Quels modèles pour la Caraïbe ? : Actes du colloque international de Schoelcher (Martinique) 11 et 12 avril 2006 2296055990, 9782296055995 [PDF]


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Quels modèles pour la Caraïbe ? : Actes du colloque international de Schoelcher (Martinique) 11 et 12 avril 2006
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Zitiervorschau

Ces travaux ont été menés en collaboration entre le groupe de recherche Caraïbe Plurielle de l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 et le CELCAAH et le CRPLC de l’université des Antilles et de la Guyane (UAG). Comité Scientifique Maurice BELROSE, UAG Michèle DALMACE, Bordeaux 3 (CARHISP & Caraïbe Plurielle) Justin DANIEL, UAG (CRPLC) Lionel DAVIDAS, UAG (CELCAAH) Mariví NUÑEZ FIDALGO, Santo Domingo (PUCMM) Angela GARCÍA, Santo Domingo (Santiago de los Caballeros, Centro León) Michèle GUICHARNAUD-TOLLIS, Université de Pau & des Pays de l’Adour Emmanuel JOS, UAG (CRPLC) Christian LERAT, Bordeaux 3 (Caraïbe Plurielle) Rafael LUCAS, Bordeaux 3 (Caraïbe Plurielle) Radhamés MEJÍA, Santo Domingo (PUCMM) Jean-Paul RÉVAUGER, Bordeaux 3 (Caraïbe Plurielle) Mu-Kien SANG , Santo Domingo (PUCMM) Jean-Marie SCRIVE-LOYER, Bordeaux 3 & Santo Domingo (PUCMM) Rafael YUNÉN, Santo Domingo (Santiago de los Caballeros, Centro León) Sous le haut patronage et avec le concours du Conseil Régional d’Aquitaine du Conseil Régional de la Martinique du Conseil Scientifique de l’Université des Antilles et de la Guyane du Conseil Scientifique de l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

Photo couverture : Arnaldo Roche, Tu dois faire des rêves en bleu, 1986 Huile sur toile, 213x152 cm.

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SOMMAIRE Préface, par Christian Lerat .................................................................. PREMIÈRE PARTIE : IDENTITÉS ET CULTURES DANS UNE CARAÏBE PLURIELLE ............................................................................................... À quels saints se vouer ? La première loge de Trinidad, Les Frères Unis / United Brothers entre obédiences française, américaine et écossaise de 1788 à 1838, par Cécile Révauger ............... Du préjugé colonial à la question de couleur : naissance et évolution post-coloniale d’une pratique socio-politique haïtienne, par Jacques de Cauna ............................................................................. Une vision identitaire pour la République Dominicaine : Blas Jimenez ou le « marron » dominicain, par Monique Boissseron ........................................................................ African Heritage in the Dominican Republic: The Impact of the Haitian Revolution, par Lincoln Thomas Sampong ........................ Aportaciones culturales haitianas a la cultura dominicana, par Soraya Aracena ................................................................................ Le discours des Dominiquais sur les pôles identitaires de leur petit État, par Bruce Jno-Baptiste ................................................. Le dialogue interculturel dans l’exhibition de la culture guyanaise : un modèle de relations post-coloniales caribéennes ? par Bernard Cherubini .......................................................................... El trabajo cultural comunitario en sectores desfavorecidos de Santiago y Santo Domingo, un camino de fortalecimiento de identidad personal y social, par Elvia Ojeda ........................................ Ouverture caribéenne et construction identitaire : la sélection de football de Martinique, par Monique Milia-Marie-Luce ................ Perspective critique sur les concepts d’identité et de lien communautaire dans la Caraïbe, par Mylenn Zobda-Zebina ....................................................................

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Europe Amérique latine Caraïbes : L’aventure des avant-gardes (1920-1940), par Rafael Lucas ........................................ DEUXIÈME PARTIE: POLITIQUE ET GOUVERNANCE .................................... Les antiabolitionnistes anglais ont-ils suivi un modèle pseudo-scientifique, religieux, juridique ou politique ? Étude des arguments utilisés pour maintenir l’esclavage, par Éric Molina ..................................................................................... Système des Nations Unies et modèles de développement dans la Caraïbe, par Emmanuel Jos ...................................................... Du consensus à la confusion de Washington : Les résistances hispano-caribéennes au modus operandi de l’hyperpuissance, par Éric Dubesset .................................................................................. Quand la Caraïbe du Commonwealth plébiscite le modèle de Westminster : version et perversion de la démocratie, par Christian Lerat ................................................................................ La départementalisation: un modèle de décolonisation ?, par Justin Daniel ................................................................................... Les Martiniquais entre le désir d’assimilation et le désir d’émancipation : À propos de la « conscience nationale » martiniquaise, par Ulrike Zander ......................................................... Quel(s) modèle(s) pour quelle(s) lutte(s) contre quelle(s) drogue(s) ? : Le cas de la Caraïbe du Commonwealth, par Renuga Devi-Voisset ...................................................................... La prevención de problemáticas sociales en el marco de la cultura caribeña, par Lilliam García de Brens ..................................... Quel modèle social à Trinidad et Tobago ?, par Jean-Paul Révauger ........................................................................

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TROISIÈME PARTIE : DÉFIS DE L’INTÉGRATION RÉGIONALE

ET DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE: CONTRAINTES INTERNES

.......................................................................................... L’OECS, un modèle dans la Caraïbe : Essai de développement endogène, par Marie-Françoise Bernard Sinseau ................................. Pour une dépériphérisation des société anglophones insulaires caribéennes, par Arlette Bravo-Prudent ............................................... Les Antilles entre deux mondes, par Thierry Michalon ...................... Trappe de sous-développement et convergence macroéconomique : les défis et perspectives d’Haïti par rapport aux pays de la Caraïbe, par Narcisse Fièvre ...................... ET EXOGÈNES

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Un défi pour la région latino-américaine et la Caraïbe: produire des contre-modèles en réaction au développement excentré, par Raphaël Vaugirard .......................................................................... Quels modèles pour la Caraïbe ?, par Xavier d’Arthuys ......................

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LISTE DES AUTEURS .................................................................................

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No man is an island, entire of itself, every man is a piece of the continent, a part of the main. John DONNE, Meditation XVII (1623).

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PRÉFACE Ce volume réunit la majorité des communications présentées dans le cadre de la deuxième partie du colloque international pluridisciplinaire Quels modèles pour la Caraïbe ? qui s’est tenu les 10 et 11 avril 2006 sur le campus de l’université des Antilles et de la Guyane à Schœlcher (Martinique). Un peu plus tôt, du 1er au 3 février de la même année 2006, la PUCMM (Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra) et le Centro León de Santiago de los Caballeros, en République Dominicaine, avaient accueilli la première partie de ce colloque dont on pourra prendre connaissance dans un volume distinct des Actes qui fera suite au présent ouvrage, clôturant ainsi la couverture de cette manifestation scientifique sur deux sites. Le colloque Quels modèles pour la Caraïbe ? résulte de la volonté de poursuivre une réflexion engagée à Bordeaux en juin 2003 lors du colloque international Le Monde caraïbe : Défis et Dynamiques et apparaît même comme une continuation logique par rapport aux questionnements déjà amorcés dans ce cadre. Le colloque de Bordeaux ayant mis en évidence la nécessité pour la Caraïbe de mieux réagir contre sa relative balkanisation et de forger les stratégies de nature à mieux répondre aux multiples défis inhérents à l’actuel contexte de post-colonialisme, de post-guerre froide et de mondialisation galopante, il ne pouvait que sembler pertinent de s’intéresser à la quête de modèles menée par les concepteurs de nouvelles stratégies, les visions du monde mises en évidence dans les divers modèles envisageables étant génératrices de problématiques méritant assurément d’être débattues. Que la première partie du colloque organisée en République Dominicaine comporte un important volet culturel consacré à la littérature et aux arts ne pouvait qu’être propice au lancement d’une réflexion sur les modèles. En effet, qu’il s’agisse de la littérature ou des arts, les grandes productions symboliques ont vocation à englober toute la complexité du monde ; parce que rien de ce qui est humain ne leur est étranger, elles nous livrent des modèles qui nous permettent de penser le réel et, ce faisant, elles contribuent à faire se lever les vents porteurs des changements nécessaires et espérés. Mieux, face aux dynamiques uniformisantes et déstabilisatrices de la mondialisation, surtout

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dans des pays ressentant fortement la précarité de leur situation, elles sont pourvoyeuses de sens et, de surcroît, valorisantes en termes de rayonnement culturel. Or, comme le rappellent nombre de communications de ce volume, alors même que celui-ci ne traite qu’assez marginalement de productions symboliques, les enjeux culturels occupent une place primordiale dans ce vaste ensemble caraïbe certes pluriel mais aussi marqué à bien des égards par un commun héritage ainsi que par des aspirations convergentes dont il importe de prendre pleinement la mesure. Cela étant, parce que les dynamiques du changement ont besoin de se nourrir à la fois de l’inspiration des acteurs de la scène culturelle et de l’expertise de ceux qui essaient d’évaluer avec le plus de rigueur possible les données objectives des systèmes sociaux, économiques et politiques, il est apparu que ce type de colloque devait avoir pour vertu essentielle de faire dialoguer les spécialistes des deux versants. Sans complaisance excessive pour les ressortissants de son propre ensemble géopolitique, le Trinidadien Selwyn Ryan1fait observer que les peuples de la Caraïbe ont rarement pris l’initiative en matière de modèles, en particulier si l’on considère la sphère du politique. La plupart du temps, ils ont subi, perpétué ou aménagé, avec un inégal bonheur, des modèles provenant de l’extérieur et par conséquent en décalage par rapport à leurs besoins réels. Dans un monde de plus en plus fluctuant, caractérisé par la reconstruction ou recomposition identitaire et où souplesse et adaptabilité son devenues la règle d’or, toute fixation, a fortiori crispation, sur des modèles ainsi constitués a toutes les « chances » de s’avérer pathogène. L’inconvénient est que des freins importants empêchent le « prêt à porter » idéologique de le céder au « sur mesure ». Toutefois, les travaux du colloque de Schœlcher semblent bien indiquer qu’aussi pessimiste que puisse être le diagnostic, celui-ci ne doit pas occulter l’indéniable tentative de remédiation à laquelle on assiste de plus en plus, tentative fondée sur la recherche d’un meilleur équilibre entre modèles extérieurs et modèles endogènes. Il est certes difficile – et probablement même dangereux – de rester sourd aux préconisations des grandes organisations internationales où les pays les plus puissants de la planète impriment leur marque et tout aussi peu aisé d’échapper à la prégnance des deux grands modèles externes en concurrence (du moins jusqu’à un certain point) – modèle nord-américain, d’une part, modèle de l’Union Européenne, d’autre part – d’autant que l’importante diaspora caraïbe se situe résolument dans leur orbite. Pour autant, colonialismes et, plus récemment, néocolonialismes ont trop longtemps voulu imposer leurs modèles pour que les pays de la Caraïbe ne cherchent pas à s’en distancer. Quelle que puisse être leur attractivité, ils seront donc plutôt perçus comme des modèles opératoires possibles et non comme des sortes d’icônes auxquelles il conviendrait de vouer une dévotion inconditionnelle. Les réactions de rejet face notamment à ce qui apparaît à certains comme l’arrogance croissante de l’impérialisme américain auront même tendance à se radicaliser. En définitive, pour une région du monde aspirant à trouver sa place dans le concert des grands ensem14

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bles géopolitiques et à se donner les moyens de ce que l’on pourrait décrire comme une « émancipation durable », l’urgence semble bien être de faire émerger ses propres modèles. Modèles pouvant présenter des similitudes d’une aire culturelle à l’autre mais aussi, parfois, de fortes divergences, au demeurant naturelles, tant les trajectoires de ces différents pays ont pu être différentes. Modèles militant en général pour un monde plus polyphonique et affranchi de préjugés et dont, à ce titre, on ne saurait s’étonner qu’ils prennent à l’occasion le contre-pied de ce qui fut pendant longtemps le discours dominant. Traçant aussi la perspective d’un monde caraïbe plus uni et plus fort dans sa pluralité, la quête de modèles, telle qu’elle ressort de ce colloque, nous a semblé mettre en relief trois grandes préoccupations, si récurrentes qu’elles ont guidé la structuration tripartite de cet ouvrage. Ces préoccupations nous renvoient aux trois conditions qu’on peut en effet considérer comme essentielles dans toute (re)construction caribéenne d’envergure : consolidation identitaire, meilleure gouvernance, réponses appropriées aux défis de l’intégration régionale et du développement socio-économique. œ Les communications rassemblées dans la première partie de cet ouvrage ont pour principal mérite de rappeler à la fois l’importance de ne renier aucun des particularismes faisant la richesse identitaire du monde caraïbe et la nécessité de tirer fierté des divers biens culturels et composantes patrimoniales et de voir dans leur valorisation même un potentiel de progrès extrêmement précieux. La tâche n’a certes pas toujours été simple, le poids d’une histoire aliénante étant ce qu’il est. « À quels saints se vouer ? », comme l’écrit Cécile Révauger dans son évocation de la première loge maçonnique de Trinidad. Si, dans ce cas précis, les tribulations ne semblent pas avoir empêché la conduite de débats fructueux entre « élites » dans un contexte multiculturel, il n’en a pas toujours été de même. Spécialiste de Haïti, pays dont il sera beaucoup question dans cette partie, l’historien Jacques de Cauna s’emploie à montrer comment cet ex-fleuron de l’empire colonial français semble rester victime de ce que l’on pourrait appeler un contre-modèle. La compréhension de la société haïtienne passe à ses yeux par la prise en compte du préjugé de couleur. Ce dernier, dont les mulâtres ont souvent fait les frais, structure les comportements tant vis-à-vis de l’étranger qu’entre Haïtiens eux-mêmes et constitue en réalité une survivance des plus funestes de l’époque coloniale. Comme nous le rappelle la communication de Monique Boisseron, alors qu’ils auraient souvent gagné à tisser des liens de coopération, les pays de la Caraïbe ont chroniquement souffert de replis identitaires nourris par les contentieux historiques les opposant notamment à des voisins immédiats. Le cas le plus patent est sans doute celui de la relation conflictuelle que la République Dominicaine a longtemps entretenue avec Haïti. Dans cette configuration, on voit la République Dominicaine se construire une identité lui permettant de se singulariser totalement par rapport à un voisin volontiers 15

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ostracisé, ce qui a pour principal effet de nier la réalité de tout apport noir dans les métissages qui la caractérisent. Face à cette construction purement artificielle, Monique Boisseron évoque la vision identitaire du poète dominicain Blas R. Jiménez pour qui l’Afro-caribéen apparaît en quelque sorte comme l’élément fédérateur de l’espace caribéen. Même si Blas Jiménez n’est pas toujours prophète en son pays, il vient donc par ce nouveau « modèle » de reconnaissance identitaire salutairement ébranler des thèses ne reposant que sur la volonté d’exclure des origines censées être dévalorisantes. Deux autres contributions, venant cette fois de collègues dominicains, s’intéressent également à l’injuste stigmatisation infligée à Haïti par son voisin dominicain et viennent réhabiliter l’image de cette ancienne colonie noire, la première dans l’histoire à s’être affranchie du joug de sa métropole. Pour Lincoln Thomas Sampong, si sous l’impulsion du dictateur Trujillo, la tendance a de plus en plus été d’associer Haïti à une Afrique généralement reléguée dans l’infrahumanité, ce schéma ne semble en rien correspondre à l’idée que les pères fondateurs de la République Dominicaine pouvaient se faire d’Haïti, ni à une quelconque volonté de leur part de minorer l’héritage africain des populations de l’ancienne Hispaniola. Qu’une certaine « élite » dominicaine se soit acharnée à blanchir les origines du pays pour mieux se démarquer de la prétendue arriération de son voisin ne saurait faire oublier quelques réalités incontournables. Même si la guerre d’indépendance d’Haïti se trouve réduite dans une certaine historiographie européenne à une simple révolte de Noirs, elle n’en a pas moins constitué, comme l’indique Lincoln T. Sampong, une révolution modélisante dont l’impact a fortement retenti aussi bien en Europe que sur l’ensemble du monde caraïbe. Haïti mérite donc plus de reconnaissance que d’opprobre. Ce pays devrait même être une source d’inspiration morale pour avoir pleinement assumé, contrairement à la République Dominicaine, sa filiation africaine, contribuant de surcroît au mouvement panafricaniste qui allait précipiter la marche vers les indépendances. La communication de Soraya Aracena s’inscrit dans cette même entreprise de réhabilitation d’Haïti, soulignant en particulier tout ce que l’immigration haïtienne a pu apporter de positif à la République Dominicaine. Elle aura ainsi enrichi le paysage culturel, y insufflant d’importants éléments d’africanité, non seulement dans le domaine de la musique ou, plus largement, de la culture populaire mais aussi en termes de métissage spirituel avec une imprégnation marquée de la religiosité vaudou. Plusieurs communications s’attachent à montrer toute la valeur ajoutée pouvant résulter de politiques ou initiatives volontaristes liées à des projets culturels. Les exemples fournis notamment dans les communications de Bruce Jno-Baptiste, Bernard Cherubini et Elvira Ojeda en révèlent les heureuses retombées à la fois sous l’angle de la construction identitaire et, de manière non moins importante, sous celui du développement. Bruce Jno-Baptiste observe qu’en Dominique, l’un des plus petits États de la Caraïbe, semble avoir émergé une véritable politique d’engagement dans la voie du dévelop16

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pement durable par une meilleure exploitation des produits endogènes. Ces derniers sont bien sûr les ressources naturelles propres à l’île – à commencer par son attractivité touristique – mais aussi tout un potentiel culturel incluant musique et arts locaux, dont on peut attendre des retombées économiques et dans lequel il convient d’investir. L’idée est que dans un contexte de mondialisation irréversible, il est porteur de faire émerger une culture créole, mieux encore d’en cultiver la distinction, cela en synergie avec les autres voisins caribéens, partenaires naturels pour penser le développement touristique, la question de la coopération et de l’unité caribéenne étant au cœur des préoccupations des dirigeants. Notre collègue dominicaine Elvira Ojeda s’attache pour sa part à analyser l’impact du travail culturel en milieu défavorisé, lequel revêt à ses yeux une valeur souvent exemplaire. En faisant émerger des projets culturels, grâce auxquels les membres d’une communauté en difficulté se retrouvent acteurs et producteurs, on renforce à la fois l’identité individuelle et l’intégration de l’individu dans le tissu social. Non seulement peuvent ainsi être générées de nouvelles ressources de nature économique mais aussi de nouveaux symboles d’identité culturelle, à la fois au sein et à l’extérieur du groupe qui s’est mobilisé. Quant à Bernard Cherubini, il nous invite, en fin analyste, à réfléchir à la manière dont un DFA (Département français d’Amérique) comme la Guyane a été amené à une meilleure reconnaissance du pluralisme de ses communautés dans ce que l’on peut décrire comme l’exhibition de la culture guyanaise, qu’il s’agisse de muséographie, de projets de développement touristique durable ou de programmations culturelles. Bien que située aux marges de l’aire culturelle caraïbe, la Guyane a pu ainsi, depuis une vingtaine d’années, mieux manifester son identité caraïbe et entrer dans un modèle de relations post-coloniales nouvelles permettant de libérer ses dynamiques interculturelles. L’article de Monique Milia-Marie-Luce nous fait passer à la culture sportive, touchant ainsi à une dimension dont on ne cesse de voir combien elle peut être pourvoyeuse d’identité dans nos sociétés. Notre collègue s’intéresse à la sélection de football de la Martinique qui, en janvier 2002, atteint les quarts de finale de la Gold Cup, entrant ainsi en lice dans une compétition internationale. Cet événement amenant la Martinique à jouer aux côtés d’équipes nationales issues de pays indépendants alors qu’elle ne représentait pas la France mais seulement elle-même devait, nous rappelle Monique Milia Marie-Luce, être perçu comme la reconnaissance d’une appartenance au grand ensemble caraïbe et, peut-être plus encore, contribuer à forger un sentiment national martiniquais. À l’évidence, comme toute réussite sportive, il ne pouvait que renforcer la fierté identitaire, tendant même dans ce cas particulier à faire penser qu’il n’est point besoin d’être indépendant pour être reconnu comme nation. En définitive, cela amène surtout à s’interroger sur la singularité des DFA et pose la question d’une éventuelle évolution de ce « modèle » : parties intégrantes de la république française à laquelle ils ont jusqu’ici librement adhéré, les DFA ne sont-ils pas en droit de vouloir y être associés selon un statut prenant mieux en compte leur particularisme, voire de ne plus y être associés pour ceux que tenterait l’aventure ? De ce point de 17

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vue, la communication de Zobda Zebina fournit des pistes de réflexion fort utiles. Axé sur la dynamique des Amériques noires, son propos développe une approche comparatiste portant sur la Jamaïque et la Martinique et a notamment pour but de montrer comment des phénomènes tels que le « dancehall » se déclinent différemment selon les identités constituées sous l’influence de colonisateurs ne véhiculant pas exactement les mêmes valeurs. Ces phénomènes relèvent toutefois d’une même contestation des hégémonies culturelles du passé et, surtout dans le cas martiniquais, d’une remise en cause de l’État-nation dans des sociétés post-modernes qui se perçoivent comme multiculturelles. Cependant, suggère Zobda Zebina, il pourrait bien ne s’agir que d’un « pseudo-multiculturalisme » car loin de révéler une hétérogénéité des valeurs annonciatrice de communautarismes conflictuels –la primauté de l’ « individualisme » idéologique étant finalement peu ébranlée- ces formes de contestation culturelle sont plutôt le signe d’une aspiration à partager contractuellement un « vivre ensemble » dans lequel chacun se verra offrir un espace où sa spécificité multiculturelle en tant qu’individu pourra être mieux garantie. Concluant cette première partie, la foisonnante communication de Rafael Lucas nous rappelle s’il en était encore besoin que la Caraïbe, de même d’ailleurs que l’Amérique latine, a toujours été riche de ferments lui permettant de participer au renouvellement culturel. Comme on le voit en particulier avec l’aventure des avant-gardes entre 1920 et 1950, elle aura apporté ses propres « modèles », façonnés selon ses spécificités ethniques, socio-économiques et politiques, dans la féconde circulation des idées à laquelle on assiste alors entre Europe et Amériques. œ Centrée sur des problématiques relevant du politique et, plus largement, de la gouvernance, la deuxième partie de cet ouvrage réunit des contributions d’où ressortent la prégnance des modèles externes ou inspirés de l’extérieur en même temps que la conscience accrue de la nécessité de produire des modèles endogènes. En effet, dépassant, non sans mal, les fragmentations héritées du passé colonial, les différentes composantes de la Caraïbe ont été amenées à mieux se retrouver dans ce qu’elles ont en commun : une histoire marquée par les pires formes d’oppression et, en cette ère post-coloniale, un même désir de faire respecter leur souveraineté et de se renforcer. Toutefois, il n’est pas si évident d’effacer les clivages inter-caraïbes lorsque pendant si longtemps il a été plus facile de communiquer avec les lointaines métropoles qu’avec ses voisins caribéens. Comme le rappelle l’un des auteurs de communications, la perspective d’une « Grande Caraïbe » unie dans sa pluralité semble pour l’instant rester quelque peu incertaine. La communication d’Eric Molina nous replonge dans le discours des « maîtres » à une époque-charnière fort heureusement révolue et a pour mérite de nous remémorer la violence, tant physique que mentale, du joug dont ont dû s’affranchir les peuples de la Caraïbe. À partir de 1770, alors que commence 18

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à poindre le contre-modèle des partisans de l’abolition de l’esclavage, nous voyons notamment les anti-abolitionnistes anglais convoquer toute une batterie de références et modèles pour justifier le maintien de l’institution particulière, le postulat de l’infériorité de la race noire constituant manifestement la pierre angulaire de leur système argumentatif. Toutefois, par son inflexibilité même, le discours des avocats de ce crime de la colonisation devait s’avérer contre-productif et inciter les abolitionnistes à redoubler d’ardeur. Les autres communications de cette partie sont centrées sur des problématiques de la période post-coloniale, marquée dans nombre des pays de la Caraïbe par les difficultés à assumer pleinement et pour le plus grand bienêtre des populations la charge inhérente au nouveau statut d’États indépendants. Le principal défi, en particulier suite à la nouvelle donne résultant du contexte de post-guerre froide et de mondialisation à outrance, consiste à se doter du cadre de gouvernance le plus propice au développement durable, lequel, il va sans dire, ne peut qu’inclure la dimension économique, mais doit aussi plus globalement contribuer à la promotion des garanties indissociables du respect de la personne humaine. Or, il ressort abondamment que les divers régimes constituant la zone caraïbe ne sont parvenus à répondre à pareil défi qu’avec un très inégal bonheur. Faute d’engendrer des modèles endogènes viables, il leur a fallu fréquemment expérimenter des modèles externes, voire se tourner vers ces derniers sous la pression internationale. À cet égard, on lira avec intérêt le propos d’Emmanuel Jos, lequel s’attache à montrer combien le système des Nations Unies a joué et continue à jouer un rôle déterminant sur la trajectoire censée orienter les pays de la Caraïbe vers des modèles efficaces de développement. Le succès de cette influence onusienne reste toutefois mitigé. Il semble notamment que les injonctions à lier tout progrès au respect des droits de l’homme aient rarement eu un effet spectaculaire sur les régimes de la Caraïbe les moins conformes aux exigences de la démocratie, les cas de Cuba et Haïti étant suffisamment éloquents de ce point de vue. Par ailleurs, sur un plan plus strictement économique, social et même culturel, il apparaît que le système des Nations Unies ne prend pas toujours la juste mesure du vécu, c’est-à-dire aussi des limites, de petits pays pâtissant de se situer aux marges. Selon Emmanuel Jos, le modèle des Nations Unies présente une homogénéité le rendant difficilement adaptable dans une Caraïbe fragilisée par un contexte de mondialisation ultralibérale et où la libéralisation des échanges a de surcroît conduit au démantèlement des préférences non réciproques (la référence étant les pays ACP). Enfin, sachant le rôle des grandes puissances, et plus particulièrement des États-Unis, à l’ONU, les pays de la Caraïbe ne seront pas nécessairement disposés à suivre les recommandations de l’instance internationale. Ils pourront même y être très réticents, opposant leur souveraineté à l’interventionnisme des donneurs de leçons. Cette réaction est encore plus patente lorsqu’on se réfère à la communication d’Eric Dubesset. Celui-ci nous rappelle comment dans l’espace caribéen hispanophone – dans lequel il convient de plus en plus d’inclure le Venezuela avec sa vaste façade 19

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caribéenne et aussi un dirigeant décidé à se faire le champion d’un nouveau paradigme – on assiste à la mise à mal du consensus de Washington et à une véritable bipolarisation géopolitique. La disparition des conflits idéologiques a eu paradoxalement pour corollaire une remilitarisation du Bassin caraïbe, exacerbée par l’obsession sécuritaire des États-Unis encore décuplée par les événements du 11 septembre. Cette obsession, contribuant à renforcer l’image négative qu’entretiennent le plus souvent les laissés-pour-compte du modèle néo-libéral envers les États-Unis, a été, semble-t-il, contre-productive pour ceux qui en ont été responsables. C’est ainsi en particulier que le projet états-unien d’intégration continentale (ALCA) a suscité l’ALBA (Alternativa Bolivariana para América), alternative (comme son nom l’indique) promue par Hugo Chavez et véritable modèle endogène afin de résister à ce qui est perçu par toute une partie de l’aire hispanophone comme l’intolérable visée hégémonique de Washington. La superpuissance nord-américaine ne semble plus être le seul pôle qui rassemble et on peut même en conclure que la grande unité caribéenne n’est pas absolument pour demain. Comme le souligne Éric Dubesset, joliment et avec tout le réalisme qui convient, elle n’est qu’une « fiction » pouvant de surcroît faire craindre de sérieuses « frictions », cela même si on semble mieux comprendre qu’une « éthique des convictions » devrait céder le pas à une « éthique des conséquences ». La difficulté de concilier modèles venus de l’extérieur et prise en compte du terrain local se vérifie aussi dans le cas des pays de la Caraïbe anglophone ayant accédé à l’indépendance dans la période de l’après-Seconde Guerre mondiale. L’acclimatation du « modèle de Westminster » (communication de Christian Lerat) y révèle en effet des avatars qui interpellent et posent clairement la question de la nécessité de réformes. Formés dans le giron de l’Empire britannique, les élites de ces pays ont tout naturellement souscrit au « modèle ». Et, de fait, par rapport aux abominations auxquelles ont été confrontés dans le même temps un certain nombre de pays en voie de développement, tant en termes d’instabilité politique que de violation des droits de l’homme les plus élémentaires, on peut considérer que la Caraïbe anglophone a été relativement exceptionnelle. Cependant, le « modèle de Westminster » n’était pas non plus nécessairement le mieux adapté pour instaurer une gouvernance équitable dans des pays aux ressources singulièrement limitées. Certains des éléments du « modèle », notamment la fusion que celui-ci opère entre la sphère du Législatif et celle de l’Exécutif, devaient avoir des effets particulièrement pervers, d’autant que les garde-fous prévus dans l’ancienne métropole se retrouvaient souvent ramenés à une version très allégée sous les tropiques. Il en est résulté sinon un franc déficit démocratique, du moins des dérives autoritaristes renforçant les pratiques clientélistes et créant des frustrations importantes dans les « clans » qui allaient s’opposer, parfois dans des débordements de violence. Tant ces difficultés internes, dans certains cas exacerbées par les tensions ethniques et une bonne dose d’anomie ambiante, que les menaces extérieures liées à la crise économique puis au contexte de 20

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post-guerre froide et de triomphe du libéralisme, ont révélé les limites du système et la nécessité de le réformer. Les propositions avancées pour parvenir à une meilleure efficience indiquent toutefois nettement qu’il y a consensus sur le fait que l’évolution est préférable à la révolution, une évolution quasi unanimement souhaitée concernant la nécessité de mieux permettre aux forces vives de la société civile d’être partie prenante de la gouvernance. Cela étant, il n’est pas non plus extravagant de se demander si les problématiques émergeant sur un mode un peu hyperbolique dans la Caraïbe anglophone ne rejoignent pas, du moins en partie, celles qui concernent aussi nos démocraties dans le cadre de la mondialisation. La Caraïbe des départements français d’Amérique, rassemblant trois DROM (départements / régions d’outre-mer) mérite incontestablement d’être abordée comme un cas particulier. Elle est, à l’évidence, pleinement caribéenne par sa géographie mais, comme nous le rappelle avec force la communication de Justin Daniel, de par leur statut datant de 1946, ces territoires font partie intégrante de la République française et, à ce titre, du vaste ensemble géopolitique de l’Union Européenne, ce qui déjà les distingue singulièrement de la grande majorité des pays caraïbes. Seules les Antilles néerlandaises et néerlandophones présentent un cas de figure assez semblable. Pour ces territoire francophones, la décolonisation ne s’est pas traduite par ce que l’on a pu observer en général : l’indépendance et la constitution d’un nouvel État-nation. Aussi, cette forme hétérodoxe de décolonisation, échappant aux grilles classiquement appliquées à l’étude du phénomène, n’a-t-elle guère cessé d’être entachée du soupçon de chercher à perpétuer un statut colonial, cela même si – comme l’indique Justin Daniel – l’accession à l’indépendance, jugée souvent préférable, n’est pas nécessairement synonyme de libération réelle. Justin Daniel pose en tout cas la question qui s’impose : dans quelle mesure peut-on considérer la départementalisation comme un modèle de décolonisation ? En d’autres termes : ce statut librement consenti a-t-il vraiment répondu à ce qu’on pouvait en attendre ? Cela amène l’auteur à dresser un bilan des plus stimulants pour le lecteur en même temps que de nature à orienter utilement la réflexion des politiques, aussi bien locaux que métropolitains, tant le propos s’attache à faire impartialement la part des choses. Justin Daniel souligne que la départementalisation a indéniablement permis de placer les sociétés antillo-guyanaises à parité avec la métropole en termes d’égalité républicaine et de solidarité nationale. Plus globalement, l’instauration de ce statut aura durablement changé ces sociétés d’une certaine manière, pour le meilleur et pour le pire, créant notamment les conditions de ce que l’on peut appeler le mal-développement. Elle continue même, selon l’auteur, à surdéterminer tous les comportements et stratégies, y compris de ceux qui la condamnent et sont en quête d’un nouveau statut, réforme institutionnelle à laquelle on semble prêter des vertus démiurgiques mais où l’on risquerait fort de retrouver les logiques de la départementalisation. Une certitude s’impose toutefois : la thématique égalitaire a été supplantée par les 21

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revendications sur l’identité, lesquelles structurent un débat récurrent sur le changement de statut. Revendications reflétant une exigence accrue de respect et de dignité que la départementalisation n’a pas suffi à satisfaire et qui devra probablement être mieux prise en compte, l’unité proclamée de la République paraissant désormais mieux pouvoir s’accommoder de la reconnaissance de la différence. Nous restons dans les départements français d’Amérique avec la communication d’Ulrike Zander, laquelle analyse les ressorts complexes de la « conscience nationale » des Martiniquais qui, selon l’auteur, paraissent partagés « entre le désir d’assimilation et le désir d’émancipation. » Nous y voyons encore une fois combien la question du statut est omniprésente dans le débat politique local. Forte de ses enquêtes de terrain et de faits objectifs aussi révélateurs que la consultation du 7 décembre 2003, elle estime que même si ses effets pervers sont quotidiennement dénoncés, le statut départemental jouit toujours d’un attachement certain parmi la population martiniquaise, en quelque sorte peu disposée à lâcher la proie pour l’ombre. Si l’on observe en effet un profond désir d’émancipation politique, celui-ci ne semble guère avoir fait progresser l’idée d’indépendance nationale, le « modèle » de certains États caribéens indépendants servant plutôt de repoussoir à ce type d’alternative. La question est notamment de savoir si l’idée de nation est pertinente dès lors qu’aucune souveraineté politique crédible n’apparaît susceptible de venir l’appuyer. En revanche, il convient de prendre acte de l’émancipation culturelle réussie à laquelle on assiste, les mouvements nationalistes y fournissant l’impulsion principale. La « nation » qui semble émerger ici n’est-elle donc pas d’abord affaire de revendication identitaire et de dynamique pour la reconnaissance d’une culture spécifique ? De ce point de vue, Ulrike Zander rappelle très justement le double codage de la nation institué par Habermas, lequel distingue entre une « nation de patriotes » et une « nation de citoyens », cette dernière pouvant transcender les allégeances communautaires particulières dans un « patriotisme constitutionnel ». Face à ces évolutions, on ne peut qu’abonder dans le sens du propos d’Ulrike Zander lorsqu’elle indique que c’est aussi l’identité culturelle et politique française elle-même (métropolitaine s’entend) qui doit s’ouvrir à une problématique de la reconnaissance. Les communications de Renuga Devi-Voisset et Lilliam García de Brens s’intéressent pour leur part à l’un des défis majeurs auquel sont confrontés les pays de la Caraïbe : quelles stratégies mettre en œuvre en matière de lutte contre les drogues illicites, compte tenu à la fois de la poussée du narcotrafic et de ce qui correspond le mieux aux aspirations des Caribéens à la santé et à la sécurité ? La réponse de Renuga Devi-Voisset est sans ambages : l’éventualité d’un « modèle caribéen », capable de prendre en compte les nombreuses spécificités d’une région classifiée « Zone de Transit » à haut risque, ne semble pas vraiment à l’ordre du jour. Dans cette région déjà prédéterminée par une présence ancienne de la drogue, il convient d’abord d’observer que c’est l’Occident qui, dans le cadre de ses échanges économiques, a défini le 22

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rapport entre le licite et l’illicite – catégorie opaque qui par son essence même a vocation à déjouer toute construction de modèles de nature à l’affaiblir. Par ailleurs, on appréciera que Renuga Devi-Voisset suggère fortement que, prise en étau entre une zone de production majeure de la drogue et d’immenses marchés de consommation, cette zone caraïbe n’a pas lieu d’être l’objet d’une stigmatisation particulière. Loin d’être un espace à la périphérie des démocraties libérales qui attendrait une modélisation, elle n’est en définitive qu’ « une sorte de modèle réduit de la mondialisation » ; mondialisation pour le meilleur et pour le pire où l’on assiste à l’intégration croissante des économies dites licites et des économies illicites. Cela étant, s’il s’agit de construire des modèles pour une politique de lutte antidrogue, on observe la difficulté de réconcilier deux logiques de modélisation opposées, l’une centrée sur la prise en compte des facteurs endogènes propres à la Caraïbe, l’autre fondée au contraire sur « une légitimité de plus en plus extérieure et éloignée de la région elle-même ». La Caraïbe se voit exposée à une pléthore de modèles extérieurs, avec pour dominante la ligne internationale répressive où le grand voisin nord-américain donne le la. Dans ce contexte, le « programme 16 » de la CARICOM (Communauté caraïbe anglophone), à l’instigation des divers organismes de lutte antidrogue installés dans la région au cours des années 1990, est le seul qui tente d’élaborer une politique régionale antidrogue dans le Bassin caraïbe. Tout en appuyant la politique internationale de guerre à la drogue et en gardant une marge limitée par rapport aux injonctions extérieures, il n’en est pas moins le produit d’une volonté soucieuse d’affirmer aussi la souveraineté des premiers intéressés. S’attachant à nouveau à une vision globale du monde caraïbe, même s’il y est fait plus particulièrement référence au cas de la République Dominicaine, la communication de Lilliam García de Brens fait pour une bonne part écho à la précédente. Elle s’intéresse en effet aux politiques préventives qu’il conviendrait d’ériger en modèles pour affronter les nombreux dysfonctionnements sociaux que les divers pays de la Caraïbe ont pour dénominateur commun et, parmi les sources de malaise chronique qu’il importe de tenter d’éradiquer, le narcotrafic est tout naturellement présenté comme l’un des fléaux les plus préoccupants. Lilliam de Brens s’attache à montrer que les mêmes causes ont partout tendance à produire quasiment les mêmes effets. Ce sont la pauvreté, l’analphabétisme, le désœuvrement lié au chômage et, plus généralement, l’absence de perspectives qui précipitent des bandes entières de jeunes dans les trafics, petits ou grands, que génère la circulation des drogues illicites. Ces trafics apparaissent même dans bien des cas comme l’un des rares moyens de survie. De façon non moins dramatique, ils contribuent à entretenir la corruption dans les plus hautes sphères de l’État. De ce point de vue, non seulement la législation antidrogue a, selon l’auteur, besoin d’être renforcée, cela dans une concertation croissante entre les divers acteurs du monde caraïbe mais elle doit surtout pouvoir être mise en œuvre grâce à des institutions judiciaires véritablement dignes de ce nom. Il existe déjà de nombreux protocoles 23

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d’accord intracaribéens pour réprimer les délinquants mais ils risquent fort de rester lettre morte faute de disposer des moyens d’exécution appropriés. Lilliam García de Brens suggère aussi qu’il serait sans doute judicieux de s’inspirer de l’expérience de pays comme la République Dominicaine où l’État n’hésite pas à décentraliser les processus de lutte antidrogue, permettant ainsi davantage aux institutions locales et régionales d’être plus en phase avec les réalités du terrain. La question des politiques sociales se pose, il va sans dire, avec une acuité particulière dans un ensemble de pays qui connaît majoritairement la précarité. Jean-Paul Révauger analyse ici le cas de Trinidad et Tobago, pays que tend à différencier sa relative prospérité et dont l’évolution est riche d’enseignements à valeur modélisatrice, aussi bien pour les aspects positifs que négatifs qui en ressortent. Fort de ses ressources pétrolières et gazières dopées par la croissance des cours mondiaux ainsi que d’activités de transformation à haute valeur ajoutée, Trinidad et Tobago ne saurait être classé parmi les pays du Tiers-Monde. En même temps, on est en présence d’une société typiquement post-fordienne, entrée de plain-pied dans le mouvement d’accélération de la mondialisation libérale, ce qui génère inévitablement de nouvelles logiques, de surcroît accentuées par les pressions venant des grands organismes internationaux comme la Banque mondiale et le FMI. Il en résulte l’émergence d’une société où les classes possédantes s’enrichissent de plus en plus, cela en général au détriment de la justice sociale, même si l’enrichissement a aussi d’heureuses retombées globales. Grâce aux royalties du pétrole, on voit ainsi l’État, encore très présent dans l’économie du pays, faire de réels efforts pour que progresse le système éducatif (le budget 2006 permettait par exemple de supprimer totalement les frais de scolarité pour les étudiants de l’enseignement supérieur). Par ailleurs, historiquement, l’existence de concentrations ouvrières dans un pays ayant un secteur industriel développé a donné naissance à une véritable geste syndicale dont Jean-Paul Révauger propose d’évaluer l’impact et, éventuellement, la fonction de contre-pouvoir. Le propos tend à montrer qu’avec des aléas divers, la place relative du secteur nationalisé et du secteur privé, la situation des services publics et même le débat public jusqu’à nos jours ne sont pas sans rapport avec cet héritage. On peut néanmoins se demander si les stratégies de communautés ethniques souvent antagonistes n’ont pas été en tout cela aussi déterminantes que la mobilisation de syndicats chroniquement divisés. En ce début du XXIe siècle, flexibilité de l’emploi et, plus généralement, application des règles post-fordistes à la société de Trinidad se traduisent par un syndicalisme en chute libre, certains syndicats n’hésitant plus à emboîter le pas au syndicalisme de service de type nord-américain, contribuant ainsi au brouillage des lignes de fracture idéologiques. œ Les six communications qui clôturent cet ouvrage, en constituant le troisième volet, analysent plus spécifiquement le poids des contraintes internes et 24

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des exigences internationales dans les tentatives que déploient les pays de la Caraïbe pour répondre aux défis du développement socio-économique et de l’intégration régionale. Participant d’une réflexion globale sur les stratégies de développement économique et social, le propos d’Arlette Bravo-Prudent vise à démontrer que le modèle prôné par le Sainte-Lucien Arthur Lewis, prix Nobel d’économie en 1979 – modèle généralement adopté dans la Caraïbe anglophone – a conduit à des résultats nullement à la hauteur des espoirs qu’il avait pu susciter et doit donc faire, pour le moins, l’objet d’une réactualisation. Si le modèle lewisien s’est nourri d’une réelle volonté de décolonisation économique et même, devrait-on dire, tout simplement d’un volontarisme épris de modernité, il n’a pas pour autant, selon Arlette Bravo-Prudent, réussi à libérer les sociétés postcoloniales de la logique périphérie (la Caraïbe) / centre (anciennes métropoles et/ou puissances économiquement dominantes). Il n’a fait même que reproduire celle-ci, perpétuant une situation de dépendance. La principale carence du modèle lewisien, dans la présentation qui nous en est faite, serait qu’il a trop opéré dans la négation de l’histoire de la Caraïbe, tendant à ignorer le fait qu’une stratégie de développement socio-économique doit également passer par la prise en compte et la valorisation des potentiels humains et socioculturels des sociétés en voie de développement. Ces sociétés ne pâtissent pas en effet d’une « crise de modèle » – le « modèle », venant de l’extérieur pour l’essentiel, continue à bien se porter – mais d’une « crise d’élaboration » de modèles nouveaux qui soient, pour une fois, de nature endogène. Il importe notamment que ces sociétés s’emploient à bâtir leur propre dynamique d’exportation au lieu de « surfer » – avec des heurs divers – sur la vague générée de l’extérieur. Cela supposerait toutefois que cesse « la longue inhibition des systèmes productifs internes et des représentations culturelles qui leur sont liés. » Sensible à l’importance des blocages, Arlette Bravo-Prudent conclut par un constat plutôt pessimiste, tout en appelant à opter résolument pour une approche endogène, condition sine qua non pour que la Caraïbe accomplisse enfin sa « dépériphérisation ». Tout en restant d’un optimisme modéré, la communication de MarieFrançoise Bernard-Sinseau vient offrir une sorte de contrepoint au précédent propos. L’auteur y traite à nouveau de la Caraïbe anglophone mais se concentre uniquement sur le cas de l’OECS (Organization of Eastern Caribbean States), organisation subrégionale et supranationale regroupant les Petites Antilles anglophones et dont l’existence a déjà un quart de siècle. L’auteur ne prétend pas mettre ici en exergue un modèle idéal – par ailleurs appelé à une mutation profonde après son intégration dans la CSME (Caribbean Single Market Economy) – mais voit néanmoins un signe très encourageant dans une organisation qui a réussi à rassembler non seulement neuf petits pays caribéens – participant ainsi de façon significative au mouvement d’intégration de la zone, effort salué par le FMI et la Banque mondiale – mais aussi à mettre en œuvre un climat de concertation propice à de meilleures stratégies 25

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en termes de développement, de stabilité sociale et de résistance aux attaques extérieures les plus diverses. Ainsi, l’OECS offre-t-elle un « prototype » possible pour ceux qui entendent miser sur la voie du développement endogène bien que la ligne directrice suivie par l’organisation semble surtout résulter de la synthèse de réflexions internes et de préconisations émanant de l’extérieur, en particulier des Nations Unies. L’une des priorités est d’adosser l’un à l’autre développement économique et développement humain, politique qui se solde par des avancées sociales mettant les pays de l’OECS au niveau de la moyenne mondiale, s’agissant des indices de développement humain. Les économies de ces pays, encore fortement touchés par la pauvreté, restent néanmoins fragiles, validant au moins en partie certaines des critiques formulées dans la communication précédente. Cela étant, par nombre de ses choix – en particulier l’encouragement donné à la démocratie participative et la diversification de ses partenaires économiques, parant mieux ainsi aux risques d’assujettissement – l’OECS démontre qu’il n’y a pas de fatalité de l’échec et aussi que l’émergence de « modèles » est une construction empirique permanente où les dogmatismes risquent d’être des plus contre-productifs. Nous revenons avec la communication de Thierry Michalon dans ces DFA, essentiellement Martinique et Guadeloupe, si différents de la plupart de leurs voisins qu’on peut aller jusqu’à se demander s’il convient de les rattacher à la Caraïbe autrement que par la géographie. Après avoir rappelé que le monde contemporain propose six grands modèles d’organisation socioéconomique, Thierry Michalon défend l’idée selon laquelle Martiniquais et Guadeloupéens vivent dans une culture composite où l’on oscille entre deux modèles, l’un procédant du fond culturel africain – où, notamment, relationnel et, pour tout dire, communauté priment sur l’individu, de même que l’instant présent l’emporte sur le projet – l’autre, que la France essaie d’implanter – d’imposer ? – depuis plusieurs générations, mettant au contraire l’accent sur l’autonomie des trajectoires individuelles, la séparation de la vie économique des rapports sociaux et la prise de risque, bien que celle-ci soit sécurisée par l’existence d’un dispositif collectif très élaboré de protection sociale. Postulant la prégnance des traits culturels africains, Thierry Michalon étaye son propos en convoquant Édouard Glissant, lequel relève chez les Antillais « une obsession de la jouissance immédiate » (ce qui, il va sans dire, n’est pas nécessairement compatible avec l’homo economicus idéal) ainsi qu’André Lucrèce expliquant que la Martinique est encore en voie de transition entre « gemeinschaft » (le modèle afro-centré) et « gesellschaft ». Si, comme le suggère l’auteur, la relative indétermination de la culture créole peut constituer une faiblesse – mais n’est-elle pas aussi une richesse ? – on pourra rester plus perplexe quant à la tonalité relativement essentialiste du propos : l’africanité des Antillais serait-elle par exemple plus patente et, le cas échéant, plus handicapante que la corsitude des Corses ou la celtitude des Bretons après plusieurs siècles d’acculturation par le pouvoir central français ? On suivra peut-être plus facilement Thierry Michalon lorsqu’il explique que le glisse26

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ment du modèle européen au modèle américain – privilégiant la concurrence individuelle et aboutissant à un État-providence édulcoré – risque d’avoir des conséquences encore plus douloureuses dans les départements d’outre-mer que dans l’Hexagone. C’est sur une Caraïbe francophone bien différente que Narcisse Fièvre nous convie à porter nos regards, notamment lorsqu’il parle de la nécessité d’un nouveau « plan Marshall » pour celle-ci. S’appuyant sur de nombreux travaux théoriques, cet économiste haïtien dresse avec minutie et rigueur un tableau peu réjouissant en même temps que réaliste du retard consternant que connaît son pays en matière de développement, s’attachant à en interpréter les causes et effets. Plus encore, il montre la difficulté pour le pays le plus pauvre de la zone – même si cet exemple est seulement le plus paradigmatique – de s’inscrire dans le mouvement d’intégration régionale impulsé plus particulièrement par la Caraïbe anglophone. L’admission d’Haïti comme quinzième État-membre de la Communauté de la Caraïbe, le 7 juillet 1999, à la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CARICOM, a induit un certain effet d’aubaine mais implique aussi pour le pays un ensemble d’obligations accrues. La logique d’intégration régionale est en effet indissociable d’une dynamique de recherche de convergence macroéconomique. Or, s’efforcer de répondre aux modèles retenus par la CARICOM en matière de critères de convergence représente pour Haïti un gigantesque défi. Le pays se débat dans une situation de « trappe de sous-développement » que l’instabilité politique déchirant le pays depuis plus de vingt ans n’a fait qu’aggraver. Le constat de Narcisse Fièvre s’accompagne d’un essai de préconisations dont les acteurs politiques aussi bien qu’économiques pourraient gagner à s’inspirer. Par-delà les mesures urgentes qui s’imposent à court terme, la voie du salut suppose une vision à long terme de développement s’adossant à une révision radicale de la gouvernance. Outre qu’il ne peut y avoir de stabilisation de ce pays sans réconciliation nationale, la solution aux problèmes réside certainement tout autant dans la réhabilitation du politique – ce qui implique, entre autres, que la corruption soit réellement combattue – que dans l’ingénierie économique. Ce n’est qu’en son sein propre qu’Haïti pourra en définitive trouver les réponses lui permettant de sortir de l’impasse actuelle. Le même pari sur les réponses endogènes face au développement en panne se retrouve dans la communication de Raphaël Vaugirard bien que la configuration soit ici très sensiblement différente puisque le propos porte de façon globale sur la Caraïbe insulaire et les pays continentaux d’Amérique latine : la nécessité en l’occurrence est moins d’opérer une révolution copernicienne dans un cas particulier que de se donner pour défi la production de contremodèles en réaction au développement excentré. La période post-coloniale a en réalité transformé la Caraïbe en « laboratoire » où des modèles socioéconomiques et politico-idéologiques fort différenciés ont été expérimentés dont certains, comme à Cuba, entendaient sceller une rupture radicale avec le passé. On peut dire que la principale finalité pour cet ensemble de pays 27

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était de s’ancrer si possible dans la voie du développement durable mais, quel que soit le modèle choisi, celui-ci ne peut en règle générale se prévaloir que de succès relatifs. Cela est d’autant plus préoccupant que dans un contexte de priorité donnée aux « convergences » mondiales et avec la montée en force des regroupements régionaux, il devient primordial de développer des stratégies efficientes. La source principale de tous les blocages aux yeux de Raphaël Vaugirard est que la Caraïbe continue à être surdéterminée par une histoire coloniale où, le modèle idéal étant par définition excentré, toute endogénéité se trouvait interdite. Dans l’ère post-coloniale, les élites dirigeantes ont finalement reproduit des schémas de pensée forgés à l’extérieur et tendent souvent à confondre croissance et développement alors que les société caraïbes devraient d’abord rechercher en elles-mêmes les dynamiques leur permettant de bâtir leur avenir, ce qui suppose des mécanismes endogènes de restructuration socio-économique intégrant mieux les spécificités locales et misant aussi davantage sur le renouvellement technologique et l’amélioration des gouvernances. Face aux mesures imposées de l’extérieur, tels les programmes d’ajustement structurel, les États ont au demeurant gagné une conscience accrue de leurs capacités à organiser et impulser des réformes. Cela étant, le propos de Raphaël Vaugirard fait aussi pertinemment ressortir que l’émergence de modèles alternatifs viables exclut les réactions de repli mais a, au contraire, besoin de concilier cohésion interne et esprit d’ouverture. Difficile d’ignorer que nous vivons dans un univers d’interdépendance. Tout en participant à la création d’espaces de meilleure coopération Sud-Sud et en cherchant à « déverrouiller » le modèle Nord-Sud, la Caraïbe a également intérêt à continuer à capter les bienfaits de la relation Nord-Sud. Comme cela nous est rappelé ici, dans le contexte qui ne cesse de prévaloir, le contraire de la dépendance n’est pas nécessairement l’ « indépendance » mais plutôt l’atténuation de la dépendance. Garder présente à l’esprit pareille considération, aussi opportune qu’à haute valeur modélisante, apparaît en définitive comme un précieux adjuvant dans le défi que représente la réinvention des modèles. Le volume se conclut par le propos de Xavier d’Arthuys, attaché culturel à l’ambassade de France à La Havane, qui nous avait fait l’honneur de nous rejoindre pour ce colloque. Habitué à sillonner cette Caraïbe plurielle – dans laquelle il inclut résolument les pays continentaux ayant une façade sur l’archipel – il nous livre une approche d’ « homme de terrain » et de citoyen du monde attaché aux valeurs humanistes, point d’orgue au moins aussi stimulant qu’un discours académique. Rejoignant nombre des observations et questionnements contenus dans ce qui précède, il réussit surtout à nous faire sentir toute la vitalité de cultures « multiples », « imprévisibles », dans cette « Méditerranée des Caraïbes » où on oublie trop souvent que s’est écrite la culture du Nouveau Monde. Cultures « émergentes » aussi car même les plus beaux projets censés avoir vu le jour dans la Caraïbe – comme en témoigne par exemple le « rêve de Bolivar » – n’échappent pas à l’« ouragan » occidental (métaphore de dévastation permettant, ironiquement, d’utiliser l’un des 28

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rares termes arawak à avoir subsisté). C’est, nous dit Xavier d’Arthuys, en favorisant les fragments et en se réappropriant la mémoire qu’on contribuera à l’édification d’un sens collectif. Mieux, un programme – vaste programme – est esquissé pour les fragments : réunir deux modèles – européen et américain – sur lesquels s’est bloquée la mémoire « pour les pulvériser et les intégrer ». Ainsi les Caraïbes embrasseraient-elles « deux façons d’être et de faire : se défendre et accueillir » alors que, selon Xavier d’Arthuys, plus créoles que véritablement métissées, elles ont souvent oscillé entre ces deux pôles. En bon diplomate, il en appelle aussi à notre conscience de Français (de l’Hexagone et de l’outre-mer) et d’Européens pour mieux faire vivre – ou revivre – le dialogue transatlantique et changer parfois notre regard. Ce n’est en effet que dans le dialogue et non dans l’enfermement sur soi que les modèles les plus féconds ont quelque chance d’éclore. Nous ne saurions enfin terminer ce propos sans exprimer notre plus vive gratitude à tous ceux sans qui ce travail eût été impossible à réaliser. La tenue même du colloque à la Martinique, sur le campus de Schœlcher, est tout d’abord le fruit d’une confiante et solide coopération scientifique aussi bien que logistique entre notre équipe Caraïbe Plurielle de l’université Michel de Montaigne Bordeaux 3 et les centres de recherche du CELCAA et du CRPLC de l’université des Antilles et de la Guyane, auxquels nos collègues et amis Lionel Davidas, Justin Daniel et Emmanuel Jos ont su communiquer l’élan nécessaire pour ce type de manifestation. À cela s’est ajouté le concours moral et financier de plusieurs institutions : le Conseil Scientifique de l’université Bordeaux 3 et le Conseil Régional d’Aquitaine du côté bordelais, le Conseil Régional de la Martinique du côté antillais. Gageons que le flambeau se maintienne pour de nouvelles rencontres aussi stimulantes. Christian LERAT Directeur de Caraïbe Plurielle

Note 1. Selwyn Ryan, « Caribbean Political Thought, From Westminster to Philadelphia » in Kenneth Hall & Denis Benn (eds.), Contending With Destiny: The Caribbean in the 21st Century, Kingston, Ian Randle Publishers, 2000, p. 248-273.

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À QUELS SAINTS SE VOUER ? LA PREMIÈRE LOGE DE TRINIDAD, LES FRÈRES UNIS / UNITED BROTHERS ENTRE OBÉDIENCES FRANÇAISE, AMÉRICAINE ET ÉCOSSAISE DE 1788 À 1838 Pourquoi les loges apparurent-elle si tardivement à Trinidad, leur totale absence avant 1795 est-elle due au poids du catholicisme dans cette île, s’interroge le principal chroniqueur de la franc-maçonnerie locale, Lionel Seemungal, avant de répondre tout net que la seule raison est l’extrême pauvreté des habitants tout au long du XVIIIe siècle. Heureux les pauvres d’esprit peut-être, mais bien malheureux en tout cas les vrais pauvres car ils n’ont jamais leur place en franc-maçonnerie. Certes, le facteur économique fut essentiel ; cependant ce ne fut pas le seul1. Pour comprendre le développement de la franc-maçonnerie à Trinidad, il est nécessaire de tenir compte également du contexte politique et des facteurs linguistiques. Jusqu’en 1830, une seule loge tint le haut du pavé, la loge Les Frères Unis, en dépit de timides tentatives de la part de deux autres loges, pour des raisons qu’il conviendra ici d’élucider. C’est donc à l’histoire de cette loge que nous porterons notre attention, ainsi qu’à un certain nombre de personnalités politiques, initiées dans des loges étrangères, qui foulèrent le sol de Trinidad à la même époque. Dès sa naissance, la loge Les Frères Unis a pris part aux événements politiques majeurs de son époque, même si ce ne fut pas de son plein gré. L’histoire même de la loge, pleine de rebondissements, reflète la complexité du contexte géopolitique. Le 27 juin 1786, sept maçons français, dont trois également détenteurs du degré de la Rose-Croix, adressent une pétition au Grand Orient de France afin d’obtenir une patente pour fonder une loge dans l’île alors française de Sainte-Lucie. Avant même de recevoir cette patente, qui tarda à arriver, les sept maçons construisirent un temple à Micoud, au sud de l’Ile, temple qu’ils consacrèrent le 30 mai 1789. La patente du GODF ne leur parvint que le 7 février 1788 mais avec effet rétroactif à partir du 27 juin 1788. Ces informations très précises sont données par Seemungal qui ajoute que la loge comptait alors vingt-huit membres, tous Français originaires de

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Martinique et de Guadeloupe, à l’exception d’un Écossais2. Le vénérable maître était Louis Estribaud, âgé de 62 ans, né à Carcassonne le 27 janvier 1727, Crown Surveyor (géomètre), résidant à Micoud. Parmi les officiers de la loge se trouvait le trésorier Benoit Dert, âgé de 36 ans, né le 26 septembre 1752 au Carbet, en Martinique, initié en décembre 17813, officier de la milice à Micoud. Or, à peine six semaines après l’inauguration du temple de Micoud, Victor Hugues installe la guillotine à Sainte-Lucie, avec la ferme intention de faire respecter les acquis de la Révolution française, de traquer l’aristocrate et dans la foulée tous les planteurs, petits et grands parce qu’ils sont royalistes, propriétaires d’esclaves pour la plupart. Benoit Dert a juste le temps de se saisir de la patente de la loge avant que le temple ne soit incendié par les troupes de Victor Hugues. Or, Benoit Dert avait un frère nouvellement installé à Trinidad, Dominique Dert, ami de Roume de St-Laurent, propriétaire d’une plantation de cacao non loin de Port of Spain, qui devait bientôt construire la première fabrique de cacao de l’île4. Son frère a donc l’idée de le rejoindre, de s’installer à Trinidad, muni de la charte de la loge. Sur place il rencontre des maçons français venus de Haïti, de Martinique et de Guadeloupe, tous effrayés par les révolutionnaires français et désireux de trouver asile dans une terre anglaise, ainsi que quelques maçons espagnols, selon Gérard Besson5. De 1794 à 1798, la loge continue à se réunir, sans les membres d’origine, à l’exception de Dert, mais avec ces nouveaux membres, sous l’égide du Grand Orient de France. Le premier initié à Trinidad est le frère de Benoit Dert, Dominique Dert, en janvier 1795 6. Trinidad étant britannique depuis 1797, la charte française ne tarde pas à devenir encombrante. Comme un grand nombre de maçons de la loge ont conservé des liens avec la Grande Loge de Pennsylvanie, contactés lors de leur séjour à Haïti, Les Frères Unis décident donc de troquer leur affiliation française contre une affiliation américaine. C’est Vincent Patrice, alors secrétaire de la loge, né à Angers, initié à la loge La Parfaite Union de Martinique, pharmacien à Trinidad, qui rédige la demande de patente adressée à la Grande Loge de Pennsylvanie. Cette dernière accède à leur requête et envoie une charte en date du 10 juillet 1798. La loge s’installe dans un nouveau temple, à Mount Moria et Vincent Patrice devient son vénérable tout en participant au Chapitre de l’Arche Royale, l’organisation des hauts grades de la maçonnerie. Quelques années plus tard cependant, lorsque survient le conflit entre l’Angleterre et les États-Unis, la loge juge opportun de ne pas froisser les autorités britanniques de Trinidad, et pour la même raison qu’elle avait renoncé à la protection du Grand Orient de France elle renonce à celle de la Grande Loge de Pennsylvanie et opte pour le label écossais. Elle obtient la charte qu’elle détient encore à l’heure actuelle le 1er novembre 1813, charte décernée par la Grande Loge d’Écosse. D’où son titre distinctif actuel, Lodge United Brothers n° 251 SC (Scottish Constitution). En 1813 cependant son titre est toujours Les Frères Unis, et ses travaux se déroulent en français. 34

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Les tribulations de la loge en matière de patente, loin de correspondre à des caprices d’individus, reflètent au contraire son désir d’osmose avec la vie politique locale. Tout au long de son existence, les francs-maçons de cette loge furent des acteurs influents, certes à titre individuel, à la fois sur le plan économique et politique. Nous nous demanderons dans quelle mesure le facteur linguistique, l’usage du français fut un facteur d’intégration ou bien, au contraire, fut discriminant, dans quelle mesure il servit à marquer une différence et permit à la loge d’affirmer son identité tout en se positionnant dans le paysage politique local Nous nous attacherons tout d’abord à montrer les répercussions de la Révolution française à Trinidad, avant d’examiner l’implication des maçons dans la vie économique et dans les controverses qui ont précédé l’abolition de l’esclavage, et de tenter enfin de déterminer le poids du facteur linguistique, social et ethnique, tout en évaluant la place du rituel et le rôle institutionnel joué par la Lodge United Brothers dans le paysage maçonnique de l’époque. DANS

LE SILLAGE DE LA

R ÉVOLUTION

FRANÇAISE, LE POIDS DU CONTEXTE

POLITIQUE

Lorsque le général Ralph Abercrombie s’empare de l’île en 1797, Trinidad est une colonie espagnole, mais essentiellement peuplée de Français. La raison en est simple. Après s’être affrontés aux Arawak aux tous débuts de la colonisation, au XVIe siècle, et après avoir compris que Trinidad n’était pas l’Eldorado espéré, les colons espagnols avaient peu à peu délaissé l’île au profit du Venezuela et d’autres contrées plus attrayantes et surtout plus lucratives. Conscient de la vulnérabilité de l’île dans le contexte des guerres coloniales, dès 1776, le gouverneur Don Manuel Falquez avait offert des garanties foncières – cedula – aux catholiques d’origine étrangère en mettant à leur disposition des parcelles de terre gratuites ; cette disposition attira Roume de St-Laurent, dont la famille française avait émigré à la Grenade. Il reçut un accueil chaleureux à Trinidad, acquit une propriété à Diego Martin, près de Port d’Espagne, la capitale ainsi nommée à l’époque, avant de regagner la Grenade pour un temps. Il sollicita du nouveau gouverneur de Trinidad, Don José Maria Chacon, et du roi d’Espagne en personne de nouvelles garanties foncières (cedula), afin de généraliser l’installation de planteurs français à Trinidad7. Roume obtint gain de cause en 1783, date à laquelle il rapporta d’Espagne les nouvelles garanties. Ne pouvaient s’implanter à Trinidad que des catholiques (article 1)8. La mesure fut efficace puisque la population de Trinidad qui ne dépassait pas le millier d’habitants en 1773 augmenta considérablement : en 1797, à l’arrivée des Britanniques, on comptait 18 627 habitants, dont 2 500 blancs, 5 000 Noirs libres, 10 000 esclaves et 1 082 Amérindiens9. Les planteurs blancs, désireux de fuir les révolutionnaires français, émigrèrent de Martinique, de Guadeloupe, de SteLucie, de Haïti et d’autres îles de la Caraïbe, en compagnie de leurs esclaves. Plus leur nombre d’esclaves était élevé, plus grande était la parcelle octroyée 35

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aux nouveaux arrivants. Des Noirs libres saisirent également l’occasion d’obtenir des parcelles de terre, parfois en compagnie de leurs propres esclaves. Roume de Saint-Laurent avait été initié en France… Curieusement, quelques Républicains français semblent également s’être installés à Trinidad à cette époque, sans doute dans l’espoir de trouver des conditions économiques favorables. La plupart de ces Républicains ne firent qu’un bref passage à Trinidad et émigrèrent au Venezuela. La grande majorité des arrivants d’origine française était cependant composée d’aristocrates, à la fois de nobles désargentés et de planteurs soucieux de préserver leur fortune et leur capital d’esclaves. Le ressentiment parfois éprouvé par la communauté noire de Trinidad, et en particulier par Eric Williams à l’égard des Français et de la langue française, s’explique en partie par le fait que ce sont bien ces planteurs français qui ont importé les premiers esclaves à Trinidad. Ce sont eux également qui rejoignent peu à peu la loge fondée par Benoit Dert, la loge Les Frères Unis. Après 1802 des planteurs britanniques chassés par les conquêtes de Napoléon affluèrent également vers Trinidad mais sans parvenir pour autant à déstabiliser la communauté française. De tradition catholique, ces Français s’implantent très facilement à Trinidad et s’intègrent fort aisément à la culture espagnole, d’autant plus que les Britanniques respectent totalement la législation espagnole et ne tentent nullement d’imposer leurs normes politiques ou juridiques. Le gouvernement espagnol local, le Cabildo, est maintenu et continue à utiliser le français et l’espagnol pour tous ses travaux. Le général Ralph Abercromby, francmaçon, accède à la requête du gouverneur Chacon lorsque celui-ci capitule et permet aux habitants de maintenir leur religion, leurs coutumes et leurs lois. Les articles de capitulation stipulent clairement que la législation espagnole perdure, que les colons espagnols restent propriétaires de leurs biens pourvu qu’ils fassent allégeance aux autorités britanniques (article 10) et que tous peuvent adhérer à la religion de leur choix (article 11)10. Le gouvernement britannique exerce un lointain contrôle, tout en respectant les institutions espagnoles dont s’accommodent parfaitement les Français. La composition sociale de la loge Les Frères Unis reflète parfaitement cette situation. Il suffit de citer quelques exemples significatifs. Benoit et son frère Dominique Dert sont propriétaires de Tranquility Estate, une plantation de cacao. Dominique est membre du Cabildo et proche de Roume de SaintLaurent. Il l’a soutenu dans sa proposition de cedula ; Roume lui avait porté secours contre le gouverneur espagnol en 1781 après que Dert ait tué un cheval de ce gouverneur : l’animal avait pénétré dans la propriété de cacao de Dert et avait détruit une partie de la plantation… De colère le gouverneur avait fait arrêter Dert qui ne fut libéré que grâce à l’intervention de son ami franc-maçon Roume de St-Laurent11. Les frères Dert donnèrent leur nom à une rue de Trinidad, Dere Street, appellation qui correspond à la prononciation anglaise12. À la même époque, on trouve plusieurs autres planteurs parmi les membres de la loge, Christopher Hewitson, propriétaire de Felicity 36

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Hall, deux Corses Paul Giuseppi et Cipriano Cipriani, propriétaire de Moka Estate, Louis Sergent, propriétaire de Debe Estate à Maraval, Jean Boissière, propriétaire de la plantation de sucre Champs Elysées, Jean Bettancourt, Jean Etienne Maingot, Clément Orosco, et la liste est sans doute incomplète13. Six membres au moins de la loge font partie du cabildo, Jean Indave, Louis Montrichard, De Castro, Cadet, Mendez et Sorzano. Aux côtés des planteurs on trouve des négociants, l’éditeur d’un journal, etc. Le planteur Cipriani fait don d’un terrain pour la construction d’une église dans les années 182014. Quelques Républicains côtoient ces planteurs au sein de la loge, ce qui dans le contexte trinidadien n’a rien de paradoxal. En effet, même le gouverneur Picton, dont on connaît les tendances tyranniques, a encouragé les mouvements révolutionnaires du Venezuela… à seule fin de nuire à la métropole espagnole. En 1813, selon Gérard Besson, quinze membres de la loge, participent aux « Immortal 45 », en compagnie de Santiago Marino, lui-même originaire du Venezuela, et qui a rendu visite à la loge en août 180915 : il s’agit de l’expédition de quarante-cinq Trinidadiens partis porter secours aux révolutionnaires du Venezuela. Quelques années plus tard, en 1823, un membre des Frères Unis, le Corse Agostini, prête de l’argent à une loge du Venezuela, la loge Etoile d’Orient, afin qu’elle puisse acheter sa patente16. Les Républicains sont cependant minoritaires et la loge Les Frères Unis a pignon sur rue à Port d’Espagne. La rue dans laquelle elle se réunit prend même le nom de Rue des Trois Chandelles, en raison des trois bougies allumées les soirs de « tenues »… LA CONTROVERSE SUR L’ESCLAVAGE ET LE POIDS DU CONTEXTE ÉCONOMIQUE Dès 1802, le gouvernement britannique prend la mesure du problème : les garanties foncières (cedula) ont encouragé les planteurs à avoir un nombre croissant d’esclaves. À l’heure où Wilberforce et les abolitionnistes font entendre leur voix, et au moment où l’Angleterre souhaite progressivement se détacher des contraintes de l’esclavage pour des raisons économiques, à la suite de la perte des colonies américaines et donc d’un marché pour la production antillaise, Canning déclare le 27 mai 1802 qu’aucune nouvelle parcelle ne sera accordée à Trinidad à moins que l’acquéreur s’engage à ne pas faire venir de nouvel esclave. Étant donné que 100 000 esclaves étaient alors employés sur les 34 000 acres (17 000 hectares) déjà octroyés et que 876 000 acres (438 000 hectares) étaient encore disponibles, un million d’esclaves supplémentaires auraient pu être importés sans cette mesure. Le ministre Canning, ennemi acharné de la Révolution française mais également franc-maçon, recommanda de limiter la culture de la canne à sucre, de diversifier la production, de faire de l’élevage, et même de transformer Trinidad en sanatorium pour les troupes britanniques… Il tenta de lutter contre le fléau des absentees, ces propriétaires absents qui résidaient en métropole au lieu de s’occuper de leurs terres17. Nul ne nie plus aujourd’hui que les considérations humanistes se soient harmonieusement conjuguées aux impératifs économiques. Il serait 37

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cependant erroné de limiter les motivations de Canning au seul facteur économique car la déclaration de Canning survient au moment où il apporte son soutien à Fullerton contre le gouverneur Picton. Il n’est pas indifférent que ces deux libéraux aient été également francs-maçons18. Après avoir conquis Trinidad, Abercromby avait eu la mauvaise idée de nommer Picton gouverneur. Or, ce dernier n’avait pas tardé à se comporter en véritable tyran, en se livrant à des arrestations arbitraires, au mépris de toute justice, en autorisant le châtiment des esclaves, en érigeant une potence sur la grand-place de Port d’Espagne pour intimider la population. Comme tous les planteurs de Trinidad, il était lui-même propriétaire d’esclaves et prit donc fait et cause pour les esclavagistes sans le moindre scrupule humanitaire. Alerté par sa conduite, le gouvernement britannique décida de limiter le pouvoir de Picton en installant un exécutif tripartite, constitué de trois commissaires au lieu du seul gouverneur. William Fullerton était nommé premier commissaire, Picton était relégué au rang de second commissaire et un troisième commissaire était nommé, Samuel Hood. Picton et Hood ne tardèrent pas à se liguer contre Fullerton, en l’accusant de défendre l’intérêt des esclaves contre celui des planteurs. De fait, Fullerton visita les prisons, se rendit dans les cachots brûlants où étaient enchaînés les esclaves soupçonnés par la « commission d’empoisonnement » mise en place par Picton d’avoir voulu mettre un terme à la vie de leurs maîtres. Bridget Brereton montre bien que cette peur de l’empoisonnement était devenue une véritable phobie dans l’île, et donnait lieu à une chasse aux sorcières qui se soldait par l’arrestation arbitraire de tous les esclaves jugés indésirables. Fullerton s’affronta de façon particulièrement virulente à Picton dans l’affaire Luisa Calderon qui fit grand bruit à Trinidad et qui émut les abolitionnistes anglais. Petro Ruiz, originaire du Venezuela, accuse son esclave Luisa Calderon, qui tenait son ménage, d’avoir profité de son absence pour éventrer une malle dans son logis et lui dérober de l’or et de l’argent, le 7 décembre 1801. Il fait appel à Picton, sans doute un ami personnel, qui procède à l’arrestation immédiate de Luisa, et la fait torturer pour lui arracher des aveux. Or la torture était contraire à la loi britannique, mais non à la loi espagnole, alors en vigueur dans l’île. Fullerton tente alors de prouver que Picton a fait torturer une mineure, ce qui était bien illégal, même d’après la législation espagnole. L’historien Fraser, colonialiste britannique inspecteur des prisons et de la police à Trinidad, prit un siècle plus tard la défense de Picton en accusant Fullerton d’avoir falsifié l’âge de la servante, d’avoir fait établir un faux certificat de baptême alors que Luisa aurait en fait été la maîtresse du planteur…19 La loge Les Frères Unis fut indirectement mêlée à l’affaire, par l’intermédiaire d’un de ses membres, Jacob Pinto. En effet son père Abraham Pinto, fut auditionné par le Procureur (Attorney General) de Trinidad et affirma que Luisa avait le même âge que son fils Jacob (le membre des Frères Unis), qu’il l’avait vue pour la première fois quand elle était nourrisson, qu’elle allait avoir dix neuf ans le 19 août 1805, qu’elle était née en 1786, et donc qu’elle aurait eu 38

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un peu plus de quinze ans au moment des faits qui lui étaient reprochés20. Or, à quinze ans, les filles ayant atteint l’âge de la puberté n’étaient plus considérées comme mineures… Tout se jouait donc à une année près. Il est vraisemblable que la loge les Frères Unis se soit davantage sentie solidaire des planteurs que de Fullerton. Ce témoignage ne parvint cependant pas à discréditer le premier commissaire. Quoi qu’il en fût, un procès fut bien intenté à Picton, en Angleterre, pour usage de la torture contre une mineure. De plus, il n’est pas interdit de penser que le gouvernement britannique souhaitait évincer Picton, qui par son traitement tyrannique de la population, s’était mis à dos tous les Espagnols de Trinidad, et en particulier ceux qui étaient prêts à soutenir Miranda21 et les rebelles du Venezuela. Or, les Britanniques, depuis Pitt, avaient toujours soutenu ces mouvements d’indépendance dans le but d’affaiblir les Espagnols de Madrid. Fullerton avait su regagner la confiance des Espagnols de Trinidad et des révolutionnaires d’Amérique du Sud. Toujours est-il que Picton fut condamné, fit appel, obtint momentanément gain de cause. Picton devait être à nouveau jugé en 1810 à la demande de Fullerton mais ce dernier mourut avant. En l’absence de plaignant, l’affaire fut considérée comme close22. Fullerton fut un abolitionniste convaincu qui affronta la mentalité esclavagiste des planteurs et la tyrannie d’un de ses compatriotes, le gouverneur de Trinidad. Sa personnalité suscita des polémiques jusqu’au début du XXe siècle, si l’on en juge par les divergences d’interprétations de trois historiens au moins de Trinidad : Fraser, Brereton ou Anthony. Il est pour le moins surprenant que, même si Fullerton avait bel et bien tenté de falsifier l’âge de Luisa, Frazer n’ait pas mesuré le caractère dérisoire de la polémique : on pouvait impunément torturer une esclave âgée de quinze ans mais non de quatorze… Plusieurs membres des Frères Unis furent des planteurs influents et firent entendre leur voix au sein du Conseil de Trinidad (council23). Ce fut le cas de Manuel Sorzano, dont même Frazer dit qu’il fut un royaliste espagnol notoire, nommé membre du Conseil en 1813, Trésorier du Fonds Militaire – « treasurer of the Military Chest » –, pour prêter assistance au gouverneur Woodford. Il s’opposa à l’importation de main-d’œuvre espagnole et recommanda celle d’Africains, perçus comme plus dociles. En effet, Serzano redoutait que la main-d’œuvre espagnole ne vienne renforcer le camp des républicains alors actifs dans les mouvements d’indépendance d’Amérique latine24. Il fut également chargé par le Conseil de veiller à ce que l’Église Catholique recouvre toutes les sommes qui lui étaient dues25. La collusion des planteurs esclavagistes et de l’ English Party, ce groupe d’hommes qui réclament la création d’une assemblée législative locale et l’application de la loi britannique à Trinidad en 1823 n’est pas aussi paradoxale qu’il y paraît. En effet, en demandant la mise en place d’une assemblée législative locale, les planteurs trinidadiens tentent en fait d’échapper à l’emprise directe du gouvernement britannique, soupçonné d’être acquis à la cause abo39

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litionniste. Les autorités britanniques savaient fort bien que la création d’une assemblée locale reviendrait à renforcer le pouvoir des planteurs et donc des esclavagistes. C’est encore un membre des Frères Unis qui porte le flambeau dans ce combat, James Cadett, qui a anglicisé son prénom et son nom – Jaques Cadet – en présidant le comité chargé de promouvoir les revendications de l’English, ou British Party (on trouve les deux appellations). Cadett craint que l’exemple de Haïti ne donne de mauvaises idées aux esclaves et redoute la mauvaise influence de toutes les idées révolutionnaires. De Boissière, autre membre de la loge, fait partie du comité mis en place pour demander l’adoption de la législation britannique26. Il est à première vue surprenant que Cadett ait été membre d’une loge qui avait mis sa fierté à mener tous ces travaux en français depuis sa création. Cependant le facteur linguistique ne tarda pas à s’éclipser devant le facteur économique. Lorsque les planteurs comprirent l’intérêt du combat mené par Cadett, ils se laissèrent fort aisément convertir aux charmes de la langue anglaise, pour des raisons purement pratiques. 1844 marqua un tournant décisif dans l’histoire de Trinidad, et la victoire de l’ English Party : la législation britannique remplaça la législation espagnole et l’Église catholique cessa d’être l’Église officielle27. Le 2 novembre 1831, le Conseil promulgue un édit qui réduit les heures de travail pour les esclaves, règlemente leur nourriture et leur habillement, prend des dispositions que les planteurs de Trinidad jugent préjudiciables. Ils se rebellent contre ce qu’ils considèrent comme une atteinte à leur droit de propriété et adressent au gouverneur mais également à la Chambre des Lords une protestation solennelle et une pétition pour s’opposer à ces nouvelles dispositions28. Cipriano Cipriani fait partie de la délégation qui se rend chez le gouverneur pour protester contre l’édit du Conseil et porter la pétition en janvier 1832. 29 Un autre membre des Frères Unis, Jean Besson, fait partie de cette délégation. José de Orosco, également membre de la loge, figure parmi les membres du comité de soutien30. Étant donné le grand nombre de planteurs membres des United Brothers, il n’est guère étonnant que l’abolition de l’esclavage ait eu des répercussions importantes sur la loge, et ait été le principal facteur du déclin de l’influence française. Un historien local de la franc-maçonnerie trinidadienne voit cinq raisons, fort différentes, au déclin de l’influence française : certains planteurs, après avoir reçu des compensations financières à la suite de l’émancipation de leurs esclaves, préférèrent partir s’installer dans des îles françaises ; la mécanisation de l’agriculture encouragea les grandes propriétés, au détriment des petites ; les Britanniques s’installèrent peu à peu à Trinidad, occupant des fonctions de pouvoir et remplaçant progressivement les Français. D’autre part, ces derniers, qui ne faillirent ainsi pas à leur légendaire réputation de mœurs légères, s’abaissèrent parfois à épouser leurs maîtresses, femmes de couleur, dans certains cas pour éviter les pénalités que leur imposaient le Code Noir en cas d’enfants illégitimes avec des esclaves. Ils perdirent ainsi leur prestige social, et ne purent prétendre faire initier leur progéniture dans 40

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une loge respectable. Enfin l’Église catholique aurait vu d’un mauvais œil la franc-maçonnerie31. La cinquième raison ne nous semble guère convaincante car les francs-maçons des Frères Unis ne semblent pas avoir été en butte à l’hostilité de l’Église catholique à Trinidad auparavant. Au contraire plusieurs membres de la loge avaient œuvré pour que l’Église catholique perçoive toutes les sommes qui lui étaient dues. Il est difficile de savoir à quel point toutes ces raisons ont pu affecter les créoles français de la loge Les Frères Unis. Un signe cependant ne trompe pas : à partir de 1848 les travaux de la loge se déroulèrent en anglais et non plus en français. Il semblerait que peu à peu les vieux maçons d’origine française soient morts sans avoir assuré de continuité linguistique. LES

FACTEURS LINGUISTIQUES, SOCIAUX ET ETHNIQUES DANS LE PAYSAGE

MAÇONNIQUE

La loge Les Frères Unis a longtemps été la seule loge de Trinidad, à l’exception de Lodge Union n°690, une petite loge rattachée à la grande Loge d’Irlande, composée de membres venus de Martinique après la paix d’Amiens, qui vécut de façon assez sporadique avant de disparaître en 1836. Cette loge, de milieu social beaucoup plus modeste, ne faisait aucune ombre aux Frères Unis. Rien d’étonnant donc à ce que Les Frères Unis en aient conçu une certaine fierté. L’élitisme social des Frères Unis s’est longtemps maintenu grâce à l’usage du français comme langue de travail ainsi que par le maintien d’un rituel spécifique, de tradition française alors même que pour des raisons politiques ils avaient troqué la charte du Grand Orient pour celle de la Grande Loge de Pennsylvanie puis de la Grande Loge d’Écosse. L’usage du français a longtemps permis aux frères de préserver une communauté française au sein de la société trinidadienne. On sait qu’ils ne renoncèrent à la charte du Grand Orient que pour des raisons politiques. Par ailleurs, lorsqu’ils optèrent pour la Grande Loge d’Écosse, ils ne prirent pas la peine de prévenir la Grande Loge de Pennsylvanie du changement : peut-être cela ne fut-il qu’une simple négligence, mais il n’est pas interdit de penser que les frères firent preuve d’une grande prudence et testèrent en quelque sorte la Grande Loge d’Écosse en évitant de rompre trop vite avec les Américains. C’est sans doute la même prudence, le même souci d’autonomie, qui les encouragea à garder leurs rituels français plutôt que d’adopter ceux de la Grande Loge d’Écosse, qui ferma plus ou moins les yeux sur ce qui se passait à dix mille kilomètres des brumes d’Édimbourg ; on note cependant quelques timides rappels à l’ordre des Écossais, mais jamais suivis d’effet. Ainsi les Frères Unis gardèrent longtemps le rituel des voyages symboliques des premier et second degré, à la française32. Vincent Patrice amena de Martinique le rituel Adonhiramite, intitulé « La Clef de Toutes les Loges ». Plusieurs frères étaient en outre Rose-Croix, membres des Hauts Grades, les41

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quels étaient totalement étrangers à la tradition britannique et américaine de l’époque. Seemungal explique que les membres titulaires du degré de la Rose Croix se réunissaient en conclaves et conféraient cette distinction aux membres les plus méritants de la loge Les Frères Unis33. Préserver l’ancien « Rit français » permit aux Frères Unis de conserver une certaine autonomie vis-àvis des Grandes Loges de métropole. De façon significative, les hauts grades disparurent de la loge en même temps que l’usage du français34. La tradition aristocratique de la loge explique que cette dernière ait tenté de conserver certains privilèges et ait souhaité que sa primauté soit reconnue. Elle essuya un affront de la part de la Grande Loge d’Écosse lorsque celle-ci refusa de lui accorder le statut de Grande Loge Provinciale, qui lui aurait permis d’accorder à sa guise des chartes à de nouvelles loges, et de dominer ainsi durablement le paysage maçonnique local. C’est le Corse Simon Agostini qui rédigea la lettre de demande à l’Écosse, en 1822. La Grande Loge d’Écosse fit la sourde oreille avant de céder avant l’heure aux charmes de la décentralisation en créant une nouvelle instance, une Grande Loge Provinciale de la Caraïbe, et de désigner William Stephenson, un chirurgien de la Grenade, Grand Maître Provincial. Outre le caractère vexatoire de ce refus, Les Frères Unis se voyaient ainsi placés sous une autorité plus proche géographiquement que celle de la Grande Loge d’Écosse, et donc plus encombrante. Lorsqu’une seconde loge écossaise fut créée à Trinidad, la loge Eastern Star n°368, le 1er juillet 1856, sous l’égide de cette nouvelle instance, Les Frères Unis ne cachèrent pas leurs réticences. À la mort de Stephenson, cependant, le nouveau Grand Maître Provincial fut bien un membre des Frères Unis, John Alexander Tench, directeur malchanceux de la banque de Trinidad, congédié par les administrateurs de la banque après un détournement de fonds par un de ses employés35. La loge Les Frères Unis aurait d’autant plus aimé obtenir le statut de Grande Loge Provinciale à elle toute seule, sans se trouver située sur le même plan que les loges de la Barbade, de St-Kitts, de la Grenade et de Turk’s Island, qu’en 1822 deux loges étaient en train de solliciter une patente : la loge Estrella del Oriente à Angostura, au Venezuela, ainsi que la loge les Frères Choisis de Naparime, dans la ville de San Fernando. Il semblerait que la Grande Loge d’Écosse ait tardé à fournir la patente demandée, et qu’en conséquence les membres irlandais des Frères Choisis se soient tournés vers la Grande Loge d’Irlande. Or la Grande Loge Provinciale de la Barbade affiliée à la Grande Loge d’Irlande refusa d’accorder une charte en raison de la présence de « frères de couleur » parmi les fondateurs. C’est la Grande Loge d’Angleterre qui accorda la patente en 1823, tout comme elle avait accordé une charte à la première loge noire des États-Unis, l’African Lodge de Boston en 1784 . La Grande Loge d’Irlande réprimanda sévèrement sa Grande Loge provinciale. La loge Les Frères Choisis avait été créée à l’initiative d’un membre des Frères Unis et de membres de la loge affiliée à l’Irlande, la Union Lodge n°690, qui semble avoir vécu en assez bonne entente avec les Frères Unis. 42

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Les Frères Unis, quant à eux, eurent longtemps des réticences à l’égard de l’initiation des Noirs. Le problème semble s’être posé pour les fils de certains d’entre eux, fruits de leurs liaisons avec des maîtresses noires qui se virent refuser l’accès du temple. Ces enfants rejetés par Les Frères Unis furent sans doute à l’initiative de la création de la Philantropic Lodge n°856 en 1830. C’est cependant Vincent Patrice, membre des Frères Unis qui installa cette loge36. Tant que les Français dominèrent Les Frères Unis, la loge tenta de limiter le nombre de créations de loges affiliées à la Grande Loge d’Écosse. Lorsque les Anglais investirent la loge, cette réticence disparut. En étant la seule loge affiliée à l’Écosse, Les Frères Unis gardèrent longtemps une grande liberté de mouvement, qui leur permit de conserver leur spécificité française. L’influence française disparut à tel point que la loge oublia totalement de célébrer l’anniversaire de sa fondation en 1887. À cette époque, la plupart des membres étaient persuadés que la loge avait obtenu une charte d’une Grande Loge espagnole. De façon fort amusante, lorsque cessa cette amnésie et lorsque les membres redécouvrirent leurs origines françaises en 1896, ils retrouvèrent du même coup leur comportement aristocratique envers les autres loges de Trinidad 37! Aujourd’hui, la loge n’est plus connue sous le vocable Les Frères Unis mais sous celui de LUB, Lodge of the United Brothers. En 2004, Gérard Besson organisa une exposition sur la franc-maçonnerie de Trinidad à la bibliothèque municipale de Port of Spain. La lettre que George Washington adressa en 1796 à toutes les loges dépendant de la Grande Loge de Pennsylvanie, et donc aux Frères Unis, y occupait une place de choix. Washington remerciait les maçons américains pour leur message de félicitation au président des États-Unis et affirmait son attachement à la franc-maçonnerie, et même sa dette envers des hommes qui prônaient des valeurs dont il s’était lui-même inspiré38. Aujourd’hui encore les membres de la loge sont très fiers de cette lettre. D’une part, il est certainement gratifiant pour cette loge d’avoir reçu un courrier du président des États-Unis, même si cette lettre circulaire ne lui était pas adressée spécifiquement. D’autre part, comme le note Gérard Besson, elle inspira peut-être à quelques membres de la loge, qui lui prêtèrent sans doute un sens beaucoup plus radical qu’elle n’en avait véritablement, le goût de l’indépendance, la volonté de soutenir les rebelles d’Amérique du Sud par exemple. Il est certain qu’elle eut certainement une portée symbolique, car elle montrait bien que la franc-maçonnerie ne se contentait pas d’être un lieu convivial où les frères cultivaient l’entre-soi, mais participait à la marche de l’histoire. Pourtant, même si les membres de la loge arborent si fièrement la lettre de Washington et oublient un peu l’importance de la culture française dans leur passé, il est indéniable que le français joua un rôle structurant au moins jusqu’à l’abolition de l’esclavage. 43

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D’une part, l’usage du français encouragea une excellente intégration dans les élites politiques et économiques de l’époque, d’autre part, il permit également aux Frères Unis de préserver une grande liberté de mouvement face aux deux puissances maçonniques de métropole, celle de Pennsylvanie puis celle d’Écosse. Le « rit français » fut cultivé comme une friandise, un petit produit de luxe qui permettait de préserver une identité maçonnique spécifique, propre à Trinidad. Les Frères Unis furent certainement plus sensibles aux charmes du rite français qu’aux idées des Jacobins. L’Abbé Grégoire ne frappa guère les esprits et comme un grand nombre de frères étaient des planteurs propriétaires d’esclaves qui avaient fui les révolutionnaires français, ils ne se distinguèrent pas dans le combat abolitionniste. Le plus célèbre maçon abolitionniste de Trinidad ne fut pas un membre des Frères Unis, mais un Écossais, ami de Burns, membre de la loge Mother Kilwinning ; il s’appelait William Fullerton. Cécile RÉVAUGER, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

Notes 1. Lionel Augustine Seemungal, «The beginnings of freemasonry in Trinidad, 17941820, with an index of chapter headings, a chronological Masonic chart and a prehistory of Les frères Unis in St Lucia», 1973, revised 1989, p. 3-4 (non publié, archives privées de la loge Les Fères Unis / Lodge United Brothers, que Gérard Besson a bien voulu mettre à notre disposition, ce dont nous le remercions vivement. Pour des raisons de commodité, nous nous réfèrerons désormais dans les notes à cette loge comme à LUB). 2. Seemungal a repertorié tous les membres de la loge initiale de Ste-Lucie dans un autre document qui figure dans les archives de LUB, « The First Erection and consecration of LUB n°251 SC, originally Lodge les Frères Unis under the The Grand Orient de France », Port of Spain, Nov. 1989. 3. On ignore dans quelle loge mais on sait que c’était en Martinique. 4. Michael Roger Pocock, Out of the Shadows of the Past, the Great House of Champs-Elysées, Trinidad and the families who lived there 1780-1932, Rowe, 1993, rpt Port of Spain, Paria Publishing House, p. 8 et note p. 534. 5. Gérard Besson, «The Bi-Centennial of Lodge LUB 251 SC at Mount Moria, Port of Spain, Trinidad», discours donné en loge le 7 juillet 2004. 6. Lionel Augustine Seemungal, Notes on Members of Les Frères Unis, LUB 251 SC, from its transfer to Trinidad in 1794. Notes manuscrites, prises par Seemungal d’après les minutes de la loge, aujourd’hui hélas non disponibles. Les notes de Seemungal sont dans les archives de LUB. 7. Pocock, p. 1-38.

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8. The Cedula of Population, extraits, in Lionel Mordaunt Fraser, History of Trinidad, London, Frank Cass &Co Ltd, 1971, 3 vol, appendix, I-V. 9. Besson, Gérard, The Book of Trinidad, p. 52. Chiffres également donnés par Pierre Gustave Louis Borde, The History of the Island of Trinidad under the Spanish Government, Paris, Maisonneuve, 1883, Rpt Paris, 1982. 10. Articles of Capitulation… 19 février 1797, signés par Abercromby, Harvey et Chacon, in Fraser, appendix IV-X. 11. Pocock, p. 534. 12. Pocock, p. 8. 13. Seemungal, «Notes on Members of LUB». 14. Toutes ces informations ont été collectées d’après les notes manuscrites de Seemungal. 15. Gérard Besson, The Bicentennial of Lodge United Brothers 251 SC at Mount Moria Trinidad, 7 juillet 2004, MSS, p. 4. 16. Seemungal, «Notes on Members of LUB». 17. Fraser, I, 200-201. 18. Canning était membre de la loge Antiquity n°2 de Londres (voir archives de la Grande Loge Unie d’Angleterre, Masonic Library, Londres) et Fullerton aurait été membre de la loge Kilwinning n°0 d’Écosse (Voir notice sur Fullerton, par Cécile Révauger, dans le dictionnaire biographique des francs-maçons du XVIIIe siècle en cours de rédaction aux éditions Champion sous la direction de Charles Porset et Cécile Révauger). 19. Fraser, xx. 20. Archives de LUB, Seemungal voir entrée « Pinto » et Frazer, II, 240. 21. Dont on pense qu’il était franc-maçon, bien que J.F. Benimeli ait des doutes. 22. Anthony, Historical Dictionary of Trinidad and Tobago, Londres, The Scarecrow Press, 1997, p. 86-87. 23. Le council était cette instance qui avait été mise en place par le gouvernement britannique pour limiter les pouvoirs de Picton mais qui n’avait pas pour autant le statut d’une assemblée législative. 24. Frazer, II, 15 et Seemungal, entrée « Sorzano ». 25. Frazer, II, 12. 26. Frazer, II, 162-185. 27. Anthony, Michael, Historical Dictionary of Trinidad and Tobago, London, the Scarecrow Press, 1997, article «Roman Catholic Church», p. 486. 28. Frazer, II, 250-273. 29. Seemongal, entrée « Cipriani ». 30. Frazer, II, 259-260 et Seemungal, entrées « Orosco », « Cipriani ». 31. Ainsley Nichol, «The Beginnings of Masonry in Trinidad and Tobago», in Masonic One Day Seminar, Trinidad, 1995, p.17-18. À propos des Créoles français, voir Gérard Besson, “The French Creoles of Trinidad”, chapitre dans The Book of Trinidad, par Gérard Besson et Bridget Brereton, Port of Spain, Paria Publishing Cie, 1991, p. 52-59. 32. Gérard Besson, The Bicentennial, p. 5. 33. Seemungal, The Rose-Croix and Higher Degrees in Trinidad, 1795 to 1975, Trinidad, 1980, p. 15.

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34. Gérard Besson, The Bicentennial, p. 5. 35. Seemungal & Salvary, The District Grand Lodge of Trinidad and Tobago, written for the 25th anniversary of the District Grand Lodge Lodge of Trinidad and Tobago, 1987, MSS. Archives de la loge LUB. 36. Emile Charles, «200 Years of Freemasonry in Trinidad and Tobago, an Overview», in Masonic Seminar on Masonry in Trinidad and Tobago, Continuing Masonic Education, 1995. 37. Seemungal, The District GL of T&T, chap. 13. 38. Le texte de cette lettre est reproduit par Gérard Besson, dans un article destiné aux membres de la loge Les Frères Unis, «The George Washington Letter to Lodge United Brothers 251 S.C. A Historical Gem», Trinidad, 2004 : «Fellow Citizens and Brothers of the Grand Lodge of Pennsylvania: I have received your address with all the feelings of brotherly affection mingled with those sentiments for the Society, which it was calculated to excite. To have been, in any degree, an instrument in the hands of Providence to promote order and union, and erect upon a solid foundation the true principles of government, is only to have shared with many others in labour, the result of which let us hope, will prove through all ages, a sanctuary for brothers and a lodge for the virtues. Permit me to reciprocate your prayers for my temporal happiness, and to supplicate that we may all meet there after in that eternal temple whose builder is the Great Architect of the Universe.»

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DU PRÉJUGÉ COLONIAL À LA QUESTION DE COULEUR : NAISSANCE ET ÉVOLUTION POST- COLONIALE D’UNE PRATIQUE SOCIO - POLITIQUE HAÏTIENNE La permanence dans le discours politique haïtien des références à la couleur, voire au sang, montre à l’évidence que les apports relativement récents de l’histoire des mentalités1, ou mieux, des sensibilités, sont à prendre en considération dans l’étude de la vie sociale haïtienne. Même si elle se résout en définitive en termes de tromperie démagogique visant à l’exploitation du peuple à des fins d’ambition personnelle, la question de couleur, comme il est convenu de l’appeler, reste l’une des dominantes des comportements, tant visà-vis de l’étranger (unanimement compris sous le vocable de Blanc) que dans les rapports entre Haïtiens eux-mêmes. Née sous l’Ancien Régime et généralisée à une époque relativement tardive dans la colonie de Saint-Domingue avant d’être institutionnalisée pour servir de base idéologique justificative à l’esclavage des noirs au moment de leur arrivée massive en liaison avec le développement de la grande plantation, cette pratique sociale est une survivance et une dérive du préjugé de couleur colonial qui a évolué rapidement avec les troubles révolutionnaires pour devenir à partir de là, et notamment dans les premiers temps de l’indépendance haïtienne, la question de couleur, moteur politique essentiel des conflits intra-haïtiens incarnés et personnalisés dans les multiples affrontements des principaux protagonistes de la lutte pour le pouvoir que sont Toussaint Louverture, Rigaud, Dessalines, Pétion ou Christophe. Au-delà des épiphénomènes liés à son utilisation toujours actuelle dans la vie politique locale, notamment par des gouvernements aux abois (du Noirisme duvaliériste au Sang aristidien), l’étude de cette pratique ancienne fortement ancrée dans les mentalités s’avère en fin de compte souvent plus utile que des concepts traditionnels comme celui de classes pour la compréhension de l’évolution historique de la société haïtienne et de ses problèmes. Bon nombre d’analystes haïtiens l’ont d’ailleurs pressenti à diverses

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époques, à l’instar de Dantès Bellegarde qui déplorait en 1925 la survivance et la « domination des idées et des mœurs » de la société coloniale : Combien parmi nous pensent et agissent comme des colons et combien plus nombreux sont ceux qui ont gardé des âmes d’esclaves ! Despotisme militaire, mépris de la liberté et de la vie humaine, aristocratisme prétentieux, esprit révolutionnaire, préjugé de couleurs [souligné par moi], rivalités provinciales, amour des jouissances faciles, cupidité et servilité...2.

LE SANG DE DESSALINES Le 17 octobre 2003, l’ex président Jean-Bertrand Aristide commémorait à Marchand-Dessalines, bourgade perdue de l’Artibonite établie sur le site de l’ancienne habitation Laville, le 197ème anniversaire de la mort de l’empereur Jacques Ier, plus connu sous le nom de Jean-Jacques Dessalines, ancien général en chef noir de la guerre d’indépendance, assassiné aux portes de Port-au-Prince, au Pont-Rouge, par les généraux mulâtres conjurés contre lui. Sur une estrade pavoisée aux couleurs nationales et érigée en face de la Place d’Armes près du monument du fondateur de la patrie, au son des raras et sous des bannières proclamant « Ochan pour Dessalines », le nouveau dictateur aux abois, qui n’en était pas à son coup d’essai en la matière, tentait d’user d’une de ses dernières ressources en débitant devant une foule de partisans transportés sur place de la capitale pour l’occasion un interminable discours fleuve dans lequel on a pu relever 96 fois l’occurrence du mot « sang » autour du leitmotiv « le sang appelle le sang » avant d’en arriver sous les acclamations à l’inquiétante conclusion : « Haïti crie [rélé en créole, du vieux français « héler »] sang », à peine perturbée au passage par la chute, pour la deuxième année consécutive en une telle occasion, du mât portant le drapeau bicolore national sur le président qui enjoignit alors à l’un de ses gardes de sécurité de le soutenir jusqu’à la fin du discours marqué notamment par l’évocation surréaliste du rêve d’un citoyen assistant à une réunion populaire au cours de laquelle les participants, interrogés par Dessalines, répondaient tour à tour que leur groupe sanguin était « R + », à savoir « restitution plus réparation » (allusion à sa récente réclamation auprès de la France du remboursement de l’indemnité versée aux anciens colons de Saint-Domingue). Quelques extraits choisis donneront une idée de l’ensemble : C’est le sang de Dessalines […], dévoré par les cabrits du coup d’état, qui circule à travers tout notre corps, chaque minute, il faut qu’il ait le temps de nous nettoyer, de nous purifier, de nous fortifier pour pouvoir donner de bons patriotes […], de vrais Haïtiens […], son bon sang peut supprimer tout mauvais sang […], tous les mauvais microbes qui sont susceptibles de faire de nous des traîtres […], de nous faire oublier que nous sommes frères, que nous tous sommes des nègres […]. Aujourd’hui, notre papa Dessalines veut réaliser cette purification 3.

