pas économe, Et, du Nord au Midi, le triple éclair flambait, Vert comme les yeux d’un fantôme ! Sa femme de crier : « Dieu d’amour, que fait-il ?… « Que va devenir Pierre en cet affreux péril ? » Au bord de son foyer, je voyais éperdue La pauvre femme ouïr le fracas de la mer, Et quand la foudre ouvrait la nue, Tremblante, se signer à chaque large éclair. Je me chauffais dans l’étroite cabane, Où tout était silence, attente, effroi, Quand un cri part en dehors : « Jeanne, Jeanne, « Vite, ouvre-moi, par le ciel ouvre-moi. » La porte s’ouvre et son mari s’élance Au pied du lit, la Sainte Vierge est là, Pierre à genoux y tombe en défaillance, En murmurant un Ave Maria .. .. .. .. .. .. .. .. .. Pourquoi dans le marin cette terreur profonde ? Pourquoi défaillait-il comme la pâle blonde, Aux derniers cris de mort d’un charmant rossignol,

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Par un pied inhumain écrasé par le sol ?… C’est qu’il a vu de près, sur la dune voisine, Devant lui se dresser la BLANCHE CAROLINE Dont les douloureux cris, bien connus des pêcheurs, S’exhalent avec ceux de la nature en pleurs, Quand la vague gémit, et se teint, sombre et lente, De la couleur de sang de la lune sanglante, Qui flotte au gré du vent, rougeâtre, mais sans feux, A travers un grand ciel, jaune et cadavéreux. C’est alors que revient la BLANCHE CAROLINE, Plaintive, et de son doigt montrant dans sa poitrine La place ensanglantée où frappa le poignard, Hélas ! qui fait d’horreur reculer le regard. Or, je vous vois d’ici, chers lecteurs, l’œil en flamme, Me dire : « et quel est donc ce fantôme de femme ? » Vous le saurez, lecteurs, en achevant ceci, On m’en a fait l’histoire, et je la fais aussi : « Un brick passait dans les flots de la Manche, Racontait Pierre, et portait à son bord « Une Danoise et svelte et blonde et blanche, « Belle à ravir, comme ses sœurs du Nord. « Voici déjà qu’elle était orpheline, « En route, hélas, son vieux père était mort… » Plaignez plaignez la BLANCHE CAROLINE ! « Deux officiers l’aimaient avec furie, « Elle, dit-on, n’aimait rien mais pleurait. « Pour elle enfin, jusqu’au doux nom de patrie « Avait perdu de son magique attrait ; « Ah ! je le crois, elle était orpheline. « A ce penser son cœur se déchirait... » Plaignez plaignez la BLANCHE CAROLINE ! « Fils du soleil de l’ardente Italie « L’un d’eux sentit, vaincu par la douleur, « L’amer poison de la mélancolie, « Filtrer brûlant dans son âme en fureur

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Annexes

« Et tout le sang du cœur de l’orpheline « Gisait, témoin de son fatal amour… » Plaignez plaignez la BLANCHE CAROLINE! .. .. .. .. .. .. .. .. .. Les douaniers sommeillaient sur la dune au flanc vert, Les turbulents fraudeurs étaient encore aux îles, Un vent frais se berçait dans le havre désert Et partout ondoyaient à l’horizon ouvert Des groupes d’étoiles tranquilles. Le vaisseau relâcha dans ce havre, où le vent Etait avec les flots le seul bruit de la plage. Là, de tous les côtés, pas un être vivant, Ni feux, ni voix sur le rivage. Ce fut là, qu’aux yeux d’une lune d’été, Au coin de la falaise où j’ai tant médité, Sous ce vieux rocher noir dégouttant d’eau marine, L’autre officier porta la pauvre CAROLINE ; Ce fut là, mes amis, que le sable sanglant Recouvrit pour toujours le corps jeune et si blanc, Et nul chrétien ne vint hélas, prier pour elle. C’est pour cela, racontent les pêcheurs, Qu’elle revient, la vierge triste et belle, Et qu’aux sanglots de la nature en pleurs, Son cri d’angoisse au bruit des vents se mêle, Et tous de fuir, épouvantés de voir Ses voiles blancs balayer la poussière, Quand l’ombre pâle implore vers le soir La chaste paix du cimetière.

