Le chant de l'arabesque: poétique de la répétition dans l'œuvre de Claude Simon (Faux Titre 263)
 9042019654, 9789042019652, 9781423791614 [PDF]

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Zitiervorschau

Le Chant de l’arabesque

FAUX TITRE 263

Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans

Le Chant de l’arabesque Poétique de la répétition dans l’œuvre de Claude Simon

Stéphanie Orace

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2005

Illustration de couverture: Calligraphie © Hassan Massoudy The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 90-420-1965-4 ©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2005 Printed in The Netherlands

A Romane et Esta

Page laissée blanche intentionnellement

Table Introduction

11

Chapitre I : Visible 1. Entre soudure et rupture 2. Poétique de la parenthèse 3. La ruse des italiques 4. De l’interruption au faux raccord 5. L’écriture du volume

25 28 33 39 45 58

Chapitre II : Lisible 1. Les incipits simoniens 2. A la recherche du référent perdu 3. L’écriture du silence

67 69 74 79

Chapitre III : Indicible 1. Taire le temps 2. Taire de nom 3. Sens virtuels et non-dits 4. Ellipse et lecture

89 93 97 101 114

Chapitre IV : Mouvement 1. Complexus 2. Le roman spiral 3. Combinatoires 4. Thème et variations 5. Du rythme

121 122 128 139 147 159

Chapitre V : Imaginaire 1. Volutes, révolutions, bifurcations 2. Objets, gestes, représentations 3. Jumeau, double, reproduction

171 171 177 192

Chapitre VI : Retour 1. Introduction pour une autostéréotypie 2. Le square : le cadre d’un figement

201 202 207

8

Le Chant de l’arabesque 3. Le sabre brandi : une scène tentaculaire 4. L’acacia simonien 5. Refigurations

214 222 231

Chapitre VII : Recyclage 1. Variation 2. Totalité 3. Distorsion

247 247 259 291

Conclusion

307

Bibliographie

313

Index

329

9 Avertissement Parce qu’elle a semé le germe de cette analyse, je voudrais tout d’abord remercier Madame Anne Lagardère. Je tiens ensuite à signifier ma dette à Monsieur Jacques Fontanille, pour son rôle dans la genèse de cette recherche qui, grâce à lui, a pu trouver forme, à Madame Flora Larsson, pour ses encouragements et son aide, à Christophe Pradeau pour son soutien amical et ses suggestions, à Sylvie Périneau, pour son efficacité et sa perspicacité. Parce qu’ils m’ont aidée, de bien des manières, pour mener à son terme cette étude, que ma famille trouve ici le témoignage chaleureux de ma gratitude. Je remercie tout particulièrement Bernard Lenoir pour son assistance technique. J’exprime également toute ma reconnaissance à Monsieur Claude Simon pour sa disponibilité et sa gentillesse. Enfin, sans le soutien et les conseils de Monsieur Philippe Hamon, cette recherche, que ses réflexions ont sans cesse nourrie, n’aurait pu voir le jour. Je lui adresse mes remerciements les plus respectueux.

10

Le Chant de l’arabesque EDITIONS DE REFERENCE ET ABREVIATIONS

Le Tr. La CR. Gull. Le SP. Le V. L’H. La RF. Le P. H. La BP. OA. Les CC. T. LC. Les G. La CB. DS. L’Inv. L’A. Le JP. Le Tram.

Le Tricheur, Paris, Ed. du Sagittaire,1945. La Corde raide, Paris, Ed. du Sagittaire,1947. Gulliver, Paris, Calmann-Lévy, 1952. Le Sacre du Printemps, Paris, Calmann-Lévy, 1954. Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, Paris, Minuit, 1957. L’Herbe, Paris, Minuit, coll. « double », 1958. La Route des Flandres, Paris, Minuit, coll. « double », 1960. Le Palace, Paris, Minuit, 1962. Histoire, Paris, Minuit, 1967. La Bataille de Pharsale, Paris, Minuit, 1970. Orion aveugle, Paris, Skira, « Les sentiers de la création », 1970. Les Corps conducteurs, Paris, Minuit, 1971. Triptyque, Paris, Minuit, 1973. Leçon de choses, Paris, Minuit, 1975. Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981. La Chevelure de Bérénice, Paris, Minuit, 1984. Discours de Stockholm, Paris, Minuit, 1986. L’Invitation, Paris, Minuit, 1987. L’Acacia, Paris, Minuit, 1989. Le Jardin des Plantes, Paris, Minuit, 1997. Le Tramway, Paris, Minuit, 2001.

Dans toutes les citations, qu’elles soient ou non de Claude Simon, les italiques sont ceux de l’auteur. Le signe / indique un retour à la ligne dans le texte original.

INTRODUCTION

« comme une arabesque calligraphiée, s’enroulant très vite plusieurs fois sur elle-même dans la répétition de la même boucle compliquée », Claude Simon, L’Herbe.

Si Claude Simon n’a cessé, tout au long de sa « carrière », de mettre l’accent sur le caractère laborieux, au noble sens du terme, de son écriture, c’est en raison de sa conception du roman particulièrement attentive au faire : son travail d’écrivain n’est artisanal qu’à proportion de l’intérêt qu’il porte à la matière des mots : En fait, le véritable sujet d’un livre, d’un tableau, ce n’est ni l’histoire, ni le spectacle apparemment programmés (…), non : le véritable sujet, c’est la façon dont cette histoire est écrite ou ce spectacle est peint1.

L’importance de la fabrication romanesque chez cet auteur 2 est d’autant plus incontournable qu’elle préside à l’ensemble de l’écriture, 1

Claude Simon, « Un homme traversé par le travail », entretien avec Jean-Paul Goux et Alain Poirson, La Nouvelle Critique, juin-juillet 1977, n°105, p.35. Voir plus loin : « fabriquer (j’insiste sur ce mot, avec sa connotation artisanale) quelque chose qui se tienne à peu près debout », p.33. 2 Importance à rapprocher d’autres contemporains : nous pensons en particulier à Francis Ponge et sa Fabrique du pré. Voir à ce sujet l’étude de Marie-Laure

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Le Chant de l’arabesque

de la phrase au roman entier. Non seulement l’écrivain travaille-t-il son texte comme un sabotier le bois, comme un peintre les couleurs, mais il cherche d’abord à construire un livre-objet, qui « se tienne » : je crois qu’écrire, c’est avant tout composer : agencer les mots à l’intérieur de la phrase, les phrases à l’intérieur des paragraphes, les motifs à l’intérieur du texte3.

Plus que tout autre, cet auteur nous invite à une approche poétique de son œuvre, tournée à la fois vers la forme du texte et vers sa cohérence, unissant le grain du texte à la structure romanesque, mettant en résonance la cadence d’une phrase à la construction du livre. Ainsi le rythme, avant toute possibilité d’écrire, doit-il préexister « pas seulement pour la phrase, mais pour tout un bouquin, ou du moins chacune de ses parties… » 4 . Leitmotiv de l’auteur, cette ambition de fabriquer constitue une pierre de touche pour l’interprétation : l’analyse qui passera outre cette conception de l’écriture risque de manquer la force même de l’œuvre, sa portée véritable. D’un autre côté, alors que Claude Simon publie en mars 2001 Le Tramway, un constat s’impose que Gérard Roubichou évoquait déjà en ces termes : Est-il besoin de rappeler combien toute l’œuvre est traversée de « renvois » de textes qui ont une double fonction : scènes récurrentes et textes repris - ce qui a longtemps fait considérer (mais peut-on entièrement l’exclure ?), y compris dans L’acacia, que l’univers simonien s’organisait autour d’un vaste retable de la mémoire à la fois par la perspective chaotique (« Comment maintenant » de La route des Flandres ou « mais exactement » d’Histoire) qui préside à sa réminiscence, et par la reconstitution qui prend progressivement place : on en apprend un peu plus à travers chaque œuvre, et Les Géorgiques autant que L’acacia ne dissipent pas cette illusion5. Bardèche, Le Principe de répétition. Littérature et modernité, Paris, L’Harmattan, 1999. 3 Claude Simon, « Claude Simon ouvre Les Géorgiques », entretien avec Jacqueline Piatier, Le Monde, 4 septembre 1981, p.13. 4 Claude Simon, « Un homme traversé par le travail », op.cit., p.39. 5 Gérard Roubichou, « La mémoire des mots (Notes en marge d’une relecture de Claude Simon) », dans Claude Simon. Chemins de la mémoire, textes entretien manuscrits réunis par Mireille Calle, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Le Griffon d’argile, coll. Trait d’union, 1993, p.83.

Introduction

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La place de la mémoire dans la création simonienne est essentielle puisqu’elle innerve la thématique du texte, en particulier à travers la quête de l’Origine si prégnante au fil des romans, puisqu’elle instaure aussi un dialogue intratextuel d’un livre à l’autre, puisque, enfin, elle engage le lecteur à entendre ces correspondances, à embrasser cet ensemble, à « réunir l’épars »6. Dès lors, que l’on se place du point de vue de l’écrivain ou de celui du lecteur, un procédé se dessine comme élément incontournable : la répétition. Association, contraste, harmonie, assonance, dissonance, autant de lois qui guident l’écrivain tâtonnant sur ses sables mouvants 7 . Echos, réminiscences, rappels, autant d’expériences auxquelles est indéniablement confrontée la lecture de cette œuvre. Prenant acte de ces deux données, nous voulons interroger la place, le rôle, la valeur de la répétition dans l’écriture de Claude Simon, telle qu’elle s’offre aujourd’hui à lire, du Tricheur au Tramway. Les premiers romans auront certes une place moindre dans nos analyses, parce qu’ils ne sont que les prémices de l’écriture « aboutie » de l’écrivain. Pour autant, ils apparaissent comme promesses et germes d’une poétique bientôt déployée : c’est bien une continuité que l’œuvre érige, tant chaque roman s’inscrit, sinon dans une logique, du moins dans une cohérence d’écriture. Si l’évolution de l’œuvre, de 1945 à 2001, est incontestable, nous serons d’abord attentif aux parentés, aux constances, lisant à l’occasion l’ouvrage d’hier à la lumière d’un plus récent. Dans cette démarche, nous nous inscrivons, de fait, dans la lignée de la critique simonienne actuelle qui, d’une part, prend en compte l’intégralité des romans de l’auteur, outrepassant en quelque sorte la répudiation, par Simon lui-même, de ces premiers livres, en particulier de Gulliver 8, et qui, d’autre part, cherche à donner leur 6

Pour reprendre l’expression de Claude Simon dans la préface à Orion aveugle. Selon le titre d’un entretien avec Alain Poirson, « Avec Claude Simon sur des sables mouvants », Révolution, 22-28 janvier 1982, n°99, p.35-39. 8 Selon Claude Simon, Gulliver serait un « très mauvais bouquin » : « j’étais jeune, je me suis laissé impressionner par la critique qui, sauf Maurice Nadeau, avait plutôt sabré Le Tricheur, et j’ai voulu faire la preuve que je pouvais, moi aussi, écrire un roman traditionnel… Eh bien, la preuve a été faite, et cela m’a été une profitable 7

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Le Chant de l’arabesque

véritable mesure aux correspondances internes. De même, le projet de rhizome simonien mis en place par Pascal Mougin et Patrick Rebollar constitue, semble-t-il, une preuve tangible de cette attention aux retours, déjà présente chez Ralph Sarkonak dans ses Trajets de l’écriture9 : il s’agit d’établir, grâce à l’outil informatique, un réseau permettant de tenir ensemble la totalité des liens intratextuels innervant cette œuvre10. L’index du vocabulaire simonien offre dès à présent la possibilité d’accéder à l’ensemble des occurrences d’un mot. Reste peut-être à proposer, face à l’ordre alphabétique suivi dans ce catalogue, une organisation sous-jacente par laquelle ces foisonnantes répétitions seraient ordonnées et réparties selon les lieux où elles s’exercent, trouveraient un cadre au regard des effets qu’elles engendrent : en somme, une cohérence poétique. Nous espérons par notre étude contribuer à la construire et participer ainsi à l’élaboration du rhizome simonien. Mais quelle répétition prenons-nous comme objet ? Les traités de rhétorique les plus anciens mettent à l’honneur cette figure. En tant que figure de style, elle se manifeste sous diverses formes, répertoriées, classées, formant un catalogue assez vertigineux. Le procédé, dont on prescrit ou désapprouve l’usage 11 , paraît très ambigu : à en croire, par exemple, l’article que l’encyclopédie Diderot et d’Alembert de 177812 lui consacre, il est tantôt nécessaire, tantôt élégant, tantôt vicieux. Récusée, la répétition est considérée comme leçon : je ne pouvais pas, c’était clair !… », « Un homme traversé par le travail », op.cit., p.41. 9 Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, Toronto, Paratexte, 1994. La liste d’échos intratextuels qu’il établit, toute subjective, ouvre la voie à la prise en main informatisée de ces correspondances, qu’il appelle d’ailleurs de ses vœux. 10 Cette ambition n’est qu’un premier temps, dans une seconde étape, il s’agirait aussi d’accéder aux analyses critiques sur tel thème, tel motif, tel item de l’œuvre simonienne. Voir Pascal Mougin, Philippe Rebollar, « Claude Simon, informatiquement », Claude Simon 2. L’écriture du féminin / masculin, Revue des Lettres Modernes, Paris, Minard, 1997, p.183-204. 11 Vaugelas distingue les répétitions nécessaires des répétitions « sans nécessité » qui doivent être évitées, Remarques sur la langue française, Ed. Princeps, Camusat et Petit, 1647, p.484-488 (article « Répétitions de mots. Faire »). 12 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, Nouvelle Edition, tome 28, Genève, chez Pellet, Imprimeur-Librairie, rue des BellesFilles, 1778, p.831-833 (article « Répétition »).

Introduction

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une négligence, « un manquement à l’ordre »13, puissante, elle permet de conférer force et énergie à l’idée14. Prestigieuse de l’Antiquité au seizième siècle, cette figure est discréditée au dix-septième puis au dix-neuvième siècle, selon l’étude de Madeleine Frédéric, qui donne à voir l’ampleur du phénomène. En effet, « la répétition n’est qu’une facette d’un phénomène de langage plus vaste, celui de la récurrence linguistique » 15 . Il convient donc de distinguer la répétition de la redondance, toutes deux définies comme le retour d’un même élément dans l’énoncé. Mais, tandis que la seconde est contrainte, obligatoire et permanente, la première est facultative, délibérée et occasionnelle. L’une, liée au code, constitue un phénomène non marqué, tandis que l’autre ne dépend pas de nécessités linguistiques. Dans ce champ noncontraint, les manifestations de la répétition, affectant tour à tour les phonèmes, les mots, la construction, le signifié 16 , se déclinent en répétitions formelles, morpho-sémantiques, sémantiques : La répétition, en tant que fait de langage, consiste dans le retour, la réapparition au sein d’un énoncé - réapparition nullement imposée par une quelconque contrainte de langage - soit d’un même élément formel, soit d’un même contenu signifié, soit encore de la combinaison de ces deux éléments17.

Affectant tous les niveaux de l’énoncé, la répétition se manifeste donc de manière diverse et en des points tout aussi divers du texte. A cet égard, M. Frédéric faisait remarquer l’« extraordinaire polysémie du terme »18 : le procédé concerne le lien entre les textes autant que la relation entre les mots ou les phrases. On comprend aisément, dès lors, comment le phénomène répétitif innerve l’ensemble de la création 13

Selon l’expression de Nicole Fontaine, De la Répétition dans les textes littéraires. Situation historique et approche structurale, thèse de doctorat d’état de littérature française, Tours, 1990, p.9. 14 C’est l’opinion de Pierre Fontanier. Voir Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968. 15 Michèle Frédéric, La Répétition. Etude linguistique et rhétorique, Tübingen, Max Niemeyer, 1985, p.232. 16 Selon la classification des différentes figures de répétition relevées par la rhétorique. Voir Michèle Frédéric, La Répétition. Etude linguistique et rhétorique, op.cit., p.74. 17 Ibid., p.231. 18 Ibid., p.26.

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littéraire et artistique, conçue comme une gigantesque mémoire19 et comme l’espace d’un perpétuel dialogue d’une œuvre à l’autre. Ainsi, sous l’impulsion de Julia Kristeva, la notion d’intertextualité, après le dialogisme bakhtinien, devait désigner cette « relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes » 20 . Par conséquent, le monument littéraire aurait pour fondation la terre sûre du déjà-écrit : la répétition, terreau de l’œuvre, en est aussi la mémoire. Caméléon du langage, la répétition s’adapte à des domaines différents où elle prend tour à tour une acception autre. Contrainte linguistique, figure de rhétorique, reprise intertextuelle, la répétition est encore travaillée par la philosophie qui, en particulier, la confronte à cette autre notion, a priori antagoniste : la différence. Kierkegaard pose par exemple une distinction entre la « fausse » répétition, qui n’est qu’une reproduction de l’identique, et la « vraie » répétition, synonyme de renouvellement, de changement. Le titre même choisi par Deleuze, Différence et répétition21, dit assez combien le même ne revient que pour apporter du différent. Est par là mise en valeur l’impossibilité de la répétition, qui est toujours manquée. La psychanalyse considère également la répétition comme une catégorie fondamentale. La notion de compulsion de répétition est au cœur de Au-delà du principe de plaisir de Freud. Malgré les confusions nombreuses qui l’entourent dans la littérature psychanalytique, on peut la définir comme le « processus incoercible et d’origine inconsciente, par lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes sans se souvenir du prototype et avec au contraire l’impression très vive qu’il s’agit de quelque chose qui est pleinement motivé dans l’actuel »22. Freud montre ainsi comment la reconnaissance est au fondement de la jouissance artistique, le plaisir étant lié à une économie de l’effort psychique. Le bien-être s’appuie d’abord sur la constance, le retour en lui-même constituant un moyen d’échapper à la mort. Chez Simon, la 19

Voir sur ce thème Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Paris, Nathan, « Le Texte à l’œuvre », 1992. 20

Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Seuil, Points Essais, 1982, p.8. 21 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968. 22 Jean Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Quadrige, 2002, p.86 (article « compulsion de répétition »).

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reprise obsessionnelle de personnages ou de scènes permettrait d’exploiter la lecture psychanalytique de la répétition. Ce serait un travail de recherche à part entière. Il va sans dire que bien des réflexions présentes dans notre étude trouvent cependant leur fondement dans une telle interprétation. Incontestablement, la répétition permet à l’homme de « faire advenir "sa réalité" »23. Du rhétorique au philosophique, la répétition s’impose donc dans toute sa puissance 24 , qui va de pair avec sa malléabilité. Si l’ubiquité du phénomène peut faire difficulté, elle encourage aussi une réflexion commune à ces différents champs épistémologiques d’où, en effet, une convergence émerge : l’inévitable différence dans la répétition. La répétition pure n’existe pas, Catherine Fuchs l’affirme : « Toute représentation comme toute reformulation (si proche soit-elle de l’expression de départ) déplace toujours, fût-ce insensiblement, la signification »25. C’est à de tels déplacements que nous serons attentif, en tant qu’ils font obstacle à la répétition : « la reprise de l’identique ne peut s’accomplir, mais cet échec doit devenir l’objet même du désir »26. Notre postulat sera donc le suivant : la variation est inhérente à la répétition, dès lors qualifiée par G. Genette comme « l’autre du même »27 parce qu’elle se situe du côté de la parole vive et non du ressassement stérile. Cependant, face aux multiples implications du phénomène, qu’entendre exactement par « répétition » ? Des choix d’importance sont ici à faire. Distincte de la redondance, liée aux contraintes linguistiques, la répétition relève de l’acte d’écriture. Choix affiché chez Duras, pratique revendiquée chez Robbe-Grillet, elle participe, à part entière, de la production littéraire. Si le retour délibéré délimite 23

Baldine Saint Girons, Dictionnaire de la psychanalyse, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, 2001, p.752. 24 On sait que Georges Molinié fait de la répétition « la plus puissante des figures », Eléments de stylistique française, Paris, PUF, 1986, p.136. Deleuze affirme de même que « la répétition est la puissance du langage », Différence et répétition, op.cit., p.373. 25 Catherine Fuchs, « L’hétérogénéité interprétative », dans Parret, Hermann (sous la direction de), Le Sens et ses hétérogénéités, Paris, Ed. du CNRS, 1991, p.109. 26 Marie-Laure Bardèche, Le Principe de répétition, op.cit., p.166. 27 Gérard Genette, « L’autre du même », Figures IV, Paris, Seuil, « Poétique », 1999, p.101-107.

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bien le domaine de la répétition, il semble pourtant contestable de se limiter, comme le fait Marie-Laure Bardèche, aux seules pratiques de répétition « volontaire et consciente » 28 . D’abord parce qu’il paraît difficile de distinguer nettement ce qui relève des choix conscients de l’écrivain et ce qui échappe à son contrôle. On le sait et Claude Simon l’a quant à lui souvent affirmé, le pouvoir du langage est tel qu’il suscite des images, engendre des processus, qui échappent au projet initial29 : selon Judith Schlanger, l’écrivain « en dit plus qu’il ne sait. Sa parole dépasse sa conception, et la portée de ce qu’il dit dépasse ce qu’il comprend »30. Ensuite, considérer uniquement la partie maîtrisée de l’iceberg scriptural serait réducteur : toute la magie de la littérature réside précisément dans cette échappée belle de l’œuvre dont le sens et la portée s’autonomisent d’une quelconque ambition de départ. De plus, en intégrant la part involontaire de la répétition, nous faisons aussi entrer l’imaginaire de l’écrivain dans le champ de l’analyse. La forme romanesque nous paraît indissociable d’une certaine vision du monde, d’un univers plus ou moins fantasmé, d’une thématique, composantes de l’écriture que l’on ne peut artificiellement distinguer du texte lui-même et qui, surtout, entrent à part entière dans la constitution de toute entreprise artistique. Aussi, prenant acte de la différence inhérente à la répétition dont nous avons dit l’importance, mettrons-nous en perspective le préfixe re- du retour avec cet autre, trans-, préfixe de la transformation31 . On pourra ainsi voir dans la mise en abyme la manifestation d’une pratique de la répétition et faire en cela jouer de telles translations 32 . Claude Simon lui-même, affirmant que son écriture se construit sur la nature métaphorique de la 28

Marie-Laure Bardèche, Le Principe de répétition, op.cit., p.31. Voir par exemple cette déclaration : « on n’écrit jamais quelque chose qui se serait passé (ou pensé) avant que l’on se mette à écrire, mais ce qui se passe (se pense) au présent de l’écriture », « Attaques et stimuli », entretien avec Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, « Les contemporains », 1988, p.172. 30 Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, op.cit., p.87. 31 A cet égard, il paraît assez étonnant que Marie-Laure Bardèche, redonnant à la répétition son pouvoir de changement, de dynamisme, d’élan, exclut de tels déplacements du procédé. 32 Pour Marie-Laure Bardèche, cette forme de duplication relève d’ « une simple similitude » reproduisant la structure de l’œuvre et non son texte, elle est donc à distinguer de la répétition. Marie-Laure Bardèche, Le Principe de répétition, op.cit., p.29. Voir aussi p.65-72 (1.1.2. mise en abyme, spécularité). 29

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langue33 , encourage une telle entreprise : il s’agit de considérer les multiples modalités de la répétition, s’incarnant au travers de ces transports, transpositions et autres transferts. Si la mise en abyme peut difficilement être exclue d’une étude sur la répétition, tant cette pratique est liée à la réflexion de l’acte d’écrire, on ne peut non plus en séparer la dimension thématique. Pratique prioritairement formelle, affectant le mot, la phrase, le texte, la répétition trouve sans doute son corollaire dans les thèmes mêmes que l’œuvre charrie. Dans quelle mesure l’imaginaire de l’écrivain, l’univers de l’œuvre, la représentation du temps, participent-ils de la répétition ? L’analyse, en tentant de répondre à cette question, rencontrera par là-même l’origine du procédé itératif, ses raisons d’être, ses conséquences sur le récit, les personnages, la fiction. Nous voudrions donc affronter l’ubiquité de la répétition pour, ainsi, cerner la spécificité du procédé, sa richesse, voire sa cohérence. En outre, si la répétition est indéniablement un « principe de production littéraire », elle joue un rôle tout aussi considérable dans la réception. M.-L. Bardèche, affirmant que « la répétition nécessite un sujet qui l’assume, la narre, l’énonce - un sujet qui soit capable de reconnaître cette répétition et qui puisse dire ou se dire : "je répète" »34 nous paraît confondre deux niveaux : celui de la production et celui de la réception. Répéter un énoncé - dire « je répète » - et lire une répétition - se dire « le texte répète » - ne sont guère assimilables : ces deux opérations relèvent de processus bien différents. L’étude de ces manifestations énonciatives est essentielle mais ne peut rendre compte de la perception particulière que provoque la répétition. Par là, sans nous limiter au seul pôle de production, nous espérons montrer le rôle de la répétition dans la réception du texte. A la fois donc, la répétition écrite et la répétition lue. Le terme d’itération renverra par conséquent à l’ensemble de ces manifestations distinctes. Il en assume pour un temps la diversité, pour mieux en montrer la cohérence. S’il ne s’agit pas pour nous d’étudier l’aspect rhétorique de la répétition chez Claude Simon, il reste incontestable qu’un lourd 33

Voir par exemple : « toute mon œuvre est construite sur la nature métaphorique de la langue », Claude Simon, « Un homme traversé par le travail », op.cit., p.42. 34

Bardèche Marie-Laure, Le Principe de répétition, op.cit., p.61.

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héritage oratoire pèse sur cette figure que la modernité travaille et renouvelle. Ainsi, en intitulant son analyse Le principe de répétition. Littérature et modernité, M.-L. Bardèche allie d’emblée la répétition à l’écriture moderne, domaine où « se manifestent plus particulièrement les phénomènes de reprise textuelle systématique (intentionnelle) et de quelque ampleur (transphrastique) »35 : Au rang des écrivains ouvertement favorables à cette pratique, on trouvera bien sûr Duras et Robbe-Grillet mais aussi Queneau, Simon, Leiris, Beckett, Butor et, dans une moindre mesure, Perec, Ollier. Le goût de la reprise textuelle ne caractérise pas uniquement, on le voit, les représentants du Nouveau Roman36.

Etudier la répétition dans l’œuvre de Claude Simon implique aussi, par conséquent, d’interroger un usage particulier au regard de ces auteurs. Si le regroupement d’écrivains sous l’égide du Nouveau Roman peut apparaître, sinon contestable, du moins artificiel, il constitue un moment de l’histoire littéraire que l’on ne peut ignorer. Moins qu’une école, ce rassemblement s’est opéré autour de refus qui correspondaient à une certaine idée du roman. Claude Simon déclare ainsi au sujet de ce groupe : Nous avons tous eu en commun, je crois - ou du moins j’ai cru le sentir -, un certain nombre d’idées, plus ou moins formulées, plutôt des négations d’ailleurs : des refus37.

L’artificialité du roman traditionnel, caractérisé par son intrigue, ses personnages, sa linéarité, est une cible privilégiée de cette contestation. Or, parce qu’elle perturbe la structure chronologique du récit, sa causalité, sa finalité, la répétition s’impose comme pratique commune à ces auteurs : elle oppose l’ambiguïté à la démonstration, le jeu à l’ambition didactique, la réflexion de l’écriture à la fiction pure38. La récriture, en tant qu’exemple du phénomène plus large de 35

Ibid., p.31. Si la figure apparaît de manière beaucoup plus fréquente après 1914, son usage ne serait pas « caractéristique d’une époque ou d’un genre donné », p.30. 36 Ibid., p.31. 37 Claude Simon, « Un homme traversé par le travail », op.cit., p.42. 38 Pour une vue d’ensemble sur ce point, nous renvoyons à Nicole Bothorel, Francine Dugast, Jean Thoraval, Les Nouveaux Romanciers, Paris, Bordas, 1976, p.19-99.

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l’itération, fédèrerait selon la thèse récente d’Anne-Claire Gignoux39, l’ensemble des nouveaux romanciers. Plus ponctuellement, on a aussi pu montrer l’importance du phénomène chez Duras ou chez Beckett40. De ce point de vue, en quoi l’écriture de Simon est-elle spécifique ? Notre étude se doit de cerner la cohérence propre à notre auteur sans négliger de le replacer parmi ces écrivains, en somme, de mettre en perspective la répétition, en tant que forme de modernité. Entendre, donc, une spécificité. Or, le bruissement particulier de cette écriture se donne sans doute à écouter, en premier lieu, dans une contradiction. Déclarant que les vides, dans ses textes, « demeurent comme autant de fragments » 41 ou qu’écrire consiste à « rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde » 42 , Claude Simon expose le caractère éminemment fragmentaire et lacunaire de la réalité que le roman cherche à retranscrire. Ainsi, d’un côté est le désordre. Un souci constant, pourtant, s’affiche tout autant : l’ambition d’unité du livre, l’attention constante à sa cohérence, à son équilibre. D’un autre côté donc, l’ordre : lorsque je suis devant ma page blanche, je suis confronté à deux choses : d’une part le trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images qui se trouve en moi, d’autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser43.

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Anne-Claire Gignoux, La Récriture : formes, enjeux, valeurs, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003. 40 Voir Claire Rochon, Une Stratégie de la séduction : la répétition dans l’œuvre romanesque de Marguerite Duras, thèse de doctorat, Université de Paris VII, 1992 ; Madeleine Borgomano, « L’histoire de la mendiante indienne. Une cellule génératrice de l’œuvre de Marguerite Duras », Poétique, novembre 1981, n°48, p.479-493 ; Madeleine Borgomano, « L’amant : une hypertextualité illimitée », Revue des Sciences Humaines, avril-juin 1986, n°202, p.67-77 ; Brigitte Riera, La Répétition du texte beckettien. Pour un lyrisme de la répétition chez Samuel Beckett, thèse de doctorat, Université de Paris III, 1997 ; Bernard Vouilloux, « Tentative de description d’une écriture sérielle. Sur une séquence de Watt », Poétique, septembre 1992, n°91, p.279-272. 41 Claude Simon, « Avec La Route des Flandres, Claude Simon affirme sa manière », entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 8 octobre 1960, p.9. 42 Selon le titre d’un entretien avec Jacqueline Piatier, Le Monde, 26 avril 1967, p.IVV. 43 DS., p.25.

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Le geste scriptural simonien naît tout entier de cette contradiction constitutive. Or, en tant qu’elle est à la fois la traduction d’un désordre et l’instrument de l’ordre, la répétition se situe au cœur de l’écriture simonienne : elle en manifeste les tensions, qu’elle provoque et tend à résoudre au même instant. Les formes en boucle, souvent utilisées par l’écrivain pour représenter le trajet de son écriture rappellent le passage de L’Herbe cité en exergue et retracent parfaitement ces deux forces antagonistes, l’une d’immobilité et d’équilibre, l’autre de dispersion et de complexification44 :

C’est donc aux mouvements internes qu’engendre la répétition que nous appliquerons notre réflexion. Ce faisant, nous explorons tant la répétition littérale que référentielle, parcourant les relations tissés au sein de l’autotexte simonien45. Suivre le parcours de cette « boucle compliquée » implique de percevoir avant tout les échos internes à l’œuvre. Notre itération est donc d’abord intratextuelle, parce qu’elle observe Simon répétant Simon46. 44

Respectivement préface à Orion aveugle et « La fiction mot à mot », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, colloque de Cerisy, Paris, UGE, 10/18, t.2, 1972, p.94-95. 45 Sur cette notion, voir Lucien Dällenbach, « Intertexte et autotexte », Poétique, 1976, n°27, p.282-296. Comme le remarque Marie-Laure Bardèche, « l’attention de la critique intertextuelle s’est essentiellement portée, depuis une trentaine d’années, sur les interactions perceptibles entre des textes produits par des écrivains distincts. Les phénomènes de répétition textuelle repérables dans l’œuvre d’un même auteur ont en revanche suscité moins d’intérêt », « Répétition, récit, modernité », Poétique, septembre 1997, n°111, p.259. 46 De fait, cette problématique intratextuelle est liée de près à l’intertextuelle car, en reprenant, par exemple, Proust dans plusieurs de ces romans, Simon se répète également lui-même.

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Or, certains l’ont vu, la phrase simonienne invite à « une errance sophistiquée » 47 : un mot, un thème, une scène, un motif, autant de lieux textuels, si infimes soient-ils, susceptibles d’entrer en résonance les uns avec les autres. Il convient, alors, de canaliser ce foisonnant réseau qui met en jeu l’ensemble de l’œuvre, de sa microstructure - la phrase -, à sa macrostructure - le Texte48, et de dénouer progressivement cette arabesque. Georges Poulet, analysant les Métamorphoses du cercle, nous livre pour cela une clé essentielle : Le petit monde est donc une image fidèle du plus grand. Et c’est même grâce à cette opération de réduction qu’il est possible de comprendre comment fonctionne le plus grand49.

En observant la répétition dans « le petit monde », nous éclairons déjà ses enjeux dans « le plus grand ». Notre étude suivra cette voie et, commençant par le niveau microstructurel, gravira peu à peu les marches de l’œuvre simonienne. Phénomène rhétorique d’abord, l’itération affecte également l’organisation phrastique, la logique narrative, la construction du texte. Plus encore, elle reconduit, de livre en livre, les mêmes personnages, les mêmes scènes, les mêmes motifs : une analyse qui embrasse la création dans son entier peut seule mesurer l’enjeu de ces retours. La répétition et les tensions qui l’accompagnent, qu’elle les entraîne ou les apaise, sont donc analysées du mot jusqu’à l’intratexte, donnant à voir la dimension fractale du procédé : car un phénomène similaire se reproduit qui, du grain textuel à l’œuvre dans son entier, trace une identique courbe. Dans la sinusoïde, nous serons satisfait si nous pouvons seulement, non pas guider, mais accompagner d’autres lecteurs, seulement rejoindre d’autres lectures le long du devenir spiralé d’une œuvre.

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Patrick Longuet, Lire Claude Simon. La polyphonie du monde, Paris, Minuit, « Critique », 1995, p.81. C’est à une telle errance que s’adonne R. Sarkonak pour établir sa liste déjà évoquée. 48 La majuscule renvoie, chez Ralph Sarkonak, à l’intégralité des romans. Voir Claude Simon. Les Carrefours du texte, Toronto, Paratexte, 1986. 49 Georges Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Paris, Plon, 1961, p.27.

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Chapitre I

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« la lecture ne peut être considérée comme l’acte neutre d’une prise de connaissance. Elle est le mouvement général d’une mise en relations qui ne se contente pas de relever des liens mais les anime », Pierre Bayard.

Longtemps considérés dans une perspective uniquement normative, les signes de ponctuation se voient aujourd’hui dotés de surplus de signification et endossent dès lors un enjeu poétique indéniable1 : 1

Enjeu à la mesure des questions soulevées dont se fait l’écho Jacques Dürrenmatt dans l’introduction de son étude : « la ponctuation - qui troue véritablement l’écrit -, la division - qui l’articule - deviennent des lieux par excellence d’interrogation. Que faire de l’encombrant héritage de ces signes affadis, d’unités mortellement normalisées quand la nécessité se fait violemment sentir pour qui écrit d’inscrire partout sa présence ? Mieux ! comment en faire même le lieu par excellence où se devinerait la trace individuelle qui constitue le texte en œuvre ? », Jacques

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Le Chant de l’arabesque De dénotative, en ce qu’elle s’appuie sur des fondements syntacticologiques, clarifie le sens et l’ordonnancement des idées et des unités de pensée et joue donc son plein rôle de désambiguïsation, la ponctuation devient connotative, expression d’« un excès du signifié », de ce « non-parlé [qui] dort dans la parole » pour reprendre les termes de M. Foucault, et se donne à lire comme ambiguïté2.

L’observation de la ponctuation pourrait donc bien livrer quelques clés de l’écriture simonienne : par la ponctuation sont mis en relief les choix, parfois problématiques, imposés à tout écrivain. Claude Simon décrit parfaitement cette difficulté en affirmant que ces signes sont étroitement liés au « ton » et par conséquent à la cadence choisie (ou qui parfois s’impose d’elle-même) et donc en relation intime (même dans la lecture silencieuse) avec la musique, hors laquelle aucun texte littéraire ne peut être produit (ne peut s’élaborer). Leurs « règles » sont chaque fois à réinventer3.

En tant que « ponctèmes » 4 , ils possèdent en effet une dimension iconique qui autorise à les qualifier de « langage pour l’œil » 5 . S’ils renvoient donc à une lecture visuelle, ils participent traditionnellement à la profération du texte. Lieu de pause, ils le font Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu. De la Ponctuation et de la division du texte romantique, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1998, p.8. La ponctuation simonienne a fait l’objet de plusieurs études sur lesquelles nous nous appuierons, l’une d’entre elles montre par exemple comment « la ponctuation participe du style chez Claude Simon, contribue à l’élaboration d’une poétique spécifique », Stéphane Bikialo, « Les virgules de Claude Simon », in La Licorne, textes réunis et présentés par Jacques Dürrenmatt, 2000, n°52, Poitiers, p.219. 2 C. Démanuelli, Points de repère, Université de Saint-Etienne, 1987, p.108. Cité dans Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu., op. cit., p.16. 3 Cité dans Langue française, 1980, n°45 « La Ponctuation », p.95. On sait que l’usage particulier que fait Simon de la ponctuation a provoqué une certaine réticence des jury. Le collège Goncourt s’exprime par exemple ainsi au sujet de La Route des Flandres : « Excellent travail, mais on ne peut récompenser l’élève Simon, ce serait encourager son mépris de la ponctuation », cité dans Claude Simon, « Images de Paris », entretien avec Denise Bourdet, La Revue de Paris, janvier 1961, p.136. 4 On doit cette notion à Nina Catach qu’elle définit comme « l’unité à deux faces constituée par le signe matériel et sa fonction », Langue française, 1980, op. cit., p.21. 5 Nina Catach, La Ponctuation, Paris, PUF, Que sais-je, 1994, p.102

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respirer, lieu d’expression, ils le font signifier, lieu d’intonation, ils le font vivre6 : La ponctuation représente alors une physique de l’écriture et de la lecture. Par l’espace, une figuration du temps. Par le visible, une figuration de l’audible. De la voix7.

Cette double fonction, « entre disjoindre et conjoindre » pour reprendre une formulation de H. Meschonnic8, instaure dans l’œuvre une tension que l’interprétation critique de la ponctuation simonienne semble reproduire. On ne s’étonnera pas, ainsi, de rencontrer au sein d’un même numéro consacré à la ponctuation, deux analyses contradictoires : l’une montre que la virgule « met en avant "l’oralité" du texte » 9 , l’autre parle d’un transfert du dicible au lisible, toute possibilité de dire le texte se trouvant anéantie10 . Nouant des liens étroits avec la répétition, la ponctuation semble en effet souligner ou atténuer, renforcer ou compenser, dans tous les cas rendre visibles les itérations du texte, de sorte qu’approcher ces reprises conduit naturellement à rencontrer le fonctionnement spécifique de ces signes. Nous verrons en effet que la répétition épouse les ambiguïtés de la ponctuation, s’inscrivant à la fois dans le temps et l’espace, dans le 6

Rolande Causse évoque en ces termes cet aspect : « les signes de ponctuation sculptent l’écriture, laissent vibrer les émotions, rendent le texte vivant… Si l’écrivain invente, le signe éclaire d’une autre façon la phrase, la rendent plus mystérieuse… Touches finales, ils parachèvent les vertus du dire et du lire… La ponctuation touche le souffle et donne du sens », La Langue française fait signe(s), Seuil, coll. « Point virgule », 1998, p.231. 7 Henri Meschonnic, « La ponctuation, graphie du temps et de la voix », La Licorne, op. cit., p.289. 8 Ibid., p.290. 9 Stéphane Bikialo, « Les virgules de Claude Simon », op. cit., p.227. 10 Catherine Rannoux, « Eclats de mémoire : la page fragmentée, Le Jardin des Plantes de Claude Simon », in La Licorne, op. cit., p.250. L’analyse de Sabine Boucheron sur l’incipit du Palace évoque « une écriture en marge de cet extérieur sur lequel donne à voir la lecture à haute voix », « La ponctuation dans le texte : parenthèses, sujets et linéarité dans l’incipit du Palace de Claude Simon », Recherches linguistiques de Vincennes, 1999, n°28, « La linéarité », p.37-38. Simon semble confirmer un tel transfert du dicible au lisible lorsqu’il évoque la lecture publique qu’il a été conduit à faire du Palace : « cela m’a paru impossible sans supprimer les parenthèses, de telle sorte que ce n’était pas le même texte », in Lire Claude Simon, Colloque de Cerisy, 10/18, 1972, p.215.

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lisible et le visible, dans le cousu et le décousu11. C’est avec cette altercation que la répétition entre en résonance d’une manière toute particulière en y participant à la fois : le processus répétitif s’inscrit au cœur des tensions de l’écriture simonienne. Il s’agit donc de confronter les phénomènes de reprises avec ces signes périphériques que sont la ponctuation, la mise en page et la typographie12.

1. Entre soudure et rupture Condition d’existence du poème, « de sa vie et de sa respiration » selon Claudel 13 , le blanc typographique organise aussi la prose et constitue à ce titre une ponctuation à part entière 14 . L’expression même de mise en page est déjà révélatrice puisqu’elle désigne le rôle à la fois d’inscription et de hiérarchisation qu’il induit. H. Meschonnic le désigne comme « la part visuelle du dire » 15 et Le Jardin des Plantes, plus que tout autre roman, participe en effet de cette valeur : ses trente premières pages présentent colonnes, diagonales ou trapèzes qui fragmentent le texte tout en lui conférant une incontestable portée picturale. Il s’agit de montrer autant que d’écrire. Or, « le décousu de la page est aussi un cousu tramé selon d’autres principes »16, parmi lesquels la répétition se place en première ligne. R. Sarkonak, après J. Ricardou, a montré comment elle permet d’établir un lien, sous 11

L’absence de signes, qui traduirait selon Simon une « impression de débâcle infinie » (« Claude Simon : la guerre est toujours là », entretien avec A. Clavel, L’Evénement du jeudi, 31 août-6 septembre 1989) n’est que l’envers du même phénomène : une telle ponctuation zéro entraîne-t-elle une démultiplication du sens (on pourrait lire de différentes manières le même texte) ou une impossibilité de lire (et plus encore de dire) ? 12 Il s’agit du sens large de la ponctuation, comportant « les signes, mais aussi tous les procédés typographiques de mise en valeur du texte, titres, marges, choix des espaces et des caractères, et au-delà agencement général des chapitres et façonnement du livre », Nina Catach, La Ponctuation, op. cit., p.7. 13 Cité dans Nina Catach, La Ponctuation, op. cit., p.93. 14 Voir Henri Meschonnic, « La ponctuation, graphie du temps et de la voix », op. cit., p.290 : « le blanc est une ponctuation, et l’une des plus anciennes, autant que l’une des plus efficaces, à regarder n’importe quelle affiche ou la une des journaux ». 15 Henri Meschonic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Verdier-Lagrasse, 1982, p.304. 16 Catherine Rannoux, « Eclats de mémoire : la page fragmentée, Le Jardin des Plantes de Claude Simon », op. cit., p.251.

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diverses formes, entre deux paragraphes distincts17. Un mot, commun à deux contextes différents, vient par exemple contrecarrer la rupture provoquée par l’alinéa. Ainsi dans La Bataille de Pharsale, une traduction latine aiguille le paragraphe suivant autour du mot rivière : allons finissons-en sans ça c’est à neuf heures que nous allons dîner tu pourrais quelquefois penser au chagrin que tu fais à ta mère écris Une rivière aux rives escarpées protégeait son aile droite Est-ce que tu vois quelque chose qui ressemble à une rivière ?18.

Ce principe de soudure valable d’un alinéa à l’autre s’applique de la même façon entre les chapitres, comme l’a bien vu G. Roubichou : le mouvement global qui se marque dans la succession d’un « bloc » à un autre peut être assimilé à celle d’un alinéa à un autre : le bloc/chapitre serait alors une sorte de « macro-alinéa »19.

On retrouve en effet un procédé similaire opposant d’un côté la liaison, de l’autre la brisure. Cette caractéristique est repérable dans Le Palace où le passage d’un chapitre à l’autre obéit à une opération de chevauchement. Ainsi, la fin du premier chapitre « Inventaire » : au milieu d’une cérémonie qui elle-même ressemblait à une mascarade, de sorte, dit-il... ,

recoupe le début du suivant, « Récit de l’homme-fusil » : ... d’une cérémonie qui elle-même ressemblait à une mascarade, de sorte, ditil, que, sans son accoutrement de Mardi Gras, il avait mis un bon moment à le reconnaître20.

Dominique Lanceraux analyse ce basculement en insistant sur la duplicité de ce mouvement, fait à la fois de continuité et de rupture : 17

Ralph Sarkonak, Claude Simon. Les Carrefours du texte, Toronto, Paratexte, 1986, p.92 : « le pouvoir générateur du langage fonde la jointure de deux séquences, ce qui permet la mise en rapport de deux scènes qui sont référentiellement hétérogènes ». 18

La BP., p.53. Gérard Roubichou, « Continu et discontinu ou l’hérétique alinéa », Etudes littéraires, avril 1976, t.9, n°1, p.131. 20 Le P ., p.45-47. 19

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Le Chant de l’arabesque Ce mince intervalle est la répétition qui prolonge le récit en même temps qu’elle l’amène à bifurquer, le relance mais l’oriente autrement : de l’autre côté de la page, du chapitre. Au centre de la répétition qui redouble, loge la différence qui dédouble21.

L’ensemble du roman procède de la sorte, hormis une légère variante entre les chapitres III et IV, tout comme dans Histoire, par exemple entre les blocs 6, « Autrefois ils étaient plus grands dans des tons bleuâtres ornés de figures allégoriques une femme allaitant assise comme celles... » et 7, « ... celles (ou celle, car on aurait pu croire que c’était toujours la même) qui se tenaient toujours sur les marches »22. De même, « Et un restaurant aussi... », qui clôt la partie 4, est repris tel quel dans la section suivante. La répétition ici vient contrecarrer l’organisation du livre. En effet, la présence de chapitres autorise une vision tabulaire de l’écrit, offrant par exemple la possibilité d’un index ou d’un sommaire qui rende compte du livre de manière verticale. Au contraire ici, la reprise marque une continuité sans faille entre les chapitres, remettant en cause le sectionnement au moment même où il s’opère. G. Roubichou décrit remarquablement cette contradiction en montrant que la reprise vient « contester le pouvoir disruptif du blanc typographique » : il s’agirait par là « de garder à la fois le morcellement des matériaux et leur liaison » 23 . La progression est patente entre le roman de 1962 et celui de 67 : les soudures-ruptures entre chapitres dans le premier s’immiscent dans le corps même du second. Histoire est bien un texte déchiré à tous les niveaux scripturaux, du paragraphe à la division en parties24. Mais il maintient 21

Dominique Lanceraux, « Modalités de la narration dans Le Palace », Littérature, décembre 1974, n°16, p.9. On retrouve ici les caractéristiques du raccord cinématographique qui est à la fois continuité et discontinuité, homogénéité et hétérogénéité. 22 H., p.202-204. Un autre procédé est utilisé entre les blocs 10 et 11, p.319-320 : le changement de chapitre paraît dans ce cas tout à fait artificiel puisque la phrase se poursuit de part et d’autre de la page, les points de suspension, non étayés d’une reprise de mot, assurant la liaison. Sur ce point, voir Gérard Roubichou, « Continu et discontinu ou l’hérétique alinéa », op. cit., p.132. 23 Gérard Roubichou, « Continu et discontinu ou l’hérétique alinéa », op. cit., p.132. 24 Sur l’aspect fragmentaire d’Histoire, voir notre étude « Histoire de Claude Simon : le fragment comme espace du silence », L’Ecriture fragmentaire, actes du Ier Congrès du Gres, Barcelone, 21-23 juin 2001, textes réunis et présentés par Ricard Ripoll, Presses Universitaires de Perpignan, 2002, p.273-288.

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une unité en quelque sorte au second degré puisque la noncoïncidence typographique se trouve contrebalancée par une coïncidence lexicale, un mot répété recousant le fil disjoint du texte. Les œuvres qui suivront25 présentent les caractéristiques inverses : le tissu typographique restera indemne, les alinéas se raréfiant, le déchirement s’intègre ici au sein du texte où intervient désormais une répétition plus complexe : [Un oiseau] relève alors le cou (…), le lambeau de viande puante pendant sous son bec oscillant à chaque mouvement. La palissade de planches est couverte de lambeaux d’affiches superposées et déchirées26.

Le terme « lambeaux », dont le texte exploite la polysémie, sert ainsi l’aiguillage de la phrase et le passage d’une série à l’autre. De la même manière, « yeux » et « cyclopéen » dans ces deux extraits, mettent en relation deux contextes distincts : Derrière les verres épais de ses lunettes cerclées d’or les yeux du docteur en train de lire et de commenter son ordonnance sont démesurément agrandis. Au-dessus du bol au pourtour décoré d’un liseré vert les deux yeux de la femme semblent manger tout son visage27, une carte du pays indique les sites touristiques à l’aide de petits disques rouges à côté desquels une grande photo représente soit une église baroque, soit des sommets neigeux ou encore des vestiges de murailles à l’appareil cyclopéen à demi enfouies dans une végétation luxuriante. (...) C’est au XIXe siècle que l’on commence à s’occuper de la langue cyclopéenne parlée par les formidables monuments oubliés des civilisations d’Amérique28.

De la discontinuité de la mise en page à la linéarité intégrant la rupture référentielle persiste une identique tension. L’évolution de ce paradoxe dessine une radicalisation : les paragraphes permettaient de désigner, visuellement, la bifurcation, totalement gommée avec Les Corps conducteurs. Une telle progression peut revêtir une fonction pédagogique, qualité dont on reparlera plus loin : accoutumé aux aiguillages d’un paragraphe à l’autre, le lecteur reproduit de manière 25

Entre ces deux « périodes » se place La Bataille de Pharsale que l’on analyse plus loin. 26 Les CC., p.33. 27 28

Les CC., p.176. Les CC., p.188.

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autonome le rôle disruptif de l’alinéa absent par une vigilance accrue grâce à laquelle il est à même de repérer les ruptures intégrées dans le corps textuel et non visualisées. Remarquons que L’Acacia plus tard renoue avec ces mêmes principes : s’apercevant que le train était de nouveau arrêté mais ne se levant même pas pour voir le nom de la gare, pensant alors à penser d’urgence à autre chose... En Pologne elles étaient toutes construites en bois29.

Le pronom anaphorique « elles » assure le glissement d’un contexte à un autre autour du terme commun « gares » et de part et d’autre de la rupture typographique. Dans tous les cas, la répétition garantit la cohérence de l’écriture et maintient son équilibre au sein de la tension qui l’écartèle entre deux forces contradictoires : la brisure et la couture. En ce sens, l’analyse de C. Rannoux au sujet du Jardin des Plantes nous semble pouvoir être appliquée à l’ensemble de l’œuvre : Le discours devient alors une sorte de corps monstrueux, couturé, semblant soumis à des forces centrifuges qui menacent de le défaire : et pourtant c’est bien dans cet éparpillement constitutif que se dessine un lacis de relations étroites, débordant les contours du fragment, faisant du blanc typographique non plus la figure d’un silence ou d’une perte du sujet, mais une chambre d’écho où peuvent entrer en résonance les traces infimes du sujet. Le blanc typographique se définit alors comme la marge nécessaire à un jeu d’échos et de traces, à ces combinaisons fugitives, fragiles, où se devinent les contours hésitants d’une mémoire qui n’aura jamais fini de se dire30.

Par ce jeu d’échos qui réunit les fragments de la typographie, apparaît le pouvoir ligaturant de la répétition. Mais tout autant, les reprises introduisent des bifurcations qui déchirent l’unité textuelle, effets que le blanc typographique redouble à son tour. Ponctuation et reprises jouent donc également dans l’immense « damier »31 de l’œuvre. 29

L’A., p.171. Catherine Rannoux, « Eclats de mémoire : la page fragmentée, Le Jardin des Plantes de Claude Simon », op. cit., p.254. 31 Ce terme, utilisé par Simon pour évoquer la « composition en damier » des peintures de Novelli (Le JP., p.26), constitue une excellente métaphore de la structure de ce roman. Voir Isabelle Serça, « Le Jardin des Plantes : une composition en damier », Littératures, printemps 1999, n°40, p.59-77 et Brigitte Ferrato-Combe, « Simon et Novelli : l’image de la lettre », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, actes du colloque de Perpignan, Cahiers de l’Université de Perpignan, 2000, n°30, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, p.101-115. 30

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2. Poétique de la parenthèse Ce signe typographique entretient avec la répétition des relations complexes tout autant qu’étroites. Nathalie Piégay-Gros a bien montré comment il permettait « d’assurer la cohérence et la lisibilité du texte »32 grâce à son rôle métalinguistique. Nombre de parenthèses n’ont en effet d’autre but que d’expliciter l’objet du discours, antécédent trop lointain d’un pronom ou référent ambigu : revenant presque aussitôt avec une liasse de billets crasseux, roses, orangés ou verts, d’une consistance pelucheuse et tellement épaisse (la liasse) qu’ils (les deux cubistes) ne savaient où la fourrer33.

L’espace ainsi ouvert brise la linéarité de la phrase qui, pour reprendre son cours après la parenthèse, se duplique très fréquemment, opération que Dominique Lanceraux nomme « replis » 34 et qu’on relève, par exemple, dans Le Palace : « lorsque celui-ci surgissait de nouveau (...) » - suit une parenthèse de deux pages - « lorsque le sens des lettres capitales surgissait de nouveau »35. On voit cependant que la reprise n’est pas stricte, en effet, « celui-ci » pronominalise « le sens » alors qu’après la parenthèse, le texte précise davantage en ajoutant un complément du nom. La lecture est donc doublement facilitée par cette répétition. Là encore, il faut donner à ce procédé une importance réelle dans la réception du texte. Gérard Roubichou a parlé de 32

Nathalie Piégay-Gros, « La ligne brisée et les cercles concentriques : les parenthèses de Claude Simon », Textuel, avril 1994, n°28, p.96. Gérard Roubichou, qui a très tôt analysé le phénomène parenthétique chez Simon, principalement dans L’Herbe, les classe selon trois fonctions : complétive, rectificative ou « parenthèsetableau » autour d’un participe présent. C’est de la deuxième dont il s’agit ici. Voir Gérard Roubichou, Lecture de L’Herbe, Lausanne, L’Age d’Homme, 1976. 33 L’A., p.183. On pourrait multiplier les exemples, extraits de tous les romans de Simon : cet usage est généralisé. 34 Voir Dominique Lanceraux, « Modalités de la narration dans Le Palace », op. cit., p.3-18. 35 Le P., p.144-p.146. C’est la reprise de ce que G. Roubichou appelle « l’élément porteur ». Ce type de reprises après le décroché, A1+X+A1A2, correspond au second sens de l’antanaclase, d’après Sabine Boucheron, Parenthèses et double tiret : analyse linguistique de l’opération de décrochement typographique, thèse de doctorat, Université de Paris III, 1996.

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« résurgences » pour évoquer ces rappels dans le texte qui donnent au lecteur « l’illusion d’une continuité » 36 . Effectivement, dans les multiples décrochements opérés au détour d’une parenthèse ou d’un alinéa, la répétition vient regrouper l’épars et rétablir les liaisons. Même procédé dans cet extrait : la manchette aux gros caractères (...) elle aussi flétrie (...) de sorte qu’elle n’apparaissait plus maintenant que comme une suite de lettres prises au hasard dans l’alphabet et dépourvues de sens, mais encore, lorsque celui-ci surgissait de nouveau... (mais le rideau de la fenêtre d’en face était toujours tiré (...)) ...lorsque le sens des lettres capitales surgissait de nouveau37.

Loin de répéter à l’identique, la reprise développe la première occurrence dont la référence exacte est lointaine : après la longue parenthèse, le nouveau sujet redéploie le pronom « celui-ci ». La répétition s’apparente ici à une fonction d’explicitation, qui facilite la poursuite de la phrase interrompue, elle peut aussi introduire une nuance de la signification dans ce perpétuel mouvement de correction, de rajout ou de modelage de l’expression très particulier à Simon38, et souvent accompagné de ces « ou plutôt », « c’est-à-dire » et autres célèbres alternatives : les dernières (c’est-à-dire la dernière série de photos : il en fallait une bonne dizaine qu’il (le fonctionnaire) agrafait l’une après l’autre à de successifs formulaires).

La parenthèse apporte un élément d’information nouveau et revêt par là une fonction de commentaire, à distinguer d’une telle révision : quartier (ou refuge, ou conservatoire, ou réserve, ou phalanstère)39, 36

Gérard Roubichou, « Aspects de la phrase simonienne », in Lire Claude Simon, Colloque de Cerisy, 10/18, 1972, p.198. On observe le même processus de chevauchement avec possible variation de la reprise lors d’une rupture liée aux points de suspension. 37 Le P., p.144-146. 38 Des tours comme « c’est-à-dire » ou « comment appelle-t-on », fréquents chez Simon, relèvent d’une certaine oralité comme le montre Jacqueline Authier-Revuz, Ces Mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, 1995, p.152. 39 L’A., p.174.

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où il s’agit, en réalité, de traduire le premier terme. La parenthèse s’impose ainsi comme l’espace d’un « dédoublement énonciatif »40, le dire revenant sur lui-même : Relativement au « cela va de soi » de la transparence, le dédoublement opacificateur de l’énonciation, qui la suspend, dit que, dans le discours tenu hic et nunc, tel de « ses » mots n’y est pas « de soi », en effet, mais « de l’autre », c’est-à-dire manifeste la rencontre par l’énonciateur dans les mots de son discours, de mots venus d’ailleurs41.

Ces fonctions, d’explicitation, de commentaire, de traduction, font apparaître dans tous les cas un autrement dit, porté par le contenu de la parenthèse qui redouble de manière diverse la première formulation. Surtout, cette intrusion provoque une « complication du linéaire »42 qui renvoie à un décrochement. Cependant, loin d’être étanches, ces strates textuelles, construites en parallèle, se modifient les unes les autres de façon visible, dans bien des cas, jusqu’à modifier la désignation du thème, comme dans l’exemple analysé par G. Roubichou43 : en supprimant les parenthèses dans un extrait de La Route des Flandres, le critique montre comment l’élément porteur, quoique repérable, est modifié : on obtient « tous trois », « Tous les trois donc », « Accroupis dans ce coin du camp », « Donc tous les trois là », « Semblables à trois vagabonds faméliques », « Trois fantômes, trois ombres grotesques et irréelles ». Selon le critique, les digressions nourrissent l’élément porteur au point de le modifier et établissent une relation syntaxique d’échange : la parenthèse est déclenchée par une composante de l’élément porteur (elle est, selon les cas, restrictive, "ou plutôt", comparative, "comme si",

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Jacqueline Authier-Revuz, Ces Mots qui ne vont pas de soi, op. cit., p.143. Ibid., p.235. Le critique s’arrête sur La Route des Flandres et évoque une « tonalité de non-coïncidence intégrée au dire, constituant le mode, le régime du dire », p.703. Cette écriture de l’écart est systématisée chez N. Sarraute, son usage des parenthèses (et plus largement de la ponctuation) est cependant très différent. 42 Sabine Boucheron, « Parenthèses et tiret double : une autre façon d’habiter les mots », in La Licorne, op. cit., p.180. 43 Gérard Roubichou, « Aspects de la phrase simonienne », op. cit., p.200 et suiv. Le passage étudié s’étend p.159 à 162 de notre édition de référence.

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Le Chant de l’arabesque explicative, etc.), mais son passage n’est pas indifférent, elle infléchit le cours de la phrase, notamment l’élément porteur réapparaissant44.

La traditionnelle définition des parenthèses selon laquelle elles « servent à enfermer des mots qui, placés au milieu de la phrase, ont un sens propre et que l’on pourrait retrancher sans nuire au sens général »45 n’est plus tenable, tant la digression est rendue nécessaire dans le flux phrastique : il s’agit de laisser place à des associations libres. Ce passage des Géorgiques 46 , où la parenthèse couvre une vingtaine de pages, est à cet égard emblématique : Et une fois par mois, la vieille dame (la vieille veuve toujours habillée de noir, au visage de bougie, perpétuellement éplorée, perpétuellement larmoyante, aux corsages ténébreux fermés sous les vieux tendons, les flasques replis de la vieille peau (…).

La parenthèse poursuit le portrait de la grand-mère, décrit ensuite le château et la visite que le petit-fils en a fait, intercale une lettre de son ancêtre, revient au petit fils guidé jusqu’au tombeau de la femme de L.S.M., dont on lit une nouvelle lettre, on retrouve alors l’immense bâtisse avant de s’attarder à une photographie dans laquelle on peut voir à peine plus jeune, comme si elle avait toujours été vieille, comme éplorée déjà, alarmée par une prémonition des malheurs à venir, la vieille dame destinée à errer sans fin, somnambulique et vague, dans les corridors aux murs perpétuellement humides, été comme hiver, tapissés de papiers peints aux couleurs fanées, moisis, cartonneux et décollés)... Une fois par mois, donc, la vieille dame réunissait autour de sa famille (ou plutôt des débris de sa famille) quelques collatéraux ou quelques relations plus ou moins proches (…)47.

Dès lors, le retour au point de départ, désigné par la conjonction « donc », porte en lui toute l’évocation précédente, de sorte que par la 44

Ibid., p.203. Le texte progresse selon ces reprises et modifications. La phrase principale n’est donc pas indépendante des parenthèses qui naissent à son contact : c’est à cette même conclusion qu’aboutit le critique au sujet de L’Herbe dans Lecture de L’Herbe, op. cit., p.151-153. 45 Rolande Causse, La Langue française fait signe, op. cit., p.219. 46 Cité par Nathalie Piégay-Gros, op. cit., p.96-97. 47 Les G., p.143-172.

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simple expression « la vieille dame » affleure à la surface du texte l’ensemble du propos « digressif ». Précisons d’ailleurs que la parenthèse ne perd jamais de vue son origine puisque, régulièrement, le personnage liminaire faisait retour dans le discours48 : en cela sans doute, les espaces ouverts puis refermés pourraient bien faire office de « ralentisseurs » qui « entretiennent le désir » 49 . La conjonction « donc », qui n’a nullement une qualité conclusive ou démonstrative, marque le retour à l’élément porteur. Elle signale que le texte revient à la première strate abordée. Sabine Boucheron, à partir de l’incipit du Palace, analyse finement cette « bipartition » du texte : la phrase hors parenthèse serait le lieu d’une objectivité pure, « l’espace du décroché » marquant le retour d’une subjectivité 50 . On le voit ici clairement, par cette construction particulière dans laquelle la répétition joue un rôle de pivot, la syntaxe se déroule verticalement : l’axe paradigmatique se projette sur l’axe syntagmatique 51 et dans cette verticalité, les reprises représentent la plaque tournante : elles déclenchent le passage d’une couche à l’autre, permettent de le repérer tout en marquant la fin de la « digression », la répétition est tout à la fois ce qui engendre et ce qui clôt l’excroissance. Elle est au cœur de ce mouvement progressif-régressif que G. Roubichou 52 pose au 48

« la longue suite de deuils et de précoces veuvages qui avait peu à peu composé à la vieille dame ce visage éploré », « la vieille dame replète et molle, perpétuellement endeuillée », « il y avait déjà longtemps que la vieille dame était morte », Les G., p.149, p.150 et p.151. 49 C’est l’interprétation de Michel Picard, Lire le temps, Paris, Minuit, « Critique », 1989, p.39. 50 « Le niveau insérant permet une description parfaitement neutre du pigeon (respectant par là même l’objectivité radicale du nouveau roman) tout en acceptant grâce à la greffe des parenthèses - une réintégration des sujets : sujets grammaticaux et acteurs d’une histoire, sujet écrivant sur une linéarité dédoublée », Boucheron Sabine, « La ponctuation dans le texte : parenthèses, sujets et linéarité dans l’incipit du Palace de Claude Simon », op. cit., p.36. On trouve une même bipartition dans La Bataille de Pharsale, p.18-19 ou p.157 : le romain pour la subjectivité, réactions, commentaires ou situation de l’énonciateur, l’italique pour le discours entendu ou la lecture faite, le tout étant concomitants. 51 On retrouve la définition de la fonction poétique selon Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p.220. 52 Voir en particulier Gérard Roubichou, Lecture de L’Herbe, op. cit. Ce mouvement rappelle « l’allure poétique, à sauts et à gambades » de Montaigne, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1962, Livre Troisième, chapitre IX « De la vanité », p.973.

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principe même d’une phrase simonienne impossible à décrire sinon, comme l’écrit R. Sabry au sujet de l’écriture digressive, « dans sa relation turbulente avec une linéarité »53. L’abondance des parenthèses dans cette œuvre conduit donc à repenser la notion de digression. N. Piégay-Gros débute son étude par cette remarque : Dès lors qu’un récit systématise la rupture et la discontinuité et progresse par juxtaposition de fragments hétérogènes, la notion de digression n’est-elle pas invalidée, puisque l’hétérogénéité du propos et les entraves à la linéarité ne sont pas un obstacle à la cohérence du texte mais le principe même de son économie ?54.

Or, elle n’en tire pas totalement les leçons puisqu’elle voit finalement dans ce signe un « segment centripète qui tente d’approcher au plus près le sujet du discours » (fonction de précision) ou un espace de « potentialités » (fonction de variation laissant apparaître « les ébauches d’un récit possible »)55. Ces versions, qui désigneraient un ailleurs potentiel, nous semblent provoquer un effet plus radical encore tant elles incurvent le parcours textuel. On est dès lors invité à considérer la parenthèse non comme simple digression mais plutôt comme « véritable explosion » : le secondaire inopinément survenu peut devenir l’essentiel par une sorte de coup de force et apparaître comme la nouvelle ligne à suivre56.

Loin de procéder à une mise en sourdine de l’énoncé qui serait alors placé au second plan de la phrase « principale », la parenthèse doit, nous semble-t-il, être considérée comme le lieu d’une mise en équivalence. De fait, les « digressions » ne sont pas ressenties comme rompant un texte principal. Nulle hiérarchie de valeur n’est 53 Randa Sabry, Stratégies discursives. Digression, transition, suspens, Paris, Ed. de EHESS, 1992, p.134. 54 Nathalie Piégay-Gros, « La ligne brisée et les cercles concentriques : les parenthèses de Claude Simon », op. cit., p.93. 55 Ibid., p.96 et p.98. 56 Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu, op. cit., p.93 note 58. Ainsi, l’immense digression que semble être Un amour de Swann pourrait, selon cette inversion, constituer en réalité l’histoire principale de La Recherche proustienne. Voir l’analyse de Pierre Bayard, Le Hors-sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1996, en particulier p.100-155.

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établie entre les différents discours ici présents. Nous n’irions pas jusqu’à dire, comme le fait Roubichou, qu’il s’est produit un renversement dans les rapports des constituants traditionnels de la phrase : au lieu de représenter des excroissances parasitaires, les parenthèses sont devenues le centre de la phrase57.

Il semble plutôt que les différents discours soient simplement menés en parallèle et, confrontés à l’inévitable linéarité de l’écriture, tentent de la résoudre par un certain nombre de subterfuges. Cette marque typographique visualise donc une ramification de la phrase, mais c’est bien le même texte qui s’en trouve ainsi prolongé : on ne peut plus guère parler de digression. Il s’agit d’un seul texte, principal bien qu’étagé 58 . On rejoindrait, dans cette fonction de la parenthèse simonienne, le double rôle de ce signe chez Proust, « tout dire et dire plus » 59 . Par là, la tension déjà évoquée trouve un nouveau point d’ancrage : confronté à l’imperfection langagière60, le texte cherche à corriger, à nuancer, à compléter. La parenthèse pose ainsi sur l’amont un regard autre : elle établit une distance à travers laquelle le texte, en quelque sorte, se mire.

3. La ruse61 des italiques Considérée par Michel Butor comme l’équivalent des sonorités musicales, « la variété des timbres typographiques »62 est pleinement 57

Gérard Roubichou, « Aspects de la phrase simonienne », op. cit., p.202. C’est aussi la conclusion des analyses de S. Boucheron qui évoque la position saillante marquée par les parenthèses ou les tirets, voir Sabine Boucheron, « Parenthèses et tiret double : une autre façon d’habiter les mots », in La Licorne, op. cit., p.186. 58 Les autres signes de ponctuation ne feront que corroborer cette idée. 59 Isabelle Serça, « La parenthèse, troisième dimension du texte proustien », in A qui appartient la ponctuation ?, Jean-Marc Defays, Laurence Rosier, Françoise Tilkin (eds), Duculot, coll. « Champs linguistiques », p.125 60 Elle-même liée à l’inadéquation entre mot et chose, voir Jaqueline Authier-Revuz, Ces Mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, op. cit., p.677-712. 61 Le terme de ruse appliqué aux italiques est emprunté au titre d’un article, « L’italique ou la ruse de l’oblique », Philippe Dubois, in L’Espace et la lettre, Cahiers Jussieu, 1977, n°3, Université Paris VII, p.243-256. 62 Michel Butor, Répertoire II, Paris, Minuit, « Critique », 1964, p.119.

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exploitée dans l’œuvre simonienne. Claude Simon utilise en effet fréquemment la mise en oblique des caractères dont la fonction première est incontestablement d’opérer une démarcation : le texte signale ici une rupture plus ou moins évidente. On observe un certain nombre de cas où l’italique devient l’instrument d’une mimesis, comme dans cette reproduction d’une page de dictionnaire : Serpent corail, v. Elaps./ Serpent à lunettes, v. Naja./ Serpent minute./ Serpent à sonnettes, v. Crotale. Serpentaire n.m. Rapace diurne au bec recourbé, à l’œil entouré de cartilages d’un rouge sanguinolent63.

Cet usage est conventionnel et permet de reproduire la réalité dans sa présence matérielle et concrète : la typographie, majuscules, titres ou idéogrammes fréquents chez Simon, participe de cette intégration du visible dans l’écriture64. Les italiques, de manière traditionnelle, sont également l’instrument de la citation, identiques en cela aux guillemets qui signalent que « la parole est donnée à un autre, que l’auteur se démet de l’énonciation au profit d’un autre »65. La rupture sépare ici l’énonciation et l’énoncé. Les exergues simoniens, de L’Herbe à La Bataille de Pharsale inscrivent leur différence par ce caractère qui désigne l’Autre du texte. En suivant chronologiquement l’évolution de l’écriture simonienne, on réalise aisément que cet événement passe progressivement du seuil du roman à son cœur même, au point de devenir omniprésent dans Les Géorgiques et de prendre l’ampleur d’un véritable principe scriptural. Histoire en présentait déjà maints exemples, l’emploi de l’italique renvoyant à trois groupes relativement délimités : le contexte russe66, la traduction des versions latines avec Oncle Charles qui correspondent aux 63

Les CC., p.19. Pour illustration, on peut renvoyer aux Corps conducteurs, p.31, p.161, au Palace, p.168, p.178-179, à Histoire, p.249 ou p.359 entre autres exemples d’un usage des lettres capitales qui reproduisent le réel. Voir aussi Le Palace p.43 pour une calligraphie et La Bataille de Pharsale, p.21-22 pour les idéogrammes. Le jeu mimétique va jusqu’à reproduire des titres lus à l’envers d’où un retournement complet du leitmotiv d’Histoire « ELLE SE JETTE D’UN QUATRIEME ETAGE », p.337. Les Corps conducteurs nous offrent un autre exemple de ce retournement, p.158. 65 Antoine Compagnon, La Seconde Main ou le travail de citation, Paris, Seuil, 1979, p.40. 66 H., p.111, p.119-p.121, p.127-128, p.328, p.352 par exemple.

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combats romains 67 , la citation d’un manuel de géographie 68 . Si plusieurs passages marquent ainsi une bifurcation textuelle, une certaine unité ou « logique » reste à l’œuvre. Nous nous arrêterons davantage sur La Bataille de Pharsale où l’usage des italiques est plus subversif. On les retrouve dans leur rôle de marqueurs de citations, empruntées à Apulée, Valéry ou Proust : une référence plus ou moins littérale à ces deux derniers se démarque ainsi des caractères romains comme une sorte de distanciation d’avec l’Autre : une ferme images figées apparues disparues conservées Achille immobile à grands pas quelle heure puis de nouveau le livre quelle page à droite pas seulement les coiffures surmontant les visages de leurs étroits cylindres moissonneuse à grandes roues de fer69.

Certains passages établissent au contraire une rupture entre deux contextes distincts. Ainsi s’opère une démarcation entre l’italique et le romain. Partant, ces caractères d’une part rompent la continuité textuelle et établissent un second niveau de lecture, d’autre part équivalent en fait à un signe d’appartenance : ils instaurent un lien étroit entre les fragments épars et disjoints, mais répétés et réunis grâce à leur identité d’apparition dans le texte. C’est le cas de « je ne souffrais pas » et de ses variantes 70 , des descriptions de batailles romaines71, ou de certains fragments sans thématique forte mais dont la cohérence est en partie assurée par cette typographie particulière : les robes vertes des deux jumelles un jeune homme à lunettes combinée avec ces images la souffrance en avait fait aussitôt quelque chose d’absolument différent de ce que peut être pour tout autre personne une dame en gris un pourboire une douche toutes ces images ma souffrance les avait immédiatement altérées en leur matière même je ne les voyais pas dans la lumière qui éclaire le spectacle de la terre c’était le fragment d’un autre monde d’une planète inconnue et maudite une vue de72. 67

H., par exemple p.118-119. H., par exemple p.120. Cet emploi rappelle l’usage conventionnel de l’italique. 69 La BP., p.84. Voir aussi p.168 et p.178-179 où la citation devient parodie. Apulée et l’Ane d’or apparaissent p.92-93. 70 La BP., p.73, p.75, p.80-81, p.104, p.106, p.109-118 : il s’agit de la panique de l’escadron, scène itérative de l’œuvre simonienne. Le leitmotiv renvoie à un autre refrain, « je ne savais pas ». 71 La BP., p.26-27, p.30, p.33, p.41, p.43, p.59, p.91, p.94, p.103, p.105, p.107, p.121. 72 La BP., p.169. 68

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Le passage que nous avons placé entre crochets est repris dans la page suivante, et plus loin encore, le texte répète le début de ce paragraphe, à quelques variantes près, toujours en oblique 73 . Cette utilisation établit donc dans le texte une opération de liaison similaire à celle créée par les points de suspension, comme on le verra : le lecteur associe ces différents moments du texte parce que leur mode d’apparition matérielle est le même. De plus, la distinction qu’ils établissent entre l’énoncé romain et l’énoncé italique invite le lecteur à rétablir la raison d’être du glissement d’une évocation à l’autre et à apprécier la richesse née de ce rapprochement. Le processus de bifurcation due aux changements de paragraphes produit un effet identique : dans les deux cas, il s’agit de ne pas rompre le flux surproductif de l’écriture, qui ne peut se contenter d’une linéarité réductrice et impropre à rendre cette épaisseur, celle-ci doit dès lors se traduire dans le texte au détour d’un tel subterfuge grâce auquel, sinon la simultanéité, du moins la coexistence et l’emboîtement deviennent réalité. Un autre passage de La Bataille interrompt le cours du texte pour citer un souvenir de Proust : que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi alors que je vous assure en toute vérité que.

Cette coupure ne paraît pas justifiée tout d’abord, mais la suite éclaire la « digression » : la verte campagne de la guerre vide désertée silencieuse pas un paysan dans les champs pas une moissonneuse dans le raidillon pas une charrette de foin74.

La répétition vient expliquer a posteriori l’évocation proustienne. Le texte invite ainsi à rebrousser chemin, chaque paragraphe restant constamment relié à l’ensemble par une répétition qui lui donne, ou lui redonne son sens. L’italique disruptif est la manifestation d’une association d’idées, explicitée plus loin, mais aussitôt réalisée dans le texte. Ce changement de caractère autorise, en un rapprochement saisissant autant qu’inattendu, une telle collision. Dans les deux cas de 73 74

Voir La BP., p.170 et p.171. La BP., p.85

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rupture qu’introduit l’italique, il s’agit de faire place, comme dans l’urgence, à une sorte de greffe, image 75 surgie de l’écriture, agglutinée et qui vient d’ailleurs : que cet ailleurs soit le texte d’un autre écrivain, un texte de Simon lui-même écrit antérieurement, un souvenir, une association d’idées, il signale un objet de mémoire, inscrit obliquement dans la continuité scripturale à laquelle il se trouve soudé et de laquelle, à la fois, il se distingue. Or, dans La Bataille de Pharsale, cette fonction de démarcation est elle-même subvertie puisque tel passage figurant en italique est repris plus loin en caractère romain. On observe en outre un mouvement de multiplication des italiques jusqu’à un paroxysme se situant à la moitié du roman, à partir de laquelle leur utilisation se raréfie. Une citation récurrente nous semble à cet égard révélatrice. D’abord présentée en caractère romain76, par deux fois elle réapparaît en italique dans la partie centrale du roman : « non pas la mort mais le sentiment de ta mort »77. Elle suit donc la progression de l’ensemble du texte, qui multiplie les italiques en une polyphonie proche du vertige. Car l’effet de brouillage est patent : l’absence de repère se fait loi, l’italique venant voler l’affiche à son homologue romain. La confusion rejoint le verdict concluant l’étude sur les parenthèses : principal et secondaire n’ont plus de signification, la hiérarchie valide dans les premières pages du roman s’inverse et se contredit dans la suite. Cependant, la dernière occurrence de l’expression repérée semble autoriser une résolution : « et Lucain, Phars., VII, 470-473 : "Puissent les dieux te donner non pas la mort, qui est le châtiment réservé à tous, mais, après ton destin fatal, le sentiment de ta mort" »78. La phrase retrouve donc son origine mais apparaît en caractère romain alors même qu’il s’agit d’une citation : le démarcage opéré par les italiques a disparu, levant par là l’effet de distanciation 79 . De la même façon, la cacophonie liée à la 75

Notons que ce terme est récurrent dans nos deux extraits : l’italique apparaît bien comme le point de suture d’une représentation importée. 76 La BP., p.67. 77 La BP., p.120. Voir aussi p.88 : « non seulement la mort mais la conscience de ta mort ». 78 La BP., p.235. 79 On se trouve donc dans le cas d’un degré zéro de repérage : « l’hétérogénéité textuelle non balisée » (Jacqueline Authier-Revuz, Ces Mots qui ne vont pas de soi,

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multiplication des voix, se mêlant d’un caractère à l’autre, s’apaise en cette fin : les passages arrachés d’un ailleurs, ressentis en cela comme étrangers à soi et mis à distance par cette différence typographique 80 sont à présent intégrés, assimilés, désormais indissociables du « soi » textuel. On aboutirait à une conclusion similaire avec Les Géorgiques : les trois personnages sont tout d’abord distingués grâce aux changements de caractère, la fonction pédagogique de la typographie est ici patente dans la mesure où ces différences, essentielles à la compréhension de leur identité, sont rendues possibles par ce procédé : « à chaque siècle sa typographie propre », comme l’a bien écrit Jean-Claude Seylaz 81 . Puis, la règle d’apparition de tel caractère s’inverse82, brouillant en quelque sorte les pistes, inversion qui « est déjà un pas vers une espèce d’équivalence »83 : on entre dans le règne de la similitude et de la confusion. Mais tout comme dans le roman de 1969, l’italique est bientôt abandonné : « tous les motifs, tous les lieux, toutes les époques ont désormais la même identité typographique »84. Jacques Neefs, au sujet de ce même roman, parle d’ « accommodation » : l’on voit la figure en avant de son fond, ou le fond en arrière de la figure (...), l’on ne peut concevoir les moments séparés que l’un par rapport à l’autre, l’un projetant l’autre dans son futur, l’un rejetant l’autre dans son passé85.

Plus qu’une familiarisation ou une prise en compte, c’est une intégration qui est ici à l’œuvre. Le métissage gagne dès lors op. cit., p.289) ne peut être remarquée que par le truchement d’une lecture intertextuelle. 80 Le texte lui-même ne parle-t-il pas de « fragment d’un autre monde » ?, La BP., p.169. 81 Jean-Luc Seylaz, « Lecture du chapitre I des Géorgiques », Esprit Créateur, 1987, 27 (4), p.82. Philippe Lejeune analyse le même processus dans Je me souviens où Perec invente « des contraintes de lecture pour que le lecteur vive lui-même de manière active la ruse. Un travail pédagogique », La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, POL, 1991, p.235. 82 Mireille Calle-Gruber a aussi repéré cet aspect : « l’italique module tous les registres tour à tour, sans égard hiérarchique, en la tresse textuelle », « Les brisées du roman », Micromégas, avril 1981, VIII, n°1, p.110. 83 Jean-Luc Seylaz, « Lecture du chapitre I des Géorgiques », op. cit., p.82. 84 Ibid., p.85. 85 Jacques Neefs, « Les formes du temps dans Les Géorgiques de Claude Simon », Littérature, 1987, n°68, p.124-125.

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l’écriture. L’étrangeté des italiques, leur différence, sont lentement assimilées par le texte qui les prend en compte et les intègre, une fois compris et reconnus. Le Même et l’Autre s’enrichissent, se doublent et se dédoublent réciproquement. D’un usage mimétique à la marque citationnelle, du lieu de greffe à celui de l’intégration, l’italique sert à la fois le soulignement de la répétition, sa visibilité et sa lisibilité.

4. De l’interruption au faux raccord Manifestation d’une interruption qui promet une résolution, les points de suspension simoniens inscrivent le paradoxe dans leur fonction même. La présence de cette ponctuation vient appuyer ou contredire celle de la répétition de sorte qu’il paraît très difficile de repérer une utilisation stable associant tel emploi à telle configuration86. On relève en effet plusieurs occurrences comprenant une interruption classique d’un énoncé, particulièrement au sein du dialogue : Mais qui te l’a retaillée ? Retaillé quoi je croyais que nous parlions du coiffeur Je croyais que ça te dérangeait qu’ ... Là Elle n’était pas ouverte aussi bas Qui... Personne Elle a toujours été comme ça qu’est-ce qui te prend maintenant on dirait que c’est la première fois que tu la vois Toutes les robes sont comme ça cette année Liliane en a une encore plus ouv...87.

Du Tricheur à L’Herbe, les points de suspension sont majoritairement utilisés dans cet emploi : ils servent à introduire le sous-entendu dans le dialogue, l’évocation d’une bribe de scène dont le début ne nous est pas narré (...). Ici il correspond à une marque évaluative de distanciation, souvent ironique, de la part du narrateur. Là il suspend une évocation trop précise (le sexe féminin par exemple) ou 86

Un passage du Jardin des Plantes propose une interprétation multiple de ce signe : « Le journaliste s’interrompant, disant : Là il y a toute une ligne de points de suspension, qu’est-ce que…, S. lui prenant les feuillets des mains, disant : Ah oui. On ne comprend pas très bien pourquoi. Même en regardant après coup sur une carte on ne voit pas ce qu’il a fabriqué, ce que cachent ou ce que ne cachent pas ces pointillés, ou si c’est seulement qu’il ne faut pas trop exiger d’un officier de cavalerie, qu’il écrive quelque chose de cohérent - ou encore si cette ligne de pointillés ne serait pas un signe de l’incohérente pagaille qui régnait. Peut-être que tout compte fait il faut le prendre comme ça… », p.216. 87 H., p.80-81.

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Le Chant de l’arabesque désigne le défaut de mémoire, l’indescriptible, l’impensable, le doute, la pudeur...88.

Assez traditionnelle encore, l’utilisation de cette ponctuation vient traduire la possibilité de poursuivre sans fin la phrase, dans une sorte de mouvement perpétuel. Les points peuvent recouvrir dans ce cas une valeur proche d’un « etc. »89 : lui dans ce moment où il allait mourir, où il avait peut-être décidé qu’il ne lui restait plus qu’à mourir, pensant quoi, ressentant quoi...90.

Ils font suite bien souvent à une énumération que la ponctuation signale comme non exhaustive. Ainsi, ils mettent en relief, et particulièrement dans cet extrait, le caractère répétitif d’un univers, les images industrielles que sont les cartes postales constituent l’emblème même de la répétition, à la fois comme reproduction et comme copie du réel : les vues artistiques et timbrées d’effigies de rois de Walkyries ou de Semeuses : Colombo, Bagnères-de-Bigorre, vue de Nüremberg, Caïro Arabian Girl, Bords de la Creuse, Botanical Garden, Le Perche Pittoresque, Gavarnie la Grande Cascade, Singapore, Aden...91.

Ailleurs, ils servent de prolongement, dans l’écho infini du pointillé, à une battologie : 88

Hubert de Phalèse, Code de la Route des Flandres, Paris, Nizet, Coll. Cap’Agreg, 1997, p.55. Dans Le Tricheur, il s’agit d’un monologue intérieur : « Pourtant après on aurait fait ce qu’on aurait voulu, on aurait eu assez d’argent pour prendre le train pour Paris et même pour s’acheter... S’il avait voulu, m’écouter, on aurait pu par exemple jouer cinq cents francs. L’oncle Jacques a dit qu’il pourrait faire dans les quatre-vingtdix francs gagnant. A quatre-vingt-dix francs alors ça ne ferait pas loin de... Voyons. », p.12. Citons encore, parmi nombre d’exemples, Le Vent, p.201 : « Si encore vous aviez un lien de parenté quelconque avec ces enfants... - Mais je... - Je puis vous donner l’assurance qu’elles seront aussi bien que possible. Peut-être même... », L’Herbe p.124 : « "Allons, voyons, laisse cette bouteille, tu ne trouves pas que pour ce soir tu as... ", et elle : "J’ai tout juste bu un seul petit verre, naturellement, toi, tu t’en fiches, tu... "», voir aussi p.107 et dans La Route des Flandres, par exemple p.89, p.94, p.127, p.171. 89 Voir Nina Catach, La Ponctuation, op. cit., p.64. 90 H., p.191. 91 H., p.83-84.

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Mais moi aussi moi aussi moi aussi tu le sais moi aussi est-ce que tu ne le sais pas moi aussi moi aussi...92.

Chez Simon, cette ponctuation constitue également un échec, celui d’une langue à qui échappe le référent : « Disant que la jalousie est comme... comme... » ou « condamnés à se battre sans fin contre... contre... »93 illustrent bien cette hésitation langagière dans laquelle la palillogie n’aboutit qu’au bégaiement infécond. A moins de voir dans la suspension la traduction mimétique du référent : par définition, le discours sur la jalousie tout comme le combat inexorable ne peuvent atteindre leur but, leur essence côtoie l’incessant. En ce sens, les trois points reproduiraient matériellement dans le texte l’échec non de la langue mais du référent, sa vacuité : le chien immobile aussi sur ses quatre pattes, tendu, comme à l’arrêt, regardant désespérément quelque part dans l’ombre, la nuit, les ténèbres vides...94.

On le voit au travers de ces quelques illustrations, cette ponctuation, quoiqu’utilisée dans une fonction plutôt commune, entretient avec la répétition d’étroits rapports de complémentarité : le 92

H., p.356. Voir aussi « Père éloignez de moi éloignez... », p.209. Après une paronomase, les points de suspension désignent un jeu langagier qui pourrait être continué indéfiniment : « criant de joie s’abattant s’ébattant... », H., p.124, « S’écartant, le repoussant, se détachant... », L’H., p.91. Voir la notion de bégaiement dans Lionel Ruffel, « Clauses et bégaiements dans la "phrase" simonienne », Chaoïd, 2000, n°1. 93 La BP., p.20 et p.183. Notons ce passage d’Histoire où le bégaiement est résolu plus loin : « sur le fond orange des murs sorte de... de... (...) / ... pariade », p.340-341. La ponctuation marque ici une hésitation, traduisant, semble-t-il, une recherche du terme adéquat, et désigne ensuite la liaison entre les deux passages, l’un complétant l’autre. Il faut en outre citer la toute fin de ce même roman : « ce sein qui déjà peutêtre me portait dans son ténébreux tabernacle sorte de têtard gélatineux lové sur luimême avec ses deux énormes yeux sa tête de ver à soie sa bouche sans dents son front cartilagineux d’insecte, moi ? ... », p.402. Cet emploi est d’autant plus frappant que le pronom « me » utilisé dans un premier temps, ne fait d’abord l’objet d’aucun doute. C’est la description du fœtus qui suscite l’interrogation, voire sous-entend une impossibilité. Les points de suspension invitent donc le lecteur à rechercher ailleurs une réponse - par exemple par un parcours dans l’œuvre passée et à venir. La fin en tous cas n’en est pas une : le roman se suspend bien plus qu’il ne se termine, reste ainsi ouvert dans l’interstice infini d’un horizon à atteindre. 94 Les G., p.435.

