Marx 2000 : actes du Congrès Marx international II 2130507972, 9782130507970 [PDF]


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Table of contents :
Table des matières......Page 184
Présentation: D'un Congrès à l'autre : Marx fin de siècle par Eustache Kouvélakis......Page 6
ART ET POLITIQUE......Page 18
Isabelle Garo, Le fétichisme de la marchandise chez Marx......Page 20
Michael Löwy, Marx et Weber critiques du capitalisme......Page 32
Emmanuel Renault, L'histoire des sciences de la nature et celle de l'économie politique......Page 44
Jean-Marie Vincent, Critique de l'économisme et écono-misme chez Marx......Page 62
LA POLITIQUE EN QUESTION(S)......Page 76
Etienne Balibar, Quel communisme après le communisme ?......Page 78
Eustache Kouvélakis, Marx 1842-1844 : de l'espace public à la démocratie révolutionnaire......Page 90
Paul Sereni, Communisme et sociétés précapitalistes : Stratégies anticapitalistes et romantisme chez Marx......Page 104
Yves Sintomer, Emancipation et commensurabilité......Page 112
Jacques Texier, Etat, luttes de classes et formes du développement historique chez Engels......Page 126
FIGURES DU MARXISME CONTEMPORAIN......Page 142
Emmanuel Barot, Sartre : de la réification à la révolution......Page 144
Vincent Charbonnier, Le problème de la totalité chez Lukács......Page 156
Claude Leneveu, Mikhail Bakhtine et le matérialisme de la pratique : quelques propositions et interrogations......Page 170
Auteurs......Page 182
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Marx 2000 : actes du Congrès Marx international II  
 2130507972, 9782130507970 [PDF]

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Zitiervorschau

Marx 2000

A c t u e l M a r x Confrontation Sous la direction de Jacques BIDET Jacques TEXIER André TOSEL

ACTUEL MARX CONFRONTATION

ACTES DU CONGRÈS MARX INTERNATIONAL II

Marx 2000 sous la direction de

EUSTACHE KOUVELAKIS

Publié avec le concours scientifique de l'Université de Paris X - Nanterre et de VIstituto Italiano per gli Studi Filosojlci

PRESSES U N I V E R S I T A I R E S DE FRANCE

Dessin de couverture par Béatrice Tabah

ISB\ 2 13 050797 2 i s ^ 1158-5900 Dépôt légal — l re édition • 2000, mars © Presses Universitaires de France, 2000 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Présentation D'un Congrès l'autre : Marx fin de siècle

Eustache KOUVELAKIS

Pourquoi bouder éternellement son plaisir, telle est sans doute la première pensée qui vient à l'esprit lorsqu'on mesure le chemin parcouru depuis le premier Congrès Marx qui s'est tenu, tout comme le second (à l'exception des séances inaugurales) à l'Université de Paris X - Nanterre en septembre 1995. Certes, rien ne justifie de verser dans l'autosatisfaction ou dans l'euphorie : les tendances fondamentales du paysage intellectuel fran­ çais, lourdement et massivement hostiles au marxisme et, plus généralement à la radicalité critique demeurant pour l'essentiel inchangées et elles se sont, à partir du tournant de la fin des années 1970, constituées en réaction ouverte à ceux-ci. Il n'en reste pas moins qu'à la litanie célébrant la « mort de Marx et du marxisme » a succédé autre chose, placé sous le signe du « re », « re-tour » ou « re-découverte ». Le constat est désormais suffi­ samment répandu, y compris dans les rangs de ceux qu'on ne saurait soupçonner de la moindre complicité intellectuelle ] , pour y voir quelque chose comme une inflexion de l'« air du temps», écume certes super­ ficielle mais, pour cette raison même, non dénuée d'importance de cet « esprit du temps » cher à Hegel. Simple mouvement pendulaire, au gré des humeurs de la Rive Gauche, ou sorte de loi naturelle, qui voudrait qu'à un « cycle libéral » succède un « cycle marxiste » ? En fait, le « retour de Marx » n'est pas simplement la négation de la « mort de Marx », il est l'autre de cette mort dans cette mort même. Ce dont cette « mort » avait fait abstraction pour se présenter comme telle, comme un fait immédiatement donné, une évidence communément partagée et qui, cependant, ne pouvait fonctionner que dans l'opposition constamment réitérée à son antithèse. De là l'ambivalence 1. Cf. la séné d'articles consacrés à la question par le Nouvel Economiste du 19 janvier 1996 et le Figaro du 6 février 1996. Les dates, nous y reviendrons dans un instant, ont leur importance

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constitutive de ce discours, entre exorcisme et conjuration, que J. Derrida a magistralement analysé dans des pages qui ont sans doute joué leur rôle dans le changement de signe de la conjoncture 2 : pourquoi faudrait-il en effet répéter que Marx est mort, s'assurer constamment que son cadavre est bien froid, si ce n'était en même temps pour se rassurer, ou se prémunir, sur le mode incantatoire, du risque de son éventuel « réveil » ou « retour » ? Mais, ce faisant, l'exorcisme ne fait que témoigner, à son insu, de la présence continuée du « mort » parmi les vivants, sur ce mode très parti­ culier de la spectralité : si Marx ne « hantait » pas notre présent, s'il ne le hantait pas « toujours-déjà», si sa présence n'était pas constitutive de la réflexivité fondatrice de notre « présent », tous les rituels de sa mise à mort symbolique seraient superflus. Cette compulsion de répétition dans la dénégation se renverse par là en son contraire ; l'exorcisme apparaît à présent comme conjuration, cons­ piration de tous ceux pour qui la mise à mort de Marx est nécessaire à la stabilisation de leur hégémonie (la nouvelle « Sainte-Alliance » dit Derrida). Et cette conjuration se scinde en deux, elle devient lutte, elle en appelle une autre, qui la combat, car elle-même n'est pas autre chose que la réaction à un antagonisme premier. En tant qu'« unité des contraires », la « mort » et le « retour » de Marx ne sont pas entre chose que l'indice de cet antagonisme constitutif, dont ils représentent deux manières, mutuel­ lement exclusives et pourtant indissociables, d'en venir à bout. L'oscillation de l'une à l'autre atteste donc d'une impossibilité première, celle de la symbolisation de ce noyau traumatique autour duquel se structure la réalité sociale. Et dont le supplément spectral, qui tente d'en combler la béance, révèle l'ambivalence des réactions qu'elle suscite : en ce sens, l'injonction de la « mort de Marx », tout autant que celle de son « retour », témoi­ gnent d'une profonde angoisse, mélange de fascination et de répulsion, devant l'insoutenable de cet antagonisme, identique à lui-même à travers les incessantes métamorphoses du rapport-capital. Angoisse aussi, et surtout, face à ce qui s'affirme comme le pendant de cette identité-dans-ladifférence, à savoir la permanence de Marx, de l'événement Marx comme seul autre de ce rapport capitaliste. En d'autres termes, du fait que, pour ses partisans comme pour ses détracteurs, il semble que, tout compte fait et refait, il n'y ait pas d'alternative à l'alternative qui porte le nom de « Marx » 3. 2. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993. En cette même année, paraît également l'ouvrage collectif dirigé par P. Bourdieu La misère du monde (Paris, Seuil) dont le succès, aussi ample qu'inattendu, marquait un tournant, à la fois dans le positionnement politique de ses auteurs et dans la perception du néolibéralisme par l'opinion publique. 3. De là évidemment la fascination étrange que les thèses de Fukuyama ont pu exercé sur des marxistes, sans qu'il soit toujours simple de distinguer, dans les évaluations de cette proclamation de la « fin de l'histoire », ce qui relève de la confirmation des craintes les plus profondes ou de la réalisation des vœux les plus secrets. La cas exemplaire est celui de

PRESENTATION

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Il n'est bien sûr pas du tout indifférent de relever le moment où, dans la perception de cette présence spectrale de Marx, s'opère ce renversement de l'angoisse en jubilation : c'est un moment de crise, où plus précisément un moment où la crise, et tout particulièrement la « crise du marxisme » qui n'est que le dédoublement de la crise-métamorphose du rapport capital dans son autre, à savoir le marxisme 4 - se retourne en elle-même, franchit un seuil dans le déploiement de ses médiations réfléchissantes, et libère une possibilité nouvelle. Supposons donc, à titre d'hypothèse de travail, que le moment qui a entouré le premier Congrès Marx International ait vu s'opérer un tel retournement de conjoncture, ou du moins son amorce : en ce cas, sa légère antécédence au mouvement social de novembre-décembre 1995 ne saurait relever de la simple coïncidence. Non pas dans le sens où ces deux événements, qui relèvent à l'évidence de registres très différents, sont reliés par un quelconque rapport de causalité, mais parce qu'ils participent tous deux, parmi bien d'autres 5 , d'une même tendance de fond : la remise en cause de l'ordre néolibéral qui s'est instauré au cours de cette contre-révolution molle (Gramsci dirait une « révolution passive ») des deux dernières décennies, sous le signe précisément de la « mort du marxisme ». Qu'un tel rapprochement ne puisse être fait que post festum ne change rien à son effectivité. C'est bien l'impact d'une vague de grèves et de manifestations sans précédent depuis les années 1970 qui a agi comme un révélateur et un transformateur. Notamment des termes du débat intellectuel et, plus particulièrement, du travail du marxisme qui semble sortir quelque

P. Anderson (A Zone of Engagement, Londres, Verso, 1992), qui semble éprouver une forme de jouissance à la Volney en discernant l'ultime confirmation du marxisme devant la contemplation du spectacle de sa catastrophe. Cf. le bilan critique de G. Elliott, Perry Anderson • The Merciless Laboraîory of History, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1999. 4. Et dont l'indicateur le plus caractéristique réside dans l'apparition récurrente de ces figures étranges de la conscience de soi du marxisme, les post-marxismes (a-t-on en effet entendu parler de post-spinozz^m^ ou de post-hégéliam'sm^ 9 ) , celui de Bernstein, issu de la première « crise du marxisme » de la fin du XIXe siècle, ayant ouvert la voie. Cf. F. Jameson, « Actually Existing Marxism », in Polygraph, n° 1, 1994. 5. Parmi les signes qui parsèment cette année 1995, relevons, pêle-mêle, la multipli­ cation des conflits du travail dans le secteur privé, qui fait parler la presse du « retour des prolos», une campagne présidentielle menée sous le signe de la «fracture sociale», véritable révélateur de la perte d'hégémonie du néolibéralisme jusque dans les rangs de l'électorat conservateur. Et une salve de films français qui, dans leur diversité, ont pour thème commun l'antagonisme de classe et sa violence dans les expériences subjectives : citons, à titre indicatif, La cérémonie (Claude Chabrol), Etat des lieux (Jean-François Richet), En avoir ou pas (Laetitia Masson). Concernant ce dernier, nous disposons de témoignages qui montrent qu'il était spontanément cité par des cheminots grévistes quand il s'agissait de donner une image aux raisons de leur révolte (cf. S. Wahnich, « Du côté des cheminots : raconter une grève, en faire l'histoire », in L'homme et la société, n° 132-133, 1999.

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peu de son statut underground, pour retrouver un certain public 6 , une certaine « publicité » au sens de Kant. Il participe ainsi, à côté d'autres courants, à la construction d'une pensée se réclamant d'une radicalité critique, seule à même de déstabiliser à long terme l'hégémonie idéologique du bloc dominant7 et, pour commencer, de saper ses assises au sein de l'in­ telligentsia. Voilà donc qui explique cette soudaine visibilité, notamment médiatique, de la référence à Marx dans la conjoncture ouverte par les luttes sociales de novembre-décembre8, aux dimensions certes limitées mais qui tranche avec la parade des exorcismes que ces mêmes médias ont si longtemps pratiquée. Le deuxième Congrès Marx International s'est donc tenu dans ce « déjà-là» d'une conjoncture modifiée. Et qui se retrouve dans le dépla­ cement des thématiques internes au congrès : à la relative introversion du premier, fortement marqué par les questions du bilan et des prospectives du marxisme - la proximité de l'effondrement du « socialisme réel » ayant sous doute lourdement pesé en ce sens - , à cette introversion donc succède le recentrage du second congrès sur l'objet propre du marxisme à savoir le capitalisme, sous l'angle de ses « critiques, résistances, alternatives », tant il est vrai que, comme le soulignait déjà en 1995 Fredric Jameson, le marxisme ne peut se comprendre qu'en tant que « science des contra­ dictions inhérentes au capitalisme » 9 . Ce qui ne veut nullement dire que la confrontation du marxisme avec sa propre histoire ait été considérée comme close, ou encore que le travail réflexif sur les concepts qui sont au cœur de cet héritage sans testament de Marx et du marxisme ait été abandonné. 6. Ce que confirme la « rencontre » entre le redémarrage de l'offre et la reprise de la demande. Ainsi, en 1996, le Nouvel Economiste (« Karl Marx sort du mausolée », 19 février 1996) se rassurait en constatant qu'il « suffit de visiter les rayons de quelques librairies générales pour se rendre compte que le « retour de Marx » n'a pas franchi les limites des cénacles intellectuels. (...) Pour l'heure, l'œuvre de Marx n'est pas une mar­ chandise convoitée ». Deux ans après, à l'occasion du cent-cinquantenaire du Manifeste communiste, Le Monde relevait que sa réédition en collection à prix réduit avait dépassé, dès le mois de février de l'année 1998, le chiffre des 35 mille exemplaires vendus (A. Chemin, C. Monnot, « Marx est mort 7 Mon œil », Le Monde, 14 février 1998). 7. A la condition, dont nous ne pouvons examiner ici les présupposés, qui sont d'ordre politique, d'être capable d'agir sur le sens commun populaire et de se transformer en véritable « réforme intellectuelle et morale », pour reprendre les formulations de Gramsci. 8. La vague d'articles à propos du « retour de Marx » est immédiatement consécutive aux événements de novembre-décembre 1995 : outre celui du Nouvel Economiste (cf. supra), citons « Marx jugé par l'intelligentsia » et « France : des marxistes aux marxologues » {Le Figaro, 6 février 1996), A. Chemin, N Weill, « Les nouveaux "compagnons de route" ? » et « les lieux de la pensée critique », {Le Monde, 12 avril 1996). Le phéno­ mène s'est reproduit en 1998, anniversaire du Manifeste communiste oblige. Cf., entre autres, N Weill, « La jeunesse intacte du vieux débat marxiste », Le Monde, 10-11 mai 1998, J. Julliard, « Karl Marx au-delà du Mur », Le Nouvel Observateur, 14-21 mai 1998, P. Virot, « Questions d'actualité sur le marxisme », Libération, 16 mai 1998. 9. F. Jameson, « Cinq thèses sur le marxisme réellement existant », in Congrès Marx International, Cent ans de marxisme. Bilan critique et prospectives, Pans, PUF, 1996, p. 91

PRESENTATION

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C'est précisément du contraire que les contributions comprises dans ce volume voudraient témoigner. Vouloir les résumer, en dégager des axes communs, ou des nœuds de divergences permettant d'identifier des courants constitués, apparaît d'emblée comme une tâche impossible. A cet égard, et au-delà des difficultés habituelles, inhérentes à ce type d'exercice, c'est une certaine image du marxisme d'aujourd'hui qui transparaît, dominée par la fragmentation et le brouillage des anciennes lignes de démarcation, sans qu'il soit aisé d'en distinguer les nouvelles. Image redoublée en l'occurrence par un fait digne d'être relevé, à savoir la coexistence au sein de ce volume (à proportion à peu près égales) de signatures de chercheurs confirmés, dont le nom est étroitement lié aux débats des années 1960 et 1970, et d'une génération nouvelle, d'après le reflux, dont l'arrivée signale sans doute la potentialité d'un renouveau et le déplacement (dans une proportion qu'il est encore difficile de mesurer) des clivages antérieurs. On serait tenté de dire que cet image trouve son expression dans le Marx cubiste que Béatrice Tabah a choisi comme couverture de cet ouvra­ ge, si le cubisme n'était pas précisément une démarche, conduite avec une grande rigueur, pour recomposer dans une sorte de totalité ouverte, en rupture constante avec les pièges de la représentation, la perception frag­ mentée de la réalité portée par le regard moderne. C'est sans doute ce type de regard cubiste, si caractéristique de cette soif de totalité propre au modernisme, qui manque aujourd'hui dans la conscience de soi du marxis­ me, et cette introduction ne saurait, naturellement, en tenir lieu. A défaut donc d'une topographie d'ensemble, on peut au moins distin­ guer des thématiques qui reflètent des préoccupations communes. La première est fournie par le terrain désigné par le sous-titre du Capital, « critique de l'économie politique ». C'est plus spécifiquement le statut de ce projet qui est questionné dans ce premier ensemble d'études, /. e. sa double visée scientifique et critique, sur laquelle le soupçon d'une incohé­ rence originelle n'a cessé de planer. Isabelle Garo s'attache à retracer l'éla­ boration d'un concept décisif de la théorisation marxienne, très largement considéré comme la pointe saillante de sa dimension critique, celui de fétichisme de la marchandise. Elle montre comment Marx s'approprie une notion issue du rationalisme des Lumières, qui en usa pour désigner les formes les plus élémentaires de la religion (elle même conçue comme tissu d'« illusions » et de « superstitions »), pour la transformer profondément, en en faisant le signe distinctif de la modernité capitaliste, dont elle dévoile la fantasmagorie fondatrice. Loin de se réduire à une forme de fausse cons­ cience, ou, comme le voudrait Feuerbach, à la projection d'une aliénation première de l'essence humaine, le fétichisme de la marchandise apparaît bien plutôt comme la face théorique de la production capitaliste, la manière dont celle-ci ne peut pas ne pas apparaître aux yeux des agents. Par l'insistance mise sur la fonction déterminée, productrice d'effets spécifiques,

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de la représentation fétichiste, Marx récuse sa transformation en logique générale, ou encore en rationalité d'ensemble, des rapports capitalistes. Il laisse cependant entrevoir un projet global, celui d'une théorie matérialiste de la représentation. Pour aborder la question de la critique de l'économie de l'économie politique, et de l'économisme inhérent à cette dernière, Jean-Marie Vincent choisit une autre piste, celle de la dialectique de la forme-valeur, qui l'enga­ ge dans une voie distincte de celle de Garo, qui correspond précisément à l'idée d'une rationalité générale à l'œuvre à l'intérieur du mode de production capitaliste, même si cette rationalité est reconnue comme haute­ ment problématique, unilatérale, et, en fin de compte, autophage. La clé de sa compréhension réside dans le concept de valeur comme forme se soumettant l'ensemble des activités sociales, autonomisation des mouvements de la valorisation par rapport aux agents qui en sont les porteurs. En tant que théoricien de la forme-valeur, Marx rompt avec l'économisme sécrété par le fonctionnement interne du mode de production et mis en forme au sein des catégories de l'économie politique. Il échappe ainsi aux critiques qui lui souvent été adressées, notamment du côté de Habermas, d'être un penseur de l'activité humaine instrumentale, qui hypostasie le rôle du travail et de l'économie. Cependant, Marx n'échappe pas entièrement à l'écono­ misme, lorsqu'il succombe à son tour au piège d'une « science écono­ mique » censée fournir la démonstration définitive de la fin du capitalisme et du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière. Marx occulte ainsi le caractère problématique et ambivalent des pratiques sociales, et tout particulièrement des activités politiques, y compris de celles qui apparais­ sent du côté des agents dominés. Les limites de sa théorisation apparaissent clairement lorsqu'il s'agit de penser la question des formes politiques de la transformation des rapports sociaux et du type d'individualité que ceux-ci façonnent et reproduisent. Le point départ adopté par Michael Lôwy est proche de celui de Vincent, à savoir la saisie de la rationalité d'ensemble du capitalisme et de son nihilisme secret. C'est la comparaison entre deux critiques du capita­ lisme, celle de Marx et celle de Weber qui servira de fil conducteur à l'analyse : malgré leurs différences indéniables, tout particulièrement quant aux possibilités de dépassement historique de ce système et du rôle que les forces sociales dominées peuvent jouer en ce sens, celles-ci ne sont pas sans présenter des affinités électives. C'est alors la catégorie de réification, et non plus de représentation (Garo) ou de forme-valeur (Vincent), qu'il con­ vient de privilégier au sein de la critique marxienne. La vision du capita­ lisme comme règne de rapports impersonnels et chosifiés rejoint ainsi les thématiques weberiennes de la « cage de fer » et de l'inversion entre moyens et fin, toutes deux condensant l'irrationalité substantielle d'un

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système dépourvu de finalité autre que celle, parfaitement vide, de Tauto­ reproduction élargie des conditions de l'accumulation. Si les études précédentes ont privilégié le Marx « critique », héritier de la grande tradition idéaliste allemande, c'est du côté de la science, et du matérialisme, que nous entraîne résolument Emmanuel Renault. Malgré des ajustements successifs de sa position, Marx n'a en effet jamais cessé de se réclamer de l'idée d'une unité des sciences : la question se pose donc du rapport entre sa propre entreprise scientifique et les modèles de scientificité, issus des sciences naturelles, qui dominent son époque. Renault montre que la référence constante à ces sciences remplit chez Marx une double fonction, heuristique et de légitimation, qu'il ne faudrait point assimiler trop hâtivement à un positivisme béat. Les sciences de la nature apparaissaient à cette époque, tout particulièrement au sein du mouvement ouvrier, comme porteuses d'une signification subversive, d'une dimension normative qui leur confère un rôle éminent dans les pratiques d'éman­ cipation. Fortement liée à une vision historique du développement scien­ tifique, l'épistémologie de Marx se présente, à grands traits, comme réaliste, rationaliste, constructiviste, et pluraliste. Elle reconnaît la présence consti­ tutive des éléments idéologiques dans ce développement historique, mais, à ce niveau d'analyse, uniquement comme conditions extérieures, disjointes de la dynamique spécifique de la scientificité qui se voit ainsi dotée d'une sorte de sens absolu. En fait, c'est bien l'entreprise de critique de l'économie politique qui permet à Marx d'accéder une conception de l'idéologie dans le registre de l'immanence et ce grâce à la prise en compte des effets internes de la lutte des classes dans la constitution des sciences. En ce sens, loin de représenter une quelconque rechute dans l'économisme, le point de vue spécifique de l'antagonisme de classe « représenté » par la théorie est ce qui autorise à penser dans leur unité la déconstruction conséquente des illusions fétichistes, partagées par l'économie politique et le sens commun, et le statut scientifique de leur critique. La question de la politique, qui n'a cessé d'apparaître en filigrane tout au long de cette première partie, est abordée de front dans la deuxième : c'est sur ce terrain d'ailleurs que Marx et la tradition qui s'y réfère ont souvent été considérés comme coupables d'une lacune radicale, qui n'est pas sans rapport avec les dérives des régimes qui s'en sont réclamé, et qui disqualifie le projet d'émancipation porté par le marxisme. C'est dans cette voie que s'engage l'argumentation d'Yves Sintomer : malgré ses apports partiels, le cadre d'ensemble de la critique marxienne est intenable, tout particulièrement par son ambition d'abolir, avec la domination sociale et politique, le politique lui-même au sein d'une future société réconciliée et transparente. C'est la question de la commensurabilité qui sert de révélateur à l'analyse : la définition du communisme figurant dans la Critique du programme de Gotha pose la nécessité de son double dépassement, à la fois

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par l'instauration d'une société d'abondance et par le dépérissement du droit. La fin de la commensurabilité semble bien déboucher sur une fin du politique lui-même, devenu superflu dans une société où les individus seraient immédiatement expressifs de l'universel. La question resurgit dans la théorisation marxienne de l'expérience communarde : là, même si les questions politiques en tant que telles n'occupent qu'une place subordonnée, Marx préconise une large extension du champ d'application du suffrage universel (lequel peut aussi être considéré comme un outil de commen­ surabilité des préférences) pour permettre le contrôle populaire effectif des représentants. Mais cette extension de la procédure du suffrage va de pair avec sa dépolitisation, son ravalement au rang d'expression spontanée, purement technique, des relations sociales non-conflictuelles qui régissent la société émancipée : une fois de plus, le politique est appelé à dépérir et l'éventualité d'un dérapage post-révolutionnaire paraît a priori impensable. Sombrant dans une vision romantique, voire millénariste, l'utopie marxien­ ne a, sinon provoqué le totalitarisme, du moins facilité son avènement, dont se chargeront concrètement les mouvements révolutionnaires qui s'en sont inspiré. Paul Sereni nous livre une toute autre approche de la vision marxienne du communisme. Non pas que la référence romantique soit niée, au contraire même, dans la lignée des travaux de Michael Lôwy et de Robert Sayre, elle est soulignée, notamment en ce qui concerne Carlyle. Mais l'accent est mis sur son caractère ambivalent et sa complexité, plus particulièrement d'un point de vue politique. Et ce dans un double sens : tout d'abord parce que la fonction de distanciation critique et ironique vis-àvis de l'univers bourgeois que remplit chez Marx la référence à des traits propres aux sociétés précapitalistes ne s'accompagne jamais d'une idéali­ sation de ces formes de vie révolues. Ensuite, parce que la conception marxienne du communisme comme restitution ou récupération de la transparence qui régit les rapports sociaux précapitalistes, qui semble contredire l'affirmation précédente, ne peut à son tour être comprise ni comme un retour un arrière, ni comme le résultat d'un évolutionnisme d'apparence dialectique (la fin comme point de synthèse de l'ensemble des acquis d'un développement historique). Elle se présente plutôt, sur un mode négatif, comme la diction d'un manque, d'une impossibilité : la transparence est précisément ce qu'il est impossible d'expérimenter dans la société capita­ liste. L'expérience de ce manque, qui est ce qui définit comme telle la nostalgie et la sensibilité romantique, ne peut donc être confondue avec la volonté de faire tourner en sens inverse la roue de l'histoire. Et l'utopie sur laquelle elle débouche n'équivaut ni à un retour à la pureté des origines ni à un projet technocratique d'abolition du politique dans un monde administré, virtuellement totalitaire, qui n'en serait que le reflet renversé. Il s'agit bien plutôt d'une image en creux, échappant à la représentation, qui énonce ce