Léon d’Aurevilly, Amour et Haine (1833)

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II Le Fantôme du rivage Un soir que les vents en furie Irritaient les flots de la mer, A la lueur d’un rouge éclair Chez lui Claude arrive et s’écrie « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Assieds-toi, lui dit Marguerite, Te voilà pâle et tout défait. Qu’as-tu donc vu ? Que t’a-t-on fait ? La porte est close, parle vite. – « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Comme il franchissait la falaise, Une ombre à la vive blancheur Etait apparue au pêcheur Encore tout tremblant sur sa chaise « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » De la Danoise trépassée C’était le fantôme effrayant Dans la tempête s’éveillant Victime toujours courroucée. – « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » La peur oppressant sa poitrine, Claude était sans force et sans voix, Enfin il cria : « Cette fois

Annexes

J’ai vu la Blanche Caroline. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Je ne l’avais pas vue encore ; Jésus ! J’en suis saisi d’effroi. A ses malheurs j’avais peu de foi, Mais j’y crois et je les déplore. – « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Toi, tu ne sais pas son histoire, Car tu n’es pas de ce pays : (J’ai les membres tout défaillis, Femme, donne-moi donc à boire) « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Elle t’effraîrait peut-être ? Demain, je te la conterai – Non, dit-elle, j’en rêverai – Mais j’ai hâte de la connaître – « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Apprends-donc qu’une jeune fille Sur un grand vaisseau voyageait. Son vieux père la protégeait. Lui seul était sa famille. – « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Ils étaient Danois d’origine ; Elle était belle, il était bon. Ce sont toujours ceux-là, dit-on, Qu’aux épreuves le Ciel destine. – « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! »

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Deux officiers par aventure Au même bord étaient montés. Leurs regards semblaient effrontés, Et leurs propos pleins de luxure. – « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Ces deux enfants de la Romagne Pour la Danoise en peu de jours S’étaient pris d’un de ces amours De l’Italie ou de l’Espagne. – « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Au milieu de la traversée Le père, hélas ! vint à mourir. Plus personne pour secourir Son enfant déjà menacée ! « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Car on dit que le capitaine, Déshonorant som pavillon, N’offrit point sa protection A l’orpheline dans la peine. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Son innocence était ses armes Mais les officiers sans pudeur Au lieu d’admirer sa candeur, Hélas ! ne virent que ses charmes. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Un soir, donc l’un d’eux se prononce Sans réserve, sans nul détour. On le repousse, et son amour

Annexes

N’obtient que mépris pour réponse « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Contre elle alors son cœur s’irrite ; Il la frappe de son poignard, S’en frappe ensuite et sans retard, Au fond des flots se précipite. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Non loin de la plage voisine, Quand l´équipage s’arrêta, L’autre officier y transporta Le corps sanglant de l’orpheline. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Dans le sable il creusa sa tombe, Sous l’abri de ce noir rocher Dont personne n’ose s’approcher Surtout à l’heure où le jour tombe. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Et depuis son ombre plaintive, Dans les temps d’orage et de vent, Sanglante encor, revient souvent Sur les hauts rochers de la rive. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Avec un douloureux murmure Elle arrête le voyageur Et, comme un implorant vengeur Du doigt leur montre sa blessure. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! »

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Elle ne veut qu’une prière, Elle qui mourut dans la foi, Mais sans office et sans convoi... De profundis à sa poussière « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Moi, j’en fais ici la promesse, Femme, et nous en dormirons mieux, A Barneville si tu veux, Nous lui ferons dire une messe. « Mon Dieu, des noirs esprits enchaînez les efforts, Protégez les vivants et faites paix aux morts ! » Ce dessein, si pieux, si sage Obtint prompt consentement. Puis on s’endormit aisément Aux derniers bruits que fit l’orage. Car Dieu des noirs esprits enchaînait les efforts, Protégeait les vivants, et faisait paix aux morts !