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suspens ainsi opéré met fin réellement, tout en inscrivant virtuellement une suite, à une itération de termes qui pourrait se prolonger. Les points de suspension sont donc ces signes protéiformes qui à la fois désignent, brisent et redoublent la répétition textuelle. Plus spécifiques à l’écriture simonienne, les trois points peuvent également marquer une interruption inattendue dans le discours tout en indiquant, au creux de l’espace ainsi pointillé, un nondit plus ou moins déchiffrable. La répétition peut avoir en cela un rôle éminent puisqu’elle permet de résoudre le vide manifesté par une telle ponctuation : les points de suspension apparaissent alors comme un appel au lecteur, invité à combler une phrase trop tôt interrompue. Le sens n’est pas donné, ni suspendu : il est promis. Les trois points se donnent à voir comme un signe de connivence, un déni à l’autonomie du texte et à sa clôture : ils n’appartiennent plus, à proprement parler, à la phrase qu’ils suspendent mais bien plutôt à ce lieu insaisissable où l’auteur au lecteur s’unit pour faire du texte un tout pleinement signifiant. Dans certains cas, le sens manquant, signalé par la ponctuation, n’est pas livré parce qu’évident. Dans un monologue du Tricheur, l’écriture épouse l’esprit de Belle qui se perd dans le flux de la pensée : Les billets craquaient. C’est curieux le bruit des billets neufs, je me demande en quel papier c’est fait. Et solide ! Quand on pense à toutes les mains...95.

Plus courant encore, le terme passé sous silence reste cependant tout entier présent car une inférence élémentaire, liée au contexte, le restaure virtuellement en lieu et place des trois points : et elle affolée racontant qu’un ami de la famille était mort en trois jours du tétanos pour s’être tout simplement piqué dans son jardin en taillant ses...96.

Désignant par sa présence la promesse d’un sens à venir, cette ponctuation semble par conséquent revêtir un fort pouvoir de soudure : elle crée une attente, maintenue malgré les déchirements textuels et avide de résolution. Par delà la linéarité du texte, le lecteur 95

Le Tr., p.11. H., p.15. Autre exemple : « quand elle partait pour ses leçons de piano avec cette grande serviette de cuir où elle mettait... », p.143. 96

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cherche à raccrocher le fragment suspendu à cette suite promise qui formera, a posteriori et virtuellement, l’unité du discours. Prenons-en exemple dans Histoire : Le fric oui cherchez pas plus loin Vous cassez pas la tête Cherchez à qui ça rapporte... si jolie penchée en avant le bord de sa robe d’été bâillant leurs bouts roses pâle comme une enflure (...) Elle se releva regarda l’heure à son poignet Il faut que je file j’ai juste le temps d’attraper le tram de quatre heures ... à qui ça rapporte et n’allez pas vous casser la tête à vous poser des questions97.

La reprise après digression, qui s’intercale au beau milieu d’une phrase, permet de refaire contact, en quelque sorte, avec le segment tronqué98. De part et d’autre, quelques mots sont ainsi répétés qui, communs aux deux fragments écartelés, autorisent le collage par chevauchement. Contrairement au changement de paragraphes qui disjoint des éléments inséparables grammaticalement99, l’aposiopèse ici relevée conserve une certaine cohésion syntaxique au moins au sein du syntagme nominal. Les constituants grammaticaux restent cohérents, la rupture provoquant seulement un retard à l’achèvement phrastique. Elle vient recouvrir le déjà-dit pour désigner le lien qui les unit. Cet effet de recouvrement, accompagné de points de suspension, est parfois rendu nécessaire par la distance séparant les deux occurrences, écartelées entre un passage proéminent : cherchant instinctivement des yeux... Milan, le 17 nivôse an 9 - A la citoyenne Batti : Voici ma chère Batti le mois de février, il faudrait dire à Louis Cotais de faire suivre toutes les treilles, tant du bois des sentiers que de la maison du nord. [La lettre se poursuit sur plus d’une page. On lit alors :] 97

H., p.92-93. C’est un principe similaire qui régit une partie des chapitres d’Histoire où la reprise d’un élément de part et d’autre du changement de page est étayée par des points de suspension : du bloc 6 au bloc 7, déjà cité, la ponctuation fait le lien par delà le blanc typographique. 99 L’alinéa peut ainsi séparer le démonstratif et le substantif, le sujet et le verbe, le verbe et le complément. Sur ce point, voir Gérard Roubichou, « Continu et discontinu ou l’hérétique alinéa », op. cit., p.128. 98

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Le Chant de l’arabesque ... cherchant instinctivement des yeux l’autre pierre qui aurait dû se trouver là100.

La ponctuation est bien la promesse d’une suite, en suspens, que la répétition vient résoudre en recollant les deux fragments séparés101 : la fonction d’explicitation repérée plus haut au sujet des parenthèses est ici reconduite. Un extrait supplémentaire des Géorgiques paraît à cet égard particulièrement complexe : Puis elle mourut. On fit entrer et s’agenouiller les enfants... Milan, le 20 ventôse an 12 : Voici bientôt, ma chère Batti, le moment où les herbes vont pousser (...).

Suivent plusieurs lettres qui s’étendent sur près de sept pages avant de renouer avec l’évocation précédente : ... on fit rentrer et s’agenouiller les enfants dans la chambre qui donnait sur la terrasse ensoleillée l’hiver et où ils virent une dernière fois le masque grisâtre renversé sur ou plutôt dans l’oreiller102.

100

Les G., p.166-167. On peut citer bien d’autres occurrences - nous indiquons entre parenthèses le segment repris dans chaque paragraphe : dans Histoire, p.208-211 (« tendu et arc-bouté »), dans La Bataille de Pharsale, p.24-25 (« pierre »), p.27-30 (« sur une longueur de »), dans Les Géorgiques, p.166-167 (« cherchant instinctivement des yeux »), p.179-181 (« puis redressant la tête »), p.200-202 (« comme pour mieux l’isoler encore »), p.216-218 (« que le vieux visage hagard »), dans Le Tramway, p.83-84 (« lorsque à la mort de son frère (car elle avait un frère (…))… lorsque à la mort de ce frère, donc »), p.90 (« grand-mère dont »). Il faut enfin citer un cas quelque peu particulier par l’effet de clin d’œil qu’il produit. Dans Les Géorgiques, « Le chemin que vous avez parcouru s’est enfoncé à mesure que vous avez avancé : il n’est plus temps de... » est complété, une fois repris, toujours en italique et recousu par la ponctuation suspensive, trente pages plus bas : « ... chemin que vous avez parcouru s’est enfoncé à mesure que vous avez avancé : il n’est plus temps de revenir en arrière », Les Géorgiques, p.201 et p.234-235. Les pages tournées entre ces deux fragments ont en effet creusé l’épaisseur scripturale. La liaison assurée par ces éléments visuels devrait suffire à renouer le fil du texte et ainsi, selon la mise en abîme amusée de ce passage, éviter un parcours à l’envers du roman qui nous invite précisément à aller de l’avant : « il faut vaincre tous les obstacles, ou mourir de lassitude », p.235. 101 On retrouve l’usage que faisait le dix-septième siècle de ce signe dans les textes dramatiques « pour lier une réplique interrompue à la suivante », Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu, op. cit., p.37. 102 Les G., p.185-191.

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Plusieurs remarques s’imposent. Tout d’abord, il faut noter que l’on passe de « entrer » à « rentrer » : la modification indique que le texte, non seulement assume son itération, mais même la désigne par l’emploi du préfixe re- qui signifie un retour. De plus, la première occurrence contenait très normalement une majuscule, ce qui n’est pas le cas dans la seconde : celle-ci est donc bien à comprendre comme la suite d’un déjà-dit et non comme son parfait reflet. L’absence de majuscule traduit là encore le fait que cette répétition doive s’entendre comme connexion, elle invite à faire le lien. La ponctuation joue le même rôle : elle marque l’interruption du fil du discours et sert en cela de point de suture, il suffit alors de retrouver dans le texte le paragraphe précédé de ces mêmes points pour recoudre le tissu phrastique. Ce n’est nullement une duplication à l’identique mais plutôt une sorte de surenchère, assumant entièrement les récurrences, voire les montrant du doigt. Le passage de l’indéfini au défini est à comprendre en ce sens : « au haut d’une page à peine entamée... » devient « la page à peine entamée » 103 . De tels cas de reprisechevauchement contiennent ainsi une légère modification, d’un paragraphe à l’autre, dont l’origine est diverse. La variante peut être d’ordre syntaxique, visant à simplifier la relance, un moment suspendue, de la phrase, un pronom relatif se voit par exemple adjoindre son antécédent, plus éloigné à l’origine : elle qui depuis qu’elle était en âge de s’habiller s’était levée tous les jours avant l’aube, avait couché toute sa vie dans un galetas sans feu, cassé la glace dans le broc, pour se laver, qui avait aidé les vaches à vêler, commandé les valets, veillé les morts, n’avait jamais possédé plus d’un vêtement de rechange, pour laquelle...

est repris par ... elle qui n’avait jamais possédé plus d’un vêtement de rechange, pour laquelle (...)104.

La modification peut se traduire par une simple suppression, tel adjectif se trouvant purement et simplement absent du second 103 104

Les G., p.375-376. Les G., p.413-414 et p.419

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fragment105, ou par une substitution sans changement notable de sens : « les surcharges se multipliant... » devient par exemple « les ratures se multipliant »106. Cet autre passage offre une distorsion plus complexe : cette idylle (ou ce rapt) : lui alors tout juste revenu ou plutôt réchappé de Corse...107.

La reprise déplace les parenthèses encadrant le mot « rapt » mis en alternative et nuançant le terme précédent, vers une concessive de plus grande envergure : ... cette idylle, donc, ou ce rapt (quoiqu’on pût se demander lequel des deux de l’homme ou de la femme - avait enlevé l’autre) : lui tout juste rentré de cette île où pendant plus d’un an il avait tenu tête avec une poignée d’hommes à une population insurgée, sauvage, appuyée par deux escadres, échappant aux guets-apens, aux assassins payés par l’étranger108.

L’adverbe « donc » désigne à lui seul un retour au thème, marqué dans l’énoncé : il semble signifier « revenons à notre sujet »109. La première occurrence plaçait « rapt » dans une parenthèse rectificatrice. Dans la répétition, ce même mot est posé syntaxiquement comme équivalent à « idylle », mais entraîne un commentaire. En effet, la subordonnée ne porte pas sur l’action d’enlèvement mais bien sur le substantif en tant que tel, et sur son adéquation aux faits précis : la parenthèse est ici métalinguistique. La reprise permet donc de déployer, de déplier ce qui était en germe dans le segment d’origine. La nuance apportée par le second terme modifiait par trop le sens du premier : d’une représentation idéalisée où les deux partenaires sont en véritable symbiose à celle d’une domination de l’un sur l’autre, la parenthèse ouvrait après elle une interrogation mettant en cause la propriété des signifiants. C’est précisément pour pallier ces insuffisances que la 105

Les G., p.155-157 où l’on observe la disparition de l’adjectif « ocre ». Voir aussi cette reprise en raccourci : « Sales histoires faut pas s’amuser à traîner ça, ça finit par... » se condense en « ... pas traîner ça Ça finit par », p.90-91. 106 Les G., p.373-374. 107 Les G., p.382. 108 Les G., p.383-384. 109 Selon Randa Sabry, il est une « marque terminale », le « signe d’un raccord brutal par-dessus une brisure », Stratégies discursives. Digression, transition, suspens, op. cit., p.224.

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répétition fait varier le passage premier. Remarquons en outre que « rentré » remplace « revenu », « réchappé » étant quant à lui repris par « échappant » : le second passage va dans le sens d’une explicitation. Tout comme la parenthèse qui modifie la phrase « porteuse », les points de suspension endossent par conséquent les fonctions d’explicitation, de commentaire et de traduction auxquelles il faut adjoindre celle de ligature. Ce lien est cependant complexe : bien souvent, il nécessite la mémoire du lecteur. Si les points de suspension servent bien de raccord, ils ne suffisent pas, à eux seuls, pour renouer le fil, c’est le contexte commun qui confirme l’appartenance de tel paragraphe à tel fragment interrompu. Non plus facilitée par une reprise littérale qui raccorde explicitement deux éléments se chevauchant point par point, la lecture doit reprendre à la suite du segment laissé en suspens. Certains mots, communs aux deux passages, soutiennent néanmoins cette opération : et à ce moment me surprenant dans la glace, debout au milieu de la pièce, avec ce visage qu’en réalité personne ne voit jamais parce qu’il est le sien, trop familier pour être connu, et qu’en de rares occasions seulement on découvre soudain dans un miroir avec cette stupeur empreinte d’une sorte d’effarement, d’exaspération : ce double, cet autre semblable (...), le tain grisâtre de la glace donnant à la scène un air irréel (...), détournant la tête de cette... la fenêtre était ouverte Je me rappelle qu’on était dans la dernière période du championnat (...)110.

Suivent deux pages rapportant une dispute entre Paul et Corinne, puis le lecteur est invité à revenir en arrière au détour de points de suspension : ... glace où son image s’était sans doute aussi reflétée pas d’électricité encore111.

Il n’est sans doute pas anodin que, dans cet extrait, la rupture s’opère autour d’une glace : le redoublement de l’image invite à confronter le texte à son propre reflet et à reproduire dans la lecture l’univers diégétique. Les points de suspension mimeraient la surface d’un miroir, le texte se réfléchissant de part et d’autre. Le terme « glace » 110 111

H., p.241. H., p.244.

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constitue en outre un véritable déclencheur qui rétablit rapidement le contexte adéquat : dans le premier passage, ce mot est en effet récurrent, l’ensemble de la scène, tout comme le texte 112 , tournant autour de cet objet. Cette répétition est loin d’être superflue puisqu’elle autorise la rupture, permet la digression et prépare le raccord. La reprise apparaît très souvent dans ce rôle de déclencheur, facilitant la constitution d’un réseau par delà la fragmentation, cidessous autour du terme « registre » : les deux pages du registre divisées en sept colonnes (...), les mains ridées tournant l’un après l’autre les feuillets, les yeux rapetissés dans le visage bouffi, envahi par la graisse, parcourant les colonnes à l’occasion de quelque requête, quelque recommandation, quelque attestation demandée pour une place de garde-chasse, de valet de pied ou de portier... (...) les bras fatigués laissant retomber le lourd registre113.

Mais l’absence de déclencheur rend parfois la tâche plus délicate. Pour reconstituer l’unité textuelle, le lecteur prend alors appui sur l’isotopie. Dans l’extrait suivant, c’est celle de la pénombre : ce serait quand il ferait complètement noir : comme si l’obscurité réveillait, ramenait à la conscience du monde extérieur l’ombre assise devant le clavier (...), comme si dans la vaste et sombre pièce se tenait un troisième personnage, hors de ce temps que les notes pressées, se bousculant, se chevauchant et se disjoignant tour à tour semblaient tantôt précipiter, tantôt ralentir, disséquer... (...) ... le salon s’enténébrant lentement, les sévères et énigmatiques portraits des géniteurs morts se fondant peu à peu dans la pénombre114.

Les points de suspension établissent donc une connexion, étayée par un travail de reprises facilitant une lecture de la liaison. Cet effet ne doit pourtant pas voiler la réalité du texte simonien qui consiste précisément à fragmenter, à briser, et, par là même, à créer des rapprochements saisissants, des glissements de sens, des associations diverses : on est bien au cœur de ces « carrefours du texte » 115 . Il 112

La paronomase « glacée »-« glace » est à cet égard révélatrice. Les G., p.371-372. Voir aussi p.175-178 et dans Histoire p.237-241, les raccords sont assurés respectivement par les termes « nain » et « visiteur ». 114 Les G., p.231-233. 115 L’expression revient évidemment à Ralph Sarkonak.

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semble ainsi intéressant de s’arrêter quelque peu, non plus simplement sur ces opérations maintenant le continu par delà le discontinu, mais sur leur coexistence. Le sentiment de culpabilité qui sous-tend Histoire devient intensément présent si l’on observe le roman dans cette perspective. Nombre d’exemples présentent en effet des ruptures de paragraphes qui, loin de briser totalement le fil textuel dans une bifurcation similaire à celles étudiées plus haut, instaurent au contraire une véritable obsession : Lui les yeux ouverts gisant et elle les yeux ouverts gisant et l’imperceptible exigeante et impérieuse rumeur de ces choses chimiques et les raies de lumière distendues au plafond la herse immobile ne changeant ni de forme ni de couleur continuant à projeter le même reflet blafard sur le lit le drap froissé strié de rides... émouvantes aux coins de la bouche paisibles lacs de larmes coupes sur le point de déborder se tenant suspendus grâce à cette propriété des liquides comment dit-on ... plus ou moins rapprochées courant sur les deux corps c’est-à-dire à plat d’abord sur le matelas puis montant à l’assaut du premier puis redescendant116.

Dans ce roman, le cours du texte est perpétuellement déplacé vers ce centre fuyant et sans cesse refoulé que constitue le suicide d’Hélène117. S’établit alors une structure musicale118 : un thème, seulement suggéré mais qui parcourt l’ensemble, se mêle aux multiples variations qui, tentant de le couvrir, ne parviennent qu’à le rappeler indéfiniment : le vent du lac froissant les vaporeuses robes des femmes effarouchées les plaquant de leurs bras contre leurs cuisses des mouettes criardes... yeux humides scintillants un tremblotement au bord des cils mais pas de ... voletant ça et là poussant leurs cris discordants éraillés sauvages la tour du vieux château se reflétant dans les eaux tranquilles le pont se mettrait à trembler aux pulsations de la machine je pourrais sentir ses lattes frémir sous mes pieds les roues à aubes commençant à tourner battant l’eau avec un bruit de moulin et moi me penchant pour la regarder fuir écumeuse se tordant le long de ses flancs pouvant sentir... émouvantes rides qui 116 117 118

H., p.375. Nous traiterons en détail ce refoulement, voir infra chapitre III. Cet aspect sera développé plus loin, infra chapitre IV.

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Le Chant de l’arabesque la fade et verte odeur de vase remuée s’élevant fraîche des bouillonnements des remous119.

Un tel procédé construit, en une écriture chorale, une multiplication des voix, créant plusieurs registres et maintenant une basse commune qui en est à la fois le fond sonore et la raison d’être. On entre par là dans le règne de la polyphonie, tantôt cacophonique, tantôt symphonique. Force nous est de constater que, si la ponctuation suspensive établit bien un lien entre deux paragraphes disjoints, ce n’est que pour mieux faire entendre ce pour quoi ils s’interrompent. L’important résiderait moins dans la jointure ainsi recouvrée que dans l’espace ouvert sur cette présence insidieuse et impérieuse : Muscle et un couple de glandes de singe comme la carotte qui fait avancer l’âne sauf que celle-là a une grosse tête borgne comme à la fois un œil et une bouche muette de poisson comme ces organismes... seins blancs bleuâtres entre les pans coq de roche du kimono s’écartant leurs pointes lilas mauve se plissant se durcissant grenues quand ... où le même orifice sert en même temps à tous les usages120.

Ces intrusions brisent le texte et le dispersent. Au même instant, l’absence de hiérarchie fait de l’ensemble un tout indéchirable nécessaire au sens et à l’unité des parties. L’écriture tend alors à la simultanéité121, partant au symphonique : el escritor se define politicamente en la medida que tiene existencia social, también... A ce moment l’interprète reprend sa place, se penche et chuchote Le bar est fermé. ...lo hace por medio de su silencio o su ambigüedad122.

La suspension met littéralement le premier segment sur pause, de sorte que le second s’inscrit en surimpression. La concomitance est, sinon réalisée, du moins simulée. Deux mouvements contraires se donnent alors à voir. D’un côté, celui de la continuité et de la liaison : 119

H., p.325. Voir aussi p.116 et p.370, ou, dans La Bataille de Pharsale, p.34, p.175. 120 H., p.374. 121 Sabine Boucheron évoque un « fantasme de délinéarisation » pour qualifier cette « aspiration vers un espace d’écriture pluridimensionnel et qui échapperait à l’impératif de la ligne unique », « La ponctuation dans le texte : parenthèses, sujets et linéarité », op. cit., p.37. 122 Les CC., p.214.

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l’écriture, exploitant les effets de la répétition, n’a de cesse de bâtir des ponts au-dessus des fractures, invitant à embrasser la profonde cohérence du texte apparemment fragmenté. De l’autre, celui du discontinu et de la brisure : les paragraphes disloquent la matière scripturale qui glisse, bifurque, pivote autour de mots-carrefours. La duplicité de la répétition apparaît clairement : elle assure un lien contre une fragmentation123 qu’elle contribue à produire. C’est en elle que cette double structure se fonde et se résout tout à la fois. Simon nous livre peut-être une clé de cette ambivalence dans un passage d’Histoire que l’on peut considérer comme l’explicitation d’un procédé scriptural en même temps que sa mise en pratique : l’œil s’acharnant à scruter pour la millième fois la mauvaise photographie, tirée sur un papier trop dur donnant au corps nu et pourtant irrécusable un supplément d’irréalité en le privant de ces demi-teintes, ces reflets qui, dans la vision naturelle, relient tout objet à ceux qui l’entourent, les parties dans la lumière d’un blanc éclatant tandis que les ombres perdent toute transparence, épaisses et noires, si bien que le caractère gracile du corps (cuisses, ventre étroit, bras) est encore accusé par l’amincissement des formes à demi mangées en même temps que le flou de la mauvaise mise au point achève de donner au tout cet aspect un peu fantomatique des dessins exécutés au fusain et à l’estompe et où les contours ne sont pas délimités par un trait mais où les volumes apparaissent saillants hors de l’ombre ou s’y enfonçant tour à tour comme dans la mémoire, certaines parties en pleine lumière d’autres...124.

Ainsi s’achève le bloc 9 d’Histoire, façon tout à fait prodigieuse de terminer, ce pour plusieurs raisons. D’abord, le mot de la fin n’est pas à proprement parler celui que le lecteur a sous les yeux, mais celui qu’il construit virtuellement et qui restera véritablement suspendu à son bon vouloir de restitution125. Ensuite, il apparaît clairement que le texte fait ce qu’il dit : les parties en « pleine lumière », voilà ce qu’il nous livre, les autres resteront bien dans l’ombre, estompées par ces points d’occultation, de rapt qui subtilisent le mot au bord de son apparition. En fait, il s’agit ici d’un mode de lecture immédiatement 123

Cette fragmentation n’est qu’apparente : tout l’enjeu tient dans ces rapprochements abrupts. 124 H., p.283. 125 Ce mot sera livré, de manière détournée, à la page suivante, dans le liminaire du bloc 10 : « Le lierre complètement dans l’ombre à présent », p.284.

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mis à l’épreuve 126 . Face aux contours flous de cette écriture, s’affirme une présence irrécusable et irréelle, toujours fuyante, lecteur se doit de scruter l’épaisseur même du texte pour affiner perception, distinguer des rappels signifiants en exploitant mémoire, et entrevoir alors un texte en relief.

où le sa sa

5. L’écriture du volume127 Pour la clarté de l’analyse, nous avons traité séparément ces deux éléments de la typographie que sont les paragraphes et les points de suspension. Dans la réalité du texte, ils sont bien plus souvent mêlés et accompagnés d’autres signes périphériques ce qui démultiplie les effets observés plus haut pour aboutir, finalement, à une écriture étagée, faite d’épaisseur, de couches superposées, bref de volumes : « Colombo 7/7/08 Henri » et au recto (quand elle - la jeune fille qu’elle avait été - avait lu le nom de la ville la date la signature et qu’elle retournait la carte, elle et grand-mère assises l’une en face de l’autre devant leurs minuscules tasses de ce chocolat à l’espagnole qui leur détraquait le foie, si épais (recommandait-elle aux domestiques) que la petite cuiller d’argent devait rester toute droite sans s’incliner ni tomber sur le bord lorsqu’on la plantait dedans - ou encore, l’été (la carte de Colombo datée d’août avait dû l’atteindre alors que comme chaque année elles étaient déjà parties s’installer à la propriété) dans le jardin étincelant, vêtue d’un de ces flasques et austères peignoirs à collerette boutonnés jusqu’au cou, aux pans traînant par terre et évasés comme une corolle, de sorte qu’avec sa coiffure à coques et chignon imitée des estampes japonaises son visage un peu gras vierge de hâle on aurait dit quelque délicate tête de porcelaine blanche et noire surmontant un pavillon de phonographe posé à l’envers)... au recto donc, un port, le palais d’un gouverneur128. 126

Au double sens du terme : la photographie au centre de laquelle se joue cet extrait invite à cet enrichissement sémantique. 127 On pense à cette admirable évocation du roman simonien par Martine DeborneBonnefoi : « Le livre sans cesse dé-plié et morcelé sous l’action et d’une légère torsion de la main, retourne ainsi à son statu quo de volume, finit toujours par se refermer pour cette fois "s’ouvrir pas à pas", page par page jusqu’à sa consommation : pour une lecture qui au-delà du peu de vent remué va entamer véritablement le texte en investissant sur le côté face du livre fermé, mais offert au regard, le gain de sa manipulation », « Volumes-Feuillets-Planches », Communications, n°19, 1972, p.24. 128 H., p.18-19. Nombre de passages illustrent cette composition où s’entremêlent points de suspension, parenthèses, tirets. Citons, entre autres, ces extraits des

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Parenthèses et tirets apparaissent tous deux comme les instruments d’un décrochage permettant « une articulation verticale du message »129. Une représentation schématique d’une telle phrase serait la suivante :

Et au recto

(quand elle…

- la jeune fille…-

avait lu

(recommandait-elle…)

que la petite cueiller… - ou encore l’été

(la carte de Colombo…)

dans le jardin…) … au recto donc

L’arborescence apparaît clairement, de même que le « mécanisme de cicatrisation » opéré par « donc » 130 . La « ramification du dire »131 produite par cet empilement inscrit le texte dans l’espace. Selon l’étude de Sabine Boucheron, loin de mettre au second plan les éléments qu’ils encadrent, la parenthèse ou le tiret constitueraient autant d’« ailleurs » textuels à valeur additionnelle ou correctrice : ouvrir une parenthèse serait « créer un espace en marge ». Or, il nous semble précisément qu’un tel procédé dénie au contraire toute Géorgiques (nous indiquons la répétition étayée de « donc ») : p.83-84 (... en dehors du froid, donc), p.108 (... certains jours, donc), p.11-112 (... tous les quinze jours, donc), p.125-126 (... les officiers, donc), p.134 (... accompagnés, donc), p.365 ( : une année encore, donc). 129 Ivan Fonagy, « Structure sémantique des signes de ponctuation », Bulletin de la société linguistique de Paris, 1980, n°75, p.110. 130 Sabine Boucheron, Parenthèses et double tiret : analyse linguistique de l’opération de décrochement typographique, th. cit., p.313. 131 Ibid., p.190.

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Le Chant de l’arabesque

hiérarchisation : quel que soit leur mode d’apparition dans le texte, en caractères italiques ou encadré de parenthèses, de tirets, chaque énoncé entretient un rapport d’équivalence avec les autres, dont bien souvent il découle. Rappelons cette citation de La Bataille de Pharsale qui fait figure de profession de foi : tout pour l’artiste allemand est au même plan dans la nature le détail masque toujours l’ensemble leur univers n’est pas continu mais faits de fragments juxtaposés132.

Les changements de typographie, les parenthèses, les tirets, ne sont que les moyens de mener plusieurs propos en même temps sans établir aucune hégémonie de l’un sur l’autre. On peut souscrire à l’analyse de Roubichou : chez Simon, tous les « moments » de la phrase (mais cela serait aussi vrai des « moments » du récit) travaillent sur le même plan. Au lieu d’une suite de phrases reliées l’une à l’autre par divers rapports et nettement indépendantes, on a une unique phrase qui représente la combinaison d’un nombre incalculable de mini-phrases. La contiguïté est devenue concaténation133.

Les potentialités de la ponctuation n’engendrent donc pas un autre lieu du texte mais un seul espace, démultiplié, fait d’épaisseur et de strates. On pense bien sûr à la « structure feuilletée » évoquée par JeanClaude Vareille134, superposition dans laquelle la répétition constitue le pivot135 : Je regardais les bulles argentées monter dans le verre venir crever à la surface en pétillant. Il n’y avait que trois tables alignées que l’étroit trottoir la théorie 132

La BP., p.174. Gérard Roubichou, « Aspects de la phrase simonienne », op. cit., p.203-204. Reste que, comme le note L. Ruffel, « la notion de phrase est tout à fait problématique dans la prose simonienne. Elle relève souvent d’un choix lectorial qui souligne le flou de ses contours », « Clauses et bégaiements dans la "phrase" simonienne », op. cit., p.3. 134 Jean-Claude Vareille, Fragments d’un imaginaire contemporain, 1989, Corti, chapitre III. 135 Voir Ralph Sarkonak, Claude Simon. Les Carrefours du texte, Toronto, Paratexte, 1986, p.80 : « On verra qu’un des principes de structuration du Texte simonien est l’imbrication, c’est-à-dire la juxtaposition de scènes qui se superposent partiellement. Que l’élément commun à deux séquences contiguës, le pivot, soit un mot-charnière polysémique ou une mise en image, l’effet est de produire une zone amphibologique où divers fils narratifs se croisent. D’où des chevauchements de toutes sortes ».

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topographique et tactique de cette bataille a suscité plusieurs hypothèses (Leache, Hungey, Cel. Stoffel, Kromayer, Lucas, Y. Berquignon, Fr. Stälin, et, plus récemment, M. Rambaud et W. E. Gevatkin). D’après les résultats actuels... Est-ce que par hasard tu aurais de l’aspirine sur toi136.

L’énoncé en italique est bien à comprendre simultanément à ce qui précède : le changement de caractère inscrit une coexistence d’évocations certes placées linéairement sur la page, mais que nombre d’indices imposent de saisir tabulairement. Ponctuation et typographie sont autant de subterfuges inscrivant la verticalité comme le principe de cette écriture. Ce passage de L’Acacia est particulièrement représentatif de ce volume scriptural - nous avons repéré entre crochets chaque décrochement syntaxique : Parfois, machinalement, l’un d’eux se baissait, ramassait sur le plancher quelque exemplaire froissé d’un journal du jour [A] (à quelques variantes près, ils portaient tous le même titre en lettres énormes [1] (les titres qui étaient en quelque sorte une simple dilatation typographique de mots que les journaux avaient déjà imprimés, ou plutôt que postulait l’ensemble des mots imprimés par les journaux [2] (mais en caractères plus petits [3]) depuis déjà plusieurs semaines - en fait, depuis plusieurs mois [4] - en fait, depuis plusieurs années [5]), comme si, en même temps que les règles de la syntaxe qui leur assignait un ordre pour ainsi dire de bienséante et rassurante immunité, les autres (les autres mots : ceux dont ils étaient habituellement entourés [6]) avaient subitement perdu toute raison d’être, la syntaxe expulsée elle aussi, les manchettes (les manchettes qui dans les jours à venir allaient être suivies de plusieurs autres de taille chaque fois croissante, jusqu’à ce qu’enfin les lettres remplissent la moitié de la page [7]) réduites à l’assemblage de deux ou trois substantifs isolés et démesurément agrandis les dessins des lettres simplifiés aussi : épaisses, sans pleins ni déliés, simplement grasses massives [8] - comme à l’intention de myopes ou d’idiots), l’homme un moment massivement secoué par les cahots, les avantbras appuyés sur les cuisses écartées, le journal déployé, les yeux fixes, contemplant sans les voir les caractères imprimés et les photographies elles aussi démesurément agrandies, puis laissant tout tomber137.

L’exemple choisi ici est d’autant plus révélateur que le récit (ironie ? clin d’œil ?) évoque une syntaxe expulsée. L’étagement - certains diraient l’arborescence - phrastique apparaît clairement : chaque 136 137

La BP., p.26. L’A., p.161.

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Le Chant de l’arabesque

embranchement figure une couche textuelle au sein de laquelle la répétition apparaît bien comme un pivot et montre en outre que chacun des signes périphériques répertoriés ont un effet identique. L’ensemble de ces ponctuations paraît s’équivaloir, caractéristique qui rappelle la phrase proustienne. C’est que, chez Proust, ces signes tendent à s’indifférencier, qu’ils pourraient assez aisément être échangés, et que leur fonction affaiblie entraîne les éléments de phrase à s’empiler comme des disques ou plutôt comme les couches de certains entremets138.

C’est dans cette perspective qu’il faut envisager les exemples de listes souvent rencontrées chez Simon : de nouveau « Colombo 13/808 Henri » puis : « Aden 3/9/08 Henri »

ADEN - Camel Market

«Aden 4/9/08 Henri »

ADEN - Water Tanks «Aden 5/9/08 Henri » ADEN - The Crescent Steamer Point139.

S’il peut s’agir aussi de reproduire une réalité extratextuelle, cette mise en page correspond sans aucun doute à une volonté délibérée de présentation tabulaire 140 . La fréquence même de ce procédé nous 138

Jacques Drillon, Traité de ponctuation française, Gallimard, Tel, 1991, p.58. Isabelle Serça fait une analyse similaire, voir « La parenthèse, troisième dimension du texte proustien », op. cit., p.117-129. Ces conclusions rappellent aussi la dynamique butorienne, analysée par Marion Colas-Blaise, qui parle des « épaisseurs matérialisées par des alinéas superposés », « Ponctuation et dynamique discursive. La Modification de Michel Butor », in A qui appartient la ponctuation ?, op. cit., p.82. 139 H., p.33-34. Autres exemples de listes : dans Le Palace, p.85, p.133 ; dans L’Herbe p.86-87, p.156-157 ; dans Histoire p.329-331. Certains passages dialogués dans lesquels les réponses sont très laconiques offrent au regard ce même étagement. Voir entre autres L’Herbe p.47-48 ou Histoire p.373. 140 La description de Dundee dans Histoire, p.362-363, avance ainsi verticalement : il s’agit, semble-t-il, de lui donner un caractère méthodique, qui se traduit par une énumération, point par point, de différents lieux. Cet étagement de l’écriture

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invite d’abord à y voir un idéal d’écriture, dont le modèle, pour Claude Simon, reste inexorablement la peinture141, ensuite à redonner au plaisir du verbe tout son sens : on renoue en cela avec cette jouissance rabelaisienne de la litanie où écrire veut dire proférer. La phrase se donne à voir et à entendre. Un passage des Géorgiques, en une spectaculaire anticipation du Jardin des Plantes, livre « volumique » 142 s’il en est, décrit une telle organisation textuelle qualifiée symboliquement d’« essaim noir » : l’essaim noir est animé d’un double mouvement : celui qui le déporte lentement et, à l’intérieur, cette quantité de remous, de retours en arrière, de boucles décrites dans des plans verticaux ou obliques donnant l’impression d’un désordre qui n’influe cependant en rien sur le déplacement de l’ensemble143.

Le Jardin des Plantes correspond en effet exactement à cette description par sa mise en page déjà évoquée : ce qui était jusqu’à présent seulement suggéré par le texte et par son travail visuel sur l’écriture est désormais un fait accompli sur la page elle-même, contraignant le lecteur à gérer ces couches textuelles dans un va-etvient permanent d’une colonne à l’autre, la répétition tenant l’ensemble des « remous » ainsi créés. Ces propos de Deleuze, en cela, s’appliquent parfaitement au texte simonien : L’essentiel est la simultanéité, la contemporanéité, la coexistence de toutes les séries divergentes ensemble. Il est certain que les séries sont successives, l’une « avant », l’autre « après », du point de vue des présents qui passent dans la représentation. C’est même de ce point de vue que la seconde est dite ressembler à la première. Mais il n’en est plus ainsi par rapport au chaos qui les comprend, à l’objet = x qui les parcourt, au précurseur qui les met en correspond à un principe plus qu’à une mimesis. Une telle « fascination du catalogue » est partagée par Michel Butor pour qui il renvoie à une possibilité de parler indéfiniment : Lucien Dällenbach parle ainsi d’un « perpetuum mobile », Le Livre et ses miroirs dans l’œuvre romanesque de Michel Butor, Paris, Archives des lettres Modernes, VIII, n°135,1972 (3), p.99. 141 Voir pour les rapports peinture-écriture dans l’œuvre simonienne le travail de Brigitte Ferrato-Combe, Ecrire en peintre, Claude Simon et la peinture, Grenoble, Ellug, 1998. 142 C’est l’expression de J. Drillon pour qualifier la langue de Mallarmé et de Proust, Traité de ponctuation française, op. cit., p.58. 143 Les G., p.36.

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Le Chant de l’arabesque communication, au mouvement forcé qui les déborde : toujours le différenciant les fait coexister144.

Car là est bien le dernier mot d’une provisoire poétique de la typographie simonienne : de la mise en page à la mise en oblique, de l’espace pointillé à l’espace ouvert puis refermé, c’est le règne de la coexistence qui est instauré. Ces différents signes ramifient également le dire dont l’unité même est ainsi construite : leur multitude n’introduit pas de distinction nette d’un signe à l’autre, un changement de paragraphe produisant somme toute un effet semblable, par exemple, à un italique. L’écriture devient une donnée concrète et visuelle, ces différents modes de démarcation prenant le rôle des couleurs sur la palette d’un peintre. Ils ne sont que les variations d’un même thème : chaque strate ainsi démarquée se pose comme équivalente aux autres. Dans tous les cas observés, répétition et ponctuation nouent des liens visibles dans la phrase simonienne. La répétition est tantôt la voie principale d’un texte disloqué, assurant en cela le passage par delà la rupture, tantôt l’occasion d’un aiguillage qui détourne ou contourne, et que la typographie alors résout. Ces relations de compensation et de soulignement apparaissent dans le tableau cidessous, qui esquisse une typologie de la ponctuation simonienne, dans ses résonances avec la répétition :

144

Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p.162.

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Typologie de la ponctuation simonienne

Paragraphe - fragmenté - monolithique Parenthèse

Italiques Points de suspension

Fonction du signe

Fonction répétition

Rupture Unité Décrochement Dédoublement énonciatif

Soudure Rôle disruptif Continuité Explicitation, commentaire, traduction Reproduction Lien, métissage Redoublement Repère, compensation

Mimesis, citation Rupture, greffe Liaison Polyphonie

de

la

La tension constitutive de l’écriture simonienne apparaît ici, elle oscille entre le temps et l’espace, entre le mot et son excroissance. Chez Simon, la ponctuation implique par conséquent la répétition mais aussi le silence. On pourrait à cet égard élargir à l’ensemble des signes les propos de N. Catach au sujet des points de suspension : ils « rejoignent, d’une certaine façon, le non-dit, mais un non-dit explicite, expressif, car la ponctuation exprime toutes les sortes de silence »145. J. Drillon ne fait d’ailleurs rien d’autre lorsqu’il ouvre son traité en affirmant : Tous les signes de ponctuation sont des raccourcis, tous, sans exception, sont la marque d’une ellipse146.

Si la suspension signale par exemple une « réticence »147, c’est que le langage dans son entier apparaît « impropre à une expression satisfaisante »148 et érige l’exil149 comme forme paradoxale du dire : 145

Nina Catach, La Ponctuation, op. cit., p.64. Jacques Drillon, Traité de ponctuation française, op. cit., p.19. 147 Sur cette notion et son lien avec la ponctuation, voir Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu, op. cit., p.41 et suiv., Julie Leblanc, « La ponctuation face à la théorie de l’énonciation », in A qui appartient la ponctuation ?, op. cit., p.87-98, les

146

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Le Chant de l’arabesque La quête vitale du héros - reconstituer la vérité d’événements passés pour lesquels feront toujours défaut la caution de témoins, nommer l’innommable de la guerre - quête où son identité se trouve mise en jeu, est quête d’un référent qui se dérobe, en tout cas, à être stabilisé, arrêté150.

Le problème de la référence est donc posé d’une manière très sensible : rendue visible par la ponctuation, la répétition s’intègre à ce forage du dire en tant qu’instrument de l’impossible saisie des choses et soulève en cela la question de la lisibilité même du texte.

suspensions et les blancs typographiques sont qualifiés de « simulacres d’une perte du dicible », p.92. 148 Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu, op. cit., p.44. 149 Le terme est emprunté à Jacques Dürrenmatt, ibid., p.39. 150 Jacqueline Authier-Revuz, Ces Mots qui ne vont pas de soi, op. cit., p.703.

Chapitre II

Lisible « La répétition répond à l’incompréhension. Elle nous signifie que l’acte du langage n’a pu s’accomplir », Paul Valéry1.

Les pronoms, en tant que reprise du nom dans leur usage habituel, constituent à eux seuls une forme de rappel. La répétition s’inscrit ici dans le processus de référentiation. Surtout, leur emploi chez Simon les donne clairement à voir comme marginaux et, en cela, porteurs d’une certaine poétique, bien spécifique et significative. D’un point de vue normatif, on distingue les pronoms désignant directement le référent, les pronoms nominaux, et ceux qui rappellent ou annoncent un élément évoqué dans le contexte, les pronoms représentants. Notre étude portera uniquement sur cette seconde catégorie qui nécessite évidemment un nom dont le pronom serait le substitut. Remarquons cependant dès à présent que cette distinction se dissout quelque peu chez Claude Simon, puisque le pronom il tend à fonctionner comme un pronom nominal dans le sens où il désigne directement, ainsi que nous le montrerons plus loin. De plus, le même pronom est bien souvent à la fois reprise et annonce : là 1

Paul Valéry, Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1957, p.1510.

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Le Chant de l’arabesque

encore, les catégories grammaticales usuelles se brouillent 2 . Le problème de la référence pronominale est lui-même très complexe. Dans le cas d’une anaphore, deux cas sont possibles. Soit le pronom anaphorise un groupe nominal dans son entier, comme dans la phrase « L’homme est venu parce qu’il voulait me voir ». Il, substitut de « l’homme », est ici dépourvu de référence virtuelle, les deux expressions désignent la même personne et partagent leur référence actuelle, elles sont en relation de coréférence 3 . Soit le pronom ne reprend que le contenu notionnel du nom et renvoie à un autre référent. Dans l’exemple « on a rasé la chevelure de Samson et elle a repoussé », il y a bien coréférence virtuelle mais non coréférence actuelle. C’est ce que Georges Kleiber appelle une « anaphore divergente » : Il y a bien dans ce cas un SN antérieur mentionné explicitement dans le discours, mais le pronom personnel ne lui est pas coréférentiel, de telle sorte que l’on ne peut plus dire qu’il reprend ou remplace ce SN. Un lien subsiste pourtant entre les deux, qui rend ce cas pertinent : c’est celui d’une anaphore non coréférentielle ou anaphore divergente. L’interprétation du pronom se fait par l’intermédiaire de l’expression antérieure. Celle-ci n’est plus un antécédent « plein » de il, puisque, via elle, c’est un autre référent qui doit être trouvé pour il 4.

Un calcul est nécessaire pour déterminer dans ce cas la référence de il. On voit que, pour reprendre la conclusion de Francis Corblin, « anaphore et identité référentielle sont deux notions distinctes » 5 . Nous verrons que, chez Claude Simon, la situation est encore plus complexe, puisque, en sus de la cataphore et des deux cas d’anaphore répertoriés ci-dessus, s’ajoutent d’autres procédés de reprise, dont l’anaphore in absentia6. Le terme d’antécédent est inadapté à l’analyse du texte simonien, dans la mesure où le pronom ne trouve un référent que de manière biaisée et par déduction : souvent, ce n’est pas un mot 2

On pourrait parler de « phorique » : Jean-Marie Barbéris, « Phrase, énoncé, texte. Le fil du discours dans La Route des Flandres », La Route des Flandres, Paris, Ellipses, 1997, p.145. 3 Nous utilisons le vocabulaire de Jean-Claude Milner, Ordres et raisons de langue, Seuil, 1982, p.9-42. 4 Georges Kleiber, « Quand il n’a pas d’antécédent », Langages, n°97, mars 90, p.27. 5 Francis Corblin, « Remarques sur la notion d’anaphore », Revue Québécoise de linguistique, n°15/1, 1985, p.177. 6 Georges Kleiber, « Quand il n’a pas d’antécédent », op. cit., p.28.

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précis qui est désigné textuellement mais un sens que le lecteur induit au fur et à mesure. Comme le note L. Tesnière, le terme antécédent a l’inconvénient de désigner le mot en question, non d’après sa nature, qu’on ne recherche même pas, mais d’après sa position, qui est sujette à toutes les variations que lui impose l’ordre linéaire de la chaîne parlée7.

Il propose la dénomination de « source » que nous utiliserons parfois, nous adopterons le plus souvent celle de « référent sous-jacent » pour désigner ce rôle, appellation que la suite de notre étude essaiera de justifier. La question de la référence pronominale met donc en jeu celle de la lisibilité : la répétition simonienne, en tant que coréférence, apparaît mouvante parce qu’elle met en péril la saisie du sens. Une autre forme de répétition, celle qui instaure « échos et correspondances », maintient alors la possibilité d’une lecture. On entrevoit déjà comment le pronom simonien tend à substituer au rôle habituel de co-référence endossé par cette catégorie une fonction de référence à part entière.

1. Les incipits simoniens : les pronoms en vitrine Dès l’ouverture du roman simonien, le pronom s’affiche, s’expose, se met au premier plan et ce dans la quasi totalité de l’œuvre. En cela, les incipits sont à la fois un avertissement - ils signalent, au seuil du livre, un procédé qui sera majeur dans la suite - et une sorte d’échantillon de cet usage des pronoms. Catherine Rannoux a bien vu cet enjeu : elle affirme ainsi, au sujet du début de chapitre qu’il « définit par sa forme une poétique, il n’en est pas que la seule annonce, il la manifeste à part entière, et condense à son échelle ce que le roman va déployer sur sa totalité »8. Notons que cette référence à un « savoir 7

Lucien Tesnière, Eléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1959, p.86-87. Catherine Rannoux, « Commencer : comment est-ce ? Quelques incipit simoniens », La Licorne, Poitiers, 1997, p.50. Jean-Pierre Vidal évoque, de même, ce « différé » propre aux incipits qui, selon lui, « aspire » plus qu’il n’inspire : « il produit des décalages, des failles où la lecture se déséquilibre, se pulvérise », « Les incipits ainsi pris », Lire Claude Simon, colloque de Cerisy, Paris, UGC, 10/18, 1975, p.401-402. 8

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Le Chant de l’arabesque

non encore validé »9 est un procédé courant dans le roman, procédé que Marie-José Reichler-Béguelin appelle « cataphore narrative »10 . Le célèbre « l’une d’elles » qui ouvre Histoire en serait la meilleure l’illustration. Cet avant manquant du roman, auquel il faudrait relier l’incipit pour lui donner sens, reste un ailleurs lointain et à jamais perdu, le texte tend toutefois à le remplacer en construisant peu à peu une référence pour ce « elles » énigmatique11 : l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru irréel par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes comme animées soudain d’un mouvement propre (et derrière on pouvait percevoir se communiquant de proche en proche une mystérieuse et délicate rumeur invisible se propageant dans l’obscur fouillis des branches), comme si l’arbre tout entier se réveillait s’ébrouait se secouait, puis tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité, les premières que frappaient directement les rayons de l’ampoule se détachant avec précision12.

Le premier terme concourant à donner un référent au pronom est « rameaux » qui nous invite à penser qu’il s’agit en effet d’un arbre, cependant, le contrôle linguistique qu’exerce nécessairement le nom sur le pronom interdit de faire de ce mot l’antécédent de elles, de genre féminin. On peut donc déduire, à l’issue de ce travail interprétatif, que « elles » cataphorise « branches », « la » et « ses » anaphorisent « l’une ». C’est bien par déduction que l’on obtient la source de l’amorce « l’une d’elles », absente dans le texte en tant que telle. Il faut ainsi patienter plus de dix lignes avant de trouver un sens à ce suspens de l’incipit, sens induit et non donné et qui, au paragraphe suivant, va se révéler pour le moins provisoire : comme si elles se tenaient toujours là, mystérieuses et geignardes, quelque part dans la vaste maison délabrée, avec ses pièces maintenant à demi vides où flottaient non plus les senteurs des eaux de toilette des vieilles dames en visite 9

Marie-José Reichler-Béguelin, « Anaphore, cataphore et mémoire discursive », Pratiques, n°57, 1988, p.36. 10 Ibid.. Elle précise en note que Claude Simon « pousse à son comble » l’exploitation de ce type d’amorces. 11 Dans toutes nos citations, nous soulignons le pronom en question. 12 H., p.9.

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mais cette violente odeur de moisi de cave ou plutôt de caveau comme si quelque cadavre de quelque bête morte quelque rat coincé sous une lame de parquet ou derrière une plinthe n’en finissait plus de pourrir exhalant ces âcres relents de plâtre effrité de tristesse de chair momifiée13.

L’attitude la plus naturelle est d’attribuer tout d’abord la même référence que précédemment au pronom « elles », or, il apparaît rapidement que cela n’est guère pertinent puisqu’il est question de plaintes (« geignardes ») et surtout d’une présence dans la maison. Le flottement référentiel est cependant entretenu de façon très marquée, nombre des attributs des branches sont repris dans ce deuxième paragraphe : le mystère (« mystérieuse rumeur » / « mystérieuses »), la plainte (« rumeur » / « geignardes » ), la situation par rapport à la maison - notons que la différence est ténue entre le premier « elles » qui « touchait presque la maison » et le second qui se tenait « quelque part dans la vaste maison ». Force est de constater que le pronom désigne ici deux choses en même temps : la confusion est indéniable face à cette double référence que le paragraphe suivant va lentement dissiper : comme si ces invisibles frémissements ces invisibles soupirs cette invisible palpitation qui peuplait l’obscurité n’étaient pas simplement les bruits d’ailes, de gorges d’oiseaux, mais les plaintives et véhémentes protestations que persistaient à émettre les débiles fantômes bâillonnés par le temps et la mort mais invincibles invaincus continuant de chuchoter, se tenant là, les yeux grands ouverts dans le noir, jacassant autour de grand-mère dans ce seul registre qui leur était permis, c’est-à-dire au-dessous du silence que quelques éclats quelques faibles rires quelques sursauts d’indignation ou de frayeur crevaient parfois14.

La coexistence des deux sens est encore maintenue : le texte réussit cette gageure de tenir deux propos simultanément en utilisant un vocabulaire très proche de celui du premier paragraphe (l’adjectif invisible, palpitant / palpitation, ténèbres / obscurité) et se plaît à rappeler l’incipit avec ce « bruit d’ailes » qui constitue un jeu de mots au regard du « l’une d’elles » énigmatique lancé à l’orée du roman et comme renouvelé ici. La référence se brouille, plusieurs pistes s’ouvrent avant de stabiliser le sens sur ces « fantômes » visitant la 13 14

H., p.10. H., p.10.

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grand-mère. Or, « fantômes » est du masculin : tout comme « elles » ne trouvait sa référence que par inférence, ce terme ne renvoie à ce même pronom à double sens que de manière décalée. Le texte semble donc s’organiser autour d’un référent non lexicalisé, sans genre ni nombre, entité sous-jacente, absence à laquelle le texte se plaît à référer inlassablement. On entrevoit déjà le problème : loin d’avoir un antécédent unique et localisable, le pronom renvoie à une entité insaisissable, enfouie dans l’épaisseur du texte. Cette duplicité, quoique résolue, se prolonge au quatrième paragraphe dans lequel on retrouve les pronoms « les » et « elles » ainsi qu’un vocabulaire rappelant incontestablement l’incipit (branches, arbre, mouvement / battements, plumes, immobile et jusqu’aux expressions « semblables à » et « derrière ») : les imaginant, sombres et lugubres, perchées dans le réseau des branches, comme sur cette caricature orléaniste reproduite dans le manuel d’Histoire et qui représentait l’arbre généalogique de la famille royale dont les membres sautillaient parmi les branches sous la forme d’oiseaux à têtes humaines coiffés de couronnes endiamantées et pourvus de nez (ou plutôt de bec) bourboniens et monstrueux : elles, leurs yeux vides, ronds, perpétuellement larmoyants derrière les voilettes entre les rapides battements de paupières bleuies ou plutôt noircies non par les fards mais par l’âge, semblables à ces membranes plissées glissant sur les pupilles immobiles des reptiles15.

Ce début d’Histoire est très souvent cité, il n’est pourtant pas le seul des romans simoniens à poser le problème de la référence. La Bataille de Pharsale en serait un deuxième exemple, où l’on retrouve des procédés assez similaires et dont l’incipit renvoie aussi au Palace, de sept ans son aîné : Et à un moment, dans un brusque froissement d’air aussitôt figé (de sorte qu’il fut là – les ailes repliées, parfaitement immobile – sans qu’ils l’aient vu arriver, comme s’il avait non pas volé jusqu’au balcon mais était subitement apparu, matérialisé par la baguette d’un prestidigitateur), l’un d’eux vint s’abattre sur l’appui de pierre, énorme (sans doute parce qu’on les voit toujours de loin), étrangement lourd (comme un pigeon en porcelaine, pensa-t16 il .

15 16

H., p.10-11. Le P., p.9.

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La rapidité du mouvement, le bruit d’air froissé, les expressions « l’un d’eux » et « matérialisé », autant d’éléments présents dans les deux romans. Il est là encore remarquable de constater la présence d’un pronom sans antécédent, lancé dès le début du texte et qui, une fois de plus, ne trouve sa référence que par déduction grâce aux « indices textuels » concédés : les ailes, le plumage dont il est question dans la suite, le bec, etc. ne laissent pas de doute, il s’agit bien d’un oiseau mais jamais le pronom ne sera repris par le SN « le pigeon ». Ce nom est présent mais au détour d’une comparaison et qui plus est dans une parenthèse17, ce qui éloigne d’autant plus le référent véritable. Le texte se plaît à décrire par devinette plutôt que de nommer. Il reste toutefois que le lecteur attentif et familier de Simon peut se souvenir de ce début pour attribuer un référent au « il » énigmatique de La Bataille de Pharsale. Ajoutons que cet incipit du Palace, d’une certaine façon, fonctionne comme celui d’Histoire : le « Et » liminaire pose lui aussi la question d’un avant absent, mais dont la présence semble sousentendue et presque nécessaire. L’information nouvelle introduite par et, dans son emploi usuel, « doit évidemment respecter la cohérence sémantique dont B. Pottier rappelle justement la nécessité (au sein de la macrophrase P, « et p2 » a forcément quelque rapport avec le déjà dit) »18, norme qui n’est pas respectée ici. Nous souscrivons en ce sens aux propos de Catherine Rannoux parlant de cet emploi spectaculaire d’un connecteur dont l’émergence initiale entraîne immédiatement un déséquilibre puisque reste vacante la place du premier segment textuel qu’il devait relier au deuxième, l’incipit commence donc par simuler un tour de passe-passe textuel, ce que l’on pourrait appeler un tour de prestidigitation, de sorte que le récit est là - ses référents déjà constitués, parfaitement composé - sans que les lecteurs l’aient vu arriver...19.

On peut comprendre ce lien non simplement comme la connexion à un segment antérieur, mais aussi comme le renvoi à un référent potentiel enfoui. Le contexte permet d’attribuer un référent à 17

C’est aussi le cas dans Histoire. Guy Serbat, « Et "jonctif" de propositions : une énonciation à double détente », L’Information grammaticale, n°46, 1990, p.26. 19 Catherine Rannoux, « Commencer : comment est-ce ? Quelques incipits simoniens », op. cit., p.55.

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ce pronom ambigu mais avec un retard indéniable. Il ne s’agit pas de cataphore, puisque la référence peut se déduire d’indices textuels accompagnant le pronom : Catherine Rannoux parle d’ « anaphore suspendue » pour désigner « cette suspension de la référence ». De fait, c’est moins l’anaphore qui est suspendue que sa référence. Nous parlerions plutôt ici de « référentiation potentielle ». Le début de L’Acacia fournit un autre exemple de cet emploi bien particulier des pronoms et confirme qu’il s’agit là d’une spécificité du texte simonien : Elles allaient d’un village à l’autre, et dans chacun (ou du moins ce qu’il en restait) d’une maison à l’autre, parfois une ferme en plein champ qu’on leur indiquait, qu’elles gagnaient en se tordant les pieds dans les mauvais chemins, leurs chaussures de ville souillées d’une boue jaune que l’une des deux sœurs parfois essuyait maladroitement à l’aide d’une touffe d’herbe, tenant de l’autre main son gant noir, penchée comme une servante, parlant d’une voix grondeuse à la veuve qui posait avec impatience son pied sur une pierre ou une borne20.

Ce paragraphe présente apparemment deux femmes dont l’une est veuve. Le contenu narratif permet de les discriminer : l’une essuie le pied que l’autre pose sur une pierre. Cependant, il convient de lire plus avant afin de distinguer en fait, dans le « elles » très vague, trois femmes, deux sœurs et une veuve : « elles s’entassaient toutes les trois ». Remarquons que le texte considère le référent comme évident : l’article défini le prouve, ce dont il est question est censé être connu du lecteur. Plusieurs pistes semblent donc se profiler, que notre étude va tenter d’éclaircir : comment l’écriture met-elle en jeu sa propre lisibilité ?

2. A la recherche du référent perdu Le référent, bien qu’enfoui, est recouvrable, bien souvent, dans le contexte immédiat du pronom. Dans certains cas cependant, il est à chercher en amont, comme dans cet extrait du Palace : l’apercevant alors, tombé lui aussi sur le carrelage, un peu sur sa gauche, le folio supérieur se soulevant autour de la charnière de la pliure, comme animé d’un mouvement propre (...), comme s’il se déployait par l’effet d’une 20

L’A., p.11.

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facétieuse et sarcastique volonté, s’immobilisant quand le volet supérieur eut atteint un angle d’environ quarante-cinq degrés, la première partie du gros titre entièrement visible21.

Folio, charnière, volet, gros titre, autant de parties typiques du livre qui aident à attribuer un antécédent au « l’ ». Cet extrait est à rapprocher d’un passage précédent qui permet d’affiner la référence : Il le lança donc sur la table, le surveillant un moment du coin de l’œil (...) mais, soit qu’il fût trop longtemps resté plié dans l’autre sens, soit qu’il fût trop épais pour rester ainsi sans être dans une poche ou maintenu par quelque chose, le folio supérieur commença à bâiller et se soulever, se rouvrant lentement par un mouvement imperceptible mais continu de volet autour de sa charnière22.

On retrouve les termes folio, charnière, volet. Le second extrait est plus précis puisque l’on sait qu’il s’agit d’un journal, notons cependant que ce mot n’est pas donné comme l’antécédent grammatical du pronom, il est présent mais au détour d’une comparaison - comme c’est le cas dans d’autres textes : comme celles [les nouvelles] qu’annonce le vieux journal dont l’épicier s’est servi pour envelopper la botte de poireaux23.

L’attribution du référent se fait donc à la fois par anaphore (grâce à la mémoire lectrice) et référentiation potentielle (le contexte aide à la compréhension). De même dans cet autre passage présentant un fonctionnement identique et nécessitant un effort de mémoire pour reconstituer le sens manquant : larmes dans ses yeux J’ai dit Mais tu le sais tu le sais emplissant les coupes de ses yeux brillant suspendues au bord des cils mais sans déborder bombées tremblotant capillarité ou quoi impossible de trouver le mot cristal liquide tandis qu’ils s’élargissaient peu à peu s’agrandissaient sombres dévoraient son visage comme des taches sur un buvard si je pouvais l’arracher de moi brûlante me consumant me24.

21 22 23 24

Le P., p.183. Le P., p.146-147. Le P., p.146. H., p.381.

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Le contexte ne livre aucun mot féminin singulier susceptible de tenir le rôle de source pour ce « l’ ». Seule la mémoire se révèle capable de livrer la clé du mystère : il faut remonter vingt pages plus haut pour comprendre de quoi il retourne : je voudrais je voudrais je voudrais si je pouvais l’enlever l’arracher de moi retrouver la fraîcheur l’oubli Déjanire25.

La reprise est évidente et relie incontestablement ces deux extraits : c’est de leur rapprochement qu’un sens peut se dégager. Encore faut-il connaître la légende concernant Déjanire : le référent à déduire est donc « robe » que, une fois encore, le texte ne juge pas nécessaire de préciser. L’œuvre simonienne impose au lecteur un travail de mémoire et de mémorisation qui doit lui permettre de rapprocher deux passages, même éloignés, et donner sens aux pronoms, sens si évident qu’il n’est pas besoin de le nommer. Le procédé est identique à la fin du Palace qui reprend l’incipit : cette fois il parut se matérialiser à partir de l’air lui-même, violemment, bruyamment froissé ou plutôt fouetté, brassé, agité, comme par quelque opération magique dont ils auraient manqué le commencement26.

La mémoire a une utilité réelle pour lever de telles ambiguïtés. Cette compétence acquise une fois pour toutes 27 , le texte peut en jouer comme dans cet exemple tiré du même roman : il pouvait voir voleter puis retomber comme un sillage d’oiseaux affolés et infirmes, et à un moment l’un d’eux (proclamation, affiche ?) jaillit, s’éleva de sous les roues arrières, traversa presque à la verticale la glace, battant des ailes, véhément, froissé, défroissé28.

25

H., p.365. Le P., p.203-204. 27 Il semble en effet, à observer un tel texte, que d’aucuns sont logiquement, nécessairement, aptes à opérer cette lecture. C’est très flatteur pour le lecteur ... mais sans doute quelque peu ambitieux, d’où les nombreuses critiques accusant Claude Simon d’être un écrivain « difficile » et « obscur ». 28 Le P., p.80.

26

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Le marqueur de la répétition est bien évidemment « l’un d’eux » qui nous renvoie à l’incipit déjà cité, ainsi que l’amorce, identique : « et à un moment ». Pourtant, le référent n’est pas, contrairement au paragraphe inaugural, un pigeon. Tout le travail textuel tend cependant à transférer sur les papiers volants les caractéristiques du pigeon, de façon à ramener le lecteur à ce « point » de la courbe du roman qu’est l’incipit : la soudaineté de cette apparition (« vint s’abattre » / « jaillit »), « le froissement d’air » figuré donc, devenant propre dans le cas du papier (« froissé »), l’évocation des « ailes » réelles pour le pigeon, métaphoriques pour le détritus. Indépendamment de la désignation de ce papier qui, on le voit, joue sur la polysémie des termes, il est important de remarquer comment le contexte prépare cette (con)fusion : le verbe « voleter » anticipe sur la présence dans le texte d’un référent volant . Le lecteur s’attend donc à un oiseau, référent volant le plus logique. Plus subtil encore, l’utilisation de « comme » produit un brouillage de la lecture. Deux interprétations de « il pouvait voir voleter puis retomber comme un sillage d’oiseaux affolés » sont possibles : la première, grammaticalement juste, fait de « comme un sillage d’oiseaux » le sujet de la relative à l’infinitif, la seconde en fait un groupe nominal prépositionnel exprimant la comparaison. Dans ce dernier cas, le COD manque, il y aurait rupture de construction et « l’un d’eux » deviendrait a posteriori et pour le sens ce complément manquant, assimilé alors à un oiseau. On voit en cela que la construction même de la phrase cherche à confondre, dans l’esprit du lecteur, « l’un d’eux » et « oiseau », afin de référer au commencement du texte. L’écriture joue donc avec la mémoire du lecteur puisqu’elle s’ingénie à rappeler un antécédent, celui de l’incipit - qui a comme exercé le lecteur à une démarche déductive - pour mieux brouiller les cartes : elle l’habitue à associer un référent à un contexte ou des expressions « déclencheuses » pour ensuite décaler la signification29. On le voit, le sens simonien est toujours fuyant et la répétition constitue à la fois une aide précieuse (par exemple dans Histoire) et un piège. Regardons de même ce passage de La Route des Flandres : suant nos corps emperlés exhalant cette âcre et forte odeur de racine, de mandragore, j’avais lu que les naufragés les ermites se nourrissaient de racines 29

Sur ce point, voir notre article « Eléments pour une autostéréotypie : le cas du texte répétitif », Poétique, février 2001, n°125, p. 17-31.

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Le Chant de l’arabesque de glands et à un moment elle le prit d’abord entre ses lèvres puis tout entier dans sa bouche comme un enfant goulu30.

L’antécédent du pronom « le » est ici, une fois n’est pas coutume, explicite et aisément repérable, cette facilité même, surprenante lorsque l’on connaît l’écriture simonienne, cache évidemment un jeu de mots exploitant la polysémie du substantif « gland ». Le glissement était certes prévisible et préparé : dans le contexte sexuel qui précède, le segment débutant par « j’avais lu » fait figure de coq-à-l’âne31 et le mot « gland », par la sexualité ambiante, prend inévitablement, avant même le retour au couple, un double sens. Le segment de gauche contamine en quelque sorte la signification du terme. S’il est indéniable que le texte joue avec l’attribution de la référence du pronom, remarquons aussi que la scène, par là-même, gagne en force : l’image concrète du gland fruit se superpose à celle du sexe masculin qui acquiert une présence plus marquée. On sait que Simon revendique une littérature du concret, de l’élémentaire. En outre, ce glissement est signifiant : l’acte sexuel fait partie dans cette œuvre de l’un des quatre besoins élémentaires de l’homme avec celui de se nourrir 32 , on comprend mieux dès lors le glissement. Il apparaît à travers ce court passage que le pronom et les problèmes de référence qu’il pose sont loin d’être anodins : ce fonctionnement particulier est porteur de significations liées à l’œuvre, contient aussi les éléments d’une poétique où la répétition a un rôle de premier plan, marque enfin un mode de lecture spécifique que l’œuvre entière confirme. La catégorie pronominale usuelle « où la pronominalisation a pour condition nécessaire l’identité matérielle des référents, c’est-à-dire la coréférence actuelle »33 est, dans cet exemple, mise à mal : « le » tire sa référence virtuelle de l’anaphorisé mais ce dernier et le pronom n’ont pas la même référence actuelle. On pourrait dire que l’anaphore 30

La RF., p.244-245. Même si la reprise du mot « racines » est un lien majeur. On sait que le mot, carrefour et nœud de signification, est chez Claude Simon un pont essentiel dans les associations d’idées ou de « séries ». 32 Voir par exemple ce passage de L’Acacia : le désir sexuel marquant la reconnaissance du corps chez le soldat est évoqué comme « quelque chose d’aussi furieux, d’aussi élémentaire et d’aussi impérieux que la faim ou la soif », p.349. 33 Jean-Claude Milner, Ordres et raisons de langue, op. cit., p.35. 31

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fixe un signifiant en laissant glisser le signifié. Simon joue donc avec la grammaire en même temps qu’avec le lecteur. L’utilité de la répétition apparaît clairement : elle permet la mise en place d’un automatisme d’association qui vient résoudre l’absence de référent explicite. Si, dans bien des cas, mémoire et connaissance de l’œuvre parviennent à percer le mystère du pronom par ce travail d’inférence, le suspens du sens est parfois maintenu : l’antécédent reste alors à jamais perdu34.

3. L’écriture du silence Histoire, roman du mensonge 35 , illustre particulièrement bien ce suspens du lisible. L’entrée de chacune de ses sections met déjà en place cette caractéristique. Ainsi, la section 8 fait usage d’un pronom cataphorique : Elle était déjà là m’attendait dans la cour pourtant il n’était pas encore deux heures je m’excusai Elle réussit à sourire cachant son mécontentement derrière un bavardage qu’elle croyait sans doute mondain jouant à la dame en visite Sans doute qu’à force de piller les familles ruinées de la région elle a dû apprendre ces manières distinguées minaudières à l’aide desquelles elle doit subjuguer sa clientèle de nouveaux riches et leur revendre son butin quatre fois le prix qu’elle l’a payé36.

On comprendra peu à peu que la femme dont il est question est une antiquaire venant acheter un meuble au narrateur. De nombreux 34

On peut s’appuyer, pour séparer ces deux cas de figure, sur la distinction résidant entre l’ellipse et la réticence : « Si l’ellipse demande la réintégration d’un élément sémantique recouvrable dans le contexte, la réticence demande l’interprétation d’une intention communicative sans expression », Michèle Prandi, « Figures textuelles du silence : l’exemple de la réticence », Le Sens et ses hétérogénéités, sous la direction de Hermann Parret, Paris, Ed. du CNRS, 1991, p.158. Fontanier insiste de même sur l’évidence propre à l’ellipse : « les mots qui manquent viennent tellement s’offrir comme d’eux-mêmes à la pensée, qu’on n’ait pas à se demander un seul instant ce que l’auteur a voulu dire », Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p.308. L’exemple suivant offre une parfaite illustration à cette recouvrabilité de la référence : « deux tiges de rosiers grimpants s’entrecroisant s’enlaçant dessinant des huit épineux comme des ronces me rappelant la fois où je m’étais écorché tombant dedans et elle affolée racontant qu’un ami de la famille était mort en trois jours du tétanos pour s’être tout simplement piqué dans son jardin en taillant ses… », H., p.15. 35 Voir plus loin, chapitre III. 36 H., p.224.

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exemples jalonnent le livre et confirment cette volonté de ne pas formuler explicitement : me dévorant courant sur moi charogne déjà rongée noires myriades grouillant, puis peu à peu je les [les fourmis] sentis abandonner mon bras refluer en mordillant, mille piqûres, réussissant enfin à le [le bras] remuer, me rendant compte alors qu’il [le soleil] était déjà haut37.

Nous avons fait apparaître entre crochets les référents sous-jacents : on relève là encore une grande complexité en particulier du fait de la confusion possible des deux pronoms masculin singulier. De plus, le référent « fourmis » reste absent, « soleil » n’apparaît qu’un peu plus bas. Même ambiguïté pour les référents « la ville » ou « les cartes », tus dans les exemples suivants : Puis je pus la deviner sa lueur diffuse stagnant derrière les collines noires sortant du sol aurait-on dit38, Une des piles que j’avais posées à côté de la commode s’était écroulée et elles avaient glissé s’éparpillant sur le carrelage J’ai posé ma veste et le dossier sur le lit et me suis accroupi pour les ramasser39.

Certes, dans la plupart de ces extraits, un travail d’interprétation assez élémentaire suffit à reconstituer le chaînon manquant. La fréquence du procédé fait cependant signe d’une poétique plus large qui inverse les normes : non seulement le pronom vient avant le nom, contrairement à l’étymologie du terme et à son usage courant, mais il tient lieu de nom, en effet, il n’est plus le substitut d’un SN qui le plus souvent reste sous silence, il prend une valeur autonome qui ne nécessite plus un nom pour désigner : le texte donne un sens plein et indépendant au pronom, ce qui constitue un fonctionnement très nouveau de cette catégorie. Usuellement en effet, l’anaphore pronominale combine « la relation symétrique de coréférence et une relation asymétrique, qu’on peut dire de reprise, entre deux termes hétérogènes, l’un autonome, l’autre non-autonome »40. Sa définition 37 38 39 40

H., p.40-41. H., p.325. H., p.328-329. Jean-Claude Milner, Ordres et raisons de langue, op. cit., p.19.

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traditionnelle 41 est indéniablement remise en cause dans le roman simonien. L’anonymat est maintenu coûte que coûte : Je pensai qu’il faudrait lui téléphoner avant qu’il quitte son bureau42.

Le cousin Paul n’est pas nommé, de sorte qu’il faut attendre près de cent pages pour que ce pronom trouve un référent : « mais voyons ! dit Paul »43. Cette particularité est trop marquée pour ne pas être le signe d’une sorte de poétique plus étendue que ces quelques exemples manifestent et signalent. C’est, comme nous le montrerons 44 , que l’implicite est au cœur du livre. Ce suspens auquel la répétition remédie en partie innerve l’ensemble du texte, référence pronominale comprise. Si Histoire marque particulièrement l’ambiguïté de la référence, d’autres romans présentent cette caractéristique. Ainsi peut-on lire dans L’Herbe : ses mains en train de déboutonner fiévreusement le col de la chemise de l’homme, assistant de la même façon (comme du dehors) à ce qui se passa ensuite : les deux mains de l’homme velues, chaudes, carrées, lui attrapant brutalement les poignets, les réunissant, les immobilisant, tous les deux se tenant un moment face à face, un peu haletants, et lui : « Mais qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce que tu as ? » et elle : « Rien, que veux-tu que... Rien ! », essayant de se dégager, de s’échapper, et lui rattrapant, réunissant de nouveau les poignets qu’il aurait pu tenir dans une seule de ses mains, disant : « Allons », et elle : « Tu me fais mal, je t’en prie, tu... », tous les deux luttant maintenant : Louise pouvant, lui semblait-il, les voir, haletants, luttant dans l’odeur fade, écœurante, de l’alcool répandu, parmi les éclats de verre brisé45.

Deux scènes se confondent : Louise et son amant, évoqués au début du passage, et une dispute entre Sabine et Pierre que Louise entend à 41

« l’anaphorisant est non autonome et dépourvu de référence virtuelle propre », ibid., p.38. 42 H., p.233. 43 H., p.302. Le retour de l’expression « short crasseux », attribut que porte le personnage, permet de l’identifier : « avec pour tout costume le même et invariable short crasseux » p.233 : remarquons que le texte souligne la pérennité de ce trait distinctif : on peut considérer qu’il met en relief par là une caractéristique scripturale autant que diégétique, « Il portait un short crasseux », p.304. 44 Voir infra chapitre III. 45 L’H., p.168.

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travers la cloison de sa chambre. Cette juxtaposition s’exprime à son apogée dans le pronom « les » qui contient une double référentialité. C’est un procédé identique dans ces célèbres passages de La Route des Flandres où guerre et sexe se confondent : peut-être étais-je toujours couché là-bas dans l’herbe odorante du fossé dans ce sillon de la terre respirant humant sa noire et âcre senteur d’humus lappant son chose rose mais non pas rose rien que le noir dans les ténèbres touffues me léchant le visage mais en tout cas mes mains ma langue pouvant la toucher la connaître m’assurer, mes mains aveugles rassurées la touchant partout courant sur elle son dos son ventre avec un bruit de soie rencontrant cette touffe broussailleuse poussant comme étrangère parasite sur sa nudité lisse, je n’en finissais pas de la parcourir rampant sous elle explorant dans la nuit découvrant son corps immense et ténébreux46.

Les pronoms « elle » et « la » ainsi que l’adjectif « sa » réfèrent à la fois à la terre et à la femme. Leurs attributs respectifs coïncident et se confondent de sorte que le passage entier utilise la forme pronominale pour maintenir cette duplicité. Le vocabulaire associé est lui-même polysémique et rend possible l’ambiguïté. Lucien Dällenbach évoque un autre exemple de cette double référentialité dans La Bataille de Pharsale : Avant que l’on sache de quoi il retourne, la question « Vous l’aimez comment » ne renvoie-t-elle pas aussi bien à l’amour que Charles porte au modèle qu’à ses goûts d’amateur de café ?47.

Dans un autre passage de La Route des Flandres, l’utilisation du pronom « il » renvoie de la même façon simultanément à l’ancêtre suicidaire du narrateur et à De Reixach : sans doute aurait-il préféré ne pas avoir à le faire lui-même espérait-il que l’un d’eux s’en chargerait pour lui, lui éviterait ce mauvais moment à passer mais peut-être doutait-il encore qu’elle (c’est-à-dire la Raison c’est-à-dire la Vertu c’est-à-dire sa petite pigeonne) lui fût infidèle peut-être fut-ce seulement en arrivant qu’il trouva quelque chose comme une preuve comme par exemple ce palefrenier caché dans le placard, quelque chose qui le décida, lui démontrant de façon irréfutable ce qu’il se refusait à croire ou peut-être que son honneur 46

La RF., p.242-243. Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, Les Contemporains, 1989, p.201. L’extrait se situe dans La BP., p.128.

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lui interdisait de voir, cela même qui s’étalait devant ses yeux puisqu’Iglésia lui-même disait qu’il avait toujours fait semblant de ne s’apercevoir de rien48.

Les deux personnages se superposent et l’on passe, par le biais du pronom, de l’un à l’autre : « il » est ainsi le lieu du glissement et le siège de la confusion. Dans Les Géorgiques, un processus identique permet la superposition de deux générations : le brigadier et L.S.M., son arrière-arrière-grand-père, semblent vivre la même expérience, l’utilisation du même pronom pour les désigner explique qu’il est parfois difficile de les distinguer, dès lors, en dépit des années qui les séparent, ils coexistent, du moins dans le texte, au point d’en être inséparables, au travers d’un pronom qui les unit, les soude inextricablement en son sein, ils deviennent, à proprement parler, solidaires. Dans d’autres cas, l’ambiguïté référentielle est entretenue : c’est le cas de pronoms nécessitant un savoir extratextuel pour trouver un référent. Si certains suspens ne peuvent être levés que par la connaissance de l’œuvre simonienne, on peut admettre que le lecteur se doit de maîtriser l’univers textuel qu’il parcourt. Mais il faut parfois recourir à l’Histoire pour déterminer de qui il s’agit, on trouve ainsi une allusion à un homme dont L’Acacia dresse le portrait : Le visage de l’homme qui se tient au centre du groupe n’a rien de particulier. Taillé à coups de serpe et tanné par le grand air des manœuvres ou des chasses, ce pourrait être celui d’un ouvrier ou d’un paysan dont il ne se distingue que par sa moustache en crocs, aux pointes relevées, qui est alors de mode dans une certaine société, tant en Allemagne qu’au faubourg SaintGermain, et le casque à pointe qui le surmonte (...). Celui qui se tient au centre du groupe a posé sur la coquille d’un sabre la petite main qui termine un bras atrophié, comme un bras de poupée49.

Aucune autre précision n’est donnée, le personnage reste anonyme : le texte considère qu’il livre là suffisamment d’éléments pour comprendre que l’homme en question est Guillaume II. Même silence concernant celui dont l’Histoire seule peut nous dévoiler qu’il s’agit de Rommel : 48 49

La RF., p.294-295. L’A., p.313.

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Le Chant de l’arabesque ... en fait - mais ils ne le savaient pas - c’était toute une colonne blindée qui était passée par là, le général qui la conduisait debout dans sa voiture de commandement, une joue barrée d’un pansement teinté de sang, rebondissant dans les cahots, cramponné au pare-éclats, imperturbable (...) - le général (on allait plus tard le faire maréchal) qui pendant quatre années allait formidablement foncer de la même manière, balayant tout sur son passage, dans des déserts, des sables, sous des soleils encore plus brûlants (...) - et plus tard reculer à son tour (...) jusqu’à ce que, sur ordre (...) lui-même dirige sur sa tempe le canon d’un pistolet et appuie sur la détente50.

Le caractère entreprenant et déterminé, la blessure, le titre de maréchal et le suicide 51 , autant de motifs typiques par lesquels l’on peut reconnaître le général allemand. Mais, on le voit, cela implique une connaissance historique en l’absence de laquelle le pronom reste indéfiniment dépourvu de référent52. Comment attribuer une référence au pronom ? telle est la question que pose le roman simonien. Plus globalement, on peut se demander par quels moyens le lecteur retrouve la source adéquate. Georges Kleiber nous paraît avoir une analyse très intéressante de ce point de vue en redonnant toute sa valeur à « la conception mémorielle ou non textuelle du processus anaphorique » : l’assignation du référent au pronom se fait par l’intermédiaire de la représentation mentale construite à partir du discours. Il est donc faux de croire que la compréhension de il passe par la quête préalable de l’antécédent. (...) Au moment de l’énonciation d’un pronom anaphorique, un interlocuteur va quérir la complétude référentielle exigée par le pronom dans son esprit, dans sa mémoire immédiate ou discursive. Le rôle du contexte ne se trouve pas supprimé pour autant : c’est lui qui introduit par la mention antérieure (ou postérieure) le référent dans l’esprit de l’interlocuteur et c’est donc là que l’interlocuteur va chercher le bon référent de il et non dans le texte luimême53. 50

L’A., p.329. Le Jardin des Plantes peut aider à l’identification du personnage puisqu’il cite le journal de Rommel et évoque sa destinée. 51 L’image du pistolet dirigé sur la tempe est métaphorique et fait bien sûr le lien avec l’ancêtre L.S.M. et dans une moindre mesure avec De Reixach : de fait, Rommel a choisi le poison. 52 Même nécessité d’un savoir extratextuel dans L’Invitation qui raconte une visite en Russie et comporte un certain nombre d’allusions historiques. 53 Georges Kleiber, « Référence pronominale : comment analyser le pronom il ? », Lalies, n°13, 1994, p.89.

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L’attribution du référent s’opère bien en profondeur. Reste que chez Simon, l’accessibilité du référent est souvent problématique. Georges Kleiber montre que le référent étant donné, donc évident, l’utilisation d’un marqueur de forme faible se justifie. Or, on doit admettre que si le texte la considère comme manifeste, la référence demeure ambiguë ou difficilement accessible pour le lecteur. De plus, la question très pertinente soulevée par Kleiber, est en suspens : « si plusieurs référents sont disponibles, c’est-à-dire saillants, dans le focus, sur quelles bases trouvera-t-on le référent visé ? »54. C’est précisément un des traits caractéristiques du texte simonien que de maintenir ce flottement référentiel et cet éclatement du sens dont une analyse de la référence pronominale doit tenir compte. Le terme de « bases » est à nuancer : c’est par tâtonnements et réajustements que le lecteur avance, d’où l’intérêt inégalé de la relecture. « Il » trouve donc son référent grâce à la saillance de la référence : celle-ci est disponible dans le focus du lecteur. Toutefois le texte simonien nous invite à envisager la présence du référent non linéairement mais simultanément. Le marqueur « il » fait remonter en surface sa propre source : l’attribution d’une référence devient une opération de désenfouissement qui la maintient à l’état de virtualité. Le texte et la mémoire du lecteur s’imposent dans toute leur épaisseur et c’est dans ce double lieu que le sens est à chercher. Loin de limiter la référence en nommant, en dé-finissant, Simon privilégie l’ouverture : Mais il me semble que ne pas donner de noms, c’est ouvrir les choses. Par exemple la scène de départ des mobilisés à la gare, je pense qu’elle a dû être la même à Toulouse, Limoges ou Rennes... Peut-être que ça permet aussi de dégager davantage de sens ?55 54

Ibid., p.94. Claude Simon, « Visite à Claude Simon, L’atelier de l’artiste », entretien avec J.C. Lebrun, Révolution, n°500, 29 septembre 1989, p.37-38. Voir aussi : « Règle (me semble-t-il) : suggérer mais ne jamais expliciter. D’où mon laconisme », « Dans l’arc du livre il y a toute la corde », entretien avec M. Calle-Gruber, Nuit Blanche, printemps 1999, n°74. Ce point de vue sur la dénomination est à confronter aux propos d’A. Robbe-Grillet lorsqu’il affirme : à partir du Labyrinthe, « je savais désormais qu’il ne pouvait plus être question de représentation, et je pouvais nommer une ville réelle tout en produisant par mon propre texte une ville parfaitement imaginaire », discussion faisant suite à son intervention « Sur le choix des générateurs », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, tome 2. Pratiques, Paris, UGE, 10/18, 1972, p.166 55

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Cet usage des pronoms rend donc possible l’ouverture du texte. C’est aussi le signe d’un intérêt non pas pour la réalité, le caractère référentiel de l’écriture, mais pour les pouvoirs du langage, sa matérialité. Or, le recours à la périphrase pour pallier le refus de nommer nous paraît être une façon d’approcher les mots avec précaution, comme s’il était dangereux, voire interdit de les asséner : Certaines qui avaient sans doute rencontré un caillou ou un éclat de roche avaient leurs pointes écrasées, ou tordues, comme un crochet (...). Ce n’était pas lui (le gamin de quatre ans) qui avait découvert l’endroit (...). Et si elles (les deux femmes aux vêtements toujours sombres) connaissaient l’endroit (en fait tout le monde le connaissait, il n’avait rien de secret (...)), elles n’en avaient rien dit, soit par l’effet d’une superstitieuse horreur, soit que par quelque décision des autorités militaires l’approche de l’endroit fût interdite56.

Ce passage de L’Acacia fait allusion aux balles déterrées avec lesquelles le narrateur enfant va jouer. Cette découverte est plus insoutenable encore lorsque l’on sait qu’il a perdu son père à la guerre 57 . Le texte recourt donc au pronom à la place du terme « balles » qui ne peut se dire d’emblée : la description vient en premier, l’écriture chemine avant d’atteindre le mot précis et interdit. Cet extrait n’est qu’un parcours vers la dénomination. Les nombreuses évocations du secret confirment cet aspect : l’endroit est le siège de l’indicible, en lui se concentrent l’impossible, l’ineffable. C’est d’après nous la métaphore d’une écriture qui apprivoise la référence avant de la livrer en ce qu’elle a parfois d’insoutenable ou même de profanateur. L’Acacia, qui s’ouvre sur la recherche du cadavre du père, ne présente jamais clairement le lien familial avec le narrateur, le mot même de père est tu. Le roman, lui-même quête de l’origine, ne présente ce personnage que par l’intermédiaire d’un pronom : il fut impossible de savoir où la première balle l’avait atteint.(...) rien donc n’assure que lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux les combattants ennemis (...) le trouvèrent bien ainsi, c’est-à-dire, comme on le raconta plus tard à la veuve, toujours adossé à cet arbre58. 56

L’A., p.321. L’A., p.324 : « il fut impossible de savoir où la première balle l’avait atteint. (...) La seconde balle l’atteignit au front ». 58 L’A., p.324-327. 57

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Quelque chose de sacré émane de cette évocation. L’œuvre n’a de cesse de chercher un père qui restera absent linguistiquement et ne se manifestera qu’à travers un simple pronom qui désigne à la fois celui dont on est l’intime et celui qu’on ne peut nommer. Peut-on aller jusqu’à assimiler le corps que l’on cherche à la référence manquante du « il » ? Sans doute. Mais le plus important réside dans ce tragique de l’anonymat, du disparu. La périphrase permet par conséquent d’approcher la désignation, par cercles de plus en plus resserrés, alors seulement le texte peut - a le droit de - nommer explicitement. Les mots en cela prennent une force réelle puisqu’en eux habitent un interdit, une dimension sacrée. Cet aspect contribue à donner à l’écriture simonienne ce caractère primitif que nombre de critiques lui attribuent. Or, si l’information essentielle vient après dans la phrase simonienne, elle rejoint la parole enfantine et archaïque qui nous relie à l’Origine. Placer le pronom avant le nom relève d’une forme d’immaturité langagière : dans son étude sur le langage des enfants, Bénédicte de Boysson-Bardies montre qu’ « un nombre important de sujets postverbaux, sujets clitiques omis ou non, est très caractéristique dans les premières phrases des enfants français »59. Primitivement, le langage tend ainsi à placer en premier le verbe, précédé ou non d’un pronom, ensuite le nom d’agent. Parce qu’ils permettent de retarder le sens, parce que leur usage rend à la langue sa matérialité, les pronoms participent très largement d’une poétique : ne pas dire, c’est à la fois trop dire et dire l’essentiel. Qu’ils trouvent ou non une référence, les pronoms simoniens ont donc une importance majeure dans cette écriture : ils appellent un effort du lecteur, parfois infructueux car le texte reste muet. Par son ampleur, un tel procédé trouve légitimement sa place dans la poétique simonienne : le cas de la pronominalisation pourrait n’être qu’une manifestation d’un phénomène plus vaste par lequel, inexorablement, l’écriture trace tours et détours60. 59

Bénédicte de Boysson-Bardies, Comment la parole vient aux enfants, ed. Odile Jacob, 1996, p.235. Et de citer des phrases d’enfants du type : « est bon le yaourt », « il pleure bébé » etc. 60 Comme invite à le penser le titre de l’ouvrage Claude Simon à partir de La Route des Flandres. Tours et détours d’une écriture, dirigé par Jacques Brès, Montpellier, 1997.

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Chapitre III

Indicible « Ce qui est important dans une œuvre, c’est ce qu’elle ne dit pas », Pierre Macherey1.