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On aurait tort de ne voir là que délire d’un psychopathe avéré car, en fait, le propos est historiquement référencé et doit être décrypté dans tous ses termes si l’on veut en percevoir toute la portée. Il n’est pas indifférent de savoir, en effet, que quelques jours plus tard, après la distribution de tracts du parti Lavalasse portant l’injonction Touyé kolon lokal (« Tuez les colons locaux », avertissement aux mulâtres et à la bourgeoisie noire, en rappel du massacre général des Blancs) lors d’une manifestation de l’opposition, on retrouva dans un dépôt d’ordures de la capitale des têtes fraîchement coupées accompagnées de listes de noms d’opposants. Tout ceci n’est pas sans rappeler le sinistre précédent de l’ère duvaliériste dont le discours, bâti sur la référence ethnologique au Noirisme, se traduisit par la persécution des mulâtres (avec des assassinats d’enfants jusque dans les écoles) et, accessoirement, par le remplacement de la couleur bleue par la noire dans le drapeau national privé par la même occasion du bonnet phrygien qui coiffait le palmiste de la liberté. L’un des plus grands historiens haïtiens du temps, après avoir activement participé à ce simulacre de reconstruction historique, avouait publiquement, peu avant la chute du régime, face à un public devenu hostile, qu’il « ne savait pas que Christophe avait fait massacrer tant de mulâtres » et qu’il venait juste de l’apprendre à la faveur de l’édition des trois derniers tomes, longtemps cachés, du grand historien classique Thomas Madiou. Face à lui – ou à ses côtés –, de manière tout à fait significative, l’aile « progressiste » de l’histoire locale était alors représentée par un confrère « marxiste » qui se proclamait « mulâtre pauvre » et le rejoignait dans l’exaltation de la fibre nationaliste noiriste contre les nouveaux occupants blancs américains, après avoir eu l’honneur de se voir nommé rédacteur en chef de l’organe de presse officiel du régime, le quotidien Le Nouveau Monde. De tels errements ne peuvent se comprendre sans un rappel de quelques événements historiques fondateurs, au premier rang desquels le discours enflammé de Boisrond-Tonnerre réclamant pour signer l’acte d’indépendance « la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume », suivi de la purge ethnique du lendemain de l’indépendance4, elle-même avalisée par la première constitution xénophobe de 1805 qui a laissé des traces dans les mentalités et, finalement, l’évolution post-coloniale générale du préjugé d’Ancien Régime en question de couleur telle qu’elle se manifeste à travers les multiples affrontements des Pères de la Nation et de leurs successeurs. BLANCS, NOIRS ET MULÂTRES : LE PRÉJUGÉ TRADITIONNEL OU L’INÉGALITÉ INSTITUTION NALISÉE

Jacques Barros soulignait à juste titre que « la question de couleur doit être appelée par son nom qui est le racisme. Les Haïtiens ne l’ont pas inventé. Il leur a été inoculé »5, propos qui resterait cependant à nuancer à la lumière 49

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de ce que l’on sait de la question ethnique en Afrique. À Saint-Domingue, en effet, à la veille de la Révolution, ce ne sont pas les trois ordres français d’Ancien Régime (Clergé, Noblesse, Tiers) qui structurent la société, mais « l’aristocratie de la peau » : « C’est ici la couleur de la peau qui, dans toutes les nuances du blanc au noir, tient lieu des distinctions du rang, du mérite, de la naissance, des honneurs et même de la fortune »6. Le préjugé de couleur, officiellement reconnu et organisé, est, en fait, « le ressort caché de toute la machine coloniale » et se traduit dans la pratique par une cascade de mépris qui dégénère en haines rentrées dont la Révolution va favoriser l’explosion. À la base, ou plutôt au sommet de cette société pyramidale, on est blanc ou on ne l’est pas. Entre le Blanc, seul régnicole, et le Noir, privé de tous droits, la classe des Libres ou « classe intermédiaire », constituée essentiellement de mulâtres, qualifiés encore de « gens de couleur » ou « sang-mêlés », ne jouit en réalité que de droits économiques et non politiques, malgré l’article du Code Noir, jamais appliqué dans la pratique, qui voudrait qu’il n’existât entre eux et « leurs anciens maîtres » aucune différence, même s’ils doivent « leur témoigner un respect singulier ». Il est clair que le plus vil des blancs, le dernier étranger arrivé au pays, garde donc la préséance sur le plus fortuné d’entre eux. Sans trop s’attarder sur des aspects bien connus du préjugé, il convient d’en rappeler tout d’abord le principe qui est que « le sang noir », synonyme d’esclavage, est réputé ineffaçable à jamais, ce qui conduit l’historiographe de Saint-Domingue, Moreau de Saint-Méry à tenter une vaste recension pseudo-scientifique sur plus de quinze pages7 des combinaisons de couleurs possibles, à partir des 128 parties du sang qu’il distingue a priori, en treize groupes (pour mémoire, certaines de ces appellations ayant subsisté : blancs, nègres, mulâtres, quarterons, métis, mameloucs, quarteronnés, sangs-mêlés, sacatras, griffes, marabous, sauvages et zingres). Notons au passage qu’il ne peut s’empêcher d’observer qu’« il y a sûrement tel quarteron, deux fois plus blanc qu’un Espagnol ou un Italien », surtout lorsqu’il est issu de mulâtresses « filles de blancs non-basanés et de négresses d’une teinte un peu rougeâtre », ou encore « que le nègre qui habite la France y est moins noir qu’aux Antilles ». Au-delà de l’affirmation de principe de la discrimination ethnique, il faut bien voir que c’est là que réside la base justificative (confortée par la religion – la malédiction de Cham – et l’alibi moral paradoxal d’une naissance illégitime) de l’esclavage, moteur de l’économie particulière des colonies de plantation. On constate, en effet, parallèlement, que tant que l’équilibre ethnique entre blancs et noirs a perduré, c’est-à-dire, en gros jusqu’à la fin du XVIIe siècle, à l’époque des flibustiers, boucaniers et autres « Frères de la Côte » et premiers « habitants », la question des mulâtres est quasi inexistante au point qu’ils sont même assez souvent confondus avec les « sauvages » si ce n’est avec les blancs. C’est ainsi que quelques paroisses leur accordent le droit de vote, que l’un d’eux est reçu procureur du roi au Cap en 1706, qu’on admet tacitement 50

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certains « passages de la ligne » comme le note M. de Rochalar en inspectant en 1734 les milices de Jacmel où « presque tous les habitants sont mulâtres ou en descendent » dans une région, le Sud où les unions interraciales dépassent les 20 % des mariages officiels, et même que des « gentilshommes » épousent des mulâtresses (300 selon Hilliard d’Auberteuil en 1776), ou que « le nommé Odry, ML [mulâtre libre], propriétaire de 50 nègres » soit porté sur le Tableau des privilégiés exemptés du Cap en 17738. La question connaît a contrario une évolution marquée avec l’arrivée massive des noirs consécutive au lancement de la grande plantation, et, surtout, en fin de XVIIIe siècle, au moment, où le nombre des mulâtres commence à surpasser celui des blancs, en même temps qu’ils deviennent de sérieux concurrents économiques des « petits-blancs » et que s’avivent les craintes d’une alliance avec les noirs. Car la grande peur, surtout, ce sont eux, les noirs, très supérieurs numériquement, dans un rapport de près de vingt pour un, comme le traduit bien le marquis de Rouvray lorsqu’il écrit avec lucidité : « Une colonie à esclaves est une ville menacée d’assaut ; on y marche sur des barils de poudre »9. On ne s’attardera pas sur les manifestations bien connues du préjugé envers les mulâtres, largement développées par ailleurs10 : caractère vexatoire des mesures légales qui apparaissent alors, telles que la mention obligatoire sur les actes officiels (QL, ML ou NL, pour « quarteron », « mulâtre » ou « nègre libre », ou, plus rarement « grif », règlement de 1773), l’interdiction de l’appellation de « sieur » ou « monsieur » remplacée par « le nommé » (dans la famille quarteronne de Julien Raimond, par exemple, ou de nombreux actes ont été ainsi « corrigés » à Bainet), du port d’armes ou du nom de leur père colon (à remplacer par un surnom « tiré de l’idiome africain », dans la famille Fleuriau, par exemple), l’exclusion de toute fonction publique et de certains métiers, une sévère réglementation des passages en France, des mariages interraciaux, de l’éducation et des loisirs, et même de la tenue vestimentaire11. Plus importante est leur vitalité démographique (on avance qu’ils étaient au moins 40 000 à la Révolution), leur adaptation au seul pays qui est le leur, leur puissance économique (un tiers des terres et un quart des esclaves selon Julien Raimond, leur représentant à Paris)12 que résument bien, en même temps que l’état des mentalités blanches, les plaintes d’un administrateur dès 1755 : Cette espèce d’hommes – écrit-il – commence à remplir la colonie et c’est le plus grand abus de la voir devenir sans cesse plus nombreuse au milieu des blancs, l’emportant souvent sur eux par l’opulence et la richesse… Ils amoncellent des capitaux immenses par leur étroite économie, dans bien des quartiers les plus beaux biens sont en possession des sang-mêlés… Ces gens de couleur imitent bientôt le ton des blancs, on les voit aspirer à monter aux revues de la milice avec nous, ils ne craignent pas de se juger dignes de remplir des emplois dans la judicature s’ils ont des talents qui puissent faire oublier le vice de leur naissance13.

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On pourrait même aller jusqu’à dire que dans certains quartiers caféiers des mornes, dans le Sud surtout, la Révolution a brutalement interrompu l’évolution vers une nouvelle société, que l’on pourrait qualifier d’a-raciale, qui commençait à s’installer. Il ne faut pas oublier, cependant, que les mulâtres accablaient les noirs du même mépris (au moins) que celui que leur faisaient ressentir les blancs : ils demandent à former des compagnies de milices séparées de celles des blancs et des noirs, « ne voulant pas se confondre entre eux avec des nègres » tout en « regrettant de ne pouvoir tenir le premier rang » dans les compagnies blanches ; ils n’admettent pas les noirs libres dans leurs premières assemblées revendicatives ; les filles refusent que leurs mères noires puissent venir s’asseoir à la Comédie à leur côté ; « les esclaves mulâtres se croient supérieurs aux nègres libres à cause de leur rapprochement du blanc par leur nuance et leurs mœurs », et, d’ailleurs, « il n’est pas un nègre qui osât acheter un mulâtre ou un quarteron. Si cette tentative pouvait avoir lieu, l’esclave préférerait la mort même à un état qui le déshonorerait dans sa propre opinion » ; d’autres affichent leur « rancune contre leurs propres mères, pour la tache qu’ils tiennent de leur couleur » ; leur premier chef, Ogé, ne connaît plus sa grand-mère noire, mais seulement sa mère, « mulâtresse et fille légitime d’un blanc nommé Joseph Ofré et d’une négresse dont il ne se souvient pas du nom ». Il précise bien, d’ailleurs, contre toute évidence, lors de son interrogatoire, qu’il n’a jamais voulu comprendre les noirs dans son mouvement revendicatif. CRÉOLES ET BOSSALES, UN NOUVEAU PRÉJUGÉ

Le monde des esclaves, de son côté, ne présente pas l’unité que l’on pourrait imaginer. Il reproduit, en quelque sorte, un calque fidèle de celui des maîtres sur le mode de la distinction très nette qu’ils établissent eux-mêmes entre créoles (ou peau fin comme ils se nomment eux-mêmes), nés dans la colonie (qu’on appelle aussi faits au pays) et bossales ou gros peau, venus d’Afrique, parmi lesquels les Congos seuls forment une importante minorité, les autres, Soudanais ou Guinéens, formant une mosaïque d’origines ethniques très diverses que les colons appellent « nations » sur les recensements (Aradas, Ibos, Nagos, Haoussas, Bambaras, Aguias, etc.). Malgré les arrivages massifs des dernières années de la traite (30 000 par an en moyenne), ces bossales restent minoritaires dans les ateliers (sauf dans les caféières des mornes) face aux créoles qui, de plus, tiennent partout le rôle d’initiateurs des nouveaux venus et bénéficient des meilleures situations. La hiérarchisation du travail sur les habitations concourt à accentuer l’aliénation culturelle du bossale pour aboutir au mépris, au rejet de l’Afrique. C’est, en effet, le nouveau, avec l’immense majorité des femmes et des jeunes, autres grands opprimés de toute société inégalitaire, que l’on relègue dans les basses tâches du « jardin » sous la conduite d’un commandeur au pouvoir 52

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discrétionnaire symbolisé par le fouet, souvent africain comme eux, qui se transforme en véritable despote. Créoles et hommes mûrs se voient réservés les postes de responsabilité (maître sucrier ou arroseur) ou de confiance (les mirobolantes places de domestique à la Grand-Case qui deviennent souvent affaire de famille, celles de cocher, hospitalier, cuisinier…), les métiers artisanaux pour « nègres à talents » (maçon, charpentier, machoquet, tonnelier…) ou les petits emplois de faveur (les innombrables gardiens, souvent surâgés) qui sont un moyen de sortir du rang et d’entrer dans une classe de privilégiés qui bénéficient d’un régime exceptionnel : logement à part, avantages matériels, vêtements spéciaux, gratifications, dons et récupérations diverses, éloignement des contrôles, longues périodes d’oisiveté, et même, parfois, autorisation d’exercer « librement » en ville contre une somme à rapporter14. S’instaure ainsi dans les ateliers, à l’image de la société dominante, une nouvelle hiérarchie de facto de préjugés, mépris et jalousies qui divisent tous ces malheureux que leur condition devrait rapprocher fraternellement. L’esclave mulâtre méprise le noir créole qui rend la pareille au bossale, « mangeur de chiens » ou géophage, ignorant le langage créole, considéré comme une brute sauvage ou, au moins, mal dégrossie. Descourtilz, par exemple, rapporte ainsi les réflexions d’un créole sur son père africain : Moi bien soucié pè’e à moi ! Li nègre gros peau et moi nègre peau fin ; li sale trop, moi dit vous ; guetté li, bonda li à l’air !, ce qui signifie : je me soucie fort peu de mon père ; il a une peau grossière tandis que la mienne est fine ; d’ailleurs, il est trop sale ; regardez, tout son derrière est à l’air !15

Déjà apparaît là un facteur dominant des conflits majeurs qui opposeront plus tard deux « nations » au sein du même pays sur la base du préjugé, ce que le bon sens populaire résume avec un fatalisme ignorant des fondements réels du problème dans le proverbe : Depi nan Guiné, nèg raï nèg (« Depuis l’Afrique, le nègre hait le nègre »). L’ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE ET POST- COLONIALE

Avec la secousse révolutionnaire, chaque groupe va trouver l’occasion de porter sur le devant de la scène ses aspirations profondes, mais on voit alors à quel point il serait réducteur de s’en tenir à une vision simpliste d’une société uniquement composée des trois groupes définis par le Code Noir et à un conflit racial. Il y eut, de toute évidence, aussi bien des partisans de l’Ancien Régime chez les Noirs ou les Mulâtres que d’authentiques révolutionnaires chez les Blancs. On connaît le cas extrême du mulâtre Lapointe, allié des Anglais et des émigrés, qui coupait les têtes « de toutes les couleurs » à l’Arcahaye sur le pont de son brick en criant « Vive George III »16, ou encore celui des deux fils de Toussaint, le mulâtre Placide rallié à son père alors que le noir Isaac le reniait pour la France bonapartiste. Plus étonnante encore peut paraître l’atta53

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chement aux rois de France puis d’Espagne, dans les premiers temps de l’insurrection, des principaux chefs noirs et mulâtres : Jean-François, qui finira Grand d’Espagne à Cadix17, Biassou, Macaya, et, surtout Toussaint, rallié à la République en Mai 1794, seulement, huit mois après l’abolition décrétée par le commissaire civil Sonthonax. On voit, parallèlement des blancs isolés, des mésalliés surtout, comme Garnot, Labarthe Sainte-Foi ou Duclos-Mesnil, soupçonnés de diriger des bandes de « brigands » le visage passé à la suie18. Les insurgés sont accompagnés de curés blancs comme les pères Corneille Brelle, plus tard grand-aumônier du roi Christophe ; Sulpice, capucin passé aux Espagnols ; Bienvenu, curé de la Marmelade ; Boucher, curé du Terrier-Rouge ; Delahaye, curé du Dondon, pris avec les « brigands » en janvier 1793 et emprisonné au Cap « avec sa chère compagne »19. Les pères Antheaume, Martin et Molière font office de secrétaires, comme Gros auprès de Jean-François ou Pascal auprès de Toussaint qui est, d’ailleurs, protégé par sa « Garde Béarnaise », formée des débris du régiment de Béarn20. On connaît aussi la défection en masse des quelque 6 000 Polonais de l’expédition Leclerc, passés aux insurgés et naturalisés à l’indépendance (avec un article spécialement consacré à leur cas dans la Constitution de 1805)21. D’autres sont moins connus comme le Nantais Germain-Charles Verger, secrétaire des hommes de couleur de la Croix-des-Bouquets en 1791, rescapé des massacres ordonnés par Leclerc puis par Toussaint et Dessalines, et mort officier du génie devant le Fort National en 1812 au service de Pétion lors du siège de la capitale par Christophe ; ou encore l’Alsacien Jélikens, surnommé Cassé-Cases à cause de ses qualités d’artilleur, lui aussi rescapé de 1804, passé à la République de Pétion avec Magny et mort naturalisé haïtien en raison de ses services22. Le cas le plus remarquable est bien celui de Nicolas-Pierre Mallet, surnommé Mallet Bon Blanc par ses anciens esclaves qu’il avait libérés pour lutter avec lui, le seul blanc signataire de l’acte d’indépendance aux Gonaïves en sa qualité d’officier avant d’être assassiné deux mois plus tard par Bazelais à Jérémie en même temps que tous les Français de la ville, « même ceux qui avaient pris du service dans les troupes indigènes », précise Madiou. De lui et de sa femme Suzanne Goguette est issue toute une postérité prolifique en Haïti, dont de nombreux militaires23. Mais force est de constater qu’en dehors de ces cas isolés qui restent marginaux, comme ceux de quelques médecins blancs, tel Justaumont, ou autres échappés au massacre pour leur utilité ou sauvés par des frères maçons de couleur, tels Jérôme-Maximilien Borgella, c’est la rancœur raciale, exacerbée par la guerre de couleur qui fait rage pendant les dernières années, qui finit par l’emporter avec la décision radicale de Dessalines – qui se proclame « le Vengeur de l’Amérique » ou « de la race » – de procéder, entre février et avril 1804, à l’élimination systématique des quelque 3 000 blancs subsistant dans le pays. Cette épuration ethnique menée sans opposition notable trouve finalement sa consécration dans la constitution impériale du 20 mai 1805 dont 54

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deux articles stipulent notamment qu’« aucun blanc, quelle que soit sa nation ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire et ne pourra à l’avenir y acquérir aucune propriété » et que « les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination de Noirs ». Le massacre général des blancs est bien un acte conscient, réfléchi, prémédité, voulu comme une catharsis qui passe obligatoirement par le meurtre du père après celui du maître et qui ne peut s’effectuer que dans le sang : Je veux que le crime soit national, que chacun trempe sa main dans le sang : que les faibles et les modérés que nous rendrons heureux malgré eux ne puissent pas dire un jour : nous n’avons pas pris part à ces scélératesses, c’est l’œuvre de Jean-Jacques le brigand – déclaret-il le 17 mars, et le 28 avril : Généraux, officiers, soldats, peu semblable à celui qui m’a précédé, à l’ex-gouverneur Toussaint, j’ai été fidèle à la promesse que je vous ai faite en prenant les armes contre la tyrannie.

Cet acte fondateur auquel est mêlé tout un peuple marque à la fois un premier aboutissement et une naissance nationale dans le sang, autant que les prémisses et la consécration d’une évolution spécifiquement interne de la question de couleur dont se dégagent trois autres temps forts dans la période de fondation de la nation : la Guerre du Sud, l’assassinat de Dessalines et la scission Nord-Sud. Un premier affrontement sanglant eut lieu, en effet, entre juin 1799 et juillet 1800 lors de la Guerre dite du Sud, entre Toussaint, qui se posait en représentant des noirs, et Rigaud, l’un des chefs mulâtres, à un moment où le pouvoir blanc n’avait déjà plus de réelle emprise. Cette première guerre civile, qui oppose en gros « Anciens libres » de couleur, héritiers « naturels » des colons blancs, et « Nouveaux libres » noirs, anciens esclaves créoles ou bossales, creuse dans le sang au sein de la population un nouveau fossé racial dont les principales victimes sont les gens de couleur, déjà très minoritaires, qui sont largement décimés. On estime entre 5 000 et 30 000 le nombre de Rigaudins tués ou exécutés, parmi lesquels la moitié cependant étaient des noirs, et qui entrent dans les quelque 300 000 morts « de toutes les couleurs » des quinze années de troubles révolutionnaires. Le deuxième acte majeur se joue avec la focalisation de l’opposition entre les deux groupes sur la question de la propriété des terres, toujours liée à celle de la couleur, comme le résume parfaitement la célèbre formule de Dessalines à l’encontre des prétentions des anciens libres : « Et les pauvres noirs dont les pères sont en Afrique, ils n’auront donc rien ? ». La vérification des titres de propriété que l’empereur voulait entreprendre est sans nul doute l’une des premières causes du complot qui lui coûta la vie et dont les instigateurs sont les officiers mulâtres du Sud : Geffrard, mort peu avant l’événement, Pétion et Gérin. 55

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Le troisième acte de cette tragédie nationale, qui oppose de manière irréductible deux types de société, s’ouvre sur la scission du pays en République d’Haïti dans le Sud et l’Ouest, présidée par le mulâtre Pétion à Port-au-Prince, libérale et de tradition révolutionnaire française, et le Royaume d’Haïti, dans le Nord, autour du Cap, sous l’autorité du noir Christophe qui instaure un régime autocratique rappelant plutôt les traditions coloniales et africaines et persécute les mulâtres qu’il appelle tour à tour « les Blancs », « la classe rouge », « les vils agents des Français », « une nouvelle horde de Vendéens », ou encore, plus curieusement « les Frères et Sœurs de poil ». À cette époque les passions raciales sont loin d’être atténuées, comme on peut le constater en lisant les nombreux témoignages recueillis par Madiou sur les massacres de 1812 (renouvelés en 1814) au cours desquels 1 800 hommes, femmes et enfants de couleur disparaissent en l’espace de 40 jours. Sans multiplier les exemples, on peut retenir au moins la manière dont Christophe les justifiait : Bien des innocents ont été victimes, les femmes la plupart et tous les enfants, mais ils appartenaient à une race dont le sang ne peut s’harmoniser avec la nôtre, à une race cruelle par instinct qui nous dévore sur tous les points du globe. Il a donc fallu les sacrifier. Comme l’a dit l’empereur Dessalines de glorieuse mémoire : « Les petits crapauds deviennent de grands crapauds si on les laisse vivre ». Cette race est donc infâme. Eh bien, elle n’a pas entièrement disparu de notre sein ; nous en avons les restes dans les mulâtres qui se qualifient entre eux de Frères de poil. Si le Blanc est infâme par nature, celui qui a dans les veines même une goutte de sang blanc est vicié nativement… Si la race blanche a été exterminée parce qu’elle est infâme, le mulâtre peut-il vivre au milieu de nous, entaché qu’il est d’un sang qui nous est d’autant plus odieux qu’il ne s’alimente que de perfidie, de trahison et de crimes ? Les Frères de poil périront !

On retrouve dans cette terrible diatribe les termes mêmes du préjugé colonial retournés contre l’ancien oppresseur et ses descendants. À l’un de ses courtisans (le général mulâtre Vernet, dit-on) qui renchérissait ainsi : « Sire, si nous laissons parmi nous les femmes et les enfants de couleur, les restes des Blancs nous infecteront toujours ; nous demandons qu’ils soient aussi exterminés », Christophe aurait répondu : « Vous êtes logique ; ils le seront, car les Grifs puent le mulâtre », bien qu’il fût grif lui-même, c’est-à-dire fils d’un mulâtre et d’une noire24. Quant à Pétion, que Christophe se plaisait à appeler « ce fils de Français » (son père était bordelais), il justifiait lucidement son laxisme en disant : « Si j’applique aux masses un système semblable à celui de Christophe, rigueurs pour rigueurs, elles le préféreront à moi parce qu’il est noir »25. Ajoutons à cela que Rigaud, de son côté, auteur d’une nouvelle scission avec la création de l’État du Sud, fut vaguement soupçonné, peut-être à juste titre, de vouloir se placer sous le protectorat de la France dans le but de neutraliser la prépon56

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dérance numérique des noirs en favorisant l’immigration blanche. Il appelait d’ailleurs encore son nouvel État en 1810, par un lapsus révélateur, « cette partie de la colonie »26 et ne put jamais réduire l’insurrection de la GrandeAnse, quatrième scission pratiquement, dans l’extrême Sud autour de Jérémie, conduite par le noir congo Goman, allié de Christophe, dans la tradition du marronage et de l’Afrique. Madiou conclut de tout cela que les « traditions coloniales… faiblement ébranlées dans les mœurs par les principes de 1789 » auxquelles s’ajoutent « celles de la Guinée qui sont à peu près telles que celles de l’Ancien Régime… constituent deux forces jusqu’à présent invincibles en Haïti »27. Finalement, derrière la question de couleur, l’affrontement des races, c’est une irréductibilité culturelle qui se dessine : d’un côté, les traditions africaines de la grande masse du petit peuple noir des campagnes, majoritairement héritier des bossales arrivés en masse dans les dernières années de la colonie, de l’autre, la suprématie toujours remise en cause d’une élite dirigeante dominée par les gens de couleur, héritiers des structures coloniales françaises, à laquelle vient s’agréger la nouvelle oligarchie militaire noire. Situation que le bon sens populaire résume assez bien par la formule : Milat pov sé nèg, nèg rich sé milat [le mulâtre pauvre est un nègre, et le nègre riche un mulâtre]. Le rapport de forces qui s’instaure entre ces deux nations constitutives du même pays après la disparition de l’ancien maître blanc à la faveur des troubles révolutionnaires, est devenu, sur le modèle du préjugé de couleur, la dominante de la vie sociale et politique du nouvel État. TOUSSAINT LOUVERTURE, PERSONNAGE CLÉ PROVIDENTIEL , PIS -ALLER OU MOINDRE MAL ?

DE

LA

QUESTION :

HOMME

Derrière ce tableau brossé à grands traits se profile cependant une réalité encore plus complexe. Pour mieux comprendre l’origine de l’haïtianisation de la question, un rapide retour sur le personnage énigmatique, ambigu et abondamment mythifié du père fondateur, Toussaint Louverture, est ici absolument nécessaire. On s’interroge toujours sur sa participation au soulèvement de 1791 qu’il a revendiquée à plusieurs reprises, et notamment dans ses proclamations d’août 1793 signées « Toussaint Louverture, Général en chef des armées du Roi pour le bien public », alors qu’il était encore du côté des Espagnols : « C’est à moi d’y travailler comme étant le premier [souligné par moi] porté par une cause que j’ai toujours soutenue ; je ne puis céder le pas ; ayant commencé, je finirai », dit-il, ou encore « Je suis Toussaint Louverture…, mon nom est peut-être parvenu jusqu’à vous…, j’ai entrepris la vengeance… », et, plus tard : « Avez-vous oublié que c’est moi qui le premier levai l’étendard de l’insurrection contre la tyrannie, contre le despotisme qui nous tenait enchaînés ». Mais il prend aussi bien soin de préciser que les conseils de plan « ne [lui] ont jamais été donnés ni par les Blancs, ni par la Couleur » avant 57

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de lancer un vibrant « Unissez-vous à nous, mes frères »28, car en réalité tout porte à croire le contraire, tant pour ce qui est de son utilisation par les blancs royalistes au départ que pour ses liens avec la classe de couleur et sa qualité de « frère » des noirs esclaves. On sait, en effet, depuis peu, qu’il appartenait en fait à cette « classe intermédiaire » (c’est le terme qu’il emploie lui-même pour les mulâtres) des Libres de couleur, ayant été affranchi à 33 ans et étant lui-même possesseur d’esclaves. Il est en fait un noir « ancien libre » qui ne représente au mieux que dix à quinze mille de ses semblables (un tiers des Libres de couleur selon Moreau de Saint-Méry) et ne s’apparente à la masse servile noire que par l’apparence superficielle de la couleur. Ainsi s’expliquent en particulier sa stratégie d’alliance avec les blancs pour réduire sa principale opposition qu’il sait devoir venir des mulâtres symbolisés par Rigaud, aussi bien que sa violente réaction contre les cultivateurs noirs « nouveaux libres » soulevés par son neveu et successeur présomptif Moïse qu’il fait exécuter, ou encore ses difficultés à réduire ces autres « anciens libres » – très différents de lui, minoritaires, marginaux mais prestigieux à l’heure du combat pour la liberté parce qu’ils ne doivent leur liberté qu’à eux-mêmes – que sont les marrons et leurs principaux chefs noirs ou mulâtres : Sans-Souci, Petit-Noël Prieur, Macaya, Lamour Dérance, Dieudonné… Aucun de ces groupes n’est animé par les mêmes valeurs, ni les mêmes revendications. Examinons, à cette lumière, quelques réflexions des uns et des autres. Rigaud, d’abord, qui « prévient » l’agent de la République Roume qu’il ne répondra pas « à la lettre insolente du général en chef [Toussaint] » parce qu’il le traite comme un « esclave » et « croit l’avoir déshonoré » : « J’ai des chefs, mais je n’ai point de maître » – ajoute-t-il avant de conclure : « Il faut que tout mon sang coule ». L’historien mulâtre Beaubrun Ardouin, de son côté, explique ce type de comportement « aristocratique » des « plus éclairés des affranchis » [sic] par le fait que les manières distinguées, le ton, le luxe, la politesse des anciens colons nobles s’étaient répandus parmi eux, et, qu’ensuite, Toussaint, et surtout Christophe (noirs libres), se sont employés à les imiter, y compris dans le traitement coercitif des esclaves29. Toussaint lui-même n’aurait-il pas avoué, selon Pamphile de Lacroix : « La caste des mulâtres est supérieure à la mienne… si je lui enlevais M. Rigaud, elle trouverait peut-être un chef qui vaudrait mieux que lui ». Il craint surtout, à juste titre apparemment, la réalisation du vaste projet qu’ont les mulâtres, minoritaires en nombre (un dixième des Noirs) mais très majoritaires dans l’encadrement, notamment militaire (trois généraux sur quatre au début des événements, Rigaud, Villatte, Bauvais), de se substituer tout simplement aux Blancs en créant leur propre État, ce que réalisera, de fait, Rigaud dans le Sud après l’indépendance. En 1796, le général Kerverseau n’y voit qu’une « nouvelle aristocratie de couleur, plus ridicule que l’ancienne », élevée « sur les débris de la caste blanche » de l’ancienne « féodalité » et qui perpétue l’esclavage « d’une manière plus cruelle encore qu’avant l’abolition ». Mais, face aux blancs aussi bien qu’aux noirs, les mulâtres s’estiment, de fait, les seuls vrais « américains », les « propriétaires 58

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indigènes », le « boulevard de la colonie », tout en rêvant d’indépendance pour « leur pays », à quoi les noirs libres rétorquent dans leur réclamation de 1790 que « le nègre est issu d’un sang pur ; le mulâtre, au contraire est issu d’un sang mélangé ; c’est un composé du Noir et du Blanc, c’est une espèce abâtardie », que, par conséquent, « d’après cette vérité, il est aussi évident que le Nègre est au-dessus du Mulâtre qu’il l’est que l’or pur est au-dessus de l’or mélangé », et que « d’après ce principe, le Nègre libre, dans l’ordre social, doit être classé avant le Mulâtre ou homme de couleur »30. Mais n’oublions pas non plus que Toussaint reportait sur les cultivateurs bossales nouveaux libres le même sentiment de supériorité, pour ne pas dire le même mépris inconscient, dont l’expression lui échappe assez souvent dans des termes non équivoques de ses rapports ou réflexions. C’est bien lui qui écrit, à Lavaux par exemple, que Macaya a été arrêté parce qu’il débauchait ses troupes par « des danses et assemblées avec des Africains de sa nation » [souligné par moi] ; ou à Hédouville, que la solde n’est pas payée et que le soldat est « nu comme un bossale », ou encore, qu’il faut « adoucir les mœurs des cultivateurs » par la religion ; ou à Pamphile de Lacroix : « je n’ai pas envie de passer pour un nègre de la côte » ; ou encore, qui accuse Rigaud d’avoir « soulevé les cultivateurs ignorants »31. Ce dernier, de son côté, lui reproche de « molester les gens de couleur mal à propos » parce qu’il ne leur pardonne pas d’avoir « soutenu la liberté des Africains ». « Ils [ses ennemis, c’est-à-dire Toussaint et les Noirs libres alliés aux Blancs] se sont aperçus qu’ils étaient trop faibles pour se venger eux-mêmes, ils trompent les Noirs ignorants pour les faire agir contre leurs propres intérêts… ils voudraient détruire les hommes de couleur pour asservir les Noirs ». Pamphile de Lacroix rapporte également que Toussaint, lorsqu’il recevait, affectait de ne parler qu’aux femmes des anciens colons ainsi qu’à celles des étrangers qui fréquentaient Saint-Domingue. Il leur donnait toujours le titre de madame. S’il parlait à des femmes de couleur, et, par extraordinaire à des Noires, il les appelait citoyennes. Toute femme blanche était reçue de droit. Quant aux autres, il n’admettait que celles dont les maris avaient des fonctions supérieures.

Il aimait aussi que les blancs le saluent dans les formes et s’écriait alors : « A la bonne heure ! voilà comme on se présente. Puis se tournant vers les officiers noirs qui l’entouraient : Vous autres, Nègres, leur disait-il, tâchez de prendre ces manières, et apprenez à vous présenter comme il faut. Voilà ce que c’est que d’avoir été élevé en France ; mes enfants seront comme cela 32. Ce qui se réalisa effectivement. Enfin, et surtout, on s’interroge sur cet article 17 de la constitution de 1801 qui préconise textuellement le recours à la traite des bossales : L’introduction des cultivateurs indispensables au rétablissement et à l’accroissement des cultures aura lieu à Saint-Domingue ; la

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Constitution charge le gouverneur de prendre les mesures convenables pour encourager et favoriser cette augmentation de bras.

En fait, la grande habileté de Toussaint est d’avoir su capter la revendication essentielle de la masse : la liberté et la revanche historique sur les oppresseurs, et amener ainsi les esclaves « nouveaux libres », créoles ou bossales, à confondre leur destinée avec la sienne, à s’identifier à ce noir « ancien libre » qui, au départ, très différent d’eux, ne représentait rien d’autre que ces rares noirs qui avaient réussi – au prix de quel travail, de quelle persévérance, quelles compromissions peut-être – à échapper à la condition qui leur était promise en obtenant la reconnaissance officielle du maître blanc, ou mulâtre, qui, lui, n’avait qu’à se donner la peine de naître pour accéder à la liberté. Écoutons-le s’adresser aux « nouveaux libres » en août 1796 : Vous savez que je suis l’ami de l’ordre, de l’union, de la tranquillité, et que je suis noir comme vous, et que mes intérêts sont les vôtres et ceux de tous les hommes de notre couleur. Écoutez-moi, mon ami, écoutez un noir comme vous… Rappelez-vous que Toussaint Louverture est le véritable ami de sa couleur, et que son amitié pour eux le fera plutôt mourir mille fois que les voir rentrer sous le joug tyrannique d’où il s’est efforcé de les retirer. Vous savez que lorsqu’une personne a quelques taches sur la figure, il cherche un miroir pour les voir. Eh bien ! mon ami, c’est moi qui suis le miroir des noirs, c’est moi qu’ils doivent consulter s’ils veulent jouir de la liberté… Écoutez un frère qui veut le bonheur de tous les noirs33.

Quant à Christophe, autre « noir » libre, on sait qu’il justifia auprès de Leclerc le fait qu’il ne se ralliait pas (pas encore ! Il le fera plus tard) à la prise d’armes de Pétion, premier pas de la guerre d’indépendance, parce qu’il « ne pouvait obéir aux mulâtres qui voulaient commander la colonie ». Pétion, de son côté, lui reprocha plus tard de continuer à évoquer « les nuances de l’épiderme » en voulant les nier (Christophe affectait pour cela de se proclamer « vert ») alors – ajoutait-il – que « l’Ouest et le Sud ignorent aujourd’hui ces absurdes préjugés : on n’y connaît que des frères », ce qui ressemble plus à un vœu pieux qu’à une réalité sociale si l’on se réfère à l’évolution politique de la République dans les années qui suivirent, et, notamment, à l’éternelle compétition entre noirs et mulâtres pour le pouvoir et aux multiples affrontements du « temps des baïonnettes » entre nationaux et libéraux, « élite » et « masses », « cacos », « piquets » et troupes gouvernementales, bourgeois et paysans…, qui se résolvent en fin de compte par la victoire à la Pyrrhus de ces derniers sur le terrain, à mettre en balance avec la poursuite de leur exploitation par des gouvernements prédateurs34. CONCLUSION Face à ces errements chaotiques, on ne peut que penser, immanquablement, aux regrets exprimés par Bonaparte à Sainte-Hélène, les seuls avec 60

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l’Espagne : « J’ai commis une grande faute en tentant de soumettre par la force les noirs de Saint-Domingue : je devais me contenter de gouverner par Toussaint et signer avec lui un traité de commerce… J’aurais eu une armée de cinquante mille braves noirs qui m’auraient conservé l’Amérique ». Audelà des rêves qu’a pu ou pourrait encore susciter cette Amérique française (de Napoléon III au contexte actuel), peut-être faudrait-il ajouter pour Haïti que cette forme novatrice d’indépendance-association, gage d’ouverture sur l’extérieur, aurait sans doute permis au pays, dans un premier temps, de ne pas s’enfermer dans cet isolement historique et ces désastreuses querelles internes qui mettent aujourd’hui en péril sa survie même. Il apparaît, en effet, clairement, que le « Premier des noirs », quelles que soient les dérives et contradictions que l’on ait à lui reprocher, était porteur d’un réel projet politique dont la modernité contraste singulièrement avec la mégalomanie européocentrée, pour ne pas dire obstinément tournée vers le passé romain, de son adversaire, et imitateur, nous dit Chateaubriand, « le Napoléon blanc » (Pamphile de Lacroix nous dit que Toussaint avait déclaré lui-même au cours d’un dîner « qu’il était le Bonaparte de Saint-Domingue et que la colonie ne pouvait plus exister sans lui ») 35. Cela ne suffit sans doute pas à expliquer pourquoi le personnage de Toussaint garde en Haïti une telle aura populaire et reste l’ultime recours après chaque nouvelle déception, et ce, malgré les tentatives officielles de marginalisation récentes, du duvaliérisme notamment. C’est qu’au-delà du mythe et du facile panégyrique – paradoxalement mais forcément réducteurs – l’homme et le chef d’état que fut le père fondateur de la première république noire du monde apparaît clairement comme une personnalité à la fois exceptionnellement riche et complexe mais aussi très représentative dont l’étude approfondie peut aider à mieux comprendre aujourd’hui les difficultés liées aux conditions et modalités de l’exercice du pouvoir en Haïti. À condition, naturellement, qu’elle ne soit pas coupée de celle de l’environnement particulier qui l’a produite. Pour faire vite et résumer très schématiquement, en ouvrant quelques pistes susceptibles de se révéler fécondes plutôt qu’en prétendant apporter des réponses définitives, on doit se souvenir tout d’abord que Toussaint Louverture est, en même temps qu’un homme de l’Ancien Régime comme l’a bien montré Pierre Pluchon, le produit d’une longue histoire de luttes entre opprimés et oppresseurs et qu’il représente et personnifie finalement dans ce combat séculaire la revanche attendue par le plus grand nombre, l’énorme masse des esclaves qui est quantitativement dix fois celle du nombre des maîtres de toutes couleurs. En effet, si, psychologiquement et dans l’action, Toussaint possède toutes les qualités nécessaires au grand homme, au « leader naturel », y compris dans leurs aspects les plus inquiétants : forte volonté au service d’un dessein relativement simple, esprit de décision et rapidité d’exécution, goût du secret, pour ne pas dire de la dissimulation, absence raisonnée de scrupules, démesure mégalomaniaque dans l’appréciation et la mise en œuvre de sa propre destinée, sens du discours, du décorum, du mot, geste ou attitude qui 61

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portent, adaptabilité rapide aux circonstances…, c’est surtout stratégiquement et sociologiquement qu’il se distingue : membre d’une élite très minoritaire parmi les noirs, d’un groupe restreint en position intermédiaire, Toussaint savait par nature qu’il devait, tout en s’attachant la masse des esclaves, composer stratégiquement avec les blancs pour avoir une chance de contenir ses principaux concurrents, issus de sa propre classe, celle des « anciens libres », les mulâtres. Voilà qui paraît immédiatement de bonne politique. C’est peutêtre là que se trouve l’une des clés de sa réussite, à mettre en rapport avec les handicaps des autres grands chefs historiques : le noir créole « nouveau libre » Dessalines, le vengeur de la race, organisateur du massacre des blancs au nom de la régénération du sang, finalement assassiné par les mulâtres ; le mulâtre Pétion, fils de Français, mort de chagrin – dit-on – devant l’incapacité où il se trouvait à gouverner ; le « grif » (enfant d’un mulâtre et d’une noire) Christophe, excellent militaire mais qui resta toujours un étranger (il était né à la Grenade) et un despote, adepte inconditionnel de la force des armes et de l’autorité, dont l’éphémère royaume ne survécut pas à son suicide ; et enfin tous ces chefs « marrons » (esclaves fugitifs), libres certes de la manière la plus honorable qui soit et vénérés pour cela dans la représentation nationale des mythes fondateurs mais bien incapables de s’adapter à une société aux antipodes de leur mode de vie… Comment ne pas mesurer à leur juste valeur, face à ces pesanteurs rédhibitoires, les atouts d’un noir libre, d’un membre de cette élite très restreinte qui a su tirer le meilleur parti du système oppressif et s’extraire par son seul mérite, dans les conditions les plus défavorables au départ, de la masse servile ? Comment les valeurs sur lesquelles il s’appuie dans tous ses discours, mais aussi dans ses actes, et qui sont celles de son groupe (mais aussi de son entourage) : travail, respectabilité, religion, éducation, famille…, ne constitueraient-elles pas de solides piliers fondateurs dans la nouvelle organisation sociale en gestation ? Lorsqu’on ajoute à cela que Toussaint n’a jamais officiellement posé de revendication de rupture brutale et unilatérale avec la métropole, sachant très bien que le concert des nations « civilisées » n’autoriserait pas un noir à faire ce qu’avait fait Washington, lorsqu’on se souvient qu’il avait commencé à enregistrer quelques résultats économiques, certes encore faibles mais prometteurs, on conçoit aisément les regrets exprimés a posteriori par Napoléon et par beaucoup en Haïti ou en France. Et, certainement, dans bon nombre d’autres pays…, car il faut dire et répéter que ce qui se passe en Haïti n’est pas la simple dérive – malédiction originelle ou fatalité géopolitique – d’un petit pays quasiment oublié du reste du monde, mais un véritable cas d’école qui peut nous éclairer avec force à la fois sur la bonne gouvernance (le terme est à la mode mais à sens unique apparemment) des rapports Nord-Sud et sur l’importance de la recherche en sciences humaines, première garante de la connaissance de l’autre dans sa différence. Le temps de la réflexion sur l’histoire est venu. Beaucoup de travail reste à faire dans ce domaine. En France, naturellement, après deux siècles d’occultation, 62

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mais aussi en Haïti après quarante-cinq années de guerre à l’intelligence au sommet de l’État. Pour que les mêmes erreurs ne se répètent pas sempiternellement. Pour qu’Haïti sorte enfin de la stérile dialectique du maître blanc et de l’esclave noir et de son tragique isolement. Jacques de CAUNA Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Notes 1. Voir notamment E. Le Roy-Ladurie, L’exemple chouan, dans Le Territoire de l’historien, Paris [cette référence ne sera plus indiquée par la suite], Gallimard, 1973, et R. Darnton, Le grand massacre des chats, Laffont, 1984. 2. Dantès Bellegarde, Pages d’Histoire, Port-au-Prince, Chéraquit, 1925, p. 55. Voir aussi, notamment, en dehors des grands historiens classiques (Ardouin, Madiou…) : Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines, Paris, Cotillon, 1885 ; Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti, Port-auPrince, Verrollot, 1901 ; Jean Price-Mars, La vocation de l’élite, Port-au-Prince, Chenet, 1919, et, plus récemment : Lorimer Denis et François Duvalier, Problèmes de classes à travers l’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Les Griots, 2e éd., 1958 : Benoit Joachim, Sur l’esprit de couleur en Haïti, dans Nouvelle Optique, n° 9, 1973, Montréal, p. 149-158 ; Leslie Manigat, Ethnicité, nationalisme et politique, le cas d’Haïti, New York, 1975, Connaissance d’Haïti. 3. Extraits cités par Laënnec Hurbon, « Le bicentenaire d’Haïti sur fond de sang et de dictature », dans Le Monde du 31.12.2003. 4. Sur ce point, voir Jacques de Cauna, « Les derniers Français de Saint-Domingue. Aperçus sur une débâcle sanglante », dans Mourir pour les Antilles, dir. Michel Martin, Alain Yacou, CERC, Éditions Caribéennes, 1991, p. 162-180. 5. Jacques Barros, Haïti de 1804 à nos jours, L’Harmattan, 1984, II, p. 705 et I, p. 311. 6. Alexandre-Stanislas, baron de Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue pendant les années 1788, 1789 et 1790, Cocheris, 1797, 2 vol., I, p. 54. 7. Louis-Médéric-Elie Moreau de Saint-Méry, Description… de l’Isle SaintDomingue, Édit. Larose et Société française d’histoire d’Outre-mer, 1958, I, p. 86102. 8. Pierre de Vaissière, Saint-Domingue. La société et la vie créole sous l’Ancien Régime, Perrin, 1909, p. 75, 216 sq. ; M. H. D. [Hilliard d’Auberteuil], Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue, Grangé, Paris, 1776, II, p. 79 ; Jacques Houdaille, Trois paroisses de SaintDomingue au XVIIIe siècle : étude démographique, Population, 1963, n° 1, p. 93-110, Archives nationales, Colonies (dorénavant AN Col.), C 9 A 142. 9. AN Colonies, C9 B, lettre du 23 décembre 1783. 10. Voir notamment, Jacques de Cauna, Haïti, l’éternelle Révolution, Éd. Deschamps, p. 95-104.

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11. Sur tous ces points, voir Jean Fouchard, Les marrons de la liberté, L’École, 1972. 12. Précis Historique des Annales de la Colonie française de Saint-Domingue…, manuscrit anonyme [Pélagie-Marie Duboys] dactylographié et aimablement communiqué par Gabriel Debien (archives personnelles). 13. Archives nationales, Colonies, fonds Moreau de Saint-Méry, F 3, 144. 14. Sur tous ces points, voir Jacques de Cauna, Au temps des Isles à sucre. Histoire d’une plantation de Saint-Domingue à la fin du XVIIIème siècle, Paris, Karthala, 1987, réédition, 2003. 15. Michel-Etienne Descourtilz, Voyage d’un naturaliste en Haïti et ses observations…, Dufart, 1809, III, p. 192. 16. Philippe Garran-Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, Imp. Nationale, an V, et Colonel Malenfant, Des colonies et en particulier de celle de Saint-Domingue, Audibert, 1814, p. 27-31. 17. Gérard Laurent, Trois mois aux Archives d’Espagne, Port-au-Prince, Les Presses Libres, 1956. 18. Félix Carteau, Soirées Bermudiennes ou Entretiens sur les événements qui ont opéré la ruine de Saint-Domingue, Bordeaux, Pellier-Lavalle, an X (1802), p. 77, 82, 187. 19. Moniteur Général de la partie française de Saint-Domingue, du 31 janvier 1793, Henri-Pauléus Sanon, Histoire de Toussaint Louverture, I, p. 93, et Carteau, op. cit., p. 82, 187. 20. Antoine Métral, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, Fanjat, 1825, p. 317 sq. 21. Laurore Saint-Juste et Frère Clérismé, La présence polonaise en Haïti, Port-auPrince, 1983. 22. Céligny Ardouin, Essais sur l’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, 1865, p. 175-177. 23. Edmond Mangonès, Le colon Mallet, officier de l’armée révolutionnaire, signataire de l’acte d’Indépendance; dans Revue de la Société d’Histoire d’Haïti, 1938, p. 19-45. 24. Thomas Madiou fils, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Édit. Deschamps, 1989, V, p. 155-156. 25. Id., IV, 81, p. 378. 26. Id., IV, 281, p. 306. 27. Id., V, p. 103-104. 28. Proclamations des 25 et 29 août 1793 et du 25 avril 1796. 29. Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, Desobry et Magdeleine, 18531865, 11 vol. 30. Réclamation des nègres libres colons américains… pour une représentation à l’Assemblée nationale, 1790 ; Gabriel Debien, Les colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le Club Massiac, A. Colin, 1953. 31. Propos rapportés par Prosper Gragnon-Lacoste, Toussaint Louverture, général en chef de l’armée de Saint-Domingue, surnommé le Premier des Noirs, Durand, 1877, et Lieutenant général baron Pamphile de Lacroix, Mémoires pour servir à l’Histoire de la Révolution de Saint-Domingue, Pillet aîné, 1818, 2 t.

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32. Pamphile de Lacroix, op. cit., réédit. par Pierre Pluchon, La Révolution de Haïti, Paris, Karthala, 1995, p. 241. 33. Sur tous ces points, voir Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, Paris, Fayard, 1989. 34. Voir à ce sujet, Alain Turnier, La société des baïonnettes, un regard nouveau, Port-au-Prince, Le Natal, 1985, et Quand la Nation demande des comptes, Port-auPrince : Le Natal, 1989. 35. Sur tous ces points, voir Jacques de Cauna, Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti. Témoignages pour un bicentenaire, Paris, Karthala, 2004.

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UNE VISION IDENTITAIRE POUR LA R ÉPUBLIQUE DOMINICAINE : BLAS JIMENEZ OU LE « MARRON » DOMINICAIN Comme toutes les sociétés du Nouveau Monde, la République Dominicaine a forgé sa représentativité identitaire dans la complexité des relations dominants/dominés, avatars d’un passé colonial lourd de frustrations. Cette représentativité dominicaine se pare néanmoins d’une certaine originalité due, dans un cadre insulaire, à la présence très controversée et dans les conditions que l’on sait, du voisin haïtien. Ce facteur sera déterminant dans l’élaboration de cette approche identitaire et ce quel que soit le modèle préconisé. Pour comprendre en quoi la vision identitaire de Blas R. Jiménez ébranle les thèses établies jusqu’alors dans le pays, il s’avère nécessaire de donner brièvement les bases sur lesquelles s’est construite l’identité dominicaine et d’en rappeler les évolutions et les contradictions. Plus que jamais, l’histoire est comptable de ce que sont les hommes et dans le cas dominicain les effets de la colonisation dans les rapports de races, de classes et de cultures diffèrent de ceux de la République d’Haïti vu que les deux parties de l’île furent colonisées par des métropoles différentes – l’Espagne et la France – et se développèrent dans des systèmes économiques différents – le système des plantations dans le Saint-Domingue français et le système des hattes dans le Saint-Domingue espagnol. Ces systèmes induisirent sans conteste des rapports différents entre les races et classes sociales existant dans ces colonies. Mais plus que ces différences ce sont surtout en République Dominicaine les invasions haïtiennes – de 1801, 1805 et surtout la plus longue, celle de 1822-1844 – qui auront stigmatisé les consciences dominicaines. À une époque où sévissaient dans tout le Nouveau Monde l’esclavage des Noirs et son cortège de corollaires (infériorité, déshumanisation, discriminations…), l’entrée en maître le 26 janvier 1801 dans la ville de Santo Domingo de Toussaint Louverture, ancien esclave présidant aux destinées de la partie occidentale, ne put que révolter la conscience d’une oligarchie locale pas remise de l’abandon de l’Espagne et de son rattachement à la France par

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le traité de Bâle de 1795 : face à ce renversement d’un ordre colonial établi depuis plus de trois siècles, les membres les plus riches du clergé et de la noblesse prirent les chemins de l’exil. Mais c’est surtout l’invasion haïtienne de Jean-Jacques Dessalines, qui, de par sa violence, tracera les contours d’une certaine vision des Noirs de la partie occidentale de l’île. Cette vision s’affinera pendant les 22 années d’occupation de Jean-Pierre Boyer (1822-1844) et des tentatives d’invasion de ses successeurs : elle sera présentée comme le « péril noir ». Les historiens dominicains sont presque unanimes à reconnaître cette longue occupation comme le moment où s’est confortée la distanciation identitaire entre les deux peuples. Le Dominicain, pour se différencier de l’Haïtien se présentera alors comme « el que habla claro » – autrement dit celui qui parle correctement la langue espagnole – où encore « un blanco de la tierra »1. Rappeler que la République Dominicaine est devenue une nation indépendante en se libérant de la tutelle d’Haïti, c’est-à-dire selon Roberto Cassá après avoir été la seule colonie du Nouveau Monde à arborer le statut de « colonie d’une colonie », permet de mieux comprendre pourquoi sont si étroits ici les rapports entre identité et nationalisme. Ces rapports prendront une tournure particulière avec la présence au pouvoir pendant plus de trente ans (1930-1961) de Rafael Leonidas Trujillo Molina. Plusieurs facteurs entreront de fait dans l’élaboration de la nouvelle identité dominicaine. Outre les éléments récurrents en relation avec le passé colonial et les rapports conflictuels avec Haïti, s’ajouteront d’autres à caractère plus conjoncturel et surtout idéologique. Au moment où sévissaient en Europe le nazisme et aux États-Unis d’Amérique la ségrégation raciale – et la République Dominicaine a subi l’occupation américaine de 1916 à 1924 – les idéologues trujillistes tentèrent de recentrer le pays dans une vision identitaire plus conforme à leurs aspirations. C’est ainsi qu’émergea le terme d’« Indio », réminiscence d’un passé précolombien disparu sur le territoire dès le XVIe siècle mais véhiculant dans la conscience européenne une image du bon sauvage plus positive que celle du Noir esclave et sous-homme. Être « Indio » sous la dictature trujilliste signifiait faire partie d’une certaine classe sociale – une façon d’homogénéiser le peuple dira plus tard Ruben Silié mais aussi une façon de se démarquer du « negro », terme essentiellement réservé à l’Haïtien. Cette construction identitaire consacra du coup la disparition officielle du Noir dominicain d’autant que le pays se définissait au travers d’une race (la race caucasienne), d’une langue (la langue espagnole), d’une culture (la culture hispanique) et d’une religion (le christianisme). Cette nouvelle identité était incarnée au plus haut niveau de l’État, par le président Trujillo lui-même, mulâtre de son état et « blanc de l’intérieur » aux dires de ses mandants. De ce fait, prendre ses distances avec Haïti s’avérait inéluctable, « le commerce avec celle-ci diminuant le « pouvoir ethnique » de la population dominicaine »2 : le massacre ordonné par le président Trujillo en 1937 d’un grand 68

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nombre d’Haïtiens présents sur le sol dominicain (entre 15 000 et 30 000 selon les sources) fut une des solutions portées à ce problème. Parallèlement, une politique de « blanchiment » de la population fut mise sur pied. Elle consistait à attirer des migrants de race « caucasienne » dans le pays en leur offrant des avantages importants pour leur installation et à en rebuter d’autres par l’exigence d’exorbitantes taxes d’entrée sur ce même territoire3. La période post-trujilliste vit une remise en question de cette identité avec le retour d’exil des opposants au régime. Dès la fin des années 1960 puis dans la décennie 1970, nombre d’intellectuels dominicains, la plupart d’obédience marxiste, dénoncèrent cette représentation de la nation et tentèrent de déterminer une identité sans exclusive, plus en adéquation avec le phénotype de la population et avec les réalités historiques souvent tronquées auparavant4. Cette tentative passait obligatoirement par une re-lecture de cette histoire, surtout dans ses rapports avec Haïti. Il fut mis en exergue l’apport noir dans la culture dominicaine dès la genèse de la nation et, pour ce qui est d’Haïti, une re-lecture des moments cruciaux de l’histoire de ce pays et des périodes de grandes solidarités avec le peuple dominicain. L’idée d’une nation mulâtre s’imposa, compromis en quelque sorte entre la race noire et la race blanche5. Il n’en demeure pas moins que les résistances subsistent puisque aujourd’hui encore l’appellation « Indio », avec ses déclinaisons (claro, canelo, chocolate, oscuro…) reste la plus prisée dans toutes les couches de la population dominicaine. On comprend dès lors combien la position de Blas R. Jiménez qui, à l’orée des années 1980, s’est autoproclamé « noir », comme partie intégrante d’une « nation noire » et a revendiqué son appartenance au mouvement de la négritude, a dérangé une intelligentsia encore tiraillée entre une pression populaire tout à son dénigrement du « negro » synonyme d’Haïtien et les réalités basées sur une approche scientifique du problème. Présentée par ses compatriotes comme un courant très marginal de la société dominicaine, l’œuvre de Blas R. Jiménez a peu fait l’objet d’études en République Dominicaine. L’intérêt pour ses recueils de poèmes s’est principalement fait sentir dans certaines universités nord-américaines, tandis que ses chroniques journalistiques restent jusqu’à ce jour, à notre connaissance, inexploitées. La grande sérénité qui se dégage de prime abord du personnage fait rapidement place à une force de conviction que ne saurait ébranler l’écho plus que mesuré de ses propos dans l’intelligentsia voire dans le grand public dominicains. Dans ses écrits, Blas R. Jiménez se révèle être un écorché, un provocateur incisif mettant à mal les tabous de la société dominicaine pour mieux s’y forger une place. D’ailleurs, se considérant comme un Noir écrivant pour des Noirs – car, à l’en croire, la négritude ne peut être une réalité que pour l’homme noir, l’Africain6 – l’auteur ne cache nullement sa volonté, à l’instar de l’un de ses maîtres à penser, l’Haïtien René Depestre, de faire preuve de « marron69

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nage intellectuel » pour contribuer à l’émergence d’un Afro-Caribéen doté d’une image autre que celle imposée jusqu’ici par la société occidentale7 : ses recueils de poèmes sont publiés dans sa propre collection sous le label de « Cimarrones ». Faisant sien l’adage de Jean-Paul Sartre préconisant l’obligation pour le Noir révolutionnaire de détruire les vérités établies par les autres pour construire sa propre vérité, Blas R. Jiménez en appelle à tous les Noirs caribéens pour la création de leur « propre humanité » : Nous devons critiquer le rationalisme européen, nous avons besoin de trouver une personnalité originale qui nous permettra de rejeter le colonialisme mental que nous a imposé le passé. Nous devons reconnaître et accepter… le fait d’être noir. Nous disons avec insistance, comme l’a fait Sartre, que nous les Noirs nous sommes prisonniers. Nous sommes prisonniers de notre propre race […]. Nous (les Dominicains) continuons à nier que nous sommes noirs. Nous continuons à nous dire partie d’une irréelle et abstraite humanité incolore8.

Ainsi l’auteur propose-t-il une approche identitaire jusque-là soigneusement évitée par l’intelligentsia dominicaine, une approche en rupture, d’une part, avec un certain flou entretenu sur la race du peuple dominicain et, d’autre part, avec les critères de représentativité imposés selon lui par les Européens à travers la colonisation. L’élaboration de cette identité prendrait en compte l’individu dans ses réalités historiques, sociales et culturelles et dans la perspective de son intégration dans l’aire caribéenne. Son premier recueil de poèmes, publié en 1980, s’intitule Aquí... otro español et est signé du « no escritor » Blas Jiménez. Ce titre est symbolique de la volonté de l’auteur de s’opposer aux thèses fondamentalistes d’une certaine culture dominicaine basées, comme il a été dit, sur une hispanité définie à travers des paramètres précis : une race, une histoire, une langue, une culture, une religion. Il établit dès le premier poème « Yo » le constat de sa « non-existence » en ces termes : Soy el negro del caribe que no tiene tierra, patria, ni universo… perdido en el momento y viviendo como si todo fuera pre-fabricado en la máquina del tiempo…9

S’approprier un « je » en conformité avec une réalité et un vécu devient une nécessité pour sortir de ce mal-être. Cette appropriation s’exprime comme une revendication venue du plus profond de son être dans ce poème intitulé « Tengo » où il clame son envie de se sentir noir, pour toutes les fois, écrit-il, qu’il a été blanc ou indio, de se sentir noir tout simplement parce qu’il est noir10. En faisant ce choix, l’auteur ne nie pas les difficultés à affronter notamment les discriminations encore en cours dans le pays. D’ailleurs il les dénonce dans leurs aspects les plus significatifs comme ceux relevant 70

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d’une altération mentale qui tendrait à créer une forme d’apartheid sociale et morale : ¡Oye negro! ¿qué haces ahí? ¿qué haces? ¿no ves que no puedes? ¿no ves que no debes? ¿no ves que eres negro? […] ¿qué haces? ¿qué haces ahí? eso es para criollos eso es para españoles eso es para libertadores eso es para los de aquí…11

Prenant le contre-pied de toutes les dévalorisations de l’apparence physique, le poète exalte la noblesse de la différence et l’orgueil de ce que l’on est à travers ces portraits d’hommes et de femmes saisis dans leurs activités qui émaillent les différents recueils12. Bref, il propose de détruire les opinions reçues en leur opposant un véritable culte de la « négritude » : Oui ! Il faut, dit-il, surévaluer notre négritude. Crier que nos cheveux sont bons parce que le vent ne les soulève pas. Dire merci à nos dieux de nous avoir couverts de mélanine pour nous protéger du soleil tropical. Il faut donner libre cours à nos complexes refoulés et danser le merengue au rythme du tambour13.

Ces complexes et discriminations qui poussent le Noir à l’aliénation pour s’assurer une survie au sein du groupe, l’auteur les traite sous l’angle de la dérision et de l’absurde surtout pour opposer l’« être » et le « paraître » et dénoncer la pression populaire qui s’y rattache : ¿Por qué quieres ser negro? eres indio indio claro ¿Por qué quieres ser negro? eres dominicano...14

De l’origine africaine du Noir dominicain, Blas R. Jiménez ne fait pas mystère et s’aligne d’emblée dans la mouvance des rénovateurs des années 70. La mère patrie, toujours évoquée en parlant de l’Espagne, est ici attribuée à l’Afrique15, l’Afrique à travers sa culture et à la mode des comparses cubaines de Nicolas Guillén : Mumba yumbo – mumba yumbo el negro caólo está moribundo. Yumbo mumba – yumbo mumba, la negra Tomasa bailando la rumba...16

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Cependant, il est à noter la discrétion de l’auteur pour ce qui est de l’apport religieux de l’héritage africain. Certes, il rejette ce dieu occidental, ce maudit dieu qui n’a rien apporté au Noir sinon douleurs et promesses non tenues17, mais n’en interpelle pas moins le divin, plus en tant qu’entité spirituelle qu’en tant que divinité religieuse18 et, à ce titre, fait rarement état des dieux africains et encore moins des divinités en honneur dans le vaudou dominicain… L’histoire est loin d’être absente de la phase de construction identitaire : elle est là pour créer une autre image et réhabiliter l’homme. Ainsi l’auteur s’attaque au mythe fondateur, celui de la découverte par Christophe Colomb et dans le poème « A Colón » interpelle l’amiral en ces termes : … Cristóforo ¿Quién eres? no eres. Bien sabes que nada descubriste bien sabes que ellos llegaron primero esos africanos llegaron primero pescadores, plantadores africanos que llegaron primero bien sabes que llegaron primero Cristóforo ¿Quién eres? No te recuerdo No eres…19

Il y évoque aussi la route utilisée par ces Africains – les courants équatoriaux – et surtout la finalité de leurs voyages plus empreinte de fraternité que de conquêtes avides. De telles assertions viennent en toute ligne de la publication des travaux, en 1976, de l’anthropologue et linguiste Ivan Van Sertima sur l’arrivée aux Amériques, bien avant Christophe Colomb, des Noirs de la côte d’Afrique occidentale. À en croire Blas Jiménez, cette possibilité devrait ouvrir à la communauté noire de nouveaux horizons historiques20. Par ailleurs, prenant le contre-pied des perspectives habituelles, celui-ci prend comme point de référence à l’étude de l’histoire de son pays l’histoire des Noirs qui l’ont bâti concrètement, économiquement, culturellement, au prix de leur liberté et de leur vie, de ceux qui se sont rebellés et qui aujourd’hui ne jouissent que de l’ingratitude de la nation pour l’œuvre accomplie : ¡Carajo Quisqueya! ni una calle para mí ni un mármol para mí ni un recuerdo para mí...21

Il fustige ces historiens dominicains qui ont délibérément occulté dans leurs travaux les héros noirs tels Sebastián Lemba ou Diego de Ocampo, 72

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« ces esprits présents, écrit-il, qui brisent le silence de la lâcheté et continuent à faire peur aux descendants des “maîtres” parce que les héros ne meurent jamais »22. Cette re-connaissance identitaire, l’auteur l’insère dans un espace plus vaste que les limites de l’île : il l’inscrit d’abord dans l’aire caribéenne dans un pays qui, il y a encore peu de temps, se voulait essentiellement « latino » et pour qui la Caraïbe ne se limitait qu’aux îles hispanophones de Cuba et de Porto-Rico. L’Afro-Caribéen serait en quelque sorte l’élément fédérateur de l’espace caribéen par-delà les cultures issues des différentes métropoles colonisatrices. En ce sens, l’anthropologue Carlos Andújar dira plus tard que les conditions historiques nées de la rencontre des cultures africaines et européennes auraient apporté les bases d’une interférence incessante des peuples de la Caraïbe dans un monde de ressemblances d’ordre social, économique, politique et naturellement culturel23. Blas Jiménez dédie tout un recueil de poèmes intitulé Caribe africano en despertar à cet espace. Il l’a scindé en trois parties, chacune ayant pour sous-titre un des mots du titre. On y trouve un hommage à la Caraïbe à travers sa réalité géographique, son histoire, sa réalité sociale souvent aliénante et l’évocation de son devenir. Par-delà les différentes orientations politiques souvent prises après les dictatures, le domaine culturel reste sans aucun doute le lieu d’une possible fraternité : Se puede escuchar en el merengue, calypso, reggae o salsa el germen de la hermandad germen de la esperanza…24

De sa vision du Noir caribéen l’auteur fait état dans un poème au titre évocateur « Ser negro en el Caribe es » : on y trouve une difficile et complexe introspection où se mélangent penchants naturels et actes conscients, luttes pour la survie et désirs de révoltes, en un mot une révélation de sa propre existence25. Au-delà de l’espace caribéen, la négritude de Blas Jiménez prend aussi une dimension américaine et latino-américaine. Elle traite des thèmes fondamentaux de la littérature afro-latino-américaine, à savoir la quête identitaire, la quête de justice et la quête de la reconnaissance culturelle. Les nombreux contacts et déplacements de l’auteur en terres américaines attestent de son désir de ne pas s’isoler, de s’intégrer dans un ensemble tirant sa force des différentes minorités noires en mal de connaissance et de reconnaissance : en atteste sa participation à la Red Continental de Organizaciones Afroamericanas et à des réseaux régionaux tels Cono Sur, Pacto andino, Centroamérica, Norteamérica et las Antillas26 et, outre l’écrivain haïtien René Depestre, son admiration s’étend à ce célèbre auteur colombien, chantre de la « négritude », Manuel Zapata Olivella, un modèle selon lui que les Noirs rénovateurs se sont imposés27. 73

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On peut dire que la République Dominicaine, dans sa démarche identitaire, s’est singularisée dans la Caraïbe en créant, au moment où sévissait en Europe le grand courant de la négritude de Senghor, Damas et Césaire, une représentativité à contre-courant, excluant de fait le Noir et consacrant un être nouveau l’« Indio », membre d’une « irréelle et abstraite humanité incolore ». C’est contre ce modèle que s’érige Blas Jiménez en mettant en avant les concepts de la négritude à l’heure même où la Caraïbe se tourne vers un nouveau concept, celui de la « créolité » et des cultures créoles. La négritude serait-elle un passage obligé pour le Noir dans sa quête d’identité ? La réponse ne fait pas de doute pour Blas Jiménez : Nous devons comprendre que cette revendication raciale n’est ni un retour ni un désir de vivre dans le passé, mais une façon de nous rendre compte que nous ne sommes pas européens et que nous ne devons pas nous sentir européens pour être des hommes. Nous sommes par dessus tout noirs, une fois acceptée cette réalité, nous pouvons devenir universels28.

Certes, le débat sur la question identitaire est loin d’être apaisé en République Dominicaine. Les tenants du Noir biologique et du Noir culturel, tel Manuel Núñez, ont largement droit de cité dans une population pas totalement débarrassée des a priori sur la question noire et en proie aux difficultés inhérentes à une présence haïtienne de plus en plus nombreuse. Cependant, l’ouverture des frontières pour les Dominicains et le regard extérieur que découvrent ceux de la diaspora sont des éléments formateurs de la prise de conscience d’une certaine réalité. En ce sens, les thèses de Blas Jiménez, même si elles n’atteignent pas encore un large public, trouvent quelque écho auprès de ceux osant s’affirmer « negro » et quelque expression dans la littérature dominicaine sous la plume d’auteurs tel le poète Tirso Medrano. Monique BOISSERON Université des Antilles et de la Guyane

Notes 1. Frank Moya Pons, Manual de historia dominicana. Caribbean Publishers, 13ème éd. 2002, p. 197. 2. Joaquin Balaguer, La isla al revés : Haití y el destino dominicano. 4ème éd. 1987, p. 57. 3. Franklin Franco Pichardo, Historia del pueblo dominicano. 1992, t. 2, p. 524-525. 4. Emilio Cordero Michel. La Revolución haitiana y Santo Domingo. 4ème éd. 2000, p. 108-109. 5. Pedro Andrés Perez Cabral. La comunidad mulata. El caso sociopolítico de la República Dominicana. 1967, p. 72

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6. « Para definir la negritud » in Hoy, 16 novembre 1984. 7. « Negro de mi tierra » in AQUÍ……. otro español. 1980, p. 25-26. 8. « La prisión del negro » in Hoy, 14 novembre 1986. 9. « Je suis le Noir de la Caraïbe qui n’a ni terre, ni patrie, ni univers… perdu dans l’instant et vivant comme si tout était préfabriqué dans la machine du temps… ». 10. « Tengo » in AQUÍ……. otro español, op. cit., p. 31-32. 11. « Remembranzas limitantes » in Exigencias de un cimarrón (en sueños ). Colección Cimarrones, 1987, p. 46-47 : « Hé, toi le nègre ! que fais-tu ici ? que fais-tu ? tu ne vois pas que tu ne peux pas ? tu ne vois pas que tu ne dois pas ? tu ne vois pas que tu es noir ? […] que fais-tu? que fais-tu ici ? ceci c’est pour les créoles ceci c’est pour les espagnols ». ceci c’est pour les libérateurs ceci c’est pour ceux d’ici… ». 12. Voir « Negra N° 1 », « Afro-antillana » in AQUÍ… otro español, op. cit. p. 23, 55 ou « Canción para una negra centenaria » in Caribe africano en despertar. Colección Cimarrones, 1984, p. 44. 13. « Negritud y complejos reprimidos » in Hoy, 28 décembre 1985. 14. « Indio claro » in Exigencias de un cimarrón (en sueños ).op. cit., p. 100-101. « Pourquoi veux-tu être noir? Tu es indio, indio claro, ... Pourquoi veux-tu être noir ? Tu es dominicain... » 15. « Africa N° 1 » in AQUÍ… otro español, op. cit., p. 41. 16. « Canción N° 1 », op. cit., p. 43. 17. « Ese Dios », op. cit., p. 93. 18. « Solo » in AQUÍ… otro español, op. cit., p. 57-59. 19. « A Colón » in AQUÍ… otro español, op. cit., p. 5-7. « Christophe, qui es-tu ? Tu n’es rien. Tu sais bien que tu n’as rien découvert tu sais bien qu’ils sont arrivés les premiers ces Africains sont arrivés les premiers ces pêcheurs, ces planteurs ces Africains sont arrivés les premiers Christophe, qui es-tu ? Je ne me souviens pas de toi

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tu n’es rien…» 20. « Negros de Santo Domingo » in Hoy, 7 décembre 1995. 21. « Exigencias de un cimarrón » in Exigencias de un cimarrón (en sueños ), op. cit., p. 22-31. « ¡ Carajo, Quisqueya ! même pas une rue à mon nom même pas une statue à mon nom même pas un souvenir à mon nom… » 22. Hoy, 24 de mayo de 1988. 23. « El sincretismo cultural dominico-haitiano » in L’autre rencontre des deux mondes. L’histoire sans Colomb. Société d’anthropologie, Tyanaba, juin 1992, p. 113. 24. « Una hermandad que sólo se ha soñado a medias » in Caribe africano en despertar. Op. cit., p. 19. « On peut écouter dans le merengue, le calypso, le reggae ou la salsa les germes de la fraternité germes de l’espoir ». 25. Ibidem 26. El nativo. (Versos en cuentos para espantar zombies). Santo Domingo, Editora Buho, Colección Cimarrones, 1996, p. 42-43. 27. « Interiores de orgullo mulato » in Hoy, 12 avril 1994. 28. Entretien réalisé en juillet 1994.

Bibliographie BALAGUER J., La isla al revés : Haití y el destino dominicano, Santo Domingo, Fundación Antonio Caro, 1987, 4ème éd. CORDERO MICHEL E., La revolución haitiana y Santo Domingo, Santo Domingo, Editora Nacional, 1974, 2ème éd. FRANCO PICHARDO F., Historia del pueblo dominicano, Santo Domingo, Instituto del libro, 1992. JIMÉNEZ Blas R., Aquí………….otro español, Santo Domingo, 1980. JIMÉNEZ Blas R., Caribe africano en despertar, Santo Domingo, Editora Nuevas Rutas, Colección Cimarrones, 1984. JIMÉNEZ Blas R., Exigencias de un cimarrón (en sueños), Santo Domingo, Colección Cimarrones, 1987. JIMÉNEZ Blas R., El Nativo. (Versos en cuentos para espantar zombies), Santo Domingo, Colección Cimarrones, 1996. JIMÉNEZ Blas R., « El negro en la nueva narrativa » in El Mundo, 22 septembre 1985. JIMÉNEZ Blas R., « Interiores de orgullo mulato » in Hoy, 12 avril 1994. JIMÉNEZ Blas R., « La prisión del negro » in Hoy, 14 novembre 1986. JIMÉNEZ Blas R., « Los negros de Santo Domingo » in Hoy, 7 décembre 1995. JIMÉNEZ Blas R., « Negritud y complejos reprimidos » in Hoy, 28 décembre 1985.

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JIMÉNEZ Blas R., « Negros de Santo Domingo » in Hoy, 5 décembre 1995. JIMÉNEZ Blas R., « Para definir la negritud » in Hoy, 16 novembre 1984. MOYA PONS F., Manual de historia dominicana, Santo Domingo, Caribbean Publishers, 2000, 13ème éd. PEREZ CABRAL P. A., La comunidad mulata. El caso sociopolítico de la República Dominicana, Caracas, Gráfica Americana, 1967.

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AFRICAN HERITAGE IN THE DOMINICAN REPUBLIC: THE IMPACT OF THE HAITIAN R EVOLUTION INTRODUCTION HISTORIOGRAPHY AND EPISTEMOLOGY

This presentation seeks to open up an epistemological debate about the sources that feed our knowledge and understanding of Haiti and the Dominican Republic and the manner in which their histories have been written, within the context of the history of the Greater Caribbean and Latin America. It will be guided by three fundamentally interrelated questions: (i)

How does the contemporary Dominican Republic embrace or reject the African component of its history?

(ii)

How has the world embraced or rejected Haiti since what had started as another slave rebellion mushroomed into the successful creation of a sovereign nation-state?

(iii)

How does the current Dominican ambivalence toward Africa reflect the broader attitudes that have prevailed between the 19th century and the contemporary period about Haiti and Haitians?

At stake in probing these questions is not only the evolving scholarship on Caribbean history but also the extent to which externally imposed and inherited paradigms continue to distort our perception of the African experience in Latin America and the Caribbean. HAITI BETWEEN AFRICA AND THE WORLD

About two years ago, Haiti celebrated the bicentenary of its independence. In the context of the challenges that have afflicted it in the recent and remote past, however, this extremely important event in the history of humanity was not observed throughout the world with the same pomp and pageantry that 79

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greeted the bicentenary of the United States or the French Revolution. The contemporary attitude of disdain toward Haiti contrasts sharply with the admiration and respect that a handful of radical individuals openly displayed for the legacy of Toussaint Louverture throughout much of the 19th century. To substantiate, William Wordsworth’s ode and elegy to Toussaint Louverture transforms the single most important pioneer of Haitian liberation into a universal icon whose epic achievement transcends geographical boundaries or historical epochs: To Toussaint L’Ouverture Toussaint, the most unhappy man of men! Whether the whistling Rustic tend his plough Within thy hearing, or thy head be now Pillowed in some deep dungeon’s earless den; O miserable Chieftain! Where and when Wilt thou find patience? Yet die not; do thou Wear rather in thy bonds a cheerful brow: Though fallen thyself, never to rise again, Live, and take comfort. Thou hast left behind Powers that will work for thee; air, earth, and skies; There’s not a breathing of the common wind That will forget thee; thou hast great allies; Thy friends are exultations, agonies, And Love, and man’s unconquerable mind.

Throughout much of the 20th century, and now in the first decade of the 21 century, the Dominican Republic – perhaps because of its historically often dramatic, generally tense and sometimes antagonistic relationship with Haiti – has been perceived both as the generator and disseminator of its own peculiar version of an official (i.e. State-sponsored) epistemology on Haiti and Africa. I would hypothesize, however, that the Dominican Republic simply mirrors what had been a nearly universal pattern of subsuming the challenges of Haitian nationhood under the rubric of the inability of Africans and their descendants to manage their own affairs. The rest of this study will cover two lines of analysis to illustrate this thesis: (1) the dominant and prevailing Dominican attitudes toward Haiti and Africa; and (2) the external, non-Dominican sources of such Dominican attitudes as these derive from and can be traced to the Haitian Revolution. st

AFRICAN HERITAGE IN THE DOMINICAN R EPUBLIC On February 24, 2001, Oh Magazine published the startling results of a survey on the Dominican attitude toward Africa and came to the following conclusions: A diferencia de otros países con una población negra mayoritaria, la de República Dominicana sigue sin reconocer los aportes africanos

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a la cultura nacional, aferrada a una creencia de origen colonial y indígena. […] Muchos dominicanos y dominicanas del mañana aún no tienen muy claro qué estudiarán en la universidad. Sin embargo, cuando son cuestionados sobre la raza negra sus respuestas son contundentes. […] La estrategia de ocultación y menoscabo de [África] hay que buscarla tanto en el pasado colonial como en los conflictos y contradicciones que caracterizan a la sociedad dominicana en su discurso sobre raza e identidad como instrumento de lucha durante el movimiento insurreccional que condujo a la separación de Haití.

The foregoing conclusions can be corroborated by the two verifiable factors. First, Dominicans have been conditioned not to self-define as persons of African descent because «Indio» and «Blanco» are the two major descriptive categories from which Government identifies them for general census and voting purposes. Second, it is also taught, or at least insinuated, that Haiti is the microcosm or miniature version of Africa (therefore of a single darkskinned race) that by a historical accident is territorially attached to a nation (the Dominican Republic) whose inhabitants are a cross between Taino and Spaniards. A partial conclusion that may be drawn at this juncture is that in the paradigm of identity in the Dominican Republic Haiti and Africa are synonymous and Haitians, and by implication, are Africans and belong to a different species of the human race. As a widely disseminated, free daily newspaper, Diario Libre reaches many Dominicans of different socioeconomic classes. Its portrayal of Haitians has been very consistent. First, Haitians are in general not portrayed as sharing any physical or phenotypic features with Dominicans. Second, while it portrays the Dominican as sharing physical and phenotypic features that are identical to those of the Spaniard, it fails also to recognize that Haiti played an indispensable role in the Dominican Republic’s War of Restoration. The second source I consulted to verify the portrayal of the African component of Dominican history is the 2002 edition of La Cotica, the national tourism guide. Under the rubric «General Information» not a single mention is made of Africa or enslaved Africans in Santo Domingo. Mention is made of the Spanish origins of the country and a very informative overview is provided of pre-Columbian Taino society, the cruelty of Spanish rule over the Taino as well as of the failed attempt by the Spaniards to enslave the natives. Nowhere, however is there even a remote allusion to the African presence on these shores.1 And yet the archeological remains of the sugar plantations and mills at Palave, Nigua, Diego Caballero, Yaguate, Cambita Garabito, and Ngombe (all within the National Capital District and viable sources of tourism revenue) remain as ostracized, silent witnesses to an important chapter in the history of Espanola that no amount of denial will ever bleach. The rebellions that were led by Diego Ocampo, Sebastien Lemba and others 81

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could be analyzed as genuine trailblazers to the Dominican nation-state that was born on February 27th 1844 under the leadership of Duarte, Sanchez and Mella and yet, consciously or subconsciously, they remain as anathema and marginalized from the mainstream of Dominican political history. The epistemological challenge is clear and may be formulated as follows: Why is the Dominican portrayal of the Haitian and the African that of a humanoid and not of a homo sapiens; and from whence emanates the self-perception in Dominican society that it is but a mirror image of western European genetic stock?2 Why is the experience of slavery relegated to a benign encounter between «impoverished Spaniards who ate at the same table with their slaves»? Why is there not a national day dedicated to the remembrance of slavery?3 These issues are even more poignant when one takes into account that even the European side of the Atlantic trade still recognizes the lasting legacy of the slave trade. The city of Nantes in France decided in May 2004 to build a monument to the role of the city’s merchants and clergymen in the slave trade because 3,829 departures were recorded at the harbor with the expressed purpose of sailing to Africa and participating actively in the trans-Atlantic slave trade. The monument is expected to be completed this year and is estimated at a cost of over 1 million Euros. In addition, in May 2004 Amparo Chantada called for a similar monument to be built in Santo Domingo: Un punto de recordación seria el justo reconocimiento del sacrificio que hizo África a la prosperidad y colonización del continente americano […]. Santo Domingo fue ciudad primada de América en el trafico humano […] Debemos rescatar ese valor cultural y reconstruir cerca del Puerto de llegada un museo de la esclavitud donde se hable del sacrificio y del valor de esos hombres y mujeres, traídos de tierras lejanas y que con su resistencia contribuyeron a forjar los rasgos culturales de la gran mayoría de los pueblos del Caribe […].4

The underlying argument here is that for clearly historical and geographical reasons, the Dominican Republic has been compelled, inadvertently perhaps, to inherit a vile and vindictive campaign of dehumanization and consistently antagonistic relationship that was begun by the non-Caribbean, nonLatin American world and for which it has had the dishonor of being expected to execute by proxy. For those who think the current 20th century Dominican disrespect for Haiti and, by implication, its official ambivalence toward Africa are innate, one simply has to analyze the following pronouncements: [...] Yo admiro el pueblo haitiano desde el momento en que, recorriendo las paginas de su historia, lo encuentro luchando desesperadamente contra poderes excesivamente superiores, y veo como los vence y como sale de la triste condición de esclavo para constituirse una nación libre e independiente. Le reconozco poseedor de dos virtudes eminentes, el amor a la libertad y el valor ; pero los dominicanos que en tantas

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ocasiones han vertido gloriosamente su sangre, lo habrán hecho para sellar la afrenta de que en premio de sus sacrificios le otorguen sus dominadores la gracia de besarles la mano? No mas humillación! No mas vergüenza. Si los españoles tienen su monarquía Española, y Francia la suya francesa; si hasta los haitianos han constituido la Republica Haitiana, por que han de estar los dominicanos sometidos, ya a la Francia, ya a España, ya a los mismos haitianos, sin pensar en construirse como los demás? No, mil veces! No mas dominación! Viva la Republica Dominicana.5

The foregoing are the words of Juan-Pablo Duarte, recognized as the foremost ideologue and architect of the Dominican Republic. Without question, Duarte is full of admiration and utmost respect for the Haitian people and in no way denigrates or ridicules them in the manner of contemporary newspaper cartoon depictions. I am therefore reluctant to trace the problematic of the African heritage to the founding fathers of the Dominican nation alone, as some scholars have done. Instead, I would argue that what happened in the Dominican Republic in the years immediately following independence has happened in most Caribbean countries. Because of the legacy of slavery, the first generation of political leaders tended to be persons who can trace their lineage to a privileged socioeconomic background and racial group. To substantiate, since it attained independence in 1962, Jamaica has had only one president of wholly African descent, P.J. Patterson: Alexander Bustamante (Afro-Irish, brown-skinned) Norman Manley (Afro-English, brown-skinned) Michael Manley (Afro-English on both sides of his family, brownskinned) Donald Sangster (Afro-Scottish, brown-skinned) Hugh Shearer (Afro-Irish, brown-skinned) Edward Seaga (Lebanese, white) P.J. Patterson (black-skinned) Two additional factors, not racial prejudice, played a more important role in 20th century Dominican Republic to define the country’s stance as indifferent, at the very least to Africa, and blatantly adversarial toward Haiti. First, the Trujillo dictatorship played an extremely important role in fostering the image of Haiti as synonym of Africa and creating the romantic image of the Dominican as predominantly European and Taino and absolutely non-African. Andres L. Mateo’s book, Mito y cultura en la era de Trujillo, exposes the role played by well-known Dominican scholars and intellectuals in building, perhaps against their better judgment and will, what became the theoretical basis for the Trujillo dictatorship from 1930 to 1961. He mentions Manuel Arturo Pena Battle in particular as the single most important ideologue and interpreter of Trujillo’s ideas. To bring it all home and to the early 21st century, one need not look farther than the ideas propounded by the late 83

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caudillo Joaquin Balaguer. In his book La Isla al reves, he affirms that la raza etiopia es una raza tarada, literally, Africans are a retarded race. The shame that Africa, and by proxy, Haiti represents in the Dominican sociopolitical scene came to a head when Pena Gomez ran for the presidency and his ancestry became an obstacle. In his attempt to defend himself, even Pena Gomez could not come to terms with his Haitian origin and resorted to a written rebuttal that traced his ancestry to the Zarzuela family from Spain and not to Haiti or to Africa.6 Second, the dominant historical scholarship in the Dominican Republic tends to present the African component of the region’s history as minimal. While the Universidad Autonoma de Santo Domingo organizes seminars and workshops on Africa, there are no degree courses or majors in African Studies. A small group of sociologists, anthropologists, musicians and artists in the country use every and any opportunity they get (in social, cultural or academic circles) to celebrate the African component of Dominican history and culture at the risk of being labeled traitors and unpatriotic.7 I make this statement because I know full well that even Argentina, the Latin American country that claims to be the whitest, offers courses and degree work in African history at the University of Buenos Aires. In the Dominican Republic, the problematic has been compounded by the fact that the foremost historical texts used at the secondary and university levels, although in general carefully researched and well written, reinforce the notion that the African contribution and component of identity has been insignificant at best. I shall call the minimization of the African heritage and the exaggeration of the Canary Island migration the «Canarian hypothesis». I shall illustrate the foregoing point with an analysis of Frank Moya Pons’s book, The Dominican Republic: A National History (New York, Hispaniola Books, 1995). Of course, Moya Pons does not deny the presence of Africans in the Dominican Republic. However, on the basis of the data he provides, Canary Island immigrants take on an exaggerated and nearly mythical proportion in the demographic and economic growth of the Dominican nation. I am raising these issues because as a historian I am aware that a significant number of those who enter the field do not always work with figures. While my analysis of Moya Pons is a work-in-progress that was begun six months ago, I have computed all the figures mentioned in the book about Canary Island immigrants and African slaves and came to a very disturbing conclusion: the small Canary Island supplied the founders of several Dominican towns and cities. Incidentally, Canary Island immigrants are also claimed by some scholars of Puerto Rican and Cuban history as an important source of voluntary immigrants to populate these territories. Let me point out that the primary sources of the statistical data used by Moya Pons are not always indicated or alluded to in the text. However, there are more serious reasons why the Canarian hypothesis should be revisited.8 84

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First, before the 16th century, the Black Death had resulted in the loss of between 20 to 30 percent of Europe’s population. The Canary Islands alone could not have recovered that quickly to supply more than 115,000 migrants over an eighty-year period to eastern Espanola (what eventually became the Dominican Republic in 1844). Second, demographers estimate that between 1846 and 1890, 377,000 Europeans migrated per year to areas outside of Europe: it is highly improbable that the Canary Islands could have supplied 14,000 immigrants (or nearly 4 percent of the number of European emigrants) each year for an 80-year period. Third, the life expectancy at birth for Europe in 1900 was 47 years and it was probably about 30 to 35 in the 18th century.9 Even assuming that the families consisted of six members (vecinos), it is highly unlikely that all six members of a given family would have survived in a harsh tropical environment replete with malaria and debilitating intestinal parasites, to become the dominant genetic or cultural pool of the Dominican Republic. Finally, other scholars provide divergent yet more compelling figures for Europe’s demography from the 16th through the 19th centuries. According to Robert Cassa the population of whites in eastern Hispaniola between 1550 and 1800 was between 11 percent and 20 percent of the entire population, meaning persons of African ancestry must have accounted for anywhere between 80% and 89% of the colony’s population.10 Salvador Brau also provides the ratio of whites to blacks in Espanola from 1570 to 1673 was 6:1 (specifically, that there were 30,000 enslaved Africans in comparison with only 5,000 white Spaniards).11 THE HAITIAN REVOLUTION AND THE REST OF THE WORLD The Haitian revolution is the most dissected case study of sociopolitical change in the history of humanity, and rightly so. To respect Haiti and the Haitian spirit, as Juan-Pablo Duarte did, one needs to necessarily appreciate the magnitude of obstacles that these sons and daughters of Africa, whether black or mulatto, had to overcome in a world where being 100% European and white was the sole avenue to guaranteed political representation, social mobility and prestige, and economic prosperity: • • • • •

Haiti was the richest market for the trans-Atlantic slave trade, between the western African seaboard and the Caribbean. Over the period of 100 years that France held the western third of the island that Columbus called Espanola, at least one million Africans were forcibly transported from the western coast of Africa to Haiti. The mortality rate of the servile labor was 50%; and slaves were seldom replaced through natural reproduction. After seven (7) years a planter could amortize whatever initial investment he had made in an enslaved workforce. The return on investment was 12%. 85

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Haiti accounted for 40% of France’s foreign trade by the 1780s and the 7,000 plantations absorbed 15% of United States exports.12 The coastal plains of Saint-Domingue produced 40% of the world’s sugar and more than 50% of the world’s coffee.13 Thousands of slaves escaped into the areas between what is now southeastern Haiti and the entire area between Pedernales, San Cristobal and San Jose de Ocoa in the Dominican Republic. In 10 years of sustained internal and international warfare, Haiti managed to establish a new political state of entirely free individuals with some ex-slaves constituting the nucleus of the new political authority.

The course of the Haitian Revolution cannot be separated from the wider concomitant events of the later 18th century. That is why I think the notion of Haiti as the first Black Republic is itself misleading and racist. It is misleading because Ethiopia is the only nation on the African continent – the part that after 1823 Frederich Hegel began calling Black Africa – that never experienced colonization. Indeed, Ethiopia defeated Italian forces at the Battle of Adowa in 1896 and celebrated that victory, in the midst of its own extremely trying challenges in 1996. The notion is also potentially racist because political struggles are not biological quests for survival and so long as there are no first or second white or yellow or brown republics on planet earth, some serious explanation is needed to illuminate why Haiti is the only nation-state whose war of independence is perceived and portrayed in racial terms.14 I would argue that what makes Haiti a distinct case study is not that its population was predominantly black or of African descent but that it has remained a thorn in the flesh, a nightmare for European historiography for a number of reasons: 1. The Haitian Revolution mirrored the violence that characterized every social change in 19th century Europe, particularly the American and French Revolutions. Unfortunately, the violent nature of Haiti’s particular revolution is surreptitiously attributed to a perceived savage African past of its architects. The fact is that the seeds of the cruelty were sown by the very nature of slavery and by the use to which the French put their free colored populations in Haiti well before 1804. During the decades of French forays into Spanish territories and islands in the 17th to 18th centuries, slaves and free colored soldiers were relied upon extensively as the principal military and police force and were used at the height of slavery in Saint-Domingue. According to the chronicles of Jean-Baptiste Dutertre in the 17th century: «They are valiant and hardy in the face of danger, and during all desperate encounters which our colonists of Saint Christopher Island have had from time to time with the English, they have been no less redoubtable to this nation than to their masters… They have so well done their 86

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duty, setting fires everywhere while our Frenchmen were in battle, that they have made no small contribution to the famous victory which France won over England.»15 These forces were used to track fugitive slaves and to defend the border with Spain. In fact in 1721 a regiment of blacks and mulattos known as the Compagnie de Negres-Libres was organized as an elite defense force. Following the Mackandal conspiracy in 1758, it was reorganized into the Compagnie de Chasseurs de Gens de Couleur and in 1768 was used against fugitive slaves. This unit served in Savannah, Georgia in 1779 for the independence of the United States. 2. The Haitian model of state formation challenged the European model of revolution and social change as had occurred in 1776 in the United States and in France in 1789. In the United States freemen held slaves even after the Revolution of 1776 while all slaves and mulattos (including the freemen) were viewed with suspicion as potentially subversive to the status quo that wanted to gain freedom from Britain but had every intention to withhold these very inalienable rights from Africans, Native Americans and their descendants. In Haiti, freemen generally joined forces with slaves to smash slavery. 3. The Haitian Revolution provided moral inspiration for those in bondage and affected the Americas very profoundly. It triggered rebellions in St. Kitts and Jamaica and sent a wave of immigrants fleeing to other islands in the Caribbean, the United States and Europe. The collapse of the French plantation economy in Saint-Domingue led to the revitalization of agricultural production in Cuba, Louisiana and Puerto Rico.16 Gabriel Prosser (Virginia, 1800), Denmark Vesey (Charleston, 1822), and John Brown (Harper’s Ferry, 1860). It also fuelled the antislavery crusade within Europe and forced Europeans to critically face their hypocrisy of wanting to break from bondage while holding others in perpetual servitude. A letter written by Victor Hugo to Toussaint Louverture aptly illustrates the trans-Atlantic impact of the Haitian Revolution (See Annex 1). 4. Haiti also challenged the notion that slavery produced «social death» among enslaved Africans in the Diaspora. In fact, it was the Haitian Revolution that transformed Adam Smith into a visionary. Remember that his book The Wealth of Nations appeared in the auspicious year of 1776 and argued that «the work done by free men comes cheaper in the end than that performed by slaves».17 Smith’s idea that slavery was expensive and inefficient because it wasted land and did not free workers to become a part of a free market, would be borrowed some two hundred years later by such dependency theorists as Walter Rodney and others who have pointed out that slavery ended not because of the sudden realization of the 19th century European that 87

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slavery was wrong but because after fuelling the accumulation of capital for Western Europe between the 16th and 19th centuries, slavery had simply become economically obsolete and needed to pave way for a free-market economy. 5. Haiti was excluded from international trade, especially the transAtlantic commerce that had been sustained overwhelmingly by the blood, sweat and tears of her very own sons and daughters.18 The United States was first to spurn her. By daring to hold its own against the ideologues of the perceived racial inferiority of Blacks and defeating France, Spain and Britain, Haiti had committed a mortal sin. Senator Thomas Hart Benton remarked in 1826: «We receive no mulatto consuls or black ambassadors from Haiti [because we] will not permit of fruits of a successful Negro insurrection to be exhibited among [us]». 6. The diplomatic tangles and alliances among Britain, France and the United States left Haiti completely out. Beginning with a trade embargo in 1806, two years after Haiti had proclaimed itself independent, the United States began a century of economic ostracism that crippled Toussaint’s vision of a powerful commercial powerhouse in Latin America and the Caribbean. In essence, Haiti’s revolution was destined to a blighted future. Yet the unkindest cut of all was to happen in 1825 when France imposed an exorbitant «indemnity» in the amount of $60 million (in today’s terms $21.6 billion) in return for diplomatic recognition and an end to Haiti’s economic isolation. Well over 100 years later, in 1947, Haiti managed to make the final payment on a consolidated debt that it had incurred to repay the loans it had taken to pay the indemnity. Not surprisingly, Haiti has never been able to break free of the legacy of poverty and misery imposed by this onerous debt burden. 7. Even without the economic embargo and the debt burden, Haiti’s future would still have been a tough road to travel: (i) the level of illiteracy among slaves was exceedingly high; the institution of transAtlantic slavery in the Americas did not have any mission to educate the enslaved; (ii) the mistrust between blacks and mulattoes; (iii) a twelve-year war that had decimated the male workforce, leaving the ratio of women to men at 3: 1 8. Given the nearly unanimous antagonism of all the most powerful nations in the 19th century, Haiti’s was compelled to devise of surviving territorially, in other words, more militarily than economically. Dozens of protective fortresses were built under Jean-Jacques Dessalines, leading to an over-militarization of the nascent nation-state, as former slaves who could not read and write French sought access to social 88

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mobility by joining the military and the relatively educated mulatto dominated the civil service. 9. Finally, and most of all, however, the Revolution affected the psychology of whites and blacks throughout the Atlantic world and sensitivity to race, color and status across the Caribbean would never again be the same. When Napoleon sent his brother-in-Law Gen. LeClerc to put down the Haitian rebellion, the order he gave was «smash those gilded Africans and we’ll have nothing else to wish for». After the Haitian Revolution, for the first time in the Diaspora, enslaved persons of African descent often wrote, sang and reminisced about «Africa», not about their specific ethnic groups of origin. To a large extent, the gift of Latin America and the Caribbean, particularly of Haiti, to Africa has been to provide it with the ideological impetus of Pan-Africanism, an ideology that would underpin the anti-colonial struggle from the late 19th century to the late 20th centuries.19 While the Duvalier dictatorship persecuted the cream of Haiti’s youth, Togo, Senegal, Zaire and Ghana benefited greatly from the skills of tens of thousands of Haitian professionals who chose to live and work in Africa instead of opting for the creature comforts of France, Canada and the United States. CONCLUSION The foregoing analysis should lead us back to our initial premise and question: Is there something wrong with the official Dominican stance toward the African component of its history? This presentation posited and sustained the argument that what may be perceived as a Dominican monopoly, in terms of the portrayal of Haiti as Africa and of the Dominican Republic as European, is logical in the context of the dominant tendency to stigmatize African origins and glorify that which is European, or appears to be so, and that it may not necessarily have born out of the war of independence. The fact is that, from what we have analyzed, Haiti never had any allies during its revolution nor has it had any real powerful sympathizers, from the 18th century to the present and the Dominican Republic must be perceived as the culprit in a two-century old policy of exclusion against Haiti.th I have also suggested that the official Dominican perception of identity tends to waver between rejection and minimization of the African component of its culture and illustrated this point with an analysis of Frank Moya Pons’s book: it recognizes the African presence but then, on the basis of the data contained in his own book, glorifies the role of Canary Island immigrants over that the these very Africans. Toward the end of 2005, the dancing drama tradition of the Englishspeaking eastern Caribbeans who settled in the Province of San Pedro de Macoris, in the Dominican Republic was proclaimed an intangible heritage of humanity, thanks to the diligent work of a core of individuals eager to 89

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salvage a cultural expression as well underscore the contributions of Africa to Dominican culture. However, a lot still remains to be done. The lack of the political will to take on the hangover from the Trujillo era that describes Dominicans as either «blanco» or «indio» should be seriously placed in the public forum. For us assembled here this morning, the task ahead should be three-tiered. First, find a way to reconcile the identity of Latin Americans and the Caribbean with the reality of the region’s historical heritage, which definitely and positively must include Africa. Second, the historical records, whether they are secondary texts or primary sources, should be revisited and used as the nucleus of scholarly debates and exchange that can enhance our level of understanding as well bridge the gap between specialists and nonspecialists and between institutions of higher education and popular culture. Specifically, earning worldwide recognition for Cocolo culture and categorizing these very Cocolos as «indio» on their cedulas reveals a serious rift between the myth of embracing Africa and the reality of benignly neglecting an important component of Dominican culture. Third, efforts should be made to ensure that spaces are created to allow intellectuals of the English, French and Dutch-speaking Caribbean to combine and share their specialized works on various topics that can provide a more balanced and accurate reconstruction of the African experience in the Americas. Lincoln Thomas SAMPONG Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra (République Dominicaine)

Notes 1. The relevant pages of the 2002 edition of La Cotica are attached for quick perusal. The tourism guide of 2005 represents a marked contrast to that of 2002 and clearly portrays the presence and contribution of Africa to the making of Dominican society. 2. For an analysis that challenges the officially accepted notion of the Dominicaness as coterminus with whiteness see Franklyn J. Franco, Los negros, los mulatos y la nacion dominicana. 3. The first-ever program organized to commemorate UNESCO’s call for the remembrance of slavery was held in August of 2005 jointly by UJEDO and CIAM and with the sponsorship of the Ministry of Culture. 4. Amparo Chantada, «Para un monumento a la esclavitud» in Hoy, Martes 29 de junio de 2004, pagina 12. 5. Jose Maria Serra, Apuntes para la Historia de los Trinitarios, fundadores de la Republica Dominicana, Santo Domingo, Imprenta de Garcia Hmos, 1887, p. 23. Reproduced in the Boletin dels Instituto Duartiano, Ano 11, No. 4, Abril-Junio, 1970.

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6. Victor Salmador, Jose Francisco Pena Gomez (undated). 7. Scholars such as Dagoberto Tejeda, Carlos Andujar, Carlos Hernandez, Jose Guerrero and Juan Vasquez Acosta, all professors at the Autonomous University of Santo Domingo, diligently prove the African dimension of Dominican history in all courses they teach. 8. Carlo M. Cipolla, The Economic History of World Population, London, 1979. Other useful works include Carlos Larrabazal Blanco, Los negros y la esclavitud en Santo Domingo, Santo Domingo, Ediciones la Trinitaria, 1998, and Carlos Andujar Persinal, La presencia negra en Santo Domingo, Santo Domingo, Ediciones UAPA, 1997. 9. Op. cit., p. 101. 10. Robert Cassa, Historia Social y economica de la Republica Dominicana, Santo Domingo, Editora Alfa y Omega, 1975, p. 112. 11. Salvador Brau, Historia de Puerto Rico, San Juan, Edicion Coqui, 1966, p. 70-71. 12. David Geggus, Slavery, War and Revolution, p. 6. 13. Op. cit. 14. Perhaps one of the finest tributes to the universality of the Haitian Revolution comes from Henry Adams who had this to say about Toussaint Louverture: «The life of Toussaint Louverture has been recorded as often as that of Napoleon. His influence upon destiny has been more profound than that of any European head of state». 15. Jean-Baptiste Dutertre, Histoire générale des Antilles habitués par les Français, 4 vol. (Paris, 1667-71), 2; 499 cited in Gwendoly Midlo Hall « Saint Domingue » in Neither Slave Nor Free. 16. Hunt, Haiti’s Influence on the Ante-Bellum South (?) 17. Adam Smith, The Wealth of Nations, New York, 1776, p. 184. 18. According to Eugene Genovese, Toussaint «did not seek to turn the blacks of Saint-Domingue into Europeans but to lead them toward a recognition that European technology had revolutionized the world and forced all people to participate in the creation of a world culture at once nationally varied and increasingly uniform. From that moment, the slaves of the New World had before them the possibility of a struggle for freedom that pointed towards participation in the mainstream of world history rather than away from it.» 19. From Algeria in 1962 to South Africa in 1990, the notion of «Africa» was a driving, unifying force for anticolonial forces and ideologues.

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Annex I Hauteville-House, March 31, 1860 Dear Sir: Your letter struck a cord deep inside my heart. You are truly a noble ambassador of the Black race that has long suffered oppression and disdain. From one end of the earth to the other, the embers of freedom stoke deep within the breast of all humans, and you rank among those whose deeds are testimony to this principle. Could there have been more than one Adam, our common progenitor? No matter how deeply philosophers ponder the question, there is but one God. There can only be one Father, and we are all brothers and kinsfolk. It is for this truth that John Brown laid down his life; it is for this truth that I continue to struggle. You have expressed your gratitude to me but no words can adequately express how deeply your missive moves me. There are no Blacks or Whites on God’s earth; there are only minds, and you rank among the greatest of these. Before God, all souls are pristine, unblemished. I love your country, your race. I admire your freedom, your republic. As I pen these words, your majestic and charming island has become the source of imperishable pride for all freedom-loving souls throughout the world because you have dared to blaze the trail and break the chain of despotism. Your island will help us to destroy slavery. Slavery is bound to disappear. What the slave states of the United States have just crucified was not only John Brown but slavery as well. Henceforth, the United States may as well be considered a fractured union. I am truly sorry about arriving at such a conjecture; for such a path will only lead to self-destruction. John Brown is the sacrificial lamb that lies prostrate between the north and the south. We cannot idly stand by. There cannot be two culprits to such a heinous crime. Forge ahead with the task that you have undertaken, you and your compatriots. Haiti is now a beacon. Such a solace there is to reckon that the hand of a Black man holds aloft a stellar light among the torchbearers on humanity’s journey toward the beacon of progress. Your brother, Victor Hugo.

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Annex II Lincoln Thomas Sampong PUCMM (RSTA) Data Analysis of Moya Pons: The Dominican Republic: A National History, 1995. Demographic Attrition: Quisqueya/Haiti Tainos, 1492-1520 Year 1492 1508 1511 1514 1516 1519 1520*

Population 400,000 60,000 33,523 26,334 11,000 3,000 500

Survival Rate (%) 100 15.0 8.4 6.6 2.8 0.7 0.1

* To all intents and purposes the first 15 years of contact with the Spaniards sounded the death knell of the native inhabitants of Quisqueya/Haiti. Enriquillo is said to have led the last vestiges of Taino demographic resilience into the mountains. Source: p. 27, 34, 35 and 37.

Demographic Evolution: French Hispaniola, 1681-1789 Year 1681 1716 1789 1844

Planters 4,000 30,000

Indenturees 1,565

Mulattos 1,220

Slaves 1,063 100,000

28,000

Total 7,848 130,000 520,000 800,000

Source: p. 68, 77, 82, 87 and 92.

Comparative Military Strength, 1718 Population Force Strength as Percentage Blacks & Mulattos Force Reserve as Percentage Ratio (SP: FR)

Spanish Hispaniola 18,4101 3,705 20% n.a. n.a. n.a. 1

French Hispaniola 30,0002 10,000 33% 100,000 20,000 20% 10

1. Refers to number of «inhabitants» and matches figures for 1718 in Table B1. 2. Refers to number of «free persons» but actually matches figure for the planters population shown in Table B.2. n.a. = Neither available, alluded to, nor provided. Source: p. 76-77.

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Demographic Evolution: Voluntary and Forced Migrations to Hispaniola, 1528-1844 Year 1528 1542 1546 1568 1586 1607 1669 1630 1684-1768 1718 1739 1769 1783 1789 1796 1809 1844

Spaniards

Canary Islands Immigrants

1,000*

Slaves

Maroons

9001 5,0002

5,000

12,000 20,000

Census Figures

Percent Change (%)

1,900 5,000 17,000 20,000 -503

9,648 4004 x,xxx5

9,684 400 115,272 18,410 30,158 73,319 80,0007 180,000 162,000 90,000 126,000

115, 272 6

8.2 63.8 143.1 9.1 223 -10 -50 40

* Royal Edict prohibits unauthorized emigration from Hispaniola. 2. Unspecified: «several hundred newly arrived slaves» (p. 40). 3. Average of 3.000 and 7.000 (p. 41). 4. Half the slave population would subsequently succumb to a smallpox epidemic by 1586. However a batch of 400 slaves «arrived» in 1669 but the nearly insolvent residents could afford to purchase only 140 of them. 5. The Crown authorizes the importation of 3,500 Africans annually to the Spanish Indies: there is no disaggregation of the number that was forcibly transported to Hispaniola or information on how long this legal instrument was enforced or lasted; and it is therefore difficult to compute with any degree of accuracy the influx of enslaved Africans into the Spanish side of Hispaniola (p. 60). Incidentally, it is reported that in the same year (1630) 62 slaves fled to Spanish Hispaniola from French territory and were granted refuge and freedom (not land) by the Authorities. 6. Slave population said to be «insignificant» due to loss to smallpox epidemics or maroonage. 7. This aggregates the data from Table B.3, based on the assumption that in addition to individual migrants each migrant family comprised at least 6 members. (The Spanish original uses the term «vecinos» which referred to 6 to 7 members. To err on the side of caution, the lower of the two figures will be used, hence 6). Source: p. 40, 41, 45, 48, 50 60, 64, 76, 88, 100, 116 and 185.

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Economic Evolution: Livestock Export from Spanish to French Hispaniola, 1712-89 Year

Heads of Cattle

Monthly Volume

Price per head (in Pesos)

Annual Value (in Pesos)

Tax per head (in Pesos)

Royal Revenues (in Pesos)

1712 10,000 1714 14,000 1740 1762 800 17.5 280,0001 2.5 700,0002 3 1764 105,000 945,000 1783-89 3.0 30.0 315,000 1. Note: There is a gap between the arithmetically accurate computation of 280,000 and the figure of 168,000 that is cited by the text (p. 82). 2. This significant increase in colonial revenues may have fuelled the decision by the Viceroyalty of New Spain (Mexico) to cease subsidizing the Canary Island immigrants. 3. Free livestock trade between the French and Spanish sides of Hispaniola. Source: p. 82

Crown-sponsored Migrations to Hispaniola Year 1684-91 1684 1690 1687 1690 1691 1692 1695 1718 1733* 1735-37 1737 1741-63** 1751 1751 1756-60 1757 1760 1763 1768 Total***

Origin Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is. Andalusia Canary Is. Galicia/Catalonia Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is. Canary Is.