Alphonse Le Flaguais, Les Neustriennes (1835)

Bibliographie1 I. Œuvres de Barbey d’Aurevilly 1. Romans, nouvelles, journaux et poèmes : Edition utilisée : Œuvres romanesques complètes, Textes présentés, établis et annotés par Jacques Petit, tomes I et II, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard , 1964 et 1966. tome I : Le cachet d’Onyx [1831, 1919] Léa [1832, 1907] L’Amour imposible [1841] La Bague d’Annibal [1843] Une Vieille maîtresse [1851] L’Ensorcelée [1854] Le Chevalier des Touches [1864] Un Prêtre marié [1864] tome II Les Diaboliques [1874] Une Histoire sans nom [1882] Une Page d’histoire [1886] Ce qui ne meurt pas [1839,1883] Du dandysme et de Georges Brummel [1845] Poèmes [Œuvres de jeunesse, publiées entre 1854 et 1912] Pensées détachées [1889]

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Cette bibliographie ne contient que les références des ouvrages et articles, cités ou non dans mon étude, qui ont été lus ou consultés.

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2. Textes critiques Les Prophètes du passé [1851] Paris, Librairie nouvelle, Bourdillat et Cie Editeurs, 1860. Dans la série Les Œuvres et les hommes ont été consultés : Les philosophes et les écrivains religieux, Paris, Lemerre, 1899. Le roman contemporain, [Paris, Lemerre, 1902] Genève, Slaktine Reprints, 1968. Théâtre contemporain, Dernière série, tome IV, Paris, Stock, 1892 et tome V, Paris, Stock, 1996. Romanciers d’hier et d’avant-hier [Paris, Lemerre,1904], Genève, Slaktine Reprints, 1968. Le dix-neuvième siècle. Des Œuvres et des hommes, Choix de textes établi par Jacques Petit, Paris, Mercure de France, deux volumes, 1964 et 1966. 3. Correspondance, pensées Disjecta Membra, Paris, la Connaissance, 1925 (2 vol.) Correspondance générale, en neuf tomes [1824-1889], Paris, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, (1980 -1989).

II. Sur Barbey 1. Ouvrages Auraix-Jonchière, Pascale, L’unité impossible. Essai sur la mythologie de Barbey d’Aurevilly, St.Genouph, Nizet, 1997. Berthier, Philippe, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, Genève, Droz, 1978. – L’Ensorcelée. Les Diaboliques. Une écriture du désir, Paris, Champion, 1987. – Barbey d’Aurevilly cent ans après, textes réunis par Philippe Berthier, Genève, Droz, 1990. Bésus, Roger, Barbey d’Aurevilly, Paris, « Classiques du XIXème siècle », Editions Universitaires, 1957.

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Index

Auraix-Jonchière, Pascale 15, 34, 52, 79, 99, 100, 239, 250, 252, 286, 288 Berthier, Philippe 5, 9, 14-16, 29, 33, 43, 52, 73, 75, 79, 113, 116, 118, 124, 145, 150-151, 159, 196, 198, 225, 234, 241, 245, 260, 261-262, 270, 286, 288, 290, 291, 292. Buckley, Thomas 16, 18, 19. 147, 256, 266, 287, 289 Christianisme 11, 20, 224, 225, 256 Ancien Testament 26, 83, 257 293 Catholicisme 12-14, 16, 20-21, 113, 117 259-262 Communion des Saints 259 Crucifixion 272, 273 Eucharistie 103, 255, 256 Evangiles 25, 26, 161, 249, 256, 257, 259 Jésus 68, 101, 106, 201, 245, 257, 263, 272, 273, 281 Réversibilité 220, 254-256, 259 L’Ensorcelée 9, 11, 16, 18-20, 30, 31, 34, 48-57, 70-72, 80, 85, 89, 115, 116, 119, 122, 134, 136, 140, 142, 144, 148, 159, 160, 163, 164, 170, 173-192, 195, 198, 200, 202, 208, 210, 220, 227, 228, 240, 243, 249, 258, 261, 262, 270, 271 Bergers 9, 19-20, 31, 89, 115117, 120, 123-124, 131-135, 138, 143-145, 148-150, 159, 162, 189, 251, 271 Barbe Causseron 174-175