Claude Simon a bien souvent insisté sur l’importance qu’il accordait aux signifiants et à ses pouvoirs d’engendrement : le mot est ce « nœud de significations » où, par des phénomènes de proximité sémantique ou phonique, le texte avance de ses propres reflets. Ces processus ont fait l’objet de nombreuses études 2 , à la suite, en particulier, de Jean Ricardou et de sa théorie des générateurs 3 . Le « générateur », défini comme « le couple formé d’une base et d’une opération »4, est au cœur des lois de production textuelle. La base, mot ou fragment, par un processus de similitude, de répétition ou d’identité, génère ainsi l’avancée textuelle. Le terme inaugural, « jaune », est un exemple de base dans La Bataille de Pharsale. 1

Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1970. On consultera en particulier Lire Claude Simon, Colloque de Cerisy, Paris, UGE, 10/18, 1974. 3 Jean Ricardou, « Esquisse d’une théorie des générateurs », Positions et oppositions sur le roman contemporain, présenté par M. Mansuy, Klincksieck, 1971, p.143-150. 4 Ibid., p.144. 2

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L’homonyme « jaune » au sens d’antigréviste, les termes appartenant à la famille de cette même base tel jaunâtre, les anagrammes plus ou moins partiels comme nuage ou âne, les synonymes, blonde par exemple, autant de vocables issus de celui qui ouvre le roman. D’autres dispositifs, liés davantage à des « jeux » sur la signification permettraient, de la même manière, l’engendrement du texte. La subversion de l’expression5 qu’établisse par exemple la métaphore ou le calembour, opère un aiguillage entraînant la fiction dans tel ou tel sens. La génération peut aussi découler de l’intertextualité. L’exergue de La Bataille de Pharsale en est une illustration : « la plupart des éléments de la strophe se répercutent, soit directement, soit par idée voisine ou dérivée, dans [l]es paragraphes initiaux » du roman 6 . L’intégration d’un texte autre, sous forme de pastiche, est ainsi un mode de prolifération, tout comme le calembour, le nom de Pompée entraînant par exemple l’apparition de « pompeux », de « pompe » ou de « pompier ». La fiction découlerait tout entière d’opérations de ce type : « c’est à partir de lui-même que le texte prolifère : il écrit en imitant ce qu’il lit »7. Dans son ouvrage Les Carrefours du texte8, Ralph Sarkonak prend position vis-à-vis de cette théorie ricardolienne pour s’en servir tout autant que pour la transformer. Contrairement à J. Ricardou, ce critique intègre la dimension référentielle du texte simonien. Le contexte de son étude n’est plus le Nouveau Roman mais le Texte simonien considéré comme un tout. Enfin, une distinction nette est établie entre les générateurs, relevant d’une lecture immanente, et les stimulants, renvoyant à l’extratextualité et au processus génétique. Mais, à l’instar de J. Ricardou, R. Sarkonak considère le langage dans sa réflexivité et sa capacité à se générer de ses propres replis, autarcie qu’il justifie par l’inadéquation du langage à dire le monde : « au projet illusoire de reproduire doit succéder le désir de faire » 9 . Il analyse donc les processus de génération d’abord localement, au travers du mot-ludique, jeux de mots ou paronomase produisant l’avancée du texte. La jointure des séquences est ensuite étudiée : c’est 5

Jean Ricardou, « La Bataille de la phrase », Pour une théorie du Nouveau Roman, Seuil, Tel Quel, 1971, p.119. 6 Ibid., p.125. 7 Ibid., p.262. 8 Ralph Sarkonak, Claude Simon. Les Carrefours du texte, Toronto, Paratexte, 1986. 9 Ibid., p.160.

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en effet par un raccord né d’une proximité de signifiants ou de signifiés que deux paragraphes, en apparence disjoints, se trouvent étroitement liés l’un à l’autre. L’apparence de « désordre référentiel » se trouve ainsi justifiée par cette étude des possibilités génératrices qui « décèle un ordre sous-jacent basé sur la matière langagière même »10. Les correspondances établissent un niveau supplémentaire de relation : une analogie entre deux passages non contigus est tissée dans l’épaisseur textuelle, « analogie en puissance qu’il incombera au lecteur d’actualiser en faisant une lecture "étoilée" du texte »11. Enfin, R. Sarkonak relève des associations paradigmatiques appelées « réseaux », véritables liens sériels qui instaurent une verticalité de la lecture. En prenant appui sur Histoire, le critique repère un fil conducteur qui travaille l’ensemble du texte et s’intègre à son dispositif sémiotique. La répétition apparaît centrale dans ces deux études qui en montrent le pouvoir de génération. Cependant, « langage mimétique » et « langage producteur », pour reprendre le vocabulaire des Carrefours du texte, gagneraient sans doute à être envisagés non plus dans un rapport de cause à conséquence, mais de manière dialectique : l’écriture ne peut exprimer qu’en se présentant sur ce mode double du manque et de l’excès, rapport qui n’est pas sans rappeler le positif et le négatif ainsi définis par Giono : exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant, c’est le positif, ou bien en décrivant tout, sauf l’objet, et il apparaît dans ce manque, c’est le négatif12.

Répéter, se taire : telles seraient les deux faces, inséparables, de l’écriture simonienne. On ne peut nier la problématique très justement analysée par R Sarkonak qui met à jour l’inadéquation du langage chez Simon. Mais cette impuissance de l’écriture à dire le 10

Ibid., p.116. Ibid., p.119-120. 12 Préface aux Chroniques romanesques (1962), dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, 1971-1983, t.III, p.1277. Dialectique encore qui rappelle le « combat qui s’instaure entre la pensée, quasi instantanée, et la parole, successive », Marie-Thérèse Ligot, « Ellipse et présupposition », Poétique, novembre 1980, p.426. L’ellipse est donc au cœur d’une tension que la répétition alimente et résout à la fois. 11

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monde n’empêche pas la fiction d’exister : Histoire, L’Acacia, Triptyque même sont bien, à leur manière, des récits. L’illisibilité dont on a à l’envie accusé les romans de Simon s’intègre selon nous à une poétique plus générale de son écriture qui se manifeste, entre autres, par cet enfouissement du dire. Ces absences seraient compensées par la répétition, créant des liens virtuels, construisant en filigrane une signification autre. S’il est légitime d’affirmer que tout texte est absence 13 , la spécificité simonienne résiderait dans son rapport dialectique avec la répétition : des éléments sont répétés alors que d’autres font défaut. En outre, le concept même d’absence, comme le montre Ph. Hamon, repose tout entier sur celui de norme : L’idéologie et son travail de filtrage se laissent donc appréhender dans l’écart qui existe entre un modèle construit, faisant office de norme, et un donné. Cette relation d’un possible et d’un observable, d’un permis (par la théorie) et d’une absence, est donc une relation doublement problématique, dans la mesure où l’analyste ne saura jamais si cette lacune ainsi circonscrite provient d’une malefaçon du modèle (pas assez « puissant ») ou d’une lacune (provisoire) dans la documentation réunie14.

Le postulat idéologique que nous posons et qui sert de repère à l’écart simonien ne consiste en rien d’autre qu’à penser que le texte est cohérent. On peut suivre sur ce point la réflexion de A.C. Pugh au sujet d’Histoire et de ses manques : il n’est pas raisonnable de supposer que le narrateur aurait « oublié » ces détails essentiels, sans lesquels la raison d’être de la fiction s’écroule (…). Seulement, toute supposition de ce genre repose toujours sur une conception

13

L’ellipse est en effet un facteur de cohérence discursive, voir Lucien Cherchi, « L’ellipse comme facteur de cohérence », Langue française, mai 1978, n°38, p.118128. En outre, elle s’impose comme principe indispensable à la parole : sans elle, « le système du langage serait impraticable. Sans l’ellipse en effet, la redondance serait telle que la parole aurait bien du mal à progresser, empêtrée qu’elle serait dans les répétitions, et des opérations fondamentales (telles les nominalisations) seraient impossibles », Marie-Thérèse Ligot, « Ellipse et présupposition », op. cit., p.427. 14 Philippe Hamon, Texte et idéologie, Paris, PUF, « Ecriture », 1984, p.14. C’est aussi ce que montre Marie-Thérèse Ligot : partant de la définition de l’ellipse par Fontanier, elle affirme que la grammaire, « définie comme norme » fait de l’ellipse un « écart par rapport à la norme », « Ellipse et présupposition », op. cit., p.423.

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normative du personnage du narrateur, une vraisemblance toute traditionnelle en somme. Or, le texte déstabilise cette vraisemblance à plusieurs reprises15.

Dans la saisie de cette cohérence postulée, quelque chose manque au lecteur qu’il pourra combler, comme nous le verrons, par le truchement des répétitions16 programmées par le texte. Dès lors, on entre davantage dans le champ de la réticence que dans celui de d’ellipse. Celle-ci, « grâce aux liens anaphoriques ou cataphoriques qu’elle entretient avec ses antécédents dans le co-texte » 17, établit les conditions de sa propre résolution. Au contraire, interpréter une réticence, cela ne se réduit pas à la réintégration d’un segment supprimé : il s’agit tout au contraire d’extraire un message directement d’un vide de contenu irréversible, d’un silence absolu18.

Il incombe au lecteur d’affronter la résistance du texte pour lui trouver résolution. A cet égard, le paradoxal flux de la répétition s’impose comme une compensation de premier ordre et c’est à la tension qui en découle que nous attacherons notre analyse.

1. Taire le temps La répétition entre d’abord en résonance avec l’apparent désordre temporel du texte. Les propos de Catherine Rannoux, qui restent vrais pour la plupart des romans simoniens, mettent clairement en avant ce brouillage : 15

Anthony Cheal Pugh, « Histoire d’une lecture - lecture d’Histoire », Le lecteur et la lecture dans l’œuvre, Colloque de Clermont-Ferrand, Association des publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, 1982, II, n°15, p.183. 16 La collaboration du lecteur est évidemment essentielle : « l’absence est ici ellipse, programmée par le texte et comblée (remplie) par le lecteur qui collabore ainsi à la complétude de l’énoncé. Présence en creux d’un implicite dont on désigne la place, c’est aussi la présence en creux du lecteur qui est ainsi, en un endroit précis du texte, installée et sollicitée comme partenaire actif de la communication », Philippe Hamon, Texte et idéologie, op. cit., p.14. 17 Michèle Prandi, « Figures textuelles du silence », Le Sens et ses hétérogénéités, sous la direction de Hermann Parret, Paris, Ed. du CNRS, 1991, p.158. 18 Ibid., p.160.

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Le Chant de l’arabesque l’écriture impose une perception labile de la référence temporelle qui en même temps qu’elle s’énonce ne cesse de se dérober à l’identification, nécessitant un constant retour en arrière à la recherche soit de l’indice susceptible de la fixer (momentanément), soit de l’indice marquant son dérapage en cours19.

Ce que rend possible la répétition, c’est une véritable reconstruction : sous le désordre apparent de la temporalité, les reprises qui jalonnent le texte établissent autant de repères au rétablissement d’une cohérence. L’exemple du Palace le montre parfaitement. Dans le chapitre IV, nous lisons : mais le rideau de la fenêtre d’en face était toujours tiré, simplement d’un vert gris maintenant lui aussi, terne, alors que la nuit, il lui avait semblé olivâtre, sans doute par l’effet de la lumière qui avait dessiné en ombres chinoises sinueuses et mouvantes le sinueux contour du bras levé20.

Trente pages plus loin, les notations « la voyant alors, juste une fraction de seconde : nue le bras levé pour tirer complètement le rideau (...) les ombres chinoises vert-noir projetées sur le rideau, le contour (...) du bras encore levé » 21 , nous rappellent celles lues précédemment. On a ainsi la certitude que la seconde citation a lieu, de fait, avant la première : le « maintenant » glissé dans le texte marque ce bouleversement temporel dans lequel le matin suivant la vision nocturne est raconté avant la vision elle-même. Ce retour permet au lecteur de se repérer dans le « désordre » temporel savamment orchestré par le texte et de rétablir rétrospectivement une cohérence chronologique 22 . Le retour suivant constitue un procédé identique : 19

Catherine Rannoux, L’Ecriture du labyrinthe, Orléans, Paradigme, 1997, p.33. Le P., p. 144. 21 Le P., p. 173 et p.175. 22 On objectera que là n’est pas ce que recherche un nouveau romancier, qui se plaît au contraire à éviter tout récit traditionnel, conforme au « réel » et qui respecterait une chronologie stricte. Sans doute, mais il nous semble que si ce n’est pas l’intention de l’auteur, c’est en tous cas l’effet produit : le lecteur met forcément en liaison les deux passages et, par recoupement, rétablit virtuellement l’ordre des événements - tout en révélant aussi le désordre de la narration : le retour met en avant une déconstruction (qui n’est qu’apparente) et rend possible la mise en évidence d’une construction cachée et sous-jacente. Il est l’élément sans lequel toute compréhension du texte serait impossible, sans lequel le désordre deviendrait éclatement et pure incohérence. Il est

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maintenant il était assis d’une fesse sur le rebord de la table de réfectoire comme il l’avait vu faire la veille à l’Américain23

rappelle l’allusion faite au début du roman à « l’Américain assis d’une fesse sur le rebord de la longue table de réfectoire »24. Or, comme le « maintenant » de l’extrait précédent, la notation temporelle « la veille » inscrit clairement un ordre événementiel que ce retour permet de rétablir. Ces marqueurs temporels étayent le travail de la répétition qui relie deux lieux du texte pour en indiquer la concomittance. L’absence même de ces repères est comme résolue par les reprises qui suffisent à situer le fait relaté dans le temps. En voici deux illustrations. Le passage suivant, pour une première lecture, semble énigmatique : et lui, l’étudiant - ou celui qui avait été l’étudiant -, croyait le 25 voir, pathétique, hurlant, frustré, tandis qu’il se tenait assis parmi les mêmes lauriers roses, les vieillards et les enfants criards (mais à présent il y avait aussi des bonnes (...) comme des espèces de volatiles, avec des robes rayées bleu ciel et blanc, des tabliers à bretelles et festons tuyautés et empesés, palpitant comme des aigrettes, des ailes26.

L’ambiguïté concernant le pronom « il » est patente : est-ce une anaphore de « le » ou du groupe « l’étudiant » ? Dans ce dernier cas, quand le situer ? La locution « à présent » reste relativement obscure : à quel présent correspond ce passage ? Cent pages plus loin, un retour va éclairer d’un jour nouveau cette difficulté : les jeunes bonnes vêtues de blouses blanches aux rayures bleu ciel, avec leurs tabliers empesés dont les bretelles leur font comme des ailes27. ce point fixe sur lequel s’appuie le texte pour se (re)construire, reconstruction, en tout état de cause, postérieure à une première lecture. Catherine Rannoux le remarque : « le caractère différé de ces données temporelles susceptibles d’organiser chronologiquement les différents épisodes annule leur validité : elles viennent trop tard pour pouvoir remédier à la désorganisation fondamentale de la perception temporelle », L’Ecriture du labyrinthe, op. cit., p.86. 23 Le P., p.202 24 Le P., p.16 25 Il s’agit d’un buste d’homme représenté sur une affiche. 26 Le P., p.122. 27 Le P., p.214.

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Les différentes répétitions sont aisément repérables. L’emploi du présent permet sans ambiguïté de situer ce passage dans le présent de narration. Ainsi, le contexte, identique à l’extrait précédent, autorise d’une part à rapprocher les deux citations et d’autre part à les placer dans le même temps. En outre, l’effet ici est réciproque : les deux passages s’éclairent mutuellement, créant grâce au retour et à l’accumulation des données ainsi collectées, un champ sémantique auquel le lecteur va naturellement associer ce présent du personnage. On voit par là à quel point le phénomène de la répétition possède un rôle fondamental dans la saisie du texte, dans sa compréhension et celle de sa cohérence. Notre dernier exemple corrobore cet aspect. Au chapitre I, un personnage nous est présenté, assis devant un bar : alors il se leva et sortit très vite, la bière tiède ballottant dans son estomac comme une sorte de corps étranger, inassimilable et pourri. Il y avait des bouteilles de bière sur la longue table de réfectoire28.

Rien n’indique ici au lecteur si l’alinéa marque un changement de temps, aucun indice ne lui permet de situer ce qu’il lit. Dans le chapitre V, l’étudiant, qui recherche son camarade l’Américain, boit en vitesse un café auquel il est fait allusion comme suit : peut-être n’avait-il pas bougé, lui, toujours assis sur son même banc, avec dans l’estomac, non le café huileux et rance, mais ce verre de bière trop lourde, impossible à assimiler29.

Une démarcation nette est établie entre la temporalité du « il » liée au café bu et celle de ce même « il » liée à la bière bue : la forme emphatique « lui » et la tournure négative « non ... mais » désignent clairement ce distinguo. Or, la bière rappelle évidemment le passage précédent : c’est pour ainsi dire l’indicateur de la temporalité du personnage, à elle seule, la bière marque l’état présent du personnage, celui qui correspond à son travail de mémoire et à la narration. Quelques pages avant la fin, une nouvelle allusion à cette boisson permet au lecteur de retrouver aisément la temporalité du personnage : 28 29

Le P., p.28. Le P., p.187.

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puis (non pas la faim, parce qu’il pouvait toujours sentir au-dedans de lui la bière rebelle à toute digestion, inassimilable) il se rappela qu’il n’avait pas déjeuné30.

On notera que la lourdeur du breuvage constitue elle aussi un retour qui vient s’ajouter à celui de la bière seule, comme pour mieux permettre le repérage de la répétition. Enfin, il faut remarquer l’utilisation du déictique « ce », dans « ce verre de bière », qui anaphorise une information contenue dans l’environnement antérieur. Dans le fonctionnement usuel du déictique, il s’agit d’un environnement immédiatement précédent, ce n’est pas le cas ici puisqu’il faut chercher cent pages plus haut. Considéré dans une perspective temporelle, le déictique renvoie bien à une donnée immédiatement antérieure chronologiquement. Le retour des pigeons auxquels un enfant et un vieillard donnent à manger établit, d’une façon identique, un repère marquant le moment où le personnage est assis sur son banc et se souvient31. Ces retours constituent donc de véritables points fixes qui déclenchent chez le lecteur une compréhension naturelle : à tel mot ou telle expression correspond un temps précis qui lui est propre. Chaque répétition, si elle n’est constituée que d’un élément ou deux, est en effet porteuse d’un contexte qui l’accompagne et qui lui est liée dans l’esprit du lecteur. Dès lors, l’un revient en mémoire avec l’autre. Ce type de répétition a ainsi un rôle incontournable dans la lecture : il donne son sens et sa cohérence au texte.

2. Taire le nom L’absence de nom ou de prénom pour désigner les personnages est une des caractéristiques prégnantes de l’écriture simonienne. Elle participe d’un refus de la dénomination qui se traduit aussi par 30

Le P., p.222. Voir par exemple Le P. : « et un des enfants qui jetait des graines aux pigeons dut courir, les effrayer, car ils s’envolèrent brusquement », p.23, « le vieillard maigre chaussé de pantoufles à carreaux marron tenant l’enfant par la main arrêté devant l’étalage des graines (...), l’enfant plongeant la main dans le sac, retirant son poing fermé, faisant un geste maladroit du bras, les pigeons effrayés s’envolant », p.133134, « le vieillard ayant sans doute fini de distribuer le contenu du sac car il le tenait à présent renversé, le secouant d’un geste gauche pour en faire tomber les dernières graines », p.214-215. 31

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l’ellipse des toponymes. Bien souvent, les critiques ont expliqué ce trait spécifique par une volonté de ne pas limiter l’objet à son seul nom : décrire ne signifie pas « s’aligner sur du réel connu » mais lui appliquer « un regard neuf » 32 . Si ces analyses restent entièrement légitimes, nous pensons que ce fait scriptural n’est qu’une manifestation parmi d’autres d’une poétique plus étendue. La périphrase, généralisée, incarne adéquatement ce contournement de la dénomination, et met à jour ce paradoxe : Si la réticence se qualifie par une disproportion par défaut, la périphrase se signale par une disproportion par excès33.

Circulant autour d’un centre vide, l’écriture semble reproduire dans la phrase la structure de bien des romans. Contre l’explicitation, contre la désignation directe, la répétition vient par exemple élire des formules métonymiques tenant lieu de nom propre. L’un des personnages du Vent est ainsi décrit : des voiles de crêpe, et sous l’un d’eux le masque trop et maladroitement, presque naïvement, peint - quoiqu’il n’eût pas besoin de l’être, pas plus que le corps juvénile, fruste, n’était habitué aux talons démesurément hauts, sur lesquels, les chevilles tordues, il vacillait34.

Plus bas, c’est une fille d’environ vingt-cinq ans, mais pas en effigie : réelle, barbouillée de peinture, perchée sur des talons de quinze centimètres de haut, avec des ongles comme des griffes rouge corail et des seins qui avaient l’air à tout moment de vouloir sortir de son décolleté35.

On voit donc peu à peu s’élaborer une identité périphrastique autour de quelques traits récurrents et typiques de ce personnage. Les associations s’établissent dans l’esprit du lecteur de ces isotopies vers 32

Pascal Mougin, L’Effet d’image dans quatre romans de Claude Simon, thèse de doctorat, Paris III, 1995, p.38 : « Taire ou retarder le nom n’est pas prendre congé du réel, mais lui offrir d’apparaître et y appliquer un regard neuf ». Anthony Cheal Pugh fait la même remarque et interprète cette occultation comme la manifestation de l’intérêt pour le seul travail de l’écriture : le référentiel est second. 33 Michèle Prandi, « Figures textuelles du silence », op. cit., p.171. 34 Le V., p.19. 35 Le V., p.30-31.

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le protagoniste, qui restera explicitement absent, seulement rendu présent par le biais de la métonymie. Ce procédé contredit par conséquent le principe d’individuation 36 habituellement attribué au nom propre et dévolu ici aux attributs seuls. On passe ainsi d’un « désignateur rigide », selon l’expression de Kripke37, non ambigu, à la nébuleuse connotative liée au personnage. On montrerait de même comment de Reixach, dans La Route des Flandres, se voit identifier par des traits typiques récurrents38 ou comment le modèle d’Histoire se trouve désigné par la métonymie du kimono39 : la seule présence d’un mot vient tenir lieu de désignation. C’est donc bien la répétition d’une caractérisation typique qui autorise la substitution et, de fait, la disparition du personnage. Dès lors, le lecteur accompagne véritablement le processus d’apparition d’une référence préparée par le métonyme : je ne bougeai pas continuai à tourner les pages de l’Illustration VISIONS D’EXTRÊME-ORIENT FEMMES JAPONAISES SE LIVRANT A LA DANSE les deux premières à droite semblaient lutter se faisant face penchées l’une vers l’autre bras en avant le front ceint d’un bandeau blanc quatre autres se tenaient derrière celle de gauche chacune les mains posées sur la ceinture du kimono de celle qui la précédait chacune se penchant un peu plus sur le côté comme pour mieux voir les deux lutteuses les kimonos rayés ou décorés de grands motifs ou encore parsemés de petites fleurs seins presque bleuâtres dans la pénombre entre les pans corail qu’ils écartent40.

La première occurrence relevée présentait déjà un « kimono japonais » : l’évocation des japonaises annonce donc le glissement vers le modèle, vient alors et logiquement le mot déclencheur luimême, une zone amphibologique s’ensuit dans laquelle coexistent deux références : celle des japonaises et celle du modèle. En effet, les

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C’est le terme utilisé par Gilles Granger dans son analyse sur les noms propres : il montre que le nom propre permet de désigner un objet en tant qu’individuel, « A quoi servent les noms propres ? », Langages, juin 1982, n°66, p.21-36. 37 S. Kripke, La Logique des noms propres, Paris, Minuit, 1982. 38 La RF, p.17 et 146. Voir encore « ce buste raide de mannequin, impassible et osseux », p.68, « ce dos raide de de Reixach droit sur sa selle », p.216 - avec le déictique ce qui inscrit ce trait comme typique, « son buste osseux et raide », p.295. 39 H., p.345, p.371. 40 H., p.397.

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motifs fleuris semblent à la fois décrire le vêtement des lutteuses41 et celui de la femme, comme le confirme l’extrait cité plus haut. Le flottement référentiel prend fin avec le terme « seins » qui constitue un élément du métonyme construit antérieurement. Ce mécanisme d’association, que l’on peut suivre en détail, confirme le rôle majeur de la répétition dans la construction d’une référence seulement virtuelle. De plus, remarquons que si un terme, ici « kimono », fait figure de déclencheur et peut à ce titre être appelé « désignateur rigide », le contexte qui accompagne ce processus d’association apparaît quant à lui beaucoup plus souple : l’absence de formules contextuelles constantes et pérennes montre que les traits typiques d’un personnage se construisent au fur et à mesure de l’avancée du texte. Loin d’être donnés une fois pour toutes, ils s’accumulent, se modifient, se combinent au fil de la lecture : c’est le principe de « reformatage » défini par Blanche-Noëlle Grünig comme le fait qu’au bout d’un certain temps d’écoute d’unités linguistiques enchaînées, le récepteur-interprétant associe à ces chaînes entendues une transformation d’elle-même : elles sont rassemblées, recomposées, restructurées en nouvelles unités que j’appelle Masses mnésiques, reliées entre elles en mémoire par des relations ne devant plus rien directement à la syntaxe sur unités linguistiques minimales42.

Elle distingue de plus la mémorisation de signifiants précis donnant lieu à des « rappels » et celle d’éléments réorganisés au cours de l’écoute entraînant des « reconnaissances ». Et de conclure : Ce que ce reformatage veut dire en termes de variation de contexte est clair : à un certain moment t un élément a n’a plus (ou plus totalement) comme contexte gauche un enchaînement syntaxique d’unités linguistiques mais bien plutôt un ensemble, structuré, de masses mnésiques non isomorphe aux mots d’une phrase. Les mots de connexion au contexte ne peuvent donc plus être gérés par de simples phénomènes grammaticaux. Sont alors essentielles les 41

Ce motif des lutteuses pourrait bien, symboliquement et à la faveur de celui du kimono qui renvoie à la fois au modèle et à Hélène, présenter les deux femmes en position sinon d’affrontement, au moins de face à face : elles se confondent, se ressemblent, sont réunies dans le même combat. 42 Blanche-Noëlle Grünig, « Une conception dynamique du contexte », La Linguistique, 1995, vol.31, fasc.2, p.11. De fait, ces masses mnésiques renvoient à ce que nous appelons plus loin un autostéréotype : un savoir mémorisé, intégré par le récepteur au cours de sa lecture et s’apparentant à une forme d’automatisme.

Indicible

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pertinences qui traversent l’ensemble des masses mnésiques, contribuent à leur structuration et se présentent comme des amorces de fils isotopiques43.

Ces deux modes de mémorisation sont suscités dans la lecture des textes simoniens et ils ne s’appliquent avec succès que grâce à cette répétition d’un signifiant déclencheur et/ou d’un contexte métonymique plus ou moins fluctuant. La stylistique simonienne semble donc gouvernée par une tension entre le manque, la rétention et l’excès, la pléthore mais établit au même instant une corrélation étroite de l’un à l’autre. Le Palace nous offre une image très claire de ce principe de compensation : les protagonistes observent d’un balcon une manifestation dont les banderoles portent toutes la même inscription, la phrase maintenant connue par cœur se reformant d’elle-même dans l’esprit chaque fois que s’imprimait sur la rétine la tache blanche de la banderole flottant sur vingt mètres de large44.

Or, ce mécanisme, devenu réflexe, opère également en d’autres lieux du texte dans lesquels l’association, loin de rapprocher deux unités renvoyant de fait à un seul référent, fait coexister deux signifiés distincts, instaurant bien cette « sur-signification » 45 propre à la connotation.

3. Sens virtuels et non-dits Dans ce cas, la répétition devient à proprement parler créatrice car elle opère un surplus de signification en permettant, via le lecteur, l’actualisation d’un sens virtuel. Le processus est ainsi décrit par Catherine Kerbrat-Orecchioni : « une unité x, apparaissant dans un contexte C2 récupère les valeurs dont l’a chargée un contexte antérieur C1 » 46 . Un passage tiré de Leçon de choses nous servira 43

Ibid., p.12. Le P., p.111. 45 Le terme est utilisé par Henri Mitterand, « Corrélations lexicales et organisation du récit », La Nouvelle Critique, 1968, n°spécial, p.21-29. Léonard Bloomfield parle de « valeurs additionnelles », Le langage, Paris, Payot, 1970. 46 Catherine Kerbrat-Orecchioni, La Connotation, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1977, p.124.

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d’exemple (nous faisons apparaître entre crochets le numéro de chaque série) : L’odeur de sueur qui se dégage des corps des pêcheurs se mêle aux odeurs de poisson. Sans cesser de sourire et de suivre de ses yeux brillants les allées et venues des pêcheurs chargés de casiers elle dit non je ne viendrai pas j’ai changé d’avis je ne viendrai pas [1]. (...) sa croupe ondulant, montant et descendant, tandis que par précaution la main se cramponne à la cuisse de l’homme qu’elle maintient pressé contre elle, répétant de nouveau entre deux hoquets mais vous me promettez de faire at vous ferez atten [2]. Dans la pièce voisine les deux maçons retirent leurs vêtements de travail et se rincent à tour de rôle le visage, les mains et les avant-bras dans un seau dont l’eau devient vite gris marron. Ils s’essuient tous les deux à la même serviette éponge déchirée, vert bouteille, d’une texture velue et dont les poils épais sont collés sur l’un des bords par une giclée de plâtre séchée qui se craquèle. Avec les mêmes gestes lents ils se débarrassent de leurs effets poussiéreux constellés de taches blanches dont certaines saillent en croûtes grumeleuses [3]47.

Quelques repérages pour commencer. La troisième série présentant les ouvriers rappelle clairement la deuxième au travers de plusieurs termes polysémiques, mais dont l’autre sens, virtuel, n’est actualisé qu’en raison du contexte de gauche : « retire », « velue », « poils », « saillant », qui évoque « saillie », seraient monosémiques si l’érotisme de la scène précédente ne leur affectait une valeur supplémentaire. Cette variabilité des niveaux sémantiques est donc fonction du contexte qui peut « avoir un effet "élargissant", c’est-àdire ouvrir de nouvelles virtualités interprétatives non prises en compte au niveau de l’expression isolée », pour citer Catherine Fuchs48. Rétrospectivement, la signification sexuelle incurve, quant à elle, la première série : l’odeur de poisson, les allées et venues, autant d’éléments qui annoncent la série suivante, la préparent, voire la provoquent par association d’idées. Enfin, les passages sans transition d’un contexte à un autre prennent une valeur ironique. En effet, dans la série [1], la femme affirme qu’elle n’ira pas au rendez-vous. La série [2] présente le couple faisant l’amour : d’une part elle a finalement rejoint l’homme, mais elle commet en plus un adultère. L’ellipse indique donc en creux l’effondrement des intentions 47

LC., p.149-150. Catherine Fuchs, « L’ambiguïté et la paraphrase en linguistique », L’Ambiguïté et la paraphrase, C. Fuchs (ed.), Centre de Publication de l’Université de Caen, 1988, p.17.

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féminines devenues vanité. Par ailleurs, on sait à l’avance que la demande qu’elle adresse à son amant de faire attention ne sera pas respectée : le terme « giclée » l’annonce là encore sur un mode quelque peu ironique. De même, immédiatement après évocation d’une scène sexuelle, on peut lire : Peu à peu les colonnes et les entassements de nuages diminuent de hauteur. Quoique toujours d’une taille monumentale, ceux-ci laissent voir maintenant dans leurs trouées, en plaques de plus en plus vastes, le moutonnement uniforme et vert sombre de la forêt49.

Les images phalliques latentes, l’allusion à leur taille, les termes « trouées » et « moutonnement » érotisent incontestablement le sens premier qu’aurait ce passage lu pour lui seul. On observe ainsi un phénomène de « sémantisation oblique » pour reprendre un terme utilisé par Pascal Mougin qui affirme que « le nouvel emploi d’un mot (...) sonne comme la citation de ses récurrences antérieures et draine à lui l’ensemble des significations ou des investissements préalables »50. Ce contexte provoque une connotation endogène : le sens même s’en trouve démultiplié mais aussi retenu. Mougin montre ainsi que « la comparaison n’opère pas que des rapprochements effectifs à l’endroit du comme, elle établit progressivement une affinité combinatoire susceptible de se passer de toute formulation »51. Ainsi, le texte en vient parfois à suspendre son cours sans jamais le poursuivre à aucun moment : dans La Bataille de Pharsale, l’expression récurrente « je souffrais comme »52 persistera sous cette forme tronquée. Le contexte l’accompagnant est globalement constant. Un personnage épie derrière une porte un homme et une femme, avec laquelle le voyeur semble lié, faisant l’amour. L’écriture opère parfois un transfert en faisant de « je » l’un des protagonistes du couple. La souffrance dont il est question s’explique donc dans le 49

CC., p.133. Voir aussi p.151. Pascal Mougin, L’Effet d’image dans quatre romans de Claude Simon, th. cit., p.293-294. 51 Ibid., p.292-293. 52 Notons une variante, elle aussi tronquée : « je (...) ne souffrais pas », p.74-75. L’intégration de la formule est très diverse : ponctuation ou absence de signes typographiques, majuscule ou non, italique ou caractères romains, toutes les modalités sont utilisées.

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premier cas par la jalousie, dans le second par la douleur, somme toute paradoxale, due à l’acte sexuel. Nombre d’occurrences présentent ainsi ce leitmotiv à la fin de l’évocation d’une fellation : Tuyau mou comme le prolongement externe puis rose vif gonflé avec cette tête ce bourgeon au bourrelet violacé. Dans la bouche. Je souffrais comme... 53.

L’association est telle que l’allusion dans le texte à un sexe d’homme entraîne la reprise de la même formule, comme dans ce passage qui décrit le travail d’un peintre : le pinceau s’écrase encore un peu plus cessant alors d’avancer sa progression horizontale faisant place à un mouvement de rotation les soies tournant sur elles-mêmes agrandissant un point dessinant une sorte de boule de bourgeon enflammé rouge vif la couleur fraîche luisante comme de l’émail barre rigide gonflée en relief comme ces cicatrices rosâtres en bourrelets la boule qui la termine dirigée vers une tache blanche imprécise à peu près limitée par deux U accolés ou plutôt la lettre grecque w d’une matière nacrée ou émail aussi Je souffrais comme...54.

Nous avons ici un exemple de ce que Jean Ricardou nomme une libération55 : d’une représentation, ici une toile, on passe à la réalité et cette progression justifie la présence du refrain, rappelant avec lui la scène, antérieurement évoquée, du personnage écoutant à la porte et imaginant les ébats du couple. On retrouve une association identique dans cet autre passage, qui mélange représentation et réalité, opérations successives de capture et de libération : cette espèce de lance rouge tendue pointée en avant de lui oreille qui le pinceau avançant toujours vers la droite bavant un peu parfois le trait épais 53

La BP., p.44. On retrouve ce processus plus loin : « La peau tirée en arrière formant comme une couronne plissée rose vif au-dessous du bourrelet du gland découvert brillant de salive quand elle recule sa bouche oreille qui peut voir dents blanches entre les lèvres humides elles aussi de la même salive je souffrais comme... », p.46 ; « oreille qui peut voir elle se souleva se hissa jusqu’à l’atteindre sa langue d’abord la léchant à petits coups comme timide puis brusquement l’engloutissant toute entière la tête renversée buvant je pouvais voir comme ces petits animaux suspendus sous le ventre tétant mais pas sa mère son père il aurait largement pu je souffrais comme », p.75. 54 La BP., p.58-59. 55 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, Points, (1973) 1990, p.123-133.

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rouge clair s’allongeant encore l’espèce de boule de cœur triangulaire au bout gonflé poussant forçant se frayant un passage s’enfonçant je souffrais comme56.

Si ce refrain persiste dans son suspens, le contexte quant à lui est stable, comme ce parcours textuel nous le montre. Dès lors, du fait de ce réflexe d’association analysé précédemment, toute apparition de cette même formule va produire une opération de désenfouissement57, c’est-à-dire d’actualisation d’un contexte, absent textuellement, mais latent. Il en est ainsi dans le paragraphe suivant où il est question d’une pièce en ruine : je souffrais comme éraflure dans la peinture grise de la porte le bois visible éraflé aussi petites échardes ébouriffées d’un jaune pisseux ligne ébouriffée de poils pisseux descendant de sa poitrine broussailleuse partageant son ventre en deux frottant les bouts de ses seins durcissaient devenaient rugueux en même temps qu’ils rose vif58.

Le leitmotiv, inséré très visiblement en italique, établit une rupture nette mais prépare le retour progressif du contexte qui lui est associé, progression que le lecteur, alerté par cette même formule, peut aisément suivre à la faveur d’expressions qui, de ce fait, deviennent polysémiques : « éraflure », « éraflé » désignent à la fois une entaille et le sexe féminin, « ébouriffée » annonce « broussailleuse » qui a le même référent, confirmé virtuellement par « poils » et « pisseux ». L’expression récurrente, lancée de manière impromptue, promet au lecteur la venue de ce contexte sexuel. La lecture dès lors peut suivre de près le mécanisme de polysémie, de glissements, qui fait passer d’une signification 1 à une signification 2, et qui aboutit au contexte sexuel annoncé par l’expression propitiatoire « je souffrais comme ». Celle-ci incurve le sens des termes vers une interprétation sexuelle pour retrouver finalement l’évocation du modèle présentée antérieurement. Le même principe est à l’œuvre dans cet autre extrait qui décrit une peinture présentant une scène d’abattage : 56

La BP., p.86-87. Autre exemple de fragment que le lecteur doit compléter « oreille qui ». La formule est livrée incomplète à d’autres reprises : « oreille qui », p.177 : au lecteur, là encore, de compléter, fort des répétitions antérieures. 57 Voir supra chapitre II. 58 La BP., p.168.

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Le Chant de l’arabesque maniant à deux mains leurs lourdes rapières comme des ouvriers sans hâte les monceaux de corps abattus de tuyaux enchevêtrés dessinés avec précision dans la lumière égale les visières relevées laissant voir des barbes rousses broussailleuses galopant cette lance pointée en avant luisante le pinceau trop chargé de peinture bavant oreille qui voit l’une de ses mains abandonnant la nuque de cheveux jaunes descendant contournant sa cuisse repliée sa fesse59.

L’expression « oreille qui voit » nous ramène automatiquement au voyeur et éclaire, de manière rétrospective, des termes se chargeant de double sens : « monceaux de corps » rappelle la « montagne de viande » désignant le partenaire masculin, qui par ailleurs est roux60, « tuyau » est utilisé ailleurs pour décrire le sexe de l’homme 61 , « broussailleuses », on l’a vu, est fortement connoté. Là encore, le lecteur actualise les significations sous-jacentes et accompagne le glissement sémantique qui aboutit à l’évocation de l’acte sexuel. La répétition joue donc un rôle essentiel dans ce mécanisme d’association par lequel coexistent bien deux sens, dont l’un est virtuel. L’implicite, le sous-jacent, le sens enfoui émergent des profondeurs textuelles grâce à cette itération qui crée un automatisme de mise en commun. Exploitant ce processus d’extraction, l’écriture se fait même elliptique, en particulier dans les ruptures dont ces deux paragraphes sont une illustration frappante : les rivières filant entre les champs ombreux s’engouffrant dans le fracas répercuté entre les humides et rocheuses parois des tranchées en ressortant s’inclinant de nouveau dans une courbe rives d’un lac aux eaux noires languettes lapant mourant parmi les joncs de la rive frangées d’argent / installez-vous il y a des livres si vous voulez jouer des disques (...) installezvous comme chez vous Bon Dieu tu ne peux pas faire comme tout le monde la baiser et Comme tout le monde ? Oh bon Dieu je veux dire Comme tout le monde Comme tout le monde Quelquefois les soies trop appuyées bavaient et des franges bite rouge dans son62.

59

La BP., p.176. Voir par exemple : « tignasse rousse », p.75, « cette barbe rousse (...) sa sale gueule de rouquin », p.86, « rouquin », p.88, 61 Voir entre autres : « où pendait fragile et d’une teinte plus foncée que le reste du corps cette espèce de tuyau comme le prolongement », p.19, « espèce de tuyau mou pendant prolongement fragile d’organes tièdes », p.22. 62 La BP., p.180. 60

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Le changement de paragraphe ne s’éclaire que rétrospectivement : le modèle, désiré par le personnage, est véritablement l’objet d’une obsession. Par conséquent, certains termes, polysémiques dans cette situation particulière, suscitent l’apparition de la femme : « humides et rocheuses parois », « languettes lapant mourant » 63 , « joncs » se chargent de valeurs additionnelles qui justifient l’évocation de la femme à laquelle en arrive le texte. C’est le principe de l’association d’idées, mais démultiplié dans cette mise en oeuvre. A ce titre, on peut dire que, si le personnage est bien obsédé dans tous les sens du terme, il en va de même du roman dans lequel, à la limite, chaque terme détient un sens virtuel qui émerge des profondeurs textuelles à la faveur de ces associations. Mais surtout, ces dernières remédient aux ellipses du roman qui confine dès lors au silence. Histoire, à cet égard, est véritablement l’œuvre de l’implicite, au cœur de laquelle s’enfouit un sens impossible à exprimer. Ce n’est que par l’intermédiaire de mécanismes associatifs que le lecteur le reconstruit64. On comprend alors comment l’ellipse peut être qualifiée de « négation de l’implicite » : L’ellipse, figure de rhétorique, dans la nécessité où elle est de renvoyer à un discours clair et bien construit, désigne l’explicite du langage et ne peut désigner que lui. Elle désigne le langage comme explicite (…) : jeu entre un 63

Ces expressions renvoient aux scènes de fellation, « mourant » s’associe à l’acte sexuel comme on l’a vu plus haut. 64 Ralph Sarkonak a bien repéré cette « lacune diégétique » au cœur du roman et met en place une analyse basée sur un réseau textuel qui pourrait la combler « du moins partiellement », « Dans l’entrelacs d’Histoire », Revue des Lettres Modernes, 1981, n°605-610, p.133. Il nous semble cependant que l’étude qu’il mène permet seulement de prouver le suicide d’Hélène et la peine de son mari. Le réseau proposé n’implique pas la responsabilité du narrateur dans ce suicide. Notre propre interprétation essaie de rendre compte de mécanismes associatifs qui fondent un scénario où apparaît cette culpabilité. De plus, elle est sans doute moins subtile que celle de Sarkonak donc plus proche de l’expérience concrète du lecteur « moyen ». Enfin, si le critique a très pertinemment mis en évidence l’abondance des correspondances qui parcourent le texte, la potentialité immense des liens de tous ordres, il n’élargit pas ce phénomène à une poétique plus vaste qui serait clairement associée à cette présence du non-dit. D’après nous et comme nous le montrons par la suite, la raison d’être des ces associations est de constituer la condition de possibilité des non-dits et pas simplement leur contrepoint. Nous pensons que l’écriture de Simon est habitée par cette relation dialectique entre le silence et la répétition.

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Le Chant de l’arabesque destinateur et un destinataire, certes, mais en même temps jeu (travail, coquetterie ?) du donné à lire et du refusé65.

C’est à ce jeu entre présence et absence que nous souhaitons à présent nous livrer. Conformément à l’idée que l’ellipse constitue un « véritable opérateur de dépendance entre des énoncés distincts »66, trois éléments, livrés avec leur manque, vont servir de base à ces mises en relation à partir desquelles ce qui reste crypté peut émerger67. D’abord, l’expression « lacs de larmes » apparaît dès la première évocation d’Hélène, la femme du narrateur : et alors seulement elle et moi, et la locomotive haletant là-bas au bout du quai (...) et ses yeux agrandis me fixant mais pas de pleurs lacs seulement immobiles tremblotants68.

Par le réflexe d’association analysé plus haut, cette seule formule suffit à faire affleurer dans le texte la présence de l’épouse. Surtout, le lecteur peut, grâce à la répétition, rétablir le complément absent lors des occurrences tronquées comme celle-ci : Là-bas au bout du quai la machine haletait régulièrement Yeux immenses me regardant humides mais pas de69.

Cette interruption peut s’analyser de diverses manières : l’écriture, avare et comme interactive, laisse le soin au lecteur de compléter un leitmotiv connu de lui. L’occultation marque une censure véritablement abrupte qui indique qu’en ce lieu, le langage achoppe, 65

Marie-Thérèse Ligot, « Ellipse et présupposition », op. cit., p.436. Lucien Cherchi, « L’ellipse comme facteur de cohérence », op. cit., p.123. Voir aussi : « On n’a pas à analyser une ellipse pour y lire une dépendance, sa seule existence est la marque de cette dépendance », p.123. 67 Sur les suspensions analysées ci-dessous, voir un passage de notre article « Eléments pour une autostéréotypie », Poétique, février 2001, n°125, p. 22-26 ; sur l’émergence du silence, voir notre étude : « Histoire de Claude Simon : le fragment comme espace du silence », L’Ecriture fragmentaire, Ier Congrès International du Gres, Barcelone, 21-23 juin 2001, textes réunis par Ricard Ripoll, Presses Universitaires de Perpignan, 2002, p.273-288. 68 H., p.39. On retrouve la formule « elle et moi », p.109 : c’est le signe que le seul fait d’être réunis constitue un moment précieux. 69 H., p.322. Même lacune p.325 : « yeux humides scintillants un tremblotement au bord des cils mais pas de ». 66

Indicible

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trouve ses limites, se heurte à une impossibilité. Le deuxième élément, lui-même parfois tronqué, confirme cette idée. Son contexte est également lié à Hélène : yeux humides scintillants un tremblotement au bord des cils mais pas de / (...) le parfum croupi des herbes d’eau il y aurait des sons d’accordéon des voix fraîches d’enfants il y aurait je voudrais... 70, quel lac je voudrais glissant sur le reflet renversé immobile des montagnes enneigées (...) je voudrais...71.

L’expression, véritablement obsessionnelle72, ne sera résolue que plus loin, quoique de manière biaisée : « les deux formes blafardes confuses sur ce lit où elle et moi aimés tout ce que j’aurais voulu c’était cela ne jamais en connaître une autre ne jamais Je voudrais »73. Cette dernière occurrence, qui lève le mystère, éclaire rétrospectivement le conditionnel des extraits précédents qui, d’une valeur de potentiel qu’ils semblaient contenir, prennent celle d’un irréel du passé. Cette faute commise par le narrateur a donc un lien étroit avec la tristesse de la femme. Ce lien est d’ailleurs entériné plus bas : « il y en a aussi qui font le tour du lac je voudrais »74. La dernière récurrence du texte paraît tout d’abord ne pas avoir de lien direct avec les précédentes : il s’agit d’un titre de journal, inscrit en caractères majuscules : « ELLE SE JETTE DU

70

H., p.325. H., p.350. L’union des deux éléments est inversée p.365. 72 Comme l’illustre la battologie « je voudrais je voudrais je voudrais », p.365. 73 H., p.369. 74 H., p.387. Cet exemple montre d’ailleurs à quel point l’écriture est économe : pour saisir ce passage, la lecture doit associer le terme « lac » à Hélène, à sa mort et au sentiment de culpabilité du narrateur. Le mécanisme d’association est ici nécessaire à la bonne compréhension du texte et résout les ruptures discursives. 71

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QUATRIEME ETAGE »75. Il réapparaît tronqué76, noté à l’envers 77 et même incomplet78. Le dernier extrait est plus explicite : C’était en deuxième page avec les bandes dessinées les cours du marché des vins ELLE SE JETTE D’UN QUATRIEME ETAGE d’autres le font au gaz il y en a qui le maquillent en accident tombant d’un train la nuit à moitié endormie se trompant de porte d’autres préfèrent le spectaculaire choisissent des moyens atroces avalant une bouteille d’eau de Javel par exemple79.

Le présentatif indique assez l’intérêt que revêt ce fait divers tout comme les remarques qui s’ensuivent 80 : une information, plus importante que les autres livrées jusqu’alors sans hiérarchie, est donnée ici. Le texte désigne cette valeur mais en reste là. Ces trois éléments fonctionnent de manière identique : récurrence, occurrences tronquées auxquelles le lecteur doit remédier, lien plus ou moins lâche avec Hélène. Ils semblent donc relever du même principe d’écriture et recouvrir des enjeux communs. On comprend d’abord, assez clairement, que cette femme est morte, comme deux passages le confirment, quoiqu’à la fin du roman et indirectement : seins sous sa robe couleur de fruits (...) et leurs pointes pâles exsangues presque puis rien qu’un nom gravé sur une dalle81, les seins froids maintenant immobiles / tout arrêté figé le temps figé (...) lacs de larmes82.

75

H., p.115. Notons au passage que cette première occurrence entraîne, comme un indice, l’évocation d’Hélène dans le paragraphe suivant par l’intermédiaire des « robes estivales ». 76 H., p.140. 77 H., p.337. 78 H., p.359. Voir aussi p.197 : « SE JETTE DU QUATRIEME ETA ». 79 H., p.392. 80 Le procédé est similaire avec l’utilisation du démonstratif : « Celle-là avait choisi de se jeter du quatrième étage », p.231. Cet exemple est de plus le seul où le titre est totalement intégré à la narration. Sans connivence, cette citation voilée n’a aucun sens. 81 H., p.384. 82 H., p.390.

Indicible

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Notons en outre que le roman annonçait cette mort sous forme de prémonition : son dos comme un mur énigmatique enfermant cachant cette espèce de tragique mélancolie cette chose sombre noire qui était déjà en elle comme un noyau de mort cachée comme un poison un poignard sous le léger tissu de sa robe imprimée83.

L’entourage textuel des occurrences répertoriées nous mettaient de plus sur la voie de cette interprétation. En effet, dès l’apparition de « lacs de larmes », la tragédie est déjà inscrite en filigrane, le narrateur se réveille aux cris d’un oiseau84, véritable monstre métallique, bientôt charognard qui le lacère85. Or, le métonyme « lacs de larmes » naît de cet autre lac maléfique : l’expression qui désigne Hélène inscrit donc en son cœur même la présence de la mort. Le lien entre ces oiseaux et l’épouse est prégnant puisque l’un entraîne l’autre : « les oiseaux criards fous déchirants quel lac je voudrais » 86 . La locomotive se charge des mêmes attributs métalliques, symboles d’une fatalité mortifère : Il s’ébranla dans un bruit d’attelles tiraillées entrechoquées (...) les flancs lisses des wagons nus se succédaient pivotaient comme un mur vert foncé puis le dernier wagon avec son soufflet replié les deux tampons décroissant puis les rails nus enchevêtrés et un signal bascula avec un claquement métallique87.

83

H., p.109-110. L’adverbe « déjà » prend le même sens plus loin : « cachant ou plutôt ensevelissant déjà ce corps (...) sa peau sous laquelle semblait circuler non pas du sang mais une pâle sève bleuâtre glacée et même glauque presque figée déjà », p.355. La répétition du terme « gisant » (p.352, p.355, p.356, p.374, p.375, p.378), auquel est comparé le couple, confirme ce mauvais présage. 84 H., p.39. 85 Le mythe est donc inversé : les oiseaux prennent leur revanche sur un personnage qui, loin de l’Hercule de la légende, en est la victime. 86 H., p.350. On retrouve encore cette association : « larmes dans ses yeux (...) si je pouvais l’arracher de moi brûlante me consumant me / me déchirant dans le noir becs acérés », p.381. 87 H., p.322. Cette inscription de la mort se marque également dans l’image des rides, indices d’une vieillesse prématurée, qui accompagne l’évocation d’Hélène : « émouvantes rides », p.325 et 390. Voir aussi p.375.

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Ce voyage est un départ vers la mort : l’image du mur, celle du signe ultime et irréversible, le choc, les bruits stridents, autant d’éléments qui laissent le narrateur dans une véritable nudité. Mais le scénario à reconstruire est plus subtil encore : si l’on croise les significations des trois refrains répertoriés, on en conclut que cette femme s’est suicidée à la suite d’une infidélité de son mari. Ainsi, on compte nombre d’ellipses contenant un sens sous-jacent que le lecteur, utilisant sa mémoire et son savoir, pourra actualiser 88. Par exemple, cette rupture apparemment injustifiée : ses seins gras polis qu’il me semblait voir veinés de translucides et sinueuses rivières luisants comme du marbre comme ces poitrines de statues striées de signatures de touristes graffiti maladroits tracés au moyen d’une pointe dure (couteau, clou) qui dérape et glisse / marbre égratigné, griffé89.

Entre ces deux paragraphes se tient la tragédie de la mort qui apparaît, de manière on ne peut plus symptomatique, sous la forme d’un blanc, d’un vide, d’une abîme. L’écriture inscrit donc tacitement le sens informulé qui la hante. Le langage ne livre « que l’absence, que la présence différée »90. L’enchâssement de « je voudrais » par deux descriptions de tombe et de cadavres traduit, de manière ramassée, la responsabilité du narrateur dans la mort de sa femme : au lecteur de déployer ce sens latent et livré synthétiquement : fausse odalisque affublée d’un pantalon bouffant rouge (...) son corps comme une couche épaisse de lumière entre les pans corail ouverts d’un de ces kimonos japonais et ensuite lui au bord de cette tombe ouverte écoutant le piétinement des souliers sur le gravier des allées l’imperceptible bruit de la pluie sur le gravier les tombes regardant la corde mouillée qu’ils déhalaient 88

Ces ellipses ne relèvent donc pas d’une « esthétique du discontinu » comme le pensait Roland Mortier ou des « capricieuses mutations » qu’y voit Bernard Pingaud. Voir Roland Mortier, « Discontinu et rupture », Degrés, avril 1973, t.1, n°2, p.c1 et Bernard Pingaud, « Sur La Route des Flandres », Les Temps modernes, février 1961, t.16, n°178, p.1027. 89 H., p.168. La comparaison avec le marbre est réutilisée ailleurs (p.370). 90 Françoise Dupuy-Sullivan, « Recherche pour une textualité dans Histoire de Claude Simon », Romanic Review, 1988, LXXIX, p.364. De même, Seylaz parle de « vérité différée » au sujet des Géorgiques, « Lecture du chapitre I des Géorgiques », Esprit créateur, 1987, vol.27, n°4, p.82 : on pourrait en effet élargir notre analyse à bien d’autres romans.

Indicible

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peu à peu le cercueil descendant par à-coups (...) puis une motte se détacha tomba au fond avec un bruit mat je voudrais... / os brindilles symétriques et parallèles enchâssées dans la terre on retrouverait le crâne rempli de terre regardant avec ses orbites remplies de terre et fêlé91.

L’association des deux évocations se fait par le biais de l’ouverture : ouverture d’un vêtement qui exprime une sensualité et un désir et signifie l’adultère dans un cas, ouverture d’un trou qui revêt un double sens, sexuel - ce qui rappelle le modèle aimé - mais aussi mortuaire : il s’agit d’une fosse. Le rapprochement est saisissant. La formule « je voudrais » signale implicitement le parallèle entre la situation du narrateur et celle de l’oncle Charles. Mais elle reste inachevée, comme l’indiquent des points de suspension auxquels il convient de redonner tout leur sens : ils désignent un suspens, une incapacité à poursuivre, un blocage et semblent lancer un appel désespéré au lecteur : à lui de compléter le vide, l’écriture, elle, ne le peut : le gouffre est à ses pieds. Enfouissement discursif et refoulement psychique se rejoignent ici. Tout lecteur tant soit peu attentif peut comprendre de quel mensonge ce roman est l’histoire92 . Nous voulions surtout montrer comment la répétition et les mécanismes associatifs qu’elle engendre sont les conditions de possibilité de cette lecture et l’associer surtout à une écriture de l’implicite, de la sémantisation oblique, du non-dit. Car ces trois principes procèdent de fait du même mécanisme fondés qu’ils sont sur un « surplus de valeur »93. L’interprétation ultime reste tue, ou dite du moins au travers de répétitions, fil d’Ariane maintenu

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H., p.345. On trouve un procédé approchant, quoique moins développé : « seins sous la robe couleur de fruits de pêches vert rose rouge velouté vert de nouveau rouges se dégradant dans le jaune et leurs points pâles / exsangues aussi, son nom même pas encore gravé sur une dalle », p.120 : il s’agit, dans ce deuxième paragraphe, de l’épouse de l’oncle Charles dont on sait qu’il est l’objet d’une identification très forte de la part du narrateur. La dégradation des couleurs marque en tous cas le pourrissement d’un cadavre. 92 On sait que Histoire peut aussi signifier « mensonge », et cacher une vérité en est une forme. Voir les propos de Simon à ce sujet, « Il n’y a pas d’art réaliste », La Quinzaine littéraire, 15-31 décembre 1967, p.4. 93 R. Godel, Les Sources manuscrites du C.LG., 1969, p.50. Cité par Marie-Thérèse Ligot, « Ellipse et présupposition », op. cit., p.431.

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par delà les manques : le sens plénier demeure pour ainsi dire virtuel, seulement suggéré par la construction romanesque elle-même94. Une telle caractéristique rappelle Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet, roman construit sur un vide 95 au même titre qu’Histoire, texte de l’indicible. Le motif des larmes retenues au travers desquelles la mort impossible à dire tente de se signaler en creux, est pour le moins récurrente : Elle me regardant toujours yeux comme deux morceaux de charbon brillants puis je vis que c’étaient des larmes les emplissant lacs tremblant légèrement sans couler tandis qu’elle continuait à se taire son pathétique et mince visage muet96.

L’image de cette retenue désigne clairement le frein même de l’écriture caractérisée par ce suspens, ce mutisme. De même, la femme qui « continuait à se taire », renvoie à « l’indicible et à l’innommable » 97 . Parce que la vérité est inaccessible au langage, désormais blasphématoire98, parce qu’aussi bien il n’existe pas en ce domaine de plénitude, le silence est à comprendre en terme de blocage et d’échec de la parole. La répétition apparaît comme le dernier lieu d’une parole possible, fondamentalement périphrastique en ce qu’elle contourne l’incapacité même du langage.

4. Ellipse et lecture : la saveur du savoir L’œuvre simonienne exige du lecteur, en tout premier lieu, une certaine patience : l’on doit en effet accepter un retard du sens puisque le référent, en particulier pronominal, tarde souvent à se livrer. Plus important : la signification se construit peu à peu soit par le contexte, soit grâce à un passage parfois très éloigné, le référent par conséquent n’est éclairé qu’a posteriori : non seulement le lecteur doit-il attendre, 94

Sur tous ces aspects, nous renvoyons à notre article « Structures du "à la fois" : autour du Nouveau Roman », La Réticence, La Licorne, n°68, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p.357-373. 95 Voir Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet : le roman de l’absence, Paris, Gallimard, NRF, « Le chemin », 1964. 96 H., p.365. 97 Ibid., p.73. 98 Que l’on se souvienne du passage de L’Acacia autour des balles déterrées par l’enfant, passage évoqué au chapitre II.

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mais aussi relire, reprendre le texte. Ce n’est que lorsqu’il aura repéré les retours, rapproché des passages, et procédé à un parcours en tous sens du livre que le sens suspendu trouvera une signification. La lecture, résolument spatiale, doit toujours être une relecture. Jean Onimus dit à propos de Péguy : « car la lecture ne commence qu’à la relecture, quand s’opère le retour sur soi, quand travaille déjà la mémoire » 99 . C’est aussi vrai de Claude Simon. On ne peut lire pleinement le texte qu’après l’avoir déjà rencontré : sans doute faut-il le connaître pour en faire une lecture véritable, qui se veut alors reconnaissance. S’il doit être patient, le lecteur n’en est pas moins actif : sa capacité de « savoir » est aussi une nécessité de premier ordre. On a vu que certains pronoms impliquent une culture extratextuelle sans laquelle ils restent obscurs. Car l’écriture persiste à taire les noms et préfère la périphrase à la dénomination. Dès lors, l’œuvre semble considérer que son lecteur détient nécessairement cette connaissance puisqu’elle ne juge pas utile de le guider davantage. Si en cela elle impose une lecture résolument active qui se définit par une « quête interprétative »100 intense, elle signale aussi que ces références sont une évidence. En effet, « la notoriété relève donc d’un coup de force dans la mesure où elle s’avère imposée par le texte sans annonce préalable » 101 . Univers textuel et connaissance du lecteur semblent parfois très éloignés l’un de l’autre, distance sur laquelle l’écriture insiste souvent, ainsi porte-t-elle une double exhibition : « celle d’un savoir possédé par le JE et le narrateur, et celle d’une lacune caractéristique de la position du lecteur »102. Le référent est tu parce qu’il est jugé acquis, connu du lecteur. Ceci relève d’un emploi nouveau de « il » que G. Kleiber a bien noté : 99 Jean Onimus, « Péguy, la différence et la répétition », R.H.L.F., « Péguy », n°2-3, mars-juin 1973, p.482. 100 L’expression est de Catherine Rannoux, « Commencer : comment est-ce ? Quelques incipits simoniens », La Licorne, Poitiers, 1997, p.58. De même, MarieThérèse Ligot montre comment l’ellipse désigne également « le lien du discours à celui qui le reçoit et le renvoie. Elle le « met dans le coup » en l’obligeant à fabriquer du code, à refaire de l’explicite là où il n’y a rien qu’une absence », « Ellipse et présupposition », op. cit., p.436. 101 Catherine Rannoux, L’Ecriture du labyrinthe, op. cit., p.38. 102 Ibid., p.48.

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Le Chant de l’arabesque l’interlocuteur a déjà ce référent à l’esprit : il est déjà saillant pour lui, même s’il n’est pas directement perceptible dans la situation d’énonciation. Le locuteur peut ainsi utiliser il pour saisir ce référent, parce qu’il présume qu’il appartient également déjà à la mémoire immédiate de l’interlocuteur103.

L’utilisation du connecteur « et » en tête de phrase relève d’un procédé identique : « le locuteur, en prononçant et, fait savoir qu’il considère ce qui précède comme acquis »104 . L’antécédent de « il » n’est pas « donné » : il faut simplement que le lecteur, « à partir de la situation d’énonciation et de ses connaissances », puisse « inférer de qui il s’agit »105. Or, on voit bien que ce que l’écriture pose comme acquis ne l’est pas toujours. La lecture va donc consister en une recherche par laquelle elle tentera d’apprivoiser l’univers textuel, de se l’approprier : il s’agit pour elle de faire coïncider son savoir avec celui que nécessite le roman. La distance texte / réception doit être minimale pour déceler chaque suspens maintenu au détour d’un pronom ou d’un non-dit. Estce à dire que le lecteur doive par là atteindre la situation de l’écrivain ? Certes pas : le plaisir du texte réside sans doute dans cette recherche infinie d’un objectif toujours fuyant, de plus, on le sait, le texte est plus riche en fait que ne le croit son créateur même. Il reste que l’écriture, posant comme acquise et notoire une référence manquante, appelle un effort du lecteur grâce auquel le référent deviendra saillant pour lui aussi. C’est à ce prix qu’une connivence naît entre auteur et lecteur. Le texte joue avec ses propres références : il crée des habitudes, des réflexes de lecture - un contexte renvoyant, par la répétition, au même référent - pour mieux les tromper par la suite, mais il manifeste aussi une certaine complicité. L’exemple du passage de L’Acacia reprenant intégralement l’incipit d’Histoire en est une preuve. Claude Simon dit d’ailleurs à ce propos : « C’est un clin d’œil à mes anciens lecteurs »106. La conversation simonienne prend « ce tour familier ou plutôt, en quelque sorte, ésotérique, comme entre 103

Georges Kleiber, « Quand il n’a pas d’antécédent », Langages, mars 1990, n°97, p.34. 104 Guy Serbat, « Et "jonctif" de propositions : une énonciation à double détente », L’Information grammaticale, 1990, n°46, p.26. 105 Georges Kleiber, « Quand il n’a pas d’antécédent », op. cit., p.35. 106 Claude Simon, « Visite à Claude Simon. L’atelier de l’artiste », entretien avec J.C. Lebrun, Révolution, 29 septembre 1989, n°500, p.40.

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personnes qui se comprennent à demi-mot, présupposant entre Montès et lui l’existence d’une espèce de complicité, d’égalité, de lien »107 : on ne saurait mieux définir la relation qui s’établit entre l’auteur et le lecteur, faite à la fois de savoir considéré comme acquis et de connivence. Enfin, si le sens est retardé, le roman crée les conditions nécessaires pour rendre possible l’attribution d’une référence : l’incontestable cohérence du texte est remarquable sans laquelle le roman simonien nous tomberait des mains. Le lecteur un peu accoutumé à l’œuvre de Simon est en effet à même, dans la plupart des cas, de comprendre de quoi il retourne. L’acte de référence est alors couronné de succès et le laurier attribué au lecteur prend la forme d’une joie de la découverte en même temps que de la rumination : puisque la lecture est relecture, le pronom ou l’ellipse ne trouvant son sens qu’après coup, on comprend que le plaisir du texte réside en cette anticipation de la référence qui se fait attendre mais que le lecteur familier connaît pour l’avoir découverte antérieurement. Il peut alors savourer une attente d’autant plus précieuse qu’elle est déjà résolue. Nous voilà donc pris dans la spirale d’un texte jamais clos, qui ne cesse de dévoiler son sens, et que chaque relecture enrichit. C’est proprement à une lecture de la délectation que nous invite l’œuvre simonienne. En outre, on sait que toute lecture implique retours en arrière, attente, mise en relation. Toute interprétation même consiste bien à établir des correspondances de toutes sortes qui apportent un surplus de signification : c’est le propre du texte littéraire qui n’a jamais dit son dernier mot. La spécificité de l’écriture simonienne réside dans le caractère nécessaire de ces mécanismes associatifs pour permettre la saisie élémentaire de sa signification 108 et pallier les nombreuses ellipses qui impliquent un véritable pontage inférentiel. On pense évidemment à ce passage de Signes où Merleau-Ponty affirme que « tout langage est indirect ou allusif, et, si l’on veut, silence »109. Le sens chez Simon est enfoui, sous-jacent, latent. Jean-Pierre Vidal, 107

Le V., p.70. L’écart entre le lecteur empirique et le lecteur modèle semblent donc se réduire, l’un se façonnant à partir de l’autre. Sur ces questions de lecture, voir Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Biblio Essais, Le Livre de Poche, 1985. 108 Si cet aspect est particulièrement vrai des romans « producteurs » que sont Les Corps conducteurs, Triptyque et Leçon de choses, il reste pertinent pour les autres. 109 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Minuit, 1960, p.68.

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pour rendre compte de cette « fuite du sens »110 , utilise le concept d’infratexte qu’il définit comme tout ce qui, sous la surface et dans les marges du texte manifeste le « manque à sa place » d’un signifiant ou d’une chaîne signifiante, génératrice et générée, produite par une absence ou un écart, et produisant des palimpsestes, comme autant de surcharges sémantiques. (...) Le travail de ce « pli » est intratextuel parce que c’est l’organisation visible d’une constellation signifiante qui finit par produire, tout autant que dès l’abord elle en provient, le signifiant en filigrane111.

Cette définition s’applique parfaitement aux différents mécanismes associatifs étudiés ici : les relations in praesentia sont génératrices, les phénomènes de sémantisation oblique instaurent bien des valeurs additionnelles et forment autant de palimpsestes. Enfin et surtout, le sens manquant est toujours ailleurs, dans l’épaisseur plissée du texte : lire signifie par conséquent certes lier, mais aussi délier, déplier, déployer 112. Or, ce fonctionnement nous semble relever d’un principe d’écriture spécifique et, on l’a dit, paradoxal, dont la répétition tient lieu de condition de possibilité. C’est en effet par elle que le silence prend un sens. On souscrit entièrement, à cet égard, à l’analyse de Françoise Dupuy-Sullivan : Le texte se présente alors comme structure double, structure du « à la fois » : il y a « à la fois non-relève, perte, résidu, fermeture et prolifération, nonclôture, hors-texte, ouverture113.

On peut aussi, très naturellement, se tourner vers l’œuvre elle-même qui, quoique économe, nous livre une part de ses secrets en inscrivant précisément le lacunaire comme un fait établi : 110

Voir Blanche-Noëlle et Roger Grünig, La Fuite du sens, Paris, Hatier, 1985. Jean-Pierre Vidal, « L’infratexte, mode du génotexte ou fantasme de lecture », La Nouvelle Barre du jour, 1981, n°103, p.29. Cette analyse est corroborée par l’intervention de Simon lors du colloque de Cerisy : « Tous les éléments du texte (…) sont toujours présents. Même s’ils ne sont pas au premier plan, ils continuent d’être là, courant en filigrane sous, ou derrière, celui qui est immédiatement lisible, ce dernier, par ses composants, contribuant lui-même à rappeler sans cesse les autres à la mémoire », « La fiction mot à mot », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, UGE, 10/18, t.II, 1971, p.89. 112 Tout en évitant de délirer : l’association est tentante et Michel Arrivé n’y a d’ailleurs pas résisté, « Lire-délire », Pratiques, 1975, n°7-8, p.7-20. 113 Françoise Dupuy-Sullivan, op. cit., p.361.

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aucun mot n’est lisible en entier. Il n’en subsiste que quelques fragments énigmatiques, parfois impossibles à compléter, permettant d’autres fois une ou plusieurs interprétations (ou reconstitutions)114.

L’énigme se fait mode d’expression. Les détracteurs de l’œuvre simonienne l’affirment illisible115 parce que dénuée de sens. Au contraire, ce sont bien les manques du texte qui la rendent lisible. Dès lors, on voit bien apparaître la spécificité simonienne dans cette relation dialectique qu’entretient la répétition avec la référence. Certes, chez un auteur comme Pinget, le phénomène itératif entre bien en tension avec le manque, mais c’est tout différemment : Chez Pinget la perte est une conséquence de la pléthore. D’abord évidemment parce que chaque répétition ou reprise est de fait modification / falsification / altération, par éloignement d’un degré supplémentaire de l’Origine et de la Source. Ensuite et peut-être surtout parce que les focalisations et points de vue, en s’ajoutant les uns aux autres, finissent par s’annuler116.

C’est l’inverse chez Simon, dans la mesure où la répétition vient compenser et résoudre l’impossible à dire : elle n’est plus éloignement et perte du dicible mais sa condition de possibilité. Surtout, la relation de cause à effet mise au jour chez Pinget est ici bien davantage un lien inextricable qui fait de l’écriture simonienne une « muette orchestration écrite » : la pléthore et l’ascèse, pour reprendre les termes de Jean-Claude Vareille, ne sont pas dissociables, écrire signifie chez Simon à la fois répéter et se taire puisqu’aussi bien toute dénomination, d’emblée lacunaire, ne reste possible qu’au travers de l’itération. Si les « lacs de larmes » sur le point de déborder stigmatisent la rétention propre au texte, la répétition serait à figurer en termes d’écoulement : le lac d’un côté, le fleuve de l’autre. Dans ce va-et-vient de la lecture, qui revient sur ses pas, anticipe, avance et recule, dans cette progression paradoxale du texte tantôt flot et 114

CC., p.33. On pense en particulier à un article assez réticent à la lecture de La Route des Flandres et dont le titre, ironie du sort, correspond entièrement à la tension ici analysée : « Le trop et le trop peu », René Poulet, Rivarol, 13 octobre 1960, n°509, p.13. 116 Jean-Claude Vareille, « Robert Pinget. Pléthore et ascèse », Le Nouveau Roman en question, 1993, n°2, p.24.

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débordement, tantôt réticence et retenue, un mouvement est à l’œuvre, comme le pouls même de sa forme. Ainsi bat le rythme de l’écriture qui nous invite à une écoute plus attentive.

Chapitre IV

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« Le mouvement plus ou moins caché par lequel ce qui n’est pas encore est déjà ou est entièrement dans ce qui est (…) s’appelle le rythme », Paul Valéry1.

Si la répétition est très souvent mise à l’honneur dans le Nouveau Roman, c’est sans doute parce qu’elle permet de réunir l’épars2 : véritable instrument de liaison, elle contribue à la cohérence formelle de l’œuvre. Claude Simon, confronté au « problème de la périodicité » 3 , met donc particulièrement à contribution les potentialités de l’itération, grâce à laquelle le roman, loin de l’arbitraire du récit traditionnel, affirme sa force de cohésion interne. Aussi le travail de l’écrivain n’est véritablement achevé que lorsque 1

Paul Valéry, Cahiers, t.1, La Pléiade, 1973, p.1300. Selon l’expression utilisée par Claude Simon évoquant le « prodigieux pouvoir des mots » dans sa préface à Orion aveugle. 3 Comme l’auteur le rappelle souvent, c’est lors d’une émission d’ « Apostrophes » que ce problème de la périodicité fut évoqué par Pierre Boulez auquel C. Simon répond : « c’est très vrai : comment faire revenir les mêmes thèmes, comment les entrelacer… », « Claude Simon sur la route de Stockholm », entretien avec Didier Eribon, Le Nouvel Observateur, 6-12 décembre 1985, n°1100, p.72. 2

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« l’ensemble des jeux de correspondances et des jeux de miroirs forment (sic) un texte qui se tient »4. Que maintes reprises, de phrases, de paragraphes voire de pages entières, jalonnent ces œuvres, invite à analyser plus en détail les ressorts du phénomène itératif dont on sait le pouvoir de soudure. Par ailleurs, l’intuition que la répétition pourrait bien être au cœur du principe poïétique de la création simonienne est totalement confirmée par les commentaires de l’auteur. En effet, à suivre les différentes figures ou métaphores qu’il propose pour représenter la structure de ses livres, nous constatons la permanence d’une logique répétitive, mieux, nous en observons les multiples manifestations, de la plus simple à la plus complexe. Cela pourrait bien nous livrer quelques pistes d’analyse qui, de la diffraction, nous conduiraient au kaléïdoscope. Car l’écriture ne se limite pas à un schéma unique et rationnel. Au contraire, elle nécessite des représentations diverses et variées qui, inexorablement, resteront impropres à figer la matière mouvante de cette architecture scripturale.

1. Complexus Le recours à la métaphore est très souvent de mise dans les analyses critiques. Pour représenter l’agencement de tel récit, on utilise des images propres à rendre une construction symétrique, sérielle, révolutionnaire. Ainsi, Lucien Dällenbach montre, en suivant les structures du Sacre du Printemps, de L’Herbe, de La Route des Flandres, d’Histoire et de Triptyque, que : notre miroir initial (Le Sacre) a connu plusieurs occurrences (L’Herbe), qu’il est entré en rivalité avec d’autres reflets (La Route des Flandres), qu’il a explosé (Histoire) pour renoncer finalement à l’usage du miroir plan et recourir à d’autres types de réflexion : celle, infinie, des miroirs parallèles, celle, spécieuse, des miroirs-convexes ou miroirs-piège, celle, labyrinthique, des jeux de glaces5.

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Claude Simon, « Claude Simon sur la route de Stockholm », op. cit., p.73. C’est un véritable leitmotiv qui traduit une préoccupation essentielle de l’écrivain, « faire un texte qui se tienne », « où les diverses parties s’équilibrent, où il y ait un jeu de miroirs, des renvois, que ça fasse un tout équilibré, bien construit », « L’atelier de l’artiste », entretien avec J.-C. Lebrun, Révolution, 29 septembre 1989, n°500, p.40. 5 Lucien Dällenbach, « Mise en abyme et redoublement spéculaire chez Claude Simon », Claude Simon, Colloque de Cerisy, Paris, UGE, 10/18, 1975, p.169.

Mouvement

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Le miroir est une approximation qui ne peut devenir système puisqu’il évolue en une « transformation des miroirs » : on est bien vite conduit à lui substituer d’autres métaphores, celles des diffractions ou autres labyrinthes. L. Dällenbach utilise ainsi l’image du chevauchement pour La Route des Flandres ou du puzzle pour Triptyque. La structure en miroir s’éloigne : si elle peut constituer un premier temps de l’analyse, elle ne peut suffire à rendre compte d’une composition qui répond, en même temps, à plusieurs figures, aussi diverses soientelles. Il n’est qu’à suivre l’analyse de Triptyque menée par L. Dällenbach. D’après lui, « le livre s’élabore par intersections et recouvrements (…), pratique l’art du chevauchement » 6 , structure confirmée, selon lui, par la présence du puzzle qui vaudrait pour mise en abyme de la construction du texte. Ainsi, la métaphore de l’imbrication se mêle à celle du chevauchement et du recouvrement. Si le puzzle consiste bien à emboîter des pièces pour reconstituer un ensemble - comme le remarque Isabelle Serça, il « présuppose une entité finie et inamovible » -, l’empiètement, qui implique qu’un certain jeu s’immisce entre les pièces, rend ce puzzle « mouvant »7. Enfin, le critique repère une représentation circulaire, étayée par un extrait du roman - ces « petits cercles serrés qui débordent les uns sur les autres »8, évoquant d’ailleurs plus la spirale que le cercle -, puis recourt à l’image du labyrinthe, via les « variantes indécidables » et les « renvois à l’infini »9. Les métaphores couvrent donc une palette très large d’appartenance hétérogène10 . De même, 6

Ibid., p.165. Isabelle Serça, « Le Jardin des Plantes : une composition en damier », Littératures, printemps 1999, n°40, p.67. Notons cette précision de l’auteur : « Un puzzle est un jeu (ou un travail) dont on peut venir à bout. Pour ce qui concerne la mémoire, c’est impossible. Ce n’est jamais fini, il reste toujours des trous », « Je me suis trouvé dans l’œil du cyclone », entretien avec A. de Gaudemer, Libération, 18 septembre 1997, n°5079, p.III. 8 T., p.63. 9 Lucien Dällenbach, « Mise en abyme et redoublement spéculaire chez Claude Simon », op. cit., p.168. 10 A cet égard, il nous paraît symptomatique que, comme l’a bien remarqué Guy A. Neumann, la plupart des critiques aient négligé la quatrième série de Triptyque, celle du cirque, pour conserver au roman sa triplicité, Guy A. Neuman, Echos et correspondances dans Triptyque et Leçon de choses de Claude Simon, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983, p.30. On dénature quelque peu le texte à vouloir lui conférer un mode de construction univoque, aussi valide paraisse-t-il.

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Le Chant de l’arabesque

Jacques Brigaud, dans son analyse de La Route des Flandres, s’appuyant sur les titres envisagés pour ce roman, considère la composition, à la fois, comme le fait d’un peintre, d’un architecte et d’un musicien11. Or, une lecture précise des entretiens accordés par Claude Simon permet de mettre en évidence quatre domaines métaphoriques dominants auxquels l’auteur recourt pour parler de son travail et où la répétition, dans tous les cas, a un rôle majeur. Le premier, bien connu, est la peinture 12 . Cette omniprésence même a souvent occulté les autres, pourtant très présents : les domaines géométrique, mathématique et musical, tous aussi aptes à rendre compte de la logique interne du roman, mais eux mêmes souvent entrelacés au sein de l’analyse13. On sait ainsi que, pour l’auteur, « science et littérature s’interpénètrent » 14 . Il est un mot particulièrement représentatif de cette intrication : c’est le mot « rapport », qui s’applique aussi bien à l’arithmétique qu’à la géométrie et que C. Simon associe fréquemment à des relations d’ordre qualitatif, en particulier musical : Schématiquement, on peut dire que tout langage (verbal, mathématique, musical, pictural) consiste essentiellement à établir des relations, des rapports : rapports entre des sons, des couleurs, des volumes, des concepts, 11

Jacques Brigaud, « Sur la composition de La Route des Flandres », La Route des Flandres, Claude Simon, ouvrage collectif dirigé par René Ventresque, Paris, Ellipses, Capes / Agrégation Lettres, 1997, p.46. 12 Nous renvoyons au travail de Brigitte Ferrato-Combe, Ecriture et peinture chez Claude Simon, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 1992. C’est également par cette comparaison que Stuart Sykes ouvre son travail, Les Romans de Claude Simon, Paris, Minuit, « arguments », 1979, p.7. Rappelons aussi pour mémoire cette affirmation de Simon : « J’écris mes livres comme on ferait un tableau. Tout tableau est d’abord une composition », Le Monde des Livres, 26 avril 1967, p.V. 13 Pour La Route des Flandres, Didier Alexandre propose les modèles textuels de la peinture, de la géométrie et de l’organisme. Voir Le Magma et l’horizon, Paris, Klincksieck, 1997, p.186-192. 14 Claude Simon, « Claude Simon en apprentissage », Le Monde, 22 janvier 1988, p.11. Cette étroitesse des différents domaines artistiques et scientifiques n’apparaîtelle pas clairement dans cette affirmation de l’auteur : « j’aurais aimé être jockey, jockey d’obstacles… ou peintre, ou mathématicien. Ce sont les trois choses qui m’ont fasciné », « Claude Simon sur la route du Nobel », Libération, 10 décembre 1985, p.28.

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des mots, des signes, comme, ailleurs, entre des masses, des coefficients de dilatation, des températures, etc.15.

Ce même « rapport » renvoie, en termes musicaux, à l’harmonie, ces deux mots désignant, de fait, « une communauté de qualités » 16 susceptible de fonder telle association, tel glissement, telle correspondance17. Ces quatre métaphores correspondent donc à une certaine conception de la composition romanesque et de l’écriture en général, qu’elles représentent, illustrent et expliquent tout à la fois18. Leur entremêlement indique à lui seul cet enjeu : dans leur diversité, ces domaines sont, de manière égale, propres à dire un art d’écrire. Une lecture plus discriminante met cependant en évidence des applications précises où l’un de ces domaines sera préféré aux autres. La musique renverra de façon privilégiée aux questions de style. C. Simon revendique par exemple un rapprochement entre prose et poésie justifié par leur identique but, le poieîn, il cite à l’appui la remarque de Flaubert dans une lettre à George Sand : « Comment se fait-il qu’il y ait un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot 15

Claude Simon, « Tradition et révolution », La Quinzaine littéraire, 1er-15 mai 1967, n°27, p.13. 16 DS., p.22. 17 Selon Claude Simon, scientifique et écrivain apportent tous deux « des harmonies entre différentes données », « Claude Simon en apprentissage », op. cit., p.11. Voir encore ce passage mêlant les différents domaines : « A partir du moment où l’on ne considère plus le roman comme un enseignement (…), on arrive, à mon avis, aux moyens de composition qui sont ceux de la peinture, de la musique ou de l’architecture : répétition d’un même élément, variantes, associations, oppositions, contrastes, etc. Ou, comme en mathématiques : arrangements, permutations, combinaisons », « Une visite à Claude Simon », Le Monde des Livres, vendredi 19 septembre 1997, p.I. 18 Ce recours métaphorique se révèle nécessaire, comme Claude Simon l’explique : « Je pense beaucoup mieux en termes d’art qu’en termes de littérature. C’est que je ne suis pas un intellectuel mais un sensoriel. Je suis très concret », « Techniciens du roman », op. cit., p.4, mais il convient de manier avec prudence ce type de comparaison, comme le rappelle l’auteur lors du colloque de Cerisy sur le Nouveau Roman : « je crois qu’il faut encore souligner tout ce qu’on a dit sur le danger d’analogie. Je me sers de points de comparaison mais sans dire que c’est exactement semblable entre la peinture, la musique ou la littérature… Je crois qu’en faisant cette réserve on peut parler ainsi », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, 2. Pratiques, Paris, UGE, 10/18, 1972, p.114. Voir aussi les remarques de Gérard Genette, « Romances sans paroles », Revue des Sciences Humaines, 1987 (1), n°205, p.113-120.

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Le Chant de l’arabesque

musical ? »19. La musique constitue une manière adéquate d'évoquer les préoccupations stylistiques de l’écrivain. On cite souvent Nietzsche affirmant qu’une phrase sans rythme n’a pas de sens, dans la continuité, Simon évoque le travail scriptural comme une activité attentive aux « cadences », au « rythme », au « ton »20. La composition musicale trouve elle-même son équivalent dans la structure romanesque, par le truchement particulier de la fugue 21 ou des procédés de thème et variations : Toutes proportions gardées, car il faut faire très attention avec ce genre de comparaisons, on pourrait dire que Leçon de choses s’inspire du modèle de la fugue, c’est-à-dire un thème (la pièce en ruine) à partir duquel se développent des variations : les histoires des soldats, des maçons et des promeneuses22.

Domaine artistique, la musique est mobilisée comme outil d’explicitation d’une structure. C. Simon, écrivain du concret, recourt également à des métaphores plus scientifiques : les mathématiques en 19

DS., p.24. Voir aussi « Roman, description, action », op. cit., p.26 où l’on retrouve cette citation de Flaubert. 20 La première page, selon notre auteur, « peut être tout entière remplie par une seule phrase à longues cadences aussi bien que par une suite de petites phrases en staccato », et plus loin : « Le ton, le rythme sont capitaux », « Attaques et stimuli », entretien avec Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, « Les contemporains », 1988, p.171. 21 « J’ai été très frappé lorsqu’un jour j’ai vu au British Museum un dessin de Bach donnant une image de la façon dont il conçoit la fugue : mieux calligraphié que par moi, c’était semblable à celui que j’avais fait pour la petite préface à Orion aveugle et par lequel j’essayais de figurer les cheminements de l’écriture qui serpentent, reviennent sur eux-mêmes, se recoupent… », « Attaques et stimuli », op. cit., p.177. De même, Claude Simon, évoquant les différents thèmes de La Route des Flandres, parle de voix qui s’entrelacent « comme dans une fugue », « Avec La Route des Flandres, Claude Simon affirme sa manière », entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 8 octobre 1960, p.9. 22 Claude Simon, « L’inspiration ça n’existe pas », op. cit., p.24. La même comparaison est utilisée dans « Roman, description, action », op. cit., p.25. Voir aussi au sujet de La Bataille de Pharsale, « La fiction mot à mot », op. cit., p.95, au sujet des Géorgiques : « ce sont des variations, au sens où l’on entend le mot en musique, sur ce qui lie l’histoire (les guerres et les révolutions qui la font aussi) et la terre », entretien avec J. Piatier, Le Monde, 4 septembre 1981, p.13. La rhapsodie est également mobilisée, voir « L’inlassable réa/encrage du vécu », entretien avec Mireille Calle-Gruber, Claude Simon. Chemins de la mémoire, textes réunis par Mireille CalleGruber, Canada, Le Griffon d’Argile, « Trait d’Union », 1993, p.19.

Mouvement sont un exemple dont Novalis constitue représentant phare, tel que C. Simon le cite :

127 sans

doute

le

il en va du langage comme des formules de mathématiques : elles constituent un monde en soi, pour elles seules, elles jouent entre elles exclusivement, n’expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui justement fait qu’elles sont si expressives que justement en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses23.

La structure romanesque se conçoit en tant qu’univers clos et autarcique, uniquement préoccupé de lui-même et ne renvoyant qu’à lui. Les échos qui le parcourent sont également décrits en termes mathématiques, et très fréquemment au travers du titre d’un cours de « Mathématiques Supérieures » : « Arrangements, Permutations, Combinaisons »24. La géométrie joue le même rôle. Rappelons à ce titre que Les Corps Conducteurs auraient pu s’intituler « Propriétés de quelques figures, géométriques ou non »25 : le roman se donne donc comme but essentiel d’exploiter des formes déterminées et repérables. Les figures mobilisées dans les entretiens sont nombreuses : symétrie, cercle 26 , mais aussi spirale. Ainsi, évoquant le cheval mort de La Route des Flandres, Claude Simon met en avant le processus de répétition qui mêle le Même et l’Autre, affirmant que « c’est le même cheval, certes, mais chaque fois autre, prisonnier à chaque fois d’une autre manière de la pourriture, du terreau, de sa métamorphose en autre chose » et il ajoute : 23 DS., p.30. Cette citation était déjà invoquée dans un entretien avec Alain Poirson, « Avec Claude Simon sur des sables mouvants », Révolution, 22 janvier-28 janvier 1982, n°99, p.38. 24 Jean Dubuffet, Claude Simon, Correspondance, Paris, L’échoppe, 1994, p.34. Ce titre de chapitre est très souvent cité. 25 Voir par exemple « Claude Simon, le jeu de la chose et du mot », entretien par Guy Le Clec’h, Les Nouvelles littéraires, 8 avril 1971, n°2272, p.6, « La fiction mot à mot », op. cit., p.87, ou ce passage : « Il m’est souvent arrivé de dire que mon travail me semble s’apparenter à ce que l’on pourrait appeler, en employant le vocabulaire des mathématiques, l’exploration des propriétés des figures (ou, si l’on préfère, des images) », « Roman, description, action », op. cit., p.21. Rappelons le titre d’un fragment de Simon paru dans Tel Quel (hiver 1971, n°44, p.3-16) : « Propriétés des rectangles ». 26 « Attaques et stimuli », op. cit., p.178, « La fiction mot à mot », op. cit., p.93-94.

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Le Chant de l’arabesque Le mouvement du baroque, c’est la spirale. C’est-à-dire le retour de la même ligne, sur la même génératrice, mais à chaque fois, un décalage de niveau. L’imperceptible différence… 27.

C’est à ce décalage même, à ce compromis entre « l’ordre et le désordre » caractéristique du baroque, 28 que nous souhaitons porter notre attention dans ce chapitre : en lui, se tiennent l’irréductibilité de la composition à tout schéma stable et par là même sans doute, le « secret d’un romancier ». Il s’agit bien, après ce bref détour par la critique et les métadiscours, d’observer comment les romans simoniens répondent à des compositions en effet complexes, en quelque sorte mouvantes puisqu’irréductibles à une structure figée, sans être incompatibles : l’œuvre simonienne échappe à tout modèle fixe et unique et invite à entrer dans un espace « complexe » dans le sens donné par Edgar Morin au paradigme de complexité : « il associe les notions qui tendent à s’exclure les unes les autres tout en maintenant et leur inclusion mutuelle et leur antagonisme »29. Comme il le rappelle, complexus renvoie à ce qui est tissé ensemble et en cela, rend parfaitement compte du fonctionnement structurel de cette œuvre, irréductible à une figure seule, et qui associe des schémas aux directions opposées : la spirale en est pour ainsi dire l’emblème. Tous coexistent, mieux, ils convergent dans une macrofigure fédératrice : la répétition.