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que le présent exclut de lui-même pour se constituer comme réalité intangible et, en apparence, « naturelle ». Non pas l'abolition du politique mais l'acte qui permet d'entrevoir son bord, en le confrontant à ces limites. Ce faisant, l'« utopie blanche » de Marx se heurte cependant à sa propre limite : dépourvue de contenu positif, fragile face aux menaces de la représentation (l'imagerie de la « société idéale ») qui tendent en perma­ nence à la recouvrir, elle révèle son incapacité constitutive à s'inscrire de manière stable dans l'espace politique. Etienne Balibar se saisit de ce paradoxe pour en déplacer radicalement les termes. La figure marxienne du communisme sera d'emblée décentrée, et ce dans un double sens : d'une part, en étant disjointe de celle de « socialisme », irrémédiablement grevée des téléologies de la transition et de la prise de conscience de la classe sujet (ou même sujet-objet) de l'histoire. De l'autre, en étant conviée à prendre place - une place importante, mais relative et historiquement limitée parmi d'autres figures du communisme, celles qui l'ont précédé ou celles, qui, éventuellement, peuvent lui succéder. Une fois donc admis que les conditions historiques qui ont assuré à la figure marxienne du communisme une position hégémonique n'ont sans doute plus cours, comment poser dès lors la question du communisme dans ce qui forme le noyau invariant mais strictement « formel » donc constitutivement équivoque - de sa signification, à savoir le dépassement de l'opposition individu et société ? Quelle est, en d'autres termes, non pas l'a-venir mais le devenir du communisme dans un monde dominé par un marché généralisé, tendanciellement « post-capitaliste », engendrant des formes extrêmes de domination et d'inégalité ? Deux points cruciaux, à la fois écueils redou­ tables, et points d'appui pour le communisme « historique » sont abordés ici : la question de l'internationalisme et celle des différences anthro­ pologiques. Ils conduisent à une re-qualification de l'« être-en-commun » du communisme comme processus de dépassement des frontières et de miseen-commun des différences dans une sorte de fiction collective constitutive de la notion d'espèce humaine. C'est toujours la question du communisme qui fait l'objet de la contribution d'Eustache Kouvélakis, mais elle nous ramène maintenant à la figure marxienne et au contexte historique de sa formation. Si la disjonc­ tion, posée par Balibar, entre socialisme est, d'une certaine façon, reprise, c'est au bénéfice d'une hypothèse de lecture résolument « jacobine » et hégélienne, i. e. d'un « passage » dialectique entre le communisme issu de la Révolution française (le « communisme bourgeois » dans les termes de Balibar) et celui qui émerge dans les textes de jeunesse de Marx. Une émergence qui ne ressemble pourtant en rien à une maturation graduelle, si l'on admet que la trajectoire jeune-marxienne ne devient intelligible qu'en tant que succession de ruptures. Ruptures qui, à la veille de 1848, représentent autant de réponses singulières à la question de la révolution

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démocratique, européenne certes, mais plus spécifiquement allemande. Ainsi, à un premier Marx, publiciste à la Gazette Rhénane, partisan d'un réformisme radical fondé sur une stratégie d'expansion de l'espace public, succède, moyennant une crise qui invalide les conditions de cette première stratégie de démocratisation, un Marx révolutionnaire, qui entend percer cet hiéroglyphe de la « misère allemande » apparemment sans issue. C'est vers Hegel qu'il se tourne à nouveau pour forger une grammaire adéquate à son entreprise, revenant à ce point exquis où l'a conduit le maître berlinois, l'abolition de la séparation entre l'Etat politique et la société civilebourgoise, et le posant comme contenu d'une révolution nouvelle. Une révolution qui résulte de l'antagonisme de classe interne à la société bourgeoise et qui, seule, peut donner forme à l'autoexpansion des pratiques de démocratisation. Le communisme marxien surgit ainsi de l'intérieur de la révolution démocratique saisie dans l'immanence de son mouvement autocritique. Mais Marx, et Engels, ne sont pas seulement des théoriciens militants qui réfléchissent (et agissent) sur les conditions de l'avènement du commu­ nisme. Ils sont aussi, et pour les mêmes raisons, les témoins d'un siècle qui a vu l'écrasement de la vague révolutionnaire sans doute la plus universelle, ou du moins la plus européenne, de l'histoire (1848-1850) et le déchaî­ nement inouï de violence répressive qui a suivi le second, après juin 1848, assaut vers le ciel du prolétariat parisien. Dans ses derniers textes, Engels a tenté d'en dresser le bilan, plus particulièrement dans ses aspects politique, qui retiennent l'attention de Jacques Texier. L'analyse de l'Etat - à la fois des conditions de son émergence (qui lui ôtent son caractère d'éternité) et de sa transformation à l'ère du capital et des empires - acquiert à cet égard une importance décisive. Notamment en ce qui concerne la formation des Etats nationaux, fait majeur de la seconde moitié du siècle en Europe. L'apport d'Engels se situe dans l'enrichissement du concept d'« extranéation » de l'Etat par rapport à la société, d'« indépendance apparente » de l'Etat vis-à-vis des classes sociales, mais d'une apparence fondée, et productrice d'effets tout à fait réels, qu'Engels reformulera par la suite en termes d'« autonomie relative». Il est ainsi en mesure de discerner les fonctions organisatrices et de direction de l'Etat, que l'on peut bien désigner d'hégémoniques car elles ne se réduisent ni à la répression, ni à une conception instrumentale de l'ordre - ce qu'une certaine tradition marxiste, notamment Lénine, a voulu ignorer. Plus généralement, c'est le rôle du politique qui est revalorisé, aussi bien du côté de l'« origine » de l'Etat, à partir de la dissolution des sociétés primitives, que de celui de la transformation sans révolution des rapports sociaux, telles les « révolutions par le haut » bismarckienne et bonapartiste. Rien d'étonnant si Engels apparaît en fin de compte comme un penseur original des processus de

PRESENTATION

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construction nationale en Europe, annonçant à bien des égards le Gramsci des Cahiers de prison. Les trois dernières contributions se situent sur le terrain de la postérité intellectuelle de Marx, de ces marxismes qui, à l'écart des canonisations doctrinaires, ou plutôt en réaction à celles-ci, ont maintenu la créativité et la radicalité critiques de la théorie. Claude Leneveu explore la voie du « matérialisme de la pratique » en réempruntant les chemins ouverts par l'œuvre de Mikhail Bakhtine, dont il montre le caractère novateur et la pertinence dans les débats contemporains des sciences sociales dans la double perspective d'une critique de l'objectivisme et du subjectivisme. Bakhtine récuse l'objectivisme abstrait, exemplifié par la linguistique de Saussure et la distinction langue-parole qui lui correspond. Il y substitue une théorie de renonciation, qui relie intérieu­ rement le mot à son contexte, et l'oriente vers les pratiques ordinaires saisies dans leur immanence. En se proposant d'investir la texture de la socialité, Bakhtine rejette toute vision simplifiée du matérialisme historique et anticipe les découvertes de l'école interactionniste américaine. Plus même : en articulant l'étude des interactions au « point de vue structurel » (cristallisé dans la position sociale des agents), et en mettant en évidence la dimension constitutive des relations dialogiques (notamment celles qui mobilisent les usages pratiques du langage) dans les pratiques sociales, Bakhtine indique à l'avance les limites de l'interactionnisme, qui renvoient à sa philosophie implicite du sujet, mais aussi celles de la sociologie durkheimienne, qui se cantonne à la reconnaissance des ressources consta­ tâmes du langage. Son matérialisme de la pratique, qui pense dans leur unité interne la matérialité du signe et la relationnalité des pratiques, se pose ainsi en alternative au dilemme des sciences sociales (subjectivisme versus objectivisme), dont il révèle le présupposé partagé, la conception mono­ logique de l'agent des pratiques. Il ouvre une piste féconde, qu'il convient de suivre, notamment en approfondissant la question des rapports entre énonciation, communication et idéologie. Les études de Vincent Charbonnier et d'Emmanuel Barrot s'attaquent, respectivement, à ces deux points culminants de la pensée dialectique du vingtième siècle que sont l'œuvre de Lukacs et celle de Sartre. La catégorie de totalité sert de fil conducteur à la première, qui retrace son déploiement dans l'analyse de la réification qui au cœur du livre fondateur du marxisme occidental Histoire et conscience de classe. La réification se comprend comme procès de dislocation spéculaire du sujet et de l'objet du procès de production, dont elle marque l'assomption de la subsomption au capital. L'humanité est ainsi réduite à une abstraction croissante, à une incomplétude ontologique, qui trouvent leur expression la plus achevée dans le prolétariat. Celui-ci incarne le côté négatif de la totalité, et c'est par là, à travers sa prise de conscience, dont la nécessité est immanente à la totalité-comme-

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contradiction, qu'il se constitue comme sujet-objet de l'histoire, vecteur de l'émancipation universelle. Cette célèbre dialectique paraît hautement problématique, notamment du fait de sa double dimension, organique et téléologique, soudée dans le praxeocentrisme qui donne à cet ouvrage son extraordinaire souffle en même temps qu'il en mine le fondement. Lukacs critiquera d'ailleurs lui-même son œuvre de jeunesse, et ne cessera de réélaborer la catégorie de totalité jusqu'à son œuvre ultime, Y Ontologie de l'être social, pour l'ouvrir vers la multiplicité des niveaux de l'être et de la rationalité, et la poser ainsi comme procès de totalisation infinie. On comprend aisément que, sur ce terrain la confrontation avec Sartre s'impose : si celui-ci, dans la Critique de la raison dialectique pose en effet d'emblée la totalité comme totalisation ouverte et focalise son analyse du capitalisme sur la catégorie de réification, c'est en suivant un chemin différent de Lukacs, tout particulièrement celui d'Histoire et conscience de classe. Emmanuel Barrot nous en propose une lecture qui le situe en effet aux antipodes du « subjectivisme » qui lui est habituellement attribué et nous restitue son projet de déconstruction radicale du concept de sujet, homogène et souverain, aussi bien individuel que collectif. La totalisation sartrienne est certes praxeocentrique ; mais elle ressemble fort peu à une inéluctable marche triomphante de l'histoire vers la constitution du sujetobjet rédempteur. En effet, dès les premiers moments du procès, la praxis est en permanence soumise à l'épreuve de l'antipraxis, l'activité caracté­ risant les relations de production revenant à soi comme abstraction inerte, et l'unité partielle issue de l'action des praxis menaçant de sombrer dans la synthèse passive portée par les structures. L'activité constituante produit ainsi sa propre altération, elle se fige en réification, mais celle-ci ne peut exister que sur fond de celle-là : c'est la liberté, et l'action, qui est première. De la même façon, l'unité qui se forme dans le groupe est arrachement à la récurrence sérielle (qui correspond au moment du praticoinerte) à travers l'instauration d'une structure de réciprocité médiée et active, qui décentre radicalement les praxis individuelles et révèle l'asymétrie entre la praxis de chacun et celle de tous. Mais la réciprocité médiée est fragile, et peut basculer vers l'inertie d'une centralisation extérieure ou d'une intégration terroriste. Sartre récuse ainsi toute position spontanéiste - qui s'aveugle sur la possibilité d'aliénation d'un résultat commun, fut-il autocontrôlé - ou « avant-gardiste » - qui dénie la destruction de la médiation réciproque par l'instance transcendante. Antiorganicisme et indecidabilité semblent des notions appropriées pour qualifier le procès de totalisation, qui ne peut s'affirmer qu'en tant qu'ouverture à monde nouveau de possibles communs, sans jamais cesser de se heurter à ses propres limites.

CRITIQUES DE L'ECONOMIE POLITIQUE

Le fétichisme de la marchandise chez Marx Entre religion, philosophie et économie politique

Isabelle GARO

La notion de fétichisme chez Marx est souvent considérée comme l'un de ces concepts qui sont capables de résumer une œuvre et qui présentent la définition assurée d'un résultat atteint au terme de la recherche. En l'occurrence, le fétichisme de la marchandise, principalement étudié dans le Capital, serait en quelque sorte la notion éponyme de la critique de l'économie politique, telle que Marx l'accomplit dans le cadre de son étude de la production et de l'échange capitaliste. Pourtant, le « fétichisme » apparaît tôt sous sa plume, puisqu'on en rencontre la première occurrence dans les Manuscrits de 1844, et que le terme de « fétiche » est utilisé dans un article de la Gazette Rhénane de 1842. En outre, cette notion est et demeure marquée par une équivocité profonde, dont Marx ne semble pas vouloir se débarrasser, mais dont, au contraire, il ne cesse de jouer : le fétichisme se situe à l'intersection de la théorie des religions, de la philosophie de la représentation et de la critique de l'économie politique. Marx ne procède pas à l'unification théorique de ces différents terrains mais à leur mise en relation permanente et dynamique, en préservant la dimension analogique de cette notion. Partant de l'analyse feuerbachienne des représentations religieuses, Marx en propose très vite une réélaboration qui est aussi une complexification. Le mérite de Feuerbach, à ses yeux, est d'avoir étudié la religion sous l'angle du double phénomène d'aliénation et de projection qui rend l'homme étranger à son essence. Mais le rapport univoque de projection illusionante que définit Feuerbach lui semble vite inapte à prendre en compte les effets en retour et la fonction propre des représentations sur l'ensemble de la réalité dont elles émanent. La critique feuerbachienne de la religion est en ce sens impuissante à fonder un matérialisme de la repré­ sentation, qui doit élargir à la totalité économique et sociale son champ d'investigation.

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L'intuition première de Marx, à cet égard, consiste sans doute dans la comparaison suivie entre la formation des représentations religieuses et la représentation monétaire de la valeur. Ce rapprochement analogique, que cristallise la notion de fétichisme, ne disparaîtra plus de son œuvre. Qu'il s'agisse du monde religieux ou du monde marchand, le fétichisme désigne dans un premier temps pour Marx un stade archaïque, qui est celui de la substantification et de la fixation matérielle de représentations collective­ ment élaborées, représentations qui produisent en retour un effet struc­ turant sur l'organisation de la production et des échanges, au sens large : « les nations qui sont encore aveuglées par l'éclat sensible des métaux précieux et qui sont donc encore des fétichistes de l'argent-métal - ne sont pas encore les nations d'argent achevées » '. L'affirmation d'un archaïsme foncier de la relation fétichiste sera ulté­ rieurement corrigée par Marx, qui maintiendra par ailleurs et développera l'idée d'une fonctionnalité propre aux représentations, dans le cadre d'une circulation sociale généralisée et qui concerne aussi bien les marchandises que les idées. Les Manuscrits de 1844 le formulent de façon lapidaire : « la logique, c'est l'argent de l'esprit » 2. La représentation théorique et la représentation monétaire ont alors en commun d'être des médiations dyna­ miques de la totalité sociale, tout en menaçant sans cesse de figer l'activité et de bloquer le regard sur ces moyens termes fascinants qu'elles offrent à la volonté de connaissance et d'appropriation. C'est à ce niveau plus géné­ ral, qui est celui d'une dialectique de la représentation que la notion de fétichisme se trouve progressivement constituée par Marx en un concept critique majeur, et peu à peu débarrassée de ce qui l'enfermait initialement dans une théorie des religions directement héritée des Lumières. Au cours de cette première étape de l'analyse, se mettent donc en place deux affirmations essentielles : l'une concerne la parenté essentielle qui existe entre la sphère économique et la sphère religieuse, l'autre porte sur le caractère d'illusion sociale du fétichisme qui oriente d'emblée Marx vers une critique de l'argent, originale dans la mesure où elle s'efforce de prendre en compte la totalité de la formation économique et sociale. Le troisième des Manuscrits de 1844, principalement, s'efforce de définir, à l'aide du vocabulaire de la représentation, le statut paradoxal de l'argent : celui-ci, qui a pour fonction de relier les besoins à leur satisfaction, ne disparaît pas au cours de la médiation qu'il effectue, mais y acquiert une puissance unique et devient l'objet d'une demande spécifique. A terme l'argent est moins une représentation que cette force sociale qui permet la réalisation objective des représentations subjectives : « L'argent me procure l'aliment et la chaise de poste, c'est-à-dire qu'il 1. 2.

Manuscrits de 1844, Editions sociales, 1968, p. 106 Manuscrits de 1844, op. cit., p. 130.

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transforme mes vœux d'êtres de la représentation qu'ils étaient, il les trans­ fère de leur existence pensée, figurée, voulue, dans leur existence sensible, réelle ; il les fait passer de la représentation à la vie, de l'être figuré à l'être réel. Jouant ce rôle de moyen terme, l'argent est la force vraiment créatrice » 3 . Dans le même temps l'argent aliène et abstrait toute chose en la réduisant à son tour au statut de simple représentant de sa propre puissance : l'argent « moyen et pouvoir de convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représentation, transforme tout aussi bien les forces essentielles, réelles et naturelles de l'homme en représentation purement abstraite et par suite en imperfections, en chimères douloureuses, que d'autre part il transforme les imperfections et chimères réelles, les forces essentielles réellement impuissantes qui n'existent que dans l'imagination de l'individu en forces essentielles réelles et en pouvoir » 4 . L'argent est donc une représentation complexe et agissante, dont l'analyse exige d'autres concepts que ceux qu'appliquait Feuerbach à la religion. Plus encore, la critique de la religion doit s'enrichir d'une saisie plus fine de l'analyse de ce type spécifique de représentation, en aban­ donnant l'idée d'une scission entre le réel et ses images au profit d'une explication de la totalité historique qu'ils forment. On mesure tout l'effort qui sera nécessaire à Marx pour construire une nouvelle dialectique de la médiation, qui sache rendre compte de la complexité de l'échange moné­ taire et de l'accumulation capitaliste et, du même mouvement, pour rééla­ borer une notion de fétichisme enfin adéquate aux phénomènes décrits. Un des moteurs de cette réélaboration est sans doute la tension forte, aisément repérable ici, qui s'instaure entre un fétichisme encore défini comme stade archaïque et la recherche d'une théorie non spéculative de la médiation, alors même que Marx lie les deux par le jeu analogique qui associe les comportements religieux et économiques. Au point que, dès ce texte, la critique religieuse chère aux jeunes hégéliens passe au second plan derrière la critique plus délicate de l'inversion du monde que réalise l'aliénation marchande : la réalité économique et sociale est bien, d'ores et déjà, perçue comme la matrice de toutes les aliénations humaines : l'argent est « la confusion et la permutation universelle de toutes choses, donc le monde à l'envers » 5 . Décidément, la définition d'un fétichisme propre aux peuples animistes qui n'accèdent pas à la représentation abstraite doit être revue, voire ren­ versée, et Marx avait dès 1842 cité l'anecdote lue chez de Brosses : les Cubains, parce qu'ils ont compris que l'or est le fétiche des Espagnols,

3. 4. 5.

Ibid., p. 122. Ibid., p. 123. Ibid.

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envisagent de lui faire des offrandes avant de le précipiter dans la m e r 6 . Le fétichiste est avant tout celui qui croit à la vérité de ses propres repré­ sentations, quelle que soit sa culture. La notion appelle sa reprise dans la mesure où elle véhicule l'énoncé même du problème que Marx s'est donné pour tâche de résoudre : comment une représentation illusoire peut-elle produire des effets réels et contribuer au fonctionnement et à la repro­ duction d'une formation économique et sociale donnée ? Dans cette perspective, Marx développera largement la question de la circulation et du blocage social des représentations en général mais en spécifiant toujours le domaine étudié. La monnaie permet ainsi de repré­ senter la quantité de travail abstrait fixé dans l'ensemble des marchandises en les rendant commensurables entre elles, mais elle est aussi capable de s'autonomiser relativement et momentanément de la sphère de l'échange pour devenir l'objet privilégié de l'appropriation, au point que les mar­ chandises deviennent à leur tour les « représentants de l'argent » 7. De ce point de vue, l'argent constitue l'exemple paradigmatique d'une repré­ sentation qui, initialement destinée à faciliter et à accélérer la circulation, peut aussi s'ériger en finalité de celle-ci et se retourner de moyen en obstacle du mouvement qui lui donne naissance. La monnaie est en effet à la fois l'instrument de mesure de la valeur et le moyen de sa mise en réserve, sa cristallisation spécifique ; à la fois un moyen d'échange et l'objet de l'accumulation. La monnaie est bien une réalité intrinsèquement contradictoire : « Représentant matériel de la richesse générale, l'argent ne devient réel qu'en étant jeté de nouveau dans la circulation (...). Dans la circulation, il n'est jamais réel que pour autant qu'on le cède. Si je veux le retenir, il s'évapore dans ma main, devient un simple fantôme de la richesse. Le faire disparaître, c'est le seul moyen de l'assurer en tant que richesse 8 ». En ce sens, on peut affirmer que l'argent est une représentation d'un nouveau type, médiation et chose, fonction objective et image subjective, adéquate et illusoire à la fois, condition de l'échange mais aussi cause éventuelle de sa paralysie. C'est pourquoi Marx s'attachera à définir les diverses fonctions de la monnaie, qui n'est pas une chose mais un rapport social, et à ce titre la première forme d'apparition du capital 9 : « la double détermination de l'argent dans la circulation est contradictoire : à savoir, d'une part servir de simple moyen de circulation, auquel cas il est une simple médiation qui disparaît ; et en même temps servir de réalisation des prix, forme sous laquelle il s'accumule » ,0 . 6. Gazette Rhénane du 3 novembre 1842, in : P. Lascoumes et H. Zander, Marx : du vol de bois à la critique du droit, PUF, 1984, p. 168. 7. Grundrisse, Editions sociales, 1980,1.1, p. 129. 8. Contribution à la critique de Véconomie politique, Editions sociales, 1977, p. 228. 9. Le Capital, Livre I, PUF, 1993, p. 165. 10. Grundrisse, op. cit., t. II, p 305

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L'intuition de cette nature dialectique de la monnaie est précisément ce qui distingue le capitaliste du thésauriseur. « La circulation de l'argent, considérée pour elle-même, s'éteint nécessairement dans l'argent en tant qu'il est une chose non animée. La circulation du capital se rallume sans cesse à elle-même, se sépare en ses différents moments, est un perpetuum mobile » n . Cette différence entre trésor et capital se trouve histori­ quement associée à des formes d'individualités qui en transposent la logique sociale sous la forme de comportements individuels, entretenant à leur tour la formation économique et social dont ils résultent. Le thésauriseur n'est qu'un «capitaliste détraqué», qui n'a pas compris que la remise en circulation de l'argent permet seule sa transformation en capital et, par là, son accroissement continu. A l'inverse, « le capitaliste est le thésauriseur rationnel » 12, un avare qui a réussi, en somme, parce qu'il a compris que la circulation du capital est la condition de son accumulation. Pourtant, l'organisation de la production ne relève aucunement d'une psychologie. Marx l'affirme clairement : « la société n'est pas composée d'individus, mais exprime la somme des relations, des rapports où ces individus se situent les uns par rapport aux autres » 13. Le fétichisme est précisément le moyen terme qui unit le monde capitaliste de la production et de l'échange aux représentations et croyances individuelles qui en assurent la reproduction et le fonctionnement. Il ne peut alors plus être pensé comme une forme primitive de la croyance en la puissance surnaturelle de certains objets, mais comme une forme élaborée et contraignante d'illusion sociale, suscitée par la transposition permanente de la richesse socialement produite en richesse abstraite, accumulée de façon privée. Tandis que le thésauriseur est « le martyr de la valeur d'échange, saint ascète juché sur sa colonne de métal » 14, un contemplatif en quelque sorte, le capitaliste est un prosélyte qui ne reste pas en repos et « c'est en fanatique de la valorisation pour la valorisation qu'il contraint sans ménagement l'humanité à la production pour la production » 15. Si l'argent, comme l'avaient déjà noté les Manuscrits de 1844, passe du statut de moyen terme de l'échange à celui de fin de la circulation, c'est en fonction des déterminations propres de cette représentation objective en quoi il consiste, et cela, à l'intérieur d'un mode de production précis. Il ne s'agit donc pas de faire du fétichisme une notion passe-partout et trans­ historique, applicable à toute inversion du rapport moyen-fin. Si la notion de fétichisme peut acquérir la rigueur d'un concept, c'est au prix de l'analyse historique précise de ce qu'elle a pour mission de désigner. En 11. 12. 13. 14. 15.

Grundrisse, I, op. cit., p. 9. Le Capital, \,op. cit., p. 173. Grundrisse, \,op. cit., p. 205. Contribution à la critique de l'économie politique, op. cit., p. 98. Le Capital, I, op. cit., p. 663.