No. of Families* 323 100 100 50 94

No. of Destinations Individuals 1,615 San Carlos, Banica (F) Santo Domingo 50% to Santo Domingo 300 Western Hispaniola Santo Domingo 1,615

18,000 50

40 200 100 300 26 60 292

Various Western Border SD, PR, Caracas San Juan de la Maguana (F) Puerto Plata (R) Puerto Plata (R) Monte Cristi (R) Puerto Plata Sabana de la Mar (F) Azua Bani (F) San Miguel de Atalaya (F)

19,212

2,115

(R) Repopulation (F) Settlement founding * Each family, in accordance to the use of the term «vecino» in the original Spanish, must have comprised between 6 to 7 members. In other words, the figures for this column should be multiplied by at least six in order to obtain an accurate headcount of the number of individuals who migrated.

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** The Crown-sponsored emigrations to Hispaniola were interrupted in 1725 and resumed in 1737. ***From 1741-63 the Spanish Crown subsidized the Canary Island migrations with an annual amount of 16,000 pesos that was disbursed from the coffers of the Viceroyalty of New Spain (Mexico) to 50 families. In 1763, the disbursing authorities recommended the cessation of the program because it had become financially unsustainable (p. 80). **** Cumulative total excludes the sub-period estimates for the period 1684-91, to avoid double counting. Source: p. 78, 79 and 80.

Economic Evolution: Comparative Table of Sugar Mills: 16thC to 18thC Spanish Hispaniola

Year

In-operation

1527

In-progress

French Hispaniola In-operation

In-progress

27

1701

55

90

1711

100

145

1783

31*

*Eleven (11) of these were located between the Nizao and Ozama Rivers; 20 others were scattered around the capital with the largest (belonging to the Jesuits) «employing 50 black slaves». Source: p. 74.

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APORTACIONES CULTURALES HAITIANAS A LA CULTURA DOMINICANA Desde el Siglo XVI, cuando haitianos cimarrones huían de la impuesta esclavitud, hasta el presente Siglo XXI, se han reportado las inmigraciones haitianas, las mismas, según refieren algunos historiadores: iniciaron masivamente después de terminada la guerra dominico haitiana, cuando campesinos haitianos se establecieron mediante una invasión pacifica en el lado dominicano, donde practicaron una agricultura de subsistencia. Luego de la guerra de independencia en 1844, y años antes de la invasión norteamericana en 1916, inicia la inmigración de haitianos legal, éstos llegaban para dedicarse a trabajar en las labores asociadas a la producción del azúcar, dulce que hasta el siglo pasado fue uno de los principales sostenes de la economía dominicana. Durante la época de la dictadura de Rafael Leonidas Trujillo, ocurre una matanza de haitianos, cuyos motivos aún están siendo descifrados por la historia, aunque es sabido que Trujillo, fue el primero en alimentar la xenofobia en el país. Pero fue en el año 1966, cuando República Dominicana y Haití, firmaron un acuerdo relativo a las operaciones de reclutamiento de trabajadores agrícolas haitianos para su empleo en la República Dominicana. Para el periodo de zafra comprendido entre los años 1978-1979, fueron reclutados 15,000.00 haitianos, por los cuales el gobierno dominicano pagó la suma de un millón doscientos mil dollares. Con el paso de los años, la inmigración haitiana, ilegal, es muy notoria en el país, por lo que es posible observar a varios de éstos inmigrantes, en comunidades rurales muy apartadas, como es el caso de algunas que conforman la provincia sur de San Ocoa, en donde a escondidas viven decenas de haitianos, en su mayoría hombres dedicados al trabajo de la siembra y recolección de café, contratados por dueños de fincas dominicanos a quiénes por su condición, les pagan ínfimos salarios o en el peor de los casos le retienen lo ganado. 97

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Muchos de estos nacionales haitianos llegan hasta el lado dominicano con la esperanza de mejorar sus condiciones de vida, pues la mayoría son campesinos ignorados en su país, donde debido a la situación política y social impuesta desde el siglo XVIII en dicha República, cuando era la colonia más próspera de Francia, hasta el momento, existen dos clases sociales. La de los ricos, circulo cerrado, del cual son excluidas las masas. Por lo que coincidimos con lo que anotaba James Leyburn en la clásica obra: El Pueblo Haitiano, “A Haití no puede llamársele, por ningún esfuerzo de la imaginación, un pueblo democrático con un sistema abierto de clases, las clases sociales que existen allí se hallan tan separadas como el agua y aceite”. La burguesía haitiana no se ocupa de los trabajos manuales y prefiere ignorar la realidad de su pueblo y a diferencia de los pobres, goza de innumerables comodidades, lo que es posible apreciar por cualquiera que visite las fastuosas residencias erigidas en las urbanizaciones del exclusivo sector de Petión Ville, muchas con sistema propio de electrificación para el que compran inversores en Canadá, país con el que mantienen un estrecho intercambio económico, social y cultural y en el que vive un considerable número de haitianos, muchos de los cuales han logrado sobresalir en varios puestos de trabajos tanto públicos como privados. Los más pobres, componen la mayoría de los habitantes de esta República desforestada por ellos mismos, a fin de proveerse la subsistencia, a través del corte de árboles, cuya madera es usada mayormente como combustible, debido a que los precios del gas son prohibitivos y también para la elaboración de objetos artesanales. La mayor parte de los habitantes de este pueblo, vive en destartaladas casas, hacinados, en callejones de humildes barrios en donde las calles no tienen asfalto y los servicios de electricidad y agua son ínfimos. Y subsisten vendiendo algunos productos agrícolas que bajan desde los campos cercanos o de la venta de flores, frutos y hasta los comestibles enviados por las ayudas humanitarias, pues los puestos de trabajo en su mayoría están reservados para los más acomodados. Por lo que debido a la miseria, cruzan al hasta Dominicana, dónde actualmente según datos ofrecidos por el ex cónsul de Haití en el país, viven 800.000.00, siendo esta la población más numerosa en el extranjero y como producto de la misma en el país existen varias generaciones. No obstante la barrera del idioma, se dedican a variados oficios, entre el que sobresale el de la construcción, a la que esta mano de obra haitiana ha reportado cuantiosos beneficios, como es posible observar en las variadas casas y apartamentos que a diario construyen. Además de la construcción estos vecinos, se dedican a pequeños negocios, algunos venden dulces de maní y ajonjolí, jugos, otros perfumes y ropa interior y también hacen de sereno y trabajan como jardineros, las mujeres ofrecen sus 98

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servicios como peinadoras, ya no sólo a los turistas en las playas, sino que a dominicanos, lo que puede observarse en la avenida Duarte en las inmediaciones del barrio chino, también se desempeñan como vendedores en las tiendas de artes populares conocidas como Gift Shop, de las que existen cientos en el país, algunas dedicadas en particular a la venta de artesanías haitianas, de mucha demanda por parte de los turistas. Estos haitianos viven en los lugares más humildes, algunos hacinados y formando especie de Ghettos, como se observa en el poblado de Andrés de Boca Chica, en donde algunos viven en solares comprados al CEA y en los alrededores del mercado modelo y calles aledañas, sector conocido como «pequeño Haití», en donde hacen todo tipo de negocios y tienen sus iglesias protestantes. Por lo que debido a diversificación de los servicios que ofrecen, así como a la cantidad de estos extranjeros y sus descendientes y la poca protección que les dan a estos extranjeros las leyes dominicanas, en el país, han formado algunas instituciones, entre las que mencionamos el colectivo Mujeres Dominico Haitianas (MUDHA) dirigido por la señora Sonia Pie, quien ha venido desarrollando una encomiable labor a favor de los inmigrantes haitianos, e instituciones culturales, entre las que cito al Centro Cultural Dominico Haitiano, a cuyo frente esta el señor Antonio Pol Emil, por otro lado iglesias protestantes con base o ramificaciones en Haití, en donde se realizan labores de bien social. Es importante señalar que en los últimos años se ha presentado una nueva inmigración haitiana, es decir los haitianos que llegan hasta nuestro territorio ya no son predominantemente campesinos, la mayoría es del centro urbano. Anteriormente, los lugares de origen eran los campos del sur de Haití, ahora proceden de todos los puntos cardinales de dicha República. Muchos vienen a estudiar a las universidades, el pasado año la Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra graduó a ocho en diversas carreras, como reporta el escrito de la periodista Ana Mitila Lora, publicado en el prestigioso periódico Listin Diario, el día 21 de junio del pasado año 2004, que dice : Anteriormente, los trabajadores haitianos estaban concentrados en los enclaves azucareros, ahora la mano de obra extranjera incursiona en áreas compartidas por el resto del mercado, no se trata de un espacio aislado, sino de áreas en donde los haitianos comparten más directamente con los dominicanos, en muchos casos se trata de empresas legales que utilizan trabajadores ilegales. Otra de las diferencias con el pasado es que los inmigrantes no ingresan al país como parte de los acuerdos gubernamentales, sino que lo hacen vía redes sociales establecidas por lo primeros inmigrantes quienes los introducen a los diferentes nichos del mercado dominicano. Esta inmigración haitiana, aún y lo discutida que ha sido por parte del gobierno dominicano, unida al antihaitianismo que existe en la país, iniciado 99

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desde la época del tirano Rafael Trujillo (1930-1961) quién construyó una ideología antihaitiana a la luz de la cual se produjeron muchos estereotipos y prejuicios, acompañados de supuestos propósitos expansionistas, se ha tratado de una manera prejuiciada y por tanto errónea, como se aprecia a través de las noticias reseñadas en los periódicos y en particular en las que se leen casos de dominicanos que solo por el color negro de su piel, son confundidos con nacionales haitianos y deportados erróneamente. No obstante a esta problemática y a lo escondido que los haitianos han tenido que mantener ciertos elementos de su cultura para no ser más rechazados y denigrados como lo son, los mismos han contribuido no solo a la cultura material del pueblo dominicano, sino que también a la espiritual. Como parte de estas aportaciones culturales, encontramos los peinados de origen africano, traídos desde Haití y que se han popularizado entre los dominicanos, quienes gustan decorarse el pelo con elaboradas y artísticas trenzas realizadas por peinadoras haitianas, pués se elogia la creatividad e inventiva que tienen éstas para el arreglo del cabello. Pero quizás, aún y lo marginada que ha sido, no solo en el país, sino que también en Hatí, es en la religión vudú en donde con mayor fuerza se aprecian estas aportaciones culturales haitianas. Sacerdotes de la religiosidad popular dominicana, integran a sus ceremonias, algunas de las deidades y símbolos del vudú, como es el uso del Bukán; barra de fuego que durante el desarrollo de una ceremonia del vudú debe estar encendida y en la que se cree habita un Dios, “Ser” o “Lúa” del mismo nombre. Propio del vudú, también aparece, el culto social, religioso, económico y político conocido como Gagá, propio de la Cuaresma y en especial durante la semana santa, de jueves a domingo de Resurrección, culto a la resurrección al triunfo de la vida sobre la muerte y en el que se auspicia aunque no necesariamente a los dioses fuertes y agresivos del panteón vuduista y que hasta hace unos años, era tan sólo propio de los grupos de haitianos que venían a integrarse a las labores asociadas al trabajo de la caña y del que desde hace varios años también participan dominicanos, ocupando puestos jerárquicos de importancia dentro del mismo. Junto a su religiosidad, el culto del Gagá, muestra una colorida vestimenta, coreografía y danzas particulares, así como una musicalidad cargada de rítmica, ejecutada con instrumentos tradicionales que emúlan los de una banda de jazz, por lo que ha tenido una amplia difusión y proyección internacional, inspirando a artistas plásticos, músicos, escritores y fotógrafos, entre otros. Los aportes haitianos también se expresan en la poesía dominicana, temas de inspiración y usados para el enriquecimiento de su obra, por los escritores Tomás Hernández Franco y Manuel del Cabral, entre otros. El primero autor del poema Yelidá y Cabral de Compadre Mon. 100

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La fotografía dominicana, se ha enriquecido de la cultura haitiana. Muestra de esto son las cientos de fotografías que se han exhibido sobre la temática en el país, una de estas “Vida en el Batey”, realizada por el fotógrafo Pedro Joseph, una de las ganadoras de la categoría fotografías del Concurso de Arte León, Jímenes, realizado el pasado año y uno de los certámenes de la plástica más importantes del país . También la música popular se ha enriquecido de las aportaciones de estos inmigrantes, recordemos el caso del rítmico Félix Cumbé. Otra modalidad musical que ha adoptado algunos patrones de esta musicalidad del gagá es la llamada música de fusión, como muestran los trabajos del percusionista José Duluc y de agrupaciones más jóvenes como es Batey Cero. Con su religión, tambores, lengua, formas de adorno corporal, culinaria y arte popular, los haitianos que han llegado al país, además de haber contribuido notablemente a lo que es nuestra economía; igual que como lo han hecho los negros originarios de Norteamérica que arribaron a Samaná en el año 1824 y los procedentes de las islas posesiones inglesas llegados a finales del Siglo XIX y principios del Siglo XX, conocidos como “Cocolos”; han aportado notablemente a lo que es la cultura dominicana y en particular a la preservación del legado africano, identificador éste junto al indígena y español de muchos de los pueblos del Caribe que nos une. Soraya ARACENA Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra (République Dominicaine)

Bibliografía A RACENA S., «Aportaciones culturales haitianas». En Revista Cariforo. Número 15, Agosto, Santo Domingo, República Dominicana, 2005. INOA O., Azúcar, Árabes, cocolos y haitianos, Santo Domingo, República Dominicana, Editora Cole, 1999. LEYBURN, El pueblo haitiano, Santo Domingo, República Dominicana, Sociedad Dominicana de Bibliófilos, 1986. LORA A. M., «PUCMM gradúa estudiantes». En Periódico Listín Diario, 21 de Junio 2004.

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LE DISCOURS DES DOMINIQUAIS SUR LES PÔLES IDENTITAIRES DE LEUR PETIT ÉTAT Je compte mettre ici en lumière l’expérience culturelle du peuple dominiquais à travers le discours tenu par ses principaux représentants sur la relation entre identitaire et développement. Dans un premier temps, je rappellerai les principaux traits caractéristiques du petit État de la Dominique. Dans un deuxième temps, j’aborderai la question de l’aire des valeurs culturelles partagées à travers la représentation sociale des principaux pôles identitaires, et ce à partir de l’analyse de 9 référents-noyaux, éléments sémantiques et définitoires de ces pôles. Dans un troisième et dernier temps, c’est en interrogeant la portée existentielle de l’interdépendance des projets culturels et de développement que je donnerai du sens aux stratégies identitaires des Dominiquais dans le contexte de mondialisation irréversible. QUELS SONT LES DOMINIQUE ?

PRINCIPAUX TRAITS CARACTÉRISTIQUES DU PETIT

ÉTAT

DE LA

Ilot de la guirlande volcanique des Petites Antilles, la Dominique (751 km2), dominée par le volcan Morne Diablotin (1 477 m), se distingue radicalement des autres Antilles ; elle possède un relief très accidenté qui laisse peu de place aux étroites plaines côtières et entrave les communications. Favorisée par un climat tropical humide, la forêt sempervirente occupe la majorité du territoire et constitue un pôle d’attraction touristique. Dans l’île de la Dominique, l’héritage britannique, qui se traduit surtout dans la vie politique et dans la langue officielle, l’anglais, n’a pas éclipsé le legs de la colonisation française, comme en témoignent le maintien de la religion catholique et l’usage de la langue créole communément appelée patwa. Notons aussi la présence d’un créole à base lexicale anglaise appelé kòkòy. La densité de peuplement atteint 133,1 habitants au km² (estimation 1997). Roseau, la modeste capitale, ne comporte que 14 847 habitants sur une population globale de 73 000 en 2001 (Atlaséco 2003, Insee 2004). La tranche d’âge des 15-34 ans représente 34,25 % de la jeune population dominiquaise, 103

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au dernier recensement de 1997. La population se compose essentiellement de Noirs (91 %) ; un millier de Zambos (métis d’Indiens Caraïbes et de Noirs) vivent dans une réserve forestière de 1 800 hectares située à 40 km de Roseau. Malgré un PNB par habitant modeste (2 990 dollars en 1995), la population jouit d’une espérance de vie au-dessus de la moyenne mondiale (77 ans) (estimation 1997), d’un niveau d’alphabétisation remarquable (96 %) et d’un régime alimentaire convenable. L’économie de la Dominique est vulnérable. Sa situation géographique l’expose aux tempêtes tropicales et aux ouragans qui causent de graves dommages aux cultures agricoles qui sont la base économique du pays. L’île est également vulnérable par rapport à sa dépendance vis-à-vis des exportations de bananes vers l’Union Européenne. La Dominique connaît une crise économique très importante : en 2002, le pays demanda l’aide du Fonds Monétaire International (FMI) car la baisse des revenus des industries de la banane et du tourisme s’ajoutait à la montée en flèche de la dette publique pour acculer le pays à la faillite. Le Canada et d’autres partenaires étrangers acceptèrent de contribuer financièrement au programme du FMI qui avait pour but de stabiliser la monnaie commune des sept pays membres à part entière de l’Organization of Eastern Caribbean States (OECS) et d’aider le gouvernement dominiquais à améliorer son administration publique et créer de nouveaux emplois dans le secteur privé. La Dominique, en se dotant de moyens institutionnels, mise sur son potentiel culturel afin de générer des retombées économiques. En 1988, le National Development Corporation (NDC) devint l’institution principale du gouvernement pour le développement du tourisme et des industries à la Dominique. En 1996, le Dominica World Creole Music Festival se donna pour objectifs le développement des arts et de la musique locale et caribéenne, ainsi que le développement de l’industrie du spectacle et la promotion de l’île comme destination touristique. En 2004, la Dominique a mis fin, de façon officielle, à toute relation diplomatique avec Taiwan, et ce après des décennies d’échanges au cours desquelles la Dominique bénéficia de l’aide technique et financière de Taiwan dans le domaine de l’agriculture et de l’éducation. Le premier ministre de la Dominique, Roosevelt Skerrit, à cette occasion, a reconnu le gouvernement de la République Populaire de Chine comme le seul gouvernement légal représentant la Chine entière, et Taiwan comme une partie inséparable du territoire chinois1. Grâce à cette nouvelle relation diplomatique2, très certainement pragmatique, la Dominique se verra accorder des subventions par la Chine à hauteur de 122 millions de dollars américains sur une période de six ans. Ces subventions sont destinées à la construction de projets ciblés, tels que le Windsor Park Stadium, la rénovation de l’hôpital et de la route joignant les deux villes principales, Roseau au sud et Portsmouth au nord. Il est à noter que l’île de Sainte-Lucie 104

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avait, quelques années auparavant, suivi la même voie et y avait gagné la construction d’un stade international. Cependant, des voix s’élèvent en signe de contestation face à l’afflux d’investisseurs étrangers. En effet, si les capitaux étrangers sont les bienvenus, la crainte d’une perte de pouvoir décisionnel et d’une dignité dominiquaise reste présente3. Le gouvernement a aussi favorisé le développement de services financiers offshore, y compris la domiciliation d’entreprises et les jeux d’argent par Internet. En 1999, près de 4 600 entreprises, quatre banques offshore et cinq entreprises de jeux d’argent s’étaient domiciliées à la Dominique. De même que pour ses autres voisins caribéens, la priorité principale de la Dominique dans le cadre de ses relations étrangères concerne le développement économique de l’île. La Dominique maintient des missions à Washington, New York, Londres, ainsi qu’à Bruxelles et au Canada. Membre du Commonwealth, la Dominique devint membre des Nations Unies et du Fonds Monétaire International en 1978 et membre de la Banque mondiale en 1979. En 1985, dans le cadre de la 40ème Session de l’Assemblée Générale des Nations Unies, le Premier ministre Eugenia Charles déclara que la voix des petits États comme la Dominique ne compte pas pour les pays les plus développés, et que les préjugés et les inégalités sont les principaux obstacles au développement des petits États. En 1994, lors de la 49ème Session, Eugenia Charles rappela le soutien de la Dominique au Président haïtien Jean Bertrand Aristide. À la 55ème session, le 19 septembre 2000, Le Premier ministre, Roosevelt Douglas, rappela les difficultés des petits États, comme la Dominique, à relever le niveau de vie de leurs citoyens dans le contexte de la globalisation et de la libéralisation des marchés qui n’est favorable qu’aux pays riches et développés. Au cours de la 59ème session, le 24 septembre 2004, le tout jeune Premier ministre, Roosevelt Skerrit, âgé de trente-deux ans, souligna la question centrale qui intéresse, selon lui, tous les pays, à savoir : quels seront les traités bilatéraux et multilatéraux qui valideront la constitution du nouvel ordre économique ? Il rappela le désaccord entre les ÉtatsUnis et l’Union européenne à la suite d’une décision prise par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ; ce désaccord est à l’origine de la crise de l’industrie bananière qui est la colonne vertébrale de l’économie de son pays. Roosevelt Skerrit souligna aussi les nouvelles relations diplomatiques de la Dominique avec la République populaire de Chine. En ce qui concerne ses relations régionales, la Dominique est membre de l’ Organization of American States (OAS), de la Caribbean Development Bank (CDB), de l’Economic Commission for Latin America and the Caribbean (ECLAC), de l’Organization of Eastern Caribbean States (OECS) et de la Caribbean Community and Common Market (CARICOM). L’île est aussi membre de l’Organization for the Prohibition of Nuclear Weapons in Latin America and the Caribbean (OPANAL). 105

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LA QUESTION DE L’AIRE DES VALEURS PARTAGÉES Il est vrai que la question de l’aire des valeurs culturelles partagées, renvoie dans le discours enregistré et retranscrit des personnalités de l’île au consensus social sur la conception même du développement dans un pays qui définit clairement ses aspirations culturelles. L’analyse de la représentation des principaux pôles identitaires porte l’éclairage sur la relation que les Dominiquais veulent établir entre identitaire et développement. Les différentes personnalités interrogées : Premiers ministres honoraires, Programmateur de culture à l’Unesco, Directeur exécutif d’un Institut de développement, Officiers chefs au ministère de la Culture et de l’Éducation, et le Directeur exécutif de la commission du festival dominiquais, se prononcent largement sur la relation entre identitaire et développement. Pour analyser le discours sur l’identitaire et le développement, j’ai regroupé l’ensemble des propos tenus autour de neuf référents-noyaux : « Caraïbe », « région », « Dominique », « langue », « culture », « nation », « identité », « petit », « développement ». Chaque référent-noyau favorise les paroles prononcées sur les sept pôles identitaires : « culturel », « linguistique », « historique », « physique », « éducatif », « économique » et « politique ». C’est ainsi que j’ai pu relever les orientations idéologiques souhaitées par mes interlocuteurs. Le discours n’est pas ici cet instrument docile et transparent grâce auquel la réalité des « choses » se laisserait apercevoir. Il a ses logiques propres, il construit le monde social autant qu’il le reflète. C’est la traduction de l’idée générale des propos tenus par les personnalités dominiquaises qui a été retenue. Je ne cherchais pas à faire de chaque mot le fidèle miroir de la pensée. Ce sont les problèmes énumérés et leur perception par l’interlocuteur qui sont au centre de ma préoccupation. Nous savons que les mots en eux-mêmes ne possèdent pas le pouvoir de signifier ; ils ne sont dotés d’un tel pouvoir que parce qu’ils renvoient à des entités mentales, les idées, dont ils tiennent lieu, c’est-à-dire dont ils sont le signe. Les mots n’ont d’autre contenu que celui des idées qu’ils permettent de communiquer, et leur pouvoir de représentation dérive entièrement de celui des états d’esprit. C’est sur la relation entre les mots et les choses observées que je fonde la signification des discours sur les différents pôles identitaires. Ces discours sont représentatifs d’un état des mentalités en 2004. Concernant le pôle identitaire culturel, les Dominiquais interrogés rappellent que la « Caraïbe » est le lieu historique du métissage des peuples, et soulignent que la signification culturelle de ce métissage doit dépasser les conditions historiques de son émergence. La « culture » caribéenne peut se définir dans un tout autre contexte intellectuel et avec d’autres défis économiques et culturels : ceux qu’engendre la globalisation. Les Caribéens gagnent à donner du sens à la caribéanité, notamment à travers un projet politique et 106

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culturel favorable à l’unification de la Caraïbe anglophone, dans un premier temps, et, dans un deuxième temps, de la grande Caraïbe comprenant l’insulaire et la continentale. Les Caribéens sont dans l’obligation de se prendre en charge s’ils veulent être les propres artisans de leur « identité » culturelle. La question de l’unité caribéenne est au centre des préoccupations des personnalités dominiquaises lorsqu’ils se réfèrent à la région caraïbe. Mettre en commun les forces vives de la région, compter sur les organisations politiques, culturelles et économiques pour échanger avec la Caraïbe en vue de construire une Caraïbe unie, sont les deux points forts des propos culturels tenus à partir du référent-noyau « région ». Le discours sur la « Dominique » et les Dominiquais est très pragmatique. Sont révélées les causes et les conséquences premières de l’émigration dominiquaise. Comme partout ailleurs, elle est surtout une réponse économique aux problèmes rencontrés dans le pays d’origine. La Dominique est consciente des nouveaux problèmes qui peuvent se poser en cas d’un éventuel retour en masse des Dominiquais de la diaspora. Toutefois, elle gagne à prendre des mesures énergiques pour régler la question de la fuite de ses cerveaux. Mes interlocuteurs témoignent de cette fierté d’être à la fois dominiquais et caribéen. Ils affirment que la culture dominiquaise, à travers notamment sa musique, est le point de ralliement des peuples caribéens. Ils conçoivent le « développement » de leur pays à partir de ses potentiels humain, naturel et culturel, et sont favorables à la politisation de la culture. La « culture » caribéenne doit favoriser la distinction. Les médias, cependant, menacent le concept créole de la culture dominiquaise que les Dominiquais essaient de faire connaître au monde à travers le festival mondial de la musique créole qu’ils organisent annuellement. Leur « langue » anglaise d’origine britannique dont ils assument l’héritage historique, du fait de l’influence médiatique, est en train de s’américaniser. Cette idée forte concernant la « nation » est avancée : la nation caribéenne est une, elle doit être considérée à l’échelle régionale, dépassant ainsi les frontières territoriales. Être un « petit » État, aux yeux des personnalités interrogées, n’est pas une fatalité. Les propos tenus sur le pôle identitaire linguistique confirment l’approche dichotomique de la culture et de la langue dans le petit État anglophone et créolophone de la Dominique. La langue anglaise dans l’État de la Dominique est le vecteur de la culture caribéenne. Le Dominiquais est très attaché à la langue créole à base lexicale française même si elle n’est plus la langue maternelle de la grande majorité de la population. C’est à travers les chansons, les proverbes, les expressions courantes, les comparaisons, que le créole vit. Et malgré l’importance sociale et culturelle accordée à la langue anglaise, notamment en milieu scolaire et lors des rencontres intergouvernementales au sein du Commonwealth, le créole ou patwa – le plus parlé et le plus compris par la population – est considéré comme lang manman nou (la langue de notre mère). Le créole rappelle le lien historique et culturel avec les Guyanais, 107

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Martiniquais, Guadeloupéens, Sainte-Luciens et Haïtiens qui ont tous connu la colonisation française. Il témoigne de la valeur patrimoniale commune des danses, des costumes, de la cuisine, de la musique, et de la littérature très imprégnée d’un discours élogieux sur la créolité. Le discours sur le pôle identitaire économique renforce la valeur du référent-noyau « culture ». Les Dominiquais souhaitent une économie forte qui ne peut le devenir qu’à la suite d’un renforcement de l’unité caribéenne. Le « développement » économique dans la « Caraïbe » repose sur le tourisme, et à la « Dominique », sur les richesses naturelles, le potentiel humain et le particularisme culturel. Le « petit » État dominiquais doit asseoir son développement sur ses propres ressources qu’il gagne à faire fructifier grâce aux aides financières étrangères. La « culture » dominiquaise, notamment la musique, est le réel moteur du développement de l’île. Il ne faut pas compter sur les États-Unis pour assurer le développement durable dans la « région », affirment mes interlocuteurs, mais plutôt sur l’Europe qui reste un marché à conquérir. Le discours sur le pôle identitaire historique rend plus compréhensible la question identitaire. Les liens entre l’Angleterre et la « Dominique » sont peu resserrés, du fait de la politique non assimilationniste du pays colonisateur. La relation entre identité et histoire s’impose car la fierté nationale dans la « Caraïbe » se fonde sur tout le patrimoine culturel et historique, quelle que soit son origine, européenne, africaine, amérindienne ou encore asiatique. Le discours sur le pôle identitaire éducatif met l’accent essentiellement sur la politique scolaire en nette évolution. L’éducation à la « Dominique » connaît en effet depuis une vingtaine d’années un changement notable tant au niveau des structures que des contenus d’enseignement. Notons aussi que l’État de la Dominique sans campus universitaire jouit désormais, aux dires des personnalités interrogées, d’une bonne politique de formation continue. Le discours sur le pôle identitaire politique permet de soulever à nouveau la question de l’unité caribéenne. Ce projet répond à un besoin de reconnaissance de l’identité caribéenne à l’échelle régionale et mondiale. L’unité caribéenne semble reposer, avant tout, sur la priorité à accorder au régional sur le national. La Dominique cherche à nouer des relations diplomatiques internationales en vue d’assurer son développement qui a été peu pris en compte par les anciens colonisateurs français et britanniques. Sa politique étrangère gagne à s’élargir aux deux pays européens que sont la France et l’Angleterre, soutient-on. Les petits États doivent travailler leur représentativité au sein des organismes internationaux pour être plus crédibles. Ils doivent aussi clairement définir leur position, s’unir pour être plus forts, et rechercher l’unité monétaire et judiciaire. La question du « développement » dans la Caraïbe nécessite une prise en compte des problèmes inhérents aux petits États. Il est incontestable que ceux-ci rencontrent des problèmes dûs à leur dimension 108

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physique. Néanmoins leur potentiel humain, est à prendre en considération comme un véritable atout. Il importe d’être grand dans ses orientations politique et culturelle ; il importe surtout de se persuader que l’union fait la force. Le pôle identitaire physique, tel qu’il est conçu par nos interlocuteurs, est source de développement économique pour le pays. Il assure une grande partie de l’activité économique qui repose essentiellement sur le tourisme vert. Il y a une vingtaine d’années, le relief montagneux était perçu comme un réel obstacle au développement économique et culturel de l’île. Aujourd’hui, la Dominique, mieux équipée en réseau routier, prend conscience de son potentiel naturel. N’est-elle pas l’île caribéenne la plus naturelle de la région, avec ses 365 rivières ? Les Dominiquais sont nombreux à penser que l’exportation de leur eau protégée de la pollution des grands pays industrialisés peut devenir un jour le point fort de leur économie. Les étrangers qui ont de l’argent à dépenser, ne sont-ils pas déjà prêts à payer le prix fort pour satisfaire leur quête de bienêtre ? La devise des Dominiquais, « Apré bondyé sé la tè » (Après Dieu c’est la terre) conforte cette représentation de la nature bienveillante et bienfaisante car source aussi d’équilibre culturel d’une population qui se réfère constamment à elle pour mieux parler de sa chance de vivre en Dominique. QUELLE

EST LA PORTÉE EXISTENTIELLE DE L’INTERDÉPENDANCE DES PROJETS

CULTURELS ET DE DÉVELOPPEMENT

?

L’interdépendance des projets culturels et des projets de développement à la Dominique porte l’éclairage sur cette relation qui conditionne la cohésion sociale et la cohérence culturelle dans tout pays qui proclame sa souveraineté nationale. C’est le tableau d’une Dominique en gestation, à la fois porteuse de crises et de dynamismes, qui domine le panorama. La question de la relation entre identitaire et développement posée aux Dominiquais est une question d’actualité, celle que le monde entier se pose, mais aussi la question fondamentale qui s’est toujours posée depuis les grandes colonisations romaines. Comment le monde en est-il arrivé à cette quête permanente d’équilibre culturel entre des forces internes mais aussi entre les forces externe et interne ? Dans l’État de la Dominique, les hommes et femmes interrogés sont favorables à une interdépendance des projets culturels et des projets de développement. Il s’agit pour eux de placer la Dominique sur la voie du développement durable en exploitant au mieux les produits endogènes, les valeurs culturelles et les ressources humaines de leur pays. Une conception du développement et de l’identitaire s’est imposée : dans un petit État comme la Dominique, conscient de sa vulnérabilité, il faut que le gouvernement développe des stratégies afin de se donner les moyens financiers et humains pour répondre aux attentes et aux besoins premiers de 109

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la population qui s’inscrivent à la fois dans le culturel et l’économique. Au plan économique, c’est la prise en compte du culturel et la valorisation des atouts naturels exceptionnels de la Dominique qu’il faut à la fois développer et préserver pour assurer un développement durable de l’île. La Dominique ne peut envisager un développement qui défigurerait le pays dont le potentiel naturel et culturel ne serait plus alors l’atout économique par excellence. Au plan culturel, c’est la valeur économique des productions culturelles qui doit justifier un plus large investissement dans la culture créole. Autrement dit, les notions de développement et d’identitaire en Dominique sont à associer à une idée du progrès qui ne renvoie pas à une consommation démesurée avec tous les maux qu’elle accentue : criminalité, violence, voire sentiment de perte des vraies valeurs. L’épanouissement des Dominiquais doit continuer à s’exprimer dans un environnement encore proche d’une nature fort généreuse, et d’une communication sociale solidaire. Située entre deux départements français d’Amérique, à savoir la Guadeloupe et la Martinique, véritables vitrines de la France, la Dominique recherche la juste articulation entre le développement et l’identitaire. Même s’ils font preuve d’une grande dignité dans l’attachement au statut politique de leur pays, les Dominiquais interrogés revendiquent un mieux-être que sous-tend l’idée du développement qu’ils défendent. Ce développement ne doit pas remettre en cause leur liberté de citoyens dominiquais, leurs aspirations culturelles ou leur appartenance à une nation qui souffre essentiellement de l’absence d’infrastructures. Le développement des équipements routiers, scolaires, médicaux, la création de centres sportifs et culturels et la génération d’emplois, sont autant de revendications sociales à satisfaire par le gouvernement si celui-ci veut que les Dominiquais tirent un légitime orgueil de leur pays. Il s’agit aussi de rendre attractif le potentiel économique pour favoriser le retour des Dominiquais de la diaspora, habitués à un certain niveau de vie aux États-Unis, en GrandeBretagne, au Canada, et ailleurs dans la Caraïbe notamment néerlandaise et française, sans oublier les îles Vierges américaines. En mettant au service du pays leurs compétences professionnelles, ils dynamiseraient l’économie du pays et lui assureraient une vie culturelle plus riche, car le Dominiquais ne semble pas être insensible aux évolutions culturelles qu’il juge inévitables et parfois profitables à la population qui ne saurait s’enfermer dans une culture particulière enrichie par beaucoup d’autres. À travers leur discours sur la relation entre identitaire et développement, les Dominiquais soulèvent une question fondamentale : celle de la complémentarité et de la compatibilité entre projet de développement et aspirations culturelles des peuples. La colonisation européenne a imposé une idée du progrès qui bien souvent ne renvoie pas au bonheur que tout individu attend dans ce bas monde. L’intérêt de la recherche sur les stratégies identitaires des Dominiquais face à la question du développement et de l’identitaire réside dans leur quête de l’équilibre culturel auquel peut contribuer un développe110

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ment, non plus diabolisé, mais souhaité par une population qui aura compris que le développement doit servir et non desservir les hommes. Bruce JNO-BAPTISTE Université des Antilles et de la Guyane

Notes 1. L’arrogance des Chinois est dénoncée par l’opposition qui n’hésite pas à brandir le drapeau de Taïwan dans le cadre de la campagne électorale ; voir article «De Chinese Vex», The Times, 31 janvier 2005, p. 1. 2. Voir article, «Dominica establishes diplomatic relations with mainland China», disponible sur , consulté le 10 mars 2005. 3. Voir article «Investment or invasion», The Sun, 15 septembre 2003, p. 8.

Bibliographie «Attitude of Responsibility and Optimism», The Dominica Chronicle, 4 mars 1967, 1. «Birth of a Nation», The New Chronicle, 11 novembre 1978, 1. «Culture must drive tourism», The Sun, Vol 5, N° XLI, 15 septembre 2003, 3. «De Chinese Vex», The Times (Dominica), 31 janvier 2005, 1. «Dominica establishes diplomatic relations with mainland China», disponible sur http://www.thedominican.net/articles/dachina.htm, consulté le 10 mars 2005. «Investment or invasion», The Sun (Dominica), 15 septembre 2003, 8. «The Challenge of Nationhood», The New Chronicle, 28 octobre 1978, 4. BAKER P., Centring the Periphery: Chaos, Order and the Ethnohistory of Dominica, Jamaica, Barbados, Trinidad, University Press of the West Indies, 1994. BOLLAND O.N., The Birth of Caribbean Civilisation. A Century of Ideas about Culture and Identity, Nation and Society, Kingston, Miami, Ian Randle Publishers, 2003. CARICOM, Caricom Perspective special Millennium Edition, Voices in the Century, Georgetown, CARICOM, n° 71, juillet 2002. COMMONWEALTH OF DOMINICA, Education Development Plan 2000-2005 and Beyond, World Class Education for the 21st Century, Dominica, Education Planning Unit, Ministry of Education, Sports & Youth Affairs, juillet 2001. COMMONWEALTH OF DOMINICA, Annual Report on External Trade, Commonwealth of Dominica, Central Statistical Office, Ministry of finance and planning, 2003. HONYCHURCH L., The Dominica Story. A History of the Island, London, MacMillan Caribean, 1995.

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JNO -BAPTISTE B., Être anglophone dans la Caraïbe. Les stratégies identitaires des petits États : l’exemple de la Dominique. 2005, 740 p. Thèse de Doctorat d’Études anglophones, Université de Paris IV-Sorbonne.

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LE DIALOGUE INTERCULTUREL DANS L’EXHIBITION DE LA CULTURE GUYANAISE : UN MODÈLE DE RELATIONS POST- COLONIALES CARIBÉENNES ? L’observation ethnographique des différentes manifestations festives organisées dans la Caraïbe (festivals, carnavals, événements spéciaux comme les commémorations, fêtes patronales dans les départements français d’Amérique, etc.) constitue une source d’information particulièrement riche pour l’analyse des contextes locaux de structuration des identités ethniques, des identités nationales, au croisement des différentes identités locales, régionales, globales et des contextes transrégionaux et transnationaux. On peut considérer ainsi que l’évolution de la fête populaire, de la fête ethnique à l’échelle d’un pays ou d’une sous- région de la Caraïbe (Guyanes, Petites Antilles, etc.), ne peut plus être abordée indépendamment des interconnexions qui s’opèrent à l’échelle de la Caraïbe (échanges culturels et artistiques, mobilité des groupes musicaux, mise en réseau des festivals, etc.) et qui concernent à la fois la production artistique et le développement des moyens de communication multimédia, le développement du tourisme régional, la prise de conscience de l’existence d’un patrimoine historique et culturel commun, mais aussi la gestion des ressources naturelles locales, des patrimoines ethnologiques et des savoir-faire locaux (fêtes agraires, festivals consacrés à des pratiques et à des produits locaux, etc.). De plus, l’analyse de ces données ethnographiques peut difficilement être entreprise en dehors des préoccupations locales qui concernent le développement des zones et des structures touristiques, les enjeux des projets de développement durable qui passent par la mobilisation de groupes et des populations productrices de fêtes traditionnelles, d’événements spéciaux, et intéressés par les projets de développement touristiques qui concernent leur zone et leurs structures économiques de proximité. C’est par exemple le cas des populations amérindiennes et bushinenge1 de Guyane concernées par la mise en place du « Parc amazonien en Guyane » (projet de parc national de Guyane dans le Sud) qui suivent avec inquiétude la concrétisation de cette mesure « de protection et de gestion pérennes d’un patrimoine naturel et culturel exceptionnel » qui permet « le dévelop113

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pement durable d’activités humaines compatibles avec cette préservation et cette gestion »2. L’entrée des Amérindiens de Guyane dans le domaine de la gestion touristique et économique du développement durable de la région caraïbe constitue ainsi une nouvelle forme d’affiliation à une dynamique locale, régionale et globale qui les incite tout naturellement à se rapprocher des Amérindiens du Canada, et plus particulièrement du Québec, qui se sont impliqués dans des projets d’écotourisme qui les concernaient et avec lesquels ils étaient déjà en contact sur le plan de la coopération culturelle et des échanges internationaux depuis 1983 (Chalifoux, 1992 ; Collomb, 2001, 2004, 2005). Il est manifeste que les évolutions récentes de la société guyanaise ne sont plus seulement appréciables à la lumière de transformations endogènes des rapports sociaux ou de dynamiques interethniques mais véritablement à la lumière de la vitalité des mutations qui affectent la région caraïbe et de la multiplication des flux transnationaux d’échange au sein de la région qui tendent à concurrencer la « vision stato-centré » de ces évolutions (Daniel, 1996, p. 30). Par exemple, la création du Centre culturel transamazonien (CCT) ou encore celle des Rencontres transamazoniennes dans le Camp de la Transportation, un bâtiment bien connu de l’ancien bagne, au cœur de la ville de Saint- Laurent du Maroni, concrétisent à la fois la volonté de « réappropriation de l’Histoire » (une étape « capitale dans l’évolution culturelle de la commune et de la région »), « en exorcisant le camp de la transposition de ses vieux démons », et la volonté de la ville de « devenir la véritable vitrine de la richesse culturelle guyanaise »3. Ces dynamiques récentes et en cours nous donnent l’occasion de revenir sur quelques-unes des caractéristiques principales de la société guyanaise, appréciées du point de vue de la nature des relations interculturelles et des relations interculturelles qui régissent son multiculturalisme, tant sur le plan local que sur celui des liens qui peuvent être noués avec les pays de la région caraïbe et avec les métropoles européennes. Il s’agit en effet de rappeler que la Guyane française est, d’un point de vue socioculturel, éminemment caraïbe, même si son environnement naturel et géographique est plutôt continental, forestier et fluvial, « amazonien »4. On doit à l’anthropologue américain Sidney Mintz (1971, 1974a) les définitions les plus élaborées de « l’aire socioculturelle caribéenne » et de « la région caraïbe », à partir des principaux critères qui, dans sa discipline, peuvent servir à définir leurs caractéristiques socioculturelles et socio-économiques. De même, l’enseignement de l’anthropologie des sociétés caribéennes puise sur le territoire de la Guyane française de nombreux exemples qui peuvent illustrer des mécanismes communs à l’aire caribéenne (rôle des sociétés de marrons et des populations amérindiennes, urbanisation rapide, insertion des minorités ethniques et des communautés immigrées, créolisation linguistique et socioculturelle, etc.). Pour s’en persuader, il suffit de lire ou relire un ouvrage de synthèse tel que celui de David Lowenthal (1972), West Indian Societies, paru à une époque qui a précédé l’engouement actuel ou récent pour les « cultural studies » et le post114

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modernisme en anthropologie (Clifford, 1996), à une époque où ces recherches contribuaient fortement à alimenter à la fois les études afro-américaines, les études latino-américaines, l’anthropologie et la sociologie urbaine, l’étude des relations interculturelles et les études féministes. L’anthropologie de la Caraïbe s’est en effet développée dans les années 1940-1970, à partir des travaux pionniers de Melville J. Herskovits (1941), de Michael G. Smith (1955) ou encore de Julian Steward (1956), de Roger Bastide (1967), puis, pour ne citer que quelques exemples, avec ceux de Sidney Mintz (1974b) sur la paysannerie, de Michael G. Smith (1965) sur le pluralisme ethnique ou encore de Jean Benoist (1963, 1972), sur les groupes sociaux et le métissage. Cette anthropologie a considérablement travaillé la question de savoir s’il y avait une unité caraïbe, en multipliant les recherches sur la biologie des races, la structure de la famille, la vie économique et la pensée religieuse, les apports de l’histoire et de la démographie historique, en proposant des synthèses utiles de cette masse de travaux. On trouvera par exemple, dans la série des West Indian Perspectives (Comitas et Lowenthal, 1973), des extraits de ces nombreux travaux pionniers, en particulier ceux de Melville J. Herskovits et de M. G. Smith (1955), et dans un ouvrage collectif plus récent, dirigé par Sydney Mintz et Sally Price (1985), Caribbean Contours, un panorama assez complet des différents domaines couverts par cette recherche anthropologique. Avec un peu de recul, on constate maintenant que la région caraïbe est la principale aire culturelle au sein de laquelle il a été possible d’observer le mouvement continuel de migration, forcé ou volontaire, qui aura permis de théoriser, dans les années 1980-1990, les processus de « créolisation » et de « diasporas » (Slocum et Thomas, 2003). Et, dans ce domaine, la Guyane constitue plus que jamais un laboratoire d’exception. On abordera ainsi, dans un premier temps, les principales caractéristiques de l’évolution de la société guyanaise, avant d’examiner, dans un second temps, certains projets culturels et projets d’exposition muséographique, à la lumière de la dynamique des relations interculturelles : implications des sociétés locales, brassages culturels, variations dans le discours identitaire, concrétisation de vœux exprimés en matière d’interculturalité. Il s’agit de voir comment, en Guyane, « l’exhibition de la culture » (Karp et Lavine, 1991) illustre à la fois la continuité des dynamiques interculturelles observées depuis vingt ans (Jolivet, 1987, 1997 ; Cherubini, 1988 ; 2002) et l’entrée de ce département dans un modèle de relations post-coloniales qui le rapprocherait encore plus de l’aire culturelle caribéenne. LA GUYANE FRANÇAISE DANS L’AIRE CULTURELLE CARIBÉENNE Si la Guyane se sent depuis quelques années un peu moins caribéenne, c’est probablement en raison de son environnement géographique (un territoire couvert à 90 % par la forêt amazonienne, relativement isolé sur le continent sud-américain) et des données démographiques récentes (importance 115

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croissante des groupes brésiliens, haïtiens, métropolitains, bushineng, dans le paysage socioculturel guyanais). Ces dernières données viennent chambouler ce qui pouvait encore constituer dans les années 1956-1970 le socle sociologique et démographique de base de la société guyanaise : une population créole (estimée à 36 000 personnes sur une population totale de 46 000 habitants en 1969), formée de Créoles guyanais5 et de Créoles antillais, issus des phases migratoires qui avaient accompagné la ruée vers l’or des années 1855-1870 (venus des Antilles françaises, mais aussi de Sainte-Lucie et de la Dominique) ou encore l’éruption de la Montagne Pelée. Cette population créole, largement majoritaire, cohabitait alors avec des populations autochtones amérindiennes en faible nombre et isolées (2 500 en 1969), avec des « marrons », eux aussi en faible nombre (3 500), avec des Européens (4 000), essentiellement des fonctionnaires métropolitains et quelques commerçants, avec des immigrants récents d’autres origines, en particulier chinoises et syro-libanaises (500), avec un petit nombre de Brésiliens (1 000). C’est pourtant cette Guyane-là qui incarne, à notre sens, sur le plan socioculturel, la parenté la plus étroite que l’on puisse établir avec les autres sociétés caribéennes : celles dont la culture dite « créole » s’est forgée sur la société de plantation et/ou la société d’habitation, avec une population majoritairement d’origine afro-américaine et qui cohabitera, selon les cas, avec les descendants des colons originaires des métropoles européennes, avec une population d’origine asiatique (engagés Chinois, Indiens ou Indonésiens) ; celles dont la « créolité » est incarnée par des descendants d’Européens et des métis, comme à Puerto Rico, par exemple, mais qui n’en constituent pas moins des sociétés polyethniques en raison de vagues migratoires continuelles. Mais la pression démographique actuelle, avec l’arrivée massive d’immigrés brésiliens attirés par les chantiers d’orpaillage et le niveau de vie élevé de la Guyane, d’immigrés venus du Surinam frontalier voisin, essentiellement des « marrons », contribuerait fortement à brouiller cette image de société créole, centrée sur ses valeurs fondamentales issues de la période coloniale et post-coloniale, celle de la petite paysannerie créole, de la « civilisation de l’abattis », des modes de vie urbains de la « Belle Époque », des élites mulâtres et du clergé de la Troisième République, dont Atipa, le héros du premier roman écrit en créole et publié en 1855 par Parepou (pseudonyme choisi par un auteur qui n’a jamais été officiellement identifié), pouvait se moquer en revenant de ses chantiers d’orpaillage sur l’Approuague (Cherubini, 1989). Cette Guyane créole (ou des Créoles guyanais) a toujours revendiqué sa primauté culturelle et politique, voire une certaine légitimité de cette primauté, sur la Guyane pluriculturelle, celle de la juxtaposition de ces mêmes créoles guyanais, de populations amérindiennes autochtones, de « marrons », d’immigrés récents et plus anciens, sur une Guyane qui reste, à notre sens, tout aussi caribéenne que la première, comme les travaux (cités plus haut) réalisés en anthropologie sociale et culturelle dans la Caraïbe depuis les années 1930-1940 peuvent en témoigner. 116

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La culture créole guyanaise dans son contexte caribéen C’est par conséquent dans ce contexte caribéen de la recherche sur les sociétés antillo-guyanaises qu’il est possible de situer les caractéristiques principales de la culture guyanaise : d’une inscription de son histoire dans le schéma général de la société de plantation à son choix (partagé avec les territoires de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion) de devenir département français, de se fondre dans le modèle social et culturel métropolitain avec ses propres spécificités (ce qui engendrera les difficultés de la francisation, de l’assimilation, de la départementalisation, etc.), de son héritage linguistique et culturel issu de la petite habitation créole (celle qui fonctionnait avec un nombre relativement peu élevé d’esclaves) et/ou de la société de plantation esclavagiste (Chaudenson, 1995) à l’élargissement de la base de la culture et de la population créole contemporaine, sous l’impact de migrations massives de populations créoles (Haïtiens) et non créoles (Marrons, Brésiliens), dans un mouvement analysé sous l’angle de ses « dynamiques interculturelles » (Mam-Lam-Fouck, 1997). Désormais, le Document d’orientation d’un pacte de développement pour la Guyane, issu du Congrès du 27 février 1999, peut stipuler que « les différentes communautés de Guyane sont parvenues à créer une société originale qui démontre ses capacités à établir l’équilibre entre ses origines diverses » (…) « les communautés amérindiennes, bushinenge, créoles et de récente immigration constituent la société guyanaise dans sa volonté de construire un avenir collectif. Amérindiens, Noirs, Blancs, jaunes ont en commun leur enracinement dans un espace de convergences historiques, d’interpénétrations dynamiques et continues où ils s’acceptent mutuellement et se valorisent ». On peut comprendre dès lors qu’il existe bien « un processus de guyanisation », différent d’un processus de créolisation qui peut caractériser la situation antillaise, « une altérité » qui est « le résultat de la guyanisation de ses composantes », ce que tente de résumer une phrase de ce même document : « Par adoptions, mélanges, métissages, les peuples de Guyane sont passés du stade de populations isolées à l’intérieur, ethniquement fragilisées, marginalisées souvent, manipulées par d’autres desseins à un autre « étant »6. Mais si la guyanité a toujours été construite sur des ensembles hétérogènes que la notion de créolisation a voulu incarner à travers les concepts de « métissage culturel, d’hybridité, de diversité, elle a toujours été marquée, tout au moins depuis le milieu du XVIIIe siècle, par la présence de populations amérindiennes et bushinenge que le groupe créole dominant a très longtemps considérées comme étant « primitives » et, par l’intermédiaire d’un mécanisme de définition des appartenances, à même d’incarner un pôle négatif, voire répulsif, sur l’échelle de l’assimilation (Jolivet, 1987 ; Cherubini, 1988, 2002 ; Collomb, 1998). Avec la montée des revendications politiques des ethnies amérindiennes dans les années 1980 et la participation croissante des populations amérin117

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diennes et bushinenge aux instances de représentation politique par la voie élective (conseils municipaux, conseil général et conseil régional), on assiste à ce que Gérard Collomb (1998, p. 228) appelle l’affirmation d’une « guyanité indigène, ciment d’une communauté imaginée », associant prioritairement les trois populations natives – Créoles, Amérindiens et Noirs marrons – et progressivement ouverte aux autres groupes d’arrivée plus récente ». Faut-il voir dans cette guyanité, fondée sur l’émergence d’un « espace du multiple à même d’accueillir la grande diversité des composantes de la population» (Collomb), dont le mode d’intégration est basé sur l’affirmation des différences, une rupture par rapport à la guyanité issue et incarnée principalement par les modèles de créolisation traditionnels (Chaudenson) ? On retrouve surtout ici cette complexité des sociétés antillaises (ou caribéennes) que Jean Benoist (1975, p. 10) n’avait pas manqué de souligner : « Société métisse qui intègre des éléments contradictoires venus de passés divers, la société antillaise est aussi une société qui fonctionne selon des normes et des mécanismes qu’elle a élaborés (….) Bien des fluidités et des diversités si caractéristiques de ces régions tiennent sans doute plus à cette structuration progressive, à cette assimilation d’éléments et d’influences, qu’à telle ou telle cause historique ou à tel besoin immédiat ». Il en est ainsi des relations interculturelles pour lesquelles les tentatives de synthèse à l’échelle de la Caraïbe se heurtent assurément à la difficulté d’appréhender globalement ces types de fluidités et de diversités. Le modèle de relations interethniques guyanais dans son contexte caribéen Les travaux de Michael G. Smith (1965, 1984) sur le pluralisme ethnique, sur les sociétés plurielles ou « plurales », consacrés en partie au Surinam et au Guyana, illustrent assez bien cette difficulté. Pour cet auteur, la société plurielle serait « une collectivité dont les membres sont divisés en catégories et groupes en fonction de facteurs tels que la langue, la race, l’appartenance ethnique, la religion, la communauté de départ ou d’origine, les institutions spécifiques ou la culture ». À partir de cette définition relativement extensive, il envisage un grand nombre de modes de coexistence de groupes culturels et sociaux différents, permettant de distinguer au moins six types de sociétés (Smith, 1984) : homogène peu différenciée, hétérogène indifférenciée avec une culture commune, hétérogène avec un pluralisme culturel mais sans pluralisme social (ce qui correspondrait dans sa typologie à la situation de la Guyane française), plurale à structure segmentaire (Surinam et Guyana), plurale hiérarchisée (vers laquelle tendrait peut-être la Guyane française) et plurale mixte et complexe. C’est ainsi que, au Surinam et au Guyana, jusque dans les années 1970, les différents groupes possédaient et revendiquaient une autonomie interne suffisante pour régler leurs propres affaires et éviter d’être dominés. Mais ce modèle, mis en place par la puissance coloniale, a trouvé rapidement ses limites en un certain nombre de circonstances extrêmes. On a pu le voir en 118

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1986, lorsque les « Marrons » du Surinam, victimes d’une politique de plus en plus dure à leur encontre, sont entrés en lutte contre l’armée nationale dirigée par des créoles (Afro-Guyanais), à l’intérieur d’un conflit particulièrement violent qui a pris des allures de guerre civile. Le conflit ne cessa qu’en 1992. Il aura provoqué un afflux de quelques 25 000 marrons en Guyane française entre 1986 et 2001. Ils étaient plus de 37 000 en Guyane française en 2002 : environ 14 500 Saramaka, 14 000 Ndjuka, 5 900 Aluku et 2 800 Paramaka, avec une parité approximative hommes-femmes, ce qui représentait déjà plus de 20 % de la population totale de la Guyane (Price et Price, 2002, p. 56). En 2004, la population totale de la Guyane était estimée à 180 000 habitants7. Mais les chiffres restent toujours approximatifs, en particulier en ce qui concerne la répartition entre les différents groupes ethniques8. À noter que la région Guyane n’hésite pas à donner une répartition de cette population totale qu’elle estime à 180 000 habitants selon ses origines en indiquant des pourcentages : « La population guyanaise se distingue par sa pluralité culturelle liée à la diversité de ses composantes : elle est composée de personnes d’origine créole (38 %), amérindienne (5 %), antillaise (4 %, originaires principalement des Antilles françaises), bushinenge (6 %), métropolitaine (10 %), hmongs (1 %, regroupés essentiellement dans les villages de Cacao et Javouhey), chinoise (4 %, présents dans le commerce de proximité) et enfin, immigrée (32 %) (essentiellement originaire d’Haïti, du Surinam et du Brésil) et se caractérise par une démographie dynamique, une répartition inégale sur le territoire et une population jeune », preuve qu’il n’y a plus (ou en tout cas moins) de tabous sur la question. On notera ici que les Bushinenge sont répartis en deux groupes distincts : 6 % de « personnes d’origine bushinenge » qui constituent « une composante de la population guyanaise » et un pourcentage indéterminé de personnes parmi les 32 % de « personnes d’origine immigrée ». Ce type de répartition présente l’avantage de maintenir une incertitude quant au caractère définitif ou temporaire de la présence des Marrons en Guyane. Il illustre surtout une tendance que nous avions observée dans les années 1980, au moment où l’immigration haïtienne atteignait elle aussi un pic évalué à 20 % de la population totale, la tendance à opérer un réaménagement idéologique des concepts de guyanité et de créolisation en fonction d’un seuil d’interrogation (appréciable à l’intensité du discours sur l’ethnicité, sur les stéréotypes), d’un seuil de manifestation (appréciable à l’intensité des incidents, des altercations dans le voisinage, sur la voie publique), et d’un seuil d’explosion qui devient manifeste quand ces mêmes incidents deviennent violents, incontrôlés, répétitifs (Cherubini, 1994 : 111-112). Cette analyse permet en outre d’apprécier les phénomènes de régulation quantitative des relations interculturelles et la manipulation qualitative de ces mêmes relations : variations du discours politique, réajustements idéologiques, évolution de la représentation de l’étranger dans la société guyanaise, etc. 119

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Mais au-delà des critiques assez nombreuses qui ont accompagné la conception du pluralisme ethnique et culturel de M.G. Smith, notamment celles de privilégier les identifications culturelles et ethniques au détriment des dynamiques sociales et économiques9, on peut aussi retenir de ces approches l’accent mis sur les enjeux culturels du pluralisme culturel et social qui peuvent venir fortifier les identités communautaires et certains conflits politiques. En effet, c’est à partir d’une observation attentive de quelques manifestations et projets en cours d’élaboration que l’on peut arriver à comprendre la réalité du dialogue interculturel qui voit le jour depuis quelques années en Guyane, notamment en effectuant des comparaisons avec des situations observées il y a bientôt une quinzaine d’années, en ce qui concerne l’évolution de la fête populaire (Cherubini, 2002), et quelques années auparavant, en ce qui concerne la mise en valeur du patrimoine historique et ethnologique (Cherubini, 1988b). La traduction la plus visible de cette mutation est probablement observable au niveau de la scène artistique et de la scène festive, avec la cohabitation de plusieurs modèles de la fête populaire et avec le développement de manifestations culturelles d’ampleur plus considérable que par le passé, ouvertes sur la région et les pays voisins de la Guyane. Ainsi, la région du Bas-Maroni accueille, comme le reste de la Guyane, une population très diversifiée, mais la proportion des immigrés originaires du Surinam est naturellement très importante, créant une diversité culturelle et ethnique originale dans le contexte guyanais et dans celui de l’expression musicale locale (Price et Price, 2003, p. 82-95). Le CCT et son festival, en se donnant pour thématique « l’exploration des passerelles entre héritages culturels et création contemporaine et la préservation de la diversité culturelle guyanaise », traduisent surtout une nécessité de promouvoir la réalité des échanges culturels transfrontaliers dans la région du Bas-Maroni et le désir de la jeunesse du fleuve de vivre plus intensément cette relation spécifique aux musiques actuelles et traditionnelles. La 4e édition du festival, en novembre 2004, a été ainsi l’occasion pour les organisateurs de rappeler que le CCT a pour vocation « la préservation de la diversité culturelle guyanaise » : « Aujourd’hui, il est devenu le festival des artistes guyanais, le festival de milliers de jeunes, souvent désœuvrés (…) Pour ces jeunes, l’événement est le seul espoir qu’un jour ils seront reconnus, non plus comme représentants de telle ou telle identité ethnique, mais pour leur talent » (Michaël Christophe, directeur du CCT10). Mutation radicale de la conception de la culture guyanaise, définitivement ouverte sur l’extérieur et son environnement caraïbe, ou bien événement ponctuel lié aux urgences de la politique de la villle, ces questions initiales nous permettent d’aborder une question sous-jacente à l’existence d’un modèle de relations interculturelles en Guyane. Doit-on accréditer la thèse de Marie-José Jolivet (1987) qui souligne le caractère plutôt imprévisible des relations interculturelles ou bien s’interroger sur certaines régularités (Cherubini, 1994, 1999) qui conféreraient à ce modèle une prévisibilité assez accentuée ? 120

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DU PLURALISME ETHNIQUE AU DIALOGUE INTERCULTUREL Interrogeant deux formes de rejets constants, « l’indigéneité » et « l’africanité », au profit de « l’européanité », « symbole de l’assimilation » qui permet aux Créoles de rejeter l’étranger immédiat au nom d’une créolité restrictive, Marie-josé Jolivet (1987, p. 427) avoue qu’elle aimerait pouvoir dégager les grandes lignes du modèle de relations interculturelles guyanais mais « dans un univers aussi complexe, aussi chargé d’un passé aux résurgences imprévisibles, des retournements et des infléchissements peuvent toujours advenir à des moments inattendus ». Des exemples pris dans la mise en tourisme du territoire guyanais et dans le développement des manifestations culturelles nous inciteraient plutôt à penser qu’il existe des modèles d’analyse qui permettent d’englober l’essentiel du jeu des relations interethniques et interculturelles : une certaine flexibilité peut être observée au niveau d’un modèle qui fonctionnerait sur des modes d’incorporation et de segmentation, sur l’élasticité du discours sur l’ethnicité, en particulier du côté de l’offre de pluralisme (Cherubini, 1994). Cette notion d’élasticité de l’offre et de la demande de pluralisme nous permet de comprendre quand et comment on élargit les concepts de créolité et de guyanité, quels rapports s’établissent avec des modèles (et donc avec les groupes ethnoculturels qui les sous-tendent) en grande partie externes à la Guyane (négritude, francité, antillanité, européanité), avec les groupes minoritaires autochtones et immigrés. La facilité ou la difficulté que rencontrent certaines manifestations culturelles à agréger autour de leurs programmations des représentants ou des membres de certains groupes ethniques (ou ethnoculturels) pourrait être une réponse partielle à ce questionnement. L’observation de l’espace festif est riche en enseignements. Le phénomène festif permet en effet de mesurer les règles et l’étendue des pouvoirs, l’étendue des conflits et des contradictions sociales d’une époque (Cherubini, 2002). La coexistence de plusieurs modèles de la fête populaire Par exemple, en 1991, la situation urbaine dans Saint-Laurent-du-Maroni était devenue assez compliquée avec 6 000 ou 7 000 réfugiés du Surinam dans la région du Bas-Maroni dont 4 500 dans les camps officiels, arrivés en 1986, des tensions ravivées entre les Ndjuka (ethnie bushinenge à laquelle appartenait le chef des « jungle commandos » de la « guérilla » surinamienne Ronnie Brunchjwick) de Grand-Santi et les Aluku de Papahichton, qui aboutiront à la création d’une nouvelle commune l’année suivante. Cette situation rendait assez compliquée la production sur scène des groupes musicaux bushinenge durant la fête patronale de la commune (7-11 août). Le groupe Sapatia formé de Ndjuka de Saint-Laurent, qui connaissait un certain succès depuis quatre ou cinq ans auprès des jeunes, avait cette année là annulé sa prestation. En revanche, la même année, les fêtes patronales de Maripasoula (24-25 août) et d’Apatou (16-17 août) avaient pris une toute autre dimension avec la partici121

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pation des Aluku de Cayenne et de Kourou (dont on avait facilité le transport grâce à des fonds municipaux), une thématique forte affichée à Maripasoula (« le carrefour des cultures ») et la présence du groupe reggae aluku Wailing Roots, « des enfants du pays » (Cherubini, 2002). On pouvait observer ainsi une rupture nette par rapport à la description effectuée dans les années 1985-1986 par Ken Bilby qui pouvait décrire l’espace musical bushinenge de Saint-Laurent comme un espace festif qui reflétait largement l’intégration des communautés Ndjuka, Paramaka et Aluku dans l’espace urbain de la ville et qui permettait encore l’organisation de vastes cérémonies et fêtes traditionnelles sur le fleuve (Bilby, 1999). Il était encore possible pour des jeunes bushinenge de s’identifier totalement à des groupes musicaux surinamiens et à une musique qui reflétait la réalité des échanges transfrontaliers. Avec la première édition du festival des TransAmazoniennes en 1997, organisé dans l’enceinte du Camp de la Transportation à Saint-Laurent, on a renoué officiellement avec le principe de rassemblement des musiques locales : « musiques et danses des diverses ethnies du fleuves se sont trouvées réunies sur une même scène », alors que « dans les années 1990, les collectivités locales tenaient davantage au travail de proximité mené par les cafés-musiques qu’à l’aspect événementiel d’un festival » (Christophe, 2003, p. 48). C’est du reste dans le cadre de la politique de la ville, du contrat de ville de Saint-Laurent du Maroni, que l’activité d’échange et de structuration des activités culturelles a trouvé un second souffle en 2000 car, selon le directeur du CTC, « plusieurs dizaines d’associations avaient entrepris d’explorer l’héritage culturel légué par l’histoire de la Guyane, à travers des actions de création artistique (arts plastiques, musique, danse, théâtre, conte, lectures), d’animation (ateliers en milieu scolaire, cours de théâtre, stages, voyages et échanges....), d’accueil d’artistes et de diffusion », soutenues par la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles), dont la création ne date que de 1992. La consécration de la musique Aleke (Bilby, 1999, 2001), des groupes Spoity Boys, Fondering, Energy Crew, de Prince Koloni, « coups de cœurs » du festival Banlieues Blues, des scènes d’été du parc de la Villette d’août 2005, est par conséquent un coup de pouce extraordinaire pour ces jeunes et leurs projets, pour le CCT et pour les acteurs de la politique de la ville qui les ont soutenus. Ce mouvement vient-il mettre en péril la fête traditionnelle, la fête patronale, la fête populaire guyanaise ? Certains observateurs considéraient en 1991 que cette fête patronale était seulement la fête de la population créole (« 200 à 300 électeurs.... qui veulent danser la mazurka avec les Blues Stars », qui veut maintenir les activités traditionnelles d’une fête patronale (« ils sont très attachés à la course en sac »). Mais « les jeunes de Saint-Laurent passent, puis s’en vont, ils ne veulent plus de ce type de fête », ils préfèrent la fête de la musique qui « marche bien pendant deux jours » (Madame X., enseignante, membre d’une association). En 2004, force est de constater que la fête patronale est toujours présente, avec sa vente d’emplacements et de baraques 122

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aux enchères en juillet et quatre journées de fêtes entre le jeudi 11 août et le dimanche 14 août, avec toujours « la grande nuit Saint-Laurentaise » et l’élection de la Miss Saint-Laurent le samedi soir, une soirée animée par l’association « Reste du monde » qui, comme en 1991, présente un spectacle de danses mais cette fois-ci, plus ciblées « musiques du monde » : « salsa cubaine, salsa portoricaine, batchata rueda, et hip hop ». Comment expliquer la permanence de ce type de cohabitation ? Les deux visions de la Guyane s’inscrivent dans l’exhibition de la culture Les débats organisés au sein des différentes commissions constituées lors des Assises de la culture de 1982 (Thébia-Melsan, 1982) avaient parfaitement dressé le tableau des deux Guyanes qui allaient être amenées à s’opposer dans les années à venir : une première incarnée par un projet de Maison des cultures de la Guyane qui affirme « la prédominance de la culture créole guyanaise », qui ne semble « pas contestable dans son rôle nécessaire de catalyseur, ni dans sa constitution historique de creuset et dans son devenir de pôle dominant de contact avec les cultures environnantes »11, une seconde qui considère que « le trait dominant qui caractérise la société guyanaise est sa composition pluri-ethnique du fait de la situation coloniale » (rapport final de la commission n° 2 qui se déclare « consciente que la reconnaissance du pluralisme culturel est nécessaire à la formation d’une nation »). Dans le premier cas, les créoles guyanais se présentent comme étant les (seuls ?) Guyanais et ne s’intéressent guère au fait d’appartenir à un groupe ethnique que l’on appellerait les Créoles et, dans le second cas, les membres de la commission n° 2 ont introduit un certain nombre d’éléments qui permettent de caractériser les Créoles. Par exemple, on a affirmé que « le créole vit les frontières, coincé entre la forêt et l’océan atlantique » mais que, « pour les Amérindiens, le territoire c’est toute l’Amérique » ; ou encore que « les créoles, groupe métissé, se définissent d’une part comme n’ayant pas de référentiel permanent, si bien qu’à chaque vague migratoire, ils ont le douloureux sentiment d’être remis en question ». La mise en place en 1988 d’un Bureau du patrimoine ethnologique rattaché au conseil régional permettra de démarrer un programme de collecte d’objets muséographiques et d’expositions dont la première fut consacrée aux « Musiques de Guyane », mais surtout de faire des propositions en matière de structure muséographique et de politique de développement culturel. Dans le projet présenté, l’accent est mis immédiatement sur la nécessité de créer autre chose qu’un musée « folklorique » classique, « qui a certes du charme, mais qui offre une représentation figée des cultures et des faits de société, orienté exclusivement vers un passé considéré comme intemporel ». Le futur musée doit se fixer « un objectif plus ambitieux qui s’organiserait autour de deux pôles » : le premier « centré sur une présentation des groupes ethniques et des cultures présentes en Guyane et sur une interprétation du rapport que chacun 123

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de ces groupes a établi au cours de son histoire avec différents milieux naturels (forêt, fleuves, zone côtière) », le second, « tout à fait complémentaire du premier, conduirait vers une approche de l’homme, ici saisi dans son histoire – ses histoires – et à travers la diversité des figures sociales et culturelles qui fondent l’identité guyanaise d’aujourd’hui » (Jean-Louis et Collomb, 1989, p. 14-15). Cette perspective est tout à fait nouvelle car, jusqu’à cette date, les objets de la culture matérielle des minorités ethniques trouvaient surtout leur place dans les boutiques d’artisanat pour touristes et en bord de route, sur quelques étals proposés par les populations elles-mêmes (l’artisanat bushinenge en particulier). Le passé de la Guyane était surtout confiné dans les préoccupations de la recherche historique et de la recherche archéologique (roches gravées, polissoirs, etc.). Quelques années plus tard, la présentation de la diversité guyanaise qui ne ferait plus qu’un, un « étant », proposée dans le Document d’orientation d’un pacte de développement de la Guyane (1999), a de quoi séduire plus d’un observateur des relations interethniques en Guyane, surtout si l’on rajoute que « l’identité de la société guyanaise », « réalité objective et caractère relatif » est « élaborée par les différentes communautés » et qu’elle est « en permanente recomposition dans les relations qu’elles entretiennent entre elles ». Les « exhibitions » muséographiques, les projets de développement touristique durable et les programmations culturelles récentes rendent-ils comptent de ces processus de guyanisation et correspondent-ils à une démarche entrant dans cette définition de l’identité guyanaise ? Dialogue interculturel ou développement culturel et économique séparé ? On constate effectivement que le rythme des expositions qui veulent incarner cette diversité des composantes de la culture guyanaise et les thématiques proposées par le Musée des cultures guyanaises12 depuis sa création traduisent bien cet engouement pour le patrimoine historique et pour le patrimoine ethnologique que l’on avait pu déceler au moment des assises de la culture de 1982. Mais, dans le même temps, on s’est efforcé de développer des structures plus modestes en commune, en cohérence avec les projets de développement touristiques et les besoins locaux en matière d’animation socioculturelle, sans oublier la nécessité de créer des emplois. L’exemple de l’écomusée de l’Approuague à Régina est de ce point de vue très significatif. Les Musées de France lui accordent leur label, l’équipe du Musée des cultures guyanaises encadre l’opération sur le plan muséographique, et les collectivités subventionnent le projet, en particulier grâce à des fonds européens. C’est ainsi que se développent des structures muséographiques qui mettent en valeur les héritages les plus traditionnels de la culture guyanaise (Musée des cultures guyanaises à Cayenne, Écomusée de l’Approuague à Régina), que continuent à être organisées des fêtes patronales en commune qui respectent de vieux principes de programmation (fêtes étalées sur quatre à cinq jours, journées 124

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thématiques, vin d’honneur, animation sportive, soirées animées par des associations, organisation d’une grande nuit durant laquelle on élit la « miss » de la commune, etc.), mais que peuvent aussi émerger des initiatives nouvelles comme un festival de musique à Saint-Laurent-du-Maroni. Des préoccupations locales de développement culturel ont toujours été privilégiées, en matière de mise en valeur des sites naturels, archéologiques et historiques (Cherubini, 1988), en faveur du développement rural (tourisme vert, projets d’écomusées consacrés aux activités rurales traditionnelles, etc.), et des goûts bien différenciés d’une génération à l’autre ont toujours contribué à séparer les scènes artistiques et festives, voire sportives, ludiques et muséographiques. Le pluralisme culturel est donc avant tout exprimé à travers un certain nombre de choix locaux (ethniques et culturels, transculturels comme certaines musiques) mais reste dépendant de l’importance et de la forme de la mobilisation que ces derniers peuvent susciter. La Fête Saramaka, par exemple, organisée pour la troisième année consécutive en novembre 2004 à Cayenne, sur la place des Palmistes, a pour origine les activités d’une association créée en 1996 à Cayenne qui milite pour une reconnaissance de leur identité. Il est en revanche plus inquiétant de voir certaines formes de mobilisations, qui paraîtraient pourtant assez évidentes au regard des enjeux que représentent les projets qui les sous-tendent, prendre énormément de retard selon la nature des projets et, probablement aussi, leur éloignement des centres du pouvoir. C’est le cas, en particulier, du Parc national de la Guyane qui semble n’avoir rencontré (et écouté) les représentants des principaux groupes concernées par son ouverture, les chefs coutumiers et les associations amérindiennes, qu’à partir de 1995 et, surtout au moment de la relance du projet en 2003. L’idée de créer un parc national remonte quant à elle à 1974. Il avait été proposé, entre autres, une mise en réserve de la région de Saül. Le principe avait été retenu en 1976. En 1979, ce projet a reçu un avis défavorable de la part du conseil régional13. L’un des premiers rapports consacrés au parc national, rédigé par Jean-Marc Thiolay en décembre 1984, proposait « une zone périphérique qui s’appuierait sur les trois communes de Maripasoula, de Camopi et de Saül, aisément accessibles de Cayenne par avion, ainsi que par bateau pour les deux premières. Chacune possède des attraits touristiques indéniables (fleuves larges et villages indiens pour Maripasoula et Camopi, 120 km de layons dans un sous-bois magnifique pour Saül) ». La « zone de pré-parc » de Saül prévoyait une infrastructure hôtelière, des installations de loisirs, etc. Le projet ainsi ébauché avait surtout mis en évidence la biodiversité et le potentiel que pouvait représenter pour les communes du Sud un développement de l’offre touristique, sans aborder la question de la participation des populations concernées à la mise en place du parc, des contraintes que celui-ci impliquait, sans aborder la question de la consultation préalable des populations amérindiennes (ni du reste bushinenge, les Aluku étant présentés comme favorables au projet), sans trop évoquer la question des droits 125

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coutumiers et des droits fonciers qui commençait à émerger au sein des réunions organisées par les différentes associations amérindiennes de Guyane. Mais suite au sommet de Rio de 1992, le projet a pris une ampleur plus considérable, avec la nomination d’une mission d’étude en 1993 qui a fait une première proposition en 1995, puis une seconde en 1997, toutes deux rejetées, avant qu’une relance ne soit effective en 2003, suite au sommet de Johannesbourg de 2002. En 1995, il est proposé par la mission d‘étude du parc une zone protégée où les activités humaines sont interdites et une zone périphérique qui engloberait les villages et au sein de laquelle on identifierait des zones d’activité minières contrôlées. Ce projet est à nouveau rejeté et, en 1997, les négociations avec les représentants des populations améridiennes aboutissent à un accord qui permet aux peuples autochtones de pratiquer leurs activités traditionnelles et de circuler librement, qui interdit les activités minières dans les zones protégées14. Pour le ministère de l’Écologie et du Développement durable, « la création d’un parc national contribue au maintien des modes de vie traditionnels (…) l’accès au public est encadré »15. L’ Avant-projet pour la création d’un parc national en Guyane, remis en octobre 2005, constitue la dernière version du parc qui a été soumise aux collectivités territoriales de la Guyane (Congrès du 18 novembre 2005), qui ont surtout évoqué d’autres priorités pour la Guyane. En 2004-2006, on s’inquiète plus particulièrement de l’exploitation aurifère dans l’intérieur, déjà évoquée par Thiolay en 1984, de ses incidences sur les relations interethniques (violences accrues, crimes de sang, etc.), des problèmes de santé publique posés par le mercure et diverses pathologies en recrudescence, de la paupérisation croissante des villages (en particulier ceux qui sont situés dans les « zones de droit d’usage » créées en 1995), du nombre élevé de suicides. Conscients de ces problèmes, les représentants des communautés amérindiennes insistent sur la nécessité de revaloriser la coutume et les traditions, de relancer la dynamique sociale dans les villages. Les jeunes Amérindiens demandent à être formés aux métiers du tourisme car «l’ethnotourisme » développé dans les parcs indonésiens et kenyans est d’ores et déjà présenté comme une menace pour les populations autochtones de Guyane. Mais des rumeurs persistantes annoncent que des tours-opérateurs ont déjà été directement sollicités par les maires des communes du Sud. C’est dans un tel contexte que les populations autochtones du parc (Wayapi, Teko, Wayana) auront, probablement dans l’urgence, à élaborer des projets culturels permettant de « valoriser » leur artisanat et leurs pratiques ancestrales. CONCLUSION On a vu que cet enchevêtrement du tourisme, de l’expression culturelle artistique et muséographique, du développement local (des projets locaux de développement articulés en particulier en revendications identitaires), était au centre de notre analyse de l’émergence d’un dialogue interculturel, en quel126

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que sorte novateur et porteur de nouvelles valeurs culturelles, à l’échelle de certains projets et des manifestations les plus ambitieuses du développement culturel et touristique de la Guyane : parcs naturels, musées ethnologiques et historiques, festivals musicaux, etc. La question qui est alors posée est de savoir si ces modèles émergents en Guyane (tourisme domestique, tourisme culturel, écotourisme, articulés sur des modèles plus classiques de tourisme international et de développement durable) ne sont pas aussi des modèles de relations post-coloniales qui pourraient nous donner des clés de lecture pour la construction des dynamiques en cours dans la région caraïbe. Les deux exemples du parc national et du festival transamazonien de Saint-Laurent-du-Maroni illustrent, chacun à leur manière, deux des enjeux actuels de l’ouverture de la pluriethnicité guyanaise sur la modernité des relations interculturelles dans la région caraïbe : une inscription du patrimoine historique et naturel dans la communauté des biens naturels et culturels de l’aire circumcaraïbe (la forêt guyanaise « véritable sanctuaire de la faune et de la flore », avec son statut de parc national, rejoint le patrimoine de l’humanité, l’architecture du bagne étant protégée par les Monuments historiques), une avancée vers « une reconnaissance du droit des communautés à participer à l’administration de leurs ressources naturelles et de leurs territoires »16 et une avancée dans « l’établissement d’un partenariat solide avec les principales institutions artistiques des pays voisins » (Surinam, Brésil, Caraïbe) qui se traduit par « une coopération transfrontalière et européenne importante »17. Mais dans la mesure où le développement du tourisme est étroitement associé à ces différentes manifestations et structures, il nous paraît intéressant d’introduire dans ce type d’analyse des éléments issus de l’évolution récente de l’anthropologie du tourisme : l’observation du « marketing » de l’héritage (Bruner, 2005), l’analyse de la consommation des paysages et de la culture traditionnelle (Sheller, 2003), etc. Les travaux en anthropologie du tourisme nous montrent que le dialogue interculturel ne se construit plus nécessairement sur une base d’authenticité. Les travaux d’Edward Bruner (1989, 2005) démontrent parfaitement que le tourisme est une nouvelle culture qui se construit sur la relation entre les performances touristiques et les matrices culturelles locales, sur les rapports entre l’imitation et l’authentique (voir, par exemple, les danses balinaises pour touristes) sur le fait que les performances touristiques ne sont que des répliques du « présent ethnographique ». Les modèles du tourisme domestique, du tourisme international, du tourisme vert, du tourisme culturel viennent s’enchâsser et s’entrecroiser autour de projets qui constituent le plus souvent des moyens de réhabiliter des images dites rétrogrades de l‘histoire guyanaise, des événements historiques non encore assumés par la population locale, des territoires oubliés de la croissance économique et de la modernité. L’entrée dans un modèle de relations post-coloniales nouvelles nous paraît donc être plus que jamais d’actualité dans cette Guyane isolée aux marges de l’aire culturelle caribéenne, dont il 127

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n’est pas inutile de rappeler que sa population a triplé depuis le début des années 1970 et que celle-ci n’était que de 23 000 habitants en 1930. Bernard CHERUBINI Université Victor Segalen Bordeaux 2

Notes 1. On désigne désormais sous ce terme (littéralement « nègres des bois ») les descendants des populations issues des communautés de « marrons » (esclaves fugitifs) venues du Surinam voisin aux XVIIIe et XIXe siècles (Aluku, Saramaka, Ndjuka, Paramaka) qui se sont établies le long du Maroni et dans des villages littoraux de la Guyane. On le trouve souvent orthographié « bushinengué » dans la presse guyanaise. Richard et Sally Price (2002) font toutefois remarquer que ce choix est contesté par les Saramaka qui considèrent qu’il s’agit d’un terme propre au vocabulaire Aluku (appellation choisie pour remplacer celle de Boni). Ces auteurs préfèrent utiliser du reste le terme générique de Marrons qui rend plus hommage au rôle joué par ces populations dans l’histoire sociale de la région caraïbe. Dans la même optique, il faut signaler le choix que nous ferons de l’orthographe Ndjuka (graphie communément admise), plutôt que Ndyuka, plus conforme à la prononciation. On notera l’usage de plus en plus fréquent des termes Teko (plutôt que Emerillon), Lokono, (plutôt que Arawack), Kali’na (plutôt que Galibi), pour désigner ces ethnies amérindiennes. 2. Voir texte de l’arrêté du 13 mars 2006 portant prise en considération du projet de création du Parc national de Guyane dénommé « Parc amazonien en Guyane » (Journal officiel du 14 mars 2006). 3. Source : site web du Centre culturel de rencontre transamazonienne (CCT) qui fait la présentation du festival des Transamazoniennes, créé en 1997, et dont la troisième édition en novembre 2002 a constitué « un événement artistique d’ampleur internationale » (www.transamazoniennes.com). 4. L’ancrage sur le continent sud-américain et la frontière avec le Brésil conduisent très souvent les autorités administratives du département à insister sur l’originalité de la Guyane en termes de biodiversité, de richesses naturelles, de perspectives de développement durable, comme si la société d’habitation, moteur économique qui a façonné les terres cultivables du littoral et qui est à l’origine du peuplement initial de la Guyane n’avait pas laissé de trace sur le plan socioculturel. 5. L’essentiel de cette population créole guyanaise est composée de métis descendants des esclaves libres et affranchis, des engagés africains recrutés après la suppression de la traite et de l’esclavage, des colons blancs qui avaient survécu à l’expédition de Kourou de 1764 (environ un millier) et qui s’étaient rapidement métissés, des descendants de quelques familles blanches de colons qui avaient fait souche dans la colonie (habitants, administrateurs, militaires), de Chinois et d’Indiens très rapidement métissés à la fin du XIX e siècle. 6. Ce document est issu d’une réflexion commune des collectivités, des principaux acteurs politiques, économiques et sociaux, à un moment où il était question de créer

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une nouvelle collectivité en Guyane à partir d’une réforme institutionnelle qui n’a pas pu aboutir jusqu’à présent. 7. 178 347 au 1er janvier 2003 sur la base du recensement de l’INSEE de 1999. Source : conseil régional de la Guyane (2006), site web de la région Guyane. Certains observateurs parlent dans le même temps de quelque 200 000 habitants, compte tenu de l’importance de l’immigration clandestine observée sur les sites d’orpaillage et quelques zones frontières, proches du Surinam et du Brésil. 8. Pour notre part, nous estimions cette population à 150 000 habitants en 1996, avec une proportion de créoles guyanais de 38 % et d’étrangers de 35 % (Cherubini, 1999, p. 411). 9. On trouvera dans l’ouvrage collectif édité par Justin Daniel (1996), Les îles Caraïbes, une évocation de certaines de ces critiques sous les plumes de John Laguerre et de Michel Giraud. 10. Extraits du site web du CCT. 11. Dans une des contribution marquante de ces assises, Jacques Lony rappellera que « malgré l’évolution du cadre de vie, malgré son affirmation d’avoir des racines en Afrique, le Guyanais a un comportement profondément européen ». 12. Citons, en particulier, parmi les plus récentes, les expositions : Les arts des marrons (23 avril-31 août 2005), Métamorphoses d’une société. La Guyane 18481974 (15 janvier-22 avril 2005), Na’na Kali’na : une histoire des Kali’na tilewuyu en Guyane (10 septembre-9 octobre 2004), Les chaînes du passé. Esclavage et abolition en Guyane (10 juin-4 septembre 2004), Musiques plurielles et sociétés traditionnelles en Guyane (20 juillet 2001-27 avril 2002). 13. Extraits du Livre blanc de l’environnement, 1982. 14. Voir une série de prises de position de la part des communautés amérindiennes dans Oka. Mag, n° 28, 2005. 15. Lettre du ministère au Comité de solidarité avec les Indiens des Amériques (CSIA) : Lettre Natassinan n° 28 (site web : http:// www.csia-natassinan.org). 16. Selon les termes utilisés par Alexis Tiouka pour qualifier le « premier principe à respecter » dans la création d’un parc national en Guyane dans « Droits des peuples autochtones et création des aires protégées. Le cas du parc national de la Guyane », Bulletin ICRA/IKEWAN, n° 18, août 2005. 17. Voir : présentation du CCT sur le site web du CCT, op. cit.

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EL TRABAJO CULTURAL COMUNITARIO EN SECTORES DESFAVORECIDOS DE SANTIAGO Y SANTO DOMINGO, UN CAMINO DE FORTALECIMIENTO DE LA IDENTIDAD PERSONAL Y SOCIAL ... de tantas cuentas deficitarias, la lista de insatisfacciones está repleta de asuntos culturales: ¿cómo tratar la pérdida de identidades, (…) qué hacer con los migrantes y los diferentes, cómo encontrar sentido y claridad entre las confusiones? (García Canclini)

Como resultado de las deficientes políticas culturales, o de su inexistencia, el crecimiento de los asentamientos urbanos está matizado por un enfoque hegemónico que enfatiza los valores simbólicos culturales que representan a sectores de altos ingresos, y un enfoque metropolitano, por la tendencia a la concentración centralizadora de las instituciones culturales en las grandes ciudades. Esto contribuye a «despoblar» ciertas zonas de opciones y ofertas culturales y educativas, en particular aquellas donde existen concentraciones poblacionales de bajos ingresos. Este sector poblacional no es considerado tampoco como una demanda atendible por las instituciones educativas de carácter privado, que puedan ofrecer un nivel de calidad académica competitivo. Otras carencias, como la insuficiencia de instituciones culturales organizadas tales como bibliotecas, casas de cultura o centros deportivos que movilicen e integren la participación ciudadana en programas de educación informal y de promoción cultural contribuyen a que la cosmovisión del individuo estreche cada vez más sus horizontes, y concluya finalmente con su exclusión del sistema de relaciones sociales, formalizadas para las diversas esferas de la vida. El Programa de Desarrollo Comunitario, PRODECO, auspiciado por el Grupo León Jimenes para los sectores Nordeste de Santiago y de Bayona y Honduras en Santo Domingo, ejecutado por las organizaciones de la sociedad civil organizadas y coordinado por el CEUR-PUCMM desde 1997, es 133

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concebido para promover la integración de los residentes en sectores urbanos desfavorecidos a los procesos de desarrollo de capacidades y de acceso a oportunidades desde un enfoque autogestionario y asociativo. Como condición de partida, se activan mecanismos participativos comunitarios en procesos de conocimiento de su realidad, mediante la instrumentación del método de Diagnóstico Ambiental Participativo, para luego construir la Agenda Ambiental que oriente las acciones de transformación de las condiciones de vida. Al aplicar los principios de la investigación – acción participativa, se abre el espacio a «…un método aprehendido por la comunidad, que se transforma al mismo ritmo de cambio con que evoluciona la dinámica social».1 Este es un resorte para el «despertar» de la conciencia de sí, o lo que es lo mismo de su identidad singular y plural, ya que conduce a la identificación y abordaje de las condiciones limitantes objetivas de su desarrollo como individuos y como grupos humanos. Asimismo, conduce al enfrentamiento de las condiciones limitantes subjetivas, es decir, las que resultan de un proceso de «des-identificación», con los derechos y obligaciones sociales. Cuando se habla de la identidad de un sujeto individual o colectivo, se hace referencia a procesos que permiten asumir que ese sujeto, en determinado momento y contexto, es y tiene conciencia de ser el mismo (...)2. No es igual la proyección cultural de los que «padecen» las segundas, de los que no las padecen, aunque ambos padezcan las primeras. La identidad cultural es el lugar en que se vive la cultura como subjetividad, en donde la colectividad se piensa como sujeto 3 . Afirma Egg, que la aproximación a este problema se realiza desde dos proposiciones comunes a la antropología cultural: los individuos hacen la cultura que los modela, la cultura modela a los individuos que la hacen. Unas de las limitantes subjetivas lo constituye el restringido sentido otorgado a la noción de lo cultural. La ampliación de la noción de lo cultural, permite a los agentes comunitarios identificar esta noción con la de mejoría de la calidad de vida y desarrollo. Las transformaciones que ocurren en la esfera espiritual no excluyen aquellas verificables en la esfera material de vida. Sin embargo, ha sido muy común en el sistema vigente de valoraciones sociales, marginar el campo de influencia de lo cultural a la dimensión del saber, del disfrute o del placer estético, desvinculándolo de las restantes dimensiones de la existencia. Este enfoque ha restringido, en particular en los asentamientos barriales, la percepción de la naturaleza integradora y restauradora de lo cultural. Se trata pues, que el hombre alcanza una dimensión superior de su condición humana (cultural), cuando es capaz de actuar con un sentido constructivo de futuro, cuando logra salir de un estado inmóvil, «acomodado» a su destino. 134

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LA TRASCENDENCIA DEL TRABAJO CULTURAL COMUNITARIO4 La práctica comunitaria es una manifestación de la concertación de intereses entre diferentes actores, que se orientan solidariamente hacia un beneficio colectivo 5.

La esfera de los aconteceres culturales constituye una importante parte de la existencia de los conglomerados humanos y, aún cuando no se identifiquen como tales, se entremezclan perceptible e imperceptiblemente en los escenarios de la vida cotidiana comunitaria. Generalmente, las condiciones de vida urbana en los sectores pobres reclaman de forma priorizada el mejoramiento de aquellos problemas relacionados con la degradación del medio ambiente, con el deterioro de la infraestructura urbana y los servicios básicos. Pero, cuando se entiende que los problemas de la proyección humana individual y grupal, el estímulo al saber popular, la expresión de las aptitudes especiales y el reforzamiento de la noción de identidad son vitales para el desarrollo de una comunidad, se alcanza una dimensión nueva en el análisis y la acción participativa. Esto explica la presencia del componente cultural en el PRODECO, en tanto constituye, a la vez que meta-proyectos, un medio que viabiliza la disposición participativa comunitaria dada la cualidad motivadora y aglutinadora de sus acciones. El trabajo cultural comunitario demanda, más que ningún otro trabajo social, la renovación cada día más del repertorio de procederes, considerando la preponderante dinámica individuo–grupo (relación sujeto-sujetos) en la trama social comunitaria. Esta relación es relevante en las comunidades y barrios menos favorecidos, al requerirse de la fuerza del grupo para alcanzar realizaciones vinculadas con el desarrollo. Sin embargo, el sentido de la gestión y la autogestión para el desarrollo tiene aquí generalmente una impronta individual muy marcada, incluso cuando se realiza bajo la cobertura de una organización comunitaria. Esta peculiaridad posiblemente resulta de la marcada valoración que se otorga en el barrio a las relaciones interpersonales. La personalización de las acciones tiene como contrapartida una dinámica entre lo social y lo individual, que aunque contradictoria, no promueve la disolución de lo individual ni la absolutización de lo social. El fortalecimiento de las potencialidades de la integración grupal en pro de ejecutar acciones de transformación social y en beneficio de la mayoría, es una estrategia que parte del sujeto para alcanzar el grupo. No se trata Lo anterior significa que, el enfoque de abordaje del trabajo cultural comunitario requiere «…acudir a otras estrategias, paradigmas y procesos metodológicos menos rígidos, menos espontáneos y más recursivos»6. La experiencia continuada y reflexionada de PRODECO, sugiere que en el trabajo cultural existen regularidades que rebasan las fronteras de lo local. 135

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Asimismo, posibilitan su observación en el proceso de gestación de proyectos y acciones de perfil cultural similar, en contextos urbanos diferentes. Los puntos de enlace no serían la semejante condición socio-cultural entre las comunidades intervenidas, ni la indispensable flexibilidad del enfoque metodológico del técnico, sino más bien las siguientes condiciones:

• • • •

la maduración y concientización de las comunidades de sus necesidades culturales, especialmente mediante la integración a las acciones y procesos del trabajo comunitario, la necesaria correspondencia del perfil de los proyectos con el tipo de necesidad cultural de las comunidades, la promoción de acciones que generen procesos como garantía para su continuidad y sostenibilidad y, la inducción de la disposición participativa de los agentes locales, mediante el ejercicio demostrativo que representa la propia práctica cultural.

En todos ellos se observa un común denominador, que es el valor trascendente de la instauración de una práctica cultural para fomentar la gestión cultural participativa y el progreso, entendido como la correspondencia entre las intenciones y los resultados. La dilación del ejercicio de la práctica cultural parece dilatar también la anhelada y necesaria cohesión de las voluntades en torno de algún proyecto. Es común que, la identificación del individuo con el contexto urbano en que habita, generalmente se enajena debido a la presión misma de sus condiciones de vida. Esto se agrava, cuando por esta razón se convierte paradójicamente en un consumidor pasivo, ya sea del hábitat, de la diversión o de la cultura 7. Marc Augé (1993), afirma que «Si un lugar puede definirse como lugar de identidad, relacional e histórico, un espacio que no puede definirse como espacio de identidad ni como relacional ni como histórico, definirá un no lugar»8 . En este sentido, las acciones culturales dirigidas a restaurar los «espacios de convivencia»9 y al reencuentro con la identidad comunitaria, constituyen un instrumento fundamental para la promoción del desarrollo de las comunidades, basado en la práctica participativa de sus miembros y la activación de su sentido de ciudadanía. Los parques, instalaciones deportivos y centros comunales son los espacios públicos de convivencia comunitaria que generalmente se asocian sólo a la recreación, al juego o al descanso. Son estos escasos espacios de participación la alternativa a los abundantes espacios de representación, en los que se normativiza su acceso y uso, promoviéndose actividades de participación minoritaria que generan diferenciación y segregación social. Por el contrario, en los espacios públicos de participación se promueve la socialización de los distintos grupos, generándose integración e inclusión social. 136

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Generalmente, los contenidos culturales promovidos por las comunidades son espontáneos y de limitado alcance, debido a la falta de recursos y/o a la debilidad de las capacidades de gestión cultural productiva de los agentes comunitarios, por lo que esta problemática constituye una motivación de gran importancia para el trabajo cultural comunitario, en cuanto se demanda la generación de procesos que fortalezcan la función sociocultural de dichos espacios. Una cualidad de la experiencia PRODECO ha sido la conjugación en su desarrollo de dos tipos de estadios propios de los procesos de trabajo cultural comunitario, al promoverse la presencia cíclica de componentes de la cultura receptiva (o de consumo), y de la cultura productiva (o de participación) en el ámbito de los Proyectos Culturales. Existe una diferenciación entre la transformación o cambio inducido que se produce en el ámbito de la cultura receptiva (o de consumo), y la transformación o cambio autónomo10, que se produce en el ámbito de la cultura productiva (o de participación). La diferencia principal radica en que el producto del sujeto cultural productivo está animado del influjo del sentido de la identidad, que lo conecta esencialmente con sus potencialidades, en lugar de enajenarlo. Una de las transformaciones más significativas que se producen bajo esa condición cultural, es en la adopción de una actitud «integrada» a los procesos de desarrollo, cara contraria a la actitud «marginal», ajena al sentido de responsabilidad individual y social. Se habla del actor urbano activo (Henao Delgado, 1996) para referir al ciudadano que pasa de una condición cultural de pasiva receptividad a una condición cultural productiva Los proyectos culturales PRODECO se caracterizan por la diversidad de sus perfiles y por su anclaje en importantes espacios de convivencia. En Santiago, el Parque Eduardo León Jimenes y en Bayona, el Centro de Acción Parroquial y la Sociedad de Socorro Mutuo, se han convertido en focos culturales comunitarios. La dimensión espacial de la vida humana tiene un peso simbólico importante, y los espacios barriales están cargados de esta dimensión simbólica, hay hitos constituyentes de identidad, como por ejemplo los puntos de encuentro (Cela, 2001). El espacio sucio, abandonado y contaminado del barrio es un símbolo espacial de su condición social. La recuperación de ese espacio es un símbolo que expresa una autoestima colectiva recuperada. Un ejemplo representativo de la referida experiencia es el proyecto cultural de los Talleres de Educación Artística y Artesanal, porque promueven, no sólo el acercamiento de los participantes al hecho productivo cultural al crear opciones diversas de educación en labores artísticas y artesanales para niños, adolescentes y adultos, sino también, la oportunidad de entablar una relación más activa con su entorno comunitario. Constituyen una vía para el desarrollo personal, la proyección social de los nuevos saberes y, a la vez, de 137

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ampliación de los ingresos familiares en el caso de participantes jóvenes y adultos, cuando comercializan los productos elaborados en ellos. Desde su planificación e implementación en 1999 en Santiago, y en el 2002 en Santo Domingo, los Talleres han cumplido con estas funciones y a la vez han sido generadores de nuevas necesidades y por tanto de nuevos procesos de trabajo cultural comunitario. Más de 500 niños y jóvenes del sector nordeste de Santiago desarrollaron experiencias de práctica artística danzaria, musical y plástica, entre 1999 y el 2004. En Bayona cerca de 400 adolescentes y mujeres se iniciaron en prácticas culturales de carácter artesanal, desarrollando experiencias en la elaboración de productos de pedrería, tarjetería, costura, bordado y tejido y otros tipos de labores manuales, entre el 2002 y el 2005. La continuidad de este proyecto en ambos sectores, fue también posible, entre otros factores de carácter sociocultural, por la introducción de formas de auto sustentación económica. Los trabajadores culturales comunitarios se entrenaron en aspectos de gestión y administración de los procesos en marcha, creándose un sistema de ahorros e inversiones, que les permitió alcanzar apreciables metas en este sentido. Hoy, en Santiago ha sido creada la Escuela Popular de Arte y Oficios, ya en proceso de incorporación, y, en Bayona, el Centro de Iniciativas Económicas y Culturales, primeras instituciones manejadas con recursos humanos comunitarios. La EPA exhibe un nivel de auto sostenimiento de sus gastos operativos en un 55%, y el Centro ha dado sus primeros pasos en esta dirección. Esta característica tiende a fomentar el sentido de responsabilidad personal y grupal con las creaciones comunitarias, y a fortalecer el sentido de pertenencia. Los resultados son elocuentes y confirman la necesidad de orientar el desarrollo comunitario sobre el fuerte basamento del trabajo cultural, que aglutina intereses y produce satisfacción identitaria. La cultura tiene la función integradora de favorecer la integración del hombre al tejido social, cuyas claves casi siempre desconoce11. El objetivo de la Cultura (Weinberg, 1993; cita a Bergues) es dar sentido al mundo que rodea al hombre, frente a los dramáticos desafíos de los fenómenos contemporáneos (urbanización, industrialización, alteraciones en la tabla de valores, en las modalidades del quehacer cotidiano). CONQUISTAS DE IDENTIDAD EN EL TRABAJO CULTURAL COMUNITARIO Cuando Castells distingue tres tipos de identidades12, la legitimizante (formada por instituciones sociales dominantes), la de resistencia (generada por actores sociales en condiciones devaluadas o estigmatizadas por la lógica de dominación) y, la identidad de proyecto (generada por actores sociales que construyen una nueva identidad que redefine su posición en la sociedad, a partir de los ¨materiales culturales¨ a su disposición), se comprende de 138

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inmediato la necesidad de orientar el trabajo cultural comunitario a la tarea trascendente de construir un tipo de identidad de proyecto. En los últimos años, los psicólogos y otros científicos sociales se adhieren a la corriente que considera que hay dos elementos absolutamente necesarios de la identidad colectiva: la conciencia de pertenencia y la auto categorización (De la Torre, 2001). Un grupo identitario se constituye allí donde los miembros comparten sentimientos de pertenencia derivados de procesos de clasificación por categorías, y, donde estas pertenencias a grupos sociales contribuyen a la buena autoestima e identidad personal en los miembros. El sentido de pertenencia a un grupo cultural tiene posibilidades de expresión en diversas dimensiones que van desde un carácter cerrado a uno abierto. El trabajo cultural comunitario se enfoca a desarrollar sentidos de pertenencia mediante el accionar cultural, asociados a la formación de grupos abiertos, capaces de entablar relaciones interactivas con la realidad barrial, sectorial y general urbana. Promover la disposición autónoma al cambio, por encima de una disposición inducida, es uno de los valores constructivos que se fomentan en la constitución de grupos culturales que desarrollan la cualidad de gestores de procesos participativos con sentido de continuidad y transformación. No existen fórmulas ni esquemas, pero sí métodos de trabajo que privilegian la valoración y aprovechamiento del potencial local, para con él acometer la empresa transformadora. Este fue el inicio del trabajo cultural en PRODECO, al identificar y aglutinar el Potencial Cultural Comunitario, capital humano residente en las comunidades, por considerarlo fuerza fundamental para la ejecución de cualquier propósito de mejoramiento cultural. Son en esencia personas sensibilizadas con la necesidad de acceder a las oportunidades de desarrollo personal y social: maestros, artistas, comunicadores, deportistas, y artesanos son potencialmente agentes de cambio por sí mismos. La celebración de un Encuentro del Potencial Cultural Comunitario y la comunidad en general fue el paso siguiente, cuyos objetivos básicos serían: -

Intercambiar ideas sobre la situación del desarrollo cultural de las comunidades del Sector con los participantes Movilizar la opinión y participación de los residentes en torno a la importancia del trabajo cultural comunitario Exponer resultados culturales (artísticos y deportivos) del Potencial identificado Reconocer el aporte de destacados miembros de las comunidades del Sector en las esferas de la Educación, el Arte, el Deporte y el Trabajo Comunitario 139

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Proponer y elaborar un registro permanente del Potencial Cultural local

El principal aporte de este proceder ha sido la conformación de los grupos abiertos de trabajo cultural comunitario, y la captación de facilitadores para los procesos de educación artística y artesanal proyectados en la Agenda. La eficacia de los procesos de trabajo cultural comunitario se va constituyendo desde las acciones iniciales, cuando son edificados desde lo interno, con el material cultural disponible. Esto no excluye la necesidad de reforzar este material con recursos humanos externos, pero dispuestos a identificarse con los principios del proceso, al punto de lograr un alto nivel de involucramiento y comprensión con las características y propósitos del desarrollo cultural comunitario y llegar a formar parte del grupo gestor. La Escuela Popular de Arte y Oficios de Santiago es una institución cultural comunitaria singular, ya que trabaja no sólo por la promoción democrática de prácticas y saberes de acceso limitado para las poblaciones de escasos recursos y precario nivel de vida, sino en la reinserción de estas comunidades en el tejido social y en el sistema formal de oportunidades que se generan en el mismo. La meta de institucionalizar este tipo de proyecto comunitario, responde a la necesidad de romper con las barreras estructurales de la segregación sociocultural. Por su parte el Centro de Iniciativas Económicas y Culturales de Bayona es una institución que combina la promoción de los saberes y prácticas artesanales y técnicas con el fortalecimiento de las capacidades de desempeño de hombres y mujeres para los emprendimientos de menor escala, pero que potencializa su posicionamiento en el sector productivo urbano y el mercado de oportunidades económicas. La creación de una institución cultural como es la Biblioteca Parroquial Justina Jaime de Bayona, de clara vocación de servicio comunitario, constituida con esfuerzos asociados de la comunidad y la parroquia, es un aporte del trabajo cultural de organizaciones locales integradas a los procesos de transformación de una realidad carente de opciones de este tipo, siquiera en alguno de los once centros educativos de la zona. El valor modélico de estas realizaciones culturales comunitarias radica en los procesos que las sustentan, que convierten simultáneamente a sus participantes en productores y productos culturales, al generar como resultado fundamental, no sólo capacidades, oportunidades y nuevos recursos, sino, especialmente, nuevos símbolos de la identidad cultural, reconocidos dentro y fuera del ámbito local, insertados en territorio barrial en condición de focos culturales en conexión con otros territorios urbanos, salvando la disparidad y distancia existente para el acceso a los bienes culturales, denominada por Egg como foso cultural (1983). 140

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La transformación de un foso cultural contractor del desarrollo, en foco cultural promotor del cambio, es el principal valor del enfoque del trabajo cultural comunitario en PRODECO. Elvia OJEDA Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra (République Dominicaine)

Notes 1. Jorge Murcia Florián, Investigar Para Cambiar, Un Enfoque sobre investigación -acción participante. Ediciones Magisterio, colección Mesa Redonda, Bogotá, 1999; en recopilación de materiales del Curso «El Cambio de Paradigmas en las Ciencias Sociales» impartido por el Padre Prudencio Piña. PUCMM-Santiago. 2. Carolina De la Torre, Las Identidades. Una mirada desde la Psicología. Centro de Investigación y Desarrollo de la Cultura Cubana Juan Marinello, La Habana, Cuba, 2001. 3. Egg Ander, La Problemática de la Identidad Cultural como tema central de la Política Cultural de los años 80´s. En: La Políticas Culturales en América Latina: Una Reflexión Plural. Jorge Cornejo Polar, editor. Ediciones APPAC, Lima, Perú, 1988. 4. Elvia Ojeda, Adaptado del Capítulo homónimo en: La Gestión del Desarrollo comunitario. Experiencia en los Sectores Bayona y Honduras, CEUR-PUCMM y Grupo León Jimenes. República Dominicana, abril 2003. 5. Julio Corral, José Sánchez, Elvia Ojeda et al., PRODECO. Continuidad de la Práctica Comunitaria: Una Actitud al Cambio; Pág.12. CEUR-PUCMM, Grupo León Jimenes. República Dominicana, 2001. 6. Jorge Murcia Florián, ob. cit. 7. Ezequiel Ander Egg, Metodología y Práctica de la Animación Socio Cultural; Instituto de Ciencias Sociales, 1983, p. 104 8. Marc Augé, Editorial Gedisa, 1993, Col. Cla-de-ma. Trad. M. M. Mizraji, Barcelona. (tomado de www.barcelona 2004 – Biblioteca Selecta). 9. Ibidem. 10. Julio Corral, José Sánchez, Elvia Ojeda et al., PRODECO. Una Experiencia Innovadora de Práctica Comunitario y Compromiso Social. CEUR/PUCMM/ GRUPO LEON JIMENES. Santiago de los Caballeros, 2000, p. 4. 11. Gregorio Weinberg, Sobre Historia - Sobre Cultura. En: Medio Ambiente y Urbanización, año 10, vol. 43-44, jun-sep. 1993. 12. Manuel Castells, El poder de la identidad, vol. II. La Era de la Información: Economía, Sociedad y Cultura Alianza Editorial, Madrid, 1999.