2. Le roman spiral Il est une structure récurrente du roman simonien, celle de la boucle. Le livre entier adopte la voûte ainsi évoquée par Aragon : « La première phrase, c’est le pied d’un arc qui se déploie jusqu’à l’autre pied, à la phrase terminale » 30 . Dès La Corde Raide et jusqu’au 27

Claude Simon, « Les secrets d’un romancier », op. cit., p.5. Ces remarques sont à rapprocher de celle de Massin affirmant que « la répétition est à la fois imitation et variation, et c’est en quoi la musique est, à l’image même du baroque, un art de la métamorphose », Massin, De la variation, Gallimard, « Le promeneur », 2000, p.60. 28 Voir l’entretien dans La Tribune de Lausanne, 20 octobre 1959. 29 Edgar Morin, « De la complexité : complexus », Les Théories de la complexité. Autour de l’œuvre d’Henri Atlan, Colloque de Cerisy, sous la direction de Fogelman Soulié, F., Paris, Seuil, « la couleur des idées », 1991, p.291. 30 Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire, ou les incipit, Genève, Skira, 1969, p.93.

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Tramway, véhicule éponyme qui constitue l’emblème d’un parcours à la fois linéaire et circulaire, le roman se construit sur la circularité. L’exemple le plus frappant en est sans doute La Bataille de Pharsale, dont la fin constitue la reprise de son incipit. Ainsi le da capo terminal n’est autre qu’une invitation au recommencement. La répétition revêt donc une double fonction, à la fois « force de continuation » et indice d’« arrêt »31. Une telle structure fait du texte un « espace clos »32 : le terme de clôture du roman doit être pris au sens propre en ce qu’il désigne l’absence d’ouverture et le principe d’un circuit fermé où règne la répétition. Mais, on le sait, un syntagme, du seul fait qu’il est répété, n’a pas le même sens que lors de sa première occurrence33 : le retour à l’identique est un leurre. D’inévitables déformations, liées au temps, à la distance, s’immiscent entre ces deux moments du texte, en apparence seulement identiques. Le cercle se tord : le point de jonction qui se profile ne constitue pas le retour à l’identique, mais la reprise d’un Même modifié. C’est bien la spirale alors qui s’impose comme forme structurelle34. L’omniprésence de cette figure dans le 31

Philippe Hamon, « Clausules », Poétique, 1975, n°24, p.508. On pense aux Corps conducteurs, p.37. Le miroir a lui aussi une place primordiale dans cette fermeture de l’espace. A ce titre, Jean Baudrillard indique que « le miroir finit l’espace, il suppose le mur, il renvoie vers le centre : plus il y a de glaces, plus glorieuse est l’intimité de la pièce, mais aussi plus circonscrite sur elle-même », Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p.32. 33 C’est ce que met clairement en évidence Marie-Laure Bardèche, illustrant son propos du Cours de linguistique générale (Paris, Payot, 1972, p.152) où Saussure imagine un conférencier répétant « Messieurs ! » : à chaque fois, c’est un nouvel acte phonique et psychologique. Se trouve ici formulée linguistiquement la thèse de Hume, ainsi rapportée par Deleuze : « la répétition ne change rien dans l’objet qui se répète, mais elle change quelque chose dans l’esprit de qui la contemple », Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p.96. 34 On assimile parfois cette forme spirale au ruban de Moebius ou aux serpents de Klein, en particulier pour évoquer les permutations infinies entre mise en abyme et récit. Voir par exemple Bruce Morissette, « Robbe-Grillet N°1, 2, …, X », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, op. cit., p.130 ; Alain Goulet, Le Parcours moebien de l’écriture. Le Voyeur, Paris, Lettres Modernes, 1982 et Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, Paris, Seuil, Poétique, 1977, p.192-193. De fait, la forme structurelle des romans est plus précisément une hélice. Rappelons que la spirale est une « courbe plane décrivant des révolutions autour d’un point fixe en s’en éloignant de plus en plus ». Or, le texte allie la circonvolution à la progression, déploiement qui instaure une autre dimension et nous conduit au déplacement hélicoïdal défini comme « déplacement dans l’espace, composé d’une rotation autour d’un axe (axe du

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métadiscours nous semble en outre confirmer sa validité. Si l’on relit attentivement l’exergue du Palace donnant une définition du terme « révolution », il nous semble qu’elle s’apparente à un tel trajet, plus qu’à une circularité. Qu’est-ce à dire ? Un cercle, de fait, ne revient au même point qu’une fois la révolution accomplie. Le roman, lui, « repasse successivement par les mêmes points » et, puisque reprise n’équivaut pas à origine, de manière légèrement décalée : il suit, en réalité, une morphologie spiralée. Rappelons, de ce point de vue, la définition du mot « ressort », qui obéit à une forme identique : « organe élastique pouvant supporter d’importantes déformations et destiné à exercer une force en tendant à reprendre sa forme initiale après avoir été plié, tendu, comprimé ou tordu »35. La matière textuelle simonienne aurait cette capacité de revenir, après maints déplacements, à sa position initiale. Le début et la fin de la spirale, positionnés sur le même point par-delà l’élasticité, marquent bien ce retour. Et les volutes qui la forment dessinent ces courbes fermées qui rencontrent les mêmes pôles, fixes et récurrents. La composition spiralée nous semble d’autant plus valable que, si la reprise du début en fin de roman marque une emprise circulaire, cette dernière n’est une fois de plus qu’une approximation : l’élément commun est de fait répété entre ces deux lieux du texte, marquant par là ce retour du même légèrement déplacé que trace la spirale 36 . Sans reprendre l’analyse de chaque roman, il convient d’illustrer notre propos par l’observation de quelques textes, parangons de cette syntaxe. La plupart des romans sont en effet structurés autour de ce qui semble constituer un axe fixe, image ou fait récurrents vers lequel se cristallise l’ensemble du texte, « point névralgique où converge, se f[ait], s’élabor[e] »37 l’écriture. On trouve par exemple dans Le Vent38 déplacement) et d’une translation dont le vecteur a même direction que l’axe », Dictionnaire Larousse 2001. La fortune de la spirale en matière d’art et de littérature (voir par exemple Blumenkranz-Onimus, « la spirale, thème lyrique dans l’art moderne », Revue d’esthétique, 1971, n°4, p.293-311) ainsi que l’utilisation de ce même mot pour désigner la reliure d’un cahier - le si répandu « cahier à spirale » justifient pourtant cette approximation. 35 Dictionnaire Larousse, 2001. 36 On se trouve donc dans le cas de « textes à circularité plurielle ou répétée, où les reprises se multiplient à l’intérieur du discours ou de l’histoire » à opposer aux textes « à circularité unique », Jean Baetens, « Qu’est-ce qu’un texte "circulaire" », Poétique, avril 1993, n°94, p.216. 37 Le V., p.209.

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plusieurs récurrences qui érigent ce roman en spirale, Bernard Andrès en indique plusieurs39, en particulier le fait que, à diverses reprises, Maurice ou Cécile s’introduisent de force dans la chambre de Montès, récurrence explicitée par le texte40 . Ajoutons ce retour au banc du square sur lequel se retrouvent plusieurs fois les personnages 41 . Le Palace, parce que la répétition y joue une fonction de premier plan, s’instaure, plus encore, comme modèle d’une telle syntaxe révolutionnaire. Sa forme circulaire provient en effet tout entière d’une construction itérative, bien analysée par Dominique Lanceraux qui parle de « l’enroulement de la volute narrative, caractérisé par un trajet circulaire »42 : le début et la fin se répondent presque mot pour mot43. D’autres duplications entérinnent cette structure en la reproduisant au sein d’un même chapitre. Le troisième présente par exemple une répétition à travers laquelle le récit se désigne comme circulaire : l’Américain disant que ça faisait encore trop de drapeaux (...) : comme dans Shakespeare quand le jeune héritier du trône, l’enfant-roi aux cheveux coupés en frange, a été égorgé malgré les aboiements affolés du petit épagneul entendant approcher les pas meurtriers, et que les sept oncles qui avaient juré devant Dieu, les Saintes Huiles et tout le saint frusquin de le protéger et veiller sur lui 38

Les premiers romans de Simon correspondent à cette « recherche d’une forme : celle de la spirale » : voir Stuart Sykes, Les Romans de Claude Simon, op. cit., p.15. Voir aussi son schéma p.18. 39 Bernard Andrès, Profils du personnage chez Claude Simon, Minuit, Paris, 1992, p.112. 40 Le V., p.58, p.110. 41 Le V. : « Il ne me dit pas quelles sortes de réflexions il remua dans sa tête pendant les trois heures qu’il passa après ça sur ce banc de square avant de regagner lui-même l’hôtel », p.126, « c’est qu’il y avait déjà un moment qu’il y avait des enfants dans le square », p.156, « assis sur ce banc où il passait sans doute ses journées », p.239. On pourrait aussi évoquer la reprise explicitée par le texte du parallèle établi entre Montès et un saint : « Pour quoi vous prenez-vous, dit-elle. Pour un saint ? », p.101, « Un saint non pas pourquoi qu’est-ce que ça signifie pourquoi est-ce que vous aussi » (pour la deuxième fois en moins de quarante-huit heures (…) une bouche de femme donc lui lançant avec le même accent de colère, d’exaspération, exactement les mêmes mots », p.152. 42 Dominique Lanceraux, « Modalités de la narration dans Le Palace de Claude Simon », Littérature, décembre 1974, n°16, p.3. 43 Sur la problématique clausulaire chez Simon, nous renvoyons à notre étude « Vers une poétique clausulaire », Poétique, n°133, février 2003, p.45-60.

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Le Chant de l’arabesque font de nouveau serment tous ensemble de venger la victime et châtier le lâche coupable (le serpent, le reptile), appelant sur lui toutes les malédictions du ciel et de la terre, les sept mains droites unies dans un indéfectible nœud pour sceller la nouvelle et sainte alliance, les sept paires d’yeux se regardant de travers et les sept mains gauches prudemment posées derrière les dos sur les manches artistiquement ouvragés de sept poignards italiens44.

Ce long passage, où l’on note une insistance sur le chiffre sept, est repris mais résumé à la fin du chapitre : après que l’Américain avait raconté l’histoire des sept oncles, des sept poignards, des sept mains unies et des sept mains gauches posées derrière les dos sur les manches des sept poignards45.

Cette répétition condense donc l’évocation précédente à l’autre bout du chapitre, l’une des fonctions de ce rappel étant, en plus de désigner la structure circulaire, de montrer que trente pages sont nécessaires pour décrire ce qui peut passer dans l’esprit d’un homme en une fraction de seconde46. Un rôle identique est joué par la duplication au chapitre IV. La répétition revêt ici une fonction formelle dans le sens où, ponctuée de rappels ordonnés, cette quatrième partie est repliée sur elle-même : elle retentit de ses propres échos. La duplication construit donc le texte, lui donne une forme et une cohésion qu’il n’aurait pas sans elle. La logique de la duplication s’apparente à une symétrie : de part et d’autre d’un passage, le chapitre revient sur lui-même, repassant par des motifs déjà rencontrés. A l’ouverture du chapitre, quatre éléments sont présents que l’on retrouve plus loin, la sueur, le journal, la vision de la femme nue et un motif de répétition47. 44

Le P., p.109. Le P., p.141. Le chiffre sept peut aussi renvoyer aux contes qui usent eux-mêmes largement de la répétition. 46 Le P. : « l’étudiant se rendant compte alors qu’il ne s’était produit qu’un instant, quelques secondes peut-être, depuis que le maître d’école avait parlé, après que l’Américain avait raconté l’histoire des sept oncles », p.141. 47 Comparons : « Quand on s’habillait le matin c’était comme si la sueur de la veille était encore dans les plis du linge » (p.143) / « même la nuit la ville continuait à suer, suinter (...) goutte à goutte dans le noir » (p.150-151), « le journal qu’il avait trimballé toute la journée de la veille plié dans sa poche (...), la manchette aux gros caractères (c’est-à-dire ce qu’il pouvait en voir : la première moitié seulement, ? QUIEN HA MUER) (...) et dans la bouche un goût amer » (p143-146) / « sortir le journal de la

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L’organisation temporelle elle-même est faite de duplications puisqu’elle se reproduit à l’identique d’un chapitre à l’autre. L’une des caractéristiques du récit simonien est, on le sait, d’opérer un certain nombre de ruptures temporelles, au fil des souvenirs, selon la logique de la mémoire ou de l’écriture elle-même, plusieurs époques se croisent, se mêlent, se succèdent. Or, les chapitres I et II sont construits selon une alternance similaire. Le texte s’ouvre sur le jour de l’enterrement (p.9-21), référence que nous appellerons [A]. La première rupture intervient à la page 20 : « des années plus tard », liton : nous sommes à présent « quinze ans plus tard » (p.21). C’est la période [B] (p.20-26). « Il y avait des bouteilles de bière » (p.28), en tête d’un paragraphe, marque le retour à [A], « et plus tard » (p.33) est de nouveau l’indice d’un changement en [B]. Une parenthèse ouverte page 40 présente une scène dans une gare, indatable selon Dominique Lanceraux48 et écrite au présent : désignons-la par la lettre [C]. Nous remarquons un retour à [A], par l’intermédiaire de l’expression « l’étudiant pensant « Mais où donc ? où... », puis il se rappela » (p.44), avant de nous replonger en [C]. Le chapitre se clôt en amorçant une nouvelle temporalité, « quelques années plus tôt » (p.45) correspondant au temps du meurtre commis par l’Italien, l’alternance peut donc se résumer à la structure [A], [B], [A], [B], [C], [A], [C], [D]. Le Récit de l’homme-fusil prolonge la période [D] amorcée dans le chapitre précédent, et se trouve régulièrement entrecoupé des remarques de l’étudiant qui nous replacent dans le contexte de la narration, à savoir dans le train : nous retrouvons donc [C]. De fait, nous apprendrons plus loin que cette narration de l’Italien a eu lieu poche de sa veste (...) tandis qu’il lui semblait voir se mélanger les titres aux grosses lettres : QUIEN HA MUERTO QUIEN HA ASESINADO QUIEN HA FIRMADO EL CRIMEN ravalant précipitamment une furieuse nausée » (p.162), « le sinueux contour du bras levé, du sein, de la hanche et de la cuisse ondulant, s’étirant, se distendant sur l’étoffe brusquement tirée » (p.144) / « nue, le bras levé pour tirer complètement le rideau déjà aux trois quarts fermés » (p.173), « L’annonce lumineuse qui continuait à s’allumer et à s’éteindre régulièrement, en néon vert : ORINA ESPUTOS - SANGRE (...), la lancinante annonce : ORINA - ESPUTOS SANGRE » (p.149-152) / « de minces rubans tressés sur lesquels se répétaient en lettres minuscules les mots RENTA DE TABACOS » (p.167-168). 48 Dominique Lanceraux, « Modalités de la narration dans Le Palace de Claude Simon », op. cit., p.9.

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Le Chant de l’arabesque

« trois jours » (p.101) avant l’enterrement (époque [A]). Il est intéressant de noter que le retour à [C] est marqué par l’expression « maintenant », cette même expression qui, dans la première partie, permettait de marquer le passage de [A] en [B]. Enfin, le chapitre II se ferme en préparant la temporalité par laquelle commencera le chapitre suivant - nouvelle rupture notée par « maintenant » (p.99) -, situant le récit « trois jours plus tard » (p.101) et coïncidant avec le jour de l’enterrement, soit [A]. Nous avons donc : [D], [C], [D], [C] ..., [A]. Remarquons qu’une continuité avec la temporalité [A] est assurée par la reprise de ce « l’un d’eux » au sujet d’un papier volant, qui nous rappelle l’incipit. On pourrait montrer d’une façon identique que les chapitres IV et V fonctionnent sur la même alternance entre deux époques, le dernier chapitre reprenant assez largement la succession de [A] et [B]. Ceci nous conduit donc à envisager pour ce roman une structure qui rappelle le chiasme, la construction des chapitres I et V, II et IV étant similaires. Le renversement s’opérerait au cœur du livre, dans le chapitre III. En effet, ce dernier répond lui-même à une forme symétrique. Il débute en [A] et décrit le cortège à la suite du corbillard (p.101-119). Une allusion à la « chevelure aile de corbeau, cosmétiquée, luisante » (p.112) du chauffeur de taxi fait une brève incursion en [C], lorsque l’étudiant et l’Italien traversent Santa Cruz en voiture. Puis un décrochage nous situe en une époque [A’] : « étaitce le soir (la veille, ou le matin) » (p.119), présentant l’Américain et l’étudiant « assis tous deux sur l’esplanade », avant de revenir en [A] : la réplique p.118 trouve sa réponse par delà [A’], page 120. L’expression « à présent » (p.122) nous installe en [B], quinze ans plus tard (p.122-128)49. Retour à [A’] page 128 et incursion en [C] avec l’évocation d’une image pieuse déjà rencontrée50 dans le chapitre I, au sein de la parenthèse énigmatique : pouvant voir alors le visage blond, doux et barbu entouré de rayons d’or, la robe de lin immaculée, le manteau rose, la main à l’index tendu désignant sur la poitrine le cœur sanglant dans son ardente auréole de flammes rouges et jaunes51. 49

Sans doute faut-il intercaler un retour en [A] avec la description par deux fois (p.121 et 125) de l’affiche déjà évoquée du buste d’homme nu. 50 Le P., p.42. 51 Le P., p.130. On pouvait lire p.42 : « le Christ aux cheveux bouclés et à la barbe châtain clair écartant de ses mains les pans d’un manteau rouge-rose et montrant du

Mouvement

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Le décor de l’esplanade et le personnage du vieillard nourrissant les oiseaux replacent le texte en [B] : l’étudiant devenu vieux sur son banc. Le « grésillement des roues du corbillard » 52 renvoie ensuite clairement à [A], temporalité sur laquelle se clôt le chapitre. Soit la structure suivante : A (C) A’ / A B /A’ (C) B A. Certes, le [B] dans le deuxième segment n’apparaît pas dans le premier. Remarquons cependant qu’il est centré autour de l’observation des tramways, or, une observation identique est menée en [A] par l’étudiant : « l’étudiant s’apercevant qu’il y avait maintenant deux tramways »53. Ce retour marque un lien direct avec son pendant de la page 133 et confirme la structure révolutionnaire du chapitre III, autour duquel s’opère la volute du roman. Or, cette construction du texte est entièrement basée sur la reprise de motifs : la répétition joue donc un rôle structurel indéniable, comparable à une forme spirale. Notons enfin que l’organisation temporelle de l’ensemble du roman semble faite de la répétition des mêmes schémas, formant des cercles concentriques de plus en plus rapprochés qui redoublent la structure spiralée du texte. Nous avons déjà relevé la similarité de construction des chapitres I et II : chacun opère un retour en arrière plus ou moins loin dans le temps. Le schéma ci-dessous tente de représenter ces duplications multiples.

doigt sur sa robe de lin un cœur sanglant lui aussi, entouré de rayons ». Précisons que cette reprise ne place pas strictement le récit dans la temporalité [C] mais y renvoie explicitement. 52 Le P., p.135. 53 Le P., p.111.

136

Le Chant de l’arabesque

avec l’américain (la veille, le soir, le matin ?)

chap. II : le meurtre

chap. II : dans le train

chap. III : l’enterrement

la nuit

chap.V : la recherche

Chap. IV : le lendemain

chap. I : sur le banc

Nous voyons bien se dessiner une forme spiralée, gravitant autour d’un point névralgique, jamais atteint 54 mais structurellement fondateur 55. On pourrait montrer, tout autant, comment La Bataille de Pharsale obéit aux mêmes principes : la première phrase56, identique à la dernière, jalonne l’ensemble et attire à elle, de ce fait, la progression textuelle. L’impression d’immobilité suggérée par l’exergue57 repose en grande partie sur cette avancée sans cesse contrecarrée par le rappel du seuil qui, à l’instar d’un aimant, devient ce point fixe vers lequel le roman converge : « jaune puis noir puis jaune de nouveau (…), les 54

Ce caractère inaccessible explique l’importance paradoxale de l’ellipse et de la réticence dans une œuvre itérative. De fait, l’on ne saura précisément pas ce qu’il advient de l’américain. Voir supra chapitre III. 55 Dominique Lanceraux montre de même comment La Route des Flandres est « un roman décentré, mais qui multiplie les décentrements », « Modalités de la narration dans La Route des Flandres », Poétique, 1973, n°14, p.242. On voit bien comment la dichotomie centre vs périphérie se trouve suspendue. 56 C’est la suivante : « Jaune puis noir temps d’un battement de paupières et puis jaune de nouveau : ailes déployées forme d’arbalète rapide entre le soleil et l’œil (…) », p.9. 57 Rappelons la citation de Valéry mise en exergue à la première partie : « Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Elée ! / M’as-tu percé de cette flèche ailée / Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! / Le son m’enfante et la flèche me tue ! / Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue / Pour l’âme, Achille immobile à grands pas ! ».

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deux ailes noires déployées »58, « jaune puis noir puis de nouveau le soleil jaune »59, « ailes déployées, en forme d’arbalète, se découpant en sombre sur le disque éblouissant du soleil : donc jaune, arbalète noire, puis jaune de nouveau »60, les répétitions tissent l’axe invariable de la structure61. Ce point d’invariabilité n’est cependant pas unique : il est possible d’en repérer d’autres qui, de la même façon, tracent la volute structurelle. La répétition, parfois tronquée de « je souffrais comme » ou de « je ne savais pas encore », engendre un processus comparable, de même que celle du célèbre « comment était-ce » dans Le Palace 62 . On peut donc dire légitimement, en suivant Jean Baetens : La Bataille de Pharsale n’a sans doute pas besoin de faire coïncider son début et sa fin pour se prêter à une relecture en spirale, tant est dense le réseau de ses correspondances internes. Mais l’inclusion finale d’un voyant effet de circularité apparaît comme le signe de son appartenance à la classe des œuvres qui réclament une lecture s’écartant des sentiers battus63.

Quant à L’Herbe, le passage du train ou l’apparition du chat64 sont autant de points fixes qui sont repris dans le cours du roman et établissent une scansion proche de la basse continue. L’évocation de l’acacia, dans Histoire, permet de ramener le roman à ce même point 58

La BP., p.40. La BP., p.118. 60 La BP., p.184. On pourrait également citer « Avec un bruit d’air froissé le pigeon passa devant le soleil ailes déployées Jaune puis forme d’arbalète noire puis jaune de nouveau », p.121. 61 Notons qu’un fonctionnement similaire est à l’œuvre dans Triptyque puisque les reprises observées entre le début et la fin se rencontrent également au sein du livre, par exemple p.68 où l’on retrouve les éléments essentiels du paysage, la cascade, la scierie, les pruniers. 62 On trouvera d’autres illustrations tirées de La Bataille de Pharsale, en particulier celles des pages 75, 200, 236 autour du « violent coup de glaive », autour de la scène sexuelle des pages 72, 75, 119, 155, 212, 245, ou à partir de la citation de Lucain, p.235, annoncée p.67, p.88, p.120. Voir encore la reprise d’un extrait de L’Histoire de l’Art au sujet des peintres allemands de la Renaissance, p.174, p.201, p.238. Dans Le Palace : p134, p.135, p.174, p.212. On pourrait aussi citer le refrain « Somebody is always winning » dans Les Corps conducteurs, p.97, p.99, p.116. 63 Jean Baetens, « Qu’est-ce qu’un texte "circulaire" », op. cit., p.226. 64 Pour le chat, voir L’H. p.14, p.21, p.89, p.165. 59

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fixe d’où il est parti et ressassé au long du texte65. On voit bien se confirmer ici cette élasticité de l’écriture qui rejoint sa position initiale après s’en être éloignée. D’autres échos sont repérables qui, comme nous l’avons montré dans La Bataille de Pharsale, fondent l’ossature d’une spirale : l’expression « lacs de larmes » est l’un d’entre eux66, elle traverse, identique à elle-même, l’espace romanesque dans lequel elle exerce sa force d’attraction. L’évocation de la robe printanière d’Hélène67 fait elle aussi figure de touche qui, équitablement répartie, s’apparente à ces rappels de couleur dans une toile. Le texte-mobile doit repasser par elle avant de continuer sa route68. Le principe est reconduit dans Le Jardin des Plantes qui non seulement « se termine là où il a commencé, c’est-à-dire dans une salle de bain » selon les propos de l’auteur69, mais brasse en son sein cette scène, reprise tel le centre d’un mouvement spirale 70 . Non seulement chaque retour rappelle celui qui l’a précédé, mais il se gonfle du souvenir de l’autre, ramenant à la surface du texte, via le souvenir du lecteur, les occurrences passées. On observe ainsi un effet d’amplification par lequel le roman, à chaque répétition, résonne de son propre retour. L’emplacement de ces passages montre qu’ils reviennent régulièrement, créant un halo proche de la réverbération, une sorte d’onde vibratoire71. Pour paraphraser Deleuze, les retours augmentent la portée de la première fois72, prolongeant d’une certaine façon sa pérennité dans le texte. L’effet obtenu recouvre à la fois celui d’un 65

On rencontre l’évocation de l’incipit à plusieurs reprises : p.25, p.38, p.219, p.230, p.358, p.394. 66 Voir aussi l’épisode des cerises, repris par trois fois : p.122, p.154, p.380-381. 67 H. : p.110, p.115, p.120, p.380. 68 Nous renvoyons également à LC., où l’on rapprochera les passages suivants : p.39, p.145 (le soldat saoul) et p.37-38, p.138 (la nervosité du maréchal des logis). 69 Claude Simon, « Je me suis trouvé dans l’œil du cyclone », entretien avec A. de Gaudemer, Libération, op. cit., p.III. Et plus loin : « Le livre est construit comme le portrait d’une mémoire, avec ses circonvolutions, ses associations, ses retours sur ellemême etc. ». 70 Le JP., p.13, p.14, p.15-16, p.18-19, p.20, p.23, p.27, p.30, p.42, p.248, p.330-331, p.352-353. 71 Dans Le Jardin des Plantes, on peut relever un procédé assez proche mais limité à une dizaine de pages : l’expression « ton putain d’avion » s’apparente alors à une forme de résurgence, voir Le JP., p.142, p.144, p.149 et p.153. 72 Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit. : répéter, c’est « non pas ajouter une seconde et une troisième fois à la première, mais porter la première fois à la "nième" puissance », p.8.

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crescendo par l’amplification conséquente, et celui d’un da capo, chaque retour ramenant à l’occurrence précédente. Comme nous l’avons vu, l’impression dernière s’apparente sans doute à un point d’orgue : la fin, grossie de répétitions cumulées, est un bouquet final en forme de cadence majeure. Si ces points fixes représentent des notations de faible ampleur dans la matière textuelle mais néanmoins essentielles dans sa structure, on voit aisément comment, en leur conférant une étendue et une teneur narrative plus importantes, ils formeraient des séquences à part entière, suffisamment longues pour présenter une nécessité dans le contenu fictionnel : nous n’avons plus affaire à un axe récurrent dessinant une spirale, mais bien à une composition sérielle. Les deux principes sont très proches l’un de l’autre : où l’on voit se confirmer l’idée force que ces structures coexistent, se complètent, s’imbriquent et relèvent identiquement d’une logique itérative.

3. Combinatoires Artisan du roman, Claude Simon a suffisamment répété qu’il voulait avant tout fabriquer. Dans cet effort, la forme romanesque recouvre un enjeu essentiel : elle est le lieu même d’une composition qui ne doit plus rien au hasard. Cette ambition rejoint celle de la plupart des nouveaux romanciers, n’adhérant plus à l’arbitraire du roman traditionnel et lui préférant une écriture devenue « jeu de construction »73. Dans cette optique, l’arithmétique ou la géométrie se trouvent bien souvent élues comme pierres de touche de la structure romanesque. C’est Jean Ricardou optant pour une organisation géométrique : le huit arabe, la croix de Malte par exemple, c’est Claude Ollier recourant aux potentialités offertes par l’arithmétique dans cette aventure qu’est devenue l’écriture74 , ou Samuel Beckett 73 Selon l’expression de Claude Ollier, Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, op. cit., p.236. 74 Claude Ollier, « Vingt ans après », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, op. cit., p.204-205 : « LA NARRATION ELLE-MÊME FAIT INTRIGUE. Ce n’est pas un sujet, ou un thème, ou un fil conducteur préalablement déterminé qui engendre l’armature fictionnelle du livre, mais la prolifération même des cellules narratives initiales, figures elles-mêmes dérivées des figures de type arithmétique ou géométrique ».

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goûtant aux « plaisirs des excès combinatoires »75. En cela, la matière même du texte s’apparente à une série, c’est-à-dire à une séquence dont la caractéristique est d’être reprise selon une fréquence structurée et pensée : elle s’instaure en tant qu’élément premier de la forme, presque indépendamment de son contenu. Ainsi peut-on mettre en évidence une distribution symétrique des séquences dans La Modification de Michel Butor 76 ou suivre les dix séries de douze thèmes dans L’Eden d’Alain Robbe-Grillet 77 . Activant tous des architectures apparentées, certes à leur manière, ces nouveaux romanciers sont de véritables « combinateurs ». Cet aspect est bien connu pour Triptyque, Leçon de choses et Les Corps Conducteurs où le procédé de montage est particulièrement visible. Mais loin de constituer dans leur facture des romans marginaux au regard du reste de la production simonienne, ces textes mettent au contraire en avant une structure sérielle active ailleurs : la formule célèbre si souvent mise à l’honneur par Claude Simon, « Arrangements. Permutations. Combinaisons », constituerait par là le soubassement permanent de la forme romanesque. Sans revenir sur la composition en trois volets du premier de ces romans « formels », nous voulons d’abord observer l’effet spécifique qu’une forme sérielle entraîne : on ne l’en percevra que mieux dans les autres textes. A la lecture, le changement de série repose sur une rupture contextuelle forte comme la suivante : Elle écarte de sa main gantée une mèche qui barrait sa bouche et crie de nouveau Voilà voilà ! puis dit rapidement d’une voix presque inaudible ce soir je vous le promets après que je l’aurai couchée A la barrière en bas du Mais promettez-moi mon dieu et Charles… Le jeune maçon trempe de petits morceaux de pain dans l’huile qui nappe le fond de la boîte à sardines vide78. 75

N. Barberger, « Ce qui manque à la série », Suite / Série / Séquence, La Licorne, textes réunis par D. Moncond’huy et F. Noudelmann, 1998, n°47, p.119. 76 Voir par exemple Françoise van Rossum-Guyon, Critique du roman. Essai sur « La Modification » de Michel Butor, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1970, p.245-259. On peut également penser à Perec qui, par exemple, a construit Lieux à partir d’une table de permutations, inspirée du bicarré latin du mathématicien Chakravarti. 77 Voir la discussion faisant suite à l’exposé de l’auteur dans Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, op. cit., p.168. 78 LC., p.81. Notre point de vue ici n’est pas d’envisager les glissements ou contaminations liés aux rapprochements des différentes séries, même si cet aspect

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Ces brisures permettent de distinguer trois séries, bien repérées par Guy A. Neumann79 : celles des soldats, du couple et des ouvriers. Se pose alors avec acuité le problème du repérage de ces blocs autonomes, juxtaposés sans autre démarcation dans le fil du texte. La répétition fonctionne ici comme un véritable déclencheur du point de vue de la réception : le texte associe en effet à chaque contexte un ou plusieurs termes clé qui, par leur récurrence, font figure de véritables marqueurs. Ainsi, la série du couple fait émerger l’un d’entre eux, « grenouilles », désormais automatiquement associé, dans la mémoire du lecteur, à ce contexte précis : Elle retire sa main de la barrière, elle sent sa main sur son épaule, les grenouilles ont une voix noire80,

ou encore : Elle repousse sa main. Il caresse ses seins sous l’étoffe. Les voix noires des petites grenouilles se font assourdissantes81.

Dès lors, l’apparition de ce substantif suffit à elle seule à désigner une bifurcation narrative. Une telle phrase sera ainsi immédiatement attribuée à la série correspondante : Dans le silence de la nuit tissé par la stridulation continue des criquets et ponctué par le chant des grenouilles, on peut entendre le bruissement de la lourde jupe froissée82.

génère de grandes richesses interprétatives. Sur quelques-unes d’entre elles, voir supra chapitre III. 79 Guy. A. Neumann, Echos et correspondances dans Triptyque et Leçon de choses, op. cit., p.140. 80 LC., p.94. 81 LC., p.100. Voir encore « Le chant puissant des grenouilles relègue à l’arrière-plan le crissement continu des criquets », p.103, « Les petites grenouilles coassent sans trêve », p.133. 82 LC., p.107. Le terme « voile » fonctionne de la même façon. Voir par exemple p.52-53 et p.97. Il constitue une métonymie de la femme adultère qui rappelle l’ensemble du contexte.

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Les Corps conducteurs présente les mêmes caractéristiques. On peut ainsi isoler un premier fil textuel, celui du voyage en « avion », mot qui sert de critère distinctif comme le confirment ces deux occurrences : L’ombre de l’avion court maintenant sur la surface éblouissante, auréolée d’un cercle aux pâles couleurs irisées, s’affaissant et remontant sur le moutonnement des bosses83, Dans la nuit, d’avion, on peut voir de loin en loin à la surface de la terre obscure d’inquiétantes lueurs84.

Imprégné du contexte associé à ce terme, le lecteur est à même d’accompagner les ruptures narratives au lieu de les subir. On repère selon des principes identiques une série consacrée à un colloque dans laquelle « président » 85 tient lieu de déclencheur, une autre liée à l’homme malade autour en particulier du mot « square »86. Celle du couple nous semble particulièrement intéressante dans la mesure où elle comporte une répétition extrêmement structurante : non seulement cette dernière permet d’afficher un contexte démarcatif, mais elle constitue en outre le point fixe autour duquel le micro-récit va se dérouler. Le déclencheur associé est « soleil », accompagné parfois de « salle de bain ». Grâce à lui, le lecteur peut d’une part isoler une série, d’autre part suivre la progression temporelle : « Le soleil n’est pas encore levé »87 fait ainsi place à « Dans le rectangle de la fenêtre 83

Les CC., p.20. Les CC., p.84. Voir encore : « l’arête enneigée d’une montagne s’élève au-dessous de l’avion », p.29, « Au-dessus de l’immensité toujours pareille de la mer de nuages l’avion semble suspendu sans avancer », p.47, « C’est l’aube : à mesure que l’avion s’élève au-dessus des palmiers (…) », p.59. Nous renvoyons pour les occurrences de ce déclencheur aux pages suivantes : p.67, p.69, p.89, p.92, p.109, p.119, p.168, p.182, p.186, p.197, p.201, p.211. 85 Voir Les CC., p.34, p.37, p.39, p.43, p.52, p.60, p.81, p.126, p.138, p.200. On relève aussi la répétition de termes comme « discours », « peinture » ou « hémicycle » associés au même contexte et tenant le rôle de « sous-déclencheurs », c’est-à-dire n’apparaissant pas systématiquement dans la série colloque mais participant à sa stabilité. 86 Les CC., pour « square », p.8, p.168, p.172, p.175, p.179, p.181, p.191, p.198, p.202, p.203, p.205. On pourrait repérer des sous-déclencheurs dans « banc », p.197 et « pigeons », p.174, présents conformément à la réalité dans un tel lieu public. 87 Les CC., p.153.

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le soleil colore maintenant de jaune les faîtes des pins » 88 . On lit ensuite : « Sur le mur de la salle de bains le rectangle de soleil est maintenant d’un jaune franc »89. Cette course s’achève : Après avoir dessiné pendant une fraction de seconde un losange parfait, le parallélogramme citronné que le soleil de plus en plus haut au-dessus de la cime des pins projette sur le mur de la salle de bains commence à s’amincir90.

La répétition a donc pour fonction essentielle de fixer la référence : le passage d’un bloc à l’autre est en quelque sorte fluidifié par ce recours aux déclencheurs qui facilitent incontestablement la réception. Chaque série est aisément repérée grâce à eux. La Bataille de Pharsale, qui constitue les prémisses d’une telle structure, recouvre le même fonctionnement. Le voyeur observant un couple faisant l’amour forme une série convergeant autour de mots-clé comme « rideau », « vantail », « oreille qui peut voir », celui de « champs de coton » reste associé au voyage en Grèce, autre série du roman91. Le procédé nous semble avoir été suffisamment illustré pour que l’on ne s’attarde pas davantage sur ce point. Il est plus intéressant d’observer qu’un processus très proche est à l’œuvre dans ces autres textes, souvent nettement dissociés de la période formelle située entre 1969 et 1975. En ce qui concerne Histoire, une telle approche semble peu contestable : Gérard Roubichou a par exemple intitulé une étude « Histoire ou le roman sériel »92 où il montre comment le roman se construit sur trois séries principales, distinguant le présent, le futur et les cartes postales, ces deux dernières ne suivant aucune chronologie, contrairement à la journée du narrateur qui épouse le fil temporel. L’appartenance d’un extrait à l’une ou à l’autre de ces entités est conférée par le retour de termes clés comme nous l’avons montré. On peut donc suivre G. Roubichou lorsqu’il affirme que ce roman « rend possible l’œuvre à venir »93. Si l’on se place maintenant en aval de la 88

Les CC., p.159. Les CC., p.166. 90 Les CC., p.220. Pour les étapes intermédiaires, nous renvoyons aux pages suivantes : p.176, p.196, p.203, p.214. 91 Voir par exemple La BP,. p.35, p.54, p.87, où l’on rencontre ces mots. 92 Nous traduisons. Gérard Roubichou, « Histoire or the serial novel », Orion blinded. Essays on Simon, R. Birn (directory), Lewisburg, Bucknell U.P., 1981, p.173-183. 93 Ibid. : « Histoire thus makes possible the work to come », p.183 89

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période sérielle, une remarque similaire s’impose : tout comme Histoire annonçait une composition en série, Les Géorgiques en garde encore les traces. Les parcours juxtaposés de trois personnages différents, LSM sous l’Ancien Régime, un anglais pendant la guerre civile espagnole, un soldat pendant la première guerre mondiale, ne sont pas sans rappeler la triplicité de tel autre roman sériel : Dans les trois récits Simon construit donc un assemblage de voix et d’époques historiques différentes, corrélées non pas par la chronologie ou la causalité, mais par la répétition, et les trois récits qui s’y entrecroisent et s’y combinent, avec leurs différences et leurs similarités, forment un triptyque94.

On a aussi pu parler de « l’irréductible disparité des pièces qui le composent »95. En cela, il repose sur une composition en « volets », caractérisée par une succession de blocs indépendants les uns des autres, chacun possédant un contexte propre, plus ou moins stable et instaurant par sa répétition quelques syntagmes comme démarcatifs. Le repérage de ces expressions est dès lors essentiel pour le lecteur, incapable sans cela de répondre à la simple interrogation « de qui, de quoi est-il question ? ». Le passage suivant illustre cette nécessité : Il conduit le siège d’Ostalrich, en Espagne, quand sa santé déclinante l’oblige à quitter le service. Un vol noir de corneilles tournoie au-dessus de la terrasse dans un lent battement d’ailes et un tapage de cris discordants. Il est fatigué. Il ferme les yeux96.

L’intrusion des italiques dans le corps du texte en trouble la saisie : ils introduisent une rupture typographique, signe vraisemblablement d’une bifurcation diégétique. On ne sait attribuer de référence au pronom « il ». Quelques occurrences à venir permettent alors de lever cette énigme grâce au retour du terme « terrasse », commun à ces passages et qui déclenche un automatisme d’association. On renoue avec un contexte identique dans l’extrait d’une lettre de LSM : « J’ai le projet de faire construire une terrasse au-dessus de l’enclos du 94

Dina Sherzer, « Ubiquité de la répétition dans Les Géorgiques de Claude Simon », Néophilologus, juillet 1986, vol.70, n°3, p.373. 95 Mireille Calle-Gruber, « Sur les brisées du roman », Micromegas, mars-avril 1981, VIII, n°1, p.109. 96 Les G., p.25.

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coq »97. Ce n’est qu’un exemple parmi bien d’autres de ce rôle central de la répétition dans la construction sérielle du roman, construction qui perdure dans L’Acacia et dans Le Jardin des Plantes. Il n’est qu’à observer le titre des chapitres du roman de 1989 pour se persuader que cette œuvre répond de la même façon à une construction en séries, certes moins resserrées que précédemment, mais tout aussi présentes : I. 1919, II. 17 mai 1940, III. 27 août 1914, IV. 17 mai 1940 V. 18801914, VI. 27 août 1939, VII. 1982-1914, VIII. 1939-1940, IX. 1914, X. 1940, XI. 1910-1914-1940… XII. 1940. Trois séries majeures peuvent ici être distinguées. Tout d’abord, autour de 1910-1920, l’histoire familiale du brigadier, autour de 1940, son expérience guerrière, enfin, l’époque de la « vieillesse » 98 . Ces trois contextes rappellent les séries d’Histoire puisqu’ils correspondent à des périodes temporelles distinctes. La structure sérielle est reconduite dans Le Jardin des Plantes, la présentation en paragraphes l’indique dès l’abord et on montrerait aisément les diverses séries qu’il contient, fondées par exemple sur une logique géographique : si le livre « amalgame des fragments épars d’une vie d’homme au long de ce siècle et aux quatre coins du monde »99, il est possible de repérer des évocations continentales, l’Europe, l’Orient, l’Amérique, reprises régulièrement de fragments en fragments, et constituant autant de séries 100 . Enfin, on connaît l’architecture de La Route des Flandres que Jacques Brigaud évoque en termes de « savante combinaison d’éléments » 101 , proche du collage : l’apparent désordre du récit provient de la juxtaposition de moments distincts, rapprochés à l’occasion d’associations variées. Le critique isole ainsi six séries, fondées sur les épisodes principaux, à savoir : la débâcle et l’embuscade, la triade Reixach, Corinne, Iglésia, Georges et Blum 97

Les G., p.54. Voir aussi p.32-33, p.59. On pourrait faire le même repérage avec « carolins » (p.32, p.51, p.163) ou « coq » (p.33-34, p.41). 98 On lit par exemple : « à présent il était à son tour un vieil homme », p.207. 99 Prière d’insérer du JP. 100 Voir Jean-Yves Laurichesse, « Aux quatre coins du monde. Le Jardin des Plantes comme album d’un voyageur », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, actes du colloque de Perpignan, Cahiers de l’Université de Perpignan, n°30, Presses Universitaires de Perpignan, 2000, p.117-134. Voir aussi l’hypothèse de Ralph Sarkonak : les quatre parties du roman correspondraient aux « quatre saisons de la vie de Simon », « Les quatre saisons au Jardin des Plantes », Claude Simon 3, lectures de Histoire, Paris, Lettres Modernes, 2000, p.210. 101 Jacques Brigaud, « Sur la composition de La Route des Flandres », op. cit., p.46.

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dans le wagon et dans le camp, Georges chez ses parents, le Conventionnel, Georges et Corinne après la guerre102. L’évocation qui présente Pierre écrivant sous le « kiosque », mot déclencheur, appartient à la quatrième série et réapparaît en effet plusieurs fois : Comme quoi somme toute les mots servent tout de même à quelque chose, de sorte que dans son kiosque il peut sans doute se persuader qu’à force de les combiner de toutes les façons possibles on peut tout de même quelquefois arriver avec un peu de chance à tomber juste103,

de même que la jeune femme au rideau, semblable à du lait : une chose tiède, blanche comme le lait qu’elle venait de tirer au moment où ils étaient arrivés, une sorte d’apparition non pas éclairée par cette lampe mais luminescente, comme si sa peau était elle-même la source de la lumière104.

La composition sérielle, qui de surcroît est ternaire, affirme par là son emprise, depuis la forme trilobée de La Route en passant par Triptyque et jusqu’aux Géorgiques105. Tous ces exemples ont tenté de démontrer en quoi les structures romanesques simoniennes s’apparentent à une composition sérielle, c’est-à-dire à une juxtaposition de blocs distincts, proche de l’ « arrangement », où la répétition joue un double rôle. Elle signale les reprises sérielles dans le roman mais, au sein de chaque série, permet aussi l’émergence de mots que la récurrence instaure comme déclencheurs. L’itération intervient par conséquent en tant que 102

Ibid, p.49-50. La RF., p.94. Voir entre autres occurrences « son père assis dans le kiosque », p.31, « dans la pénombre du kiosque », p.32, « Georges n’allait même plus jusqu’au kiosque », p.219, « dans la pénombre du kiosque crépusculaire », p.229. 104 La RF., p.39. Voir aussi p.58, p.115, p.251, p.273. 105 L. Dällenbach parle de « la prédilection simonienne pour les structures ternaires », à comprendre peut-être comme moyen d’un « texte résolument pluriel », Le récit spéculaire, op. cit., p.195. Voir la pertinente remarque de J. Brigaud, « Sur la composition de La Route des Flandres », op. cit., p.51, au sujet de la triple boucle du roman de 1960 : « C’est déjà le triptyque qui servira de titre au roman de 1973 et qui formera la composition, en 1981, des Géorgiques ». Voir aussi Stuart Sykes, Les Romans de Claude Simon, op. cit., p.13, le chapitre IV sur la composition de La Route des Flandres, le chapitre VII pour la structure, de nouveau ternaire, de La Bataille de Pharsale. C’est encore une structure ternaire qui est à l’œuvre dans Le Tramway, organisé autour de trois « séries » : le tramway et son parcours dans la ville, les souvenirs d’enfance, en particulier liés à la mère, le séjour en hôpital du narrateur. 103

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principe de structuration du texte mais aussi comme élément de lisibilité sans laquelle toute saisie achopperait. Si elle est une instance fédératrice pour chacune des séries, elle autorise aussi nombre de transferts. Les blocs, certes isolables, s’influencent en effet réciproquement, le passage de l’un à l’autre relevant bien souvent d’une reprise. Le texte n’est donc plus un simple patchwork, il se fait véritable jeu combinatoire, en perpétuel mouvement. Il s’agit bien de faire jouer ensemble les éléments du texte : le principe musical n’est donc pas loin.

4. Thème et variations Si « la littérature a besoin des autres arts pour se définir ellemême » 106 , la musique constitue, comme nous l’avons vu, une référence privilégiée par C. Simon pour évoquer sa conception du roman. Contrecarrant l’étymologie de la prose, « qui va en droite ligne », la structure simonienne s’approprie certaines techniques musicales. En cela, il rejoint en partie la forme choisie par Pinget dans Passacaille, dont le principe repose sur la variation107. Une analyse globale des textes de C. Simon met cependant en évidence des procédés différents et sans doute plus complexes. Ainsi, la morphologie des thèmes et variations apparaît selon trois modalités distinctes. Le premier revient à varier un thème pour permettre le passage vers une séquence distincte. Jean Ricardou et Ralph Sarkonak ont suffisamment montré comment un mot répété établissait dans le texte des transferts multiples, tel substantif permettant par exemple le passage d’une série à l’autre et faisant figure de « corps conducteurs » 108 . On assiste ainsi à maints chevauchements ou contaminations proches du court-circuit : loin d’être juxtaposées, les séries se croisent, s’entremêlent au point, finalement, de se confondre. De ce fait, un élément commun s’intègre à un contexte différent qui l’éclaire sous un autre angle et lui confère une dimension renouvelée. Ce principe nous conduit assez naturellement à recourir à la 106

Philippe Hamon, Expositions, Paris, Corti, 1989, p. 21. Voir Eric Prieto, « Recherches pour un roman musical. L’exemple de Passacaille de Robert Pinget », Poétique, avril 1993, n°94, p.153-170. 108 Nous renvoyons pour quelques exemples types à Triptyque : p.17 (gluantegluants), p.26 (rythme) et à LC., p.171-172 (chevelure-cheveux). 107

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métaphore musicale : le thème, repris de part et d’autre du texte, prend tour à tour d’autres tonalités, se voit altéré, accéléré, trillé à l’instar de variations109. Rappelons quelques exemples de ces glissandi qui prennent valeur de variations sur un thème : un mot sert le passage d’un contexte à un autre, le thème qu’il incarne est comme modulé, il s’intègre en somme à deux pupitres différents qui se l’approprient et le colorent selon leur propre sonorité. On rencontre ce type de transition dans Les Corps conducteurs, où une palette de couleurs constitue le pont entre deux séries : Aucune modification (…) ne rend sensible l’avance de l’avion qui semble se tenir immobile au-dessus de l’immense étendue bleue bordée par le mince feston lilas. Rouges, roses, ou parfois vertes sur le fond gris de la rue, ou montées sur des panneaux noirs afin d’être plus voyantes, les poussiéreuses enseignes de néon semblent glisser (…)110.

C’est le même mécanisme dans Triptyque, à ceci près que le mot est repris à l’identique, semblable à un élément migrateur111 : Sous le genou gainé de soie et toujours haut levé la jambe se balance au rythme des poussées de l’homme. Le corps du lapin oscille au rythme de la marche de la vieille femme112,

109

Jacques Brigaud fait le même constat au sujet de La Route des Flandres : « Ce que nous avons appelé « thèmes », « séquences » ou « modules », selon que nous l’envisagions comme support de sens, fragment narratif ou élément de combinaison, peut apparaître aussi comme une série d’unités mélodiques dans une vaste symphonie en trois mouvements. La métaphore musicale semble même s’imposer d’emblée en raison des entrées successives et des enchevêtrements de thèmes soumis à variations », « Sur la composition de La Route des Flandres », op. cit., p.53. Voir aussi la comparaison de ce même roman avec le concerto : « Le roman semble en effet composé un peu comme un concerto, s’y entrelacent contrapuntiquement des thèmes don l’un est plus longuement développé tandis que les autres, à l’arrière-plan, restent toujours présents », Marie-Claude Kirpalini, Approches de La Route des Flandres, roman de Claude Simon, Vignette Arts, 1981, p.49, cité par Christine Genin L’Echeveau de la mémoire, Paris, Champion, Unichamp, 1997, p.83. 110 Les CC., p.211. 111 Selon l’expression de Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, Points Essais, 1970, p.24. 112 T., p.26. On rencontre l’équivalent dans Les CC., avec la répétition de « va-etvient », p.116-117.

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et dans Leçon de choses qui emploie cette fois l’homophone « poignée » / « poignet »113 ou plusieurs homonymes de « boudin », profitant de cette polysémie pour jouer quelque peu avec les mots : Boudin tu parles d’un nom y en a mince on se demande où i vont les chercher mince à part ça je m’en taperais bien un morceau. Le tireur tourne la tête sur le côté, le regarde sans comprendre et dit un morceau de quoi ? De boudin hé saucisse, dit le chargeur. (…) Les pêcheurs sont occupés à laver les filets avant de les ranger. Penché sur la lisse, l’un d’eux les secoue dans l’eau, rassemblés en boudins114.

Dans La Bataille de Pharsale, l’imbrication de deux contextes, celui référant à l’oncle Charles et celui des versions latines et du voyage en Grèce, se manifeste au détour d’un mot commun : tu pourrais quelquefois penser au chagrin que tu fais à ta mère écris Une rivière aux rives escarpées protégeait son aile droite / Est-ce que tu vois quelque chose qui ressemble à une rivière ?115.

Dans Le Jardin des Plantes, parmi d’autres exemples, le mot commun « rats » permet de passer de la cruauté de Proust à un tableau de Poussin 116 . Ce procédé est proche de l’association d’idées, mais il revêt par sa fréquence d’utilisation un rôle structurel indéniable qui légitime la comparaison musicale. Jacques Brigaud repère de même dans La Route des Flandres plusieurs illustrations de ces « glissements d’une séquence à une autre »117 : de l’« acier virginal » à la virginité de Corinne118 ou du « gland » naturel à son homonyme métaphorique 119 , autant de transports qui s’opèrent grâce aux répétitions, plaque tournante, pivot d’écriture, thème varié en diverses tessitures. Christine Genin évoque également « la présence de nombreux détails récurrents, d’une séquence à l’autre, d’une scène à 113

LC., p.109. LC., p.93-94. 115 La BP., p.53. De manière similaire, la couleur rousse est commune à Van Venden et au guerrier, voir par exemple p.75, la « tignasse rousse » du hollandais et p.77, les « poils roux » du porteur de sabre nu. 116 Le JP., p.106. Voir aussi la reprise du mot « seins », p.117. 117 Jacques Brigaud, « Sur la composition de La Route des Flandres », op. cit., p.55. 118 La RF., p.13. 119 La RF., p.274. 114

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l’autre » qui permettent d’associer un même motif à des contextes distincts 120 . On peut observer dans L’Acacia des procédés très similaires qui jouent le rôle de ces variations sur un thème. Le passage d’un chapitre à l’autre est assuré par un réseau d’analogies : la même scène est comme rejouée dans une tonalité modulée et s’en trouve par là résonner dans le texte. Ainsi, la fin du chapitre I se situe, comme le titre l’indique, en 1914, le chapitre suivant est intitulé 27 août 1939 : aucun lien apparent ne semble exister entre ces deux lieux du texte. On remarque cependant que le premier évoque l’arrivée de la mère en bateau, le second présente le départ en train du brigadier. Le thème du voyage présent dans les deux chapitres devient alors l’occasion de multiplier les connexions entre eux, grâce à des termes similaires : « les quais », la « foule », « le flanc du long courrier », « un confus amas », « l’enfant élevé à bout de bras », les « mouchoirs », « les visages usés de deux femmes en vêtements sombres », autant d’expressions réutilisées pour évoquer le départ du soldat, « le quai », « la foule », « les flancs brunâtres des wagons », « le confus grouillement », « un mouchoir roulé en boule », « les masques desséchés des vieilles vêtues de noir »121. Au-delà de leur disparité temporelle et narrative, ces deux chapitres sont ainsi soudés dans une continuité conquise grâce au mot. On montrerait aussi que les chapitres VI et VII sont réunis de même par le pronom personnel « il » renvoyant au brigadier dans les deux cas et par le thème du voyage. Un chapitre entier de ce roman, comportant treize sections, est entièrement construit sur un procédé identique que Bernard Andrès a analysé dans son étude sur L’Acacia122. Autant de microfigures qui assurent le passage et le lien des différentes ruptures : l’élément commun est transféré d’un contexte à un autre et sert la progression linéaire du texte. Le deuxième procédé de ces thèmes et variations consiste, non plus à reprendre de manière contiguë un élément pivot, mais à le filer en quelque sorte tout au long de l’ouvrage : il se trouve alors intégré à des contextes variés et surtout réparti dans différents lieux textuels. En cela, il s’apparente au rôle de ce « précurseur sombre » tel que Deleuze le présente : « parlant de choses différentes, il différencie ces 120 121 122

Voir Christine Genin, L’Echeveau de la mémoire, op. cit., p.88-89. L’A., p149-157. Bernard Andrès, Profils du personnage chez Claude Simon, op. cit., p.251 et suiv.

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différences en les rapportant immédiatement les unes aux autres, en séries qu’il fait résonner »123. Par sa constance, cet élément permet la soudure entre différentes séquences. Ainsi dans Leçon de choses, le terme « pavot », associé tour à tour aux diverses séries, traverse le roman entier, ce qui procure l’impression qu’elles sont de fait plus identiques que dissemblables124. Ce substantif apparaît dans la série de la guerre puis dans celle des ouvriers : Lorsque le tireur écarte la tête et cesse de fixer la mire à travers l’œilleton de visée, il peut voir le calendrier des Postes suspendu sur le mur tapissé d’un papier peint aux grandes fleurs (pavots ?) d’un rouge passé125, L’un d’eux enduit de colle l’envers d’un rouleau posé sur une table à tréteaux. Sur le papier sont représentés de grands coquelicots (pavots ?) d’un rouge passé disposés en quinconce126.

Là encore, les romans dits « sériels » n’ont pas l’exclusivité du procédé. On sait que Simon a recours à une métaphore musicale pour évoquer la composition de La Bataille de Pharsale : c’est que ce texte utilise tout autant ce type de variation. Le motif du cheval tombé est ainsi lié à des contextes différents : il appartient tour à tour à une mosaïque, au contenu d’un tableau du Caravage et à la débâcle de 1940 : une jambe (antérieur) de cheval repliée (appartenant sans doute à une monture tombée à terre se débattant) dessinant un V renversé c’est-à-dire le coude touchant la terre le genou au sommet du V le sabot retourné touchant le sol, le cheval essaie de se relever, se débattant, tordant son encolure en arrière comme pour voir lui aussi ce qui l’écrase, l’une de ses jambes de devant dessinant un V renversé, le coude touchant terre, le genou en haut, le sabot replié frappant convulsivement la terre, Il fait de violents mouvements pour se dégager. L’une de ses jambes de devant dessine un V renversé, le coude touchant terre, le genou en haut, le sabot retourné frappant le sol convulsivement127. 123

Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p.159. C’est le même mécanisme avec la répétition de « taille-douce » dans des séries distinctes, voir Les CC., p.24, p.41, p.85. 125 LC., p.17. 126 LC., p.33. Voir aussi p.93. 124

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La propriété métaphorique du langage fonctionne ici à plein : comme l’étymologie nous l’indique, le mot est proprement transporté à travers le roman dont les différentes strates s’imbriquent au point de n’être plus séparables. De même, les battements d’ailes, dont on a vu l’importance dans la structure spiralée du texte, correspondent à des scènes distinctes, comme s’ils instauraient un thème, à l’entrée du livre, que les différents pupitres s’approprieraient : dans la série du voyeur, ils interviennent au détour d’une comparaison avec « ces couples mythiques pourvus de plumes d’aigrettes environnés de battements d’ailes »128, à propos de deux pigeons gris, « Tandis qu’ils s’élevaient on pouvait distinguer leur cou tendu leur tête leur corps renflé en olive mais pas suivre le battement rapide des ailes »129. Un tel bruissement, réinscrit en des lieux distincts, se dote d’une signification nouvelle et comme décuplée : il entraîne dans son sillage les sens pris ailleurs. Le procédé est similaire dans Les Corps Conducteurs, les lettres de l’alphabet modulant des légendes différentes selon le contexte où elles s’intègrent : ainsi, « A : le Releveur propre. B : l’Omoplate dépouillée de ses muscles » etc. devient « A : le dedans de l’Epaule. B : l’Os du bras sans chair »130. De la même façon, les lettres tronquées de Leçon de choses prennent des significations nouvelles selon la série qui les accueille : Série GUERRE : « Au milieu des salissures brunes et entrecroisées laissées par la graisse, les fragments du titre d’un article, composé en caractères gras, sont encore visibles : ... IERS (ouvriers ?) IVRE... (ivres ?) ...ENT (périssent ?) ECRA... (écrasés ?) ...EUX (deux ?) ...OMB... (tombés ?) ...EMENT (effondrement ?) EN... (entraînés ?) ...COR... (encorbellement ?) »131. Série OUVRIERS : « Sur la feuille déchirée et grise on peut lire en caractères gras des fragments de mots composant un titre : ...IERS (vacanciers ?) ...IVRES (suivre ?) ECRAS... (écrasés ?) ...EUX (affreux ?) AC (accident ?) 127

La BP., p.80, p.119, p.223. Cette lettre est réellement migrante puisqu’elle s’adapte à maints contextes et on la rencontre de part en part : p.21, l’idéogramme V désignant le pantalon, p.24, le V des rayons lumineux, p.39 et p.236, le V renversé dessinant un œil. 128 La BP., p.25. 129 La BP., p.46. Cette évocation entraîne celle d’Amour et Psyché. 130 Les CC., respectivement p.183 et p.206. 131 LC., p.145.

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...EMENT (effondrement ?) EN... (ensevelis ?) ...UT... (chute ?) ROCH... (rochers ?) COR... (corniche ?) » 132. Série PROMENEURS : « Sur le mince cylindre apparaissent et disparaissent selon ses mouvements quelques fragments des mots qui composent le titre d’un article : ...IERS (cavaliers ?) ...IVRE... (livres ?) ...ENT (courageusement ?) ECRA... (écrasants ?) ...RIEUX (furieux ?) ...OMB... (combats ?) ...EMENT (de retardement ?) EN... (ennemi ?) ...ROCH... (accroché ?) ...COR... (corps à corps ?) »133.

Comme l’a noté Philippe Hamon, ces fragments sont « identiquement répétés » mais le texte leur donne « à chaque fois une lecture et une interprétations différentes, en liaison avec les thématiques fondamentales du roman »134 : chaque sens conféré aux abréviations concerne une autre série de sorte qu’un dialogue incessant se trame de l’une à l’autre. Tout est dans tout, les emboîtements se multiplient et donnent le vertige135. Cette propriété métaphorique entraîne un effet certain de confusion, proche de cette sensation de labyrinthe avec lequel on a parfois comparé les textes simoniens, en particulier Triptyque. Sylvère Lotringer parle, au sujet de ce texte, de « migration de sèmes similaires » et ajoute : Le texte que la répétition tisse en défaisant la toile unitaire mobilise au passage des entités substantielles binarisables, il ne s’y arrête pas. Enjambant de larges surfaces textuelles ou jouant à la jointure des fragments, les réseaux ténus, inlassables et proliférants du similaire glissent en laissant dépasser des fils que l’on peut se risquer à tirer : telle lettre, tel terme, telle tournure soulevant ailleurs des échos plus ou moins déformés136.

132

LC., p.167. LC., p.182. 134 Philippe Hamon, « A propos du « Générique » de Leçon de choses », Esprit créateur, hiver 1987, vol.XXVII, n°4, p.101. 135 Comme le remarque Philippe Hamon, des « indices discrets » signalent subrepticement une intrication : « par exemple, les maçons mangent dans d’anciennes gamelles militaires : les ouvriers seraient-ils les anciens soldats de la série voisine ? », ibid., p.101. De même, l’élément commun suivant réunit les séries concernant la guerre et les ouvriers : p.54 et p.170. Voir encore le mot « frühling » dans deux contextes : p.86 et p.162. La description de la plaque de fonte, faite par les soldats d’une part, par les maçons de l’autre, non seulement est identique mais se rapporte à la troisième série. 136 Sylvère Lotringer, « Cryptique », Claude Simon, Colloque de Cerisy, op. cit., p.325. 133

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Alors même que le lecteur croit enfin se repérer dans une série, un de ces éléments discrets, communs à d’autres, vient perturber la saisie et introduire le doute : la multiplication des cadres, qui intègre tour à tour un contexte dans un autre, va dans ce sens. Telle scène que l’on croyait « réelle » s’avère n’être qu’une représentation au second degré puisqu’extraite d’un film, telle femme que l’on pensait « incarnée » n’est que sujet pictural, telle histoire se révèle sortie d’un livre. Le roman est un piège où le lecteur est sans cesse confronté au trompel’œil d’une signification au second degré, toute représentation étant elle-même emboîtée en une autre, comme dans ce passage où la mise en abyme d’une autre lecture jette a posteriori le doute sur ce qui précède : Il hisse la lourde machine sur le trottoir, rabat sa béquille, et continue alors à pied. D’un réverbère à l’autre l’intervalle entre les deux hommes diminue. Arrivée à ce point du récit qui, d’ailleurs, clôt un chapitre, la femme interrompt sa lecture137.

On pense aux pièces mouvantes de Escher ou aux Carceri de Piranèse. La mise en doute se généralise. Loin d’être cloisonnées, les différentes séries jouent ensemble et provoquent des effets de sémantisation oblique, proches d’une aimantation. Ces répétitions qui migrent d’une séquence à l’autre favorisent une mouvance de la référence, par d’infinis recoupements et croisements : l’un des exemples les plus remarquables de ces intrications réside dans l’orientation prise par les séries de Leçon de choses. Le couple, dont les ébats se déroulent initialement dans la nature, se retrouve finalement dans le local appartenant à la série des maçons 138 . Cette con-fusion atteint son paroxysme dans le dernier paragraphe puisque les trois séries s’imbriquent l’une l’autre : les promeneurs, dont l’un tient un journal évoquant des cavaliers, pénètrent dans la pièce en chantier. C’est encore le cas dans Les Corps Conducteurs. Quelques pages avant la fin déjà, la succession des séries, dont on a dit qu’elles se croisaient au 137

T., p.126. Le parallèle est clair si l’on rapproche ces deux citations : LC., p.133 : c’est le début de l’avant-dernière section : « Elle dit d’une voix entrecoupée je vous en prie je vous en prie pas ici pas l’herbe est toute mouillée », p.137 : « Elle halète, elle dit oui moi aussi je vous je mais pas ici c’est plein de saletés de gravats ». 138

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point de se superposer, devient de plus en plus rapide139, surtout, la dernière page fait figure de véritable bouquet final puisque les contextes distincts s’y concentrent et s’y réunissent140. Les risques de court-circuit, loin de menacer la cohérence du texte, lui offrent au contraire sa dimension musicale la plus aboutie. Or, ce type de « méprise », pour reprendre un terme utilisé par Mireille Calle-Gruber au sujet des Géorgiques141, est de mise dans bien d’autres textes, qui entérinent la symphonie du texte. Car une telle modulation thématique réussit, en réalité, à faire jouer ensemble différents lieux du roman et des contextes distincts, noués par un identique fil. Le critique renvoie par exemple aux transferts s’opérant d’une « odeur de savon des gitans » à « l’été saxon dans le camp de prisonniers », des épingles plantées sur les cartes d’Europe aux épines plantées dans les haies, des champs de bataille aux champs de semaille142. Si ces migrations sont basées sur un fonctionnement paragrammatique, elles sont parfois tout à fait littérales, grâce à elles, tel menu détail de l’un des personnages passe, comme un témoin dans la course du texte, à tel autre : La relance qui assure l’avancée de la narration se produit donc par le principe du quid pro quo : « quelque chose pour quelque chose ». Glissements, rapprochements, décalages, dérapages : il importe que ces figures du déplacement maintiennent des passages, afin que s’effectue la circularité des sèmes et des lettres et que se multiplient les échanges143.

139

A partir de la page 220. Les séries de l’avion, de l’homme malade et de l’excursion sont en effet lisibles, voir p.225. La fin est de facture identique dans Triptyque : l’homme finit son puzzle dans le palace, tandis que s’achève la projection, commune à la série de la campagne et de la banlieue. La voiture décorée de « nœuds de tulle » (p.225) rappelle en outre le mariage quelque peu bouleversé de cette dernière série. Toutes se rejoignent dans la disparition générale. Nous pouvons faire le même constat d’une accélération dans la succession des séries au sujet de La Bataille de Pharsale, Claude Simon évoque d’ailleurs le tempo final « plus rapide et haché », « La fiction mot à mot », op. cit., p.95. 141 Mireille Calle-Gruber, « Sur les brisées du roman », op. cit., p.109. Voir aussi l’analyse de la structure des Géorgiques, basée sur des comparaisons musicales : JeanChristophe Gateau, « Topologie du mouchoir froissé dans Les Géorgiques », Claude Simon. Chemins de la mémoire, textes réunis par M. Calle, Sainte-Foy, Le Griffon d’Argile, « Trait d’union », 1993, p.131-152. 142 Ibid., p.111. 143 Ibid., p.112. 140

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Concernant ce même roman, Cora Reitsma-La Brujeere affirme qu’ « à partir du "déjà dit", le narrateur parvient à construire un ensemble nouveau, riche de sens, où les autres textes deviennent le matériel intertextuel du récit premier »144. Tout semble donc se répéter puisque différents contextes se rencontrent en un point donné. Le motif constant sert de lien entre les différentes époques : par-delà le temps, c’est l’éternel retour du Même, mais un Même modulé, changé par son contexte, devenu Autre dans son identité : « le texte cité ou rapporté perd la signification qu’il avait dans son contexte original, son sens est réinventé par le nouvel ensemble textuel où il est inséré »145. Déjà dans La Route des Flandres, une telle surimpression est à l’œuvre, bien repérée par Jean-Luc Seylaz : « A mesure que l’on avance dans le livre, les situations deviennent de plus en plus interchangeables mais en même temps de moins en moins réelles »146. Le quiproquo qui pourrait, dans un premier temps, devenir confusion, obéit pourtant à une esthétique de la fusion : le préfixe « cum » réactive sa valeur étymologique en ce qu’il s’agit bien de multiplier les échanges dans une intention symphonique. A cet égard, il nous paraît particulièrement révélateur que Jacques Brigaud parle de composition fuguée au sujet de La Route des Flandres. C’est dire à quel point ce principe répétitif, conduisant à une structure musicale, n’est pas le propre de quelques romans, mais correspond bien à une réalité de l’écriture simonienne 147 . Le critique montre par exemple comment une telle con-fusion a aussi lieu dans le roman de 1960, par surimpression. Une scène en recouvre une autre, un temps en évoque un autre : la grange de la débâcle devient la chambre d’hôtel d’après guerre (…), trois suicides et leurs motivations douteuses se superposent en quelques pages,

144

Cora Reitsma-la Brujeere, « Récit et métarécit, texte et intertexte dans Les Géorgiques de Claude Simon », French Forum, 1984, n°9, op. cit., p.225. 145 Ibid., p.226. 146 Jean-Luc Seylaz, « Du vent à La Route des Flandres : la conquête d’une forme romanesque », Revue des Lettres Modernes, 1964, n°94-99, p.238. 147 Dans Le Vent, le thème de la découverte nocturne résonne et trace des liens insoupçonnés : la mère de Montès, surprenant son mari, « entre deux portes », se trouve associée à cette autre scène dans laquelle Hélène découvre sa bonne en plein accouplement, voir p.114 et p.164.

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celui du général dans la débâcle (…), celui du Conventionnel (…), celui enfin du capitaine de Reixach148.

On pourrait citer bien d’autres exemples à l’appui de cette proposition. Dans tous les cas, on voit bien comment c’est à la manière d’une fugue que « les différents thèmes mélodiques sont traités et s’entrecroisent, chacun voyant sa couleur musicale modifiée par l’éclairage des autres, comme une même note sonne différemment selon qu’un accord majeur ou mineur l’accompagne »149. Le final est alors très significatif. Pour La Route des Flandres, on observe une sorte de « strette »150 puisque la plupart des thèmes se concentre dans les toutes dernières pages, comme nous l’avons observé dans d’autres romans. L’avant-dernier roman de Simon ne déroge pas à la règle de cet « art de contrepoint »151 : il exploite la polysémie des termes pour mettre, via la répétition, plusieurs contextes en résonance. Ainsi en est-il de la simple lettre A qui traverse l’ensemble du roman et correspond à un cri de douleur152 ou à la description d’une peinture153. On pourrait également citer la distorsion du mot « calice » désignant tantôt le sexe féminin 154 , tantôt la coupe de la communion 155 . La définition du Littré vient à cet égard légitimer la dérive sémantique : « Calice terme de botanique enveloppe extérieure en forme de coupe qui enferme la corolle et les organes sexuels de la fleur » 156 . La réapparition de ce mot ailleurs dans le texte se chargera donc de cette aura, emmagasinée au fil des occurrences et qui permet à Patrick Longuet de parler de « densité signifiante » 157 : le terme, répété et 148

Jacques Brigaud, « Sur la composition de La Route des Flandres », op. cit., p.52-

53. 149

Ibid., p.54. Rappelons la définition : « Partie d’une fugue, précédant la conclusion, où les entrées du thème se multiplient et se chevauchent », Dictionnaire Le Petit Larousse, 2001, article « Strette ». 151 Jacques Brigaud, « Sur la composition de La Route des Flandres », op. cit., p.53. 152 Par exemple, Le JP., p.85-86. 153 Le JP., p.27 ou p.245. On pourrait également citer la distorsion du mot « calice » désignant tantôt le sexe féminin (p.36, p.93), tantôt la coupe de la communion (p.37). 154 Le JP., p.36, p.93. 155 Le JP., p.37. 156 Le JP., p.38. 157 Patrick Longuet, Lire Claude Simon, Paris, Minuit, « Critique », 1995, p.79. 150

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varié, endosse l’ensemble des significations mais aussi des connotations qu’il a pris auparavant, de sorte que son rappel, loin d’être simplement lui-même, est gros de souvenirs. Ce principe mettant en parallèle des contextes distincts, par filage, constitue donc un élément essentiel de l’écriture, tant il préside à l’ensemble de l’œuvre, comme on a pu le constater au détour de l’étendue palette d’extraits consignés. Un troisième type de variations sur un thème, le moins attesté dans l’œuvre, mais sans doute le plus visible, est enfin repérable. Il consiste en la reprise d’une séquence à l’identique, en deux points du roman. Equivalent, structurellement, de ce que nous avons appelé le point fixe, l’axe autour duquel gravite l’écriture, cette répétition s’en distingue cependant par sa longueur : il ne s’agit plus d’une expression seule, mais d’un paragraphe, voire d’une page entière, reproduite ailleurs. Le Palace offre un exemple de ce que Dominique Lanceraux évoque comme une « réitération mot pour mot, mais à quelques virgules, adjectifs et locutions près, qui se voient omis ou remplacés par des équivalents » 158 : qualifiée de « récriture »159, la répétition de la vision nocturne160 peut en effet se lire en tant qu’autocitation et réinvestissement d’une scène déjà écrite. Triptyque161, Histoire162, La Bataille de Pharsale163, dans la lignée du Palace, offrent d’autres manifestations de ces copies dont les enjeux structurels redoublent un effet de lecture. Ainsi, le réemploi d’un déjàécrit s’intègre à une esthétique du bricolage : le matériel scriptural est réagencé, retravaillé, réutilisé dans un perpétuel recyclage. Du point de vue de la réception, la sensation de familiarité, si elle invite certainement à revenir en arrière pour être confirmée - produisant par là une lecture à rebours en complète harmonie avec la composition romanesque -, provoque aussi l’intense plaisir d’accompagner un texte qui n’est plus découvert, mais reconnu. Par là, le procédé s’apparente au refrain et à ses paradoxes : foncièrement répété, remâché, voire rabâché, il n’est jamais facteur de lassitude mais bien d’envoûtement et provoque un effet litanique, proche d’une musique 158 159 160 161 162 163

Dominique Lanceraux, « Modalités de la narration dans Le Palace », op. cit., p.12. Ibid., p.15. Le P., p.144-145 et p.175-176. Voir par exemple T., p.65 et p.94, p.95 et p.216. H., p.120 et p.383. La BP., p.224-225 et p.253-255, p.119 et p.212, p.244, p.215 et p.246-247.

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chorale. La conséquence est donc double. D’une part, l’écriture pratique ici en quelque sorte une greffe164 : le passage initial est repris plus loin, déraciné et suturé ailleurs. D’autre part, rétroactivement, il provoque un effet de retour, primordial pour la composition. Dénuée en soi de toute information, totalement prévisible, la séquence répétée se charge de faire vibrer une origine plus ou moins lointaine, contrairement aux deux autres types de reprises, l’un contigu - le glissendo -, l’autre disjoint et exploitant la diversité des contextes - la migration -, l’identité ici respectée de tel segment manifeste une réelle stabilité formelle qui l’érige en refrain. Parce qu’elle est saisie comme tel, la séquence récurrente confirme le recours au domaine musical pour décrire la structure romanesque, bâtie sur une esthétique de la répétition, et qui a pu faire parler d’« harmoniques » 165 . Ce parcours désigne par ailleurs le mouvement immobile propre à l’écriture simonienne : de la phrase à la macrostructure, ces allées et venues innervent le texte.

5. Du rythme La métaphore musicale nous conduit naturellement à interroger la dimension rythmique de l’écriture simonienne. La répétition semble bien donner son mouvement à l’œuvre : le roman s’érige sur l’ossature qu’elle représente. Plus encore, il assoit tout entier sa cohérence sur ce phénomène paradoxal et difficile à définir. La formule évidente, « retour éprouvé comme régulier d’éléments semblables, fondée sur les idées de régularité et de répétition » 166 paraît sans doute réductrice. On connaît aussi les divergences liées au sens de ruthmos,

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Cette greffe participe d’une pratique de collage, définie ainsi par le Groupe m : « la technique du collage consiste à prélever un certain nombre d’éléments dans des œuvres, des objets, des messages déjà existants, et à les intégrer dans une création nouvelle pour produire une totalité originale où se manifestent des ruptures de types divers », « Douze bribes pour décoller », Revue d’esthétique, 1978, n°3/4, p.13. 165 Gérard Roubichou, Lecture de L’Herbe, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976, p.258, n.15. Il montre « pourquoi le travail créateur du texte peut être assimilé à celui de la mémoire, il est à l’origine "d’harmoniques" ». 166 Jean Mourot, Le Génie d’un style. Chateaubriand. Rythme et sonorités dans « Les Mémoires d’outre-tombe », Paris, Armand Colin, 1960, p.9.

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Le Chant de l’arabesque

rappelé par Benvéniste 167 : l’un, « manière particulière de fluer », résulterait « d’un arrangement très sujet à changer », l’autre, défendu par Platon, considère le rythme comme ordonnance du mouvement. Le rythme, à la fois avancée et attente, appel et rappel, est en effet « la cohérence de la continuité, et en même temps une forme du déroulement »168 . Sa présence dans l’œuvre simonienne s’impose à bien des titres. Claude Simon affirme par exemple : Je suis sensible à la musique, à son rythme et c’est ce rythme qui guide ma façon d’écrire (…). Je dirais qu’il est impossible d’écrire si on n’est pas dans un certain tempo169.

En outre, Patrick Suter a montré dans un article très riche portant sur L’Acacia l’importance du rythme dans ce roman, à la fois comme thème et comme forme. La présence de refrains et de variations, la récurrence de « moules syntaxiques »170, le rôle de rime endossé par le participe présent, le système accentuel de la phrase, autant de procédés qui, selon lui, sont facteurs de rythme et confèrent à cette écriture son caractère « primitif »171. C’est à son « effet rythmique »172 que nous voulons nous attacher. On sait qu’au fondement même du rythme résident la perception et l’attente imprévisible d’un retour173 : ainsi, la 167

Emile Benvéniste, « La notion de "rythme" dans son expression linguistique », Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p.333-334. 168 M.G. Martinez, « Remarques sur le rythme au théâtre », Degrés, automne 1996, n°87, p.c1. 169 Claude Simon, La Nouvelle Critique, juin-juillet 1977, n°105, p.32-44. Voir aussi : « Vous parlez musique, mais je vous dirai qu’alors les modes de composition sont les mêmes pour la musique et pour la peinture et la littérature : soit des associations, soit des contrastes, des harmonies, des dissonances, des répétitions voulues. Je suis passé une fois à Apostrophes avec Boulez, qui disait très justement : « Un de vos problèmes, ce doit être la périodicité ». La périodicité, eh oui, il avait mis le doigt dessus ! », « Claude Simon, l’atelier de l’artiste », op. cit., p.39. 170 Patrick Suter, « Rythme et corporéité chez Claude Simon », Poétique, février 1994, n°97, p.25. 171 Ibid., p. 29. 172 Comme on parle d’ « effet de réel », (Roland Barthes et alii, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982) ou d’ « effet personnage » (Vicent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF, « Ecriture », 1992). 173 Voir par exemple Rhétorique de la poésie, Groupe m, PUF, ed. Complexe, Bruxelles, 1977, p.132 : « C’est la répétition régulière isochrone d’un événement qui, établissant une forte autocorrélation, mène à la perception du rythme, crée la prévisibilité et provoque l’attente »; Patrick Suter, « Rythme et corporéité chez Claude

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répétition, quelle que soit sa manifestation, devient le battement irrégulier du texte, sa « basse obstinée » 174 . En cela, l’anaphore175 , entrant dans ces « systèmes de répétitions et de variations qui indiquent [l]a très forte organisation formelle »176 des textes, constitue une première forme de ces retours qui scandent la phrase. La répétition du pronom sujet dans ce passage de Leçon de choses rappelle un processus identique relevé par Suter dans L’Acacia : Elle peut sentir son odeur de cigare, de tabac, elle perçoit le chant assourdissant des grenouilles dans la mare elle pense comment de si petites bêtes elle peut voir la délicate peau verte et si fine de leur cou se gonfler sous leur large bouche elle sent sa main sur la sienne177.

On pourrait citer le début du chapitre 1 des Géorgiques, tout entier bâti sur l’épanaphore de ce « Il » polysémique et de trois verbes dominants - avoir, être, porter178 - ou, plus pointue encore, celle du groupe verbal : Il écrit qu’il a eu une attaque d’apoplexie mais qu’il est complètement rétabli. Il écrit des vers pour une actrice. (…) En arrivant en Corse il écrit avec bonne humeur à la Convention (…) Il fait la campagne de Belgique. Il fait la campagne de Hollande. Il fait la campagne de Suisse. Il fait deux campagnes en Italie. Il fait la campagne de Prusse179. Simon », op. cit., p.24 : « Et c’est, me semble-t-il, ce contraste établi entre la répétition des thèmes et la prévisibilité somme toute hypothéquée de leur répétition qui, dans ces pages, est facteur de rythme », ou encore Michel Collot, Protée, hiver 1990, volume 18, n°1, p.77 : le rythme repose sur l’attente inattendue qui « se nourrit de sa déception » et se « fait toujours autre qu’on ne l’attendait ». 174 Mireille Calle-Gruber, « Une harmonie contre tendue. Des principes de l’arc et de la lyre appliqués à l’écriture du roman chez Claude Simon », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, Actes du colloque de Perpignan, Cahiers de l’Université de Perpignan, 2000, n°30, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, p.53. 175 On donne à ce terme le sens défini par Molinié c’est-à-dire la reprise d’un mot ou d’un groupe de mots « au moins une fois, tel quel, à quelque place du texte que ce soit », Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, Usuels de Poche, 1992, p.49. 176 Patrick Suter, « Rythme et corporéité chez Claude Simon », op. cit., p.25. 177 LC., p.94. 178 Les G., p.21-22. 179 Les G., p.24-25. A remarquer ce passage de L’A., « Quoiqu’on fût seulement à la fin de l’été, il pleuvait beaucoup. Il pleuvait sur les pans de murs des maisons éventrées dont les papiers aux couleurs pastel se décollaient peu à peu, il pleuvait sur la surface unie, grise et lente de la rivière où les gouttes faisaient éclore de petits ronds

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Le Chant de l’arabesque

Dans un passage plus étendu, le retour du syntagme nominal « la haie », imprévisible mais obsédant au long de trois pages, instaure dans le texte la surprise et la continuité dont la coexistence est créatrice de rythme : La culasse du mousqueton lancée avec violence comme un moment immobilisée au sommet de sa trajectoire tourne en étincelant dans le soleil avant de retomber au loin, le mousqueton lui-même fourré tant bien que mal dans l’herbe au pied de la haie, son corps de nouveau courbé en deux (…), il se déplace déjà avec rapidité (à la façon de ces rats filant au pied d’un mur) le long de la haie, puis, arrivé à l’extrémité du pré, tourne à angle droit, longeant alors de la même manière la haie qui borde l’autre côté180.

On évoquerait de même les refrains nombreux, souvent en italiques, qui scandent les paragraphes181 ou les « rafales » d’adjectifs, selon la terminologie de Pascal Mougin182. De ce premier aspect découle une incontestable mise en relief : le paragraphe se remplit du mot repris, au point qu’il contient à lui seul, comme en concentré, le sens principal de la phrase. La régularité ternaire des adjectifs et l’effet de cadence majeure offrent ici une parfaite clausule au paragraphe. La répétition produit en outre un « effet de sourdine »183 du fait que le texte semble s’oublier au fur et à mesure qu’il avance. Ainsi, chaque occurrence « gagne en intensité autant qu’en sobriété, s’investit d’une présence d’autant plus argentés, il pleuvait sur le paysage grisâtre, le cercle des collines sous lesquelles achevaient de pourrir les corps déchiquetés de trois cent mille soldats, sur les champs grisâtres, les maisons grisâtres », p.19 : l’épanaphore s’accompagne de la répétition de « grisâtre ». 180 L’A., p.91. Le Palace présente le même type de répétition syntagmatique, Le P., p.202-203. 181 La BP., p.81. Le refrain se poursuit à la page suivante. 182 Pascal Mougin, L’Effet d’image dans quatre romans de Claude Simon, thèse de doctorat, Paris III, 1995, p.89 et suiv. Nous renvoyons pour exemple à La RF., p.40. Sur cet aspect, voir notre article « Mouvement et immobilité de Claude Simon », Claude Simon. Allées et venues, actesdu colloque international de Perpignan, 14-15 mars 2003, études réunies par Jean-Yves Laurichesse, n°34, 2004, Presses Universitaires de Perpignan, en particulier p.135-140 et notre étude « Vers une poétique clausulaire », Poétique, op. cit., p.49-51. 183 Pascal Mougin, L’Effet d’image dans quatre romans de Claude Simon, th. cit., p.92 et 96. L’expression revient bien sûr à Leo Spitzer dans son analyse du style racinien, dans Etudes de style, Paris, Gallimard, Tel, 1980.

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troublante qu’elle est muette »184. Il y a à la fois souvenir et oubli des mots répétés. L’écriture semble autonourricière non pas seulement dans la mesure où elle s’autogénère linéairement mais aussi parce qu’elle se gonfle de ses propres mots, dont chaque occurrence est en même temps souvenir des autres. Les répétitions métalinguistiques n’ont donc pas un simple rôle de retouche, elles scandent un texte qui s’enfle de lui-même : puis il s’arrêta - ou plutôt il parvint à arrêter sa voix - ou plutôt il essaya de parvenir à se faire croire qu’il avait réussi à l’arrêter car, en fait, elle s’était arrêtée d’elle-même185.

Ces répétitions créent un rythme 186 fondé sur deux mouvements antagonistes, l’élan et le repos, qui forment le cercle de l’écriture. De la même manière, les réseaux d’assonance ou d’allitération peuvent être considérés comme dérivés de ce type de circularité. Il s’agit bien, là encore, d’une récurrence sur laquelle la phrase s’appuie et qui crée son fond sonore, son accompagnement, sa percussion : 184

Ibid., p.99. Le P., p.202-203. Citons encore, parmi d’autres exemples qui illustrent l’omniprésence du procédé : dans Le Sacre du Printemps : « c’est souvent le Diable qui inspire le boy-scout, et quelquefois le boy-scout qui sert de modèle au Diable, et le capitaine Némo qui en voulant jouer au boy-scout fait le jeu du Diable », p.259 ; « elle s’est laissée embrasser pour la première fois (…) par le garçon qui jusque-là ne l’avait approchée que pour lui tirer les tresses, qui n’a jamais cessé de l’embrasser que pour exiger autre chose, qui n’a cessé d’exiger autre chose que pour tirer d’autres tresses », p.275 ; dans Le Vent : « lui qui se fichait, ne se souciait même pas de se ficher », p.138 ; « il sembla (ou fit semblant, ou fit semblant de faire semblant de) », p.191 ; dans L’Herbe : « ce que nous considérions jusque-là, ce qu’on nous avait appris à considérer, ce que nous avait appris à considérer ce monde qui lui-même nous avait appris à le considérer comme civilisé », p.26 ; « les menus événements (et même pas événements : faits, incidents, - et même pas incidents - le quotidien, le tout-venant et même pas menus : minuscules, insignifiants) », p.87 ; « un jeune professeur avait demandé en mariage (ou avait été demandé en mariage par, ou plutôt avait été amené par elle à demander en mariage) l’une de ses étudiantes », p.93 ; dans La Route des Flandres : « et peut-être non pas tant par amour que par force ou si l’on préfère par la force de l’amour ou si l’on préfère forcé par l’amour », p.12 ; dans Les Géorgiques : « il décida de décider qu’il n’y avait rien à décider », p.303. 186 Valéry inverse le processus lorsqu’il affirme que « ce n’est pas la répétition qui fait le rythme, au contraire c’est le rythme qui permet la répétition - ou la crée », Œuvres, « Questions de poésie », La Pléiade, t.1, 1935, p.1295. C’est le problème de la poule et de l’œuf. On ne peut nier, en tout état de cause, la coprésence des deux phénomènes. 185

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Le Chant de l’arabesque [il] poussait sur elle sans répit, étouffant, pesant sur les perspectives de palmes poussiéreuses, les parcs aux verdures poussiéreuses187.

Le battement établi par ce retour des sonorités confine parfois à l’obsession : donnant un ordre bref, ou même pas, pas d’ordres, même pas un bruit de voix, rien que son pas, le tintement des éperons, tandis qu’il gagne le perron188.