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l'occurrence, il reste à Marx à expliquer à la fois la genèse historique et la formation logique de la monnaie comme capital. L'argent, dans sa détermi­ nation de réserve de valeur et de capital, ne cesse de naître dans la circulation et d'en être retiré, selon un mouvement que Marx nommera reproduction et qui renvoie aussitôt l'analyste à l'étude de la production, de l'organisation du travail, de la formation de la valeur. On n'entrera pas dans le détail d'une analyse qu'il serait trop long de présenter ici. Il suffira de noter que la représentation monétaire acquiert un pouvoir et un statut propres, dont la théorie peut désormais rendre compte et qui permet de mesurer la distance parcourue par rapport à la première notion marxienne de fétichisme. La représentation est en effet moins une image fixée qu'un instrument, lui-même pris et modifié au sein du mouve­ ment de circulation qu'il rend possible. La fonction qui lui est impartie le place en position seconde par rapport au mode de production capitaliste mais en fait surtout une instance efficace que rien ne saurait remplacer : la prééminence de l'argent naît précisément de sa subsidiarité même. Les racines de l'inversion monétaire sont à chercher non pas dans une essence pernicieuse qui serait celle de l'argent en général, mais dans la logique concrète qui donne naissance à Yauri sacra famés moderne et à la soif de richesse abstraite l6 . Marx affirme que c'est « dans le capital porteur d'intérêt, [que] le fétichisme atteint sa forme la plus parfaite » 17, puisque la plus-value semble naître directement de la circulation sous sa forme monétaire. Le problème se déplace alors vers l'étude de la marchandise et de sa production, masquées comme telles par ce que Marx nomme par endroit un « mode de représentation » I8 capitaliste : c'est bien à ce niveau que se joue l'énigme de la valorisation et de l'accu­ mulation. Dès lors, le fétichisme n'est plus pour Marx l'illusion monétaire, mais le résultat nécessaire du règne de la marchandise et des effets qu'il engendre dans la conscience des échangistes, par suite, le principal obstacle à la construction d'une économie politique digne de ce nom. Le fétichisme sera donc ultimement redéfini par Marx comme le fait de croire que les relations entre les hommes sont en réalité des relations entre les choses. Il n'est pas un stade archaïque mais un certain rapport entre les hommes, à la fois théorique et pratique, à la richesse collective. Il est corrélatif, non pas avant tout d'une mentalité, mais de l'orientation de l'économie vers la production de valeurs d'échange. Il doit donc être défini comme une représentation qui occupe une fonction irremplaçable au sein de l'édifice économique et social. C'est pourquoi sa critique n'est pas seule­ ment celle d'un obstacle épistémologique mais débouche sur la nécessité du 16. Contribution à la critique de l'économie politique, op. cit., p. 91. 17. Théories sur la plus-value, Editions sociales, t. III, 1976, p. 538. 18. Le Capital, Livre III, Editions sociales, 1977, p. 432.

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dépassement pratique de l'ordre existant, c'est-à-dire du mode de produc­ tion capitaliste dans son ensemble. Que la notion de fétichisme soit alors centrale du fait même de l'ensemble des axes d'analyse qu'elle rassemble, c'est bien ce que prouve le long développement que lui consacre Marx dans le livre I du Capital. La critique de l'usage antérieur de la notion de fétichisme est patente : référence est faite, non plus aux religions primitives mais aux religions modernes, toujours sur le mode analogique. L'économie politique, affirme Marx, « traite des formes pré-bourgeoises de l'organisme social de produc­ tion comme les Pères de l'Eglise traitent des religions pré-chrétien­ nes » 19 : comme des étapes, qui ne sont légitimées et expliquées que du point de vue de leur devenir chrétien ou bourgeois. L'occultation d'une genèse historique produit l'illusion rétrospective d'un progrès nécessaire. Dès lors, la marchandise devient incompréhensible et présente la nature énigmatique d'une « chose sensible suprasensible » qu'il devient impossible d'expliquer par ses causes véritables. La lutte contre le fétichisme a donc pour préalable l'explication rigoureuse de la marchandise comme unité entre la valeur d'échange et la valeur d'usage. Il s'agit donc ici d'élargir à la marchandise en général ce qui concernait auparavant la monnaie (selon l'ordre de la recherche menée par Marx, et non selon l'ordre d'exposition du Capital) : le rapport com­ plexe et contradictoire entre la matérialité spécifique d'un objet et sa fonction sociale de représentation. L'énigme de la marchandise se résume alors au fait que sa matérialité intervient et n'intervient pas dans sa détermination de marchandise, et cela parce que « l'identité des travaux humains prend la forme matérielle de l'objectivité de valeur identique des produits du travail » 20. La valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail cristallisé en elle et paraît alors être indépendante de l'objet dans sa singularité matérielle et son usage propre : elle renvoie donc à un rapport social de production qui disparaît derrière son résultat, en projetant fantastiquement sur lui ses propres déterminations. C'est ainsi que « les rapports des producteurs dans lesquels sont pratiquées ces déterminations sociales de leurs travaux prennent la forme d'un rapport social entre les produits du travail » 21, les relations entre les hommes se trouvant aussitôt métamorphosées en relations entre des choses. Si les choses prennent alors un caractère « mystique », comme le note ironiquement Marx, c'est qu'elles empruntent certaines propriétés des rap­ ports sociaux entre producteurs, qui déterminent leur capacité propre à s'égaliser et à s'échanger avec d'autres marchandises, en un mot : la valeur, 19. Le Capital, I, op. cit., p. 93. 20. Ibid., p. 82. 21 Ibid., p. 82.

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qui renvoie toujours en dernière analyse au temps de travail socialement nécessaire, donc aux conditions précises de la production à un moment donné. On comprend que le caractère social de la marchandise apparaisse comme un mystère, puisqu'il n'est pas spontanément rapporté aux condi­ tions générales de la production mais aux qualités particulières d'un objet, et semble être une force étrangère qui vient auréoler mystérieusement sa matérialité ordinaire : les tables se mettent alors à danser 22 . La marchandise est donc une chose et une représentation qui entretient en retour la logique dont elle est issue : l'illusion est d'autant plus puissante qu'elle n'a nul besoin d'être déjouée quand on se situe au niveau de la pratique. De ce point de vue, elle se distingue des représentations reli­ gieuses puisqu'elle n'est pas la promesse d'un autre monde mais qu'elle se situe de plain-pied avec une réalité historique donnée. La production des marchandises est dans le même temps et sous le même rapport une production de représentations qui ne s'organisent pas immédiatement en une vision du monde développée mais possèdent bien une capacité à s'articuler et à se fondre en un ensemble cohérent. Ici, Marx se sépare radicalement de Feuerbach : au lieu de dénoncer l'image comme le résultat d'une projection sur la base d'une aliénation humaine première, il la considère d'abord com­ me une émanation sociale qui n'est pas en premier lieu le résultat d'une scission mais d'une différenciation interne et fonctionnelle. La repré­ sentation a bien une fonction et elle concourt de ce fait, comme un facteur agissant et dynamique, à la reproduction d'une formation économique et sociale. Et au total, c'est bien parce que l'image a une fonction que « le fétichisme est inséparable de la production marchande » 23 : il est la face théorique de cette production, sa reconstitution mentale chez les acteurs sociaux, quels qu'ils soient. Ainsi le fétichisme marxien, loin de définir une forme primitive et naïve de la croyance, marquée par l'arbitraire indivi­ duel, désigne une forme élaborée et socialement contraignante : l'indéter­ mination concernant le choix du fétiche est remplacée par le caractère constant du processus de transposition des richesses matérielles en richesse abstraite selon une logique sociale implacable, intégrée à un fonctionnement dont elle assure la régulation et la reproduction à l'identique. Le fétichisme s'accorde pleinement à la nature cyclique du capitalisme. L'invisibilité de l'origine de la valeur déguise à son tour les conditions réelles de l'échange entre le capital et la force de travail et propage la croyance que ce sont les choses qui imposent leur pouvoir aux hommes et établissent entre elles des relations quantifiables, les prix.

22. Ibid.,p. 81. 23. Ibid.,p. 83.

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Il semble bien qu'une telle illusion serait indéracinable si le fonction­ nement du capitalisme ne subissait aucun devenir. Le fétichisme peut être dépassé seulement si le statut même de la marchandise, comme forme sociale, se trouve modifié ou simplement entre manifestement en crise. Des marchandises qui ne parviennent pas à s'échanger révèlent l'extériorité aberrante des motifs de leur production à l'égard du système des besoins. La monnaie n'est pas seulement équivalent général : en dissociant la vente de l'achat, elle ne garantit pas la réussite du « salîo mortale » qui transforme la marchandise en or. La disjonction peut s'amplifier jusqu'à la paralysie de la circulation marchande, révélant ainsi la nature intrinsè­ quement contradictoire du mode de production capitaliste, en même temps que « l'unité des moments promus à l'autonomie les uns par rapport aux autres » 24. Le système de représentations finement engrenées les unes sur les autres qui caractérise le capitalisme présente donc une forte cohésion mais aussi une grande fragilité, dans la mesure où il appartient de plein droit à la totalité de l'édifice économique et social, et se trouve ainsi soumis à la dialectique objective qui le taraude. Le fétichisme, en devenant le nom d'une certaine catégories de représentations en mode capitaliste de produc­ tion, désigne par là même la logique contradictoire de leur formation. Il permet ainsi d'envisager la transformation révolutionnaire d'un monde à l'envers, dès lors que la crise rend mieux visible la réalité historique dans son ensemble, en ses contradictions mêmes. C'est à ce niveau qu'on comprend pourquoi la critique de la religion cesse d'être la matrice de la critique de l'économie politique : les religions constituées sont bien plutôt à replacer au sein de cette logique d'ensemble : « pour une société de producteurs de marchandises », qui mesure les valeurs sur la base du travail humain semblable, « le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, et notamment dans son développement bourgeois, dans le protestantisme, le déisme, etc., est la forme de religion la plus appropriée » 25. Pour autant le rapprochement ne disparaît pas. Parlant de la différence, surprenante en première approche, qui s'instaure entre la forme marchandise et sa nature physique, Marx note : « Si bien que pour trouver une analogie, nous devons nous échapper vers les zones nébuleuses du monde religieux. Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d'une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J'appelle cela fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu'ils sont produits comme marchandises, et qui, partant, est inséparable de la 24. Théories sur la plus-value, II, op. cit., p. 597 25. Le Capital, I, op. cit, pp. 90-91.

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production marchande » 26. Il existe donc une évolution parallèle des religions et des conditions de vie matérielle, qui atteste que l'objectif de Marx n'est nullement de réduire les comportements religieux mais d'expli­ quer leur spécificité. Il est alors autorisé à parler de la « personnification des choses » et de la « réification des rapports sociaux » en terme de « religion de la vie quotidienne » 27, inversant ainsi la place du comparant et du comparé. L'énigme de l'origine de la valeur en mode capitaliste de production déguise les conditions réelles de l'échange entre le capital et la force de travail. Attaquant Ricardo et sa distinction entre capital fixe et capital circulant, Marx note que « le matérialisme grossier des économistes qui considèrent les rapports sociaux de production qu'entretiennent les hommes et les déterminations que reçoivent les choses, en tant qu'elles sont subsumées sous ses rapports, comme des propriétés naturelles des choses, est en même temps un idéalisme tout aussi grossier, un fétichisme qui attribue aux choses des relations sociales comme autant de déterminations qui leur seraient immanentes et, du coup, les mystifie » 28. Ce n'est nullement un hasard si la notion de fétichisme permet à Marx d'aborder, en même temps et comme latéralement, le problème philosophique du rapport entre maté­ rialisme et idéalisme. En effet, tout au long de sa lente élaboration de la question du fétichisme, Marx croise et recroise la tradition philosophique à laquelle il emprunte délibérément le terme. D'une part, il s'inspire de la théorie des religions primitives, élaborée au XVIIIe siècle et tout spécialement par de Brosses dans son livre intitulé : Le culte des Dieux fétiches ou comparaison des anciennes religions de VEgypte avec la religion actuelle des nègres, dont on sait qu'il l'a lu dès 1841 29. De Brosses s'efforce d'y illustrer l'idée humienne d'une progression du concret vers l'abstrait, en définissant le féti­ chisme comme un stade religieux primitif 30 . Marx retient essentiellement de cette analyse, on l'a vu, l'idée d'une projection par les hommes de leurs propres pouvoirs sur des objets extérieurs qu'ils divinisent. Mais il s'oriente avant tout vers une analyse diversifiée des fonctions multiples des représentations, qui les intègrent à la totalité économique et sociale en les faisant concourir à sa reproduction. C'est alors au voisinage de l'analyse hégélienne de la représentation et du fétichisme qu'il se situe, en lui empruntant au passage la redéfinition dialectique des notions de concret et d'abstrait. Pour Hegel, le fétichisme est avant tout l'accusation 26. Ibid.,p 83. 27. Le Capital, III, op. cit., p. 750. 28. Grundrisse, II, op. cit, p. 179. 29. A. Cornu, Karl Marx, Friedrich Engels, leur vie et leur œuvre, PUF, 1955, t. I, p. 284. 30. Cf. A. Iacono, Le fétichisme, histoire d'un concept, PUF, 1992.

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portée par l'athéisme des Lumières contre une foi dont il n'a pas su penser la véritable nature, par delà sa dimension représentative effective. La pure intellection réduit la foi à la superstition, parce qu'elle s'accapare « la pure conscience du côté du soi étant pour soi ». Elle ne sait donc s'en prendre qu'à la seule représentation religieuse : « elle dit donc de la foi que son essence absolue est un morceau de pierre, un bloc de bois, qui a des yeux et qui ne voit pas, ou encore un peu de pain qui a poussé dans les champs, est transformé par les hommes, et est restitué à la terre - ou quelque autre forme selon laquelle la foi a coutume d'anthropomorphiser l'essence, de se la rendre objective et représentable » 31. L'accusation d'abstraction est ici renvoyée à l'athéisme, qui confond la foi et la superstition. Le fétichisme n'est alors plus un mode inférieur de la représentation, mais une accusation indue de la part de ceux qui n'ont pas saisi la logique de la figuration. Cette critique hégélienne est reprise par Marx : « lorsqu'on tient pour de simples signes les caractères sociaux que prennent les choses (...), on déclare en même temps qu'on les tient pour des productions arbitraires de la réflexion des hommes. C'est ainsi que les Aufklàrer du XVIIIe siècle aimaient faire la lumière sur les choses et dépouiller, au moins provisoirement, de leur apparence d'étrangeté les figures énigmatiques des rapports humains dont on ne savaient pas encore déchiffrer la genèse » 32. Le fétichisme n'est pas la manifestation d'une foi, mais la croyance inconsciente, de nature non-religieuse, à la nature « supra-sensible » d'objets qui ne sont effectivement pas de pures choses matérielles, mais des réalités sociales complexes, des marchandises. Il s'agit donc plutôt d'étudier l'inversion objective du monde réel qui suscite ces représentations, dont Marx baptise fétichisme la logique sociale de formation. Ces représentations appartiennent tant aux échangistes qu'aux théoriciens de l'économie. Les économistes bourgeois sont nécessairement victimes de cette illusion, et Marx le redit dans les Théories sur la plusvalue, au sujet de Samuel Bailey : « Dans la première partie de mon ouvrage, j'ai indiqué comment le travail qui repose sur l'échange privé est caractérisé par le fait que le caractère social du travail se « représente » comme « property » des choses - à l'envers ; qu'un rapport social appa­ raît comme un rapport de choses entre elles (des produits, valeurs d'usage, marchandises). C'est cette apparence que notre fétichiste prend pour quelque chose de réel » 33. L'analyse du fétichisme n'a plus rien d'une dénonciation moralisante mais devient l'occasion pour Marx de montrer que la difficulté de l'analyse de la marchandise est due aux conséquences 31. Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, trad J Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1941, t. II, p. 105. 32. Le Capital, I, op. cit, pp. 103-104. 33. Théories sur la plus-value, op. cit., III, p. 153.

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produites par la production capitaliste elle-même sur le terrain de l'économie politique. Parler de fétichisme de la marchandise permet donc à Marx d'élaborer du même mouvement une critique des conceptions philosophiques de la représentation et de construire sa propre analyse du mode de production capitaliste, en ses différentes instances articulées. Marx fait donc du féti­ chisme de la marchandise, contre de Brosses, le moment de l'abstraction élaborée, et contre Hegel, le mécanisme d'une genèse sociale d'illusions déterminées, naissant au niveau même de la sphère de la production et de la circulation des richesses. C'est au cours de cet affrontement avec des théories elles-mêmes incompatibles que Marx va faire avancer sa propre conceptualisation de la formation économique et sociale capitaliste : la critique de l'économie politique s'élargit ici en critique de ses tenants et aboutissants philosophiques, si impliqués dans son développement qu'il n'y a pas lieu d'en isoler l'examen. La notion de fétichisme ne décrit donc pas une logique générale mais un fonctionnement déterminé dans un secteur de la réalité sociale, qui propage ses effets de façon toujours spécifique. Dans la mesure où il « adhère au monde des marchandises » 34, le fétichisme se situe au niveau même de la production et permet de rejeter l'idée d'une genèse des représentations par scission, suivie de leur fixation en abstractions inutiles et dont il suffirait de dénoncer le décalage par rapport au monde réel pour déjouer le pouvoir. Ainsi, au lieu d'être synonyme de croyance naïve et de projection illusionnante, le fétichisme devient le nom d'un phénomène historiquement déterminé. Il désigne la logique collective et individuelle de la genèse de représentations qui demeurent liées à leur base sociale et en permettent la conservation, en assurant l'expansion ou en favorisant l'entrée en crise. La rupture la plus nette avec les critiques philosophiques de l'illusion réside dans le fait que, au travers de cette notion inédite, la représentation cesse d'être pensée comme un doublet du monde, à évaluer en terme d'adéquation ou d'inadéquation, mais comme une des instances actives du réel. En ce sens, on peut affirmer que l'analyse marxienne de la marchandise se situe au confluent d'une théorie des religions, d'une philo­ sophie de la représentation et d'une critique de l'économie politique.

34. Le Capital, l,op.

cit., p. 83.

Marx et Weber critiques du capitalisme

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Malgré leurs différences indéniables, Marx et Weber ont beaucoup en commun dans leur appréciation du capitalisme moderne : ils partagent une vision de ce système économique comme univers où « les individus sont dirigés par des abstractions » (Marx), où des relations impersonnelles et « chosifiées » (Versachlicht) remplacent les relations personnelles de dé­ pendance, et où l'accumulation du capital devient une fin en soi, largement irrationnelle. Leur analyse du capitalisme est inséparable d'une posture critique, ex­ plicite chez Marx, plus ambivalente chez Weber. Mais le contenu et l'inspi­ ration de la critique sont très différents. Et, tandis que Marx parie sur la possibilité d'un dépassement du capitalisme grâce à une révolution socialiste ouvrière, Weber est plutôt un observateur fataliste et résigné d'un mode de production et d'administration que lui semble inévitable. La critique anti-capitaliste est une des principales lignes de force qui traversent l'œuvre de Marx d'un bout à l'autre, et lui donnent sa cohérence. Cela n'empêche qu'on puisse constater une certaine évolution : tandis que le Manifeste Communiste (1848) insiste beaucoup sur le rôle historiquement progressiste de la bourgeoisie, Le Capital (1867) est plus porté à dénoncer les ignominies du système. Rien de plus faux que d'opposer, comme on l'a fait si souvent, un jeune Marx « éthique » à un Marx de la maturité « scientifique ». L'anti-capitalisme de Marx est fondée sur certaines valeurs ou critères, le plus souvent implicites : a) des valeurs éthiques universelles : liberté, égalité, justice, autono­ mie, auto-accomplissement. L'articulation entre ces différentes valeurs hu­ maines constitue un ensemble cohérent, qu'on pourrait désigner comme humanisme révolutionnaire, et qui constitue le principal repère pour la comdamnation éthique du système capitaliste. L'indignation morale contre les infamies du capitalisme éclate dans toutes les pages du Capital : elle est une dimension essentielle de ce qui fait

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la force impressionnante de l'ouvrage dans sa double dimension politique et scientifique. Comme l'écrivait Lucien Goldmann, Marx ne « mêle » pas des jugements de valeur et de fait, mais développe une analyse dialectique dans laquelle explication, compréhension et valorisation sont rigoureuse­ ment inséparables.l b) le point de vue du prolétariat, victime du système et son fossoyeur potentiel. Cette perspective classiste inspire, comme le reconnaît clairement Marx dans la préface au Capital, sa critique de l'économie politique bour­ geoise. C'est à partir de ce point de vue social que des valeurs comme la « justice » sont reinterprétées : leur signification concrète n'est plus la même selon la situation et les intérêts des différentes classes. c) la possibilité d'un avenir émancipé, d'une société post-capitaliste, d'une utopie communiste. C'est à la lumière de l'hypothèse - ou du pari d'une libre association des producteurs que les traits négatifs du capitalisme apparaissent dans toute leur énormité. d) l'existence, dans le passé, de formes sociales ou culturelles plus hu­ maines, détruites par le « progrès » capitaliste. Cette référence, d'origine romantique, est présente notamment dans tous les textes ou Marx et Engels analysent le communisme primitif, forme de vie communautaire sans mar­ chandise, sans Etat, sans propriété privée et sans oppression patriarcale de la femme. L'existence de ces valeurs ne signifie pas que Marx se situe dans un perspective de type kantien, opposant un devoir-être transcendant à la réa­ lité existante : sa critique se veut immanente, dans la mesure où elle se fait au nom d'une force sociale réelle qui s'oppose au capitalisme - la classe ouvrière - et au nom de la contradiction entre les potentialités crées par l'essor des forces productives et les limitations imposées par les rapports de production bourgeois. La critique anti-capitaliste de Marx s'organise autour de cinq thèmes fondamentaux : l'injustice de l'exploitation, la perte de liberté par l'alié­ nation, la quantification vénale, l'irrationalité, la barbarie moderne. Exa­ minons brièvement ces axes, en insistant sur les aspects moins connus. 1) L'injustice de l'exploitation. Le système capitaliste est fondé, indé­ pendamment de telle ou telle politique économique, sur le sur-travail non payé des ouvriers, source, en tant que « plus-value », de toutes les formes de rente et de profit. Les manifestations extrêmes de cette injustice sociale sont l'exploitation des enfants, les salaires misérables, les heures de travail inhumaines, les conditions de vie sordides des prolétaires. Mais quelle que soit la conditions ouvrière a tel ou tel moment historique, le système luimême est intrinsèquement injuste, parce que parasitaire et exploiteur de la 1. L. Goldmann, « Le marxisme est-il une sociologie ? » in Recherches Dialectiques, Paris, Gallimard, 1955.

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force de travail des producteurs directs. Cette thématique occupe une place décisive dans Le Capital et a été essentielle dans la constitution du mouve­ ment ouvrier marxiste. 2) La perte de liberté par l'aliénation, la réification, le fétichisme de la marchandise. Dans le mode capitaliste de production, les individus - et en particulier les travailleurs - sont soumis à la domination de leurs propres produits, qui prennent la forme de fétiches autonomes et qui échappent à leur contrôle. Il s'agit d'une problématique longuement développée dans les écrits de jeunesse, mais aussi dans le célèbre chapitre sur le fétichisme de la marchandise du Capital. 2 Au cœur de l'analyse de l'aliénation chez Marx se trouve l'idée que le capitalisme est une sorte de « religion » désenchantée, où les marchandises remplacent la divinité : « Plus l'ouvrier s'extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu'il crée en face de lui, devient puissant, plus il s'appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. Il en va de même dans la religion. Plus l'homme met de choses en Dieu, moins il en garde en lui-même... » 3 . Le concept de fétichisme lui-même renvoie à l'histoire des religions, aux formes primiti­ ves d'idolâtrie, qui contiennent déjà le principe même de tout phénomène religieux. Ce n'est pas un hasard si les théologiens de la libération - Hugo Assmann, Franz Hinkelammert, Enrique Dussel - puisent largement dans les écrits de Marx contre l'aliénation capitaliste et le fétichisme de la marchan­ dise dans leur dénonciation de « l'idolâtrie du marché ». 4 3) La quantification vénale de la vie sociale. Le capitalisme, régulé par la valeur d'échange, le calcul des profits et l'accumulation du capital, tend a dissoudre et détruire toute valeur qualitative : valeurs d'usage, valeurs éthiques, relations humaines, sentiments. L'avoir remplace l'être, et seuls subsistent le payement comptant - le cash nexus, selon la célèbre expression de Carlyle que Marx reprend à son compte - et les « eaux glacés du calcul égoïste ». Or, le combat contre la quantification et le Mammonisme (encore un terme de Carlyle) est un des principaux leitmotiven du romantisme. 5 2. Il est vrai qu'on peut observer, comme le faisait remarquer Ernest Mandel, une évolution entre les Manuscrits de 1844 et les écrits économiques de la maturité • le passage d'une conception anthropologique à une conception historique de l'aliénation. Cf. E Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx, Maspero, 1967 3. Manuscrits de 1844, Paris, Ed. Sociales, 1962, pp 57-58. 4. H. Assmann, F. Hinkelammert, A idolatna do mercado. Ensaio sobre Economia e teologia, S. Paulo, Ed Vozes, 1989. Voir aussi à ce sujet le fascinant texte de jeunesse de Walter Benjamin - largement inspiré de W e b e r - « Kapitalismus als Religion », Gesammelte Schriften, Suhrkamp Verlag, 1991, Band VI, pp. 100-103. 5. Cf M. Lowy et R. Sayre, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courasnt de la modernité, Payot, 1992.