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OUVERTURE CARIBÉENNE ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE : LA SÉLECTION DE FOOTBALL DE MARTINIQUE Cette communication est une recherche en cours. Je tiens à remercier Messieurs Eric Marie-Luce, Tony Marty, Alain Rapon et Joseph Ursulet pour leur aide et leurs encouragements. Le sport représente un fait social majeur dans l’histoire mondiale, et plus que tout autre sport, le football symbolise l’importance prise par « les passetemps anglais » depuis le XVIIIe siècle dans les sociétés (il est communément admis que le sport moderne est né en Angleterre d’une « combinaison » des loisirs comme la chasse à courre et des jeux pratiqués dans les écoles). « L’engouement est tel que le football serait devenu aujourd’hui la “bagatelle la plus sérieuse du monde” » (Gastaut, Mourlane, 2004, p. 6). Si ce phénomène représente au cours du temps la démocratisation d’une pratique, il montre aussi une cristallisation des échanges autour d’enjeux économiques et politiques. Car, comme le rappellent les historiens Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane « certes, le football repose sur l’adhésion à une règle, une pratique et un discours communs propres à créer du lien social. Il faut toutefois rappeler que ce sport repose avant tout sur le principe de la confrontation. De fait, il met en jeu la question des identités et du rapport à l’altérité » (Gastaut ; Mourlane, 2004, 8). Et ce point de vue n’est pas sans intérêt pour comprendre et pour répondre à la question de ce colloque « quels modèles pour la Caraïbe ? ». Comment le football a-t-il permis à la Martinique à travers sa Sélection d’affirmer son identité dans la région Caraïbe, mais aussi vis-à-vis de la France (sous-entendu ici et tout au long de l’article, la France hexagonale). En janvier 2002, la Sélection de football de Martinique atteint les quarts de finale de la Gold Cup. C’est un événement à plus d’un titre : rappelons d’abord que la Gold Cup est un tournoi prestigieux. Il s’agit de la rencontre des équipes de la Confédération Nord Centre Américaine et Caribéenne (CONCACAF), l’une des six Confédérations affiliées à la Fédération Internationale de Football Association (FIFA). La Gold Cup peut être comparée aux Championnats 143

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d’Europe des Nations. Le vainqueur de la Gold Cup représente, d’une part, la zone CONCACAF dans la Coupe de la Confédération de la FIFA ; d’autre part, il est aussi invité à participer à la Copa América. Il convient ensuite de mesurer, avec cette place de quart de finaliste, l’exploit sportif réalisé par cette Sélection de Martinique. En effet, l’équipe composée essentiellement de joueurs amateurs, a été confrontée tout au long de ce tournoi, à des équipes de joueurs professionnels, d’une part ; d’autre part, le sort du match est réglé au terme d’une séance de tirs au but. Il faut enfin souligner la singularité de la présence martiniquaise à la Gold Cup. La Sélection de Martinique n’estelle pas la seule équipe à représenter un territoire non indépendant dans cette compétition ? Comment la Sélection peut-elle jouer aux côtés d’équipes nationales issues de pays indépendants et ne pas représenter la France dans cette compétition internationale ? Pour comprendre cette situation, il faut dans un premier temps rappeler brièvement les origines de la Sélection ; puis dans une deuxième partie voir les étapes de l’intégration caribéenne ; et enfin dans une dernière partie analyser les enjeux d’une telle situation. UN FOOTBALL DE DIVERTISSEMENT « Sélection » et « équipe nationale » sont deux expressions synonymes, pour définir dans le cas présent, un groupe de footballeurs évoluant pour un État. Implicitement ces termes évoquent l’équipe de joueurs d’un État souverain qui personnifie juridiquement la nation, définie ici comme « une grande communauté humaine, le plus souvent installée sur un même territoire et qui possède une unité historique, linguistique, culturelle, économique plus ou moins forte » (Larousse, 2005, 724), d’où la spécificité de la Sélection de Martinique. Celle-ci ne représente pas compte tenu du statut de l’île – Département d’Outre-mer (DOM) et à ce titre intégré dans la République française –, un État indépendant. Mais la Sélection remplit au fur et à mesure la fonction d’une Sélection nationale, qui représente malgré le statut juridique, un pays différent de la France, un pays avec une identité nationale propre : la Martinique. Comme l’écrivent Fabien Archambault et Loïc Artiaga, « la définition de l’identité nationale ne procède aucunement d’une évidence naturelle. Désignant à la fois un sentiment d’appartenance et la conscience de faire partie d’un ensemble national, elle est une construction qui s’inscrit dans le temps » (Archambault, Artiaga, 2004, p. 38). S’il ne fait aucun doute aujourd’hui que la Sélection contribua à forger un sentiment national martiniquais, il n’en a pas toujours été ainsi. De ses débuts dans les années 1910, jusqu’en 1947, il n’existe pas « derrière » la Sélection de Martinique de dimension politique, ni même de réelle ambition sportive pour cette équipe. La Sélection joue épisodiquement contre les équipes de navires de passage. Elle ne fait pas l’objet d’un « management » (sélectionneur, préparateurs physiques, entraînements réguliers, etc.) de la part de l’Union 144

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des Sociétés Martiniquaises des Sports Athlétiques (USMSA) qui fédère à ce moment-là tous les sports de l’île. En fait, la Sélection de Martinique sert de divertissement aux navires de passage. D’ailleurs, comme le soulignent Christian Cabrera et Jacques Expert, « le match est le plus souvent conclu dans la journée, et l’équipe de la Martinique formée par les éléments présents ce jour-là » (Cabrera, Expert, 1982, p. 48). Il faut noter qu’en dehors des marins de passage, la Sélection a rencontré soit à domicile, soit en déplacement (qui sont très rares) au cours de cette période les équipes de la Barbade, de la Dominique et de la Guadeloupe. Mais ces rencontres se font de façon discontinue (Barbade 1931, Guadeloupe 1934, Dominique 1935), et ne permettent à la Martinique ni de sortir de son isolement sportif, ni de structurer une équipe. Les changements se produisent en fait, à partir de l’après-guerre en 1947. L’année 1947 marque en effet, une transition dans les rapports entre la Sélection et l’USMSA, et les fonctions dévolues à la Sélection. À la suite d’une défaite de la Sélection face au Violette Athlétique Club d’Haïti (match qui a eu lieu le lundi 21 avril 1947 au stade Louis-Achille où la Sélection de Martinique a perdu 4-1), l’USMSA décide, d’une part, de réellement prendre en charge la Sélection. Cela se traduit par la mise en place d’une préparation physique. L’USMSA forme deux équipes avec les joueurs des clubs existants. Les Rouges et les Bleus s’affrontent en début d’année 1948, en attendant le début du championnat. Il s’agit aussi par ces entraînements réguliers de créer un « sentiment d’équipe », un collectif martiniquais. L’USMSA, d’autre part, souligne au-delà de l’intérêt sportif, l’importance de ces échanges culturels apportés par ce type de rencontre. Lors de la réception donnée en l’honneur de ce match, le Président de l’USMSA rappelle « (…) l’intérêt primordial de ces relations sportives qu’on venait de jouer et qui ne feraient qu’affermir les relations culturelles déjà ébauchées par le professeur Aimé Césaire, le Docteur Montestruc, le Docteur Rose-Rosette » (Le Sportif, 26 avril 1947, p. 3). La Sélection cesse définitivement d’être une équipe de divertissement, pour entrer dans une phase de construction identitaire, d’une équipe en soi et d’une équipe pour la Martinique. « QUE LA CARAÏBE SOIT » (SPORT PLUS, N° 66, 1983) Si l’année 1947 représente une transition dans l’histoire de la Sélection, l’année 1948 est, elle, une date charnière. À partir de là et jusqu’en 1978 il y a incontestablement une ouverture vers la Caraïbe amorcée par l’USMSA, et poursuivie par la Ligue de Football Martiniquaise (LFM) créée le 8 juin 1952. Celle-ci se traduit par de nombreux matchs amicaux ; entre 1949 et 1978, la Sélection à domicile ou en déplacement rencontre les Sélections de Guadeloupe, Trinidad, du Surinam, d’Haïti, de la République Dominicaine ; ainsi que des clubs argentins, brésiliens et colombiens, et une participation accrue de la Sélection à plusieurs petits tournois : le Trophée Caraïbe organisé par la Guadeloupe avec les équipes de Guadeloupe, Martinique, Haïti, Guyane 145

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française, Guyane Hollandaise et Guyane anglaise ; la Coupe du Consulat des États-Unis avec les équipes de Guadeloupe et de Puerto Rico ; la Coupe de la Protectrice avec les équipes de Martinique, Guadeloupe et Curaçao. Il y a plusieurs éditions de ces tournois entre 1948 et 1969, mais l’ouverture vers la Caraïbe est timide et surtout, au vu des équipes rencontrées, très partielle. En fait, la Sélection de Martinique n’a pas encore la dimension d’une équipe nationale. Cela se perçoit à deux niveaux : - Premièrement dans le manque de motivation des joueurs. À la suite de la défaite de la Sélection contre la Guadeloupe le 22 avril 1978, le Cadre Technique Régional Louis Diaz à la question « ne croyez-vous pas qu’il y a également à la fois une trop grande dispersion dans les responsabilités et un manque patent d’ossature à cette sélection ? » répond : « je ne répondrai pas sur le premier point. C’est à vous de juger quelles peuvent être les conditions optimales pour la mise sur pied et l’application d’une politique. Je dirai simplement qu’une sélection à ‘ossature’ de club reste toujours souhaitable. Fautil encore que les joueurs convoqués par la Ligue de Football Martiniquaise viennent à l’entraînement comme ce n’est malheureusement pas le cas » (France-Antilles 6 mai 1978). La LFM souhaite, comme ce fut aussi le cas de l’USMSA après la Seconde Guerre mondiale, que la Sélection fonctionne comme un club de foot, c’est-à-dire avec une cohésion de groupe. - Deuxièmement par rapport au calendrier des matchs. Il reste irrégulier. Il y a des années sans match. L’objectif, semble-t-il, n’est pas de rencontrer des équipes étrangères dans une confrontation nationale Martinique/Autre mais de profiter des opportunités pour jouer contre de grandes équipes ou des clubs prestigieux comme le Santo FC de Pelé. En outre, l’introduction de la Coupe de France en Martinique en 1962, puis de la Coupe de la Ligue en 1974 concentre la politique de la LFM vers la France. Comme le souligne Tony Marty, « tout se passe comme si à cette époque, notre sélection devait ignorer son environnement naturel, la Caraïbe, et se tourner exclusivement vers la mère patrie, c’est le temps de l’exclusive » (France-Antilles, 29 décembre 2003). Aussi, l’adhésion de la LFM (ainsi que les ligues de la Guadeloupe et de la Guyane) à l’Union de Football des Caraïbes (UFC) créée le 28 janvier 1978 à Port-au-Prince constitue en soi un événement. D’un point de vue sportif, c’est la création d’une structure d’encadrement de compétitions officielles et régulières. L’UFC, entre 1978 et 1988, organise tous les deux ans la Coupe des Nations de la Caraïbe. Celle-ci devient en 1989 la Coupe Shell, et porte aujourd’hui le nom de Coupe Digicel (les différents noms de ce même tournoi sont liés aux sponsors qui les financent). La Sélection de Martinique qui, techniquement aux contacts des autres équipes et avec des entraînements réguliers, améliore son football, en a remporté trois éditions en 1983, 1985 et 1993. En outre, c’est une nouvelle tentative d’établissement d’un tournoi caribéen (à noter que le 24 septembre 1951 naît l’éphémère Caribbean Football 146

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Association au sein de la Commission Caraïbe) et une première confrontation entre des équipes nationales issues de pays souverains et les équipes des trois Départements Français d’Amérique (DFA) issues de territoires non indépendants. Les pays membres de l’UFC sont aujourd’hui Anguilla, Antigue et Barbuda, les Antilles Néerlandaises, Aruba, Barbade, Bermudes, Cuba, les îles Caymans, la Dominique, Grenade, la Guadeloupe, la Guyane française, Guyana, Haïti, la Jamaïque, la Martinique, Montserrat, Puerto Rico, la République Dominicaine, Saint-Kitts et Névis, Sainte-Lucie, Sin-Marteen, Saint-Vincent et les Grenadines, le Surinam, Trinidad et Tobago. Ce tournoi de l’UFC est donc important. Il permet un ancrage de la Sélection dans la Caraïbe. Il constitue par ailleurs une étape qualificative pour le tournoi de la Gold Cup (les trois premières équipes du tournoi UFC sont qualifiées pour première phase de la Gold Cup). Ainsi, c’est avec l’UFC que la Sélection de Martinique devient une équipe nationale, ce d’autant plus que parallèlement se poursuit un travail pour entrer pleinement dans la zone Caraïbe avec l’adhésion à la CONCACAF. Cette période qui commence dans les années 1970 et se poursuit jusqu’à nos jours, marque la valorisation de la Sélection. UNE SÉLECTION PORTE - DRAPEAU DE L’IDENTITÉ MARTINIQUAISE L’adhésion à l’UFC des Ligues de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique n’est en fait qu’une première étape dans l’intégration caribéenne. L’analyse de cette longue marche est intéressante, car elle révèle toutes les limites inhérentes au statut de DOM. La Ligue de Football de Guadeloupe (LFG) à travers ses présidents, le Docteur Chartol et surtout Jacques Rugard, milite pour une reconnaissance du football guadeloupéen. Celle-ci pour eux passe depuis 1971 essentiellement par l’intégration d’une structure encore plus « haute », plus internationale que l’UFC, la CONCACAF. Or, les statuts de cette organisation précisent que seuls les pays souverains peuvent en être membres. En 1976, le président de la CONCACAF, Joao Terraza, qui est mexicain, rappelle que « la Guadeloupe n’est pas une nation. Selon les règles en vigueur dans nos statuts, elle ne pourra faire partie de notre confédération » (France-Antilles, 29 décembre 2003). Le refus motivé par le statut juridique n’est pas contesté dans un premier temps par la Fédération Française de Football (FFF). Elle ne soutient nullement l’action de la LFG. Cette réaction négative de la CONCACAF et de la FFF motive en fait dans les années 1970 les contacts avec les autres ligues caribéennes, et aboutit à la création de l’UFC en 1978 dont nous avons parlé précédemment. S’il est clair que la LFG poursuit dans sa demande d’intégration à la CONCACAF une approche politique, il n’est pas en revanche certain qu’il en fût de même en Martinique. Les présidences de Messieurs Félix Chaulet et de Joseph Ursulet révèlent une politique plus réservée en matière d’engagement politique caribéen. À ce moment-là, il s’agissait en fait de restructurer les instances de la 147

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LFM, et d’éradiquer surtout la violence dans les stades, avant de se tourner vers la Caraïbe. Les initiatives pour plaider la cause du football des DFA, reviennent à la LFG. Les ligues de Martinique et de Guyane ne participent que tardivement aux projets de l’UFC et d’adhésion à la CONCACAF. Convaincus que « l’Union Caribéenne veut faire passer un autre palier au football martiniquais » (Cabrera, Expert, 1982, 214) en matière de jeu, les dirigeants œuvrent néanmoins pour la participation de la Sélection Senior, mais aussi de la Sélection Junior dans les compétitions internationales de la Caraïbe. Le 2 septembre 1983 à Port of Spain, les ligues de Guadeloupe, Guyane et Martinique entrent en qualité d’observateurs à la CONCACAF. Dorénavant, « les équipes représentatives (clubs et sélections) de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique participeront à compter de l’année 1984 à toutes les compétitions organisées par la CONCACAF, notamment le tournoi des clubs champions de la CONCACAF, à l’exception de celles qui débouchent sur une épreuve placée directement sous le contrôle de la FIFA (Coupe du Monde, Jeux olympiques). Il est à préciser que les équipes de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique ne pourront pas représenter, le cas échéant, la CONCACAF dans les manifestations internationales » (Communiqué de presse commun des Ligues de football de Guadeloupe, Guyane et Martinique). Concrètement, cela veut dire que la Sélection de Martinique peut participer à la Gold Cup, mais qu’en cas de victoire elle renonce éventuellement à participer à la Coupe des Confédérations à laquelle participe la France. Ce statut d’observateurs transformé en statut de membre associé qualifié de « strapontin » par les Présidents de Ligues contourne « l’interdiction juridique ». Il a été acquis par la combinaison de plusieurs éléments : -

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premièrement le soutien de la FFF exprimé par Fernand Sastre quelques jours avant de se rendre à Trinidad pour signer ce nouvel accord : « pourquoi sommes-nous à la FFF ouverts à ces contacts ? Parce que nous avons conscience que la question de l’éloignement de la métropole rend difficiles les contacts (…) si l’on veut favoriser les progrès du football antillais, il est normal de lui permettre de se frotter aux footballs des autres régions » (France-Antilles, 2 septembre 2003) ; deuxièmement le rôle joué par des membres de la CONCACAF comme le délégué du Surinam André Kamperveen et l’actuel président de la CONCACAF le Trinidadien Jack Warner. Probablement plus sensibles de par leurs origines, et surtout conscients du rapport de force que peut provoquer l’union des Antilles, des petits territoires, face aux pays nord et centre américains, ils ont appuyé la demande des DFA.

Le statut de membre associé a néanmoins occulté la dimension politique. Il évite de répondre à la question : faut-il être indépendant pour être reconnu comme une nation caribéenne ? Si les exploits sportifs de la Sélection de 148

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Martinique au sein de l’UFC et de la CONCACAF, lui ont donné une envergure de grande équipe, ils n’ont rien enlevé à sa situation ambiguë. Par exemple, dans les tournois de l’UFC et de la CONCACAF la Sélection représente la Martinique, mais c’est l’hymne national français la Marseillaise qui est joué en début de chaque rencontre. Qu’arrivera-t-il si un jour la Sélection de Martinique remporte la Gold Cup, alors même qu’on a pu mesurer, lors de la défaite en quart de finale en janvier 2002, la communauté d’émotion dans laquelle les Martiniquais se sont retrouvés grâce à la retransmission télévisée en direct de ce match (en l’absence de retransmission télévisée, les précédentes performances de la Sélection étaient passées relativement inaperçues aux yeux du grand public) ? Devra-t-elle renoncer à ce à quoi donne droit le titre de vainqueur ? Et surtout le statut de membre associé et le statut juridique de la Martinique, pose clairement pour le moment les limites de cette intégration. Lors du dernier congrès de l’UFC tenu en Martinique, Michel Platini a rappelé, qu’« il ne faut pas se tromper de débat, et ne pas entrer dans un débat politique. Aujourd’hui, la Martinique fait partie intégrante de la France, et ce débat ne sera pas géré par ses institutions sportives. Pour l’instant, il n’est pas envisageable que la Martinique quitte le giron fédéral pour être une association de la CONCACAF, sauf s’il y a la volonté politique pour cela » (FranceAntilles, 29 décembre 2003). Pourtant la question politique semble pertinente au vu du nouveau rôle attribué à la Sélection depuis la présidence d’Alain Rapon (première élection en 1996) à la LFM. Pour lui il s’agit clairement que « la Sélection de Martinique se fasse connaître et soit reconnue, mais joue aussi son rôle au niveau de la nation Martinique ». Cette vision politique correspond à celle du Président du Conseil Régional Alfred Marie-Jeanne. Témoins de cette orientation, les décisions prises au cours de diverses séances qui augmentent de façon considérable le budget de la Sélection. En juillet 2000, la Commission permanente accorda par exemple 400 000 francs (60 000 euros) à la LFM pour la prise en charge de la Sélection ; contre 350 000 euros en juillet 2004 (Délibérations du Conseil Régional de Martinique n° 00-862 et 04-1303). À cet égard, il est permis de penser qu’une intervention exclusive du Conseil Régional pourrait changer l’image de cette Sélection. Celle-ci ne serait plus perçue comme la Sélection des Martiniquais, mais comme un outil politique, sentiment renforcé par le fait que depuis 2002, le nouveau maillot porte le logo du Conseil Régional. CONCLUSION Ces dernières années marquées par des résultats à la Gold Cup et l’intervention de la Collectivité Régionale sous la présidence d’Alfred MarieJeanne, Président indépendantiste, ont installé pleinement la question du rôle de la Sélection, au-delà de l’aspect purement sportif, dans le champ politique. L’argument juridique limitant le parcours théorique de la Sélection, ne tient pas nous semble-t-il parce que les règles peuvent évoluer. À cet égard il est 149

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intéressant de souligner la situation des Iles Feroé, Communauté autonome rattachée au Royaume du Danemark (46 000 habitants, 1 400 km2) admises à disputer les qualifications de la Coupe du Monde. Existe-t-il deux Sélections nationales en France ? Non. Premièrement la Sélection de Martinique se conçoit comme une équipe martiniquaise. Deuxièmement il semblerait que la FFF ne perçoive pas la Sélection de Martinique comme une équipe nationale, mais comme une « sélection régionale » avec des joueurs « ambassadeurs du football français et domien » (FFF, 2002). La Sélection pose donc les questions relatives à l’identité. Contribue-t-elle au développement du nationalisme martiniquais ? Oui en questionnant sans cesse le processus. Et à titre d’exemple, la politique d’introduction de joueurs professionnels pour renforcer cette équipe d’amateurs lors de la Gold Cup, suscite au-delà des questions d’ordre sportif, des interrogations sur les liens entre le territoire, l’origine et les migrations. Monique MILIA-MARIE-LUCE Université des Antilles et de la Guyane

Bibliographie ATTALI M., Le sport et ses valeurs, Paris, la Dispute, 2004. CABRERA C., EXPERT J., La grande histoire du football martiniquais, Fort-de-France, éditions Désormeaux, 1982. 2 tomes. ELIAS N., DUNNING E., Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994. FAURE J.-M., SUAUD C., Le football professionnel à la française, Paris, PUF, 1999. GASTAUT Y., MOURLANE S., Le football dans nos sociétés, une culture populaire 19141998, Paris, éditions Autrement, 2006, collection Mémoires n° 120. TRONQUOY P., Sport et société, les Cahiers Français, mai-juin 2004, La Documentation française. URSULET J., « Témoignage de la Ligue de Football de Martinique », in Guadeloupe, Martinique et Guyane dans le monde américain, sous la direction de Maurice Burac, Paris, Karthala-Géode Caraïbes, 1994, 345-349.

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PERSPECTIVE CRITIQUE SUR LES CONCEPTS D’IDENTITÉ ET DE LIEN COMMUNAUTAIRE DANS LA CARAÏBE La présente communication est un questionnement conceptuel qui découle de mes recherches doctorales portant sur la comparaison de deux systèmes sociaux, martiniquais et jamaïcain, à la lumière de l’expression musicale dancehall et du rastafarisme, tous deux issus de la Jamaïque. L’un comme l’autre servent de support à des modèles contestataires qui incarnent au mieux pour certains, au pire pour d’autres, l’émergence de valeurs qui infirmeraient l’hégémonie idéologique des sociétés post-modernes. Le dancehall et le rastafarisme critiquent, dénoncent les dysfonctionnements du monde moderne, ce sont des « mouvements identitaires » entend-on communément dire. Le concept d’identité connaît depuis les années soixante-dix un usage croissant qui témoigne de son succès porté par la valorisation des diversités culturelles. L’emploi hyperbolique du terme « identité » s’est imposé dans les sciences sociales à la fois comme concept heuristique et comme référence incontournable dans les revendications publiques individuelles et collectives qui désormais investissent le domaine public pour faire valoir leur légitimité. On assiste à l’exacerbation des particularismes culturels, une tendance qui est manifeste dans la récente apologie du pluralisme. Les sociétés postmodernes se pensent « multiculturelles » et aux Amériques, comme ailleurs, l’on assiste à une multiplicité de revendications « identitaires ». La définition de l’identité (identitas), dans le Larousse est : « caractère de ce qui est identique ». On est en présence de revendications qui appellent au partage de similitudes – l’identité – et dans le même temps qui clament l’existence d’une diversité culturelle, d’un multiculturalisme. Mais de quelle diversité s’agitil ? De quelle identité parle-t-on ? Est-ce une identité subjective exprimant alors l’orientation individuelle de chacun, ou est-ce l’identité collective qui forge le lien communautaire et la totalité sociale ? Faut-il y voir l’apologie d’une culture contre-hégémonique qui conteste l’homogénéité culturelle de la société colonisatrice ou de l’ordre social local ? Telles sont les questions qui ont nourri cet exposé. Ces interrogations renvoient immanquablement à la 151

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construction du lien social, au lien collectif qui fédère l’ensemble des membres d’une société donnée. En effet, parler d’identité d’une façon générale, c’est évoquer la façon dont les individus conçoivent et mettent en œuvre leur projet de vivre ensemble. Un projet qui s’énonce en terme de revendications, qu’elles soient individuelles ou collectives. Nous allons réfléchir sur la catégorie conceptuelle qu’est l’identité et sur le lien communautaire, au moyen d’un va-et-vient entre l’analyse théorique et le champ empirique. Il n’est nullement question de retracer l’historique du concept d’identité, encore moins de revenir sur ses différentes approches conceptuelles, mais d’en souligner l’artificialité en prenant l’exemple de deux sociétés caribéennes comparées par le biais d’un filtre d’analyse commun, le dancehall et le rastafarisme. Il s’agit ici de montrer que dans les Amériques noires, comme ailleurs, les discours performateurs d’identité – quand bien même ils déboucheraient sur des actions concrètes – ne témoignent en aucun cas d’une hétérogénéité des valeurs. On est en présence d’un « pseudo-multiculturalisme », un concept qui loin d’affirmer la pluralité culturelle de ces sociétés, au contraire confirme la prévalence d’un même fondement idéologique des plus modernes, ce dernier se déclinant en différentes variantes selon la configuration socio-historique de chacun de ces territoires. L’ethnomusicologue John Blacking insistait sur la nécessité de prendre en compte la diversité des situations sociales et des contextes culturels à partir desquels les gens donnent sens à la musique. C’est dans cette approche que nous avons utilisé l’expression musicale en Jamaïque et en Martinique. Le dancehall désigne des formes musicales, le reggae et le raggamuffin et un ensemble de pratiques sociales, de conduites, de représentations qui s’enracinent dans la culture populaire contemporaine jamaïcaine. Le rastafarisme quant à lui, est un modèle aux nombreuses ramifications – culturelles, religieuses, philosophiques, un mode de vie – qui se distingue essentiellement par la valorisation d’un idéal afrocentriste. Les interactions entre l’expression musicale dancehall et le rastafarisme datent de la fin des années soixante : le reggae a été grandement influencé par la teneur afrocentriste et le discours biblique du rastafarisme, popularisé par des chanteurs tels que Bob Marley. En retour, le rastafarisme, adopté par de nombreux artistes jamaïcains, a vu sa popularité s’étendre par-delà les frontières de son île natale. En raison des liens étroits entre les deux, le rastafarisme est traité ici par le biais des textes de musique. Que nous disent ces musiques en Jamaïque et en Martinique ?. Nous présenterons successivement le contenu de l’expression dancehall jamaïcaine, puis celui de l’expression dancehall martiniquaise afin de les contraster. Par souci de concision nous n’avons retenu que deux extraits de chansons pour chacune des sociétés, sans oublier toutefois que le dancehall, bien plus en Jamaïque, englobe une grande diversité thématique qui va des paroles grivoises aux textes bibliques en passant par les chansons d’amour ou les textes humoristiques. Nous n’avons pas cherché ici à traiter 152

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du dancehall dans toute sa diversité, mais des textes qui renseignent sur le contenu des revendications identitaires qui émergent en Jamaïque et en Martinique. LE DANCEHALL JAMAÏCAIN : UN IDÉAL AFROCENTRISTE ET RELIGIEUX Baby Cham feat Bounty Killer, Another Level, 2005 Conquer all hey I / Emperor Selassie I conquer all / Big or small short or tall/ Jah conquer all hey I / Emperor Selassie I conquer all / Hey I yo yo yo Conquer wealth conquer poverty / Conquer greed conquer envy / Conquer fame conquer vanity / Conquer death Jah Jah rule humanity / Conquer bondage set the captive free / Conquer all nation dem bow down at his knee / Conquer one and two him a di trinity (Conquiert tout, hé / Empereur Selassie I conquiert tout / Gros ou petit, court ou grand / Jah les conquiert / Empereur Selassie I conquiert tout / Hé, yo, yo Conquiert la richesse, conquiert la pauvreté / Conquiert la cupidité, conquiert l’envie / Conquiert la gloire, conquiert la vanité / Conquiert la mort, jah, jah conduit l’humanité / Conquiert les chaines pour mener les captifs vers la liberté / Conquiert toutes les nations qui s’inclinent à ses pieds / conquiert un et deux font la Trinité) Shabba Ranks, So Jah say, 1990 So Jah say, Africans come together / East west north and South Africa / Imploma say, wi must unite together / f wi nuh organize and unite wi nuh have a future / Selassie say, let there be a united Africa And Ethiopia fi be the headquarter / But some fool guh behind the back of the son of Jah Jah / From dat day till now wi dont stop suffer / uh nuh want to unite and organize with your brother / But yuh quick to smoke and drink liquor with a stranger (Ainsi Jah dit, Africains rassemblez-vous / Est, ouest, nord et Afrique du Sud / nous devons nous unir ensemble / Si nous ne parvenons pas à nous organiser et à nous unir nous n’aurons pas d’avenir / Selassie dit, laissons s’édifier une Afrique unie et que l’Éthiopie soit le siège social / Mais quelque imbécile assassine par derrière le fils de Jah Jah / Depuis ce jour jusqu’à maintenant, nous n’avons cessé de souffrir / Vous ne voulez pas vous unir et vous organiser avec votre frère / Mais vous êtes pressé de fumer et de boire de l’alcool avec un inconnu)

Une quinzaine d’années séparent ces deux textes, ils déclinent tous deux l’une des thématiques les plus populaires en Jamaïque, la « culture » (prononcez kœlture) associée à l’idéologie du rastafarisme. Tous deux décrivent l’idéal identitaire jamaïcain des classes pauvres noires, construit autour de la valorisation de la négritude et de l’afrocentrisme. L’identification au peuple d’Israël en exode, la réappropriation de la Bible 153

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servent à tisser un méta-récit qui fonctionne comme un mythe fondateur, un discours sur les origines. La quête différenciatrice du rastafarisme à travers ces textes s’articule autour d’une relecture afrocentriste d’un culte chrétien revisité et d’un renversement des valeurs socio-raciales communes à l’ensemble des Amériques noires. Ainsi le rastafarisme s’édifie sur la négrification des domaines religieux, culturel et esthétique qui écartent et relèguent l’ensemble des apports européens, valorisant la négritude, utilisant l’Afrique dans la construction d’un mythe de rédemption et de rapatriement autour d’une tradition perdue et revisitée. La couleur de peau mais aussi le lien qui unit chaque individu à Dieu se veulent des idées-valeurs constitutives d’une identité collective, celle partagée par le peuple jamaïcain. La place occupée par la religion dans l’ordre de valeurs du dancehall ne diffère pas de celle qu’elle occupe dans la société jamaïcaine. L’évangélisation des esclaves en Jamaïque, à l’instar de ce qui se fait dans l’ensemble des colonies anglo-saxonnes qui se soustraient au devoir de christianisation des esclaves, débute tardivement. Le christianisme toutefois s’y développe rapidement, d’abord avec la venue des baptistes à la fin du XVIIIe et depuis le XXe siècle avec les évangélistes, pentecôtistes et les autres cultes protestants. La religion cimente la société jamaïcaine, même si on assiste à la désaffection des lieux de culte ; les politiciens n’hésitent d’ailleurs pas à citer des passages de la Bible dans leurs discours, sinon à emprunter les accents prophétiques des pasteurs évangélistes. Le dancehall jamaïcain propose comme mythe socio-cosmogonique l’allégeance du peuple jamaïcain autour du lien électif à Dieu et la constitution d’une communauté fondée sur le partage d’un prédicat commun basé sur la transcendance et la négritude. Le lien électif de la nation jamaïcaine à Dieu clamé par le dancehall, l’exaltation de l’afrocentrisme et du panafricanisme rappellent l’histoire de cette ancienne colonie britannique. La Jamaïque, d’abord possession espagnole, est vite conquise par les Britanniques et devient officiellement une colonie britannique en 1670 avec la signature du Traité de Madrid. La prospérité de l’île est ralentie jusqu’au XVIIIe siècle par le piratage qui sévit dans la mer Caraïbe, les intempéries, mais aussi par les incessantes révoltes d’esclaves. Révoltes et marronnages marquent les débuts de la colonisation britannique. Les marrons, ces esclaves en grande partie libérés par les Espagnols dans leur fuite en avant, mettent à mal l’armée britannique. La première lutte entre les Anglais et les groupes de marrons, connue sous le nom de Guerre des Marrons, va durer plus de soixante-seize ans et se solder par 250 000 livres de frais pour l’armée britannique. Jusqu’à l’adoption de l’Émancipation totale des esclaves, en 1838, l’île sera secouée par de violentes révoltes. Durant le début du vingtième siècle, les nombreux mouvements sociaux menés par les travailleurs jamaïcains affiliés dès 1907 au puissant syndicat américain, l’American Federation of Labor, les réformes sociales lancées par les églises autonomes réformistes pour enrayer la pauvreté, le militantisme d’activistes noirs comme Marcus Garvey jettent les bases d’un fort sentiment nationaliste. 154

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Un nationalisme qui va s’énoncer sur une conscience neuve des Jamaïcains en tant qu’individus – des Noirs, descendants d’un riche passé – ; de leurs conditions de vie – la stratification racio-économique héritée du système esclavagiste doit être corrigée par un renversement des rôles et des valeurs –, et de leur pays. Le fondamentalisme biblique des cultes protestants présents en Jamaïque va influencer le sentiment nationaliste en le plaçant sous la loi divine. Marcus Garvey usait lui-aussi d’une double casquette, puisque outre celle de chef d’entreprise et d’activiste noir, il officiait également en tant que pasteur baptiste, exhortant régulièrement les individus à se soumettre à la puissance du Christ. En 1962, l’accession de la Jamaïque à l’indépendance scelle durablement les divergences qui l’opposent aux territoires caribéens français durant la période contemporaine. Les efforts après l’indépendance pour débarrasser la société des antagonismes avec la devise nationale «Out of many, one» (De la diversité, Un), la détérioration des conditions économiques qui s’ensuivent, la fuite des capitaux et l’endettement auprès du Fonds Monétaire International maintiennent de profonds clivages entre nantis et classes pauvres. Ces difficiles conditions socioéconomiques, l’influence du différencialisme anglo-saxon ont contribué dans les classes noires rurales pauvres au maintien de courants de pensée, de cultes religieux centrés sur la négritude et la valorisation du lien à l’Afrique. C’est cet héritage que porte en lui le dancehall jamaïcain, il sert de rhizome à des expressions culturelles alternatives valorisantes qui clament l’idéal culturel des couches sociales les plus pauvres : la fierté d’être noir, la dissidence politique, la valorisation de l’héritage africain et de la culture orale jamaïcaine. Le dancehall jamaïcain fonctionne en particulier pour les classes noires pauvres comme un lieu de production idéologique contre-hégémonique, un refuge de valeurs de solidarité, de réciprocité, de complémentarité. LE DANCEHALL MARTINIQUAIS : UN IDÉAL DE CITOYENNETÉ En Martinique, la réception, l’adoption des pratiques et des représentations, des idées et des valeurs proposées par le dancehall s’opère autour de cercles de diffusion qui sont conditionnés par l’origine sociale et la couleur de peau. L’ensemble de ces idées et valeurs se propage d’abord auprès des classes sociales les moins favorisées. Plus on s’éloigne des classes pauvres, plus l’impact du dancehall est restreint et éphémère et exprime d’autres signifiés que la seule contestation. La teneur afro-centriste de la culture dancehall est délayée par sa propagation dans les sphères aisées et dirigeantes, qui s’en désintéressent et n’en retiennent que les stylistiques ou les effets de mode. Pour ces derniers, le dancehall se limite encore bien plus aux effets les plus superficiels du style et de la mode. 155

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Introduisons le dancehall martiniquais avec deux extraits de textes datés de 1998 : MAJESTY, Oh Babylone, 1998 An bon maten, mwen ka alé dirèksyon St Lazare déchiré / Tou sa mwen tann sé mad’moiselle bonjour vos papiers / Mwen ba’y li automatiquement i just rété étoné I po ko menm pran’y i za mandé mwen ki nasyonalité / Mwen réponn li c’est écrit française mais je n’lai jamais été / Mwen ka tann : faîtes attention vous êtes en train de me provoquer / Ça s’appelle: ne vous énervez pas, ce n’était qu’une simple vérité (bis) (Un bon matin je vais en direction de St Lazare, « déchirée » / Tout ce que j’entends c’est « mademoiselle vos papiers » / Je les lui ai donnés automatiquement, il est juste resté étonné / il ne les a même pas encore pris, il m’ a déjà demandé ma nationalité / Je lui ai répondu c’est écrit française mais je n’lai jamais été / J’entends : faites attention vous être en train de me provoquer / ça s’appelle : ne vous énervez pas ce n’était qu’une simple vérité) SUPA HIGH, Black Man, 1998 Man, Mwen pa raciste, ni antisémite, mé Man mwen déchéné / Déchéné pou libèté, égalité, fraternité / Sé pou saké Black man lèvé doubout é koumansé krié / Libété, égalité, fraternité / So Libété pou viv et circuler la nou lé / Egalité o menm nivo ké tout pèp ki ja rivé / Fraternité que nous sommes des frères quelle que soit la couleur et que / Papa Jah est notre père, c’est lui le seul créateur Je ne suis pas raciste, ni antisémite, mais je suis déchaîné / Déchaîné pour la liberté, l’égalité et la fraternité / C’est pour cela qu’Homme Noir lève-toi et commence à crier / Liberté, égalité fraternité / Liberté pour vivre et circuler où nous voulons / Égalité au même niveau que tous les autres peuples / Fraternité que nous sommes des frères quelle que soit la couleur et que / Papa Jah est notre père, c’est lui le seul créateur

Ces deux textes illustrent la problématique identitaire formulée par le dancehall martiniquais. Ces textes questionnent le modèle républicain jacobin dans sa capacité à reconnaître la valeur égale des cultures d’Outre-mer et de Métropole et à adapter sa politique à leurs spécificités culturelles. Le texte transforme l’objet du malaise – le politique – en instrument de revendication communautaire. Son principal intérêt, et pas le moins surprenant, provient de la formulation d’une revendication identitaire en des termes républicains. Tout se passe comme si la quête identitaire passait par deux plans. L’un qui s’apparente à une revendication différenciatrice, et l’autre, équistatutaire. Les valeurs qui apparaissent sont modernes, elles refusent la discrimination par la couleur de peau ou l’origine sociale, réclament l’accès aux mêmes droits 156

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que tout citoyen français par l’application d’une loi égalitaire homogénéisante et, dans le même temps, elles expriment au contraire une demande d’une reconnaissance hiérarchique, puisqu’elles veulent un statut spécial dicté par un particularisme ici « culturel » ou « racial », sinon les deux. Il s’agit donc de revendications hybrides qui mettent en avant des exigences difficilement conciliables. Les textes critiquent l’ordre social qui a cours et clament la nécessité pour les individus de rétablir des liens de solidarité et de protection dans un cadre commun, propice aux rapports personnels d’entraide et de solidarité. La question culturelle y est étroitement associée au domaine politique. Mais entendons-nous bien, si les textes de dancehall critiquent le politique, on ne s’intéresse qu’au politique comme « moyen d’assurer la longévité d’un ordre social » (Marc Augé, 1979, 103) bien plus qu’à la politique qui est « l’art de jouer sur le court terme » (ibid, 103). La politique est en effet une préoccupation de second rang dans les textes martiniquais, on ne soutient ni n’attaque nommément aucun parti politique. Le rattachement juridique à la France, la départementalisation sont évoqués. Le projet collectif est de créer du lien social non plus par le politique mais en faisant pour les uns de la culture traditionnelle, pour les autres de la culture dancehall, pour une majorité de la couleur de peau, pour d’autres de l’éthique morale du rastafarisme, quand ce ne sont pas de tous ces éléments, les « valeurs » dispensatrices de sens pour l’ensemble. Le dancehall martiniquais reprend les principes modernes de dignité et de respect universel pour instaurer l’idéal d’une égalité dans l’unité de dessein, même si ce projet reste idéel. Ces deux textes eux-aussi expriment le fondement idéologique de la société martiniquaise, colonisée par la France dès 1635. Épargnée par les intempéries, très vite prospère grâce à la mise en place d’une économie de plantation, l’île se développe rapidement et la colonisation économique s’accompagne d’une colonisation de peuplement. Les révoltes d’esclaves restent épisodiques, les territoires de Marrons inexistants et les esclaves sont tous évangélisés dès leur arrivée grâce à un système parfaitement rodé. Dès les premiers temps de la colonisation jusqu’à la période contemporaine, le sort de l’île reste étroitement déterminé par les vicissitudes politiques de sa métropole. L’après-esclavage confirme la francisation de l’île avec l’application de mesures sociales en vigueur en France, appliquées également en Martinique ; ainsi dès 1889, l’école publique et gratuite est accessible à tous dans le primaire. Une francisation qui aboutit en 1946 à la départementalisation de l’île. L’identité martiniquaise décrite par les textes de dancehall se désintéresse du lien électif du peuple martiniquais à Dieu pour lui substituer un idéal de citoyenneté basé sur la reconnaissance publique d’un particularisme d’ordre physique (la couleur de peau). 157

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MARTINIQUE / JAMAÏQUE : DEUX EXEMPLES DE PSEUDO - MULTICULTURALISME Le dancehall en Jamaïque ou en Martinique apparaît donc sous les traits d’un modèle polysémique qui autorise la production de modèles d’identification et encourage la formation de constructions identitaires multiples. La culture dancehall se présente comme un ensemble de styles préétablis, d’un « mélange déjà prêt » (ready mix) (Hewitt, 1986) dans lequel il est possible de puiser des éléments pour former ses propres combinaisons, une forme dialectale avec une langue, des vêtements, une apparence physique, une langue et une musique. Le dancehall est donc une nébuleuse culturelle et sociale, un lieu de référence au sein duquel « les acteurs opèrent des choix d’identification, variables en nature, en intensité et en niveau ». Ces choix varient en fonction des situations qui, selon les auteurs, sont notamment déterminées « par la forme des rapports entretenus avec la société englobante et ses institutions ». Le dancehall nous renseigne sur l’ordre culturel différentiel qui constitue le système social de chacun de ces territoires. Un ordre culturel qui s’est construit dans un contexte nouveau, qui n’est ni celui d’une société coutumière ouverte aux changements, ni celui des sociétés colonisatrices ; il s’agit d’une situation de rupture et d’interaction avec des rapports de force entre des populations culturellement, géographiquement et physiquement différentes. Ces sociétés ne sont ni une reconduction à l’identique d’un système culturel qui leur est extérieur, ni un champ perpétuel de création où le local se suffit à luimême. Leur formation et leurs évolutions divergentes résultent d’un équilibre qui mêle les apports extérieurs aux facteurs locaux. Ces apports extérieurs sont en grande partie le fait de leur acculturation à l’idéologie englobante universalisante de leurs métropoles respectives. Quatre siècles de liens étroits avec la France ont lié indéfectiblement le destin de la société martiniquaise à celui de sa métropole française et à ses changements de régime politique. L’adoption des valeurs républicaines après l’abolition de l’esclavage, puis la départementalisation de 1946, confirment le long processus d’acculturation aux valeurs françaises entamé depuis la colonisation de l’île. Dans une société où durant la période esclavagiste seule la couleur de peau et la fonction socio-économique déterminent la stratification sociale, l’adoption des valeurs républicaines après l’esclavage inscrit l’individu dans une logique de citoyenneté où le citoyen se soucie de la défense de ses droits individuels. Le modèle français se fondant sur la dévaluation des particularismes de tous genres, la communauté qui a pris forme a été de type contractuel, reposant sur une artificialité, à savoir que le politique est à lui seul suffisant pour construire des liens durables et profonds entre les individus. Or, le politique, s’il active la défense des droits individuels des citoyens martiniquais, ne peut se substituer au projet holiste donné par le partage de sens global, et c’est cette problématique qui est au cœur des revendications identitaires du dancehall. Elle s’appuie sur l’idée qu’en Martinique les 158

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spécificités culturelles ne sont pas totalement subjectives, ce sont des structures collectives particulières cherchant une reconnaissance par l’État. Le dancehall jamaïcain souligne la construction duale de la société jamaïcaine autour de couples manichéens, noir/ blanc, moral/amoral, bien/mal. Un modèle magnifiant le particularisme jamaïcain révélé dans son projet communaliste de construire une nation en faisant du religieux l’élément différenciateur. Une représentation de l’ordre social encodé par le différentialisme anglo-saxon. Peter Fry par exemple remarque qu’« il est plus facile de comprendre le portugais d’un pays à l’autre que de comprendre l’anglais en voyageant de Liverpool à Newcastle »1 (2000, 120). Le modèle différentialiste importé par les Anglo-Saxons en Jamaïque met en avant la liberté individuelle autant que l’ancrage de la collectivité dans de fortes traditions. On voit à travers cette rapide présentation de l’expression identitaire et du lien collectif dans les textes de dancehall martiniquais et jamaïcains que les expressions identitaires caribéennes, qu’elles soient musicales, philosophiques, littéraires, politiques ou religieuses, attirent l’attention sur les aspirations individuelles des uns et des autres à établir un système alternatif de signification collectivement partagé. Un système qui ambitionne de résoudre les contradictions présentes dans l’ordre réel, en se construisant sur des attitudes « d’être ensemble », des représentations collectives du monde. Certaines de ces formes identitaires ont contribué au développement des luttes sociales, à l’organisation d’une conscience, à la diffusion d’informations et de formes de subjectivité individuelle ou collective dans les sociétés des Amériques noires. Crook (1993) note à ce propos l’adoption du reggae au Brésil et son rôle dès la fin des années soixante-dix dans les « blocos afro », ces associations de noirs issus des classes pauvres et à vocation communautaire. À un autre niveau d’analyse, ces musiques révèlent la diversité de combinaisons, des stratégies identitaires. Les identités collectives contemporaines servent de support à des revendications hétéronomes qui définissent et désignent des groupes extrêmement diversifiés. Des groupes créés en toute subjectivité, n’existant qu’à travers leur volonté de se définir via une identité individuelle qui peut être ethnique, raciale, sexuelle, nationale ou professionnelle. D’ailleurs on peut même dire que selon la remarque d’Amy Gutman « ce ne sont pas seulement les sociétés, mais les personnes qui sont multiculturelles » (cité par Michel Wiewiorka, 1998, 234). L’usage du terme identité ne fait qu’affirmer la dissolution des référents à vocation symbolique autour desquels l’ensemble de la société se construisait. Qu’il s’agisse de l’institution familiale, scolaire, politique ou religieuse, ces totalités partielles peinent à remplir la mission socialisante et fédératrice de valeurs communes qui autrefois leur était échue. Chacun porté par ses envies a le libre choix d’opter pour l’identité qui lui convient selon ses nombreuses préférences et orientations. Cette diversité du libre choix, ne peut être confondue avec une diversité de valeurs car au-delà de ces libres préférences, force est de constater que n’apparaît aucune 159

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pluralité des valeurs. Au contraire, les valeurs essentielles sont bien communes et dominées par la prévalence de l’individualisme idéologique. Louis Dumont a brillamment retracé la genèse et le développement de l’individualisme moderne. Un processus qui débute en Europe par la christianisation, puis qui s’accélère au dix-huitième siècle pour connaître une avancée fulgurante au vingtième siècle. En célébrant comme valeurs l’égalité, la liberté et la fraternité, on voit déjà dans le fondement de la Révolution française de 1789 les bases de l’individualisme moderne : l’individu est désormais un être autonome, rationnel et détaché de toute attache sociale. L’individu ainsi conçu devient à la fois sens et condition de sens de la société. D’une manière générale, ce changement est aussi celui de la conception même de la société : elle ne se pense plus selon une approche holiste, mais comme un ensemble d’individus. C’est cette conception, qui connaît différentes variantes nationales, qui s’étend au reste du monde. Désormais, dans une société vide de sens, évidée du lien collectif qui unissait ses membres, si ce n’est l’aspiration à un bien-être matériel, on assiste à la dérive d’individus perdus cherchant un ersatz de solidarité. On peut donc avancer que le multiculturalisme n’est qu’un concept porté par l’idéologie moderne, un leurre qui camoufle l’extraordinaire homogénéisation des esprits. Il s’agit bel et bien d’un « pseudo-multiculturalisme ». Le dancehall le montre clairement, les communautés revendiquées ou vécues sont fondées sur une caractéristique individuelle commune exclusive ou cumulative (la couleur de peau, la préférence sexuelle, la religion…) et non pas sur l’appartenance à un tout qui donne une signification aux différences internes, un holisme. Le philosophe Vincent Descombes rappelle d’ailleurs que « le sens du système n’est pas un sens que les sujets donnent au système, car c’est seulement dans les termes d’un tel système que les individus peuvent faire sens (Descombes, 1996b, 82) ». C’est à ce niveau de l’analyse qu’il faut rappeler l’opposition entre sociétés non modernes et sociétés modernes. Les sociétés traditionnelles partagent en commun un récit fondateur, une altérité fondatrice qui traduit l’articulation « socio-cosmique » de leur dimension collective. Il en résulte d’abord que la société n’a pas « d’identité » en elle-même, puisque seule prime la seule conformité avec le mythe fondateur. Ensuite l’identité individuelle est une notion abstraite, puisque « chacun participe en quelque sorte immédiatement du tout par l’intégration directe de ses actions, rôles et statuts concrets dans le tout » (Michel Freitag, 2002, 144-145). L’être humain est pensé comme un maillon intégré dans un vaste réseau hiérarchisé de relations, un chaînon dans un ensemble qui l’englobe et annule ainsi toute possibilité d’une conscience de soi substantialiste. La société apparaît alors comme une totalité insérée dans une réalité globale. Sur le plan interne, la société ne se décompose pas en catégories différentes (politique, religieux, culturel….) puisque celles-si forment une totalité, elle se constitue par une multitude de distinctions telles que l’âge, le sexe, la généalogie. Sur le plan 160

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externe, le nom du groupe rappelle que ses membres se reconnaissent comme les seuls véritables humains. Dans les sociétés modernes, on passe d’un univers ordonné et hiérarchisé articulé par les relations d’interdépendance et de complémentarité des membres à la conception d’un monde constitué d’éléments atomisés, autonomes et immanents. Le romancier philosophe Octavio Paz décrit ainsi « la modernité des modernes » : La modernité n’est jamais elle-même ; elle est toujours autre. Le moderne ne se caractérise pas seulement par sa nouveauté, mais aussi par son hétérogénéité. Tradition hétérogène ou de l’hétérogène, la modernité est condamnée à la pluralité : la tradition ancienne était toujours la même, la moderne est sans fin différente. La première postule l’unité entre le passé et le présent ; la seconde, non contente de souligner les différences entre l’un et l’autre, affirme que ce passé n’est pas un mais pluriel. Tradition du moderne : hétérogénéité, pluralités des passés, singularité radicale. Ni le moderne n’est la continuité du passé dans le présent, ni l’aujourd’hui le fils d’hier, mais leur rupture, leur négation (Octavio Paz, 1974, 14-15).

Octavio Paz décrit le projet moderne dans lequel chacun choisit ses traditions, des liens et ses appartenances. Le passage de la société traditionnelle vers la société post-moderne est celui où désormais l’individu ne se définit plus de manière cognitive (l’être) mais substantialiste (l’avoir). L’on choisit telle ou telle identité, construite subjectivement en toute conscience et revendiquée publiquement pour asseoir sa légitimité. Là où, dans la société holiste, l’ordre social était réglé par un ensemble de valeurs, de symboles inscrits par des rites de passage, dans les sociétés modernes, l’individu devient le champ d’une perfectibilité ; sujet rationnel et autonome, il lui incombe également de devoir évoluer pour s’améliorer. La façon dont l’individu se concevait s’inscrivait dans un schéma réglé à l’avance, dans la société moderne, cette identité individuelle n’est plus une donnée mais une contrainte à la charge des individus qui doivent à la fois faire des choix et en assumer la responsabilité et les conséquences. Une identité évolutive qui repose sur « la nécessité de devenir ce que l’on est » (Zygmunt Bauman, 2001, 15). Les attributs du sujet moderne – l’immanence, l’autonomie et la raison – lui imposent de devoir adopter un idéal concret (une langue, une culture, une religion, un mode d’alimentation, une préférence sexuelle) qui détermine la personnalité individuelle tout en lui laissant le libre choix de les changer, de les cumuler, sinon d’y renoncer selon son seul désir. Dans ce cadre, le problème de l’autorité sociale se veut résolu par la pensée contractualiste, la faisant découler du consentement rationnel des individus. Les identités revendicatrices au nom d’une différence ne peuvent apparaître que comme des « subjectivités catégorielles » et atomisées si elles ne s’inscrivent pas dans une dimension normative globale. S’il y a bien une production différentielle des cultures, la hiérarchie de valeurs propre à une société ne doit pas se confondre avec une 161

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représentation en termes de choix et de stratégies des cultures comme autant d’acteurs collectifs choisissant leurs identités dans le vaste choix des produits offerts par le marché universel des identités afin de créer leur agencement. La société conçue comme une totalité sociale ne peut se constituer que sur et par le partage d’un système de valeurs communément accepté par tous, et par la diversité de ce qui la compose, hommes, institutions, croyances et coutumes, selon une conception plurielle et non collective du lien social : c’est en acceptant la diversité de ses différentes composantes que la société doit fonctionner et non en partageant un identique commun à tous. Mylenne ZOBDA-ZEBINA Université des Antilles et de la Guyane

Notes 1. It is easier to undersand the portugese langage from one end of the country to the next than it is to understand English travelling from Liverpool to Newcastle (Peter Fry, «Culture of difference. The aftermath of Portuguese and British Colonial Policies in Southern Africa», in Social Anthropology, 8,2, 2000, p. 117-143). 2. Louis Dumont souligne par ailleurs les variantes nationales de ce modèle idéologique, de sorte que l’individualisme idéologique français et l’individualisme idéologique anglo-saxon par exemple diffèrent entre autres sur la place accordée à la liberté sur l’égalité.

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EUROPE AMÉRIQUE LATINE CARAÏBES : L’AVENTURE DES AVANT- GARDES (1920-1940) L’une des manifestations les plus stimulantes de la circulation des idées entre l’Europe et l’espace latino-américain et carïbéen est sans doute l’intense aventure avant-gardiste (dadaïsme, futurisme, expressionnisme, surréalisme, modernisme, etc.) qui a joué un rôle de révolution esthétique antiacadémique des deux côtés de l’Atlantique. Les principales capitales européennes concernées sont Rome, Moscou, Berlin, Paris, Madrid et Lisbonne1. Les spécificités culturelles, économiques et historiques des arrière-plans respectifs des pays en question ont influé sur les transformations des mouvements avant-gardistes. En Europe l’avant-garde bouillonnante des années 1920-1930 disparaît peu à peu sous l’impact « sociétal » des phénomènes suivants : la montée des fascismes, la Seconde Guerre mondiale et l’émergence des blocs géopolitiques qui seront séparés par la guerre froide. L’impact de ces avant-gardes s’est également affaibli du fait de la normalisation des audaces novatrices et de l’instauration progressive de la société de consommation après la guerre de 1939-1945. Dans le contexte de l’Amérique latine et des Caraïbes, les littératures locales étaient déjà engagées dans des dynamiques de rupture avec les académismes encore lourdement lestés de positivisme, de courant parnassien et de symbolisme, comme ce fut le cas dans le modernisme hispanoaméricain des années 1870-1920, incarné entre autres par Rubén Darío, José Martí, José Enrique Rodó, Leopoldo Lugones, José Asunción Silva, Manuel González Prada, Manuel Gutiérrez Nájera et José Juan Tablada. L’aventure avant-gardiste latino-américaine des années 1920-1940 présentera des aspects différents suivant les composantes ethnico-culturelles des populations, le comportement des oligarchies politiques ainsi que les processus d’urbanisation et d’affirmation des classes moyennes. Dans l’aire caraïbe hispanophone, l’engouement pour l’Art Nègre, caractéristique de maints courants européens, convergera avec la préoccupation de l’intégration purement esthétique des composantes africaines du métissage, telle qu’elle apparaîtra dans le courant « negrista » repérable à Cuba (Ramón Guirao, Emilio Ballagas, Nicolás Guillén), à Puerto Rico (Luís Palés Matos) et en République Dominicaine (Manuel del Cabral). Aux Antilles Françaises, le surréalisme à composante 165

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sociale d’André Breton coïncide avec l’inspiration révolutionnaire de la poésie d’Aimé Césaire. En Haïti, c’est le poète Magloire-Sainte-Aude qui incarne la convergence subversive entre références populaires, écriture avant-gardiste et préoccupations sociales. La période choisie, 1920-1940, fait cependant l’objet de certaines divergences pour ce qui est des critères chronologiques de périodisation. LA PÉRIODISATION Dans l’article « Vanguardias latinoamericanas » du Diccionario de literatura latinoamericana (1998), Susana Cella entend par avant-gardes littéraires latino-américaines l’ensemble des mouvements littéraires qui ont assimilé l’influence des avant-gardes artistiques européennes et pour lesquels 1922 est une année de référence : Se entiende por vanguardias latinoamericanas un conjunto de movimientos innovadores que asimilaron la influencia de las vanguardias artisticas europeas y encontraron su expresión más alta durante la década del veinte, más especificamente en 1922, año en el que una sucesión de manifiestos, polémicas y exposiciones irrumpió en el campo literario 2 (Cella, 1998, 284).

Il est vrai que 1922 représente une année phare dans la floraison des avant-gardes latino-américaines : la parution de la revue murale Prisma des ultraïstes argentins, l’essor du stridentisme mexicain apparu en décembre 1921, le déroulement de la Semaine d’Art Moderne du 13 au 20 février 1922 à São Paulo, l’année du centenaire de l’indépendance politique du Brésil. Néanmoins, l’auteur ne fixe pas une chronologie précise, à propos de la floraison des avant-gardes, sans doute à cause de la diversité du mouvement et de la brièveté fréquente de son existence dans le champ littéraire latino-américain. Susana Cella mentionne simplement « les premières décennies du XXe siècle » pour la période initiale et ne signale pas la période de récession ou de disparition. Hugo Verani (Las Vanguardias en Hispanoamérica)3 privilégie la période 1916-1935 (Verani, 1986), dates finalement proches de celles retenues par Frederico Schopf c’est-à-dire 1916-1939 (Del vanguardismo a la antipoesía, (Schopf, 2000).4 José Miguel Oviedo (Historia de la literatura hispanoamericana, 2001)5 choisit l’année 1910, l’année de la Révolution Mexicaine ou encore 1916, l’année de la mort de la grande figure du modernisme hispano-américain, le poète nicaraguayen Ruben Darío (Oviedo, 2000). Jorge Schwartz (Las vanguardias latinoamericanas) 6, quant à lui, semble tenir à la date du manifeste Non serviam du poète chilien Vicente Huidobro, 1914. Cette date présente l’intérêt d’un ancrage chronologique à caractère latinoaméricain, fondé sur le créationnisme de Huidobro (Schwartz, 1991). La rencontre fondatrice entre avant-gardes européennes et contextes culturels latino-américains n’est guère assimilable à un simple reflet mimétique, dans la mesure où les sociétés américaines ont procédé à un tri sélectif du 166

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contenu thématique et idéologique du discours des avant-gardes occidentales, suivant le principe d’assimilation pertinente, ou de « l’anthropophagie culturelle » métaphorisé par le modernisme brésilien. À l’instar du mouvement Martín Fierro d’Argentine et du stridentisme mexicain, la plupart des mouvements d’avant-garde défendent l’idée de l’apport latino-américain à la révolution esthétique internationale. L’une des différences importantes concerne l’espace d’expansion visé dans la mise en œuvre des messages. Alors que le discours des avant-gardes européennes est porteur d’une ambition universalisante, les avant-gardes latino-américaines vont, à la fois, garder l’ouverture sur l’universel déjà présente dans le modernisme hispano-américain de Rubén Darío et José Martí et privilégier un enracinement national de la modernité littéraire. Tel a été également le point de vue exprimé par Nestor Garcia Canclin dans Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de la modernidad : En varios casos, el modernismo cultural, en vez de ser desnacionalizador, ha dado el impulso y el repertorio de símbolos para la construcción de la identidad nacional.7 (Canclin, 1989, 78).

La stratégie de l’enracinement offre de nombreux avantages. Elle permet d’invalider les accusations d’aliénation et de psittacisme associées au complexe du sous-développement, tout en affirmant la capacité nationale à assumer l’aventure modernisante. Il s’agit d’exorciser le soupçon de « colonisation de l’imaginaire » (Gruzinski, 1988)8, grâce à l’authenticité d’une « expression américaine » (Lezama Lima, 1957)9, et de proposer des spécificités latinoaméricaines dans le renouvellement référentiel du champ littéraire. Aux « ismes » européens (le futurisme italien, l’expressionnisme allemand, le constructivisme russe, le surréalisme français, le modernisme portugais, l’ultraïsme espagnol) correspondent des « ismes » latino-américains et caraïbéens : le créationnisme du Chilien Vicente Huidobro, le runrunisme du Chilien Benjamín Morgado, le stridentisme mexicain, le postumisme de la République Dominicaine et le Grupo Minorista de Cuba. On constate une floraison particulière d’« ismes » à Puerto Rico. Dans cette île, le processus d’assimilation par les États-Unis, à partir de 1898, avait suscité l’émergence de nombreux mouvements identitaires cumulant la promotion d’une identité fondée sur la culture locale et le recours à la subversion formelle et thématique des avant-gardes qui apparaissaient un peu partout en Amérique latine. Citons brièvement le pancalisme (1913), le panedisme, le diepalisme (1921), l’euphorisme (1922-1923), le girandolisme (1924-1925), le noïsme (19251928) et l’atalayisme (1929-1935). Pour plus de commodité dans l’exposé des faits, nous distinguerons une période d’innovations euro-américaines à caractère iconoclaste qui irait de 1909 (année du premier futurisme italien de Marinetti) à 1925. Ce moment de bouillonnement initial correspond à la phase des proclamations tapageuses et de ce que nous appelons la poétique du scandale. Dans un deuxième 167

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temps, entre 1925 et les années 1940, les avant-gardes qui n’ont pas disparu sont entrées dans une phase institutionnelle de reconnaissance officielle, soit par les instances légitimatrices du champ littéraire, soit par certains régimes, politiques qui n’y voyaient aucun danger de déstabilisation de l’État. Bien que nous ayons choisi de limiter cette brève étude à la période 1910-1940 – pour ce qui est de la floraison des avant-gardes latino-américaines – nous ne sousestimons pas pour autant les mouvements avant-gardistes postérieurs à cette décennie comme le nadaïsme colombien des années 1950-1960, le poéticisme (1948) et l’infra-réalisme (1976) mexicains ainsi que le spiralisme haïtien des années 1970-2000. Dans de nombreux États latino-américains de la première moitié du XXe siècle, les régimes dictatoriaux ont laissé peu d’espace au développement de la subversion avant-gardiste, notamment quand elle comportait une composante sociale critique ou réformiste. Dans le cas de la République Dominicaine, la dictature de Trujillo (19301961) procéda à un véritable phagocytage des audaces avant-gardistes, tantôt par inféodation autoritaire ou asservissement pur et simple, sous prétexte de nationalisme, tantôt par une répression impitoyable incitant les écrivains rebelles à faire le choix de la prison ou de l’exil. Le mouvement littéraire dominicain très marqué par le surréalisme français, La Poesía Sorprendida fut rapidement confronté à la machine répressive « trujillista », comme le souligne Alberto Baeza Flores dans un remarquable ouvrage intitulé La poesía dominicana en el siglo XX (1977) : Todo había sido sometido al control y a la maquinaría socioeconómica y política del Generalísimo Trujillo. No era fácil ni resistir ni negarse. Hacerlo podía conllevar el riesgo físico. Como en todo sistema de control total o casi total, el margen para una oposición – que debía ser siempre extrememamente cautelosa y no pocas veces disimulada – era bastante reducido (Baeza Flores, 1977, 450).10

Il convient de mentionner cependant quelques traits constitutifs des avantgardes littéraires européennes et latino-américaines. LES AVANT- GARDES EURO -AMÉRICAINES : IDÉOLOGIE, SYSTÈME RÉFÉRENTIEL ET ÉCRITURES

Selon José Miguel Oviedo (Historia de la literatura hispanoamericana, 2001) les avant-gardes latino-américaines constituent une “constellation” de mouvements diversifiés qui ont en commun un discours de contestation virulente, dont la radicalité s’explique par une conscience hypercritique de leur époque : El radicalismo revolucionario de la vanguardia nace de una conciencia hipercrítica de su época (Oviedo, 2001, 294).11

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Cette « conscience hypercritique » caractérise également le discours des avant-gardes européennes. Avant de signaler les particularités des aventures avant-gardistes des deux côtés de l’Atlantique, nous nous pencherons sur leurs points communs. L’ensemble des idées, concepts et théories avant-gardistes que nous dénommons idéologie ici (pour user d’un raccourci commode) est tributaire d’une tradition littéraire ancienne et du contexte de crise des années 1920-1940. La tradition littéraire est celle du renouvellement permanent des écoles littéraires reposant sur l’attrait du « dolce stil nuovo », comme on le voit déjà dans La Divine Comédie de Dante et dans l’usage récurrent de rénovation des courants et sensibilités littéraires que l’on retrouve dans toute l’histoire de la littérature. Esprit nouveau et frissons nouveaux s’imposent souvent au prix de polémiques générationnelles, de querelles des anciens et des modernes ou de batailles pour le triomphe d’un nouveau genre littéraire. Les avant-gardes littéraires modernisantes du début du XXe siècle sont donc héritières d’une tradition mais le grand bond technologique dans la maîtrise de l’espace et du temps a renouvelé de manière particulièrement spectaculaire les paysages de la modernité, notamment en matière de télécommunications, d’infrastructures routières et ferroviaires, de transports aériens et d’environnement industriel. La transformation du paysage industriel au début du XXe siècle a été plus marquante en Europe et en Amérique du Nord qu’en Amérique latine, même si un phénomène d’urbanisation spectaculaire est visible dans le Brésil de Getúlio Vargas (1930-1953), en Argentine, en Uruguay, au Chili et au Mexique. Nestor García Canclín (Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de la modernidad, 1989) souligne le décalage fréquent entre « un modernisme exubérant » et une « modernisation déficiente » (Canclin, 1989, 65).12 L’arrière-plan contextuel des avant-gardes euro-américaines baigne souvent dans un climat de crise, notamment les crises de l’entre-deux-guerres en Europe, illustrées par l’émergence de régimes autoritaires en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal, sans omettre les transformations provoquées par la Révolution russe de 1917. Dans les Caraïbes hispanophones et en Haïti, l’un des événements cruciaux est l’hégémonie des États-Unis, sous forme de protectorat indirect à Cuba, direct à Puerto Rico, sous forme d’ingérence dans les révolutions mexicaines entre 1910 et 1923, sous forme d’occupation militaire en République Dominicaine (1916-1924) et en Haïti (915-1934). Alberto Baeza Flores rappelle la floraison mortifère de dictatures en Amérique Centrale dans les années 1930-1950 : En Nicaragua mandaba el país, como un capataz, el que había urdido la conspiración para asesinar a César Augusto Sandino, Anastacio Somoza.[...] En Honduras, la antigua patria del visionario Francisco Morazán, mandaba Tiburcio, Carías Andino. Los presos políticos arrastraban grandes bolas de hierro. En el Salavador mandaba Maximiliano Hernández Martínez que también mandaba el país como en una hacienda. [...] En Guatemala, Jorge Ubico gobernador dictatorialmente desde 1931. En Cuba, el general Fulgencio Batista

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había inaugurado una presidencia «constitucional» – entre comillas. En la Republica Dominicana, desde 1930 mandaba el Generalíssimo. En lo alto de una de las residencias podía leerse: «Dios, y Trujillo». (Baeza Flores, 1977, 449-450).13

Dans un contexte fréquemment marqué par les régimes autoritaires et par les conservatismes, les avant-gardes littéraires ont mis au point un véritable dispositif idéologique caractérisé par la lutte féroce contre les académismes, le dynamitage des références classiques, le discrédit de l’art poétique hérité de l’humanisme, le rejet de la neurasthénie intimiste et la subversion de l’ensemble grammatical et lexical qui légitimait le prestige de la culture classique. Ce dispositif contestataire est repérable dans l’intense activité programmatique sous forme de manifestes, programmes, discours, proclamations en tout genre. Le discours programmatique des avant-gardes repose sur une rhétorique de contestation pamphlétaire et libertaire, d’où la présence fréquente de termes adversatifs (contre, anti, non) dans les titres : L’ Anti-tradition futuriste (1913) d’Apollinaire, le manifeste Non serviam (je ne serai pas esclave) du poète chilien Vicente Huidobro, titre thématiquement proche de A Escrava que não é Isaura (l’Esclave qui n’est pas Isaura) du moderniste brésilien Mario de Andrade, le Manifesto Anti-Dantas (1916) du moderniste portugais José de Almada Negreiros et la Antiacademia de l’avant-garde nicaraguayenne de José Coronel Urtecho. L’arsenal iconoclaste est dirigé contre des cibles précises, notamment des personnalités emblématiques de l’institution littéraire ou de l’histoire politique, des symboles de la culture classique ou, très fréquemment, contre l’aspect canonique de la langue littéraire classique. Luis Mario Schneider dans sa présentation de l’ouvrage El estridentismo mexicano rappelle le contenu iconoclaste du prologue du manifeste « stridentiste » : El prólogo consta de una fórmula alrededor de la palabra éxito, en el cual el espíritu iconoclasta se manifiesta no sólo contra el sentimiento patriótico, sino también contra lo religioso con slogans como «Muera el cura Hidalgo!», «Abajo San Rafael, San Lázaro!» (Schneider, 1988, 12).14

En écrivant « à bas le curé Hidalgo ! », les “stridentistas” s’attaquent à un symbole prestigieux de l’indépendance mexicaine. Oswald de Andrade, dans le Manifesto antropófago s’en prend au Père António Vieira, glorieuse figure intellectuelle du baroque littéraire brésilien : Contra o Padre Vieira. Autor do nosso primeiro empréstimo para ganhar comissão. O rei analfabeto dissera-lhe : ponha isso no papel mas sem muita lábia. Fez-se o empréstimo. Gravou-se o açúcar brasileiro. Vieira deixou o dinheiro em Portugal e nos trouxe a lábia. Contre le Père Vieira. Responsable de notre premier emprunt moyennant pot-de-vin. Le roi analphabète lui avait dit : mets ça sur le papier mais sans trop de baratin. L’emprunt fut accordé et le sucre

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brésilien grevé d’impôts. Vieira laissa l’argent au Portugal et nous laissa le baratin (Andrade, 1979, 15).15

Dans le numéro de la revue Europe traitant des futurismes (Futurismes, Europe, mars 1975), Ugo Psicopo dresse la liste des « anti » ciblés par le futurisme italien. La plupart des cibles visées par l’avant-gardisme italien fondateur figurent dans la liste noire des mouvements d’avant-garde européens et latino-américains. Les « anti » répertoriés par Ugo Psicopo apparaissent dans un relevé de « mythes négatifs » : Ils prêchent ainsi des mythes négatifs et agissent en leur nom, fondés sur l’invariant anti, comme il apparaît clairement dans l’antitradition, l’antipasséïsme, l’antagonisme, l’anticlassicisme, l’anticonformisme, l’anticulture, l’antiérotisme, l’antipacifisme, l’antisocialisme, l’antihumanisme, l’antipeinture, l’antisculpture, l’antiinformation, l’antipoétique, l’antiromantisme, l’antiscepticisme, l’antipessimisme, l’antisentimentalisme, l’antiféminisme, l’antisubjectivisme, l’antidécadentisme, l’antisymbolisme (Psicopo, 1975, 42)16 .

De toute évidence plusieurs de ces « anti » n’ont pas été repris dans les discours polémiques des avant-gardes euro-américaines. Citons en particulier l’antisocialisme, l’antipeinture, l’antisculpture, l’antiféminisme et l’antipoétique. Pour ce qui est de l’antisocialisme, plusieurs courants modernistes intègrent précisément des préoccupations de justice sociale contenues dans la pensée socialiste, comme l’illustrent par exemple le mouvement de La Poesía Sorprendida de la République Dominicaine, le Grupo Minorista à Cuba et le groupe de Boedo dans l’avant-garde argentine et l’atalayismo de Puerto Rico. Il faut aussi nuancer les expressions antipeinture et antisculpture, car il s’agit ici principalement de la peinture et de la sculpture classiques. Au contraire, l’un des traits canoniques de l’esthétique avant-gardiste consiste à abolir les frontières génériques entre peinture, dessin et littérature, autrement dit entre le pictural et le scriptural. La cible privilégiée des attaques avantgardistes est donc le fonds de références classiques en matière de peinture, sculpture et littérature qui fera l’objet d’une démolition en règle. Le manifeste futuriste de Marinetti contient la déclaration iconoclaste selon laquelle « une automobile de course est plus belle que la Victoire de Samothrace ». Ce déclassement inaugural d’un des symboles de la culture institutionnalisée annonce l’un des fondements axiomatiques des manifestes littéraires, qui n’est autre que l’irrévérence militante. Dans l’un des textes programmatiques des avant-gardes argentines, le manifeste Martín Fierro (1924), on peut lire qu’une bonne automobile Hispano-Suiza vaut mieux qu’une chaise à porteurs Louis XV. La nouvelle querelle des anciens et des modernes se fonde sur un culte exacerbé de la nouveauté, que l’essayiste catalan Xavier Rubert de Ventòs a 171

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appelé « el fanatisme de la novetat » (le fanatisme de la nouveauté).17 Suivant ce « fanatisme », la nouveauté révolutionnaire doit liquider le passé révolu, tenu pour archaïque, fossilisé et stérilisant. Il convient pour cela de mettre en pièces le système de références de la culture classique en procédant à un véritable travail de dévalorisation voire de désacralisation des « valeurs sûres » que sont les personnages ou les formes d’art qui font autorité. Les avant-gardistes s’appliquent à discréditer l’esprit de vénération qui entoure la culture classique et à ruiner l’entreprise hagiographique qui statufie les grandes personnalités du passé momifiées dans une tradition panégyrique. Le traitement infligé respectivement par le modernisme brésilien et le stridentisme mexicain au père Vieira et au curé Hidalgo témoigne de la volonté de désacraliser la durée et le poids de l’Histoire en tant qu’éléments porteurs de respectabilité. Ainsi, le quatrième manifeste du mouvement « stridentista » mexicain contenait-il en lettres majuscules le slogan « Chopin à la chaise électrique ! ». En outre, la rhétorique de la virulence sert à instaurer un nouvel ordre artistique fondé sur une nouvelle légitimité du temps présent. En Europe les avant-gardes se débarrassent du clinquant de la Belle Époque et de tout l’héritage réaliste, naturaliste, décadentiste, lourdement grevé de pesanteurs positivistes. Relisons le premier manifeste surréaliste d’André Breton : Par contre l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral. Je l’ai en horreur, car elle est faite de médiocrité, de haine et de plate suffisance. C’est elle qui engendre aujourd’hui ces livres ridicules, ces pièces insultantes […]. Une conséquence plaisante de cet état de choses, en littérature par exemple, est l’abondance des romans. Chacun y va de sa petite « observation » (Breton, 1973, 14-15).18

En Amérique latine on opère une rupture progressive avec le modernisme hispano-américain de Rubén Darío (bien plus qu’avec celui de José Martí), notamment avec le culte du raffinement parnassien de la forme, l’héritage positiviste et l’hellénisme. Au travail d’orfèvre des versificateurs perfectionnistes l’on préférera davantage les mots en liberté et les vers libres. C’est précisément la poésie qui devient le genre littéraire privilégié des avant-gardes, car le roman réaliste et naturaliste apparaît comme une grosse machine à fiction déterministe, encombrée de sociologie bourgeoise et d’analyses psychologiques. La primauté de la poésie affirmée dans L’Antitradition futuriste (1913) d’Apollinaire et dans les manifestes surréalistes d’André Breton figure également dans le postumisme de la République Dominicaine et dans les nombreux textes théoriques du Chilien Vicente Huidobro. Pour ce dernier, la poésie détient une parole essentielle que seul le poète peut décrypter. En Occident, la crise du sens qui accompagne le contexte de la Première Guerre mondiale aura pour effet de rejeter dans l’aire du soupçon un certain discours euphorique sur « la civilisation », dont la cohérence se construit autour des 172

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notions d’éthique chrétienne, de progrès et de mission humaniste. André Breton écrit dans le premier manifeste du surréalisme : Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l’esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère ; à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à l’usage (Breton, 1973).19

Dans le deuxième manifeste (1930), Breton propose de « ruiner les idées de famille, patrie, religion » (Breton, 1973, 82).20 Les répercussions de la crise de sens occidentale sur l’histoire de la pensée de « l’extrême Occident » (Rouquié, 1998)21 qu’est l’Amérique latine sont incontestables, d’autant plus que plusieurs écrivains influents des avant-gardes latino-américaines ont voyagé en Europe et ont intégré les mutations intellectuelles européennes en cours dans le paysage conceptuel des années 19101920. Le Chilien Vicente Huidobro, fondateur du créationnisme, séjourne à Madrid et à Paris. D’ailleurs, il rédige directement en français plusieurs recueils de poèmes : Horizon carré (1917), Hallali, poème de guerre (1918), Tour Eiffel (1918), Automne régulier (1925) et Tout à coup (1925). Au début des années 1920, Jorge Luís Borges séjourne à Paris, mais aussi à Madrid où il est en contact avec l’ultraïsme espagnol. À son tour, André Breton voyage beaucoup dans les Amériques. Il visite la Martinique d’Aimé Césaire, Haïti de Clément Magloire-Sainte-Aude et la République Dominicaine de La Poesía sorprendida. Alberto Baeza Flores rappelle le passage de Breton dans La poesía dominicana del siglo XX : Un hecho muy significativo – y con perfiles para la biografía de André Breton y para la cronología del surrealismo – es que André Breton, en la década de los cuarenta, estuvo dos veces en la capital dominicana, llevado por los azares creados por la segunda gran guerra mundial. La primera vez llegó precedente de la Martinica, a donde había ido desde Francia, Breton había tenido que abandonar a su país natal a causa de la acción de las fuerzas hitlerianas que incrementaban los campos de concentración con los no arios [...] Breton se hospedó en el hotel Palace de la capital dominicana. Eugenio Fernandez Granell – uno de los fundadores de La Poesía Sorprendida dos años mas tarde – trabajaba en la Nación. [...] El segundo viaje de Breton a la capital dominicana ocurrió en 1946. [...] Antes de su llegada a Santo Domingo Breton había estado en Haití, donde su conferencia causó casi una revolución (Baeza Flores, 1977, 682). 22

À la fin des années 1930, André Breton avait également séjourné au Mexique où il avait signé en 1938, en compagnie de Léon Trotsky et de Diego de Rivera, un manifeste pour un Art Révolutionnaire indépendant. Au-delà de la rhétorique de la virulence et de la poétique du scandale, les avant-gar173

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distes entreprennent de rénover une grande partie de l’appareil métaphorique qui survivait dans la poésie de leur époque. LE NOUVEAU SYSTÈME RÉFÉRENTIEL Outre leur intense activité programmatique sous forme de textes législateurs et polémiques, les écrivains avant-gardistes instaurent un nouveau système de références en harmonie avec la nouvelle multisensorialité de la modernité. L’ancienne synesthésie cultivée par les symbolistes est supplantée par une sémantisation d’éléments visuels et sonores basée sur la mobilité et sur les bruits typiques d’une nouvelle phase industrielle, au cours de laquelle la technologie abolit les rapports « dix-neuvièmistes »23 avec le temps et l’espace. Le nouvel imaginaire moderniste reflète le culte du « mouvement qui déplace les lignes »24. Ses idoles sont mobiles comme les automobiles, les aéroplanes, les avions ; elles sont utilitaires et impressionnantes comme les constructions métalliques des puissantes métropoles. Il y a eu une rupture avec la symbolique de l’objet immobile présent dans les descriptions réalistes, parnassiennes et symbolistes. Dans l’environnement technicisé d’une modernité naissante de la machine omniprésente, c’est désormais la mobilité qui devient un fascinant facteur de transcendance. Le poète démiurge de Altazor (1919-1930) de Vicente Huidobro, naît à 33 ans (l’âge du Christ) défiant la temporalité prosaïque. Il descend en parachute d’un ciel d’aéroplanes, participant à la cosmogenèse d’un monde où technique et spiritualité coexisteront en harmonie : Nací a los treinta y tres años, el día de la muerte de Cristo ; nací en el Equinoccio Bajo las hortensias y los aeroplanos del calor. Tenía yo un profundo mirar de pichón, de túnel y de automóvel sentimental. Lanzaba suspiros de acróbata. [. . .] Mi madre hablaba como la aurora y como los dirigibles que van a caer. Tenía cabellos color de bandera y ojos llenos de navíos lejanos. Una tarde, cogí mi paracaídas y dije: “Entre una estrella y dos golondrinas”. Je suis né à trente-trois ans, le jour de la mort du Christ. Je suis né à l’Équinoxe Sous les hortensias et les aéroplanes de la chaleur. J’avais un profond regard de pigeon, de tunnel et d’automobile sentimentale. Je poussais des soupirs d’acrobate. […] Ma mère parlait comme l’aurore et comme les dirigeables qui vont tomber. Elle avait les cheveux couleur de drapeau et les yeux pleins de navires lointains.

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Un jour j’ai pris mon parachute et j’ai dit : « Entre une étoile et deux hirondelles » (Huidobro, 2003, 731).25

Ici, les aéroplanes, le tunnel, l’automobile sentimentale, les dirigeables, l’acrobate et le parachute participent d’un nouveau lyrisme où la maîtrise prométhéenne de l’espace s’articule aux préoccupations démiurgiques du poète défini par Huidobro comme un « petit Dieu ».26 L’on aura remarqué la présence de l’automobile fonctionnant comme une image à investissement multiple dans le dispositif métaphorique des poésies avant-gardistes. L’automobile et l’aéroplane fonctionnent fréquemment comme des métaphores synthétisant l’imaginaire de cette modernité imprégnée du lyrisme nouveau de la machine. Nicolás Guillén fera même de l’aéroplane le symbole emblématique des temps nouveaux, dans un poème intitulé « El aeroplano ».27 Cependant, la nouvelle tradition modernisante qui s’instaure ne se limite point à une simple resymbolisation d’objets techniquement marqués. Réorientant une tradition classique de l’harmonie auditive, elle réinvente une autre approche du potentiel signifiant de la sonorité dans le langage poétique. Au-delà de la nouvelle sémantisation des mots en liberté, les avant-gardes choisissent d’explorer la dimension acoustique du signifiant. La place prépondérante des appareils, des machines et des moteurs a marqué l’environnement urbain d’une nouvelle sonorisation dont l’écho se répercute de manière quasiment mimétique dans le bruissement de la langue poétique. Relancée avec fracas par les avant-gardes du début du XXe siècle, la poétique de la sonorisation dépasse la vieille harmonie imitative ainsi que les combinaisons sophistiquées pratiquées par la poésie symboliste. Les bruits nouveaux de sociétés dont l’économie est en voie de mécanisation se répercutent dans une poétique de la ville dont les résonances s’entendent de manière criante dans le stridentisme mexicain et dans le modernisme brésilien dont l’une des revues s’intitule précisément Klaxon. La dimension « bruitiste » envahit un large espace de la poésie avantgardiste des Caraïbes, notamment dans les composantes « négristes » des poèmes du Portoricain Luís Palés Matos et du Cubain Nicolás Guillén. Après une période où l’influence symboliste du modernisme hispano-américain de Rubén Darío imprègne de nombreux poèmes de L. Palés Matos (le recueil Azaleas, 1915), la thématique des sonorités afro-caraïbéennes fait irruption dans le poème « Abajo » du même auteur, publié dans un court regroupement de deux textes sous le nom de Diepalismo (1921), terme qui évoque le mouvement éponyme dans la poésie portoricaine. En effet le mot diepalismo est composé des syllabes die du nom du poète portoricain José Isaac de Diego Padró et pal de Luís Palés Matos. Dans ce poème « à quatre mains » composé par L. Palés Matos et Diego Padró, les auteurs commencent par discréditer l’univers de la poésie classique avec « sa musique de fer-blanc », son soleil semblable à 175

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un « clown ivre et apoplectique », enfin toute « la pacotille invraisemblable » de « la vieille quincaillerie littéraire ». À la place des réalités jugées obsolètes, les poètes proposent de recomposer une nouvelle symphonie du monde : Crearemos la música nueva con el estruendo de las fábricas; Daremos la actividad, constante y múltiple, sin leyes; Y transformaremos la carroza académica del arte En un automóvil de carrera que corra parejas con la vida. Pulsaremos el grande instrumento resonante Que barrerá con el ímpetu de sus recentes armonías La débil voz melódica de la ópera italiana. Nuestras manos quiebran la vieja vieja flauta panida Como una frágil cana, y bajo nuestras botas Aplastamos la huerta clerical De la asmática cofradía literaria. Poetas, yo os invito al Canto Nuevo En esa hora whitmaniana y comunista... Hora del dirigible que enciende su cigarro en el relámpago, Y del aeroplano colgado como una mosca de las nubes, Y del submarino que desflora la pubertad del abismo, Y de la locomotora, puñetazo al horizonte, Y del australiano y del chino, Y del flapper y del cocktails Y del jazzband y del cowboy, Y del andrajo y la lepra Y de los estómagos vacíos (Palés Matos, 104-105) .28

Dans l’extrait ci-dessus, nous retrouvons la métaphore automobile caractéristique des avant-gardes du début du XXe siècle (transformer le carrosse académique en voiture de course de l’art nouveau), l’association de moyens de transport avec un élément cosmique (dirigeable/éclair, aéroplane/nuages, locomotive/horizon, sous-marin/abîme). On éliminera les bruits caducs, comme « la vieille flûte de Pan ». L’élément sonore apparaît à maintes reprises pour signaler l’avènement d’une nouvelle inspiration poétique (música nueva, recentes armonías, Canto Nuevo). La nouvelle symphonie « civilisationnelle » inclura l’apport de la machine industrielle à laquelle est conférée une envergure épique (crearemos la música nueva con el estruendo de las fábricas). À l’esthétisme « tour d’ivoire » du symbolisme l’on préfère ici « l’heure whitmanienne et communiste » et l’ouverture vers les cultures australiennes, chinoises, la culture nord-américaine du jazzband, sans oublier les miséreux et les lépreux. Toutefois, l’élément sonore totalisant fera place à la mise en valeur de la sonorité en tant que choc esthétique, l’onomatopée servant de percussion vocale rythmant la cadence du phrasé. Le poème « Orquestración 176

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diepálica » illustre de manière exemplaire cette forme de poésie bruitiste appelée jitanjáfora dans la Caraïbe de langue espagnole : Guau ! Guau ! Au-au, au-au au-au… Huuummm… La noche. La luna. El campo… huuummm… Zi, zi, zi-zi, co-quí, co-quí co-co-quí… Hierve la abstrusa zoología en la sombra Silencio ! Huuuuuummmmmm (Palés Matos, 1995, 106). 29

L’un des plus célèbres exemples de poésie bruitiste chez Luís Palés Matos est le poème « Danza negra » placé au début de Tuntún de pasa y grifería (1937), œuvre dont le titre signifie « musique de Noirs et de Mulâtres » : Calabó y bambú Bambú y calabó El Gran Cocoroco dice: tuu-cu-tú. La Gran Cocoroca dice: to-co-tó. Es el sol de hierro que arde en Tombuctú Es la danza negra de Fernando Poo. El cerdo en el fango grunhe: pru-pru-prú El sapo en la charca sueña cro-cro-cró. Calabó y bambú Calabó y bambú (Palés Matos, 1995, 117-118).30

Le terme jitanjáfora, découvert dans le poème « leyenda » (1929) du poète cubain Mariano Brull, a été popularisé par l’essayiste mexicain Alfonso Reyes. Le mot désigne une création phonétique fantaisiste dénuée de toute épaisseur conceptuelle. Il a été appliqué à de nombreuses inventions de sonorités motivées par des stratégies d’écriture différentes. Le phénomène relève d’une tradition littéraire que nous n’exposerons pas ici. Nous citerons néanmoins à ce propos, dans le cadre du XXe siècle, l’expérience de Vicente Huidobro dans Altazor (Chants IV et V), un exemple isolé et insolite du poète cubain Emilio Ballagas,31 le chapitre 68 de Rayuela de Julio Cortázar et la récurrence de ce procédé chez l’écrivain haïtien Frankétienne dans L’Oiseau schizophone (1993). Chez Vicente Huidobro (Chant IV du recueil Altazor), il s’agit plus exactement de la déclinaison fantaisiste du terme ruiseñor à partir du mot rosiñol : rodoñol, rorreñol, romiñol, rofañol, rosolñol.32 La création de jitanjáforas est un peu plus évidente dans le Vème Chant du recueil précité : la carabantantina/ la carabantantú/ la farandosilina/ la farandú/ la Carabantantá/ la Carabantantí/ la farandosilá, la faransí.33 L’on reconnaît toutefois les notes do, si, la dans farandosila, terme à connotation musicale patente. L’œuvre poétique de Nicolás Guillén offre un choix important riche de poésie bruitiste. Le recours aux jitanjáforas plus fréquent au début de l’œuvre poétique de Guillén diminue après El son entero (1947). L’usage des sonorités 177

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à connotation africaine chez le poète ne vise pas à produire un effet de couleur locale et d’exotisme social. Il s’agit plutôt d’une démarche d’intégration esthétique de l’apport afrocubain parallèlement à l’insertion du parler populaire. Cette démarche concrétise une double intention : adhérer à l’une des grandes novations des courants modernistes en incluant l’oralité populaire dans la littérature ; conférer un statut et une dignité littéraires à la composante africaine des deux grand-pères cubains. Dans le poème « Canto negro » du recueil Sóngoro Cosongo (1931) les sonorités choisies émanent d’un signifiant destiné à rendre obsessionnelle une résonance africaine trop longtemps dédaignée par la littérature officielle. Les mots sont comme frappés sur la peau d’un tambour obsédant : Tamba, tamba, tamba, tamba Tamba del negro que tumba Tumba del negro, caramba, Caramba, que el negro tumba : Yamba, yambó, yambambé! (Guillén, Sóngoro, 1983, 79).34

Les sonorités privilégiées ici rappellent celles des langues bantoues (notamment le kikongo), auxquelles Guillén mélange des mots espagnols (caramba) et cubains (tumba) pour aboutir à un ensemble phonétique bien afrocubain. Dans le poème « Sensemayá » de West Indies Ltd la répétition de « mayombe-bombe-mayombe » (Guillén, Sóngoro, 95)35 sert d’introduction à effet incantatoire de manière à infléchir la perception du lecteur vers un rituel d’envoûtement. Guillén en réalité fabrique fort peu de sonorités africaines « pures ». Il puise dans le matériau anthropologique afrocubain et il combine les sons en dosant les allitérations pour créer une musicalité africaine soigneusement orchestrée. L’intégration esthétique de la composante afrocaraïbe n’est cependant pas exempte d’interrogations dans la Caraïbe hispanique. La composante « négriste » de la littérature de Cuba, de Puerto Rico et de la République Dominicaine relevait-elle d’une démarche d’intégration ou d’une caractéristique d’école des avant-gardes euro-américaines ? LA MAGIE NOIRE DES AVANT- GARDES : INVENTION OU RÊVE BRISÉ ? Dans La poesía dominicana en el siglo XX (1977), Alberto Baeza Flores s’interroge, à propos de l’inspiration négriste du poète dominicain Manuel del Cabral. S’agit-il de sacrifier à un exotisme esthétique ou au « tourisme littéraire » d’une mode venue des avant-gardes européennes ? Si tel est le cas, pourquoi la littérature d’un pays caraïbéen caractérisé par un métissage intensif aurait-elle attendu le stimulus d’une « Europe blanche » pour découvrir la quasi-omniprésence de l’élément nègre dans le paysage culturel dominicain ? Lo negro es moda entonces y la ha pasado desde la época negra de Picasso, desde el Jazz y Josefina Baker, hasta las Antillas. Es curioso.

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En Europa el negro es novedad, en las Antillas el negro es presencia evidente y costumbre, y ha venido “el tema”, para la poesía y el arte, desde la Europa “blanca” que ha visto en el negro lo que veían los que convivían con él en el mundo antillano. Hay en esta etapa de Cabral una moda, un modo de lo negro en el poema. Atrevámonos a decir que se trata de un “turismo literario” hacia el tema negro (Baeza Flores, 1977, 158).36

L’auteur poursuit sans la moindre complaisance affirmant qu’à Cuba comme en République Dominicaine ce négrisme par mimétisme relèverait finalement d’un « carnaval de salon » destiné à satisfaire un « tourisme interne » : En Cabral hay, en algún poema, un acento social que lo justifica, al menos, y que le salva (como lo hay en Nicolás Guillén, por ejemplo), pero la poesía negra en Hispanoamérica ha sido, en parte, una espcie de pequeño Carnaval de Salón, poesía para un turismo interior y exterior, con el pretexto del negro (Baeza Flores, 1977, 158).37

Dans son étude très documentée sur les avant-gardes latinoaméricaines (Las vanguardias latino-americanas, 1991), Jorge Schwartz dissocie soigneusement le courant négriste latino-américain de la négritude, puis il met en évidence les points de contacts entre avant-gardes européennes et hispano-américaines à propos de la thématique nègre. Du côté européen, l’exotisme relèverait d’une esthétique primitiviste, privilégiant l’apport technique en art plastique, le potentiel exploitable en matière d’art abstrait et une certaine philosophie vitaliste et holiste. Du côté latino-américain, il serait davantage question d’un exotisme social vis-à-vis des couches ethniques socialement marginalisées et brusquement redécouvertes : De inmediato se advierte que el negrismo, como tema de la vanguardia, constituye un repertorio importado desvinculado de una realidad vivenciada […] Se trata de un discurso plástico producido por una elite artística blanca y europea que incorpora la temática negra para divulgarla ante un público también blanco (Schwartz, 1991, 660).38

Jorge Schwartz souligne que cet intérêt pour les cultures noires ne s’inscrit pas le moins du monde dans un projet libérateur. Il en déduit un effet d’influence européenne sur la poésie avant-gardiste latino-américaine : Los escritores latino-americanos no tarden en producir su versión de la literatura negrista bajo varios nombres: poesía afrocubana, poesía afroantillana, poesía mulata, poesía negroide, poesía negrista (Schwartz, 1991, 660).39

À la lecture de nombreux poèmes négristes des avant-gardes de la Caraïbe hispanique, il semble évident que l’insertion du Noir dans la trame poétique reflète le même mode de captation extériorisée que l’on peut retrouver dans 179

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la représentation du Noir dans la littérature brésilienne. La mise en scène littéraire du Noir reproduit un certain nombre de stéréotypes qui vont de l’approche rédemptrice au reportage social, en passant par les clichés sur la magie primitiviste et la sensualité dominatrice. Le Cuaderno de poesía negra (1934) du poète cubain Emilio Ballagas abonde en notations sur la voluptueuse lenteur des fesses ondulantes et les poitrines turgescentes des Noires, comme dans le poème « Nombres negros en el son » Orbitas de nalgas lentas, blandos torsos de caimito (Peces de sueño navegam el mundo de las caderas) Eclípticas encendidas de pereza ciñe el trópico Y la noche voluptuosa con caderas de guitarra Enseña como una negra su dentadura de estrella. (Ballagas, 1965, 82).40

La nuit anthropomorphe présente ici un trait esthétisé de manière obsédante dans la poésie négriste : la blancheur éclatante des dents des Noirs, ici « dentadura de estrella ». Cette blancheur est parfois synonyme d’une candeur bon enfant d’un bon sauvage de proximité qui aurait échappé à la brutalité de l’esclavage et à la complexité des rapports socio-raciaux, comme on le voit dans ces vers de « Cuba, Poesía » de Ballagas : Estos negros, Sus labios gruesos beben siempre un guarapo invisible. A las bocas africanas asoma por los dientes La blancura, la espuma ingenua de las almas. (Ballagas, 1965, 70).41

Outre les dents, les parties du corps récurrentes dans les poèmes négristes sont les fesses, les hanches et les seins, traités comme de puissantes zones érogènes. Dans le poème « Rumba » par exemple, ils constituent un ensemble signifiant dont le sens est celui de la fascination ou de l’ivresse irrésistible : La negra Emerge de la olaespuma De su bata de algodón En la sangre de la negra Sube, baja y arde el ron

La Noire Emerge de l’écumevague De son peignoir de coton Dans le sang de la Noire Monte, baisse et brûle le rhum

El ombligo de la negra Es vórtice de un ciclón El ombligo es vórtice El vientre es ciclón Las anchas caderas Y su pañolón42 (Ballagas, 1965, 74)

Le nombril de la Noire Est l’œil d’un cyclone Le nombril est l’œil Le ventre est le cyclone Les hanches larges Sous l’ample tissu

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La beauté noire dans ce poème émerge de l’écume, telle une Aphrodite africaine. Ici le nombril, les hanches et le ventre de la Noire sont les signifiants du tourbillon vertigineux et du sommet de la sensualité (vórtice, ciclón). Notons également dans le poème « Rumba » de Nicolás Guillén (dans Sóngoro Cosongo, 1931)43 l’évocation du bas ventre, du rhum et du tissu.44 La puissance sensuelle attribuée à la Noire acquiert une envergure décuplée lorsqu’elle est transférée à la Mulâtresse, d’autant plus que cette dernière, comme au Brésil, deviendra la figure emblématique du métissage d’un Nouveau Monde ni « blanc » ni « noir ». Le poème « Mulata Antilla » de Luís Palés Matos présente une remarquable concentration de suggestions sensuelles euphoriques autour de la Mulâtresse magnifiée comme un « lieu » géopoétique de la Caraïbe métisse. L’on y retrouve le jus lent de la canne à sucre, les cyclones secrets lovés sous les recoins de la peau et un frémissement de senteurs de citron, de tabac et d’ananas (limón, tabaco, piña). Une synesthésie d’aromes, de bruissements et de saveurs annonce une ode enthousiaste à la Mulâtresse promue au statut d’allégorie glorieuse des Antilles mêlées : Tu es maintenant, ma Mulâtresse, Todo el mar y la tierra de mis islas La mer entière et la terre de mes îles Sinfonía frutal cuyas escalas Symphonie fruitée dont les trilles Rompen furiosamente en tu catinga. Explosent furieusement dans l’odeur de ta peau He aquí en su verde traje la guanábana Et voici dans sa robe verte la pomme cannelle Con sus finas y blandas pantaletas Avec ses dessous légers et délicats De muselina; he aquí el caimito De mousseline ; et voici la caïmite Con su leche infantil; he aquí la piña Avec son lait maternel ; et voici l’ananas Con su corona de soprano… Todos Avec sa couronne de soprano... Tous Los frutos oh mulata! Tú me brindas, Les fruits, ma Mulâtresse ! Tu me les offres En la clara bahía de tu cuerpo Dans la baie lumineuse de ton corps Por los soles del trópico bruñida.45 Mordoré par les soleils des tropiques (Palés Matos, 1995, 148-149) Eres ahora, mulata

Le travail de sublimation prend des allures d’apothéose quand le poète convoque simultanément l’histoire du métissage et les références bibliques : Tu es l’immensité sans limites

Eres imensidad sin limites,

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Eres amor sin trabas y sin prisas;

Tu es l’amour sans entrave et sans hâte En tu vientre conjugan mis dos razas Mes deux races ont uni en ton ventre Sus vitales potencias expansivas. Leurs vitales puissances expansives. Amor, tórrido amor de la mulata, Oh ! L’amour brûlant de la Mulâtresse, Gallo de ron, azúcar derretida, Coq imprégné de rhum, sucre liquide Tabonuco que el tuétano te abrasa Senteur d’eucalyptus qui te brûle la moelle Con aromas de sándalo y de mirra. De ses arômes de santal et de myrrhe Con voces del Cantar de los Cantares Tel dans le Cantique des Cantiques Eres morena porque el sol te mira. Tu as bruni sous le regard du soleil. Debajo de tu lengua hay miel y leche Dessous ta langue il y a du miel et du lait Y ungüento derramado en tus Et un onguent qui coule pupilas.46 dans tes pupilles. (Palés Matos, 1995, 148-149).