L’emploi des homonymes - « pas » - et de la paronomase « éperons », « perrons » - crée une accélération du rythme : les termes en question sont suffisamment proches pour entrer en résonance les uns avec les autres, d’autant plus intensément qu’ils sont accentués. Le participe présent joue à cet égard un rôle de premier plan puisqu’il instaure dans le texte une rime omniprésente, étayée par l’accent tonique dont bénéficie ce groupe syntaxique. Les jeux sonores contribuent à la mémoire du texte, créant une attente d’abord parce qu’ils sont sentis dans leur retour. Ainsi, Patrick Suter assimile ce continuum sonore au son du tam-tam qui nous semble rendre proprement compte de l’effet produit. En effet, l’écriture simonienne résonne de cette forme en [ã] qui rend sensible le retour, son souvenir et son attente. On voit bien alors comment cette scansion se fait mouvement perpétuel au sein d’un texte vibrant, vivant, fluctuant : Puis je le vis cabré au-dessus de moi distinctement sa tête avec l’œil blanc fou tout en haut dans le ciel les rênes flottantes dessinant un S un instant les deux jambes de devant les sabots de fers battant l’air pensant stupidement comme ils étaient polis d’un gris métallique étincelant j’aurais pu compter les clous chacun des quatre trous pour les crampons choses qui s’immobilisent tout à coup189.

Qu’elle soit de termes ou de sons, la répétition observée ici constitue bien un étai qui permet au Même de faire émerger l’Autre. Le mouvement respiratoire de la phrase, qui se gonfle puis s’apaise comme une expiration, confirme cet aspect, je l’ai montré ailleurs190. 187 188 189 190

Le P., p.18. La RF., p.185. BP., p.60. Nous soulignons. Voir notre étude « Vers une poétique clausulaire », Poétique, op. cit., p.49-51.

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Les macrostructures que constituent les paragraphes seraient donc une succession de courbes dessinant des gonflement progressifs de l’écriture, ascendants puis décroissants. On retrouve en cela le principe élan-repos 191 posé par Dom Mocquereau au fondement du rythme et le mouvement propre aux romans eux-mêmes, tendant à revenir à leur position initiale. Il dessine les cercles d’un langage régulier, fondé sur les retours et les périodes, les battements et les scansions. « On se borne au successif et au simultané, écrit Valéry. Mais il y a une intuition intermédiaire entre celles-ci. C’est l’intuition du rythme ». Tout se passe « comme si tous les termes étaient simultanés et actuels, mais n’apparaissaient que successivement »192. La répétition se fonde ainsi sur une contradiction : pour l’appréhender, le récepteur se doit de se souvenir. Cette saisie repose sur la mémoire, la rétention, le retour en arrière. Mais, au même instant, elle crée un horizon d’attente, un élan vers le texte à venir, un désir du retour193. Lucie Bourassa décrit clairement ce principe insaisissable : Il s’agit, en quelque sorte, d’un jeu du même et de l’autre, mais qui n’est pas binaire, comme le serait le schéma suivant : profération = attente, répétition = attente comblée ou non répétition = attente déçue. Si un peu du même est repris, il est repris dans l’altérité, dans l’altération. Simplement, l’élément de mêmeté est trace de la mémoire du sujet dans l’énonciation du poème, et permet au lecteur de saisir le mouvement rythmique194.

La structure de la phrase simonienne concilie donc l’irréversibilité, considérée traditionnellement comme la temporalité de l’intrigue, et les replis propres au « versus ». Au fondement même de cette écriture réside cette éminente alternative que le rythme résume dans cette coexistence d’« une certaine instabilité » et de « la liberté de fluctuer » : 191

Raymond Court parle d’« élan » et d’« appui », « Rythme, tempo, mesure », Revue d’esthétique, 1974, n°2. Sur ce mouvement entre arsis et thesis, voir aussi JeanPaul Goux, La Fabrique du continu, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p.88-102. 192 Paul Valéry, Cahiers, op. cit., p.1278-1279. 193 Voir encore Paul Valéry, ibid.: « Ainsi, compter - c’est, en même temps : attendre et se souvenir », p.1279. 194 Lucie Bourassa, « Le temps du rythme », in Claude Duchet et Stéphane Vachon (sous la direction de), La Recherche littéraire. Objets et méthodes, Montréal, XYZ Editeur, 1993, p.32. Voir aussi « ce recommencement est toujours autre - disant la pluralité, l’écartèlement », p.34.

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Le Chant de l’arabesque C’est le paradoxe inhérent au rythme : sans régularité, il n’existe pas, sans instabilité, il s’évanouit, l’une et l’autre lui sont pareillement nécessaires. Par ailleurs cette contradiction est également celle du mouvement (...) - irrésistible force roulant le poème en avant, non pas mesure préexistante déroulée par le texte195.

Dans cette analyse du mouvement de l’écriture, quelques formules typiques, sur lesquelles s’assoient les morphologies textuelles, se dégagent donc, selon trois champs privilégiés - géométrie, mathématique, musique - mais nullement exclusifs ni définitifs196. En effet, loin d’être conçue à l’avance, cette composition est découverte à tâtons et bricolée jusqu’à former un « bloc indivisible »197 qui reste irréductible à un schème unique. La cohabitation des trois domaines revendiqués par l’auteur et pareillement appropriés au faire romanesque le prouve : le système simonien s’impose comme une complexité. Par là, c’est la qualité concrète de Simon qui s’offre à l’attention : loin de « l’intelligence abstraite et volontaire » 198 de Butor par exemple, l’écriture simonienne et son art de la composition traduisent la sensibilité d’un écrivain, travaillant les mots comme des objets, des couleurs, des sons. Dans un premier tableau, nous résumons les grandes lignes des formes typiques qui sous-tendent l’écriture de ces romans. Un second s’attache à distinguer quatre cas de reprise selon qu’elle s’inscrit dans la linéarité du texte (inscription syntagmatique) ou que, au contraire, elle s’étoile (inscription paradigmatique), ensuite, selon que l’élément est répété à l’identique ou par polyptote (répétition stricte) ou travaillé par un jeu de

195

Max Loreau, « Rythme et force poétique », Po&sie, 1978, n°4, p.74-75. La transformation, le décalage, l’irréductibilité sont caractéristiques de ces formes romanesques. Pensons dans cette perspective à l’analyse de Lucien Dällenbach : « produire un texte, c’est non seulement exiger des miroirs qu’ils reflètent cette production, c’est obtenir qu’ils y participent eux-mêmes en transformant ce qu’ils réfléchissent et, si possible, en se transformant en cours de transformation », « Mise en abyme et redoublement spéculaire chez Claude Simon », Claude Simon, Colloque de Cerisy, op.cit., p.163. 197 Selon le titre d’un article de Claude Simon paru dans Les Lettres françaises, 4-10 décembre 1958, n°750, p.4. 198 Lucien Dällenbach, Le Livre et ses miroirs dans l’œuvre romanesque de Michel Butor, Paris, Archives des Lettres Modernes, 1972 (3), p.101. 196

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167

polysémie, d’homonymie, de synonymie (répétition-variation) 199 . C’est pour nous l’occasion de proposer une terminologie qui s’ajoute à d’autres propositions déjà formulées200 en cherchant à les unifier et surtout, à systématiser ce qui pourrait constituer une poétique201 de la répétition simonienne, exploitable pour d’autres textes répétitifs. La problématique du mouvement et de l’immobilité observée ici est par ailleurs figurée thématiquement dans l’œuvre elle-même qui désigne, par ses mises en abîme, le double mouvement du texte. Depuis l’ « Achille immobile à grands pas » de La Bataille de Pharsale, les romans ne cessent d’évoquer comme sensation obsessionnelle cette paradoxale expérience d’avancée immobile202. Le texte paraît dire ce qu’il fait et faire ce qu’il dit. Le mouvement de l’écriture nous conduit donc vers son imaginaire. 199

Pour un repérage précis de ces formes de variations, on pourra se référer, en particulier, à Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, op. cit., p.75-90. Pour un commentaire critique de cette « organisation de la symétrie et des répétitions dans le récit », voir Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, Paris, Gallimard, Tel, 1994, p.142143. 200 Nous pensons en particulier à Patrick Longuet (Lire Claude Simon, op.cit.) qui appelle « répétition » les scènes rapportées deux fois par un même narrateur, « réduplication » la même scène rapportée par deux narrateurs différents, et emprunte au domaine des sciences exactes les termes d’ « échangeur » (désignant un mot en étoile, capable de suggérer plusieurs champs), d’« attracteur » (il s’agit d’un motif « vers lequel le récit penche »), de « percolation » (qui correspond à l’accumulation des différents sens et des différentes représentations d’un élément, procédé proche de notre con-fusion), de « variété », de « cartes » et d’ « atlas » (touchant à l’espace temps du récit et aux différentes manifestations d’un motif parcourant l’œuvre), celui de « sophistication » (pour dire la qualité qu’ont certains motifs de se diffuser plus que d’autres). Le critique s’appuie sur une distinction entre thèmes (échangeur, attracteur), termes de la représentation (percolation) et termes relevant du corps, du souffle et de la voix (variété, cartes, atlas). A nos yeux, la répétition thématique n’est pas suffisamment nette ni spécifique pour constituer un objet d’étude à part entière : tout écrivain établit dans son écriture des récurrences de thèmes d’élection. 201 Ou une « grammaire », selon le terme de Tiphaine Samoyault, « Grammaire de l’élément terre », Critique, janvier-février 1996, n°584/585, p.26-35. 202 Par exemple, La RF., « progresser sans avancer », p.29 ; Le P.: « ils ne semblaient pas avancer (ce qui, il fallait bien l’admettre, n’était qu’une passagère illusion d’optique (...) », p.104 ; « la lente et irrésistible marée qui, quoiqu’elle parût toujours immobile, s’était rapprochée », p.110 ; La BP., « je courais sans avancer », p.106, « emporté immobile » p.164 ; Les CC., « se traîner sur place », p.77 ; L’A., « avancer immobiles », p.47.

168

Le Chant de l’arabesque

Tableau croisé des types et des lieux de répétitions203.

Répétition stricte Répétitionvariation204

203

Inscription syntagmatique Elément-pivot PASSAGE Elément-connecteur FORAGE

Inscription paradigmatique Elément-déclencheur FILAGE Elément-échangeur MINAGE205

Ce tableau s’applique davantage aux répétitions ponctuelles, c’est-à-dire affectant un mot ou un groupe de mots limité, et moins aux répétitions plus étendues, de scènes ou de séquences. 204 Rappelons que nous entendons par « répétition stricte » une reprise à l’identique ou avec polyptote : cette dérivation nous paraît constituer une variation superficielle qui ne « travaille » pas le mot en profondeur. La « répétition-variation » correspond à l’emploi d’un homonyme, d’un synonyme, à l’exploitation de la polysémie du terme, voire à un jeu de mots. 205 Il s’agit, au sens propre, de l’érosion souterraine par l’eau courante.

Mouvement

169

Tableau récapitulatif : fonctions structurelles de la répétition domaine métaphorique

forme

géométrie Boucle Symétrie

mathématique

musique Glissando

Combinatoire Série

Migration

Spirale Refrain

lieu d’inscription

Début – fin Titre

Volume

Volume

Paragraphes contigus Volume Volume Mot - Analogie

nature de la reprise

type de variation

Motif Notation

Répétition stricte ou reformulation

ElasticitéAmplification

Motif - Notation Scène

Eléments fictionnels

ContinuitéRecommencement

effet produit

Mot-déclencheur

Répétition stricte

Répétition stricte ou répétitionvariation Imbrication-Lien

Lisibilité

Association-Confusion ReconnaissanceGreffe

Page laissée blanche intentionnellement

Chapitre V

Imaginaire « Est-ce un vain rêve ? est-ce ma propre image Que j’aperçois dans ce miroir ? » Alfred de Musset.

Si la répétition nous semble un phénomène structurant des romans simoniens, ce n’est pas sans lien avec le monde raconté : elle trouve sans doute une part de son origine dans la diégèse ellemême. L’univers simonien se déploie dans son intégralité sur ce mode de la répétition compliquée, devenu manière de vivre et de voir le monde. Bien des formes de boucles et autres spirales sont désignées dans le texte même, de façon obsessionnelle : ces multiples mises en abyme sont autant de signaux à entendre comme principe d’écriture.

1. Volutes, révolutions, bifurcations L’effort de résistance au changement observé dans la structure textuelle persiste ici : il s’agit une nouvelle fois pour le roman de fonder son identité, de s’imposer comme invariant et la répétition tient une place de choix dans cette tension vers l’immutabilité 1 . Le 1

On pense à l’analyse de Jean Ricardou : « Répétition : toute mise en abyme multiplie ce qu’elle imite ou, si l’on préfère, le souligne en le redisant. Condensation :

172

Le Chant de l’arabesque

métadiscours que l’on peut alors écouter est répétitif à double titre. L’itération apparaît d’abord comme objet du dire, focalisant l’attention : le texte parle de la répétition parce qu’elle présente un intérêt certain. Mais en cela, le roman désigne aussi son propre fonctionnement : c’est bien le rôle structurel de la répétition qui se met ici en scène, cette dernière se trouve donc très souvent figurée par le texte qui ne se contente pas de raconter en répétant, mais prend pour sujet même la problématique itérative. Or, de même que les commentaires de Simon sur la structure de ses livres relèvent de domaines variés et font émerger de multiples figures, de même l’œuvre, qui se mire en son propre dire, met en scène des représentations très diverses. On rencontre en effet fréquemment des images de répétitions, de « la monotone errance de lilliputiennes multitudes condamnées à tourner sans fin, revenir sur leurs pas et repartir encore à l’intérieur d’un espace clos et dépourvu de ciel »2 aux « automates condamnés à répéter sans fin les mêmes mouvements ou reparcourir le même itinéraire sans espoir de changement ni d’évasion »3. Le Palace est particulièrement riche en notations de ce genre : il multiplie les mises en abyme qui formulent, au sein du livre, la poétique du roman. Le faire est donc redoublé par le dire du texte. Il faut, dans cette perspective, considérer le rôle majeur du premier chapitre, nommé fort à propos Inventaire : il présente une concentration de motifs de redoublements divers, de procédés de reprise utilisés précisément dans le roman qui les contient. Ainsi, « le cosmopolite badigeon standard fabriqué en série » 4 redouble la composition sérielle du roman. De plus, ce chapitre s’arrête assez longuement sur les titres des journaux dont il exhibe le caractère litanique : « le même gros titre s’étendant au haut et sur toute la largeur de la première page et répétant avec de légères variantes la même sanglante interrogation » et plus loin, « le gros titre (en rouge, cette fois) de l’avant-dernier journal, qui redisait encore une fois la mais elle le dit autrement », Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, « écrivains de toujours », 1978, p.50. 2 Les CC., p.37. 3 Le P., p.185. Voir aussi p.67-68 « en train de parcourir maintenant derrière lui, une fois de plus, inlassablement, son même trajet ». 4 Le P., p.10 ou encore « mobilier apparemment commandé en série », p.11. Le terme-indice « série » réapparaît page 172.

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même chose, d’une façon à peine différente - une autre variante »5. Le procédé de reprise des personnages tel que nous l’analyserons à l’échelle de l’œuvre trouve lui aussi son auto-représentation dans cet Inventaire, véritable catalogue et mode d’emploi des techniques Simon dirait du « bricolage » - utilisées par l’auteur : ce quelque chose d’indestructible qui émane de cette espèce d’hommes, c’està-dire qu’on peut bien les tuer - on peut toujours -, mais tout ce qu’on tue alors c’est leur voix, leurs paroles, pas leur corps, parce qu’ils ne se trouvent pas là ou ici à un moment ou à un autre, mais partout et toujours, reparaissent sans fin6.

Enfin, le texte nous annonce le mécanisme d’ « aiguillages »7 qui est appliqué dans le passage d’un chapitre à l’autre : la fin du titre cachée par l’autre journal qui semblait d’ailleurs s’être donné pour tâche de le terminer en le reprenant à partir du dernier mot, à la façon de ces voix d’un chœur d’opéra dont les chanteurs répètent dans des tons différents le même motif musical8.

Il est vrai que l’expression terminant le chapitre est reprise au début du prochain, et ce dans l’ensemble du roman. Cet Inventaire, concentré de formes répétitives utilisées concrètement dans le roman, fournit donc les clés de la poétique de l’œuvre : Le Palace est une pratique contenant sa propre théorie, le dire et le faire se côtoient. Mais ce premier chapitre n’est pas le seul à présenter ces réduplications. Elles parcourent le roman d’un bout à l’autre. Il est en effet très souvent question de répétition alors même que ce mécanisme est au cœur du poiein. Le texte dit la répétition : les pancartes (…) répétant chacune (avec les mêmes variantes que les manchettes des journaux) non pas une accusation mais la même lancinante interrogation9; 5

Le P., respectivement, p.29, p.32. Plus loin également, « l’éventail des journaux proposait toujours son étalage de variations sur la même lancinante interrogation », p.35. 6 Le P., p.40. 7 L’expression est utilisée par Dominique Lanceraux, « Modalités de la narration dans Le Palace », op. cit., p.15. 8 Le P., p.29. 9 Le P., p.113.

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Le Chant de l’arabesque la garantie / FLOR DE TABACO / se répétait comme un leitmotiv10, de minces rubans tressés sur lesquels se répétaient en lettres minuscules les mots RENTA DE TABACOS11

mais il l’imite tout autant : « se répétant plusieurs fois, la même image de ruines et le mot : DOLOR DOLOR DOLOR DOLOR »12 . L’écriture devient mimétisme et se fait l’écho d’une répétition extradiégétique. Se donne à voir, par ce parcours du roman, la présence pléthorique de l’itération par laquelle le texte exhibe son propre fonctionnement et donne au lecteur la clé de sa fabrication. Les autres romans présentent fréquemment des mises en abyme similaires au centre desquelles se trouve un fonctionnement répétitif, c’est le cas dans Les Corps conducteurs : « La seule règle observée paraît être celle de l’accumulation et de la répétition »13. Ce type d’itération s’apparente dès lors à une composition en série : l’effet qu’elle produit est de juxtaposer des segments identiques les uns aux autres, le roman se construisant sur un matériau de base indéfiniment réinvesti : Quoiqu’il soit sans cesse renouvelé en ses composantes, on n’y discerne non plus aucun changement. Il semble que les mêmes particules se cognent, se faufilent, réapparaissent, recomposent inlassablement un autre ensemble à la fois différent et en tous points pareil au précédent14.

On voit alors en quoi les flèches lumineuses observées par le personnage du Palace mettent en abyme la structure romanesque qui s’apparente à « une série d’images fixes, figées, immobiles (comme les diverses flèches lumineuses qui composaient la réclame s’allumant et s’éteignant à tour de rôle) »15 . A cette structure simple se mêle 10

Le P., p.164. Le P., p.167-168. 12 Le P., p.179. Le terme « répétition » et ses dérivés se multiplient, ainsi que les mots contenant le préfixe re-, qui marque le retour : voir « répétant éternellement (…) la même tranche de vie », p.20-21, « parcourant et reparcourant le même itinéraire », p.133, « la monotone répétition des mêmes sons », p.203, « répétant (...) encore, pour la troisième fois de la matinée, la même question », p.216. 13 Les CC., p.139. Voir aussi « la répétition avec de légères variantes, de légères différences d’expression », p.156, « répétant avec de légères variantes de détails ou d’ornements le même visage en bas-relief », p.193. 14 Les CC., p.36. 15 Le P., p.66. L’évocation de ces flèches apparaît à plusieurs reprises dans le texte, voir p.53 et 87.

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cependant une autre, comme on peut le pressentir à la lecture d’un tel passage : A droite du même pied commence une autre partie du tapis où, sur un fond marron cette fois, se répète le grand motif des hexagones à crochets enfermés les uns dans les autres16.

La juxtaposition devient une structure d’imbrication17 . Mimant une forme d’emboîtement, la répétition se rapproche donc d’une forme spiralée. Or, cette figure est très attestée non seulement par l’emploi du mot lui-même18, mais aussi dans les images que contiennent bien des mises en abyme. Ainsi lit-on dans L’Herbe : au bout d’un moment un oiseau chanta, tout près d’eux, puis, aussi brusquement – le chant, une brève série de notes redoublées, comme une arabesque calligraphiée, s’enroulant très vite plusieurs fois sur elle-même dans la répétition de la même boucle compliquée, puis s’échappant, s’élevant, s’étirant dans un long et péremptoire paraphe arrêté net – cessa19.

Triptyque présente de la même façon bien des allusions à une série d’emboîtements et rides concentriques comme ces « petits cercles serrés qui débordent les uns sur les autres »20. On retrouve bientôt, au sein des romans, la sinusoïde utilisée par Simon pour décrire la composition d’Histoire. De fait, elle est loin de se limiter à ce seul roman, Les Corps Conducteurs résonnant d’allusions aux formes serpentines, si l’on en croit l’abondance des termes qui y renvoient. De la définition du mot « Serpent »21 à la présence du boa22 dans le texte, le roman ne cesse de dessiner des « circonvolutions »23 : 16

Les CC., p.167. Ou encore p.176, « la répétition du slogan ». Cet emboîtement rappelle le principe des poupées gigognes auquel on a pu comparer la création simonienne, chacun des romans sortant en quelque sorte les uns des autres, voir le passage emblématique du Vent, p.10. 18 Dans Le P. : « le dessin du vol suivait une spirale montante puis descendante autour de l’esplanade », p.23 ; « la rampe de l’escalier semblait s’enrouler sur ellemême en spirales de plus en plus petites, de palier en palier, jusqu’au dernier étage », p.212. 19 L’H., p.14. 20 T., p.169. 21 Les CC., p.19. 22 Les CC., p.22, p.67. 23 Les CC., p.78. 17

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Le Chant de l’arabesque les tracés rougeâtres ou boueux des rivières dessinent des méandres dont les boucles revenant sur elles-mêmes se rejoignent presque, se tordant convulsivement comme ces vers de terre sectionnés d’un coup de pelle, ou des serpents24.

Le serpent hante le roman de part en part25 et désigne par là les volutes d’un schéma compositionnel, dont la loi serait de « reptation » 26 . La spirale s’érige comme forme obsessionnelle, les représentations textuelles convergeant vers cette même forme : les contours du blason sont découpés et se recourbent en avant en s’enroulant sur eux-mêmes comme ceux des écus de certaines armoiries germaniques27.

Cette structure dépasse les limites des seuls Corps conducteurs, on la rencontre dans d’autres romans, par exemple dans Le Palace : une courte ligne ondulée, comme un serpent, une sinusoïde, puis (…), un cercle ou plutôt plusieurs cercles (ou plutôt encore, comme le crayon allait maintenant très vite, plusieurs ellipses) concentriques, se superposant, ou légèrement excentriques les unes par rapport aux autres28.

On est ainsi passé de l’immobilité de la série à la « giration » 29 effrénée, la spirale faisant coexister ces deux forces antagonistes. Mais, là encore, la complexité est de mise puisqu’à la volute se lient de nouvelles formes qui la modifient et la tordent à l’instar de ces « chenilles velues (…) [qui] se tordent, se fractionnent et se reforment lentement » 30 . La courbe rendue révolutionnaire 31 ou sinusoïdale se diffracte et dessine un « jardin aux sentiers qui bifurquent »32 : 24

Les CC., p.18. Voir pour les multiples manifestations du mot et de ses dérivés : Les CC., p.29, p.65, p.78, p.115, p.169. 26 Les CC., p.56. 27 Les CC., p.34. Nous renvoyons également aux occurrences suivantes : les angelots « enroulent leurs lourdes volutes avec lesquelles se confondent les plis flottants de la tunique », p.79 ; « s’enroulent sur eux-mêmes » p.164. 28 Le P., p.61. On relève une évocation très proche dans Les CC. : « l’enfant trace sans relever la pointe des traits courbes, continus et revenant sur eux-mêmes en s’entrecroisant », p.171. 29 Les CC., p.225. 30 Les CC., p.163, voir encore « se tordent », p.164. 25

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Il cesse de feuilleter les cahiers et regarde sa main dans le soleil qui fait ressortir les milliers de rides plus ou moins larges se chevauchant, s’entrecroisant, mais toutes orientées dans le même sens, comme des plissements de terrains. Elles se dirigent en oblique à partir du tranchant de la paume vers l’index, ondulant, se resserrant ou s’écartant33.

Notons le recours à la métaphore géologique qui rappelle son utilisation par Simon dans « La fiction mot à mot » 34 . Echeveau, croisement, ramification : ce sont les formes de répétition couramment investies dans l’œuvre entière35 et qui s’échangent elles-mêmes, se chevauchent et s’imbriquent. Nous n’en citerons qu’un exemple, particulièrement représentatif parce qu’il réunit l’ensemble des figures observées, la juxtaposition, la courbe, la sinusoïde, l’arborescence : L’ensemble du système dessine des parallèles, parfois légèrement infléchies, qui dans la partie sud de la ville se ramifient et s’entrelacent en courbes et en boucles compliquées36.

L’ensemble de ces formes, malgré leur diversité, dessine aussi le mouvement de l’écriture. La morphologie du texte réalise ainsi sa thématique en lui donnant forme et existence.

2. Objets, gestes, représentations L’univers simonien retentit d’échos en tout genre et ce, très concrètement, au travers des objets eux-mêmes. Qu’ils correspondent à une duplication ou à une circularité, la place que le texte leur 31

Au sens de l’exergue bien connu du Palace. C’est le titre d’une nouvelle de Jorge Borges dans Fictions, Gallimard, Folio, trad. P.Verdevoye, 1983 (1941), p.91-104. 33 Les G., p.28. Voir aussi p.36. 34 Claude Simon, « La fiction mot à mot », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, t.2, colloque de Cerisy, Paris, UGE, 10/18, 1972, p.73-97. 35 Par exemple, dans Les CC., « Un second tuyau (…) s’entrelace avec le premier et ses ramifications », p.10 ; « les hautes herbes à travers lesquelles se ramifient et se tordent des bras d’eau », p.22 ; « De chacun des deux cœurs sortent de puissants tuyaux qui se divisent en branches, se recourbent, se chevauchant et s’entrecroisant », p.68. 36 Les CC., p.161. Voir encore p.49 un extrait similaire ou « l’entrecroisement compliqué », p.162. 32

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accorde les met à l’honneur et pointe ainsi une spécificité du monde représenté : il regorge de ces choses apparemment insignifiantes, bassement matérielles et toutes pétries d’itération. C’est dans cette optique que Lucien Dällenbach évoque la bague du Sacre du Printemps, « qui traverse le récit et que le protagoniste (la fiction), symptomatiquement, ne parvient pas à négocier » 37 . Elle paraît d’autant plus attirer l’attention qu’elle aimante le texte qui, pour ainsi dire, se replie sur cet emblème : apparue dans les trente premières pages, elle achève, dans tous les sens du mot, le récit. Elle s’inscrit en outre en étroite liaison avec cet autre objet de redoublement, le miroir. Bernard explique ainsi comment il avait, un peu moins de quarante-huit heures plus tôt, supplié la jeune fille de lui confier la bague après qu’il l’eut vue venir dans le reflet de la vitre, s’avancer vers lui comme si elle sortait du fond même de la nuit38.

Ce bijou trouve aussi une fonction dans L’Herbe : les nombreuses bagues de Sabine, « jetant à chaque passage les mêmes éclats minéraux, froids, diaprés »39, laissent cependant le devant de la scène à cet autre objet répétitif, la boîte à biscuits, sur laquelle est représentée une jeune femme « qui dans sa main tient une même boîte sur le couvercle de laquelle sa même image se répète, comme dans ces jeux de miroir sans fin »40. Les carnets de compte qu’elle contient ou la pendule au « circuit fermé sur lui-même »41 sont autant d’avatars de cette reproduction à l’infini. Le Tricheur présente de même, dès le premier chapitre, un tel objet emblématique : la montre, qui plus est celle du père 42 . La circularité qu’elle dessine focalise l’attention à l’exemple de cette

37

Lucien Dällenbach, « Mise en abyme et redoublement spéculaire chez Claude Simon », Claude Simon : analyse, théorie, Colloque de Cerisy du 1 au 8 juillet 1974, sous la direction de J. Ricardou, Paris, Editions U.G.E. (10/18), 1975, p.153. 38 Le SP., p.239. 39 L’H., p.37. 40 L’H., p.10. 41 L’H., p. 65. Voir aussi Le Tram., p.105. 42 Le Tr., p.14. Sur cet objet, voir Didier Alexandre, Le Magma et l’horizon, Paris, Klincksieck, 1997, p.136-137.

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énorme montre en or peinte en trompe-l’œil sur la tôle ondulée, encadrée d’un côté par une bague environ quarante fois grandeur nature portant un diamant auréolé de rayons en éventail, et de l’autre par une paire de jumelles également en or et également entourée de rayons43.

Cet extrait nous semble particulièrement représentatif de l’emprise du cercle et du lien étroit qu’il entretient avec les figures répétitives : scintillement de pierre, optique double, trompe-l’œil, sont autant d’incarnations du redoublement qui accompagne le circulaire. La pendule du salon, dans L’Herbe, stigmatise de façon identique les formes de l’itération, de la symétrie à la réflexion, de la circularité à l’emboîtement : face de bronze au centre d’un soleil doré oscillant sans trêve entre deux colonnettes de marbre ornées de deux symétriques et impénétrables sphinges aux seins parallèles et eux aussi dorés, le cadran surmonté d’une urne sans doute symbolique, marbrure que deux replets chérubins (ou angelots, ou amours) de bronze semblent tenir en laisse à l’aide de guirlandes bronzefleuries, le mécanisme (réflété dans la glace placée derrière la pendule et révélant la mystérieuse complication des petites roues dentelées apparemment immobiles mais dont l’esprit sait qu’elles sont entraînées dans un mouvement de rotation d’autant plus terrifiant qu’invisible) faisant entendre de quart d’heure en quart d’heure un tintement aigrelet, dérisoire et mutin44.

Tout appareil rappelant, de près ou de loin, la forme d’une horloge, fascine et effraie. En lui se tapit sans doute un obscur interdit, suscitant une attirance incontestable, tel ce mystérieux cadran circulaire, ses lettres, ses chiffres, ses déclics secrets, ses relais, son système de minuscules bobines, ses réseaux de connexions, ces échevaux de fils aux vives couleurs, ses circuits45.

On le voit, boucles et ramifications s’imbriquent les unes les autres en cet objet emblématique. Le passage suivant tiré de L’Herbe, 43

Le P., p.148. Voir aussi la grosse montre-bracelet du journaliste dans Le Jardin des Plantes, « avec ses cadrans pour les secondes, les minutes, les heures, dont les aiguilles tournaient en rond. Comme si le temps n’avançait pas, tournait sur lui-même, repassait toujours par les mêmes endroits, faisait pour ainsi dire du sur-place », p.82. 44 L’H., p.49. 45 La BP., p.70.

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évoquant la temporalité très atypique dans laquelle vit Sabine, présente un identique croisement des deux isotopies : ce cadran-là (celui sur lequel l’aiguille - ou l’esprit de Sabine - progressait) étant apparemment constitué par plusieurs cadrans superposés ou, si l’on préfère, concentriques, à la façon de ceux de ces horloges astronomiques où sont à la fois représentés les heures, les signes du zodiaque, les douze apôtres, les marées, les années bissextiles et les éclipses de lune et de soleil (…), le boîtier orné d’initiales guillochées et aux entrelacs si compliqués qu’indéchiffrables46.

Car les figures d’entrelacs sont tout aussi omniprésentes dans l’œuvre, du « confus entrecroisement des branches »47, à celui des « faucheuses rouillées »48 ou des initiales brodées49. Or, ce fouillis se définit par le retour, sur lui-même et sans ordre, d’une même ligne. A mi-chemin entre la boucle et l’écheveau se tient le puzzle, particulièrement central dans Triptyque50 : la restitution d’un tout cohérent nécessite la reconnaissance d’identité dans les parties. L’univers objectal s’emplit donc de formes répétitives, circulaires, ramifiées ou encore symétriques, comme cette carte à jouer, « un simple bout de carton, donc, une de ces reines vêtues d’écarlate, énigmatiques, et symétriquement dédoublées, comme si elles se reflétaient dans un miroir »51. Ces redoublements par symétrie, s’ils s’inscrivent ici dans l’objet, peuvent également provenir d’une simple glace créant d’infinis reflets : découvrant au fur et à mesure le décor pour ainsi dire aquatique que la glace multiplie par deux et au centre duquel se tient mon double52. 46

L’H., p.143. L’H., p.158. 48 Les G., p.144. Voir à la même page, « un inextricable fouillis de roues ». 49 Par exemple, dans L’Herbe, p.144, « les initiales entrelacées », image reprise dans L’Acacia, p.113. Voir aussi le « fin réseau de lignes grises entrecroisées », RF., p.46. 50 T., p.220-221. On a pu voir dans cet objet une mise en abyme du roman, voir par exemple Sylvère Lotringer, « Cryptique », Claude Simon : analyse, théorie, op. cit., p.313-347. C’est également sur ce jeu que s’appuie l’article de Jean-Paul GavardPerret, « Claude Simon et son puzzle », Critique, février 1976, n°345, p.146-149. 51 RF., p.222. 52 H., p.45. Voir aussi ce passage : « et à ce moment me surprenant dans la glace, debout au milieu de la pièce, avec ce visage qu’en réalité personne ne voit jamais parce qu’il est le sien, trop familier pour être connu, et qu’en de rares occasions 47

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Les surfaces polies et autres vitres prennent à ce titre un rôle de premier plan puisqu’elles redoublent ce qui s’y projette : Le reflet dans le vantail de la fenêtre à demi fermée toujours empli aux deux tiers par l’angle de l’immeuble et à un tiers par du ciel (…), l’image reflétée de la façade d’angle, balcons, fenêtre sinueuse aussi, comme ces reflets dans l’eau53.

Dès lors en l’objet s’incarne l’omniprésence de la répétition. De l’étui à cigarettes aux inscriptions d’une affiche, le leitmotiv peuple ces choses quotidiennes. On peut ici « lire deux fois en lettres vertes bordées de rouge sur fond blanc : / FOSFORO FERRERO » 54 , et là contempler l’étalage de journaux portant, comme les « variations sur la même lancinante interrogation », un identique titre 55 . Bien des enseignes se caractérisent de même par cet aspect répétitif. La flèche bleue du Palace ou la publicité représentant un « nègre au visage bleu » 56 s’allument et s’éteignent indéfiniment, tout comme « la lancinante annonce : / ORINA – ESPUTOS – SANGRE / continuant à seulement on découvre soudain dans un miroir avec cette stupeur empreinte d’une sorte d’effarement, d’exaspération : ce double, cet autre semblable », p.241. Dans Triptyque également, un jeu de glaces est créé par le mouvement pivotant du miroir, p.128. Sur la thématique du double qui se profile ici, voir plus loin. Nous renvoyons pour d’autres illustrations et une analyse de ce « double dédoublement » à l’article de Ilias Yocaris, « Esquisse d’une nouvelle approche de la référence », Claude Simon n°2, textes réunis par Ralph Sarkonak, Revue des Lettres Modernes, Paris, Minard, 1998, p.153-182. 53 BP., p.10-11. On peut aussi citer cet autre passage emblématique en ce qu’il dit la répétition autant qu’il la fait : « trois pigeons piétaient (…) marchant sur leurs reflets leur image inversée se détachant en sombre sur le reflet doré brouillé de la façade ensoleillée Quand ils picoraient les deux têtes celle du pigeon et celle de son reflet allaient à la rencontre l’une de l’autre les becs se touchant Un des vantaux de la fenêtre était légèrement entrouvert Dans les vitres le ciel reflété était d’un bleu-noir plus foncé que le ciel au-dessus du toit Les deux comiques renversaient la tête en arrière symétriquement aussi par rapport à l’axe du placard-annonce riant aux éclats », La BP., p.72. Ces surfaces sont propices à de multiples redoublements, comme nous le montrerons plus loin. 54 Le P., p.123. 55 Le P., p.35. Voir aussi l’affiche répétant les mots « dolor » et « venceremos », p.179. 56 Le P., p.53.

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s’allumer et à s’éteindre, mécanique infatigable » 57 . Le monde se déploie sous forme de ressassement et de duplication. Le miroir en est l’emblème, face auquel le sujet se dédouble et se mire au même instant dans cette futile répétition de gestes éternellement recommencés : une sorte de double fantomatique et transparent de moi-même et sans la moindre efficacité répétant sans cesse les mêmes gestes58.

Ainsi, le monde simonien met bien souvent en exergue cette succession de faits identiques dans nos pratiques les plus quotidiennes. S’offre alors avec acuité ce mode de fonctionnement itératif, qui implique d’être vivant, de devoir manger pour rester vivant, de se coucher, de se lever, de se recoucher, de changer de linge, de refaire les mêmes gestes tous les matins et tous les soirs au milieu d’autres gens qui répétaient aussi les mêmes gestes, se levaient, allaient à un bureau, ou grattaient la terre, mangeaient, se couchaient, se relevaient, et à la fin mouraient59.

A ce titre, les carnets de comptes dans L’Herbe s’instaurent comme indicateurs de ces « menus événements (et même pas événements : faits, incidents, - et même pas incidents : le quotidien, le tout-venant et même pas menus : minuscules, insignifiants) » 60 et toujours répétitifs, étroitement dépendants du « retour périodique et saisonnier des différentes espèces de fruits, les invariables achats saisonniers de sucre pour les confitures ou de vinaigre pour les cornichons »61. La vie même est donc tout entière composée de répétitions, Dina Sherzer l’a bien vu à propos des Géorgiques : Le général, qualifié de général sisyphéen, mène une existence ponctuée par une série de comportements de type itératif. (...) Chacune de ses victoires est 57

Le P., p.152-153. La RF., p.194. 59 Le V., p.177. On rencontre un passage similaire dans Le Sacre du Printemps où se donne en outre à lire l’étroite relation unissant circularité et répétition du monde, p.101-102. Dans le même esprit, voir L’H. : « les immémoriales et invariables entités : choses qui servent à se nourrir, à se couvrir, à se chauffer », p.87. 60 L’H., p.87. 61 L’H., p.157. Voir la mise en forme de ces carnets : leur représentation seule suffit à désigner « la terrifiante répétition, la terrifiante suite des jours », p.155. 58

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célébrée par l’acquisition d’un étalon qu’il fait envoyer chez lui et régulièrement il écrit à Batti, l’intendante de son domaine près de Perpignan, pour lui donner des ordres concernant les labours, les plantations, les récoltes, les saillies, et le tissage. Et c’est encore sur le mode itératif que la mémoire du général est préservée par sa descendante, la vieille dame. (...) Batti aussi mène une vie ponctuée par des faits qui se répètent régulièrement et d’autres qui se répètent deux fois62.

Le récit des Géorgiques épouse en outre le cycle des saisons, renforçant encore ce retour du Même. Dällenbach affirme, à ce propos, que « ce qui conduit l’Histoire à se métaphoriser comme Nature, c’est d’abord, il faut y insister, qu’elle partage avec elle la propriété d’être répétitive et, comme elle, de l’être sur le mode cyclique »63. Non seulement L.S.M. épouse le cycle des saisons, mais son courrier lui-même s’apparente à une litanie : Toutes ces lettres pendant toutes ces années… Un véritable précis d’agriculture. Quelque chose d’aussi cyclique, d’aussi régulier que le retour des aiguilles d’une montre sur les mêmes chiffres d’un cadran, mois après mois, saison après saison, pendant qu’il courait en tous sens d’un bout à l’autre de l’Europe64.

L’univers simonien est psalmodié tant la répétition y règne en maître. Leçon de choses paraît très révélateur dans cette perspective : à la façon d’un manuel éducatif, les tireurs comme les ouvriers répètent ces gestes futiles qui tracent l’indélébile empreinte de l’itération au quotidien. Ainsi, chaque mouvement, dans toute sa futilité, devient l’objet d’une description minutieuse, en tant qu’elle ancre la gestuelle humaine dans une dimension inéluctablement répétitive : En fait, c’est le plus jeune des deux ouvriers qui frappe les coups à la cadence la plus lente, retentissant sourdement. Alors que son compagnon abat peu à peu la cloison, il est occupé à pratiquer une saignée horizontale dans le mur de refend (…). Il a commencé par arracher les deux couches de papier peint 62

Dina Sherzer, « Ubiquité de la répétition dans Les Géorgiques de Claude Simon », Néophilologus, juillet 1986, vol.70, n°3, p.374. On pourrait aussi illustrer cet aspect par cette « même scène muette se répétant » qu’observe chaque soir le narrateur depuis sa chambre d’hôpital, Le Tram., p.127. 63 Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, Les Contemporains, 1988, p.136. 64 Les G., p.447. Voir aussi « les directives mille fois redites, les questions mille fois posées et reposées, les méticuleuses recommandations pour les semailles, les saillies, les mises en bouteilles », p.474.

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Le Chant de l’arabesque superposées (…). Lorsque son outil rencontre une pierre, il fait tomber le plâtre qui la revêt de quelques coups de masse et enfonce ensuite l’outil dans le mortier qui la sertit65.

Le présent de l’indicatif prend ici, avec quelle ampleur, sa valeur itérative. De cette mécanique routinière, retenons encore cette manipulation technique mais opérée sans y songer, comme un tic : « Le tireur enlève et remet plusieurs fois le chargeur pour s’assurer que celui-ci n’est pas faussé »66. Nombre d’évocations mettent en outre l’accent, non seulement sur « l’éternel recommencement, l’éternel cheminement de la matière inerte, insensible, tournant dans l’infini » 67 qu’est l’existence, mais aussi sur la fixité de la course temporelle, à l’instar de la temporalité maternelle : immuable immobilité un temps toujours identique toujours recommencé heures jours semaines non pas se succédant mais simplement se remplaçant dans la sérénité de son immuable univers68.

La répétition de l’adjectif, si elle constitue un trait stylistique certain, désigne également la pérennité du monde. Par là, l’invariabilité est désignée, affichée par l’énonciation elle-même69. L’on pourrait citer à l’appui de cette affirmation quelques passages particulièrement représentatifs, tirés de l’ensemble de l’œuvre. Il est en effet frappant de noter le foisonnement des adjectifs marquant l’immutabilité selon trois modalités distinctes. L’une indique la résistance au changement, à la variation, au mouvement. Nous rencontrerons dans cette catégorie des termes comme « immuable », « invariable », « immobile »70. La 65

66

LC.,p.25.

LC., p.47. Le V., p.198. 68 H., p.33. 69 Comme l’écrit Dina Sherzer, « Simon répète que (…) tout se répète », « Ubiquité de la répétition dans Les Géorgiques de Claude Simon », op. cit., p.375. 70 Le V., p.54 : « immuable succession de ses phases immuables » ; p.239 : « le décor inchangé, immuable » ; Le P., p.35 : « l’invariable et réglementaire décor des locaux réquisitionnés » ; La BP., p.125 : « invariable » ; H., p.233 : « le même et invariable short crasseux » ; L’A., p.155 : « leurs invariables robes noires » ; p.167 : « l’immuable coutume familiale ». On peut également y ranger l’adjectif 67

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deuxième s’attache à l’identité par-delà le temps, marquant la transmission continue d’un héritage : « identique », « immémorial »71, en constituent les mots clés. Enfin, les termes « éternel », « intemporel » ou « perpétuel »72, tout comme l’extrême fréquence de l’adjectif « même » sur laquelle nous reviendrons, fusionnent en quelque sorte l’ensemble de ces significations puisqu’ils impliquent une durée infinie, une absence de début et de fin. En cela, ils échappent à toute emprise du temps. Ce classement, effectué dans un but interprétatif73, ne correspond pas strictement à la réalité textuelle où ces diverses catégories s’entremêlent comme l’attestent ces quelques passages : « permanent », voir par exemple dans L’Herbe : « cette permanente expression de permanente indignation, de permanent étonnement et de permanent outrage », p.109. 71 Rappelons la définition exacte de ce mot : « Qui est si ancien qu’on n’en connaît plus l’origine » (Dictionnaire Le Petit Larousse, 2001). On parle ainsi de coutumes immémoriales. Voir L’A., « les immémoriales vieilles vêtues de noir », p159, « le bruit : immémorial », p.241. Pour un exemple avec « identique » voir La BP., p.26. Dans cette catégorie se range aussi l’adjectif « interchangeable » qui marque une uniformité par-delà le temps, voir L’Herbe, p.157 : « interchangeables (les carnets) dans le temps », Le Palace, p.189 : « l’interchangeable carcasse efflanquée, vêtue ou plutôt flottant dans l’interchangeable salopette brune, l’interchangeable foulard noué autour du cou comme un soutier ou un plongeur, l’interchangeable chevelure aile de corbeau, l’interchangeable tête de Murcien », Les G., p.341 (interchangeable et même). 72 Voir « éternel » : Le SP., p.197 ; L’H., p.64 ; Le V., p.54, p.163 ; La BP., p.124 ; « intemporel » : L’H., p.152 ; « perpétuel » : Le Tr., p.111. 73 Ces trois modalités rappellent la distinction faite par Ricoeur entre l’idem et l’ipse. Le premier, ou mêmeté, se manifeste dans la permanence du caractère : elle correspond à une immutabilité. Le deuxième, ou ipséité, s’incarne dans la promesse, qui implique un maintien de soi : on retrouve ici l’identité immémoriale attestée par notre relevé. A mi-chemin, rejoignant le perpétuel, se situe « l’identité narrative [qui] fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi », Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.196. Voir aussi les chapitres 5 et 6 et particulièrement les pages 148-150. Enfin, notons que l’aspect « invariable » souligné par le texte va dans le sens d’une typification du personnage, de même que l’aspect « immuable » semble renvoyer à un référent connu de tous : dans les deux cas, ces termes manifestent un partage et une connivence avec le lecteur. Sur ces différents points, voir infra chapitre VI .

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Le Chant de l’arabesque son éternelle redingote de pasteur anglican, avec son immuable cravate blanche (...), tenant à la main l’invariable chapeau gris perle et la canne d’ébène74, toujours coiffé de l’immuable casquette de jockey75, l’immémorial raclement des pelles sur les trottoirs et les immémoriales histoires de barrières enfoncées, de bornes renversées, les immémoriales contraintes76.

La répétition dans le cas de ces expressions est double puisqu’elle concerne à la fois le signifiant et le signifié. L’adjectif « même »77 se situe à la croisée de ces deux niveaux : à travers lui, l’énonciation commente la répétition en l’affichant, au même instant, le métadiscours signale la répétition dans l’ordre des choses. On observe donc un redoublement de l’itération, mise en relief par un retour dans la diégèse, exogène ou endogène. On distingue en effet les cas où « même », suivi de « que », s’intègre à une comparaison qui renvoie explicitement à une référence intradiégétique dans un mouvement autonymique. Dans Le Palace par exemple, on lit : le mot / DOLOR DOLOR DOLOR / se suivant comme une lamentation audessus du même buste d’homme maigre et nu brandissant un fusil qu’il avait vu placardé dans la chambre du palace78.

Ce passage établit une anaphore d’une occurrence précédente 79 et constitue bien une répétition relativement à ce qui est déjà écrit : la phrase renvoie ici clairement à un autre moment du récit qu’elle désigne. Le texte s’érige en espace de reprises renvoyant les unes aux autres. La référence biaisée au roman lui-même dans l’expression « chambre du palace » renforce encore cet effet. Inversement, l’identité peut se situer dans la réalité extratextuelle, le texte se mesure alors à une extériorité référentielle et désigne l’uniformité du monde : « le même drapeau, la même loque détrempée, endeuillée, qui pendait 74

L’A., p.123. Le V., p35. 76 L’H., p.87. 77 Pascal Mougin relève plus de trente cas de répétition de cet adjectif à moins de cent caractères de distance, L’Effet d’image dans quatre romans de Claude Simon, thèse de doctorat, Paris III, 1995, p.110. 78 Le P., p.179. 79 Le P., p.122. 75

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dans toutes les gares »80. Le cas intermédiaire, le plus courant, cumule ces deux caractéristiques : « apparemment c’était toujours pareil : les mêmes pigeons, les mêmes palmiers, les mêmes tramways » 81 constituent autant une anaphore, s’appuyant sur des données textuelles précédentes, que l’indice d’un monde répétitif où tout se reproduit, par-delà les époques. Certains passages scandent véritablement ce terme tout en saturant le texte d’autres indicateurs de répétition. Ainsi dans Histoire : un inaudible et lancinant écho, continuant à se répéter entre les murs nus, les plafonds écaillés, dans la grande maison vide, noire, sonore : les monotones et éternelles lamentations et les mêmes images, les mêmes lacis de rides entrecroisées « … pauvre Marthe quel calvaire - calvaire calvaire - vous gravissez - gravissez gravissez… », les mêmes végétations clairsemées grisâtres sur les mêmes tempes grisâtres « … toutes - toutes toutes - tout près de vous vous savez que… » parcourues des mêmes réseaux de veines gonflées noueuses fleuves méandreux « … cueilli les fleurs du jardin pour le reposoir 82 des sœurs de la Miséricorde - Miséricorde Miséricorde » .

Lamentation qui résonne, bégaiement presque hallucinatoire, retour de « même », la répétition est obsédante 83 qui règne à la fois dans l’univers extradiégétique et au sein de l’œuvre entière. Se dessine ainsi une uniformité transtextuelle grâce à laquelle il est possible de lier l’ensemble des romans simoniens en un grand tout homogène, ces « mêmes » balisant un dialogue intratextuel. L’ensemble de ces caractéristiques met en relief d’une part la non-évolution du monde, d’autre part la constance de l’écriture. Au cœur de ces mécanismes 80

Le P., p.64. Le P., p.214. Les exemples foisonnent tout au long de l’œuvre. Nous renvoyons aux pages suivantes : p.187 dans La Corde raide ; p.102 dans Gulliver, p.54, p.74, p.187 dans Le Vent ; p.33, p.35 dans L’Herbe ; p.78 dans La Route des Flandres ; p.20, p.22, p.44, p.51, p.57, p.63, p.78, p.86, p.97, p.101, p.111, p.120, p.125, p.128, p.192 dans Le Palace ; p.60-61, p.270 dans Histoire ; p.111, p.113, p.136, p.341, p.447, p.473 dans Les Géorgiques ; p.71, p.123, p.147, p.223, p.250, p.276 dans L’Acacia. 82 H., p.26. 83 Cet extrait des Géorgiques produit un effet similaire : « c’était comme si tout recommençait : les mêmes lieux, les mêmes jeux, les mêmes genoux écorchés, les mêmes écrevisses dans le ruisseau, les mêmes grillons, les mêmes oiseaux dénichés, les mêmes parfums glacés des lilas au printemps, les mêmes chants impérieux des rossignols se répercutant dans les nuits de mai, les mêmes vols d’étourneaux à l’automne, les mêmes… », p.412. 81

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répétitifs, sous leurs visages protéiformes, s’enfouit sans doute l’un des enjeux majeurs de l’écriture simonienne : la quête de l’intemporalité. En tant que résistance au changement, au « destructeur travail du temps » 84 , en tant aussi qu’elle s’affiche comme identique à elle-même et érige un monde invariable, l’écriture simonienne tente d’affirmer une identité pérenne contre toutes sortes d’altération, voire contre le devenir même du texte. A l’instar de Montès, le scripteur simonien entretient une profonde répulsion à l’égard de toute modification : une volonté, un goût, ou plutôt une prédilection, ou plutôt une incapacité, un vertige à se concevoir autre, et ceci une fois pour toutes, et non seulement luimême mais ce qui l’entourait, et non seulement les vêtements, le décor, les choses, mais encore les personnes, les êtres, ainsi qu’il me l’avoua une fois, me racontant que là-bas il avait brusquement rompu avec une jeune fille le jour où il s’était rendu compte qu’il lui serait insupportable, intolérable, de la voir avec une autre coiffure et même une autre robe que celle qu’elle portait le jour où il l’avait rencontrée pour la première fois85.

La répétition apparaît en cela un instrument de capture de la constance du monde, un moyen de lutter contre l’avancée, le changement, la différence : elle est un tremplin, finalement, vers l’éternité. Cette interprétation se confirme à la lecture d’un tel passage : une petite vieille toujours vêtue de ces perpétuelles robes sombres, interchangeables, indémodables et indifférenciables, symboles non pas même de deuil, d’affliction, mais peut-être d’intemporalité, d’inexistence86.

La répétition serait donc une entreprise d’opposition au temps et d’accès à une autre dimension temporelle, libérée de toute durée et visant « la permanence immatérielle d’un mythe à travers le temps putrescible » 87 . C’est peut-être en ce sens qu’il convient de lire la récurrence de l’expression « sans commencement ni fin » qui

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La RF., p.296. Le V., p.74. 86 L’H., p.21. On pense aussi à ce passage : « le retour périodique (…) des mêmes mots, groupes de mots, ou de leurs synonymes, accentue encore cette sensation d’atemporalité », Les CC., p.177. 87 L’H., p.32. 85

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s’impose elle aussi comme une forte spécificité simonienne88 : s’il est vrai que « ce genre d’histoires sans commencement ni fin, le public n’aime pas ça »89, il représente, semble-t-il, un idéal d’écriture pour Simon, prenant pour maître dans cet art Poussin lui-même chez lequel il ressent cette « rumeur, comme les échos sans fin d’une secrète et multiple résonance »90. Or, la peinture et plus largement toute forme de représentation foisonnent dans l’œuvre : elles s’imposent comme captation d’une réalité, surface d’inscription du réel, répétition du monde. C’est en effet autour de l’image qu’apparaît le lien indissociable entre thématique et poétique. On sait à quel point le texte « fait réel » chez Simon91 et ce, à un double niveau d’analyse : Du fait de style au fait de thème, la corrélation s’établit également en ce que l’image, métaphore ou comparaison, est un lieu privilégié par où l’autre image, plastique cette fois, s’introduit dans le texte (…). Enfin, le lien entre les deux formes d’images s’établit aussi de manière exactement inverse : le texte décrit des images, mais il recourt pour cela à l’image, métaphore ou similitude92.

Ainsi, l’image peinte, la carte postale, la photographie, l’icône s’introduisent dans le texte comme copie du réel, que le texte à son tour représente : l’écriture est donc à considérer comme représentation au carré, en tant qu’image d’une image. Or, ce dédoublement est précisément l’occasion de multiples « transmutations » 93 : l’image entre dans la diégèse, qu’elle capture ou, inversement, se prolonge 88

Voir Le V., p.149, le vent incessant qui souffle tout au long du roman est à cet égard très symbolique du mouvement de l’œuvre, « sans fin, sans espoir de fin », p.241. Voir aussi L’H., p.157 : « sans commencement ni fin » ; La RF., p.28 : « sans commencement ni fin » ; Le P., « sans espoir de fin ni de changement », p.10 ; H., p.368 et un exemple proche : « comme si cela ne cessait jamais », p.153 ; Les G. : « sans fin ni espoir de fin », p.447. 89 La CR., p.89. 90 La CR., p.122. Ce passage rappelle aussi les vers de « Correspondances » cités par Simon lors du colloque de Cerisy, « La fiction mot à mot », Le Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, tome II: Pratiques, Colloque de Cerisy, 20-30 juillet 1971, Paris, Editions U.G.E. 10/18, 1972, p.84. 91 Au point que l’« effet de réel », analysé par Barthes, fait place à « l’effet d’image », selon l’ouvrage ainsi intitulé de Pascal Mougin (L’effet d’image. Essai sur Claude Simon, Paris, L’Harmattan, 1997). 92 Pascal Mougin, L’Effet d’image, op. cit., p.9. 93 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, « écrivains de toujours », 1978,p.112. Voir l’ensemble du chapitre « le récit transmuté », p.109-124.

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dans l’écriture qui l’anime et s’en libère. Par là, l’illusion référentielle se trouve contestée, surtout, se révèle la force de la représentation plastique, capable de produire véritablement le texte94. Dès lors, la frontière entre réalité et image s’estompe, comme le prouvent les nombreuses métalepses de Triptyque. De même dans Histoire se met en place une confusion, dans l’esprit de l’enfant, entre la galerie de portraits et les vieilles femmes qu’il vient embrasser 95 . Réalité et représentation tendent à fusionner. La perception même du réel n’existe vraiment qu’au travers de sa correspondance avec le tableau. L’image simoniennen, capable de mouvement, est comme la photographie, une forme d’aventure au sens barthésien 96 . Les peintures d’ancêtres trouvent alors leur corollaire dans la collection de photographies familiales : cette forme d’archives, tout aussi présente dans l’œuvre simonienne, est peut-être à lier aux documents picturaux. Comme la représentation picturale, elle « offre un aliment à la rêverie, proposant une image assez précise des personnages (fournissant des détails de costumes, des expressions de visages, des accessoires) sans entraver le libre fonctionnement de l’imagination »97. Dès lors, l’image n’est pas seulement une composante du réel, elle est bien davantage une médiation incontournable pour y accéder : en somme, elle se substitue à une réalité déficiente. La gravure joue particulièrement ce rôle. Dans La Route des Flandres, les gravures galantes permettent à Georges de reconstituer le suicide de l’ancêtre et ses épisodes. De même, la statue de L.S.M. qui traverse l’ensemble de 94

Pascal Mougin, L’Effet d’image, op. cit., chapitre I (« Avatars du trompe-l’œil »), p.15-41. Voir aussi Françoise van Rossum-Guyon, « La mise en spectacle chez Claude Simon », Claude Simon : analyse, théorie, Paris, UGE, 10/18, 1975, p.91. 95

H., p.25. Nous renvoyons à une analyse plus détaillée de ce passage et de la problématique de l’image dans « Double de soi, double du monde : l’image, de la représentation à la médiation », « Les images chez Claude Simon : des mots pour le voir » (28 novembre 2002), La Licorne, Presses Universitaires de Rennes, à paraître. 96 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seuil, Cahiers du cinéma, 1980, p.39. Nous voyons un autre point commun entre le tableau et la photographie dans cette œuvre : leur lien avec la mort. On sait que Barthes rapproche la photographie du théâtre primitif : comme lui, elle proposerait « la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts » (p.56). Les portraits d’ancêtres nous semblent de la même manière constituer une trace d’un passé qui a été et à partir duquel Simon écrit. 97 Brigitte Ferrato-Combe, Ecriture et peinture chez Claude Simon, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 1992, p.224.

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l’œuvre, permet d’accéder à la vie de l’ancêtre, bientôt ressuscité dans Les Géorgiques. Par conséquent, on ne parviendrait à une forme de véracité que par le truchement d’une représentation, picturale, photographique, mais, aussi bien, inexistante : car, tout comme la gravure était imaginaire, le « buste monumental drapé de marbre » restera introuvable98. Même, la représentation qu’il propose est en soi fantomatique 99 . Les traces formées par toutes ces archives ou témoignages du passé érigent, finalement, le monument d’un souvenir qui rend possible la quête de soi : c’était comme si la maison elle-même, l’énorme masse de maçonnerie, la pièce (…), les quatre murs, briques, mortier, moellons, la cheminée de marbre blanc où, disait-on, s’était appuyé le général vaincu pour diriger le pistolet contre sa tempe, le carrelage hexagonal, conservaient aussi, à la manière de ces lourdes boîtes d’acajou, de ces écrins où peuvent se lire en creux les formes des armes ou des bijoux qui en ont été retirés, la mémoire100.

La représentation dit une forme de nostalgie, fait signe d’une absence, d’un « ça-a-été » à jamais perdu. Si l’image plane se prête à une telle analyse, il en va tout autant de la reproduction en relief, la gravure, de l’image en creux, l’empreinte, ou de la copie grandeur nature, la statue. De fait, ces différentes représentations s’intriquent très souvent et échangent leurs caractéristiques. Ainsi, telle sculpture glisse vers un tableau, telle photographie vers la sculpture : la réalité est foncièrement dédoublée, en ce qu’elle ne peut se dire que par l’intermédiaire d’une représentation, elle-même souvent évoquée au détour d’une image. L’image est donc « frottée de réel », plus encore, le réel foisonne d’images, planes ou en relief 101 . L’énumération du passage suivant annule en effet toute distinction d’une figuration à l’autre : 98

Les G., p.235-238. Pour l’évocation du buste, voir aussi p.36, p.196-197, p.244 et Gull., p.104 où il apparaît subrepticement. On trouve deux portraits de ce colosse dans Les G., p.54-55 et p.62-63. 99 Les G., p.68. La photographie offre des exemples similaires d’irréalité, ainsi de celle présentant « l’éphémère et joyeuse réunion des éphémères personnages, vaguement irréels », L’A., p.313. Voir aussi L’H., p.51. 100 L’A., p.208. 101 C. Simon cite fréquemment le passage d’Henri Brûlard où Stendhal « s’aperçoit, essayant de raconter son passage du Grand Saint-Bernard avec l’armée napoléonienne, qu’il est en train non pas de raconter ses souvenirs "véridiques", mais de décrire une gravure représentant cet événement qu’il a vue depuis et qui, comme il

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Le Chant de l’arabesque et ceci donc : le monumental escalier de pierre, le monumental salon où trônait, sculpté dans une tonne de marbre, le buste drapé à la romaine d’un général d’Empire, les murs ornés d’une abondance de portraits d’ancêtres mâles et femelles, à l’huile, au pastel, encadrés, miniatures, les palmiers d’intérieur, la forêt des plantes vertes décorant la véranda où elles [les tantes] durent s’asseoir pour des photographies au milieu de groupes d’austères vieilles dames, d’hommes aux uniformes galonnés102.

Le réel semble donc lui-même reflet : véritable spectacle, il est frappé d’irréalité. Le personnage simonien se voit endossé avant tout le rôle d’un spectateur qui n’existe que par son regard.

3. Jumeau, double, reproduction La ressemblance n’est pas une exception dans l’univers simonien si l’on se fie aux innombrables échos qui le jalonnent, parfois par-delà le temps. Les personnages n’ont rien qui ne les désigne comme héritiers d’un autre, de sorte que la diégèse est toujours le lieu d’un transfert ou d’une analogie : « le sujet ne peut advenir à soi que par dédoublement ou détour par l’autre »103. Le double, selon maintes modalités, habite en effet cette écriture et ce, dès ses débuts. On a souvent mis à l’écart Gulliver, obéissant en cela au propre rejet de Simon104. Pourtant, cette « œuvre de jeunesse » contient en germe bien des thématiques développées dans la suite. Ainsi, il n’est pas anodin que Jo et Loulou soient jumeaux, ils préfigurent à maints titres les frères L.S.M. L’onomastique signifie déjà clairement le dédoublement : la répétition le dit, "a pris la place de la réalité" », « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », Entretiens, n° spécial Claude Simon, 1972, Rodez, Subervie, p.17. 102

L’A., p.311. Lucien Dällenbach, Claude Simon, op. cit., p.62. Comme il le précise plus bas, ce scénario est à rapprocher du stade du miroir, objet qui foisonne donc à tous les niveaux de l’écriture, de l’objet diégétique au symbole et à la composition. 104 L’auteur parle de ce roman comme un « hiatus » : « Désorienté par les critiques qui avaient accueilli Le Tricheur, peu sûr de moi, j’ai cherché alors à prouver entreprise absurde ! - que je pouvais écrire un roman de facture traditionnelle. Excellente et fertile erreur au demeurant. Le résultat était édifiant : je ne pouvais pas ! », « Réponses à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », op. cit., 1972, p.16-17.

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de la syllabe « lou » semble montrer du doigt la duplicité du personnage, annonçant le futur commentaire des Géorgiques, « ce nom (Jean-Marie) qui était en quelque sorte le complément du sien (Jean-Pierre), ne s’en distinguait que par cette désinence féminine, comme si en les baptisant on avait voulu réunir les deux garçons en un même bicéphale personnage »105. Or, cette thématique du Double est inscrite au cœur du texte au travers de la gémellité des deux protagonistes de Gulliver : Et peut-être en effet ne se quittaient-ils jamais, car l’un en face de l’autre, d’égale hauteur, ils semblaient le dédoublement d’un même personnage se regardant dans une glace, comme dans ces scènes de films où, à l’aide d’un truquage, le même acteur paraît simultanément sur l’écran, incarnant deux héros distincts, seulement différenciés à l’aide d’accessoires postiches106.

Il est tout à fait remarquable d’observer comment la gémellité s’apparente à une possible confusion, le même être se trouvant proprement dédoublé. Les deux frères ne seraient donc, l’un pour l’autre, qu’un double 107 . Cette caractéristique se prolonge dans les autres romans, de façon obsessionnelle. La chambre double, évoquée dans Le Tramway, est à cet égard emblématique : elle réunit le narrateur et un vieillard, « sorte de double ricanant de [lui]-même »108. Bien souvent cependant, le dédoublement est pour ainsi dire inversé : il ne s’agit plus de l’incarnation de deux êtres identiques, mais de la projection virtuelle d’un personnage dans son reflet. Nous rejoignons sur ce point l’analyse d’Otto Rank qui voit « dans le culte gémellaire une concrétisation mythique du motif du Double »109. A relever les exemples de ces jeux de miroir, on saisit rapidement le rôle majeur et complexe que tient l’image reflétée. Celle-ci reste foncièrement ambiguë, car elle est à la fois même et autre, à la fois identique et déformante. Un premier extrait confirme cet aspect : Le dos du miroir est décoré d’une photo de femme nue tirée sur un papier (ou une feuille de matière plastique) rose et brillant. Du bas de sa manche, il 105

Les G., p.405. Gull., p.132 107 Le passage des Géorgiques cité plus haut l’indique clairement qui se poursuit par l’évocation du frère « comme son propre double », Les G., p.405. 108 Le Tram., p.62. 109 Otto Rank, Don Juan et le Double, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973, p.90. 106

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Le Chant de l’arabesque essuie le miroir recto verso et avant de le remettre dans sa poche lui parle et l’embrasse encore une fois. Comme sa large main cache entièrement l’objet il est impossible de savoir s’il embrasse sa propre image réfléchie ou la femme nue, et à laquelle des deux faces s’adressent ses paroles110.

Car qu’il naisse d’un miroir ou d’un retour dans le passé, le double déstabilise, sa présence gêne : pouvant donc se voir avec une sorte d’étonnement un peu agacé, d’incrédulité, pensant : « Ça : moi ? Ça… ? », regardant le double microscopique et effaré de lui-même111.

Le personnage ne se reconnaît pas dans cet autre qu’il a été, comme si la saisie de soi ne pouvait s’opérer que dans l’instant, toute distance temporelle introduisant une étrangeté indépassable. Ces interrogations rappellent évidemment le dernier paragraphe d’Histoire : ce sein qui déjà me portait dans son ténébreux tabernacle sorte de têtard gélatineux lové sur lui-même avec ses deux énormes yeux sa tête de ver à soie sa bouche sans dents son front cartilagineux d’insecte, moi ?…112.

La description du fœtus, alors que ce dernier est donné d’emblée comme identique au « je », introduit une progressive mise en doute de cette identité même, aboutissant à l’interrogation finale : le narrateur ne peut se reconnaître dans cet informe. Or, d’une manière similaire dans le présent, le personnage simonien ne se reconnaît pas dans son reflet, cet autre irrémédiable et dérangeant avec lequel s’instaure une relation conflictuelle, comme s’il s’agissait de lutter pour être : puis sa propre image, son propre fantôme (…) venant à sa rencontre, les deux mains (pour lui la gauche) s’opposant, se plaquant l’une sur l’autre comme s’ils cherchaient (lui et son double) à se repousser mutuellement, la paume du fantôme glacée contre la sienne : mais ce fut lui qui gagna, son double se mettant d’abord à reculer parmi le miroitement des lumières et des reflets glissant à l’horizontale113. 110

Les CC., p.203. Le P., p.21. On retrouve la même tournure plus loin : « l’étudiant, l’homoncule, le jeune étourneau, le double microscopique et lointain », p.215. 112 H., p.402. 113 Le P., p.67. Le reflet apparaît bien comme « cet autre, ce deuxième personnage, cet ennemi », Le SP., p.244.

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La première parenthèse est à cet égard bien révélatrice puisqu’elle distingue clairement la main de l’originale, la gauche, de celle du reflet. Le substantif « fantôme » résume à lui seul l’angoisse liée au reflet, la froideur de la vitre se portant sur ce dernier par hypallage. On voit en outre à quel point la relation entre soi et soi-même s’apparente à un conflit, l’un devant vaincre l’autre. Cela tient sans doute à ce que l’origine du reflet est obscure, inconnue et liée à ce monde foncièrement autre qu’est celui des morts. Louise face à son miroir dans L’Herbe114, le soldat de La Route des Flandres s’observant avec une « espèce d’étonnement de malaise de répulsion »115 dans un bout de miroir, autant d’exemples qui inscrivent la mort dans le reflet de soi. De même qu’il n’adhère pas à son passé, le personnage ne voit donc dans son miroir qu’un usurpateur. Paradoxalement, l’altérité semble inhérente à ce reflet de soi, « comme si c’eût été celui d’une autre, la regardant, figé, impassible, en bois »116. La dualité foncière du monde diffracte donc le sujet simonien, toujours enclin à se projeter dans l’autre et à voir double. Une telle distance de soi à soi se manifeste clairement dans les nombreuses surfaces séparant l’être du monde : miroir, vitre, cloche de verre, mais aussi masque de terre, pellicule de crasse ou de boue sur la peau, etc. 114

L’H., p.115-116. La RF., p.41. L’incrédulité face au reflet est étayée par cet autre passage : « la glace dont les quatre côtés encadraient un visage qu’il n’avait jamais vu, maigre, les traits tirés, les yeux bordés de rouge et les joues couvertes d’une barbe de huit jours, puis il pensa : « Mais c’est moi », restant à regarder ce visage d’inconnu, figé sur place, non par la surprise ou par l’intérêt mais simplement par la fatigue, appuyé pour ainsi dire contre sa propre image », p.105, évocation qui aboutit, la glace pivotant, au reflet d’un « type efflanqué, à tête de cadavre, jaune », p.106 : l’association se produit naturellement entre l’image pétrifiée de Georges et celle du mort-vivant. Cette expérience est très proche de celle racontée par Sarraute, chez qui l’on rencontre également le « jeu permanent d’allers-retours narratifs, d’échanges de points de vue, par lesquels le "je" devient "il" et le "il" se métamorphose en "je" à son tour » (selon Dominique Rabaté, Poétiques de la voix, Paris, José Corti, 1999, p.254) : « Il m’est arrivé de me heurter dans un lavabo à une bonne femme… et je me suis dit : « Mais c’est moi ! Comment est-ce possible ! ». Tout d’un coup dans une glace comme ça, une porte qui avait un miroir. Je ne peux pas le croire, mais c’est moi. Je ne me suis pas reconnue. Non, je ne me vois pas », Simone Benmussa, Entretiens avec Nathalie Sarraute, Paris, « La renaissance du livre », coll. Signatures, 1999, p.104. 116 L’H., p.117. 115

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Inexorable et profonde altérité de moi-même : l’autre m’habite, me définit, m’innerve tout entier. L’identité de l’être simonien ne peut donc se définir que par reproduction : c’est ici que s’impose la figure de l’Ancêtre, ce double idéalisé qu’il s’agit d’imiter. Les toutes premières œuvres instaurent bien ce mécanisme par lequel le sujet simonien « ne peut advenir à soi que par dédoublement ou détour par l’autre »117 . Dès Le Sacre du Printemps, un tel scénario se met en place puisque Bernard, répétiteur à plusieurs titres, reconnaîtra en son beau-père d’abord haï un double et un initiateur118. Paradoxalement, le personnage ne se reconnaît pas lui-même dans le passé - on l’a vu, le « j’ai été » apparaît toujours comme une impossibilité ou une représentation suspecte - mais ne peut être au présent que par retour sur le passé d’un autre - d’où l’importance du « ça a été », souvent rendu irréfutable par l’intermédiaire des archives et autres cartes postales119. La répétition se donne alors à voir au travers d’un temps cyclique qui ponctue les romans d’échos et de liens très nombreux. C’est là que l’exergue de L’Acacia tiré des Four Quartets de T. S. Eliot, prend toute sa valeur : Time future and time past Are both perhaps present in time future And time future contained in time past.

Le cercle de l’histoire érige le roman en espace de répétition : L’Acacia construit un temps répétitif sur lequel se superposent deux époques, rapprochées par un trait commun. Tel ancêtre et le père du brigadier sont mis côte à côte grâce à un lexique identique, à la possession d’un cheval et au bruit de ses sabots : à cent vingt d’intervalle la triple agonie, celle de la femme qui ce jour-là comprit déjà qu’elle était morte et celle de deux hommes : le premier à perruque (...), l’autre avec sa barbe carrée, sa moustache en crocs, ses cheveux courts soigneusement peignés (...) et, dans la cour, le premier cheval fourbu, 117

Lucien Dällenbach, Claude Simon, op. cit., p.62. Voir l’analyse de Lucien Dällenbach, ibid., p.60-61. Voir aussi Jean Duffy, « Les premiers romans de Claude Simon : tradition, variation et évolution », op. cit., p.11. De même, dans Le Tricheur, Louis entretient d’incontestables rapports de ressemblance avec Philippe que l’on a pu désigner comme son « double inversé ». 119 Sur ce point, voir Lucien Dällenbach, ibid., p.53-55 et « L’archive simonienne », MLN French Issue, vol.103, n°4, septembre 1988, p.736-750.

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crotté (...), le second cheval frais encore (...) : et dans les deux occasions le martellement sonore des fers sur le pavé120.

Par le parallélisme très visible établi syntaxiquement entre ces personnages, les deux scènes coexistent, la distance temporelle semble annulée. On sait que le père reproduit l’action guerrière de l’ancêtre maternel : le brigadier s’inscrit dans la lignée de cette filiation. Il est à cet égard particulièrement frappant que le père meure le 27 août 1914 et que son fils soit mobilisé vingt-cinq ans plus tard jour pour jour, tous deux portent d’ailleurs une plaque identique : la veuve après la mort du père reçoit ainsi une moitié de la petite plaque grisâtre portant le nom du mort et fixée par une chaînette à son poignet, l’autre moitié de la plaque cassée suivant un pointillé de vides ménagé à cet effet à l’emboutisseuse ayant été conservée par les bureaux des effectifs121,

celle du fils est une plaque ovale de laiton attachée à son poignet par une chaînette, pointillée de trous dans le sens de la longueur et qui, de chaque côté de cette ligne médiane facile à briser, portait, imprimé au poinçon, son numéro matricule et son nom : « De façon, dit le jockey, qu’ils puissent en garder la moitié pour tenir à jour leur tableau d’effectifs et renvoyer l’autre à ta famille »122.

On voit que 1939 reproduit 1914. De même, le terme de « momie » s’applique à l’arrière-grand-mère paternelle du brigadier et à sa mère, celle-ci est veuve comme sa propre mère le fut, toutes deux comme « confondues pour ainsi dire dans leur condition de veuves »123. L’un de ses cousins est « coiffé comme son grand-père d’un feutre gris perle », description calquée sur celle du patriarche « tenant à la main l’invariable chapeau gris perle »124. De Reixach meurt dans une action suicidaire comme le lointain ancêtre se tue au soir d’une bataille perdue ; les deux hommes sont également soupçonnés de folie : le 120 121 122 123 124

L’A, p.213-214. L’A., p.62. L’A., p.229. L’A., p.207. L’A., respectivement p.142 et p.123.

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colonel « était selon toute apparence devenu fou »125, quant au baron, « peut-être était-il fou »126. Remarquons enfin la permanence, par-delà le temps, du rôle de régisseur tenu par deux hommes quasi identiques : le vieux régisseur attaché à la maison maternelle, au début du siècle, avec cet impitoyable visage de négrier sous la casquette grise et plate (...), la peau du crâne chauve, lorsqu’il soulevait un instant sa coiffure à l’arrivée de la calèche, apparaissant livide, (...) au-dessus du masque craquelé couleur de terre127,

est remplacé par « un autre, plus jeune mais, lorsqu’il retirait sa casquette, découvrait aussi le même crâne chauve, blanc ou plutôt livide, contrastant avec son visage hâlé »128. Dina Sherzer fait la même analyse des Géorgiques en affirmant : A travers ces récits les mêmes types de situations et de commentaires sont répétés (...). Dans les trois récits Simon construit donc un assemblage de voix et d’époques historiques différentes, corrélées non pas par la chronologie ou la causalité, mais par la répétition129.

Le temps est bien cyclique et ce dans l’ensemble de l’œuvre simonienne, caractéristique qui explique pour une bonne part une telle thématique du double. La gémellité chez Simon pourrait n’être que la concrétisation d’un double intérieur. L’analyse d’Otto Rank selon laquelle les jumeaux seraient « la réalisation d’un homme qui a amené avec lui son Double visible »130 prend ici une valeur particulière. Par là, la répétition apparaît consubstantielle au sujet simonien tout autant comme manque et impossible coïncidence à soi que comme condition unique d’être, par procuration, projection et transfert131. 125

L’A., p.290. L’A., p.324. 127 L’A., p.111. Bien des analyses de Pascal Mougin se fondent sur un relevé de telles récurrences, voir Lecture de L’Acacia de Claude Simon. L’Imaginaire biographique, Paris, Minard, Archives des Lettres Modernes, 1996. 128 L’A., p.167. 129 Dina Sherzer, « Ubiquité de la répétition dans Les Géorgiques de Claude Simon », op. cit., p373. 130 Otto Rank, Don Juan et le Double, op. cit., p.96. 131 Par « être simonien », nous entendons les personnages fictifs. Mais on pourrait avancer que le scripteur lui-même répond aux mêmes caractéristiques : L.S.M. 126

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Que cet aspect soit à l’origine des compositions répétitives des romans ou que ce soit l’inverse, l’ancrage de l’itération aux niveaux thématiques et formels, diégétiques et esthétiques reste indéniable. La correspondance entre le thème et la structure a bien été relevée par L. Dällenbach qui voit dans l’analogie la figure essentielle de l’écriture simonienne en ce qu’elle s’applique de la diégèse à la phrase132. Le dernier paragraphe d’Histoire présentant le fœtus du narrateur replié sur lui-même apparaît de ce point de vue comme le signe d’un lien unissant la forme du texte et son contenu : le dédoublement par lequel le narrateur apparaît à lui-même et la forme du cercle qui constitue l’une des morphologies les plus récurrentes de l’œuvre sont étroitement imbriqués. Les nombreuses évocations de retours en tout genre désignent aussi le fonctionnement même du texte fondé sur la circularité. Claude Simon tient sa spécificité, nous semble-t-il, d’un tel imaginaire, lui-même répétitif. Le miroir, le reflet, le dédoublement de personnalité, sont symptomatiques d’une telle diffraction de l’univers, tout comme le poids de l’héritage sur l’individu : dans une telle perspective, l’autre est ce que je dois être. Se trouve ainsi liés de manière inextricable la répétition du texte et celle de son monde. Plus encore, le monde que crée l’œuvre reproduit en son sein une répétition propre : l’écriture contribue à ces échos démultipliés parce qu’elle construit un univers pétri de récurrences.

constitue à ce titre un remarquable double, tant il est posé en figure d’écrivain tout au long des Géorgiques. 132 Lucien Dällenbach, Claude Simon, op. cit., p.67.

Page laissée blanche intentionnellement

Chapitre VI

Retour « être parvenu, par l’approfondissement acharné du particulier et sans prétendre avoir tout dit, à ce « fond commun » où chacun pourra reconnaître un peu - ou beaucoup - de lui-même », Claude Simon, Discours de Stockholm.

Nombre de critiques ont insisté sur l’impression de déjà-lu ressentie par tout lecteur de Simon. Ce sont donc bien les constances, les invariants qui retiennent d’abord l’attention : si l’on est en mesure de repérer les infimes fluctuations d’un motif à son retour, c’est parce que certaines caractéristiques, confrontées aux suivantes, se sont révélées similaires. Le concept de la répétition trouve avant tout son origine dans la copie : la mise en évidence d’un répété se fonde tout entière sur la similitude d’une occurrence à une autre, sur la convergence d’un énoncé et d’un autre qui le reproduit. Or, l’analyse précise de ce phénomène reste, à notre connaissance, encore à faire. Comment comprendre que les lecteurs de Simon, par delà leur diversité, ont en commun ce bagage, construit au long de leur parcours de lecture, rempli des mêmes scènes, des mêmes motifs ? Pour quelle raison un simple mot rappelle, de manière identique pour chacun de ses récepteurs, les mêmes évocations, établissant par là un espace consensuel entre les partenaires de la communication ? Cette familiarité, souvent commentée, à la base d’une forme de communauté, provient essentiellement de la répétition : à l’écoute des

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retours, le lecteur s’approprie lentement le texte. Mais l’on n’en a pas pour autant expliqué avec précision le mécanisme de cette acquisition : d’une occurrence à l’autre, que garde en mémoire le lecteur qui rende compte de la sensation de connu ? Comment, surtout, deux lecteurs différents peuvent-ils retenir des schèmes similaires ? Il faut sans doute rappeler à ce titre l’observation de Genette : La « répétition » est en fait une construction de l’esprit qui élimine de chaque occurrence tout ce qui lui appartient en propre pour n’en conserver que ce qu’elle partage avec toutes les autres de la même classe, et qui est une abstraction1.

C’est à l’étude de ces ressemblances que nous souhaitons donc nous arrêter car elles sont au fondement d’une lecture qui, non seulement s’apparente à une aventure de la reconnaissance, mais, activité par définition individuelle et presque ineffable, se mue en lieu de partage et en terrain d’entente. Or, il est une réalité langagière qui recouvre précisément cette expérience de reconnaissance et de rassemblement : le stéréotype. Avant de procéder à l’analyse du texte lui-même, il convient de s’arrêter quelque peu sur cette notion et d’envisager son rapport avec la répétition.

1. Introduction pour une autostéréotypie Longtemps considéré comme repoussoir, le stéréotype s’est vu reprocher tour à tour sa laideur, sa fausseté, sa méchanceté et sa bêtise2. Les cinq critères définitionnels mis en évidence par Jean-Louis Dufays justifient d’une certaine manière ces accusations. Le stéréotype se caractérise tout d’abord, selon un critère quantitatif, par sa fréquence : il est banal, usé, ressassé. En second lieu, il reproduit un schéma préexistant et inoriginé : 1

Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, Poétique, 1972, p.145. Voir sur ce point l’article de Jean-Louis Dufays, « Stéréotypes, sens, valeurs : pour une axiologie du littéraire », Degrés, automne-hiver 1994, n°79-80, p.b1. Ces défauts ne sont pas sans rappeler ceux mêmes dont on accuse la répétition qui manifesterait « une impuissance de l’esprit, un défaut de raison, un manquement à l’ordre », comme le rappelle Nicole Fontaine dans l’introduction de sa thèse De la répétition dans les textes littéraires. Situation historique et approche structurale, thèse de doctorat d’Etat de littérature française, Tours, 1990, p.9. 2

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la stéréotypie a des sources non localisables, diffuses, dispersées dans toute la production textuelle d’une époque, d’un courant ou d’en genre3.

S’il colporte mensonges et injustices, c’est aussi parce qu’il est abusivement simpliste et réducteur : son manque de précision exclut toute nuance et lui confère une réelle schématisation. En outre, comme l’étymologie l’indique4 , le stéréotype s’inscrit dans une logique du figement et de l’insécabilité, et ce du cliché - la fixité affecte alors une association de termes, une locution - au topos - les sèmes du lieu commun forment alors une nébuleuse figurative déterminée. Charlotte Schapira le rappelle : Pour devenir un stéréotype linguistique, une expression (…), une image (…), une figure de style (…) doit donc, d’abord, acquérir une forme linguistique déterminée, puis se figer sous cette forme5.

Il contient enfin une dimension axiologique incontestable puisque son évaluation dépend tout entière du regard que l’on porte sur lui, ce qui permet à Ruth Amossy d’affirmer qu’ « à la limite cliché et stéréotype apparaissent comme une pure question de lecture » 6 . Notre étude reviendra en détail sur ces éléments mais il convient de remarquer dès à présent à quel point répétition et stéréotypie présentent de caractères communs. En effet, c’est bien parce qu’il est répété qu’un syntagme s’use, se fige et se meut en cliché : le dit devient stéréotypique parce qu’il est redit, la répétition est donc au cœur de ce stéréotypage7. En 3

Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, p.54. Le stéréotype partage avec le cliché et le poncif son origine liée à l’empreinte et à la typographie : il est par définition ce qui reste de même, ce qui est fixe. Sur l’histoire de ces différentes notions, voir Ruth Amossy, Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés, Paris, Nathan Université, coll.128, 1997, chapitre 1. 5 Christine Schapira, Les Stéréotypes en français, Ophrys, 1999, p.2. 6 Ruth Amossy, « La notion de stéréotype dans la réflexion contemporaine », Littérature, février 1989, n°73, p.41. 7 Sur cette notion qui désigne le processus de construction du stéréotype, voir JeanLouis Dufays, « Le stéréotype, un concept clé pour lire, penser et enseigner la littérature », Actes du XXIe colloque d’Albi « Le stéréotype », 10-13 juillet 2000, Toulouse, CALS/CPST, 2001, p.19-30. Barthes a bien vu ce lien, quoiqu’il en fasse une raison de mépris contre le stéréotype : « les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est-à-dire pour autant qu’ils se répètent, le signe est suiviste, grégaire, en chaque signe dort ce monstre : un 4

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outre, les deux phénomènes sont identiquement réversibles : de même que l’on a fustigé la répétition, de même le stéréotype s’est trouvé longtemps condamné, et dans un même mouvement, jusqu’alors indépendant l’un de l’autre, la répétition se voit pensée sous un nouveau jour dans le temps où l’on invite à redonner au stéréotype ses lettres de noblesse. L’ambivalence de ces notions les réunit encore. A ce titre, J.-L. Dufays analyse de manière particulièrement éclairante la nécessité de lieux communs, de cadres connus, en somme de stéréotypies, dans toute compréhension : « Nulle lecture, et, plus généralement, toute intellection, n’est possible sans le recours à ces codes élémentaires »8. Ainsi, aucune information nouvelle ne peut être perçue en dehors d’un tel soubassement, pétri de déjà-su. Le travail de Marie-Laure Bardèche relève d’une conception identique, qui cherche à montrer que la variation est constitutive de la répétition9. Stéréotype et répétition seraient donc, mêmement, condition de possibilité de toute nouveauté. Leur intrication paraît notoire et invite à analyser l’œuvre simonienne, parcourue de reprises et de retours, dans une telle perspective de l’« imitation ». Rappelons à ce titre que, selon Claude Simon l’art s’autogénère pour ainsi dire par imitation de lui-même : de même que ce n’est pas le désir de reproduire la nature qui fait le peintre mais la fascination du musée, de même c’est le désir d’écrire suscité par la fascination de la chose écrite qui fait l’écrivain10.

Travaillant en circuit fermé, l’écriture se nourrit donc d’elle-même : par là se trouve en partie justifié le retour obsessionnel de scènes ou de motifs. Jean-Claude Vareille est l’un des seuls critiques, à notre connaissance, à apercevoir le lien étroit qui peut s’établir entre répétition et stéréotype. Dans une analyse portant sur L’Acacia, il stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue », Leçon, Paris, Seuil, 1978, p.15. 8 Jean-Louis Dufays, « Stéréotypes, sens, valeurs : pour une axiologie du littéraire », Degrés, op. cit., p.b2. Voir aussi la préface de J.-P. Sartre à Portrait d’un inconnu de Sarraute (Paris, Gallimard, 1957) : le lieu commun est présenté comme un « lieu de rencontre de la communauté. Chacun s’y retrouve, y retrouve les autres ». 9 Marie-Laure Bardèche, La Répétition au principe de la production littéraire, thèse de doctorat, EHESS, 1996, p.276, « Ponge ou le parti pris des gloses », Poétique, septembre 1998, n°115, p.369-383. 10 Claude Simon, DS., p.12.

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montre que la tendance simonienne à réutiliser des thèmes ou des personnages d’œuvres antérieures participe de la clôture du texte, surtout, elle conduit l’auteur « à se citer, se répéter, et donc à créer ses propres stéréotypes »11 . Si nombre d’études 12 mettent l’accent sur l’impression de familiarité, gagnée au fil de la création, entre le lecteur et l’œuvre de Simon, peu tentent d’en cerner précisément les tenants et aboutissants. Pourtant, ce déjà-lu renvoie, de fait, à un savoir acquis par la lecture et reconnu par le récepteur : on saisit d’emblée en quoi ce fond commun peut s’apparenter à un phénomène de stéréotypie, restreint à une œuvre particulière. J.-C. Vareille envisage donc l’idée qu’un texte, par les répétitions qui l’innervent, puisse engendrer une forme de stéréotype, mais son analyse s’en détourne rapidement pour s’attacher au rôle de l’archétype. Selon lui, on est en droit de se demander si (…) la différence entre stéréotypes (images et structures propres à une époque - agissant donc dans la moyenne durée) et archétypes (ressortissant de la longue durée) ne tend pas à s’estomper au profit de ces derniers et d’une sorte de croyance (ingénue ?) en de grands fantasmes quasiment immobiles de l’imaginaire13.