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Comme les critiques romantiques de la civilisation bourgeoise moderne, Marx pense que le capitalisme introduit, à cet égard, une profonde dégra­ dation des rapports sociaux, et une régression morale par rapport aux so­ ciétés pré-capitalistes : « Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d'échange, de trafic et pou­ vait s'aliéner. C'est le temps où les choses mêmes qui jusqu'alors étaient communiquées, mais jamais échangées ; données, mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées - vertu, amour, opinion, science, conscience, etc. - où tout enfin passa dans le commerce. C'est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d'économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue va­ leur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa juste valeur ». 6 Le pouvoir de l'argent est une des manifestations les plus brutales de la quantification capitaliste : il dénature, dans ce mode de production, toutes les « qualités humaines et naturelles » en les soumettant à la mesure mo­ nétaire. « La quantité d'argent devient de plus en plus l'unique et puissant propriété de celui-ci [l'homme] ; de même qu'il réduit tout être à son abs­ traction, il se réduit lui-même dans son propre mouvement à un être quan­ titatif. » 7 4) L'irrationalité. Les crises périodiques de surproduction qui secouent le système capitaliste dévoilent son irrationalité - « absurdité » est le terme employé par le Manifeste : l'existence de « trop de moyens de sub­ sistance », tandis que la majorité de la population manque du nécessaire. Cette irrationalité globale n'est pas contradictoire, bien entendu, avec une rationalité partielle et locale, au niveau de la gestion de la production dans chaque usine. 5) La barbarie moderne. A certains égards, le capitalisme est porteur de progrès historique, notamment par le développement exponentiel des forces productives, créant ainsi les conditions matérielles pour une société nouvelle, libre et solidaire. Mais, en même temps, il est aussi une force de régression sociale, dans la mesure où il « fait de chaque progrès économi­ ques une calamité publique ». 8 Considérant certaines des manifestations les plus sinistres du capitalisme comme les lois des pauvres ou les workhouses - ces « bastilles des ouvriers » - Marx écrit en 1847 ce passage éton­ nant et prophétique, qui semble annoncer l'Ecole de Francfort : « La bar­ barie réapparaît, mais cette fois elle est engendrée au sein même de la civi­ lisation et en fait partie intégrante. C'est la barbarie lépreuse, la barbarie comme lèpre de la civilisation ». 9 6. 7. 8. 9. 1955,

Misère de la Philosophie, Ed. Sociales, 1947, p. 33 Manuscrits de 1844, op. cit., pp. 101, 123 K. Marx, Le Capital, Livre I, Garnier Flammarion, 1969, p. 350. K. Marx, « Arbeitslohn », 1847, in : Kleine Ôkonomische Schriften, Dietz Verlag, p 245.

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Toutes ces critiques sont intimement liées : elles se renvoient mutuel­ lement, elles se présupposent réciproquement, elles sont articulées dans une vision anti-capitaliste d'ensemble, qui est un des traits distinctifs de la ré­ flexion de Marx comme penseur communiste. Sur deux autres questions - qui sont aujourd'hui de la plus grande ac­ tualité - la critique anti-capitaliste de Marx est plus ambiguë ou insuffi­ sante : 6) L'expansion coloniale et/ou impérialiste du capitalisme, la domina­ tion violente et cruelle des peuples colonisés, leur soumission par la force aux impératifs de la production capitaliste et de l'accumulation du capital. On observe à ce sujet une certaine évolution chez Marx : si dans le Manifeste il semble célébrer comme un progrès la soumission des « nations pay­ sannes » ou « barbares » (sic) à la civilisation bourgeoise, dans ses écrits sur la colonisation britannique en Inde l'aspect sombre de la domination occidentale est évoqué, mais comme un mal nécessaire. C'est seulement dans le Capital, notamment dans le chapitre sur l'accumulation primitive du capital, qu'on trouve une critique vraiment ra­ dicale des horreurs de l'expansion coloniale : l'asservissement ou l'exter­ mination des indigènes, les guerres de conquête, la traite des noirs. Ces « barbaries et atrocités exécrables » - qui selon Marx (citant approbativement M. W. Howitt) « n'ont pas de parallèle dans aucune autre ère de l'histoire universelle, chez aucune race si sauvage, si grossière, si impitoya­ ble, si éhontée qu'elle fut » - ne sont pas simplement passé aux profits et pertes du progrès historique, mais proprement dénoncées comme une « infamie ». 10 7) Le Manifeste se réjouit de la domination sur la nature rendue possi­ ble par l'expansion de la civilisation capitaliste. Ce n'est que plus tard, no­ tamment dans Le Capital, que se trouve évoquée l'agression du mode de production bourgeois contre l'environnement naturel. Dans un passage cé­ lèbre, Marx suggère un parallèle entre l'épuisement de la force de travail et celui du sol par la logique destructrice du capital : « Chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. (...) La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse ; la terre et le travailleur». On voit s'esquisser ici une vision éminemment dialectique du progrès - la façon ironique dont le terme est employé en est l'expression - qui fait signe vers la problématique écologique, mais qui ne sera malheureusement pas développée par Marx. 10. Le Capital, op. cit., pp. 557-558, 563.

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*** Tout autre est la problématique de Max Weber. Sa posture envers le capitalisme est beaucoup plus ambivalente et contradictoire. On pourrait dire qu'il est déchiré entre sa condition de bourgeois qui s'identifie avec les destins du capitalisme allemand et sa puissance impériale, et son identité d'intellectuel, sensible aux arguments de la Zivilisationskritik romantique anti-capitaliste si influente chez les mandarins universitaires allemands du tournant du siècle. De ce point de vue il est comparable à un autre bour­ geois/intellectuel déchiré - sinon schizophrénique - allemand de cette épo­ que : Walter Rathenau, prussien et juif, entrepreneur capitaliste et critique de la civilisation mécanique. Rejetant toute idée socialiste, Weber n'hésite pas à utiliser parfois des arguments apologétiques favorables au capital privé. Le plus souvent il semble s'incliner vers une acceptation résignée de la civilisation bourgeoise comme inévitable. Cependant, dans certains textes clés, qui ont eu une très grande portée dans l'histoire de la pensée au XXe siècle, il donne libre cours à une critique lucide, pessimiste et profondément radicale des para­ doxes de la rationalité capitaliste. Selon le sociologue Derek Sayer, « à certains égards sa critique du capitalisme, comme force négatrice de la vie, est plus incisive que celle de Marx ». n Ce jugement est quelque peu ex­ cessif, mais il est vrai que l'argumentation wébérienne touche aux fonde­ ments même de la civilisation industrielle/capitaliste moderne. Il va de soi que les thèmes de cette critique sont bien distincts de ceux de Marx. Weber ignore l'exploitation, ne s'intéresse pas aux crises, a peu de sympathie pour les lûtes du prolétariat et ne met pas en question l'expansion coloniale. Cependant, proche du Kulturpessimismus romantique ou nietzschéen, il perçoit une contradiction profonde entre les exigences de la rationalité formelle moderne - dont la bureaucratie et l'entreprise privée sont l'incarnation typique - et celles de l'autonomie du sujet agissant. Pre­ nant ses distances par rapport à la tradition rationaliste des Lumières, il est sensible aux contradictions et limites de la rationalité moderne, telle qu'elle se manifeste dans l'économie capitaliste et dans l'administration bureaucra­ tique : son caractère formel et instrumental, et sa tendance à produire des effets qui conduisent au renversement des aspirations émancipatrices de la modernité. La recherche de la calculabilité et de l'efficacité à tout prix mène à la bureaucratisation et à la réification des activités humaines. Il s'agit d'un diagnostic sur la crise de la modernité qui sera largement repris

11. D. Sayer, Capitalisai, and Modernity. An excursus on Marx and Weber, Routledge, 1991, p. 4.

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à son compte par l'Ecole de Frankfort première manière (Adorno, Horkheimer, Marcuse). 12 Ce qui frappe dans le diagnostic pessimiste/résigné de Weber sur la modernité c'est le refus des illusions du progrès si puissantes dans la con­ science européenne du début du XXe siècle. Voici ce qu'il écrivait dans une de ses dernières interventions publiques, en 1919 : « Ce n'est pas la florai­ son de l'été qui nous attend, mais tout d'abord une nuit polaire, glaciale, sombre et rude ». 1 3 Ce pessimisme est inséparable d'une vision critique de la nature même du capitalisme et de sa dynamique de rationalisation / mo­ dernisation. On peut distinguer deux aspects - étroitement liés entre eux - dans la critique de Weber à la substance du système capitaliste : 1) L'inversion entre moyens et fins. Pour l'esprit du capitalisme dont Benjamin Franklin est un exemple idéal-typique presque chimique­ ment pur- gagner de l'argent, toujours plus d'argent (accumuler du capital dirait Marx) est le bien suprême et l'objectif ultime dans la vie : « L'argent est à ce point considéré comme une fin en soi qu'il apparaît en­ tièrement transcendant et absolument irrationnel sous le rapport du "bonheur" de l'individu ou de 1'"avantage" que celui-ci peut éprouver à en posséder. Le gain est devenu la fin que l'homme se propose ; il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériel. Ce ren­ versement de ce que nous appellerions l'état de choses naturel, si absurde d'un point de vue naïf, est manifestement l'un des leitmotiv caractéristiques du capitalisme et il reste entièrement étranger à tous les peuples qui n'ont pas respiré de son souffle ». 14 Expression suprême de la rationalité moderne en vue d'une fin - la Zweckrationalitàt ou, selon l'Ecole de Frankfort, la rationalité instrumen­ tale - l'économie capitaliste se révèle, du point de vue des besoins matériels des individus humains, ou tout simplement de leur bonheur, comme « absolument irrationnelle ». Weber revient à plusieurs reprises sur ce thème dans U éthique protestante, toujours pour insister sur l'irrationalité (c'est lui que souligne) de la logique d'accumulation capitaliste : « consi­ dérée du point de vue du bonheur personnel, elle exprime combien irra-

12. Voir à ce sujet l'important livre de Philippe Raynaud, Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, PUF, 1987, ainsi que notre article « Figures du marxisme wébérien », Actuel Marx, 1992. 13. M. Weber, Le savant et le politique (1919), Paris, C. Bourgois, 1990, p. 184. Commentant cette phrase, Enzo Traverso écrit. « Contre le Fortschrittsoptimismus de beaucoup de ses contemporains, tant libéraux que socialistes, qui contemplaient béats la marche de l'histoire vers ce qu'ils considéraient comme un progrès naturel et inéluctable, sa mise en garde était d'une impitoyable lucidité... ». (E. Traverso, L'Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Ed. du Cerf, 1997, p. 47. 14. M Weber, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Agora, 1985, p. 72.

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tionnelle est cette conduite où l'homme existe en fonction de son entreprise et non l'inverse ». 15 Même s'il traite de « naïf » le point de vue qui ne perçoit que l'absurdité du système - sans rendre compte de sa formidable rationalité économique - ses remarques ne sont pas moins une mise en question pro­ fonde de l'esprit du capitalisme. De toute évidence deux rationalités sont en conflit ici : celle {Zweckraîionalitàt) purement formelle et instrumentale, qui a pour seul objectif la production pour la production, l'accumulation pour l'accumulation, l'argent pour l'argent, et celle, plus substantielle, qui correspond à « l'état naturel des choses », et qui se rapporte à une valeur {Werîrationalitàt) : le bonheur des personnes, la satisfaction de leurs be­ soins matériels. Cette définition de l'irrationalité du capitalisme n'est pas sans entrete­ nir une certaine parenté avec les idées de Marx. La subordination de la fi­ nalité - l'être humain - au moyen - l'entreprise, l'argent, la marchandise - est un thème qui se rapproche infiniment de la problématique marxiste de l'aliénation. Weber en était conscient, qui observe, dans sa conférence de 1918 sur le socialisme : « Tout cela [le fonctionnement impersonnel du capital ML] c'est donc, ce que le socialisme définit comme « domination des choses sur les êtres humains », ce qui veut dire : des moyens sur l'objectif (la satisfaction des besoins) ». 16 Ce n'est pas un hasard si la théo­ rie de la réification de Lukacs dans Histoire et Conscience de Classe s'appuie autant sur Weber que sur Marx. 2) La soumission à un mécanisme tout puissant, l'emprisonnement par un système qu'on a soi-même crée. Ce thème est intimement lié au précé­ dent, mais il met l'accent sur la perte de liberté, le déclin de l'autonomie de l'individu. Le locus classicus de cette critique se trouve dans les derniers paragraphes de L'éthique protestante, sans doute le passage le plus célèbre et le plus influent de l'œuvre de Max Weber - et un des rares moments où il s'est permis ce qu'il appelle « des jugements de valeur et de foi ». Tout d'abord Weber constate, avec une nostalgie résignée, que le triomphe de l'esprit capitaliste moderne nous oblige à faire le deuil de « l'universalité faustienne de l'homme ». La prise de conscience de l'avè15. ïbid. p. 73. Cf. aussi p. 80. Voir le commentaire fort éclairant de Pierre Bouretz : « Tout se passe comme si la logique apparente de l'accroissement de la maîtrise de l'homme sur la nature par la production et l'appropriation méthodique des nchesses s'accompagnait d'une logique cachée de soumission de l'humanité aux bien maténels. Moyen d'un accomplissement spirituel, l'accumulation des richesses devient une fin en soi, retournée vers des objets sans vie. A terme, la problématique de l'émancipation par l'activité dans le monde a donné naissance à une structure réifiée de l'existence vécue, au sein d'un système économique devenu autonome et proprement transformé en un mécanisme d'aliénation ». (Les promesses du monde. Philosophie de Max Weber, Gallimard, 1996, p 89. 17. M. Weber, « Der Sozialismus », in Schriften zur Sozialgeschichte und Poliîik, Reclam, 1997, p. 246.

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nement de l'ère bourgeoise a, chez Goethe, « le sens d'un adieu, d'un re­ noncement à un âge d'opulente et belle humanité ». D'autre part, la rationalité capitaliste crée un contexte de plus en plus contraignant : « Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l'être. » L'ordre économique moderne, lié aux condi­ tions techniques de la production mécanique « détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l'ensemble des individus nés dans ce méca­ nisme - et pas seulement de ceux que concerne directement l'acquisition économique ». Cette contrainte Weber la compare à une sorte de prison, où le système de production rationnelle des marchandises enferme les indivi­ dus : « Selon les vues de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait pe­ ser sur les épaules de ses saints qu'à la façon d'un "léger manteau qu'à cha­ que instant l'on peut rejeter". Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d'acier ». L'image a fait fortune. Elle frappe par sa tragique résignation, mais aussi par sa dimension critique. Il existent diverses interprétations ou tra­ ductions de l'expression stahlhartes Gehàuse : pour certains, il s'agirait d'une « cellule », pour d'autres d'une carapace comme celle que porte l'escargot sur son dos. Il est cependant plus probable que l'image soit em­ prunté par Weber à la « cage de fer du désespoir » du poète puritain an­ glais Bunyan.17 En tout cas, elle semble, dans L'Ethique protestante, dési­ gner les structures réifiées de l'économie capitaliste comme une co­ quille/geôle, un fardeau/cachot, une carapace/bagne - dure, froide et im­ placable comme de l'acier. Le pessimisme de Weber lui fait craindre la fin de toute vision et de tout idéal, et l'avènement, sous l'égide du capitalisme moderne, d'une « pétrification mécanique, agrémentée d'une sorte de vanité convulsive ». 18 II s'agit d'un processus de réification qui s'étend, à partir de la sphère économique, à l'ensemble des domaines de l'activité sociale : l'Etat, le droit, la culture. I9 Bien avant l'Ecole de Francfort, Karl Lôwith avait saisi, dans son brillant essai de 1932 sur Weber et Marx, la « dialectique de la raison » mise en évidence par la critique wébérienne du capitalisme et son affinité avec la problématique marxienne : « L'irrationalité spécifique qui se forme à l'intérieur du processus de rationalisation... apparaît à Weber en termes de la relation entre moyens et 17. D. Sayer, Capitalism & Modernity, p. 144 parle de « coquille », tandis que l'hypothèse Bunyan est argumentée par E. Tiryakian, « The Sociological Import of a Metaphor : Tracking the Source of Max Weber's "Iron Cage" », dans P. Hamilton (éd.), Max Weber : Criiical Assessmenîs, Routledge, 1991, vol. I, 2, pp 109-120. 18 Toutes les citations ci-dessus sont de M. Weber, L'Ethique protestante et Vesprit du capitalisme, pp 222-225. 19. Cf. P. Bouretz, Les promesses du monde, op. cit., p. 367.

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fins (..) Transformés en fins en soi, les moyens deviennent indépendants et perdent ainsi leur "signification" ou objectif originaire, c'est-à-dire, per­ dent leur rationalité originaire orientée vers les êtres humains et leurs be­ soins. Ce renversement caractérise toute la civilisation moderne, dont les structures, institutions et activités sont ainsi "rationalisées"... qu'elles en­ ferment et déterminent l'humanité comme une "cage d'acier". Le compor­ tement humain, à partir duquel ces institutions sont initialement surgies, doit maintenant, à son tour, s'adapter à sa propre création qui a échappé au contrôle de son créateur. « Weber lui-même a dit qu'ici se trouvait le vrai problème de la cul­ ture - rationalisation vers l'irrationnel - et que Marx et lui étaient d'accord sur la définition de ce problème, tout en ayant une évaluation di­ vergente. (...) Cette inversion paradoxale (...) se manifeste précisément dans le type d'activité dont l'intention la plus intime c'est d'être spécifique­ ment rationnelle, à savoir, l'activité économique rationnelle. C'est précisé­ ment ici qu'il devient pleinement visible qu'un comportement qui est pure­ ment rationnel en vue d'une fin dans son intention, se transforme inexora­ blement dans son contraire dans le processus de sa rationalisation. » 20 *** En conclusion : Ce que Weber, contrairement à Marx, n'a pas saisi, c'est la domination, sur les activités humaines, de la valeur d'échange. Les mécanismes de la valorisation et les automatismes inscrits dans les échanges marchands conduisent à une monétarisation des relations sociales et à une « dépoétisation » du monde - c'est à dire à la fois le devenir prosaïque marchand de la vie et le dépérissement de l'expérience et de la « poïesis ». Le sociologue de Heidelberg ne conçoit pas la possibilité de remplacer la logique autarcique de la valeur qui s'auto-valorise par un contrôle démo­ cratique de la production.21 Aussi bien Marx que Weber partagent l'idée d'une irrationalité subs­ tantielle du capitalisme - qui n'est pas contradictoire avec sa rationalité formelle ou partielle. Tous les deux se réfèrent à la religion pour essayer de rendre compte de cette irrationalité. Pour Weber, c'est l'origine de cet irrationalisme, de ce « renver­ sement de ce que nous appellerions l'état de choses naturel » qu'il s'agit d'expliquer, et il propose de le faire en se référant à « une série de senti-

20. K. Lowith, Max Weber and Karl Marx, Allen & Unwin, 1982. 21. Je reprends ici à mon compte des analyses et des concepts («dépoétisation du monde ») avancés par Jean-Marie Vincent dans son récent ouvrage Max Weber ou la démocratie inachevée, Editions du Félin, 1998, pp. 141, 160-161.

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ments intimement liés à certaines représentations religieuses » : l'éthique protestante. 22 Pour Marx l'origine du capitalisme ne renvoie pas à une éthique reli­ gieuse génératrice d'épargne 23, mais plutôt au processus brutal de pillage et expropriation qu'il désigne par le terme d'accumulation primitive du ca­ pital. La référence à la religion joue néanmoins un rôle important pour comprendre la logique du capitalisme comme « renversement ». Mais, comme on l'a vu plus haut, pour lui il s'agit moins d'un déterminant causal comme chez Weber que d'une affinité structurelle : l'irrationalité est une caractéristique intrinsèque, immanente et essentielle du mode de production capitaliste comme processus aliéné semblable dans sa structure à l'aliénation religieuse : dans les deux cas les êtres humains sont dominés par leurs pro­ pres produits - respectivement l'Argent et Dieu. C'est en explorant les affinités électives entre les critiques wébérienne et marxiste du capitalisme, et en les fusionnant dans une démarche origi­ nelle que Lukacs a produit la théorie de la refication et Adorno/Horkheimer la critique de la raison instrumentale - deux parmi les innovations théori­ ques les plus importantes et les plus radicales de la pensée marxiste au XXe siècle. 24

22. Ethique..., p. 50. Cf. aussi pp. 73, 80 23. Marx n'ignorait pas l'affinité spécifique entre l'accumulation capitaliste et l'éthique puritaine, même s'il ne lui attribue pas la même portée que Weber. Dans les Grundrisse (texte que Weber n'a pas pu connaître, puisqu'il n'est paru qu'en 1940) il écnvait : « Le culte de l'or a son ascétisme, ses renoncements et ses sacrifices : l'épargne, la frugalité, le mépris des jouissances terrestres, temporelles et passagères , c'est la chasse au trésor éter­ nel. Faire de l'argent est ainsi en connexion (Zusammenhang) avec le puritanisme anglais et le protestantisme hollandais ». Fondements de la critique de l'économie politique (Grundrisse), Anthropos, 1967, p. 174. 24. M. Lowy, « Figures du marxisme wébérien », Actuel Marx, n° 11, 1992.

L'histoire des sciences de la nature et celle de l'économie politique

Emmanuel RENAULT

D'après Marx, la société et l'ensemble des productions humaines res­ tent des réalités naturelles. Cette thèse est constitutive de son matéria­ lisme \ et l'on comprend qu'en refusant d'opposer l'homme à la nature, il s'interdise également d'opposer les sciences de la nature aux sciences de l'esprit. Dans les Manuscrits de 44, il était allé jusqu'à annoncer une fusion de toutes les sciences (il s'agissait aussi d'une fusion des sciences avec la philosophie) en une science de l'histoire de la nature 2 . Par la suite, plus soucieux de cantonner chaque science à l'étude de son objet spécifique, il refusera un tel programme réductionniste et il s'opposera notamment aux tentatives visant à le réaliser grâce à la théorie darwinienne 3. Il maintien­ dra néanmoins l'idée d'une unité de la science. Sciences de la nature et science de la société portent sur des objets semblables, elles doivent mettre en œuvre des méthodes analogues. L'Idéologie allemande soutient qu'il n'y a qu'une seule science, la science de l'histoire 4 . Marx abandonnera par la suite cette thèse, mais il maintiendra l'idée d'une unité des sciences, unité qui tient tant à l'homogénéité de leurs objets qu'à celle de leur méthode 5 . 1. Voir à ce propos A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, PUF, 1994, pp 3374. 2. Œuvres, Gallimard, La Pléiade, t. II, Economie, pp. 86-87. 3. Marx à Kugelmann, 27/06/70 : « au lieu d'analyser le « stmggle for life » tel qu'il se manifeste historiquement dans différentes formes sociales déterminées, on ne trouve rien de mieux à faire que de convertir chaque lutte concrète dans la phrase « struggle for life » [...] ». 4. L'idéologie allemande, Editions sociales, 1976, p. 14. Marx et Engels ont en fait évoluer sur la question du rapport des sciences et de l'histoire. Ils semblent qu'ils en soient venus à penser que les seules sciences qui ne sont pas historiques sont les sciences de la nature, avant de changer d'opinion à la lecture de Darwin, sans pour autant en revenir à l'idée d'une science historique globalisante; voir à ce propos S. E. Liedman, « Engels and the Laws of Dialectic », in Poznan Studies in the Philosophy of the Sciences and the Humanities, 1998, 60, pp. 15-35, particulièrement pp. 18-24. 5. La thèse de l'unité des méthodes des sciences de la nature et de celles de l'esprit est attestée par la référence du Capital à Quételet (Editions sociales, 1974, t. VIII, p. 236) ainsi

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Si l'histoire est chez Marx l'objet de la science, elle en est également le sujet. Les activités intellectuelles de l'homme sont elles-mêmes des moments de cette praxis humaine toujours à la fois sociale et naturelle où se jouent les « échanges organiques de l'homme et de la nature » 6 . Mais quelle est précisément la modalité de leur inscription dans l'histoire ? Cette question recèle de véritables difficultés, car Marx s'est assez peu exprimé à ce sujet et s'est le plus souvent contenté de généralités. En comparant les passages consacrés à l'histoire des sciences de la nature et ceux qui portent sur l'histoire de l'économie politique, on peut néanmoins avancer quelques élé­ ments de réponse. La plus grande partie de l'activité théorique de Marx ressortit à la cri­ tique de l'économie politique. C'est dans ce cadre qu'il s'est intéressé aux sciences positives et qu'il a livré des remarques sur leur nature et sur leur histoire. Afin d'élucider le statut de ces remarques, il convient de commen­ cer par déterminer la nature du rapport que le Marx critique de l'économie politique entretient avec les sciences de la nature. On s'apercevra que les sciences de la nature lui fournissent un modèle de scientificité grâce auquel, d'une part, il interprète la rationalité de l'économie politique, et d'autre part, il tente de trouver des directives pour faire œuvre de scientifique en économie politique. On verra également comment l'exportation du modèle fourni par l'histoire des sciences de la nature dans le champ partiellement irrationnel de l'économie politique conduit à le modifier sur certains points.

Le rapport général de Marx aux sciences de la nature L'intérêt de Marx pour les sciences de la nature est de différents or­ dres. Il est certes épistémologique mais il est aussi polémique et éthique. L'aspect polémique est relatif à la conception du monde matérialiste et antiirrationaliste qui se développe naturellement dans les sciences, à leur fonc­ tion démystificatrice, critique 7 . Marx compte sur le développement des sciences de la nature pour lutter contre les différentes formes de supersti­ tions et pour développer une conception du monde propre" à étayer l'ap­ proche matérialiste des phénomènes socio-économiques que se propose Le Capital. L e d é v e l o p p e m e n t du capitalisme a suscité un d é v e l o p p e m e n t p a n i ­ que par un jugement de Marx rapporté par Lassale : «plus les sciences se développent, plus elles ont tendance à entrer dans le domaine des mathématiques qui sont en quelque sorte le domaine vers lequel elles convergent. Nous pouvons juger de la perfection d'une science selon la facilité plus ou moins grande avec laquelle elle peut être approchée par le calcul » (cité par A. Alcouffe, « Marx, Hegel et le calcul », in Les manuscrits mathématiques de Marx, Economica, 1985, pp. 9-109, ici p. 27). 6. Sur le sens de ce concept marxien, voir A. Schmidt, Le concept de nature..., op. cit., pp 109-130. 7. Engels à Marx, 14/07/68, 12/12/59,08/04/63 ; Marx à L. Philips, 17/08/64.