Le poète dominicain Manuel del Cabral entretient lui aussi le culte de la Mulâtresse aux hanches de tempête et de rumba, à la fougue de « mula tropical » et à l’âme de cassonade (alma de rapadura). Ces notations s’accumulent dans le poème « Trópico suelto ».47 Elles confirment la tradition littéraire de la Mulâtresse à la séduction exacerbée jouant de manière insouciante sur tous les registres du trouble et de l’ivresse. L’autre volet de la « magie noire »48 est constitué par tout l’appareil référentiel des cultes magico-religieux afro-caribéens. L’envoûtement des religions ancestrales évoquées dans la « Négritie » (nigricia) 49 de Luís Palés Matos. Néanmoins, le constat du poète portoricain est amer. Hormis le personnage de la reine noire Tembandumba et les danseuses noires sculpturales au charme redoutable, l’auteur de Tuntún évoque plutôt une culture en conserve, une culture dévitalisée par la misère et promise à la folklorisation. Le constat serait sans doute différent à Cuba et encore plus en Haïti où le Vaudou imprègne de manière dynamique le système référentiel littéraire. L’élément le plus indissociable de l’image du Noir dans cette poésie hispano-caribéenne est l’ensemble musique chant et danse, comme le montrent de nombreux titres de poèmes d’Emilio Ballagas dans Cuadernos de poesía negra : « Elegía de María Belén Chacón », « Rumba », « El baile del papalote » « Comparsa habanera ». De Nicolás Guillén citons « La canción del bongó », « Canto negro », « Rumba », dans Sóngoro Cosongo (1931), puis « Guitarra » et « Son número 6 » dans El son entero (1947). Tuntún de pasa y grifería de Luís 182

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Palés Matos présente également un choix de titres : « Preludio en Boricua » « Danza negra », « Bomba », « Canción festiva para ser llorada », « Falsa canción de Baquiné », « Plena50 del menéalo ». D’une manière générale l’intérêt pour les cultures afro-caribéennes (que l’on ne distingue pas toujours de l’engouement pour la mode négriste) se manifeste en outre par un marquage des titres d’ouvrages (Cuaderno de poesía negra (1934) d’Emilio Ballagas, Trópico negro (1942) de Manuel del Cabral) et de très nombreux poèmes. Notons en passant que la poésie du Modernisme brésilien (années 1920-1940) ne présente quasiment pas de thématique afro-brésilienne, hormis de rares exceptions comme le recueil Urucungo (1932) de Raul Bopp. Le bilan du négrisme littéraire reflète la complexité des sociétés métisses hispano-américaines dans la première moitié du XXe siècle. Des élites intellectuelles subversives opposées à l’académisme des institutions littéraires et à l’hégémonie des États-Unis étaient en révolte contre des oligarchies autoritaires aux pratiques discriminatoires. Cependant, le traitement mythologique du métissage masquait mal les mécanismes d’altérité cordiale qui séparaient les couches socio-raciales. Plusieurs poèmes de Tuntún de Luís Palés Matos (« Ňam-ñam », « Lamento », « Pueblo negro ») expriment un malaise évident de l’auteur face au spectacle de populations noires défavorisées et végétant dans une précarité propice à toutes les frustrations. Dans l’avant-garde hispano-américaine des Caraïbes, l’on s’aperçoit par ailleurs de la quasi-absence d’écrivain noir décrivant de l’intérieur le vécu d’un métissage non exempt de préjugés banalisés et de culpabilité refoulée. La vision « negrista » des Noirs et Mulâtres qui se dégage de la production poétique hispano-caribéenne circonscrit les personnages dans un espace de plaisir (rhum, sensualité, musique, danse, magie), mais la réalité sociale avec ses zones de misère n’échappe pas pour autant à la captation du vécu. L’héritage inconscient de l’esthétique raciale coloniale et la conscience du devoir de réhabilitation se traduisent par un mélange de portraits stéréotypés et d’idéalisation. L’idéalisation se concentre le plus souvent sur la femme, dont le potentiel de séduction suscite aussi bien des phantasmes qu’un processus de mythification. Le personnage noir de la poésie négriste est donc un personnage de convergence. Il fixe le désir de rédemption ressenti par une partie des élites intellectuelles blanches et métisses de la Caraïbe hispanique. Il incarne partiellement le patrimoine anthropologique résultant de la transculturation de l’héritage africain, dont les ressources en merveilleux sont inépuisables. Il devient donc le support naturel d’une littérature du métissage permettant d’exorciser les démons éventuels du racisme et de projeter une hybridité apaisée de l’Amérique métisse. Ce n’est nullement un hasard si le titre complet de Sóngoro Cosongo de Nicolás Guillén inclut la mention Poemas mulatos. L’aventure intellectuelle entreprise par les avant-gardes européennes et latino-américaines représente une révolution esthétique d’envergure, par 183

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l’ampleur des initiatives dirigées contre les conservatismes et les formalismes. Elle a mis en évidence l’intensité d’une dynamique inter-atlantique pleine de similitudes, à travers un faisceau de confluences concernant les points suivants : la perception de la modernité, le décloisonnement des catégories artistiques, la mythologie de la ville, l’investissement de la poésie, l’esthétisation du machinisme, le rapport à l’Histoire, la promotion du temps présent, le débridement de l’esprit ludique et les combats pour la liberté. En Amérique latine, la dynamique socio-historique propre au continent latino-américain a hâté la résilience du complexe des hiérarchies de civilisations51 et a favorisé l’émergence d’un nationalisme littéraire branché sur l’universel. Elle a accéléré l’intégration des patrimoines anthropologiques revisités, à travers différents négrismes, indigénismes ou néo-nativismes, comme en témoignent les larmes yorubas du Cubain Nicolas Guillén ou le Tupi or not Tupi du Brésilien Oswald de Andrade et le Macunaíma de son compatriote Mário de Andrade. Les flux et créations d’idées ne se font pas sans remous polémiques, comme le montrent les critiques adressées au surréalisme par le Péruvien César Vallejo (dans l’article « Autopsia del Superrealismo », revue Amauta, 1930). Le rapport au passé est différent entre l’Europe des Avant-gardes et l’Amérique latine. Alors que les cultures traditionnelles, au sens ethnographique du terme, étaient en voie de dépérissement dès la deuxième moitié du XIXe siècle en Europe, elles allaient servir au contraire de terreau de légitimation identitaire et d’affirmation nationale en Amérique latine. Au-delà du débat entre la délimitation des influences et le retour des caravelles, il y a l’intense activité « créationniste » et novatrice développée par les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle, malgré un environnement politique souvent hostile aux audaces de la pensée. Rafael LUCAS Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

Notes 1. En termes d’influence, le rôle principal revient surtout au Futurisme italien, au Surréalisme français et à l’Ultraïsme espagnol (notamment en Argentine). Le Modernisme portugais n’a guère eu de répercussion significative en Amérique latine. 2. Susana Cella, Diccionario de literatura latinoamericana, Buenos Aires, Librería Editorial, El Ateneo, 1998, p. 284. 3. Hugo Verani [1986], Las vanguardias literarias en Hispanoamérica, México, Fondo de Cultura, 1991. 4. Frederico Schopf, Del vanguardismo a la antipoesía, Santiago, Lom Ediciones, 2000.

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5. José Miguel Oviedo, Historia de la literatura hispanoamericana, tome III, Postmodernismo, vanguardia, regionalismo, Madrid, Alianza Editorial, 2001. 6. Jorge Schwartz [1991], Las vanguardias latinoamericanas, México, Fondo de Cultura, 2002. 7. Nestor Garcia Canclin, Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de la modernidad, Mexico, Ed. Grijalbo, 1989, p. 78. 8. L’expression est empruntée au titre du livre de Serge Gruzinski : La Colonisation de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1988. 9. Nous reprenons ici le titre de l’essai de José Lezama Lima : La Expresión americana [1957], Mexico, Ed. Fondo de Cultura, 1993. 10. Alberto Baeza Flores, La Poesía dominicana en el siglo XX, Ed. Universidad Católica Madre y Maestra, Santiago, República Dominicana/ Barcelona, Industrias Gráficas, 1977, p. 450. 11. M. Oviedo, déjà cité, p. 294. 12. Néstor García Canclín, Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de la modernidad, México, Ed. Grijalbo, 1989, p. 65. 13. Al berto Baeza Flores, La Poesía dominicana en el siglo XX, déjà cité, p. 449450. 14. Luis Mario Schneider (en collaboration avec Rafael Tovar, Gerardo Estrada, Beatriz Vidal de Alba), El estridentismo, un gesto irreversible, Edición, Instituto Nacional de Bellas Artes, 1998, p. 12. 15. Nous avons choisi de garder la traduction proposée par Jacques Thiériot, dans le numéro de la revue Europe de mars 1979 consacré au modernisme brésilien, p. 45. 16. Hugo Psicopo, « Signification et fonctionnement du groupe dans le Futurisme », Les Futurismes, revue Europe, n° 551, Paris, 1975 17. Francesc Xavier Rubert de Ventòs, El Arte ensimismado, Barcelona, Anagrama, 1997. 18. André Breton, Manifestes du surréalisme [1924, 1930], Paris, Gallimard, 1973, p. 14-15. 19. André Breton, déjà cité, p. 19. 20. André Breton, déjà cité, p. 82. La phrase complète est la suivante : « Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion. » Les caractères en italique figurent dans le texte original. 21. Nous faisons allusion à l’ouvrage d’Alain Rouquié, Amérique latine, introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Seuil, 1998. 22. Alberto Baeza Flores, déjà cité, p. 688-692. 23. Nous avons recours à ce néologisme en référence au XIXe siècle ; il correspond dans notre esprit aux termes très commodes de decimonónico en espagnol et de novecentista en portugais. 24. Nous faisons allusion ici au célèbre vers de Baudelaire, dans le poème « La Beauté » qui figure à la deuxième strophe du recueil Les Fleurs du Mal : Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ; J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes, Je hais le mouvement qui déplace les lignes Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

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25. Vicente Huidobro, Altazor (1925), Obra poética, Madrid, Editions ALLCA XX, 2003, p. 731 pour le texte en espagnol, p. 811 pour la version française figurant dans l’ouvrage. 26. L’expression constitue en fait le dernier vers dans le poème programme « Arte Poética » du recueil El espejo de agua (1916), qui figure dans la Obra poética, déjà cité, p. 391. 27. Qué dirán los naturalistas del futuro Ante una armazón de aeroplano Desenterrada en cualquier llanura O en la cumbre de una montaña Mohosa, fosilizada Monumental, incomprensible, extraña? De seguro que harán Muchísimos aspavientos Y clasificarán el aeroplano entre los ejemplares de una fauna extinguida. Le poème est extrait de Nicolás Guillén, Nueva Antología mayor, La Habana, Ed. Letras Cubanas, 1979, p. 20. 28. Le poème « Diepalismo », figure dans l’ouvrage intitulé Luís Palés Matos, Tuntún de pasa y grifería y otros poemas, Madrid, Ed. Grupo Anaya & Mario Muchnik, 1995, p. 104-105. 29. Luís Palés Matos, déjà cité, p. 106. 30. L. Palés Matos, déjà cité, p. 117-118. 31. Il s’agit du poème “Poema de la ele” dont l’effet sonore est extrêmement limité si on le compare au travail poétique de Nicolás Guillén. Nous avons consulté l’ouvrage Órbita de Emilio Ballagas, présenté par Angel Augier et Rosario Antuña, La Habana, UNEAC, 1965, p. 32. 32. Vicente Huidobro, Obra poética, déjà cité, p. 776. Nous n’avons pas retenu l’exemple de la déclinaison de golondrina (hirondelle) car il s’agit principalement de mots-valises : golongira, golonbrisa, golonrisa, golondía, golonniña (p. 776) 33. V. Huidobro, déjà cité, p. 796. 34. Nicolás Guillén, Sóngoro Cosongo, in Summa poética, Madrid, Ediciones Cátedra, 1983, p. 79. 35. N. Guillén, déjà cité, p. 95. 36. Alberto Baeza Flores, déjà cité, p. 157-158. 37. Alberto Baeza Flores, déjà cité, p. 158. 38. Jorge Schwartz, Las Vanguardias latino-americanas, México, Fondo de Cultura, 1991, p. 660. 39. J. Schwartz, déjà cité, p. 660. 40. Emilio Ballagas, Órbita de Emilio Ballagas, Seleccion y notas de Rosario Antuña, La Habana, Ediciones, Unión, 1965, p. 82. 41. Emilio Ballagas, déjà cité, p. 70. 42. E. Ballagas, déjà cité, p. 74. Traduit par nous. 43. Nicolás Guillén, Sóngoro Cosongo, Nueva Antología Mayor, La Habana, Ed. Letras Cubanas, 1979, p. 43. 44. Ibid. 45. L. Palés Matos, déjà cité, p. 148. Traduit par nous.

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46. L. Palés Matos déjà cité, p. 148-149. Traduit par nous. 47. « Tropico suelto ». Nous avons cité le texte figurant dans Manuel Rueda, Dos siglos de literatura dominicana, vol. II, Ed. Sequicentenario de la Independencia Nacional, 1996, p. 23-24. 48. Nous reprenons ici le titre du livre Magie noire (1928) de Paul Morand. 49. Nous reprenons ici le terme utilisé par L. Palés Matos dans le poème « Numen » de Tuntún de pasa y grifería. 50. La plena et la bomba sont des rythmes caractéristiques de Puerto Rico. 51. Joé Lezama Lima écrit à ce propos : « El complejo terrible del americano : creer que su expressión no es forma alcanzada, sino problematismo, caso a resolver ». La citation est tirée de La expresión americana, México, Fondo de Cultura, 1993, p. 63.

Bibliographie AUGIER A. et A NTUÑA R., Órbita de Emilio Ballagas, La Habana, UNEAC, 1965. BAEZA FLORES A., La Poesía dominicana en el siglo XX, Ed. Universidad Católica Madre y Maestra, Santiago, República Dominicana/ Barcelona, Industrias Gráficas, 1977. BRETON A., Manifestes du surréalisme [1924, 1930], Paris, Gallimard, 1973. GARCIA CANCLIN N., Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de la modernidad, Mexico, Ed. Grijalbo, 1989.. CELLA S., Diccionario de literatura latinoamericana, Buenos Aires, Librería Editorial, El Ateneo, 1998. GRUZINSKI S., La Colonisation de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1988. GUILLÉN N., Nueva Antología mayor, La Habana, Ed. Letras Cubanas, 1979. GUILLÉN N., Sóngoro Cosongo, in Summa poética, Madrid, Ediciones Cátedra, 1983. HUIDOBRO V., Altazor (1925), Obra poética, Madrid, Editions ALLCA XX, 2003. LEZAMA LIMA J., La Expresión americana [1957], Mexico, Ed. Fondo de Cultura, 1993 OVIEDO J. M., Historia de la literatura hispanoamericana, tome III, Postmodernismo, vanguardia, regionalismo, Madrid, Alianza Editorial, 2001. PALÉS MATOS L., Tuntún de pasa y grifería y otros poemas, Madrid, Ed. Grupo Anaya & Mario Muchnik, 1995. PSICOPO H., « Signification et fonctionnement du groupe dans le Futurisme », Les Futurismes, revue Europe, n° 551 Paris, 1975. ROUQUIÉ A., Amérique latine, introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Seuil, 1998. RUEDA M., Dos siglos de literatura dominicana, vol. II, Ed. Sesquicentenario de la Independencia Nacional, 1996. SCHNEIDER L. M. (en collaboration avec Rafael Tovar, Gerardo Estrada, Beatriz Vidal de Alba), El estridentismo, un gesto irreversible, Edición, Instituto Nacional de Bellas Artes, 1998.

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SCHOPF F., Del vanguardismo a la antipoesía, Santiago, Chile, Lom Ediciones, 2000. SCHWARTZ J. [1991], Las vanguardias latinoamericanas, México, Fondo de Cultura, 2002. VERANI H. [1986], Las vanguardias literarias en Hispanoamérica, México, Fondo de Cultura, 1991. RUBERT DE VENTÒS F. X., El Arte ensimismado, Barcelona, Anagrama, 1997.

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LES ANTIABOLITIONNISTES ANGLAIS ONT- ILS SUIVI UN MODÈLE PSEUDO - SCIENTIFIQUE, RELIGIEUX, JURIDIQUE OU POLITIQUE ? ÉTUDE DES ARGUMENTS UTILISÉS POUR MAINTENIR L’ESCLAVAGE À un moment où la question de l’esclavage colonial est plus que jamais d’actualité, il paraît intéressant de se pencher sur le contenu du discours antiabolitionniste anglais, afin de mieux comprendre les modèles de référence qu’ont utilisés les partisans de l’institution pour étayer leur argumentation. L’étude de quelques exemples des écrits antiabolitionnistes qui ont fleuri en Angleterre à partir des années 1770 montre en effet que le discours esclavagiste anglais a été contraint d’évoluer constamment pour répondre aux attaques des partisans de l’abolition. Cette évolution reflète clairement les différents bouleversements qui ont affecté la société anglaise préindustrielle tant sur le plan économique que sur celui des idées et de la religion, et explique la multiplicité des modèles qui ont été invoqués par les partisans de l’esclavage pour expliquer leur conviction de la légitimité du système servile colonial. Afin de comprendre la spécificité du discours antiabolitionniste anglais, il convient d’examiner les références que les défenseurs du système servile colonial ont utilisées dans leur argumentation. À la différence des nombreuses formes d’esclavage précédentes la mise en place de l’institution particulière fut en effet principalement associée à la notion de profit économique. La finalité essentielle du discours pro-esclavagiste était de recentrer constamment le débat sur le terrain de la défense du droit à la propriété : les antiabolitionnistes cherchaient donc à démontrer que l’institution en elle-même était légitime, car elle existait depuis longtemps, mais aussi qu’il était tout à fait normal qu’elle s’applique aux Noirs africains, de par leur rang manifestement inférieur dans la hiérarchie de l’espèce humaine. Lorsque le débat sur l’abolition commença à prendre de l’ampleur en Angleterre, les défenseurs du système se trouvèrent forcés d’adapter sans cesse leur argumentation face aux attaques de leurs adversaires. Ils combinèrent donc différents modèles pour fonder leur justification de la légitimité de l’institution : modèles antiques 191

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quant à la réglementation du statut juridique et politique de l’esclave, mais également le modèle religieux de la Bible, en associant sans hésiter le peuple Noir à la tribu maudite des descendants de Cham, fils de Noé pour expliquer le choix d’appliquer l’esclavage spécifiquement aux Africains. Les partisans du maintien de l’esclavage utilisèrent aussi les nouvelles théories raciales sur la gradation et l’origine des espèces pour renforcer leur affirmation du postulat de l’infériorité de la race noire, qui justifiait le statut « non humain » des esclaves, dépourvus de tout droit de recours contre leur condition servile. Aux débuts de l’esclavage colonial, les antiabolitionnistes anglais s’étaient, dans un premier temps, appuyés sur l’exemple historique de la réglementation de l’institution servile dans la Grèce et la Rome antique. Dans sa codification par l’empereur romain Justinien, apparaissait déjà la notion du statut juridique de « bien meuble » associée aux esclaves, principe qui fut repris à leur profit par les partisans de l’esclavage, avec des adaptations au contexte colonial. D’autre part, le statut politique de « non citoyen » attribué aux esclaves dans les sociétés de l’Antiquité se révéla for utile aux partisans de l’esclavage pour justifier le concept juridique anglais de « chattel slavery ». Ces références antiques se révélèrent donc essentielles aux antiabolitionnistes anglais pour élaborer leur propre codification de l’esclavage colonial et du statut de l’esclave sur le plan juridique et politique, mais aussi pour justifier l’utilisation de la main-d’œuvre servile africaine aux yeux de l’opinion au nom d’une mission sacrée : le devoir d’offrir aux Noirs la possibilité d’accéder à la civilisation et à l’évangélisation chrétienne, en échange d’un juste labeur. L’examen des nombreux textes antiabolitionnistes qui fleurirent à la période du débat illustre cette grande diversité dans le contenu et l’argumentation du discours pro-esclavagiste anglais, malgré des modèles communs à beaucoup d’auteurs antiabolitionnistes : des « absentee » comme l’auteur esclavagiste anglais J.B. Holroyd, comte de Sheffield, qui ignoraient tout des réalités du système puisqu’ils résidaient en métropole, proposaient par exemple une justification de l’esclavage largement fondée sur les idées d’Aristote, à propos de la notion d’esclaves-nés, que Holroyd associait sans hésiter aux peuples Noirs africains. Il se référait également à l’exemple politique des États-Unis lorsqu’il évoquait les possibles conséquences de l’abolition sur les relations entre l’Angleterre et ses colonies antillaises. Le planteur jamaïcain Bryan Edwards, tout en se déclarant adversaire de l’esclavage, affirmait qu’il était un mal nécessaire et inhérent à toutes les sociétés civilisées. Selon lui, la pérennité de l’institution reposait sur de nombreux exemples historiques et les colons britanniques n’avaient fait qu’adapter au mieux un système qui existait depuis des millénaires et avait même été codifié par les civilisations phares de l’Antiquité. Un autre planteur, William Beckford, offrait à ses lecteurs une vision sensiblement idéalisée de l’institution coloniale, tandis que le planteur jamaïcain Edward Long ou le chroniqueur politique anglais William Cobbett représentaient la ligne « dure » du discours antiabolitionniste anglais. Cobbett insistait avant tout sur son refus viscéral du mélange 192

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des races et de la mixité, professant dans ses chroniques une véritable haine du Noir. Long se fondait, quant à lui, sur un modèle pseudo-scientifique basé à la fois sur les théories raciales de la gradation des espèces et les thèses polygénistes apparues au siècle des Lumières pour démontrer l’infériorité des Noirs africains, allant même jusqu’à suggérer leur non appartenance à l’espèce humaine. Les nouvelles hypothèses scientifiques sur une origine séparée de la race noire, dont le philosophe et juriste écossais Lord Kames fut l’un des précurseurs, eurent une énorme influence sur le contenu du discours antiabolitionniste : elles étaient en effet partagées par des penseurs éminents tels que l’écossais David Hume ou l’allemand Kant, qui affirmaient dans leurs écrits leur conviction profonde de l’infériorité des Noirs. David Hume constitue un bon exemple des paradoxes qui sont une des caractéristiques de la pensée philosophique britannique au siècle des Lumières : généralement présenté comme l’une des figures les plus représentatives des Lumières, il incarnait l’opposition intellectuelle à l’intolérance et aux préjugés. Hume demeure pourtant une référence importante dans le discours antiabolitionniste britannique, grâce à son ouvrage Of the Populousness of Ancient Nations. Dans cet essai, il proposait une progression linéaire de l’humanité, qui serait, selon lui, passée successivement de l’enfance à la jeunesse et à la maturité. Il provoqua la réaction indignée des abolitionnistes en suggérant dans une note de bas de page insérée dans ce texte que les Noirs étaient naturellement inférieurs aux autres « races ». Dans la première partie de l’essai, Hume, fidèle au principe de l’empirisme, posait les bases d’une explication de l’évolution inéluctable de l’espèce humaine en comparant l’évolution de l’univers au développement du corps humain1. Il s’appliquait ensuite à convaincre ses lecteurs qu’il fallait cesser de considérer les penseurs grecs et romains de l’Antiquité comme une référence absolue, compte tenu de sa réflexion sur l’évolution de la « race » humaine2. Dans la seconde partie, intitulée Of National Characters, Hume s’attachait tout d’abord à étudier les spécificités morales et culturelles qui différencient entre eux les peuples dits civilisés. Il critiquait aussi dans cette première approche les effets pervers d’un gouvernement oppressif et autoritaire sur l’évolution des peuples3. Hume se penchait ensuite sur les causes physiques qui génèrent des différences morphologiques entre les « races » humaines en rejetant de prime abord l’influence de l’environnement comme facteur déterminant d’évolution, même s’il admettait que chez les animaux des pays d’Europe, il était possible de constater des caractères morphologiques liés à l’environnement4. Jusque-là la démonstration de David Hume semblait en tout point en accord avec des idées admises et des principes de tolérance. Pourtant la note de bas de page ajoutée par Hume à la fin de son essai donne un tout autre éclairage à sa réflexion, puisqu’il prenait soin de préciser que sa démonstration des capacités de l’espèce humaine à évoluer vers un idéal de civilisation ne pouvait s’appliquer qu’à la « race » blanche, et en aucun cas aux Noirs et autres espèces humaines. Reprenant les théories scientifiques initiées par Buffon et Linné, Hume adoptait la classification de l’humanité en quatre ou cinq espèces différentes pour étayer sa démonstration5. Le racisme 193

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latent de ce passage venait donc sérieusement porter atteinte aux théories de Hume sur la nature humaine, fondées en principe sur une vision universelle et impartiale de l’humanité : les préjugés envers les Africains qu’il exprimait dans sa note de bas de page où il revendiquait la supériorité incontestable et innée de la « race » blanche, qui permettait à celle-ci de prétendre légitimement à la domination du monde, l’avaient donc forcé à reconsidérer son idée originale sur l’universalité de la nature humaine. Eric Morton explique à ce propos que ce sont des facteurs historiques et politiques, tels que l’avènement du commerce triangulaire, le développement de la colonisation de nouveaux territoires et l’extermination des populations indigènes, ainsi que l’émergence de la notion économique de capitalisme qui ont conduit Hume à modifier aussi radicalement sa réflexion sur l’humanité : selon Morton, en mettant finalement l’accent sur la supériorité supposée des caractéristiques raciales pour justifier la domination, le philosophe sous-entendait aussi que des caractères raciaux prétendument inférieurs induisaient automatiquement la servilité. Vers la fin du XVIIIe siècle, bien que les thèses de Buffon relatives à l’influence de l’environnement sur les transformations de la « race » humaine aient été reprises par de nombreux chercheurs dans toute l’Europe, les mécanismes compliqués par lesquels l’environnement pouvait occasionner des transformations organiques chez l’homme étaient loin d’avoir été éclaircis et deux questions fondamentales demeuraient : elles concernaient la nature des facteurs qui causaient ces transformations et les critères qui déterminaient les différentes « races ». Sur le sujet des facteurs de transformation de l’espèce humaine, Emmanuel Kant émettait pour sa part l’hypothèse que la lignée humaine ancestrale avait été dotée de pouvoirs latents de mutation qui pouvaient être activés par des changements de leur environnement. Dans son essai publié en Angleterre sous le titre On the Different Races of Man, il expliqua qu’il existait quatre variétés distinctes de l’espèce humaine, chacune possédant une disposition spécifique naturelle. Toutes ces variétés de « races » dérivaient d’un gêne souche idéal et original qui correspondait à la variété européenne avec ses cheveux blonds ou roux, sa peau blanche et ses yeux bleus. Kant distinguait les « races » des variétés existant au sein des espèces animales, les premières maintenant leurs caractéristiques de génération en génération et donnant naissance à des hybrides lorsqu’elles s’accouplaient avec d’autres « races » ayant dérivé de la lignée initiale, et les autres conservant toujours leurs caractéristiques spécifiques et ne produisant pas d’hybrides. Par conséquent les Nègres et les Européens constituaient des « races » distinctes, tandis que les hommes et femmes blonds ou bruns n’étaient que des variétés différentes de l’espèce humaine. Kant divisa l’humanité en quatre « races’ : le Blanc, le Nègre, le Mongolien ou Kalmuck et l’Indien. Là encore, les caractéristiques physiques furent pour lui les éléments déterminants pour établir les différences raciales. Le type Nègre était pour Kant la réponse inévitable à un climat chaud, produisant une « race » au nez épaté, aux lèvres lippues, à l’odeur déplaisante, aux cheveux crépus et 194

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possédant un tempérament paresseux et velléitaire. Comme chez Buffon et Linné, les qualités esthétiques et morales d’une « race » apparaissaient liées à l’apparence physique. L’identification faite par Kant entre nations et « races » selon leurs différences de morale et de sensibilité esthétique est aussi présente dans son autre essai intitulé « Observations on the Feeling of the Beautiful and the Sublime », dans lequel il établissait une hiérarchie des « races » avec l’Allemand au sommet et l’Africain au bas de l’échelle. Faisant écho aux affirmations de David Hume dans une note à propos de son essai On the Populousness of Ancient Nations, Kant expliqua que les Africains n’avaient jamais produit « Quoi que ce soit de grand en Art ou en Science ». Répondant à un rapport sur l’intelligence et la finesse d’esprit d’un charpentier de « race » noire, il affirma de façon péremptoire que sa couleur de peau noire était à elle seule la preuve de sa stupidité6. On mesure ici combien la réflexion de certains des plus grands penseurs des Lumières fut influencée par des préjugés racistes renforcés par l’apport du modèle pseudo-scientifique des thèses naturalistes sur la hiérarchie de l’espèce humaine. D’autre part, sur le plan religieux, on sait que l’épisode biblique de la malédiction de Cham par son père Noé et le mythe de la tribu maudite, associée au peuple Noir, avaient déjà été abondamment utilisés comme justification pour son asservissement par les défenseurs de l’institution coloniale. À la fin du XVIIIe siècle, toutefois, cet argument commençait à se révéler insuffisant pour contrer les attaques des adversaires de l’esclavage. En 1788, le Révérend Raymund Harris, jésuite d’origine espagnol et auteur d’un pamphlet pro esclavagiste retentissant, parvint pourtant à semer le doute chez les partisans les plus convaincus de l’abolition. Il utilisait en effet très habilement les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament afin de démontrer qu’il existait, d’un point de vue théologique, un doute réel sur l’appartenance des Noirs à la race humaine. Il semble clair que le contexte religieux très spécifique de l’Angleterre à cette époque a été l’un des éléments fondamentaux qui ont fait basculer l’opinion anglaise contre l’esclavage et permis finalement son abolition par l’Angleterre. Rappelons aussi que l’attitude ambiguë des autorités religieuses catholiques des autres nations européennes au début de la colonisation avait sans conteste favorisé l’émergence et le développement de cette institution : il ne fait aucun doute que si elles s’étaient clairement opposées à l’esclavage dès les débuts de la colonisation, la mise en place du système servile dans les colonies du Nouveau Monde aurait été rendue très problématique, voire impossible. Lorsque certaines églises indépendantes apparues en Grande-Bretagne se mirent à désapprouver fermement la traite négrière et la possession d’esclaves, à la fin du XVIIIe siècle, elles ouvrirent une brèche importante dans la plaidoirie des antiabolitionnistes, ce qui allait permettre aux adversaires de l’esclavage de remporter des victoires décisives, jusqu’à l’abolition de 1833. Dans les Caraïbes, les missionnaires baptistes et ceux des autres sectes dissidentes avaient réussi à convertir graduellement les esclaves au christianisme, jusqu’à ce que la religion chrétienne devienne majoritaire 195

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dans les populations serviles. Au fur et à mesure que le christianisme gagnait en influence parmi les esclaves, les propriétaires prirent conscience que le fait de partager la même religion que leurs esclaves affaiblissait considérablement leur position. Comment en effet continuer à soutenir que les Africains étaient des « sauvages » et des inférieurs alors qu’ils se convertissaient sans problème à la religion chrétienne. De plus, le fait de détenir des esclaves se révélait contraire aux nouveaux principes de fraternité et de bienveillance en vigueur dans les nouvelles sectes religieuses, fondées sur une observation stricte du Nouveau Testament. Quelques maîtres encourageaient toutefois leurs esclaves à se convertir à la religion baptiste, jugeant qu’ils se révéleraient ensuite plus dociles. Jusqu’à l’émancipation finale, la religion chrétienne noire devint majoritaire dans les colonies anglaises et la plupart des vielles croyances et traditions africaines y furent intégrées ou au contraire furent abandonnées par les esclaves. Aux Antilles, les églises et les chapelles concentraient le plus souvent les manifestations et les célébrations pour l’émancipation des esclaves7. Cette évangélisation progressive des esclaves a bouleversé le contenu du discours antiabolitionniste anglais : il devenait en effet de plus en plus difficile pour les partisans du maintien de l’institution de s’appuyer sur les anciens arguments qui se fondaient sur l’ignorance religieuse des Africains pour défendre leur position. De plus, les missionnaires britanniques qui avaient converti de plus en plus d’esclaves à la religion chrétienne faisaient connaître la réalité de leur vie quotidienne et des persécutions exercées par les planteurs envers leurs congrégations, lorsqu’ils rentraient en métropole, provoquant le doute et la confusion dans l’opinion publique : quel était ce système qui persécutait les chrétiens noirs, leurs guides spirituels et leurs lieux de culte ? La forte implication d’hommes politiques de premier plan tel que Wilberforce ou Clarkson dans les mouvements religieux réformistes anglais en faveur de l’abolition a aussi largement contribué à l’évolution du discours des partisans de l’esclavage, qui ont été obligés de revoir complètement leur défense sur le plan religieux pour pouvoir répondre efficacement aux attaques de leurs adversaires. Au début du XIXe siècle, le discours pro-esclavagiste anglais allait donc commencer à se distinguer nettement des autres discours pro-esclavagistes contemporains, sur le plan des modèles religieux utilisés dans son argumentation. Malgré des distinctions significatives dans le contenu de leur argumentation pour défendre l’esclavage, tous les auteurs antiabolitionnistes avaient cependant en commun d’être profondément convaincus de l’infériorité manifeste des Noirs africains dans la hiérarchie des espèces. Ce postulat de l’infériorité de la race noire était très tôt venu s’ajouter aux références historiques de l’Antiquité pour crédibiliser l’argumentation des partisans de l’esclavage aux yeux de l’opinion publique anglaise. Si les antiabolitionnistes anglais tentaient par tous les moyens d’affirmer le principe de la non humanité des Noirs, c’est parce que cette notion constituait la clé de voûte de leur défense du système. La non appartenance des Africains à l’espèce humaine aux yeux du public 196

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britannique permettait aux adversaires de l’abolition de jouer sur le statut de « bien meuble » associé aux esclaves pour axer leur argumentation sur la protection du droit à la propriété, dans son interprétation la plus restrictive. Deux affaires permettent d’illustrer l’importance vitale de cette notion de prédominance du droit de propriété dans la société anglaise de la fin du XVIIIe siècle, au moment où prenaient naissance des concepts économiques néo capitalistes en même temps que les systèmes esclavagistes se développaient dans les colonies américaines des grandes nations colonisatrices européennes : l’affaire Somersett, en 1771, et le cas du navire Zong, en 1781. Avant l’affaire Somersett, la relative autonomie législative des colonies anglaises avait permis aux colons de protéger efficacement ce statut de « bien meuble » associé aux esclaves, qui ne permettait pas à ceux-ci de pouvoir se défendre en justice contre les abus de leurs maîtres. Le Lord juge Mansfield eut à statuer sur le cas de l’esclave Somersett : amené en Angleterre par son maître, il refusait d’être réembarqué sur un navire en partance pour la Jamaïque. Soutenu par l’abolitionniste Granville Sharp, Somersett intenta une action auprès de la cour de justice de Londres pour faire reconnaître sa qualité d’être humain et obtenir de demeurer sur le sol anglais. Toutefois, même si Mansfield fit droit à sa demande, il évita soigneusement dans son arrêt une quelconque affirmation juridique de l’humanité de Somersett, se contentant d’affirmer qu’il ne pouvait y avoir d’esclaves sur le sol anglais. Il protégeait ainsi soigneusement le droit des propriétaires d’esclaves, tout en accordant malgré tout une victoire juridique importante aux partisans de l’abolition. À partir de ce jugement, il exista un statut juridique différent pour les esclaves, selon qu’ils se trouvaient en Grande-Bretagne où dans une colonie anglaise esclavagiste. L’affaire du navire Zong montra, quant à elle, comment les esclavagistes étaient prêts à utiliser le droit de propriété jusqu’à ses ultimes limites : les armateurs du navire n’hésitèrent pas en effet à attaquer leurs assureurs en justice afin d’exiger le remboursement d’une cargaison de 157 esclaves que le capitaine avait volontairement fait jeter à la mer, sous prétexte que le navire allait manquer d’eau potable. L’affaire fut donc simplement jugée selon le code des assurances, mais permit aux abolitionnistes de faire prendre conscience au public anglais des réalités que recouvrait l’esclavage8 . L’étude des textes qui constituent le discours pro-esclavagiste anglais permet de constater que les antiabolitionnistes ont en réalité utilisé plusieurs modèles de référence pour faire évoluer leur argumentation tout au long du débat sur l’Abolition : ils ont combiné le modèle juridique romain et la notion aristotélicienne d’esclaves-nés pour justifier la servitude des Africains, et les ont adaptés au concept de l’esclavage colonial. Ils se sont également servis de références prétendument scientifiques parfois associées à des exemples religieux tirés de la Bible pour façonner durablement des stéréotypes racistes destinés à créer et à maintenir de façon durable auprès de l’opinion populaire britannique une perception très négative des Noirs. La façon dont les antiabolitionnistes ont été obligés d’étoffer considérablement leur argumentation 197

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dans le domaine religieux montre bien l’importance cruciale des transformations de la pensée religieuse anglo-saxonne et l’influence grandissante des nouveaux courants religieux réformistes dans le débat sur l’abolition à la fin du XVIIIe siècle. Cet aspect du discours pro-esclavagiste est sans conteste l’un des éléments clés qui expliquent la richesse et la grande variété de l’argumentation antiabolitionniste anglaise si on la compare aux autres discours esclavagistes de l’époque, et en particulier au discours antiabolitionniste français qui, du père Labat au planteur Dessales présente un certain immobilisme dans sa justification de l’esclavage. Le planteur Moreau de St-Méry demeure toutefois une exception notable : ses positions sur l’esclavage, tant sur le plan des conséquences politiques de l’abolition que sur celui de l’infériorité raciale des Noirs et des populations mulâtres se rapprochaient en effet notablement de celles de l’anglais Bryan Edwards. On constate aussi que les premières théories naturalistes sur la gradation et l’origine des espèces ont largement contribué au renforcement du discours antiabolitionniste anglais en lui permettant de fonder son argumentation sur des modèles pseudo-scientifiques, lorsque les références historiques et religieuses se sont révélées insuffisantes. De plus, l’analyse des modèles qui ont inspiré les arguments du discours antiabolitionniste, et l’obstination des esclavagistes à ramener toujours le débat sur le terrain de la défense du droit à la propriété permet de mieux comprendre comment l’attitude intransigeante des propriétaires, associée à l’émergence des concepts néo-capitalistes de profit économique, a pu contribuer à la formation des nouveaux courants réformateurs philosophiques, religieux et politiques qui sont apparus en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, comme le suggère l’historien anglais Paul Langford. Enfin, les références à l’exemple de l’accession à l’indépendance des colonies américaines présentes dans le discours de certains auteurs antiabolitionnistes anglais permettent de mesurer l’importance des implications politiques du débat sur le maintien de l’institution servile coloniale, en particulier sur le plan de l’autonomie législative des colonies antillaises britanniques vis-à-vis de la métropole. L’utilisation du modèle politique américain semble donc être également un élément constitutif de la spécificité du discours antiabolitionniste anglais. En dépit des efforts désespérés des antiabolitionnistes pour tenter de prouver leur affirmation de l’infériorité manifeste des Noirs africains en combinant les modèles antiques et le modèle pseudo-scientifique des théories raciales pré-darwiniennes pour justifier l’esclavage colonial, il semble donc que c’est en définitive le modèle religieux d’humanisme et de tolérance prôné par les nouvelles sectes réformistes anglo-saxonnes qui a fini par triompher de l’argumentation proesclavagiste britannique et a conduit l’Angleterre à abolir tout d’abord la traite négrière, pour ensuite promulguer l’émancipation finale des esclaves bien avant la France et la plupart des autres nations colonisatrices européennes. Eric MOLINA, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 198

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Notes 1. David Hume, «Of the Populousness of Ancient Nations»: «as far, therefore, as observation reaches, there is no universal difference discernible in the human species; and though it were allowed, that the universe, like an animal body, had a natural progress from infancy to old age; yet as it must still be uncertain, whether, at present, it be advancing to its point of perfection, or declining from it, we cannot thence presuppose any decay in human nature». 2. Ibid., «To prove, therefore, or account for that superior populousness of antiquity, which is commonly supposed, by the imaginary youth or vigour of the world, will scarcely be admitted by any just reasoner». 3. Ibid., «… so where any government becomes very oppressive to all its subjects, it must have a proportional effect on their temper and genius, and must banish all liberal arts from among them…»; Ibid., «As to physical causes, I am inclined to doubt altogether of their operation in this particular; nor do I think that men owe anything of their temper or genius to the air, food or climate». 4. Ibid., Note de bas de page placée à la fin du texte original : «I am apt to suspect the Negroes and in general all other species of men (for there are four or five different kinds) to be naturally inferior to the whites. There never was a civilised nation of any other complexion than white, nor even any individual eminent either in action or speculation [...] Not to mention our colonies, there are negroe slaves dispersed all over Europe, of whom none ever discovered any symptoms of ingenuity; though low people without education will start up amongst us and distinguish themselves in every profession. In Jamaica, indeed, they talk of one negroe as a man of parts and learning; but it is likely he is admired for slender accomplishment, like a parrot who speaks a few words plainly». 5. Emmanuel Kant, Beobachtungen uber das gehfül des schönen und erhabenen, 1ère édition 1764. (reprint Observations on the Feeling of the Beautiful and the Sublime, Trans. J.T. Goldthwait, Berkeley, University of California Press, 1960, « Les Nègres d’Afrique n’ont aucun sentiment qui s’élève au dessus de l’insignifiant ». 6. Ibid., «This fellow was quite black from head to foot, a clear proof that what he said was stupid». 7. Portcities Liverpool, Working Conditions and Life for the Slaves: Slaves-religion, Sept. 2004, p. 1-3. 8. À propos du navire Zong de 1783, Mansfield n’avait aucun doute sur la légitimité de la demande de remboursement de la cargaison d’esclaves (action en restitution) faite par les propriétaires, si l’on s’en tenait aux lois régissant le code des assurances maritimes : « the case of the slaves was the same as if horses had been thrown overboard », in Brion Davis, The Problem of Slavery in the Age of Revolution, p. 501.

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SYSTÈME DES NATIONS UNIES ET MODÈLES DE DÉVELOPPEMENT DANS LA CARAÏBE Le Système des Nations Unies est constitué d’un ensemble d’organisations internationales et d’organismes de coopération multilatérale comprenant au centre l’ONU et, en lien avec elle, une série d’institutions spécialisées et d’organismes. Les organisations membres du système s’inscrivent dans la dynamique de coopération multilatérale qui a présidé à la reconstruction des relations internationales après la Seconde Guerre mondiale. Ce Système cherche-t-il à promouvoir des modèles de développement politique, économique, social et culturel susceptibles d’influencer de façon déterminante la trajectoire des pays de la Caraïbe ? Pour répondre à cette question il convient de préciser tout d’abord la notion de modèle de développement. Pour les uns il s’agit d’un système « de représentation de la réalité, représentation toujours simplifiée et imparfaite, permettant, par le schéma ou l’analyse mathématique, de mettre en relation des variables explicatives et des variables à expliquer » (Encyclopédie de la gestion et du management, 827), pour d’autres le terme modèle fait référence « en méthodologie, à une représentation construite, plus ou moins abstraite, d’une réalité sociale » et « dans les pratiques sociales, à une réalité ou image exemplaire que l’on s’efforce de reproduire » (Dictionnaire de sociologie, 348-349). Par modèles de développement nous entendons ici, de façon très large, les conceptions et les pratiques qui, parce qu’ils sont parvenus à faire autorité, servent de référence et guident l’action des acteurs politiques, économiques et sociaux. Les modèles s’avèrent constructifs lorsqu’ils demeurent ouverts, ils deviennent dangereux quand ils sont totalisants, c’est-à-dire lorsqu’ils prétendent donner une explication totale et définitive. Il ne fait pas de doute que le Système des Nations Unies promeuve des modèles de développement politique, économique, social, et culturel. Ces modèles sont promus à travers des textes de portée normative variable (décla203

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rations, résolutions, traités), en favorisant l’émergence de coutumes internationales (usages généralisés considérés comme étant le droit) et en initiant une diversité de pratiques (activités opérationnelles). Ces modèles exercent une influence incontestable sur la trajectoire des Caraïbes. C’est ce que nous tenterons de mettre en relief dans cette communication. Ce faisant, nous indiquerons quelques questions soulevées quant à la conception théorique et à l’application de ces modèles. Nous distinguerons, pour la commodité de l’exposé, modèle politique d’un côté et modèle économique, social et culturel de l’autre. Le premier temps du propos sera de montrer que le système des Nations Unies cherche à promouvoir un modèle de développement politique qui semble cohérent et que ce modèle est non seulement diversement mis en œuvre mais aussi parfois mis à mal dans la Caraïbe. Dans un second temps, sera avancée l’idée que les Nations Unies offrent un modèle de développement économique, social et culturel, en partie hétérogène et, semble-t-il, difficile à mettre en œuvre dans la Caraïbe, vu le contexte de la mondialisation ultralibérale. UN

MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT POLITIQUE COHÉRENT, DIVERSEMENT MIS EN

ŒUVRE DANS LA

CARAÏBE

On peut déduire des textes adoptés par les Nations Unies un modèle politique cohérent dans la mesure où il s’articule autour d’un principe unificateur, celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce modèle est suffisamment souple pour revêtir des modalités diverses de réalisation dans la Caraïbe. En revanche, la pratique y révèle d’importantes entorses. Le principe fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes oriente non seulement la solution de la question du statut international des territoires qui, comme les Caraïbes, ont connu la domination coloniale, mais aussi la question des régimes politiques internes de ces territoires. 1° Droits des peuples coloniaux à disposer d’eux-mêmes et statut international Les textes essentiels sont les résolutions 1514 (XV) du 14 décembre 1960 intitulée Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux, la résolution 1541 (XV) du 15 décembre 1960 qui énonce les principes qui doivent guider les États membres pour déterminer si l’obligation de communiquer des renseignements prévue à l’alinéa e de l’article 73 de la charte, leur est applicable ou non, et la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 portant Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre États, conformément à la Charte des Nations Unies. Il convient de retenir de ces textes : 204

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1 - Les populations des territoires classés parmi les territoires non autonomes ou sous tutelle sont des peuples coloniaux. 2 - Les peuples coloniaux ont le droit de choisir librement leur statut international. 3 - Ce droit de libre disposition peut prendre trois formes : l’indépendance, l’association à un État existant ou l’intégration à un État existant. 4 - L’exiguïté ne saurait servir de prétexte pour retarder ou empêcher le choix de l’indépendance. 5 - Le choix s’exprime de préférence par une consultation directe de la population mais il peut se faire par l’intermédiaire des représentants légitimes du peuple concerné. 6 - Ces choix sont réversibles. 7 - L’association ou l’intégration doivent s’accompagner d’une capacité effective d’auto-administration. 8 - Une fois les peuples coloniaux constitués en États indépendants, leur souveraineté doit être respectée et toute ingérence dans leurs affaires intérieures, notamment sous forme d’intervention armée, est prohibée. 2° Les principes fondamentaux relatifs aux régimes politiques internes Comme l’indique l’article 1 de la résolution 3281 (XXIX) du 12 décembre 1974 (Charte des droits et devoirs économiques des États, texte dans Dupuy Pierre-Marie, Les grands textes de droit international public, 532-544), l’une des implications du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est que chaque État a le droit souverain et inaliénable de choisir librement son système politique conformément à la volonté de son peuple. La variété possible des systèmes politiques a néanmoins pour limite le respect de la démocratie, des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La Déclaration universelle des droits de l’homme affirme dans son article 21 : La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics, cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté de vote.

Plus récemment au début du second millénaire, la résolution 55/2 de l’Assemblée générale des Nations Unies, intitulée Déclaration du Millénaire proclame : Nous n’épargnerons aucun effort pour promouvoir la démocratie et renforcer l’état de droit, ainsi que le respect de tous les droits de

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l’homme et libertés fondamentales reconnus sur le plan international, y compris le droit au développement (A/Res/55/2, Déclaration du millénaire, paragraphe V, droits de l’homme, démocratie et bonne gouvernance, www.un.org/french/millenaire/ares552f.htm).

Qu’en est-il de la mise en œuvre de ce modèle dans la Caraïbe ? UN MODÈLE DIVERSEMENT MIS EN ŒUVRE ET PARFOIS MIS À MAL DANS LA CARAÏBE

La pluralité des régimes politiques est l’une des caractéristiques de la Caraïbe. Ces régimes ne sont pas toujours conformes aux exigences de la démocratie et du respect des droits de l’homme. 1° Un modèle diversement mis en œuvre S’agissant du statut international : Les territoires les plus nombreux ont fait le choix de l’indépendance (choix échelonné du début du XIXe siècle à la fin du XX e). Certains comme Porto-Rico ont fait celui de l’association en 1952. D’autres, comme la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique ont fait le choix de l’intégration en 1946. Dans la grande majorité des cas, le choix s’est effectué par l’intermédiaire des représentants des peuples des Caraïbes. Il n’y a guère qu’à Porto-Rico que plusieurs consultations populaires d’autodétermination ont été organisées (1967, 1993, 1998) confirmant chaque fois le choix de l’État libre associé. S’agissant du régime politique : La région offre un éventail très large de régimes politiques : régimes parlementaires de type Westminster (la plupart des anciennes colonies britanniques à l’exception du Guyana), régimes présidentiels de type étatsunien (République Dominicaine), régime mixte (constitution d’Haïti de 1987, semiparlementaire, semi-présidentielle), régime marxiste-fidéliste-léniniste de Cuba. La diversité est donc légitime. En revanche, sont contraires au modèle les atteintes aux principes fondamentaux sur lesquels ce modèle est bâti. 2° Un modèle parfois mis à mal Le modèle est mis à mal lorsque l’identité politique en tant que peuple n’est pas officiellement consacrée, c’est le cas des peuples de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique. Alors que les populations de la quasi-totalité des territoires de la Caraïbe sont reconnues comme des peuples, du fait de leur 206

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histoire, on peut regretter que dans la Constitution de la République française les populations de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique, dont le passé colonial atteste qu’il s’agit de peuples coloniaux, ne le soient pas, ou plus (depuis la révision de 2003). Ceci ne préjuge en rien du choix qu’elles peuvent être amenées à faire puisqu’il y a trois possibilités d’autodétermination reconnues, comme on l’a vu plus haut, dont celle de l’intégration. Le choix de l’intégration ne peut en aucun cas être considéré comme l’expression de la volonté de disparaître en tant que peuple. Comme le dit Aimé Césaire : Étant nation, la Martinique a le droit de disposer librement d’ellemême… quant à l’usage que la Martinique fera de ce droit, cela ne dépend ni de vous ni de moi, cela dépend de la volonté collective des Martiniquais librement exprimée. À vrai dire à ce droit je ne vois qu’une limite : il y a une chose que la Martinique n’a pas le droit de faire : c’est de renoncer à elle-même. Tout contrat par lequel la Martinique déciderait de cesser d’être la Martinique, par lequel la Martinique renoncerait à sa personnalité serait un contrat nul et non avenu, un contrat qui juridiquement ne serait pas plus valable qu’un contrat par lequel un homme renoncerait à la propriété de sa personne pour devenir l’esclave d’un autre (Aimé Césaire, Allocution pour le dixième anniversaire de la fondation du PPM, Fort de France, le 22 mars 1968).

Le paradoxe de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 est qu’au moment où l’article 72-3 réduit les peuples d’Outre-mer au rang de populations, ces populations se voient dotées d’un embryon de libre détermination puisque certains changements de statuts sont subordonnés au consentement des électeurs concernés. Le Parlement lui-même ne pourrait pas constitutionnellement passer outre le refus de changement exprimé par les électeurs consultés. Par ailleurs, alors que la conception française du peuple se veut non ethnique, le peuple se définissant par la capacité du corps électoral formé par les citoyens à exprimer une volonté politique autonome, la notion de populations d’Outre-mer risque fort d’ethniciser la problématique. Le concept de population a un contenu démographique et ethnosociologique. Le modèle est mis à mal lorsque la démocratie sous son aspect aussi bien procédural (organisation d’élection libres et sincères) que substantiel (respect des libertés fondamentales) est bafouée. Les États de la Caraïbe ont connu, ou connaissent, divers régimes autoritaires reposant sur la violence armée, des processus électoraux encadrés, dirigés, peu honnêtes et faussés, et des violations répétées des droits fondamentaux. On citera à titre d’exemples les périodes de pouvoirs autoritaires et corrompus, qui ont atteint des degrés paroxystiques, des Batista, Trujillo, Duvalier, Balaguer, Gairy. On notera le bilan contrasté de Cuba sous Fidel Castro où, si les droits économiques, sociaux et culturels ont connu de réels progrès, la démocratie représentative est mise à mal en raison du contrôle du processus électoral par le parti unique et du pouvoir personnel ininterrompu du « leader maximo ». On notera égale207

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ment la succession fréquente de périodes d’espoirs et de tragédies du peuple haïtien. Le principe de la souveraineté des États, principe fondamental du droit international s’il en est, dont les corollaires essentiels sont la non ingérence dans les affaires intérieures des États et la non intervention, est mis à mal par les multiples interventions étatsuniennes (notamment en Haïti, en République Dominicaine et à Grenade) et le contrôle plus ou moins direct de cette grande puissance sur la plupart des États ou territoires de la région. En dépit de ces entorses, les Caraïbes restent globalement dans la ligne du modèle d’organisation politique onusien, dont la cohérence découle du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Du point de vue économique, social et culturel, il est également possible de discerner dans les textes et les pratiques onusiennes un modèle de référence. Ce modèle se révèle cependant, à certains égards, hétérogène, ce qui ne facilite pas la mise en œuvre de stratégies de développement cohérentes de la part des Caraïbes. UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE, SOCIAL ET CULTUREL, PARTIELLE MENT HÉTÉROGÈNE

L’une des actions les plus remarquables du Système des Nations Unies est d’avoir contribué à formuler un modèle de développement centré sur l’homme et le respect de l’environnement : développement humain et durable. Ce modèle, éminemment humaniste et conscient des conditions de survie de la planète, prévaut notamment dans le discours des institutions non financières du Système, à l’exception de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Les institutions monétaires et financières (FMI et Banque Mondiale) et l’OMC restent, en dépit d’une évolution récente de leurs priorités, en décalage par rapport aux institutions non financières, dans la mesure où les impératifs de rentabilité et de bénéfices commerciaux l’emportent largement sur les finalités humaines ou de développement durable. Ainsi se manifeste un degré évident d’hétérogénéité du Système. Il se trouve pourtant que les institutions non financières sont dotées de moyens de transformation des situations concrètes beaucoup moins importants que les autres. Il en résulte que les États et territoires de la Caraïbe qui optent pour le modèle onusien du développement humain et durable ne disposent pas d’un soutien à la hauteur de leurs besoins et de leurs espérances. Quand on prend connaissance des documents d’orientation relatifs à l’action des diverses institutions du Système des Nations Unies, on observe tout d’abord qu’il existe un socle commun de préconisations. Dans ce socle commun de préconisations, on trouve deux objectifs essentiels à atteindre : le développement durable et la lutte contre la pauvreté. 208

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On peut considérer que toutes les institutions du Système se sont ralliées à ces deux objectifs majeurs. Par développement durable il s’agit de concilier croissance économique, équité sociale et respect de l’environnement. Quant à la lutte contre la pauvreté, elle vise à faire jouer la solidarité internationale vis-à-vis des populations les plus déshéritées de la planète, celles qui vivent notamment en dessous d’un seuil critique deshumanisant (seuil de pauvreté de moins de un dollar par jour). Au-delà de ce socle commun, on constate qu’il y a des perspectives différentes selon qu’il s’agit d’institutions au sein desquelles les pays du Sud disposent d’une majorité, comme c’est le cas au sein des institutions non financières (dont l’apport se fait essentiellement sous forme d’assistance technique, c’està-dire la prise en charge gratuite d’experts pour la réalisation de projets) à l’exception notable de l’OMC dont l’objectif est de parvenir à la libéralisation des échanges internationaux ou qu’il s’agit d’institutions dominées par les grandes puissances économiques telles que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI). Des institutions telles que le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) mettent en avant la finalité humaine du développement à travers le concept de développement humain (mesuré par l’indice de développement humain, IDH), ce qui conduit à prendre en compte comme critères de performance non seulement le PNB mais aussi l’espérance de vie, le taux de scolarité, d’alphabétisation, voire de participation des femmes à la vie de la cité (voir les rapports mondiaux sur le développement humain publiés chaque année par le PNUD, www.undp.org/french). L’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) met, pour sa part, l’accent sur le nécessaire respect de la diversité culturelle (www.portalunesco.org/fr/). L’OIT (Organisation Internationale du Travail) suscite la conclusion de conventions internationales du travail afin de donner un contenu social précis à l’idée d’un développement centré sur l’homme (www.ilo.org/ilolex/ french/). Le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement) s’efforce pour sa part de faciliter la mise en œuvre des objectifs arrêtés à Rio (1992) puis à Johannesburg (2002) en matière de développement durable (www.unep.org/french/). En revanche, en dépit d’un certain nombre d’infléchissements, le FMI et la Banque Mondiale continuent à favoriser des programmes d’ajustement fondés sur la réduction des déficits budgétaires, la privatisation, la production pour l’exportation destinée à engranger des recettes à très court terme sans que les problèmes liés à l’endettement chronique trouvent de solutions en profondeur. 209

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L’OMC, pour sa part, appuie un processus de libéralisation des échanges qui conduit actuellement notamment au démantèlement des préférences non réciproques (telles qu’elles existent par exemple dans le cadre des accords entre la Communauté européenne et les États d’Afrique, de la Caraïbe et du Pacifique, couramment désignés États ACP), sauf pour les PMA (Pays Moins Avancés, autrement dit les plus pauvres de la planète), et à la mise en concurrence d’acteurs économiques intrinsèquement inégaux, sans véritablement institutionnaliser un traitement spécial et différencié, favorable aux petits États et territoires insulaires en développement (voir le Programme de Doha pour le développement qui prévoit en principe l’élaboration de ce type de traitement, www.wto.org/french). Compte tenu de cette hétérogénéité il n’y a pas une convergence totale des soutiens émanant du Système des Nations Unies, ce qui ne facilite pas la mise en cohérence des actions par les États de la Caraïbe confrontés hic et nunc au grand défi de la mondialisation. DIFFICULTÉS

ET PERSPECTIVES POUR LES

CARAÏBES

DANS LE CONTEXTE DE LA

MONDIALISATION

La quasi-totalité des Caraïbes s’est ralliée à la stratégie du développement durable. Ceci d’autant plus qu’un programme spécifique relatif aux petits États insulaires en développement a été formulé à la Barbade en 1994 (Conférence mondiale sur le développement durable des petits États insulaires en développement, Bridgetown, Barbade 26 avril-6 mai 1994, www.un.org/french/events/sidsprog.htm.) et mis à jour en janvier 2005 à l’île Maurice (Déclaration de Maurice, A/CONF.207/L.6 Nations Unies, 13 janvier 2005.). On peut noter avec satisfaction que la Déclaration du millénaire soutient l’idée d’une prise en compte des problèmes spécifiques des petits États insulaires en développement. Il y est dit, en effet : Nous décidons également de répondre aux besoins particuliers des petits États insulaires en développement en appliquant, rapidement et intégralement, le Programme d’action de la Barbade et les conclusions de la vingt-deuxième session extraordinaire de l’Assemblée générale. Nous demandons instamment à la communauté internationale de veiller à ce que, dans la mise au point d’un indice de vulnérabilité, les besoins particuliers des petits États insulaires en développement soient pris en compte.

La lutte contre la pauvreté constitue également une priorité pour les pays de la Caraïbe. On observe toutefois que la situation s’avère très contrastée d’un pays de la Caraïbe à l’autre. En effet, 70 % de la population d’Haïti vit en dessous du seuil de pauvreté alors que c’est le cas pour seulement 8 % de celle de Barbade (document CEPALC). La nécessité de satisfaire aux exigences du groupe de Washington afin de bénéficier de ses facilités monétaires ou de ses aides financières conduit 210

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les États concernés à sacrifier certains objectifs de développement humain et durable, par exemple le niveau de protection sociale, notamment dans les zones franches. Quant à la libéralisation commerciale, il apparaît qu’elle profite de façon très inégale aux États selon leur capacité à diversifier leurs exportations et leurs destinations commerciales ainsi qu’à assurer le transport de leurs marchandises. Par ailleurs, la disparition des préférences non réciproques et la disparition programmée des marchés privilégiés va entraîner des difficultés qu’aucune aide financière n’est susceptible de compenser – aides financières qui ont plutôt tendance à diminuer malgré les recommandations insistantes des Nations Unies à les augmenter. Au total, il s’avère que le Système des Nations Unies offre aux Caraïbes l’opportunité de mettre en œuvre, de façon créative, à leur propre niveau, un modèle de développement politique fondé sur la libre détermination et un modèle de développement économique, social et culturel fondé sur la durabilité, la primauté donnée aux finalités humaines, la solidarité régionale et planétaire. L’efficacité de ce modèle est, toutefois, réduite en raison, d’une part, de l’insuffisance des moyens dont dispose le Système et de son hétérogénéité et, d’autre part, des contradictions internes des États de la Caraïbe, en particulier le déficit chronique de gouvernance démocratique de certains d’entre eux. Emmanuel JOS Université des Antilles et de la Guyane

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DU CONSENSUS À LA CONFUSION DE WASHINGTON. LES RÉSISTANCES HISPANO - CARIBÉENNES AU MODUS OPERANDI DE L’HYPERPUISSANCE1 « Capables de vaincre une armée mais incapables de gagner les cœurs des populations, les États-Unis sont craints mais ne sont pas aimés. Leur pouvoir est matériel, leur influence sur les valeurs est plus négative que positive, tant les réactions de rejet qu’ils agrègent l’emportent sur les adhésions qu’ils suscitent ». Cette assertion de Jean-Jacques Roche2 sur le désaveu, quasi planétaire, de l’hyperpuissance3 est clairement transposable au type de liaisons (dangereuses ?) qu’elle entretient, depuis le début des années 1990, avec certains de ses voisins caribéens immédiats. L’environnement international post-guerre froide et le nouveau contexte géopolitique post-11 septembre l’ont conduit à repenser son modus operandi laissant craindre un glissement vers un modèle hégémonique unilatéraliste. Pareille orientation stratégique n’a pas manqué de soulever dans plusieurs États du Bassin – surtout dans ceux d’expression espagnole – une vague générale de contestations qui, comme un peu partout dans le reste du monde, prend de plus en plus aujourd’hui des allures de résistances. L’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) promue par le Venezuela, Cuba, le Nicaragua et, plus au Sud, la Bolivie constitue probablement la forme la plus spectaculaire de ce rejet. Pour permettre de mieux appréhender l’onde de choc du nouveau modèle de domination des États-Unis d’Amérique dans la Caraïbe, la présente étude portera un premier éclairage sur les principaux ressorts de leur puissance (I). Elle s’intéressera ensuite aux formes d’expression de leur hégémonie dans la région (II), puis au déferlement d’initiatives réactives et proactives qu’elle suscite dans les États hispanophones qui la perçoivent comme néocoloniale, arrogante et délétère à l’endroit de la gouvernance et du développement économique régionaux (III).

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LES NOUVEAUX RESSORTS DE LA PUISSANCE ÉTATSUNIENNE La fin du XIX e siècle et le début du XXe ont été marqués, au plan international, par l’essor de l’influence géopolitique des États-Unis d’Amérique. Mais c’est incontestablement le déclin de l’ordre bipolaire et le collapse du camp soviétique qui ont véritablement consacré ce pays, dans les années 1990, comme unique superpuissance mondiale, contre laquelle nul « ne peut prétendre rivaliser […] dans les quatre domaines clés – militaire, économique4, technologique et culturel – qui font une puissance globale » (Brzezinski, 1997). Outre la disparition de tout adversaire idéologique, c’est principalement la combinaison de ces quatre niveaux de compétences qui lui permet d’imposer ses normes (Consensus de Washington) et de régner sur l’économie internationale. Le triomphe de la mondialisation néolibérale semble d’ailleurs avoir confirmé durablement son irrésistible ascension. Malgré le coût somptuaire de l’intervention militaire en Irak et de la flambée des prix de l’énergie, la croissance de l’hyperpuissance reste vigoureuse. Selon le Département du commerce, le produit intérieur brut (PIB) a progressé de 4,3 % en rythme annuel au cours du troisième trimestre 2005 et depuis dix trimestres consécutifs, la croissance est supérieure à 3 % (Leser, 2006, 69). La suprématie et la résilience états-uniennes sont certes incontestables. Elles comportent néanmoins plusieurs limites pouvant remettre en cause les certitudes de superpuissance. À l’instar de l’Europe et de l’Amérique latine, l’État nord-américain souffre d’une sévère crise de légitimité et d’efficacité. Dans Djihad versus Mac World, Benjamin Barber a mis l’accent sur les dangers potentiels des récentes mutations politico-économiques pour son pays : creusement des inégalités, montée de la violence urbaine, affirmation communautariste, marginalisation, exclusion, dégradations environnementales sont autant de maux qui minent de l’intérieur sa puissance. Au niveau macroéconomique, le pays enregistre un déficit budgétaire – de près de 272 milliards d’euros – et un déficit commercial abyssal de quelque 600 milliards d’euros (Leser, 2006, 70). La dette externe croît constamment. Entre 1982 et 2000, elle a été multipliée par huit, passant de 250 milliards de dollars à plus de 2000, soit 22,6 % du PIB et pourrait bien atteindre 50 % en 2010, voire 100 % en 2020 (Achcar, 2003, 100). C’est en particulier le coût exponentiel de la consommation des ménages et des dépenses militaires qui rend le pays de plus en plus dépendant des ressources matérielles et financières étrangères. Après l’effondrement du World Trade Center en 2001, le gouvernement a décidé d’augmenter le budget de la défense de 48 milliards de dollars, le portant ainsi à 379 milliards, soit environ 3,5 % du PIB. Ces dépenses dépassent le montant cumulé des autres membres de l’OTAN et représentent cinq ou six fois celui de la Russie ou de la Chine (De Senarclens, 2002, 157). La lutte contre les illégalismes (narcotrafic, blanchiment d’argent, immigration clandestine, terrorisme) constitue, depuis 2001, l’une des clefs de voûte de cette onéreuse politique de sécurité et de défense. La facture énergétique exacerbe encore davantage la vulnérabilité et la dépendance externe du pays. Autosuffisant au 214

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commencement du XXe siècle, il est aujourd’hui le premier consommateur mondial de combustibles. Avec trois cents millions d’habitants, soit à peine 4,6 % de la population mondiale, il consomme près d’un quart des ressources planétaires, et plus de 25 % de la production pétrolière mondiale. Son taux de dépendance à cette source d’énergie a crû régulièrement au cours des trois dernières décennies, passant de 35 % en 1973 à 54,3 % en 2001. Selon les prévisions hautes de l’U.S. Department of Energy (DOE), il pourrait atteindre 67 % en 2020 (Achcar, 2003, 98). Dans un contexte international particulièrement instable – du fait notamment du fort activisme terroriste islamiste – mais aussi concurrentiel par suite de la consolidation de la Zone Euro et de l’élan de nouveaux espaces de puissance en Asie et en Amérique latine, il est fort vraisemblable que le « géant aux pieds d’argile » cherche avant tout à conjurer les risques de supplantation qu’il perçoit. Cette crainte sans précédent dans toute l’histoire du pays procède en grande partie de la vulnérabilité clairement révélée par les attentats du 11 septembre et plus récemment par les ravages des cyclones qui se sont violemment abattus sur la Floride et la Louisiane en 2005. Sa difficulté à prévenir de telles catastrophes contribue à modifier, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, l’image traditionnelle de puissance invincible et l’exhorte à interroger sa propre capacité d’expansion comme facteur de (dés)équilibre du système international et, plus encore, comme cause d’une possible autodestruction analogue à celle de l’Empire romain. Aussi, est-ce probablement pour exorciser pareille éventualité et pour conserver les attributs de sa puissance que l’Administration Bush a établi, au lendemain des attaques terroristes de 2001, une nouvelle stratégie de sécurité qui affiche une vision manichéenne et messianique du monde organisée autour de trois éléments principaux. Le premier aspect, présenté dans un document publié par la Maison Blanche en 2002 (The National Security Strategy of the United States5), concerne la redéfinition des priorités. Aux doctrines interventionnistes du “nouvel ordre mondial” de George Bush père et des “causes humanitaires” de William Clinton, succède, à l’orée du XXIe siècle, la “guerre contre le terrorisme”. La construction de coalitions flexibles, c’est-à-dire d’alliances ad hoc en marge des organisations multilatérales (OTAN, ONU), constitue le deuxième élément. Le concept de guerre préventive défendu par le Secrétaire à la Défense des États-Unis, Donald Rumsfeld, qui considère que “la meilleure défense, et dans certains cas la seule, est une bonne offensive” est le troisième volet de la stratégie (Rojas Aravena, 2003, 73). LA CARAÏBE SOUS L’EMPIRE DE L’UNILATÉRALISME ÉTATSUNIEN Depuis son adoption en 2002, la nouvelle doctrine sécuritaire états unienne fait de plus en plus craindre le passage d’un « leadership bienveillant », caractéristique de la guerre froide, à une hégémonie unilatéraliste6. L’onde de choc de ce glissement qui s’est amorcé en 1991 avec l’effondrement du camp soviétique, avant de se confirmer en 1999 lors de la crise du Kosovo, et en 2001 215

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sous l’effet du 11 septembre, a été puissamment ressentie dans la Caraïbe dans les domaines à la fois militaire et commercial (Dubesset, 2007, (a)). D’abord, sur le plan stratégique, la dissolution des conflits idéologiques a conduit Washington à redéfinir ses liens de coopération avec la plupart de ses voisins caribéens immédiats. La révision, à la baisse, du montant de l’aide et des investissements ainsi que la remise en cause des traitements préférentiels étatsuniens dont ont longtemps bénéficié certains États caribéens (notamment ceux d’expression anglaise) à dessein d’endiguer la progression du communisme, ont été autant de signes clairs d’une réorientation des priorités de la Maison Blanche vers des zones belligènes ou autrement plus stratégiques dont le Golfe arabo-persique est l’épicentre7. L’hyperpuissance a corrélativement amoindri son effort de dialogue politique avec les pays du Bassin à la faveur d’une répression accrue contre tous phénomènes pouvant nuire à sa sécurité interne. Ainsi, le narcotrafic, le crime organisé, le blanchiment d’argent, les mouvements insurrectionnels, l’immigration clandestine et plus encore le terrorisme sont-ils devenus, aux yeux de l’hégémon, des fléaux à combattre dans ce qu’il considère comme son glacis sécuritaire ou sa frontière sud (Haugaard, 2005, 9). C’est incontestablement l’usage d’une définition « élastique » des menaces non traditionnelles, depuis les gangs centraméricains jusqu’à la drogue en Colombie, via les catastrophes naturelles dans l’archipel des Antilles qui lui a permis de légitimer ses diverses formes d’interventionnisme militaire. Mais ce sont surtout les attentats de 2001 qui, sous couvert de la lutte contre le terrorisme, lui ont fourni l’occasion de renforcer sa présence militaire dans la région et d’y mener fréquemment des opérations d’entraînement (Rodríguez Beruff ; Cordero, 2004, 73). D’après le calcul de Carlos Ernesto Motto8 de l’Observatoire latinoaméricain de géopolitique, pas moins de trente-trois manœuvres étatsuniennes ont été menées aux côtés de la République Dominicaine, depuis l’an 2000 dans le cadre de la seule opération Nouveaux horizons, laissant ainsi dire André Maltais que « les Marines sont plus nombreux dans la Mer des Caraïbes que les requins » ! (Maltais, 2006).9 En somme, comme le souligne Lilian Bobea10, la disparition des conflits idéologiques a eu paradoxalement pour corollaire une re-militarisation polymorphe du Bassin, depuis la formation des forces armées portoricaines, dominicaines, colombiennes et centraméricaines jusqu’à la création d’une mission anti-terroriste de défense du Commando Nord (Northcom)11 venant s’ajouter à celles du Commando Sud (Southcom)12. Pour ce faire, le montant de l’assistance militaire allouée par Washington à la région s’est considérablement accru. Alors qu’il ne représentait, à la fin des années 1990, que la moitié de l’assistance économique et sociale, il est aujourd’hui du même ordre que celle-ci par suite notamment du renforcement du volet militaire contenu dans le Plan Colombia13 et du remplacement du système de contrôle Caribbean Basin Radar Network (CBRN) par la nouvelle technologie baptisée Relocatable Over The Horizon Radar (ROTHR) (Hauggard, 2005, 5). 216

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Tableau 1 - Opérations Nouveaux Horizons en Amérique centrale et Caraïbe (2000-2006) Année

Pays concernés

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Belize, Salvador, Grenade, Jamaïque, Trinidad et Tobago, Antigua et Barbuda, Haïti, Nicaragua. Saint-Vincent et les Grenadines, Sainte Lucie, Honduras, Guatemala, Bahamas. Salvador, Nicaragua, Barbade, Jamaïque, Dominique. République Dominicaine, Panama, Salvador, Grenade. Honduras, Guatemala, Haïti, Guyana. Panama, Salvador, Honduras, Haïti. Honduras, Salvador, République Dominicaine.

2001 2002 2003 2004 2005 2006

(Source : Carlos Ernesto Motto, “Ejercicios militares de EUA en República Dominicana. Un eslabón más de la cadena imperial”, Observatorio Latinoamericano de Geopolítica, 2006, www.geopolitica.ws)

La propension grandissante des États-Unis à agir de façon unilatérale dans la région s’exprime également dans le domaine commercial. La perspective, de plus en plus probable, d’un épuisement total des ressources pétrolières de la planète ainsi que l’augmentation générale de la demande d’eau potable les incitent, d’une part, à contrôler l’accès exclusif aux richesses naturelles de l’Amérique centrale et de la Mer des Caraïbes, et à s’assurer, d’autre part, l’accès aux marchés de la région par l’accélération des accords commerciaux. Dans son Autopsie d’un échec, Dorian Brunelle cite un passage d’un texte législatif de 2002 : « L’expansion du commerce international est indispensable au maintien de la sécurité nationale des États-Unis […]. Les accords commerciaux servent aujourd’hui les mêmes buts que les pactes de sécurité durant la guerre froide. […]. La sécurité nationale des États-Unis dépend de sa sécurité économique qui, à son tour, repose sur une structure industrielle vibrante et en pleine croissance. » (Brunelle, 2004)14. Le projet washingtonien d’intégration continentale de l’Alaska à la Terre de Feu (ALCA ou ZLEA), lancé au début des années 1990 par George Bush (père) avant d’être repris par William Clinton puis par l’actuelle Administration Bush, s’inscrit directement dans cette logique intégrationniste à visée sécuritaire. Conçu comme une sorte de prolongement géographique et économique de l’ALENA15, ce schéma d’intégration stato-économique prévoit, à l’échelle du continent (à l’exception de Cuba), la libéralisation du commerce et des investissements et vise avant tout l’établissement d’un ordre légal et institutionnel, à caractère supranational, donnant aux multinationales nordaméricaines une totale liberté d’action dans leur traditionnelle zone d’influence. De l’aveu de Colin Powell, ex-secrétaire d’État de l’administration Bush : « Avec l’ALCA, notre objectif est de garantir aux entreprises amé217

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ricaines le contrôle d’un territoire allant de l’Arctique à l’Antarctique et le libre accès, sans aucun obstacle ou difficulté, à nos produits, nos services, nos technologies et nos capitaux dans tout l’hémisphère » (Colussi, 2005, 1). De ce point de vue, l’option unilatéraliste états-unienne est une stratégie orientée vers la défense des intérêts nord-américains au moyen de l’ouverture, plus ou moins forcée, des marchés étrangers. Dans son étude sur l’unilatéralisme commercial de l’hyperpuissance, Jean-Marc Siroën, estime que « l’unilatéralisme serait donc bien l’expression d’un certain hégémonisme où, cette fois, les actions extérieures auraient moins pour fonction de maximiser le bienêtre de la « communauté internationale » que celui des États-Unis. D’un point de vue très pragmatique, qui est celui de l’administration américaine, l’unilatéralisme serait alors, dans certaines situations, un cadre plus propice pour faire avancer les intérêts américains que le multilatéralisme ». (Siroen, 581). DE LA (ALBA)

CONTESTATION À L’ALTERNATIVE BOLIVARIENNE POUR LES

AMÉRIQUES

Pareille orientation qui vise à imposer aux autres pays des règles du jeu non négociées au niveau bilatéral ou multilatéral, suscite, au sein de la société civile de la Grande Caraïbe, de vives réactions profectives d’une longue tradition de rébellions (Gaztambide-Géigel, 2003). Ces expériences émancipatrices qui puisent leur source dans les incantations unionistes et anti-colonialistes de Simon Bolívar puis dans les luttes de José Martí pour l’indépendance de Cuba, sont une constante de l’histoire caribéenne. Du Mexique au Venezuela, de Cuba à Porto Rico, la région toute entière aura été, tout au long des XIXe et XXe siècles, et à des degrés divers, le théâtre de nombreux soulèvements menés à dessein d’enrayer l’avancée hégémonique anglo-saxonne (Gaztambide-Géigel, 2000). Sous l’effet de récents progrès processifs, les résistances à l’option unilatéraliste tendent clairement à se renforcer aujourd’hui dans les États hispanophones autrement plus dépendants économiquement du puissant voisin que leurs homologues anglophones. La révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication, de même que l’enracinement de la démocratie au sortir de la guerre froide ont ouvert à la population hispano-caribéenne de nouveaux espaces d’expression pacifique qui facilitent la cristallisation et la médiatisation de la contestation. Le retentissant Forum Social Mondial, dont la dernière édition s’est tenue à Caracas en janvier 2006 et a rassemblé des milliers d’altermondialistes constitue, de ce point de vue, un exemple éloquent (Dubesset, 2007, (a)).

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Figure 1 - Une région sous haute surveillance

Sources : Federation of American Scientists (FAS) ; Transnational Institute Briefing Series, 2003, cité par Alain Gresh et al (dir.), L’Atlas, Le Monde diplomatique, Hors série, 2005, p. 152.

Figure 2 - L’Aire de Libre Commerce des Amériques (ALCA)

Source : « La Zone de libre-échange des Amériques », Le Dessous des cartes, http://www.arte.tv/fr/histoire-societe/le-dessous-des-cartes/392,CmC=744774,CmPage=70. 251900.392,CmPart=com.arte-tv.www,CmStyle=98674,view=introduction.html

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Figure 3 - Mouvements sociaux de résistances dans la Caraïbe hispanophone

Mouvements sociaux de résistances Source : réalisation personnelle à partir de www.visionesalternativas.com

L’élan contestataire est aussi le fait du désenchantement accru de larges pans de populations à l’endroit de la mal-gouvernance politique et plus encore du bilan des politiques économiques de mouture néolibérale. En dépit des réels progrès macro-économiques enregistrés aujourd’hui dans la majorité des pays hispano-américains continentaux et insulaires, les réformes structurelles appliquées, avec grande célérité, dès les années 1980, dans le cadre du Consensus de Washington, se sont traduites par une forte exacerbation de la fracture sociale et par un maintien de la pauvreté, à telle enseigne que près d’un habitant sur deux vit actuellement dans la région avec moins de deux dollars par jour ! (Schipke, 2005, 30) La sanglante émeute populaire dominicaine de 2003 contre la soudaine flambée du prix de l’énergie, la récente mobilisation de la société civile costaricienne contre la privatisation du service public, les nombreux rassemblements contre la marginalisation et la paupérisation grandissante des populations indigènes centraméricaines ou bien encore, à l’échelle du sous-continent latino-américain, le virage politique « à gauche » sont autant de témoignages du mécontentement croissant des laissés-pourcompte des ajustements structurels impulsés depuis Washington via le FMI, la BID ou la Banque Mondiale. Les enquêtes récemment menées auprès de l’opinion publique caribéenne confirment l’accablante désapprobation générale de ces politiques économiques hétéronomes16 (Carlsen, 2006, 8). L’opposition à l’unilatéralisme washingtonien tend même à se radicaliser dans des États comme le Venezuela. Le spectre d’un enfermement irréversible dans un dialogue quasi exclusif avec les États-Unis alimente de plus en plus le projet politique contre-hégémonique du Président vénézuélien. Dès son arrivée au pouvoir en 1998, Hugo Chavez Fria n’a cessé d’afficher son opposition au modèle hégémonique étatsunien qu’il considère comme prédateur et largement nuisible aux intérêts de la région et de sa propre nation. 220

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Graphique 1 - Pauvreté17 et extrême pauvreté en Amérique centrale

Source : Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, Social Panorama of Latin America, 2002-03. Cité par A. Schipke, op.cit, p. 30.

Avec une stratégie révolutionnaire s’appuyant principalement sur une rhétorique bolivarienne et martienne ainsi que sur une coopération économique et énergétique rendue possible notamment par la manne des pétrodollars, il affiche de manière explicite sa volonté d’étendre son influence sur la Caraïbe, l’Amérique du Sud, voire l’ensemble de l’Amérique latine et des Amériques pour bannir toute forme d’assujettissement. La projection politique régionale du Venezuela s’est concrétisée notamment par son adhésion, fin 2004, à la Communauté Sud-américaine des Nations (CSAN)18, puis, en décembre 2005, par son admission au sein du Marché Commun du Cône Sud (MERCOSUR), dont il veut renforcer la dimension sociale et politique au moyen d’un projet infrastructurel et énergétique pharaonique et moyennant la création d’un parlement supranational capable de corriger le déficit institutionnel du bloc et les asymétries existant entre ses cinq membres. Le lancement endogène de l’Alternative Bolivarienne des Amériques (ALBA) confirme les visées politiques de Caracas à l’échelle du sous-continent, si ce n’est de tout le continent (Dubesset, 2007, (b)). Annoncée publiquement en décembre 2001 à l’occasion du IIIe Sommet des Chefs d’État et de Gouvernement de l’Association des États de la Caraïbe (AEC) qui s’est tenu dans l’Île Margarita (Venezuela), l’ALBA a vu officiellement le jour à La Havane en mai 2005, lors de la IVe Rencontre hémisphérique de lutte contre l’Aire de Libre Commerce des Amériques (ALCA). Conçue comme un outil destiné à promouvoir une forme d’intégration inédite, elle est pour l’heure une déclaration d’intentions co-signée par le Venezuela, Cuba, la Bolivie et le Nicaragua et avalisée par le Parlement latino-américain (Parlatino). Toutefois, elle reste ouverte à l’ensemble des États de la région qui aspirent clairement à s’inscrire en rupture avec un modèle d’intégration régionale de facture néolibérale. Véritable anti-thèse de l’ALCA, l’ALBA accorde la priorité à la solidarité et à la coopération dans les domaines scientifique et énergétique mais aussi bancaire et communicationnel. Elle totalise d’ores et déjà à son actif plusieurs réalisations dont la mise en place de la chaîne de télévision 221

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contre-hégémonique Telesur, envisagée dès sa création comme la concurrente de CNN et de Univisión (Petrich, 2005). Figure 4 - Logotype de Telesur

La réponse vénézuélienne au nouvel agenda de sécurité de la Maison Blanche ne se limite pas aux seuls champs commercial et culturel. Elle recouvre aussi le domaine technologique avec notamment le lancement du premier satellite de communication Simon Bolívar, officiellement destiné à couvrir les besoins des différents organismes sociaux du pays en matière d’information et à promouvoir, de manière endogène, l’intégration latino-américaine. La réaction de Caracas s’étend par ailleurs au domaine militaire et diplomatique. Le Président Hugo Chavez œuvre en faveur de la consolidation de sa base populaire au sein d’une armée dont le rôle ne cesse de croître sur la scène politique nationale et internationale. Les officiers qui occupent aujourd’hui des postes de gouverneurs ou dirigent des corps municipaux sont légion. Ce renforcement de la présence militaire dans la société vénézuélienne va de pair avec la modernisation de l’arsenal militaire via l’achat d’un matériel sophistiqué à la Russie, au Brésil et à l’Espagne au mépris des restrictions imposées par l’Administration Bush. En outre, dans les prochains mois, plusieurs bases militaires vont être prochainement construites en Bolivie par le Venezuela et des alliances stratégiques ont été nouées, ou sont en passe de l’être, avec l’Iran, la Libye, tous considérés comme les bêtes noires de Washington. Signataire de l’ALBA et proche allié du Venezuela, Cuba se réjouit bien évidemment d’un tel revirement géopolitique qui semble lui ouvrir de nouvelles perspectives pour contrer l’influence hégémonique de son ancestral rival dans la région. En réaction à une série de mesures prises soudainement par le gouvernement de G.W. Bush visant à renforcer l’embargo sur l’île, Fidel Castro n’a pas hésité à interdire, en octobre 2004, la circulation du dollar US au profit du peso convertible cubain (CUC) et à adopter une politique de « recentralisation » de l’économie destinée à mettre fin aux « déviations de la révolution ». Véritable offensive contre les malversations, le gaspillage et les nouveaux riches qui ont profité des mesures d’ouverture économique, ces nouvelles dispositions ont donné un véritable coup de frein à l’initiative privée et ont envoyé au gênant voisin du Nord un signal clair de rejet du modèle néolibéral. C’est ainsi qu’en quelques mois, la plupart des petits restaurants privés (paladares) ont mis la clef sous la porte et le nombre de joint ventures a baissé de quatre cent douze à moins de trois cents (Caroit, 73, 2006). Cette nouvelle alliance n’a 222

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pas manqué de faire réagir Otto Reich, Secrétaire d’État adjoint aux affaires de l’hémisphère occidental, qui a aussitôt déclaré dans un article intitulé « Les deux terribles d’Amérique latine » paru dans la revue nord-américaine National Review : « il existe une alliance de gauche et populiste dans la plus grande partie de l’Amérique du Sud. C’est une réalité que les politiciens des États-Unis doivent affronter et notre plus grand défi est de neutraliser l’axe Cuba-Venezuela » (Colussi, 2005, 26).

Source : Colussi M., L’ALBA : une alternative réelle pour l’Amérique latine, 2005, wwwlegrandsoir.info/article.php3?id_article=2882

Au total, force est de constater tout d’abord que, hormis quelques débordements observés ici et là, les résistances hispano-caribéennes actuelles au glissement de l’hyperpuissance sur la pente de l’unilatéralisme s’inscrivent, en règle générale, dans un cadre légal (manifestations et marches pacifiques, grèves, etc.) et dans le respect des principes démocratiques, même si, à plus ou moins long terme, le risque de dérive autocratique n’est pas à exclure dans certains États. Ensuite, il est à noter que, malgré la tendance actuelle à une « régionalisation » de cette contestation, la structuration politique d’une Caraïbe unie demeure, à l’orée du XXIe siècle, une fiction qui fait craindre, néanmoins, de possibles frictions. Le chassé-croisé politique entre, d’un côté, Cuba, le Venezuela et le Nicaragua opposés à cette orientation unilatéraliste et, de l’autre, la Colombie, la République Dominicaine, le Mexique, le Guatemala et le Salvador inflexiblement subordonnés à Washington, est de nature à fissurer encore davantage cet espace régional dont les lignes de fractures surpassent déjà, par leur poids historique et leur ancrage à la fois spatial, social et institutionnel, ses ferments d’unité. Cette nouvelle ligne de partage politique aux effets contradictoires à l’endroit de la gouvernance régionale pourrait favoriser, selon les prévisions les plus optimistes, l’émulation entre les deux grands groupes d’acteurs en présence. Pour les plus pessimistes, elle pourrait conduire à une escalade symétrique et aboutir, à l’extrême, à une véritable bipolarisation géopolitique, comme l’a récemment laissé craindre le bras de fer stérile de trois semaines entre le Guatemala – soutenu notamment par la Maison Blanche – et le Venezuela pour l’obtention d’un siège non per223

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manent au Conseil de Sécurité de l’ONU. Pour obvier à pareille désintégration régionale, les États-Unis gagneraient certainement à rechercher un véritable consensus avec l’ensemble des États du Bassin en repensant leur modus operandi et en élaborant en particulier une politique de bon voisinage basée sur un principe de réciprocité et de coopération qui associerait davantage la « société civile » dans les négociations (Calsen, 2006). Dans le cas contraire, un risque de confusion majeure est à redouter à Washington car, comme l’écrit Gérard Dussouy dans son traité de géopolitique, « à l’instar d’un champ physique, plus un espace dimensionnel semble voué à l’homogénéisation par une tendance dominante, territoriale ou réticulaire, plus les tendances à l’hétérogénéité deviennent fortes ».19 Ces dernières sont alors susceptibles de susciter une alliance des puissances de rang inférieur. Le récent ralliement de Managua à l’axe Caracas-La Havane-La Paz au sein de l’ALBA semble confirmer cette théorie. Il n’empêche que du côté du Venezuela, dont la radicalité n’a d’équivalent que l’implacable arrogance du modèle fustigé, une modération idéologique et lyrique paraît souhaitable. En somme, c’est à l’abandon de toute démonstration de puissance et de tout recours systématique à la force que Bush et Chavez devraient procéder car, comme le signale très justement Bertrand Badie, « la puissance n’a plus l’efficacité automatique qu’on lui prêtait autrefois »20. Le hard power ne peut plus grand chose face aux violences actuelles qui mettent en scène des sociétés et des acteurs sociaux plutôt que des armées. Avec la fin de l’ordre bipolaire, la ressource militaire est même de plus en plus concurrencée par celles d’ordre économique, financier, commercial et surtout celles d’ordre symbolique, culturel, religieux et identitaire, moins onéreuses et autrement plus mobilisatrices21. Et c’est aussi à un renoncement à leurs dangereuses aspirations messianiques et à une plus grande flexibilisation et désidéologisation de leurs politiques que les deux rivaux devraient accorder la priorité. Les grandes agences multilatérales telles que la Banque mondiale, la BID22 ou la CEPAL23 abondent d’ailleurs de plus en plus dans ce sens, à telle enseigne qu’elles ont infléchi leur pensée « au profit de politiques plus pragmatiques, plus soucieuses d’efficacité pratique que d’intégrité idéologique »24. Une telle conversion à des politiques moins dogmatiques et « plus soucieuses d’une éthique des conséquences que d’une éthique des convictions »26 semble nécessaire, dans la phase actuelle, pour dépasser les antagonismes personnels. Comme le souligne Javier Santiso dans son ouvrage sur le pragmatisme latino-américain, ce qui se joue aujourd’hui dans la région et dans le reste de l’Amérique latine réside moins dans l’éclosion ou l’affirmation d’un nouveau paradigme à forte dimension téléologique que dans l’émergence de politiques possibilistes, moins projectives dans le temps et davantage réactives aux besoins des citoyens26. Éric DUBESSET Université Montesquieu Bordeaux IV 224

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Notes 1. Ce texte est la version remaniée de la communication présentée par l’auteur sous le titre : « Du Consensus à la confusion à Washington. La bipolarisation géopolitique des États grand-caribéens hispanophones », Colloque international pluridisciplinaire qui s’est tenu sur le Campus de Schoelcher (Martinique) les 10 et 11 avril 2006. 2. Roche J.-J., « Les États-Unis, un empire sans hégémonie », in Sciences humaines, (à paraître). 3. Terme créé par Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères de 1997 à 2002. 4. Avec un produit intérieur brut annuel (PIB) de plus de onze milliards de dollars par an, leur économie est de loin la plus développée du globe. Le pays qui les suit en terme de développement, le Japon, est 16 fois plus petit. 5. The National Security Strategy of the United States, The White House, September 2002. 6. L’unilatéralisme peut se définir comme « une doctrine visant à imposer une totale liberté de manœuvre aux États-Unis sur la scène internationale ; elle implique d’affranchir le pays de ses engagements multilatéraux (ONU, ….) considérés comme des contraintes à la souveraineté nationale » (Musset A. (dir.), 2006, 289). Dans la pratique, il consiste pour les États-Unis à vouloir imposer des règles pour les autres, sans toujours s’y soumettre eux-mêmes. 7. Le Golfe fournit aux États-Unis 23,8 % de leurs importations de pétrole. 8. C. E. Motto, “Ejercicios militares de EUA en República Dominicana. Un eslabón más de la cadena imperial”, Observatorio Latinoamericano de Geopolítica, 2006, www.geopolitica.ws 9. Le 14 avril 2006, une impressionnante armada a quitté les eaux territoriales étatsuniennes pour faire son entrée dans les Caraïbes à l’insu de certains gouvernements hostiles à Washington. Composée du porte-avions atomique George Washington, du croiseur Monterrey, du destroyer USS Stout et de la frégate lance-missiles Underwood, elle transporte 70 avions de combat, des avions-radars et hélicoptères, de même que 6 500 marines et se veut un exercice baptisé Partnership of the Americas (Partenariat pour les Amériques). Pendant six semaines, l’armada a visité des pays « alliés » tels le Honduras, la Jamaïque, Trinidad et Tobago, Aruba, Curaçao et Saint-Kitts/Nevis dans le but, selon le Commandement sud de l’armée étatsunienne, d’entraîner leurs forces armées dans la lutte anti-drogues et anti-trafic humain. 10. L. Boreal, «Perpetradores del orden: recomposición de las fuerzas de seguridad en el caribe y su impacto en las relaciones cívico-militares», Ponencia preparada para el XXIII Congreso Internacional, Latin American Studies Association, Washington D.C., 6 al 8 de Septiembre de 2001. 11. La cartographie de la présence militaire est difficile à établir du fait de l’existence d’un grand nombre de soldats appartenant aux corps privés (mercenaires). 12. Depuis 1999, la présence militaire étatsunienne s’est recomposée. La restitution du Canal de Panama en 1999 a entraîné un repositionnement des troupes militaires anciennement basées dans ce pays vers la Colombie, Trinidad et Tobago ainsi que vers les îles néerlandophones au large du Venezuela. Le Plan Colombia a permis par ailleurs une militarisation du pays en vue de l’éradication du narcotrafic. En réalité,

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il est surtout un prétexte pour sauvegarder les intérêts économiques des multinationales étatsuniennes et protéger leurs installations pétrolières. Il vise aussi à circonscrire la frontière colombo-vénézuélienne pour prévenir tous risques d’incursion vénézuélienne. 13. Lire utilement l’article de Yenisey Rodríguez Cabrera, «Análisis geopolítico y geoeconómico del Plan Colombia», Cuadernos latinoamericanos, 2002, p. 81-151. 14. Cité par Dorval Brunelle, « La zone de libre-échange des Amériques : autopsie d’un échec », La Chronique des Amériques, Observatoire des Amériques (http: //www.ameriques.uqam.ca), décembre 2004. 15. ALENA : Traité de libre-échange nord-américain (NAFTA en anglais ou TLC en espagnol) qui rassemble depuis 1994 le Canada, les États-Unis et le Mexique. 16. Le sentiment antiétasunien relevé par les enquêtes porte moins sur les citoyens nord-américains que sur les politiques menées par l’Administration de Washington. 17. Le taux de pauvreté est le pourcentage des ménages dont le revenu total est inférieur au coût d’un panier de biens de consommation de base ; l’extrême pauvreté fait uniquement référence à un panier d’aliments de base. 18. La CSAN (ou CSN) est le fruit du rapprochement entre le MERCOSUR, la Communauté Andine des Nations (CAN) et les autres États et territoires sud-américains. 19. G. Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, Bruxelles, Éditions Complexe, 2001, p. 298. 20. B. Badie, « Le prêt à penser des relations internationales », in B. Badie, B. Didiot (dir.), L’État du Monde 2007, La Découverte, 2006, p. 26-27. 21. Ibidem. 22. BID : Banque interaméricaine de développement. 23. CEPAL : Commission Économique pour l’Amérique latine et la Caraïbe. 24. J. Santiso, Amérique latine. Révolutionnaire, libérale, pragmatique, CERI, Paris, Éditions Autrement, 2005. 25. Ibidem. 26. Ibidem.

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QUAND LA CARAÏBE DU COMMONWEALTH PLÉBISCITE LE MODÈLE DE WESTMINSTER : VERSION ET PERVERSION DE LA DÉMOCRATIE Lorsqu’on observe l’ordre du politique, il apparaît qu’à l’exception de quelques cas, les pays composant l’ensemble caraïbe ont rarement produit et/ou expérimenté des modèles sui generis mais ont en général repris des modèles venant de l’extérieur, en les acclimatant simplement à la culture locale. Cela semble valoir en particulier pour la Caraïbe du Commonwealth (ou, si l’on préfère, la Caraïbe de langue anglaise) qui, depuis son accession à l’indépendance, a, malgré quelques accidents de parcours, peu dévié de la voie démocratique – une voie déclinée selon le « modèle de Westminster » hérité de l’ancienne puissance impériale. Dans notre propos, nous aimerions d’abord rappeler pourquoi la coupure du cordon ombilical entre ces ex-colonies et la Grande-Bretagne n’a en rien empêché le transfert d’une tradition constitutionnelle volontiers présentée comme le nec plus ultra de la sagesse par ceux qui en avaient déjà joui en métropole depuis l’événement majeur de la « Glorious Revolution ». Reste à dresser un bilan aussi objectif que possible du « modèle de Westminster » dans cette Caraïbe du Commonwealth qui est à la fois plurielle et caractérisée par des dénominateurs communs éminemment dignes de respect. Ces dénominateurs communs sont, à notre sens, une force vitale et un esprit d’initiative assez exceptionnels compte tenu des ressources plutôt limitées de la région. Ce propos, toutefois, ne vise nullement à idéaliser. Comme nous essaierons de le montrer, l’acclimatation du « modèle de Westminster » devait souvent être pour le meilleur et pour le pire. Si le modèle a pu préserver la Caraïbe du Commonwealth de maux ayant sévi ou continuant à sévir ailleurs, il a en revanche souvent été incapable d’assurer des formes de gouvernance équitables. Pire encore, certains éléments du modèle susceptibles de fonctionner de manière relativement satisfaisante dans le cadre de l’ancienne mère patrie portaient en eux le germe de perversions pouvant conduire à un véritable déficit démocratique, dont nous nous efforcerons d’éclairer la nature. 229

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Ces perversions, souvent exacerbées par la nécessité de s’ajuster aux transformations induites par un contexte de post-guerre froide et de triomphe du libéralisme, ont parfois atteint un degré tel qu’un consensus s’est de plus en plus dégagé autour de l’urgence de repenser le « modèle de Westminster » en vue d’une gouvernance répondant mieux à des objectifs d’efficacité et de justice. Cela étant, si les décideurs politiques sont nombreux à penser qu’il convient d’apporter des correctifs significatifs à certaines modalités de fonctionnement et même d’être créatif en la matière, rares sont ceux qui remettent fondamentalement en question la validité du « modèle » légué par la vieille culture politique anglaise. Même si nous ne vivons que dans un monde de relativité où il y a rarement homologie entre les modèles et leur application, force est de constater que la gouvernance démocratique a pris racine dans la Caraïbe du Commonwealth, au point d’avoir parfois fait apparaître celle-ci comme un quasi-miracle par comparaison avec nombre d’autres pays plongés dans les affres de l’ère postcoloniale. Cet exceptionnalisme tient au moins à deux raisons. Tout d’abord, en accroissant progressivement le degré d’autonomie de ses colonies de la Caraïbe et en permettant à la bourgeoisie locale d’avoir de plus en plus accès aux responsabilités publiques, la Grande-Bretagne a en quelque sorte préfiguré un paysage par rapport auquel, une fois l’indépendance acquise, on a rarement voulu se démarquer. Par son art des transitions en douceur, la mère patrie a tout naturellement placé la Caraïbe du Commonwealth sur les rails constitutionnels du modèle de Westminster. La deuxième raison de cet exceptionnalisme a certainement tenu au degré d’acculturation des populations des îles et territoires continentaux formant la Caraïbe anglophone, laquelle a intériorisé, de façon parfois surprenante, le système de valeurs de l’ancienne puissance coloniale, notamment au plan politique. Le phénomène semble se vérifier en particulier parmi les élites locales appelées à détenir les leviers du pouvoir après les indépendances. Formées dans les meilleurs collèges coloniaux puis poursuivant leurs études dans les universités de métropole, leur aspiration à l’indépendance s’est souvent accompagnée de comportements mimétiques, un peu comme si elles voulaient prouver aux anciens maîtres que ceux-ci avaient trouvé leurs émules. Certains auteurs estiment qu’à cet égard les communautés afro-caribéennes sont les plus représentatives. L’économiste Lloyd Best a été jusqu’à former le vocable « les Afro-Saxons » pour désigner les Noirs de la Caraïbe anglophone s’appliquant à être plus « British » que les Britanniques. S’attachant à la réalité jamaïcaine et dans un registre de moindre dérision, la très appréciée romancière Erna Brodber explique quant à elle que pour les jeunes Noirs ambitieux il n’y avait guère d’alternative à cette acculturation : Africans intent on social mobility were more totally socialized into European ways than any other group. The heirs in Jamaica of British culture, it is not surprising that educated blacks have carved out a place

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for themselves in the upper echelons of the university, the church and the civil service.1

Pour reprendre également une analogie établie par Selwyn Ryan, excellent spécialiste des évolutions de la Caraïbe anglophone2, quand on était un jeune gentleman noir, il n’y avait pas de différence fondamentale entre s’enthousiasmer pour le respect des formes et du « fair play » dans le jeu de cricket, sport hautement prisé à la Jamaïque, et rechercher le respect des mêmes critères dans le jeu politique. Mais, bien évidemment, embrasser le modèle de Westminster n’avait plus rien de ludique ; cela relevait tout simplement de l’intérêt bien compris. En matière d’acculturation, la Grande-Bretagne avait probablement su assez bien persuader ses colonies de la supériorité du génie britannique et puisque la Grande-Bretagne – première puissance coloniale en même temps que première superpuissance pendant fort longtemps – avait si bien prospéré dans le cadre du modèle de Westminster, présentant volontiers celui-ci comme ce qu’il y a de meilleur lorsqu’on veut se doter des institutions de la liberté, pourquoi des pays qui avaient justement si longtemps pâti du manque de liberté, se seraient-ils privés des vertus supposées de ce modèle mythique ? D’autre part, pour entrer dans le concert des nations revêtu de toute la respectabilité qu’on peut attendre des nouveaux venus, ne valait-il pas mieux s’installer dans un système qui avait fait ses preuves (du moins pour les bénéficiaires de l’ex métropole) plutôt que d’opérer une rupture risquant d’avoir un effet boomerang ? Par ailleurs, comme le note fort pertinemment Anthony Payne dans le cas assez exemplaire de la Jamaïque, que pouvait devenir l’élite à laquelle on avait passé le relais sinon « des parlementaires démocrates, surtout si elle avait compris que l’indépendance politique accordée dans ces conditions ne lui ferait pas subir une régression sur les plans économique et social » ? (Anthony Payne, 1988, 4) Quoi qu’il en soit, et malgré tous les aléas d’un contexte fort différent de celui de l’ex mère patrie, ceux qui allaient exercer le pouvoir pendant la période post-indépendance surent durablement persuader leurs administrés qu’il n’y avait guère de salut en dehors du modèle de Westminster. Les critères de la démocratie déclinée selon ce modèle allaient généralement s’imposer comme référence indépassable. Au premier rang de ces critères figure bien sûr l’existence d’un système de partis mis en concurrence dans le cadre d’élections libres et impartialement organisées, seul dispositif permettant à une volonté majoritaire et donc démocratique de se dégager. Parmi les principaux autres critères, il convient de citer : l’attachement au respect de l’opposition, ellemême tenue à des règles de « fair play », la reconnaissance de l’autorité de la loi (« the rule of law ») et de l’indépendance du judiciaire, l’existence d’une administration au service de l’intérêt général et par conséquent neutre dans son modus operandi, une presse libre et l’acceptation de groupes de pression œuvrant pour leur intérêt en tant qu’éléments d’une démocratie participative. Si l’on retient donc ces différents critères, force est de constater que contrairement à ce que l’on a pu observer par ailleurs dans nombre de scénarios post231

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indépendance, les pays de la Caraïbe du Commonwealth ont globalement été de bons élèves ou, du moins, des élèves fort réceptifs par rapport au modèle idéal que la Grande-Bretagne était censée avoir fourni. En effet, en un peu plus d’un demi-siècle d’indépendance, on aurait du mal à trouver des partis ou des groupes de pression frappés d’interdiction ou d’ostracisme ; à quelques exceptions près, les consultations électorales, aussi tumultueuses qu’elles aient pu être parfois, ont en règle générale satisfait au bon usage démocratique ; si l’on excepte le cas de la Grenade en 1979 et les événements tragiques de Trinidad en juillet 1990, coups d’État ou coups de force se sont avérés rarissimes et aucun militaire ne s’est jamais emparé du pouvoir (entre parenthèses, les dépenses militaires de ces pays restent très faibles par comparaison notamment avec celles de leurs voisins d’Amérique latine) ; enfin, même si le judiciaire n’a pas été à l’abri de pressions, il n’a jamais été fondamentalement remis en question en tant que pouvoir indépendant. Ce bilan n’est certes pas anodin. Même si certains détracteurs du système le balaient d’un revers de main, observant que la démocratie n’a été en tout cela que formelle, ceux-ci minimisent volontiers le fait qu’aucune démocratie digne de ce nom ne saurait exister en dehors de ces formes et oublient que la continuation du modèle de Westminster a tout de même créé une atmosphère beaucoup plus respirable que dans des systèmes à parti unique ou à leader inamovible, comme on continue à en voir çà et là. On peut aussi difficilement douter de la sincérité des élites de la Caraïbe du Commonwealth dans leur attachement à ce modèle démocratique, à leurs yeux préférable à tout autre, qu’il s’agisse d’un modèle de type présidentiel à l’américaine ou d’un système permettant, comme dans certains pays européens, une meilleure représentation proportionnelle. Il y a surtout eu unanimité quant à la nécessité de barrer la route à toute tentative de parti unique. Pour reprendre le propos de Michael Manley, ex Premier ministre et fils du très charismatique père fondateur de la Jamaïque, Norman Manley : It is the Jamaican instinct in the Jamaican personality to argue, to be disputatious, to listen to contending views and eventually to say «let us take a vote», or as the worker would put it: «majority must carry». Others formulate it as: «majority must rule». And to understand a people it is best to listen and discover what comes naturally to them. The democratic process comes naturally to the Jamaican people. Therefore, arguments about one-party states begin with the supreme disadvantage or irrelevance in the Jamaican situation, because the oneparty state is unthinkable to the Jamaican.3

Ce que Manley présente comme étant l’état d’esprit jamaïcain se retrouvait avec des résonances à peu près identiques dans l’ensemble de la Caraïbe anglophone, notamment à la Barbade et même à Trinidad où, tout en se voulant théoriquement le champion des droits des minorités – cela surtout avant son accession au pouvoir – le Dr Eric Williams allait se faire l’un des plus farouches défenseurs du principe majoritaire. 232

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Est-ce donc à dire que le modèle de Westminster a fonctionné de façon ininterrompue dans le meilleur des mondes caraïbe anglophone ? De ce point de vue, il importe à notre sens de mettre en relief trois points essentiels. Tout d’abord, la démocratie à la britannique acclimatée sous les tropiques n’a jamais été une réplique servile du modèle de Westminster. Même dans les périodes où elle s’est le plus rapprochée de l’original, elle a dû composer avec les réalités du terrain et, aussi imparfaite soit-elle, ce n’est sans doute qu’à ce prix quelle a pu se maintenir. En second lieu, on peut considérer qu’une fois transférée dans le monde caraïbe, l’une des caractéristiques majeures du modèle de Westminster allait fortement contribuer à accentuer certaines des dérives de la gouvernance locale. Enfin, dernier point et ce n’est pas le moindre, dans les deux dernières décennies, le modèle a été exposé aux menaces résultant de la nouvelle donne mondiale, laquelle a érigé ses lois d’airain et exigé un effort d’adaptation dont on ne mesure pas toujours la difficulté de la part de pays périphériques et aux ressources limitées. La période suivant les indépendances ouvre, il va sans dire, une page où l’on aimerait voir s’inscrire la réalité d’une meilleure distribution des richesses, d’autant que le contexte s’avère globalement plutôt faste pour les anciennes colonies britanniques : le maintien d’un système démocratique attire les investisseurs, les métropoles européennes assurent diverses formes d’aides, soutiens aux prix et traitement préférentiels tandis que les flux diasporiques génèrent d’appréciables reversements financiers. D’autre part, les valeurs politiques qui se sont imposées vont de pair avec le système socio-économique qui avait déjà largement prévalu avant les indépendances. Là aussi, on se situe quelque peu dans le sillage du modèle anglais, en somme dans cette tradition Fabienne ayant conduit au Welfare State. On observera par exemple que dans un pays comme la Jamaïque, sans doute le plus représentatif de ce point de vue, les chefs des deux principaux partis, Norman Manley et Alexander Bustamante, respectivement à la tête du People’s National Party et du Jamaica Labour Party, sont tous deux d’anciens dirigeants syndicaux. Qu’ils soient plus marqués à droite ou à gauche, ces partis qui occupent désormais le devant de la scène ont pour dénominateur commun d’incarner la posture populiste, alors largement majoritaire. Dès lors que la machine capitaliste leur a laissé les rênes du pouvoir, ils n’entendent en rien gêner sa logique de profit mais ne s’en montrent pas moins déterminés à mettre en œuvre des programmes de distribution de la manne. Si l’on voulait s’assurer les suffrages populaires dans des pays se caractérisant d’abord par la présence de légions de pauvres, on avait assurément tout intérêt à apparaître comme d’ardents promoteurs du « nanny State » et aussi à instaurer la paix sociale nécessaire au bon fonctionnement d’une économie capitaliste. Aussi rivalisera-t-on d’ingéniosité et de surenchère pour promettre la lune, système qui allait perdurer jusqu’à nos jours, faisant de plus en plus sentir ses effets pervers, au point que ceux-là mêmes qui avaient pu en bénéficier devaient finir par le dénoncer en tant qu’obstacle majeur au sain exercice d’une démocratie participative. Voici 233

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par exemple en quels termes Michael Manley pouvait stigmatiser le système en 1987 : The system is the very antithesis of a process of participation and mobilization. Nowhere is the person enlisted in the service of a national enterprise which is understood and believed to be worth great effort. In the end, therefore, the act of political choice involves, say, the casting of a vote which is not the commitment of the self to an activity. Instead, it is an act which expresses the expectation of a benefit, which will somehow come in spite of oneself, through the effort of a faceless authority known as the government. In due course, the expected package of benefits will be insufficiently realized. It will not occur to the voters that this may partly be the result of their own lack of involvement. However, it will be enough to guarantee that a rival set of promises will get the nod next time.4

Outre que ce système peut être démobilisateur, comme l’indique Michael Manley, il risque surtout d’aboutir à des parodies de démocratie lorsque, comme dans le cas de la Caraïbe du Commonwealth, les ressources à se répartir ne brillent pas par leur abondance. La rareté a surtout fait le lit des pratiques clientélistes. A la limite acceptées comme une bonne méthode pour protéger le pays des risques d’éclatement, elles auront surtout permis aux classes dirigeantes de diviser pour régner et de continuer à se tailler la part du lion sans que les problèmes de fond soient jamais véritablement pris à bras le corps. En d’autres termes, plutôt que d’exprimer des clivages idéologiques significatifs, les systèmes bipartites qui sont généralement apparus se sont traduits par l’émergence de tribus rivales occupant successivement le pouvoir avec pour principal objectif de distribuer à leurs membres et affidés l’essentiel des avantages ou facilités découlant des politiques gouvernementales, qu’il s’agisse d’emplois, de logements, de l’obtention de services particuliers ou de l’octroi de contrats dans le cadre des nombreux projets financés par le gouvernement. D’autre part, dans un système de scrutin excluant la représentation proportionnelle, puisque, aussi faiblement majoritaire soit-il, le parti gagnant rafle la mise, l’opposition s’est en général retrouvée à la portion congrue et n’a guère bénéficié de mécanismes appropriés pour s’exprimer. La Jamaïque de même que la Barbade, St Vincent et Sainte Lucie fournissent à des degrés divers des illustrations de ce cas de figure. En même temps, dans les pays les plus répressifs – Antigua par exemple – il n’était pas rare de voir le parti au pouvoir se livrer à toutes les manipulations possibles pour affaiblir partis ou syndicats opposés. Parfois aussi, les oppositions partisanes devaient être grandement exacerbées par les clivages raciaux. Ce sera surtout le cas à Trinidad et Tobago où le PNM (People’s National Movement) et le DLP (Democratic Labour Party) ont reflété la lutte d’influence entre communauté africaine et communauté indienne. Le PNM soutenu par les Afro-Trinidadiens réussira à se maintenir au pouvoir pendant pas moins de 30 années (1956-1986). On peut dans ces conditions comprendre les sentiments de frustration éprouvés 234

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par ceux qui se voyaient ainsi durablement éloignés des leviers de l’État et l’on ne s’étonnera pas davantage des batailles rangées auxquelles allaient parfois donner lieu les consultations électorales. Pour autant, le modèle de Westminster n’a pas été remis en question ; fait assez remarquable, ceux qui se virent parfois écartés du pouvoir pour de longues périodes ne fomentèrent pas de révolution. Il est vrai que dans le cas de Trinidad et Tobago, les Indiens continuaient à avoir la grande consolation de continuer à tenir le haut du pavé dans le domaine économique ; par ailleurs, il apparaît que malgré toutes les tares du système clientéliste, les pays de la Caraïbe du Commonwealth ont pendant assez longtemps connu un progrès économique suffisamment grand pour que leur adaptation du Welfare State ait globalement quelques retombées positives auprès des masses de démunis, cela étant toutefois plus facile dans une économie relativement riche comme Trinidad et Tobago que dans celle de pays aux ressources plus précaires. Quoi qu’il en soit, même fortement contaminés par des pratiques locales plus conformes à la lettre qu’à l’esprit, les canons de la démocratie de Westminster sont restés en vigueur sous les cieux caraïbes et ont permis la stabilité des régimes en place. Mieux, lorsque quelques brebis galeuses se sont égarées vers d’autres voies, cela a été majoritairement ressenti comme un traumatisme par les pays de la Caraïbe du Commonwealth. En rappelant cela, il convient d’évoquer en particulier le cas de la Grenade – où les régimes successifs de Matthew Gairy et de Maurice Bishop devaient singulièrement secouer les acquis démocratiques – ou encore la tentative, au demeurant avortée, de renversement du gouvernement de Trinidad perpétrée en 1990 par un groupe terroriste de musulmans africains. S’agissant de ce dernier épisode, même l’assez peu démocrate président de la Guyana, Desmond Hoyte, devait solennellement déclarer : The government of Guyana considers the attempted coup to be an undesirable departure from the traditions of constitutional government which is part and parcel of the political culture of the Commonwealth Caribbean5.