Lande de Lessay 9, 19, 31, 116, 144, 150-152, 154, 157, 159, 248 Nônon Cocouan 174, 175, 183 Jeanne Le Hardouey 49, 129, 154, 187 Jehoël de la Croix-Jugan 49, 129, 154, 187 La Clotte 28, 31, 33-35, 48-58, 62, 70-71, 75, 80, 85, 89, 99, 126, 128-130, 133, 138, 142, 154-158, 162, 177, 180, 183, 184, 186-188, 190, 92, 208, 210, 220, 224, 240241, 261-263, 269, 270, 291 Le Pâtre 50, 52, 116, 124, 125, 129, 131-132, 134, 136-138, 141142, 144-146, 148, 150, 162, 193 Maître Tainnebouy 55, 116, 117, 119, 123, 124, 126-127, 134, 148149, 152-153, 158, 182, 182, 185, 187, 270 Thomas Le Hardouey 123, 130133, 136, 137, 143, 148, 181, 243, 269 Le Chevalier des Touches 71, 263, 285 Les Diaboliques 13, 29, 100, 110, 145, 150, 153, 198, 242, 262, 285-286, 288-292 Favret-Saada, Jeanne 11, 121, 122, 125, 127, 129, 135, 143, 292 Girard, René 7, 11, 15, 18, 19, 2133, 41, 67, 78-81, 89, 94, 107, 120, 143, 145, 158, 159, 161, 162, 189, 202, 204, 223, 245, 249, 256, 257, 258, 261, 270, 271, 273, 274 Gritti, Jules 166, 169, 295

300 Kapferer, Jean-Noël 167, 168, 296 Lowrie, Joyce O. 16-18, 258, 259, 260, 287 Malandain, Pierre 226, 227, 343, 391 Maistre, Joseph de 12, 18, 20, 30, 81, 113, 220, 223, 224, 227, 229, 231, 233, 235, 237, 239, 241, 243, 241, 243, 245, 257, 249, 251, 253-263, 265, 267 Métaphore 51-53, 82-84, 95, 96, 107, 149, 150, 172-173, 179, 180, 182, 195, 196, 203- 205, 208, 210, 214, 238, 240, 252, 260 Morin, Edgar 166, 167, 192, 208, 297 Mythologie 160, 207, 286, 291 Petit, Jacques 12, 14, 21, 51, 53, 55, 71, 85, 99, 103, 104, 111, 113, 138, 195, 223, 224, 226, 239, 261, 263, 264, 285, 286, 291 Reumaux, Françoise 11, 166, 167, 169, 173, 191, 194, 207, 214, 289, 297 Rogers, Brian 181m 287, 292 Rouquette, Michel-Louis 166, 167, 206, 215, 298 Rumeur(s) 10-11, 31, 49, 71, 84, 88, 92, 99, 101, 114, 128, 129, 131, 149, 151, 165-221 Commérage(s) 10, 11, 51, 59, 11, 129, 170-174, 180, 182, 184, 190, 198, 210, 218, 219 Démenti 199, 216-217 Scène capitale 14, 15, 29, 35, 52, 62, 64, 73, 85, 114, 229, 232, 287 Sorcellerie 11, 18, 19, 21, 28, 31, 57, 60, 71, 115-122, 125, 128130, 134-135, 139-140, 142-143, 145-146, 159-161, 185, 243, 269, 270 Crise de sorcellerie 121-122, 142, 159, 165, 269