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culièrement rapide du savoir scientifique, et la mondialisation des échanges a impliqué une rationalisation universelle des pratiques ainsi qu'une lutte universelle des sciences contre les superstitions et les coutumes irrationnel­ les. Aussi Marx va-t-il jusqu'à parler, dans les Grundrisse , de « la grande influence civilisatrice du capital : il hausse la société à un niveau en regard duquel tous les stades antérieurs font figure d'évolution locale de l'humanité et d'idolâtrie de la nature » 8 . La fonction polémique dont Marx charge les sciences de la nature doit être interprétée à la lumière de la signification contestataire qui leur était généralement conférée à l'époque dans le mouvement ouvrier 9 . Le thème n'est pas propre à Marx, en lui se conjuguent les échos des consonances égalitaires de la référence au droit naturel lors de la Révolution française, les réminiscences des utopies saint-simoniennes et fouriéristes qui se vou­ laient fondées sur une nouvelle science, ainsi que la sympathie pour les cri­ tiques que les scientifiques de l'époque adressaient à la philosophie et la vielle antipathie de la science et de la religion. Sans doute, cette connotation oppositionnelle issue du mouvement ou­ vrier n'est elle pas pour rien dans l'importante charge normative que la no­ tion de science reçoit chez Marx. Il ne se contente pas de la célébrer comme un facteur général de progrès, il en fait une richesse, et même « la forme la plus solide de la richesse » 10. On ne s'étonnera donc pas de voir la science désigner l'une des activités auxquelles tout homme pourra enfin se consacrer, dans le mode de production communiste : « grâce aux loisirs et aux moyens mis à la portée de tous, la réduction minimum du travail social nécessaire favorisera le développement artistique, scientifique, etc., de cha­ cun » H . Mais les références marxiennes à la science sont également d'ordre épistémologique 12. Elles sont tout d'abord solidaires de l'antiphilosophisme marxien, ou du moins de la volonté de construire une critique de l'économie politique dont la rationalité soit proprement scientifique. Dès VIdéologie allemande, les sciences de la nature apparaissent comme un la­ boratoire où Marx peut étudier les modalités non philosophiques de la ra­ tionalité. Il en tire des arguments contre la philosophie et la pauvreté de son savoir 13 - cela suffit déjà à prouver que la notion de sience n'est pas com8. Œuvres, op. cit, t. II, p 226. 9. Ce point est mis en lumière par H. J. Sandkuhler, « La signification épistémologi­ que des sciences de la nature dans l'oeuvre de Marx », in Actuel Marx 9, 1991, pp. 160177. 10. Grundrisse, in Œuvres, op. cit, t. II, p. 252. 11. Ibid., p. 306. 12 Voir sur ce point, F. Vidoni, « Marx e le scienze naturali », in Attualita di Marx, 1986. 13. L'idéologie allemande, op. cit., p. 447 : « Les sciences, il [Stirner] les ignore tota­ lement alors qu'elles ne sont parvenues à réaliser des progrès importants qu'en procédant

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prise par Marx à partir de la Wissenschaft dont parlent Fichte et Gegel lorsqu'ils tentent de faire de la philosophie un système de la vérité 14. Il en tirera également des directives méthodologiques pour la construction de son économie politique, ainsi que des arguments pour étayer la scientificité de son propos. Exception faite des références à l'agronomie et à la chimie qui interviennent directement dans la théorie de la rente foncière et des réfé­ rences à l'application technologique des sciences, la plupart des références du Capital aux sciences relèvent de cette double fonction heuristique et jus­ tificative. Les analogies et les métaphores scientifiques qui parcourent les textes ont pour objectif de montrer que les intentions et la lettre même du texte relèvent bien de la rationalité scientifique. Elles n'ont parfois qu'une fonction illustrât!ve I5 , mais souvent, elles visent à étayer le propos I6 , voire à tenter de convaincre de sa scientificité 17. A cette fin, Marx ne se contente pas d'analogies et de métaphores, il s'emploie parfois plus direc­ tement à établir la conformité de sa démarche avec la méthodologie des sciences de la nature. C'est le cas dans la préface de l'ouvrage, où Marx s'emploie à justifier la nécessité de son premier chapitre et la méthode qu'il met en œuvre (son abstraction ainsi que son étude systématique minutieuse - des différentes formes de la valeur) par une référence à la biologie moléculaire. Il s'agit d'un passage intéressant, parce que la biologie moléculaire à laquelle il est ici fait référence est réinscrite dans son histoire par comparaison et par mise en évidence des différences dans les domaines où s'exercent la comparaison ; anatomie, botanique, philologie comparée, autant d'inconnues pour lui, na­ turellement » 14. Pour une interprétation opposée à la notre, voir D. Bensaid, Marx l'intempestif, Fayard, 1995, pp. 227-266 ; et M. Sacristan, « El trabajo cientifico de Marx y su nocion de cencia », in Sobre Marx y marxismo, Barcelone, 1984. 15. Pour les analogies illustratives, voir par exemple la passage du chapitre un où Marx « emprunte une analogie à la chimie », Le Capital, op. cit., t. 1, p. 65. Pour les métapho­ res illustratives, voir par exemple la fin de la préface : « le pressentiment commence à poindre, que la société actuelle, bien loin d'être un costal solide, est un organisme suscepti­ ble de changements et toujours en voie de transformation » {ibid., p. 20) 16. Marx fait appel à des exemples tirés des sciences de la nature pour étayer les thèses qui pourraient sembler les plus incompatibles avec une méthodologie scientifique, ou du moins avec les idées que s'en font ses lecteurs. C'est dans cet esprit qu'il se réfère à la chi­ mie moléculaire après avoir fait référence à l'idée hégélienne d'un passage de la quantité dans la qualité : « Ici comme dans les sciences naturelles se confirme la loi constatée par Hegel dans sa logique, loi d'après laquelle de simples changements dans la quantité, parve­ nus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité» {ibid., p. 302). C'est également en ce sens que Marx cite favorablement, dans la Postface, le commentateur russe qui invitait à trouver une analogie de l'économie politique avec la biologie: «la vie économique présente dans son développement historique les même phénomènes que l'on rencontre dans les autres branches de la biologie... Les vieux économistes se trompaient sur la nature des lois économiques lorsqu'ils les comparaient aux lois de la biologie et de la chimie » {ibid., p. 28). 17. C'est le cas lorsque dans la préface, Marx justifie le choix de l'Angleterre comme objet d'analyse privilégié, en le présentant comme un objet analogue à celui que le physicien construit dans ses expérimentations {ibid., p. 18).

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(quoique de façon allusive), et parce que cette histoire prend place dans une comparaison destinée à déterminer la rationalité spécifique de l'économie politique : « La forme valeur réalisée dans la forme monnaie est quelque chose de très simple. Cependant, l'esprit humain a vainement cherché de­ puis plus de deux mille ans à en pénétrer le secret, tandis qu'il est parvenu à analyser , du moins approximativement, des formes bien plus complexes et cachant un sens bien plus profond. Pourquoi, parce que le corps organisé est plus facile à étudier que la cellule qui en est l'élément. D'un autre côté, l'analyse des formes économiques ne peut s'aider du microscope ou des réactif fournis par la chimie ; l'abstraction est la seule force qui puise lui servir d'instrument . Or, pour la société bourgeoise actuelle, Informe marchandise du produit du travail, ou Informe valeur de la marchandise, est la forme cellulaire économique. Pour l'homme peu cultivé, l'analyse de cette forme paraît se perdre dans des minuties; ce sont effectivement des minuties, comme il s'en trouve dans Vanatomie microscopique » ,8 . Si les scien­ ces de la nature peuvent fournir des directives méthodologiques, elles ne peuvent fournir que des indications générales, car l'économie politique doit forger les instruments théoriques adéquats pour étudier « la logique parti­ culière de l'objet particulier ». En les inscrivant dans leur histoire, on leur donne une fonction plus générale encore, et néanmoins capitale. On fait ap­ paraître la dimension normative de la rationalité et on se donne les moyens, en comparant avec le niveau et le type de développement de l'économie po­ litique, de mesurer son degré de rationalité. L'intérêt de Marx pour les sciences ne concerne donc pas seulement la science en tant que source d'inspiration et de légitimation, il ne concerne pas seulement les résultats atteints par la science, mais il se porte aussi sur la science en tant que processus dynamique d'acquisition du vrai, sur l'histoire des sciences. On le constate dans ses travaux portant sur la chi­ mie 19 et sur le calcul infinitésimal20. Dans les deux cas, Marx commença à s'intéresser à ces disciplines pour appliquer certains de leurs résultats à son économie politique, mais il en vint ensuite à les étudier pour elles mê­ mes, en adoptant un point de vue historique, afin d'insérer l'état actuel dans la dynamique de la discipline.

18. Ibid., p. 18. 19. Sur les manuscrits rédigés par Marx a propos de la chimie organique dans les années 1880, voir A. Gnese, « Das theoretische Erbe von Marx und Engels », in Deutsche Zeitschriftfur Philosophie, 1988, 36, 6, pp. 531-536. 20. Les manuscrits économiques de Marx, op. cit., pp. 177-205.

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L'interprétation de Vhistoire des sciences de la nature Conformément aux principes de sa conception matérialiste de l'histoire, le devenir des sciences est référé par Marx au devenir de la praxis. Dans un langage qui n'est pas le sien, on peut dire qu'il interprète l'histoire des sciences en un sens externaliste. Néanmoins, il ne se contente pas d'une approche externaliste. Sur le plan des principes, Marx s'est oppo­ sé aux tentatives visant à réduire toutes les formations idéologiques à leurs conditions matérielles. C'est le cas pour l'art : « la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du déve­ loppement social. La difficulté la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils nous servent de norme » 21. Tout semble indiquer que la science jouit à ses yeux d'une même dimension normative. Quand il interprète l'histoire des sciences, il ne l'interprète pas seulement comme l'histoire des modes de production, mais bien comme l'histoire de la science. Il en résulte que son interprétation de l'histoire des sciences n'est pas seulement tributaire de sa conception de l'histoire, qu'elle est tout autant conditionnée par la manière dont il interprète l'essence de la scientificité. Afin de caractériser l'épistémologie marxienne à grands traits, on peut dire qu'elle est réaliste, rationaliste, constructiviste et pluraliste. Elle est réaliste dans la mesure où Marx considère que les sciences portent sur le réel lui-même, qu'elles accèdent à ce qui constitue son essence, et qu'il re­ fuse l'idée suivant laquelle elles se contenteraient de rendre compte de sim­ ples observations, où d'une phénoménalité qu'il faudrait distinguer de la réalité. Sans doute les thèses réalistes sont-elles formulées plus expli­ citement par Engels que par Marx (comme par exemple dans la critique de l'idée de chose en soi que l'on trouve dans la Dialectique de la nature 2 2 ). Mais il ne convient pas de distinguer Marx et Engels sur ce point, comme en témoigne la thèse suivant laquelle la pensée peut reproduire le concret par la pensée 23 et leur admiration commune pour les progrès des sciences de la nature 24. Marx est convaincu que c'est grâce au travail de la pensée que les sciences parviennent à atteindre le réel. Son réalisme épistémologique est solidaire d'une thèse rationaliste. 21. Introduction de 1857, in Œuvres, Gallimard, La Pléiade, 1.1, p. 266. 22. Dialectique de la nature, Editions sociales, 1975, p. 245. 23. Introduction de 1857, Œuvres, Gallimard, La Pléiade, 1.1, pp. 254-256. 24. Voir à ce propos, Lettres sur les sciences de la nature, Editions sociales, 1973. Sur le réalisme épistémologique de Marx, voir M. Soldani (« Marx and the Scientific Thought of his Time », in Marx-Engels Forschung, Neue Folge, 1997), qui montre que les référen­ ces àLyell et Mueller, ainsi que les références à la mécanique newtonienne, sont solidaires d'une conception classique de la science attaquée à l'époque par le développement d'épistémologies conventionnalistes.

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Rationaliste, il ne l'est pas seulement parce qu'il privilégie la raison comme source de connaissance et non pas l'observation comme les empiristes 25. Il est aussi parce qu'il considère que la réalité phénoménale relève toujours des apparences, et que le propre de la science est de la dépasser pour atteindre la réalité véritable qui, comme telle, ne peut jamais se don­ ner aux sens 26. Cette thèse qui vaut pour l'activité scientifique en général vaut tout particulièrement pour l'économie politique, dans la mesure où son objet n'est pas constitué d'entités particulières se donnant indépendamment les unes des autres à l'observation, mais de rapports, de relations détermi­ nantes qui elles-mêmes ne peuvent être appréhendées que par la pensée 27. Si Marx insiste sur le fait que la science en général, et la critique de l'économie politique en particulier, doivent porter sur des faits 28, il sou­ tient également que les objets scientifiques doivent être construits par la pensée. Le rationalisme épistémologique prend la forme d'un constructi­ visme 29. Selon Marx, la démarche scientifique consiste en général à re­ construire le réel en corrigeant la façon dont il se donne dans l'observation à la lumière des relations essentielles sous-jacentes aux apparences, des re­ lations internes structurant la phénoménalité. Cette épistémologie constructiviste est l'un des lieux de l'opposition de l'économie politique et de la cri­ tique de l'économie politique classique qui se voit reprochée sa méthode purement analytique 30. La critique de l'économie politique insiste sur le rôle des relations et sur l'inscription des phénomènes dans des totalités ; ainsi l'opposition de la critique de l'économie politique à l'économie politi­ que classique est-elle solidaire de l'opposition d'un modèle organique à un modèle mécaniste, opposition qui n'est pas sans rappeler la critique schellingienne de la science newtonienne 31 et qui explique pourquoi Marx peut 25. En en trouve en témoignage dans la polémique de Marx et de Engels à propos de Trémaux. On y voit Marx défendre la valeur théorique des hypothèses, même quand le fon­ dement empirique leur fait défaut (lettres du 07/08/66, 10/08/66, 13/08/66, 02/10/66, 03/10/66, 05/10/66, 09/10/66). Sur ce point, le Marx de la maturité diffère du Marx des Manuscrits de 44 et de l'Idéologie allemande qui, influencé par le sensualisme feuerbachien, faisait de la sensation et de l'empirie l'essence de la science ( 0 . 2 , p. 87). Pour un point de vue différent du notre, défendant la thèse suivant laquelle l'épistémologie marxienne relève de l'empirisme, voir H. J. Sandkuhler, op. cit. 26. Salaire, prix et plus-value, in Œuvres, op. cit., 1.1, p. 508 : « La vérité scientifique est toujours paradoxale aux yeux de l'expérience journalière qui ne saisit que l'apparence trompeuse des choses » ; Le Capital, op. cit., t. 8, p. 196 • « toute science serait super­ flue si l'apparence et l'essence des choses se confondaient ». 27. Œuvres, op cit., t. II, p. 281. 28. Voir la postface du Capital. 29. Introduction de 1857, in Œuvres, op. cit., 1.1, pp. 254-256. Voir également la réfé­ rence à l'expérimentation dans la préface du Capital. 30. Introduction de 1857, in Œuvres, op. cit., t. I, pp. 254-256 ; Théories sur la plusvalue, Editions sociales, 1975, t. 2, pp. 183-189 ; Capital, op. cit., t.. 1, pp. 62-63. 31 Cf. note 15 ; voir également à ce propos, J. Zeleny, Die Wissenschaftslogik bei Marx und « Das Kapital », Francfort, 1970, p. 23 sq. et S. E Liedman, Dos Spiel der

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parfois présenter son économie politique comme « un triomphe de la science allemande », de la « science au sens allemand du terme » 32. L'épistémologie marxienne se caractérise enfin par son orientation pluraliste, ou non réductionniste. En témoignent le refus d'appliquer les principes darwiniens, pourtant valables lorsqu'il s'agit d'une évolution bio­ logique que Marx considère comme apparentée à l'histoire des modes de production, à l'étude de la société, de même que la thèse suivant laquelle la science doit saisir la logique interne des phénomènes qu'elle étudie 33. Il ne se contente pas d'exiger que les objets des différentes sciences soient étudiés grâce à des principes spécifiques, il considère encore, comme on le voit au passage de la préface du Capital cité ci-dessus, que ces objets spécifiques doivent être étudiés au moyen de méthodes spécifiques. On peut dire en ce sens que ce rationalisme épistémologique est un rationalisme appliqué. Au formalisme qui fait de l'application d'une méthode unique ou de formes quantitatives l'essence de la scientificité, Marx oppose l'image d'une raison se modifiant pour rendre compte de l'objectivité. Il reproche à Proudhon de réduire la science « aux minces proportions d'une formule » 34, il cri­ tique l'économie mathématisée d'un MacLeod 35, et il voit dans les grandes théories scientifiques un ensemble de conquêtes issues de l'effort de conce­ voir des questions particulières plutôt qu'un ensemble d'énoncés axiomatiquement organisés : « Il est tout à fait normal qu'en face de l'économiste le plus génial et le plus original [Petty], la médiocrité vaniteuse d'un pédant [Duhring] ne manifeste que son plaisir grognon et ne puisse avoir que du dépit en voyant que de tels éclairs théoriques, loin de parader en rangs comme des axiomes tout achevés, jaillissent au contraire en ordre dispersé de l'approfondissement de matériaux pratiques et bruts, de la question des impôts par exemple » 36. Ces grandes orientations contribuent à donner ses traits caractéris­ tiques à l'approche marxienne de l'histoire des sciences. On peut lire dans les Lettres sur les sciences de la nature un émerveillement devant les pro­ grès des sciences qui dépend certes de la connotation contestataire de la science, mais qui dépend également de l'épistémologie marxienne. C'est le réalisme épistémologique qui permet de voir dans l'évolution des sciences un progrès de la vérité, et c'est le rationalisme qui autorise la célébration de Gegensâtze. F. Engels' Philosophie und die Wissenschaften des 19. Jahrhunderts, Campus Verlag, 1986, p. 49-68. 32. Lettres du 12/11/58 et du 20/02/66 Voir sur ce point D. Bensaid, op. cit., pp. 228233. 33. Marx prétend étudier « la logique particulière de l'objet particulier », il prétend ré­ véler la « connexion interne » {Le Capital, op. cit., t. VI, p. 184) des phénomènes qu'il étudie, et il définit la loi comme « la connexion interne et nécessaire » (ibid , p. 238). 34. Œuvres, op. cit., 1.1, p. 93. 35. Lettre du 06/03/1880 36. Œuvres, op. cit., 1.1, p 1501

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ce progrès du vrai, son interprétation comme une suite de conquêtes et de triomphes de l'intelligence. L'orientation constructiviste permet quant à elle d'interpréter le processus historique du développement de la scientificité comme un processus intégrant en soi de façon déterminante un moment critique. La dynamique des sciences est critique dans la mesure où elle est négation de l'apparence. Ainsi Marx va-t-il jusqu'à interpréter l'histoire du calcul infinitésimal comme un processus où ce calcul se défait progres­ sivement de son aspect « mystique » 37. Cette conjonction de la science et de la critique nous conduit à un autre aspect de la conception marxienne de l'histoire des sciences. Si Marx peut identifier scientificité et critique - lorsqu'il parle des économistes clas­ siques, « scientifiques donc critique » 38 - , ce n'est pas seulement parce qu'il voit dans la science une puissance à même de remettre en cause les préjugés et de dépasser les apparences, c'est aussi parce qu'il considère que le progrès du savoir repose sur un affrontement des thèses et des théories, et non pas seulement sur une accumulation progressive et consensuelle des savoirs, suivant un modèle empiriste. Ainsi oppose-t-il dès l'Idéologie allemande la clôture du savoir philosophique à l'ouverture des sciences à la polémique 39 , de même qu'il demandera que le Capital, parce qu'il est scientifique, soit soumis à la « libre et scientifique critique », tout en iden­ tifiant l'absence de polémiques à une rechute en deçà de la scientificité. 40 Si un texte comme celui des Grundrisse tend à fusionner développement des sciences et développement du capitalisme, c'est sans doute parce qu'il les interprète tous deux comme des processus progressant par remise en cause permanente: « Il [le capital] est destructif à l'égard de tout cela [préjugés, idolâtrie de la nature...], il est en révolution permanente, il brise toutes les barrières qui entravent le développement des forces productives, l'élargissement des besoins, la diversification de la production et de l'ex­ ploitation, et le commerce entre les forces de la nature et de l'esprit » 41. Marx révèle ainsi son adhésion à une conception discontinuiste, révolution­ naire de l'histoire des sciences 42 , il donne des sciences l'image moderne 37. Les manuscrits mathématiques de Marx, op. cit., p. 193 sq. Marx distingue trois grandes étapes, 1) le calcul différentiel mystique (Leibniz), 2) le calcul différentiel rationnel (D'Alembert), 3) le calcul différentiel purement algébrique (Lagrange). 38. Théories sur la plus-value, op. cit., t. III, p. 581. 39. L'idéologie allemande, op cit., p. 447 : « les grandes nations se confrontent dans les sciences, les allemands se recroquevillent dans la philosophie ». 40. Voir la fin de la Préface du Capital, qui dresse un constat dont la Postface fournira plus tard la théonsation. 41. Œuvres, op. cit., t. II, p. 260. Voir l'article « Sciences » du Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1985 (pp. 1030-1043); G. Labica y explique que la technologie et l'industrie sont révolutionnaires par leurs objets ( les révolutions qu'elles provoquent cons­ tamment) et par leur finalité (la révolution sociale), (p. 1033) 42. Voir la page des Grundrisse où Marx soutient que tout développement de la science est solidaire de la disparition d'une formation sociale (Œuvres, op. cit., t. II, p. 252). Voir

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qui sera développée par Bachelard et Popper, celle de savoir ouverts, sus­ ceptibles de réfutation et toujours pris dans un devenir. C'est ce qui appa­ raîtra clairement dans les exposés qu'il consacrera à l'historié de l'économie politique. Dans les Théories sur la plus-value, les analyses portant sur Smith et Ricardo ne se contenteront pas de faire ressortir la cohérence des théo­ ries et ce qui en elles peut apparaître comme des acquis définitifs. Au con­ traire, Marx accorde un rôle fondamental à tout ce que ces théories peuvent conserver de problématique, afin de montrer comment l'évolution de l'économie politique peut être considérée comme une résolution progressive des problèmes 43 , tout en évitant l'illusion rétrospective qui ne voit dans l'histoire d'une science que l'émergence progressive de son état définitif44. Les sciences étant interprétées comme des processus dynamiques, l'exposition de leur histoire débouche sur la tentative de résoudre ce qui reste en elles problématique. Sans doute trouve-t-on ici une part de l'explication du fait que Marx ne peut s'intéresser à une discipline scientifi­ que sans prétendre y faire des découvertes et contribuer de façon significa­ tive à l'histoire de cette discipline (c'est le cas en économie politique, mais aussi en mathématique !). Si progrès de la science il y a, si les sciences parviennent à accomplir leur essence dans l'histoire, il reste que cette histoire n'est pas autonome et qu'elle doit être comprise comme l'un des moments de l'histoire matérielle. C'est un thème bien connu sur lequel Marx revient à plusieurs reprises 45, ne serait-ce que pour réfuter les théories idéalistes qui font des idées le moteur de l'histoire. Il s'agit pour lui d'inviter à penser les sciences comme une activité humaine, comme une activité inscrite dans le mouvement de la praxis sociale et naturelle, comme une activité prise dans le mouvement de la lutte des classes et dans celui de l'interaction avec la nature: « où serait en outre la lettre où Engels rapporte à Marx le jugement du chimiste Schorlemmer sur l'évolution de la chimie : « cette révolution continue chaque jour de progresser, si bien qu'il faut s'attendre tous les jours à de nouveaux bouleversements » (16/06/67, voir égale­ ment la réponse de Marx du 22/06/67). 43. Sur cette question , voir notre Marx et l'idée de critique, PUF, 1995, pp. 98-103, 109-112. 44. On a parfois cru déceler dans les Théories sur la plus-value la trace d'une illusion téléologique, voir par exemple F. R. Mahieu, « Marx, Petty, et les théories sur la plusvalue (Analyse de la critique marxienne de l'économie politique) », in S. Brunhoff et al., Marx et l'économie politique. Essais sur les Théories sur la plus value, Maspéro, 1977, pp. 7-46. Il est possible que Marx ait parfois succombé à certaines formes de cette illusion. Mais cela ne doit dissimuler le fait qu'il a tenté de l'éviter et qu'il a critiquer les présenta­ tions résolument téléologiques (comme celle d'E Duhnng) de l'histoire de l'économie poli­ tique Voir sur cette question les notes sur l'histou-e de l'économie politique de Durhing {Œuvres, op. cit., t I, pp. 1494-1526) où Marx écrit à propos de Petty : « ce qui est natu­ rel chez le fondateur de l'économie politique, qui nécessairement tâtonne, expérimente et lutte avec un chaos d'idées à organiser, peut paraître étrange chez un homme qui dresse l'inventaire de plus d'un siècle et demi de recherches » (p. 1501). 45. Œuvres, op. cit., t. II, p 305 ; Théories sur la plus-value, op. cit., t I , pp. 190, 411.