Bien évidemment, on ne saurait trop insister sur le fait que ceux qui détenaient le pouvoir étaient d’autant moins disposés à abandonner le « Westminster model » que celui-ci instituait au bout du compte une concentration des pouvoirs permettant de parer de légitimité constitutionnelle l’exercice d’un autoritarisme souvent détestable. Détestable au point de provoquer parfois des émeutes, comme dans la Jamaïque de 1968 avec l’affaire Rodney, laquelle montrait que les nouveaux maîtres du pays étaient aussi effrayés de toute sédition potentielle que l’avaient été les Britanniques auparavant6. Face à de tels risques de débordements populaires, disposer de toute l’autorité gouvernementale inhérente au modèle de Westminster était justement d’autant plus précieux. En effet, l’héritage constitutionnel anglais, lequel repose au demeurant sur des règles consacrées par le temps et non sur une Constitution 235

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écrite, a pour principal effet de placer un pouvoir considérable entre les mains du Premier ministre, personnage dont la désignation se fait à travers l’élection des députés. Bref, la légitimité du gouvernement et celle du Parlement étant en quelque sorte emboîtées l’une dans l’autre, le Premier ministre règne pratiquement sans partage. Comme le rappelle le professeur Albert Mabileau dans un excellent article daté de 1984 : Tous les constitutionnalistes classiques estiment que la GrandeBretagne offre le témoignage d’un véritable paradoxe sur la séparation des pouvoirs qu’il est difficile d’expliquer. L’Angleterre est la mère de la séparation des pouvoirs – comme celle des Parlements – et elle a fourni à Locke et Montesquieu leur champ d’expérimentation. Le régime politique britannique contemporain doit pourtant être qualifié de régime de concentration des pouvoirs à travers le parti majoritaire, et les mécanismes classiques de la séparation des pouvoirs y ont complètement disparu en temps normal, même si cette interprétation est contestée par certains auteurs7.

Le grand Walter Bagehot lui-même, référence s’il en fut en matière de constitutionnalisme anglais, résumait en ces termes la concentration des pouvoirs: The efficient secret of the English constitution may be described as the close union, the nearly complete fusion, of the executive and legislative powers… A cabinet is a combining committee – a hyphen which joins, a buckle which fastens, the legislative part of the state to the executive part of the state. In its origins it belongs to the one, in its functions it belongs to the other.8

Dans ces conditions, lorsque le contexte local a favorisé une dérive clientéliste, le Premier ministre en est en quelque sorte devenu le maître absolu. Sans doute les mœurs locales ont-elles été un facteur lourd, mais la concentration des pouvoirs a eu elle aussi des effets pervers et les élites locales s’en sont trouvées renforcées. Les gouvernements alternant au pouvoir ont, chacun pour son compte, su persuader leurs clientèles respectives qu’ils pouvaient pleinement user de leurs prérogatives pour leur assurer une sorte de monopole. Non seulement la faculté critique de la base s’en est trouvée anesthésiée mais, dans une parodie quasi ubuesque de la démocratie, cette même base a été couramment enrégimentée. Une véritable mentalité de garnison s’est mise en place, dressant les clans opposés les uns contre les autres dans des dérives de violence atteignant parfois les limites du supportable. Lors des élections de 1980 par exemple, ce qui est tout simplement devenu une guerre des gangs fait pas moins de 889 morts dans la très démocratique Jamaïque. Question : peut-on encore qualifier de démocratique un système aussi pollué par la violence ? Malheureusement, le durcissement des tensions internes s’est nourri de la fragilité économique, ce qui, conjugué à l’accroissement des pressions 236

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externes a en règle générale abouti à une aggravation de la situation. Les pays de la Caraïbe anglophone, de même que bien d’autres pays en voie de développement, ont subi les contrecoups de la crise économique qui s’installe à partir des années soixante-dix et également pâti de l’émigration croissante des talents vers les pays riches. Dans leur situation d’arrière-cour des ÉtatsUnis, ces pays attendront des retombées positives de la Caribbean Basin Initiative lancée un peu plus tard sous Reagan mais, quoique non négligeable, cette initiative sera loin d’avoir les effets escomptés et profitera davantage aux États-Unis. On peut donc dire qu’une relative stagnation a eu pour effet d’exacerber la compétition pour l’accès à quelques privilèges à l’intérieur de ces divers pays dont la vulnérabilité a été accentuée plus généralement par l’évolution du monde. En particulier, il est clair qu’avec la fin de la guerre froide et l’effondrement du bloc soviétique, la Caraïbe dans son ensemble va cesser d’être zone prioritaire pour les grandes puissances, devenant même zone pratiquement insignifiante du point de vue stratégique de sorte que les traitements préférentiels dont elle avait pu bénéficier auparavant de la part des États-Unis et de l’Europe seront remis en question. Livrée comme le reste du monde à la Vulgate du libéralisme triomphant, il lui sera de plus en plus difficile d’échapper aux pressions des créanciers et investisseurs afin qu’il soit dûment procédé aux ajustements structurels et aux déréglementations hors desquels il ne saurait y avoir désormais de salut économique, fût-ce au prix de quelques accidents sociaux. Ce faisant, la marge de manœuvre laissée à la souveraineté des micro-États de la Caraïbe du Commonwealth a eu tendance à se rétrécir comme peau de chagrin. Outre les effets de cette nouvelle donne mondiale, un peu comme aux temps de la flibuste, la Caraïbe – anglophone notamment – se trouvera exposée de plein fouet aux tentacules redoutables d’une nouvelle pieuvre : le narcotrafic dont les puissants patrons sont passés maîtres dans l’art de la corruption, laquelle gangrène de façon endémique l’appareil politique et administratif des pays de la Caraïbe du Commonwealth. L’ensemble de ces évolutions et des dérives qui les accompagnent a incontestablement été source de désillusion et de pessimisme croissant, y compris de la part de leaders qui avaient pu initialement nourrir de grands espoirs. Aussi a-t-on pris de plus en plus conscience de la nécessité de mettre en œuvre de nouvelles stratégies pour revitaliser la démocratie, voire lui permettre tout simplement de survivre. Une véritable réflexion s’est instaurée pour palier les principaux inconvénients du modèle de Westminster dans sa version caraïbe et jeter les fondements d’une meilleure gouvernance. On rappellera d’abord que les projets de réforme de la gouvernance ne sont pas absolument nouveaux. Établi dès 1992 sous l’autorité du très respecté Sir Shridath Ramphal, Secrétaire Général du Commonwealth de 1975 à 1990, le substantiel rapport intitulé Time For Action fournissait déjà de fort intéressantes pistes de réflexion dans ce domaine. Ce rapport au titre éloquent, commandité quatre ans auparavant au sommet de la CARICOM à Grenade dans le but de fournir à la Caraïbe du Commonwealth quelques préconisations utiles 237

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pour son entrée dans le XXIe siècle invitait notamment les gouvernants à donner davantage la parole aux forces vives de la société et aussi à dépolitiser le service public. Il ne semble pas, à vrai dire, que les recommandations de la Commission aient toujours recueilli le meilleur des échos de la part des chefs d’État, notamment dès lors que ces recommandations pouvaient aboutir à une surveillance trop serrée de leur gouvernance. Cela étant, les propositions d’amélioration du « modèle de Westminster » n’ont cessé d’être avancées par la suite, tantôt minimalistes tantôt maximalistes, ainsi lorsqu’est évoqué le passage à un système présidentiel, et çà et là des réformes sont effectivement intervenues avec des heurs divers9. Pourtant, que ces propositions soient restées lettre morte ou que les tentatives de réforme aient avorté, tout le monde s’accordait en ce début du XXIe siècle pour dire que le dossier devait être sérieusement repris en main. C’est ce qui ressortait en particulier de la conférence sur « La Réforme constitutionnelle dans la Caraïbe » réunissant 11 pays de la CARICOM du 20 au 22 janvier 2002 à la Barbade. Placée sous l’égide de l’Organisation des États Américains (OAS) en coopération avec le Programme de développement des Nations Unies, les participants devaient dresser un bilan en demi-teinte où l’attachement proclamé au « modèle de Westminster » s’accompagnait d’une reconnaissance lucide des failles du système et d’un appel vigoureux à la consolidation de la démocratie. Cette conférence révélait aussi une nette prise de conscience de la Caraïbe anglophone quant à la nécessité d’agir de façon concertée, comme il sied à un grand ensemble géopolitique, les réformes constitutionnelles ne pouvant avoir un impact important que si on évite de les pratiquer en solo10. Par-delà la diversité des approches manifestées au cours de cette conférence, il est clair que s’y dégage un consensus autour du constat que le « modèle de Westminster » a trop souffert de l’abandon des principes d’équité et de respect de la loi (« rule of law ») sans lesquels il ne peut y avoir de bon exercice démocratique. Selon une forte proportion d’intervenants, un pas en avant important serait déjà effectué si on évoluait vers une forme de gouvernement plus équilibré mettant un terme à la confusion des rôles entre Exécutif et Législatif. Pour ce faire, il est notamment proposé d’augmenter le nombre des « backbenchers » (parlementaires sans portefeuilles) alors que dans le système actuel prévaut trop souvent le cumul des mandats de parlementaire et de membre du Cabinet. Les « backbenchers » pourraient ainsi constituer davantage une force d’initiative. Une autre réforme considérée comme nécessaire serait la création de commissions d’investigation comportant des membres de l’opposition. Les forces d’opposition ne peuvent en effet continuer à être bâillonnées comme elles le sont dans le système en vigueur. Du fait du « first past the post system », des groupes ayant recueilli des suffrages importants se voient injustement sous-représentés au point que certains estimeraient salutaire l’introduction d’une certaine dose de représentation proportionnelle. Plus généralement, on souligne volontiers qu’il convient de reléguer au magasin des accessoires les excès de l’esprit partisan et du 238

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clientélisme qui l’accompagne, les défis du temps présent exigeant des politiques plus consensuelles. Le débat sur les remèdes paraît toutefois difficile et loin d’être clos, la question étant de savoir jusqu’où on peut aller trop loin en matière d’adoption d’un système de « checks and balances » d’inspiration américaine. Tout en reconnaissant les dysfonctionnements actuels, certains font valoir qu’une franche coopération entre l’Exécutif et le Législatif évite les blocages pouvant résulter de gouvernements de coalition ou de systèmes de représentation proportionnelle mais des blocages obligeant à négocier et à être inventif ne seraient-il pas finalement préférables au suivisme et à l’immobilisme que l’on observe trop souvent ? On notera enfin que les intervenants de la conférence dénoncent quasi unanimement l’insuffisance des encouragements en direction des initiatives pouvant venir de la société civile. Nombreux sont ceux qui considèrent que les remèdes sont à rechercher pour une large part dans l’émergence d’une démocratie plus participative, ce qui implique que les organisations et associations composant la société civile soient dûment consultées et acquièrent même un droit de regard permanent sur l’action gouvernementale. Outre l’organisation de référendums populaires sur certains sujets, on pourrait concevoir par exemple que des groupes représentatifs de la société civile siègent dans les Chambres hautes des Parlements et que soient mis en place des dispositifs de concertation régulière au niveau de chaque circonscription entre parlementaires et représentants des « civic bodies ». En définitive, comme on peut le constater, l’esprit est à la réforme et on ne manque pas d’inventivité dans ce domaine, à ceci près que, dans la plus pure tradition anglaise, on semble plus disposé à une évolution qu’à une révolution. Le désir d’évolution qui s’exprime a au demeurant des accents de sincérité car, aussi attaché soit-on au « modèle de Westminster », rares sont ceux auxquels échappe la nécessité de l’amender. Faute de le faire, on continuerait à rendre pleinement pertinent ce commentaire désabusé d’Owen Arthur, Premier ministre de la Barbade depuis 1994 : The unfortunate aspect of the Westminster model of governance we have inherited is that it has encouraged a «to the victors, the spoils» mentality that has ensured that at any time almost half of the population of any Caribbean society is marginalized and alienated from participation in the development of their society11.

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Notes 1. Cité par Selwyn Ryan in Democracy in the Caribbean (ed. Carlene J. Edie), Westport, Connecticut & London, Praeger, 1994, p. 235. 2. On pourra notamment se référer à son article «Caribbean Political Thought, from Westminster to Philadelphia» in Contending with Destiny, The Caribbean in the 21st Century (ed. Kenneth Hall & Denis Benn), Kingston, Ian Randle Publishers, 2000, p. 248-273. 3. Cité par Selwyn Ryan dans Contending With Destiny, op. cit., p. 251. 4. Cité par Selwyn Ryan in Democracy in the Caribbean, op. cit., p. 236-237. 5. Ibid., p. 234. 6. Accusé par le gouvernement jamaïcain de propager des idées de nature à perturber l’ordre public, le Docteur Walter Rodney, originaire de la Guyana et charismatique professeur d’histoire à l’université des West Indies (campus de Mona), fut interdit de séjour en Jamaïque, ce qui devait déclencher des émeutes considérables en octobre 1968. Ce chantre du « Black Power » était en effet une voix très écoutée non seulement à l’université mais aussi plus largement auprès du public jamaïcain. On pourra à ce propos consulter l’ouvrage d’Anthony J. Payne, Politics in Jamaica, Kingston, Ian Randle Publishers, 1994, p. 15-33. 7. « Séparation des pouvoirs et rapports de légitimité » in Jean Louis Seurin (éd.), Le Constitutionnalisme aujourd’hui, Paris, Economica, 1984, p. 114. 8. Cité par Anthony Simpson in The New Anatomy Of Britain, London, Hodder & Stoughton, [1971], 1976. 9. L’article de Selwyn Ryan cité à la note 2 sera de ce point de vue une source majeure d’information. 10. On pourra prendre connaissance des conclusions de cette conférence en consultant le site www.upd.oas.org/caribbean_reform/executive_summary.html 11. Owen Arthur, «Economic Policy Options in the Twenty-first Century» in Contending With Destiny, op. cit., p. 24.

Bibliographie BOLAND O.N. (ed.), The Birth of Caribbean Civilization, Kingston, Ian Randle Publishers, 2004. DANIEL J. (dir.), Les îles caraïbes, Modèles politiques et stratégies de développement, Paris, Karthala – CRPLC, 1996. EDIE C.J. (ed.), Democracy in the Caribbean, Westport, Connecticut, Praeger, 1994. HALL K. & BENN D. (eds.), Contending With Destiny, The Caribbean in the 21st Century, Kingston, Ian Randle Publishers, 2000. LINDO L.I., Jamaica Betrayed, Institutional Failure in a Caribbean Setting, Kingston, Arawak Publications, 2002. PAYNE A.J., Politics in Jamaica, Kingston : Ian Randle Publishers, [1984], 1994 (revised edition). PAYNE A. & SUTTON P. (eds.), Modern Caribbean Politics, Baltimore & London, The Johns Hopkins University Press, 1993.

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RAMSARAN R. (ed.), Caribbean Survival And The Global Challenge, Kingston, Ian Randle Publishers, 2002. Report of the West Indian Commission, Time For Action (Postcript by Sir Shridath Ramphal), Kingston, The Press, University of the West Indies, [1992], 1993 (second edition).

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LA DÉPARTEMENTALISATION : UN MODÈLE DE DÉCOLONISATION

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Nonobstant le vent des indépendances qui a commencé à souffler sur les empires coloniaux à partir de 1945, plusieurs territoires de la Caraïbe continuent d’appartenir, selon des modalités variables, à des ensembles plus vastes et éloignés. Ainsi, les Antilles néerlandaises et néerlandophones demeurent à ce jour sous la souveraineté du gouvernement de La Haye tout en étant dotées d’assemblées et de gouvernements locaux. De même, si la plupart des possessions de la Grande-Bretagne dans la région ont accédé à l’indépendance entre 1962 et 1983, l’Union Jack n’a pas cessé de flotter sur un chapelet d’îles qui lui reste totalement assujetti. De leur côté, Porto Rico et les Iles vierges américaines constituent des dépendances des États-Unis tout en jouissant d’une large autonomie. Enfin, relevant de la catégorie juridico-institutionnelle de département/région d’outre-mer (DROM), la Martinique, la Guadeloupe (et par extension la Guyane qui procède de la même matrice sociohistorique) sont formellement intégrées à l’ensemble franco-européen. Incontestablement, les statuts et les modes d’incorporation de ces différents territoires se trouvent au cœur de multiples controverses : d’une part, ils font l’objet de dénonciations récurrentes à l’ONU au nom d’une décolonisation inachevée ; d’autre part, ils tendent fréquemment à structurer les clivages partisans, voire à saturer les espaces politiques internes en raison de l’insatisfaction grandissante qui leur est attachée. Dans tous les cas, ces débats révèlent la persistance de malaises profonds et d’interrogations très fortes sur la nature des liens unissant ces pays à leur métropole. Enfermées dans un dilemme qui peut paraître largement improductif – décolonisation ou re-colonisation ? – et débouchant au plan politico-institutionnel sur des impasses comme en témoignent les exemples des DROM français et de Porto Rico, ces interrogations trouvent naturellement leur prolongement dans le champ scientifique. De ce point de vue, la multiplication, depuis une vingtaine d’années, d’ouvrages (Michalon, 2006 ; Jong & Kruijt, 2005 ; Ramos A., 2001 ; Ramos E., 2001 ; Grosfoguel, 1997 ; Hintjens, 1995 ; Grupo…, 1984), de revues spécialisées (Regards sur l’actualité, 2006 ; 243

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Pouvoirs 2005 ; PDLC, 2003-2004 ; PDLC, 2005-2006) et d’articles spécialisés sur ce thème ainsi que l’instabilité des catégories analytiques mobilisées – néocolonialisme, post-colonialisme, nationalisme… – sont assurément des indices révélateurs de la difficulté à appréhender des situations qui échappent aux grilles classiquement appliquées à l’étude des processus de décolonisation. Une chose paraît, en effet, sûre : les territoires non indépendants de la Caraïbe sont fréquemment perçus comme des entités se situant à mi-chemin entre le statut colonial hérité de leur passé et qui détermine largement leur fonctionnement présent, d’une part et, d’autre part, la perspective d’une accession au rang d’État-nation souverain. Dans ces conditions, les débats se nouant autour des enjeux d’identité, de culture, d’autonomie et de reconnaissance acquièrent une importance décisive : ils conduisent inévitablement à interroger la nature coloniale ou non des liens institutionnels rattachant les territoires concernés à des centres externes et éloignés. C’est le cas en particulier aux Antilles françaises. Ces sociétés sont le lieu, depuis 1946, d’une expérience, aussi originale que contestée – la départementalisation – procédant à leur assimilation institutionnelle à la République française. Peut-on envisager pareille expérience comme une voie alternative, si hétérodoxe soit-elle, à la décolonisation (Hintjens, 1997) ou au contraire comme la perpétuation, sous une forme à peine renouvelée, d’un processus colonial poursuivant inéluctablement son devenir historique ? En d’autres termes, la départementalisation peut-elle être considérée comme un « modèle » de décolonisation ? Ainsi formulée, cette interrogation, non dénuée de provocation, s’articule autour de trois notions, dont deux constituent un clin d’œil ou une concession à une actualité plus ou moins récente et riche en controverses, alors que la troisième, tout en étant placée au cœur de la problématique du colloque, ne va pas sans justifier quelques remarques préalables quant à l’usage que l’on peut en faire. Loin de succomber à une quelconque célébration fétichiste, le soixantième anniversaire de l’adoption de la loi du 19 mars 1946 est passé presque inaperçu aux Antilles comme en Guyane, ce qui est en soi une indication intéressante. Pourtant, on n’a pas fini de mesurer les effets d’une telle loi et des mesures subséquentes, en dépit de nombreux échanges polémiques qu’elles n’ont cessé de nourrir. Car la départementalisation est au cœur d’une dynamique complexe qui invite à établir un parallèle avec le « fait social total » tel qu’il a été défini par l’anthropologue français Marcel Mauss (Mauss, 2003) : elle apparaît comme un processus interférant à tous les niveaux de l’organisation sociale et influant sur tous les champs de l’activité humaine – économiques, sociaux, culturels, politiques – dans les collectivités auxquelles elle s’applique. L’erreur, au demeurant fréquente, c’est d’isoler un de ces champs d’activités et de négliger les interactions avec les autres. Il ne fait guère de doute, en 244

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effet, que la mise en œuvre de politiques publiques fondées sur les principes de l’égalité républicaine et de la solidarité nationale, assorties de mesures relevant parfois d’une logique de discrimination positive, a contribué à remodeler les sociétés antillo-guyanaises, en dépit du décalage entre la générosité des principes proclamés et les réticences quant à leur application. Fondée sur un consensus ambigu entre les élites politiques locales et le pouvoir central métropolitain, la politique économique en vigueur depuis la départementalisation est ainsi incontestablement à l’origine d’un mal-développement qui apparaît comme une condition essentielle à la compréhension de la structure sociale de la Martinique et du malaise identitaire des insulaires (Jalabert, 2006). Sur le plan politique, les liens tissés avec la métropole déterminent très largement les clivages partisans et conditionnent les débats politiques de plus en plus marqués, il est vrai, par une forte polarisation autour d’enjeux identitaires et une autonomisation croissante des sphères politiques ultramarines observée au cours de ces dernières années (Daniel, 2006a). Processus en constant devenir et générateur d’une totalité complexe, la départementalisation est, en outre, loin d’être un « modèle » imposé de manière univoque : réclamée par les élites politiques, elles-mêmes soutenues par la majorité de la population au sortir de la Deuxième Guerre mondiale avant d’être largement contestée aujourd’hui sans pour autant être supplantée par un modèle alternatif, elle surdétermine les stratégies des acteurs et contraint fortement leurs choix, jusques et y compris dans leur volonté affichée de changement institutionnel et statutaire. Quant à la décolonisation, au-delà des polémiques récentes, l’usage du terme reste fondamentalement associé à une série d’interrogations. Longtemps présentée comme le processus par lequel les peuples dominés s’émancipent de la tutelle coloniale en accédant à la souveraineté, la décolonisation transcende en réalité l’acte formel qui lève l’état de sujétion politique. Il s’agit tout à la fois de construire un État, de définir une stratégie de développement et d’acquérir une légitimité internationale. Or force est d’admettre que ces tâches se sont révélées d’autant plus redoutables que faute de transition, de cadres suffisants et de réflexion concertée, les dirigeants issus des luttes nationales n’ont pas toujours su éviter le double écueil de la soumission complaisante aux orientations assignées par l’ancienne puissance coloniale et du maximalisme révolutionnaire étranger aux traditions des populations (Droz, 2006, 302). De sorte que la persistance du sous-développement et l’échec patent de « modèles » trop hâtivement improvisés – sources fréquentes d’instabilité et de dérives autocratiques – ont contribué à entraver l’entreprise de décolonisation ou à lui conférer un visage fort éloigné des attentes initiales. Ainsi, au-delà de la très grande variété des expériences en la matière, le processus de décolonisation apparaît souvent comme inachevé, non exempt d’ambiguïtés et porteur de nouvelles modalités de domination, lorsqu’il ne tend pas à se perpétuer sous des formes à peine renouvelées. Car « affirmer le caractère inéluctable de la décolonisation ne préjuge en rien du succès de 245

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l’entreprise. Celle-ci a pu rendre aux peuples leur dignité et la maîtrise de leur histoire, mais la levée du lien de subordination politique ne signifiait nullement une libération réelle » (Droz, 2006, 14). D’où les débats sur le néocolonialisme ou le post-colonialisme. Cette dernière notion, dont l’emploi a été largement contesté, suggère d’ailleurs, par le recours au préfixe « post », un « après », une suite dans le temps et simultanément une succession dans l’ordre idéologique, une sorte de substitution à la colonisation. Plus descriptif qu’évaluatif, le terme post-colonialisme témoigne à son tour des difficultés à caractériser les situations décrites en tentant de concilier le constat de la postériorité de l’ordre colonial avec le registre de la contestation des formes de domination… colonialiste qui lui ont survécu. Ce type de débat entre, de manière symétrique, en résonance avec ceux qui se développent depuis plusieurs années aux Antilles-Guyane. Le caractère inachevé de l’entreprise de décolonisation, trop souvent réduite à l’acte formel d’accession à la souveraineté, et les échecs susmentionnés observés ailleurs, conduisent, dans des territoires qui ont choisi d’être incorporés au sein de la puissance coloniale, à s’interroger sur les conditions de possibilité d’une voie alternative de décolonisation. En d’autres termes, l’accession à l’indépendance d’un territoire est-elle la seule forme possible de décolonisation et la départementalisation peut-elle être considérée comme une forme hétérodoxe d’émancipation de la tutelle coloniale ? Que signifie aujourd’hui souveraineté dans un monde globalisé, lorsque l’existence de certains paradis fiscaux, y compris dans la Caraïbe, en qualité d’États souverains n’est imputable qu’aux manœuvres des firmes ou groupes financiers et à l’aptitude de ces derniers à parasiter et à instrumentaliser le système interétatique ? Peut-on véritablement parler de décolonisation si l’indépendance a signifié l’établissement d’États-nations modelés sur les puissances coloniales qui ont développé et nourri l’entreprise de colonisation ? En outre, l’accession à l’indépendance, comme fin assignée à l’histoire et comme modèle exclusif, au sens normatif du terme, de décolonisation conduit implicitement à opposer dans le cas des Antilles, d’un côté, une « élite » travaillée par l’idéologie nationaliste et seule capable, semble-t-il, de se hisser au niveau de la compréhension du mouvement historique, et de l’autre, le « peuple » porteur d’une conscience coloniale aliénée et entretenant un quasi-rapport d’extériorité avec cette élite. Car ici la dialectique complexe entre culture et politique (Dieckhoff, 2006), débouche sur une réception problématique du nationalisme par les masses peu enclines à se mobiliser pour que l’indépendance devienne réalité. D’un autre côté, ces débats sont d’autant plus difficiles à trancher que la méfiance à l’égard de l’indépendance perceptible dans ces territoires n’a d’égale que l’insatisfaction générée par la départementalisation vécue comme une incomplétude ou comme une espérance trahie, voire comme la perpétuation d’un lien de dépendance et de subordination. 246

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Enfin, la notion de modèle recouvre au moins deux acceptions ou dimensions. La première est positive ou analytique : il s’agit de la représentation simplifiée d’un système ou d’un pan de la réalité, c’est-à-dire d’un faisceau de caractéristiques à la manière d’un concept. La deuxième acception est normative ou évaluative, au sens où elle est saturée de connotations positives. Elle peut correspondre dans ce cas à ce qu’il convient d’imiter ou de reproduire. Ces deux acceptions seront utilisées alternativement tout au long des travaux du colloque, puisqu’il s’agira aussi bien d’évaluer les modèles, à forte visée normative, élaborés dans la Caraïbe, ou ceux qui les inspirent que d’objectiver des mécanismes à l’œuvre et susceptibles d’être restitués sous la forme de modèles entendus comme une simple représentation analytique de la réalité. Toutefois, c’est cette deuxième démarche qui va guider la réponse – en forme de modeste introduction à un débat – que ce chapitre va tenter d’apporter à l’interrogation initiale. En quoi la départementalisation constitue-t-elle ou non une voie de sortie de la colonisation, et quelles sont, le cas échéant, les caractéristiques singulières de cette voie ? Cette réponse passe par l’analyse des mécanismes et des stratégies qui sont à l’œuvre à travers ladite départementalisation, en les confrontant à ce qui pourrait s’apparenter à une entreprise de décolonisation, c’est-à-dire d’émancipation d’une tutelle coloniale. L’examen de ces mécanismes et stratégies révèle une situation marquée par des ambiguïtés profondes, souvent entretenues, dont certaines sont consubstantielles à l’histoire des Antilles sans pour autant être imputables à la seule entreprise coloniale. De ce point de vue, trois séries de constats peuvent être établies. D’une part, la départementalisation apparaît comme le fruit d’une série de contradictions et de paradoxes se nichant au cœur du « projet républicain ». D’autre part, loin d’avoir levé ces contradictions, sa mise en œuvre a été largement entravée, exacerbant du même coup la lutte pour l’égalité et la reconnaissance dont elle est devenue le cadre. Enfin, plus de soixante ans après l’adoption de la loi du 19 mars 1946, la situation, en forme d’impasse sur le plan politique, se caractérise par une modification de l’équilibre instable, voire une inversion du rapport, entre demandes d’égalité et revendications identitaires dont la départementalisation est depuis toujours le siège. LES CONTRADICTIONS DU PROJET RÉPUBLICAIN OU LA CITOYENNETÉ INACHEVÉE En 1946, les élites politiques antillaises, relayant un souhait partagé par la grande majorité des populations guadeloupéenne et martiniquaise, ont donc opté pour la voie de l’intégration politico-institutionnelle au sein de l’ensemble français. Ce choix a été souvent mis sur le compte d’une « assimilation culturelle » réussie et de la conscience-reflet d’une situation de domination. Ce raisonnement séduisant pour l’esprit est cependant largement trompeur : il tend à confondre la prétention 247

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affichée par l’État colonial – soucieux de réduire les lieux de résistance collective – et le résultat obtenu. Car cette prétention s’est incontestablement heurtée à des phénomènes de résistance culturelle, tout comme la volonté de créer une allégeance citoyenne unique au profit de l’État a été tenue en respect par les aspérités du terrain tout au long de l’histoire coloniale. Cette double évolution paradoxale explique la vigueur et la persistance de la revendication d’assimilation ayant débouché sur l’adoption de la loi du 19 août 1946, puis, par la suite, la réactivation de celle en faveur d’un droit à la différence longtemps contenue en germe dans un désir de reconnaissance. Faut-il rappeler, en effet, que la première abolition de l’esclavage avait déjà conduit les révolutionnaires à composer localement avec les colons au point d’admettre la violation des principes fondateurs de l’idéal républicain ; que la deuxième abolition, loin de faire de la composante civique et politique de la citoyenneté un acquis, avait ouvert en réalité un espace de luttes pour les anciens esclaves confrontés à la reconfiguration de l’ordre colonial dont ils venaient de s’émanciper et leur conférant une conscience aiguë de leur appartenance à un monde distinct et à un univers culturel différent ? Dans un tel contexte, l’État est d’emblée posé et perçu comme une sorte de thaumaturge générateur d’égalité et comme le point de passage obligé pour remettre en cause l’ordre colonial et les injustices qu’il reproduit. Toutefois, il serait faux d’isoler cette aspiration à l’égalité, sous la forme de l’acquisition d’un ensemble de droits inhérents à la citoyenneté, d’une volonté implicite de reconnaissance, ces deux espérances étant intimement mêlées. Cette volonté est présente bien avant 1946 ; elle persistera bien après. Tel est le sens de la revendication d’assimilation qui aboutit, près d’un siècle après l’abolition de l’esclavage, à la départementalisation : face à la promesse toujours différée de l’assimilation, il s’agit, d’une certaine façon, d’honorer les promesses d’une république rêvée permettant non seulement l’ouverture et l’exercice de droits, mais aussi de jouir d’une reconnaissance pleine et entière au sein de la République. Il convient d’ajouter que l’expérience d’une citoyenneté longtemps bridée emporte deux conséquences majeures : d’une part, elle invalide la vision linéaire et finalisée de la citoyenneté, en trois phases successives – les droits civils, les droits politiques et les droits sociaux – suggérée par l’approche classique de Thomas Marshall (Marshall, 1977). D’autre part, la figure du citoyen fut d’emblée, puis de manière permanente, confrontée aux Antilles à des formes d’identifications concurrentes de l’allégeance officielle ; identifications concurrentes largement entretenues par les déficiences de la république, prise en défaut au regard de ses propres valeurs, et servant de support à la réactivation actuelle des demandes en faveur d’un droit à la différence. 248

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LES CONTRARIÉTÉS DE LA LUTTE POUR L’ÉGALITÉ ET LA RECONNAISSANCE Il est donc clair que la départementalisation a correspondu à une demande d’appartenance à une communauté de citoyens de plein exercice s’inscrivant dans le prolongement de l’émancipation largement vécue comme une incomplétude. Mais rapidement, elle est l’objet d’une insatisfaction grandissante : les conditions de sa mise en œuvre débouchent sur la dénonciation d’une « espérance trahie » et sur une contestation néanmoins difficilement capitalisable sur le plan politique en vertu d’un paradoxe inhérent au modèle républicain lui-même : l’écart du réel et de l’idéal, la République contredite par ses propres actes n’ont jamais, jusqu’à nos jours, été un obstacle à sa force de rassemblement, à la production et reproduction d’une culture politique commune enracinée dans ses moments fondateurs et portée vers l’avenir. De Marianne à la sociale, le chemin était toujours possible. Les défauts de la République réelle pouvaient n’être renvoyés qu’à sa propre incomplétude (Bertho, 2005, 15-16).

Autrement dit, nourris par la distance maintenue entre l’idéal proclamé et la réalité vécue, les mobilisations sociales et le combat pour l’égalité des droits contribuent, d’une certaine façon, à renforcer l’attachement des citoyens au cadre républicain dont ils vivent cruellement les déficiences. Pas plus qu’il ne saurait être considéré comme la simple résultante d’une conscience coloniale aliénée, cet attachement au cadre républicain est loin d’obéir à des considérations purement instrumentales. La lutte pour l’égalité (sociale) est, en effet, indissociable de celle menée plus généralement pour la reconnaissance, même si un rapport d’inversion entre ces deux notions peut s’établir en fonction des moments historiques considérés. Ce constat apparaît déjà en filigrane dans la démarche d’Aimé Césaire qui revient à considérer que la conquête de l’égalité sociale inhérente à la citoyenneté ne pouvait passer que par la revendication de particularités culturelles (Suvélor, 1983), avant d’être confirmé plus tard à travers le rejet sans équivoque de l’assimilation culturelle comme en témoigne ce discours prononcé le 22 novembre 1956 : Qu’est-ce que l’assimilation ? L’assimilation n’est pas ce que vous croyez, c’est une doctrine politique et philosophique qui tend à faire disparaître les particularités propres à un peuple et à tuer sa personnalité. Et bien, je le dis tout net, l’assimilation ainsi entendue et ainsi définie, je suis contre l’assimilation. Je crois que Nous, Martiniquais, nous avons une personnalité, une personnalité qui n’est absolument pas la personnalité française ; qui n’est pas non plus la personnalité africaine ; une personnalité qui est une personnalité propre, une personnalité martiniquaise. Et je crois que cette personnalité, il nous faut la préserver, il nous faut la cultiver, il nous faut la développer. Cité par Camille Darsières (1974, 191).

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De même, les luttes sociales qui ponctuent la période postérieure à l’abolition de l’esclavage et scandent la vie au sein des sociétés antillaises tout au long du vingtième siècle révèlent que les expériences sociales d’injustice ont largement alimenté, solidairement avec la demande d’égalité, des revendications constantes relatives à des représentations de l’« honneur », du « respect » et de la « dignité » (Thompson, 1988). Ces revendications s’adressent également à l’État : en mettant en avant des droits à caractère universaliste, elles réaffirment non seulement le ralliement à la bannière de la République mais visent également à faire appel du statut dégradant assigné par les classements sociaux et ethniques hérités de la colonisation (Daniel, 2000). Du même coup, elles nourrissent un débat récurrent sur la réforme institutionnelle et statutaire et tendent à faire de cette dernière la solution à tous les maux et la matrice de laquelle procédera une société nouvelle épurée de tous les problèmes légués par une histoire entachée par l’esclavage et la colonisation. De là découlent également les réponses apportées par le pouvoir central avec paradoxalement comme conséquence la relégation au second rang de la thématique de l’égalité au profit de celle de la spécificité, mais aussi la perpétuation du modèle de la départementalisation pourtant mis en procès. ENTRE

DEMANDE D’ÉGALITÉ ET REVENDICATIONS PARTICULARISTES

: L’IMPASSE

ACTUELLE

L’un des paradoxes majeurs de la départementalisation, c’est que tout en étant contestée, elle continue à surdéterminer tous les comportements et stratégies, y compris de ceux qui la condamnent, renvoyant les uns et les autres à leurs propres contradictions. Ainsi, face à la persistance de la remise en cause du statut politico-institutionnel et, de manière souvent implicite, d’un modèle de développement non exempt de déséquilibres, les réponses du pouvoir central – parfois appuyé par ses relais locaux du moment – sont invariables : élaboration et mise en œuvre de dispositifs de politiques publiques et institutionnelles arrimés au principe de l’égalité républicaine et soucieux en même temps, grâce à des mesures de « discrimination positive », de prendre en compte les handicaps spécifiques, comme, par exemple, l’étroitesse du marché local et la faiblesse de l’appareil de production. De la loi de programme de 1960 à la loi de programme pour l’Outre-mer de 2003, en passant par la loi de programme de 1986 et la loi d’orientation pour l’Outre-mer du 13 décembre 2000, la logique à l’œuvre est la même : un ensemble de mesures d’ordre économique et social prétendent répondre au malaise et aux revendications qui se font jour localement, en orientant un modèle de développement dont le contenu est rarement objectivé. Ces mesures procèdent généralement par l’injection de capitaux publics dans les économies insulaires et par des soutiens divers sous la forme de transferts sociaux, de défiscalisation, ou encore de moratoire sur les charges sociales (ou d’allégement de ces dernières). 250

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Sous-tendues par un consensus ambigu au sein du personnel politique local et entre ce dernier et le pouvoir central, ces stratégies conspirent à la perpétuation d’un système pourtant essoufflé. Car tout en stimulant à court terme la croissance économique, elles contribuent, par des effets de composition, à amplifier les déséquilibres internes des sociétés et à entretenir un cercle vicieux de revendications récurrentes. D’où le réflexe conditionné des responsables politiques locaux portés à se focaliser sur la question institutionnelle élevée au rang de deus ex machina, qu’il s’agisse de réformer ou de préserver le statu quo. D’autant que ladite question est de plus en plus appréhendée à travers le filtre des affirmations identitaires : l’axe égalitaire longtemps entretenu par le récit républicain, lui-même en voie d’épuisement, est désormais fortement concurrencé par l’axe particulariste paré de toutes les vertus, comme en témoigne le discours sur la « dignité » et les « spécificités » repris en chœur par tous les élus et entrant en résonance avec les attentes d’une population plus que jamais en quête d’identification. Significativement, le terme « spécificité » est désormais considéré comme un emblème identitaire comme le révèlent, entre autres exemples, l’usage qui en a été fait lors de la campagne référendaire relative au projet de Traité établissant une constitution européenne ainsi que les échanges symboliques autour de l’interprétation des articles 299-2 de l’actuel Traité et III-424 du projet. Autrement dit, après avoir occupé une place centrale dans le registre discursif du personnel politique antillais, la thématique égalitaire est désormais vivement concurrencée, voire supplantée par des thèmes axés sur la « dignité » et le « respect ». Les catégories centrales mobilisées par les acteurs politiques, sans abandonner l’idée de « redistribution » au fondement de la lutte pour l’égalité, s’organisent de plus en plus autour de l’idée de « reconnaissance ». Tandis que la première notion est liée à une conception de la justice qui vise à réaliser l’égalité sociale par la redistribution des biens matériels nécessaires à l’existence de sujets libres, selon la seconde les conditions d’une société juste en viennent à être définies en référence à la reconnaissance de la dignité personnelle de tous les individus (Honneth, 2003, 205-206).

Il convient d’ajouter que les plus hautes sphères de l’État participent à la légitimation de ce modèle discursif et normatif. L’idée de reconnaissance se hisse au rang de discours d’État : Les Martiniquais, les Guadeloupéens, les Guyanais, s’interrogent sur ce qu’ils sont dans ce monde qui change, sur ce qu’ils seront demain. Rares sont ceux qui voient, je crois, dans une rupture avec la France la réponse à cette recherche identitaire. Mais le message qu’ils nous délivrent de manière pratiquement unanime est une formidable demande de reconnaissance de leur personnalité, de leur dignité, de

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leur identité, et aussi de leur capacité a assumer eux-mêmes une partie beaucoup plus importante de leur destin (Jacques Chirac, 2000).

De même, cette idée conditionne, dans une certaine mesure, les logiques matérielles et symboliques d’action publique aux Antilles françaises, même si cette tendance peut être observée ailleurs (Geisser, 2005). Approprié par les élites politiques et intellectuelles, le principe de la discrimination positive est d’ailleurs fréquemment revendiqué comme une catégorie de l’action publique, même si l’expression est rarement utilisée ou se complète d’un discours sur la « préférence locale ». Parallèlement, l’unité proclamée de la République semble désormais s’accommoder de la diversité normative comme tendent à le montrer les récentes réformes en matière de décentralisation (Daniel, 2006b). Une telle évolution explique très largement la nature des débats politiques insulaires. La culture est ainsi l’objet d’un investissement identitaire intense : elle apparaît comme l’une des rares ressources exploitables afin de permettre à des peuples privés d’une histoire glorieuse d’affirmer une individualité collective. Cette évolution s’inscrit dans le cadre des tentatives de renouvellement de l’idéologie nationaliste, particulièrement à la Martinique. Teintée de ressentiment et portée dans ses différentes variantes par un travail de refondation culturelle, celle-ci peine toutefois à être reçue par les masses populaires et à capitaliser politiquement le succès obtenu dans le champ culturel. Il en résulte un glissement du politique vers le culturel qui tend, en effet, à consacrer localement le triomphe d’une forme de souverainisme identitaire servant de substitut à la souveraineté politique. Le politique est ainsi ramené à sa plus simple expression culturelle (Daniel, 2002), alors que le principe d’identités exclusives tend à s’imposer. Ce glissement sert du même coup d’alibi à une forme d’impuissance inavouée : placée au cœur des échanges politico-symboliques, la question statutaire s’auto-entretient et alimente des comportements ambigus, peu compatibles avec la volonté de changement unanimement affichée, selon une intensité et des modalités variables, par les élites politiques. Il reste que cette évolution révèle un dernier paradoxe caractéristique de l’ambivalence des idéologies nationalistes qui se développent en réaction à un système de domination. L’on sait, en effet, que ces idéologies peuvent être à la fois hostiles et imitatives des modèles qu’elles combattent. De ce point de vue, l’assimilation, dont le principe fait, semble-t-il, l’objet d’un rejet unanime, ne se niche pas nécessairement là ou on l’attend. Elle semble en effet avoir trouvé refuge dans ce penchant devenu naturel aux Antilles françaises consistant à faire de la réforme statutaire et/ou institutionnelle La solution à tous les problèmes. Il est vrai que ce réflexe conditionné a été acquis au long d’une histoire multiséculaire partagée, dans le cadre d’un rapport de domination, avec un pays – la France – qui, parmi l’ensemble des États se réclamant de la démocratie, est sans doute celui qui a expérimenté le plus de constitutions et de réformes institutionnelles. Un État également dans lequel lorsqu’on ne 252

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peut plus réformer, on meuble le débat public en brandissant l’arme, à double tranchant d’ailleurs, de la réforme ou en créant symboliquement des commissions qui ont fini par acquérir une fâcheuse réputation de mausolée, selon une formule célèbre. Aux Antilles, faute d’appréhender la départementalisation comme une totalité complexe, faute d’avoir objectivé les logiques qui lui sont sous-jacentes et qui surdéterminent au point de les phagocyter les moindres tentatives de changement, on a fini par conférer aux réformes institutionnelles et/ou statutaires des vertus à la fois globalisantes, totalisantes et démiurgiques. Sans se soucier du fait qu’au-delà du simple changement de cadre institutionnel ou de statut, voire de la levée du lien de sujétion par le biais de l’accession à l’indépendance, ces logiques pourraient continuer à s’imposer, pérennisant ainsi un système continûment dénoncé, en dépit de la disparition formelle du cadre dans lequel il se déploie. Justin DANIEL Université des Antilles et de la Guyane

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LES MARTINIQUAIS ENTRE LE DÉSIR D’ASSIMILATION ET LE DÉSIR D’ÉMANCIPATION : À PROPOS DE LA « CONSCIENCE NATIONALE » MARTINIQUAISE La Martinique fait partie des anciennes colonies de la France qui ont choisi la voie de la départementalisation1, et donc de l’assimilation politique et juridique, au lieu de prendre le chemin de l’indépendance nationale. Cette voie est qualifiée par certains de décolonisation originale, tandis que pour d’autres, il s’agit juste d’une légère redéfinition du rapport colonial lequel reste entièrement en place. Pour Roland Suvélor notamment, « la départementalisation joue comme révélateur de la persistance d’une situation coloniale » (Suvélor, 1983, 2 202) où « à la fatalité biologique de l’esclavage a succédé la fatalité économique, au complexe de l’infériorité le complexe de la dépendance inéluctable, mais vécu dans le ressentiment » (ibid., 2 199). Il n’y a aucun doute qu’un des effets majeurs de la départementalisation est cette dépendance économique, toujours proportionnelle au développement de la modernité occidentale, un développement d’une extrême rapidité. Car si au début des années 1980, une grande partie des foyers, surtout dans les campagnes, ne disposaient ni d’eau courante ni d’électricité, on est aujourd’hui arrivé à un niveau de vie équivalent à celui de la métropole. Un processus équivalent s’est effectué dans le domaine du social : au fur et à mesure que les Martiniquais « arrachaient » la mise en place des lois sociales françaises dans leur département, une relation de dépendance vis-à-vis de l’État-providence s’installait, qualifiée et récusée par beaucoup aujourd’hui comme un « assistanat » destructeur de la société martiniquaise. Il faut en effet rappeler ici que l’établissement de l’égalité sociale, qui était la première motivation des instigateurs de la loi sur la départementalisation, n’avait pas été automatique après l’adoption de cette dernière en 1946. Au contraire, c’est par un long processus de luttes sociales que les Martiniquais ont finalement obtenu cette égalité, un processus qui n’a été achevé qu’après une cinquantaine d’années. La Martinique se trouve donc dans une dépendance à trois dimensions – politique, économique et sociale – vis-à-vis de la métropole. Une situation 255

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complexe et ambivalente, car si personne n’ose aujourd’hui renier les bienfaits du progrès économique et social, la dépendance est souvent vécue de manière conflictuelle et douloureuse. C’est d’ailleurs à partir d’un constat d’échec de la départementalisation que la revendication nationaliste prend son essor dans les années 1950. Depuis cette époque, la question du statut est omniprésente dans le débat politique. À partir de 1960, la revendication d’une autonomie pour la Martinique se développe dans les rangs du Parti Communiste et du Parti Progressiste. En outre, la création de l’OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste) en 1962 peut être interprétée comme l’origine d’un mouvement indépendantiste, plus radical. Dans les années 1970, on assiste à l’apparition de plusieurs organisations indépendantistes marginales, ayant encore peu de succès auprès des électeurs. Jusqu’aux années 1980, les nationalistes posent leurs revendications identitaires aussi bien sur le plan culturel que sur le plan politique – les deux sphères sont liées. Ces revendications sont combattues fortement – et souvent de manière autoritaire – par les autorités françaises. Cependant, à partir de 1981 – avec l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République – la situation change radicalement. Le nouveau gouvernement socialiste soutient largement l’émancipation culturelle des Martiniquais. Par contre, plus l’identité culturelle est promue par les autorités métropolitaines, plus la revendication d’une identité nationale martiniquaise est battue en brèche. En réalité, les nationalistes perdent le pouvoir de contestation du lien avec la France car l’identité culturelle ne peut plus servir de socle à l’affirmation d’une identité nationale politique. Ce constat étant établi, je me suis posé les questions suivantes : comment aujourd’hui les Martiniquais se positionnent-ils par rapport à la question nationale ? Existe-il au sein de la population martiniquaise une conscience nationale ou un sentiment national (par rapport à l’idée d’une nation martiniquaise) ? Si oui, comment exprime-t-elle cette conscience ou ce sentiment ? Et quelles sont les tensions et contradictions sociales qui se manifestent à ce propos ? Enfin, existe-il un lien entre identité culturelle et identité politique ? Comment se donnerait-il à connaître ? L’analyse de ces questions nécessite évidemment une clarification du champ conceptuel de la nation. Comment définir les notions « identité nationale », « conscience nationale », « sentiment national »… ? En réalité, le concept de nation est controversé et il n’en existe pas de définition claire et universellement admise : « la “nation” – si formidablement réelle dans le monde réel de tout un chacun au quotidien – a échappé à tous les efforts des savants pour s’accorder sur ce qu’elle signifie exactement » (Isaacs, 1975, 174, ma traduction). Cependant, ce travail de clarification dépasse très largement le cadre de cette communication. Très brièvement, ce qui me semble fondamental est que beaucoup d’auteurs retiennent comme caractéristique centrale d’une nation le fait que ses membres manifestent le sentiment d’y appartenir. Ainsi, pour Hugh 256

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Seton-Watson, tout ce qu’il convient de dire « c’est qu’une nation existe quand un nombre significatif de gens dans une communauté se considèrent comme formant une nation, ou se conduisent comme s’ils en formaient une » (SetonWatson, 1977, 5, ma traduction). Eric Hobsbawm, quant à lui, pose l’hypothèse de travail suivante : « tout groupe suffisamment important en nombre dont les membres se considèrent comme faisant partie d’une même nation sera considéré comme tel » (Hobsbawm, 1990). Pour Georg Elwert, la nation « n’exige pas de caractéristiques culturelles communes, cependant elle implique que la majorité de ses membres croit qu’un certain nombre d’éléments communs les rassemble tous dans une seule structure sociale » (Elwert, 2001, 252, ma traduction). Sans multiplier les exemples, je soutiens que la définition et la représentation de la nation doivent émaner de l’intérieur de chaque société concernée. Je m’appuie dans ma réflexion sur une enquête de terrain anthropologique que j’ai effectuée entre 2002 et 2005, et en particulier sur l’analyse de trois événements politiques centraux de cette période : 1. La 2ème session du Congrès des élus départementaux et régionaux (février-mars 2002) ; 2. La consultation populaire du 7 décembre 2003 ; 3. Les élections régionales de mars 20042. LA 2ÈME SESSION DU CONGRÈS DES ÉLUS DÉPARTEMENTAUX ET RÉGIONAUX L’organisation de cette réunion en Congrès de l’ensemble des élus départementaux et régionaux et des parlementaires fut prévue par la « Loi d’orientation pour l’outre-mer » du 13 décembre 2000. Il devait s’agir d’un cadre d’expression offert aux élus locaux afin qu’ils fassent part de leurs propositions concernant l’évolution institutionnelle et statutaire de leur département. En Martinique, trois sessions furent organisées. La deuxième session m’a paru la plus significative pour la problématique nationale et je ne parlerai ici que d’un seul aspect de cette session : l’amendement proposé par le conseiller général et militant indépendantiste Francis Carole revendiquant la reconnaissance d’une nation martiniquaise et d’un peuple martiniquais : (…) Nous constituons, en effet, un peuple c’est-à-dire une communauté d’hommes fondée sur des apports divers, d’Afrique, d’Europe, d’Asie, sur un territoire clairement identifié. Nous avons une culture qui n’est pas la culture française. Nous avons des mœurs, une langue, un imaginaire qui ne sont pas les mêmes qu’en France. Nous avons aussi ce sentiment d’appartenance à un groupe, à une communauté. C’est ce qui fonde l’existence d’une nation martiniquaise ; c’est ce qui fonde l’existence d’un peuple martiniquais.3 (…) tout le débat politique du demi-siècle qui vient de s’écouler est un débat autour de la reconnaissance du peuple martiniquais et de son droit

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à l’autodétermination. (…) à terme notre peuple a vocation à se constituer en État souverain (…) (Procès-verbal in extenso du 2ème Congrès des Élus Départementaux et Régionaux de la Martinique, 2002, tome 1, 12).

Dans ces propos, Francis Carole indique clairement que, pour lui, les deux notions « peuple » et « nation » sont indissociables. Dans cette idée de la nation défendue par l’ensemble des élus se réclamant de la mouvance nationaliste, la caractéristique la plus fondamentale d’une nation est la culture que partage une communauté d’individus sur un même territoire. En d’autres termes, la construction de la nation martiniquaise est fondée avant tout sur le particularisme culturel des Martiniquais. Non seulement en Martinique, mais partout dans le monde, l’argument d’une particularité culturelle est souvent mis en avant pour justifier une affirmation nationaliste4. Il s’agit alors d’une conception ethno-culturelle, à l’instar de la conception « allemande » de la nation établie à la fin du 18ème siècle par le philosophe Herder, selon lequel chaque nation est le résultat d’une culture propre qui se transmet dans le temps, une sorte d’héritage s’imposant, par exemple, à travers une langue maternelle5. Cependant, dans mon travail sur le terrain, les représentations de la nation que j’ai pu recueillir auprès de la population martiniquaise, relèvent pour la plupart d’une conception politique voire économique, alors que ces dimensions sont absentes dans la conception soutenue par les nationalistes. Pour exister en tant que nation, deux conditions sont en général mises en avant par mes informateurs : l’auto-gestion (l’indépendance politique) et l’auto-suffisance (l’indépendance économique). En outre, l’indissociabilité entre le peuple et la nation, soulignée et considérée comme fait irréfutable par les nationalistes, est tout sauf évidente. Au contraire, ce sont pour eux deux choses bien distinctes et tout amalgame supposerait un danger (d’indépendance). Par ailleurs, pour mes interlocuteurs, à l’existence d’une nation est obligatoirement liée celle d’un État. Ainsi, « nation martiniquaise » signifie « indépendance », voire l’indépendance est la condition nécessaire et préalable à l’avènement de la nation et non l’inverse. Il existe donc un réel décalage entre deux conceptions de la nation radicalement différentes. Comment analyser ce décalage ? À mon avis, il est dû à la liaison qui est opérée entre la dimension politique et la dimension culturelle de la nation. C’est ainsi que les nationalistes pensent pouvoir tirer argument de l’existence ou de la possibilité d’une nation (au plan culturel) pour conclure à la nécessité d’une souveraineté politique, alors que d’autres Martiniquais – dont la plupart de mes informateurs – refusent l’idée de nation au motif qu’aucune souveraineté politique ne peut venir l’appuyer. 258

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LA CONSULTATION POPULAIRE DU 7 DÉCEMBRE 2003 Le débat sur le peuple martiniquais et la nation martiniquaise n’était qu’un aspect de cette deuxième session du Congrès, même s’il a mobilisé les esprits pendant de longues heures tardives. Des propositions plus concrètes furent votées, dont la création d’une nouvelle collectivité territoriale se substituant au département et à la région, dotée de pouvoirs renforcés et représentée par une assemblée unique6. À une condition : la population martiniquaise devrait donner son accord. Entre-temps, l’échec de la gauche aux élections présidentielle et législatives de 2002 amena au pouvoir un gouvernement de droite qui engagea un nouveau processus de décentralisation nécessitant une révision constitutionnelle, laquelle fut adoptée le 17 mars 2003. Dans ce cadre, on donna suite aux propositions élaborées par les élus martiniquais lors du Congrès, et une consultation populaire sur l’avenir institutionnel de la Martinique fut organisée le 7 décembre 2003. Cette consultation fut un événement inédit dans l’histoire politique de la Martinique. Pour la première fois, la population avait la possibilité de s’exprimer directement sur l’avenir institutionnel de l’île, même s’il ne s’agissait que d’une simple consultation dont le résultat devait servir d’indication au Gouvernement, et non pas d’un référendum7. La question posée aux électeurs était la suivante : Approuvez-vous le projet de création en Martinique d’une collectivité territoriale demeurant régie par l’article 73 de la Constitution, et donc par le principe de l’identité législative avec possibilité d’adaptations, et se substituant au département et à la région dans les conditions prévues par cet article ?

Les résultats des urnes furent serrés : le « non » remporta avec 50,48 %. Le taux de participation était de 44,10 % et on comptabilisa 7,33 % de bulletins blancs et nuls. L’écart entre le « oui » et le « non » fut alors de 1 034 voix sur 116 904 votants. Mais davantage que le résultat final, ce sont les débats publics (et privés) ainsi que les représentations populaires autour des enjeux de cette consultation qui m’intéressaient. Là encore, je me focalise sur un seul aspect de mon enquête : les inquiétudes des Martiniquais face à cet événement. Ces inquiétudes dévoilent en effet les contradictions (apparentes) les plus profondément ancrées dans les esprits. J’ai pu recueillir des paroles d’une récurrence flagrante. Il s’agit de discours ou fragments de discours non personnalisés ou faiblement personnalisés changeant peu d’un individu à l’autre et prenant la forme d’un « pot-pourri de notions disparates » fondant le sens commun autour de la question (Geertz, 1986, 115), mais qui souvent réalisent un amalgame approximatif entre faits établis et croyances non vérifiées. Il y avait tout d’abord des inquiétudes exprimées ouvertement et publiquement, en particulier l’idée que l’abandon 259

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du statut départemental signifierait la perte des acquis sociaux. Il existe en réalité un grand attachement à ce cadre institutionnel, voire simplement à la dénomination « département » qui symbolise d’un côté l’attachement à la France et à l’Europe et de l’autre le bien-être matériel et l’égalité sociale avec la métropole. Et pourtant, les nombreux effets pervers de ce statut sont quotidiennement récusés. Donc, certains Martiniquais craignaient un changement statutaire, lequel est en réalité assimilé à une évolution vers une forme d’autonomie, voire vers l’indépendance. L’idée d’une indépendance nationale ne semble en aucun cas constituer une alternative réaliste et souhaitable, d’autant plus que l’image de certains États caribéens indépendants sert fréquemment de repoussoir. J’ai pu recueillir par ailleurs des discours récurrents dévoilant des représentations selon lesquelles ce changement statutaire – le « largage » dans les expressions familières courantes – serait intentionnellement voulu par la tutelle métropolitaine. Il existait en définitive une réelle méfiance envers le gouvernement français. Mais derrière ces inquiétudes manifestées ouvertement et publiquement s’en cachait une autre, plus subtile et plus profonde. En réalité, il existe chez les Martiniquais un réel doute quant à la capacité de leurs élus à gérer par eux-mêmes les affaires locales. À la limite, on soupçonne certains hommes (ou femmes) politiques de velléités « totalitaires » et « dictatoriales ». En clair, c’est la peur d’un pouvoir autoritaire, et finalement la peur du pouvoir tout court... car beaucoup de personnes m’ont exprimé leur crainte de voir des pouvoirs et des responsabilités supplémentaires dans les mains de leurs compatriotes. Et pourtant, en même temps, il y a un désir très fort de posséder davantage de liberté de décision, d’être plus autonomes – mais d’une certaine façon le pouvoir et la responsabilité font peur. Il y a là effectivement un des grands paradoxes de la conscience martiniquaise, lequel s’est clairement manifesté lors de la campagne pour la consultation du 7 décembre : il existe, d’un côté, le désir d’une certaine autodétermination, et, de l’autre, le refus d’un pouvoir local, refus étroitement lié à la méfiance envers le personnel politique martiniquais. Pour expliquer ce paradoxe qui, il me semble, n’est finalement qu’apparent, je voudrais ici proposer une piste de réflexion. Accepter plus de pouvoir et de responsabilité au niveau local, cela voudrait dire en clair renoncer à cette revendication, cet idéal d’une égalité totale avec la métropole. En effet, comme le souligne Michel Giraud, les peuples de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique, dès le moment où ils se libéraient des chaînes de la servitude et jusqu’à aujourd’hui, dans leurs efforts de remédier aux pesanteurs d’une dépendance renforcée, ont, dans leur immense majorité, toujours revendiqué l’instauration d’une égalité parfaite dans la transversalité de l’ancienne relation rénovée plutôt que l’avènement d’une souveraineté nationale dans la verticalité d’une séparation d’avec la Métropole (Giraud, 2004b, 91-92).

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Il y a en réalité cette quête simultanée et apparemment paradoxale de la liberté dans le sens d’une certaine forme d’autonomie, d’une part, de l’égalité totale avec la métropole, d’autre part. Comme me l’a expliqué un informateur vivant à Paris : « Je pense plus de liberté, ça va plutôt aller vers l’autonomie, mais plus d’égalité, ça voudrait dire qu’il y a les mêmes droits qu’en France. Je souhaiterais que ça aille un peu vers les deux » (entretien du 12 juin 2001). À mon avis, cette quête ne pourrait être satisfaite que par une modification substantielle – un redémarrage à zéro en quelque sorte – du rapport entre la métropole et les populations antillaises qui se sentent au fond toujours comme des Français « entièrement à part » – selon l’expression célèbre d’Aimé Césaire. Mais pour arriver à créer ce rapport nouveau, « une simple reconnaissance juridico-politique de l’égalité des citoyens ne peut suffire. C’est l’identité culturelle et politique française elle-même qui doit s’ouvrir à une problématique de la reconnaissance » (Dahomay, 2000, 117). La polémique récente à propos de la loi du 23 février 2005 imposant la reconnaissance d’un « rôle positif de la colonisation »8, et l’indignation que cette loi a créée en Martinique – où elle est appelée aussi « loi de la honte » – montrent encore une fois que ce rapport semble loin d’être modifié. Dans le même ordre d’idées, pour rebondir sur l’argumentation de Michel Giraud, la revendication de l’égalité va souvent de pair avec l’affirmation de particularités9. Le troisième événement politique dont je souhaite parler – les élections régionales de mars 2004 – montre encore très clairement cette dynamique. LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE MARS 2004 La consultation du 7 décembre 2003 montrait en effet une nette division de l’électorat martiniquais, tellement les résultats furent serrés. Toujours estil que le « non » l’avait remporté, ce qui signifiait un échec pour tous les élus – dont notamment ceux du Mouvement Indépendantiste Martiniquais (MIM) – qui avaient appelé à voter « oui ». Cependant, la consultation populaire fut suivie de très près par les élections régionales et cantonales de mars 2004. Et là… coup de théâtre : le leader du MIM, Alfred Marie-Jeanne, fut reconduit à son poste de président du Conseil Régional avec la majorité absolue. Depuis, il dirige la Région grâce à une alliance entre deux partis indépendantistes, le MIM et le CNCP (Conseil National des Comités Populaires), qui détiennent 28 sièges sur 41, donc une large majorité. Hors de l’île, ceci peut donner l’impression d’une Martinique largement indépendantiste. En réalité, les Martiniquais avaient distingué très clairement ces deux enjeux en refusant d’établir toute continuité entre ces deux types d’élection (Daniel, 2004). Si dans les représentations collectives le « oui » pour une nouvelle collectivité territoriale pouvait symboliser le risque d’une évolution vers l’indépendance, lors des élections régionales, le « oui » pour les indépendantistes symbolisait la garantie d’une bonne gestion des affaires locales ainsi que la meilleure représentation possible de la population martiniquaise auprès des instances 261

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métropolitaines. Il faut préciser néanmoins que ce vote indépendantiste était davantage le plébiscite d’un homme, Alfred Marie-Jeanne, que celui d’un mouvement, et encore moins celui d’une idéologie. Ce plébiscite a d’ailleurs tout son sens : à travers sa rhétorique indépendantiste, le leader du MIM se présente en effet comme le mieux capable de défendre les intérêts particuliers des Martiniquais au niveau des centres de décision français et européens (Daniel, op. cit.). Ainsi, une institutrice de 38 ans m’expliqua que « l’idéologie qu’il [Alfred Marie-Jeanne] défend, c’est peut-être en quelque part pour les Martiniquais un garde-fou, c’est l’homme qui peut s’opposer si besoin est, à l’État français, c’est le meilleur garant de la légitimité martiniquaise (…) Parce que quand on regarde l’attitude des gens face à tous les mouvements nationalistes, et puis face aussi aux syndicats, ils se comportent comme des clients, comme des consommateurs. C’est-à-dire que d’une manière générale, quand tout va bien, l’ordre social leur convient. Mais quand ils se sentent bafoués dans leurs intérêts particuliers, ils mettent tout de suite en avant leur origine. Finalement l’État français c’est quand même l’État de France ! C’est que ce ne sont pas des Martiniquais. Là ils mettent en avant leur appartenance : on est Martiniquais, donc on va voir des Martiniquais qui sont mieux capables de nous comprendre » (entretien du 17 avril 2004). On se trouve donc là exactement dans cette dynamique de l’affirmation des particularités qui est étroitement liée à la revendication de l’égalité10. Si l’investissement par les indépendantistes des institutions décentralisées au sein de l’État français contredit effectivement toute idéologie indépendantiste, il fait néanmoins formidablement sens dans la dynamique sociale et politique. Dans cette perspective, les indépendantistes jouent un rôle complètement structurant dans la société martiniquaise. QUE DIRE ALORS DE LA CONSCIENCE NATIONALE ? J’ai essayé de démontrer jusqu’ici que toutes les contradictions, tous les comportements et les discours ambivalents, en bref tout ce qui peut sembler paradoxal en Martinique, peut s’expliquer et suit sa propre logique. Que peuvent nous enseigner ces dynamiques à double sens pour l’analyse de la conscience nationale martiniquaise ? Je soutiens l’argument qu’il existe une conscience nationale que je qualifierais de « partielle », ou « à facettes », et qui obéit à toutes ces dynamiques complexes. Et cette conscience nationale se définit en particulier à travers la séparation entre les sphères culturelle et politique que j’ai évoquée plus haut. Vraisemblablement, cette dernière a une portée générale qui concerne non seulement toutes les sociétés caribéennes (Giraud, 2004a, 16), mais finalement aussi de nombreuses autres sociétés. Ainsi, Jürgen Habermas postule qu’il existe un double codage de la nation, affectant la dimension de la fermeture ou de l’inclusion : d’un côté la « nation des compatriotes » et de l’autre la « nation des citoyens » (Habermas, 1998, 123). Cette dernière transcenderait 262

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en réalité les allégeances communautaires particulières dans un « patriotisme constitutionnel » (ibid., 77). Mais au-delà de cette notion de double codage, est-il vraiment judicieux de vouloir adapter le concept de la nation à la réalité sociale et politique martiniquaise ? Il est certain que l’idée d’une indépendance nationale, dans le sens classique du terme, demeure à l’état de pure utopie. Par ailleurs, à l’heure actuelle et dans un contexte global, « toutes les énergies utopiques semblent réduites à néant » (Habermas, 2000, 35). Peut-être, si l’on pouvait trouver d’autres modèles et concepts, davantage adaptés, de nouveaux projets politiques et sociaux pourraient éventuellement voir le jour. Ulrike ZANDER Université des Antilles et de la Guyane

Notes 1. Suite à la loi de départementalisation du 19 mars 1946 (initialement appelée loi d’assimilation). Les autres colonies qui ont choisi cette voie sont la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion. Ces dernières, comme la Martinique, sont aussi appelées les « quatre vielles colonies » à cause de leur colonisation précoce par rapport aux autres colonies françaises. 2. Il est évident que le cadre de cette communication ne me permet pas de développer l’analyse de ces événements dans toute sa profondeur. Pour plus de détails concernant les deux premiers événements, cf. mes articles « Le congrès des élus départementaux et régionaux et l’ambiguïté des revendications statutaires », à paraître dans Pouvoirs dans la Caraïbe ; « La consultation du 7 décembre 2003 et les manifestations d’inquiétude de l’opinion martiniquaise », in Thierry Michalon (dir.), Entre demande d’émancipation et demande d’assimilation : le droit de l’outre-mer et l’impossible synthèse, Rennes, Les Perséides, 2006. 3. C’est moi qui souligne. 4. « Le présupposé par lequel on prétend le plus souvent légitimer une affirmation nationaliste postule que ce serait l’unité culturelle du « peuple », son identité, comme on aime à le dire aujourd’hui, qui fonderait le principe et l’existence même de la nation en tant qu’identité politique. Un présupposé qui implique donc qu’il y aurait des sociétés monoculturelles. Or de telles sociétés n’existent pas en fait. (…) » (Giraud, 2000, 88). 5. On oppose souvent cette conception « allemande » de la nation ethnique ou nationgénie à celle présentée par Ernest Renan en 1882 et appelée « française » de la nation civique ou nation-contrat. Selon Renan, la nation ne dépend ni d’une race particulière, car « au principe des nations on substitue alors celui de l’ethnographie, ni d’une langue, ni d’une religion, ni d’intérêts économiques partagés, ni encore de la géographie ; la nation est une âme, un principe spirituel… l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours » (Renan, [1882], 1996).

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6. Pour plus de précisions concernant ces pouvoirs, voir le Document d’orientation sur l’avenir institutionnel de la Martinique, validé par les présidents des Conseils régional et général, respectivement Alfred Marie-Jeanne et Claude Lise. 7. « La consultation populaire vise à recueillir un avis qui ne lie pas l’autorité qui l’organise, laquelle n’est donc pas tenue de lui donner suite. Cependant, en cas de vote positif, il est peu probable que l’autorité ne suive pas l’avis : il s’agit, en effet, d’une sorte d’obligation morale et politique. Le référendum, à l’inverse, a une valeur décisionnelle c’est-à-dire que l’autorité qui l’organise est tenue de respecter et d’appliquer impérativement ses résultats. » (Forum du Centre de Recherche sur les Pouvoirs locaux dans la Caraïbe relatif à l’évolution institutionnelle de la Martinique, http : //extranet.univ-ag.fr/forum). 8. Loi n° 2005/168 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». 9. « Tant il est vrai que la revendication de l’égalité n’exclut pas nécessairement l’affirmation de particularités mais qu’au contraire elle la suppose dès lors que ces particularités sont dévalorisées, le dénigrement de la culture d’un peuple ou d’un groupe ne laissant, en effet, à celui-ci d’autre possibilité pour parvenir à l’égalité qu’il revendique que de faire connaître la dignité de son identité bafouée. » (Giraud, 2004b, 93). 10. « Michael Walzer a souligné avec force combien les affirmations identitaires sont avant tout des mises en forme ethniques et/ou culturelles de revendications fondamentalement intégratives. Dans la plupart des cas, c’est le refus de la majorité de tenir compte des aspirations des minorités qui conduit ces dernières à des manifestations allant parfois jusqu’au projet sécessionniste (…) Car plus grande est la crainte des minorités de se voir interdire l’accès aux ressources étatiques, plus forte est leur tendance à resserrer leurs liens internes ; moins la société tend à satisfaire leurs demandes de reconnaissance par des mesures d’accommodement, plus elles tendent à manipuler des marqueurs symboliques peu ou prou imaginaires. C’est pourquoi on a assisté à une politisation spectaculaire des réclamations identitaires » (Constant, 2000, 45-46).

Bibliographie CONSTANT F., Le multiculturalisme, Paris, Flammarion, 2000, Collection Dominos. DAHOMAY J., « Identité culturelle et identité politique. Le cas antillais », Revue de philosophie et de sciences sociales (Comprendre les identités culturelles), sous la direction de Kymlicka Will et Mesure Sylvie, 1, 2000, 99-118. DANIEL J., « La consultation du 7 décembre 2003 : premiers résultats d’une enquête de terrain », communication présentée lors des Journées d’études Démocratie locale et territoires périphériques, CRPLC, 4 et 5 novembre 2004. Document d’orientation sur l’avenir institutionnel de la Martinique, validé par les présidents des conseils régional et général, s.d. ELWERT G., «Ethnizität und Nation», in JOAS H. (dir.), Lehrbuch der Soziologie, Frankfurt/Main, Campus, 2001, 245-263. Forum du CRPLC relatif à l’évolution institutionnelle de la Martinique, http://extranet.univ-ag.fr/forum

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GEERTZ C., Savoir local, savoir global – les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986. GIRAUD M., « Après la colonie, la nation ? Le cas des sociétés dépendantes de la Caraïbe », Pouvoirs dans la Caraïbe, Revue du CRPLC, n° 12, 2000, 79-110. GIRAUD M., « Fragments d’une Caraïbe en projet » (présentation du dossier thématique « Identité et politique dans la Caraïbe insulaire »), Pouvoirs dans la Caraïbe, Revue du CRPLC, n° 14, 2003-2004, 11-16. GIRAUD M., « Faire la Caraïbe, comme on refait le monde », Pouvoirs dans la Caraïbe, Revue du CRPLC, n° 14, 2003-2004, 81-108. HABERMAS J., L’intégration républicaine. Essai de théorie politique, Paris, Fayard, 1998. HABERMAS J., Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000. HOBSBAWM E., Nations and Nationalism since 1780, Cambridge University Press, 1990 (traduction française : Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992). ISAACS H. R., Idols of the Tribe : Group Identity and Political Change, New York, Harper and Row, 1975. Procès-verbal in extenso du 2ème Congrès des Élus Départementaux et Régionaux de la Martinique, tome 1, 2002. RENAN E. [1882], Qu’est-ce qu’une Nation ?, Paris, Imprimerie Nationale, 1996. SETON -WATSON H., Nations and States. An Inquiry into the Origins of Nations and the Politics of Nationalism, Boulder, Colorado, Westview Press, 1977. SUVÉLOR R., « Eléments historiques pour une approche socio-culturelle », Les Temps Modernes, n° 441-442, avril-mai 1983, 2 174-2 208. ZANDER U., « La consultation du 7 décembre 2003 et les manifestations d’inquiétude de l’opinion martiniquaise », in MICHALON T. (dir.), Entre demande d’émancipation et demande d’assimilation : le droit de l’outre-mer et l’impossible synthèse, Rennes, Les Perséides, 2006. ENTRETIENS Entretiens semi-directifs anonymes avec 65 personnes, entre juin 2001 et juin 2005.

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QUEL(S) MODÈLE (S) POUR QUELLE (S) LUTTE (S) CONTRE QUELLE (S) DROGUE (S)? LE CAS DE LA CARAÏBE DU COMMONWEALTH Pour ouvrir cette communication, je citerai le Manuel de formation des enquêteurs antidrogue pour la Région Caraïbe. Il s’agit d’un guide très important, puisqu’il a été élaboré par l’ensemble des responsables des services antidrogue des pays de la Caraïbe : Interrogés dans le cadre d’une enquête en 1998 à la Barbade, les professionnels du traitement et de la désintoxication des toxicomanes ont estimé que la cocaïne, en particulier sous forme de crack, était la drogue la plus problématique, car présente chez la plupart des malades pris en charge. Les spécialistes de la prévention ont jugé que l’alcool était la substance la plus problématique, du fait, sous-estimé, des dysfonctionnements familiaux qu’il occasionne. Enfin, les acteurs sociaux impliqués dans la vie de quartier ont estimé que la marijuana était la drogue la plus problématique, en raison de son accessibilité aux jeunes gens et de son impact négatif sur les actions d’amélioration de la communauté1.

La question de ce Colloque : « Quels modèles pour la Caraïbe ? » repose au moins sur trois axes implicites (on mettra de côté pour l’instant la question du pluriel ou du singulier pour « Caraïbe ») : on ne se préoccupera que de modèles positifs ; ces modèles sont extérieurs à la Caraïbe ; s’ils peuvent être conçus comme endogènes, ils n’existent pas encore. L’immixtion de la drogue dans la problématique ainsi cadrée interroge simultanément ces trois axes implicites. En effet, la drogue, définie approximativement comme substance psychoactive addictive2, n’est pas une réalité parmi d’autres dans la Caraïbe. D’une certaine manière, on proposera même l’idée que la notion de drogue, en ce qu’elle est indissociable d’une approche juridique entre licite et illicite, est la colonne vertébrale autour de laquelle s’est construite une Caraïbe postcolombienne dans la continuité d’une Caraïbe précolombienne. La présence de la coca dans tout le Bassin, constatée par les premiers arrivants européens, est constitutive à la fois de son unité et de son ancrage à la 267

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Cordillère des Andes. Cette double réalité prédétermine toute la géostratégie actuelle des drogues dans le Bassin, plus celle de la cocaïne dans le monde. Mais ceci n’est qu’un aspect de cette réalité spécifique que, selon l’approche caribéocentrée que nous suivons, nous appelons géonarcotique (R. DeviVoisset, 2004). Chacun sait que c’est par l’intermédiaire de la Caraïbe que le monde d’aujourd’hui doit l’usage généralisé de la drogue la plus meurtrière de toutes les drogues, à savoir la drogue licite appelée d’un nom lui-même issu de la région : tabac. Quant au phénomène qui va bouleverser ensuite les économies du monde de la plantation, on se souviendra que jusqu’au XVIIe siècle, en Europe le sucre est bel et bien « une drogue, une épice » (J. Meyer, 1989, 81). Il ouvre, en même temps, un nouvel espace à une nouvelle version dominante d’une drogue déjà connue, l’alcool – laquelle va interférer de manière chronique dans la difficulté à dégager des modèles d’analyse discriminants dans la Caraïbe. La troisième vague de ce qui va accentuer encore la singularité géonarcotique de la Caraïbe, et contribuer à son tour à cette difficulté d’analyse, sera l’introduction du cannabis, connu dans la Caraïbe anglophone sous le terme hindi de ganja : un terme qui signale à lui tout seul un certain nombre d’usages plus ou moins particuliers localement ou sous-régionalement, tout en ouvrant un nouvel horizon intercontinental aux comportements caribéens face à la drogue – c’est-à-dire un nouvel obstacle à établir des schémas de pertinence endogènes. Enfin, bien entendu, il y a la cocaïne, et spécifiquement, pour la Caraïbe, sa forme popularisée sous le nom de crack. Ce qui, historiquement, constitue la Caraïbe, apparaît donc comme la projection territorialisée du rapport construit par l’Occident, au sein de ses échanges économiques, entre l’illicite et son corollaire, le licite : qu’est-ce qui, aujourd’hui comme hier, au niveau des échanges intracaribéens, unit par exemple Panama et les îles Caïmans ? la Colombie et la Martinique ? Haïti et la Guyane ? le Venezuela et la Dominique ? Belize et Saint-Martin ? sinon d’abord des échanges illicites, qu’il s’agisse de drogues, de contrebande, d’argent sale ou de filières du proxénétisme et de l’immigration illégale ? Il en résulte évidemment, pour ce qui est de notre approche du sujet de ce colloque, une difficulté majeure. En effet, par principe, tout ce qui relève des échanges illicites est opaque, et a comme première condition d’existence la capacité d’anticiper ou de déjouer toute construction de modèle susceptible de les entraver. Par ailleurs, comment modéliser un ensemble considérable de difficultés théoriques, lorsque celle-ci se superposent, se cumulent, se recoupent, divergent et convergent sans cesse, comme c’est le cas dans le Bassin caraïbe ? J’essaierai de répondre en trois temps, en me focalisant sur les quatre notions présentes dans ma question : modèle, lutte, drogue, Caraïbe(s). Dans un premier temps, je cernerai les implications de ces notions en les mettant en relation. 268

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QUELS MODÈLES POUR QUELLES APPROCHES DE QUELLES DROGUES DANS QUELLE CARAÏBE ? Je me limiterai, pour cette approche, au champ d’application de la Caraïbe anglophone, puisque c’est elle qui, à travers la CARICOM (Communauté Caraïbe), incarne la volonté historique, au cours des années 1990, de construire une politique régionale de la lutte antidrogue. D’abord, distinguons entre modèle descriptif, c’est-à-dire schématisation d’un ensemble de phénomènes reliés entre eux, et modèle prescriptif, normatif. En ce qui concerne l’objet drogue, il en résulte deux grandes approches. D’un côté, on a des tentatives de modélisation centrées sur le rapport entre un individu et une substance psychotrope addictive. Elles répondent, pour simplifier, au souci de la santé publique : le désir de soigner, guérir, réinsérer le toxicomane relève de modélisations descriptives. On parle ici très souvent, en anglais, de patterns. La logique de cette démarche est de construire les modèles les plus efficaces, c’est-à-dire ceux qui collent le plus étroitement possible à des réalités locales, et qui intégreront donc le maximum de paramètres. La question de leur transposabilité est ainsi secondaire, mais en conséquence c’est celle de leur rentabilité en termes de moyens et de coût qui est capitale. D’un autre côté, on a les approches normatives de la drogue, c’est-à-dire centrées sur la norme du licite. Elles engagent une problématique qui relève de la sécurité publique. Dans la mesure où cette norme a été, depuis le début du XXe siècle, internationalisée sous la responsabilité des Nations Unies, la sécurité publique des territoires et États deviennent alors une question de sécurité globale. C’est pourquoi on constate que tous les modèles standard proposés par les Nations Unies ou les organismes qui s’en sont inspirés se sont étendus, d’abord, du narcotrafic à la criminalité en général – notamment financière, au cours des années 1990 – ensuite, du narcotrafic au financement illicite du terrorisme international, depuis le 11 septembre 2001. Deux logiques de modélisation opposées sont donc ici face à face. L’une est centrée sur la nécessité toujours croissante d’affiner et d’intérioriser des modélisations toujours plus diversifiées. L’autre est fondée sur une légitimité de plus en plus extérieure et éloignée de la région elle-même, de plus en plus subvertie par les échanges et les économies informelles, de plus en plus déterritorialisée, grâce aux échanges financiers électroniques. L’exemple de cette « externalisation » croissante est donné avec la mondialisation du trafic de la cocaïne, qui est la seule substance psychotrope naturelle entièrement produite aux Amériques, et qui transite principalement par la Caraïbe. C’est pourquoi la Caraïbe est désignée, par les services de répression opérant dans le Bassin, comme Zone de transit. Le corollaire de cette mondialisation de la cocaïne, c’est évidemment la mondialisation électronique de flux financiers illicites considérables à l’échelle planétaire, et extraordinairement disproportionnés à la taille des États caribéens. Modéliser à la fois ces deux dynamiques contradictoires, ce serait réussir à concilier deux visées stratégiques : l’une, caribéenne, située dans, pour, par (?) la région ; l’autre, internationale, qui 269

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passe à travers la région. Je ne donnerai ici qu’un aperçu de cette intégration d’une logique interne et d’une logique externe : depuis 1982, invention du crack, les grands cartels de la cocaïne ont adopté vis-à-vis de leurs intermédiaires caribéens la politique suivante : le paiement en nature. Le succès du crack, cocaïne du pauvre, fera coup triple : d’abord, il garantit une rétribution beaucoup plus importante aux petits trafiquants locaux ou sous-régionaux qu’un paiement en argent, puisqu’ils ont tout loisir de la faire fructifier sur place ; ensuite, le paiement en nature accroît peu à peu la dépendance de ces petits réseaux des grands réseaux extérieurs (c’est ce qui va se passer avec les posses jamaïcains, par exemple, en perte de vitesse dans la sous-région depuis les années 1990, mais non moins violents pour autant) ; enfin, le paiement en nature permet, en se démultipliant, de diversifier les domaines des marchés criminels locaux. En fin de compte, un tel regard sur la région conduira à faire de la Caraïbe une sorte de modèle réduit de la mondialisation, définie comme intégration croissante des économies dites licites et des économies illicites, et nullement un espace périphérique en attente d’une modélisation (ce qui pourrait relever d’une vue de l’esprit). Mon hypothèse est qu’une telle approche, appelée ici géonarcotique, revient peu ou prou à ne voir dans les pays de la Caraïbe anglophone (qu’il s’agisse des « démocraties de Westminster », de la Guyana ou des territoires britanniques) ni un modèle, ni un anti-modèle particulier, mais une sorte de loupe portée sur un système économico-politique fondé sur l’échange, et dont elle est depuis toujours le reflet. Cette contradiction qu’il y a à modéliser les deux dynamiques antithétiques qui viennent d’être soulignées a des répercussions immédiates sur les conditions financières, et donc politiques, de la lutte antidrogue. Si la lutte contre la demande ou consommation présuppose la mise en œuvre de modèles établis à l’échelle restreinte : à partir de l’action individuelle, familiale, communautaire, locale, nationale, sous-régionale, enfin éventuellement panrégionale, d’un autre côté, la lutte contre l’offre et surtout contre le trafic, procède exactement à l’inverse. Par cercles concentriques, elle s’appuie sur les Nations Unies, les États-Unis, l’Union européenne, les métropoles ou anciennes métropoles, les organismes financés de l’extérieur, enfin des institutions comme la CARICOM et en dernière instance les États. Étant entendu que, par ailleurs, ni l’Association des États de la Caraïbe ni l’Organisation des États de la Caraïbe Orientale n’ont de politique concernant la drogue, même si l’OECO sert de support logistique dans le Bassin pour l’action des organismes de lutte internationaux dans les Petites Antilles, et si l’AEC se préoccupe des questions de drogue dans le cadre de son action pour promouvoir un tourisme durable. Après avoir présenté les difficultés qui concernent la notion de modèle, j’en viens maintenant aux difficultés liées à la notion de drogues illicites. Il existe de très nombreux modèles épistémologiques ou pragmatiques d’approche selon que l’on aborde la problématique par l’un ou l’autre des quatre phénomènes suivants : production (offre), trafic, demande (consommation) et 270

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blanchiment. Ce qui singularise la Caraïbe, c’est que ces quatre phénomènes y sont simultanément présents. On est donc bien face à un complexe dont l’hétérogénéité même est la spécificité, et que nous considérons comme sans équivalent ailleurs dans le monde, même si l’on a pu parler (à mon avis, à tort) de modèle caribéen pour désigner par exemple des paradis fiscaux de l’Océan indien ou du Pacifique. Ce qui caractérise globalement la réponse de la lutte antidrogue dans la région face à ces réalités structurelles, depuis 30 ans au moins, a été à la mesure de cette multiplicité des défis. C’est-à-dire que la Caraïbe est face à une pléthore de « modèles » et de « textes modèles » : conventions, traités, accords-cadres standard... Ils ont tous deux caractéristiques communes : ils ont une volonté holistique ; ils sont, sinon conçus, du moins adaptés et financés de l’extérieur. On mentionnera parmi les organismes dispensateurs de modèles pré-établis les organismes des Nations Unies, ceux de l’OEA (Organisation des États Américains), ceux de l’OCDE, ceux de la CARICOM et, pour la Caraïbe du Commonwealth ceux du Commonwealth des Nations. Au fur et à mesure que les textes normatifs s’empilent, la marge de manœuvre laissée aux petits pays et États de la Caraïbe pour négocier leurs politiques des drogues ne cesse de diminuer. L’exemple typique à citer ici est celui du « package » d’accords standard dits Accords Shiprider imposé par les États-Unis pour la lutte en mer dans le Bassin (cf. R. Devi-Voisset, 2004, 570 passim). Par ailleurs, il s’avère que l’on s’avance en matière de lutte antidrogue vers le constat que toute modélisation en matière de drogue doit être acceptée comme aléatoire sur le plan éthique, expérimentale sur le plan politique, et donc potentiellement contradictoire sur le plan juridique. De plus en plus, il s’avère que dans les pays mêmes qui ont, le plus tôt, tenté d’élaborer des modèles de compréhension (descriptifs) puis de lutte (normatifs), l’on s’avance vers l’acceptation de modèles de plus en plus aléatoires (sur le plan descriptif), provisoires (sur le plan politique), voire antithétiques et brutalement renversés (sur les plans éthique et donc juridique)3. Ainsi, lorsque même des patterns ou modèles de luttes sont évidemment à considérer comme exportables vers la Caraïbe, à une échelle ou une autre, à partir d’expériences américaines ou européennes ou autres, c’est principalement d’expériences relevant de l’ordre de la variante d’un modèle philosophique unique en place depuis un siècle qu’il convient de parler (R. MacCoun, P. Reuter, 2002) Ceci me conduit au second temps de cette réflexion, nécessairement très synthétique. MODÉLISATION ?

DESCRIPTIVE ET FINANCES LOCALES

:

JUSQU’OÙ MULTIPLIER DES

VARIANTES

Toute modélisation en matière de drogues illicites ramène nécessairement à la souveraineté nationale. C’est un point, dont on notera l’importance en ce qui concerne les divers territoires de la Caraïbe, qu’ils soient indépendants 271

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ou non, ne serait-ce que du fait qu’on ne saurait concevoir de lutte antidrogue dans la Caraïbe sans une marine nationale. D’où la création du modèle sous-régional du Système de Sécurité Régional, qui pourvoit à cette fonction pour les petits États de l’OECO. Mais bien plus largement, toute modélisation dépend pour n’importe quel pays d’un mélange de facteurs exogènes et endogènes. On notera par exemple parmi les facteurs endogènes : les politiques de santé publique, l’attitude des gouvernements face aux droits de l’homme, l’autorité et l’autonomie des médecins et des milieux pharmaceutiques, la socio-démographie, le poids des cultures et valeurs politiques, ou encore l’appréciation relative de ce qui constitue le « problème » majeur de la drogue, comme je l’ai rappelé initialement. Parmi les facteurs exogènes, mentionnons – pour faire court – une seule évidence : la prise en étau de la Caraïbe entre, au sud, une zone de production unique majeure (la coca), et, au nord et à l’est, d’immenses marchés de consommation. Compte tenu du nombre des facteurs endogènes propres à la Caraïbe, il conviendrait donc d’abord, dans l’idéal, de construire des schémas d’intelligibilité des faits les plus près possibles des réalités. En fait, on constate que c’est le processus inverse qui s’est mis en place à la fin des années 1980, avec la décision de Washington d’engager une « guerre à la drogue » sans merci. Une fois ce contexte posé, je présenterai très brièvement quelques traits de modélisation descriptive relatifs, successivement, aux quatre phénomènes précédemment évoqués, reclassés ainsi : trafic, blanchiment, production (offre) et demande (consommation). D’abord, le trafic de cocaïne. Sur lui reposent les modélisations actuelles de la lutte antidrogue dite intégrée dans l’espace défini comme Zone de transit. La modélisation qui a été mise en place ici par les services de répression impliqués sur le terrain est appelée principe du ballon. Il prend appui sur la réalité maritime des trafics. Selon ce principe, le bassin est un ballon de rugby. Dès que l’on met la pression sur un point, les flux se déplacent en une multitude possible d’autres points. À l’échelle des flux de cocaïne, ceci se traduit par des acheminements fractionnés, très fluctuants sur le court terme, d’où l’impossibilité de modéliser des circuits – à savoir schématiser, quantifier et donc prévoir ce que l’on appelle les mouvements secondaires. À ceci s’ajoute une tendance générale inscrite dans la mondialisation, qui consiste de plus en plus à injecter de l’illicite au sein des échanges licites. Enfin, du fait de la masse toujours croissante des échanges, les cartels s’organisent pour regrouper en conteneurs leurs envois, jouant sur toutes les failles offertes par le trafic maritime. Un point que j’aimerais signaler ici au passage est celui de la progression du trafic d’armes dans la sous-région, directement liée historiquement au paiement en nature des intermédiaires caribéens par les réseaux colombiens, que j’ai précédemment indiqué. Un modèle ou plusieurs modèles de « narcoviolence » urbaine dans la région s’y sont insérés4. Une vive polémique, par exemple, est née à Trinidad et Tobago, à partir d’informations obtenues localement et interprétées en termes de modèle colombien (c’est 272

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l’hypothèse américaine de la « colombianisation » du Bassin) par l’Association d’Études Géopolitiques des Drogues en 2002 : Il est désormais apparent que les conditions sont remplies pour qu’un trafiquant de drogue puisse devenir le dirigeant politique de l’un comme l’autre, ou des deux partis politiques, et soit élu au poste de Premier ministre dans les cinq ans qui viennent. Les institutions politiques sont aujourd’hui totalement infiltrées et « cooptées » par les divers cartels de Trinidad et Tobago, selon le modèle colombien, ce qui est en soi un indicateur puissant de l’incapacité des institutions en question à résister à des actions secrètes de subversion5.

Il n’est pas aisé d’articuler cependant de telles modélisations géopolitiques avec les diverses réalités sociopolitiques, socioculturelles, ancrées dans chaque pays. Si l’on essaie néanmoins d’articuler les principales modélisations actuellement disponibles de la part des services de répression pour rendre compte de l’évolution du narcotrafic à l’échelle du Bassin, il est évident que l’on évolue effectivement vers une « colombianisation » : la présence croissante des petites armes à feu et la violence croissante des guerres entre petits gangs locaux font partie de ce modèle. C’est en ce sens qu’a réagi la France en 2003 lorsque Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, a assez profondément modifié sa présence logistique et sa coopération internationale dans la région, en accord avec des partenaires européens de plus en plus inquiets des progrès de la cocaïne dans les DFA et en Europe (R. DeviVoisset, 2006). J’en viens ensuite à l’affirmation, très répandue, d’un hypothétique modèle caraïbe de criminalité financière, et notamment de blanchiment d’argent issu du narcotrafic. Le succès des paradis fiscaux, qui se sont multipliés dans le Bassin au cours des années 1985-1995, renvoie indiscutablement à une théorie et une pratique de la loi issue de la Common law. La première véritable place offshore fut créée à Panama en 1923 par la General Corporation Law, sur le modèle des lois libérales du Delaware et du New Jersey. Panama a même modifié certains secteurs de sa législation – de droit civil espagnol – en conformité avec les principes de la Common law, afin de pouvoir bénéficier de l’instrument capital de blanchiment qu’est le trust anglo-saxon ou fiducie (un exemple de « modèle juridique métis » caribéen qui aura le plus grand succès !) 6. La prégnance du « modèle » juridique anglo-saxon est donc très forte dans la Caraïbe, en ce qui concerne la progression de l’économie grise. On renverra ici, ensuite, à un modèle de Jersey pour ce qui est de l’influence britannique sur les démocraties de Westminster de la Caraïbe – mais sans oublier, comme je viens de le rappeler, qu’aux Amériques, le Delaware et l’Etat justement dénommé le New Jersey ont tenu lieu d’une sorte de « doctrine de Monroe de l’évasion fiscale » bien antérieurement à l’afflux des « narcodollars ». On notera avec intérêt à cet égard ce qui est historiquement appelé le modèle des Bahamas. C’est autour des tables de jeu de Nassau, en effet, que l’on va voir se reproduire avec la cocaïne, au cours des années 1960-70, ce qui 273

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s’était précédemment produit avec l’héroïne à La Havane avant la révolution castriste. Le « modèle des Bahamas », institué sous protection britannique, allie une industrie du jeu corrompue ; une législation sous contrôle de la City (qui tire sa part de bénéfices) ; la non imposition des comptes étrangers ; l’absence d’une véritable réglementation des succursales des banques étrangères ; le secret bancaire (J. Blum, A. Block, 1993, 82). Miami va ensuite prendre le relais, jusqu’à ce que la réaction américaine de 1986 repousse ces activités vers des centres eux-mêmes de plus en plus périphériques de la Caraïbe. Un phénomène plus récent qui se situe toujours dans la même continuité pourra être évoqué ensuite pour les années 1990 : celui appelé le « modèle inverse » de Saint-Martin / Sint Maarten. On n’y blanchit pas seulement de l’argent issu de la drogue pour le sortir des revenus du circuit du narcotrafic, mais on y réinjecte aussi dans le narcotrafic des revenus issus d’autres activités (casinos essentiellement)7. Toutefois, il convient de conclure sur ce point en signalant que le pouvoir d’attraction du modèle « offshore » sur la grande criminalité financière internationale est en déclin, depuis la mise en place des plans de lutte de l’OCDE fin 2000, et surtout depuis que les places onshore permettent de plus en plus aisément ce qu’elles déléguaient hier aux places offshore. En conséquence, on pourra citer les récents propos du secrétaire exécutif du Groupe d’Action Financière de l’OCDE, A. Damais : « Les flux financiers liés au crime progressent dans le monde »8. Il en résulte le même phénomène que celui que l’on vient de noter pour ce qui est du trafic lui-même : une concurrence de plus en plus acharnée, dans la région, pour une « manne » de plus en plus à la fois marginalisée et contrôlée internationalement. Pour ce qui est, en troisième lieu, du phénomène de la production, nous nous limiterons à noter que la production de cannabis, sous la forme soit d’herbe, soit d’huile (spécialité jamaïcaine), caractérise spécifiquement la place de la Caraïbe anglophone au sein de la Zone de transit. À cet égard, la sous-région des West Indies évolue de manière conforme à la grande tendance du modèle occidental : le nombre des pays producteurs de cannabis reconnus par les Nations Unies dépasse aujourd’hui la centaine. Dans un pays comme Saint-Vincent, une Marijuana Growers Association, sur le modèle des producteurs de coca de Bolivie, s’est même constituée. Mais sur cette question, la production n’est que le début d’une très longue chaîne de modélisations incertaines et conflictuelles. Il est évident qu’à court terme, l’élection d’Evo Morales en Bolivie ne peut que renforcer la légitimité de ceux qui, dans plusieurs pays anglophones de la région, réclament diverses modalités de dépénalisation en ce domaine. La question de fond, en revanche, reste toujours la même : qui osera le premier sur ce point, dans les petits États anglophones, défier Washington ? La question des modélisations de la demande, enfin. C’est ici que l’on touche, en termes géonarcotiques, à la véritable « quadrature du cercle ». Comme je l’ai déjà dit, les modélisations de la lutte contre la demande n’interviennent que comme les dernières des priorités de lutte antidrogue 274

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dans le Bassin. Au contraire, pour un nombre croissant d’acteurs impliqués auprès des toxicomanes, ce qui devrait être placé en toute première position des priorités des gouvernements n’est pas l’éradication de l’offre, mais la diminution des risques liés à la consommation, par un meilleur contrôle interne sur les dynamiques endogènes. Cette contradiction est d’autant plus vive que les faibles moyens financiers et logistiques inhérents aux pays concernés sont prioritairement absorbés par les coopérations auprès des organismes extérieurs, alors que les politiques de réduction des risques qui seraient peut-être les plus efficaces sont précisément les politiques les plus onéreuses de lutte contre la demande. Or, pour un observateur attentif comme Ivelaw Griffith par exemple, 90 % des actions antidrogue menées dans la Caraïbe par les gouvernements caribéens nécessitent une aide financière extérieure, d’une manière ou d’une autre9. L’une des plus importantes et complexes problématiques sociologiques auxquelles la possibilité de financement est confrontée est évidemment l’hétérogénéité, c’est-à-dire celle des corrélations discriminantes qu’il est possible d’établir ou non entre telle drogue et telle ethnoclasse dans ce que certains appellent un véritable « crazy patchwork ». Donnons un exemple : peut-on modéliser le passage des usages du cannabis à celui du crack aux Antilles ? Il y a là un point central pour la détermination des politiques de lutte aux échelons locaux et nationaux. Le cas a notamment été souligné à la Barbade, où la recherche est assez avancée, comme ma citation liminaire l’a montré, mais aucun modèle pour la Caraïbe du Commonwealth ne semble encore pouvoir être avancé10. Pour cela, les pays de la Caraïbe auront besoin de références statistiques fiables, homogènes, et établies sur un temps assez long. Mais la recherche demeure l’un des parents les plus pauvres de la lutte antidrogue dans la région. Néanmoins, deux programmes régionaux importants ont à cet effet été mis en place avec l’aide internationale au tournant des années 2000, dans le cadre du plan de lutte antidrogue dit Plan de la Barbade (1997-2001). Ils ont été basés au Centre Caribéen d’Études Epidémiologiques de Port-of-Spain, qui est l’organisme de la CARICOM chargé de piloter la Regional Strategy on Demand Reduction. La question qui surgit désormais est donc de plus en plus celle de la centralisation caribéenne de leur exploitation. Cette évocation de la CARICOM me conduit maintenant au troisième et dernier point de cette réflexion, qui concerne la question des modèles normatifs : c’est-à-dire la forme de modélisation que sous-entend habituellement l’expression de lutte antidrogue – même lorsque les textes précisent par précaution, depuis le milieu des années 1990, lutte antidrogue intégrée. MODÉLISATION NORMATIVE ET FINANCES INTERNATIONALES : « RÉGIONALISATION » DE LA ZONE DE TRANSIT ?