Prophètes, sorciers, rumeurs Désir sorcier 130, 143 Désorcelage/désorceleur 127, 130 Force bioéconomique 135 Sorcier 9, 11, 31, 50, 56-57, 59, 85-86, 89, 118-119, 125, 127-136, 138-141, 143, 144, 149, 150, 155157, 159, 161, 188, 208, 269, 276 Théories officielles du malheur 122, 127, 130 Surnaturel 9, 10, 14, 20, 21, 43, 48, 58, 70, 89, 92, 105, 113, 115119, 121, 129-131, 148, 151, 227, 246, 251, 265, 266 Théorie mimétique 11, 15, 18, 19, 21, 24, 29, 30, 101, 110, 113, 145, 161, 168, 192, 272, 274 Bible 25, 26, 68, 90 bouc émissaire (victime émissaire) 22-24, 26-27, 30-33, 40, 78, 81, 82, 89, 110, 112, 120, 144-145, 154, 167, 171, 189, 192, 202, 207, 219, 243, 244, 251, 257, 270, 271 double transfert 110, 168, 189, 200 crise mimétique 21-24, 30-31, 39-40, 78, 80, 82, 107, 110, 122, 142, 145, 159, 165, 167, 168, 269, 270 Evangiles 25, 26, 161, 249, 256257, 259 indifférenciation (crimes indifférenciateurs) 23, 27, 37, 107, 150, 184, 202, 204 méconnaissance 24, 25, 29, 271 meurtre fondateur 15, 23, 24, 258 mimesis d’appropriation 23, 40 mimesis antagoniste 155, 203, 208, 219, 240, 243, 244 sacrifice 15, 24, 26, 40, 41, 68, 108, 109, 145, 253, 255, 256, 261, 272 sélection victimaire 23, 27, 28 textes de persécution 25-28, 271 textes de révélation 25, 271

Index Tranouez, Pierre 14, 15, 35, 52, 6265, 73, 85, 114, 229, 232, 287 Un Prêtre marié 9, 11-13, 17-20, 30-33, 42, 53, 57, 58-73, 75, 7779, 81, 82, 85, 94, 104, 107, 108, 113, 159, 160, 162, 165, 170, 173, 174, 176, 186, 188, 193- 221, 223, 224, 227, 243, 244, 250, 254, 258, 261, 263, 266, 267, 270, 271, 272 Calixte 17, 21, 32, 51, 59, 61, 62, 73, 76-78, 83, 107-113, 194, 197, 199, 209-22, 216, 218-220, 224254, 258-260, 263-266, 269, 272 Herpin 95, 193-198, 241 La Gamase 76, 85-101, 162, 197, 198, 205, 208, 213, 240, 241, 258, 269, 271 La Malgaigne 9, 20, 28, 31, 33, 34, 57-73, 75-80, 82-87, 89-103, 107-108, 111, 113, 114, 131, 132, 158, 160, 176, 199, 213, 217, 218, 226, 234, 247, 248, 254-260, 265, 267 (Le )Rompu 61-69, 223, 229 Méautis 20, 29, 95, 97, 100-103, 107-114, 197, 211, 213-218, 241, 246, 248-249, 269 Néel de Néhou 20, 32, 61-65, 6869, 72-78, 82-84, 90, 94, 95, 9799, 101, 112, 158, 159, 196-199, 209, 212, 216, 218, 2240253, 260, 264, 265, 291

301 Sombreval (Jean) 36, 58-61, 72, 76-101, 107-109, 112, 132, 162, 170, 176, 192-201, 203-216, 218220, 223, 225-229, 231-233, 235, 239-245, 247-248, 250-252, 258261, 265, 270, 272, 273 Une Histoire sans nom 9-10, 18, 196, 201, 266, 285 Une Vieille maîtresse 9-10, 12-13, 19, 30-31,33 35-47, 48-49, 56, 69, 71-72, 75, 100, 115, 165, 170171, 173-174, 202, 270-271, 285, 289, 291 ; Capelin 36, 47, 48, 270 Hermangarde 34-36, 43-48, 50, 51, 58, 61, 62, 70, 72, 75, 115, 170, 171, 174 La Blanche Caroline 35-36, 38, 41-42, 44-48, 50, 61, 69, 123, 270, 271, 275, 278-280 Madame d’Artelles 170-172, 174, 206 Madame de Flers 44, 170, 172 Ryno de Marigny 171-172 Vellini 9, 35, 43-47, 72, 115, 170, 173 Vicomte de Prosny 171-173, 206 Violence 9, 11, 12, 14-32, 37, 40, 52, 57-58, 65, 68, 70-73, 75, 78. 83, 93-95, 100, 135, 141, 143145, 148, 155-159, 180, 202, 209212, 219-221, 223-226, 231, 238239, 241-245, 249, 256-259, 261263, 265, 266, 269-274