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la science de la nature sans le commerce et l'industrie ? Cette science de la nature n'est-ce pas seulement le commerce et l'industrie, l'activité maté­ rielle des hommes qui lui assignent un but et lui fournissent des maté­ riaux » 46. On aperçoit néanmoins le caractère vague et très abstrait des formulations de cette thèse. Les Théories sur la plus-value soutiennent que la science est « produit du développement historique en sa quintessence abstraite », et c'est sans doute une idée analogue que Marx avance dans les Grundrisse : « Le seul développement de la science - c'est-à-dire de la forme la plus solide de la richesse, dont elle est tout à la fois le produit et le producteur - était suffisant pour détruire ces communautés [Marx vient d'expliquer que tout développement de la science est solidaire d'une des­ truction de la communauté]. Mais le développement de la science, comme enrichissement à la fois théorique et pratique, n'est qu'un aspect, une mani­ festation du développement des forces productives de l'homme, c'est-à-dire de la richesse » 47. Il faut se garder d'entendre la thèse du conditionnement matériel des sciences de la nature en un sens trop mécanique. Si Marx pense que le déve­ loppement du capitalisme concourt au développement des sciences de la na­ ture (Engels ira jusqu'à dire que l'industrie concourt plus à son développe­ ment que les universités 48 ), il ne soutient pas pour autant que le capita­ lisme est à l'origine des sciences modernes. Il affirme bien plutôt que leur développement fut l'une des conditions préalables du développement du ca­ pitalisme, du moins sous sa forme la plus développée, celle de la grande industrie 49. Et si celle-ci peut jouer un rôle décisif sur le développement des sciences, c'est parce qu'elle est elle-même déterminée par les sciences. Plutôt qu'à formuler les grands principes d'une théorie matérialiste de l'histoire des sciences, Marx s'est employé à décrire le rapport fonctionnel des sciences et de la grande industrie. La grande industrie se caractérise par le fait que le procès de travail y est désormais rythmé par des machines plutôt que par l'artisan maître de ses outils. Par le biais de la technologie, c'est la science qui dirige le processus de production. Marx souligne « le pouvoir croissant de la science, [...] le degré dans lequel ce pouvoir se ma­ nifeste dans le capital fixe, l'ampleur et l'étendue de son emprise sur la production » 50. Le développement de la production dépend alors des sciences et de leur application technologique, et telle serait la cause de 46. L'idéologie allemande, op. cit., p. 25. 47. Œuvres, op. cit., t. II, p. 252. Marx veut sans doute dire ici que les sciences, bien que produites par le mouvement matériel de l'histoire, survivent par leurs acquis aux formes particulières que prennent les forces productives, alors même qu'elles conditionnent tou­ jours ses formes. 48. Engels à Borgius, 25/01/94 49. L'idéologie allemande, op. cit., p. 58, Marx à Engels, 22/08/62. 50. Grundrisse, Œuvres, op. cit, t II, p. 273

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l'accélération du développement des sciences au XIXe siècle : « le dévelop­ pement de cette science [la mécanique], celui des sciences naturelles en par­ ticulier et, grâce à celles-ci, de toutes les autres, est à son tour lié au déve­ loppement de la production matérielle » 51, « elle [la grande industrie] est pour l'inventeur sollicitation et postulat déterminant » 52 . Par le biais de la grande industrie, le capitalisme contribue donc très directement au déve­ loppement de la science, et de la technologie. C'est ce qui fait sa dimension civilisatrice, il permet non seulement le développement de l'intégralité des forces productives de l'homme (dont la science), mais il pousse également à l'application illimitée de la science : il crée « la société bourgeoise et l'appropriation universelle de la nature et des rapports sociaux eux-mêmes par les membres de la société eux-mêmes » 53. Tel est son rôle positif, si l'on en croit ces formulations des Grundrisse qui portent la trace d'une conception progressiste de l'histoire chargée d'un lourde métaphysique ra­ tionaliste. Dans le capitalisme, les sciences n'ont certes pas qu'une fonction posi­ tive. Marx explique également que le machinisme implique une dépréciation du travail ouvrier. Toute la compétence de l'ouvrier est transférée à la ma­ chine, désormais, le savoir qui dirige la production est un savoir qui lui est étranger, la science agit sur lui comme une puissance étrangère et un vec­ teur de la domination de classe 54. Mais ce constat n'est pas suffisant à fon­ der une critique de la science, car il en va des sciences comme des autres forces productives. Marx accorde que leur développement est intrinsèque­ ment bon, qu'il convient simplement qu'elles soient libérées de leur subor­ dination au capital et que l'homme se les approprie. L'aliénation capitaliste, est dans l'histoire des sciences également, la condition du développement complet des faculté humaines 55. Cette conception suppose que les rapports de production capitalistes n'ont pas d'effet sur la forme et le contenu des différentes théories dont ils conditionnent pourtant le développement. Le savoir scientifique est une force productive qui, comme toute force productive, reçoit une forme spé­ cifique des rapports de production dans lesquels elle se développe. Mais Marx semble considérer que la forme spécifiquement capitaliste de la science ne consiste qu'en un mode d'appropriation du savoir scientifique (par une minorité de travailleur improductifs) et qu'en un certain type 51. Ibid.,p. 305 52. Ibid., p 304. 53. Ibid., p. 260. 54. Ibid., pp. 298-300, 305. C'est ce qui autorise à Lukacs, dans Histoire et conscience de classe, à faire de Marx le critique d'une rationalisation scientifique du monde interprétée comme forme de la réification capitaliste. 55. Ibid., p. 215. Après avoir expliqué que l'aliénation permet le développement com­ plet des forces productives, Marx ajoute : « On peut prendre comme exemple le rapport de l'individu à la science ».

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d'utilisation technologique des sciences (uniquement au service de la pro­ duction de plus-value) 56 . Il constate qu'à l'époque de la grande industrie, les sciences sont enrôlées au service de la production, mais il n'en conclut pas pour autant que le savoir scientifique porte intrinsèquement la trace du capitalisme, que ce soit sous l'effet des objectifs que la grande industrie im­ pose aux sciences, ou plus généralement, par l'effet général produit par l'idéologie sur les savoirs. Il ne pense pas non plus que l'application tech­ nologique de la science prend un tour intrinsèquement capitaliste et que les technologies portent en elles mêmes la trace de l'anarchie propre à ce mode de production. On trouve certes l'ébauche d'une critique de la science. Ain­ si Marx dénonce-t-il l'idéologie naturaliste (anhistorique) des scientifi­ ques 57, de même qu'il condamne l'application irrationnelle des technolo­ gies agricoles et l'appauvrissement du sol qui en résulte. Néanmoins, il semble considérer que les sciences de la nature ont, par elles-mêmes, les ressources suffisantes pour corriger ces défauts. Chez Darwin, Marx trouve les moyens de corriger l'idéologie anhistorique des scientifiques. De même, il semble considérer que les progrès de la chimie, de la géologie et de la botanique permettent de définir des technologies agricoles respectueuses de l'environnement. Le livre 1 du Capital soutient que le capitalisme ne se dé­ veloppe qu'en tarissant les deux sources desquelles il jaillit : la terre et le travail 58 ; il semble néanmoins que Marx soit favorable au développement d'une agriculture rationnelle qui « bouleverse les techniques traditionnelles et trouble les échanges organiques avec la nature, mais pour les rétablir de façon systématique sous une forme appropriée au développement humain intégral » 59 . Les Manuscrits de 44 déclaraient : « C'est par le moyen de l'industrie que les sciences de la nature sont intervenues pratiquement dans la vie hu­ maine ; en transformant l'industrie, elles ont préparé l'émancipation de l'homme bien qu'elles ont dû d'abord en parachever la déchéance » 60. Les Grundrisse développent les différents aspects de cette dialectique, en expli­ quant qu'en s'appropriant la science, le capital fournit les conditions d'une rationalisation du travail et de la vie sociale en général qui permettront leur 56. Voir sur cette question A Tosel, « Marx et l'innocence de la science », in L'esprit de scission. Etudes sur Marx, Gramsci, Lukacs, Belles Lettres, 1991, pp. 33-74. On re­ trouve ici la tendance à concevoir le passage au communisme comme une libération des forces productives de toute formalisation sociale. Pour une étude des apones générales qui en résultent, voir J. Robelin, Marxisme et socialisation, Méridiens Klincksieck, 1989. 57. Capital, op. cit., t. II, p. 59, note 2 : « Pour ce qui est du matérialisme abstrait des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement histonque, ses défauts éclatent dans la manière de voir abstraite et idéologique de ses porte-parole, dès qu'ils se hasardent à faire un pas hors de leur spécialité ». 58. Voir la fin du chapitre « Grande industrie et agriculture », voir également Marx à Engels, 25/03/68. 59. Début de ce même chapitre. 60. Œuvres, op. cit., t. I, p 86.

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appropriation 61 . Et le Capital en porte encore la trace. Les Grundrisse soutenaient que le développement des sciences impulsé par le capitalisme est l'une des facteurs de sa destruction future 62. On retrouvera cette dialecti­ que étrange dans le livre 3 du Capital où l'on peut lire que les progrès de l'agriculture rationnelle remettront en cause la propriété privée. 63

La question de l'histoire de Véconomie politique Qu'en est-il de l'histoire de l'économie politique ? Son développement est également lié au développement des forces productives, mais d'une autre façon, car le capitalisme ne trouve pas en l'économie politique l'un des moyens de son développement, mais l'une des formes de sa légitimation. L'analyse externaliste ne peut plus se fonder sur la question des forces pro­ ductives et de l'application technologique de la science, c'est la question de l'idéologie qui doit s'y substituer. Il en résulte que l'analyse de l'historicité de cette science particulière sera déconnectée de la dialectique des forces productives, qu'elle se fera moins métaphysique, qu'elle sera plus conforme à la logique de la conception matérialiste de l'histoire. La science cessera d'apparaître comme une richesse absolue, comme un acquis définitif ne po­ sant d'autre problème que celui de son appropriation collective et de son usage non capitaliste. Elle apparaîtra certes toujours comme une valeur, mais comme une valeur à laquelle le capitalisme donne une forme spécifi­ que, de sorte qu'est requise l'opération critique dissociant en elle le vrai du faux. On assiste ainsi à une relativisation de la valeur de la science qui prend deux formes. D'une part la scientificité véritable en économie politi­ que (la critique de l'économie politique) apparaît moins comme un moyen de s'approprier la vie sociale, de rationaliser les rapports sociaux, que comme l'instrument d'une dénonciation des illusions qui masquent et légi­ timent les rapports sociaux - le Capital n'est pas un traité de planification économique. D'autre part, les ressources de l'approche matérialiste de 61. Voir à ce propos Œuvres, op. cit., t. II, p. 288 sq. où Marx explique que le travail peut cesser d'être une corvée et participer de l'accomplissement de soi « 1°) si son caractère social est assuré, 2°) s'il est d'un genre scientifique et devient en même temps du travail général ». Deux conditions qui ne font qu'unes et supposent la rationalisation scientifique du travail acquise par le machinisme, en tant qu'il soumet le travail individuel à l'intellect social, en transformant par là même le travail individuel en travail social (ibid., pp. 308309). 62. Ibid., p. 273 : « L'anéantissement violent du capital par des forces venues non pas de l'extérieur, mais jaillies du dedans, de sa propre volonté, voilà de quelle manière frap­ pante avis lui sera donné de déguerpir pour faire place nette à une phase supérieure de la production sociale. La raison n'en est pas seulement le pouvoir croisant de la science, le degré dans lequel ce pouvoir se manifeste dans le capital fixe, l'ampleur et l'étendue de son emprise sur la totalité de la production ». 63. Le Capital, op. cit., t. VIII, pp. 10, 186, 190-192.

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l'histoire sont mises au service d'une critique des savoirs scientifiques re­ trouvant les illusions spécifiques de l'idéologie jusqu'en ce qui fait le cœur des plus scientifiques des théories de l'économie politique. Marx est ainsi conduit à proposer une théorie de l'articulation de l'idéologique et de la scientificité plus audacieuse que celle que contenaient ses lecture de l'histoire des sciences de la nature. Dans ces dernières, c'est la question des rapport de la science et du dé­ veloppement des forces productives qui prime. La question du rapport de la science de l'idéologie n'est cependant pas absente. Précisons tout d'abord en quels termes elle est posée. Si l'on se reporte aux Lettres sur les sciences de la nature, on constate que Marx et Engels y font preuve d'une indéniable sensibilité au rapport de la science et de l'idéologie. Ils y émettent le constat que l'idéologie peut fonctionner comme obstacle (comme par exemple lors­ qu'ils mentionnent l'occultation des découvertes de fossiles préhis­ toriques 64 ), et ils dénoncent également les processus au terme desquels les sciences se transforment en idéologie et cessent d'être elles-mêmes (comme par exemple dans le cas du darwinisme social 65 ). Mais l'idéologie et la science ne sont pas seulement envisagées dans leurs rapports de contrariété. L'idéologie n'est pas présentée seulement comme un obstacle, elle apparaît également comme le milieu où s'inscrivent les disciplines scientifiques. Si l'on en croit les remarques portant sur Darwin, Marx semble tout à fait conscient que le développement des sciences de la nature, de même que ce­ lui de l'économie politique, est un développement du vrai dans l'élément de l'idéologie. Il apparaît en effet que l'idéologie habite intérieurement la théorie darwinienne sans aucunement remettre en cause sa vérité. Lorsque Marx et Engels insistent sur la proximité de Darwin avec Smith, Hobbes et Malthus 66, ils mettent en lumière les conditions idéologiques de sa théorie, ils suggèrent ainsi que toute théorie a pour condition d'existence sa confor­ mité à des thèmes idéologiques, que toute théorie à des conditions idéologi­ ques. Marx et Engels tentent d'ailleurs de montrer que ce sont ces condi­ tions idéologiques elles-mêmes, et les effets qu'elles produisent sur la théo­ rie de Darwin, qui rendent possibles les utilisations idéologiques dont elle est l'objet. Ils suggèrent ainsi que le processus d'idéologisation de la science s'explique lui-même par le fait que la science est toujours habitée par l'idéologie. Ces thèses sont d'un grand intérêt épistémologique, elles restent néanmoins épistémologiquement insuffisantes dans la mesure où elles ne relèvent encore que d'une sociologie de la connaissance : la référence à l'idéologie ne relève que d'une argumentation externaliste et non d'une théorie de la dynamique spécifique de la scientificité. L'idéologie ne joue 64. Engels à Marx, 20/05/63. 65. Voir sur ce point B. Naccache, Marx critique de Darwin, Vrin, 1980, p. 121 sq. 66. Ibid.,p. 81 sq.

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plus ici le seulement rôle d'un obstacle, elle joue également le rôle d'une condition de possibilité des théories scientifiques, mais on ne voit pas com­ ment elle peut être condition de la vérité des théories. Comprise comme obstacle et condition, l'idéologie n'est pas encore conçue comme appui. Rien n'est dit pas exemple sur les conditions idéologiques qui ont permis à Darwin de produire un effet de vérité, sur les conditions idéologiques qui lui ont permis de rompre avec ce que Marx considère comme l'idéologie scientifique par excellence, l'idéologie naturaliste. Le facteur explicatif semble n'être ici que la dynamique critique de la science. On en reste ainsi à une simple foi en la toute puissance de la science et en sa capacité à rompre par elle-même avec l'idéologie. Dans le Capital, Marx propose un type d'articulation de la science et de l'idéologie plus intéressant67. L'idéologie y relève toujours de l'obstacle et de la condition de possibilité. De l'obstacle puisque la théorie du féti­ chisme a pour fonction d'identifier les illusions spécifiques avec lesquelles l'économie politique doit rompre. De la condition de possibilité puisque dans la Postface du Capital, Marx fait dépendre du mouvement de la lutte des classes la transformation de l'économie politique classique en économie vulgaire, de même que la transformation de l'économie vulgaire en critique de l'économie politique. Mais de surcroît, l'idéologie est présentée comme un appui, ou comme condition de la vérité des théories. Dans cette même Postface du Capital, qui pour cette raison peut bien être présenté comme un des points culminants du propos méthodologique de Marx, il ne s'agit donc plus seulement de faire appel à la dynamique interne de la science et à la « libre et scientifique recherche » qui la caractérise. Il s'agit tout à la fois d'identifier les obstacles idéologiques et ce qui dans l'idéologie permettra de les surmonter. Parmi ces obstacles, il faut compter les illusions liées à ce que Marx nomme le fétichisme, c'est-à-dire un ensemble d'illusions portant sur la nature de la valeur, générées par l'organisation capitaliste de l'échange et de la production, et produisant des effets de légitimation de la domination de classe. Marx explique ailleurs 68 que l'aspect critique de l'économie politique véritablement scientifique, ce qu'il nomme l'économie politique classique, provient d'une tentative de dissolution de ces illusions fétichistes. Mais d'après lui, l'intensification de la lutte de classes interdit à l'économie politique classique de surmonter les obstacles liés au fétichisme, dans la mesure où elle lui impose de s'appuyer sur l'effet de légitimation fétichiste. Telle serait l'origine de la transformation de l'économie politique classique (scientifique) et économie politique vulgaire (purement apolo67. C'est pourquoi il est difficile de suivre Habermas lorsqu'il soutient que Marx « n'a pas jugé nécessaire de justifier la théorie de la société du point de vue de la critique de la connaissance » (Connaissance et intérêt, Gallimard, 1976, p. 78). Sur cette question et sur ce qui suit, voir notre Marx et Vidée de critique, PUF, 1995, p. 81 sq. 68. Théories sur la plus-value, op. cit., t III, pp. 588-592.

L'HISTOIRE DES SCIENCES DE LA NATURE ET CELLE DE L'ECONOMIE POLITIQUE

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gétique). L'idéologie apparaît ainsi comme ce qui entrave doublement la dynamique interne de la science : comme fétichisme (obstacle), et comme effet de la lutte des classe (obstacle à la suppression de l'obstacle). Mais Marx soutient également que le développement de la lutte des classe fait du prolétariat une condition permettant de dissiper les illusions du fétichisme. En tant qu'elle reste toujours prise dans le fétichisme, l'économie politique reste un discours de légitimation de la domination de classe, c'est ce qui fait sa dimension politique, et il en résulte qu'elle ne peut prétendre être totale­ ment extérieure à la lutte des classes. Cet effet de légitimation est ce que le prolétariat conteste en elle. Aussi les théoriciens qui représentent le proléta­ riat sont-ils conduit à en chercher l'origine, et par voie de conséquence, à s'attaquer au fétichisme lui-même. On voit ici que le thème de l'idéologie comme appui, comme condition de la suppression des obstacles idéologiques est ainsi intégré dans une théorie complexe. Elle combine la prise en compte d'obstacles idéologiques structurels (le fétichisme) et conjoncturels (l'idéologie comme effet dans le savoir du développement de la lutte des classes), et l'explicitation des conditions idéologiques (la position du prolé­ tariat dans la lutte des classes), qui permettent à une critique de l'économie politique d'identifier et de surmonter ces obstacles. L'idéologie représente bien ce qui entrave le libre développement de la dynamique critique de la science, mais la science n'a plus par elle même le pouvoir de rompre avec l'idéologie. Référant ainsi le progrès du vrai et la dynamique de la science à la lutte des classes, Marx ne fait pas pour autant de la praxis le fondement ou le critère de la vérité. Lorsqu'il interprète l'histoire comme l'histoire de la nature, il renvoie l'intégralité des activités humaines au mouvement sans fin de l'action réciproque du social et du naturel, en substituant ainsi un modèle historique aux modèles ontologiques de la philosophie classique 69 . C'est dans la perspective de ce refus de l'ontologie que la référence à la lutte des classes doit ici être comprise. Elle n'est pas l'indice d'une ontologie maté­ rialiste qui conduirait à faire de la praxis le critère du vrai, mais seulement le signe de la volonté de restituer à la science son historicité véritable, his­ toricité qui dépend tout autant de la dynamique spécifique de la science que de l'inscription de cette dynamique dans l'histoire de la lutte des classes et dans l'interaction technique et économique du social et du naturel. La réfé­ rence à la praxis n'est pas non plus le signe d'une position relativiste 70. Marx soutient dans la Postface du Capital que la critique de l'économie po­ litique « représente le prolétariat ». Cela ne signifie pas qu'il estime que les énoncés produits par cette critique de l'économie politique ne peuvent prétendre à la vérité que dans le contexte d'une pratique politique détermi69. A. Schmidt, Le concept de nature .., op. cit., pp. 44 sq. 70 Pour une interprétation de ce type, voir G. E. McCarthy, Marx' Critic of Science and Positivism, Kluwer Académie Publishers, 1988, p. 135 sq.

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née, historiquement et socialement située. Le passage de l'économie politique classique à la critique de l'économie politique est au contraire conçu suivant le modèle réaliste et rationaliste d'un progrès du vrai. Si la critique de l'économie politique représente le prolétariat, c'est seulement parce que les effets de légitimation de l'économie politique l'introduisent dans la lutte des classes, parce que l'économie politique suscite par là même une économie politique qui s'oppose à elle, et parce que cette critique de l'économie politique trouve dans son rapport à la lutte des classes les conditions de la suppression d'obstacles restant insurmontables pour l'économie politique.

Critique de P économisme et économisme chez Marx

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On reproche souvent à Marx d'avoir conçu son œuvre de critique de la société capitaliste dans une perspective économiste en sacrifiant, en particu­ lier dans ses écrits de la maturité, à un paradigme de la production. La réa­ lité sociale serait ainsi réduite à la production de la vie et au travail comme activité d'auto-réalisation. L'économique deviendrait par là la clé pour comprendre la constitution des sociétés. Pour prendre un exemple contem­ porain de ces critiques, on peut se référer à Jiirgen Habermas qui croit pouvoir discerner chez Marx une sous-estimation préjudiciable de la com­ munication et de son rôle dans les rapports sociaux en même temps qu'une surestimation des aspects instrumentaux et cognitifs dans l'agir humain. Il est vrai que, pour avancer de telles vues, Jiirgen Habermas peut s'appuyer sur la tradition marxiste elle-même, sur ces innombrables commentaires, traités, manuels qui ont ressassé la prédominance de l'économie, du travail et ont interprété le passage à un autre type de société comme fondamenta­ lement lié à une réorganisation de l'économie. Pourtant si l'on veut bien se donner la peine de lire Marx avec atten­ tion, sans dévotion, ni déférence, mais aussi sans prévention, on peut trou­ ver chez lui des mises en question explicites de l'économisme propre aux sociétés contemporaines. On peut d'abord constater qu'il refuse d'hypostasier le travail, et d'en faire une sorte de relation instrumentale transhis­ torique des hommes à la nature et à leur environnement. Le travail dont il parle n'est pas un donné anthropologique, une activité de production qui se caractériserait essentiellement par ses prolongements techniques (les ins­ truments de travail, les outils de production) et par ses résultats observables (produits, services). Ce n'est donc pas au premier chef une activité (ou un ensemble d'activités coordonnées), c'est un rapport social, un agencement social spécifique d'activités. Il explique inlassablement dans les Grimdrisse, comme dans le Capital, que le travail concret des individus dans la produc-

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tion est le support du travail abstrait qui alimente le renouvellement et l'extension du capital. En d'autres termes le rapport social de travail est un mode de captation d'une part essentielle des activités humaines au bénéfice d'une immense machinerie sociale (le mouvement des capitaux). Le travail dans la société capitaliste n'est en aucun cas dominé par la recherche de va­ leurs d'usage ou par une logique de la consommation, mais bien par une logique de la production pour la production de valeurs (capitaux et mar­ chandises). L'économisme est inhérent à la société capitaliste, il est fondé sur l'autonomisation des mouvements de valorisation par rapport à ceux qui en sont porteurs, les travailleurs salariés qui voient leur échapper les con­ ditions de production, et les capitalistes, qui ne sont guère plus que des fonctionnaires du capital. Le rapport social de travail n'est pas une con­ frontation directe, immédiate entre capitalistes et salariés, il est surtout rap­ port entre des capitaux, rapport entre les différentes composantes du capi­ tal, capital constant et capital variable, absorption du travail vivant par le travail mort. C'est tout cela que Marx se propose d'élucider et de déconstruire en mettant en évidence les aveuglements de l'économie politique. Dans les « Théories sur la plus-value » (Theorien iiber den Mehrwert), il s'efforce notamment de montrer les faiblesses de la théorie de la valeur-travail de Ricardo. Pour ce dernier il s'agit essentiellement d'une théorie de la mesure par le temps de travail et les quantités de travail. Or, avant même de mesu­ rer, il faut savoir ce que l'on mesure et se demander, comme dit Marx, ce qui constitue la substance du travail, et bien sûr, de la valeur. Pour cela, on doit se garder de faire appel à des référents naturels, mais au contraire on doit analyser des formes sociales en mouvement, et des dynamiques qui donnent forme à des relations sociales. Le travail comme activité n'est pas spontanément une réalité homogène et pour qu'il puisse devenir la partie variable du capital, il faut qu'il subisse toute une série de conditionnements et de métamorphoses. Il faut en particulier qu'il y ait conditionnement de la capacité d'agir et de travail des salariés pour en faire une force de travail, c'est à dire un mode d'intervention répétitif et estampillé (qualification, formation) dans la production. Le temps de travail, en ce sens, ne relève pas d'une temporalité naturelle, il est une résultante des métamorphoses du capital (le retour à lui-même après des transformations successives). Ces substances, le travail et la valeur, sont en ce sens des substances en mouve­ ment qui passent de formes en formes et il serait vain de vouloir les étalon­ ner à partir d'instruments de mesure simples, statiques et fixés une fois pour toutes. Comme le fait observer Marx contre Ricardo, la journée de