VERS

UNE

On distingue quatre grandes théories du droit de la drogue. La première repose sur le régime de la prohibition. Les fondements de ce modèle théorique sont l’abstinence sur le plan individuel, le risque d’escalade sur le plan 275

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sociosanitaire, et l’éradication définitive sur le plan politique et stratégique. C’est cette théorie qui légitime le modèle coercitif des Nations Unies. Elle a été incarnée par le slogan « Un monde sans drogue, c’est possible ». Le programme de lutte intégrée ou Programme 16 de la CARICOM, que nous présenterons pour terminer, s’appuie fondamentalement sur ce principe. Néanmoins, sa légitimité est de plus en plus entamée par tous ceux, de plus en plus nombreux, qui tirent de cette « utopie dangereuse » un bilan de « confusion et échec » (A. Morel, 2000, 1). La seconde théorie, exactement opposée, est celle de « notre droit à la drogue » (T. Szasz, 1994). Elle n’a jamais fait l’objet d’expérimentations officielles en tant que telle. Entre ces deux théories, se situe toute une gamme de doctrines plus pragmatiques, qui sont habituellement résumées à deux théories. L’une est la réduction des risques : elle considère que la drogue est une réalité humaine, et a pour souci principal l’aide aux toxicomanes plutôt que leur rejet dans l’interdit. L’autre est la légalisation contrôlée, qui place les drogues licites et les drogues illicites sur le même plan éthique et économique, à savoir celui d’un contrôle sur toute la chaîne de leur production, de leur commercialisation et de leur taxation. Pour résumer de manière un peu schématique, et replacer ces principes dans le contexte qui nous préoccupe, je dirai que c’est la théorie de la réduction des risques qui a fait l’objet du plus grand nombre de variantes expérimentales, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Compte tenu du contexte que nous avons décrit, c’est également celle qui, sur le plan pratique, offre aux multiples entités de la Caraïbe les possibilités d’élaboration de « modèles » les plus pertinentes. L’une des plus connues est la tentation d’une dépénalisation partielle de droit de la consommation du cannabis. Elle ne résoudrait pas, cependant, le statut de sa production et de son trafic, sans parler de la question des relations avec Washington. En revanche, sur le plan purement théorique, c’est la théorie de la légalisation contrôlée qui paraît le mieux répondre aux réalités géopolitiques de la Zone de transit, alors que c’est au contraire la doctrine de la prohibition qui domine fortement tous les modèles coercitifs financés dans la région par des organismes extérieurs, comme je l’ai déjà dit. Le modèle international en vigueur est donc un modèle répressif. Il est vigoureusement dirigé dans la Caraïbe par les États-Unis et l’ensemble des métropoles européennes et des gouvernements de l’OEA. Sa première manifestation est d’ordre logistique et stratégique – pour ne pas dire paramilitaire. Par ailleurs, ces réalités caribéennes contraignantes s’inscrivent elles-mêmes dans le cadre d’un droit international lui-même très contraignant (du moins en théorie). Robert MacCoun et Peter Reuter, qui ont étudié comparativement les variantes de lutte antidrogue de onze États du monde, dont la Colombie et la Jamaïque pour ce qui est de la Caraïbe, montrent que les gouvernements ne peuvent plus guère aujourd’hui qu’œuvrer dans « les marges d’un modèle de justice criminelle étroit » (2002, 7). Ceci m’amène, pour conclure, à présenter rapidement ce programme de la CARICOM qui est le seul programme régional antidrogue caribéen 276

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à proprement parler. Même s’il consiste avant tout en un appui à la politique internationale à travers le Bassin, il n’en est pas moins le produit d’une volonté régionale. Le Regional Drug Control Programme de la CARICOM ou Programme 16 est né en effet non seulement de la pression extérieure, mais aussi de la prise de conscience des nouveaux dangers que l’arrivée du crack en 1982 faisait peser sur ses institutions et les sociétés des démocraties de Westminster. Cette prise de conscience est exactement contemporaine de celle qui a animé à Paris le Sommet de l’Arche, puisqu’elle va s’incarner dans les propositions antidrogue incluses dans le Rapport Time for Action de la CARICOM, en 1989. Il s’agit-là du premier véritable programme stratégique d’action élaboré de manière interne et intégré dans sa politique générale par la CARICOM, et du seul « modèle » (s’il faut in fine cautionner ce terme) géopolitique entièrement caribéen dans la Caraïbe. La première contribution du rapport sera de formuler un ensemble de recommandations intégré, c’està-dire prenant en compte l’ensemble des phénomènes de la drogue tels que nous l’avons présenté, et ce dans le contexte de la région. Le Programme 16 de la Communauté Caraïbe sera la traduction sous-régionale de ces ambitions – mais il faudra tout de même attendre mai 1998. Il définit une vingtaine d’actions de suivi et de support pour les années 1998-2001. L’esprit qui les anime est de proposer une action concertée qui s’appuierait sur un volontarisme historique régional, tout en bénéficiant d’une aide internationale, européenne, et surtout américaine accrue, mais plus respectueuse des intérêts nationaux. C’est en partie la raison pour laquelle, en matière de lutte contre la demande, Time for Action n’avait fait aucune référence à de possibles alternatives expérimentées ailleurs, comme la politique de réduction des risques mise en place aux Pays-Bas et dans la Caraïbe néerlandophone dès les années 1980, même si le rapport soulignait déjà diverses pierres d’achoppement de la politique du « tout répressif ». En fin de compte, la nécessité impérieuse, à la fois politique et financière, de toujours devoir « ménager la chèvre et le chou » reste la difficulté majeure pour l’établissement de toute modélisation cohérente en matière de drogues dans la Caraïbe, par des responsables caribéens et pour les peuples caribéens. C’est ce que constatera en 2001 l’important rapport Drug Demand Reduction Needs Assessment in the Caribbean Community and Market, rédigé par l’ONG DrugScope à la demande de la CARICOM, et qui rappelle que malgré l’accumulation des textes, des vœux et des engagements de principe, aucun modèle « caribéen » indigène de traitement et de réhabilitation n’a été identifié. Tous les modes de traitements (…) disponibles ont été empruntés de l’étranger (…). Pour déterminer comment les modèles existants peuvent être adaptés afin d’obtenir de meilleurs résultats de traitement, une recherche locale est nécessaire11.

Depuis 2001, la coopération internationale et notamment européenne, après l’achèvement des plans multilatéraux qui ont marqué la seconde moitié 277

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des années 1990, s’est effectivement davantage investie dans l’aide à la recherche. Mais sur le terrain, il apparaît que les seuils de tolérance expérimentale autorisés demeurent très restrictifs et les ouvertures très mesurées. Par exemple, les rares expériences qui seront tentées en matière de réduction des risques dans la région seront donc conduites en dehors de ce cadre. Il faut attendre 2000 pour voir la création à Castries par Marcus Day de la Caribbean Harm Reduction Coalition, qui conduit les seuls programmes de la CARICOM fondés sur le principe de l’accompagnement des toxicomanes et non l’abstinence (A. Klein et al., 2004). Cette association anime un forum de 75 sites Internet destinés à un nombre croissant d’animateurs bénévoles de tous horizons, débordés par l’ampleur des tâches qui leur reviennent. Cette initiative est entre autres intéressante dans la mesure où elle se rapproche de nouvelles tendances pragmatiques des législations et modèles britanniques, susceptibles de devenir en Europe, à défaut d’alternative acceptable par tous, un horizon communautaire concret de réflexion. Si la Coalition n’est pas encore reconnue par la CARICOM, elle était invitée en 2002 à rejoindre à Tortola une conférence sur la réduction de la demande (United Kingdom – United-Kingdom Overseas Territories Drug Demand Reduction Conference) qui rassemblait 25 représentants et de nombreux observateurs de la Caraïbe. En conclusion, une approche géonarcotique montre que par sa structure géohistorique et son positionnement dans la géopolitique mondiale de la drogue, la Caraïbe du Commonwealth, et a fortiori la Caraïbe prise en des sens plus extensifs, ne présente pas à l’observateur un modèle particulier au sein de la mondialisation du monde gris, à la périphérie des démocraties libérales. Elle est en quelque sorte un prototype de la diversité contradictoire des dynamiques affectant de plus en plus celui-ci, qui peut être plus facilement observé qu’ailleurs du fait de la multiplicité des paramètres en jeu, de leur exceptionnelle intensité et de la dimension réduite de l’espace d’analyse. Le « siège » mené par les organisations criminelles transnationales contre ces démocraties régionales, notamment celles des pays anglophones, ne fait pas de la région un espace en quête d’un modèle extérieur applicable. Au contraire, il en fait un « avant poste » exemplaire de l’évolution des démocraties libérales, en ce qu’il touche à l’acquis d’un système juridico-politique qui est une extension directe du système dominant actuel, mais dans sa version la plus fragilisée par les effets pervers induits par ce système lui-même. Pour ce qui est du pouvoir des populations de la Caraïbe à relever par elles-mêmes les énormes défis qui transitent, via les flux illicites, par leurs îles, on ne peut mieux faire qu’exprimer les inquiétudes sur l’avenir de Sir Ronald Sanders, l’un des initiateurs des propositions antidrogue de Time for Action et ancien Directeur du Groupe d’Action Financière de la Caraïbe ou GAFIC : 278

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Le travail continue afin de nous assurer que ne nous est pas appliquée une méthodologie dans laquelle nous n’aurions pas au moins cherché à protéger les intérêts des peuples12.

Renuga DEVI-VOISSET Université des Antilles et de la Guyane

Notes 1. N.B. Document à usage restreint, 1999. 2. Cf. F. Caballero, Y. Bisiou : « Est une drogue toute substance naturelle ou synthétique susceptible de créer : 1°) un effet psychotrope sur le système nerveux central ; 2°) une dépendance physique ou psychique ; 3°) un danger sanitaire et social », 2000, 7. 3. Exemple : l’Italie a dépénalisé la consommation de toutes les drogues y compris les drogues dites « dures » en 1970, puis repénalisé la possession de ces drogues dites « dures » en 1990, et enfin redépénalisé la possession de toutes les drogues illicites en 1993. 4. Pour une approche de la narcocriminalité urbaine en Jamaïque par exemple voir Renuga Devi-Voisset, « Narcotrafic, criminalité et violence urbaine dans la Caraïbe du Commonwealth. Un complexe “géonarcotique” », 2005. 5. « It is now apparent that the stage is set for a drug trafficker to become the political leader of either or both political Parties and be elected to the post of Prime Minister within the next five years. The political institutions have now been totally subverted and co-opted by the various Cartels of Trinidad and Tobago in keeping with the Colombian model, which in itself is a potent indicator of the inability of the said institutions to resist covert actions of subversion», Association d’Études Géopolitiques des Drogues, « Trinidad and Tobago : The Turn of the PNM », Lettre Internationale des drogues n° 6, mars 2002. (Je souligne). 6. Une loi de 1984 stipule : «The Trusts established within the Panama jurisdiction are governed by Panamanian secrecy/confidentiality laws, one of which is that it can over-ride that of other countries», Cf. Panama Offshore Foundation, “Offshore in Panama”, http://www.offshoresecrets.com/foundation.htm 7. L’étude de cet « achat de franchises criminelles » aux portes de la Caraïbe du Commonwealth et de la France a été faite in A. Labrousse, (dir.), Dictionnaire géopolitique des drogues. La drogue dans 134 Pays : productions, trafics, conflits, usages, 2003, 576 sq. 8. Cf. M. B. Baudet, « Une nouvelle priorité pour la communauté internationale. Codes de bonne conduite, conventions contraignantes se multiplient pour lutter contre la corruption », Le Monde, 14 février 2006, p. 11-12. 9. «About 90% of the regional and international countermeasures involve foreign support by States, IGOs and INGOs, in various combinations», I. Griffith, Caribbean Security on the Eve of the 21st Century, 1996, p. 32. 10. «Research results on the role of cannabis as a gateway drug remain inconclusive. The Rapid Assessment Survey suggests that this does hold in Barbados. The

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ethnographic work by Broad and Feinberg (1995) on the other hand establishes a clear difference between ganja and cocaine in Jamaica», Axel Klein et al., Drug Demand Reduction Needs Assessment in the Caribbean Community and Market. A Collaboration between DrugScope and CARICOM, 2001, p. 63. 11. «No indigenous “Caribbean” model of treatment and rehabilitation has been identified. All of the treatment modalities on offer (…) have been borrowed from abroad. (…) In order to determine how existing models can be adapted to achieve better treatment outcomes, local research is needed», ibid., p. 12. 12. «Work is continuing to ensure that a methodology is not applied to us in which we have not at least sought to protect the interests of the Caribbean people», «Sir Ronald Sanders concerned over FATF approach to the Bahamas and Guatemala», Caribbean Net News, www.caribbeannetnews.com (17/01/04).

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LA PREVENCIÓN DE PROBLEMÁTICAS SOCIALES EN EL MARCO DE LA CULTURA CARIBEÑA INTRODUCCIÓN Prevención es un término conceptualmente amplio y de diverso manejo. De esta forma se asocia a diferentes enfoques, pero en la actualidad se entiende por tal aquellos procesos que se dirigen a brindar apoyo al desarrollo integral de la persona. También se asume que el concepto de prevención alude a promoción de la calidad de vida. En tal sentido se asocia al desarrollo de la identidad del individuo, en términos de que estos se definan personal y socialmente en función de un proyecto de vida, lo cual implica estabilidad emocional y un estilo de vida saludable. También denota el concepto de prevención, en cuanto calidad de vida, como enunciado que marca la tendencia de las instituciones que ofrecen servicios sociales adecuados a la satisfacción de las expectativas de la gente. En este caso calidad de vida se correlaciona, entre otras cosas, con un desarrollo sostenible, disponibilidad de recursos, estabilidad social y fomento de estilos de vida saludables. El marco de la prevención, como desarrollo integral de la persona, se establece en términos de la audiencia, los niveles de vulnerabilidad del auditorio o de las poblaciones objetos de los procesos. En este caso la audiencia se entiende en término de poblaciones atendidas, teniendo en cuenta edad, género, salud y nivel socioeconómico. En este orden se destacan los principales contextos para programas y acciones preventivas: el ámbito familiar, el educativo y el comunitario. En cuanto promoción de la calidad de vida, el tema fundamental es el fomento de los estilos de vida saludables; en este aspecto cobran relevancia la vivencia de calidad de los sujetos y los niveles de satisfacción de sus expectativas. En esta declaración entran en juego la identidad de los propios individuos y la identidad de las propias instituciones en las que estos individuos

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se desarrollan. De esta manera la prevención es un proceso cuyo contenido se relaciona con las personas y los contextos. PREVENCIÓN Y PROBLEMÁTICAS SOCIALES La prevención es indicativo de problemas personales y sociales, como son: uso de drogas, violencia familiar, delincuencia en diferentes manifestaciones, enfermedades, promiscuidad sexual, analfabetismo, baja tasa de escolaridad, pobreza, repatriaciones, desempleo, movilización social, migraciones, desplazamiento, etc. Para fines de este trabajo nos basaremos en el problema de las drogas en el Caribe, por su asociación con otras problemáticas de nefastas consecuencias sociales y con delitos como el narcotráfico de drogas, lavado de dinero y el crimen organizado en todas sus manifestaciones. En los contextos de la promoción y el delito, la promoción implica prevención efectiva, fundamentada en investigaciones y realizada con base a acciones de buenas prácticas. En América Latina y el Caribe, existen programas de prevención con estas características, como lo indica, validando su metodología, la OEA, CICAD (2005): - Habilidades para la Vida-LST. - Leones Educando, Fundación Club de Leones Internacional. - Trazando el Camino, Costa Rica. - Aprendo a Valerme por Mi Mismo, IAFA, Costa Rica. - Preventivo en los Diferentes Niveles Educativos – CONACEMINEDUC, Chile. - Somos Triunfadores, Panamá. - Cultura de la Legalidad – NSIC. - Juego del Buen Comportamiento. - Educación para la Vida Familiar y la Salud – HFLE-CARICOM. - Proyectos de Prevención Integral: FIUC, PUCMM (República Dominicana), FUNLAM (Medellín), UNSRP (Honduras). En este sentido, también la Universidad de West Indies y CARICOM colaboran con un programa de reducción de la demanda que incluye: educación en salud, vida familiar y aumentando la capacidad del sistema escolar. PREVENCIÓN COMO INDICATIVO DE PRESENCIA DE DELITOS La diversificación del delito implica los grupos organizados en el Caribe, los cuales cubren: narcotráfico, préstamo de dinero, juegos de azar, chantaje, invasión en sectores de servicio, lavado de dinero, sistemas clandestinos de inmigración, fraude comercial, prostitución, pornografía, extorsión, estafa con préstamos, engaños por contrata de obras públicas, tráfico de armas, 284

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trampas con contrato de obras públicas y privadas, usura, materiales nucleares, trata de blancas, contrabando con dinero y falsificación (JIFE 2004). LA INSTITUCIONALIZAD Y LAS LEYES La fragilidad institucional y del aparato judicial son los elementos más atractivos para los distribuidores de drogas y reclutadores de pandilleros a la hora de actuar, así como también para los traficantes de armas, prostitución y tráfico de personas indocumentadas, lavadores de dinero, líderes del crimen organizado y otros tipos de delitos. De esta manera, en la República Dominicana la fragilidad institucional del aparato judicial, frecuentemente denunciada por los medios de comunicación, sitúa a este país como sede de operaciones de tráfico de personas indocumentadas (Druetta, 1997), así como también se le señala como uno de los principales polos de tráfico de armas y de prostitución: 200,000 mujeres obreras sexuales son enviadas a Europa, Estados Unidos y otras islas del Caribe (República Dominicana: Movilización Social, Santo Domingo – Junio 2000). También a este país se le vincula, como uno de los principales, en el tráfico y prostitución de menores (EPCAP, 2000). Localizada al lado del Estado Libre Asociado de Puerto Rico, con libre acceso a los E.E.U.U. continental, aparentemente la República Dominicana es estratégicamente vulnerable geográficamente para el narcotráfico internacional. Como afirma Druetta (2000), los países del Caribe son afectados por el tráfico a gran escala debido a las «lagunas legislativas y administrativas existentes...» aspectos que son «aprovechados para establecerlos como lugares de tránsito de cocaína y heroína, con bajo riesgo de interceptación». Los informes de los organismos internacionales proclaman que «se evidencia el aumento de la violencia relacionada con la lucha por el control de las rutas y de mercados, y los narcotraficantes adquieren cada vez más poder en el Caribe, planteando amenazas a la estabilidad política de la sub-región» (Druetta, 2000). En este marco, «la zona oriental del Caribe es la preferida últimamente por el tráfico ilícito por la debilidad de los controles, y Puerto Rico y las Islas Vírgenes de los E.E.U.U. son los puntos de entrada de los mayores alijos de drogas en la ruta hacia América del Norte» (Druetta, 2000), debido a que una vez introducida la mercancía en esa región, los controles siguientes son mínimos ya que se encuentran en territorio de E.E.U.U. Pero también las Antillas Neerlandesas, caso concreto de Aruba, son puntos de entrada de los mayores alijos de drogas en ruta hacia América del Norte (Druetta, 2000). Otro asunto importante en este marco es el lavado de dinero, aprovechando la debilidad de las estructuras bancarias y financieras de la región. En este aspecto se toman medidas, como las «adoptadas por Trinidad y Tobago en la banca comercial y en el sector financiero y en la evolución de proyectos legislativos contra el blanqueo de dinero en las Bahamas y Jamaica» (Druetta, 2000). 285

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LAS PANDILLAS JUVENILES Según el informe CICAD 2005, en el Caribe hay pandillas internacionales como la MS13 y la MS18, que tienen miembros en la mayoría de los países de habla hispana de Centro América y el Caribe. Estas pandillas, que entre otras cosas tienen armas sofisticadas, son consecuencia de la desesperanza causada por la pobreza y el desempleo en sus respectivos contextos y a la falta de oportunidades para la gente joven; pero también son consecuencia de las deportaciones de los caribeños residentes en Estados Unidos que cometen delitos y son repatriados a sus países de origen, trayendo con ellos las conductas antisociales que les condujeron a delinquir en aquel país. Además hay que mencionar la evolución de los valores con una tendencia a sobreestimar la vida fácil, la moda y el tener como finalidad. EL NARCOTRÁFICO Y LA GEOGRAFÍA Situadas en el mar Caribe, en los países de las Antillas Mayores y Menores convergen diversas rutas aéreas y marítimas del narcotráfico, que pueden operar con gran facilidad debido a la cadena geográfica de islas, cayos e islotes existentes. (Mirella, 2000. Conferencia en Santiago de los Caballeros, R.D., ACIS). La República Dominicana y Haití están incluidos entre los principales países de tránsito de drogas en la región, junto con las Bahamas, Belice y Jamaica. Los productos del tráfico fluyen en mayor grado de Sur América, sobre todo Colombia y se dirigen, muchas veces vía Panamá, hacia los Estados Unidos o Europa, como destino final (DNCD/CICC. Reunión Preparatoria. Conferencia Internacional de Control de Drogas IDEC XV 1997). Producción: El 98% de la cocaína, hoy el más lucrativo de este tipo de negocios del mundo, se cultiva en Bolivia, Colombia y México; la mayor parte en la región andina, donde el uso de la hoja de coca se relaciona con la cultura. Es Colombia, no obstante, la que concentra casi totalmente la elaboración y exportación de cocaína, para lo cual necesita importar, desde países vecinos, cantidades importantes de insumos intermedios y precursores químicos. El cultivo masivo es asunto de economía, igual se podría aplicar para el cultivo del tabaco y la elaboración del alcohol en el Caribe, producción con fines comerciales. El atractivo del narcotráfico, por ejemplo, radica en la alta tasa de beneficio de este negocio ilegal que es de 1 a 10, entre el valor de la exportación de cocaína que procede de Colombia y el valor de las importaciones desde los E.E.U.U. y de 1 a 30 de la misma sustancia respecto de Europa occidental (Druetta, 2000). El destino del narcotráfico relacionado con la cocaína procedente de Latinoamérica es Estados Unidos (Pino Arlacchi, 1998), en menor cuantía son los países por donde transita el narcotráfico, ya que una forma de pago es 286

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en especie, la cual es distribuida en el país de tránsito para obtener el lucro. De ahí que en países de economías en tránsito se pueda obtener esta droga, con relativa facilidad, de acuerdo al rumor público. Las rutas se caracterizan por un aumento correlacionado del uso. Según datos de la JIFE, 250 toneladas métricas de cocaína cruzan por el Caribe hacia los Estados Unidos, de lo cual el 40% de toda la cocaína que entra a los Estados Unidos lo hace a través del Caribe. Unas 100 toneladas métricas llegan a Europa a través del Caribe. Un 60% de todas las drogas producidas en Sur América transita por el Caribe. Según informes internacionales, hay indicios de que junto con Haití, República Dominicana, Aruba, Suriname, Jamaica y otras islas del Caribe son puntos de tránsito de la cocaína andina, hacia los Estados Unidos y Europa (JIFE, 2004). En cuanto al opio, 94% de la resina se produce en los países del triángulo de oro (Lao, Tailandia y Myanmar), del Asia Meridional (Afganistán, Pakistán e Irán) y los de la Media Luna de Oro del Asia sud-occidental (Afganistán, Pakistán e Irán). El 6% de la resina de opio (heroína) procede de la producción de Colombia, México y Guatemala y de cinco países del Asia central. De la cultivada en Colombia (20,000 Ha. de amapola) potencialmente se puede producir 20 toneladas de opio y de heroína por el rendimiento de sus sembradíos. La ruta terrestre es similar a la de la cocaína y la ruta marítima y aérea pasan por las islas del Caribe hacia Florida y la costa oriental (Druetta, 2000). En cuanto al cannabis, las ganancias son menores y son muchos los países productores. Esta proliferación no favorece el comercio ilícito internacional, sino que se comercializa con base a una estructura abierta y no oligopólica como el de la cocaína y heroína (Druetta, 2000). Marruecos, México y Sudáfrica representan cerca de la tercera parte de la oferta mundial de marihuana. Le siguen los Estados Unidos y en quinto lugar Colombia. Como afirma Druetta, puede que haya otros países con mayores cultivos (Kazajstán que tiene 170,000 Ha. de cannabis silvestre y el Líbano que tiene 9,000 Ha.), pero con escasa producción, ya que sólo se hace para consumo interno (Druetta, 2000). En la mayoría de los países del Caribe se produce cannabis para uso local; de entre estos países los informes reportan a Jamaica como productora de cannabis y exportadora a los Europa y Estados Unidos (Druetta, 2000). Las sustancias psicotrópicas son un caso aparte; necesitan de una industria química, relativamente desarrollada, por tanto los países muy industrializados y los de la OCDE son los que la producen, los cuales suministran esas sustancias a los «países en desarrollo o con economías en transición, como es el caso de muchos países de América Latina y el Caribe». Aquí se invierte la relación de proveedores, en este caso de estupefacientes, a los «países desarrollados de América del Norte, Europa, Oceanía y Japón» (Druetta, 2000). Entre los países con economías en transición se da un apreciable tráfico de 287

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dichas sustancias psicotrópicas, pero los datos relativos a este comercio ilícito son difíciles de interpretar, ya que las categorías que se usan para denominar a estas sustancias son muy amplias. Como expresa Druetta y el Informe de la UNDCP (1998), una parte del problema con este tipo de sustancia es que los sedantes o estimulantes, como se les llama, que son empleados en medicina y para labores de investigación, pueden ingresar a un país de manera lícita y luego, parte de ellas al menos, pueden ser desviadas con fines ilícitos para cubrir necesidades de uso indebido, comercializándose en el mercado negro. Además de que, como apunta Druetta, «en la mayoría de los países de la región, los preparados farmacéuticos con sustancias psicotrópicas no se recetan, venden ni distribuyen de acuerdo a las disposiciones» (Druetta, 2000). Las mayores incautaciones de este tipo de sustancias comercializadas ilegalmente se realizan en Gran Bretaña y Tailandia, la anfetamina; en Estados Unidos, Japón y Korea, la metanfetamina. Laboratorios clandestinos existen en Australia, Filipinas, Tailandia y en la provincia china de Taiwán. En Sudamérica existen laboratorios clandestinos de metacualona. En algunos países de la OCDE esta sustancia compite en cierta proporción con la cocaína, debido «a la difusión geográfica y al perfeccionamiento tecnológico de la industria química», aunque su tráfico todavía es menor (Druetta, 2000). Forma de tránsito: Partiendo de Sur América, la cocaína recorre por tierra todo Centro América hasta México, bordeando la Cuenca del Caribe. Se transporta de México a Estados Unidos cruzando la frontera. En el caso del tránsito que afecta a los países del Caribe éste se realiza por tierra o aguas internacionales de la Cuenca del Caribe. Los países involucrados en mayor medida en este comercio ilegal en esta región son: República Dominicana, Haití, Bahamas, Belice y Jamaica. Pero también el tránsito se realiza por aire, desde Sur América a Estados Unidos, por vía de los países del Caribe. En este caso, el itinerario sigue a la producción en Bolivia, Perú y Colombia, su procesamiento en este último país y el envío a Haití por aire. Colocada en Haití pasa por la frontera a la República Dominicana, desde donde se coloca en Puerto Rico e Islas Vírgenes y de allí a los Estados Unidos. También por aire la cocaína se traslada desde Sur América a Europa. A través de las Antillas Neerlandesas: Aruba, Islas Vírgenes Británicas y Martinica, viaja hacia Europa (Francia, Países Bajos y Reino Unido). El tránsito por mar es otro problema que afecta a los países del Caribe. En esta forma la cocaína viaja desde Sur América hacia Aruba, Suriname y Jamaica. La cocaína que es transportada de esta manera a Europa generalmente va escondida en barcos de carga. Igual o parecido comportamiento sigue la heroína producida en Colombia y transportada hacia los Estados Unidos, así como también la marihuana. 288

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Todos estos países del Caribe por donde transita la droga (corredor de las drogas), tienen en común determinadas características geográficas y socioeconómicas. CARACTERÍSTICAS SOCIOECONÓMICAS: (Informes de Desarrollo Humano de las Naciones Unidas (1997, 2000, 2005). • Población que se desplaza hacia lo urbano: República Dominicana tiene 8.1 millones de habitantes, en el año 2000 el 64% se consignaba como urbano (República Dominicana: Movilización Social, Santo Domingo-Junio 2000). • Pobreza: Efectos de crisis económicas por diversas causas, recaen sobre trabajadores y empleados urbanos, agudizando las condiciones de pobreza. • Microeconomía: el crecimiento apreciable en los indicadores macroeconómicos es una situación que refleja mayor inequidad. • Ruralía: desocupación, falta de apoyo a la agricultura, aún ante la apertura de los mercados este rubro no se dinamiza por falta de políticas adecuadas que protejan este sector y por carencia de tecnología para la producción. • Migraciones: (1) Rural-urbano. La situación rural de carencia de recursos y atención a los servicios básicos, agudiza el desplazamiento hacia lo urbano, incrementando los cinturones de miseria en las ciudades, con la consiguiente tendencia al aumento de la economía informal. Según estudios, la mitad de la población en la ciudad de Santo Domingo está compuesta de inmigrantes de áreas rurales, donde el 80% de estos son mayores de 35 años (Ramírez, N., 1993; República Dominicana: Movilización Social, Santo Domingo-Junio 2000). (2) República Dominicana-exterior: Más de un millón de dominicanos han emigrado a países más desarrollados, sobre todo a los Estados Unidos, aunque también hay emigración hacia Europa (España, Italia, Suiza) y, en menor medida, a las islas del Caribe. En Kaikos y Turcos, por ejemplo, con una población de alrededor de medio millón de habitantes, en 1998 se estimaba que el 20% de esta eran dominicanos (encuentro con autoridades de Kaikos y Turcos en PUCMM, Santiago, con el propósito de elaborar un proyecto de prevención, recomendado por OEA-CICAD). El 52% de estas migraciones corresponden a jóvenes mujeres de clase media baja, de residencia urbana y con niveles educativos superiores a la media nacional (4.5 grados). Este tipo de emigrantes hacia el exterior proceden de las regiones de mayores niveles socio-económicos, Distrito Nacional y el Cibao (República Dominicana: Movilización Social, Santo Domingo-Junio 2000). (3) Haití-República Dominicana: Cada año aumenta la presencia de nacionales haitianos en la República Dominicana, hombres y mujeres jóvenes, la mayoría de origen rural y muy pobres. En los 289

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últimos años se aprecia una creciente tendencia al aumento de estudiantes haitianos en universidades dominicanas. Los hospitales públicos de la ciudad de Santiago atienden a un considerable número de parturientas haitianas. • Analfabetismo: Por lo menos Haití y República Dominicana, entre los países del Caribe, mantienen elevados índices de analfabetismo, dificultando el logro de los objetivos del milenio. Se asocia con esto la baja tasa de escolaridad (4.5 grados en República Dominicana). Hay una estrecha relación entre analfabetismo y género, tratándose sobre todo de mujeres en edad productiva, lo cual «influye en el manejo de las estrategias de socialización en el hogar» (República Dominicana: Movilización Social, Santo Domingo-Junio 2000; Nelson Ramírez, 1993). ESTRATEGIAS DE NARCOTRÁFICO Se usan diferentes medios y técnicas. Los narcotraficantes se especializan en encontrar la ruta de menor resistencia, cambian las rutas adaptándolas a la mayor vulnerabilidad de los contextos. En el Caribe los traficantes usan el sistema satelital de posicionamiento global para localizar la droga lanzada al mar. TENDENCIA: EL USO Se expande el uso de marihuana y cocaína en el Caribe, una de las razones es que hay mayor disponibilidad, se produce más, se trafica más y se paga en especie a los colaboradores. El contexto se presta para encontrar lugares de almacenamiento clandestino: «rutas de comunicación con los grandes demandantes mundiales: E.E.U.U. y Europa Occidental y la marginalización extrema de grandes segmentos de la población, sobre todo en las zonas metropolitanas, que encuentran en la trafiadicción un modo de sobrevivir y soportar la indigencia» (Druetta, 2000). Se está presentando una rápida expansión del abuso de anfetaminas en forma de éxtasis, asociada, sobre todo, con el estilo de vida y diversión de la juventud. También se evidencia la falta de mecanismos adecuados para detectar y controlar el cultivo de amapola, el cual está haciendo su aparición en contexto caribeño. Se expande el consumo de heroína en nuevos mercados. La integración económica global también es otro factor de la tendencia al aumento del consumo en el Caribe; la apertura de fronteras, los tratados de libre comercio y la desregulación del comercio facilitan el libre tránsito. También se han oído mencionar problemas de tráfico relacionados con las operaciones de zonas francas. En muchos casos, el tráfico ilícito de narcóticos, psicotrópicos y químicos precursores o esenciales, a través de las zonas 290

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de libre comercio que importan estas sustancias para sus operaciones ordinarias. Los países están prestando mucha atención a los casos de pequeños delincuentes vinculados con el consumo, el tráfico a menor escala y la venta al por menor. Si bien se justifica el control para el delito interno, desvía la atención de los grandes narcotraficantes que se valen de la influencia con el poder en los estamentos de lugar y, aparentemente, las alianzas con los poderes políticos, militares, judiciales y controles aduaneros. El poder del dinero de los narcotraficantes genera una «ola de corrupción, delincuencia e intimidación que involucra a políticos, miembros de la justicia, policías, militares, autoridades impositivas, aduaneras, para lo cual la JIFE sugiere que los países den prioridad a la legislación sobre drogas y su correcta ejecución; y que se enfoque principalmente la persecución judicial de narcocriminales de alto nivel, mientras para los que poseen drogas en pequeñas cantidades se debe evitar el encarcelamiento» (Druetta, 2000). Hay también una tendencia hacia los mercados ilícitos de anoréxicos o reductores de peso. Esto se relaciona con la moda y los estándares de estética que rigen hoy en día. Así proliferan los clubes de salud, los reductores del apetito, adelgazantes. Los salones de belleza, Spas, gimnasios y clínicas naturistas, corren el riesgo de convertirse en elementos atractivos para este negocio. En el contexto educativo se presenta un problema que tiene que ver con los niños que sufren déficit de atención, lo que conlleva un desajuste con relación a la dinámica tradicional con que la escuela organiza la tarea educativa. En este marco, hay teorías que sustentan la medicación de estos niños, cuyas edades oscila entre 10 a 14 años, con base al suministro de metilfenalate (adictivo e intoxicante) para el supuesto tratamiento de conducta. Mientras el uso de la marihuana parece que va en declive, el uso de la cocaína cada vez cobra mayor frecuencia, sobre todo en los Estados Unidos. El tabaquismo, cada vez en aumento, prepara a otro tipo de consumo (Díaz, Sergio, 2006, Proyecto Doble T). TENDENCIA: LA DELINCUENCIA En los países de tránsito, esta actividad se correlaciona con la violencia por el control de las rutas y los mercados. El tránsito deja una oferta disponible que apela a políticas de prevención y asistencia con una gran carga social. Esta oferta interna disponible se cotiza a precios relativamente bajos. En la República Dominicana el problema es, sobre todo, de tránsito del comercio ilícito en el marco del narcotráfico internacional. Muchos de los dominicanos que participan en este asunto, se involucran en la distribución en baja escala, lo que supone una asociación con el aumento de la disponibilidad en el mercado local, que coloca a este país en alto riesgo para convertirse, además de 291

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tránsito, en país de consumo. El pago en especie a distribuidores minoritarios incentivan el mercado local. El aumento de disponibilidad en los principales centros urbanos, es causa y efecto de la intervención de otros factores, como es la falta de oportunidades de clases vulnerables (pobreza, educación, empleos, etc.). También la afluencia creciente de dominicanos repatriados de los Estados Unidos, asociados muchos de ellos a delitos por crímenes de narcotráfico. CONVENIOS Y TRATADOS Haría falta una mayor coordinación entre los países del Caribe, tendente al intercambio de información, colaboración y cooperación, en controles limítrofes con base legal. Fortalecer la capacidad judicial es una necesidad para fortalecer la capacidad institucional. Aunque se camina hacia una legislación convergente, en materia de lavado de dinero y control de precursores, haría falta una mayor precisión de política internacional y una decisión más comprometida por parte de los países (GTD, 2002, 2006). Sería preciso definir un sistema de provisión farmacéutica para obtener productos que contengan sustancias psicotrópicas, dando vigencia a la Convención de 1971, en este aspecto. Todos los 22 Estados Centroamericanos y Caribeños son signatarios de la Convención Internacional contra el Tráfico Ilícito de Drogas de 1988, haría falta una mayor decisión política para implementar los compromisos y hacerlos cumplir, aunque hay varios convenios existentes, habrá que hacerlos más operativos. Para apoyar la operatividad de convenios y tratados la UNDCP capta recursos económicos. El presupuesto 1996-1997 fue de 46.6 millones de dólares para colaboración con América Latina y el Caribe. CONVENIOS EXISTENTES • Plan para la Fiscalización de la Droga en la Región del Caribe, iniciativa franco-británico, holandesa. • Plan de Acción de Barbados 1996. • Estrategia Hemisférica Antidrogas, adoptada por la CICAD-OEA. • Mecanismo de Coordinación del Caribe para la Fiscalización de Drogas (CCM siglas en inglés) que surgió de Barbados. • Centro Regional de Entrenamiento para la Aplicación de Leyes Contra Narcóticos en Jamaica (REDTRAC). • Memorandum de Mutuo Entendimiento Regional (CFATF), lavado de dinero. 292

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ESTRUCTURA Y NORMATIVA LOCAL E INTERNACIONAL, TOMANDO COMO REFERENTE LA R EPÚBLICA DOMINICANA LOCAL

ORGANISMOS: • Direcciones Nacionales de Control de Drogas, con facultad para velar por el cumplimiento y ejecución de las disposiciones de las leyes; prevenir y reprimir el consumo, distribución y tráfico ilícito de drogas y sustancias controladas; contacto y representante ante la INTERPOL, así como ante cualquier organismo internacional de drogas y sustancias controladas. • Consejo Nacional de Drogas: Asesora al Poder Ejecutivo en materia de la problemática de drogas; revisar, diseñar, desarrollar e implementar la estrategia y campaña nacional contra el consumo, distribución y trafico y propiciar la coordinación de todos los sectores públicos y privados, para detener el trafico ilícito de drogas a nivel nacional e internacional. • Comisiones Multidisciplinarias: Direcciones Nacionales de Control de Drogas, Consejos, Salud y asociaciones médicas. Asesora a la justicia realizando evaluaciones de los acusados para determinar condición de fármaco dependientes y establecer necesidades de tratamiento y rehabilitación. • Comités Interinstitucionales: Mecanismo que surge a iniciativa de los proyectos patrocinados por el PNUFID, integrado por entidades gubernamentales (CND, DNCD, Educación, Salud Publica, Deportes, ONG’S) con programas en el campo de la prevención; el propósito es favorecer el intercambio de experiencia, coordinación de acciones y de ejecución de actividades. ESTRUCTURAS: • Plan Nacional Antidrogas, donde el escenario de prevención del consumo indebido y el control de la oferta y la demanda, se expresan en estrategias basadas en las experiencias compartidas por los diferentes países productores, consumidores y de tránsito. Se preve un abordaje por parte del Estado en el que se deben descentralizar los procesos, permitiendo a los actores e instituciones locales y regionales, responder a sus propias necesidades. De manera que las áreas de prevención, atención y control cuentan con líneas de acción y estrategias, entre otras, las políticas, toma de decisión y movilización social. De esta manera la decentralización se convierte en un eje transnacional. El Estado pasa de un escenario de emergencia a uno de normalización sostenido, sostenible, integral e integrado, encaminado a la descentralización de acciones territoriales. 293

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INTERNACIONAL Apoyan técnica y financieramente las acciones programáticas para frenar el consumo y la oferta de droga. Auspicia programas puntuales de prevención: PNUFID, OEA-CICAD. CONCLUSIONES: • El tráfico y el uso indebido de drogas, así como la legalización de las ganancias del delito, están afectando negativamente a la Región del Caribe en términos de salud, seguridad interna, violencia, desarrollo económico y la integridad de los sistemas financieros (Arlacchi, 1998). • El Caribe es víctima de los factores externos que están fuera de control, es la tendencia global, la moda, los medios de comunicación, entre otros. • Aumenta el consumo de cocaína y drogas sintéticas. • Internamente, la debilidad de algunas de las instituciones democráticas, algunos sistemas judiciales y también algunos sistemas militares y financieros, atraen este tipo de actividad, sobre todo el almacenamiento clandestino y el trasiego (Arlacchi, 1998). • La corrupción que existe en algunas partes de la Región hace vulnerable los sistemas para este tipo de delito. • La estructura política y económica de un país es una variable importante para determinar la vulnerabilidad. • El lavado de dinero aprovecha la debilidad de las estructuras bancarias y financieras de la Región. • Trinidad y Tobago se ponen como ejemplo de países que han tomado medidas para controlar la banca comercial y el sector financiero, y Bahamas y Jamaica en cuanto a proyectos legislativos para contrarrestar el blanqueo de dinero. • La pobreza y el tráfico de drogas se relacionan, países con más bajo índice de desarrollo humano (IDH) son más vulnerables a la narcocorrupción (Arlacchi, 1998). • Con su marginación extrema, grandes segmentos de la población, sobre todo en áreas metropolitanas, encuentran en la trafiadicción un modo de sobrevivir y soportar la indigencia. • Visto a nivel mundial, el impacto de la trafiadicción de un país puede parecer pequeño, pero a nivel doméstico el problema siempre es devastador. • La legalización no basta: es un asunto de valores. La legalización es expresión del relativismo de los valores. La prevención, como expresión de promoción de la vida, es una interpretación de la esencialidad de la existencia humana. 294

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R ECOMENDACIONES • Efectiva aplicación de las leyes en la Región del Caribe. • Formar personal judicial y militar, sensibilizarlo en valores y entrenarlo con equipos apropiados y tecnología a la altura de los tiempos. • Mejorar los salarios para los servidores públicos y trabajar en la formación de éstos en el marco de unos principios éticos de responsabilidad personal y social. • Legislación razonable para los consumidores y drástica para los traficantes. • Efectivos programas de formación de formadores para prevención, insertos en las instituciones educativas y de servicio. • Promover programas que fomenten acciones de apoyo a la familia. • Compartir informaciones entre los países y colaborar mutuamente en programas de investigación. Lilliam GARCÍA de BRENS Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra (République Dominicaine)

Bibliografía CÁCERES UREÑA F. I., El consumo de drogas en la República Dominicana y su vínculo con el VIH/SIDA: un estudio exploratorio, República Dominicana, 2000. CANO C. M. A., Modalidades de lavado de dinero y activos. Prácticas contables para su detección y prevención, Bogotá, Ecoe ediciones, 2001. FREIXA I.S., El fenómeno droga, Madrid, Aula Abierta Salvat, 1984. http:/www.incb.org/pdf/s/ar/2004/incb report 2004 3 es.pdf http:/www.ser2000.org.ar/articulos-revista-ser-revista-10gustavo.htm Gustavo Druetta, Instituto de Drogadependencia Univesidad del Salvador. PNUD, Informe Nacional de Desarrollo Humano, República Dominicana, 2005. Editora Corripio, C. por A., Santo Domingo, R. D. PNUD. Informe sobre Desarrollo Humano, S.A, España, Ediciones Mundi-Prensa Libros, 2000. PNUD, Informe sobre Desarrollo Humano, S.A., España, Ediciones Mundi-Prensa Libros, 1997. Legislación de drogas de la República Dominicana, Leyes que la modifican y complementan, Decretos sobre la materia, Santo Domingo, 1997. ROCA A., Eduardo y otros, Universidad sociedad uso indebido de drogas, Universidad Autónoma Gabriel René Moreno. Santa Cruz de la Sierra, Bolivia, 1991. The Modern Caribbean, Edited by W. Knight and Colin A. Palmer, Chapel Hill and London, 1989.

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QUEL MODÈLE SOCIAL À TRINIDAD ET TOBAGO ? Trinidad et Tobago, en terme de modèle social, partage dans une certaine mesure les caractéristiques des pays de la zone, et en particulier des pays anglophones, mais a aussi une spécificité, due à son histoire, et à l’exploitation des ressources pétrolières, et maintenant, du gaz naturel. Notre propos est d’examiner ce modèle, et en particulier d’évaluer l’impact que le mouvement syndical a pu avoir sur lui. UNE SOCIÉTÉ POST- FORDISTE, UNE INDUSTRIE SIGNIFICATIVE Il est aujourd’hui habituel de dire que l’ère industrielle et le fordisme sont arrivés, dans le monde entier, au bout de leur logique dans les années 1970 et 80, et que le monde est entré dans une phase post-industrielle et post-fordiste, caractérisée par des changements dans la nature de la technologie, de la production et des rapports sociaux, et accompagnée par une accélération de la mondialisation1. En ce qui concerne Trinidad et Tobago, cette vision des choses est à la fois totalement pertinente et fausse. Du fait de l’importance de l’industrie pétrolière, Trinidad n’est pas une société post-industrielle, mais est clairement une société post-fordiste. Elle est même devenue une illustration assez pure de ce que peut devenir le système industriel dans un pays du sud, dans ce contexte. L’importance de ses revenus pétroliers est telle qu’elle se situe dans le cas de figure idéal, le plus favorable pour faire émerger un modèle de développement satisfaisant. Peu de Premiers ministres ont pu déclarer, comme Eric Williams en son temps « Money is not a problem ». L’industrie pétrolière et gazière de Trinidad a rapporté à l’État 11,1 milliards de dollars TT en 2005, sur un budget de 27 milliards TT. À ceci s’ajoutent les salaires, les investissements directs et les aides indirectes, dans lesquelles il faut classer la toute nouvelle université technologique, UTT, qui est en train de sortir de terre, et qui est financée par les pétroliers. La production de pétrole doit atteindre 165 000 barils par jour en 2006, et la production de gaz doit doubler en 20062. À ceci s’ajoute une industrie pétrochimique développée depuis les années 1960, une époque où le prix du baril était très

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faible, et où l’extraction du pétrole, relativement plus coûteuse à Trinidad que dans les pays du Golfe pour des raisons géologiques, était relativement moins intéressante que les activités de raffinage, dans un pays à la fois proche du marché nord américain, anglophone, à peu près stable, et habitué aux bas salaires. Il va sans dire que le gouvernement du nouvel État indépendant de TT encouragea dans les années soixante cette évolution, en adoptant le modèle porto-ricain d’industrialisation par invitation. Nous ne sommes donc pas dans le cas de figure d’un pays du tiers-monde dont les richesses minières seraient pillées par les grandes compagnies étrangères, puisque les activités de transformation, à forte valeur ajoutée, ont lieu sur place. TT transforme même du pétrole brut importé. Nous nous trouvons plutôt dans une situation classique, où la question des salaires était au cœur du problème. Le phénomène le plus spectaculaire, du point de vue du modèle trinidadien, est la conjonction de revenus pétroliers et gaziers considérables … et du très faible nombre d’emplois, directs et même indirects, générés aujourd’hui par cette industrie. La déconnection entre l’emploi et la prospérité économique est une des principales caractéristiques du nouveau modèle économique qui s’est mis en place à partir des années 1980. Alors que du temps du capitalisme du XIXe siècle, puis du fordisme, et du keynésianisme, le développement industriel induisait des créations d’emplois massives, et permettait, par le biais du salaire direct ou indirect, une amélioration spectaculaire du niveau de vie, il en va tout autrement dans le monde post-fordiste. Des activités économiques extrêmement lucratives, et parfaitement légales et intégrées au marché, peuvent se développer sans créer un nombre d’emplois important. La seule façon de faire bénéficier le reste de la société de la prospérité de ces secteurs, et de mettre l’économie au service des hommes, est le maintien d’une fiscalité significative. Sur le plan macro-économique, cela conduit à la situation décrite aux États-Unis comme « jobless growth ».3 En 2002, le secteur pétrolier et gazier employait à Trinidad 19 700 personnes, sur une maind’œuvre totale de 586 000. En 1991, avec une production moindre, les chiffres étaient de 22 400 et 492 000. Le nombre de chômeurs en 2002 était de 60 000.4 Même s’il faut ajouter à ce chiffre les emplois industriels dans l’industrie pétrochimique, la proportion est minime par rapport à l’emploi total, alors que, en valeur, les exportations de produits pétroliers et gaziers et de pétrole se montaient au chiffre astronomique de 1,3 milliards de dollars US en 1997, sur un total de 2,3 milliards5. Les 20 000 employés du secteur, d’ailleurs fort bien payés aujourd’hui, sont donc responsables de près de 63 % des exportations du pays. Cette évolution se poursuit depuis les années 1960, période pendant laquelle, dans le monde entier, des gains de productivité considérables, très supérieurs à ceux des autres secteurs industriels, furent réalisés par les compagnies pétrolières, ce qui contribua à la prospérité de ce secteur clé6. Les dépenses de Recherche et Développement dans ce domaine ont toujours été considérées comme prio298

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ritaires. Le basculement de l’industrie pétrolière dans le post-fordisme est donc précoce, et commence dans les années 1960. Les grands secteurs pourvoyeurs d’emploi à Trinidad sont le commerce et les services, en particulier publics, ces derniers étant financés par la manne pétrolière7. Le sucre ne représente plus que 11 000 emplois au total. DÉVELOPPEMENT DE L’EMPLOI PRÉCAIRE ET DU CONTRAT INDIVIDUEL La concentration de la richesse, et des activités stratégiques dans un secteur peu créateur d’emplois n’est pas le seul point commun entre Trinidad et le post-fordisme. Dans ce régime, l’emploi est, d’une part, précaire, et, d’autre part, les conditions d’emploi et de rémunération sont individualisées, et échappent aux mécanismes de négociation collective. Il est ironique de constater que les pays de la zone ont été pionniers, du point de vue social, dans la mesure où les aspects les plus négatifs du postfordisme, comme la précarité de l’emploi, ont toujours fait partie de la culture locale. L’emploi stable, dont les conditions étaient garanties par un contrat dûment négocié entre syndicats et employeurs, n’a jamais été la norme dans la Caraïbe, qui sera donc passée directement du stade dit pré-industriel, ou pré-fordiste, au post-fordisme sans connaître, globalement, les relations professionnelles plus ou moins régulées dont les Européens sont familiers, et qu’ils répugnent à voir disparaître. Des secteurs importants comme le commerce ou l’artisanat ont toujours pratiqué la flexibilité et l’emploi informel. Dans ce domaine, les travaux de Roodal Moonilal, à la fois universitaire et praticien, puisque député et ancien ministre du Travail, sont une référence8. Il cite des chiffres de la Banque mondiale évaluant à 23,1 % le taux d’emploi dans le secteur informel9, et étudie de façon précise la sous-traitance systématique et les « own account workers », travailleurs indépendants n’ayant pas recours à la main-d’œuvre salariée. À ces pratiques traditionnelles s’ajoutent deux phénomènes : le changement dans la structure de l’emploi public et l’adoption du contrat individuel dans les secteurs bien rémunérés comme l’industrie pétrolière, ou les docks. L’emploi public a évolué sous le double effet de la contraction des dépenses publiques, pendant la période de chute des revenus pétroliers, à partir de 1982, et du changement de philosophie chez les décideurs. Ce changement de paradigme est lui aussi un phénomène historique, lié aux pressions exercées par les organismes comme la Banque mondiale et le FMI dans le cadre des funestes plans d’ajustement structurels des années quatre-vingt, dénoncés depuis par Robert Stiglitz10. Ces pressions idéologiques de facture néo-libérale et leur influence sur les gestionnaires locaux constituent un des éléments du basculement du monde dans la nouvelle ère post-fordiste. Ce nouveau système n’est pas limité aux techniques et aux relations sociales, il a une dimension intellectuelle et politique forte. Dans les services publics de Trinidad, le New Public Management en vogue aux États-Unis a impliqué la privatisation 299

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de certains services et surtout une diminution des salaires encourageant les salariés très qualifiés, comme les médecins, à partager leur temps entre le secteur public et des activités privées beaucoup plus lucratives. La baisse du prestige du secteur public a, en pratique, changé la donne du rapport entre public et privé, en particulier en matière de santé. La régionalisation du système de santé a accéléré le basculement du système, et a empêché le système de santé publique de dépasser le niveau de service très fruste qui est le sien, en pratique.11 Le recours aux intérimaires et aux travailleurs contractuels précaires est devenu systématique dans la fonction publique elle-même. Ceci est confirmé par les dirigeants d’un des syndicats des services publics, la Public Services Association, Kelvin Smith et Chandra Blanche, interviewés en avril 2005. En ce qui concerne le secteur pétrolier, la politique d’individualisation des salaires et de recours à des contrats individuels semble avoir commencé à la fin des années soixante, décennie particulièrement agitée dans le secteur. Il s’agit donc d’une stratégie des employeurs destinée à affaiblir le syndicat du pétrole, la Oil Workers Trade Union, connue pour la radicalité de ses positions à partir des années 1960. Emru Millette, un des responsables du très officiel centre de formation des cadres syndicaux, le Cipriani College of Labour and Co-operative Studies, estime que le pourcentage des employés du port pétrolier de Point Lisas, absolument stratégique, ayant des contrats de travail individuels, rendant inopérante la syndicalisation, est compris entre 85 % et 95 %.12 Ceci est également vrai des services portuaires classiques. Le syndicat des dockers et des marins, le Seamen and Waterfront Workers Union, pourtant essentiellement africain et traditionnellement allié au parti du pouvoir, le PNM, et occupant à Port of Spain la fonction stratégique que ces professions peuvent avoir dans une île, a vu les effectifs de ses adhérents potentiels fondre comme un cornet de glace sur la plage de Maracas, et se retrouve aujourd’hui marginalisé. MONDIALISATION Enfin, autre élément de ce « modèle » trinidadien, ce pays est depuis toujours, mais aujourd’hui peut-être plus encore qu’hier, totalement intégré dans le processus de mondialisation. La Caraïbe, sur ce point aussi, peut être considérée comme « en avance » dans un processus qui l’a concernée bien avant qu’il ne devienne essentiel pour d’autres pays. À l’exception des Indiens caraïbes, les populations de la région, qu’elles soient, dans l’ordre d’arrivée, d’origine européenne, africaine ou indienne, sont toutes exogènes. La production agricole de ces pays, et en particulier le sucre, était destinée au marché mondial, dont ils étaient dépendants, ce qui a longtemps nui à un développement endogène. On pourrait dire, si on voulait ironiser sur le concept fétiche de « développement durable », que, dans la Caraïbe, le développement a été réel, mais durablement exogène. Si le sucre n’a jamais été aussi important à Trinidad que dans les autres îles, surtout dans les premières années de la 300

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colonisation, et s’il est aujourd’hui relativement marginal, bien que non négligeable, il a été remplacé par les produits phares de l’économie mondialisée, le pétrole et le gaz. Certes, la demande mondiale donne des atouts à ce pays, mais la variation des cours a eu un effet immédiat sur la situation sociale et politique, et sur le « modèle trinidadien ». C’est après le quadruplement du prix du baril en octobre 1973 que la manne permet au gouvernement de nationaliser une partie significative de l’économie et de développer les services publics. C’est la chute relative des cours, dans les années 1980, qui provoque une crise économique et l’échec électoral du PNM en 1986. Par ailleurs, Trinidad se trouve aussi sur le circuit mondial des drogues illicites, et semble être une étape dans l’acheminement de la cocaïne sud-américaine vers les marchés américain et européen. Les intermédiaires étant le plus souvent rémunérés en nature, une partie de la drogue est commercialisée sur place, et les sommes considérables qui transitent illégalement par Trinidad contribuent à aggraver la corruption et à déstabiliser un système politique et social délicat.13 Enfin, des mouvements de population significatifs ont lieu. Les jeunes Trinidadiens, qualifiés grâce à un système éducatif généralement de bon niveau et à une université renommée, UWI, trouvent des emplois au Canada, aux USA ou en Grande-Bretagne, privant le pays de leurs talents, tandis que bien des travailleurs peu qualifiés originaires des autres pays anglophones de la Caraïbe, émigrent à Trinidad, où ils augmentent le nombre des travailleurs précaires et flexibles. Ce mouvement de population, difficile à quantifier, mais qui semble extrêmement important, a aussi des conséquences politiques, en unifiant politiquement et culturellement la Caraïbe anglophone, et, par exemple, en faisant reculer le catholicisme à Trinidad au profit des églises protestantes14. Savoir s’il renforce la problématique du Black Atlantic, en cimentant une identité noire transnationale dans le monde anglophone, par-delà l’océan, est une autre affaire15. Les trois produits de la mondialisation le sucre, le pétrole et la drogue, ainsi que les mouvements de population, font donc de Trinidad un pays largement ouvert sur le monde, pour le meilleur et pour le pire, mais totalement en phase avec l’évolution historique générale du début du XXIe siècle. Ce pays ne découvre pas la mondialisation, mais y est plongé depuis ses origines. LE MOUVEMENT OUVRIER ET LE MODÈLE SOCIAL DE TRINIDAD Trinidad diffère des autres pays de la zone du fait de l’importance de l’industrie dans son histoire. Ceci a profondément marqué le mouvement syndical, mais aussi l’évolution des idées dans ce pays. Le discours radical a pu, à certains moments, être en phase avec la logique collective de mouvements de masse confortés par l’existence de concentrations ouvrières significatives, cimentés par l’expérience collective du « despotisme d’usine » dans les années 1930, et galvanisés par la conscience de l’importance stratégique de leurs activités du point de vue économique. Ceci n’est pas le cas dans d’autres 301

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pays de la région, où la base du syndicalisme était le plus souvent le secteur des transports, des docks, et des employés du commerce, parfois des ouvriers agricoles ou des usines sucrières. Le fait que Trinidad ait donné naissance à un CLR James, figure marquante du trotskisme mondial, intellectuel nomade, révolutionnaire professionnel et, colonialisme britannique oblige, fin connaisseur du cricket, objet de toutes les attentions de la part de la CIA et bête noire d’Eric Williams dans les années 1960 n’est pas indifférent. Ce n’est pas James qui a radicalisé Trinidad, c’est le contraire.16 L’influence du syndicalisme et, plus généralement du mouvement ouvrier, est ancienne à Trinidad. Les Water riots, puis la montée en puissance du dirigeant de la Trinidad Workers Association, Cipriani, dans les années 1920 et 1930, font partie de l’histoire officielle du pays, et l’historien-Premier ministre, Eric Williams, accorde une large place à cette geste. Les mouvements syndicaux de la Caraïbe anglophone ont eu beaucoup de points communs des années 1930 aux années 1960. Ils avaient partie liée avec le mouvement général pour l’émancipation, comme l’écrit Manley en 1975 : « The men who flocked to the trade union movement after 1938 were not free men, regarding themselves as free, but who suffered from a particular discontent and particular needs; rather, they were men who felt spiritually enslaved and were first of all in search of a sense of personal freedom as workers within their society. This is not an industrial response. It is not essentially a trade union response. Rather, it is a political response happening to express itself in trade union terms »17. En clair, le syndicalisme était un mouvement fondamentalement politique, qui ne pouvait que prendre à un moment donné à bras le corps le problème qui se posait avant l’indépendance, à savoir ce que l’on appelait au XIXe siècle « la question nationale ». Tant que cette dernière ne serait pas résolue, la question sociale lui serait subordonnée, et la dynamique du mouvement syndical devrait être mise au service de la lutte pour ce qui était à l’époque présenté, confusément, comme l’émancipation, ou l’autonomie, et qui devint l’indépendance par la suite. Au cœur de la problématique se tenait la question de la démocratie politique, et du suffrage universel qui était dénié à ces populations par le pouvoir colonial. Une différence essentielle est à noter entre Trinidad, la Barbade et la Jamaïque. Contrairement à la situation dans ces deux derniers pays, le mouvement syndical et ouvrier, à Trinidad, a échappé rapidement à l’influence de dirigeants de la classe moyenne et a préservé une relative autonomie, pour des raisons complexes. Au lieu d’être la matrice du mouvement national, comme les Bustamante Unions à la Jamaïque, ou de servir un peu de supplétifs à de respectables juristes, comme à la Barbade, il s’est développé de façon séparée, en particulier chez les ouvriers du pétrole, éloignés de la capitale et concentrés dans le Sud-Ouest du pays. Voici comment sont décrits les leaders jamaïcains et barbadiens : « Middle class allies of the working class smarted from their exclusion from full participation in the formal political process. Anxious themselves to wrest political power from the British, they joined common cause with the mass of dispossessed 302

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workers…They formed broad based organisations that not only would provide the means of dealing with some of the workers’ problems, but, more important, would accommodate their particular political interests. »18 À Trinidad, les dirigeants que le mouvement ouvrier avait sécrétés dans les années 1920 furent dépassés, à la fin des années trente, par l’évolution des choses dans les champs pétrolifères. Alors que Cipriani menait son combat dans la capitale, Port of Spain, pour tenter d’obtenir un élargissement du Legislative Council, un leader populaire, orateur hors pair au langage messianique, agitateur sensible au pouls des ouvriers, galvanisait les masses et lançait ce qui allait devenir le Oil Workers Trade Union en 1937. Ce syndicat a connu une histoire très mouvementée, et a été certainement la plus remuante, et la plus engagée, des organisations ouvrières de Trinidad. La popularité de Butler était immense dans le petit peuple du sud, dans une population composée à la fois d’ouvriers du pétrole d’origine africaine, et d’ouvriers agricoles d’origine indienne, travaillant dans le secteur sucrier. Il semble que la césure entre ces deux populations, élément capital à Trinidad, ait été moins forte dans cette région assez pauvre que dans les zones situées près de la capitale et du centre du pouvoir où se distribuent les prébendes. Certains dirigeants, comme John Rojas et Adrian Rienzi étaient à la fois responsables du syndicat du pétrole, et de la All Trinidad Sugar Estates and Factory Workers Union. Le pouvoir colonial contribua grandement à la naissance du mythe Uriah Butler, en tentant de l’arrêter le 19 juin 1937 alors qu’il était en train de prononcer un discours, ce qui provoqua une émeute, et le lynchage de l’un des policiers, Charlie King, qui fut mis en pièces par la foule. Les troubles qui suivirent s’accompagnèrent d’émeutes (14 morts), d’une grève générale. Butler, qui avait pris le maquis, ne fut arrêté que le 6 mai 1939. Le OWTU mena, après la guerre, une existence plus traditionnelle, et entra en conflit avec Butler qui, en 1946, créa son propre parti, le British Empire Workers, Peasants and Rate Payers Union. Le pays connut un bouillonnement idéologique intense pendant cette période. en combinaient en effet la revendication politique trinidadienne, c’est-à-dire la création d’instances totalement représentatives de la population, et le zeitgeist démocratique et égalitaire qui dominait en Grande-Bretagne comme en France. Jack Kelshall, futur expert de l’OWTU, volontaire dans la RAF où il parvint au rang de squadron leader affirme en 1984 devoir sa conversion au socialisme, et au communisme au livre des Webbs, Soviet Communism, a New Civilisation19, mais aussi au plan Beveridge et à l’éducation politique donnée par l’armée britannique à ses soldats et officiers dans le cadre du Army Bureau for Current Affairs20, service qui ouvrit l’esprit des hommes à des considérations politiques, et auquel on peut sans doute en partie attribuer la préférence des forces armées pour le vote travailliste en 1945 : « After 5 years I came back, it was, make a clean break with all that had gone before, and all, you know, the Beveridge Plan all the high ideals that we were supposed to be fighting for were drummed into us (sic). I picked up the cause of independence for the island, and adult franchise, 303

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because even in those days, you know, there was no adult franchise. What we needed was a democracy that threw up a socialist, and eventually a marxist society »21. Néanmoins, cette période ne déboucha pas sur de grandes avancées : les organisations politiques radicales, plus ou moins liées à un syndicat, étaient petites et très divisées. Jusqu’à l’arrivée sur la scène du PNM d’Eric Williams, en 1956, aucune organisation ne parvint à mobiliser la société trinidadienne. Les relations professionnelles étaient extrêmement tendues, et des grèves très dures éclatèrent chez les dockers, les employés municipaux, les ouvriers du sucre et du pétrole, mais le patronat n’acceptait qu’avec la plus grande réticence de négocier, et l’essor du syndicalisme en était bridé. Il semblerait que l’on puisse appliquer à la société de Trinidad de cette époque, toutes proportions gardées, la remarque faite par le Directeur Départemental du Travail de Martinique en 2001, selon laquelle, même après la disparition de la plantation, les rapports sociaux caractéristiques de celle-ci servaient de matrice à l’ensemble des relations professionnelles dans l’île, qui restaient donc marquées par la confrontation, le blocage et la difficulté de faire s’épanouir une culture de négociation22. La place de la culture de la confrontation dans le syndicalisme trinidadien est certainement due à ce phénomène. Comme dans tous les pays où la négociation est impossible, les tentatives de mettre en place des instances de consultation et de participation restèrent vaines. C’est à l’État – en l’occurrence le pouvoir colonial avant 1962 – qu’il revint de réguler les relations professionnelles. C’est précisément parce que des employeurs à la mentalité totalement coloniale, imbus de la légitimité de leur pouvoir, refusaient la moindre concession que le gouverneur Sir Murchison Fletcher, en 1937, après avoir rencontré directement les dockers en grève, ce qui était inédit, alla jusqu’à recommander au patronat de faire des concessions, et encouragea le ministre des Colonies, Nankinvel, à affronter le patronat sucrier. Celuici fit valoir que, dans la mesure où l’exploitation du sucre bénéficiait de la sollicitude et du protectionnisme du gouvernement, ce dernier était fondé à exiger que des conditions décentes soient faites aux travailleurs. Fletcher fut déplacé l’année suivante23. Au-delà de cet incident, qui résume toute l’ambiguïté du « white man’s burden », il est bon de voir que l’implication des plus hautes instances de l’État, ou des tentatives d’interventions de ce dernier dans la régulation sociale, est devenue très tôt une caractéristique des relations professionnelles de Trinidad. Ceci est moins surprenant qu’il n’y paraît dans un pays formé dans le creuset du modèle britannique. En effet, alors que, en règle générale, l’intervention de l’État est honnie dans ce pays, il en est allé autrement dans l’Empire. C’est dans l’Australie du XIXe siècle que seront mis en place les premiers tribunaux d’arbitrage, et les procédures rendant obligatoire l’intervention d’une juridiction avant qu’un lock out ou une grève ne soient autorisés. C’est sous l’influence de la Royal Commission de 1939 que la situation évolua, que les syndicats obtinrent un début de reconnaissance et, 304

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à nouveau sous l’influence du politique, que la situation des relations professionnelles s’améliora après la guerre. APRÈS L’INDÉPENDANCE La matrice coloniale eut évidemment une importance considérable dans les années suivant l’indépendance. L’intervention de l’État dans le domaine des relations professionnelles allait d’elle-même aux yeux de ce dernier, et du PNM. Une fois l’indépendance acquise, en effet, le pouvoir n’attendait pas du mouvement syndical, qui n’avait pas joué un rôle de premier plan pendant la période charnière, même s’il était enthousiasmé par les nouvelles perspectives, qu’il occupe le devant de la scène, et qu’il revendique une transformation sociale de grande ampleur. D’alliés, les syndicats devenaient donc pour le pouvoir de Eric Williams une composante parmi d’autres de la société trinidadienne, perçue comme de plus en plus encombrante. Or, la situation des relations professionnelles se détériora rapidement pour deux raisons : l’impatience sociale de la population et l’évolution du secteur pétrolier. Sur le plan social, l’indépendance n’avait pas modifié fondamentalement les choses, et la structure de la propriété foncière, dans la région sucrière du Caroni en particulier, était totalement coloniale, le trust Tate and Lyle possédait à lui seul 36 000 hectares24. Ceci masquait une évolution, que tous les pays sucriers ont connue avec la consolidation d’exploitations individuelles, dont le nombre diminue brutalement, et surtout d’usines sucrières, qui n’étaient plus que 3 en 1969, contre une centaine à la fin du XIX e siècle. La revendication d’une réforme agraire avait donc un côté affectif et politique très fort, alors que l’importance économique de ce secteur allait s’amenuisant. Mais les mauvais souvenirs de la plantation étaient encore dans les mémoires, que cela soit transmis directement ou par les discours identitaires. La perspective d’une réforme agraire, mais aussi de nationalisations industrielles qui priveraient d’influence les détenteurs du pouvoir économique, les compagnies étrangères et leur encadrement blanc, fut mise en avant par des milieux radicaux même si le stratège socialiste le plus informé et le plus radical de tous, CLR James, avait des doutes sur cette perspective. À ses yeux, une marge de manœuvre existait, le PNM ne faisait certes rien, mais il n’était pas question de passer au socialisme en quelques mois. Rappelons que, dans les années I960, le prix du baril, encore très bas, ne garantissait pas au jeune État trinidadien des revenus fiscaux lui permettant de vivre et de développer le secteur pétrolier sans l’apport des compagnies étrangères, ni a fortiori de procéder à des nationalisations consensuelles, incluant une compensation acceptable. Un champ pétrolifère sans techniciens compétents n’est pas compétitif. Le secteur pétrolier était, lui, en pleine mutation sous l’effet de deux facteurs conjoints : la rationalisation des méthodes de production, et le mouvement de redéploiement de compagnies comme BP. Le premier, possible grâce 305

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aux formidables gains de productivité du secteur, entraîna des licenciements, dès 1962, d’autant plus mal vécus que les ouvriers du pétrole étaient bien mieux payés que les travailleurs d’autres secteurs. Le deuxième amena le retrait de BP au profit de Trinidad Tesoro, une compagnie du Texas, en 1967 et le retrait de Shell. C’est un peu poussé par les circonstances que le gouvernement nationalisa les opérations de la Shell, qui, en 1968, devint Trintoc, compagnie nationale. Commençait un processus de nationalisations qui allait s’accélérer dans les années 197025. Les efforts du gouvernement pour créer des emplois dans le cadre de la Operation Jobs se solda par 60 000 créations, surtout dans le secteur public, ce qui impliquait une mobilisation de toutes les maigres ressources de l’État, et de ses capacités d’emprunt. Pendant toute cette période, le syndicat du pétrole, dirigé par une nouvelle équipe, autour de George Seekes, se radicalisa, organisa des grèves parfois très longues, auxquelles le gouvernement apporta une double réponse. D’une part, le OWTU fut accusé d’être infiltré par des communistes, et une campagne digne de la guerre froide fut lancée. En 1965, une commission parlementaire interviewa même l’ancien dirigeant du syndicat, mis en minorité par la nouvelle équipe, Rojas, qui dénonça ses successeurs en termes violents mais flous. Dès 1962, Rojas avait déclaré au Sénat (de Trinidad) : « There is no doubt that Marxists are operating in the Trade Union movements in this country, and some of the most powerful unions are now headed by Marxists… We are not immune from the political philosophies which are overthrowing governments in South America, Latin America, in the Caribbean and other countries in the world, because right here in Trinidad at the present time there is no doubt there are communist elements operating »26. Ce discours faisant appel à l’épouvantail cubain, prononcé trois mois avant la crise des fusées, était en phase avec la paranoïa anticommuniste qui dominait aux États-Unis et allait structurer la politique de ce pays à l’égard de la zone pendant 25 ans, de l’opération Condor en Amérique latine jusqu’à l’intervention à la Grenade de 1983. En fait, si le marxisme avait une certaine influence chez les ouvriers, leurs dirigeants et certains intellectuels, celle-ci était surtout diffuse, et le mouvement communiste était très faible. CLR James, à l’origine membre du PNM, fonda bien en 1965 un Workers and Farmers Party, dont l’actuel chef de l’opposition, le leader indien de l’UNC Basdeo Panday était membre, mais celui-ci resta marginal. James constitua d’ailleurs bientôt un bouc émissaire commode et fut accusé de collusion avec le communisme, ce qui dénotait une connaissance assez lointaine des rapports entre le trotskisme et l’Union soviétique. Une scission de l’OWTU fut organisée en 1965, la Oil Workers Free Trade Union, qui ne parvint pas à s’étoffer. Selon l’OWTU, elle aurait été due à la CIA, ce qui n’aurait rien de surprenant, étant donné l’intérêt de ce service pour le syndicalisme dans le monde entier, dont la France, où il n’hésita pas à encourager une scission de la CGT en 194827. L’autre tactique gouvernementale consista à créer un mécanisme étatique de contrôle des relations professionnelles, en adoptant le Industrial Stabilization 306

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Act en un jour, en 1965. Celui-ci était dans le droit fil des politiques publiques en la matière dans l’empire colonial, et rendait l’arbitrage obligatoire avant toute grève. Ceci fut refusé en bloc par tous les syndicats, y compris ceux qui étaient proches du PNM, comme les Seamen and Waterfront Workers. LA CRISE DU BLACK POWER La tension extrême, à la fin des années soixante, aggravée en 1968 par l’interdiction faite à Stokely Carmichael, leader des Black Panthers, d’atterrir à Trinidad, et la mise aux arrêts de CLR James, confiné chez lui, conduisit au psychodrame de 1970. Cette crise, connue sous le nom de Black Power Crisis eut plusieurs composantes : des manifestations d’étudiants de Trinidad en séjour dans une université canadienne dégénérèrent en émeute, des manifestations de solidarité furent organisées à Trinidad, réunissant entre 10 et 20 000 personnes, ce qui n’était pas considérable. L’agitation était à son comble à Woodford Square, le cœur symbolique de Trinidad, où un forum permanent, connu sous le nom de People’s Parliament, se tient chaque fois que la température de la vie politique dépasse un certain seuil. L’ambassade américaine fut attaquée au cocktail Molotov, et les intentions supposées néo-coloniales du Canada furent dûment vitupérées. L’OWTU entra dans le mouvement, et soutint une « Long March » en direction des régions sucrières, destinée à entraîner dans le mouvement les ouvriers agricoles et ouvriers indiens, communauté qui restait à l’écart. L’enjeu était si important que Eric Williams promit immédiatement de nationaliser Tate & Lyle, le trust sucrier, à 51 %, de façon à donner des gages aux Indiens. Le jour où une grève générale était prévue, le 21 avril, le gouvernement décréta l’état d’urgence, et arrêta la direction de l’OWTU. Une mutinerie se produisit alors dans les forces armées, entraînant 750 hommes sous la direction de jeunes officiers fraîchement émoulus de Sandhurst, l’académie militaire britannique, impatients devant les lenteurs des réformes et la stagnation du pays. Encerclés et désarmés dans la presqu’île de Chaguaramas par les Gardes Côtes, pendant que la Marine américaine croisait dans le golfe de Paria, les mutins se rendirent sans combattre. Le mouvement syndical se divisa en deux camps, les partisans du mouvement, et ceux du pouvoir28. Les syndicats des transports, de la communication et de la fonction publique incitèrent le gouvernement à réprimer ce mouvement. En écho à cette crise, de nouveaux mouvements se produisirent en 1971, lorsque le gouvernement adopta un Industrial Relations Act, plus souple que le ISA, destiné à encadrer les grèves et à rendre plus difficile la propension de syndicats comme l’OWTU à syndicaliser des travailleurs dans d’autres secteurs. Cette pratique est toujours très mal perçue dans les systèmes nés dans la matrice britannique, où est toujours problématique le « débauchage », dans un système habitué à la culture des syndicats de métiers, ou d’industrie, mais pas à la concurrence entre confédérations aux idéologies opposées29. Or, dès les années 1960, le syndicalisme trinidadien était déjà très divisé, et l’OWTU, comme d’autres, tentait de nouer des 307

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alliances et d’organiser des travailleurs en dehors de son champ. La crise de 1971 se solda encore par un état d’urgence, et par la nouvelle arrestation des dirigeants de l’OWTU. APRÈS LA CRISE L’ampleur de la crise sociale de 1970-71 est encore difficile à apprécier, dans la mesure où le bilan officiel des violences est modeste, ce qui est contredit par plusieurs témoignages oraux, impossibles à vérifier, faisant état de méthodes brutales et de l’élimination physique de militants, notamment étudiants, dans les mois qui suivirent. À long terme, même si le PNM sortit renforcé de la crise, le jeu politique devint plus ouvert et plus incertain. Le modèle trinidadien acquit dans les années soixante-dix la physionomie que nous lui connaissons, grâce à l’augmentation du prix du pétrole en 1973, et poussé par l’aiguillon de la nécessité. Le gouvernement devait agir pour répondre aux attentes populaires. La plupart des entreprises de raffinage furent en fait nationalisées, même si l’extraction demeura, en revanche, sous la responsabilité des compagnies internationales : ce processus est complexe, et les techniques de pointe au niveau international doivent être mises en œuvre pour que l’opération demeure rentable. Néanmoins, la place du secteur public laissa médusés les observateurs américains, il est vrai rapidement effarouchés en la matière. Les terres récupérées sur les grandes propriétés sucrières furent certes distribuées, et les autorités encouragèrent la reconversion vers l’agriculture vivrière, ce qui permit de limiter la dépendance à l’égard des importations de denrées alimentaires. Toutefois, la façon dont la distribution des terres fut effectuée pose problème, de nombreux responsables interrogés jugeant que les affidés du PNM, d’origine africaine, furent privilégiés au détriment des Indiens. L’expansion du secteur public marchand s’accompagna de celle des services publics, au niveau local comme dans les domaines de l’éducation et de la santé. Cette période ne permit pas de combler le fossé qui séparait toujours les communautés indienne et africaine, bien au contraire. Le pouvoir politique, administratif, policier et militaire était en effet, et est toujours, entre les mains des Africains, et en particulier de ceux qui soutenaient le PNM. Géographiquement, cette population était concentrée à Port of Spain, et dans le corridor du nord, entre la capitale et l’aéroport international de Piarco. L’expansion du rôle de l’État, très spectaculaire dans les années 1970, bénéficia donc pour l’essentiel à cette fraction de la population trinidadienne, dont le discours politique s’adapta à cette nouvelle donne. À Trinidad, la défense des services publics, l’expansion du secteur public n’est donc pas simplement, un positionnement idéologique. C’est avant tout un positionnement ethnique. L’inverse est vrai, et, graduellement, la défense du secteur privé et de la logique du marché est apparue comme naturelle aux Indiens. Il est crucial de comprendre que les compétences de membres de cette communauté dans le domaine commercial sont considérées par beaucoup comme un véritable atout. On se retrouve aujourd’hui dans une situation où des partis ayant traditionnellement des éléments de critique 308

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sociale radicale dans leur programme, comme l’UNC, défendent l’idée que la logique du secteur privé répond aux intérêts de la nation. Il ne faut donc pas décrypter le modèle social trinidadien à la seule lumière des débats idéologiques mondiaux, mais aussi en prenant en compte les petites stratégies des différentes communautés. LA

MISE EN PLACE DE LA NOUVELLE DONNE.

TYPIQUEMENT POST - FORDISTES

DES

POLITIQUES PUBLIQUES

L’expansion de l’État et du secteur public fut cassée par la chute des prix du pétrole à partir de 1982. Pendant les années 1980, le, pouvoir était pris entre trois mouvements, qui convergeaient pour lui dénier toute marge de manœuvre : la chute du prix du brut, les pressions des institutions financières mondiales, FMI et Banque mondiale, interdisant le recours à l’emprunt et enfin ses propres engagements financiers, dûs à l’euphorie qui avait suivi 1973, et aux dépenses rendues politiquement indispensables par la crise de 1970. Cette équation impossible à résoudre conduisit à la défaite du PNM et à une période agitée, où le jeu politique devint plus ouvert ou, si on veut être pessimiste, incertain. La situation était loin d’être stable, comme la tentative de coup d’État islamiste du 27 juillet 1990 en atteste. Une organisation islamiste recrutant, essentiellement des Africains, et donc historiquement plus proche de la Nation of Islam des États-Unis que de l’islamisme du Moyen Orient, la Jamaat al Muslimeen, prit le gouvernement du NAR et le Premier ministre Robinson en otage pendant six jours dans les locaux du parlement, Red House, pendant qu’un autre commando prenait le contrôle des studios de la télévision et que des émeutiers, pour l’essentiel africains, se livraient à des pillages de magasins, dont beaucoup tenus par des Indiens, dans le centre ville et le corridor Port of Spain-Piarco. Curieusement, la négociation permit aux mutins d’obtenir une amnistie, qui fut confirmée par la cour d’appel, mais annulée par le Privy Council de la Chambre des Lords britannique, à l’époque juridiction d’appel suprême. Il est significatif que la décision du Privy Council ait été ignorée par Trinidad, et que les putschistes courent toujours. On peut voir à cela deux raisons : la première est la volonté de ne plus laisser une juridiction britannique jouer un rôle à Trinidad. Ce mouvement a conduit à la création d’une Caribbean Court of Justice exerçant sa juridiction sur toute la Caraïbe anglophone, dont le siège est à Port of Spain depuis 2005. Cette évolution est à double tranchant. D’un côté, elle s’inscrit dans le mouvement de désengagement de la Grande-Bretagne de la zone et de volonté d’indépendance des pays concernés. D’autre part, elle entraîne un recul des droits de l’homme, car elle permet l’application des nombreuses peines capitales prononcées dans la région, et notamment à Trinidad. Toutefois, on peut attribuer la volonté d’ignorer la décision du Privy Council à des raisons ethno-politiques. Le Jamaat al Muslimeen est aujourd’hui clairement accusé par l’UNC d’avoir parti liée avec le PNM au pouvoir, et de contribuer à terroriser les Indiens. Le pouvoir laisse par exemple les activités délictueuses et mafieuses 309

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du Jamaat al Muslimeen se développer au grand jour. Le mélange entre activités politiques, mafieuses et subversives est une caractéristique de beaucoup de mouvements semi-clandestins, de la Corse au Pays Basque espagnol en passant par l’Irlande. L’organisation, suspectée d’être impliquée dans la vague d’enlèvements, et dans l’assassinat de dissidents, exploite une carrière et joue un rôle non négligeable. Cette organisation, qui se situe clairement en dehors du cadre de la démocratie et du respect des droits des citoyens, n’a toutefois pas le monopole de la parole chez les musulmans de Trinidad, dont le nombre est évalué à 15 %. Le fait que le PNM et son opposition, autour de l’UNC, aient fait en 2001 jeu égal à la Chambre reflète à la fois la division ethnique du pays, dans laquelle Africains et Indiens sont à égalité, et l’incertitude de l’électorat. Le fait que, toujours en 2001, le Président ait tranché en faveur du PNM alors que, selon celle-ci, l’UNC n’avait pas perdu les élections, a alimenté des frustrations et nui à la légitimité du pouvoir actuel aux yeux de ses détracteurs. Le ton des débats politiques est d’ailleurs extrêmement vif. Toutefois, il ne fait pas de doute que, sur le plan social, la situation ne soit pas plus favorable que par le passé. En effet, le syndicalisme est totalement affaibli par le changement dans l’organisation du travail, et l’application des règles post-fordistes à la société de Trinidad. Selon Roodal Moonilal, les effectifs syndiqués se sont effondrés. Le OWTU serait passé, de 1980 à 1998, de 20 000 à 8 000 adhérents et beaucoup moins aujourd’hui ; le syndicat du sucre de 18 000 à 8 000.30 Seul le syndicat du secteur bancaire, la Bank and General Workers Union dirigé par le très radical et médiatique Vincent Cabrera, également dirigeant du NATUC, serait en progression31. La situation dans les services publics est variable mais, globalement la baisse a été plus sensible pour les non qualifiés (National Union of Government and Federated Workers) que pour les qualifiés, (PSA et enseignants), ce qui correspond à l’externalisation de certains services comme le nettoyage ou les cantines 32. Il est également significatif que certains syndicats, comme l’une des principales organisations des services publics, PSA, emboîtent le pas au syndicalisme de service de type nord-américain, et négocient pour les employés du service public un contrat d’assurance médicale collectif auprès d’une grande compagnie d’assurance, M &M. Ce plan, ouvert à tous les titulaires, et à tous les contractuels employés depuis au moins deux ans, garantit l’accès au secteur médical privé, la consultation de généralistes et de spécialistes, le remboursement des frais d’hospitalisation, avec un ticket modérateur de 10 000 dollars TT jusqu’à des dépenses de 50 000 $TT, et une couverture totale ensuite, la prise en charge de 80 % du billet d’avion pour les hospitalisations à l’étranger et les frais d’hospitalisation dans le pays le plus proche33. Il peut sembler totalement surréaliste de voir le syndicat des services publics contribuer à la prospérité du secteur privé. Toutefois, cette démarche est absolument compréhensible si on prend conscience de la situation du secteur de la santé. Certes, le service public couvre la totalité du pays, les dispensaires sont à la 310

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disposition de la population, et des services hospitaliers fonctionnent. L’État offre ce minimum de garanties que beaucoup de pays du Sud aimeraient pouvoir atteindre. Toutefois, la qualité des services publics est médiocre. Il ne faut pas s’en tenir aux organigrammes ni aux descriptifs officiels pour appréhender ce fait. Les médecins du secteur public délaissent souvent, en pratique, leurs responsabilités à l’égard de leur employeur, pour aller exercer dans le privé, où ils sont rémunérés de façon bien plus conséquente34. La coexistence du secteur privé et du secteur public conduit en fait à un système dual, aujourd’hui assumé par les citoyens. Quiconque a les moyens de contracter une assurance privée s’empresse de le faire. C’est le cas de tous les cadres et des citoyens des classes moyennes en général. Les grands principes universalistes du service public sont en fait appliqués de façon extrêmement partielle. Trinidad, en matière de santé, est proche du modèle anglo-saxon, en fait nord-américain, décrit par Esping Andersen35. Le système public assure un filet de sécurité et une couverture minimale, mais le recours à l’assurance privée et à un secteur privé de niveau correct est la règle. Il ne faut donc pas s’étonner de voir le syndicat de la fonction publique, PSA, signer un contrat avec une assurance privée. L’imbrication du public et du privé est bien une des caractéristiques du post-fordisme. Néanmoins, on est loin de Uriah Butler, et de la révolte des damnés de la terre de 1937. L’affirmation que « money is not a problem » est encore plus pertinente en 2006 que par le passé, grâce aux prix des hydrocarbures, mais les choix politiques faits depuis ces dernières années sont fort différents de ceux des années 1970. Il n’est plus question d’encourager une expansion des services publics, comme on le voit clairement dans le secteur de la santé, ni un développement du secteur public. Bien au contraire, on assiste à des privatisations partielles, saluées par les idéologues libéraux anglo-saxons. La perspective du libéralisme et de la zone Free Trade for the Americas est acceptée officiellement, et les mesures protectionnistes isolant un peu Trinidad des autres pays de la zone, mais protégeant aussi dans une certaine mesure le pays, sont critiquées et peu à peu allégées36. Le problème social fondamental, qui avait provoqué la crise de 1970, celui des perspectives offertes aux citoyens et aux immigrants de la Caraïbe peu ou pas qualifiés, reste entier. La perspective d’une qualification de la population, qui est celle de tous les pays développés, et, par exemple, un objectif officiel de l’Union Européenne depuis le sommet de Lisbonne, est considérée comme essentielle. De réels efforts sont faits pour développer un système éducatif qui, contrairement au système de santé, a des bases solides. Le budget 2006 permet ainsi de supprimer totalement les frais de scolarité pour les étudiants de l’enseignement supérieur, quel que soit l’établissement qu’ils fréquentent. L’offre de formation augmente, en utilisant à la fois les ressources existantes et en en mobilisant de nouvelles. La création d’une université technologique ouvertement tournée vers les besoins de l’industrie pétrolière, financée et largement gérée par elle, est symptomatique. L’initiative n’est pas venue de l’État, mais du secteur privé. On est bien 311

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toujours dans le post-fordisme, et surtout dans sa version anglo-saxonne. La question de l’introduction de politiques d’activation du marché du travail à l’intention des chômeurs est un sujet de controverse entre l’UNC, favorable à l’idée, et le PNM. Les problèmes à court terme demeurent néanmoins, et les projets stratégiques d’amélioration de la qualification ne peuvent les résoudre. La thématique spontanément abordée de la façon la plus insistante par toutes les personnes interrogées par l’auteur en 2004, et plus encore en 2005, dans les milieux syndicaux comme intellectuels, est celle de la sécurité37. Cette question a évidemment une composante sociale, mais, dans le cas de Trinidad, semble avoir aussi une composante ethnique. En effet, le délit le plus souvent mentionné est la pratique des enlèvements. Il semble que les victimes soient le plus souvent des Indiens, dont les familles ont atteint un certain niveau de réussite dans le secteur privé, alors que les coupables seraient des gangs africains. Ainsi, le chef de l’opposition Basdeo Panday, répondant au Premier ministre Patrick Manning à l’occasion de la présentation du budget, s’exclame, avec son art de la métaphore vive : « Mr Speaker, you and I know that the PNM will do nothing. To act against the criminals will be to cut their noses and appear to spite their faces; do you think they will put in jail the very persons they used as muscle to terrorise the Opposition in the last general elections? Never. These are the people who put them in power and now it is pay back time. Added to that it would seem that they get a kind of perverse pleasure from the kidnapping epidemic because they thought the victims were the supporters of the UNC and the perpetrators were their supporters »38. Ces accusations sont relativement graves. Par ailleurs, les inégalités résultant du système économique sont aggravées par celles qui semblent résulter de la corruption, évidemment impossibles à mesurer. Le discours sur la corruption est en revanche identifiable, et est très présent. Les deux grands partis, et leurs leaders, ont d’ailleurs été accusés d’avoir eu recours à la corruption. Basdeo Panday a été arrêté et libéré sous caution en mai 2005, car il était accusé d’avoir reçu un pot-de-vin de 250 000 $TT pour la construction de l’aéroport de Piarco. Il est impossible de savoir si la sévérité des juges, et le montant exorbitant de la caution demandée, sont justifiés par les faits, ou constituent un contrefeu de la part des autorités, et donc du PNM. En effet, un ministre du PNM, Franklin Khan, ministre des Travaux publics, a été forcé de démissionner, et doit répondre de six chefs d’inculpation pour une affaire de corruption. La Integrity Commission est saisie d’autres accusations, et « les affaires » sont devenues un sujet de débat public. C’est d’ailleurs un député de l’opposition qui est à l’origine de la mise en accusation de Franklin Khan. Enfin, l’argent de la drogue fait également couler beaucoup de salive et d’encre. La perspective d’un enrichissement rapide, la déconnexion entre le travail honnête et la réussite sont des facteurs de déstabilisation assez redoutables, quelle que soit la réalité. Les modèles négatifs de la Jamaïque en matière de délinquance et du Guyana en matière d’affrontements inter312

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ethniques sont dans les esprits de tous les responsables, et même de tous les Trinidadiens responsables. Pour conclure, on peut évidemment considérer que le post-fordisme renforce les atouts de Trinidad et Tobago, île périphérique jouant la carte du tourisme pour catégories sociales aisées, et jouissant aussi, après des années d’abandon, des retombées indirectes de la manne pétrolière. En effet, alors que les populations qui ont connu les avantages sociaux du fordisme, et, pour la France métropolitaine, des Trente Glorieuses, regrettent amèrement le temps du plein emploi, de la régulation du marché du travail par la négociation collective ou par l’État, à Trinidad, il en va autrement. La flexibilité et la précarité, la dérégulation du marché du travail sont une caractéristique permanente de l’Ile, et la régulation fordiste n’a jamais concerné qu’une infime minorité d’insiders, dans le pétrole, l’industrie et sur les ports. Dans la mesure où Swift recommandait aux Irlandais faméliques de manger leurs enfants pour résoudre leur problème alimentaire, on peut bien engager le monde du travail des pays développés et de leurs composantes d’outremer à imiter le modèle social trinidadien. Aux côtés des modèles asiatiques, comme celui de la Thaïlande, ou des Philippines, du modèle portoricain et de bien d’autres, il permet une efficace accumulation du capital portée par les plus grands groupes internationaux, un déploiement des nouvelles technologies, et l’épanouissement de classes possédantes locales en phase avec la mondialisation. En terme de justice sociale, il est cependant patent que rien n’a été résolu, et que les nouvelles formes de gestion des ressources humaines comme de politiques publiques ne permettent que de gagner du temps et d’éviter les crises à court terme. Le recul de l’État et le règne sans partage du marché partout dans le monde, et à Trinidad comme ailleurs, sous l’effet du basculement dans le mode de production post-fordiste et de la révolution néo-libérale que celui-ci a induit, ont privé les forces politiques et sociales porteuses de changement de toute perspective de réforme. La situation est donc à la fois bloquée et très ouverte, car, que l’on considère l’inégalité entre les hommes comme philosophiquement inacceptable, ou comme simplement un ennuyeux facteur de déstabilisation, la persistance du phénomène interdit d’imaginer l’avenir comme un long fleuve tranquille. Jean-Paul RÉVAUGER Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

Notes 1. Les théoriciens du post-fordisme sont en France les économistes de la régulation, comme Boyer (Robert Boyer. La théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, La Découverte, 1986 ; Alain Lipietz, L’Audace ou l’enlisement, La décou-

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verte, 1983 ; en Grande-Bretagne comme Jessop (Bob Jessop, «Thatcherism and Flexibility, the White Heat of a Post Fordist Revolution». In Jessop & Kastendiek (eds.), The Politics of Flexibility. E. Edgar Aldershot, 1991), ou comme le sociologue Stuart Hall (Davis Morley & Kuan Hsing Chen (eds.), Stuart Hall. Critical Dialogues in Cultural Studies. London, Routledge, 1996). Cette théorie converge en fait avec la vision marxiste du « mode de production », reprise à son compte par l’histoire « nouvelle », dominante depuis la fin des années 1930… Les techniques, les relations sociales dans le champ économique, les idées, les productions esthétiques sont un tout indissociable, évoluent conjointement, et leur dynamique n’est compréhensible que si on les étudie conjointement. Pour la discipline « civilisation » cette approche intégrée est particulièrement intéressante. 2. Patrick Manning. Budget Speech. 28 septembre 2005. www.trinidadandtobagonews.com 3. Dans certains cas, la simple annonce de réductions d’effectifs est perçue par les analystes comme des signes de bonne gestion, même lorsque le poids total des salaires est minime au regard des autres dépenses, conduisant à ce que l’on nomme en France les « licenciements boursiers ». 4. Bureau International du Travail. Ilo.carib.org.tt. Labour statistic. 5. Insee. Panorama économique de la Caraïbe. Préfecture de la Guadeloupe. 1999. p. 92. 6. En Grande-Bretagne, dans les années 1960, le secteur pétrolier est un des seuls où les productivity deals encouragés par le gouvernement Wilson, destinés à sauver le fordisme en pérennisant les gains de productivité qui eux-mêmes généraient de la richesse et du bien-être social, aient été couronnés du succès. Ces accords entre syndicats et patronat conditionnaient les augmentations de salaire à l’amélioration de la productivité. L’effet pervers, à terme, fut la diminution globale du nombre d’emplois. 7. Commerce : 106 000 ; services : 170 000 ; banque : 46 000 ; sucre : 11 000 ; agriculture hors sucre : 25 000. 8. Roodal Moonilal, Changing Labour Relations and the Future of Trade Unions, Thèse. The Hague Institute of Social Studies, 1998. Également : Workers’ Protection: the Case of Trinidad and Tobago. ILO, Trinidad, 2001. Interview, 22 avril 2005. 9. Workers’ Protection, p. 10. 10. Joseph E. Stiglitz. Globalization And Its Discontents, New York, Norton, 2002. 11. Anne Marie Bissessar, Policy Change in the Health Sector in Trinidad and Tobago. In John Gaffar la Guerre, Policy Change Governance and the New Public Management, UWI School of Continuing Studies, 2000. 12. Emru Millette, Cipriani College of Labour and Co-operative Studies, Entrevue, avril 2005. 13. Voir à ce propos la thèse de Renuka Voisset, La Caraïbe du Commonwealth et la drogue, une étude géonarcotique, Schoelcher, UAG, 2004. 14. Gerard Besson, Entretien. Avril 2005. 15. Paul Gilroy, The Black Atlantic, Harvard University Press, 1994. 16. Farrukh Dhondy, CLR James, New York, Pantheon Books, 2001 ; Ken Worcester, CLR James, A Political Biography, Albany, State University of New York Press, 1996 ; Antony Bogues, Caliban’s Freedom. The Early Political Thought of CLR James, London, Pluto Press, 1997.

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17. Manley (1975), Cité par Lawrence A. Nurse, Trade Unionism and Industrial Relations in the Commonwealth Caribbean, Greenwood Press, 1992. 18. Lawrence A. Nurse, p. 33. 19. Sidney and Beatrice Webb, Soviet Communism, a New Civilization?, London, 1935. Special edition for subscribing members of Trade Unions. La deuxième édition ne comporte pas de point d’interrogation. 20. Voir AJP Taylor, English History 1914-1945, Pelican, 1982 ; Angus Calder, The People’s War, Harper & Collins, 1971. 21. Jack Kelshall interviewed by Prof. K.O. Lawrence, 1984. Spoken History Archives, UWI library. OP6. 22. Jean Louis Fornaro, DDT de Martinique. Rencontre de Madiana. Les relations professionnelles en Martinique, avril 2002. 23. Ron Ramdin, From Chattel Slave to Wage Earner. A Study of Trade Unionism in Trinidad, Brian & O’ Keefe, 1982, p. 13. 24. Ron Ramdin, p. 132. 25. OWTU, 20 years of Trade Union Democracy under Rebel Leadership, p. 29. OWTU, San Fernando, 1977. 26. Ron Ramdin, From Chattel Slave to Wage Earner…, p. 243. 27. OWTU, p. 30. 28. Ron Ramdin, p. 189. 29. De nombreux conflits avaient lieu en GB dans les années 1960 et 70 du fait de ces questions frontalières entre syndicats, les « demarcation disputes ». 30. Roodal Moonilal, Workers Protection, p. 15. 31. Entrevue avec Vincent Cabrera, NATUC, Port of Spain, avril 2005. 32. Entrevue avec Kelvin Smith et Chandra Blanche, Public Services Association, Port of Spain, Avril 2005. 33. Group Health Plan. Government Monthly Paid Employees, UNIMED. M&M Insurance services Ltd. Information & Benefits, Port of Spain, April 2004. 34. Entrevue avec Karl Theodore, économiste de la santé, UWI, février 2004. 35. Gosta Esping Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, 1990. 36. Vincent Cabrera. Interview. 37. C’est le cas entre autres de Emru Millette, Roodal Moonilal et Vincent Cabrera. 38. Response of the Leader of the Opposition to the Budget Speech of the Minister Finance 2005-2006, Monday, October 2005, www.trinidadandtobagonews.com

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Troisième Partie

DÉFIS DE L’INTÉGRATION RÉGIONALE ET DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE : CONTRAINTES INTERNES ET EXOGÈNES

L’OECS, UN MODÈLE DANS LA CARAÏBE ESSAI DE DÉVELOPPEMENT ENDOGÈNE Nous, gens des colonies, nous partions de ce constat fiévreux, débilitant, que rien, jamais, ne pourrait se construire parmi ces cases croulantes, ces arrière-cours déchaussées, ces toitures moisies… Puisqu’il n’y avait rien, c’est donc que tout était à faire : c’est de cette ambition prodigieuse que nous sommes partis. Derek Walcott, Prix Nobel de Littérature 1992.