Table des matières

Introduction 9 1. C’est de violence qu’il est question 9 2. Barbey romancier catholique, romancier violent 3. Surnaturel parce que catholique 20 4. La théorie mimétique 21 Du désir triangulaire à la crise mimétiques 21 Violence sacrificielle et crise sacrificielle 23 Méconnaissance et typologie des textes 25 Stéréotypes de la persécution 27 Lecture victimaire du texte littéraire 28

Chapitre I Dans le récit, la tombe 33 1. Une Vieille maîtresse 35 La Blanche Caroline 35 De Caroline à Vellini 43 De Caroline à Hermangarde 47 2. L’Ensorcelée 48 La Clotte 48 Dlaïde Malgy 51 De Dlaïde à Jeanne 54 Prophétesse ou sorcière ? 56 3. Un Prêtre marié 58 La Malgaigne, mère et prophétesse Deux prophéties 59

12

58

Chapitre II Les temps sont proches 75 1. Les temps sont proches 76 Le monde est renversé 76 Crise et Révolution 79 La tempête secoue la maison, le toit s’écroule 82 2. La voyante et son double : de la prophétie à l’injure Le vieux cygne et la bête 85

85

304

Prophètes, sorciers, rumeurs

Contagion 87 La voyante et son double 96 3. L’hostie de Salsouëf 101 Souviens-toi de l’hostie de Salsouëf 101 Détour par Marseille 103 Il faut tuer Calixte 107 4. Noces de l’abject et du sublime : esquisse d’une mystique aurevillienne 109 Un objet immonde et sacré 109 Méautis et Calixte 111

Chapitre III Les sorts, la lande 115 Le parti pris du surnaturel 116 Barbey au risque de l’ethnographie 121 1. Histoire d’un sort 122 Le sort comme instrument de liberté 123 Distribution des rôles 128 2. Désir sorcier 134 On ne prend qu’aux riches 134 L’ensorcelé 138 3. Des bergers et une lande 143 Sorcellerie et mimétisme 143 Nouvel « essai de la lande » 150 A mort ! 154

Chapitre IV Rumeurs 165 La rumeur et la crise 165 Rumeur et crise mimétique 167 Comment s’y prendre ? 169 1. Stratégies du commérage 170 Une Vieille maîtresse ou le commérage aristocratique 171 L’Ensorcelée : la couturière et la bonne du curé 174 2. La rumeur dans L’Ensorcelée 183 Adultère ou chouannerie ? 183 De l’Histoire aux histoires 184 Une créature pas comme les autres 186 Les trois compétences en jeu dans la rumeur 191

Table des matières

305

3. La rumeur dans Un Prêtre marié 193 Retour au pays 193 Préhistoire de la rumeur et expulsion de la victime 200 Les trois stades de la rumeur 206 Le héros aux outrages ou L’union fait la force 209 Crescendo 213 Démenti 216

Chapitre V René Girard contre Joseph de Maistre 1. Du mimétisme violent à la bonne contagion : la mort du héros 227 Imitation de Calixte selon Néel 227 La méprise de l’amour 231 D’un mimétisme à l’autre ou la mort du héros 2. Néel face à la violence de Dieu 244 Le sang irrité du Seigneur 247 La petite fille aux sangsues 250 René Girard contre Joseph de Maistre 254 3. Cruci-fiction 263

Conclusion

269

Annexes 275 I La Blanche Caroline 275 II Le Fantôme du rivage 280 Bibliographie Index

285

299

Table des matières

303

223

237