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travail n'est jamais identique à elle-même, et partagée selon les mêmes pro­ portions entre travail nécessaire et survaleur.l Il y a en fait une dialectique complexe de la captation du travail vivant par le travail mort (la machinerie capitaliste). Les travailleurs salariés sont une réalité vivante, plastique qui est elle-même confrontée aux changements incessants des rythmes de l'accumulation du capital. Des ajustements, des adaptations, voire des mutations de relations entre les procès du capital et les procès de travail sont en permanence à Tordre du jour. Les rapports entre capital et travail ne sont ainsi jamais vraiment du repos, même si le rapport social de production se reproduit à travers le mouvement même de l'accumulation sous la dominance du capital. C'est pourquoi il faut bien voir que l'objectivité de la valeur (et de la dynamique de la valorisation) qui s'impose à tous les agents économiques est de nature processuelle. Marx le signale en faisant remarquer que la valeur doit organiser sa propre re­ présentation (Darstellung) et développer ses propres instruments de mesure à travers la valorisation. Il écrit de façon caractéristique, toujours dans les Théories sur la plus-value, que la grandeur de valeur n'est que la forme de la valeur ou la forme de la marchandise2, et que, pour saisir l'économique il faut recourir à ses déterminations formelles ou encore déployer sa déterminité formelle (Formbestimmheit). Ce langage peut sembler obscur de prime abord : il s'éclaire cependant assez vite, si l'on admet comme Marx que la dynamique économique autonomisée et dominante par rapport aux autres activités sociales passe par dessus la tête des hommes. Les rapports économiques sont, certes, produits et reproduits par les agents économi­ ques, mais ils se présentent essentiellement comme des rapports sociaux en­ tre des choses. Pour employer un autre langage, on pourrait dire que la socialité est comme déposée dans les formes de la valorisation, et que les représentations objectivantes que ces dernières produisent sans discontinuer éblouissent et aveuglent les individus. Cela a pour effet d'occulter des aspects importants de l'exploitation, notamment ses aspects collectifs, ce que Marx appelle l'ex­ ploitation du travail combiné (ou encore de la journée de travail combinée) et qui, au delà de la coopération dans les entreprises, joue sur toutes les in­ terdépendances et synergies dans la production sans les reconnaître. Pour le capital, il n'y a pas en effet de travail social (ou de travaux socialisés), mais seulement des porteurs de force de travail isolés les uns par rapport aux autres, et cela bien que les salariés constituent ensemble un travailleur col­ lectif multiforme en constante évolution. De ce point de vue, l'exploitation, 1. Voir à ce sujet Theorien Uber den Mehrwert, tome II p. 401, Berlin, 1959. 2. Ibid., p. 168

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au delà des dépenses d'énergie consenties par les salariés individuellement, se manifeste comme négation sans cesse renouvelée des liens et des échanges qui ont lieu dans la production. La plus-value, comme la grandeur de va­ leur, est donc avant tout une forme sociale qui dépouille le travail de son caractère social alors même qu'elle le quantifie. Elle est à la fois appro­ priation et expropriation : appropriation particulariste de forces collectives et expropriation des connexions sociales que développent les individus dans le procès de travail. C'est ce que Marx exprime avec force dans le livre I du Capital, lorsqu'il dit que le capital s'incorpore les puissances sociales et intellectuelles de la production. C'est ce qu'il essaye de faire comprendre à certains économistes socialistes d'inspiration ricardienne qui réclament pour les travailleurs le droit au produit intégral du travail. Le problème qu'il faut affronter n'est pas seulement de démontrer qu'il y a du travail non payé dans le procès de production, mais aussi de démonter la dynamique des formes économiques autonomisées. On voit par là la grande originalité de la critique de l'économie politi­ que que Marx voulait promouvoir. Elle ne pouvait se contenter de critiquer telle ou telle thèse d'Adam Smith ou de Ricardo : il lui fallait élucider éga­ lement le rapport que l'économie en tant que réalité sociale, en tant que construction sociale de représentations et en tant qu'ensemble symbolique opaque et contraignant. Les grands économistes classiques ont été capables de mettre en lumière un certain nombre des forces motrices du capitalisme commençant, la faim de travail du capital, la concurrence des capitaux, la division du travail, la logique de l'accumulation, mais, selon Marx, ils n'ont su mettre au point un appareil catégoriel susceptible de cerner, derrière la superficie, les lois du mouvement de l'économie. Ils se sont souvent égarés dans des inconsistances, confondu des niveaux d'analyse. Lorsqu'ils ont voulu cerner des catégories comme le salaire, le profit, la rente foncière, ils se sont empêtrés dans les contradictions et les solutions boiteuses. En fait, leur conceptualisation est restée linéaire en cherchant à aplanir les disconti­ nuités et à établir des connexions immédiates là où il aurait fallu mettre au point des médiations. En fonction de tout cela, ils ont inévitablement oscillé entre généralités vides et empirisme à courte vue, sans pouvoir stabiliser leur discipline. Leurs successeurs ont, eux, purement et simplement renoncé à aller au delà des apparences, et ont limité leur ambition à donner une formulation doctrinaire aux représentations (Vorstellungen) ordinaires sur l'économie. 3 C'est bien pourquoi la critique de l'économie politique doit mettre en question le mode de travail théorique propre à l'économie politi­ que classique, autrement dit sa façon de penser son objet et de choisir son terrain de travail. Pour les économistes classiques, l'objet à connaître est en 3

Ibid , t. III, p. 499.

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quelque sorte immédiatement donné : il est d'élucider les conditions d'une activité de production rationnelle. Ils n'ont ainsi pas de besoin de s'interro­ ger sur la spécificité du mode de produire dans lesquels ils sont immergés. Ce qui les intéresse fondamentalement, c'est d'arriver à comprendre les obstacles qui s'opposent au développement continu de la production et non les rapports sociaux qui s'expriment et se renouvellent à travers la produc­ tion. En raison de ces impensés, ils acceptent sans s'en rendre compte comme évidentes les cristallisations d'automatismes de représentations et de pensée dans les formes économiques, ce que Marx appelle les formes de pensée objectives (« objektive Gedankenformen ») ou encore les abstrac­ tions réelles (« Realabstraktionen »). Ils ne peuvent en conséquence péné­ trer le capital et le travail comme hiéroglyphes sociaux, comme fantasma­ gorie socialement déterminé d'une relation purement instrumentale et tech­ nique à la production. En succombant au fétichisme des formes économi­ ques, ils pensent en définitive à l'ombre du capital. Il en découle que la cri­ tique de l'économie politique ne peut être une meilleure théorie économique ou encore la recherche des lois positives de l'économie. Elle ne peut être qu'une autre façon de penser l'économie et, plus encore, une autre façon de penser les rapports entre activité théorique et société. Il lui faut réfléchir ses propres conditions d'exercice, penser ce qu'elle fait en pensant et son positionnement par rapport aux relations sociales. Elle n'aspire pas à une vaine neutralité sociale sous couvert d'objectivité scientifique, mais pour autant elle ne se laisse pas prendre aux pièges de la condamnation morale et du refus éthique du capitalisme. La tâche fondamentale qu'elle se fixe, c'est de mettre fin à des conceptualisations qui ne font qu'épouser les objectivités sociales sans les questionner et qui, par là même, ignorent superbement les obstacles et les barrières que rencontre le travail de connaissance. Dans la recherche d'une nouvelle conceptualisation, la critique mar­ xienne de l'économie ne prend pas à proprement parler le contrepied des concepts de l'économie classique elle les déplace et les insère dans d'autres problématiques. Il ne s'agit plus de bâtir un système ou une axiomatique, mais de suivre des enchaînements de formes économiques (c'est-à-dire so­ ciales), de rendre compte des médiations qui conduisent de la marchandise au capital porteur d'intérêt en passant par la monnaie. Il faut toutefois faire attention que cette conceptualisation prend à chaque pas des distances avec ce qu'elle conceptualise, qu'elle ne fait pas que théoriser des changements de forme, mais aussi des passages aux extrêmes, des déséquilibres et des crises. C'est ce qui explique l'affinité de cette conceptualisation avec la conceptualité hégélienne. Comme Hegel, Marx veut combler le fossé entre l'intellect et l'objectivité en détruisant des systèmes de représentations, et l'on comprend que la Grande Logique puisse exercer sur lui une telle fasci­ nation. Pour autant la dialectique marxienne ne conduit pas à la réconcilia-

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tion apaisée de l'Esprit, du monde et de la société. Elle thématise au con­ traire la dialectique des formes sociales comme une dialectique des sépara­ tions sans cesse renouvelées et des unifications de processus toujours précai­ res. Ce sont les abstractions réelles qui mènent la danse dans un mouvement qui relève de la fuite en avant. Le capital se reproduit en multipliant les dé­ gâts et sans se laisser arrêter par les catastrophes humaines que cela suscite. Les choses ne peuvent changer que si la nouvelle conceptualité critique se fait force sociale et politique pour remettre la société sur ses pieds et chan­ ger les modalités des activités humaines (notamment leur subsomption réelle sous le commandement du capital).4 L'entreprise critique de l'économie politique ainsi conçue est intermi­ nable, du moins tant que dure le règne d'un capital toujours en train de se transformer. Elle ne peut donc rester identique à elle-même et se présenter comme achevée et maîtrisant au préalable les changements de l'économie. Or, on peut douter que Marx ait été parfaitement conscient de cette cons­ tellation théorique. Le 10 octobre 1868 il écrit à Engels qu'il faut trans­ former l'économie politique en science positive5 et les préfaces au Capital vont également dans ce même sens. Marx, il est vrai, n'entend pas la science dans un sens positiviste (à la même époque les références à Hegel sont tou­ jours très nombreuses). On le sent toutefois pressé de damer le pion aux grands économistes et à leurs épigones (à cette économie vulgaire qui re­ cherche la complétude). Il est en effet persuadé que le dépassement du ca­ pitalisme est à l'ordre du jour (il est contemporain des révolutions de 1848 et de la Commune de Paris) et il est convaincu qu'il lui faut livrer à un mouvement ouvrier en plein essor une arme théorique acérée, la formula­ tion définitive des lois du mouvement de l'accumulation capitaliste, en vue d'affrontements plus ou moins imminents. Alors qu'il refuse des lois géné­ rales de l'histoire, il semble implicitement admettre que le sort du capita­ lisme est déjà scellé par ses contradictions économiques, d'ailleurs appelées à s'exacerber. La crise économique prend, dans ce contexte, une valeur em­ blématique : elle est le nœud où tout doit se dénouer. C'est vraisemblable­ ment cela qui explique les longs développements sur la baisse tendancielle du taux de profit en fonction de l'élévation de la composition organique du capital 6 . Marx, apparemment, ne s'aperçoit pas qu'en s'engageant sur cette voie, il se montre infidèle à ce qu'il dit par ailleurs sur la préséance de la 4. Cette repose et cette transposition de la dialectique hégélienne ne se limite pas à une «coquetterie », mais elle n'a rien à voir avec le développement d'une philosophie de l'histoire. 5. Marx-Engels, Ausgewàhlte Briefe, Berlin, 1953, p. 245. 6. Voir à ce sujet les remarques en tiques quelqu'un qui se situe dans une filiation mar­ xienne R. Brenner, The Economies of Global Turbulence, numéro spécial de la New Left Review, mai-juin 1998, pp. 11-12.

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forme par rapport à la mesure. Ce sont de fait les grandeurs de valeur qui prennent le dessus sur la valeur comme substance-mouvement dans cette loi présumée. On peut faire des remarques analogues à propos du problème de la transformation des valeurs en prix de production. Dans les formulations de Marx, les calculs des valeurs et des prix de production, de la plus value et des profits doivent être tout à fait congruents et compatibles entre eux en tant que grandeurs (quantités) sans tenir compte de la variabilité des mesu­ res dans le mouvement des formes, sans tenir compte du fait que valeurs et prix ne renvoient pas à des référents naturels. On serait tenté de dire que dans cette entreprise impossible Marx s'est laissé prendre dans les filets de Ricardo. Il serait faux évidemment de dire que cet économisme est affirmé et consciemment assumé. Bien des textes de Marx, en particulier les textes historiques, montrent qu'il ne néglige pas la dimension culturelle ou politi­ que des problèmes qu'il aborde. Pourtant cet économisme, même s'il reste latent, a des effets tout à fait négatifs. Il restreint l'horizon de Marx, il l'empêche en particulier d'entrevoir toutes les conclusions à tirer de ses analyses sur le rapport social de travail, sur la captation de l'essentiel de l'activité des salariés qu'il entraîne. Il est frappant de constater qu'il ne s'interroge guère sur les conséquences du passage obligé de la socialité par les abstractions réelles, par ces objectivités sociales non maîtrisées qui im­ posent leur dynamique aux relations sociales. Il fait bien remarquer, dans les Grundrisse, que la société n'est pas composée d'individus, mais de rap­ ports de rapports. Il n'essaye pourtant pas de savoir si cela n'aboutit pas à faire du rapport social quelque chose d'extérieur, de surimposé aux échan­ ges entre les individus et entre les groupes sociaux. C'est pourquoi il lui est très difficile de saisir que les rapports sociaux ne sont pas là pour le dé­ ploiement des activités et des échanges humains, et que ce sont au contraire ces derniers qui sont là pour le déploiement des rapports sociaux. La socia­ lité n'est pas proximité, elle est à distance, elle se profile comme une se­ conde nature dans laquelle il faut trouver sa place et s'assurer un minimum d'espace à travers la concurrence et les affrontements. Dans ce cadre, les liens sociaux et la sociabilité ne sont jamais donnés une fois pour toutes, ils doivent en fait être conquis contre un environnement hostile, contre les rapports de valorisation-dévalorisation, d'appréciation-dépréciation dans ce que les hommes font les uns avec les autres, les uns contre les autres. Marx en a plus ou moins conscience, et il lui arrive de mentionner ce type de problèmes. Il ne les met pas au centre de ses préoccupations. On peut de même constater qu'il s'intéresse assez peu au sort que le rapport social capitaliste réserve à l'individuation. Il serait, bien sûr, injuste de lui reprocher d'ignorer les phénomènes d'oppression et d'exploitation

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auxquels les individus sont confrontés. Dans son œuvre, les dénonciations de la misère, des injustices et des souffrances infligées à la classe ouvrière, particulièrement aux femmes et aux enfants, sont très nombreuses. Il ap­ pelle de ses vœux une société où, les individus seraient libérés des chaînes qui les asservissent, où le développement de chacun serait la condition du développement de tous. Dans les Grundrisse par exemple, il évoque l'apparition ou l'éclosion d'une individualité multilatérale, forte de la mul­ tiplicité de connexions permise par l'extension des échanges et des commu­ nications. Il s'inquiète toutefois assez peu des conditions qui seraient néces­ saires pour qu'une telle individualité puisse voir le jour. Il insiste sur l'importance d'une libération de la temporalité et il estime indispensable de mettre fin aux phénomènes de séparation par le travail associé. En même temps il admet implicitement que les individus sont de plain pied avec leur subjectivité, et ne sont donc pas clivés comme disent les psychanalystes, c'est à dire partagés entre l'adaptation aux contraintes sociales et la recher­ che de relations libres, entre la recherche de la jouissance dans l'affrontement avec les autres et la pacification des relations interindi­ viduelles, et plus profondément encore partagés dans leur affectivité, amour et haine de soi, hypertrophie et atrophie du moi. Dans le rapport social ca­ pitaliste, l'économie des relations affectives est ainsi très clairement mar­ quée par la cumulation des déséquilibres et une profonde instabilité dans la perception des expériences et la mise au point des perspectives de vie. L'individualisation en définitive est paradoxale, dans la société capitaliste, elle s'achète au prix d'une incapacité à utiliser pleinement et dans la réci­ procité les connexions au monde et à la société : elle ne constitue pas un fondement solide pour la libération et des individus et de la société. Cela revient à dire que les individus, avec leur ambiguïtés, leurs ambi­ valences, et les faiblesses de leurs subjectivités participent de la repro­ duction des rapports sociaux, notamment parce qu'ils n'épargnent pas leurs efforts pour reproduire leur individualité paradoxale. Chacun essaye de dé­ fendre des acquis ou de conquérir de nouvelles positions dans le champ de la valorisation. Les « fortes » personnalités, qui sont telles parce qu'elles peuvent s'appuyer sur l'activité de beaucoup d'autres sans avoir à le recon­ naître cherchent, bien entendu, à être des hommes d'élite, voire des dé­ miurges qui « réalisent » par dessus la tête du commun des mortels. Ils sont prêts pour cela à se couler dans tous les mouvements de la valorisation et à favoriser les asymétries de pouvoir dans les rapports sociaux. Ceux qui sont placés en position d'infériorité, parce qu'ils sont du côté du travail sa­ larié, tentent soit d'échapper à leur condition, soit d'améliorer une situation précaire en faisant mieux que le voisin. Très souvent, c'est l'échec qui sanctionne ces efforts, en laissant derrière lui des sentiments d'impuissance et de résignation, mais aussi de l'amertume et du ressentiment qui peuvent

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être projetés contre les plus faibles. Même si l'on admet qu'on peut toujours trouver de la révolte - au delà de l'adaptation et de la résignation qui pré­ dominent- cette révolte n'est pas par elle-même un mouvement social, pas plus qu'elle ne permet forcément d'accéder à une connaissance adéquate de ce qui se passe, surtout si l'on prend en compte les mécanismes de la subsomption réelle sous le commandement du capital pour utiliser la termino­ logie de Marx. Les connaissances sont en effet produites socialement et les intelligences individuelles ne peuvent s'abstraire de ce que Stephen Toul­ min 7 appelle l'écologie de l'esprit, de l'organisation spatio-temporelle des échanges symboliques, c'est à dire des rapports sociaux de connaissance. Il serait, certes, absurde de postuler que les pratiques cognitives sont à sens unique et qu'elles ne traduisent pas des pluralités de points de vue et de grandes diversités sub-culturelles. Il faut néanmoins ne pas fermer les yeux sur le fait qu'elles sont fortement aimantées et polarisées par les activités de valorisation qui induisent des divisions et cloisonnements du travail intel­ lectuel, ainsi que des modalités différentielles de circulation et d'élaboration des informations. Comme le dit encore Stephen Toulmin les idées sont des institutions et sont très souvent sélectionnées parmi les productions cogniti­ ves en fonction des contributions qu'elles peuvent apporter aux stratégies de recherche. Les idées, en conséquence, sont dépendantes de relations de pou­ voir et des inégalités dans la répartition des ressources cognitives. Toutes les interrogations et toutes les argumentations n'ont pas le même poids dans la production cognitives. Certains savoirs deviennent légitimes, d'autres au contraire ne sont pas reconnus, voire purement et simplement refoulés à partir de critères qui ne sont pas toujours transparents (par exemple les sa­ voirs pratiques des opérateurs dans l'industrie). Les notations, les ébauches d'élaborations théoriques sur ces thèmes sont nombreuses chez Marx. Dans le Capital, il parle de la captation des puissances intellectuelles de la production par la machinerie sociale capita­ liste, il critique avec beaucoup d'acuité la fétichisation des formes sociales (la chosification des marchandises par exemple) dans les pratiques quoti­ diennes et dans les pratiques théoriques. Il dé-construit avec beaucoup de virtuosité les catégories de salaire, de profit, de rente de l'économie classi­ que pour éclairer les formes économiques et sociales. Mais, de façon sur­ prenante, il s'arrête en cours de route ! Il abandonne en particulier un certain nombre de ces acquis théoriques, lorsqu'il est question de la lutte des classes et de l'analyse des classes. Sans qu'il le dise jamais explicitement, la classe ouvrière est posée par lui comme une entité forte, comme une sorte de structure qui produit des effets puissants sur ceux qui y sont inclus. L'exploitation économique (le travail non payé dans la consommation pro7.

S. Toulmin, Kritik der Kollectiven Vernunft, Frankfurt, 1972.

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ductive de la force de travail par le capital) est censée être le point de dé­ part de phénomènes majeurs de résistance et de solidarité, puis d'organi­ sation et de la lutte politique. Les seuls obstacles que Marx envisage sont soit la concurrence sur le marché du travail et les pesanteurs idéologiques, obstacles qui, à la longue, ne doivent pas empêcher le passage de la défense des intérêts immédiats (la vente de la force de travail dans de bonnes condi­ tions) à la promotion des intérêts historiques à la libération du travail. Il n'examine donc pas la réalité de la classe ouvrière dans tout ce qu'elle peut avoir de contradictoire, de complexe et surtout d'oppressif. Les formes de vie dans lesquelles les ouvriers doivent organiser le conditionnement de leur force de travail, sa mise à disposition du capital et sa reproduction sont rien moins que transparentes. Pour les individus, elles sont à la fois familiè­ res et opaques, rassurantes et pleines de menaces. Elles ont toutes les appa­ rences du naturel et de l'horizon indépassable, mais elles ne donnent pas les moyens de pénétrer les mécanismes de la socialisation capitaliste et de com­ prendre comment elle codifie et enferme les activités humaines en les sépa­ rant les unes par rapport aux autres. Cela n'interdit pas qu'il y ait des ré­ sistances aux pressions du capital, ni non plus que la coalition gréviste se prolonge en solidarité syndicale et en activité politique pour certains. Pourtant, cela n'autorise pas à tirer la conclusion que formes de résistance et formes d'organisation mettent fin à la subordination des formes de vie aux formes de la valorisation. On y est d'autant moins autorisé que les pra­ tiques syndicales et politiques bureaucratisées s'insèrent parfaitement dans la compétition économique et politique propre aux sociétés capitalistes ac­ cordant un minimum de libertés démocratiques. Au fond, Marx s'illusionne lui-même et cède à une véritable pétition de principe, lorsqu'il attribue un très haut degré d'expressivité et de prise de conscience à un enchevêtrement de formes sociales et de formes de vie comme la classe ouvrière de son temps. Il surestime la capacité des groupes sociaux et des individus opprimés à bousculer aussi bien les structures cognitives et culturelles que les limitations des pratiques sociales. Cela le con­ duit à transfigurer, voire à sacraliser le travail salarié qui, avant même tout processus de transformation du rapport social de travail, devient l'incar­ nation emblématique de l'émancipation. C'est cela qui le conduit à faire de la crise économique un élément essentiel de préparation à la transformation révolutionnaire de la société, un peu comme si la crise de surproduction et de suraccumulation mettait entre parenthèses des aspects fondamentaux de la domination capitaliste. La révolution, dans cette perspective, se fait apo­ calypse et parousie, comme si elle était éclatement des contradictions et il­ lumination d'une scène jusqu'alors dans la pénombre. La révolution ne transforme, évidemment, pas la société comme par un coup de baguette, elle enlève à l'ancienne classe dominante les instruments de coercition et

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ouvre par là, la voie à la transformation des rapports de production. Il se­ rait, certes, injuste d'affirmer que Marx réduit la transformation révolu­ tionnaire à ce seul aspect des choses. Les Gloses marginales au programme de Gotha et La guerre civile en France, si riches en aperçus sur les problè­ mes juridiques, sur les problèmes de la démocratie, font la démonstration du contraire. On ne peut cependant se départir de l'idée qu'il y a chez lui une tendance à la simplification et à la réduction des thèmes à soulever. La notion de travail associé qui fonctionne comme l'indicateur principal de la transformation des rapports sociaux n'est jamais élaborée analytiquement et reste en conséquence métaphorique. Plus grave encore, Marx ne s'interroge pas suffisamment sur les relations de pouvoir dans les rapports sociaux, ce qui hypothèque lourdement sa conception de la politique (et des phéno­ mènes de violence qu'elle comporte). Cela est tout à fait perceptible à travers certaines de ses incertitudes et de ses sauts théoriques. Il parle tantôt de dictature du prolétariat, tantôt de voie pacifique et parlementaire vers la transformation sociale, sans que cela corresponde à des théorisations très poussées. L'activité politique, en réali­ té, n'est pas véritablement questionnée, décortiquée dans ses articulations et ses applications aux pratiques sociales fondamentales. Elle correspond à des échanges entre les groupes sociaux et les individus sur les orientations à suivre au niveau des institutions. Elle est de ce point de vue confrontation sur les équilibres à créer ou à défendre dans les relations sociales, ce qui veut dire qu'elle ne peut s'affranchir par décret des rapports de pouvoir préalablement existants, en particulier des rapports de pouvoir passant par les automatismes sociaux et les mécanismes étatiques. En apparence, il peut y avoir égalisation des inégalités de pouvoir grâce à la représentation poli­ tique. En réalité cette dernière est tout à fait perméable aux pressions et contre-pressions venant des rapports économiques et cela d'autant plus que les groupes sociaux et les individus doivent se valoriser (ou se dévaloriser) les uns par rapport aux autres. La politique est par suite une compétition inégalitaire, où l'on a peu de chances de s'affirmer quand on dispose de peu de ressources économiques et culturelles. Il y a comme une sorte de droit d'entrée en politique, à tarifs plus ou moins prohibitifs, que beaucoup ne peuvent payer. Autrement dit, on ne naît pas au politique, on y accède par des processus complexes sans pouvoir jamais lui donner l'extension et la profondeur nécessaires pour intervenir sur les rapports sociaux. La politi­ que n'est pas la puissance de multitudes articulées, mais l'organisation d'une circulation limitée et hiérarchisée des pouvoirs dans la société. Cette limitation de la politique et du politique constitue inévitablement un obstacle à toute transformation sociale d'ampleur. Il faut en consé­ quence, changer d'abord la politique pour pouvoir changer véritablement la