Le critique considère donc le stéréotype simonien comme manifestation d’un archétype et, par conséquent, comme lieu de passage 14 , d’un univers particulier à l’imaginaire collectif. Si la dynamique du phénomène rejoint le mouvement qui de l’individuel tend à l’universel, ce fonctionnement du processus par lequel des éléments répétés au sein d’une œuvre s’érigent peu à peu en 11

Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », Le Nouveau Roman en questions, avril 1992, n°1, « Nouveau Roman et archétypes », Paris, Minard, Archives des Lettres Modernes, p.96. 12 On pense en particulier à Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, Toronto, Paratexte, 1994 et à Gérard Roubichou, « La mémoire des mots. Notes en marge d’une relecture de Claude Simon », Claude Simon : Chemins de la mémoire, sous la direction de Mireille Calle, Sainte Foy (Québec), Le Griffon d’Argile, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1993, p. 83-92. 13 Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.98. 14 Cette analyse n’est pas sans rappeler une préoccupation majeure de l’écriture simonienne ainsi évoquée par l’auteur : « moi, je tends à l’universel. Je n’ai pas plus nommé la ville d’Histoire que je n’avais nommé Barcelone dans Le Palace, pour qu’elle soit la Ville », « Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde », entretien avec Jacqueline Piater, Le Monde, 26 avril 1967, p.V.

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références stables et figées pour le lecteur, reste à élucider. R. Sarkonak, de son côté, propose la liste des liens créés à l’intérieur de la production de Simon15. Les critères permettant le repérage de ces échos sont très divers : un seul mot peut suffire à susciter une résonance, fondée ailleurs sur un thème, un motif, un personnage ou une scène. Sa liste donne certes une certaine mesure de ces répétitions, on comprend aisément qu’elle s’appuie pour l’essentiel sur la subjectivité du critique : R. Sarkonak n’invite-t-il pas le lecteur à la compléter de ses propres découvertes16 ? De plus, elle repose, pour l’essentiel, sur un phénomène d’intratextualité, plus lâche et moins systématique, nous semble-t-il, que celui d’une stéréotypie telle que nous l’envisageons. En utilisant l’expression de « stimulus intertextuel »17, R. Sarkonak lui-même fait allusion, sans pourtant en expliquer le fonctionnement, à l’automatisme d’association engendré par de telles correspondances. Il note ainsi que tel personnage pachydermique dans L’Acacia provoque automatiquement le souvenir de l’oncle Pierre, bien que ces deux protagonistes soient distincts : Et pourtant, comment ne pas penser à ce roman quand on lit cet adjectif ? Car malgré ce que certains critiques ont avancé, il est sûr et certain que l’intertextualité peut affecter un seul signe18.

Si en effet, cette idée peut paraître paradoxale, c’est que l’intertextualité s’établit dans un champ relativement ample et vaste. L’intuition de R. Sarkonak encourage donc à trouver un outil, plus restreint que l’intertextualité et dont le terrain d’action, plus limité, pourrait expliquer ces résonances opérées en cours de lecture ainsi que la familiarité qui en découle. En répondant aux exigences de ces deux critiques, nous proposons donc, à travers le concept d’autostéréotype, un moyen de cerner de manière précise ce bagage commun à tout familier de Simon : systématique parce qu’inscrit dans l’œuvre, repérable parce que construit autour de quelques caractéristiques

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Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.185-210. Ibid. : « Ce sera à d’autres voyageurs de juger le bien-fondé de ces choix d’après leur propre perception et leur propre expérience de ces trajets de l’écriture », p.223. 17 Ibid., p.183. 18 Ibid., p.183. 16

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constantes, le stéréotype simonien instaure une « communauté de souvenirs »19 qui fonde un certain plaisir du texte20.

2. Le square21 : le cadre d’un figement Il est un critère formel qui s’applique tout autant au cliché qu’au poncif ou au stéréotype : le figement. Deux éléments au moins se trouvent associés et restent alors insécables, formant ce « motif figé et automatiquement reproductible » caractéristique du phénomène22, basé sur une association tant thématique que linguistique23, et qui trouve aussi des exemples moins rigides de demi-figement. C’est à cet aspect d’agglomérat que nous souhaitons tout d’abord nous attacher : loin de la simple récurrence thématique, certains motifs reviennent en effet chez Claude Simon selon une formulation stable et comme inamovible. Il ne s’agirait pas seulement d’une cohérence liée à l’imaginaire d’un écrivain, à un thème clé de l’œuvre, ni même à une forme d’isotopie, caractéristiques assez répandues dans tout type d’écriture littéraire : l’utilisation d’un lexique identique, le retour d’éléments inchangés d’un passage à un autre invitent à mesurer le 19

Catherine Rannoux, « Eclats de mémoire : la page fragmentée. Le Jardin des Plantes de Claude Simon », La Licorne, 2000, n°52 « La ponctuation », Poitiers, p.259. 20 Le plaisir du lecteur de Simon, évidemment subjectif, reste souvent de l’ordre de l’inexplicable de sorte que l’engouement que cette œuvre provoque est à la mesure de l’incompréhension des réfractaires, condamnés à rester insensibles à cette écriture. Comme nous le montrerons, ce n’est qu’en relisant que la lecture devient source de joie : parce que la saisie du stéréotype ne peut se faire qu’en lisant, le lien qui unit (auto)stéréotype et répétition nous semble patent. 21 C’est sans doute le terme le plus général qui rende compte de ce qui est parfois une esplanade, parfois une place. 22 Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p.55. Sur le cliché, voir Mickaël Riffaterre, « Fonction du cliché dans la prose littéraire », Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1970. 23 Jean-Louis Dufays, ibid. : « Des mots isolés comme « onde », « azur », etc. ne peuvent donc pas à eux seuls constituer des stéréotypes : c’est leur association avec un contexte thématique et lexical bien précis qui est stéréotypé », p.55. C’est donc cette convergence qui distingue, malgré de possibles passerelles de l’un à l’autre, le domaine de l’autostéréotype du « champ thématique » consistant en un « principe de liaison qui assure l’unité de l’ensemble » et n’aboutissant qu’à « une structuration très faible et d’ailleurs subjective » selon Claude Brémond, « Concept et thème », Poétique, novembre 1985, n°64, « Du thème en littérature », p.419.

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figement de certaines évocations comme le critère d’un autostéréotype. A cet égard, la représentation du square qui jalonne plusieurs romans simoniens donne à penser : place carrée, cet espace compose un cadre, quasi pictural, brassant des éléments immuables. Lieu de pause méditative pour les personnages dans Le Palace ou Le Vent, lieu de récupération pour l’homme malade des Corps conducteurs, il apparaît déjà dans Le Sacre du Printemps 24 . La confrontation de ces extraits, particulièrement dans Le Palace, permet d’observer leur réelle constance. Ce lieu, auquel sont inextricablement associés les pigeons, est évoqué à plusieurs reprises : [1] et un des enfants qui jetait des graines aux pigeons dut courir, les effrayer, car ils s’envolèrent brusquement, comme une nuée de plumes, l’air au-dessus de la place tout entier pointillé pendant quelques instants par un palpitant et neigeux rideau parcouru de remous multiples (…), les centaines de taches claires et frémissantes s’entrecroisant en dents de peigne25.

Si la présence de termes comme « envoler » ou « plumes » peut paraître naturelle et nullement surprenante pour décrire une telle scène26, d’autres formulations ne vont pas de soi : l’air « pointillé », la comparaison des oiseaux avec des « taches », la palpitation et le mouvement « multiple » qu’ils provoquent, nombre de traits pour ainsi dire simoniens. Ils le sont d’autant plus que ce sont précisément ces marques distinctives que l’on retrouve plus loin, à la toute fin du texte, décrivant « le bruissant vol de pigeons repassant pour la seconde fois en tournoyant et applaudissant devant la façade du palace »27 , cette répétition fait apparaître deux isotopies fortes, celle du mouvement à travers des mots comme « remous », « mouvant », « tournoyant », et celle du bruit, du frémissement au claquement. Un troisième extrait entérine le figement du motif qui montre les pigeons [2] s’envolant tous ensemble dans un multiple bruissement d’air froissé et de claquements d’ailes comme d’ironiques et imbéciles applaudissements, se groupant, formant comme une nappe, un plan, impondérable, frénétique et 24

Voir Le SP., p.233-235, p.238, p.257 et p.273 pour les occurrences de ce mot et le contexte de la conversation entre Bernard et son beau-père. 25 Le P., p.23. 26 Le texte correspondrait alors à une représentation stéréotypée du square, c’est-àdire à une réalité exogène. 27 Le P., p.229.

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pointillé qui prend de la hauteur, s’élève en tournoyant (…) - vieillard et enfant -, la tête levée, suivant des yeux le palpitant plafond d’oiseaux28.

Non seulement ce paragraphe reprend à son compte l’ensemble des caractéristiques relevées, les érigeant dès lors en constantes, mais il est lui-même reprise d’un autre texte qui, bien qu’antérieur, n’en est pas moins proche, dans Le Vent : [3] fixant toujours droit devant lui sur le fond verdoyant et pointillé des feuillages les silhouettes enfantines et les envols effarouchés, bruissants, comme de soudaines montées de bulles, dans le claquement multiplié des battements d’ailes29.

Les acteurs, enfants et pigeons, sont les mêmes, les deux isotopies identiques, enfin l’expression extrêmement proche, ce que ne fait que confirmer, à la page suivante : [5] le vol de pigeons tournoyait, planait, ressurgissait au-dessus des platanes, changeait encore de direction dans la lumière fouettée, et revenait s’abattre dans un bruissement de plumes au centre de l’allée30.

La stabilité de l’évocation dépasse donc le cadre d’un seul texte, de sorte que le square-esplanade se trouve étroitement associé, d’une part aux motifs repérés, mais surtout à leur identique formulation textuelle, d’autre part. La fréquence de cet espace dans l’œuvre est par conséquent marquée du sceau du figement linguistique : la répétition, elle-même critère définitoire du stéréotype par la fréquence qui le pétrit, devient ainsi agglomérat, deuxième caractéristique du stéréotype. Le square revient dans le texte identique en écriture, activant les mêmes isotopies et le même vocabulaire : il forme en cela une variante du locus amoenus, « thème principal de toute description de la nature » de l’époque impériale jusqu’au seizième siècle31, avec 28

Le P., p.228. Les termes « applaudissements » et « plafond » amorcent une isotopie théâtrale présente dans l’extrait [1] évoquant le « rideau » formé par les oiseaux. 29 Le V., p.157. 30 Le V., p.158. 31 E.R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, Agora, PUF, 1956, p.317. A la forêt idéale et parfumée de Virgile se substitue dans ce nouveau lieu commun - non idéalisé quant à lui - l’arrière-plan verdoyant des feuillages, qualifié parfois, comme chez Ovide, de « bosquets » (Le P., p.229). L’élément aquatique est occulté, mais peut être activé par le flux des volatiles.

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lequel il partage une identique valeur topique. On voit bien s’instaurer, à travers ces reprises, un stéréotype simonien, voire un cliché par la fréquence de l’expression, agglutinée, d’« air froissé ». La présence d’un pigeon s’associe en effet presque automatiquement à un tel froissement. Les exemples abondent qui le confirment, en particulier dans La Bataille de Pharsale : « Avec un bruit d’air froissé le pigeon passa devant le soleil ailes déployées »32. A ces composants stables et insécables viennent s’adjoindre d’autres éléments, repris dans plusieurs passages, dont il convient par conséquent d’observer la teneur. En sus des enfants et vieillards lançant des graines aux pigeons, certaines évocations font allusion à d’autres personnages, prenant leur repas dans le square, telles ces « vendeuses ou [c]es dactylos, par deux, faisant disparaître adroitement un croissant ou un petit pain, très vite, et époussetant très vite leurs jupes »33. Or, le terme « square » semble lui-même associé et comme agglutiné à ces figures, ainsi peut-on lire dans L’Acacia : plutôt comme des secrétaires ou des dactylos, du genre de celles qui doivent se contenter d’un sandwich sur le banc d’un square à midi34.

On croise ailleurs des acteurs apparentés : Le premier banc à partir de la gauche sur le côté du square en face de lui est occupé par deux jeunes filles aux jupes très courtes qui grignotent des choses qu’elles sortent d’un sac posé entre elles35,

évocation complétée plus loin par ce même geste qui débarrasse le vêtement des miettes accumulées 36 . Plus frappants encore, maints 32

La BP., p.121. On pourrait citer au même titre l’incipit : « entendant en même temps le bruit de soie déchirée l’air froissé », p.9 ou ces autres passages : « bruit d’ailes froissant l’air », p.83 ; « Dans un froissement d’air remué un pigeon vient se poser non loin de O. », p.217. L’excipit reste apparenté à cette association qui évoque « un frottement rapide », p.271. La proximité sonore invite à rapprocher les deux mots. 33 Le V., p.43. 34 L’A., p.185. Voir aussi dans Le JP., p.348 : « Dans un multiple battement d’ailes une nuée de pigeons s’abat aux pieds d’un homme assis sur un banc et qui leur jette les miettes du sandwich qu’il est en train de manger ». 35 Les CC., p.179.

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passages transfèrent pour ainsi dire les caractéristiques du stéréotype sur le contexte lui-même. Par un effet de glissement ou de contamination 37 , « le multiple bruissement d’air froissé » cité plus haut38 se propage et tout froissement rappelle dès lors celui des ailes. Nous avons montré comment les papiers volants, dans Le Palace, faisaient émerger le souvenir de l’incipit : par une subtile ambiguïté syntaxique, « le brusque froissement d’air aussitôt figé » du début se trouvait rappelé par le vol d’un papier « battant des ailes, véhément, froissé »39. La feuille, emballage ou page de cahier, constitue à cet égard le lieu privilégié d’un tel réinvestissement. La jeune dactylo, dans ce même square, jette « une boule de papier froissé » dont les « plis se détendent, d’abord brusquement, puis continuent à s’ouvrir, soit d’un mouvement lent et continu, soit par d’imperceptibles et courtes saccades comme, au cinéma, ces bourgeons ou ces fleurs dont on a filmé l’éclosion à une cadence qui en accélère le processus »40. On rapprochera alors à juste titre cette autre description : [5] Les feuilles des journaux froissées en boule et prestement jetées dans les massifs par les mains terreuses et craquelées, et sitôt tombées s’ouvrant, se détendant d’une brève et courte secousse, comme un dernier sursaut, puis ne bougeant plus, parsemant les bosquets de taches grises et déchiquetées, comme des colombes mortes41.

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Les CC., p.201 : « les deux jeunes filles ont maintenant fini de ranger leurs affaires dans le sac. L’une d’elles tapote à petits coups sur sa jupe pour en faire tomber les miettes ». 37 Ou de déplacement, au sens freudien : « Le déplacement s’exprime de deux manières : en premier lieu, un élément latent est remplacé, non par un de ses propres éléments constitutifs, mais par quelque chose de plus éloigné, donc par une allusion, en second lieu, l’accent psychique est transféré d’un élément important sur un autre, peu important, de sorte que le rêve reçoit un autre centre et apparaît étrange », Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, trad. Française S. Jankélévitch, 1973, p.158. 38 Le P., p.228. 39 Le P., p.80. Voir aussi dans La Bataille de Pharsale, les papiers froissés que le vent fait « tournoyer », l’un d’eux « volette », p.266. 40 Les CC., p.201-202.. 41 Le P., p.228-229.

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La comparaison avec les oiseaux, l’emploi même de « taches » déjà observé 42 , le froissement enfin, instaurent autant de ponts entre la représentation devenue stéréotypique des pigeons du square et celle de ces détritus. On comprend toute la valeur, dans cette perspective, de cette comparaison, surgie pour évoquer le geste furtif par lequel Hélène, dans Le Vent, s’empare d’une page d’agenda : Puis quelque chose comme un battement d’aile, fugitif, immatériel, un éclair beige passant devant son visage, plus bref qu’un pigeon, plus rapide qu’une gifle43.

Selon une même anamorphose44, bien des évocations de battements se trouveront associées aux vols des ces oiseaux. C’est le cas pour les bonnes présentes dans le square : [6] il y avait aussi des bonnes (…) : comme des espèces de volatiles, avec des robes rayées bleu ciel et blanc, des tabliers à bretelles et festons tuyautés et empesés, palpitant comme des aigrettes, des ailes45.

Le tableau suivant récapitule ces différents figements, véritables traits saillants du motif du square simonien. La spécificité, en particulier lexicale, de ce figement interdit son assimilation à une représentation simplement stéréotypée du square46. L’importance du square, espace 42

Dans Le Palace, p.23. On rencontre aussi ce mot dans Le Vent, p.157 : « les taches indistinctes étaient redevenues des oiseaux ». 43 Le V., p.169. 44 Voir sur cette notion, Mireille Calle-Gruber, « Anamorphismes textuelles. Les écarts de la lettre dans le Glossaire de Michel Leiris », Poétique, avril 1980, n°42, p.234-249. L’auteur fait en particulier un parallèle avec l’anamorphisme de M. C. Escher et affirme au sujet de Le Ciel et la mer : « Poissons et oiseaux se génèrent ainsi mutuellement, liés par cette matérielle relation qui maintient les deux termes irréductiblement ensemble, à la fois imbriqués et distincts, grâce au décalage de la métonymie qui les (dis)-joint », p.245. 45 Le P., p.122. Il faut noter l’emploi de « palpitant », composant du stéréotype du square. Citons cette autre comparaison, au sujet des mêmes bonnes : « vêtues de blouses blanches aux rayures bleu ciel, avec leurs tabliers empesés dont les bretelles leur font comme des ailes », p.214. Ces personnages s’apparentent à des caméléons par leur mimétisme avec le décor. 46 Ces traits saillants correspondent à ces « pertinences qui traversent l’ensemble des masses mnésiques, contribuent à leur structuration et se présentent comme des amorces de fils isotopiques », Blanche-Noëlle Grünig, « Une conception dynamique du contexte », La Linguistique, 1995, vol.31, fasc.2, p.12.

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incontournable dans l’œuvre, nous semble décuplée par la transcription dont il fait l’objet. Constitué d’une « configuration stable de motifs » 47 que la répétition même érige en référence et en constance, écrit selon des expressions tout aussi figées, ce topos s’impose comme lieu véritablement commun : commun aux romans puisqu’il s’y répète, commun aux lecteurs qui, familiarisés, le reconnaissent, commun enfin à l’imaginaire simonien au point de constituer la base d’autres évocations, le point de comparaison à d’autres scènes. Le square : un exemple de figement48 LEXIQUE multiple palpitant pointillé froissé / fouetté ailes ACTEUR enfant vieillard bonne ISOTOPIE mouvement bruit

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Ainsi, composé d’éléments agglomérés et automatiquement associés, reconnu parce que répété, le square s’apparente à ce stéréotype connu de tous. Partagé communément par les familiers de Simon, il 47

Selon l’expression de Gerard Prince, « Thématiser », Poétique, novembre 1985, n°64, p.427. 48 On ne fait apparaître que les traits spécifiques : ne figurent donc pas des termes comme « envoler » ou « oiseau », partagés avec un stéréotype « traditionnel » de ce lieu. Nous adoptons les signes + et - pour indiquer la présence ou l’absence du trait en question. Les dérivations sont considérées comme manifestant la présence du terme saillant : ainsi, « multiplié » dans l’exemple [3] active la présence de l’adjectif « multiple ». Les procédures d’association analysées au sujet du Glossaire de Leiris par Mireille Calle-Gruber, « Anamorphoses textuelles », op. cit., en particulier le schéma p.248, s’apparentent à celles observées ici.

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accompagne le lecteur au long des reprises. La lecture, dès lors, équivaut à une appropriation de ces traits saillants qui, s’instaurant comme acquis, peuvent devenir référence, à l’instar de ces stéréotypes que l’on utilise sans y penser. Cette mise en évidence d’un stéréotype simonien a permis de repérer le figement lexical caractéristique de tout stéréotype, ainsi que son aspect schématique qui, « modèle passe-partout »49, le rend apte à s’adapter à des contextes variés : il est le lieu d’un échange des prédicats, telle qualité du décor migrant vers ses acteurs par exemple, ou vers d’autres contextes. En outre, son lien avec la répétition, d’où il provient tout entier, apparaît de manière claire : c’est elle qui l’use, qui en use et par là le rend commun. Cette question de l’origine d’un tel modèle, au même titre que son réinvestissement, n’est pas sans soulever un certain nombre de problèmes : en suivant la naissance d’une nouvelle image obsessionnelle, nous tentons maintenant d’y répondre.

3. Le sabre brandi : une scène tentaculaire Notre approche se propose de suivre, en quelque sorte, la naissance d’un de ces « lieux communs ». Il faut en effet rappeler avec J.-L. Dufays que la notion de figement « comporte nécessairement une dimension évolutive » : « la formation des stéréotypes progresse par degrés, fait l’objet d’une prise de conscience progressive »50. En épousant la chronologie des romans simoniens, il s’agit donc à la fois de suivre le figement d’un motif, de repérer les « airs de famille » 51 que présentent ces différents passages et, par là, de comprendre ce fond commun, partagé par le lectorat simonien. Le mécanisme associatif apparenté à ces ressemblances est à rapprocher des rapports d’analogie assurant le lien d’une séquence à une autre, que Simon évoque en ces termes : 49

Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p.55. Ibid., p.56. 51 Voir L. J. Wittgenstein, Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, Tel, 1990, p.148 : « Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot : « ressemblances de famille », car c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d’une famille, la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc. ». 50

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d’un groupe de triangles, dont un bleu, on passe à un autre groupe, composé, lui, de carrés, parce que l’un des carrés est bleu, puis de ce nouveau groupe à un groupe de cercles, parce que l’un des carrés du deuxième groupe et l’un des cercles du troisième sont tous deux rouges, etc.52.

Ce sont des liens semblables qui se créent dans les jeux de répétitions que nous souhaitons mettre maintenant en évidence. Si la guerre est incontestablement un thème prégnant de l’œuvre, une scène peut être élue comme particulièrement obsédante : celle de la mort du capitaine de Reixach 53 , image traumatisante 54 où s’origine en particulier La Route des Flandres : Pour ce qui est de l’image-mère de ce livre, je peux dire que tout le roman est parti de celle-là, restée gravée en moi : mon colonel abattu en 1940 par un parachutiste allemand embusqué derrière une haie : je peux toujours le voir levant son sabre et basculant sur le côté avec son cheval, comme au ralenti, comme un des ces cavaliers de plomb dont le socle serait en train de fondre… Ensuite, en écrivant, une foule d’autres images sont venues naturellement s’agglutiner à celle-là…55.

Cette description de l’auteur, lors d’un entretien, pose la plupart des caractéristiques reprises au fil de l’œuvre. La mise en relation diachronique des différents passages romanesques renvoyant à cet événement nous paraît dès lors révélatrice. La Corde raide en présente une première version : 52

Claude Simon, « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », Entretiens, 1972, n°31, Rodez, Subervie, , p.21. 53 Ou colonel Rey, anonyme dans le texte. 54 S. présente cette scène comme « le seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi », Le JP., p.223. 55 Claude Simon, « Attaques et stimuli », entretien avec L. Dällenbach, dans Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, « Les contemporains », 1988, p.181. Le terme « agglutiner » est révélateur en tant qu’il met en relation stéréotype et ancrage mémoriel : les répétitions de l’œuvre seraient la traduction de traumatismes ou obsessions de l’auteur. Si cette image du sabre brandi s’ancre donc dans l’autobiographie de l’écrivain - ce sabre qui, en 1939, « n’a jamais servi qu’à couper les savons de Marseille » comme on peut le lire dans un entretien de l’auteur à Libération, 10 décembre 1985, p.28 -, elle se dote d’un plus haut sens : on pourrait par exemple commenter sa connotation phallique, d’autant plus significative que ce personnage apparaît comme un substitut du père mort à la guerre.

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Le Chant de l’arabesque [1] Le tireur devait être caché derrière la haie. La rafale partit du côté gauche de la route, juste à la hauteur du colonel. Je lui vis faire le geste de saisir son sabre et il s’écroula avec son cheval derrière un camion56.

Les termes « haie » ainsi que « rafale » et « geste », déjà employés dans cette première reconstitution de la scène, apparaissent, au fil des reprises, comme des éléments constants qui invitent à considérer ces passages en termes de figement linguistique. L’extrait suivant de La Route des Flandres corrobore une telle analyse : [2] ce réflexe qu’il a eu de tirer son sabre quand cette rafale lui est partie dans le nez de derrière la haie : un moment j’ai pu le voir ainsi le bras levé brandissant cette arme inutile et dérisoire dans un geste héréditaire de statue équestre que lui avaient probablement transmis des générations de sabreurs, silhouette obscure dans le contrejour qui le décolorait comme si son cheval et lui avaient été coulés tout ensemble dans une seule et même matière, un métal gris, le soleil miroitant un instant sur la lame nue puis le tout - homme cheval et sabre - s’écroulant d’une pièce sur le côté comme un cavalier de plomb commençant à fondre par les pieds et s’inclinant lentement d’abord puis de plus en plus vite sur le flanc, disparaissant le sabre toujours tenu à bout de bras derrière la carcasse de ce camion brûlé effondré là (…) les pneus crevés se consumant lentement exhalant cette puanteur de caoutchouc cramé la nauséeuse puanteur de la guerre suspendue dans l’éclatant après-midi de printemps, flottant ou plutôt stagnant visqueuse et transparente mais aurait-on dit visible comme une eau croupie dans laquelle auraient baigné les maisons de brique rouge les vergers les haies57.

Notons en premier lieu à quel point la répétition, principe ubiquiste, est ici omniprésente : elle est d’abord « image », la page endossant le rôle d’un écran où se projette une représentation mentale, ensuite, le « cavalier de plomb », comme la « statue équestre », relève du moulage, copie en trois dimensions, l’hérédité et la reproduction du geste ancestral des « sabreurs » sont, enfin, une répétition du même. On le voit, l’itération est au cœur de l’extrait et si elle s’inscrit ici à un niveau microstructurel, sa réalité en tant que fragment autotextuel n’en est que mieux mise en valeur. Il convient ensuite d’observer que si l’enrichissement apporté dans cet extrait à la reconstitution de La Corde raide est incontestable, les ressemblances sont pour le moins frappantes, en particulier du point de vue lexical : le verbe 56 57

La CR., p.164. La RF., p.12.

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« s’écrouler » s’ajoute aux substantifs déjà relevés et dessine également le cadre d’un invariant discursif. La lumière prend une importance notoire, par les reflets et les contrastes qu’elle provoque. En outre, la fin du passage développe une isotopie de la liquidité, liée à la fonte du plomb : ainsi, la statue équestre, créée par fusion, est détruite dans le même temps en fondant. Le champ figuratif du métal qui apparaît ici devient, à son tour, un élément incontournable de cette évocation en ce qu’il donne naissance à deux constantes : d’abord la solidarité du cavalier et de son cheval, ensuite la comparaison avec le soldat de plomb, reprises toutes deux dans L’Acacia : [3] puis en même temps qu’il entendit crépiter la rafale (et à côté des rugissements des avions et du bruit des mitrailleuses lourdes, ce fut seulement comme un toussotement léger, ténu, comme le bruit d’un pistolet à amorces, d’une arme d’enfant) il le vit élever à bout de bras le sabre étincelant, le tout, cavalier, cheval et sabre basculant lentement sur le côté, exactement comme un de ces cavaliers de plomb dont la base, les jambes, commenceraient à fondre, continuant à le voir basculer, s’écrouler sans fin, le sabre levé dans le soleil58.

La confrontation de ces deux passages fait aussi émerger la présence d’un regard qui capte et imprime le déroulement des faits. L’ancrage de la vision s’impose, l’extrait suivant le confirme, comme partie intégrante de la scène : [4] Longtemps il gardera l’image de ce sabre levé, brandi à bout de bras dans l’étincelante lumière de mai, cavalier et cheval semblant basculer, s’écrouler sur le côté comme au ralenti, comme ces figurines de plomb, artilleurs, fantassins, cavaliers qu’il faisait fondre, enfant, à la chaleur des flammes dans la pelle à feu, commençant à se dissoudre par la base, les fiers sabots, les fines jambes de la monture s’inclinant peu à peu, s’affaissant dans la petite mare de métal liquéfié semblable à du mercure sur laquelle flottait comme une pellicule noirâtre de fines scories, cheval et cavalier toujours soudés l’un à l’autre, le sabre se liquéfiant en dernier59.

Tous les éléments répertoriés sont réunis : la stabilité du vocabulaire entérine l’hypothèse d’un figement linguistique que renforce encore la reprise des images solaires, métalliques et liquides. L’écriture est projection d’une image sur l’écran de la page, le sabreur est de 58 59

L’A., p.304. Le JP., p.231.

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nouveau copie en trois dimensions comparée aux « figurines » de l’enfance. En croisant ces diverses représentations, on voit enfin émerger le trait distinctif du mouvement de basculement, lent, comme ralenti, voire suspendu, désigné par la fonte du sujet. Depuis La Corde raide, qui présente les circonstances de l’événement et dont l’évocation reste dépourvue de développement comparatif ou isotopique, à La Route des Flandres, qui active l’intégralité des traits saillants de la scène, se donne donc à lire l’émergence d’une constance de l’œuvre simonienne qui dépasse la simple récurrence thématique. Le figement, qui apparaît clairement dans le tableau ci-après, s’inscrit dans les images tout autant que dans la langue. La répétition de ce passage, par sa stabilité et par sa fréquence, trace ainsi la naissance d’un lieu commun simonien, c’està-dire d’un espace où la lecture se fait reconnaissance et où les multiples reprises se recouvrent, se recoupent et se superposent. Si le stéréotype est marque de distinction d’un groupe social60, celui-ci est propre à l’œuvre simonienne et concerne le lectorat simonien qui se constitue sur ce terrain connu du texte. C’est cette prégnance même de caractéristiques constantes, acquises au cours de l’œuvre, qui, à la rencontre de tel ou tel trait en d’autres points de la production, va dès lors rappeler l’intégralité de l’évocation de manière automatique. Ces deux passage, brefs et somme toute assez vagues, suffisent à faire émerger son souvenir complet parce qu’ils activent le lexique saillant de l’autostéréotype : et l’obscure silhouette équestre, levant le bras, brandissant le sabre, s’écroulant lentement sur le côté, disparaissant61, 60

Le stéréotype concerne certes une représentation, souvent caricaturale, d’un groupe donné, mais il est aussi facteur de cohésion sociale puisqu’il renvoie à l’identité même de ce groupe : « Le stéréotype ne se contente pas de signaler une appartenance, il l’autorise et la garantit », Ruth Amossy, Anne Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés, op. cit., p.44. 61 La RF., p.220. Remarquons qu’une allusion au déclin du soleil, précédant ce passage, constitue un rappel des jeux de lumière observés dans l’évocation du sabre brandi. Le fonctionnement est similaire avec cet autre extrait : « depuis un bon moment je ne voyais plus que son dos ( …) de sorte que ce fut peut-être seulement son corps pas son esprit qui commanda le geste absurde et dérisoire de dégainer et brandir ce sabre », p.84.

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[5] Des années après il lui semble encore le voir élevant pathétiquement (ou dérisoirement ?) son sabre à bout de bras tandis que le cheval et lui s’écroulaient au ralenti62.

Quoiqu’évoquée de manière plus allusive, la scène du sabre brandi est bien actualisée dans son entier : la lecture, à son tour réflexe, déploiera l’intégralité, selon le processus par lequel « l’objet le plus partiel, l’emprunt le plus parcellaire fait aussitôt fonction, aux yeux d’un lecteur, d’objet total, de texte « retotalisé » par la force même de la mémoire, si bien qu’il renvoie en réalité à l’ensemble du texte ou du contexte d’où il a été tiré » 63 . Mais la résurgence de ces mêmes saillances opère un automatisme similaire au détour d’une représentation autre, ainsi, dans celle du guerrier, séquence phare de La Bataille de Pharsale, les jeux de lumière et la seule présence du mot « sabre » déclenchent le souvenir de de Reixach brandissant dérisoirement son sabre : chancelant la bouche ouverte proférant d’incompréhensibles menaces le sabre qu’il faisait tournoyer au-dessus de sa tête étincelant accrochant les reflets de la veilleuse64.

Le passage suivant renvoie en outre à l’ancrage de la vision caractéristique de l’autostéréotype ainsi qu’à la situation même de de Reixach, s’avançant aveuglément à « la rencontre de sa mort »65 : 62

Le JP., p.353. Jean-Marie Boyer, « Les ciseaux savent lire », Revue des Sciences Humaines, 1984 (4), n°196, « La citation », p.109. Cet automatisme d’association provient de ce que « tout acte de langage a une détermination temporelle. Aucune forme sémantique ne se place hors de la durée. Chaque fois qu’on utilise un mot on réveille les échos de toute son histoire antérieure. Un texte est toujours pris dans l’épaisseur d’une période historique donnée, il jouit de ce que les linguistes appellent une structure diachronique. Lire pleinement, c’est restituer le vif des valeurs et des intentions où se meut la parole effective », Georges Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel, Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité, 1998, p.59. 64 La BP., p.75. Voir aussi : « nu, vaguement phosphorescent, bleuâtre dans la demiobscurité de la chambrée seulement éclairée par la veilleuse et la lueur qui provenait du couloir (…), au centre du corps gigantesque et pâle qui vacillait, mal assuré, déséquilibré par les moulinets du sabre qu’il faisait tournoyer au-dessus de sa tête », p.135. 65 La RF., p.295. 63

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Le Chant de l’arabesque [6] et lui, répudiant encore jambières et casque, seulement armé contre ses invisibles persécuteurs de ce pesant sabre de cavalerie que nous regardions étinceler dans la pénombre tournoyant au bout de son bras66.

Rappelons que, comme le précise Ruth Amossy, le stéréotype est un « schème qui n’a pas besoin d’être répété littéralement pour être perçu comme une redite »67 : les quelques éléments que ces extraits ont en commun avec l’autostéréotype sont suffisants pour faire surgir ce dernier à la surface du texte. On pourrait alors donner sens à cet imperceptible glissement de la description d’une peinture vers cette scène obsessionnelle : le glaive étincelant qu’il tient dans une main pointé vers la gorge de celui qui est renversé au-dessous de lui mais moins par adresse que probablement par un effet du hasard son arme mal assurée déséquilibré tombant sans fin le soleil étincelant sur le casque de bronze68.

Il en va de même pour la description suivante : Sans fin au vitrail colorié de la chapelle du collège l’officier des zouaves pontificaux s’effondrait en arrière, sans fin le sabre échappé de la main encore levée tombait vers le sol69.

Le lecteur d’Histoire a déjà rencontré ce vitrail et il nous paraît particulièrement intéressant de relever cette allusion : elle provient elle-même de l’association du mot « Frascati » avec « l’image stéréotypée non de soldats en uniformes de la dernière guerre mais les silhouettes serties de plomb d’officiers » 70 . Or, on l’a vu, dans L’Acacia et Le Jardin des Plantes, le soldat de plomb de l’enfance constitue un élément de comparaison essentiel dans la saisie du 66

La BP., p.138. Ruth Amossy, « La notion de stéréotype dans la réflexion contemporaine », op. cit., p.36. 68 La BP., p.61. Voir aussi p.19. 69 Le JP., p.224. Dans les deux cas, peinture ou vitrail, la reproduction s’établit dans un cadre plat et cloisonné, à distinguer de l’image en relief de la statue de plomb. Voir aussi cette description du vitrail observé par les élèves dans la chapelle : « un autre soldat - un officier armé d’un sabre - était au contraire figuré débout, courbé en arrière, en position de déséquilibre, l’un de ses bras levé dans un geste inachevé, son sabre se détachant déjà de sa main », Le JP., p.176. 70 H., p.336. 67

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mouvement de basculement du capitaine mortellement touché. Cette référence à un stéréotype non conventionnel puisque détourné vers les images de figurines pour enfant confirme l’idée que les associations simoniennes sont à comprendre en étroite liaison avec un imaginaire plus personnel que collectif. Bien des glissements relèvent en effet d’une logique fantasmatique : par là, il ne s’agit pas de faire de la mauvaise psychanalyse, mais plutôt d’insister sur le caractère particulier de cet autostéréotype, restreint à un univers individuel et érigé en référence à force de répétitions. Un tel paragraphe nous semble à cet égard très instructif : [7] vaste front son visage intelligent douloureux offensé sans cou engoncé ou plutôt comme posé sur le plateau que formaient ses deux bosses sa poitrine jaillissant directement sous son menton en oblique comme un bréchet le haut seulement dépassant au-dessus du journal plié en deux sa main sortant sur le côté détachant un grain de raisin dans la coupe disparaissant et alors tout ressurgissant monstrueux gigantesques ils seront là s’agitant parlant tous à la fois avec leurs orbites vides un trou noir à la place du nez leurs bouches édentées leurs mentons aigus cous de poulets noués d’un chiffon sanglant leurs combinaisons tabac flottant sur leurs squelettes leurs bras brandissant leurs sabres rouillés farouches frustrés puis ils sombreront de nouveau s’enfonceront continuant encore un moment à gesticuler comme les passagers d’un navire lentement submergé disparaissant peu à peu dans les épaisseurs du temps et moi impuissant les regardant s’engloutir lentement s’effacer conservant l’image d’un dernier cri un dernier geste un dernier bras s’agitant non pour saluer ou appeler au secours mais pour maudire71.

De l’évocation initiale décrivant la grand-mère, le texte dérive vers une cohorte fantomatique de membres de la famille. Le participe présent « brandissant » déclenche le souvenir de la statue équestre ; surtout, l’isotopie de la liquidité, la lenteur même des gestes, la solitude de l’observateur figé par cette image, autant de traits qui 71

H., p.395. Dans le contexte de la guerre, un soldat reproduit très précisément le geste stéréotypique et se rapproche de la noyade symbolique évoquée dans Histoire : il s’agit d’un passage de La Bataille de Pharsale qui présente un cavalier « dérivant lentement au-dessus du tumulte au gré des remous comme si le tout, homme, armure, cheval (comme une statue équestre, comme ces saints ou ces groupes portés sur les épaules dans les processions), surnageait au-dessus de l’obscure marée, oscillant, ballotté, tiré en avant, en arrière, puis de nouveau entraîné, et, à la fin, sombrant, un bras levé, tendant vers le ciel dans un suprême geste d’orgueil ou de vaillance une arme dérisoire, visible encore quelques instants et finalement disparaissant, englouti, absorbé, digéré », p.114-115.

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Le Chant de l’arabesque

instaurent un rappel sous-jacent de l’autostéréotype analysé ici. Nous proposons, dans le tableau ci-dessous d’en récapituler les composants. Si le texte est donc obsédé par cette scène pour ainsi dire originelle parce que sans cesse rappelée et s’établissant de ce fait en référence, il va de soi que le lecteur l’est plus encore : c’est à lui, en dernière instance, d’activer ce lien. Dès lors se pose avec acuité le problème du repérage du stéréotype : doit-on, pour le repérer, lire chronologiquement ces différents romans ? Combien faut-il de récurrences pour que le récepteur soit à même de cerner ces traits caractéristiques ? Notre ultime étude voudrait démêler ces interrogations et élucider le plaisir particulier qu’engendre un tel mécanisme. Le sabre brandi : naissance d’un autostéréotype Lexique -

haie rafale s’écroule geste sabre levé / brandi

Ancrage d’une vision Isotopie - lumière - mouvement ralenti - absurdité Champ figuratif - métal - liquidité

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4. L’acacia simonien Parce qu’elle est particulièrement fréquente et constante tout au long de l’œuvre, l’image de l’acacia pourrait constituer, comme l’attestent nombre d’études critiques, l’emblème de l’écriture simonienne. Tout

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familier de cet univers élit en effet l’arbre éponyme du roman de 1989 comme un motif clé et incontournable, pour de multiples raisons dont A. Clément-Perrier se fait l’écho : L’acacia, quant à lui, n’est pas seulement un titre venu de l’arbre regardé devant la fenêtre de la chambre d’écriture, il est présent depuis Le Tricheur (1945) jusqu’au Jardin des Plantes (1997), témoignant tout à la fois des racines profondes du temps et de la mémoire qui nourrissent l’écriture, et de la forme ouverte de l’œuvre (…). Arbre aux origines donc, chargé de mémoire, celle du narrateur comme celle du lecteur, il ouvre un espace poétique, accompagnant l’œuvre d’un tissage d’échos et de résonances qui la transforment avec le temps en un ensemble à la fois circulaire et infini72.

Ce qui l’érige en outre en un morceau d’anthologie est sans doute également à chercher dans la stabilité de l’évocation : objet inlassablement « recyclé »73, l’acacia présente aussi un cas de stabilité tout à fait remarquable tant les reprises, de livre en livre, sont littérales et justifient par là leur célébrité. La symbolique qu’il charrie, qui le lie étroitement à l’acte scriptural et à la force même de la vie74, la position stratégique qui est la sienne, à l’incipit d’Histoire, à l’excipit de L’Acacia, les nombreuses réapparitions enfin qui le rappellent sans cesse à fleur de texte, toutes ces caractéristiques confèrent à cet arbre une force décuplée, dont le rôle dans la dynamique d’écriture - et de lecture - a peu d’équivalent. Puissance d’engendrement autant que de clôture, il incarne le passage de la page blanche à la parole, de l’écriture au silence : en lui, le livre commence et finit, désignant par là le caractère essentiel du fameux paragraphe. Origine, point final, l’acacia semble donner à lire le fin mot de la création simonienne : 72

Annie Clément-Perrier, Claude Simon. La Fabrique du jardin, Paris, Nathan, coll.128, 1998, p.8-9. L’arbre est lié à la généalogie et à la quête des origines, mais aussi à la ramification de l’écriture. Voir en particulier Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.269-270. Jean-Pierre Vidal notait de même que l’acacia final serait « probablement l’arbre désormais le plus célèbre de toute la littérature française », Claude Simon : chemins de la mémoire, op. cit., p.72. 73 Mireille Calle-Gruber relève parfaitement ce mouvement de relecture amorcé (et comme imposé) par L’Acacia et affirme que « ce sont désormais toutes les pièces de l’œuvre qui forment rhapsodie, sont rebrassées (et non embrassées) », « Le temps, l’écriture », Littérature, octobre 1991, n°83, p.42. 74 Sur tous ces aspects, voir Annie Clément-Perrier, Claude Simon. La Fabrique du jardin, op. cit., en particulier le chapitre 1.

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Le Chant de l’arabesque [1] l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru irréel par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes comme animées soudain d’un mouvement propre (et derrière on pouvait percevoir se communiquant de proche en proche une mystérieuse et délicate rumeur invisible se propageant dans l’obscur fouillis des branches), comme si l’arbre tout entier se réveillait s’ébrouait se secouait, puis tout 75 s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité .

Reprise quasi à l’identique dans L’Acacia, cette représentation active tous les traits distinctifs du stéréotype, que les autres romans assoient76. Parmi ces éléments toujours associés à l’arbre, les feuilles ovales semblent les plus prégnants : on les retrouve du Tricheur77 au Jardin des Plantes78, en passant par La Corde Raide79. La palpitation des branches, leur mouvement ample bientôt suivi de leur apaisement marquent un deuxième composant tout autant partagé au fil de l’œuvre. L’Herbe est un exemple de ce leitmotiv, évoquant l’arbre qui s’ébroue 80 . On lit ainsi, une nouvelle fois en un point marqué de l’ouvrage puisqu’à la dernière page : [2] puis, quoiqu’il n’y eût pas un souffle, tout un arbre sans doute comme s’ébrouant, frissonnant, toutes ses feuilles déversant une brusque et ultime pluie, puis quelques gouttes encore, groupées, puis, un long moment après, 81 une autre, puis plus rien .

75

H., p.9. Cette évocation jalonne l’ensemble du roman (p.25, p.38, p.219, p.230, p.358, p.394) et confirme la constance des composants stéréotypiques. A quelques variantes de ponctuation près, l’excipit de L’Acacia est identique (voir L’A. p.380). 76 Annie Clément-Perrier parle de l’incipit d’Histoire comme d’un « réservoir de formes futures » qui « condense une multiplicité de contenus latents sous le contenu manifeste des mots », Claude Simon. La Fabrique du jardin, op. cit., p.10. Notre analyse ne fera que confirmer et préciser cette affirmation. 77 Le Tr., p.20 et p.42. 78 Le JP., p.54-55. 79 Voir p.9 et p.187. L’ouverture de La Corde raide marque une évidente réminiscence proustienne. 80 Le verbe « s’ébrouer » est repris dans Histoire et L’Acacia. 81 L’H., p.184.

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Le contexte lui-même apparaît extrêmement stable : une fenêtre encadre la vision de l’arbre82, rappelant le cadre du square analysé plus haut ou celui de l’image projetée du sabre brandi. Autre récurrence, l’ombre de l’acacia est associée à un moment de paix et de repos. La clôture de La Corde raide est à cet égard significative : [3] Immobile, dans la nuit, à regarder la hasardeuse disposition des fenêtres allumées, rectangles peints en jaune orangé, écoutant le bruit d’un pas sur les boulevards, écoutant une femme qui rit quelque part, une musique, écoutant l’arbre palpiter et s’ouvrir, pousser ses ramures à travers moi, m’emplissant les mains de ses feuilles, m’emplissant de sa voix chuchoteuse (…), me submergeant de la paisible gratitude du sommeil83.

La place de l’évocation dans l’économie textuelle est aussi liée à l’heure contextuelle : aurorale, l’arbre se trouvera dans les pages liminaires ; crépusculaire, il se place en fin de roman84. Stabilité du décor, stabilité des composants utilisés dans la description de l’arbre, stabilité enfin de sa dynamique, engendrante ou clôturante, le stéréotypage paraît assez clair. Il nous semble d’autant plus légitime de parler ici de figement que les schèmes figuratifs présents restent éminemment constants. On montrerait ainsi aisément85 la pérennité du lexique et l’emploi identique de participes présents : la formulation se fige qui apparente ces paragraphes à une forme de cliché entendu comme « fait de style »86. Si l’on observe précisément les images liées à l’acacia, cette logique de « clichage » est manifeste : le jeu des feuilles remuantes anime l’arbre au point de le personnifier. Il est révélateur, en cela, de retrouver un vocabulaire, repéré plus haut dans le stéréotype du square, pour désigner les oiseaux : « multiple » 82

Voir L’H., p.183 : « Louise sachant qu’elle savait déjà cela aussi, tandis qu’elle se tenait accoudée à la fenêtre ouverte sur la nuit ». 83 La CR., p.187. Deux passages dans Le Tricheur, en sus de celui cité plus haut (Le T. p.42), entérinent le lien entre l’arbre et le repos, voir « un petit bois de jeunes acacias où repose abandonné le rêve », p.52 et « elle endormie dans le petit bois d’acacias », p.241. 84 Bien qu’il ne soit pas confirmé par Histoire, le parallèle est valable pour les autres textes. 85 Voir pour le détail de l’analyse notre article, « Eléments pour une autostéréotypie », Poétique, février 2001, n°125, p.16-20. 86 Michaël Riffaterre, Essais de stylistique structurale, op. cit., p.163. Sur ce point, voir aussi Anne-Marie Perrin-Naffakh, Le Cliché de style en français moderne, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, thèse de doctorat d’Etat, 1985.

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Le Chant de l’arabesque

ou « palpiter » en font partie. La Corde raide évoque même sa « voix chuchoteuse » 87 , personnification qui obscurément résonne des souvenirs de l’esplanade animée des mouvements d’oiseaux : les termes « plumes » ou « aigrettes » le confirment puisqu’ils relèvent plus clairement encore d’une telle figuration. Cette comparaison avec un volatile, dont Histoire et L’Acacia sont les parangons, se poursuit avec Le Jardin des Plantes : [4] Un grand acacia qui pousse au coin de l’un des bâtiments étale au-dessus ses branches et ses feuilles semblables à des plumes que les souffles d’air 88 soulèvent et laissent mollement retomber .

Fort de cette stabilité de l’acacia à travers l’œuvre, il semble légitime de considérer cet extrait du Vent comme une manifestation dérivée du même autostéréotype : [5] Les branches du platane atteignaient presque l’étroite fenêtre et, la nuit, le réverbère projetait leurs ombres mouvantes, dessinait au plafond un oscillant entrelacs d’épées, dont les figures se défaisaient, se multipliaient et se 89 reformaient sans trêve .

Bien que clairement qualifié de platane, cet arbre reprend à son compte les traits saillants de l’acacia : le cadre d’une fenêtre et le moment relèvent d’un contexte identique, parenté que l’isotopie du mouvement conforte. Familier des caractéristiques du célèbre arbre simonien, le lecteur ne peut que rapprocher celui du Vent de l’autostéréotype, tel que nous l’avons mis en évidence. Le rôle du lecteur est donc primordial : c’est à lui, en dernière instance, d’actualiser le stéréotype « en rassemblant autour d’un thème un ensemble de prédicats qui lui sont traditionnellement attribués » 90 . Quel que soit l’ordre de sa lecture dans la création de Simon, le récepteur assimile au fil des reprises les constances de cette représentation de telle sorte qu’à chaque nouvelle rencontre, il active 87

La CR., p.187. Le JP., p.234-235. Voir aussi p.54-55 l’utilisation de la même comparaison. 89 Le V., p.53. 90 Ruth Amossy, Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés, op. cit., p.73. On sait que Mickaël Riffaterre considère le stéréotype comme un « effet de lecture » (Essais de stylistique structurale, op. cit.). Voir également, sur la relativité du phénomène, Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p.57. 88

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l’intégralité de l’évocation. On comprend alors que, tout comme le stéréotype collectif caractérisé par son absence d’origine localisable, l’autostéréotype n’a pas d’ancrage textuel défini : il s’inscrit en tout lieu de l’œuvre laquelle, parcourue en tout sens, brasse indéfiniment la même image figée91. Bien que cette origine diffuse et insaisissable soit oubliée, elle constitue la référence fondamentale d’une telle activation. On pourrait alors multiplier les exemples de ces réminiscences. Ainsi, dans Gulliver : [6] Sur l’épaisseur de la nuit la fenêtre du premier étage plaqua soudain un rectangle citron pâle, devint le centre d’un monde insoupçonné aux fibres multiples se ramifiant en un réseau de branches mêlées, encore mouillées et luisantes. Puis, tout rentra dans l’ordre et les choses un moment bousculées par la nappe laiteuse se mirent d’accord, organisèrent un nouveau mystère, un nouveau silence92.

A la limite, toute occurrence du mot « palpiter » ou « aigrettes », parce qu’il est habituellement associé à ce motif récurrent, produit un effet de déjà-lu : on est alors à même d’expliquer comment un simple mot déclenche à lui seul le souvenir d’un ailleurs intratextuel et de comprendre aussi « l’impression de lire simultanément plus d’un livre »93.

91

Ce phénomène est analysé par Blanche-Noëlle Grunig dans une perspective quelque peu différente mais qui éclaire notre propos. Elle montre ainsi comment un « reformatage », c’est-à-dire une transformation, s’opère chez le récepteur : les unités linguistiques enchaînées qu’il entend (ou lit) se restructurent en nouvelles unités appelées « masses mnésiques », « reliées entre elles en mémoire par des relations ne devant plus rien directement à la syntaxe sur unités linguistiques minimales ». Voir « Une conception dynamique du contexte », La Linguistique, 1995, vol.31, fasc.2, p.11. 92 Gull., p.209. 93 Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.184.

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Le Chant de l’arabesque Un « modèle exemplaire » : l’acacia simonien.

Contexte fenêtre nuit Clichage lexique participes présents comparaison place stratégique95 Isotopie repos mouvement

[1]

[2]

[3]

[4]

[5]

[6]

+ +

+ +

+ +

-

+94 +

+ +

+ + + +

+ + +

+ + +

+ + -

+/+/-

+/-

+ +

+ +

+ +

+

+

+

En tant que « reprise d’un discours antérieur » 96, les extraits analysés ci-dessus empruntent tous leurs caractéristiques à ce fond commun qu’est devenu l’acacia. L’autostéréotype fonctionne, de manière exacte, comme le stéréotype courant : ancré dans la mémoire d’une communauté de plus ou moins grande ampleur, le stéréotype circule, « traîne » dans la langue de tous et n’oppose aucune résistance du fait même de cet enracinement, de tout temps et également partagé. De même que l’évidence rend le lieu commun comme transparent, de même l’écriture simonienne s’appuie très souvent sur un tel savoir, d’emblée posé comme connu et intégré comme tel à l’œuvre. Le texte s’adresse donc au lecteur comme si ce dernier partageait le même univers de référence, comme s’il possédait ces données qui, de fait, ne sont rien d’autre que des stéréotypes : des répétitions recyclées au fil de l’œuvre 97 . Elles pourront sembler elliptiques ou lacunaires aux 94

Voir Le V., p.54 : « Et, de sa fenêtre, Montès pouvait assister chaque jour à cette sorte de paisible, d’irrésistible recommencement ». 95 La place stratégiquement la plus forte (notée +) correspond au début ou à la fin du roman, une position à l’ouverture d’un chapitre (le quatrième pour Le Vent par exemple) est moins marquée : nous la notons +/-. 96 Ruth Amossy, Elisheva Rosen, Les Discours du cliché, Paris, Sedes, CDU, 1982, p.16. 97 D’où la construction d’une œuvre-somme (voir infra chapitre VII) et la sensation de lire un palimpseste. Cet effet de simultanéité est parfaitement bien analysé par Simon dans « La fiction mot à mot » (Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, tome 2 « Pratiques », Paris, UGE, 10/18, 1972, p.86) où l’auteur semble confirmer la portée

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néophytes, tout comme un étranger ne pourra percevoir tel stéréotype d’une langue autre que la sienne : Si la langue est le premier des systèmes de signes, son pouvoir explicatif reste limité à la dimension sémantique des énoncés : elle ne peut fonctionner efficacement que si elle est mise en relation avec un système de référents culturels98.

Sous l’autostéréotype se cache aussi une dimension idiolectale : pour cette raison, la valeur de telle scène aura une plus faible prise sur un lecteur non initié et les suspensions ou ambiguïtés de sens ne trouveront pas remède. L’œuvre de Simon pose en effet comme acquis des éléments que seule la lecture du texte peut permettre de maîtriser, comme s’ils constituaient un savoir commun et évident. Or, que sont ces lieux problématiques sur lesquels le lecteur bute, où il s’interroge et cherche un chaînon manquant, sinon l’espace même du stéréotype ? Ce que le récepteur considère comme lacune n’est en fait, bien souvent, qu’une référence répétée et dispersée dans l’œuvre : le stéréotype simonien naît donc des répétitions ou, plutôt, de l’appropriation de ces traits saillants par un lecteur, foncièrement relecteur. Comme le montre J.-L. Dufays, ce donné est véritablement au fondement de toute connaissance nouvelle : sans lui, aucune acquisition ne serait pensable ni possible : « la nouveauté ne peut être saisie qu’en tant que variation à l’intérieur d’un cadre connu » 99. La compréhension du texte se fonde tout entière sur ce terrain de consensus : où se situe, strictement, le sens commun à tous, connu et admis de chacun. Dès lors en possession de ce savoir stéréotypique, érigé par l’écriture itérative, le lecteur détient la clé de ce « retard du sens »100 : de fait, il s’agit moins d’un retard que d’un enfouissement. opératoire de l’autostéréotype : « s’il est exact que la description ne découvre que successivement les diverses qualités d’un objet, ce qui a été dit ne disparaît cependant pas de notre mémoire mais y demeure, même confusément, et, outre que le déjà dit peut être rappelé plus ou moins fréquemment à la mémoire (…), il en reste de toute façon un souvenir ou une impression qui, serait-elle vague, permet néanmoins d’y rattacher ce qui est, par la suite, découvert. Et, le livre refermé, le lecteur peut tout de même, sinon peut-être dans les détails sur lesquels il lui est d’ailleurs loisible de revenir en rouvrant le livre (…), tout au moins dans l’ensemble, "saisir tout le champ visuel d’un seul coup" ». 98 Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p.79-80. 99 Ibid., p.118. 100 Lucien Dällenbach, Claude Simon, op. cit., p.37.

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Le Chant de l’arabesque

La signification, tue ou oblique, ne se révèle que par le repérage et l’intégration des répétitions dans la mémoire du lecteur. Familiarisé par ses relectures, capable désormais d’accompagner le texte plutôt que de le subir, un tel lecteur détient aussi ce fond commun, enraciné dans le texte lui-même, et qu’il est le seul à désenfouir. La sensation souvent commentée de jouissance du déjà-lu pourrait dès lors trouver ici une explication : elle manifeste ce sentiment d’appartenir pleinement à une communauté avec laquelle le lecteur partage les mêmes références et c’est dans cette relation d’appartenance au texte et à l’univers qu’il charrie que se serre un véritable lien d’intimité, de familiarité et de connivence. Les réfractaires à cette lecture, parce qu’ils refusent d’entrer dans le texte et donc de s’approprier la clé même du plaisir, s’excluent du même coup d’une telle communauté : ils restent, pour ainsi dire, en marge. L’analyse de J.-C. Vareille se trouve alors éclairée d’une nouvelle manière : Aujourd’hui, sans doute sommes-nous sensible surtout au charme du déjà-vu - et, reconnaissant la griffe de l’auteur, lui en sommes-nous reconnaissant. Cette familiarité crée en effet une impression de facilité, voire d’euphorie, et de nécessité - facilité parce que l’effort d’adaptation est moindre, et le plaisir plus grand en raison de la tendance de tout organisme vivant à revenir à son état initial - nécessité, parce que les phrases deviennent moins des assertions que des leitmotive et des thèmes musicaux, avançant au-delà ou en deçà de l’aperception intellectuelle101.

Car l’analyse ne doit pas occulter le caractère quasi sensuel de l’appropriation de ces lieux communs, qui s’apparente plus à une imprégnation autorisée par les répétitions de l’œuvre, qu’à un travail intellectuel et complexe. La facilité qui en découle se justifie aisément par la parfaite maîtrise du lecteur, resté à l’écoute du texte qui le porte et le construit. Quant à la dimension de nécessité, elle n’est guère contestable puisque l’écriture itérative engendre des automatismes d’associations bien difficiles à détourner. Ma mémoire rejoint celle de l’œuvre, l’autostéréotype s’érige en expérience de proximité. Dans ce mouvement inlassable de retour et de quête, un univers propre à l’œuvre se construit peu à peu : si des scènes obsessionnelles s’y répètent, des personnages l’habitent aussi et le traversent. 101

Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.96.

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5. Refigurations Le retour des personnages est sans doute l’aspect le plus visible de la répétition simonienne : il constitue, au même titre que la reprise de scènes obsessionnelles, un lien évident entre les différents romans. Le retour ici à l’œuvre est cependant plus de refiguration que de figuration : il manifeste en cela cet inlassable déplacement, ce permanent décentrement de la création simonienne. Nous suivrons le parcours du personnage-narrateur, véritable Protée aux incarnations modulées, puis celui de l’oncle Pierre, substitut paternel, tous deux donnant à voir « le secret remue-ménage d’atomes en train de permuter pour s’organiser selon une structure différente »102. Le « il » de L’Acacia est très représentatif de ce fractionnement, puisqu’il s’incarne dans de multiples figures : B. Andrès 103 compte douze avatars du personnage-écrivain dans ce roman, qu’il considère comme récit de vie : le gène, le fœtus, le nourrisson, l’enfant, l’adolescent, l’anarchiste, le touriste, le cavalier, le prisonnier, l’évadé, le démobilisé, le vieil homme, et le critique ajoute : Ainsi donc, d’un renvoi à l’autre, douze avatars du personnage de l’écrivain surgissent au cœur du roman, parmi lesquels se détache le vieil homme « allumant un de ses petits cigares ». Le « il » ne trompe plus : on entend « je » (Raillard)104.

Or, si l’on peut à juste titre qualifier L’Acacia de roman-somme, c’est sans doute plus encore parce qu’il concentre en son sein un morcellement disséminé dans les romans précédents. Les Géorgiques offre ainsi un phénomène semblable et ce de manière double. D’abord, les trois protagonistes de ce roman sont réunis par une appellation commune : le pronom « il » les confond en une seule et unique entité que le texte va bientôt distinguer de sorte que, de façon propitiatoire, 102

La RF., p.228. Sur le personnage simonien, voir notre article « Variation, modulation, transfert. Autour du personnage simonien », Poétique, n°139, septembre 2004, p.363-380. 103 Bernard Andrès, Profils du personnage chez Claude Simon, Paris, Minuit, 1992, p.256-266. 104 Ibid., p.261.

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Le Chant de l’arabesque

le processus d’union-désunion se met en œuvre dès l’ouverture pour être ensuite inversé105. L’un des personnages, multiple en premier lieu, illustre donc ce mouvement, du fractionnement à la réunification, comme le montre l’extrait suivant qui rétablit l’unité d ’ un « il » dispersé en figures éparses : « il (celui qui avait été le garçon, était maintenant à son tour un vieil homme) »106. On pourrait tout autant citer, avec Nathalie Piégay-Gros107, cette coïncidence subite : le garçon - c’est-à-dire plus un garçon alors, devenu un homme par une brusque mutation en l’espace d’une fraction de seconde, projeté aussi démuni qu’un nouveau-né dans ce qui est pour ainsi dire comme la face cachée des choses, si bien qu’il devait se demander si les années qui s’étaient écoulées entre-temps n’avaient pas eu, en fait, moins de réalité encore, de consistance que les illusoires fictions dont les personnages en noir et blanc et à deux dimensions se mouvaient, s’aimaient, s’affrontaient au sein d’une quatrième dimension, un temps soumis à de foudroyantes compressions, de foudroyantes annulations ou régressions108.

Les incarnations du personnage-narrateur répondent à une temporalité en tout point identique qui, élastique et fluctuante, est soumise à d’étranges ralentissements ou à de soudaines accélérations. Ici, le garçon et le cavalier se trouvent brusquement réunis, exemple s’il en est de ce télescopage caractéristique des Géorgiques 109 et, plus largement nous semble-t-il, de l’ensemble de l’œuvre. Aussi est-on conduit à envisager le parcours romanesque simonien selon le fractionnement d’un personnage phare, représenté finalement dans L’Acacia par ce vieil homme au cigare, désigné par l’initiale S. dans Le Jardin desPlantes. Cette énigme relève plus d’une connivence 105

Ibid., p.79 : « De même que la guerre fédère les destins des trois protagonistes, c’est elle qui révèle l’identité de celui-ci au moment même où elle risque de la nier. Comme elle peut annuler les années et les générations qui séparent les combattants, elle annihile tout ce qui l’a précédée et rend en conséquence inutile le récit des années qui séparent le Garçon de l’homme adulte ». Qu’il s’agisse d’établir des passerelles entre des personnages différents ou de réunir l’identité d’un sujet initialement dispersé, c’est donc bien un phénomène unique qui se manifeste. 106 Les G., p.235-236. 107 Nathalie Piégay-Gros, Les Géorgiques, Paris, PUF, « Etudes Littéraires », 1996, p.79. 108 Les G., p.215. 109 N. Piégay-Gros affirme que « c’est sans doute un des aspects les plus originaux des Géorgiques que de faire ainsi se télescoper les différentes facettes d’un personnage », Les Géorgiques, op. cit., p.78.

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amusée que d’un véritable masque. Indépendamment d’une problématique autobiographique, c’est à cette lettre que nous aurons recours ci-dessous lorsqu’il s’agira de qualifier ce personnagenarrateur. Car, du Tricheur à la dernière œuvre en date, c’est une même instance narratrice qui hante les romans : incarnée dans des personnages multiples, tantôt sous couvert d’une narration à la troisième personne, tantôt exhibant sa présence par le « je », elle apparaît diffractée en plusieurs foyers ou diversement travestie. A ce titre, La Corde raide constitue une donnée de référence indéniable à l’aune de laquelle peuvent se comparer les œuvres ultérieures, retravaillant et déplaçant ces éléments initiaux : ce texte établit un noyau narratif unifié que l’écriture à venir fait exploser. L’analyse de R. Sarkonak est incontestable : ce qui était auparavant un seul personnage, par exemple dans La Corde raide, s’est scindé en deux à partir du Palace pour retrouver son unité primordiale dans le roman de 1989. Dans L’Acacia, le centre d’intérêt du roman est l’union du père et de la mère et ce qui en résulte : le bébé-garçon-touristeanarchiste-soldat-ancien combattant-(futur) écrivain-vieillard110.

A travers l’ensemble des romans et non uniquement dans le seul Acacia, du stade fœtal à cette autre naissance qu’est l’écriture, jusqu’au troisième âge de la consécration, la figure plus ou moins visible du « brigadier » se dessine selon des modulations que de multiples échos ou résonances nous invitent à suivre. Au vu de l’intratexte simonien, huit incarnations-diffractions de cette instance fédératrice nous semblent émerger, qui renvoient à ces composantes récurrentes, activées au fil de l’œuvre et dont l’origine est peut-être à chercher dans les traumatismes subis par S. Le Jardin des Plantes donne quelques indications importantes : En fait, dit S. au journaliste, en dépit de chocs ou des surprises ressenties avec plus ou moins d’émotion, comme la mort de sa mère, sa première masturbation par un compagnon de jeux ou sa courte expédition à Barcelone au début de la guerre civile espagnole, le seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi et à la suite duquel sans aucun doute son psychisme et son comportement général dans la vie se trouvèrent profondément modifiés

110

Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, Toronto, Paratexte, 1994, p.179.

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Le Chant de l’arabesque fut, comme il a essayé de le raconter, ce qu’il éprouva pendant l’heure durant laquelle il suivit ce colonel, vraisemblablement devenu fou111.

Or, l’enfance, la période anarchiste, la guerre forment trois des huit incarnations du personnage-narrateur. D’abord, B. Andrès l’a bien montré pour L’Acacia112, plusieurs occurrences font allusion au fœtus lové dans le ventre maternel : du « tabernacle clos »113 du Vent à cette « vie au stade embryonnaire»114, S. est d’abord une germination avant que d’être enfant. Nombreux sont les passages qui, alors, réfèrent à son enfance, parmi lesquels figure la scène du bassin 115 , souvenir précisément évoqué par S. comme ancrage de la petite enfance. Cette anecdote nous paraît emblématique de la profonde unité de l’œuvre puisqu’écrite dans La Corde raide et reprise, cinquante ans plus tard, dans Le Jardin des Plantes, composant un dialogue que nous reconduisons : Et l’enfant était tombé à l’eau et des femmes noires courant le long de la rivière cherchaient à le repêcher avec leurs parapluies, lui dérivant lentement, sa robe blanche gonflée comme un ballon (…). Désespérément hors de portée de leurs bras tendus116, la seule chose dont il se rappelait avec précision était d’être tombé dans le bassin d’un jardin public (…) le souvenir concret qu’il gardait de cet incident n’était ni le froid de l’eau, ni la peur (…) mais l’image du tapis de feuilles mortes qui en recouvraient le fond117. 111

Le JP., p.223. Il repère même un stade génétique en s’appuyant sur l’extrait de L ’Acacia évoquant « l’infime parcelle de la semence expulsée » (p.347), Bernard Andrès, Profils du personnage chez Claude Simon, op. cit. , p.257. 113 Le V., p.18. 114 L’A., p.145. Voir également p.274 : « sentant bouger en elle une nouvelle vie ». 115 La postérité retiendra peut-être la belle formule proposée par P. Longuet et J.-M. Dilettato pour l’évoquer : « Les feuilles au fond du bassin », titre de leur article, L’Infini, Printemps 1999, n°66, p.88-111. 116 La CR., p.168-169. 117 Le JP., p.222. La noyade dans Triptyque fait évidemment écho à cette scène. Notons que ce roman, qualifié de formel, se place assez naturellement dans cette incarnation de l’enfant : les allusions à la vieille femme au landau (T., p.24, p.47, p.112) rappellent de manière claire d’autres romans. Voir par exemple Le Tr., p.51, p.53 ; L’A., p.132. Quant aux exercices de mathématiques, il renvoie aux souvenirs de Simon lui-même qui évoque fréquemment les « Arrangements, Permutations, Combinaisons ». 112

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Un second passage de ce dernier ouvrage fait encore allusion au fond de ce bassin orné d’arbustes dont l’espèce précise ne parvient pas à émerger des souvenirs du narrateur. La remarque qu’il fait alors, par sa valeur nette de mention et d’appel au lecteur, fonctionne comme véritable signal qui met en exergue les diffractions du personnage et son ultime unité : buis ? aller revoir mais presque quatre-vingts ans plus tard ! alors ???… 118.

La scène de la masturbation évoquée plus haut constitue un autre épisode de l’enfance, mentionné dans Le Jardin des Plantes, raconté dans La Bataille de Pharsale119 sans que le lecteur, dans ce dernier cas, soit en mesure d’associer cette expérience à S. : l’allusion de 1997 reconstruit donc a posteriori ce vécu comme élément de l’identité du narrateur-personnage. On pourrait de la sorte faire se correspondre bien des passages de l’œuvre qui dessineraient le parcours du narrateur-personnage : l’adolescent, en particulier autour des souvenirs de collège, l’anarchiste et l’expérience de la révolution espagnole, le touriste et les récits de voyage. Le brigadier, tel que le nomme L’Acacia, indexe une incarnation centrale : cette étape de la vie de S., traumatique comme nous l’avons vu ci-dessus, est particulièrement attestée, depuis La Corde raide jusqu’au dernier roman au point qu’elle constitue le fondement d’un « cycle du cavalier ». Peu d’études, en revanche, intègrent la période qualifiée de « formelle » dans ces diffractions du personnage. Or, le tireur de Leçon de choses comme l’ouvrier ancien soldat des deux « Divertissements » de ce même roman doivent indéniablement être rangés dans cette catégorie. En outre, Les Corps conducteurs nous invite à insérer entre le cavalier et l’ancien combattant une avant-dernière incarnation, celle de l’homme malade, précisément activée dans ce texte. Les scènes d’hôpital et les malaises physiques, proches de la mort120, sont déjà évoqués dans La Corde raide 121 et repris dans Le Tramway. Huit visages de narrateur118

Le JP., p.363. La BP., p.207-208. 120 La CR., p.43 : Voir aussi dans Discours de Stockholm, p.24. 121 On sait que Simon a ainsi passé plusieurs mois couché, ayant pour seule vision une fenêtre ouverte dans une chambre d’hôpital. Voir Claude Simon, « Les secrets 119

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personnage se profilent donc, du fœtus jusqu’au vieil homme, présent plus explicitement dans les derniers romans : l’écrivain se manifeste dans l’acte scriptural et laisse en quelque sorte tomber tous ces masques portés au fil de l’œuvre 122 , que nous pouvons ainsi récapituler : Le fœtus : Histoire, Les Géorgiques, L’Acacia. L’enfant : La Corde raide, Gulliver, Le Tricheur, Le Sacre du Printemps, Le Vent, Histoire, La Bataille de Pharsale, L’Acacia, Le Jardin des Plantes, Le Tramway. L’adolescent : La Corde raide, Le Tricheur, Histoire, La Bataille de Pharsale, Les Géorgiques, Le Jardin des Plantes, Le Tramway. L’anarchiste : La Corde raide, Le Sacre du Printemps, Le Palace, Les Géorgiques, L’Acacia. Le touriste : La Corde raide, Les Corps conducteurs, L’invitation, L’Acacia, Le Jardin des Plantes. Le cavalier : La Corde raide, La Route des Flandres, Leçon de choses, La Bataille de Pharsale, Les Géorgiques, L’Acacia, Le Jardin des Plantes. L’homme malade : La Corde raide, Les Corps conducteurs, Le Tramway. Le vieil homme : Les Géorgiques, L’Acacia, Le Jardin des Plantes. Ces épisodes communs aux romans nous permettent d’établir bien des parentés d’un protagoniste à l’autre et, par là, de repérer une communauté entre eux. Pour autant, les renvois sont loin d’être limpides puisqu’ils introduisent d’incontestables modulations et déplacements. On peut, à l’instar de R. Sarkonak, observer que l’enfance de Louis dans Le Tricheur présente des similitudes claires avec celle du narrateur d’Histoire et du brigadier de L’Acacia, en particulier en raison de leur statut d’orphelin. Cette constatation ouvre la voie à d’autres mises en relation, où s’affiche cet art du retour spiralé. A cet égard, le répétiteur du Sacre du Printemps, comme d’un romancier », entretien avec H. Juin, Les Lettres françaises, 6-12 octobre 1960, n°844, p.5. Le Tramway évoque cette période, particulièrement p.110 et suiv. 122 C’est la thèse de B. Andrès, ainsi énoncée au terme de son ouvrage : « ainsi peutêtre serons-nous passés du profil du personnage chez Claude Simon aux profils de Claude Simon personnage », Profils du personnage chez Claude Simon, op. cit. , p.275.

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Louis, a perdu son père. Il prend donc rang parmi les avatars de S. En outre, s’il tient lieu de « héros » dans la mesure où le roman focalise principalement l’attention sur lui, son action même est le récit d’un échec sous forme d’impossible troc d’une bague. Or, Louise, personnage-clé de L’Herbe, est elle aussi fascinée par ce même bijou, don de la tante mourante : et me la tendant enfin : pas dans une boîte, un écrin avec un nom de grand bijoutier (…). Pas d’écrin, donc, mais un simple bout d’ouate. / Oui, c’est celle-là. Et je suppose que je n’en tirerais pas même dix billets de mille chez un bijoutier, et pourtant je ne la vendrais pas pour le double, ni le triple, ni pour n’importe quoi. Quand je partirai, je lui (…) rendrai tous leurs bijoux (…), mais, celle-là, je leur dirai « Je la garde ». Parce que c’est elle qui me l’a donnée. Tu comprends ? Elle ne m’a rien demandé et elle m’a donné cette bague123.

A ce premier rapprochement, ajoutons que, dans La Corde raide, le narrateur rapporte la maladie de son oncle Pierre, lentement miné par un cancer. En ce sens, L ’Herbe prend valeur de transposition au féminin : la focalisation passe de Louis à Louise et l’agonie de l’oncle à la tante124. Ainsi, en embrassant la triade formée par Le Tricheur, Le Sacre du Printemps et L’Herbe, on fait émerger ce même narrateurpersonnage, objet de transfert : Louis et Bernard, avatar du narrateurbrigadier et Louise, dont le prénom dérive tout droit de son homologue masculin125. De fait, si l’on observe le mode de narration dans L’Herbe, on n’est guère éloigné de ce que l’on a pu appeler le « flux de conscience » de La Route des Flandres : les paroles de Louise sont parfois si longues que l’on entre presque naturellement dans un récit à la première personne, les guillemets ramenant bientôt la troisième, de sorte que s’instaure, comme dans le roman de 1960, une oscillation entre le « il » et le « je » 126 . Ce qui sera la 123

L’H., p.12. La comparaison avec le masque de carton se transmet de Pierre (« ces masques de carton », La CR., p.27) à Marie (« le masque austère, hautain et cartonneux », L’H., p.72). En outre, l’œdème de l’oncle, entraînant d’affreuses quintes de toux et une respiration difficile n’est pas sans rappeler « la respiration monstrueuse » de la tante, L’H., p.16. 125 Sur l’onomastique comme « cellule en travail » et plus particulièrement chez Robbe-Grillet, voir Jean-Pierre Vidal, « Le souverain s’avarie », op. cit., p.273-309. 126 Pour illustration de cette oscillation dans L’Herbe, nous renvoyons aux premières pages du roman, en particulier la réponse de Louise qui débute par « Non, écoute : il 124

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caractéristique du récit de Georges s’inscrit ici dans celui de sa femme. Là encore, d’un roman à l’autre, on assiste à une passation de parole. Or, continuité naturelle, Georges se classe légitimement parmi les figures dérivées du « brigadier » : comme lui, « il fait la guerre de 1940 à cheval » 127 . Il active ainsi une composante essentielle de l’instance fédératrice constituée par le soldat de L’Acacia. Un autre protagoniste du Tricheur se range parmi les avatars de S.. En effet, Gauthier se charge des caractéristiques du père de L’Acacia : il est « fils d’instituteur »128 et se marie, dans une sorte de mésalliance, avec la descendante des deux frères Laverne que l’on retrouve dans Les Géorgiques. Un premier enfant naît de cette union, appelé précisément Georges, que l’on peut considérer comme le lointain ancêtre du personnage de La Route des Flandres, de L’Herbe et du Vent, tous qualifiés d’idiot129, terme encore utilisé par Corinne au sujet du narrateur d’Histoire130. Montès et Georges relèveraient ainsi d’une entité unifiée. Le rapprochement de deux extraits entérine cette hypothèse. En sus de l’idée commune à ces deux protagonistes de reprendre la propriété familiale131, la visite de la propriété paternelle dont hérite le premier se trouve transposée dans Les Géorgiques, et apporte ainsi l’illustration supplémentaire d’un tel parallèle. Le narrateur-personnage du roman de 1981 se présente sous les traits d’un « visiteur », guidé par l’habitant des lieux, et traîné sous la pluie dans le domaine : n’y avait naturellement pas de clef », p.10, et qui, très longue et comportant des retours à la ligne, simule une narration à la première personne jusqu’au guillemet fermant, p.12. 127 Ralph Sarkonak, « Un drôle d’arbre : L’Acacia de Claude Simon », Romanic Review, mars 1991, vol.82, n°2, p.216. En outre, Bernard dans Le Sacre du Printemps et Georges dans La Route des Flandres présentent cet autre point commun qu’ils recourent de la même manière à la majuscule pour parler de leur père. 128 Le Tr., p.68. Voir ci-dessus pour le rapprochement de Gauthier et de la figure paternelle. 129 Le Tr. : Georgi est « endormi et bête », p.85, c’est un « grand idiot », p.152, voir encore p.126-127, p.149 ; Le V. : « Un idiot. Voilà tout », p.9 ; L’H., p.107, p.110. 130 H., p.159 : « Cet idiot il est parti en Espagne et tu te doutes de quel côté ». Voir aussi « cet indulgent mépris que l’on peut éprouver pour un inoffensif idiot », p.237. 131 L’H., p.39 : « Et maintenant il ne pense qu’à cette plantation, il s’est mis en tête de… », passage à rapprocher du Vent, p.19 : « entreprendre - prétendre entreprendre - là où l’un d’eux s’était à demi ruiné (…) entreprendre donc d’exploiter un domaine seulement sien en vertu d’un acte nocturne », p.19. Notons que, dans les deux cas, l’entreprise est vouée à l’échec.

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le visiteur, donc, s’arrêtant, gêné, effrayé presque, promenant lentement un regard incrédule, dubitatif, sur la façade décrépie, la fenêtre aux pots de géraniums, le hangar de tôle, le tracteur échoué, sursautant soudain, découvrant, s’avançant vers lui, funèbre aussi, vêtu d’une sorte de vareuse de toile noire et d’un pantalon de velours, un être bizarre132.

Cette scène renvoie assez nettement au Vent : Et lui, là, descendu de son vélo, essayant de reprendre son souffle, regardant autour de lui, cherchant une trace de vie, de présence humaine, puis sursautant, se retournant, bégayant, vers le personnage qu’il n’avait pas entendu venir et qui se tenait maintenant devant lui, comme la personnification sous forme humaine de cet univers aride et nu : un type lui aussi sans âge vêtu d’un blouson des surplus américains (…) avec un visage incroyablement maigre, terreux, brûlé par le soleil, ravagé par on ne savait quel tourment, on ne savait quelle fièvre133.

Dans les deux cas, le régisseur, « sauvage »134, « fou »135 se détend en apprenant l’identité de l’intrus136 qu’il va conduire dans la bâtisse137 puis au milieu des labours, « son compagnon attardé trébuchant dans les sillons, se hâtant, s’épuisant »138, dans les deux cas, « quelqu’un d’étranger qui se fût trouvé là n’eût pu se retenir de rire à ce spectacle caricatural, bouffon »139. Ces répétitions corroborent l’hypothèse d’un 132

Les G., p.151-152. Le V., p.27. 134 Le V., p.28. A rapprocher de « une sorte d’ours », Les G., p152. 135 Les G., p.153. Dans Le Vent : « Il est malade. Il devrait se soigner », p.28. 136 Voir Le V., p.28 et Les G., p.152. 137 Là encore, bien des rapprochements sont à observer : Le V. : « tâtonnant en aveugle dans le corridor obscur », « les volets à demi clos », p.28 ; Les G. : « le guidant, le faisant passer par d’étroits corridors, d’étroites portes », p.160. La maison, rongée par le salpêtre (Le V., p.30 ; Les G., « lambris moisis », p.160), présente un identique aspect funèbre qui la rapproche d’un caveau (Le V., p.30 ; Les G., p.152) jusqu’à cette même « toile cirée » reprise dans les deux romans (Le V., p.28 ; Les G., p.159). 138 Le V., p.29. La scène est extrêmement proche dans Les Géorgiques : « le visiteur dérapait sur la glaise, se rattrapait, sentait peu à peu la boue froide pénétrer dans ses minces chaussures de ville, s’arrêtant, essayant de battre en retraite », p.160. 139 Le V., p.29. Dans Les G., p.161 : « pouvant pour ainsi dire se voir ou plutôt les voir tous deux comme s’il avait été spectateur : grotesques ». Notons une inversion : le qualificatif d’idiot, attribué à Montès dans Le Vent, s’applique au gardien dans Les Géorgiques (p.159-168). 133

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déplacement de la scène d’un texte à l’autre, S. s’incarnant de la sorte dans deux protagonistes distincts, Montès d’une part, le visiteur de l’ autre. Résumons-nous : Figures de narrateur Le Tricheur Louis Le Sacre du Printemps Bernard L’Herbe Louise La Route des Flandres Georges Le Vent Montès Histoire « je » Les Géorgiques Le visiteur L’Acacia Le brigadier Le Jardin des Plantes S. Le Tramway « je »

Si des différences s’immiscent donc et diffractent l’identité du narrateur, le parcours qu’il trace dans l’œuvre va dans le sens d’une unification : les derniers romans sont légitimement qualifiés de somme en ce sens, puisque, comme autant de pièces d’un puzzle, ils reconstituent en une seule les multiples figures d’un personnage140. Le parcours de l’oncle Pierre compose une dispersion plus radicale. Dès son apparition dans La Corde raide, est mis en exergue un trait bientôt constitutif du personnage, son enflure : On aurait dit un de ces chiens bouledogue ou Saint-Bernard. La même monstrueuse enflure des joues et du cou, le même aspect bougon, la même expression angoissée et muette dans ses yeux rapetissés, lointains et mornes. ( …) Dans les derniers jours, lorsque l’œdème finit par dilater le bas de sa figure au point qu’en dépit de tous ses efforts il ne put plus boutonner son col, il noua un foulard maintenant le nœud à l’aide de la perle qu’il piquait dans ses cravates141.

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R. Sarkonak montre l’importance de L’Acacia pour repérer les liens unissant les différents visages du narrateur : « L’œuvre de Simon - une encyclopédie sauvage, son "index" - L’Acacia », « Un drôle d’arbre : L’Acacia de Claude Simon », op. cit., p.219. 141 La CR., p.21-23.

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Cette caractéristique est en effet reconduite dans L’Acacia 142 et va donc constituer le point commun à différents personnages, tous obèses. Or, l’obésité est précisément l’exemple d’un phénomène dans lequel le corps se reproduit : elle propose une répétition interne de soi par soi, une forme d’autogénération. Tout comme le parfum, en tant que trace, peut migrer d’un personnage à l’autre, l’enflure signale l’inscription d’une répétition. Il n’est donc pas anodin que le personnage se répète ailleurs et, débordant les frontières du livre, migre dans un autre. On le retrouve ainsi chez l’oncle de Montès dans Le Vent : un gros homme au visage rouge, congestionné, rogue, l’air à la fois important et embarrassé, et qui se présenta comme son oncle143.

A cette obésité s’adjoint un deuxième critère, vestimentaire celui-là. L’oncle est vêtu d’« un de ses éternels costumes de tweed style gentleman-farmer, avec son ventre, son visage congestionné de gros mangeur, sa moustache en balai, son épaisse chevelure grise coupée en brosse » 144 , qui fait le lien avec d’autres romans, par exemple L’Acacia : coiffé comme son grand-père d’un feutre gris perle, vêtu de complets coupés par un maître tailleur aux mesures de cette obésité héritée sans doute du colossal général d’Empire145.

Or, le même prénom, Pierre, est utilisé dans L’Herbe et La Route des Flandres pour le père de Georges, lui aussi énorme : accablé par le poids monstrueux de sa propre chair, sa propre chair complotant, préparant sa propre destruction et ce, pour ainsi dire, par un excès de vie, lui, pesant, difforme et tolstoïen146, 142

L’A., p.141. Voir La CR., p.24. Deux autres passages sont également à rapprocher : « à chaque bouchée qu’il essayait d’avaler, sa figure grimaçait de souffrance », La CR., p.25 et « il s’efforçait douloureusement de faire descendre à petits coups de porto dans son gosier martyrisé des gâteaux à la crème », L’A., p.142. Il est tour à tour qualifié d’« éléphant de mer » et de « gros garçon », et l’adjectif « pachydermique » (L’A., p.140) est très fréquent. 143 Le V., p.58. 144 Le V., p.110. 145 L’A., p.142. Voir aussi le « complet gris » décrit dans La CR., p.22-23 et le « feutre gris clair » dans Le JP., p.226.

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et, comme l’oncle de La Corde raide, « assis dans le kiosque aux vitres multicolores au fond de l’allée de chênes »147. Le glissement, peut-être d’origine onomastique dans la proximité du prénom Pierre et de la fonction de père, apparaît quoi qu’il en soit clairement, qui transfère les attributs de l’un vers l’autre148. On pourrait enfin voir dans le passe-droit dont il bénéficie une autre de ces constantes qui traversent l’œuvre d’un bout à l’autre : la toute-puissance paternelle continuait par voix parlementaire à remplacer les galons de brigadier par ceux de maréchal des logis, puis d’aspirant, puis de sous-lieutenant, les regardant se succéder sur les manches de ses tuniques avec la même indifférence que pour l’argent dont il payait les bouteilles de champagne et les pensionnaires des bordels de luxe149.

La sexualité du personnage fait de la même manière la relation entre ces différentes incarnations. L’allusion aux maisons closes présente dans l’évocation de La Corde raide150 prépare les descriptions plus suggestives de L’Acacia qui évoque « les complaisantes serveuses agenouillées » 151 . Or, si l’on peut repérer dans l’univers des personnages simoniens un héritier de cette montagne humaine, c’est bien le cousin maternel, dénommé Paul dans Histoire, lui aussi « placide bonasse et pachydermique menant ses affaires je suppose avec cette même placidité efficace et pachydermique »152. Selon une loi de réduplication déjà évoquée plus haut 153 , l’obésité et cette « même implacable placidité »154 se transmettent d’une génération à 146

L’H., p.28. Voir encore, p.24, p.51, p.101, dans La RF. p.31, p.219. La RF., p.31. Voir La CR. : « comme de coutume, assis au jardin dans son fauteuil d’osier, un livre qu’il ne lisait pas, ouvert sur ses genoux, le regard perdu, tirant par moments sur son fume-cigarette de corne », p.26. 148 La détresse rassemble aussi ces deux personnages : « Une détresse muette, parce qu’il savait à quel point il était vain de l’exprimer », La CR., p.21 et dans La RF., p.219. 149 L’A., p.138. Renvoyons par exemple au Vent, p.110-111 ou à L’Acacia, p.137. Le personnage est simplement « officier de cavalerie à la retraite » dans Le JP., p.226. 150 La CR., p.23. 151 L’A., p.142. 152 H., p.236. 153 Supra, chapitre V. 154 H., p.236. L’isotopie de « l’indolence » se concentre autour des pages 137-141 dans L’Acacia. 147

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l’autre. Il est alors frappant de voir reproduit cet identique parallèle sexe / argent par l’évocation de ce « quelque chose qui, après tout, avait peut-être aussi son siège dans cette partie érectile de son corps, cet organe en quelque sorte à tout usage et fonctions 155 . Or, les rapprochements possibles sont nombreux entre la figure du père dans L’Acacia ou Histoire et celui nommé Pierre dans La Route des Flandres et L’Herbe. Ainsi, ce dernier est élevé par sa sœur, « de plus de quinze ans son aînée »156, de même, le grand-père est analphabète : ces composants rassemblent indéniablement les deux figures 157 et permettent à R. Sarkonak d’affirmer que l’enfance et la jeunesse de Pierre « sont reprises dans L’Acacia et attribuées à celui qui s’appelait Henri dans Histoire »158 . De même, Pierre prend en charge ce qui deviendra un trait distinctif du père dans ces deux romans, « le regard de faïence »159. Notre tableau récapitulatif ci-dessous établit les attributs du personnage et ses transferts : où la fluctuation s’applique au personnage, à la fois un et multiple. D’un côté, une figure thématique semble donc émerger, qui serait constituée des traits invariants suivants : sexe masculin, obésité, lien de parenté proche. De l’autre, plusieurs personnages viennent incarner, avec plus ou moins de fluctuation, cette même figure qu’ils mobilisent et rappellent. On retrouve en cela un système modulaire où un réservoir de traits est activé diversement d’un personnage à l’autre et compose un ensemble de points communs à ces protagonistes.