Les îles anglophones de la Caraïbe de l’Est sont assez méconnues ; pourtant elles prennent une part active dans les organisations internationales et font preuve d’un dynamisme exemplaire en matière de développement. Leur effort d’intégration régionale est salué par le FMI et la Banque mondiale. Reléguées au rang de Less Developed Countries, dans les années soixante, parce que dépourvues de ressources minières, elles ont su tirer parti de leur vulnérabilité pour conduire le développement économique et assurer le progrès humain avec des armes à la mesure de leur exiguïté territoriale. Elles ont donc entrepris l’intégration subrégionale en créant des institutions propres, au sein de la Grande Caraïbe, parallèlement à leur expansion au rang des nations du monde. Au moment où l’Organisation des États de la Caraïbe Orientale, s’apprête à fêter, le 18 juin prochain, le 25ème anniversaire de la signature du Traité de Basseterre (Saint-Kitts) et à la veille de l’adhésion générale à la Communauté Caribéenne, il semble intéressant de se demander si les facteurs internes et les stratégies mises en œuvre, individuellement et collectivement, pour assurer le développement humain et garantir la sauvegarde des intérêts du groupe, en font un modèle de développement endogène. Il serait hasardeux de tenter de répondre à toutes ces interrogations, sans rappeler les caractéristiques de cet ensemble subrégional et les conditions de son émergence en tant qu’entité « Caraïbe orientale ». L’analyse du processus de passage de la position de Pays moins développés (LDC) à celle de pilier de l’Union Caribéenne nous amène ensuite à déterminer les axes stratégiques qui, au fil des trois dernières décennies, ont induit l’élaboration d’un modèle 319

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de fonctionnement institutionnel et des perspectives de développement spécifiques à l’espace circonscrit. MULTIPLICITÉ DES SITUATIONS ET UNICITÉ DU CADRE Si nous sommes tous d’accord sur le fait que le terme « Caraïbe » désigne l’entité géographique dans laquelle s’inscrivent 38 territoires, s’étendant des Bermudes à Trinidad et du Mexique aux Guyanes, nous conviendrons que la Caraïbe orientale s’étend des Iles Vierges à La Grenade. Dans cet espace composé d’îles anglophones et francophones, les anciens territoires britanniques de l’Est de l’Archipel des Antilles se sont regroupés au sein d’une même organisation pour créer un espace communautaire et tirer parti de leur grande diversité géographique, politique et culturelle. L’OECS comprend 9 pays, de faible superficie et de relief varié, du Nord au Sud : Les Iles Vierges britanniques, Saint-Kitts & Nevis, Anguilla, Antigua et Barbuda, Le Commonwealth de La Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent et Les Grenadines et la Grenade. En fonction de leur masse montagneuse, elles sont classées basses (Anguilla : 65 m) ou hautes (La Dominique : 1 447 m), volcaniques ou coralliennes. On trouve des territoires aux contours variés : des îles-États – La Dominique et Sainte-Lucie –, des États bi-insulaires – Saint-Kitts & Nevis, Antigua et Barbuda – et des États-archipels – l’État de Grenade, Saint-Vincent et Les Grenadines (Bégot, Buléon, Roth, 2004, 30-31). Dans cet ensemble hétéroclite se côtoient des systèmes politiques très différents : une colonie de la Couronne – Montserrat, deux États Associés – Anguilla et les Iles Vierges – et six États souverains, dont cinq fonctionnent suivant le modèle Westminster. La Dominique est le seul État à avoir opté pour le système républicain. C’est aussi l’île qui illustre bien la diversité ethnique et linguistique de l’ensemble avec des peuples Karifuna, créoles, afro et indo- caribéens, européens, et asiatiques. Le créole à base lexicale française y cohabite avec le cokoye1 et l’anglais. L’ensemble sub-régional occupe 6 % de la superficie et rassemble 11,6 % de la population caribéenne. Son unité, s’est construite autour de la langue anglaise. Bien qu’elle n’ait pas été proclamée langue officielle de jure, celleci a acquis un statut de facto. L’anglais est la langue de l’État, de la Loi et de l’Éducation. La politique linguistique générale de l’OECS semble être celle de la non intervention. Néanmoins, la Constitution des différents pays souverains stipule que : …quiconque est arrêté ou détenu sera informé, dans une langue qu’il comprend, des raisons de sa détention ou de son arrestation… …quiconque est accusé d’un acte criminel : a) sera présumé innocent jusqu’à preuve du contraire…

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b) sera informé, dans une langue qu’il comprend, de la nature de l’acte dont il est accusé… (Art.5, Constitution de la Fédération de Saint-Christopher and Nevis, 1983)

Dans la pratique, le créole est largement usité dans les zones rurales, et son usage est habituel chez les fonctionnaires au contact avec le public. Langue de l’instruction, l’anglais permet l’harmonisation des contenus de l’Enseignement qui doivent se rapprocher des exigences du CXC2, institution régionale qui régit les programmes scolaires communs à l’ensemble de la Caraïbe anglophone, avec, néanmoins, quelques restrictions concernant les pays non souverains qui, à certains égards, restent encore assujettis au système éducatif britannique. Les neuf pays contribuent au budget de l’Université des West Indies. Les personnes originaires des pays de l’OECS doivent se rendre à La Jamaïque, à Trinidad ou à La Barbade si elles désirent suivre une formation universitaire. Certaines îles possèdent des antennes pédagogiques et proposent un enseignement à distance dans certains cas. À ses débuts, le Traité de Basseterre définit cinq divisions chargées d’assurer les différentes fonctions nécessaires à la coopération. Antigua accueille l’antenne économique et l’antenne administrative est installée à SainteLucie. Un directeur des Services Techniques de la Coopération est chargé de veiller au fonctionnement efficace des institutions. Le souci de simplification et d’économie a toujours animé le groupe. Ainsi, au cours de l’année 1997, suite à une restructuration, le Secrétariat Central et le Secrétariat aux Affaires Économiques sont refondus pour donner la Division des Affaires Économiques. L’OECS ne compte plus que quatre divisions : Les Relations Extérieures, le Service Technique, les Services Généraux et les Affaires Économiques. Elles supervisent les projets et les réalisations d’un grand nombre de services spécialisées3, opèrent conjointement à Bruxelles et à Ottawa et interviennent dans les domaines de l’environnement, de la réforme de l’Éducation et dans la recherche et l’approvisionnement en produits pharmaceutiques. Le Directeur général est installé au siège de l’OECS, à Castries. Le Dr Len Ishmael occupe actuellement ce poste. Ancienne Secrétaire générale à la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine et la Caraïbe, elle a succédé à George Goodwin, Swinburn Lestrade et Vaughan Lewis. Ce dernier, en tant qu’ancien universitaire, Chef de Département à l’Institut de Recherches Économiques et Sociales, a été chargé de mener à terme le processus d’application du Traité de Basseterre. ÉMERGENCE DE L’ENTITÉ « CARAÏBE ORIENTALE » POUR UNE MEILLEURE GESTION COLONIALE

Les premières tentatives de regroupement des colonies britanniques de la région orientale des Caraïbes datent du XVIIe siècle. Avant 1660, les Leeward Islands4 sont placées sous le commandement du Gouverneur de La Barbade 321

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– un Officier délégué du Colonial Office assure la gestion administrative et le contrôle économique dans chaque territoire. Deux assemblées locales de planteurs représentent l’ensemble des îles. En 1660, la Grande-Bretagne constitue deux groupes : La Barbade et les îles du Nord, d’une part, et la Caraïbe orientale, d’autre part. En 1671, La Colonie Fédérale des Leeward Islands voit le jour. Les territoires du Nord sont alors dénommés presidencies et sont administrés par des Commissaires. Le regroupement est plus difficile au Sud. En 1833, l’unification est enfin formalisée avec la naissance de la Fédération des Windwards, très vite abandonnées par la Barbade qui fera désormais cavalier seul. Après plus d’un siècle d’administration coloniale conjointe, en 1958, tous ces territoires demandent individuellement leur adhésion à la Fédération des West-Indies. À partir de ce moment, on assiste à deux évolutions parallèles. Au plan régional, on progresse de l’expérience fédérale vers la création du Marché Commun – le Caricom – et à l’échelle sub-régionale on passe de la concertation formelle au sein de la WISA (West-Indies Associated States Council of Ministers) à la constitution de l’OECS. L’expérience fédérale de 1958 à 1962 a creusé le fossé entre ces pays et les trois autres colonies britanniques, la Jamaïque, Trinidad et la Barbade. L’accession des deux plus grandes îles à la souveraineté nationale, de manière individuelle, provoque l’amertume au sein des Little Eight5, bientôt abandonnées, une seconde fois, par La Barbade. Ce sont donc les petits territoires qui vont poursuivre la coopération afin d’entraîner la région toute entière dans le processus d’intégration. Ayant tiré leçon de l’échec fédéral, Antigua signe des accords de coopération commerciale avec le Guyana et la Barbade en vue de l’élaboration d’une zone de libre-échange souple, la CARIFTA. Dès 1967, toutes les îles orientales ratifient le Traité d’Antigua et deviennent, de ce fait, des États Autonomes Associés à la Grande-Bretagne, avec le droit d’accéder à la souveraineté nationale au moment souhaité. Ainsi, quand la CARIFTA voit le jour en 1968, ses membres sont conscients que l’expansion du commerce régional ne profitera pas aux pays les moins dotés en ressources minières. L’évolution, en 1973, de la zone de libre-échange vers une communauté économique, ravive les craintes des pays les plus pauvres qui bénéficieront d’un Régime Spécial en vertu du Chapitre 7 de l’Annexe du Traité de Chaguaramas instituant le CARICOM. POUR UNE MEILLEURE AFFIRMATION SUBRÉGIONALE

En 1966, les six plus petits pays de la zone orientale créent la WISA, Conseil de ministres des États associés, afin de préparer l’indépendance proposée par la Grande-Bretagne. Le Secrétariat de cet organisme est installé à Sainte-Lucie afin de faciliter la gestion conjointe des différents services administratifs. De cette association naîtront le Marché commun de la Caraïbe de l’Est (Eastern Caribbean Common Market) et son organe financier, l’ECCA (Eastern Caribbean Currency Authority). Désignés sous l’acronyme LDCs, ces pays partagent tant de caractéristiques économiques particulières que, dès 322

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1976, ils réalisent l’union monétaire (East Caribbean Currency Union) et le dollar East-Caribbean devient la devise commune des sept plus petits pays de la CARICOM. Au cours de la décennie, le processus d’affirmation régionale se poursuit avec l’accession progressive à l’indépendance de la Grenade en 1974, La Dominique en 1978, Sainte-Lucie et Saint-Vincent en 1979. Au moment de la ratification du Traité de Basse-Terre, il ne reste plus que trois colonies britanniques. L’OECS a émergé, dans les faits, en remplacement de la WISA et en renforcement du Marché Commun de la Caraïbe orientale. La Banque Centrale de la Caraïbe de l’Est est créée deux ans plus tard, le 4 avril 1983. Selon les économistes consultés, l’objectif était d’enrayer la fuite des capitaux résultant des intérêts financiers réalisés localement par les banques et les assurances vers des places financières plus lucratives. En 1986, le Premier ministre de Saint-Vincent propose de poursuivre les négociations en vue de former un seul État et de rédiger une constitution, il rencontre l’opposition d’Antigua et de la Dominique. L’intégration a sans doute atteint ses limites en raison de la diversité des régimes politiques et en vertu du principe de non ingérence qui prévaut au sein du groupe. Montserrat a choisi de rester une colonie de la Couronne et s’intègre malgré tout à l’OECS. En ce qui concerne les pays autonomes, les Iles Vierges britanniques choisissent de s’aligner sur le dollar US, afin de préserver les échanges avec leurs voisines du même nom, tout en adhérant aux principes de l’Organisation en 1984. Anguilla ne rejoint le groupe qu’en 1995. En résumé, la coopération régionale s’étend, initialement, à la politique étrangère, à l’éducation, à la santé et au transport. Cependant, étant bâtie sur les structures d’un organisme ayant démontré son efficacité dans des domaines tels que l’aviation civile, la justice, la monnaie unique et l’enseignement supérieur, l’OECS a hérité de sa souplesse et d’une grande expérience de l’exercice démocratique du pouvoir. DE LA MARGINALITÉ À UNE VISION COMMUNE DU DÉVELOPPEMENT. La marginalisation du groupe, par la dénomination LDC, a provoqué une prise de conscience des défis à relever pour passer de l’état de pays moins développés à celui de pays de la Caraïbe orientale (Eastern Caribbean Countries) et faire de cette institution un pilier du Marché unique. Les îles sortent de la marginalité lors du Sommet de la Terre, en 1992, à Rio de Janeiro. Elles sont alors reconnues comme des Petits États Insulaires en développement (Small Island Developing States). Le constat de leur vulnérabilité et le caractère mélioratif de cette nouvelle appellation vont influer sur les facteurs internes que sont la ressource humaine et le cadre institutionnel proposé par l’Organisation. Le modèle de régionalisme et d’intégration de l’OECS est encouragé par nombre d’institutions internationales très influentes. La Banque mondiale, le FMI et d’autres acteurs du développement comme

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l’Union Européenne et les Nations Unies le citent en exemple, comme prise de conscience des efforts à accomplir et modèle exportable dans des régions du monde aux caractéristiques similaires. (OECS, 2003, 3)

Le Directeur général précise que ce modèle « fait maison » a fonctionné grâce à une impressionnante palette de structures parmi lesquelles elle cite : le Secrétariat, la Banque centrale, la Commission de Contrôle des Opérations boursières, l’aviation civile, la Cour suprême de la Caraïbe de l’Est. Par ailleurs, de nombreux autres organes permettent aux États membres de diminuer leur vulnérabilité insulaire et d’accroître collectivement leur capacité de résilience. Ils s’appuient pour cela sur deux outils principaux. Le premier est issu des réflexions internes menées par les différentes commissions et le second découle de l’adaptation du programme des Nations Unies6 pour les PEID mis en œuvre en 1994. L’HOMME AU CENTRE DU DÉVELOPPEMENT

Dr Ishmael attribue le succès de l’Organisation subrégionale, et le progrès de ses pays membres, à la vision humaine du développement – « a peoplecentered development vision » (OECS, 2003, 3), selon ses propres termes – et à l’engagement total des pays dans la construction de leur résistance face aux défis actuels. La prééminence de la ressource humaine est une des caractéristiques dont toute politique sub-régionale doit tenir compte pour être cohérente7. La Charte, qui propose une approche endogène de l’application des principes du Plan d’Action des Nations Unies pour les PEID – renforcée par la Déclaration de Saint George 8 ratifiée en 2001 par tous les membres de l’OECS – résulte du croisement de perspectives sociales, économiques et écologiques nécessaires à tout projet de développement durable dans cet espace, et définit des objectifs prioritaires. Le plan décennal a été évalué en vue de la Conférence des PEID à l’Ile Maurice en août 2004. Le bilan de vulnérabilité établit un paradoxe subrégional : un progrès social significatif au cours des trente dernières années (CDB, 2000), un IDH au niveau de la moyenne mondiale, des résultats économiques plus qu’honorables et pourtant un état d’extrême fragilité des pays concernés, cités parmi les trente pays les plus vulnérables. L’analyse révèle que ce constat subsiste en dehors des variables macroéconomiques. Le taux de pauvreté atteint 26 %. Ce facteur n’est pas imputable au chômage puisqu’il concerne une frange de la population forcément inactive : les personnes âgées, les handicapés et d’autres minorités. Suite à ce bilan, un plan d’action, comportant dix programmes9, a été élaboré pour satisfaire les exigences de la bonne gouvernance et établir les procédures de mise en œuvre de réformes. Les obstacles à la pérennité du progrès ont été clairement identifiés : l’attitude des pouvoirs locaux face à l’importance d’inclure les perspectives définies par l’OECS dans leur politique, la coordination des actions, l’administration locale des mesures sociales et environnemen324

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tales, la gestion des critères d’évaluation du développement, l’adhésion des populations et le coût politique d’une telle stratégie. UNE IDENTITÉ AFFIRMÉE RÉGIONALEMENT ET INTERNATIONALEMENT

L’OECS travaille actuellement à rendre plus efficaces les programmes d’action en renforçant sa coopération économique par la création de son Marché unique. Elle souhaite, par-dessus tout, rendre viable son intégration dans l’Union Caribéenne en misant sur la solidarité inter-îles et en sollicitant l’aide internationale pour les difficultés résultant des pressions conjoncturelles macroéconomiques. L’unité régionale suppose une identification précise des défis et des valeurs communes. Dans le cas de l’OECS, si on ne peut parler d’identité affirmée10, il existe un certain nombre de valeurs qui transcendent les nations et trouvent leur expression à l’échelle régionale. La grande capacité de résilience exprimée suite aux catastrophes naturelles récentes, semble être basée sur une certaine culture de l’espérance, où se mêlent la solidarité interîle, la valorisation culturelle de l’entraide, du respect mutuel, des relations interpersonnelles et la prise en compte du rôle culturel et économique de la diaspora. Ces valeurs ont guidé la politique en faveur de l’intégration sociale des returnees11, et à plus grande échelle, le choix des dix programmes prioritaires de la Vision Commune pour 2010. L’OECS conduit également une politique commune de lutte contre le trafic de stupéfiants, la corruption et le blanchiment, consciente que la libre circulation exigera de savoir combattre le commerce illicite et les économies souterraines qui constituent une menace contre les États, sans attaquer le travail d’appoint (pacotilleurs, djobeurs, koudmen), une véritable économie de subsistance assurée par des figures emblématiques du paysage culturel, qui préserve l’équilibre social. PROXIMITÉ

DES

POUVOIRS

DE

DÉCISION

ET

MULTIPLICITÉ

DES

PARTENAIRES

DU

DÉVELOPPEMENT

La clé de la réussite réside sans doute dans deux facteurs spécifiques. Le premier d’entre eux, la plus grande proximité des pouvoirs de décision, engendre une meilleure lisibilité des projets, une communication efficace via des forums de discussions formels et informels. L’homme politique – le député ou le ministre – ne souffre pas d’intermédiaires, il ne peut passer sous silence les besoins de ses concitoyens, exprimés spontanément dans les œuvres musicales, par exemple via le calypso et le dance hall. Ainsi, la démocratie participative, que l’OECS appelle de ses vœux dans la Charte12, est une tradition dans ces territoires de si petite taille. En outre, dans cette période de grandes réformes, les consultations populaires menées par les différents services pour tenter de « coller » aux aspirations du peuple prennent valeur d’outils d’éducation à la citoyenneté. Dans le cadre de la réforme législative du droit de la famille, par exemple, des questionnaires ont été remis aux intéressés afin 325

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de recueillir leur assentiment et leur offrir l’occasion d’aborder le thème des violences familiales, avec l’aide des acteurs sociaux. La Vision Commune fait appel au respect, à la tolérance et à la moralisation des relations publiques. La radicalité s’exprime peu dans le champ politique. Peut-être est-ce la traduction conjointe de l’héritage anglo-saxon et de cette culture de l’espérance qui conduit l’homme de cette région à prendre conscience des limites du progrès tel qu’il s’exprime dans les pays les plus nantis. L’Organisation a donc mis en place sa stratégie de management environnemental en tenant compte des obstacles culturels et elle a attribué un cadre national au développement durable. Ainsi, plus les décisions seront proches du citoyen, plus il se sentira impliqué dans la sauvegarde de son environnement. Le second facteur de réussite ressortit à l’appréhension de la mondialisation économique. Les progrès économiques récents ne se traduisent pas encore par une réduction de la pauvreté et du chômage des jeunes. En dépit des mesures adaptées, notamment celles visant à préserver la stabilité de la monnaie, il a fallu se rendre à l’évidence que le modèle économique de développement par invitation du capital international avait échoué. L’OECS a mis à profit le contexte de mondialisation pour se tourner vers une pluralité de partenaires économiques. La dépériphérisation (Bravo, 2003) de son économie est une des clés du progrès, elle réduit le risque de voir l‘économie assujettie aux exigences d’un seul partenaire. Développer un réseau de coopération, par une dynamique de projets bilatéraux, est un enjeu vital que certaines îles ont déjà expérimenté. Dans son allocution du premier janvier dernier, le Premier ministre de la Grenade a salué la longue liste des 34 participants à la reconstruction, suite au passage du cyclone Ivan. Mais, le premier partenaire du développement reste le CARICOM. Avec l’arrivée de la nouvelle Union Caribéenne, les conflits d’intérêts ne sont pas inévitables. La décision des membres de l’OECS de reporter leur adhésion à juin 2006 a permis d’évaluer le poids de cette communauté au sein du Marché unique. Le groupe a su parler d’une seule voix, en dépit d’un autre paradoxe lié à celui déjà évoqué. En effet, avec un IDH supérieur à celui de la Jamaïque, la Caraïbe Orientale ne peut plus prétendre à un régime spécial et faire financer son développement par les autres pays du CSME dits riches. En outre, en renforçant son propre marché unique, la sous-région pourrait représenter une menace pour les objectifs de l’Union. Les Représentants assurent qu’il s’agit de deux développements complémentaires mais la méfiance des populations est à la taille de leur espérance. CONCLUSION

« Créer l’espoir, gagner l’optimisme » tels sont les mots employés par le Premier ministre de Saint-Vincent, pour introduire son ouvrage A Season of Light, compilation d’une série de discours sur le développement. Ce titre, inspiré par celui de Charles Dickens, n’est en aucun cas une invitation à se référer à la Révolution française pour sortir la région du marasme économique, 326

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mais un plaidoyer pour exhorter les leaders de la Caraïbe à tout engager pour extraire de la pauvreté les peuples d’Haïti, d’Amérique du Sud et d’Afrique. À ce titre l’OECS peut faire figure de prototype car elle nous apporte la preuve qu’il existe une petite Caraïbe active, ambitieuse et organisée qui réagit collectivement aux attaques extérieures, qui connaît sa vulnérabilité et sait en faire un atout. Elle nous démontre qu’on peut faire coexister des modèles et les adapter en partant des besoins essentiels des hommes. À moindre échelle, elle a réalisé, en vingt-cinq ans, ce que l’Europe met bien du temps à construire en matière de coopération et d’intégration. Que cet anniversaire soit l’occasion de modifier le regard porté sur ce modèle réduit de régionalisation d’un indubitable intérêt scientifique. Marie Françoise BERNARD SINSEAU Université des Antilles et de la Guyane

Notes 1. Créole à base lexicale anglaise parlé au Nord-Est de la Dominique, introduit par les originaires d’Antigua et de Montserrat. 2. Caribbean Examination Council. 3. Services : ECTEL (communication), Export Development Unit, PPS (importation de produits pharmaceutiques), ESDU, Environmental Impact Assessment, Education Reform Unit,… 4. Antigua, Saint-Kitts, Névis, Anguilla, Montserrat. 5. Little Eight : les huit plus petites îles anglophones. 6. UN ECLAC : programme des Nations Unis pour l’Amérique Latine et la Caraïbe. 7. Thèse développée par B. Jno-Baptiste, Etre anglophone dans la Caraïbe, les stratégies identitaires des petits États, l’exemple de La Dominique, Université de Paris IV, oct. 2005. 8. Accords sur l’application régionale des principes environnementaux pour le développement durable. 9. Politique commune : 10 plans d’action prioritaires : l’environnement, l’éducation, l’agriculture, la santé, les ressources marines, la banque centrale, La bourse, la communication, les transports et la justice. 10. Enquête réalisée par l’auteur en 2005 : Sentiment d’appartenance à la région orientale. 11. Politique d’inversement du flux migratoire par l’incitation et l’accompagnement au retour au pays. 12. «The achievement of sustainable development that is derived from the fullest participation of the people… A region with its people interacting with each other,…doing so in peace and harmony, with compassion and respect for each other’s opinions, beliefs and customs;…» (OECS Development Charter, 2001).

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Bibliographie BÉGOT M., BULÉON P., ROTH P., Emergence Caraïbe, AREC, Paris, L’Harmattan, 30-32. BRAVO -PRUDENT A., La Caraïbe insulaire anglophone entre identité, mondialisation et développement, thèse, Université de Paris IV, 2003. JNO -BAPTISTE B., Etre anglophone dans la Caraïbe, les stratégies identitaires des petits États, l’exemple de la Dominique, thèse, Université de Paris IV, 2005. MITCHELL J.F., Caribbean Crusade, Vermont, Concepts Publishing, 1989. MITCHELL J.F., A Season of Light, Vermont, Concepts Publishing, 2001. Nouvel Observateur, Atlas Mondial 2005. OECS Secretariat, Implementation of the SIDS POA- 10 years later, An OECS Perspective, Castries, 2003, 1-3 et 11-13. OECS Secretariat, National Framework for Sustainable Development, An OECS Perspective, 2003, 25. PARRY J.H., SHERLOCK P., MAINGOT A., A Short History of the West-Indies, Londres, Macmillan, 1987, 44-60 et 300-302. PAYNE A., «Adaptation et ajustement du système Westminster, l’ordre politique dans la Caraïbe Anglophone», dans J. Daniel, Les Iles Caraïbes, Modèles politiques et stratégies de développement, CRPLC, Paris, Karthala, 1996, 47-73. RAMPERSAD F., Critical Issues in Caribbean Development, The New World Order…, Implications for Caricom States, IRP –ISER, UWI, Kingston, Jamaïque, 1997, 206. WALCOTT D., Café Martinique, (trad. What the Twilight Says), Monaco, Éditions du Rocher, 2004. http://www.oecs.org/inst.htm, (31.01.2004).

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POUR UNE DÉPÉRIPHÉRISATION DES SOCIÉTÉS ANGLOPHONES INSULAIRES CARIBEÉENES « Il y a deux façons de se perdre, par ségrégation murée dans le particularisme ou par dilution dans l’universel » martelait Aimé Césaire, père du courant littéraire « la négritude ». La Caraïbe anglophone a choisi la deuxième voie et l’analyse du modèle d’Arthur Lewis en fait la démonstration. En 1979, Arthur William Lewis, originaire de Sainte-Lucie, obtint le Prix Nobel d’économie avec Théodore Schultz pour « l’ensemble de ses travaux sur les questions de développement et de croissance économique dans les Pays du Tiers-Monde. » (Problèmes Economiques, revue n° 2,534, 1996, p. 7). Arthur Lewis proposait l’industrialisation des économies du Sud, l’ouverture aux investissements étrangers, la consolidation du secteur agricole, la mise en place d’infrastructures modernes et la stimulation de l’entreprenariat caribéen. Ainsi affirmait-il la nécessaire rupture avec les structures et les organisations héritées des anciennes colonies et espérait-t-il mettre les économies du Sud sur les rails du développement. Dans cette dynamique, la « théorie de la croissance économique » d’Arthur Williams Lewis avait permis de faire de grands pas dans la prise en compte des contraintes structurelles de développement des anciennes colonies insulaires britanniques et de relativiser l’atout que constituent les richesses naturelles. Aujourd’hui, vingt ans après, les propositions de cet économiste semblent n’avoir assuré ni le décollage économique ni un développement économique pérenne pour les sociétés post-coloniales de la Caraïbe. Pourquoi ? Relire sa pensée est une façon d’apporter quelques éléments à cette problématique sur l’échec de la stratégie de développement des sociétés de cette zone et surtout d’explorer de nouvelles pistes de développement plus adéquates. Pour mieux approcher le processus de « dé-périphérisation », il nous semble utile de présenter dans notre première partie le modèle d’Arthur Williams 329

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Lewis. Cette approche nous permettra de connaître les enseignements de la pensée de Lewis et de mieux comprendre les difficultés d’application de ses préconisations pour les sociétés caribéennes anglophones post-coloniales. On s’apercevra que la pensée d’Arthur Lewis nécessite d’être réactualisée en tenant compte des révélations qui se font jour avec le temps et surtout de la nécessité de l’adapter au nouveau contexte de la mondialisation. Ainsi, en toute logique, la deuxième partie, « la crise de construction du modèle caribéen anglophone », fera apparaître la nécessité de poursuivre le cycle de ruptures ou de « dé-périphérisation », enclenché par les sociétés caribéennes. Cette nouvelle lecture nous conduit à prétendre que le développement d’une société ne peut se faire dans la négation de son histoire. La pensée d’Arthur Lewis démontra que la croissance dans les pays sousdéveloppés s’articulait principalement autour de la production, l’épargne, l’agriculture, le savoir, les institutions, et les ressources. Ces axes visaient à doter les pays du Tiers Monde d’instruments de développement. Ces outils devaient apporter des clés pour juguler la crise économique nouvelle, née du passage de l’économie coloniale à l’économie post-coloniale. Cependant, après des années d’expérience « lewisienne », le développement n’était pas au rendez-vous. Arthur Lewis fit plusieurs constats importants. D’abord, il admit que les intérêts du Sud n’étaient pas forcément convergents avec ceux du Nord et, que les deux économies s’exprimaient dans un rapport d’affrontements d’intérêts, de dualité. Au début du XXe siècle, on s’intéressait davantage aux affrontements entre économies libérale et socialiste ; la question du sousdéveloppement était souvent abordée par le prisme globalisant de l’idéologie marxiste de la lutte de classe. Il constata que les schémas du Nord, reproduits dans les îles caribéennes, correspondaient pour la Caraïbe à des modèles de développement externe. Il se rendit compte que le développement économique du Nord, qui reposait principalement sur l’industrie, devait être renforcé dans les pays du Tiers Monde. Il étudia un processus d’industrialisation des pays sous-développés à travers l’installation de firmes multinationales, attirées par une politique d’incitations à l’investissement, appelée « invitation du capital étranger » par bon nombre d’économistes. Cette politique reposait sur des exonérations fiscales, des créations de zones franches, des aides logistiques à l’installation d’entreprises. Les grandes Antilles, comme la Jamaïque, Trinidad, Saint-Domingue, se lancèrent dans l’industrialisation et les zones franches fleurirent dans toute la Caraïbe post-coloniale. En poursuivant ses investigations, on peut penser qu’il existe une différence majeure entre les économies du Sud et du Nord qui porte sur les structures de production, les modes d’accumulation du capital et de régulation de la société. Arthur Lewis avait d’ailleurs suggéré que le développement industriel des pays du Tiers Monde s’adossât à un secteur agricole solide, d’où les tentatives de concentration des terres autour des sucreries, de la culture des épices, 330

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de la banane et des agrumes dans les petites Antilles, à Sainte-Lucie, SaintChristophe, Saint-Vincent et à la Dominique. Pourtant, le secteur primaire de ces îles (1996-1997) a stagné, il a même sensiblement diminué à la Barbade. Quant à la production de sucre, elle affiche aussi (entre 1991 et 1995), une tendance globale à la stagnation. Pourtant, pour Lewis : Il est particulièrement important d’encourager l’épargne chez les paysans étant donné le rôle que l’agriculture est appelée à jouer dans le développement économique. (Lewis, La théorie de la croissance économique, 238).

Dans son analyse des problèmes de mal développement, Arthur Lewis conclut qu’il fallait modifier les structures sociales et culturelles. Une croissance autonome exige une transformation des structures. (Lewis, Processus du développement, New York, 16).

Effectivement, il faut tenir compte de l’histoire, surtout lorsqu’elle a façonné la culture, a bâti l’identité des peuples, a modifié les structures sociales et économiques : celles de la production du sucre, des épices ou du tabac, celles d’une production externe, exclusivement tournée vers les métropoles ou les anciennes métropoles et ce, pour servir les intérêts de ces dernières et non des anciennes colonies. L’histoire a érigé une organisation sociale et culturelle peu évolutive. Mener à bien le passage de l’économie coloniale à l’économie post-coloniale ne fut pas facile. Cette approche globale de la problématique du développement dans les économies du Sud entendait renforcer les capacités économiques et sociales de ces îles et inventer une nouvelle manière de penser le développement de ces microsociétés. Il reconnaissait que : Même si l’étroitesse du marché, due à la faiblesse de la productivité agricole, faisait obstacle à l’industrialisation, celle-ci était également freinée par l’absence d’un climat propice aux investissements. (Lewis, ibid., 18).

La préoccupation dominante de cette pensée était la réussite du développement qui passait par la décolonisation économique et l’amplification des investissements. Mais l’application du modèle d’Arthur Lewis fut rendue difficile car elle rencontra de sérieux obstacles qui se révélèrent au grand jour seulement à la fin des années 1990. En réétudiant le modèle d’Arthur Lewis, avec le recul qu’apporte le temps sur l’analyse des événements, nous avons décelé quatre obstacles majeurs à l’application de ses théories dans les sociétés insulaires caribéennes postcoloniales. Ce sont la pérennité du schéma de développement externe, la puissance de l’idéologie assimilationniste ou la non prise en compte du facteur identité et la sous-estimation du phénomène de la mondialisation qui piétine 331

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les identités. Pour Joseph E. Stiglitz, Prix Nobel d’économie en 2001, « l’investissement étranger est un élément clef dans la nouvelle mondialisation ». (Stiglitz, 2002, 101). C’est précisément au fondement même de la problématique engendrée par la colonisation de ces sociétés que se constate la principale faiblesse du développement des anciennes colonies. Pourquoi ? Il faut rappeler que la Caraïbe n’a pas été simplement colonisée, mais qu’elle est née, de toutes pièces, dans la colonisation européenne, sous la domination de puissantes métropoles et que c’est le produit authentique de la mondialisation. Dans ce contexte, les pays de la Caraïbe n’existaient pas, ils n’étaient que les périphéries des métropoles, ils ne se justifiaient pas pour eux-mêmes, mais pour les systèmes d’intérêt capitaliste de la métropole européenne. La mise en place du modèle de développement, conçu à l’époque coloniale, reposait sur un modèle excentré, « externalisé » qui a fait de ces pays, des « îles à sucre » puis des « îles à banane » et maintenant des « îles à plages de sable fin ». En un mot, des pays qui se spécialisent en vue, non pas de la production de ressources, mais de l’exportation d’un produit unique et pour répondre au besoin de l’extérieur. La pratique du développement externe, mise en place par la société de plantation, était basée sur le principe de production unique qui répondait aux seuls intérêts de la métropole. La plantation justifia l’esclavage qui niait l’esprit d’entreprise ; elle imposa l’Exclusif des relations commerciales et économiques avec la ou les métropoles, sur la base d’un ou de deux produits (sucre et épices). À l’époque coloniale, les économies des îles de la Caraïbe apparaissaient comme une excroissance de l’économie de la métropole, conçue et façonnée pour répondre mécaniquement à la demande extérieure, au détriment de la demande intérieure, laquelle s’exprimait dans une économie souterraine, non marchande. Aujourd’hui ce schéma de développement externe demeure vivace, aucune réforme n’a pu le briser : les îles anglophones ont simplement changé de métropole. Selon les indicateurs sociaux et économiques de la Banque de Développement de la Caraïbe des années 2004 et 2005, le taux d’importations de certains pays du CARICOM (Marché Commun de la Caraïbe) montre que les États-Unis sont devenus les premiers importateurs du CARICOM et qu’ils se sont substitués au Royaume-Uni. Le modèle de développement externe, qui s’enracina dans les mentalités et se transmit aux élites, a engendré un autre obstacle, celui de l’idéologie d’assimilation qui interdit à ces îles caribéennes, même à l’époque post-coloniale, une prise en compte de leurs potentiels identitaires. Ainsi font défaut une approche du développement différente, une valorisation endogène du patrimoine. La pensée d’Arthur Lewis n’a pas altéré le modèle de développement externe. Dans les pays en développement, 332

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les élites, moulées à l’école métropolitaine, ont du mal à renier les modes de pensée. La plupart des Afro-caribéens ont coulé leurs aspirations et pratiques politiques dans le monde du modèle de Westminster, devenant parfois plus Britanniques que les Britanniques, de fait, de véritables Afrosaxons pour reprendre la formule de Llyod Best. (Fred Constant et Justin Daniel, 1999, p. 30).

On peut dire que la pensée de Lewis privilégia les questions purement économiques, au détriment des questions identitaires et de l’impact de la mondialisation sur les sociétés du Sud. Or, le phénomène de globalisation a des effets considérables sur le tissu social et culturel de la Caraïbe post-coloniale. Il pose également le problème des faibles marges de manœuvre des sociétés sous-développées, de leur dépendance du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque mondiale (BM) et des règles draconiennes de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). La mondialisation a tendance à renforcer l’affaiblissement des petits marchés. Elle installe des clichés sociaux qui ne répondent pas à la réalité des pays pauvres. Elle véhicule des schémas culturels, religieux et idéologiques qui affectent les valeurs et les idéaux des pays pauvres et creusent le fossé entre le Sud et le Nord. En ce début de XXIe siècle, on a l’impression que chez certains penseurs caribéens, il y a une absence de « contre-vision » des choses. Tout semble s’organiser comme si ces penseurs avaient brûlé toute leur énergie à comprendre leur réel et à le dénoncer. Or, nous savons qu’en matière d’évolution des sociétés, il ne s’agit pas de comprendre, mais de transformer, en faisant émerger de nouvelles logiques internes pouvant s’articuler avec d’autres au plan externe. C’est à partir de ce postulat que l’idée de revisiter la pensée du développement d’Arthur Lewis est née. Si les écoles de pensée existent essentiellement grâce à la pertinence des idées et à l’adhésion des hommes et peuvent prétendre à une sorte d’immortalité par la renaissance, leur survie dépend de la triple épreuve : celle des faits, celle du temps, celle de la critique. Ce triptyque est universellement connu pour constituer le passage au dépassement et pourquoi pas à la re-fondation ! Dès lors, tout projet de « dépassement », pour avoir quelque chance de succès et afficher sa pertinence, doit apporter une réponse à des interrogations d’ordre systémique. La première doit inévitablement s’inscrire dans une logique de renforcement de la « dé-périphérisation », c’est-à-dire de la distanciation, voire de la volonté de rupture avec les différents modèles externes imposés aux sociétés caribéennes insulaires. 333

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La seconde doit poser la question de l’affirmation du lien entre logique endogène et culture, comme substrat de la différence et de la singularité des peuples de la Caraïbe. Elle doit aborder le principe même du progrès social et culturel, à travers la sacralisation de la production des ressources de développement, comme consubstantielle à la cohérence identitaire. Ce sont ces éléments que nous proposons comme modes de « dépassement » constructif de la pensée de sir Arthur Lewis qui aura marqué de son empreinte les théories sur les économies de développement. D’une façon générale, englobant donc les sociétés insulaires de la Caraïbe : Les pays en développement sont dans leur quasi-totalité dans une position faible et périphérique en raison notamment de leur bas niveau de développement économique, en particulier de leur faible industrialisation, donc de leur peu de poids dans le fonctionnement du système économique. (Philippe Braillard, 1987, 77).

C’est la raison pour laquelle, il nous a semblé important pour ces pays de sortir de cette logique de soumission/dépendance. Nous considérons que la « dé-périphérisation » est un mouvement double. Elle conjugue l’atténuation consciente du système de dépendance économique, culturelle et sociale des anciennes colonies (périphéries) vis-à-vis de la métropole (centre) et l’affirmation de la société post-coloniale, en tant que peuple organisé, assumant son histoire, son identité et désireux d’assurer son développement. Les sociétés post-coloniales doivent sortir de ce jeu complexe de conditionnement qui reproduit la logique périphérie/centre. C’est pourquoi, dans la Caraïbe anglophone, l’abolition de l’esclavage est l’acte rebelle par excellence, par rapport au système de valeurs venant du centre. Elle est donc le premier acte révolutionnaire, fondateur des peuples insulaires, qui a donné du sens à leur existence en soi et pour soi. C’est leur propre « centralité » entrant dans le conscient et/ou l’inconscient collectif des générations. Pourquoi ne pas traduire la naissance de cette trajectoire spécifique, de cette affirmation « d’auto-centralité », de « dé-périphérisation culturelle et identitaire » ? Lorsque plus tard, survint l’heure des indépendances dans la Caraïbe, à partir des années soixante et de la création des propres cadres institutionnels de ces « îles pays », la Caraïbe enclencha un deuxième pas historique, celui de la « dé-périphérisation statutaire ». Dans les deux cas, ces avancées sont des repères sociétaux, si l’on tient compte du fonctionnement des institutions caribéennes et de la représentation universelle de ces États dans le monde. Par contre, c’est sur le plan des questions économiques, que la « dé-périphérisation » est problématique, car elle risque d’être entendue comme une 334

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volonté d’autarcie, de repli ou de fermeture. Or, ce n’est pas ce sens que ce phénomène revêt. D’autant plus que tout repli sur soi est rendu impossible et chimérique à l’ère de la mondialisation et de la libéralisation des échanges. La balance commerciale globalement négative des principaux pays du CARICOM montre à la fois le niveau d’ouverture économique des pays caribéens et leur niveau de dépendance envers les grands pays, si l’on excepte Trinidad qui affiche une balance commerciale positive avec les États-Unis (grâce à son pétrole et à son gaz naturel) et la Jamaïque avec le Canada, le Royaume-Uni et l’Union européenne (grâce à sa bauxite). De plus, la dette des pays de la Caraïbe qui ne cesse de doubler ou de tripler voire quadrupler dans certains pays est aussi un bon indicateur de la relation de dépendance extérieure de ces îles. Les sociétés insulaires caribéennes anglophones ont, par conséquent, de réels progrès à accomplir pour éviter la spirale du surendettement. En effet, le remboursement de leur dette empêche la mise en place d’une politique de réinvestissement hardie, si efficace pour soutenir les politiques d’innovation, d’aide publique et de modernisation des économies. Il est vrai que leur histoire économique et leurs mœurs ne favorisent ni l’investissement, ni le réinvestissement. Tout naturellement, la multiplication des échanges commerciaux et financiers non maîtrisée par les États, les crises pétrolières, la baisse des matières premières et les impératifs internationaux de réduction des dépenses publiques accentuèrent, dans les sociétés caribéennes modernes, le chômage, l’exclusion et provoquèrent des crises sociales et économiques en Jamaïque, Saint-Vincent, la Grenade, Trinidad, au Venezuela et à Saint-Domingue, De plus, le contexte de la globalisation, qui mit en exergue le dualisme Nord/Sud, réactualisa de facto la stratégie du modèle centre/périphérie. En effet, les gouvernements caribéens ont de plus en plus de mal à intégrer les exigences d’équilibres budgétaires et financiers imposés par le FMI ou les contraintes commerciales dictées par l’OMC « Le FMI a donc sous-estimé les risques de ses stratégies de développement pour les pays pauvres. » (Stiglitz, 2002, 121). Pour le Prix Nobel d’économie de 2001 (Joseph E. Stiglitz), l’interdépendance inégalitaire en matière d’échanges commerciaux, le libéralisme commercial dont sont victimes les pays exportateurs de produits agricoles ainsi que les contraintes financières ne bénéficient pas à la périphérie, mais contribuent à reproduire, dans les micro-sociétés de la Caraïbe, les conditions du sous-développement. Pour l’instant, les sociétés sont dans l’incapacité de concevoir des pistes de développement fiables et encore plus d’élaborer des politiques économiques favorables au développement des sociétés insulaires. 335

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Il s’agit pour ces pays d’oser rompre avec l’approche classique du développement dépendant de l’extérieur. Bien sûr, cette démarche est particulièrement délicate, car en ce XXIe siècle, tout est tourné vers l’extérieur, uniformisé, voire « mondialisé » et il y a peu de place pour concevoir un modèle de développement à la carte, pour l’intérieur et différent du modèle dominant des puissances industrialisées. Pourtant, les sociétés caribéennes, n’ont pas d’autre choix que de tenter l’expérience. Si les pays de la Caraïbe sont, à l’origine, nés dans leur propre négation et ne se justifiaient ni pour eux-mêmes, ni pour les sociétés complexes auxquelles ils donneront naissance, l’histoire de leur construction devra avoir une logique quasiment contraire. Car la crise sociétale permanente qu’ils traversent, les déséquilibres socioéconomiques, l’absence de modèle préexistant transférable, la tendance à l’uniformité culturelle, sans oublier le phénomène d’« américanisation » des modes de vie, obligent aujourd’hui les Caribéens à développer un autre regard sur eux-mêmes. Ils devront apprendre à rendre leur histoire plus positive, à se justifier pour eux-mêmes, à forger les contours de leur propre identité de peuples et à expérimenter des mécanismes internes, historiquement absents car historiquement interdits. Plus encore, ces pays apprendront à sortir du schéma externe conduit par les métropoles pour donner la priorité à l’interne. Il s’agit de renforcer la cohésion interne et d’élaborer des systèmes de valeurs et de représentations propres à la société, étape indispensable pour une valorisation des ressources internes et de la logique de production. Il s’agit de satisfaire, même en partie, les besoins des populations locales et non exclusivement ceux de l’exportation. C’est là que réside l’approche endogène du développement que les Lewisiens n’ont pas suffisamment exploitée. La réalité économique et sociologique des îles de la Caraïbe fait apparaître non pas une absence de capacités productives, comme trop souvent répété, mais des systèmes de production précapitalistes et une marge, non négligeable, de productions qui ne participent pas au circuit marchand. Ces deux réalités sont le reflet des politiques mises en place par le système colonial. La justification première des colonies pour les pays européens était de produire des denrées exotiques, passées du stade de produits de luxe (café, cacao, tabac, sucre, etc.), réservés aux classes privilégiées, au stade de produits de consommation courante. Le circuit économique assigné aux colonies était un circuit externe (importation de moyens de production et autres intrants contre l’exportation des produits). La satisfaction des besoins internes de consommation n’avait donc aucune priorité et par conséquent ne bénéficiait d’aucun investissement significatif pour ce faire. Comment ne pas comprendre que c’est là que prend source tout le système d’inhibition des systèmes productifs internes et des représentations culturelles qui leur sont nécessairement liées ? 336

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Comment ne pas admettre les lieux de valorisation collective, de solidarité et de survie par rapport au système externe, les dons entre familles et individus, les « coups de main » pour la construction ou la réparation des habitations, les trocs de productions rurales non marchandes qui font abstraction des signes monétaires ? Le système des sociétés essentiellement tournées vers l’exportation de produits économiques ne cherche nullement à valoriser les potentiels humains, sociaux, culturels ou artistiques des sociétés caribéennes. Or, il convient d’inscrire les sociétés insulaires caribéennes dans une logique de production endogène. Il faut noter que ce raisonnement est difficilement admissible pour des sociétés nées de la mondialisation et construites par la mondialisation. Dans la mondialisation, c’est la dynamique d’exportation qui détermine pour les blocs mondiaux la dynamique de la croissance économique. En conséquence, les sociétés caribéennes post-coloniales doivent bâtir leur propre dynamique d’exportation et non poursuivre celle des autres. Il nous semble pouvoir dire, aujourd’hui, que les applications du modèle d’Arthur Lewis n’ont pu résister au conditionnement doctrinal dominant de l’époque, à l’inexpérience. Fondamentalement, les sociétés caribéennes postcoloniales n’ont pas pu ou su limiter le conditionnement du modèle de développement externe ancré dans l’économie des anciennes colonies. Il est vrai que dans la Caraïbe, la transition d’une économie coloniale vers une économie post-coloniale a été rendue particulièrement difficile. Il est également vrai que l’importance du circuit économique interne pour créer les conditions de l’éclosion d’une approche endogène du développement suffisamment forte n’a pas été comprise. Il est tout aussi vrai que la dimension identitaire, comme source de développement a été négligée. Les échecs de développement observables dans l’archipel des Caraïbes, révèlent, par conséquent, moins une « crise de modèle » qu’une « crise d’élaboration de modèle ». Les difficultés actuelles que traversent la plupart des pays dans la zone caribéenne, tous construits dans la colonisation, font apparaître que toutes les tentatives pour imposer durablement un développement externe en piétinant la culture, l’identité, et en niant les racines et les systèmes ante capitalistes, ont échoué. Pire, elles sont sujettes à des explosions de violence au cœur même des anciennes métropoles et développent des extrémismes et des replis communautaires préjudiciables à l’équilibre des sociétés et aux valeurs humanistes. Les pays de la Caraïbe sont confrontés à des problèmes socio-économiques classiques, comme l’avait si bien mis en évidence Lewis, mais sans pouvoir changer l’ordre des choses. La construction de mécanismes de société « en soi et pour soi » (en termes hégéliens) semble leur avoir échappé. C’est ce qui pourrait expliquer, selon nous, la « crise » de la pensée du développement 337

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dans la Caraïbe. Cette hypothèse majeure ne pourra se vérifier, à son tour, qu’à l’épreuve du temps, mais, c’est le propre du chercheur d’élaborer des hypothèses et de les vérifier par confrontation à la réalité. Arlette BRAVO-PRUDENT Université des Antilles et de la Guyane

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LES ANTILLES ENTRE DEUX MONDES S’interroger en Martinique sur les modèles socio-économiques offerts au choix des pays de la Caraïbe soulève deux questions préalables : 1) « la Caraïbe » existe-t-elle en tant que monde culturel homogène et ayant conscience de lui-même ? 2) Guadeloupe et Martinique font-elles partie de « la Caraïbe » autrement que par leur localisation géographique ? On laissera à d’autres le soin de proposer des réponses à ces interrogations, pour se concentrer sur deux autres questions, qu’impose l’intitulé même de notre colloque, « Quels modèles pour la Caraïbe ? » : - Quels sont, dans le monde tel qu’il se présente aujourd’hui, les grands modèles socio-économiques en présence ? - Quels sont, parmi ces modèles, ceux dont l’influence se fait sentir sur les Antilles françaises, ceux entre lesquels elles ont à choisir ou peuvent choisir ? On suggérera en un premier temps que le monde contemporain propose six grands modèles d’organisation socio-économique (I) avant de montrer que les Antilles françaises glissent progressivement, au fil des générations, de l’un de ces modèles à un autre (II) et de constater en conclusion que ce dernier a commencé à céder la place à un troisième, qui bouleversera douloureusement les équilibres actuels. SIX GRANDS MODÈLES D’ORGANISATION SOCIO - ÉCONOMIQUE On peut distinguer deux grandes catégories d’organisation socio-économique : les sociétés de type communautaire, d’une part, les sociétés de type individualiste, d’autre part, et repérer quatre formes de sociétés communautaires et deux formes de sociétés individualistes. On peut rassembler ces six modèles dans le tableau ci-après, p. 342. On le constate, du modèle n° 1 au modèle n° 6, on glisse de sociétés totalement communautaires, fondées sur des liens de parenté réels ou supposés, valorisant l’instant présent et excluant toute prise de risque donc toute innovation, jusqu’à des sociétés totalement fondées sur la concurrence individuelle, centrées sur le projet et valorisant la prise de risque et l’innovation. 341

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Les grands modèles socio-économiques Sociétés communautaires

Sociétés individualistes

1) Parenté réelle ou imaginaire

2) Système coopératif

3) Économie administrée

4) Entreprise familiale

5) Marché + protection sociale

6) Marché sans protection sociale

Sociétés rurales tradionnelles

Autogestion, kibboutz, économie sociale

Système socialiste

Monde urbain sinovietnamien

Europe occidentale

États-Unis

Primat de l’entraide communautaire face à la précartié

Primat de l’égalité interne à la coopérative

Égalité et sécurité l’emportent sur le projet affiché

Goût familial pour le risque et la concurrence

Concurrence individuelle, matinée de sécurité

Concurrence individuelle, accceptant la précarité

Civilisation de l’instant présent, crainte du risque et de l’innovation

Civilisation du projet, valorisant le risque et l’innovation

LES SOCIÉTÉS COMMUNAUTAIRES

On peut distinguer quatre types d’organisations sociales essentiellement fondées sur les disciplines communautaires, que l’on peut classer par ordre d’émergence croissante d’un certain goût du risque, de la concurrence et de l’innovation, donc d’un projet, d’une projection vers un avenir à construire : les sociétés fondées sur les liens de parenté, les sociétés fondées sur le lien coopératif, celles fondées sur l’économie collectivisée, enfin celles reposant sur l’entreprise familiale. 1°) Les sociétés fondées sur les liens de parenté, réels ou imaginaires Il s’agit là du modèle premier, celui des micro-sociétés rurales archaïques se caractérisant par une faible densité démographique et par des techniques économiques rudimentaires : cueillette, chasse, agriculture itinérante sur brûlis au moyen d’outils sommaires. Leur très faible efficacité économique les maintient dans une constante précarité, à laquelle elles se sont de tout temps efforcées de pallier en organisant, autour de liens de parenté réels ou fictifs – l’ancêtre commun pouvant être un mythe1 – un total assujettissement des individus aux disciplines communautaires, tant au niveau du partage des tâches de production qu’à celui de la répartition de leurs fruits. Hantées par la précarité de leur condition matérielle, ces sociétés recherchent la sécurité dans la reproduction à l’identique des pratiques qui ont assuré leur survie, et excluent donc toute prise de risque sous forme d’innovations techniques hasardeuses, en même temps qu’elles excluent l’affirmation par l’un ou l’autre de leurs membres d’une autonomie personnelle qui ruinerait les indispensables solidarités. Elles ignorent donc, et répriment sévèrement, par la mise au 342

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ban, toute aventure individuelle par laquelle l’un de leurs membres, rompant avec les comportements qui lui sont assignés par le groupe, affirmerait son autonomie, innoverait, et connaîtrait, le cas échéant, une réussite personnelle, ressentie comme une transgression du statut auquel il aurait dû se tenir. Les sociétés rurales d’Afrique sub-sahariennes illustrent assez clairement, aujourd’hui encore, ce type d’organisation socio-économique. 2°) Les sociétés fondées sur le lien coopératif Cette conception des choses n’a été systématisée comme principe d’organisation sociale, économique et politique que dans un seul État, aujourd’hui disparu, mais dont l’expérience demeure en tant que modèle. L’ économie sociale, ou tiers secteur, rassemble les entreprises ayant en commun les caractéristiques suivantes : - elles ne sont pas des entreprises capitalistes, car elles ne poursuivent pas le même but (le profit des détenteurs du capital) et ne sont pas gérées de la même manière, à savoir que le principe « une action = une voix » y est remplacé par le principe « un homme = une voix » ; - elles ne sont pas des entreprises publiques, mais poursuivent comme celles-ci des objectifs d’intérêt général ; - leur capital est un patrimoine collectif non susceptible d’être partagé ; - elles jouissent d’une totale autonomie de gestion, et œuvrent sur le marché, en concurrence avec les entreprises capitalistes ; - elles se fondent sur un ancrage territorial fort. En droit français, les entreprises de ce secteur revêtent l’une des quatre formes juridiques suivantes : l’association, la fondation, la coopérative et la mutuelle. Elles représentent environ 10 % des emplois et du PIB2. On songe aussi aux kibboutz d’Israël. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) fut le théoricien du fédéralisme intégral, transposition du système mutualiste – échange contractualisé de services – à l’ensemble de l’organisation politique et administrative : l’appareil étatique disparaîtra, propose-t-il, remplacé par une pyramide d’entreprises et de services publics autogérés désignant chacun ses délégués, chargés d’un mandat impératif, à l’institution de niveau supérieur (Lescuyer, 2001, 501). La Yougoslavie fédérale s’inspira étroitement de l’utopie proudhonienne à partir de 1948, et sa dernière constitution, celle de 1974, mettait en place – au moins sur le papier, car le parti unique exerçait une centralisation politique contraire au fédéralisme intégral – une organisation économique et politique très originale. À la base de cette organisation, les entreprises autogérées – coexistant avec un secteur privé – appelées organisations de travail associé, et les services publics, baptisés communautés autogestonnaires d’intérêts. Les unes comme les autres étaient gérées par une assemblée de délégués du personnel 343

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– le conseil ouvrier dans les entreprises – élus pour un mandat de deux ans renouvelable une seule fois, laquelle assemblée élisait les membres de l’organe exécutif, responsables devant elle. Le conseil de chaque établissement élisait ses délégués au conseil de l’entreprise ; les conseils des différentes entreprises de la même branche élisaient leurs délégués au conseil de la branche, et ainsi de suite, les délégués au conseil de chaque niveau étant responsables devant le conseil du niveau inférieur, qui les avait élus. Cette pyramide des organisations de travail débouchait sur la pyramide des communautés sociopolitiques, dont la première était la commune, « collectivité autogestionnaire et socio-politique de base fondée sur le pouvoir et l’autogestion de la classe ouvrière et de tous les travailleurs »3, dotée des compétences de principe, la seconde la province autonome (Voïvodine et Kosovo seulement), la troisième la République (au nombre de six), la dernière enfin la fédération de Yougoslavie. Le système des délégations en cascade, de bas en haut, prenant sa source au niveau de chaque établissement industriel ou agricole comme de chaque service public, remontait ainsi jusqu’aux organes de la fédération. Ce système extrêmement complexe, imprégné de l’utopie autogestionnaire et anti-étatique d’un Proudhon, ne survécut guère au décès de Tito et à la disqualification des idéologues qui l’avaient engendré. 3°) Les sociétés fondées sur l’économie collectivisée Utilisé pour la première fois en France en 1832 par Pierre Leroux et, à la même époque, en Grande-Bretagne par Robert Owen, le concept de socialisme s’opposait à celui d’ individualisme. L’idée avait déjà sous-tendu le courant de pensée utopique inauguré par Thomas More au XVIe siècle ; elle prit aussi la forme du socialisme chrétien avec Charles Fourier, Etienne Cabet puis Emmanuel Mounier, mais aussi celle du socialisme libertaire ou anarchiste, avec, notamment, Proudhon et Bakounine. Mais c’est le socialisme scientifique de Karl Marx qui, avec Lénine et Trotski, a profondément marqué l’histoire en donnant naissance à un modèle d’organisation sociale, politique et économique mis en place en premier lieu en Russie par la Révolution de 1917, puis en Union soviétique à partir de 1922, enfin, après la Seconde Guerre mondiale, en Europe centrale, en Chine, en Corée du Nord, au Vietnâm, à Cuba, avant d’être imité par certains États fraîchement décolonisés. Sous la forme qu’il a ainsi connue, le socialisme est un mode d’organisation de la société qui, afin de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers, retire l’initiative économique aux particuliers pour la confier à la collectivité. Après s’être emparé du pouvoir par une révolution, le prolétariat confisque à la bourgeoisie l’intégralité des moyens de production, et les remet à l’État. La recherche du profit par les détenteurs du capital cesse donc d’être le moteur de la vie économique, afin qu’il soit mis un terme à l’exploitation de la main-d’œuvre. La concurrence des entreprises sur le marché des biens et services, ainsi que celle des travailleurs sur le marché du travail, cèdent la place à des décisions politico-administratives fixant l’implantation des entre344

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prises, le type de production de chacune, le prix de vente de leurs produits, le montant des rémunérations versées, etc. Le parti du prolétariat, auteur du bouleversement révolutionnaire, établit son monopole sur l’ensemble des institutions, et la démocratie n’est plus pluraliste mais unanimitaire : les élections ne sont plus disputées mais servent à rassembler autour de l’appareil du parti une population à la fois séduite par les perspectives d’une société plus égalitaire – et les réels progrès effectués en ce sens – et intimidée par un efficace appareil répressif. Cette première étape, celle du socialisme, devait en précéder une seconde : l’appareil d’État, ayant d’ores et déjà perdu sa fonction de domination d’une classe sur une autre, devait perdre sa fonction d’organisateur de services publics, au profit des communautés de travailleurs et d’usagers, qui en assureraient elles-mêmes la gestion. Devenu inutile, il dépérirait et disparaîtrait : ce serait le communisme. On le sait, ce modèle ne dépassa jamais le stade de la dictature du prolétariat, car il avait, semble-t-il, comme le suggéra M. Gorbatchev en 1978, « nié la nature humaine ». 4°) Les sociétés fondées sur l’entreprise familiale Les Chinois et Vietnamiens des villes et de la diaspora ont de longue date mis sur pied un mode d’organisation combinant solidarités communautaires, esprit d’entreprise et goût de l’innovation. Il s’agit en effet d’un capitalisme familial assujettissant rigoureusement les membres de la famille – quel que soit leur âge – à l’entreprise commune, donc excluant l’aventure individuelle, mais acceptant pleinement (quoique collectivement) les exigences de la concurrence économique, de la recherche de profit et de compétitivité, donc de l’innovation. L’autonomie de la personne ne se dégage pas encore des disciplines communautaires, mais ces sociétés sont beaucoup plus tournées vers l’avenir, vers la prise de risque, que ne le sont celles jusqu’ici présentées. Ce modèle se présente en deux versions assez distinctes, l’une observable en Chine même (ou au Vietnâm, culturellement très proche), l’autre dans la diaspora. En Chine même, « l’importance des solidarités traditionnelles et l’influence de trente années de socialisme ont conduit la société chinoise à interpréter le slogan « enrichissez-vous ! » sur des bases communautaires fortement liées au pouvoir politique (local). » (Roca, 1997). En effet, les logiques concurrentielles de l’économie de marché y sont largement contournées par les réseaux relationnels reliant familles puissantes et bureaucrates locaux, réseaux qui permettent la mise en place, par différents procédés fréquemment peu respectueux de la légalité – notion peu pertinente, on le sait, en Chine, où l’idée d’État de droit paraît très exotique – d’une forme de protectionnisme local permettant des profits aisés. La diaspora ne jouit pas de tels privilèges, et est contrainte de s’accommoder des impératifs concurrentiels de l’économie de marché. Mais l’entreprise 345

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demeure familiale plus qu’individuelle (Dubost 2006) : tous ses membres, quel que soit leur âge, toutes générations confondues, sont mis à contribution pour fournir, bien souvent en marge de la légalité, une main-d’œuvre quasiment gratuite et pour des horaires de travail extensifs. Ce mode de fonctionnement, joint à une culture prédisposant à l’ascétisme, procure à l’entreprise familiale – commerce, restaurant, atelier – un avantage concurrentiel lui permettant un taux d’épargne donc de réinvestissement élevé. Le modeste investissement de départ bénéficie ainsi d’un coefficient multiplicateur permettant rapidement le développement de l’affaire puis son essaimage, une partie de la famille prenant son autonomie en créant, avec le soutien collectif, une nouvelle entreprise. On se trouve donc bien là, on le constate, dans un modèle qui, tout en demeurant essentiellement communautaire, se rapproche de celui reposant sur la prise de risque individuelle, fondement du modèle né en Europe. LES SOCIÉTÉS INDIVIDUALISTES

Fondée sur l’affirmation de l’autonomie de la Personne et sur la fonction simplement auxiliaire des mécanismes de sécurité collective, la civilisation européenne a effectué une véritable rupture avec celles qui, dans une optique inverse, assujettissent l’individu aux disciplines communautaires afin de garantir la sécurité. Il existe aujourd’hui – et pour quelques années encore – deux versions de cette civilisation, l’une combinant concurrence et dispositifs de protection sociale, l’autre acceptant comme légitimes les inégalités engendrées par la concurrence. 1°) Le modèle combinant concurrence individuelle et protection sociale L’organisation socio-économique progressivement mise en place en Europe repose certes sur la concurrence individuelle mais, se refusant à reconnaître comme pleinement légitimes les inégalités engendrées par cette mise en concurrence, a développé des mécanismes de protection sociale effectuant une certaine redistribution des richesses entre les forts et les faibles. La collectivité s’est effacée derrière les trajectoires individuelles, et l’esprit de compétition, réprimé dans les sociétés de type communautaire – qui assignent à chacun un statut précis dont il ne lui est pas permis de s’évader - se trouve au contraire valorisé, érigé en moteur du dynamisme collectif. Cette culture repose sur une rupture philosophique radicale, dont les effets sur les autres cultures s’apparentent à un véritable séisme dont toutes les conséquences ne sont pas encore perceptibles : la proclamation de la légitimité de dire JE. Longtemps réprimée au profit de la première personne du pluriel, la première personne du singulier a acquis droit de cité et, bien plus, est devenue, à l’inverse, la finalité de l’organisation sociale. La recherche de l’épanouissement personnel, par la valorisation de ses aptitudes propres et l’affirmation de soi, est devenue un but légitime de l’existence après avoir été, de tout temps 346

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semble-t-il, sanctionnée comme sapant les nécessaires disciplines collectives. Et la quête de conditions de vie plus clémentes, pour soi et les siens, se muant plus ou moins, au fil du temps, en désir d’accumulation et de confort, est devenue, par le truchement des mécanismes analysés très tôt par David Ricardo et Adam Smith, le moteur de mécanismes économiques à l’efficacité jusqu’alors inconcevable. La « vieille Europe », toutefois, n’a pu s’accommoder de tous les effets pervers de cette mise en concurrence généralisée des individus. L’explosion des inégalités engendrées par les conditions impitoyables dans lesquelles ses peuples ont basculé dans l’ère industrielle lui est apparue incompatible avec sa conception de la valeur intrinsèque de chaque personne humaine, et elle a donc mis en place des mécanismes de protection sociale – réducteurs de risque en quelque sorte – destinés à amortir ces inégalités. Et leur développement a permis de substituer aux solidarités traditionnelles fondées sur les liens de parenté une solidarité fondée sur des institutions, plus respectueuse de l’autonomie de chacun. Née en Europe, cette civilisation se présente aux États-Unis sous une version assez différente. 2°) Le « modèle » privilégiant la concurrence individuelle. L’origine des États-Unis y explique la prévalence d’un système de valeurs assez distinct de celui sous-tendant la civilisation européenne. L’indépendance arrachée à la mère patrie a valu Révolution, par la répudiation, du moins théorique, d’un ordre social puissamment hiérarchisé hérité de l’histoire du peuple britannique au profit d’un ordre nouveau dans lequel chacun était – et est encore aujourd’hui – réputé jouir, au départ, des mêmes chances que les autres. L’égalité n’est pas à conquérir par des luttes politiques, elle est postulée : cette société est réputée égalitaire. Débarquant dans un monde où les clivages de classes sont beaucoup moins perceptibles que dans la vieille Europe, l’immigrant a le sentiment que rien hormis ses propres capacités ne fait obstacle à sa réussite. Dès lors la compétition et ses effets en termes de production d’inégalités sont ressentis comme pleinement légitimes, Dieu lui-même ayant donné cette terre à ce peuple neuf avec mission d’y créer la société idéale où chacun obtiendrait ce qu’il mérite. L’idée socialiste – la revendication d’une égalité à construire sur les ruines de la compétition individuelle – est donc fondamentalement étrangère à une culture toute centrée sur l’idée de mérite, et dont les membres ont le sentiment aigu que cette culture leur permet de donner le meilleur d’eux-mêmes. Aussi découvre-t-on aux États-Unis que les systèmes de protection sociale sophistiqués élaborés en Europe – et dont ses peuples sont fiers – n’y suscitent aucune admiration particulière, mais plutôt le sentiment diffus et consterné qu’ils sont inspirés par le démon car permettant aux plus médiocres d’entre nous de se laisser porter sur le mol oreiller de la solidarité institutionnalisée, 347

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échappant ainsi à la loi divine du mérite. Les mécanismes du marché n’y sont donc corrigés qu’à la marge par des dispositions protectrices des faibles. Ce modèle représente ainsi l’exact opposé du modèle communautaire archaïque fondé sur les liens de parenté. Loin d’y être combattue, la concurrence individuelle y est valorisée. Loin d’y être craints et fuis, l’innovation et le risque y sont délibérément affrontés. Loin d’y être vécu pour luimême, l’instant présent y est investi dans la préparation d’un avenir supposé meilleur. Tels sont les six modèles socio-économiques que l’on peut distinguer dans le monde contemporain, classés par ordre de prise de risque individuelle croissant. Il est maintenant possible de se demander lesquels de ces « modèles » concernent les Antilles françaises. LES ANTILLES FRANÇAISES ENTRE DEUX MODÈLES L’intitulé même de notre colloque évoque un choix, un carrefour, la perplexité d’une culture mineure face à l’attraction de cultures majeures, ou plus précisément la nécessité pour une culture composite d’opter résolument pour l’un des éléments qui la composent. Il est donc légitime de tenter ici d’analyser les éléments des modèles qui, actuellement, coexistent dans cette culture composite et de repérer les glissements qui, au fil du temps, s’opèrent. Et il n’est pas illégitime de penser que s’affrontent pour l’essentiel dans la culture composite des Martiniquais et Guadeloupéens les deux modèles que sont, d’une part, celui dont étaient porteurs, à l’origine, les esclaves importés d’Afrique, d’autre part, celui que la France s’efforce depuis plusieurs générations d’implanter dans ces deux sociétés. LES GRANDS TRAITS DE L’HÉRITAGE CULTUREL AFRICAIN

On pénètre ici en terrain délicat. Fugitivement évoquées lors du rappel des origines essentiellement africaines du peuplement des Antilles4, les composantes africaines de la culture antillaise ne sont pas aisément reconnues, et l’on préfère imputer au statut des esclaves le système de valeurs qui constitue le fond de la culture antillaise. Le dramatique échec de l’Afrique indépendante n’est pas étranger, très certainement, à cette évidente réticence à se reconnaître un fond culturel africain. Mais l’aliénation coloniale, relayée par la volonté assimilatrice de la République, a, non moins certainement, largement contribué au refoulement de cette composante culturelle africaine. On ne prétendra pas résumer ici l’énorme travail ethnographique consacré de longue date aux traits culturels africains. Un intellectuel camerounais, Daniel Etounga Manguelle, s’est essayé il y a une quinzaine d’années, dans un ouvrage retentissant destiné – il faut le préciser ici – à mettre au jour les blocages culturels de l’Afrique face aux impératifs du développement (Etounga Manguelle, 1991), à une pareille synthèse. Cette synthèse est donc présentée 348

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sous un jour délibérément critique, mais elle est saisissante, et l’on peut y retrouver certains traits culturels antillais : - « Une soumission totale à l’ordre divin » (Etounga Manguelle, 1991, 34) : le monde tel qu’il est, ainsi que les comportements des hommes, sont des données immuables, léguées dans un passé mythique aux ancêtres fondateurs, auteurs de principes de vie respectés de génération en génération. Ce passé mythique est sacralisé et s’exprime à la fois dans le culte des ancêtres et des anciens et dans le respect religieux de l’ordre naturel. Dès lors l’attitude de conquête et de domination de la nature qui fut au point de départ de la civilisation européenne, est tout simplement inconcevable. - « Le refus de la tyrannie du temps » (ibidem, 35) : la conception africaine du temps ne repose pas sur la distinction du passé, du présent et de l’avenir. La durée s’apprécie par rapport à un moment fondateur, de nature largement mythique, et les moments successifs ne tournent pas le dos à ce moment fondateur mais « le regardent au contraire » (36), le décompte du temps écoulé n’étant que celui des événements qui ont eu lieu. Le temps africain est un temps cyclique, tournant le dos au futur et empreint de la conviction que le passé ne peut que se répéter. La sagesse africaine est dès lors « une sagesse de la conservation de ce qui est, de la fixité et de l’immuabilité des essences. » (37) - « Un pouvoir et une autorité indivisibles » (39) : les fondements du pouvoir sont de nature magico-religieuse plus que rationnelle, et le souverain concentre entre ses mains les forces de l’invisible. La domination de l’homme fort est donc dans l’ordre des choses, de même que la soumission des gouvernés. - « L’effacement de l’individu face à la communauté » (43) : la notion d’une Personne autonome et responsable est inconnue des cultures africaines, toutes centrées sur la communauté familiale, qui confère un statut précis à chacun de ses membres. Toute affirmation du JE est réprimée, car elle met en danger la collectivité, sapant ainsi la sécurité que cette dernière assure à ses membres. Aucun espace ni aucun temps d’intimité n’est donc possible dans les villages africains où lire, écrire, et porter un jugement personnel, sont choses impossibles. De même, l’idée d’institutions anonymes face auxquelles chacun aurait des droits et devoirs délimités par la règle de droit est incompréhensible : les rapports avec les détenteurs du pouvoir ne s’effectuent que par le truchement des échanges intra-communautaires de services. - « Une convivialité excessive et le refus épidermique de tout conflit ouvert » (45) : toutes les occasions de l’existence sont prétextes à fêtes, à banquets rassemblant le maximum de convives. La socia349

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bilité est regardée comme la vertu première de tout être humain, et « la recherche d’une paix sociale basée sur l’unanimité (…) pousse l’Africain à évacuer tout conflit et à refouler la violence dans le monde de l’invisible » (46) plus concrètement à préférer le consensus à l’expression d’un désaccord, quitte à recourir parallèlement à la sorcellerie. - « Un piètre homo economicus » (46) : l’économie, en effet, la production de richesses, n’est pas une catégorie de pensée distincte de l’ensemble des rapports sociaux. La marchande de légumes, assise tous les matins au même emplacement sur le marché, accorde plus d’importance à la reproduction de son identité sociale par l’échange ritualisé auquel elle se livre avec ses clientes, qu’au bénéfice qu’elle réalise. Le profit de l’entrepreneur est considéré comme un bien communautaire et consommé par les membres de la famille, ce qui rend tout réinvestissement impossible. Les dépenses ostentatoires interdisent toute accumulation dans un but d’investissement, et ce d’autant plus que la conception que l’on a du temps interdit toute projection vers l’avenir. - « L’enflure de l’irrationnel » (51) : massif, le recours à la magie et à la sorcellerie constitue un exutoire aux tensions opposant les uns aux autres, tensions qui ne peuvent s’exprimer dans des cultures où nul ne peut, par l’expression publique d’un désaccord, mettre en danger le consensus sur lequel le corps social est bâti. - « Des sociétés cannibales et totalitaires » (64) : la pesanteur de l’ordre communautaire amène toute prise d’initiative individuelle à se heurter à de vives réactions de jalousie, de sorte que les membres du groupe, loin d’additionner leur énergie, se neutralisent mutuellement. Et la jeunesse formée se heurte au totalitarisme villageois avant même de se heurter au totalitarisme du pouvoir politique5. Sans faire référence à un héritage culturel africain, Edouard Glissant a, de longue date déjà, relevé certains traits culturels créoles apparentés à ceux relevés, pour les cultures africaines, par Daniel Etounga Manguelle. À ses yeux en effet « le Martiniquais n’est pas historiquement intéressé à des rendements ni à des améliorations techniques » (Glissant, 1997, 58) mais il l’explique par le fait qu’« il ne maîtrise rien d’une production collective (…) dans son pays », situation qui est de manière générale celle de tous les salariés : il ne serait pas illégitime de chercher plus en amont la source de ce désintérêt pour les exigences du progrès économique. De même, Glissant relève « le manque de confiance [du Martiniquais] dans son propre futur » (Glissant, 150), ce qui peut s’expliquer certes par les traumatismes de l’esclavage, mais aussi, plus profondément, par un héritage culturel n’orientant pas les esprits vers la préparation de l’avenir. Glissant relève d’ailleurs parallèlement « une obsession de la jouissance immédiate » (Glissant, 507) s’apparentant fort à certains traits culturels africains notés, on l’a vu, par Etounga Manguelle. 350

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Enfin, l’auteur de « La Lézarde » note la fermeté contemporaine du refus, aux Antilles, de la famille nucléaire de type européen au profit de la famille élargie, dépeinte comme « un réseau invraisemblablement complexe de parenté : tantes, cousines, das, marraines » et dont il relève le caractère « tribal » et l’origine « culturellement africaine ». (Glissant, 150, 161 et 168) André Lucrèce, pour sa part, relève le poids du magico-religieux dans la culture martiniquaise, signale notamment que la fréquence des incestes s’explique précisément par la croyance de leurs auteurs que de tels actes leur permettront d’« acquérir une puissance spirituelle et physique qui les protège du maléfice » (Lucrèce, 1994, 32), et rappelle la célèbre distinction de F. Tönnies entre « Gemeinschaft » (communauté) et « Gesellschaft » (société), pour suggérer que la Martinique est aujourd’hui encore en voie de transition entre la première forme et la seconde. (Lucrèce, 154) Il n’est donc probablement pas illégitime de chercher l’origine de nombre de traits culturels antillais non pas simplement dans la condition de l’esclave, comme on le fait généralement, mais dans un héritage culturel plus lointain, celui de l’Afrique. Face à ce modèle, un autre système de valeurs pénètre, au fil des générations. LES GRANDS TRAITS DU MODÈLE CULTUREL EUROPÉEN

Il n’est pas interdit d’aller chercher chez ces « grands classiques » que sont Max Weber et Raymond Aron une analyse des traits fondamentaux du modèle culturel né de la société industrielle, lequel tend au fil des générations à pénétrer les sociétés antillaises et à en transformer la culture. On notera en premier lieu la séparation de la vie économique et des rapports sociaux fondés sur les réseaux familiaux, relationnels, affectifs : « la socialisation par l’échange sur le marché (…) archétype de toute activité sociale rationnelle, s’oppose maintenant à toutes les formes de communauté », relève Max Weber (1995, 154), avant de préciser que « le marché est le plus impersonnel des rapports de la vie pratique dans lesquels les hommes peuvent se trouver » car « il est en opposition complète avec toutes les autres communalisations, qui présupposent toujours une fraternisation personnelle et, la plupart du temps, les liens du sang » (Weber, 410). Raymond Aron renchérit en expliquant que si « toutes les sociétés ont à résoudre un problème que nous appelons un problème économique », elles n’ont pas toutes « conscience du problème économique, c’est-à-dire de l’administration rationnelle des moyens rares » (Aron, 1962, 103). Et de préciser que l’Europe industrielle a inventé dans ce but l’ entreprise, à la fois « radicalement séparée de la famille », exigeant une accumulation de capital – donc l’épargne à partir de la plus-value tirée du travail des salariés –, une division du travail, la distinction entre une 351

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minorité de détenteurs du capital et une majorité de salariés, enfin la nécessité d’un calcul rationnel. (Aron, 97-100) La société industrielle a aussi bouleversé la situation de chaque individu. L’autonomie de celui-ci est, on l’a dit, niée par les sociétés de type communautaire, qui assignent à chacun un statut, attendent de lui qu’il s’y plie, et sanctionnent toute velléité de sa part de s’en évader par ses accomplissements personnels : les manifestations de jalousie paralysent efficacement toute tentative de cette nature, ne laissant le choix à l’individu qu’entre l’acceptation résignée des pesanteurs collectives et l’exil. Tout au contraire, la culture de type industriel, loin d’enfermer l’individu dans un statut préétabli, s’efforce précisément de le retirer de sa communauté d’origine (qui lui assigne son statut) et le met en mesure – et en demeure – de mériter sa place dans le corps social par ses accomplissements dans l’exercice de ses fonctions : la jalousie, efficace garant de l’égalitarisme communautaire, cède alors la place à l’émulation, à la stimulation mutuelle, qui permet aux énergies individuelles de se conjuguer au lieu de se neutraliser. C’est ainsi que l’économie de marché utilise l’instinct de compétition comme moteur d’un système économique qui s’est rapidement avéré le plus efficace, et de très loin, de tous ceux connus jusqu’alors6. Le modèle socio-économique né en Europe s’oppose donc trait pour trait aux caractères des sociétés de type communautaire tels qu’Etounga Manguelle les a analysés : - la « soumission totale à l’ordre divin » a cédé la place à une démarche scientifique cherchant à désacraliser le monde pour en comprendre le fonctionnement et le dominer, le mettre au service de l’homme ; - le « refus de la tyrannie du temps », par une vision cyclique de l’Histoire incitant à prendre son parti de ce qui arrive, s’est effacé devant une conception linéaire de l’Histoire : l’humanité progresse, elle se construit, elle se dégage du clan primitif pour donner progressivement naissance à l’Homme, et les énergies collectives tout autant qu’individuelles doivent être tendues dans cette perspective ; - le pouvoir et l’autorité « indivisibles » des sociétés archaïques ont cédé la place à la démocratie, où chaque homme est réputé digne de participer, par son bulletin de vote, au choix des gouvernants donc à celui d’un avenir pour la Cité ; - l’individu n’est plus sommé de s’effacer face à la communauté (Gemeinschaft) qui lui assigne son statut, mais il adhère librement à une société (Gesellschaft) au sein de laquelle il lui faudra conquérir sa place par ses mérites ; - la crainte de tout conflit ouvert et la « convivialité » de commande à laquelle elle contraint chacun est remplacée par la distance affective, par l’anonymat, et par l’institutionnalisation des conflits : ceux-ci ne 352

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rendent pas intenable la vie quotidienne – qui se déroule dans le cadre de fonctions et non plus de relations à connotation affective – donc n’ont pas à être refoulés, et leur règlement est confié à des institutions, tels les mécanismes démocratiques ou les juridictions ; - l’économie devient une catégorie distincte des rapports sociaux : dès lors l’affectivité n’y a plus sa place et la recherche du profit à travers la concurrence cesse d’être incompatible avec l’entretien de bonnes relations sociales, l’épargne faite pour l’investissement cesse d’être consommée par les proches, l’accumulation de capital peut donc se faire et avec elle le développement économique se produire ; - le magico-religieux se trouve largement discrédité par une société toute centrée sur une préoccupation de gestion rationnelle… au risque, certes, d’entraîner la désastreuse disparition de repères éthiques ; - enfin, ces sociétés confèrent à leurs membres un degré d’autonomie et de liberté personnelle probablement sans précédent dans l’Histoire… au risque, certes, de faire plonger dans le désarroi les individus n’ayant pas bénéficié d’une éducation suffisamment structurante. On le voit, le modèle socio-économique, donc culturel, proposé – imposé ? – aux sociétés guadeloupéenne et martiniquaise est fort éloigné de celui dont étaient, à l’origine, porteurs les esclaves africains. L’action combinée du gendarme, de l’instituteur et du prêtre (Suvélor, 1989, 273) a, au fil du temps, fait glisser ces sociétés d’une culture à l’autre, d’un modèle à l’autre, ce « glissement progressif » encore inachevé étant qualifié de « culture créole », notion qui devrait d’ailleurs être utilisée au pluriel tant est large aujourd’hui, d’un milieu social à l’autre, d’une classe d’âge à l’autre, la palette des métissages culturels que l’on peut relever. CONCLUSION : DE DOULOUREUSES PERSPECTIVES ? L’intensification et l’universalisation contemporaines de la concurrence conduisent mécaniquement, on le sait, à une péréquation mondiale des coûts de production donc des salaires : à la hausse pour les pays émergents, à la baisse pour les vieilles puissances industrielles. Et celles-ci se trouvent contraintes – sous peine de perdre rapidement des parts de marché – de démanteler dans la douleur les dispositifs mis sur pied au cours du XXe siècle pour protéger dans une certaine mesure les salariés contre les aléas de l’économie de marché. Le modèle européen est donc contraint de s’effacer devant le modèle américain, qui tire son dynamisme et sa remarquable capacité d’adaptation de l’acceptation par chacun de la compétition et de la précarité à laquelle il est constamment exposé. Ce glissement du modèle européen au modèle américain – ce retour de l’ État-providence à l’ État-gendarme ? – va rapidement s’avérer plus doulou353

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reux encore pour les départements d’outre-mer que pour ceux de l’Hexagone car leur surpeuplement eu égard à leurs capacités économiques propres n’a été rendu possible que par la convergence à leur profit (grâce à l’ État-providence) de flux de transferts publics – nationaux et européens – et sociaux dont le tarissement à terme paraît rebus sic stantibus inévitable. Le basculement de ces territoires dans les redoutables exigences de l’économie libérale radicale va donc contraindre ces populations soit à trouver des productions ou des services jouissant, sur le marché, d’un avantage comparatif, soit à de très douloureuses régressions de leurs conditions d’existence, soit à un non moins douloureux exil. Thierry MICHALON Université des Antilles et de la Guyane

Notes 1. Comme le relève notamment Max Weber, Économie et Société, Plon, tome II, 1995, p. 130. 2. Source : encyclopédie Wikipedia. 3. Source : Constitution de la République fédérale de Yougoslavie, 1974. 4. « Au moment de la Révolution, Saint-Domingue compte 33 à 40 000 colons, 20 à 25.000 gens de couleur libres et 350 à 500 000 esclaves » : P. Boissonnade, SaintDomingue à la veille de la Révolution et la question de la représentation coloniale aux états généraux (janvier 1788-7 juillet 1789), Paris, Geuthner, 1906, p. 35-36. Cité par G. Marion, « Distance et dépendance : les incohérences de la politique coloniale d’Ancien Régime », in Th. Michalon, Entre assimilation et émancipation : l’outremer français dans l’impasse ? 5. « Il n’y aura pas de champ du possible ni pour les Africains, ni pour les sociétés africaines, tant que l’Afrique sera totalitaire et surtout tant qu’on s’interdira de le dire » : M.-L. Eteki-Otabela, Misère et Grandeur de la démocratie au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 1987, cité par D. Etounga-Manguelle, L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ? Ivry-sur-Seine, Éditions nouvelles du Sud, 1991, p. 70 6. « Le sociologue d’aujourd’hui a tendance à penser qu’une bonne société est celle qui utilise les vices des individus en vue du bien commun » : R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, p. 124.

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Bibliographie A RON R., Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, coll. Folio. Constitution de la République fédérale de Yougoslavie, 1974. DUBOST I., « Au-delà de l’ethnicité : les “Chinois” de la Martinique », à paraître in Terres d’Amérique, n° 8, 2006. Encyclopédie Wikipedia. ETOUNGA MANGUELLE D., L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ?, Ivry-sur-Seine, Éditions nouvelles du Sud, 1991. GLISSANT E., Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997, coll. “Folio”. LESCUYER G., Histoire des Idées politiques, Paris, Dalloz, 2001, coll. “Précis”. LUCRECE A., Société et modernité. Essai d’interprétation de la société martiniquaise, Case-Pilote, L’Autre Mer, 1994. MARION G., « Distance et dépendance : les incohérences de la politique coloniale d’Ancien Régime », in MICHALON T. (dir.), Entre assimilation et émancipation : l’outre-mer français dans l’impasse ?, à paraître aux éditions Les Perséides, Rennes. ROCA J.-L., « Paradoxale modernisation de la Chine », Le Monde diplomatique, mars 1997. SUVELOR R., « Les vecteurs de l’intégration : le gendarme, l’instituteur et le prêtre », in FORTIER J.-C. (dir.), Questions sur l’administration des DOM, Paris, EconomicaPresses universitaires d’Aix-Marseille, 1989. WEBER M., Économie et Société, Paris, Plon, t. II, 1995, coll. Pocket.

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TRAPPE DE SOUS - DÉVELOPPEMENT ET CONVERGENCE MACROÉCONOMIQUE LES DÉFIS ET PERSPECTIVES D’HAÏTI PAR RAPPORT AUX PAYS DE LA

:

CARAÏBE

Ce travail analyse la situation de trappe de sous-développement dans laquelle évolue l’économie haïtienne depuis les années quatre-vingt et s’interroge sur les défis qui attendent cette dernière dans le cadre d’une recherche de convergence par rapport à ses voisins de la Caraïbe. Il s’articule autour de trois sections. La première section présente le cadre théorique. La deuxième section analyse la situation socio-économique récente des points de vue macro et sectoriel. La troisième section fait le point sur les critères de convergence macroéconomique tels que retenus par la CARICOM et discute des défis en termes d’intégration régionale pour Haïti dans cette logique d’une dynamique de recherche de convergence. LE CADRE THÉORIQUE Dans cette première partie, nous essayons de voir quelle articulation possible existe entre la trappe de sous-développement et la convergence macroéconomique. LA TRAPPE DE SOUS - DÉVELOPPEMENT

La théorie de la transition démographique souligna, dans un premier temps les différentes phases de comportement de croissance de la population parallèlement au rythme de la croissance de l’économie dans le contexte des sociétés pré-industrialisées ou en retard. Par la suite, cette théorie a été reformulée de la manière suivante (Nelson 1956), à savoir qu’aussi longtemps que le revenu per capita reste au-dessous d’un niveau critique, un taux de croissance de la population qui excède le taux de croissance du revenu ramènera toujours l’économie à une trappe d’équilibre de bas niveau.

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Sous un autre angle, Jacques et Rebeyrol (2001) argumentent qu’une modification du modèle de Solow (1956)1 permet de comprendre aussi le phénomène de trappe de sous-développement et de montrer l’absence de convergence entre les économies situées respectivement autour des équilibres de haut niveau et de bas niveau, de visualiser la sensibilité aux conditions initiales et l’importance des chocs qui peuvent faire éventuellement basculer une économie du bassin de stabilité d’un équilibre à celui de l’autre2, par exemple de k1 à k3. Fig.1 - Endogénéité de la croissance démographique et trappe à développement (tiré de Jacques et Rebeyrol, 2001)

Selon Jacques et Rebeyrol, ce graphique permet de voir qu’il existe trois équilibres réguliers (hormis k=0), à savoir k1 et k3 qui sont stables contrairement à k2. Sur la base de ce modèle, on peut s’attendre à deux groupes de pays, certains centrés sur k1 et d’autres plus développés et centrés sur k3. En dessous du seuil k2, une économie est enfermée dans une trappe à développement3 et ne « décolle » pas. La coopération internationale, à un certain niveau par exemple, peut lui permettre de dépasser le seuil k2 et de s’orienter vers le niveau de revenu par tête élevé k3 mais une aide insuffisante resterait sans effet durable, l’économie retombant à k1 au bout d’un certain temps. Cela correspond bien à la théorie du « big push », de la « grande poussée » pour les pays pauvres. C’est effectivement ce qui s’est passé en Haïti au cours des vingt dernières années et qui justifie les trois sous-périodes qu’on a identifiées antérieurement où, pour des raisons diverses, le flux d’aide en provenance de la coopération internationale n’a jamais atteint effectivement des volumes extraordinairement élevés face aux problèmes structurels du pays mais, de plus, s’est estompé en diverses occasions. Plus récemment, une identification des facteurs responsables de la situation de trappe de sous-développement et de pauvreté dans laquelle sont 358

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enfermés les pays en développement a été proposée par Berthélemy (2005), à savoir : 1) les mécanismes reliés à l’accumulation des facteurs au sens large tels la démographie, les comportements d’épargne, l’accumulation du capital humain associée à l’éducation ; 2) les aspects plus qualitatifs du processus de croissance, tels la diversification de l’économie et le développement financier ; 3) les aspects, reliés aux institutions politiques, tels la corruption et les conflits qui peuvent entraîner une nation dans une dynamique destructrice où la pauvreté et les institutions faibles se renforcent mutuellement. Plusieurs de ces mécanismes peuvent opérer en même temps dans différentes phases du processus du développement économique de sorte que nous puissions avoir un ensemble d’équilibres multiples. En présence de ces équilibres multiples, poursuit Berthélemy, deux stratégies complémentaires peuvent être conçues pour sortir un pays pauvre de la trappe de sous-développement, à savoir : 1) la stratégie du « big push » ; 2) la stratégie de la promotion des réformes économiques. Cette deuxième stratégie, qui doit pouvoir augmenter dans un premier temps la croissance économique, possède analytiquement de meilleures chances d’être efficace étant donné que la dynamique temporelle du pays qui passerait d’un équilibre stable à un autre équilibre stable permettrait d’observer des pics multiples de croissance ou, en d’autres termes, un pattern de cycle de croissance. LA CONVERGENCE MACROÉCONOMIQUE, UNE PRÉSENTATION SYNTHÉTIQUE

Le concept de convergence est important du point de vue de l’économie politique du développement parce qu’il peut informer les décideurs politiques du besoin ou autrement des politiques de développement nécessaires pour promouvoir l’équité et la croissance. Si les pays convergent dans le temps, cela implique que les disparités entre les nations peuvent diminuer naturellement. D’un autre côté, l’absence de convergence ou une convergence à un rythme très lent peut suggérer le besoin de politiques proactives afin de promouvoir la croissance et réduire les inégalités. La notion de l’hypothèse de convergence a suscité une intense controverse ces dernières années. Cette controverse est principalement d’ordre empirique et, de façon générale, traite de la pertinence de trois hypothèses testables concurrentes (Beine et Docquier 2000), à savoir : 1) l’hypothèse de convergence absolue4 selon laquelle les revenus par tête nationaux convergent vers un niveau de long terme identique quelles que soient les conditions initiales ; 359

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2) l’hypothèse de convergence conditionnelle5 qui suppose que les revenus par tête des régions dont les caractéristiques sont identiques (par exemple en termes de préférences, de technologies, de taux de croissance démographique ou de politiques publiques) convergent vers un niveau identique à long terme, indépendamment de leur situation initiale ; 3) l’hypothèse de convergence des clubs à la base des notions de polarisation et de trappe de pauvreté, et selon laquelle les revenus par tête des régions dont les caractéristiques structurelles sont identiques convergent vers un niveau de long terme identique pour autant que les conditions initiales de ces régions soient suffisamment proches6. TRAPPE DE SOUS - DÉVELOPPEMENT ET CONVERGENCE : LES LIENS

Selon Berthélemy, l’idée de trappe de sous-développement a été revisitée par les analystes de la croissance depuis le milieu des années quatre-vingt suivant les contributions empiriques de Abramovitz (1986) et de Baumol (1986), lesquels y ont associé des équilibres multiples avec la notion de convergence des clubs. L’argument standard est qu’il y a des processus cumulatifs conduisant à un déclin économique quand l’économie est initialement au-dessous d’un certain seuil, tandis que le progrès économique est possible quand ce seuil a été dépassé. La variable conduisant le développement économique joue le rôle de variable d’état et cette variable peut être conçue comme un facteur de production tel le capital physique ou le capital humain, une caractéristique structurelle telle le développement financier ou la diversification, ou une caractéristique institutionnelle telle la pro-cyclicité de l’économie envers la corruption, etc. Dans ce cadre d’analyse, une conséquence des équilibres multiples est qu’un pays pauvre ne peut connaître une croissance qui le place en dehors de la pauvreté à moins que ne soient mises en œuvre des initiatives de politique pour changer les conditions initiales d’une telle façon que ce pays puisse sauter d’un équilibre initial, bas, stable à un autre équilibre plus élevé mais également stable. Ainsi, les politiques et non seulement les conditions initiales sont significatives dans la discussion sur la convergence des clubs. La possibilité d’équilibres multiples a été aussi analysée dans le cadre des discussions sur le rôle du capital humain et plus particulièrement de l’éducation dans le processus du développement. Le modèle théorique d’Azariadis et Drazen (1990) a montré clairement qu’un bas niveau de développement éducatif pouvait bloquer une économie dans une situation de sous-développement. La faible dimension des ressources initialement disponibles réduit l’efficacité du système éducatif et des retours sur l’éducation et conséquemment 360

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obstrue le processus d’accumulation du capital, puisque le rendement privé sur le capital humain tombe si bas que les parents peuvent difficilement investir dans l’éducation de leurs enfants. Dans cette analyse, le secteur de l’éducation a une propriété similaire à celle attribuée au secteur de la recherche et du développement dans les modèles standard de croissance endogène, soit une externalité dynamique. Quand le stock de connaissances disponibles à l’intérieur de la population est insuffisant, les gains à partir de cette externalité ne peuvent se matérialiser, et comme résultat, la croissance ne peut se produire à moins que l’État n’implante une politique d’éducation fortement pro-active. Cette argumentation a été reprise d’une certaine façon dans les résultats des travaux de Berthélemy et Soderling (2001), qui ont montré que les rares succès possibles de décollage en Afrique sub-saharienne ont été dûs à des progrès dans la productivité des facteurs plutôt qu’aux investissements accélérés qui sont souvent associés à des « booms » de courte durée dans la production de biens. Dans ce papier, une tentative pour identifier quelles politiques ont pu être responsables de tels sauts ayant permis à certains pays de sortir de la trappe de sous-développement dans les années soixante a mis en exergue le rôle des politiques d’éducation, et particulièrement les politiques pour améliorer l’alphabétisation de la population. Cette conclusion est aussi très proche de celle soutenue par Myrdal dans son plaidoyer avec force en faveur des politiques destinées à améliorer la qualité de la population pour sortir l’Asie de sa trappe de pauvreté. Dobson et Ramlogan (2002) ont considéré les implications en termes de convergence de certains aspects de la performance de l’Amérique latine en matière de croissance pour la période entre 1960 et 1990. Durant la période de cette étude, des changements sociaux et économiques considérables se sont produits en Amérique latine. Les réformes dans les structures économiques de différents pays ont servi parfois à stimuler la croissance tandis que les périodes de récession mondiale ont eu l’effet opposé. Ceci est reflété dans les « patterns » de convergence durant la période. Entre 1960 et 1990, il y a une évidence de B convergence inconditionnelle7. Selon les auteurs, le fait que le coefficient pour la période est faible et statistiquement non significatif suggère qu’il y a des différences entre les pays autres que le niveau initial de revenu per capita. De plus, il n’y a pas d’évidence de sigma convergence8 pour la période globale, en ce sens que la distribution des revenus n’est pas devenue plus inégale en Amérique latine. Il y a aussi une évidence de convergence conditionnelle en 19909 mais à un taux qui est plus bas que dans les études des pays développés. En général, les taux de convergence étaient hauts dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, tandis qu’au milieu des années quatre-vingt, la convergence a disparu. Il y a donc une évidence en faveur d’une politique 361

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régionale proactive et le renforcement des associations régionales de développement en Amérique latine pour favoriser la convergence. LA SITUATION SOCIO - ÉCONOMIQUE RÉCENTE Dans cette section, nous présentons une analyse globale et sectorielle de la situation en mettant l’accent sur le volet macroéconomique. ANALYSE GLOBALE : UNE PERFORMANCE ÉCONOMIQUE POSITIVE MAIS INSUFFISANTE POUR ENGAGER LE PAYS SUR UNE VRAIE TRAJECTOIRE DE CROISSANCE DURABLE

Le taux de croissance du PIB pour l’exercice 2004-2005 a été de 1,8 %, un taux certes inférieur aux 2,5 % prévus, mais qui traduit une hausse légère des activités par rapport au taux de croissance négatif de –3,5 % de 2003-2004 et au très faible taux de croissance de 0,4 % de 2002-2003. Cette faible augmentation de la croissance de la production en comparaison avec la croissance de la population nous rappelle que le pays se trouve encore dans une situation de trappe d’équilibre de bas niveau ou de trappe de sous-développement et que les efforts de sortie de crise politique et économique doivent se poursuivre avec détermination pour pouvoir enfin briser ce cercle vicieux et placer définitivement le pays sur une trajectoire de croissance durable. En effet, à partir du graphe ci-dessous, nous pouvons remarquer la prédominance de l’insuffisance de la production à satisfaire les besoins de la population de manière globale à partir des années quatre-vingt. Il convient de rappeler que l’économie haïtienne a connu, depuis les années soixante, ses meilleurs taux de croissance (5 % en moyenne) en 1975-80. On était à ce moment-là dans le cadre de l’exécution du deuxième plan quinquennal 19761981 et la coopération avait repris ses financements à Haïti suite à la prise de pouvoir par Jean-Claude Duvalier et suite à ses promesses d’ouverture politique et de révolution économique. Tableau 1 - Taux de croissance de la production et de la population entre 1970 et 2005

Source : Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique

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Trois sous-périodes distinctes se précisent assez bien, la sous période 8082, début de la crise économique qui débouchera sur la crise socio-politique devant entraîner la chute du régime des Duvalier ; la sous-période 91-93 au cours de laquelle Haïti a été victime d’un embargo commercial comme conséquence du coup d’état de 1991 contre la présidence de Jean-Bertrand Aristide ; la sous-période 2003-2004 caractérisée par une forte période de turbulences avant et après le départ du Président Aristide en 2004. Plus particulièrement, le PIB est donc passé de 12 557 millions de gourdes constantes de 1986-87 en 2003-2004 à 12 783 millions de gourdes constantes de 1986-87 en 2004-2005. Cette faible performance de l’économie haïtienne s’explique par un accroissement insuffisant des principales composantes de la demande globale, plus précisément de la demande interne avec des taux de croissance respectifs de 2,7 % et de 1,4 % de la consommation et de l’investissement et également de la demande externe avec des exportations enregistrant un taux de croissance de 3,4 %. L’augmentation enregistrée au niveau de la consommation provient en grande partie de l’accroissement substantiel des transferts de la diaspora haïtienne qui a atteint plus d’un milliard de dollars US en 2005 et des retombées des deux derniers ajustements salariaux effectués dans l’Administration Publique (30 % en juillet 2004 et 15 % en janvier 2005) combinés avec la réduction de l’inflation qui est passée de 22 % en septembre 2004 à 15 % en septembre 2005. Tableau 2 - Offre et demande globale En millions de gourdes constantes de 1987 2000-2001 PIB

13 001

2001-2002* 2002-2003** 2003-2004*** 2004-2005*** 12 968

13 015

12 557

12 733

Importations

14 932

14 757

15 225

15 063

15 450

Offre globale

27 933

27 725

28 240

27 620

28 233

Consommation

20 771

20 514

20 691

19 921

20 354

Investissement

4 281

4 390

4 528

4 381

4 444

Exportations Demande globale

2 881

2 821

3 023

3 318

3 430

27 933

27 725

26 240

27 620

282 333

Source : Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique. *Semi-définitifs, **Provisoires, **Estimations.

De plus, les efforts consentis par certains agents économiques dans les secteurs des télécommunications et de la construction et aussi du gouvernement dans la recapitalisation des entreprises victimes des actes de vandalisme en 2004, la mise en route de chantiers de travaux publics et les dépenses d’in363

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vestissement public effectuées dans le Cadre du Programme de Coopération Intérimaire et du Programme de Relance Economique (PROREC) (715 millions de gourdes courantes) ont été à la base de ce léger accroissement de l’investissement global qui est passé de 4 381 à 4 444 millions de gourdes 1986-1987. La demande externe a connu un net dynamisme en 2005 par rapport à 2004 (3 430 contre 3 318 millions de gourdes 1980-1987) grâce à la croissance de l’économie américaine et plus particulièrement de la croissance des exportations par les industries d’assemblage, un taux de 26 % en valeur nominale nettement supérieur aux résultats enregistrés depuis de nombreuses années. Il faut toutefois souligner que cette performance de l’économie haïtienne aurait pu être plus significative n’étaient-ce les impacts négatifs de l’Opération Bagdad10 sur la croissance de l’économie. L’analyse de l’évolution de l’offre globale fait revivre une fois de plus cette dure réalité des contraintes structurelles de production qui ne permettent pas à l’offre interne, dans les conditions technologiques, financières et managériales actuelles, de répondre valablement à l’augmentation de la demande globale. Il en est résulté un net accroissement des importations qui sont passées de 15 083 à 15 450 millions de gourdes de 1986-1987. Tableau 3 - Produit Intérieur Brut par secteur (en millions de gourdes constantes de 1986-1987) Branches d’activité Agr., Syl., et Pêche

2000-2001 2001-2002* 2002-2003** 2003-2004*** 2004-2005*** 3 455

3 326

3 334

3 174

3 256

14

14

14

13

14

Industries manufacturières

983

999

1003

978

994

Electricité et Eau

Industries Extractives

60

61

63

70

75

Batiments et Travaux Publics

948

957

975

949

977

Com., Restaurants et Hôtels

3 410

3 509

3 530

3 305

3 350

Autres Services Marchands

1 556

1 532

1 535

1 522

1 542

Services Non Marchands

1 385

1 400

1 380

1 336

1 358

Branche Fictive

-494

-513

-516

-495

-523

12 081

12 048

12 093

11 633

11 649

Impôts moins Subventions sur les Produits

920

920

922

924

034

Produit Intérieur Brut

13 001

12 968

13 015

12 557

12 783

-1.0

-0.3

0.4

-3.5

1.8

Valeur Ajoutée Brute

Taux de croissance en %

Source : Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique. *Semi-définitifs, **Provisoires, ***Estimations

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ANALYSE

SECTORIELLE

:

DES

TAUX

DE

CROISSANCE

POSITIFS

MAIS

NETTEMENT

INSUFFISANTS POUR SATISFAIRE LES BESOINS RÉELS DE LA POPULATION ET SURTOUT L’ABSENCE D’UN VÉRITABLE SECTEUR - LEADER POUVANT SERVIR DE LOCOMOTIVE

Les résultats disponibles pour l’exercice 2004-2005 montrent une légère amélioration de la situation économique avec un taux de croissance de 1,8 % toutefois insuffisant par rapport au taux de croissance de la population pour engendrer un PIB per capita croissant. S’il est vrai que toutes les branches ont évolué positivement, il faut cependant constater deux choses, à savoir d’abord que les rythmes de croissance sectoriels ont été nettement insuffisants pour répondre aux attentes de la population en termes d’amélioration de son niveau de vie et ensuite la non existence d’un secteur-leader capable d’assurer la base d’un certaine dynamique de croissance et surtout de créer, d’une part, les emplois productifs et de générer, d’autre part, les devises indispensables, entre autres, à l’achat de biens d’équipement pour pérenniser l’augmentation de la capacité productive de l’économie dans un contexte de mondialisation exigeant la recherche d’une compétitivité certaine. Ces faibles performances au niveau sectoriel expliquent aussi les résultats peu encourageants enregistrés au niveau de nos exportations et surtout le poids élevé de nos importations. Elles augurent aussi du niveau d’effort à fournir par l’entreprise privée haïtienne pour se mettre à la hauteur de ses concurrents caraïbéens. LES CRITÈRES DE CONVERGENCE DE LA CARICOM D’INTÉGRATION RÉGIONALE POUR H AÏTI

ET LES DÉFIS EN TERMES

Dans cette section, nous faisons le point sur les critères de convergence macroéconomique tels que retenus par la CARICOM. LES CRITÈRES DE CONVERGENCE DE LA CARICOM

Le concept de convergence implicite dans le Traité de Chaguaramas en 1973 et qui a fait l’objet de surveillance par le « Council of Finance and Planning » mettait l’accent sur les critères de couverture des importations, de stabilité du taux de change, de service de la dette, de taux d’inflation et de taux de croissance économique. Il s’agissait de tendre vers des situations définies de manière exogène et qui ne constituent en rien des positions d’équilibre pour les variables concernées. La situation finale fixée pour chaque pays est clairement déterminée de façon arbitraire par rapport à la dynamique propre de chaque pays et ne peut en aucun cas être considérée comme l’équilibre final vers lequel ces économies se seraient ajustées en l’absence de politiques économiques spécifiques. Ces critères de convergence sont considérés comme des critères favorisant un rapprochement des économies entre elles, du moins au niveau des varia365

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bles citées. Il n’est donc pas exagéré de penser que la question de la convergence au sens de la CARICOM semble se ramener davantage à la question des moyens à mettre en place afin de piloter les économies concernées vers un point particulier. En 1992, les Chefs de Gouvernements de la CARICOM ont décidé que la région devait tendre vers l’intégration monétaire. Conséquemment, en février 1997, le protocole établissant la CARICOM a été amendé, et dans ce nouveau cadre, le Conseil avait, à nouveau, la responsabilité première d’assurer la coordination de la politique économique et l’intégration monétaire et financière des États-Membres. À cet effet, il est prévu à l’article 8 (bis) de ce nouveau traité que ce Conseil ; a) établit et fait la promotion des mesures pour la coordination et la convergence des politiques macroéconomiques nationales des États-Membres et pour l’exécution d’une politique harmonisée d’investissements étrangers ; b) promeut et facilite l’adoption de mesures pour la coopération fiscale et monétaire parmi les États-Membres, incluant l’établissement de mécanismes pour les arrangements de paiements ; c) recommande les mesures pour atteindre et maintenir la discipline fiscale par les États-Membres; recommande les arrangements pour la libre convertibilité des monnaies des États-Membres sur une base réciproque ; promeut l’établissement et l’intégration des marchés de capitaux dans la Communauté. Lors de sa cinquième réunion en 2001, ce Conseil a reconnu explicitement que le manque de coordination macroéconomique pouvait conduire à de sérieux effets de désintégration, que les arrangements institutionnels pour la coordination des politiques ont été largement inadéquats, et que les pays devaient se préparer à céder quelque degré de leur souveraineté dans le cadre de la formulation des politiques au niveau de la région. LES RÉSULTATS EN TERMES DE CONVERGENCE

Dans une étude de 1998, Atkins et Boyd examinent l’expérience de convergence des pays de la Caraïbe se fondant sur une base de type Solow-Swan en utilisant des données de la Banque mondiale. Les comparaisons ont été faites pour la période 1960-1993 et aussi pour les sous-périodes 1960-1972, 1973-1983 et 1984 -1993 choisies en fonction des évolutions de la zone. Selon les auteurs, la région n’est pas associée à la pauvreté extrême, à l’exception d’Haïti, mais de préférence, les pays retenus sont en général dans un niveau de revenu intermédiaire. De plus, du point de vue institutionnel, une expérience coloniale partagée a créé chez ces pays un cadre commun de gestion de leurs économies, contrairement à Haïti qui a eu son indépendance depuis 1804. Les résultats ont montré un très faible support pour la convergence durant la période globale 1960-1993. Les estimations des sous-périodes se sont révélées partagées, montrant à la fois de la divergence et de la convergence se 366

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traduisant finalement par une faible convergence globale. Il est à noter, selon les auteurs, que la présence d’Haïti élimine à la fois la β et la sigma convergence. Edinval et Cordette (2004) constatent que, plus de trente ans après, les modifications structurelles importantes ne sont toujours pas réalisées, et l’intégration régionale rencontre des difficultés importantes. Dans ce contexte, il ne semble pas que la CARICOM, un des regroupements les plus dynamiques, ait pu contribuer à une meilleure croissance des pays. Au cours de la première décennie d’intégration, les taux de croissance enregistrés sont d’ailleurs assez modestes voire négatifs pour les plus grands pays. Ceux des décennies 80 et 90 sont disparates sur l’ensemble des pays, relativement faibles et parfois négatifs pour les pays les plus développés tels que la Barbade, Montserrat et Trinité-et-Tobago. En revanche, poursuivent les auteurs, de façon globale, il apparaît que les performances sont plus satisfaisantes pour les petits pays tels que ceux de l’OECS. Un cas singulier est celui du Guyana : très nettement, sa croissance est largement la plus forte de tous les pays depuis 1991 (voir tableau 4, p 368). Edinval et Cordette (2004) concluent que l’écart entre les pays les plus riches et les pays les plus pauvres de la région s’est creusé considérablement. Certains ont connu une croissance rapide, d’autres une croissance modérée, tandis que d’autres stagnaient, sans vraiment trouver une stratégie leur permettant de décoller. Cet écart est de 65 à 1 entre le pays le plus riche (les îles Caïmans) et le pays le plus pauvre (Haïti). Dans un article récent sur l’homogénéité et la convergence dans le bassin de la Caraïbe, Maurin (2006) rappelle d’abord que sur les 14 États de la CARICOM, on note de grandes disparités relativement aux différents aspects de la démographie, de la géographie et de l’économie. Ensuite, il souligne que l’approche méthodologique de l’analyse de la convergence s’est enrichie de l’apport de l’analyse spatiale. Cette nouvelle démarche se justifie aisément dans la mesure où l’étude des phénomènes de convergence implique de prendre en considération l’influence qu’exercent entre eux les régions ou pays voisins. L’application de ce cadre méthodologique d’économétrie spatiale a conduit à une absence d’auto-corrélation spatiale, équivalant à un rejet de l’hypothèse de la convergence pour la Caraïbe. LES DÉFIS EN TERMES D’INTÉGRATION RÉGIONALE POUR HAÏTI

L’admission d’Haïti comme quinzième État-Membre de la Communauté de la Caraïbe, le 7 juillet 1999, à la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement de la CARICOM a impliqué pour le pays une série d’avantages à caractère politique, économique et social et un ensemble d’obligations dans le cadre régional, en particulier en termes de convergence macroéconomique. Toutefois, l’environnement d’instabilité socio-politique qui prévaut en Haïti depuis février 1986 s’est traduit jusqu’à nos jours par une nette diminution 367

29-Fievre

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368

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6,8

6

0,8

7,7

5,3

6,3

7,4

Dominique

Grenade

Guyana

Jamaïque

Montserrat

Ste-Lucie

St-Kitts/Nevis

4

12

9,8

8,6

9,4

2,9

-2,6

5,3

7,4

6,8

3,5

7,7

88

-0,7

9,1

6,7

7,2

11,5

6,8

-4,9

5,7

-1,1

12,5

3,6

6,3

89

1,5

4,4

3,0

7,1

14,7

5,5

-3,0

5,2

6,3

8,9

-3,1

3,5

90

2,7

2,3

3,9

3,1

-23,7

0,5

6,0

3,2

2,0

4,6

-4,2

4,3

91

-1,7

7,1

3,0

6,5

-1,5

1,4

7,8

0,6

2,6

10,3

-6,2

4,3

92

-1,7

2,3

4,5

1,4

-0,3

1,2

8,2

-1,3

2,2

3,5

0,6

3,5

93

4,0

2,2

3,0

2

0,2

1,0

8,5

2,3

2,1

1,6

4,0

3,0

94

Sources : Caribbean Development Bank Annual Report (tiré de Edinval et Cordette, 2004).

-4,6

11,4

Bélize

Trinité-et-Tobago

2,6

Barbade

1,7

8,8

Antigua et Barbuda

St-Vincent et les Grenadines

87

Pays

Tableau 4 - Croissance du PIB réel

2,4

4,4

3,9

4,1

0,5

5,5

2,7

1,8

3,4

0,4

-4,2

95

3,2

3,3

5,8

3,7

-1,7

7,9

3,0

3,2

1,7

4,7

5,0

96

3,0

3,2

1,7

4,7

5,0

97

2.9

-1.8

2

4.4

98

5

4

-1.5

-0.5

1.8

5

4

4.6

99

5

2

0.5

-1.5

0.2

3

7

0.5

4

2.8

3.5

100

du niveau de vie de la population, une aggravation de la situation de pauvreté et une informalisation de l’économie (Fièvre, 2004), en un mot par un cercle vicieux de régressions risquant de la confiner dans une pauvreté permanente. Ces faits suggèrent l’existence de difficultés profondes au plan des actes économiques fondamentaux à la base du processus de croissance et de développement, notamment en matière de travail, d’innovation, d’investissement, d’organisation des activités, d’exportations et conquête de marchés externes pouvant être des sources de blocages du développement En effet, les trois travaux mentionnés antérieurement et relativement à l’analyse de la convergence dans la région de la Caraïbe ont toujours rappelé le caractère problématique de la situation haïtienne et la distance qui sépare le niveau de fonctionnement de son économie par rapport au reste de la région. Une analyse du niveau du revenu per capita dans la zone de la Caraïbe permet de mesurer l’ampleur des écarts en termes de bien-être entre Haïti et les autres pays. Tableau 5 - PNB/Habitant des pays de la Caraïbe (en $ US) PNB en $ US

Pays

PNB< 1000

Haïti (460)

1000