155

L’A., p.140. Le parallèle est plus implicite dans Histoire mais la dimension corporelle n’en apparaît pas moins, p.236-237. 156 L’H., p.28. 157 Voir L’A., p.66-79 pour le premier et « un paysan, un homme sachant tout juste lire, écrire et remplir d’additions maladroites les feuilles d’un carnet », p.62 pour le second. Sur la structure familiale de ces romans, voir Didier Alexandre, « Du Tricheur à L’Herbe : tracer La Route des Flandres », La Route des Flandres, Paris, Ellipses, 1997, p.29-31. 158 Ralph Sarkonak, « Un drôle d’arbre : L’Acacia de Claude Simon », op. cit., p.218. 159 Voir par exemple L’H., p.28, H. p.18, L’A., p.61, p.124, p.213.

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Parcours de Pierre Romans Attributs

La Corde Le Vent L’Herbe raide

Pachydermique x x Complet / feutre x kiosque x x x Sexe / argent Militaire x x Position oncle oncle familiale160 Dénomination Pierre Maurice

x x

La Le Route Jardin Histoire L’Acacia des des Flandres Plantes x x x x x

x

x oncle /

x x

père

père

cousin

x x oncle

Pierre

Pierre

Paul

/

Si Pierre et celui qui deviendra le père nouent d’incontestables liens, le parcours paternel trouve son origine dès Le Tricheur. Adoré tel un Dieu161, le père est d’abord une icône, la mère « gardant sa photo près de son lit, en tenue de capitaine » 162 , allusion présente également dans Gulliver : dans un cadre de peluche, on pouvait voir, au-dessus de la commode, un agrandissement photographique représentant un militaire aux fortes moustaches, en uniforme de capitaine de dragons d’avant 1914, posant à cheval dans la carrière d’un quartier de cavalerie163.

160

On l’envisage par rapport au personnage-narrateur de chaque roman, « je » pour La Corde raide, Montès pour Le Vent, Georges pour L’Herbe et La Route des Flandres etc. 161 Le Tr., p.229 et p.243. Dans Histoire, voir par exemple p.18 : « semblable à quelque divinité », « cette conviction qu’Il existait dans un quelque part où elle irait un jour le rejoindre ». 162 Le Tr., p.46. Voir aussi « je pensais que maman avait reçu un certificat du Président de la République : « Tombé au Champ d’Honneur » et deux décorations qui étaient attachées sur sa photo », p.29. A rapprocher de « l’attribution de la croix de la Légion d’honneur décernée à titre posthume », p.325. 163 Gull., p.136.

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Cette photographie sépia deviendra familière au lecteur de Simon qui la retrouve dans Histoire puis dans L’Acacia164. La rencontre avec la mère s’impose aussi dans toute sa pérennité, il n’est qu’à comparer ces deux passages : le brillant officier de garnison valsant avec sa robe blanche, gonflé de dentelles comme un ballon, sous les lustres du salon aux meubles dorés et peut-être une déclaration sur un banc de pierre, nuit douce où les lilas sentaient si fort, leur parfum suffocant, ses moustaches penchées sur le golfe nu et brillant dans la nuit de son corsage étoffé, taffetas bruissant et tiède haleine…165, ceci donc : quelque chose où il y eut des fleurs sur la table, du champagne dans les coupes, des parfums, des robes de soie, des habits noirs, des uniformes, des rires, des voix confuses, un orchestre peut-être, peut-être une valse, et peut-être non pas un rendez-vous mais quelques rencontres fortuites arrangées à la promenade166.

Surtout, la caractéristique essentielle de ce personnage se manifeste dans ce que l’on pourrait appeler le syndrome du guerrier. Le père de Louis, initiateur des personnages à venir, est d’abord celui qui manque. En outre, Gauthier, père de Georges, est à rapprocher de cette figure, en raison de sa paternité - d’autant que son fils Georges annonce, comme nous l’avons vu, le personnage du brigadier -, ensuite parce qu’il a aussi vécu la guerre. Plus précisément, il a été touché à la tête par un obus en février 1916, « au bois des Caures »167, appellation qui n’est pas sans rappeler « la corne du bois »168 où le père de Louis aurait été tué. Il faut noter que la première est plus qu’une indication de lieu : elle est donnée entre guillemets dans le texte, se chargeant d’une valeur toponymique. Si l’on ajoute à ce parallèle le fait que le père a été lui aussi atteint à la tête 169 , le rapprochement devient clair. Par conséquent, les attributs saillants du père sont comme diffractés depuis Le Tricheur, dispersés parmi 164

H., p.17 et une même description p.253, L’A., p.331. Le Tr., p.46. 166 L’A., p.126. 167 Le Tr., p.90. On retrouve des précisions proches dans L’Acacia : « au coin d’un bois », p.209. 168 Le Tr., p.27. 169 Voir dans L’A. : « La seconde balle l’atteignit au front », p.324. 165

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plusieurs protagonistes. Pierre, figure peut-être pervertie de père, se voit peu à peu affecté à un rôle plus distant, oncle ou cousin, le père retrouvant quant à lui une forme d’unité avec Histoire puis L’Acacia170. Le retour des personnages simoniens se fait donc sous le signe de la transformation. C’est une figure changeante et multiple qui s’impose : la répétition qui l’affecte est plus redistribution que reprise stricte. Dès lors, fort des souvenirs assimilés au gré de ses lectures, le récepteur est à même d’activer chez un personnage tel attribut d’un autre. Par là, c’est aussi la mémoire du texte lu, sans cesse réveillée dans la lecture, qui se révèle : L’étude des images, invitant à parcourir le texte en tous sens pour découvrir l’incessant recyclage des thèmes et l’unité ainsi construite, montre en outre que l’écriture de Simon avance à mots comptés, avec cette conséquence qu’au fil du roman comme au fil de l’œuvre, les mots sonnent comme l’écho de leurs emplois antérieurs et suscitent en silence l’ensemble des significations ou des investissements préalables171.

Le « type » simonien est avant tout constellation et réseau de traits vus ailleurs et n’a d’existence que par l’investissement du lecteur : il ne devient typique que par les reprises qui le caractérisent et en tant qu’il cumule plusieurs composants récurrents. C’est donc bien un même principe de redistribution ou de modulation qui est à l’œuvre du retour de scènes au retour des personnages. L’effet de totalité qui en découle est clair. Pour autant, on le voit, le fractionnement vient sans cesse travailler l’unité de l’ensemble. C’est à cet effet de totalité particulier que le chapitre suivant veut maintenant s’attacher. 170

A ce sujet, R. Sarkonak parle d’un « père qui attendait de mourir en quelque sorte depuis les débuts de l’œuvre et à qui il est enfin permis de mourir au niveau de la diégèse, alors que jusqu’ici Œdipe-écrivant l’avait « tué » textuellement en le scindant en quatre (le père de Louis, Pierre, Henri et Charles) », « Un drôle d’arbre : L’Acacia de Claude Simon », op. cit., p.218. Cela reste vrai même si notre perspective est quelque peu différente : comme nous le montrons, les attributs paternels débordent ces quatre personnages. A l’inverse, s’il peut en effet endosser le rôle d’un père à l’égard du narrateur d’Histoire, oncle Charles n’hérite pas des caractéristiques typiquement paternelles repérées ici. 171 Pascal Mougin, Lecture de L’Acacia de Claude Simon. L’Imaginaire biographique, op. cit., p.119.

Chapitre VII

Recyclage

« Comme si tout ne faisait que se désunir, se combiner, se désunir de nouveau, comme si cela ne cessait jamais », Histoire.

1. Variation Par le retour des scènes et la refiguration des personnages, la répétition apparaît comme un principe d’écriture majeur pour Simon. Mêlant réinvestissement et remaniement, l’œuvre est à la fois même et autre. Si ces modulations affectent scènes ou personnages, elles se manifestent aussi dans le grain du texte. La notion de réécriture, définie comme « opération consistant à transformer un texte de départ A pour aboutir à un nouveau texte B, quelle qu’en soit la distance au point de vue de l’expression, du contenu, de la fonction »1, paraît en cela bienvenue. Les variations sont en effet nombreuses qui exploitent les potentialités infinies de la reformulation. On relève ainsi pour un même fait plusieurs réécritures, au sens littéral du mot, c’est-à-dire des passages retravaillés du point de vue lexical, comme si la répétition 1

Henri Béhar, « La réécriture comme poétique ou le même et l’autre », Romanic Review, 1981, vol.72, n°1, p.51.

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prenait figure de traduction : il s’agit de redire la même scène autrement, dans une recherche concertée de la différence2. Le lexique constitue une mine de variations possibles, en particulier grâce au registre de langue. Quatre extraits correspondant à la scène de panique déjà évoquée, et plus précisément au basculement de la selle sur le dos du cheval, permettent par exemple d’identifier ce procédé : quand j’attrapai le pommeau et le troussequin pour m’enlever la selle tourna sens dessus dessous, ce coup-là je l’attendais aussi il y avait trois jours que j’essayais d’en trouver un avec qui échanger cette sangle trop longue pour elle (...) c’était vraiment le moment pour qu’un truc pareil m’arrive quand ça tirait et arrivait de tous les côtés à la fois mais je n’avais même pas le temps de jurer même pas assez de souffle même pas assez de temps pour formuler un juron tout juste assez pour y penser tandis que j’essayais de remettre cette foutue selle sur le dos3.

Les termes qui indiquent clairement l’appartenance de ce passage au registre familier sont assez nombreux et ce niveau de langue lui confère une dimension parlée incontestable4. Il en va de même de cette scène, réécrite dans La Bataille de Pharsale : aucune boucle n’avait lâchée simplement elle était trop longue ça pouvait encore aller au départ quand il se gonflait comme le font tous les chevaux ensuite quand on avait marché un moment je pouvais la raccourcir d’un trou mais c’était tout et cette fois en mettant le pied à l’étrier tout avait tourné bien ma veine comme ça en pleine bagarre dans la pagaille les cris ordres5.

On saisit d’autant mieux le passage au registre courant dans ces deux autres romans : Au milieu du tapage assourdissant, des cris et du désordre il essaie vainement de replacer la selle sur le dos de la jument, le front collé à son flanc, la visière du casque repoussée en arrière6, 2

On sait bien qu’aucune phrase n’est synonyme d’une autre, mais seulement équivalente, par le truchement d’un « invariant », « par-delà les inévitables différences sémantiques liées aux différences de formes », Catherine Fuchs, Paraphrase et énonciation, Paris, Ophrys, 1994, p.52. 3 La RF., p.148. 4 Sur ces « tentatives de restitution d’un style oralisé », voir Hubert de Phalèse, Code de la Route des Flandres, Paris, Nizet, « Cap’Agreg’ », 1997, p.54-55. 5 La BP., p.60. 6 Les G., p.60.

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la confusion, le tumulte, le désordre, les cris encore, les détonations, les ordres contraires, puis lui-même devenu désordre, jurons, s’apprêtant à remonter sur la jument dont il vient de sauter, le pied à l’étrier, la selle tournant, et maintenant arc-bouté, tirant et poussant de toutes ses forces pour la remettre en place7.

Mais l’utilisation de tel ou tel registre peut lui-même varier au fil du roman, fluctuation que La Route des Flandres met très bien en exergue dans cet autre paragraphe au lexique recherché : je me tins debout bien en vue au milieu de la route dans la sylvestre paix où je pouvais toujours entendre les coucous et de temps en temps le rapide invisible et paresseux saut d’un poisson hors de l’inaltérable miroir de l’eau.

La suite évoque les paroles de de Reixach, presque enjouées à la vue du rescapé, et le texte de commenter en pointant précisément ce jeu des registres : … vilaine affaire. Apparemment ils se servent de ces chars comme…, puis il fut trop loin j’avais oublié que ce genre de choses s’appelait simplement une « affaire » comme on dit « avoir une affaire » pour « se battre en duel » délicat euphémisme formule plus discrète plus élégante allons tant mieux rien n’était encore perdu puisqu’on était toujours entre gens de bonne compagnie dites ne dites pas, exemple ne dites pas « l’escadron s’est fait massacrer dans une embuscade », mais « nous avons eu une chaude affaire à l’entrée du village de8.

Or, Leçon de choses reprend la même scène, la transfère cette fois en registre très familier, voire vulgaire, et insiste tout autant sur l’inadéquation du lexique : et après i se retourne comme si j’étais quelque chose à peu près comme du caca et i reprend sa causette avec les deux autres emmanchés tous les trois debout sur le bord de la route très mecs de la haute conversation mondaine (…) un tantinet soucieux quand même comme on dit aussi Chaude affaire que j’ai entendu mince pasque tout ce cirque…9.

7 8 9

L’A., p.89. La RF., p.155-156. LC., p.122.

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Le Jardin des Plantes en donne une version plus neutre, quoiqu’explicitement orale puisqu’il s’agit d’un entretien enregistré avec un journaliste : Pour le moment, tout ce que je savais c’était qu’un peu plus tôt le régiment qui battait en retraite était tombé colonel en tête dans une embuscade, que par un incroyable concours de chance je m’en étais tiré vivant, encore une fois démonté, que j’avais marché dans les bois en me dirigeant au soleil vers l’ouest et que tout à coup, par encore le plus grand des hasards, au détour d’un chemin j’avais retrouvé le colonel ou plutôt ces deux colonels qui avaient comme ça l’air de faire une promenade, suivis d’un cavalier conduisant deux chevaux de main sur l’un desquels le colonel m’avait simplement dit ordonner de monter et le suivre. Seulement… Mais j’ai déjà raconté tout ça, je… 10.

Version orale ou écrite, variante au registre courant, familier ou recherché, on comprend bien que ce choix n’implique pas seulement le style mais, avec lui, la perception même de l’événement. La répétition de la vision nocturne11 dans Le Palace serait une autre illustration de cette variation. Qualifiée de « récriture »12, elle propose en effet nombre d’altérations lexicales. Tout d’abord, l’amorce n’est pas identique, dans le second passage, une longue description présente déjà une première vision de la femme nue. Les deux passages se rejoignent véritablement à partir de l’expression « ombres chinoises » et « contour du bras ». Plusieurs variantes apparaissent alors que nous pouvons lister comme suit : « l’étoffe brusquement tirée » / « l’étoffe fouettant l’air », « à ce moment » absent dans le premier passage, « plus foncée » / « complètement noire », « à ce moment-là » / « alors », « mouvement de balancement » / « mouvement pendulaire », « jusqu’à mi-hauteur, si bien qu’il » / « jusqu’à la moitié environ de sa hauteur de sorte qu’il », 10

Le JP., p.78-79. On pourrait comparer ces passages avec la fin du chapitre IV de L’Acacia qui retrace le même épisode (p.102-103) et, par là, en lire une nouvelle version, relevant d’un registre de langue recherché. La scène évoquant la course sur les rails permettrait d’observer le même phénomène. Voir par exemple La CR., p.49, La BP., p.81-87 ; LC., p.119-124. Nous renvoyons à l’étude d’Anthony Cheal Pugh, « Simon et la route de la référence », Revue des Sciences Humaines, 1990-4, n°220, p.41-45. 11 Le P., p.144-145 et p.175-176. 12 Dominique Lanceraux, « Modalités de la narration dans Le Palace », Littérature, décembre 1974, n°16, p.15.

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« le pubis, le noir triangle de crins broussailleux » / « le bitumeux triangle de crins féminins », « le contour » / « les contours ». Quelques virgules, présentes dans le premier extrait, manquent dans le second. On le voit, les modulations apportées ne modifient en rien le fond de l’évocation, certaines expressions étant strictement synonymes - « à ce point », « à cet endroit » par exemple -, d’autres se complétant « brusquement tirée » et « fouettant l’air » contiennent toutes deux l’idée de soudaineté -, d’autres enfin ne se contredisent que légèrement - « plus foncée » et « complètement noire ». Ces modifications désignent certes le caractère proprement incertain du texte : « ce n’est plus l’image qui compte mais les mots (...), à confronter les deux versions, la lecture peut le travailler encore, le parfaire », écrit Dominique Lanceraux 13 . Le lecteur assiste effectivement en direct aux corrections de l’écrivain qui, loin de choisir, nous présente différentes possibilités d’écritures. Dans son étude sur la réécriture, Anne-Claire Gignoux considère ces reformulations comme dénuées de signification, on approcherait ici « la limite de la variation signifiante »14. Loin de souscrire à cette idée, nous pensons qu’il convient de ne pas négliger ce travail sur la langue, qui passe au sas le langage15. En particulier, ce mélange du Même et de l’Autre, qui s’affiche à même le texte, pourrait tracer la frontière entre l’artisan et l’artiste, si l’on suit l’hypothèse de René Passeron : l’artisan laisserait transparaître au niveau des formes finalement instaurées quelque chose de la répétitivité de son travail - quitte à ce qu’on valorise cette intégration du faire au produit considéré comme « traditionnel » - l’artiste au contraire s’efforcerait de « cacher l’art par l’art » (Ingres), ou bien d’arracher son travail-même à la répétitivité16.

Sans doute est-ce aussi un appel à l’attention lectrice, invitée à repérer les infimes déplacements d’une écriture qui joue et se joue d’elle. Le travail de variation correspondrait à une écriture du bricolage, tant 13

Ibid., p.13. Anne-Claire Gignoux, La Récriture : formes, enjeux, valeurs, op. cit., p.111. 15 Sur le ressassement, voir Ecritures du ressassement, Modernités 15, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001. 16 René Passeron, « Poiétique et répétition », Création et répétition, sous la direction de R. Passeron, Paris, Clancier-Guenaud, 1982, p.10.

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revendiquée par l’auteur 17 qui autorise un réinvestissement de la matière scripturale. On assiste de fait à une refonte du matériau de base, remanié d’une page à l’autre, d’un roman à l’autre. L’affirmation de Claude Simon prend ici toute sa valeur. A la question d’André Clavel lui demandant quelle phrase de son œuvre serait à retenir, notre auteur faisait cette réponse : Peut-être celle qui vient à la fin de La Route des Flandres « comment étaitce ? Comment savoir ? ». Cela ressemble au que sais-je de Montaigne. Une interrogation donc… on pourrait la mettre en exergue à tous mes livres. C’est en partie pour répondre à cette question que j’écris18.

Cette question du « comment » est centrale : de même que les parenthèses ne sont pas de simples digressions, hiérarchiquement inférieures au reste de la phrase, de même les versions apportées ne corrigent rien mais au contraire s’ajoutent à celles qui les précèdent. Par là se trouve mis en évidence l’idée force d’une écriture par définition itérative : il s’agit moins d’apporter du nouveau, d’informer, d’avancer, que de travailler dans le connu, d’amasser des faire différents, d’accumuler les versions d’un même fait. D’une certaine manière, l’écriture se nourrit de ces états antérieurs de sorte que la répétition apparaît non seulement comme la rythmique de l’œuvre, mais aussi comme éminemment liée à ce bricolage simonien. Comme l’artisan, l’écrivain est voué à répéter : Qu’on observe les gestes de l’artisan : leur régularité répétitive (aidée parfois d’une machine, comme le tour ou la machine à coudre) est la condition d’un résultat final impeccable : taille (des cheveux… ce bruit d’oiseau criard que font les ciseaux), taille de la pierre, martellement, battement (du cuivre), écrasement (du mil) (…). Et en peinture ? Régularité du coup de brosse ou de rouleau de bâtiment (…) raffinement du geste de laquer. Lissage, lustrage, 17

Voir par exemple DS., p. 12-13 pour une comparaison avec l’artisan. L’Evénement du jeudi, 31 août-6 septembre 1989. A rapprocher aussi de cette affirmation essentielle : « Vous savez, la littérature dit toujours les mêmes choses : l’amour, la mort, la fuite du temps, les espoirs, les désillusions, la peine des hommes. Ce qui compte, c’est la manière dont c’est dit. Parce que, chaque fois que la manière change, ces mêmes choses deviennent "autre chose" », « Claude Simon ouvre Les Géorgiques », entretien avec J. Piatier, Le Monde, 4 septembre 1981, p.13, reprise plus tard : « Toute ma vie j’ai été plus intéressé par le comment que par le pourquoi », « Claude Simon sur la route du Nobel », Libération, 10 décembre 1985, p.27.

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finition. En couture : régularité du point par répétition d’un mouvement d’aiguille, bien avant l’invention des machines : tour de force du « fait-main » dans le tissage, la dentelle, la broderie, la tapisserie19.

Cette dimension artisanale de l’écriture désigne également le travail de variante comme ambition de dire le monde dans sa totalité : l’éloquence de la variation relève tout à la fois de l’accumulation, de l’engrangement et de la voracité. On ne saurait mieux dire que Marc Chénetier dans son analyse de la liste, proche de notre problématique de la variation : désir d’exactitude ontologique aussi, volonté de captage de la dynamique naturelle, célébration de l’abondance du monde par amas et rassemblement. Fascination du fini innombrable avec lequel on n’a de cesse d’entretenir une liaison (...), l’appétit des choses se dit par l’emportement vertigineux des noms20.

L’esthétique de la répétition, au fondement de l’écriture simonienne, apparaît comme un vertige scriptural. S’agirait-il de combler21 ? Les thèmes et variations seraient l’ « emportement d’un désir de complétude inassouvissable » 22 dont Monet et ses Nymphéas, Cézanne et ses Montagnes Sainte Victoire, Warhol et ses Marylin constituent d’autres exemples. S’agirait-il de partir en quête du Graal scriptural grâce auquel l’exactitude du dire serait enfin atteinte ? Le Jardin des Plantes met précisément en exergue l’échec prévisible d’une telle entreprise. Au seuil de deux chapitres se donne à lire le règne proclamé de l’itération face à un monde impossible à transmettre : « On a recensé 367 démonstrations différentes du

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René Passeron, « Poiétique et répétition », op. cit., p.9-10. Voir aussi les remarques de Gérard Genette liant hypertextualité, art de « faire du neuf avec du vieux », et « bricolage », Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p.556. 20 Marc Chenetier, « Kyrielle et liaison. Propos profanes sur la liste en littérature », Suites et séries, Actes du 3ème colloque du CICADA, textes réunis par Bertrand Rougé, Université de Pau, Presses Universitaires de Pau, 1994, p.114. 21 Rappelons qu’étymologiquement, écrire vient de cumulare. 22 Marc Chenetier, « Kyrielle et liaison. Propos profanes sur la liste en littérature », op. cit., p.207.

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théorème de Pythagore »23 dit assez combien la vérité apparaît sous de nombreux visages, la citation de Joseph Conrad, autre exergue de ce roman, affirme quant à elle la profonde vacuité de la parole humaine : Non, c’est impossible : il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence - ce qui fait sa vérité, son sens - sa subtile et pénétrante essence. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons - seuls24.

Multiplier les variations repose donc à la fois sur une volonté de totaliser l’objet de l’écriture, de jouir de cette collection construite au fil des romans et, au même instant, sur une quête condamnée à être vaine et sans fin : car « la répétition par quoi on s’efforce de retrouver le même ne fait que creuser la même perte ».25 Or, la spirale, une fois de plus, rend adéquatement ce double mouvement, entre plaisir et désir. La répétition est d’abord source de plaisir : « L’oreille, comme l’œil, est attirée naturellement par ce qu’elle reconnaît pour l’avoir déjà entendu (ou vu) »26. La lecture se fait alors accompagnement et sensation de maîtrise27. Mais elle n’en maintient pas moins le désir, que désigne précisément la spirale : en même temps que le retour du Même, c’est bien le vide autour duquel s’enroule l’écriture qui est signifié. Comme le remarque finement Gérard Roubichou, une analyse texte à texte des variantes de scènes livrerait de singulières constatations : la principale serait que l’événement ou l’objet d’où part le texte n’"existe" pas et que s’il existe, ce n’est que par la variante ou les variantes 23

Elisha Scoot, The Pythagore Proposition, dans Le JP., p.155. Voir aussi : « S. dit que six témoins d’un événement en donneront de bonne foi six versions différentes », Le JP., p.273. 24 Joseph Conrad, dans Le JP., p.219. 25 Gérard Miller, « Qu’est-ce que le destin ? », dans L’Acte et la répétition, Actes de l’Ecole de la cause freudienne, ECF Paris, 1987, p.71. 26 Massin, De la variation, Paris, Gallimard, Le promeneur, 2000, p.41. Voir aussi les analyses freudiennes sur la répétition, en particulier l’expérience de la bobine, Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, dans Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1981. La « petite phrase » de la sonate de Vinteuil reconnue par le narrateur proustien procure la même forme de jouissance : « Ma joie de l’avoir retrouvée s’accroissait de l’accent si amicalement connu qu’elle prenait pour s’adresser à moi », La Prisonnière, Paris, Gallimard, Flammarion, 1984, p.351. 27 Voir en particulier Jean-Philippe Guye, « Musique et répétition », dans Figures de la répétition, Recherches en esthétique et Sciences Humaines, C.I.E.R.E.C., Travaux LXXV, Saint-Etienne, 1992, p.140-146.

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que nous lisons. Tout objet de mémoire est, par définition, polymorphe ou, plutôt, polyscriptural28.

L’empreinte de la répétition traduit l’impossibilité d’un dire vrai et définitif. Les multiples versions s’ajoutent autour d’un centre qui n’est nulle part, résolument vacant. Aucun texte ne tient lieu de référence par rapport auquel s’évalueraient les variantes : « l’éternel retour, pris dans son sens strict, signifie que chaque chose n’existe qu’en revenant, copie d’une infinité de copies qui ne laissent pas subsister d’original ni même d’origine » 29 . Les séries picturales d’un Monet disent cette même quête : « Ce qui compte, c’est d’aller plus loin dans la compréhension, dans l’appréhension de ce qui se présente comme une énigme pour le peintre : ce pourquoi le peintre revient sur le motif, retourne à l’atelier en quête d’un je ne sais quel désir d’atteindre ce qu’il sait inépuisable »30. En cela, on pourrait qualifier l’écriture simonienne de nostalgique en songeant à l’analyse de Gérard Genette au sujet des prolepses dans La Recherche : elles marqueraient un sentiment plutôt nostalgique de ce que Vladimir Jankélévitch a nommé un jour la "primultimité" de la première fois, c’est-à-dire le fait que la première fois, dans la mesure même où l’on éprouve intensément sa valeur inaugurale, est en même temps toujours (déjà) une dernière fois - ne serait-ce que par ce qu’elle est à jamais la dernière fois à avoir été la première, et qu’après elle, inévitablement, commence le règne de la répétition et de l’habitude31.

L’origine est perdue, mais l’écriture se donne pour tâche de la rejoindre inexorablement : chaque redite prend ainsi la valeur d’une première fois, elle se pose dans une forme de virginité face au « à28

Gérard Roubichou, « La mémoire, l’écriture, le roman. Réflexions sur la production romanesque de Claude Simon », Les Sites de l’écriture : colloque Claude Simon, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Paris, Nizet, 1995, p.93. 29 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p.92. 30 Jean-Luc Flecniakoska, « La série : séquence pour un mobile / un motif inépuisable », Suites et séries, op. cit., p.135. 31 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p.110. On rejoindrait alors Duras et son « écriture mélancolique, qui porte le deuil de la complétude toujours-déjà perdue, toujours-déjà advenue », Danielle Bajomée, « La nuit battue à mort. Description fragmentaire d’un désastre chez Marguerite Duras », Revue des Sciences Humaines, 1986-2, n°202, « Duras », p.32.

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dire »32. Aussi toute variation est-elle une inauguration. L’entreprise, même vouée à l’échec, d’« inventer l’impossible »33 s’inscrit comme originale : la répétition est à envisager « en termes de forces vives, d’élan inventif, de fécondation et de bond » 34 , elle est un second commencement. L’analyse aboutit ainsi à cette conclusion paradoxale, bien observée par Derrida : « il faut toujours recommencer pour arriver à commencer enfin, et réinventer l’invention »35. Finalement, recommencer, c’est écrire pour la première fois. La création simonienne reposerait sur cette tension entre, d’un côté, la jubilation du volume, de la variation, dans un effort de totalisation du monde de l’œuvre, et de l’autre, le maintien constant d’un désir, né de la frustration, l’origine ou l’exactitude manquant indéfiniment 36 . L’on retrouve ici l’ambiguïté de la notion de répétition pour la psychanalyse : tout autant « menace de saturation qu’amorce de sublimation, en elle le désir s’use mais aussi prend naissance »37. Et c’est aussi à une attention toute particulière au détail que nous invite cette éloquence de la variation, à une écoute sensible au moindre déplacement, au plus ténu tremblement. Anne-Claire Gignoux évoque ainsi l’importance du non-récrit : « Les récritures 32

Nous empruntons cette notion à Jacques Brès. Voir en particulier Jacques Brès (sous la direction de), Le récit oral suivi de Questions de narrativité, Montpellier, Université Paul Valéry, Presses Universitaires de Montpellier, 1994, p.103. Deleuze a bien formulé cet enjeu de la répétition en affirmant que répéter signifie « non pas ajouter une deuxième et une troisième fois à la première, mais porter la première fois à la "nième" puissance », Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p.8. 33 Pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, « l’expérience de l’autre comme invention de l’impossible », Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p.27. 34 Bruno Duborgel, Figures de la répétition, op. cit., p.9. 35 Jacques Derrida, op. cit., p.32. Où l’on rejoint la « phénoménologie de l’illumination première », comme l’écrit René Passeron : « L’effort qui s’en suit ne vise pas seulement à maintenir les choses telles qu’elles ont été la première fois, mais à les faire en quelque sorte ressortir jusqu’à épuisement, de ce premier creuset (…) : au lieu que le passé y instaure peu à peu le futur, c’est le futur qui y reflète, plus ou moins nettement, la source première du passé », « Poiétique et répétition », op. cit., p.14. 36 Gérard Lascaud note que « séduire, c’est peut-être toujours aimer les boucles, les volutes, les détours et détournements (…). La ligne courbe est alors désirée comme ce qui (plus facilement que les droites) mènerait, de façon incertaine, vers l’absence de ligne », Boucles et nœuds, Paris, Ballard, p.16-17. 37 Baldine Saint Girons, Dictionnaire de la psychanalyse, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, 2001, p.752 (article « répétition »).

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mettent en relief, par le phénomène du contre-marquage, l’indicible » 38 . Si en effet, la présence de variantes constitue une habitude de lecture, toute absence de répétition établit un singulatif paradoxalement valorisé. Un phénomène identique nous semble lié à ce dernier : c’est le punctum de ce qui varie. A cet égard, il est symptomatique que Anne-Claire Gignoux juge insignifiantes les corrections stylistiques 39 : tout comme le détail paraît en soi dysfonctionnel et astructurel, l’infime variation peut s’offrir d’abord en tant que pur non-sens, changement sans portée. Or, en ce « supplément à la fois inévitable et gracieux »40 qu’est le détail, en ce léger vacillement de la répétition, se tient la force même de cette écriture : elle « me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » 41 , parce qu’elle insuffle du décalage dans la reproduction, du jeu dans le mécanique. Le détail en cela participe d’une véritable esthétique de la différence42. De la jouissance du redire au vide infranchissable de l’àdire, « quelque chose s’épuise et quelque chose mûrit. Une sorte de plus profond équilibre est obscurément cherché et partiellement trouvé »43. Car l’on sent bien que l’écriture pourrait se prolonger et 38

Anne-Claire Gignoux, La Récriture : formes, enjeux, valeurs, op. cit., p.319. Un enjeu important du Nouveau Roman échappe du même coup à son analyse : si cette esthétique de la variation introduit une attention au détail, ce n’est sans doute pas sans lien avec la révolution romanesque liée à cette « école ». Voir à ce sujet l’hypothèse de Naomi Schor : « L’importance accordée au détail par certains auteurs dont les noms se confondent avec les moments clés de l’histoire de l’esthétique moderne - tels que Reynolds, Hegel et Barthes - tendrait à montrer qu’aux époques de mutation esthétique, le détail devient l’instrument qui non seulement réalise concrètement cette mutation, mais encore permet de la comprendre », Naomie Schor, Lectures du détail, Paris, Nathan, Le texte à l’œuvre, 1994, p.44. La notion de détail est cependant à pratiquer avec prudence comme le montre Michel Charles : « le détail est ce que l’analyste, en fonction de sa stratégie de lecture explicite, laisse au second plan », « Le sens du détail », Poétique, novembre 1998, n°116, p.423. 40 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seuil, Cahiers du cinéma, 1980, p80. 41 Ibid., p.49. 42 Voir l’axiome héraclitéen « le différent concorde avec lui-même » et l’analyse de Mireille Calle-Gruber : « Car la concordance du différent, c’est la concordance dans la différence (concordia discors) c’est-à-dire la désignation du même en autre », « Une harmonie contre-tendue », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, Actes du colloque de Perpignan, Cahiers de l’Université de Perpignan, n°30, Presses Universitaires de Perpignan, 2000, p.44. 43 Henri Michaux, au sujet de « Paix dans les brisements », Œuvres complètes, t.II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2001, p.1001. 39

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répéter encore. La répétition serait ce battement au cœur de l’œuvre, lui donnant son souffle et sa raison d’être. Quand dès lors cesseraitelle ? Les « infinies redites » simoniennes ne marquent pas la limite de la variation signifiante mais livrent au contraire un sens à la généralisation de la répétition : la réécriture apparaît donc comme un procédé ubiquiste, qui se manifeste à tous les niveaux du texte, tant à l’échelle autotextuelle que macrotextuelle. L’inscription de la réécriture relève manifestement d’une modalité d’écriture : Simon écrit en répétant, en travaillant le déjà-écrit. L’archive prend en cela une valeur élargie. On sait que les photos, les cartes postales, les documents de tout type sont souvent au commencement de l’écriture pour cet auteur, comme socle même du geste scriptural et pas seulement comme stimuli à l’imagination. A mesure que l’œuvre avance, le passé de l’écriture semble à son tour prendre le statut de tels documents. Comme le remarque Jean-Luc Seylaz, tout se passe comme si, chez Simon, une page ou une phrase antérieures devenaient à son tour une espèce d’archive, susceptible d’être citée au même titre que les registres de l’ancêtre. L’auto-référentialité, c’est, à la limite, l’auto-citation44.

Il s’agit de mesurer les conséquences d’une telle fabrication, entre totalisation et manque inexorable, entre accumulation et correction, entre un mouvement centrifuge qui vise à multiplier les formulations et les perceptions d’un objet45, et un mouvement centripète visant à l’unité, même introuvable. Réconciliant peut-être ces antagonismes, on pourrait considérer que l’inlassable réa/encrage d’un même matériau, incarné en de multiples réécritures, construit de fait un élan vers l’unité, comprise comme simple rassemblement au sein d’une œuvre. Non pas élire la formulation unique, visée au travers de retouches et refontes, non pas varier pour cultiver la différence, mais 44

Jean-Luc Seylaz, « Lecture du chapitre I des Géorgiques », Esprit créateur, 1987, vol.27, n°4, p.88. Voir aussi « l’écriture "à base de vécu" devient écriture "à base d’écrit" », Christine Genin, « Mémoire réticulaire et hypertexte », janvier 1998, site Hubert de Phalèse. 45 On toucherait là une forme d’obsession sérielle, visant avant tout la collection et ne trouvant d’assouvissement que dans cette accumulation même. Dans cette perspective, « la satisfaction se trouve renvoyée à la succession, elle projette en étendue et compense par la répétition une totalité introuvable », Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p.147.

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plutôt poser les unes à côté des autres, faire cohabiter ces versions, établies dans un corps à corps avec l’écriture, et aptes à dire le parcours d’une œuvre et d’un sujet scriptural. La réécriture simonienne rejoindrait en cela l’ « incessant effort de mise ensemble » observé chez Perec, « comme si le sujet éclaté, victime de « l’Histoire avec sa grande hache », trouvait dans la pratique scripturale le moyen de maîtriser, en l’unifiant, un parcours morcelé »46. La force avec laquelle s’impose cette esthétique de la répétition semble nous livrer une part de ses enjeux : l’itération se donne comme l’unique mode d’écriture capable de rendre une réalité foncièrement diffractée et tenterait une forme de mimétisme face à l’impossible saisie du réel. L’individu, lui-même double, instaure une écriture du réécrit. En même temps, la répétition désigne une entreprise de totalisation : par là, il s’agit de voir sous tous les angles, sous toutes les facettes l’objet de l’écriture qui apparaît, à son tour, comme l’espace du réinvestissement d’une identique matière, recyclée dans l’univers de l’œuvre. Comme l’affirme l’auteur, la composition romanesque entraîne ipso facto un effet-monde : si le début et la fin des textes se recouvrent, c’est avant tout « pour que le cercle se referme » 47 . On comprend alors autrement ces échos qui résonnent contre les murs des romans clos : ils matérialisent l’espace reparcouru et résonnant de la création simonienne.

2. Totalité Si l’écriture simonienne est tissée de répétitions microtextuelles et internes au roman, elle établit aussi des échos d’un roman à l’autre, à travers des images connues, des personnages repris, des scènes clé. Le panorama de l’œuvre s’offre alors pleinement à la vue et s’impose comme l’espace d’une totalité : la répétition semble unir indissolublement les livres les uns aux autres. Julien Gracq l’a bien 46

Bernard Magné, « Perécritures », La Réécriture. Actes de l’Université d’été de Cerisy-la-Salle, sous la direction de Claudette Oriol-Boyer, Grenoble, Céditel, 1990, p.91. Les pratiques d’autocitation seraient chez Perec, au nombre de trois : l’insertion, c’est-à-dire la reprise littérale, l’adaptation, c’est-à-dire la reformulation d’un déjàécrit, enfin, la génération. 47 Claude Simon, « Attaques et stimuli », entretien avec Lucien Dällenbach, dans Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Seuil, Les contemporains, 1988, p.178.

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vu, « à mesure que l’œuvre approche de sa fin » 48 , cette totalité, lentement érigée de livre en livre, tend à exercer une influence grandissante sur la perception de chacun : comme tout corps, l’ensemble de la création est soumis au phénomène interne de l’entropie qui entraîne une perte d’énergie et de nouveauté. Cette force d’attraction n’épargne pas la critique simonienne, très sensible aux effets de totalisation repérables, au moins, dans trois romans récents et volumineux de Claude Simon. Ainsi, de « la totalisation accomplie »49 à l’idée d’un « roman-somme »50, Les Géorgiques d’abord est qualifié de véritable « cosmos » 51 , termes aussi bien utilisés ensuite pour évoquer L’Acacia, dont Gérard Roubichou affirme qu’il « peut être lu comme la dernière pièce d’un tout (la pièce manquante du "puzzle", sans laquelle ce dernier ne saurait trouver son sens) » 52 ou, plus récemment, Le Jardin des Plantes : Dès lors LJP ne se définit pas seulement comme la tentative de restitution du travail de la mémoire d’un sujet : il est aussi mémoire d’une écriture, mémoire de son lecteur, il est devenu mémoire d’une œuvre53. 48

Julien Gracq, En lisant en écrivant, Œuvres complètes, II, Pléiade, p.638. Lucien Dällenbach, « Les Géorgiques ou la totalisation accomplie », Critique, n°414, novembre 1981, p.1226. 50 Nathalie Piégay-Gros, Claude Simon. Les Géorgiques, PUF, Etudes Littéraires, 1996, p.6. 51 Lucien Dällenbach, « Les Géorgiques ou la totalisation accomplie », op. cit., p.1235 (Repris dans Claude Simon, Seuil, Les contemporains, 1988, p.138). Voir aussi Mireille Calle-Gruber : « Les Géorgiques fait le tour de tous les romans de Simon et Georges n’est pas seulement héritier des manuscrits de son ancêtre révolutionnaire : il est surtout héritier de tous les textes simoniens déjà écrits », « Sur les brisées du roman », Micromégas, 1981, vol.VIII, n°1, p.112. 52 Gérard Roubichou, « La mémoire des mots », Claude Simon : chemins de la mémoire, textes réunis par M. Calle-Gruber, Grenoble, Le Griffon d’Argile, coll. Trait d’union, 1993, p.86. Entre autres exemples, nous pouvons citer également Bernard Andrès, pour qui L’Acacia représente une « véritable somme » du Texte simonien, Profils du personnage chez Claude Simon, Paris, Minuit, 1992, p.263 ; Ralph Sarkonak, « Un drôle d’arbre : L’Acacia de Claude Simon », Romanic Review, 1991, vol.82, n°2, p.220 : « L’Acacia est une somme qui tout en faisant partie de l’ensemble, le contient, l’évoque, le textualise, bref le "réincarne" ». 53 Catherine Rannoux, « Eclats de mémoire : la page fragmentée, Le Jardin des Plantes de Claude Simon », La Licorne, 2000, n°52, p.260. Voir aussi Jean-Yves Laurichesse, « Aux quatre coins du monde », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, Actes du colloque de Perpignan, op. cit., p.134 : « le Jardin des Plantes est bien la parfaite image du livre-monde, dans les allées duquel le lecteur se promène et 49

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L’œuvre simonienne constituerait un « tout quasi organique »54, une œuvre-monde55, image du cosmos et cosmos lui-même56. On sait que R. Sarkonak recourt à la majuscule lorsqu’il parle du « Texte » simonien considéré comme unité : « Le "Texte simonien" est donc à entendre comme la totalité de l’"œuvre textuelle" de Simon »57 . Si cette conception d’une œuvre « capable du Tout »58 peut en partie s’expliquer par le couronnement du Nobel, qui a entraîné une vision embrassant la totalité de l’œuvre, un rapide parcours dans la réception critique de quelques romans simoniens permet de mesurer la prégnance de cette dimension dès les années soixante. Comme certains autres nouveaux romans59, Le Vent traduirait un « désir de totalité »60, de même que L’Herbe étonne par son « épuisante et totale vision de quelques destins particuliers dont la particularité ne cesse d’ailleurs pas une seconde d’appartenir, de contribuer à l’universel contexte qui l’englobe, la répète, la contredit et l’accroît à l’infini »61. Le dépouillement quasi exhaustif, effectué par T. Samoyault, des articles critiques contemporains à la publication de ces textes, dit assez combien les romans simoniens constitueraient une forme de voyage ». Ralph Sarkonak enfin, dans sa présentation de La Revue des Lettres Modernes consacrée à Claude Simon (février 2001, n°3), qualifie ces quatre romans, Histoire, Les Géorgiques, L’Acacia et Le Jardin des Plantes, de « roman-somme ». 54 John Fletcher, « Claude Simon : Autobiographie et fiction », Critique, n°414, novembre 1981, p. 1214. 55 Voir Tiphaine Samoyault, Romans-Mondes : les formes de la totalisation romanesque au vingtième siècle, thèse de doctorat, Paris VIII, 1996. 56 Voir Tiphaine Samoyault, ibid., p.654. 57 Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.11. 58 Selon l’expression de Lucien Dällenbach, « Les Géorgiques ou la totalisation accomplie », op. cit., p.1236. Dans Claude Simon, op.cit., p.139. 59 Olivier de Magny parle ainsi de la « conquête de la totalité » au sujet de L’Emploi du Temps de Butor (« Voici dix romanciers », Esprit, juillet-août 1958, n°7-8), qui suscite également la métaphore du labyrinthe (P. Jaccottet, « L’Emploi du temps de Michel Butor », La Gazette de Lausanne, 13 janvier 1957) et du puzzle (E. Henriot, « La vie des livres », Le Monde, 20 novembre 1956). Pour une vision complète de la réception critique du Nouveau Roman, on se reportera très utilement à la thèse de Tiphaine Samoyault, Romans-Mondes, th. cit., p.224-238. 60 Olivier de Magny, « Le Vent par Claude Simon », Les Lettres Nouvelles, décembre 1957, n°55. 61 Olivier de Magny, « L’Herbe par Claude Simon », Les Lettres Nouvelles, décembre 1958, n°66.

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totalisation. L’évolution même des catégories métaphoriques et formelles utilisées épouse l’attraction déjà évoquée qu’exerce le Tout : d’une construction circulaire ou combinatoire62 , qui enclôt donc le monde en son sein, on passe au « roman total », reflet non plus seulement de lui-même mais aussi de l’œuvre qui l’accueille63. Pourtant, si l’on est fondé à parler de totalisation, il convient de nuancer à l’instar de J.-Y. Laurichesse qui précise, dès l’avantpropos au colloque sur Le Jardin des Plantes : En publiant Le Jardin des Plantes à l’automne 1997, soit huit ans après ce roman si parfait qu’est L’Acacia, Claude Simon apportait la preuve magistrale de sa capacité de renouvellement, dans la permanence même de ses grands thèmes : la guerre, l’enfance, la femme, le voyage, la littérature, la peinture…64.

L’Unité se remet perpétuellement en cause et, sous le joug d’une force de multiplicité, se pluralise. A cet égard, il nous paraît révélateur de noter, dans la littérature critique contemporaine aux publications des différents ouvrages de Simon, « l’ombre portée »65 de Balzac et de Proust sur ces romans totalisants : qu’il s’agisse de montrer leur faiblesse face à

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Nous renvoyons au « tableau des catégories utilisées par les critiques pour définir des romans totalisants de la seconde moitié du vingtième siècle » établi par Tiphaine Samoyault, Romans-Mondes, th. cit., p.256-260. Rappelons les catégories qui apparaissent pour chaque roman : Le Vent, archipel, réseau, L’Herbe, cosmos, boucle, La Route des Flandres, synthèse, réseau, combinatoire, Le Palace, révolution, inventaire, chronique, La Bataille de Pharsale, fresque, roman-laboratoire, triptyque, épopée, chronique, Triptyque, boucle, rhapsodie, triptyque, Leçon de Choses, inventaire, encyclopédie. 63 C’est le cas, on ne s’en étonnera pas, d’Histoire, des Géorgiques et de L’Acacia, pour lesquels on rencontre les catégories de cosmos, d’Œuvre et de roman total. A noter que la totalité contenue dans le texte vise aussi à englober genres, formes et thèmes littéraires : une œuvre les contenant toutes, donc. 64 Jean-Yves Laurichesse, « Avant-propos », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, op. cit., p.7. Cette idée sous-tendait déjà la remarque de Jean Duffy au sujet de L’Acacia qui « propose non pas des perspectives nouvelles sur la vie de l’auteur mais des perspectives renouvelées et renouvelables sur son œuvre », « L’Acacia la vie ou l’œuvre », Revue des Sciences Humaines, 1990, n°220, p.185. 65 Selon l’expression de Christophe Pradeau, L’idée de cycle romanesque. Balzac, Proust, Giono, thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 2000, p.7.

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ces deux modèles indétrônables66, ou d’en faire les dignes héritiers, la comparaison semble s’imposer. Il peut paraître abusif de convoquer l’auteur tant fustigé par le Nouveau Roman pour évoquer l’œuvre simonienne. Balzac a en effet été la cible privilégiée des nouveaux romanciers. Pour Robbe-Grillet, le roman balzacien correspond à une conception dépassée de l’écriture en tant qu’il s’agit de reproduire la réalité et de construire un monde stable et rassurant67. Claude Simon, de même, reproche au roman traditionnel, incarné en particulier par Balzac, son caractère arbitraire : la chronologie comme les liens de causalité servent de fondements à l’histoire qui, de ce fait, ne correspond qu’au « bon vouloir de celui qui les raconte »68. Pourtant, l’auteur reconnaît par ailleurs à quel point le créateur de La Comédie Humaine fut « hardiment novateur à son époque (…), soutenu par un certain « emportement de l’écriture » et une certaine démesure qui le haussaient au-delà de ses intentions »69. Michel Butor dépasse encore cette conception pour privilégier un Balzac « moderne » : ainsi évoque-t-il La Comédie Humaine en termes de « mobile romanesque »70. De fait, si l’on accepte d’éviter la caricature, jeter une passerelle depuis cet incontournable pilier littéraire du dix-neuvième siècle jusqu’à la création simonienne, voire considérer Balzac comme « le roi des bricoleurs »71 , est sans doute légitime. En outre, si les 66

Pour la comparaison avec Balzac, voir par exemple R. Kanters, La Table Ronde, septembre 1954 (cité par O. de Magny, « Voici dix romanciers », op. cit., p.10) ou plus tard Bourin André au sujet de La Vie Mode d’emploi, « A chacun sa manière de vivre », Le Journal Rhône-Alpes, 26 octobre 1978. Pour la comparaison avec Proust, J.-B. Barrère, La cure d’amaigrissement du roman, Paris, Albin Michel, 1964 : confrontés à Proust, « des romans comme La Modification ou La Route des Flandres s’inscrivent dans la ligne de son effort, mais l’amenuisent et l’appauvrissent, tournant le flux de conscience artistique de Proust en une rumination égarée, au point qu’on a pu appeler l’auteur de ce dernier roman, Claude Simon, un Proust du pauvre, comme pour souligner au cœur de l’analogie, la distance qui les sépare autant que des poireaux les asperges, précisément irisées par le pinceau de Proust », p.52. 67 Voir Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, « Critique », 1961. Pour une mise au point concernant les rapports des Nouveaux Romanciers à Balzac, nous renvoyons à Joëlle Gleize, Honoré de Balzac. Bilan critique, Paris, Nathan, coll.128, 1994, p.26-33. 68 DS., p.18. 69 DS., p.17. 70 Michel Butor, Répertoire I, Paris, Minuit, « Critique », 1960, p.83. 71 Lucien Dällenbach, « Un texte "écrit avant notre modernité" », Balzac. Une poétique du roman, sous la direction de S. Vachon, Montréal, XYZ Editeur, Paris,

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échos intratextuels établis ouvrage après ouvrage délimitent bien une forme de totalité, c’est naturellement à « l’effet-Comédie Humaine » qu’il convient de jauger le Tout simonien. Le terme même de « cycle » employé fréquemment pour regrouper certains romans de Simon corrobore cette possibilité 72 . A ce titre, les références constantes de Claude Simon à la peinture, ce dès La Corde raide, sont significatives. La thèse désormais bien connue de B. Ferrato-Combe73 a suffisamment montré à quel point la réflexion esthétique de l’auteur s’établit en référence à l’art pictural, dont Cézanne est sans doute la figure tutélaire. Il ne s’agit pas pour nous de reprendre cette étude d’une écriture rêvant le geste du peintre mais plutôt d’observer comment ce lien indissociable conduit naturellement à la forme cyclique. Le sous-titre du Vent, Tentative de restitution d’un retable baroque ou Triptyque dont Francis Bacon a inspiré l’écriture 74 , constituent déjà les indices d’une référence marquée aux polyptyques. De fait, les deux références tendent à s’indifférencier lorsqu’on sait dans quel sens les entend Simon. Tel qu’il l’utilise, le retable « représente diverses scènes de la vie d’un personnage que vous pouvez embrasser d’un seul coup d’œil »75 ; il n’est qu’à rapprocher Presses Universitaires de Vincennes, 1996, p.454. Voir dans le même collectif, Bernard Andrès, « Claude Simon et Balzac : "patiemment, sans plaisir" », p.435-445. 72 Notons que ce même mot est utilisé pour Duras : on parle par exemple du cycle de la mendiante indienne. Voir sur ce point Madeleine Borgomano, « L’histoire de la mendiante indienne. Une cellule génératrice de l’œuvre de Marguerite Duras », Poétique, novembre 1981, n°48, p.479-493. Voir aussi Madeleine Borgomano, « L’Amant : une hypertextualité illimitée », Revue des Sciences Humaines, 1986-2, n°202, « Duras », p.67-77 et Mireille Calle-Gruber, « L’amour fou, femme fatale. Marguerite Duras », Le Nouveau Roman en questions, n°1, « Nouveau Roman et archétypes », Revue des Lettres Modernes, avril 1992, p.16-56. 73 Brigitte Ferrato-Combe, Ecriture et peinture chez Claude Simon, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 1992. Sur la référence aux polyptiques, on lira particulièrement p.349-363. 74 Voir lors du colloque de Cerisy, les propos de Simon qui affirme avoir été « fortement impressionné » par la peinture de F. Bacon et ajoute : « certaines œuvres avaient pour titre Triptyque, titre et principe que j’ai trouvés en eux-mêmes tellement excitants que j’ai décidé d’adjoindre à mes deux premières séries une troisième, celle de la station balnéaire, inspirée d’ailleurs elle-même par des toiles de Bacon », « Claude Simon à la question », Lire Claude Simon, Colloque de Cerisy, UGE, 10/18, 1986, p.425. 75 Claude Simon, « Je cherche à suivre au mieux la démarche claudicante de mon esprit », La Tribune de Lausanne, 20 octobre 1959. On retrouve la même expression au sujet du plan de montage de La Route des Flandres, « Note sur le plan de montage

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cette signification de celle que recouvre le terme de « triptyque » pour mesurer la parenté : Je propose un mode de lecture en évoquant ces peintures composées de trois volets qui représentent quelquefois des scènes totalement différentes et quelquefois un ensemble homogène (la vie d’un même saint). Mais ce qui fait l’unité de ce genre d’œuvres, c’est une unité de nature picturale, c’est, disons, que tel rouge en haut du volet de gauche peut renvoyer à tel autre rouge ou encore à tel vert en bas de celui de droite, si bien que les trois tableaux sont composés de manière à n’en former qu’un seul. Cette harmonie de couleurs et ces renvois de l’un à l’autre, voilà ce qu’indique le titre Triptyque, du moins dans mon esprit76.

B. Ferrato-Combe rappelle à juste titre l’emprise de la structure ternaire chez Simon pour l’élargir à celle du polyptyque, montrant alors comment, par exemple, L’Acacia obéit à une composition semblable : « [s]es douze chapitres sont comme les stades d’un chemin de croix et dont certains volets se replient exactement les uns sur les autres »77. En outre, notre étude de la composition a également observé l’omniprésence de la structure circulaire. Or, le mot cycle n’est pas sans rappeler le mouvement mis en évidence : au sens propre, il désigne « toute forme ou tout phénomène circulaire », au sens figuré, « tout ensemble fermé sur soi et pouvant être parcouru indéfiniment »78. Héritier de l’épopée, le cycle se constitue sur le retour d’un personnage, d’une famille ou d’un peuple et peut être le fait, à l’origine, de plusieurs auteurs79. C’est réellement avec Balzac que naît de La Route des Flandres », Claude Simon : chemins de la mémoire, textes réunis par M. Calle-Gruber, Grenoble-Sainte Foy, Presses Universitaires de Grenoble, Le Griffon d’Argile, « Trait d’union », p.186. C’est en effet une caractéristique essentielle de la pala, qui établit un système où « la zone centrale tend à être embrassée d’un seul regard », Chastel André, La Pala ou le retable italien des origines à 1500, Paris, Liana Levi, 1993, p.37. 76 Claude Simon, « Claude Simon à la question », Lire Claude Simon, colloque de Cerisy, Paris, UGE, 10/18, 1974, p.427. 77 Brigitte Ferrato-Combe, Ecriture et peinture chez Claude Simon, th. cit., p.355. 78 Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, p.537. Ce dernier aspect correspond précisément à l’exergue du Palace. 79 Selon la définition d’Etienne Souriau, le cycle est un « ensemble d’œuvres d’art qui peuvent être d’auteurs et d’époques différents mais entre lesquels on trouve un certain principe d’unité », Vocabulaire d’esthétique, op. cit., p.537.

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le cycle moderne, « assumé par un seul auteur »80. L’ambition de La Comédie Humaine est, on le sait, de « faire concurrence à l’EtatCivil »81. On voit déjà quelle problématique temporelle revêt la forme cyclique : par son ampleur même, elle cherche à épouser le flux temporel et à suivre sa périodicité. Jean Paris montre ainsi comment, au mécanisme horizontal de la « machine » balzacienne, s’ajoute sa circularité et observe : d’une part, sa progression linéaire en tant qu’histoire particulière, d’autre part, sa réinsertion transversale dans l’ensemble de La CH82.

De la ligne au cercle, deux mouvements seraient donc à l’œuvre dans une telle entreprise. Illustrée par la catégorie des romans-fleuves, comme Les Thibault de Roger Martin du Gard ou La Chronique des Pasquier de Georges Duhamel, la linéarité s’inscrit dans la durée qui permet de retracer l’évolution d’une famille et, par là, de révéler continuité et renouvellement. L’ancrage familial de l’œuvre simonienne s’inscrit parfaitement dans ce mouvement : de L.S.M. au brigadier, de la tante agonisante à la cousine Corinne, c’est bien à un parcours familial, par-delà les générations, que nous invite l’œuvre simonienne. Le roman cyclique, quant à lui, met en exergue le retour du Même : l’hérédité se dote d’un pouvoir de ressassement et de répétition. Zola, dans sa préface de La Fortune des Rougon, convoque précisément cette image du cercle83 tout comme Verhaeren utilise au sujet de L’Argent cette même image du « cycle ». C’est, d’après Christophe Pradeau, que 80

Tiphaine Samoyault, Romans-Mondes, th. cit., p.730. Voir l’Avant-propos à La Comédie Humaine (t.I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1976, p. 10) ou encore ce passage d’une lettre à Madame Hanska : « moi, j’aurai porté une société toute entière dans ma tête », 6 février 1844, Lettres à Madame Hanska, Paris, ed. R. Pierrot , 1967-1971, t.II, p.374. 82 Jean Paris, Balzac, Paris, Balland, 1986, p.249. Ce double mouvement pourrait trouver son emblème dans l’exergue de La Peau de chagrin qui présente le moulinet du bâton du caporal Trim décrit dans Tristam Shandy. Ce faisant, Balzac se revendique comme l’héritier de Sterne, maître en digression. Voir Randa Sabry, Stratégies discursives. Digression, transition, suspens, Paris, Ed. de EHESS, 1992. 83 Cette préface annonce l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, inscrite « dans un cercle fini », La Fortune des Rougon, Gallimard, La Pléiade, t.1, 1960, p.4. Sur la circularité et les formes du retour chez Zola, voir Auguste Dezalay, L’Opéra des Rougon-Macquart. Essai de rythmologie romanesque, Paris, Klincksieck, 1983.

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La forme circulaire est, chez Zola et Verhaeren, la signature de la complétude et de l’accomplissement esthétique. Pour l’un et pour l’autre, la succession des romans prend sens dans la possibilité pour la ligne de se métamorphoser en cercle84.

Là encore, nous avons largement observé la dimension hautement répétitive de l’univers simonien, tant du seul point de vue diégétique, que dans les liens noués d’un fils à son père, d’un personnage à son ancêtre : la progression temporelle est moins avancée qu’imitation et réitération du passé. En tant qu’elle réinvestit à la fois la ligne et le cercle, l’œuvre de Simon peut légitimement être rapprochée de ces formes tératologiques du roman85. Si le cycle romanesque procède d’une ambition, représenter la totalité du monde, il utilise aussi une technique, devenue définitionnelle : le retour des personnages. D’abord cause de rejet parce que contrecarrant la règle de nouveauté, de mise dans une certaine conception de la littérature au dix-neuvième siècle86, il est bientôt considéré comme la manifestation lumineuse du génie balzacien : Proust parle ainsi de cette « admirable invention de Balzac d’avoir gardé les mêmes personnages87. Selon les pratiques cycliques du vingtième siècle, il peut prendre la forme d’une récurrence thématique, à l’instar de la petite phrase de Vinteuil dans La Recherche. Ce motif, quelle que soit sa forme, accorde par sa récurrence « une unité à des parties séparées »88. Or, nous avons vu l’importance de ce phénomène dans l’écriture de Simon : une 84

Chr istophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.191. Perçu comme un sur-genre ou un « excès du roman », l’œuvre cyclique semble en effet monstrueuse : « Le roman est la forme "informe" de l’excès, la débauche du langage », Tiphaine Samoyault, Excès du roman, Nadeau, 1999, p.8. 86 Hugo, dans sa préface de Cromwell, en serait le parangon (Paris, Garnier Flammarion, 1968, p.62-109). C. Pradeau fait le tour des reproches adressés à Balzac qui, par ce retour « des mêmes visages » selon l’expression du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, met en œuvre une « idée contraire au génie du roman », Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.464. Nous rappellerons, bien sûr, la position de Sainte-Beuve : « Rien ne nuit plus à la curiosité qui naît du nouveau et à ce charme imprévu qui fait l’attrait du roman. On se trouve à tout bout de champ en face des mêmes visages », « M. de Balzac. La Recherche de l’Absolu », Revue des deux Mondes, 15 novembre 1834, p.67-79. 87 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Folio Essais, 1954, p.213. 88 Tiphaine Samoyault, Romans-monde, th. cit., p.739. 85

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connaissance même élémentaire de l’œuvre suffit à relever la réalité d’une telle pratique. M. Bertrand s’en fait l’écho, même s’il relie ces constances à une « écriture autobiographique déguisée »89 : L’oncle Charles apparaît dès Le Tricheur, puis reparaît dans Histoire, La Bataille de Pharsale et Les Géorgiques. Corinne, sa fille, est l’une des principales protagonistes de La Route des Flandres et joue divers rôles de figuration au sein d’Histoire, La Bataille de Pharsale, Triptyque et Les Géorgiques. Son époux, le capitaine de Reixach, simplement évoqué dans L’Herbe, assume une fonction de premier plan au sein de La Route des Flandres, puis redevient seulement une vague référence à l’intérieur d’Histoire, Triptyque et Les Géorgiques. Georges, le reflet romanesque de l’auteur, qu’il porte ce prénom ou qu’il soit affublé d’un autre, qu’il soit nommé ou ne le soit pas, s’avère omniprésent au centre de la quasi-totalité de l’œuvre. Les lointains ancêtres de la famille marquent également de leur présence divers romans simoniens. Le général régicide, appelé Laverne dans Le Tricheur puis convoqué sous les initiales L.S.M. (Lacombe Saint-Michel) dans Les Géorgiques, permet, grâce à sa réapparition, quelque trente-six ans après sa première apparition, de relier entre eux le premier et le dernier ouvrage de Simon90.

Les reprises les plus marquantes sont ici répertoriées : elles concernent l’ensemble de la création romanesque et s’ancrent particulièrement dans la sphère familiale. Le personnage de Lambert, qui réapparaît dans Triptyque après s’être illustré dans Histoire, est un des rares exemples de protagonistes étrangers à la stricte famille, auquel on pourrait adjoindre le colonel de L’Acacia et du Jardin des Plantes malgré son lien avec le Reixach de La Route des Flandres. « Lieu stratégique où se joue la légitimité du modèle balzacien et, par-delà, de la forme cyclique »91, le retour des personnages simoniens entérine la cyclicité de l’œuvre.

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Michel Bertrand, Langue romanesque et parole scripturale, PUF, littératures modernes, 1987, p.151. Dans la perspective « scripturaliste » de M. Bertrand qui se résume au « Seule importe l’écriture ! » (p.151), cette précision est en effet gênante. Il est cependant indéniable que la stabilité de l’univers des personnages simoniens tient en grande partie à cet ancrage autobiographique. Voir John Fletcher, « Autobiographie et fiction », op. cit., p.1211-1217. 90 Michel Bertrand, ibid., p.151-152. 91 Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.455.

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Susan G. Mann92 a établi trois critères formels au fondement du cycle de nouvelles : l’autonomie des parties, la présence d’un personnage récurrent et la réévaluation, rendue nécessaire par l’effet d’ensemble, des relations unissant entre elles les parties. Cette dernière caractéristique s’applique également à la création simonienne. En effet, la récurrence d’éléments communs n’apparaît qu’au fil des romans, tel retour faisant bientôt figure d’illumination rétrospective. Parce qu’il manifeste un fil conducteur jusqu’alors insoupçonné et qu’il est le lieu d’« une communication fulgurante »93, il jette sur l’œuvre un éclairage qui la métamorphose. Aussi participet-il de cet effet si justement décrit par Proust : Telle partie de ses grands cycles ne s’y est trouvée rattachée qu’après coup. Qu’importe. L’Enchantement du vendredi saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser à faire Parsifal et qu’il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus se séparer, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions?94.

C’est à une reconnaissance de cet ordre que s’apparente la découverte d’un personnage migrant d’un livre et bientôt reconnu dans un autre. Ainsi, le passage suivant de Triptyque met en scène une illumination semblable : le protagoniste qui « éclate de rire et dit Mais qu’est-ce que je ne ferais pas pour la ravissante cousine de mon meilleur ami de collège ! », puis demande « Vous rappelez-vous ce jour où vous êtes rentrée avec ce cartable à musique et où vous n’avez même pas voulu me regarder ? »95, renvoie par cette allusion à une scène d’Histoire96. Par là, il désigne sa dimension récurrente et lève le masque de son identité : le lecteur reconnaît en lui Bernard Lambert. De la même façon, le motif de l’acacia qui inaugure Histoire est reproduit à la fin 92

S.G. Mann, The Short-Story Cycle. A Genre Companion and Reference Guide, Wesport, Greenwood Press, 1989. 93 Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque (de Balzac à Giono), mémoire de DEA, Université Paris VIII, 1995, p.31. 94 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Folio Essais, 1987, p.213-214. 95 T., p.52. Sur ce passage, voir l’analyse de Bertrand Michel, Langue romanesque et parole scripturale, op. cit., p.153-154. Cette question, aussi bien, s’adresse au lecteur qui est invité à opérer un travail de mémoire. 96 H., p.221-222.

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de L’Acacia : très visible « clin d’œil »97 aux familiers de Simon, cette récurrence signale le mécanisme de réapparition comme principe clé. Dès lors, entreprendre la lecture d’un nouveau volume, c’est se retrouver en territoire familier, au milieu de personnages qui sont, du moins pour certains, de vieilles connaissances. En même temps, le volume nouveau introduit du jeu dans les équilibres établis : il ne se contente pas d’ajouter, il dérange, agissant comme un élément étranger, il déstabilise (…). Le livre nouveau agit rétrospectivement dans la profondeur de l’écrit, du déjà-lu : il nécessite de modifier des rapports longtemps tenus pour acquis, de réviser des jugements, des certitudes, de replacer au centre ce que l’on tenait dans les marges, de reconsidérer une scène passée inaperçue qui se révèle soudain décisive98.

Le « tout » simonien s’impose comme perpétuelle illumination tant les correspondances abondent et se dévoilent au fil d’une lecture sans cesse renouvelée. Œuvre totale parce que brassant en son sein des motifs indéfiniment repris, cette création se rapproche paradoxalement de la pratique balzacienne, qu’elle radicalise sans doute : Simon pourrait rejoindre l’auteur de La Comédie Humaine dont le cycle est « menacé de toutes parts, ne serait-ce que par les autres livres où il a trouvé / trouve / ou trouvera sa place » 99 . C’est une perpétuelle découverte d’insoupçonnés échos, c’est une infinie « mise en cycle » que nous offrent de tels univers. Si la saisie de rapports inaperçus rend manifeste la structure cyclique de l’œuvre, certaines lacunes ou d’apparents manques de données dans tel roman invitent en outre à mesurer le recours nécessaire au Tout. On sait par exemple que le texte de La Comédie humaine « fait appel à un savoir qu’il constitue du même geste. Plus la référence se fait synthétique, plus le lecteur doit compléter l’indication donnée, la développer »100. Certes dans l’ensemble, la compréhension minimale de chaque roman n’est pas entravée par la méconnaissance de l’ensemble cyclique, certes, le lecteur n’est pas tenu de maîtriser parfaitement les épisodes précédents. Il n’en reste pas moins que seul 97

Selon l’expression de Claude Simon. Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.532-533. 99 Jean Paris, Balzac, op. cit., p.182. 100 Joëlle Gleize, « La Comédie humaine : un livre aux sentiers qui bifurquent », Poétique, septembre 1998, n°115, p.263. 98

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le « liseur » 101 de Balzac perçoit dans leur ampleur ces liens particuliers qui font tout le plaisir du cycle. Préservant d’un côté la possibilité d’être lu en tous sens et librement 102 , Balzac invite de l’autre, par la mise en évidence des rappels qui parcourent son œuvre, à « lire ses livres comme un seul livre » 103 . Tiphaine Samoyault affirme ainsi : Le retour des personnages constitue un principe-clé de la pratique cyclique telle qu’elle est initiée par Balzac, qui entraîne même parfois des jeux avec le lecteur dans la familiarité qu’il est censé avoir avec le monde de l’œuvre. Quand on lit dans Le Cousin Pons, « Elie Magus, dont le nom est trop connu dans la COMEDIE HUMAINE pour qu’il soit nécessaire de parler de lui... », la phrase inscrit la nécessité d’une bonne connaissance de l’œuvre et la circulation à travers ses différents romans, elle établit en outre un rapport de connivence entre l’auteur et le lecteur104.

Certains passages radicalisent même cette connivence jusqu’à rendre indispensable la connaissance de l’intratexte balzacien pour une lecture élémentaire. Il en va ainsi de la « fiche » proposée par Balzac dans sa préface à Une fille d’Eve dans laquelle Jean Paris relève quelques exemples d’amphibologie majeurs, indices entre autres de la complexité temporelle de l’œuvre 105 : « la logique, vicieuse, exige pour lever sa propre ambiguïté, le scandale des scandales : la connaissance du tout avant celle de la partie »106. Ainsi, il conviendrait d’avoir d’abord embrassé La Comédie humaine dans son entier avant même d’accéder aux livres qui la composent. La table dont Balzac a l’idée, qui « aiderait le lecteur à se retrouver dans cet immense 101

Selon l’expression d’Albert Béguin, Balzac lu et relu, Paris, Seuil, 1965, p.47. C’est la caractéristique des cycles à entrées multiples comme La Comédie humaine ou Les Rougon-Macquart par opposition aux cycles à entrée unique comme Jean Christophe ou A la Recherche du Temps Perdu. Voir Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., introduction. 103 Joëlle Gleize, « La Comédie Humaine : un livre aux sentiers qui bifurquent », op. cit., p.259. 104 Tiphaine Samoyault, Romans-mondes, th. cit., p.452. 105 Si l’on est étranger à l’univers de Balzac, on peut par exemple penser que Delphine et de Marsay, « fille d’un sieur Goriot », sont homosexuelles ou que de Marsay est un « ancien vermicellier ». De même, comment Balzac « peut-il qualifier Bianchon de "célèbre médecin", alors que celui-ci, à l’époque considérée, termine tout juste ses études ? », Jean Paris, Balzac, op. cit., p.44. 106 Ibid., p. 43. 102

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labyrinthe »107, est donc impossible par l’ « excès des données qu’elle doit réunir, l’étoilement de ses propositions » 108 . Sans doute La Comédie humaine peut-elle être lue intégralement ou partiellement, sans doute aussi doit-elle être perçue comme totalité. Dans tous les cas, sa matière même déborde l’ambition affichée d’unité et d’organicité, tant l’œuvre balzacienne « se refuse aussi bien à désigner son origine qu’à ménager un lieu perspectif d’où nous saisirions son ensemble »109. La maîtrise du tout constitue bien un éclairage nouveau jeté sur chaque partie mais ne signifie en rien une stabilité de l’univers. C. Pradeau peut alors commenter, à l’aide d’un exemple, ce constant repositionnement qu’implique l’influence de l’œuvre sur ses parties : Une Fille d’Eve devient ainsi, pour partie, un appendice au Lys dans la vallée, modifiant imperceptiblement l’idée que le lecteur s’en faisait. L’allusion balzacienne ne relève pas d’une connivence ludique : elle emporte « la scène » convoquée dans une dynamique de réorganisation, dessinant un espace en mouvement110.

Cette malléabilité du texte nous semble, malgré le dégoût de Simon pour la totalisation balzacienne 111 , particulièrement proche de la 107

« Préface d’Une Fille d’Eve », La Comédie humaine, t. II, La Pléiade, p. 271. Jean Paris, Balzac, op. cit., p.60. Vincent Descombes confirme cette opinion : « il faudrait autant de tables que de points d’arrêt possibles », Vincent Descombes, « Who’s who dans La Comédie humaine », M.L.N., mai 1983, n°98, p.675-701 (repris dans Grammaire d’objets en tous genres, Paris, Minuit, 1983, p.251-280). 109 Jean Paris, Balzac, op. cit., p.100. 110 Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.598. 111 Comme le rappelle L. Dällenbach, « totalize en anglais veut dire aussi tuer, et c’est en ce sens que Simon l’antibavard et le familier du concret ressent la totalisation balzacienne ainsi que toute manœuvre visant à juguler le sensible », Claude Simon, Paris, Seuil, Les contemporains, 1988, p.123. La « colle logique » (selon l’expression de R. Barthes évoquant le discours balzacien, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p.162) détruit « l’expérience vive » de la réalité. Pourtant, et cela nous autorise le rapprochement avec La Comédie humaine, Simon affirme que « le monde n’existant que dans sa totalité, toute tentative d’expression de celui-ci, même partielle, demandera une composition « totale », c’est-à-dire fermée sur elle-même (…) de façon à former, à l’image de la réalité, un bloc indivisible », « Un bloc indivisible », Les Lettres Françaises, 4-10 décembre 1958, n°750, p.4. Dans un entretien postérieur, l’écrivain semble pourtant nier toute volonté de totalisation et s’effrayer du terme même de « totalité ». Il préfère, plus modestement, parler de son « petit Tout » et d’ajouter :

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pratique simonienne. D’une part parce que certains points évoqués dans un roman se trouvent approfondis ailleurs, d’autre part parce que, radicalisant l’entreprise de La Comédie humaine, certaines ambiguïtés ne peuvent être levées que par la seule connaissance du tout. Ainsi, certaines allusions d’Histoire, vagues et pour le moins énigmatiques, ne trouvent leur explication que dans L’Acacia. Citons ce passage d’Histoire : « et l’époque les deux brèves années pendant lesquelles ce fut elle qui les envoyait » 112 . L’usage d’un pronom sans référent, fréquent dans l’œuvre comme nous l’avons vu, interdit la saisie optimale de la signification, incapable qu’est le lecteur de trouver à quel personnage féminin renvoie cette anaphore. La lecture de L’Acacia met fin à ce suspens puisque le roman décrit, citations et circonstances à l’appui, comment la mère du brigadier envoie des cartes postales à sa propre mère : ... enfin, donc, ce fut elle qui à son tour les envoya, elle qui n’avait jamais été beaucoup plus loin que Barcelone, Paris ou Bordeaux113.

Inversement, les romans précédents peuvent éclaircir ceux qui suivent. La Route des Flandres apporte ainsi des précisions réutilisables dans Histoire, à propos en particulier de « ces ragots sur elle [il s’agit de Corinne] et ce jockey au nom espagnol qui montait pour Reixach »114 dont le lecteur se souvient qu’ils sont au centre du roman de 1960. Ce savoir lui permet donc de retrouver Iglésia en ce jockey et de connaître les relations qui l’unissent à Corinne. On voit en outre que le démonstratif « ces » anaphorise le référent de La Route des Flandres, engendrant un dialogue intratextuel au long cours entre ces différentes parties de la création. Si le prénom est tu, comme fréquemment dans les derniers romans de Simon 115 , c’est qu’il est jugé suffisamment connu. Il semble donc que l’anonymat lentement conféré aux « Et encore… Je serai mort avant de l’avoir dit !… », Claude Simon, « Un homme traversé par le travail », La Nouvelle Critique, juin-juillet 1977, n°105, p.40. 112 H., p.388. 113 L’A., p133. 114 H., p.341. 115 L’Acacia ne fournit en effet aucun prénom ni nom propre : les périphrases utilisées pour désigner les personnages - « l’homme à la barbe carrée » pour le père, « les vieilles vêtues du noir » pour les tantes, etc. - sont censées rappeler au lecteur de qui il s’agit.

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personnages trouve sa cause dans ce lien avec l’œuvre entière, considérée comme maîtrisée par le lecteur. Dans La Comédie humaine, Balzac délaisse peu à peu les personnages « migrants »116, hérités de la tradition et passant d’un auteur à l’autre, pour élire au premier chef ses propres personnages, traçant ainsi le mouvement d’une « conquête progressive de l’autonomie » 117 ; l’œuvre simonienne, quant à elle, construit un univers d’emblée autonome et refermé sur lui-même, dont les membres si mémorables n’ont plus à être nommés pour être reconnus. Tout comme le revenant balzacien, le personnage simonien s’enracine dans la mémoire de son lectorat et telle l’absente de tout bouquet, se lève devant lui comme une évidence. Les principes de récurrence se rapprocheraient ainsi de l’entreprise de Balzac même si, on le sait, Simon juge l’ambition de concurrencer l’Etat Civil très éloignée de sa propre conception de l’écriture. La dynamique de l’œuvre quant à elle s’apparenterait davantage à celle de La Recherche. Si le cercle et les échos qui l’habitent sont balzaciens, la ligne des romans et leur déploiement seraient proustiens en tant qu’ils peuvent se résumer ainsi : comment Simon est devenu Simon. Du Tricheur au Jardin des Plantes, c’est en effet une lente appropriation de soi qui se donne à voir. Sous couvert d’abord de personnages exhibant leur fictivité mais non sans attributs réels, voilés ensuite par des masques aux initiales anonymes (O.), par des périphrases (l’étudiant, le brigadier), le narrateur assume lentement son identité, certes pas sous la forme d’une revendication pleine, mais, à l’instar du seul Marcel concédé dans l’œuvre de Proust, dans cette discrète lettre, S.. En outre, L’Acacia pourrait bien servir d’emblème à ce sens de l’histoire : véritable roman initiatique, il retrace le parcours d’un homme s’attablant « devant une feuille de papier blanc »118 autant que celui d’une vocation, et résonne par là d’un son très proustien. J.-C. Vareille l’explique clairement : 116

Voir Didier Aranda, Le Retour des personnages dans les ensembles romanesques. Essai de synthèse, thèse de doctorat, Université de Paris III, 1997 et « Les retours hybrides de personnages », Poétique, n°139, septembre 2004, p.351-362. 117 Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.642. 118 L’A., p.380. Cette situation est, on le sait, dessinée par l’auteur dans une célèbre représentation de son bureau donnant sur une fenêtre ouverte. Il est reproduit dans Orion aveugle.

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L’influence majeure qu’a pu exercer Proust sur Simon trouve ici son couronnement. L’Acacia se présente comme une nouvelle Recherche du temps perdu - recherche et perte qui s’achèvent sur des retrouvailles et une décision : celle d’écrire un livre. Le texte, conformément au modèle célèbre, se termine par le début de l’écriture (…). Une écriture rend compte des conditions de sa propre naissance en s’achevant sur la décision de s’écrire : cette circularité en forme d’hommage est parfaitement codée119.

Le livre dont les premières lignes sont écrites à la fin de L’Acacia renvoie d’abord à sa propre écriture 120 , mais aussi aux débuts de l’œuvre et en particulier au Tricheur : le soldat évadé devenu écrivain dans les derniers mois de la guerre publiera son premier roman en 1945121. La mise en parallèle de ces deux écrivains de référence que sont Balzac et Proust, celui-ci se revendiquant de celui-là, met en évidence la place intermédiaire de Simon qui procède des deux modes de lecture. On sait que « le critère qui permet de les distinguer est celui de l’autonomie de la partie » : les cycles sont un ensemble de romans dont chacun peut être lu indépendamment des autres, comme une œuvre d’art autonome ; les romansfleuves sont des romans dont la longueur nécessite une publication fragmentaire en plusieurs volumes, qui ne sont pas conçus comme des « tout » mais comme des coupes pragmatiques dans une continuité narrative122.

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Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », Le Nouveau Roman en question, avril 1992, n°1, p.99. Voir aussi Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, Toronto,, Paratexte, 1994, p.185 : « Ce qu’il faut faire, c’est lire L’Acacia comme on lit, ou plutôt comme on devrait lire, Le temps retrouvé car le roman de Simon est véritablement proustien » ; Jean-Pierre Vidal, « L’écriture orpheline », Claude Simon : chemins de la mémoire, op. cit., p.73 : L’Acacia « se donne une allure plus autobiographique qu’aucun de ceux qui l’ont précédé. Comme s’il se trouvait finalement pour tâche rétrospective d’expliciter comment on devient Claude Simon ». 120 Voir l’analyse de Georges Raillard : « Protagoniste du roman, moyeu de ce livreroue à douze rayons, il en est l’organisateur qui s’apprête à écrire (…) le livre que nous venons de lire », « L’Acacia de Claude Simon, La Quinzaine littéraire, 1er-15 septembre 1989. 121 Voir cette déclaration de l’auteur : « J’avais écrit la moitié de mon premier roman, Le Tricheur, avant la guerre. Après m’être évadé, je suis venu à Perpignan et je l’ai terminé », « Claude Simon sur la route du Nobel », op. cit., p.27. 122 Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.260.

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Le cycle simonien est à interroger en ces termes : l’on peut aisément et légitimement lire un roman de Simon de manière indépendante et sans connaître le tout, mais la lecture prend une dimension différente dans son intégration à l’ensemble. Si l’on peut donc parler de cycle simonien, ce n’est pas dans le sens genettien qui considère par exemple La Chanson de Roland comme une œuvre à immanences plurielles, qui « ne "consiste" pas en chacun de ses objets d’immanence, mais dans leur totalité - une totalité dont l’usage fixe, ou plutôt module, la définition » 123 . Lorsqu’il affirme que la découverte d’un nouveau texte de la Chanson de Roland « ne changerait rien au statut du Roland comme classe »124, on mesure la différence séparant l’œuvre cyclique ainsi définie de l’ensemble simonien dont chaque membre s’impose comme entité à part entière et implique par là une révision constante du tout. C. Pradeau l’explique : avoir entre les mains un "volume", c’est faire l’expérience d’un appel du large : la lecture demande à être portée au-delà de ses limites immanentes, vers d’autres textes, séparés du premier et pourtant englobés dans le même monde125.

Si la plénitude du roman-fleuve comme du cycle est donc toujours à venir, elle semble pourtant de nature différente : Les romans-fleuves apparaissent comme la promesse d’un cabotage, navigation à vue d’un volume à l’autre, dans l’espace resserré d’un archipel. A l’incipit d’un nouveau volume, le romancier doit expliciter les ellipses, dévoiler l’épaisseur de temps qui le sépare du volume précédent. La distance qui éloigne les parties d’un cycle apparaît plus grande : les lecteurs d’Eugénie Grandet, comme les Européens d’avant les Grandes Découvertes, ignorent souvent l’existence de terres neuves au loin, dissimulées, invisibles derrière l’horizon126.

Le cycle simonien paraît à mi-chemin entre ces deux au-delà, l’un proche, l’autre éloigné, l’un linéaire et tracé dès le départ, l’autre dessiné au fur et à mesure de l’avancée. Les premiers romans de 123

Gérard Genette, L’œuvre de l’art, t. I, « Immanence et transcendance », Seuil, « Poétique », 1994, p.238. 124 Ibid., p.237. 125 Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.262. 126 Ibid., p.262.

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Simon, lus aujourd’hui, prennent en effet une dimension de promesse incontestable : toute l’œuvre se profile dès La Corde raide. Au même instant, aucune intention auctoriale ne guide ce devenir cyclique qui n’émerge qu’au fil de la création. La saisie des rapports entre la partie et le tout se trouve donc au point de jonction où la synecdoque, « figure de l’emboîtement et de l’inclusion » qui réduit le roman à son intégration dans le cycle, la métonymie, « figure de la contiguïté » qui construit une communauté linéaire entre chaque livre, et la métaphore qui établit « des rapports d’analogie ou de différence » 127 entre la partie et l’ensemble, se retrouvent. Au livre-racine128 caractérisé par sa cohésion interne, au livre pluriel défini par sa prolifération, s’ajoute par conséquent le livre-germe, porteur de l’œuvre entière. Le cycle correspond alors à un déploiement, à une expansion 129 . Dans son acception astronomique, ce mot qualifie « l’espace de temps au bout duquel une situation initiale, par exemple astronomique, se trouve reconstituée »130. Or, cette signification entre en résonance avec son acception littéraire : tel un autre big-bang, l’univers promis explose et ne cesse de se déployer 131. J.-P. Goux montre bien à ce titre que liaison et dynamique, continu et mouvement ne s’excluent nullement. La métaphore utilisée par Gracq de « cohésion nucléaire » lui permet d’illustrer son propos : la « force d’attraction et d’adhérence qui 127

Philippe Hamon, Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle, José Corti, 1989, p.31. 128 On sait que l’arbre constitue une métaphore privilégiée de l’œuvre simonienne, et plus particulièrement le rhizome. Sur cette notion, voir Gilles Deleuze, Francis Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, p.9-37. 129 Cette caractéristique fournit une raison supplémentaire de rapprocher l’entreprise simonienne de La Recherche proustienne. T. Samoyault l’évoque en ces termes : « si l’œuvre de Simon a pu être comparée à la Recherche du temps perdu, c’est sans doute ainsi (sic) parce qu’elles sont toutes deux des entreprises de totalisation expansive, des itinéraires vers le déploiement progressif et expositif du monde à travers ses signes », Romans-mondes, th. cit., p.245. I. Calvino n’écrit rien d’autre en affirmant que Proust « ne peut voir la fin de son roman-encyclopédie : (…) parce que l’œuvre s’épaissit et se dilate de l’intérieur en vertu de son propre système vital », Italo Calvino, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard, 1989, p.177. 130 Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, op. cit., p.537. 131 C’est ainsi qu’« il était inévitable que L’Acacia fût écrit, parce qu’il était déjà écrit », Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.97.

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assure sa cohésion »132 à l’ensemble ne l’immobilise pas et maintient par là le désir du lecteur. Ainsi chez Simon, les romans dans leur succession, proche de cette énergie atomique 133 , sont dans un état d’inclusion réciproque que l’image des poupées gigognes ainsi présentée par Claude Simon entérine : Mes livres sortent les uns des autres comme des tables gigognes. Je n’aurais pu écrire Histoire sans avoir écrit Le Palace, ni Le Palace sans La Route des Flandres. En général, c’est avec ce qui n’a su être dit dans les livres précédents que je commence un nouveau roman134.

L’attraction du tout exerce une force centripète et de gravitation135 , aimantation de l’ensemble sur les parties. L’infini mouvement de ces échos mêmes, qui interdit l’enfermement de l’œuvre dans un cercle clos en des résonances cohérentes et stables, inscrit aussi l’irréductible fuite de l’univers qui n’est pas sans rappeler, paradoxalement, « le roman selon Balzac », tel du moins qu’il est analysé par Jean Paris : le critique parle ainsi, en une image très apparentée à la spirale simonienne que nous avons observée, de la « récursivité » du langage balzacien, récursivité qui réside dans la possibilité « d’insérer dans une structure déjà constituée (ou matrice) un ou plusieurs éléments adventices par simple enchâssement »136. Et de recourir à des termes comme « branchements », « collage », « racolage » pour qualifier cette écriture, termes que ne désavouerait sans doute pas Simon. 132

Jean-Paul Goux, La Fabrique du continu, Champ Vallon, Seyssel, 1999, p.40. Cette énergie est aussi force vitale : relié au conglomérat des énergies qui l’entoure, l’écrivain « se projette sur l’extérieur, selon le rythme systole/diastole qui est celui-là même de la respiration et de la circulation. En somme Simon emmagasine une immense énergie qu’il se contente de restituer sous une autre forme : il est échangeur, transformateur, traducteur, ou transcripteur », Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.102. 134 Claude Simon, « Claude Simon, franc-tireur de la révolution romanesque », entretien avec Thérèse de Saint-Phalle, Le Figaro littéraire, 6 avril 1967, p.7. 135 Voir cette formulation chez Julien Gracq, Lettrines, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, La Pléiade, p.177. 136 Jean Paris, Balzac, op. cit., p.106-107. S. Vachon, en affirmant que « La Comédie humaine est un univers en perpétuelle expansion », a une lecture très proche qui permet, une fois encore, de mettre en parallèle Balzac, Proust et Simon. Stéphane Vachon, Les Travaux et les Jours d’Honoré de Balzac. Chronologie de la création balzacienne, Presses Universitaires de Vincennes, du CNRS, de l’Université de Montréal, 1992, p.16. 133

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Dès lors, en tant qu’il est à la fois ligne et cercle, emboîtement et expansion, replié sur lui-même et perpétuellement à déplier, le cycle simonien serait davantage à qualifier de recyclage : D’une œuvre à l’autre, Claude Simon nous donne des textes qui se constituent progressivement l’un par rapport à l’autre et l’un à partir de l’autre, comme si l’univers en expansion, qui s’ouvre avec Histoire pour se clore avec L’Acacia était à la fois de redistribution, de redéploiement, bref d’explication, si l’on veut donner à ce mot son sens d’explicitation et de développement137.

Nombre d’études mettent ainsi en avant les multiples déplacements repérables au fil de l’œuvre, construite comme un permanent dialogue entre les romans138. Le terme de recyclage, qui met en avant le fait de produire du « neuf à partir de l’ancien »139, n’a aucune connotation péjorative : si la reprise constitue le fondement de la création simonienne, chaque texte apporte des éléments de connaissance supplémentaires et des modifications essentielles, qui pourraient aussi bien nous conduire à parler de réincarnation ou de brassage140. Il s’agit bien de mettre en avant les transformations subies par une matière identique :

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Gérard Roubichou, « La mémoire des mots », Claude Simon : chemins de la mémoire, op. cit., p.85. On pense à ces antagonismes inhérents au système mis en valeur par E. Morin qui cite à l’appui Lupasco : « Afin qu’un système puisse se former et exister, il faut que les constituants de tout ensemble, de par leur nature ou les lois qui les régissent, soient susceptibles de se rapprocher en même temps que de s’exclure, à la fois de s’attirer et de se repousser, de s’associer et de se dissocier, de s’intégrer et de se désintégrer » (S. Lupasco, 1962), La Méthode, tome 1, Paris, Seuil, Points Essais, 1977, p.118. 138 Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.170 ; Bertrand, Michel, Langue romanesque et parole scripturale, op. cit., p.200. 139 Selon l’expression de Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.212. Voir également le paragraphe 2.2.1. « Une escroquerie : faire passer le vieux pour du neuf », Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.466. Ce « recyclage de clichés à rénover » constitue l’un des enjeux de l’écriture ironique, voir Philippe Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Supérieur, 1996, p.81. Voir plus loin. 140 Voir par exemple Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.97.

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Le Chant de l’arabesque Se contentant d’inventer le moins possible, le Texte simonien ne cesse de revenir à quelques « scènes », de les juxtaposer de façons différentes pour qu’en naissent des rapports nouveaux141.

Aussi le cycle simonien prend-il la forme « d’un kaléidoscope que l’écrivain ferait bouger légèrement de roman en roman »142, rappelant en cela la remarque d’Edgar Morin : « Le retour au commencement n’est pas un cercle vicieux si le voyage, comme le dit le mot trip, signifie expérience, d’où l’on revient changé »143. Multiplicité et unité cohabitent en cette œuvre, et si ce mariage ne va pas sans tension, il caractérise de manière définitoire cette totalité. Parce que les répétitions se mêlent de modifications et de modulations, parce que le Même est toujours Autre, parce que le cercle de l’œuvre se déplace et se tord, la spirale s’impose comme représentation emblématique de ce cycle, à entendre en écho au préfixe de retour contenu dans le mot de ré-pétition. Il s’agit de « chercher à nouveau », de partir une nouvelle fois en quête144. La répétition intègre la variation et entraîne dans le sillage de sa récursivité retorse la ligne parfaite du cycle, à son tour préfixé. Aussi, la fluctuation constituera une caractéristique forte de ce système, véritable « mobile » gravitant autour d’un improbable centre. Les regroupements intratextuels que nous proposons sont donc loin d’être définitifs : un prochain roman viendra sans nul doute modifier les classements et déplacer, même insensiblement, l’ensemble. Tiphaine Samoyault, qui propose de réunir en tétralogie La Route des Flandres, La Bataille de Pharsale, Les Géorgiques et L’Acacia, se dit « consciente que l’œuvre simonienne admet des regroupements relatifs et variables » 145 . La solidarité 146 des ouvrages simoniens a donc cette particularité de la souplesse, à comprendre sans doute en 141

Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.170. Annie Clément-Perrier, Claude Simon. La Fabrique du jardin, Paris, Nathan, coll.128, 1998, p.112. 143 Edgar Morin, La Méthode, op. cit., p.22. 144 Voir le Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, sous la direction d’Alain Rey, rappelant le sens du repetere latin, « chercher à atteindre », « atteindre de nouveau » et la « valeur intensive et itérative » du préfixe, p.1771. 145 Tiphaine Samoyault, Romans-mondes, th. cit., p.339. 146 Selon l’expression de Jea-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.101. 142

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liaison avec le refus de colmater les brèches ou de « combler les vides »147 : Les trous il faut les laisser - car on les comblerait de façon artificielle par une espèce de ciment de remplissage sans intérêt148,

refus qui permet d’affirmer, avec L. Dällenbach, que « Simon déteste les joints en ciment, et les écrivains qui bétonnent leur texte » 149 . Comme son prédécesseur dont l’« œuvre véritable consistait moins dans ses romans qu’entre eux » et dont le cosmos « sent la colle et le replâtrage »150, Simon construit donc moins un lien stable entre ses ouvrages qu’une dynamique fondée sur leur relation changeante. C’est au lecteur qu’incombe de joindre et de coudre : les lézardes, prétendument masquées chez Balzac, s’exposent chez Simon comme chez Giono - mais c’est par elles, finalement, qu’existe l’unité. Dans cet inlassable mouvement du « petit Tout »151 simonien, il est donc possible d’opérer plusieurs parcours qui dégagent deux axes principaux : la guerre et la famille. On rencontre ainsi la formule

147

Claude Simon, entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 8 octobre 1960. Claude Simon, entretien avec Bettina L. Knapp, Kentucky Romance Quaterly, 1969, n°2, p.183. 149 Lucien Dällenbach, Claude Simon, op. cit., p.126. Il partage avec Stendhal cette haine « pour tout badigeon ou replâtrage ». 150 Lucien Dällenbach, « Du fragment au cosmos », Poétique, novembre 1979, n°40, p.426 et 431. Somme toute, l’entreprise balzacienne n’est donc pas si éloignée qu’on pourrait le croire de l’œuvre de Simon. L’ambition du premier, bâtie sur l’idée de collection, s’écarte de la production finale et réelle, au statisme initial se substituant une dynamique générale « qui en rend caducs les fondements », selon Jean Paris, Balzac, op. cit., p.117. L’auteur observe deux forces antagonistes : l’une correspond à l’irréductible singularité de chaque roman, l’autre à la connexion « par quoi la partie, qu’elle le veuille ou non, doit trouver place dans le tout », ibid., p.119. Ce devoir n’est évidemment pas programmé chez Simon, mais il s’impose au lecteur avec autant de force. 151 Claude Simon, « Un homme traversé par le travail », La Nouvelle Critique, op.cit., p.40. Voir aussi : « J’ai construit un petit monde où l’on retrouve les mêmes personnages, et donc les informations qu’apporte chaque livre se complètent », « Claude Simon sur la route de Stockholm », entretien avec D. Eribon, Le Nouvel Observateur, 6 décembre 1985, n°1100, p.73.

148

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Le Chant de l’arabesque

de « cycle guerrier » 152 , de « cycle Reixach » 153 , de « cycle de Georges » 154 . Ces deux voies se partagent elles-mêmes, qui en Flandres et en Espagne, qui en différentes générations, et délimiteraient ainsi un cycle guerrier et un cycle généalogique155. On verrait ainsi réunis Le Sacre du Printemps, Gulliver et Le Palace qui traitent tous trois de la guerre civile espagnole - John Fletcher va jusqu’à affirmer que « Le Sacre du Printemps n’est autre qu’une première ébauche du Palace »156. La Route des Flandres, La Bataille de Pharsale, Les Géorgiques, L’Acacia, Le Jardin des Plantes et Le Tramway formeraient un deuxième regroupement autour de l’expérience du brigadier en 1940. Sous l’étiquette de « souvenirs de famille », on rangerait ensemble Les Géorgiques et L’Acacia pour leur évocation du général d’Empire, Histoire, La Bataille de Pharsale et Les Géorgiques pour la présence commune, entre autres, de l’oncle Charles, Le Tricheur, Histoire, L’Acacia qui, pareillement, présentent le père et la mère. Une remarque supplémentaire s’impose au sujet de l’absence patente des trois romans « sériels », Les Corps conducteurs, Triptyque et Leçon de Choses, ce dernier se rattachant cependant au cycle guerrier. En apparence, leur lien avec l’ensemble est assez lâche. Il est indéniable que la matière qu’ils mettent en œuvre diffère nettement des autres romans, quelques allusions marquent pourtant leur appartenance à la totalité 157 . Quoique très schématique, cette synthèse tabulaire affiche clairement la difficulté : Les Géorgiques par exemple cumule pour ainsi dire plusieurs catégories puisque s’y juxtaposent les histoires d’un homme lors de la guerre civile espagnole, d’un soldat en 1940 et d’un ancêtre sous l’Empire. De la 152

Par exemple chez Michel Thouillot, Débâcles et stratégies : les structures de la polémicité dans l’œuvre de Claude Simon, thèse de doctorat, Université de Paris III, 1995. 153 Par exemple chez Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.182. On retrouve cette expression dans la préface du numéro 3 de La Revue des Lettres Modernes, 2001, consacrée à Claude Simon. 154 Comme le fait Mireille Calle-Gruber, « Sur les brisées du roman », Micromegas, mars-avril 1982, VIII, n°1, p.112. 155 Plutôt que cycle familial dans la mesure où il semble que, dans ce cadre, chaque roman s’attache à une branche de l’arbre généalogique et non au destin d’une famille. 156 John Fletcher, « Claude Simon : Autobiographie et fiction », op. cit., p.1212. 157 Annie Clément-Perrier voit très bien que les « romans théoriques » de Simon sont simplement « une nouvelle manière d’écrire à partir d’éléments du réel » et donc partie intégrante de l’œuvre, Claude Simon. La Fabrique du jardin, op. cit., p.112.

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même façon, L’Acacia apparaît comme une compilation de ces diverses classes, on y retrouve d’abord le brigadier de La Route et des Géorgiques, mais aussi le protagoniste du Palace dans l’Espagne révolutionnaire, enfin l’univers familial : la mère, présente dans Histoire, la tante agonisante de L’Herbe - qui rappelle par ailleurs la propre agonie de la mère -, l’ancêtre suicidé dont le portrait à la peinture écaillée hante le narrateur, déjà présent dans La Route des Flandres, le général d’Empire, enfin le colonel qui rappelle par bien des points le de Reixach de La Route des Flandres. Par cette imbrication des romans entre eux, on voit que chaque livre développe un aspect d’un fond commun, permettant ainsi d’apporter des précisions et d’enrichir le « déjà lu » : « on apprend un peu plus à travers chaque œuvre » 158 . En outre, la difficulté même d’un classement, ainsi que la présence d’un roman en différents points du tableau, signalent la partie comme image potentielle du tout. A ce titre, si les grandes catégories repérées sont des axes possibles, chacun des romans se situerait lui-même au carrefour d’où toutes les routes sont encore visibles, d’où « des ensembles insoupçonnés de résonances et d’échos se révèlent »159.

158 159

Gérard Roubichou, « La mémoire des mots », op. cit., p.83. Claude Simon, Préface à Orion aveugle.

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Le Chant de l’arabesque Des cycles simoniens Guerre civile espagnole Le Sacre du Printemps Le Palace Les Géorgiques Cycle guerrier

Seconde guerre mondiale

Le général d’Empire

La Corde raide La Route des Flandres La Bataille de Pharsale Leçon de choses L’Acacia Le Jardin des Plantes Le Tricheur Les Géorgiques L’Acacia

La mère

Le Tricheur La Corde raide Histoire L’Acacia Le Tramway

Le père

Le Tricheur Histoire L’Acacia

Cycle généalogique

L’oncle Charles

Histoire La Bataille de Pharsale Les Géorgiques

La métaphore du réseau160 est aussi à comprendre dans ce double sens de transport et d’enchevêtrement : en chaque lieu de l’œuvre, la totalité est virtuellement présente, réalisant en cela la saisie simultanée tant enviée aux peintres, et aussi bien rêvée par un musicien comme Mozart161. Pensons, à cet égard, aux réflexions de Jean Dubuffet au sujet de Triptyque : 160

T. Samoyault a montré qu’elle est en usage pour qualifier les romans simoniens, voir Romans-Mondes, th. cit., p.243-245. 161 « Je peux embrasser le tout d’un seul coup d’œil comme un tableau ou une statue. Dans mon imagination, je n’entends pas l’œuvre dans son écoulement, comme ça doit

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votre livre présente ce caractère qui me comble de plaisir, de procurer une lecture ininterrompue, je veux dire qu’on peut à tout moment l’ouvrir à n’importe quelle page, et trouver dans cette page la substance du livre entier. C’est un livre qu’on ne peut pas lire - si lire est commencer à la première page et finir à la dernière. Ici on ne finit pas. On peut faire usage du livre une vie entière (…). Il n’a pas un sens, il en a autant qu’on veut (…). A tout endroit qu’on l’ouvre on est immédiatement transporté dans votre monde parallèle, votre monde homologue162.

Le mot est un carrefour163, mais chaque roman l’est tout autant : c’est un même principe qui préside au langage et à la composition du Texte simonien : tout est là, un arrêt dans « le sentier de la création » invitant le lecteur à mesurer les résonances du tout sur les parties, éclairant ou guidant sa lecture, la trompant parfois. La préface d’Orion aveugle, attentive à l’expérience du créateur, retrace tout autant celle du lecteur tel « un voyageur égaré dans une forêt, revenant sur ses pas, repartant, trompé (ou guidé ?) par la ressemblance de certains lieux pourtant différents et qu’il croit reconnaître, ou, au contraire, les différents aspects du même lieu, son trajet se recoupant fréquemment, repassant par des places déjà traversées » 164 . Tout se passe donc comme si l’œuvre tendait inexorablement au cycle, effort soutenu par un lecteur attentif aux récurrences. Ou, pour suivre J.-C. Vareille : [les leitmotiv] sont comme un air connu, où la loi de développement interne du texte rejoint celle de la réception, qui se l’est parfaitement intériorisée. En somme, par la répétition qui structure (c’est le rôle de tout reflet), par aussi l’assurance qu’il ne s’est pas trompé, le lecteur reçoit une prime de

se succéder, mais je tiens le tout d’un bloc, pour ainsi dire. Ça, c’est un régal », dans Massin, B. et J., Mozart, Club français du livre, 1959, p.474. Cité par Michel Picard, Lire le temps, Minuit, « Critique », 1989, p.43. On pense aussi à ce fantasme flaubertien : « Je voudrais d’un seul coup d’œil lire ces cent cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs détails dans une seule pensée », lettre du 22 juillet 1852 à Louise Colet, Correspondance, 1850-1859, Paris, Club de l’Honnête Homme, 1974, p.222. 162 Jean Dubuffet, lettre à Claude Simon du 15 mai 1973, Correspondance 19701984, L’Echoppe, 1994, p.12. 163 Voir en particulier DS., p.28. 164 Préface à OA, non paginée.

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Le Chant de l’arabesque perspicacité. Sans doute, pour ces mêmes raisons, l’œuvre devient-elle de moins en moins ouverte165.

A.-C. Gignoux parle de macronarrateur pour évoquer cette mise en relation de plusieurs romans, qui reste « inaudible si le lecteur ignore le macrotexte »166. Il faudrait alors parler de macrolecteur, en tant qu’il lui incombe, en dernière instance, d’actualiser les liens virtuels sans lesquels le cycle n’est pas : Le texte programme une intertextualité virtuelle en « recyclant » tel motif, voire tel mot, mais c’est au lecteur d’actualiser le lien, de faire venir un texte dans un autre167.

Par là, c’est bien à l’image du palimpseste que nous sommes conduit 168 . Les propos de L. Dällenbach au sujet de La Comédie humaine s’appliquent parfaitement, de ce point de vue, à l’œuvre simonienne : L’unité de La Comédie Humaine consiste en fragments ou en morceaux littéralement mis en œuvre par le retour des personnages et l’activité constituante de la lecture, à qui il appartient décisivement d’effectuer la totalité en suspens169.

Le cycle relève donc, très concrètement, d’une question de lecture. Comme le montre bien C. Pradeau, « "cycle" peut être qualifié d’unité de lecture pragmatique »170 : quand l’attention portée à l’entretien de l’effet d’ensemble est insuffisante, le cycle romanesque se défait, laissant parfois, vestige de son naufrage, une partie émergée, désormais lue comme une œuvre autonome171. 165

Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.96. 166 Anne-Claire Gignoux, La Récriture : formes, enjeux, valeurs, op. cit., p.348. 167 Ralph Sarkonak, Les Trajets de l’écriture, op. cit., p.211. 168 R. Sarkonak le remarque : « on éprouve une très grande euphorie lectorale, car on a l’impression de déchiffrer un véritable palimpseste », ibid., p.184. 169 Lucien Dällenbach, « Du fragment au cosmos », op. cit., p.426. 170 Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.439. 171 Ibid., p.286. C’est le cas des Mémoires et aventures d’un homme de qualité dont on ne lit plus que Manon Lescaut. S’inspirant de I. Lotmann, C. Pradeau propose

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Inversement, une publication en cycle crée ipso facto la réalité du cycle, « comme si la présentation matérielle faisait œuvre »172. Ainsi, exemple d’échappée belle de l’œuvre, le cycle simonien repose tout entier sur un tel effet de lecture et dépend d’une découverte progressive, d’une avancée aveugle dans un univers en expansion. Or, si le cycle repose moins sur les romans que sur leur relation, la difficulté apparaît vite : la lecture doit faire face à l’excès tout autant qu’au manque. D’un côté en effet, la possibilité de liens confine au vertige : Alors qu’un sens, le Sens, peut être consommé, adopté ou rejeté, le texte demande à être sans cesse re(découvert) et (re)travaillé. La pratique du texte prend la forme d’une appropriation active, car on devine que ce jeu/travail dépasse les limites d’une intentionnalité auctoriale173.

Le lecteur est véritablement pris dans la spirale de l’hypertextualité, image de l’infini, proche en cela du labyrinthe174, « métaphore d’un vertige, d’une tension entre fini et infini, de la multiplicité indéfinie des possibles » 175 . Le projet de rhizome simonien, en cours de réalisation, s’apparente de ce point de vue à une entreprise de maîtrise des échos qui rappelle assez clairement cet autre travail, permettant de se retrouver rapidement dans « l’univers complexe de La Comédie Humaine », R. Pierrot affirme ainsi au sujet de l’ouvrage de S. Vachon : Il doit prendre place dans cet ensemble d’ "outils" qui se multiplient pour mieux accéder aux grandes œuvres cycliques, de La Bible à La Recherche du temps perdu sous forme de dictionnaires des personnages, des lieux, des thèmes, des répertoires des éditions et traductions176.

d’appeler ce type d’infréquentation qui défait le cycle « le syndrome de Manon Lescaut ». 172 Ibid., p.266. Voir aussi « la mise en cycle est un fait livresque », p.289. 173 Ralph Sarkonak, Claude Simon. Les Carrefours du texte, Toronto, Paratexte, 1986, p.11. 174 Titre, on le sait, d’un roman d’A. Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris, Minuit, 1959. 175 Tiphaine Samoyault, Excès du roman, op. cit., p.155. 176 Stéphane Vachon, Les Travaux et les Jours d’Honoré de Balzac, op. cit., préface de R. Pierrot, p.9.

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Ces études diraient par conséquent une tentative de canalisation de l’étoilement cyclique, défini par le débordement, l’excès, l’expansion, la déviation177. D’un autre côté, pareillement au cycle balzacien, c’est l’ellipse qui prédomine : Si étendu que soit le réseau des renvois, c’est donc toujours le terme absent (le prochain livre, le non-lu…) qui par le risque de le clore, bien improbable chez Balzac, imposerait finalement un sens178.

C’est à condition de n’être ni exhaustif ni parfaitement cohérent que l’œuvre poursuit sa vie et échappe au lecteur. La solidarité unissant les romans simoniens reste incomplète, ce que L’Acacia met particulièrement en avant. Ce roman revêt une place à part dans l’œuvre : il le tient sans doute à sa qualité de « somme », livre total s’il en est, reflet du tout ou du moins, roman qui lie les autres en un tout. B. Andrès affirme dans ce sens : Sans faire de L’Acacia le Livre des Livres, on conviendra que ce roman rayonne effectivement dans l’œuvre entière et, à travers elle, bien au-delà179.

Pourtant, à une question de Marianne Alphant présentant L’Acacia comme un ouvrage clé, Claude Simon répond : « Une clé, si vous voulez, mais une clé qui ne ferme rien. Le sens reste ouvert »180. Si ce livre, parce qu’il contient tous les autres, peut bien être à l’origine de cet « effet-cycle » évoqué par C. Pradeau181, il reste indéniablement 177

Ces quatre qualités sont assez proches des caractéristiques du roman-monde analysé par T. Samoyault, (Excès du roman, op. cit., p.179) : la quantité, la longueur, les détours et l’expansion. Plutôt que de digression, nous parlons de déviation en ce sens que ces cycles sont décentrés et spiralés. 178 Jean Paris, Balzac, op. cit., p.105. On pourrait aussi bien citer S. Vachon : « L’œuvre demeure donc à compléter », Les Travaux et les Jours d’Honoré de Balzac, op. cit., p.40. Cette caractéristique serait aussi valable pour Zola si l’on en croit Auguste Dezalay, L’Opéra des Rougon-Macquart, op.cit., p.271. 179 Bernard Andrès, Profils du personnage chez Claude Simon, op. cit., p.263. Il est à noter cependant que l’on pourrait citer tout aussi bien Les Géorgiques : Nathalie Piégay-Gros affirme par exemple qu’il constitue la « voie privilégiée pour qui veut s’initier à l’univers simonien », Claude Simon. Les Géorgiques, PUF, Etudes littéraires, 1996, p.6. 180 Claude Simon, « Et à quoi bon inventer ? », entretien avec M. Alphant, Libération, 31 août 1989. 181 Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.31.

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une invitation à la lecture-religion, celle qui lit et relie, celle qui, d’œuvres éparses, crée un seul et même univers. Les liens, infinis et lacunaires, s’imposent donc dans toute la fragilité d’une solidarité seulement virtuelle. Pire, la lecture ellemême, qui détient le pouvoir de restaurer l’unité et d’engendrer la forme cyclique, contient une part de subjectivité incontestable, de sorte, comme le montre G.A. Neumann, qu’il est difficile à un lecteur d’affirmer que l’importance accordée (selon lui) par le texte à tel ou tel élément n’est pas en réalité le résultat d’une valorisation acquise ailleurs, dans un roman précédent. Mais tout d’abord, l’emploi du terme « ailleurs » peut être contesté si l’on l’applique à plusieurs ouvrages d’un même auteur. Ensuite, la liberté du lecteur doit ici être réaffirmée. De même que l’interprétation d’un texte diffère (tout en étant ni plus ni moins valable) selon l’éducation, les goûts ou les préjugés de celui qui l’a sous les yeux, le travail qu’il aura accompli sur un roman ne manquera pas d’influencer l’attitude (consciente ou inconsciente) du lecteur qui ouvre un nouveau livre du même auteur182.

Mais, entre les modulations du cycle simonien et la fluctuation des lectures que l’on peut en faire, une place toute moderne se dessine, où Giono pourrait aussi légitimement s’asseoir 183 . Peut-être définie précisément par son attention aux lézardes et autres fissures 184 , la modernité littéraire, tant créatrice que réceptrice, trouve dans ces cycles imparfaits une manifestation privilégiée. Le cycle simonien serait donc fils de son temps, mais, plus étrangement, il éclaire nouvellement les cycles antérieurs et en particulier celui de Balzac. A cet égard, il nous semble symptomatique que le brigadier de L’Acacia se penche studieusement sur cette lecture : Chez un bouquiniste, il acheta les quinze ou vingt volumes de La Comédie humaine reliés d’un maroquin brun-rouge qu’il lut patiemment, sans plaisir, l’un après l’autre, sans en omettre un seul, en écoutant le vent frotter les toits avec bruit, faire battre quelque part un volet185. 182

Guy A. Neumann, Echos et correspondances dans Triptyque et Leçon de choses de Claude Simon, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983, p.190. 183 On observe dans son œuvre des regroupements très mobiles et toujours flous. Voir Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., chapitre VII, « Giono. Figures absentes ». 184 Lucien Dällenbach, « Du fragment au cosmos », op. cit., p.431. 185 L’A., p.379.

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Liseur de Balzac, Simon s’imprègne donc du tout, n’isolant aucun roman, épousant le cycle au plus près de son mouvement. Si cette présentation d’une lecture totale, studieuse, de La Comédie Humaine ne va pas sans quelque distance tant une telle expérience paraît irréalisable - le propre de l’œuvre balzacienne est davantage d’inviter à flâner d’un livre à l’autre -, il y a là comme une nécessité à prendre possession de cette œuvre, dans toute sa dimension magistrale et imposante, pour mieux s’en détacher sans doute, surtout, pour accéder soi-même à l’écriture. Joëlle Gleize va dans ce sens : Lecture sans plaisir mais méthodique, sorte de retour à l’élémentaire de la littérature, de plongée dans une fiction primordiale, pour y trouver la force de se mettre à écrire186.

Le paragraphe de L’Acacia révèle une autre attention : la construction paratactique met à plat l’évocation de la lecture et celle de bruits entendus, qui par là semblent faire partie de cela même qui est lu. Apparaît alors un vide qui introduit du jeu dans cet univers : tout n’y est pas unifié puisque le vent souffle en ces pages, menaçant d’ouvrir une brèche. Simon amplifiera ce « bruit » certes inouï dans La Comédie humaine mais néanmoins présent. Car le cycle balzacien est aussi « bricolé » : le lecteur, d’abord, le découvre lentement, ne réalisant les liens qu’au fil de l’œuvre ; surtout, l’écrivain lui-même avance à tâtons et rappelle très exactement l’idée force de Simon, énoncée dans la préface à Orion aveugle, reprise dans le Discours de Stockholm187 et répétée dans bien des entretiens. Le paragraphe qui suit prend alors une tonalité étonnamment simonienne : Quand on copie la nature, il est des erreurs de bonne foi : souvent, en apercevant un site, on n’en devine pas tout d’abord les véritables dimensions, telle route paraissant d’abord être un sentier, le vallon devient une vallée, la montagne facile à franchir à l’œil a voulu tout un jour de marche188.

186

Joëlle Gleize, Honoré de Balzac. Bilan critique, op. cit., p.122. DS., p.25. 188 Honoré de Balzac, préface de la première partie des Illusions perdues, 1837, La Comédie humaine, t.V, op. cit., p.110. 187

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Digne successeur de ce cycle incontournable, Simon semble actualiser ce qui est latent dans La Comédie humaine, rendre visible les failles colmatées dans l’œuvre balzacienne. Mais comme elle, la forme cyclique fait corps avec un mouvement extensif et indéfini. Entre volonté délibérée de faire écho et implication du lecteur, le cycle simonien se donne donc aussi à voir comme l’expression d’une prise de distance ou, pour mieux dire, comme cercle décentré.

3. Distorsion Qu’il s’agisse de Balzac, de Proust ou de tout autre auteur de cycle, de Romain Rolland à Roger Martin du Gard, l’intention de « faire cycle » guide l’écriture, sinon dès le projet même189, du moins en cours de rédaction190. Rien chez Simon ne relève d’une telle ambition : malgré le qualificatif de « petit Tout » rencontré à l’occasion d’un entretien191, chaque roman semble constituer une œuvre autonome dont la raison d’être n’est pas à chercher ailleurs qu’en elle-même. Il convient donc de distinguer la totalisation a priori, qui relève d’abord d’une ambition de l’auteur, la totalisation induite lentement au fil de la création, celle enfin que recompose la lecture a posteriori. Est-ce à dire que chez Simon, les résonances et autres récurrences, en particulier de personnages, relèvent uniquement de la responsabilité du lecteur ? La reprise quasi littérale de l’incipit d’Histoire aux dernières pages de L’Acacia rend intenable une telle hypothèse. Simon déclare à ce propos qu’il s’agit d’ « un clin d’œil à [s]es anciens lecteurs »192, offrant en cela un véritable acte de répétition193. Bien que

189

Si Romain Rolland affirme en préface à ses Hommes de bonne volonté qu’il ne publie pas « le premier roman d’une série ou d’un cycle », mais celui d’un « roman aux dimensions inusitées », son projet est établi comme œuvre au long cours dès le départ, Préface, vol.I, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », p.2. 190 Balzac ainsi a l’idée du retour des personnages en cours d’écriture, autour des mois de décembre et janvier 1834-1835 comme l’établit S. Vachon, Les Travaux et les Jours d’Honoré de Balzac., op. cit., p.15. Voir aussi l’Avant-propos à La Comédie humaine, op. cit., p.7. 191 Claude Simon, « Un homme traversé par le travail », entretien, La Nouvelle Critique, juin-juillet 1977, n°105, p.40. 192 Claude Simon, « L’atelier de l’artiste », entretien avec J.-C. Lebrun, Révolution, 29 septembre 1989, n°500, p.40.

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non marqué - aucun signe, tels les guillemets, ne vient désigner la reprise -, ce cas peut légitimement être qualifié d’autocitation tant la reprise est littérale. B. Magné proposait pour Perec le terme d’implicitation194. Dans une large mesure, les exemples de réécriture étudiés plus haut relèvent de cette forme d’intratextualité, parmi lesquels on peut élire comme emblématiques certaines scènes telles l’attaque de l’escadron195, le blessé au genou196, le sabre brandi197. Autre cas de reprise à effet-cycle, cette notation, dans Les Géorgiques : « il rapporte dans un roman les circonstances et la façon dont les choses se sont déroulées entre temps »198. Le renvoi à La Route des Flandres est explicite, bien que le roman ne soit pas nommé : nous pourrions proposer, en parallèle avec la situation précédente, le terme d’explicotation199. Les exemples de reprise littérale ne s’affichent donc pas comme tels, tandis que le renvoi à un ailleurs romanesque se dispense de toute citation. Le Jardin des Plantes doit particulièrement être entendu dans cette perspective : parce qu’il est le dernier en date des romans considérés comme somme, il peut, plus que tout autre, rendre compte d’un effet de totalisation plus ou moins cultivé. Ainsi, interrogé sur l’embuscade de 1940, S. répond au journaliste : ce qui allait arriver c’était simplement un tranquille assassinat. Alors j’ai sans doute mal raconté tout ça et il faudrait reprendre : heure, état des lieux, personnages, bruits, actions… 200. 193

Un tel acte constituerait, selon M.-L. Bardèche, le fondement même de la répétition, conçue comme opération énonciative, voir La Répétition au principe de la production littéraire, thèse de doctorat, EHESS, 1996, en particulier p.86. 194 Bernard Magné, Emprunts à Queneau, Petite bibliothèque quénienne, n°1, Limoges, Ed. Sixtus, 1989, p.6. 195 La RF., La BP., Les G., L’A. 196 La CR., La BP., Les G., Le JP. 197 La CR. (p.164), La RF. (p.84, p.110), H. (p.100), La BP., (p.75, p.135), L’A. (p.368), Le JP. (p.72, p.176, p.224). 198 Les G., p.52. 199 En référence à l’anglais to quote, qui signifie « citer », mais avec la nuance du terme de « cote », désignant une « marque pour classer, repérer les éléments d’une collection, les livres d’une bibliothèque, etc. », Le Petit Larousse, 2001. 200 Le JP., p.101. Voir aussi « Mais j’ai déjà raconté tout ça », p.79 ou cette autre allusion au déjà-écrit dans L’Acacia : « de sorte que plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal (...) pouvait la

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L’allusion touche ici la quasi totalité de l’œuvre antérieure à laquelle, donc, S. se contente de renvoyer. Simon cite la lettre de son texte sans le dire201 et se réfère au déjà-écrit sans le citer202. Dans les deux cas, le travail du lecteur s’avère nécessaire pour, dans le premier, repérer la présence d’une citation et retrouver le texte cité, et dans le second, se référer aux romans en question et compléter l’allusion. Dans les deux cas aussi, le narrateur reste à distance de sa propre œuvre : contrairement à celui de Balzac, qui cite clairement La Comédie humaine203, le cycle ici a du jeu. Le narrateur mentionne un ailleurs, arrache la référence de l’inscription présente pour la transporter vers cet autre lieu textuel204 , prise de distance qui évoque clairement le phénomène de mention analysé par D. Sperber et D. Wilson, à opposer à celui d’emploi : Lorsqu’on emploie une expression on désigne ce que cette expression désigne, lorsqu’on mentionne une expression on désigne cette expression 205.

Ces mentions à d’autres romans écrits par lui-même s’imposent donc pour Simon comme formes d’« auto-ironie »206, en tant qu’il cite un constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes convenus », p.286. 201 Nous sommes dans la situation d’une « copie », voir Gérard Genette, L’Oeuvre de l’art, op. cit., p.188-198. 202 On retrouve en partie les distinctions proposées par A. Bouillaguet qui définit la référence (l’expli-cotation pour nous) comme « emprunt non littéral explicite », Proust lecteur de Balzac et de Flaubert. L’Imitation cryptée, Paris, Champion, 2000, p.31. Cité dans Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité, Paris, Nathan, coll.128, 2001, p.35. 203 Voir par exemple dans Le Cousin Pons, ce passage déjà évoqué : « Elie Magus, dont le nom est trop connu dans La Comédie Humaine pour qu’il soit nécessaire de parler de lui... », La Comédie humaine, tome VII, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1977, p.593. La note, par André Lorant, précise qu’il s’agit d’une « invention publicitaire à effet », p.1433. 204 Par là, le narrateur n’est plus seulement incarnation unie au roman, il s’en détache pour le surplomber : on a ainsi pu proposer l’expression de macro-narrateur pour désigner cette forme exacerbée de narrateur. Ainsi dans Anne-Claire Gignoux, La Récriture : formes, enjeux, valeurs, op. cit., p.330. 205 D. Sperber, D. Wilson, « Les ironies comme mention », Poétique, novembre 1978, n°36, p.404. 206 Ibid., p.412. On pourrait aussi rapprocher cette mention de l’usage moderne de la parodie « plus euphorisante que dévalorisante, ou plus analytiquement critique que

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écrit antérieur : ce retour d’un même énoncé, employé puis mentionné, nous semble tout à fait remarquable. Bien que G. Genette réserve ce procédé au régime autographique et en particulier à la peinture, la réplique pourrait trouver ici une manifestation littéraire. Il s’agit, rappelons-le, d’une « copie d’une statue, d’un tableau, exécutée par l’auteur lui-même » 207 , perceptiblement distincte de l’original, pratique dont les Bénédicité de Chardin sont exemplaires. Le critique commente ainsi : L’original est « à propos » de quelque chose (objet dépeint, geste expressif), la réplique est inévitablement, pour qui connaît sa genèse, « à propos » de l’original, et donc peinture au second degré208.

et parle d’« autocopie ». Ainsi L’Acacia serait frère et fils d’Histoire « puisque le second, via l’artiste, procède du premier et que l’artiste produit le second via le premier » 209 . La reprise quant à elle, correspondrait au « remake » et renverrait à une communauté de sujet210. Ces différentes formes peuvent être ainsi schématisées : L’auto-ironie Forme de répétition Reprise de la « lettre » = EMPLOI

Exemple-type

typologie

Incipit d’Histoire – excipit de L’Acacia

Réécriture / réplique Récriture / reprise

L’attaque de l’escadron (La RF., La BP., Les G., L’A.) Reprise de « l’esprit » = MENTION

Les G. : renvoi à La RF. Le JP. : renvoi à l’œuvre entière

= IMPLI-CITATION Allusion marquée = EXPLI-COTATION

destructrice », Hutcheon L., « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, novembre 1978, n°36, p.468. 207 Gérard Genette, L’Oeuvre de l’art, op. cit., p.188. 208 Ibid., p.193. 209 Ibid., p.198. 210 Ibid., p.197 : « remake, c’est refaire, faire à nouveau sur le même motif, thématique ou formel et sans copier une œuvre antérieure ».

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Autocitation, auto-ironie, autocopie, autant de manifestations d’une écriture au second degré, qui porte son attention sur elle-même et prend pour base le déjà-écrit. Le narrateur écrit sur ce qu’il écrit, soit en l’employant sans le mentionner, soit en le mentionnant sans l’employer. La conséquence est de taille : le cycle n’est plus considéré comme une donnée appartenant à l’œuvre elle-même et qui ferait corps avec elle, emportant narrateur et lecteur dans son univers titanesque. Au contraire, il est montré du doigt comme mécanisme de répétition dont les rouages s’exhibent211. Est-ce à dire que toute autoréflexion ou toute mention fait de la création un cycle ? Certes pas. Il va sans dire que le retour des personnages ou de thèmes reste essentiel à l’effet-cycle. Mais la distance observée caractérise sans doute une forme de modernité du cycle : il n’est plus cercle parfaitement assumé, dont les correspondances s’opèrent au sein d’un plan unique, celui de l’œuvre, mais cercle décentré, instaurant des échos à distance, dans un espace à deux dimensions. Autrement dit, la cyclicité de l’œuvre simonienne se dédouble : à un premier niveau d’analyse, elle est assumée par le texte et correspond aux critères habituels du cycle romanesque, à un second niveau, elle est marquée par un regard distancié, presque étranger. Que le cycle soit un fleuve ou un cercle, il se déploie horizontalement ou circulairement dans deux dimensions. Le cycle simonien intègre une troisième dimension, l’épaisseur ou la verticalité, et déploie la boucle de cette totalité. Où l’on retrouve, à nouveau, la spirale. Cette position confère de la perspective à l’intratexte simonien et le range de nouveau du côté de l’oblique : sérieuse en tant que reproduction de son propre discours, ironique parce que le texte prend ses distances à l’égard de lui-même et du passé de l’œuvre, l’écriture de Claude Simon se place résolument dans l’entre-deux. Or, si la comparaison avec Balzac nous semble incontournable, c’est non seulement parce que l’œuvre simonienne prolonge et travaille la forme cyclique de La Comédie humaine, mais aussi parce qu’elle correspond, au moins partiellement, au texte « sérieux » dont le réalisme constitue l’emblème 212 . Si, comme le remarque Ph. Hamon, « la typologie du sérieux comme mode discursif 211

C’est aussi ce qui caractérise le cycle de Giono qui montre « tout ce qui d’ordinaire doit rester invisible pour le bon fonctionnement du spectacle », Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque, th. cit., p.665. 212 Voir Auerbach, Mimesis, Paris, Gallimard, 1968.

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reste à faire »213, quelques traits distinctifs se dessinent cependant qui légitiment ce qualificatif pour l’écriture de Claude Simon mais désignent aussi l’irréductibilité même de cette dernière : car elle intériorise bien des caractéristiques d’un discours sérieux qu’elle distord et dont elle se joue au même instant. Très naturellement alors, elle peut être dite ironique, si l’on entend l’ironie, avec Vladimir Jankélévitch, comme « une circonlocution du sérieux » 214 . La répétition nous semble participer de cette oscillation en tant qu’elle incarne deux postures d’énonciation en permanente tension. D’abord, le texte sérieux, « discours vérifiable et crédible »215, mobilise ce savoir partagé propre à fonder une communauté de créance et s’assoit donc sur un système de stéréotypes, composant d’un « horizon d’attente » : lire, c’est toujours en partie aller à la recherche de structures familières. La stéréotypie est donc toujours ce vers quoi la lecture tend, c’est elle qui permet d’établir avec le texte cette connivence dont toute lecture est confusément en quête, c’est grâce à elle qu’il est possible de situer l’insitué et de banaliser l’inédit216.

« Figure majeure de l’idéologie » 217 selon Barthes, le stéréotype autorise une reconnaissance indispensable à la transmission du texte. Davantage, R. Amossy et E. Rosen l’ont montré en particulier dans le discours réaliste, il est facteur de vraisemblabilisation : parce qu’il engendre une impression de déjà-vu et, partant, de naturel, l’emprunt 213

Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Supérieur, 1996, p.59. « Ironie et sérieux » est le titre d’un paragraphe de cette étude à laquelle notre propre analyse doit beaucoup. Sur l’ironie dans l’œuvre de Simon, nous renvoyons aux études suivantes : M.M. Bewer, « Parodies, répliques, écritures », Revue des Sciences Humaines, 1990, op. cit., p.157-171 ; Didier Alexandre, « Rire, humour et ironie dans La Route des Flandres de Claude Simon », Claude Simon : La Route des Flandres, Paris, Klincksieck, « Littératures Contemporaines », 1997, p.133-150 ; Maurice Roelens, « Figures de la "gouaille" et de la raillerie dans Le Jardin des Plantes », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, actes du colloque de Perpignan, op. cit., p.57-66. Pour les relations du texte simonien au savoir, nous renvoyons à Didier Alexandre, Le Magma et l’horizon, op. cit., p.146177. 214 Vladimir Jankelevitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964, p.61. 215 Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, op. cit., p.60. 216 Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, p.169. 217 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p.66.

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au réel garantit la véracité du texte218 . De même chez Flaubert, le cliché signale « l’écran préfabriqué des codes sociaux »219 et, s’il peut être l’objet d’une prise de distance, il n’en constitue pas moins un matériau langagier incontournable ou, pour reprendre les termes de Cl. Duchet, « un espace de référence extradiégétique, un hors-texte du texte, le déjà-là parlé de la société du roman »220. Or, de la même façon, le texte simonien s’appuie sur ces « formes conventionnelles » instaurant un système de références communes221. L’auteur lui-même insiste sur cette influence du champ culturel, de la littérature antique au cinéma : notre pensée ne reçoit du monde qu’une traduction codée nourrie de formes conventionnelles. (…) je constate à quel point ma perception (et par conséquent ma mémoire) se trouvent encombrées d’une multitude de ces « traductions codées » qui, depuis mon enfance, sont venues la gauchir : est-il besoin d’énumérer, en désordre, les souvenirs des écritures saintes, de tableaux représentant leurs épisodes, des textes latins ou autres, que l’on m’a fait apprendre par cœur au collège, la mythologie antique, des figures et des raisonnements mathématiques, des images cinématographiques, etc. etc.222.

Ces conventions constituent ce fond stéréotypé, partagé par l’auteur et le lecteur, en prise sur le réel. On sait l’abondance de telles références dans l’œuvre de Simon : épisodes mythologiques, souvenirs de lectures et de peintures, citations latines, autant de bagages intégrés à l’écriture. A cet égard, la comparaison s’impose comme le lieu 218

L’expression « un de ces… », très fréquente chez Balzac lorsqu’il s’agit d’évoquer un personnage, en est un exemple parmi d’autres : « Fondée sur la présupposition, cette forme d’expression accrédite la préexistence d’une catégorie d’individus, d’action, etc. dans un hors-texte de référence, et permet d’inférer ipso facto, l’éventuelle existence du fait ou de l’être qu’elle introduit », Amossy Ruth, Elisheva Rosen, Les Discours du cliché, Paris, Sedes, CDU, 1982, p.53. 219 Ibid., p.67. 220 Claude Duchet, « Signifiance et in-signifiance : le discours italique dans Madame Bovary », dans La Production du sens chez Flaubert, Colloque de Cerisy, Paris, UGE, 10/18, 1975, p.365. Jean-Louis Dufays étudie l’histoire littéraire au regard de cette conception du stéréotype : le dix-neuvième siècle peut alors être considéré comme « le temps de l’acquiescement », en tant que les stéréotypes y sont assumés et intégrés, Stéréotype et lecture, op. cit., p.289. 221 Voir aussi cette affirmation, régulièrement reprise : « la langue parle avant nous », DS., p.28. 222 Claude Simon, « Roman et mémoire », Revue des Sciences Humaines, 1990, op. cit., p.191.

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privilégié de cette activation du stéréotype : P. Mougin affirme ainsi qu’ « à l’endroit du comme, l’archétype culturel entre dans le récit »223. De son côté, C. Rannoux analyse le jeu des stéréotypes dans La Route des Flandres, particulièrement à travers la construction des personnages qui, moins que des individualités, « relèvent de types » : « Le stéréotype met en place des représentations qui font entrevoir le générique au-delà du singulier » 224 . De ce point de vue et paradoxalement, le texte simonien est sérieux parce que réaliste. La répétition apparaît alors comme l’outil par excellence de prise sur le réel en tant qu’elle est reproduction du déjà-su, du déjà-lu, du déjà-là. En outre, la thématique privilégiée de l’œuvre nous semble par essence sérieuse avant tout parce qu’elle relève de l’inéluctable : de la répétition. Le personnage simonien, on l’a vu, est condamné à reproduire : la geste ancestrale pèse sur lui comme une règle à laquelle il doit se conformer, le père et ses substituts dans l’œuvre prenant alors fréquemment ce rôle de gardien de la loi détenteur des normes et du devoir. L’institution religieuse et militaire constitue un relais supplémentaire à cet ensemble réglementaire auquel on n’échappe pas : on sait l’importance de l’éducation catholique subie par le jeune S. et celle de l’armée dans l’ensemble de la création. L’Histoire même s’impose comme une force de répétition traçant le retour du Même. La guerre en particulier, la mort plus généralement, sont omniprésentes et désignent, plus que tout autre thème, l’incarnation de cet inexorable225. Le sexe, si prégnant mais quelquefois difficilement interprétable226 , 223

Pascal Mougin, L’Effet d’image dans quatre romans de Claude Simon », thèse de doctorat, Université de Paris III, 1995, p.230. Le « comme » est donc « embrayeur d’intertexte ». 224 Catherine Rannoux, L’Ecriture du labyrinthe. Claude Simon, La Route des Flandres, Orléans, Paradigme, 1997, p.116 et p.120. Voir le chapitre entier, « Le cliché déclencheur d’écriture », 107-116. 225 Nous renvoyons à l’analyse de D. Alexandre sur le conflit « entre le mécanique et le rire » dans La Route des Flandres, « Rire, humour et ironie dans La Route des Flandres de Claude Simon », op. cit., p.135. 226 Sur l’érotique simonienne, voir Pierre Caminade, « Claude Simon : Lyrisme Musique du texte, Erotisme et Pornographie », Sud, automne 1978, n°27, p.113-118 ; Raymond Jean, « Claude Simon et les signes de l’Eros », Pratiques de la littérature, Paris, Seuil, « pierres vives », 1978, p.49-57 ; Christine Makward, « Claude Simon, Earth, Death and Eros », Sub-stance, hiver 1974, n°8, Madison, p.35-43 ; Metka Zupancic, « Érotisme et mythisation dans Triptyque et Les Géorgiques », Claude Simon : L’Écriture du féminin/masculin, sous la direction de R. Sarkonak, Paris, Revue des Lettres modernes, 1997, n°2 p. 35-54.

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relève de cette même loi. Car Simon l’a souvent précisé : ces « occupations » correspondent aux quatre principaux besoins de l’homme, comme il l’explique dans La Corde raide : La guerre m’intéressait, parce que je voulais essayer de comprendre cette occupation si importante et pour ainsi dire essentielle en ce sens qu’elle rentre dans les trois ou quatre besoins fondamentaux, comme coucher avec des femmes, manger, parler, procréer, pour lesquels les hommes sont faits et dont ils ne peuvent se passer227,

nécessités donc qui s’imposent à lui sans possible échappatoire. Il n’est pas jusqu’à l’attention portée à tous ces menus faits répétitifs et mécaniques, ancrant le quotidien dans une succession temporelle figée et rigide, qui ne renvoie à cette raideur du texte sérieux. Enfin, la mécanisation se manifeste précisément dans l’utilisation de la répétition, par exemple au travers de rafales : la reprise successive d’un même adjectif confère indéniablement un effet mécanique qui désubjectivise la voix. Le tramway éponyme du roman de 2001 peut alors être lu comme la figuration de cette raideur : bête humaine à sa façon, il correspond à cette répétition des horaires, de l’emploi du temps, en même temps qu’au mode opératoire de la machine, imposant sa réglementation technique 228 . Son équivalent humain trouverait son emblème dans le wattman, incarnation de la loi comme l’atteste la seule inscription « Défense de parler au wattman » qui l’auréole d’une aura de pouvoir, comme ces rois ou ces potentats de tragédies auxquels il est interdit par un sévère protocole (et parfois sous peine de mort) d’adresser directement la parole, statut (ou position - ou fonction) qu’il assumait avec gravité, l’œil toujours fixé sur les rails qui venaient au-devant de lui, comme absorbé par le poids de sa responsabilité229.

A ce réseau ferroviaire répond en outre l’univers tout aussi clos de l’hôpital qui, « du service d’obstétrique à la morgue », offre « comme 227

La CR., p.54. Comme le remarque Ph. Hamon, le tramway est caractéristique des rituels de la vie quotidienne : il cite à ce propos une scène extraite de « En famille » de Maupassant et située précisément dans un tramway. Voir L’Ironie littéraire, op. cit., p.66. 229 Le Tram., p.12-13. 228

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en raccourci (ou en condensé) les successifs états de la machine humaine de la naissance à l’agonie »230. Au wattman emblématique fait ici place le personnage du vieillard, véritable caricature de la raideur dont l’activité « démultipliée » 231 n’est pas sans rappeler le « sinistre vieillard qui se multipliait » stigmatisé par Baudelaire232 : ce qui impressionnait plus que tout (…), c’était la manière dont se manifestait cette obstination à prétendre contre toute raison, et aurait-on pu dire contre toute décence, à la durée, économisant ses gestes et ses mouvements d’une façon qui avait quelque chose de terrifiant, tout geste, tout mouvement semblant comme leur caricature (…), toute son attention et toutes ses forces soigneusement mesurées, conduites avec précaution dans leurs moindres phases, comme si non pas quelque chose de vivant mais de mécanique (une mécanique d’une extrême précision) les commandait233.

Raidi contre l’inéluctable de la mort, il constitue l’émanation d’un sérieux porté à son paroxysme. Tant thématiquement que formellement, Le Tramway privilégie donc les manifestations de cette mécanique qu’il nous semble intéressant de relier au thème de la corticalité si bien analysée par P. Mougin, valable pour une grande partie de l’œuvre. Cette thématique n’est en effet pas sans lien avec les références stéréotypées évoquées ci-dessus, formes de mécanisation du langage : On observera ainsi deux tendances connexes de l’imaginaire simonien, l’une tournée vers la minéralité durcissante et bien souvent liée aux représentations mythiques et légendaires de l’encyclopédie savante, l’autre tournée vers l’organicité primitive et associée au niveau le plus archaïque de la sensation234.

L’énonciation sérieuse se thématiserait ainsi dans cet engoncement figuratif qui fédère l’ensemble du système comparatif des romans. Or, si Bergson considère que le comique consiste en « du mécanique 230

Le Tram., p.105. Le Tram., p.66. 232 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Les sept vieillards ». Ce poème fait l’objet d’une analyse dans L’Ironie littéraire, op. cit., de Philippe Hamon. 233 Le Tram., p.64-66. 234 Pascal Mougin, L’Effet d’image. Essai sur Claude Simon, Paris, L’Harmattan, 1997, p.158. 231

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plaqué sur du vivant »235, il n’est qu’à lire le passage suivant pour mesurer l’effet inverse. Le brigadier de L’Acacia, après son évasion, s’est réfugié dans la grande bâtisse familiale à présent habitée par ses tantes : toujours étendu dans le noir comme les soirs précédents, sans autre désir lui semblait-il que celui que peut éprouver même pas un animal mais une mécanique, quelque chose comme une automobile après une longue course ou une locomotive ramenée au dépôt, écoutant dans le silence se refroidir l’un après l’autre avec de légers craquements ses organes de métal, s’atténuer par degrés jusqu’au souvenir du bruit et du mouvement, n’aspirant à rien d’autre qu’à la seule inertie de la matière236.

La raideur, sous toutes ses formes, se trouve donc entièrement assumée par un texte qui peut, par là, être qualifié de sérieux. Pourtant, et la répétition nous semble le mettre en évidence, la posture énonciative est retorse : elle prend simultanément ses distances face à une telle écriture sérieuse et, la compliquant, l’ironise. Dès lors, chacune des caractéristiques du texte sérieux, son réalisme, son autorité, son adhésion au monde des mots et des choses, peut être retournée et, ainsi inversée, légitimer l’hypothèse d’une posture ironique de l’énonciation simonienne. La portée pédagogique du discours sérieux, visant à l’universel et au général, cherchant à être saisi de tous, le rend ennemi de toute duplicité langagière : son message se veut monologique, l’ironie consistant précisément à briser cette pertinence, à introduire de l’oblique, du dia-bolique237. Il est clair, dans cette perspective, que le discours simonien, foncièrement polysémique, exploitant de manière exemplaire les mots comme nœud et carrefour de signification, hanté même par cette nature métaphorique de la langue, doit être rangé du côté de l’impertinence et de la légèreté, qui laisse « flotter les significations sans en imposer une » 238 et cultive les jeux de mots. En outre, l’assomption du discours sérieux, se revendiquant comme unique source de l’énoncé, correspond à une forme d’autorité récusée dans l’œuvre simonienne : du fait même des multiples souvenirs qui 235

Henri Bergson, Le Rire, Paris, Alcan, 1932, p.29. L’A., p.347. Il n’est pas innocent que le brigadier, cherchant le sommeil, soit ici travaillé par cette nécessité, cet inéluctable : le désir sexuel. 237 Ibid., p.61-62. 238 Ibid., p.62.

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hantent la mémoire, toute écriture ne peut être qu’intertextuelle. Cette distance prise avec son propre discours, voire brouillant son origine en multipliant les emprunts implicites qui à Proust, qui à Orwell ou à Ovide 239 , ébranle la certitude de l’énonciation et, avec elle, les fondations d’un illusoire discours sérieux. Cette mise en doute passe aussi par des procédés proches de la caricature, véritable « mise en ironie » 240 du visage qui se traduit par l’exagération, souvent accompagnée d’une comparaison animale. Les exemples seraient nombreux 241 mais le portrait de Blum en donne une illustration parfaite : avec ses cheveux coupés courts, ses oreilles décollées, son cou maigre sortant du col trop large de sa vareuse, [il] avait l’air d’un poulet déplumé ou d’une souris déguisée en soldat242.

Face aux personnages rigides, face aux institutions, la figure du rebelle ou du marginal 243 vient emblématiser ce non-conformisme. Cette confrontation se manifeste tout particulièrement dans Les Géorgiques. Les deux frères L.S.M., bien que gémellaires, n’en sont pas moins antithétiques de ce point de vue : l’un, Jean-Pierre, est l’émanation du pouvoir et de l’autorité, l’autre, Jean-Marie, est horsla-loi, incarnation du décalage et de la rébellion. Même, comme l’a vu 239

En particulier, dans La Bataille de Pharsale pour le premier, Les Géorgiques pour le second, Histoire pour le dernier. L’ironie « brouille volontiers l’identité et l’origine de sa propre parole en s’en désolidarisant et en multipliant les citations et les échos des discours d’autrui », Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, op. cit., p.62. On a ainsi pu recourir à l’image du téléphone pour signifier cette double posture, à la fois « présence d’une voix » et « mise en place d’une distance », Franc Schuerewegen, « Orphée au téléphone. Appel et interpellation chez Claude Simon », Poétique, novembre 1988, n°76, p.459. 240 Philippe Hamon, ibid., p.76. 241 V. Gocel a effectué le relevé des procédés d’animalisation dans Histoire auquel nous renvoyons, Véronique Gocel, Histoire de Claude Simon : écriture et vision du monde, Louvain-Paris, Editions Peeters, 1996, p.330-334. 242 L’A., p.158. La Route des Flandres abonde en ce sens : l’ironie permet sans doute, dans ce contexte tragique de la guerre, de conserver cette part de liberté et de salut qui désamorce la gravité. 243 C’est Louis dans Le Tricheur qui tue un prêtre, Bernard dans Le Sacre du Printemps qui s’oppose violemment au beau-père, Montès dans Le Vent, en constant décalage, l’anarchiste du Palace, le brigadier de L’Acacia qui, en vivant, contredit la loi commune, etc.

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P. Mougin, ces stéréotypes dont on a montré plus haut qu’ils servaient l’assise du texte et sa crédibilité, loin d’être parfaitement assumés par le texte, introduisent un conflit au sein de l’écriture : Telle est la double attitude du texte. Contre la geste héroïque, disqualifiée, le récit travaille à construire ses propres représentations, attitude qui dément l’idée selon laquelle le romancier rejouerait les grands mythes, reconduirait les grands genres, rencontrerait l’archétype244.

Lieu de tension s’il en est, la répétition se trouve donc au cœur de cette problématique : d’une part, l’énonciation se pose en répétant les lieux communs, les fondements culturels, ces traces d’héritage du passé, de l’autre, elle s’oppose en instituant ses propres répétitions, tendant par là à s’autonomiser. Et là nous semble bien résider le point nodal : le discours simonien n’est ni ce discours sérieux assumant un système de valeurs, ni ce discours ironique le disqualifiant, mais un discours à mi-chemin et posant un ensemble de références propres, autonomes, qu’il travaille au même instant. Les multiples corrections, qui minent l’avancée phrastique et généralisent le doute, indexent cette permanente remise en cause. Surtout, dans l’économie de l’œuvre entière, les emplois, au sens philosophique repéré plus haut, seraient le lieu d’une énonciation sérieuse, endossant l’énoncé sans ambiguïté ; les allusions et mentions au déjà-écrit marqueraient quant à elles cette distance à l’égard du dire, en tant que forme d’« observation de deuxième ordre »245. A ce titre, le geste même d’auto-citation paraît emblématique d’une telle posture ironique, si l’on en croit Bergson : « nous ne commençons (…) à devenir imitables que là où nous cessons d’être nous-mêmes (…). On ne peut imiter de nos gestes que ce qu’ils ont de mécaniquement uniforme, et, par là même, d’étranger à notre personnalité vivante »246. 244

Pascal Mougin, Lecture de L’Acacia de Claude Simon, Paris, Archives des Lettres Modernes, n°267, 1996, p.108. 245 Ernst Behler, Ironie et modernité, Paris, PUF, « Littérature européenne », 1996, p.376 : en ce sens, par l’ironie, la littérature prend conscience d’elle-même et ne peut être qu’autoréférentielle. 246 Henri Bergson, Le Rire, op. cit., p.33.

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Le Chant de l’arabesque

La réécriture généralisée, tant à l’intérieur même d’un roman que dans l’ensemble de l’œuvre, instaure donc une forme de mise à distance dans la reprise : ce qui est déjà-écrit relève de l’ordre du figé, du mécanique, du sérieux. Le reprendre, le répéter, c’est aussi s’en démarquer, s’en distinguer et affirmer sa différence. Le Jardin des Plantes manifesterait particulièrement cette caractéristique, si l’on en croit M. Calle-Gruber qui évoque la reprise dans ce texte de motifs connus du lecteur de La Route des Flandres : mais ces motifs sont comme rebrodés en un récit qui a pris de la hauteur, réinscrits dans une écriture d’après l’écriture, après les années après le temps, par quoi une sorte de survie de l’événement confère au narrateur don de survue247.

Toute l’œuvre simonienne parvient ici à une « décantation extrême »248. Cette posture énonciative s’impose ainsi dans toute la complexité d’un entre-deux : entre le texte sérieux où la répétition des codes, mais surtout la répétition de soi, sont assumées, et le texte ironique où l’écriture se mime249, se mire et joue. L’ironie ne prend plus seulement pour cible un système de valeurs fondé a priori, commun et partagé par tous avant la lecture, mais ses propres références, construites de roman en roman via la répétition. Car discours sérieux comme ironique reposent tout entiers sur un système de valeurs : le premier y assoit la créance, le second le prend comme base de son propre positionnement. Chez Simon, ces deux postures sont à considérer d’abord en rapport aux références internes engendrées par une répétition tous azimuts. Le sérieux, qui fonde le texte et établit un système autostéréotypique, se mêle dès lors très étroitement à l’ironie et ce dans un unique mouvement, mélange qui donne naissance à une forme d’ironie sérieuse, sans doute caractéristique d’une écriture - et d’une lecture - postmodernes, entendue comme va-et-vient entre deux postures énonciatives antagonistes, « entre acceptation et refus, 247

Mireille Calle-Gruber, « Claude Simon, un jardin de la mémoire où cultiver l’art d’écrire », Nuit Blanche, printemps 1999, n°74. 248 Ibid. 249 Sur le mimèse, qui consiste à singer un discours antécédent, voir Marmontel, article « Ironie », Eléments de littérature, Paris, Verdière, 1820.

Recyclage

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participation et distanciation »250 . Dans son Apostille au nom de la rose, U. Eco évoque l’impossibilité aujourd’hui de déclarer sa flamme à la façon de Barbara Cartland. Cette posture sérieuse ne peut être totalement revendiquée. Mais en y introduisant la pleine conscience de l’usure et la distance de l’ironie, la déclaration d’amour redevient possible : « ironie, jeu métalinguistique, énonciation au carré » 251, la parole se dédouble tout en affirmant, s’oppose en s’opposant. C’est une telle complexification du dire que nous donne à voir la répétition simonienne, et plus largement peut-être, un certain usage de la répétition de la seconde moitié du vingtième siècle. Que l’on pense à cette analyse du Groupe m : Le sentiment que l’art a exploré tous les possibles en même temps qu’il est concurrencé par une culture cumulative et pléthorique, stimule une poétique de la copie où entre (sic) à la fois du refus et de l’impuissance, de l’ironie et de la révérence (qui est aussi référence)252.

Si « le discours sérieux est celui de la ligne logique »253, le détour, le para-doxe, la péri-phrase représenteraient incontestablement le discours ironique en tant qu’il « introduit dans notre savoir le relief et 250

Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p.311. Il ajoute : « l’écriture postmoderne appelle une lecture postmoderne, attentive au sens qui se déclare pardelà l’ironie », p.312. Le critique rejoint en cela l’analyse de M. Picard considérant que ce va-et-vient entre playing et game constitue le régime de la plupart des lectures, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, « Critique », 1986. Pour le questionnement de la postmodernité appliqué à l’œuvre simonienne, voir en particulier Didier Alexandre, Le Magma et l’horizon, op. cit., p.176-177. 251 Umberto Eco, Apostille au nom de la Rose, Paris, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 1985, p.78. 252 Groupe m, « Douze bribes à décoller », Revue d’esthétique, 1978, n°3/4, « Collages », p.32-33. Puisque le point de vue unique et total est aujourd’hui utopique, un regard oblique et contingent s’impose : « tout a tellement de points de vue que rien ne peut être compris à partir d’un point donné », Helmsetter R., « Die weissen Maïsse des Sinns », Merkur, 1993, n°47, p.602. Cité par Ernst Behler, Ironie et modernité, op.cit., p.376. Contrecarrant cet angle de vue unique, la mosaïque byzantine insère précisément « l’élément perturbant une perspective absolue qui ne pouvait appartenir qu’à Dieu », voir Jean Roudaut, « Le mythe du Grand Livre, fragment et totalité », Encyclopédie Universalis, « Symposium », édition 1990, tome 1, p.425. Voir aussi Lucien Dällenbach, Mosaïques, Paris, Seuil, « Poétique », 2001. 253 Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, op. cit., p.63.

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l’échelonnement de la perspective »254. Mais cette double énonciation entraîne une double lecture. La saisie simplement linéaire, insensible aux retours qui résonnent dans l’œuvre, captera avant tout le sérieux du texte. Celle qui se placera dans le cycle sera apte à percevoir l’ironie qui reprend le passé de l’écriture et le recycle. C’est seulement dans ces conditions que le lecteur pourra faire l’expérience de la connivence et de la participation : si l’autostéréotypie analysée plus haut intervient pour une grande part dans ce sentiment d’appartenance particulièrement plaisant, la distance qui tord la ligne du sérieux et dessine l’infini d’une spirale, n’est pas sans rappeler le « sentiment d’euphorie que procure l’ironie comprise »255. Au lecteur pris dans les rets du texte, envoûté par de vertigineux échos, abîmé lui-même dans l’écriture, revient l’émotion sans partage de ne faire qu’un avec ce qu’il lit, plaisir complexe d’un jeu irrésolu entre unité et pluralité. Répétition décalée, indirecte, oblique, retorse, l’ironie retrouve par son dessin les caractéristiques que l’ensemble de notre étude a suivies, de la phrase à l’œuvre : les formes d’une spirale. Du miroir à la mise en abyme, de la symétrie à la fugue, d’un paragraphe à sa variation, la répétition offre à l’attention son pouvoir de déplacement : chaque réécriture ne se reconnaît « qu’à travers l’imprécision sûre de son fantôme »256.

254

Vladimir Jankelevitch, L’Ironie, op. cit., p.22. Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, op. cit., p.125-126. W. Booth fait une analyse de l’ironie proche de celle-ci, en mettant l’accent sur la « communion amicale » entre auteur et lecteur complice et sur la communauté ainsi créée, A Rhetoric of irony, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1974, p.209. 256 Patrick Longuet, « Echos et palimpseste : sur Le Jardin des Plantes, de Claude Simon », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, Actes du colloque de Perpignan, Cahiers de l’Université de Perpignan, 2000, n°3, Presses Universitaires de Perpignan, p.26-27.

255

« Le Chant de l’arabesque » « Il est bien possible que nous ressassions, ressassement second à partir d’un ressassement premier : celui de l’œuvre. Signe d’une double fidélité : 1 celle du critique, celle de l’auteur lui-même » , Jean-Claude Vareille.

En affirmant que, « dans un texte convenablement composé, il n’y pas de phrase qui dans ses moindres détails n’ait été écrite en fonction de l’ensemble »2, Claude Simon montre à quel point le grain le plus ténu du texte entre pleinement dans la composition du tout. Sans cesse compliquée et ramifiée, l’unité de l’œuvre entre dans l’arabesque et fait entendre son chant3. Présente à tous les niveaux du texte, la répétition désigne la cohérence d’une écriture où s’exerce une identique tension de la phrase au Texte. Jean-Claude Vareille faisait à cet égard une remarque révélatrice : 1

Jean-Claude Vareille, « Robert Pinget. Pléthore et ascèse », Le Nouveau Roman en question, 1993, n°2, « Nouveau Roman et archétypes », 2, p.9. 2 Claude Simon, lettre du 8 avril 1979, cité dans Sykes, Stuart, Les Romans de Claude Simon, Paris, Minuit, 1979, p.189. 3 L’expression « le chant de l’arabesque » est utilisée par Matisse au sujet de Cézanne. Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p134.

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Le Chant de l’arabesque puisque rien n’est isolé de rien, mais entre en rapports avec lui par toute une série de liens ou d’échos, de proche en proche, d’apparentement en apparentement, c’est la somme de l’Espace et du Temps, du macrocosme, qui se concentre dans le microcosme de l’écrivain, du roman, ou de la phrase4.

L’alternative dit à elle seule l’inscription d’une spécificité jusque dans ses plus petites unités : c’est bien à un même phénomène scriptural que nous sommes confronté du microcosme au macrocosme. De la sorte, telle répétition phrastique, au détour d’une parenthèse, inscrira la prolifération du texte, incessamment corrigé, complété, modifié, tout comme chaque roman s’imbrique aux autres, qu’il déploie et complète. Si le processus régressif / progressif préside à la syntaxe, il est également au cœur du cosmos simonien qui allie le connu à sa transformation, recyclant l’ancien pour trouver du nouveau. Telle association guide encore l’avancée de la phrase, « les mots se commandant les uns les autres »5. Elle s’applique tout autant dans le roman et permet par exemple le passage d’un chapitre à l’autre. La répétition sert la saisie d’une référence suspendue - un pronom sans antécédent, une lacune textuelle -, elle rend aussi possible la reconnaissance d’un personnage traversant l’intratexte. C’est ce même processus qui œuvre dans l’autostéréotypie, une simple formule provoquant immédiatement le souvenir d’un autre lieu textuel : la métonymie, mécanisme de la rhétorique inconsciente, opère un déplacement tant dans le microtexte qu’à l’échelle de l’autotexte. Répété dans le microtexte, le mot traverse jusqu’à l’épaisseur de l’œuvre où il déploie d’autres sens, acquis ailleurs. La phrase se replie sur l’édifice romanesque. Dès lors, la répétition innerve l’ensemble de l’écriture de Claude Simon et invite à saisir comme un tout unifié ces différentes manifestations, toutes sous tension : la répétition microstructurelle reproduit la répétition macrostructurelle qui l’inclut, cette dernière elle-même englobée dans l’œuvre entière. Ce vertige de l’inclusion et de l’inlassable reproduction, intimement lié, nous l’avons vu, à la vision simonienne diffractée du monde, pourrait en dernier lieu trouver sa raison d’être dans l’imaginaire de l’auteur : on le qualifierait de fractal. Développée par Benoît Mandelbrot, la 4

Jean-Claude Vareille, « L’Acacia ou Simon à la recherche du référent perdu », Le Nouveau Roman en questions, avril 1992, n°1, p.113-114. 5 L’H., p.92.

Conclusion

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géométrie fractale met en valeur une figure qui, quelle que soit la finesse de l’échelle à laquelle on l’observe, apparaît toujours découpée selon les mêmes motifs. Or, comme le notait B. Gibert au sujet d’un passage des Géorgiques, le texte « est lui-même structuré selon les lois de l’ensemble qui le contient : chacun des éléments (thématiques, syntagmatiques, phonétiques, etc.) du microtexte est lui-même analysable suivant les lois du macrotexte dont il est la pointe extrême »6. Nous espérons avoir montré que cette analyse peut être généralisée à l’ensemble de l’œuvre. Objet fractal donc, le mobile simonien ne trouverait sa règle que dans l’irrégularité, la fragmentation, et présenterait, à tous ces niveaux, un même principe d’organisation7 , relevant à la fois d’une vision du monde et d’une conception de l’écriture. La répétition y serait active du plus ténu au plus étendu de ses points, l’observation même de la totalité offrant l’infinie reprise d’une identique spirale. Si cette dernière a été choisie comme forme emblématique, c’est à la fois parce qu’elle rend compte du mouvement particulier observable de la phrase à l’autotexte et parce qu’elle désigne l’antagonisme de deux forces s’exerçant simultanément dans l’écriture. Reste que la fractale simonienne s’enroule autour d’un centre obscur, d’une origine jamais atteinte, lieu de tension qui fait exister l’écriture. Le geste scriptural ne peut être qu’en revenant sur ses traces, tournant autour de ce point-là. L’écriture itérative, lieu dialectique où continu et discontinu s’interpellent, met aussi en question la subjectivité qui la saisit. Répéter, comme digresser, construit une figure qui présente « cette double particularité de marquer une sortie de la voie attendue et d’être soumis[e] à l’évaluation du lecteur »8. Si écrire consiste à représenter une réalité diffractée, il s’agit aussi d’« en prendre les lambeaux à bras-le-corps et de reconstruire une totalité où les fractures demeurent » 9 . Or, la répétition est précisément l’instrument d’une lisibilité qui comble les vides et rend possible le plaisir du texte. L’itération fait ainsi le lien entre l’écriture et la lecture, au point que la 6

Bertrand Gibert, « Fin de Partie dans Les Géorgiques de Claude Simon », Poétique, février 1994, n°105, p.42. 7 Comme le remarque L. Dällenbach, les fractales montrent que « le chaos, en réalité, n’est pas chaotique », Mosaïques, Paris, Seuil, « Poétique », 2001, p.165 note 19. 8 Pierre Bayard, Le Hors-sujet, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1996, p.128. 9 Sophie Guermès, « Claude Simon : le romancier et la matière », Critique, janvierfévrier 1996, n°584-585, p.15.

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réécriture si prégnante du texte impose la relecture comme seule lecture possible. La force de l’œuvre simonienne tiendrait à ce qu’elle est tout de suite relue, offrant au lecteur, comme l’a écrit Barthes, « non le « vrai » texte, mais le texte pluriel : même et nouveau »10. Lire Claude Simon engage la patience, la mémoire et l’intimité : s’abandonner aux retours du déjà-écrit, aux volutes du déjà-lu, c’est bientôt gagner la sensation voluptueuse de maîtriser l’ouvrage : La maîtrise ainsi désirée est bien, on le voit, de type temporel tout autant que spatial. Dominer le texte dans son ensemble, com-prendre, c’est se placer en quelque manière hors du temps, comme le Dieu thomiste qui l’envisage depuis l’éternité immobile11.

Si la répétition attire le livre vers l’atemporel, une telle lecture, ellemême « en spirale », procure une émotion assez proche. Relire, c’est continuer infiniment de lire, et « transformer l’œuvre même » 12 . L’analyse de la répétition simonienne a ainsi pu élire le préfixe du retour, de la reprise, pour indiquer des opérations d’inversion - le texte se recourbe -, de clôture - le livre se referme -, d’itération l’écriture redit. Par là, un autre préfixe s’est révélé étroitement corrélé au premier : celui de l’autocitation, de l’autostéréotypie, de l’autonymie, voire de l’autonomie. Répéter ne se réduit cependant pas à ce repli autarcique, les tensions exerçant une dernière force dans l’œuvre : son propre pouvoir de transformation, de transfert, de transport. De la même façon, toute relecture est à la fois lecture du même, concentration d’une conscience lectrice sur ces pages tournées, et lecture de l’autre, ouverture de l’interprétation vers ces ailleurs encore à découvrir13. La répétition est dès lors salvatrice à bien des titres, ce que Nathalie Sarraute formule comme suit :

10

Roland Barthes, S / Z, Paris, Seuil, Points, 1970, p.23. Michel Picard, Lire le temps, Paris, Minuit, « Critique », 1989, p.43. 12 Jean Baetens, « Qu’est-ce qu’un texte "circulaire" ? », Poétique, avril 1993, n°94, p.223. 13 On pourrait dire, avec Vincent Jouve : « Il faut s’y résigner : la lecture est infinie et toute étude est incomplète », L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, « Ecriture », 1992, p.261. 11

Conclusion

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les bons livres sauvent les lecteurs malgré eux. Ces livres, en effet, présentent avec les autres cette différence qu’on aurait bien tort de considérer comme négligeable : ils supportent d’être relus14.

Aussi, de l’écriture à la lecture, le sens ultime de la répétition est peutêtre proustien : rien n’est vécu dans l’instant, seul son souvenir, qui n’est que sa répétition, permet d’accéder à une plénitude. Si la vraie vie n’est que dans ce retour, écrire vraiment ne peut être que répéter. La répétition est aussi une expérience de lecture, qui construit « l’immortalité dans la résurrection du passé »15.

14

Nathalie Sarraute, « Ce que voient les oiseaux », L’Ere du soupçon, Paris, Folio Essais, 1956, p.136. 15 Léo Spitzer, Etudes de style, Paris, Gallimard, Tel, 1970, p.450.

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Index Album d’un amateur, 326 ALEXANDRE, 124, 178, 243, 296, 298, 305 AMOSSY, 203, 218, 220, 226, 228, 296, 297 ANDRES, 131, 150, 231, 234, 236, 260, 264, 288 APULEE, 41 ARAGON, 128 ARANDA, 274 ARRIVE, 118 AUERBACH, 295 AUTHIER-REVUZ, 34, 35, 39, 43, 66 BACH, 126 BAETENS, 130, 137, 310 BAJOMEE, 255 BALZAC, 262, 263, 265, 266, 267, 269, 270, 271, 272, 274, 275, 278, 281, 287, 288, 289, 290, 291, 293, 295, 297, 317, 319, 323, 328 BARBERIS, 68 BARDECHE, 12, 17, 18, 19, 20, 22, 129, 204, 292 BARTHES, 148, 160, 189, 190, 203, 257, 272, 296, 310

BAUDELAIRE, 300 BAUDRILLARD, 129, 258 BAYARD, 25, 38, 309 BECKETT, 20, 21, 139, 324 BEGUIN, 271 BEHAR, 247 BEHLER, 303, 305 BENVENISTE, 160 BERGSON, 300, 301, 303 BERNAL, 114 BIKIALO, 26, 27 BIRN, 143 BLUMENKRANZ-ONIMUS, 130 BON, 106 BORGES, 177 BORGOMANO, 21, 264 BOTHOREL, 20 BOUCHERON, 27, 33, 35, 37, 39, 56, 59 BOUILLAGUET, 293 BOURASSA, 165 BOYER, 219 BRES, 87, 256, 317 BRIGAUD, 124, 145, 146, 148, 149, 156, 157

330

Le Chant de l’arabesque

BUTOR, 20, 39, 62, 63, 140, 166, 261, 263 CALLE-GRUBER, 12, 44, 85, 126, 144, 155, 161, 205, 212, 213, 223, 255, 257, 260, 264, 265, 282, 304 CALVINO, 277 CAMINADE, 298 CATACH, 26, 28, 46, 65 CAUSSE, 27, 36 CEZANNE, 253, 264, 307 CHARDIN, 294 CHARLES, 40, 82, 113, 140, 149, 246, 257, 268, 282, 284, 300 CHASTEL, 265 CHERCHI, 92, 108 CLEMENT-PERRIER, 223, 224, 280, 282 COLAS-BLAISE, 62 COMPAGNON, 40 CORBLIN, 68 DÄLLENBACH, 18, 22, 63, 82, 122, 123, 126, 129, 146, 166, 178, 183, 192, 196, 199, 215, 229, 259, 260, 261, 263, 272, 281, 286, 289, 305, 309 DEBORNE-BONNEFOI, 58 DEFAYS, 39, 325 DELEUZE, 16, 17, 63, 64, 129, 138, 150, 151, 255, 256, 277 DENIS, 26, 318 DERRIDA, 256 DESCOMBES, 272 DEZALAY, 266, 288 DILETTATO, 234

Discours de Stockholm, 10, 21, 125, 126, 127, 201, 204, 235, 252, 263, 285, 290, 297, 326 DRILLON, 62, 63, 65 DUBOIS, 39 DUBORGEL, 256 DUBUFFET, 127, 284, 285 DUCHET, 165, 297 DUFAYS, 202, 203, 204, 207, 214, 226, 229, 296, 297, 305 DUFFY, 196, 262 DUGAST-PORTES, 20 DUPUY-SULLIVAN, 112, 118 DURAS, 17, 20, 21, 255, 264 ECO, 117, 305 ESCHER, 154, 212 Femmes, Sur Vingt-trois peintures de Joan Miro, 327 FERRATO, 32, 63, 124, 190, 264, 265 FERRATO-COMBE, 32, 63, 124, 190, 264, 265 FLAUBERT, 125, 126, 293, 297 FLETCHER, 261, 268, 282 FOGELMAN SOULI, 128 FONAGY, 59 FONTAINE, 15, 202 FONTANIER, 15, 79, 92 FONTANILLE, 9 FREUD, 16, 211, 254 FUCHS, 17, 102, 248 GAVARD-PERRET, 180 GENETTE, 16, 17, 125, 202, 253, 255, 276, 293, 294 GIBERT, 309

Index

GIGNOUX, 21, 251, 256, 257, 286, 293 GIONO, 91, 262, 269, 281, 289, 295, 323 GLEIZE, 263, 270, 271, 290 GOCEL, 302 GOUX, 11, 165, 277, 278 GRANGER, 99 GROUPE m, 159, 160, 305 GRUNIG, 100, 118, 212 Gulliver, 10, 13, 187, 191, 192, 193, 227, 236, 244, 282, 327 HAMON, 9, 92, 93, 129, 147, 153, 277, 279, 295, 296, 299, 300, 302, 305, 306 HERSCHBERG PIERROT, 203, 226 Histoire, 10, 12, 27, 28, 30, 40, 41, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 62, 70, 71, 72, 73, 75, 76, 77, 79, 80, 81, 83, 91, 92, 93, 99, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 122, 137, 138, 143, 145, 158, 175, 178, 179, 180, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 194, 195, 199, 205, 220, 221, 223, 224, 225, 226, 236, 237, 238, 240, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 259, 261, 262, 268, 269, 273, 278, 279, 282, 284, 291, 292, 294, 298, 302, 308, 318, 320, 322, 323, 324, 325, 327

331

Hubert de Phalèse, 46, 248, 258, 320 HUTCHEON, 294 JAKOBSON, 37 JANKELEVITCH, 211, 255, 296 JANVIER, 192, 215 JOUVE, 160, 310 KERBRAT-ORECCHIONI, 101 KIERKEGAARD, 16 KLEIBER, 68, 84, 85, 115, 116 KRISTEVA, 16 La Bataille de Pharsale, 10, 29, 31, 37, 40, 41, 42, 43, 44, 47, 50, 56, 60, 61, 72, 73, 82, 89, 103, 104, 105, 106, 126, 129, 136, 137, 138, 143, 146, 149, 151, 152, 155, 158, 162, 167, 179, 181, 184, 185, 210, 211, 219, 220, 221, 235, 236, 248, 250, 262, 268, 280, 282, 284, 292, 294, 302, 326 La Chevelure de Bérénice, 10, 326 La Corde raide, 10, 187, 189, 215, 216, 218, 224, 225, 226, 233, 234, 235, 236, 237, 240, 241, 242, 244, 250, 264, 277, 284, 292, 299, 327 La Route des Flandres, 10, 21, 26, 35, 46, 68, 77, 78, 82, 83, 87, 99, 112, 119, 122, 123, 124, 126, 127, 136,

332

Le Chant de l’arabesque

145, 146, 148, 149, 156, 157, 162, 163, 164, 167, 182, 187, 188, 189, 190, 195, 215, 216, 218, 219, 231, 236, 237, 238, 240, 241, 242, 243, 244, 248, 249, 252, 262, 263, 264, 268, 273, 278, 280, 282, 284, 292, 294, 296, 298, 302, 304, 313, 314, 316, 317, 319, 321, 322, 324, 326, 327, 328 LANCERAUX, 29, 30, 33, 131, 133, 136, 158, 173, 250, 251 LAURICHESSE, 145, 162, 260, 262 Le Jardin des Plantes, 10, 27, 28, 32, 45, 63, 84, 123, 138, 145, 149, 157, 161, 179, 207, 210, 215, 217, 219, 220, 223, 224, 226, 233, 234, 235, 236, 240, 241, 242, 244, 250, 253, 254, 257, 260, 262, 268, 274, 282, 284, 292, 294, 296, 304, 306, 317, 321, 323, 326 Le Palace, 10, 27, 29, 30, 33, 34, 37, 40, 62, 72, 73, 74, 75, 76, 94, 95, 96, 97, 101, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 137, 158, 162, 163, 164, 167, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 179, 181, 182, 184, 185, 186, 187, 189, 194, 205, 208, 209, 211, 212, 233, 236, 250,

262, 265, 278, 282, 284, 302, 315, 327 Le Sacre du Printemps, 10, 122, 163, 178, 182, 185, 194, 196, 208, 236, 237, 238, 240, 282, 284, 302, 327 Le Tramway, 10, 12, 13, 50, 129, 146, 178, 183, 193, 235, 236, 240, 282, 284, 299, 300, 322, 326 Le Tricheur, 10, 13, 45, 46, 48, 178, 185, 192, 196, 223, 224, 225, 233, 234, 236, 237, 238, 240, 243, 244, 245, 268, 274, 275, 282, 284, 302, 313, 327 Le Vent, 10, 46, 98, 117, 130, 131, 156, 163, 175, 182, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 208, 209, 210, 212, 226, 228, 234, 236, 238, 239, 240, 241, 242, 244, 261, 262, 264, 302, 326, 327 LEBLANC, 65 Leçon de choses, 10, 101, 117, 123, 126, 140, 141, 149, 151, 152, 153, 154, 161, 183, 235, 236, 249, 284, 289, 321, 326 Leçons de choses, 10, 102, 138, 140, 141, 147, 149, 151, 152, 153, 154, 161, 184, 249, 250 LEJEUNE, 44 Les Corps Conducteurs, 10, 31, 40, 56, 127, 140, 142, 143, 148, 151, 152, 154,

Index

167, 172, 174, 175, 176, 177, 188, 194, 210, 211 Les Géorgiques, 10, 12, 36, 37, 40, 44, 47, 50, 51, 52, 54, 59, 63, 83, 112, 126, 144, 145, 146, 155, 156, 161, 163, 177, 180, 182, 183, 184, 185, 187, 189, 191, 193, 198, 199, 231, 232, 236, 238, 239, 240, 248, 252, 258, 260, 261, 262, 268, 280, 282, 284, 288, 292, 294, 298, 302, 309, 326 LIGOT, 91, 92, 108, 113, 115 LONGUET, 23, 157, 167, 234, 306 LOREAU, 166 LOTRINGER, 153, 180 MAGNE, 259, 292 MAKWARD, 298 MANDELBROT, 308 MANSUY, 89 MARTIN, 266, 291 MASSIN, 128, 254, 285 MATISSE, 307 MAUPASSANT, 299 MERLEAU-PONTY, 117 MESCHONNIC, 27, 28 MILNER, 68, 78, 80 MOLINIE, 17, 161 MONET, 253, 255 MONTAIGNE, 37, 252 MORIN, 128, 279, 280 MOUGIN, 14, 98, 103, 162, 186, 189, 190, 198, 246, 298, 300, 303 MOUROT, 159

333

MOZART, 284, 285 NATHAN, 16, 203, 223, 257, 263, 280, 293, 314, 317, 319, 320, 325 NEEFS, 44 NEUMANN, 123, 141, 289 NOVALIS, 127 OLLIER, 20, 139 ONIMUS, 115 ORACE, 5 ORIOL-BOYER, 259 Orion Aveugle, 10, 285 ORWELL, 302 PARIS, 266, 270, 271, 272, 278, 281, 288 PARRET, 17, 79, 93 PASSERON, 251, 253, 256 PEGUY, 115 PEREC, 20, 44, 140, 259, 292 Photographies, 326 PICARD, 37, 285, 305, 310 PIEGAY-GROS, 33, 36, 38, 232, 260, 288 PINGET, 119, 147, 307, 328 PONGE, 11, 204 POULET, 23, 119 PRADEAU, 9, 262, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 274, 275, 276, 279, 286, 288, 289, 295 PRIETO, 147 PRINCE, 213 PROUST, 22, 38, 39, 41, 42, 62, 63, 149, 262, 263, 267, 269, 274, 275, 277, 278, 291, 293, 302, 315, 323 PUGH, 92, 93, 98, 250 QUENEAU, 20, 292

334

Le Chant de l’arabesque

RABATE, 195 RAILLARD, 231, 275 RANK, 193, 198 RANNOUX, 27, 28, 32, 69, 73, 74, 93, 94, 95, 115, 207, 260, 298 REBOLLAR, 14 REICHLER-BEGUELIN, 70 REITSMA-LA BRUJEERE, 156 RICARDOU, 28, 89, 90, 104, 139, 147, 167, 171, 178, 189 RICOEUR, 185 RIERA, 21 RIFFATERRE, 207, 225, 226 ROBBE-GRILLET, 17, 20, 85, 114, 129, 140, 237, 263, 287, 315, 328 ROBERT, 119, 147, 280, 291, 307 ROCHON, 21 ROELENS, 296 ROSEN, 228, 296, 297 ROSSUM-GUYON, 140, 190 ROUBICHOU, 12, 29, 30, 33, 34, 35, 37, 39, 49, 60, 143, 159, 205, 254, 255, 260, 279, 283 ROUGE, 253 RUFFEL, 47, 60 SABRY, 38, 52, 266 SAMOYAULT, 167, 261, 262, 266, 267, 271, 277, 280, 284, 287, 288, 293 SARKONAK, 14, 23, 28, 29, 54, 60, 90, 91, 107, 145, 147, 181, 205, 206, 223, 227, 233, 236, 238, 240,

243, 246, 260, 261, 275, 279, 280, 282, 286, 287, 298 SARRAUTE, 21, 35, 126, 195, 204, 281, 310, 311 SARTRE, 204 SCHAPIRA, 203 SCHLANGER, 16, 18 SCHOR, 257 SCHUEREWEGEN, 302 SERBAT, 73, 116 SERÇA, 32, 39, 62, 123 SEYLAZ, 44, 112, 156, 258 SHERZER, 144, 182, 183, 184, 198 SOURIAU, 265, 277 SPERBER, 293 SPITZER, 162, 311 STENDHAL, 191, 281 STERNE, 266 SUTER, 160, 161, 164 SYKES, 124, 131, 146, 307 TADIE, 167 THOUILLOT, 282 Triptyque, 10, 92, 117, 122, 123, 137, 140, 141, 146, 147, 148, 153, 154, 155, 158, 175, 180, 181, 190, 196, 225, 234, 261, 262, 264, 265, 268, 269, 277, 282, 284, 288, 289, 298, 321, 326 VACHON, 165, 263, 278, 287, 288, 291 VALERY, 41, 67, 121, 136, 163, 165, 256, 316, 317 VAREILLE, 60, 119, 204, 205, 230, 274, 275, 277,

Index

278, 279, 280, 285, 286, 307, 308 VAUGELAS, 14 VENTRESQUE, 124

335

VIDAL, 69, 117, 118, 223, 237, 275 VOUILLOUX, 21 WARHOL, 253 ZOLA, 266, 267, 288, 320