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société : cela signifie concrètement qu'il faut faire travailler la politique sur elle-même en vue de modifier la composition et la répartition des pou­ voirs dans la société, en vue également de modifier peu à peu les relations de concurrence et de violence dans les rapports sociaux et interindividuels. Or, il apparaît bien que Marx ne cherche pas à formuler ce complexe de problèmes, qu'il ne peut, pour cette raison approfondir. Il propose des mo­ dalités concrètes de perfectionnement de la démocratie, de gestion des affai­ res publiques en les coiffant de grands principes généraux. Les perspectives qu'il esquisse, restent vagues et floues (par exemple le dépérissement de l'État) et la négation du capitalisme (et de la politique dont il est porteur) ne dépasse pas le stade de la négation abstraite. Marx, qui est si profondément hostile aux grandes constructions utopiques abstraites, se révèle ici incapa­ ble d'ouvrir la voie à la négation déterminée de l'ordre établi et des prati­ ques qui lui sont spécifiques, incapable, par conséquent, de tracer les con­ tours de pratiques en voie de transformation au niveau politique, comme au niveau du quotidien. En prenant cette orientation, il est vrai involontaire­ ment, il laisse ainsi la porte ouverte à des construction mythologiques, my­ thologie de la révolution, mythologie de la conscience de classe proléta­ rienne qui doit dire le sens de l'histoire, mythologie du parti révolution­ naire incarnation privilégiée de la conscience de classe. De fait, cette faille dans le dispositif théorique marxien sera à l'origine de toute une série d'errements catastrophiques du mouvement ouvrier, et surtout du mouve­ ment communiste, tout au cours du vingtième siècle. Ces dérapages marxiens, dans le domaine de la théorie politique ont, comme on vient de le voir, quelque chose à voir avec l'économisme, un économisme qui relève de la présence d'un impensé dans la critique de l'économie politique, c'est à dire d'une pensée qui ne maîtrise pas son pro­ pre mode de penser. Le Marx qui se débat avec la dialectique hégélienne en tant que confrontation du penser avec le monde et la société, a certainement une perception intuitive de failles ou de manques dans le fonctionnement de la raison ou dans l'affirmation de la rationalité. Pourtant il n'explicite ja­ mais ses intuitions et entre autres ne se demande pas quels sont les pièges que l'activité de pensée doit éviter dans le cadre des rapports sociaux de connaissance et quels outils critiques elle doit se forger pour ne pas se leur­ rer elle-même. C'est pourquoi il lui est quasiment impossible de se prému­ nir et de prémunir ceux qui viendront après lui contre des dérives acritiques dans la conceptualisation. Marx veut croire que la théorie peut s'emparer des masses et que les masses peuvent s'emparer de la théorie en corrigeant ses abstractions. Il ne semble pas se douter que les conditions du travail théorique ne permettent pas facilement de dégager une perspective simultanée de désenclavement de la théorie et de transformation des prati­ ques. La pensée critique elle-même n'est pas immunisée contre les change-

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ments de conjoncture intellectuelle, contre les tangages et les roulis théori­ ques suscités par les mouvements de la valorisation, contre les effets d'hypnose et de fascination qui naissent du jeu des abstractions réelles. Pour elle, il est impératif de prendre conscience que les processus de pensée sont, sans discontinuer, partagés entre la tendance à coller à ce qui se donne im­ médiatement pour le réel et la tendance à produire du fantasme, de l'idéal ou de l'illusion. C'est ce que Nietzsche appelle la pensée nihiliste, qui, pour s'écarter de son positivisme, fabrique des idoles et suit des lignes de fuite vers de faux dieux. Comme le monde de la marchandise, la pensée saisie par le nihilisme se doit d'exhiber sans cesse de la nouveauté et se faire am­ nésique en laissant derrière elle des cimetières conceptuels. C'est dire que la pensée critique n'a pas seulement besoin de prendre ses distances avec elle-même et de faire preuve de réfléxivité, mais qu'elle doit s'interroger sur les conditions sociales de possibilité de la réfléxivité pour arriver à ce qu'Adorno appelle la réflexion seconde. Le rapport social de connaissance doit devenir lui-même champ d'investigation, investigation des échanges intellectuels collectifs et de la production collective des con­ naissances. C'est ce que pressent Marx dans les Grundrisse8 en faisant réfé­ rence à un « gênerai intellect » appelé à contrôler le travail social. Mani­ festement il ne conçoit pas ce « gênerai intellect » comme une sorte de su­ per-cerveau qui aurait à réagir centralement les processus sociaux. Il pense plutôt à des échanges intellectuels multiples, interdépendants qui mobilisent et font circuler des savoirs au bénéfice de tout le monde. L'idée, à peine esquissée est séduisante, mais il faut voir qu'aujourd'hui le « gênerai intel­ lect » est d'une certaine façon passif, c'est-à-dire soumis aux dispositifs de la valorisation et de la division intellectuelle du travail. Aussi si l'on veut mettre en œuvre une véritable révolution intellectuelle, faut-il se fixer comme objectif l'élucidation des conditions d'un autre fonctionnement du « gênerai intellect », d'une activation des échanges cognitifs et des échan­ ges sur les rapports sociaux à établir. L'usage de l'intelligence ne doit plus être un privilège et il faut donc se demander comment pourrait apparaître une autre division intellectuelle du travail et d'autres rapports au savoir. En allant dans cette direction, il deviendra possible de se poser autrement le problème de la transformation sociale, sans succomber à la tentation d'en faire une idole. A l'heure de la mondialisation (Globaliserung) cela n'a rien d'académique.

8.

Grundrisse der Kriîik der poliîischen Okonomie, Berlin, 1953, p. 594

LA POLITIQUE EN QUESTION(S)

Quel communisme après le communisme ?

Etienne BALIBAR

J'ai choisi ce thème pour trois raisons étroitement liées entre elles : 1. En premier lieu, j'ai constamment l'impression que, à quelques ex­ ceptions près, les relectures de Marx qu'on nous propose tournent plutôt autour de la question du « socialisme » que du « communisme », comme si Marx avait écrit, non un Manifeste du parti communiste, mais un Manifeste du parti socialiste ! J'en conclus que l'articulation, à la fois logique et historique, de ces deux notions constitue une difficulté centrale, qu'il im­ porte de clarifier. 2. En second lieu puisque nous sommes sollicités de marquer un anni­ versaire (et l'on pourrait ici en superposer toute une série, depuis 1918, date de la naissance de Marx, jusqu'à 1988-89, début de la crise finale du système soviétique en Europe de l'Est, en passant par 1848, date de publi­ cation du Manifeste, par 1898 - l a première grande «crise du mar­ xisme», au lendemain de la mort d'Engels-, par 1918, par 1948, par 1968, etc.), je rappellerai qu'il y a vingt ans exactement la revue // Manifesto organisait à Venise une réunion qui ne fut pas sans écho, sur le thème « Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires ». x Déjà l'idée était celle d'un fait accompli dont il s'agissait de tirer les leçons. Elle ne semblait pas incompatible cependant, avec l'hypothèse d'une régénération du marxisme, pourvu qu'il se montrât capable de penser à fond les cau­ ses et les modalités de sa propre crise (Althusser, en particulier, avait donné un grand relief à cette idée, ou à ce vœu). 3. Cependant la crise du marxisme (qui est en fait la nouvelle crise, ou la dernière en date) a débouché sur deux évidences dont il serait temps d'assumer pleinement les conséquences : d'une part, toute idée d'une « alternative au capitalisme » présuppose que soit également élaborée une alternative à Valternative (qui s'est présentée comme communisme socialiste marxiste) ; d'autre part aucun néo- ou post-marxisme n'est plus pensable 1. // Manifesto, Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires, Editions du Seuil, 1978.

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sans critique de l'incapacité structurelle du marxisme à interpréter la « logique » de l'histoire dont lui-même et sa crise ont été les produits. Ce que d'un mot je traduirai : pas de post-marxisme (distinct d'une répétition ou d'un reniement) sans critique de la catastrophe du marxisme. C'est, cent cinquante ans après la publication du Manifeste du parti communiste, la condition absolue de toute utilisation de ses analyses et de ses thèses. Avant tout la catastrophe nous impose de renverser le point de vue évolutionniste (pratiquement confondu par Marx avec un point de vue « scientifique ») sur la question de l'idée communiste et de sa force histo­ rique propre. Au centre du « marxisme » des XIXe et XXe siècles nous trouvons l'étroite association des notions de socialisme et de communisme. Il est vrai que Marx avait pris ses distances d'avec le « socialisme » de son temps, en se déclarant précisément « communiste », et ce ne peut être un hasard, mais ce terme est irrésistiblement rentré dans le marxisme, quelle que fût la diversité de ses écoles, et il en est devenu indissociable. Le socia­ lisme est apparu dès lors comme un communisme en puissance, tandis que le communisme était pensé comme l'aboutissement et la perfection du so­ cialisme. Cette scansion téléologique (avec les catégories et les alternatives qu'elle induit : « but final » et « mouvement », formes et stades intermé­ diaires, continuité et discontinuité, etc.) ne fait qu'un, dans la perspective marxiste classique, avec l'idée fondamentale de transition historique. Plus profondément encore, elle ne fait qu'un avec l'idée que le com­ munisme est le but de l'histoire parce qu'il constitue la « forme » imma­ nente de Valternative socialiste au capitalisme et à son mode de développe­ ment de la productivité sociale. Réciproquement, cela veut dire que le dé­ veloppement du capitalisme est la condition nécessaire à l'apparition dans l'histoire d'un communisme comme « mouvement réel », non utopique. Le capitalisme en effet socialise les forces productives - au sens complet, cen­ tré sur la productivité de l'homme travailleur - , et il conduit ainsi à un point de rebroussement. Ou mieux encore (dans une conception plus dialec­ tique) il induit en permanence une lutte de tendances entre socialisation ca­ pitaliste, assujettissant la force de travail, et socialisation alternative, « socialiste », qui la libère. Le communisme peut ainsi apparaître comme une organisation nécessaire des forces productives et de la productivité hu­ maine, un « mode de production » opposé dans son principe au mode de production capitaliste, qui résout sa contradiction intrinsèque et élève la socialisation dont il est porteur au niveau d'un mode de vie en commun des individus humains. 2 2. Il ne serait pas difficile de suivre à travers toute l'œuvre de Marx les grandes for­ mulations de cette idée d'un devenir nécessaire de la liberté, qui s'inscrivent à la fois dans le registre politique et dans le registre philosophique : « le développement de chacun est la condition du développement de tous » {Manifeste) ; « La configuration du procès social

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C'est de cette idée centrale que dérive directement la représentation de l'ouvrier « prolétarisé » comme sujet et objet du processus de la « transi­ tion », d'une histoire subie vers une histoire maîtrisée par l'humanité (à laquelle Lukacs a donné une expression d'une vigueur sans égale), et donc la thèse de la mission historique du prolétariat. Or c'est elle qu'il nous faut désormais relativiser fondamentalement. Cette déconstruction nous apparaît comme la condition sine qua non, non seulement d'une reconstruction théo­ rique, mais même d'un usage théorique et politique du marxisme quel qu'il soit. Que veut dire ici « relativiser » ? A mon avis, cela ne veut pas dire que cette idée soit purement et simplement « fausse », ou privée de signifi­ cation. Mais cela veut dire, d'abord, que d'autres formes, d'autres conceptions du communisme existent ou ont existé. Le communisme marxien (« socialiste », « prolétarien ») n'est que l'une d'entre elles. Et cette forme correspond elle-même à des conditions historiques et sociales déter­ minées. Son « hégémonie » dans le mouvement qui récuse l'ordre établi de la domination, même si elle a des racines et des prolongements, ne vaut que pour une partie du XIXe et du XXe siècles. Et la question est bel et bien posée de savoir si, hors de ces conditions, le marxisme n'est pas voué à se décomposer irréversiblement en différents éléments hétérogènes. Je soutiendrai donc l'idée suivante. Nous n'avons aucun critère a priori, métahistorique ou métastructurel, qui nous permette de décider, ni que la figure marxienne du communisme soit la seule vraie (ou la vérité des précédentes, la figure ultime), ni à l'inverse que les figures antérieures re­ présenteraient une « essence » qui aurait été occultée et méconnue par le marxisme. Il nous faut prendre acte d'une radicale équivocité de l'idée et du mot même de « communisme ». Si l'on peut admettre (je vais y revenir) que ce terme comporte un noyau de signification réitérée, ou comme on l'a proposé naguère, un « invariant » 3 , il faut convenir aussitôt que cet inva­ riant n'existe pas en dehors de ses variations incessantes, qui peuvent aller jusqu'au renversement de caractéristiques politiques et anthropologiques essentielles. Le communisme dont on peut se représenter l'inépuisable red'existence... est là comme produit d'hommes qui se sont librement mis en société, sous leur propre contrôle conscient et selon leur plan délibéré. Mais cela requiert pour la société une autre base matérielle, c'est-à-dire toute une série de conditions matérielles d'existence qui sont elles-mêmes le produit naturel d'un long et douloureux développement histori­ que » {Le Capital, Livre Premier, section I) ; « Mais la production capitaliste engendre à son tour... sa propre négation... Celle-ci ne rétablit pas la propriété privée mais... la pro­ priété individuelle fondée sur les conquêtes mêmes de l'ère capitaliste : sur la coopération et la propriété commune de la terre et des moyens de production produits par le travail pro­ prement dit... » {Le Capital,Livre Premier, Section VII). L'accent y est constamment mis sur deux idées : l'identité, au terme du processus, entre les procès d'individualisation et de socialisation ; le renversement de la « division du travail manuel et du travail intellectuel » en unité de ces deux fonctions productives de l'homme générique. 3. Cf. A. Badiou et F. Balmès, De l'idéologie, F. Maspero, Paris 1976.

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nouvellement et l'insistance dans des conditions toujours nouvelles comme l'envers de l'histoire officielle, celle des dominations et des Etats (soit qu'on l'imagine, à la façon de Benjamin, comme une « histoire des vaincus », soit à la façon de Negri, comme une puissance d'« alternative » à la mo­ dernité de chaque époque), ne possède lui-même aucun contenu positif qui soit fixe, inscriptible sous une forme unique. En d'autres circonstances j'ai déjà eu l'occasion de signaler quelques unes des figures de ce communisme sans identité4 : 1. Le communisme des fraticelli, ou du franciscanisme radical, fondé sur la conjonction des notions de pauvreté (entendue comme une valeur po­ sitive, ou un renversement de la négation en positivité) 5 et de fraternité (étendue au-delà des limites de l'individualité humaine, ou de façon non « humaniste », à la « communauté » des êtres vivants). Ce communisme ne vise pas à « l'expropriation des expropriateurs », selon la formule fa­ meuse de Marx qui présuppose toute l'anthropologie de Vappropriation de la nature par l'homme (héritée de Locke et Smith), mais à la dé-propriation de l'homme (ou à sa libération par rapport à la logique du « propre » et de la « propriété », et à l'identité qui en résulte). On en retrouve aujourd'hui des accents chez certains écologistes, ou plus philosophiquement, dans les théorisations de J. L. Nancy (la « communauté désœuvrée » ) 6 et de J. Derrida {cf. Spectres de Marx et généralement la thématique « messiani­ que » de Y exappropriation). 2. Le communisme qu'on peut dire « bourgeois », sans aucune nuance péjorative, au sens où le bourgeois est le libre citoyen des villes modernes : communisme de la communauté des citoyens ou de Y égalité des conditions comme présupposé et comme fin de la liberté civique et de la « vie publi­ que », communisme humaniste dont l'idée se développe depuis les luttes du popolo minuto des villes italiennes jusqu'à Godwin, Babeuf et Blanqui, en passant par le mouvement des Diggers et des Levellers dans la Révolution anglaise 7 , et dont l'inspiration profondément politique est encore aisément reconnaissable dans le rousseauisme radical de certains textes du jeune Marx théorisant la « révolution en permanence » contre l'Etat représenta­ tif. 8 4 E. Balibar, « L'Europe après le communisme », in Les Frontières de la démocratie, La Découverte, 1992. 5. Sur la pauvreté franciscaine en tant que thème politique, cf. Janet Coleman, « Property and Poverty », in J H. Burns (éd.), The Cambridge History of Médiéval Political Thought, Cambridge University Press 1988. 6. Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris 1986 7. Dont le grand théoricien est Winstanley : cf. les travaux de Chnstopher Hill, par exemple The World turned Upside Down Radical Ideas during the English Révolution, Penguin Books, 1975. 8. Cf le livre de Miguel Abensour, La démocratie contre l'Etat. Marx et le moment machiavélien, PUF, 1997.

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3. Le communisme socialiste ou « prolétarien », qui se constitue dans le cours de la révolution industrielle, et dont Marx proposera la théorisation dans le Manifeste de 1848. L'idée fondamentale de ce communisme d'un genre nouveau, nous l'avons vu, est que le capitalisme, qui a généralisé la domination de la forme-valeur jusqu'à y inclure l'usage et la reproduc­ tion de la force de travail, débouche sur l'organisation du travail social, au niveau de l'entreprise comme au niveau global (tendanciellement : mondial, ce qui fait de Marx l'un des premiers théoriciens de la « mondialisation »). Le capitalisme devient ainsi le cadre historique dans lequel se cristallise l'antagonisme entre aliénation et développement de /'être-en-commun (Gemeinwesen), oppression et émancipation : le communisme est pensé comme réappropriation du produit et des forces productives elles-mêmes, alternative à la socialisation marchande, de la production, passage de l'organisation inconsciente à l'organisation consciente. 4. Il est alors inévitable que nous nous posions la question : peut-on concevoir d'autres formes de « communisme », qui peut-être ont déjà sur­ gi autour de nous : non pas tant des communismes de l'avenir que des communismes en devenir, surgissant d'aspects « alternatifs » de l'histoire qui n'ont pas été perçus par Marx, peut-être parce que leur originalité n'était pas encore perceptible. Pour essayer de les identifier, nous devons repartir de l'idée d'un invariant sans identité, dont le « communisme » de Marx ne serait qu'une variante parmi d'autres. Nous dirons donc que toute conception historique du communisme semble viser le dépassement de l'opposition entre individualisme et socialisation. Plus profondément encore, elle semble tenter d'abolir l'opposition entre l'individu et la société, qui n'est pas seulement une abstraction métaphysique, mais aussi une réalité historique institution­ nelle. Telle est en effet l'idée que Marx - d e l'Idéologie allemande aux Grundrisse et au Capital- semble avoir le plus obstinément poursuivie, et que ses formulations sur l'association des producteurs et sur la recomposi­ tion de la force de travail morcelée par la division du travail, issues de tout un travail critique sur l'économie et le socialisme de son temps, expriment et dissimulent à la fois. Telle est aussi, sans doute, la raison pour laquelle le communisme de Marx n'a jamais réussi à s'installer de façon stable dans l'espace de la politique : soit qu'il remonte en-deçà, du côté d'une « révolution sociale » qui marquerait la « fin de la politique », soit qu'il débouche au-delà, dans une éthique ou une méta-politique du « règne de la liberté ». Il faut ici affronter la dissymétrie constitutive du concept de commu­ nisme, inscrite dans son nom même, où l'idée de dépassement de l'antithèse entre individualité et communauté se trouve en quelque sorte déjà niée au profit du « social », du « commun ». C'est ce qui ne cesse d'alimenter une

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interprétation du communisme comme idéologie communautaire parmi d'autres, en particulier à l'époque moderne dans la tradition du romantisme anti-individualiste, réagissant à l'individualisme possessif et marchand, à l'« abstraction de l'individualité » 9 . Cette interprétation n'est pas restée sans effets. Mais elle ne doit pas nous faire oublier que le mouvement de pensée caractéristique des œuvres de Marx est de faire un pas de plus, de façon à ne pas en rester à la réaffirmation de la communauté, de l'élément d'être-en-commun ou de transindividualité qu'aucune division du travail, aucun « procès d'abstraction » de l'individualité ne peut complètement abolir : par delà cette critique de l'individualisme « abstrait », il s'agit toujours de déboucher sur une reconstruction de l'individualité, sur un dé­ veloppement à l'infini de sa singularité, que rendrait nécessaire l'être-encommun lui-même. Il est donc essentiel de penser à la limite que le communisme est aussi un individualisme (et en un certain sens nous sommes acculés à une conception négative : il n'est ni communisme ni individualisme, ces noms n'étant que des abstractions et des approximations relatives à un contexte déterminé).10 Il faudrait donc ouvrir ici une enquête plus précise, pour examiner la façon dont cet « invariant » problématique s'est réalisé et transformé dans les différentes figures du communisme auxquelles j'ai fait allusion. Sans m'y engager, je redirai que nous n'avons aucune raison d'affirmer qu'aucune de ces conceptions ait jamais résolu le problème, qu'il s'agisse de la conception franciscaine fondée sur la dépropriation, ou de la conception révolutionnaire fondée sur l'égaliberté radicale, ou de la conception mar­ xiste fondée sur la réappropriation sociale de la force de travail. Du moins en ont-elles maintenu l'ouverture, en le reformulant sans cesse à partir de nouvelles définitions de « l'individu » et du « commun ». Pour conclure provisoirement, je voudrais plutôt évoquer quelques lignes d'argumentation susceptibles de préciser l'idée d'un autre communisme, post-marxien ou non-marxien. Sans doute convient-il, à nouveau, de prendre quelques précautions. Parler de communismes en devenir, encore insoupçonnés, ne veut pas dire que nous nous installions hors des contradictions du présent ou des proces­ sus de résistance à l'oppression et de lutte qui peuvent être reliés à des dé­ veloppements contemporains du capitalisme. Mais cela veut dire que, dans 9. Sur le romantisme en général et la place qu'y occupe le communisme moderne, cf. le livre de M. Lôwy et R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, 1992. 10. Le problème du « nom » ne pourra cependant jamais être totalement éliminé. Il ne sera jamais équivalent d'approcher ce « dépassement » du côté du commun ou du côté du singulier : c'est, on le sait, l'une des raisons de l'incompatibilité idéologique entre le dis­ cours de Marx et celui de Stirner, qui préfigure à certains égards celui de Nietzsche.

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le cours même d'une telle description, nous essayons de maintenir ouverte une double question : - d'une part, jusqu'à quel point les contradictions dont nous parlons peuvent-elles être pensées comme des développements du mode de production capitaliste, fondé sur l'exploitation de la force de travail salariée, et de la « formation sociale » qui lui fournit ses conditions de reproduction ? Dans quelle mesure, au contraire, nous obligent-elles à envisager quelque chose comme un « post-capitalisme » (qui en incorpore évidemment des mécanismes essentiels), par exemple comme un stade post-capitaliste de l'économie marchande ? - d'autre part, jusqu'à quel point Vidée d'une alternative socialiste à la domination du marché généralisée par le capitalisme est-elle pertinente pour ouvrir les perspectives d'un mouvement communiste dans les condi­ tions d'aujourd'hui et en énoncer la problématique ? Ces questions nous amènent à préciser un peu plus ce qu'il faut enten­ dre par « équivocité » de l'idée de communisme : chaque conception his­ torique est certes une invention singulière, qui se trouve de nouveaux points d'ancrage dans l'expérience humaine (celle de la vie, celle de la parole po­ litique, celle du travail et de la production...), et cependant il serait absurde d'ignorer ce que chaque expérience de la pensée et de la pratique du « communisme » transmet à celle qui la suit, pour être au besoin radicale­ ment reformulé. Je voudrais l'illustrer sur deux point cruciaux : la ques­ tion de Vinternationalisme et celle des différences anthropologiques. Sans doute est-ce à propos de l'internationalisme que la question d'un « communisme post-marxien » se pose aujourd'hui de la façon la plus im­ médiate. n II semble en effet que l'internationalisme ait été l'aspect le plus utopique de cette « anti-utopie » qu'a voulu être le communisme marxien : l'histoire l'a immédiatement fait voler en éclats (avec la dissolution de la Première Internationale, plus tard l'impuissance de la Seconde à unir le prolétariat européen contre la guerre, et pour finir le triomphe du nationa­ lisme sous le nom de « socialisme dans un seul pays » et de « défense du camp socialiste »). A la lumière de ces événements, les célèbres passages du Manifeste qui évoquent l'indifférence des prolétaires à l'idée de patrie et leur solidarité naturelle par-delà les frontières, apparaissent au mieux comme des naïvetés, et plutôt comme le témoignage d'une profonde mécon­ naissance des forces qui agissent sur la « scène » réelle de l'histoire. A cet égard non seulement l'histoire du communisme réel du XXe siècle n'a rien arrangé, elle n'a pas créé les conditions d'une lutte de masse contre le na­ tionalisme et le racisme, mais elle a débouché sur des formes aggravées de la passion identitaire et de la « purification ethnique ». Barbarie du socia11. Ce n'est pas un hasard si, dans l'ouvrage précédemment cité, Spectres de Marx, dont il faut saluer sur ce point la pertinence, Derrida concentre la discussion sur la « survie » ou le « retour » de Marx autour du thème d'une « nouvelle internationale ».

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lisme, et non seulement du capitalisme, du colonialisme, de l'impérialisme : c'est avec cela aussi qu'il nous faut compter désormais. D'un autre côté cependant cet internationalisme d'emblée battu en brè­ che est demeuré le point d'honneur et le cœur de la « conscience révolu­ tionnaire » de nombreux militants au sein du mouvement marxiste, et comme tel il a joué un rôle non négligeable dans les grandes luttes du siècle, de la résistance antifasciste à l'anticolonialisme, et jusqu'au sein des tentati­ ves de « révolution dans la révolution », ou de critique interne à l'expé­ rience socialiste, à contre-courant du « socialisme réel ». Je suis convaincu qu'il se prolonge aujourd'hui (à travers des trajectoires individuelles con­ crètes) dans une certaine capacité de faire communiquer les résistances et les mouvements d'émancipation dans le monde, ou de construire un universalisme/?raf/gwe,qui forme le trait d'union entre une ancienne et une nou­ velle conception du communisme. C'est en fonction de cette hypothèse que nous pouvons revenir un instant à la question des rapports entre le commu­ nisme et le socialisme. Il n'y a rien de clair, nous le savons désormais, dans la question de sa­ voir si la perspective socialiste d'une recomposition de la lutte du travail social contre les lois du marché mondial « libre » doit mettre l'accent sur la défense des intérêts nationaux (ou généralement locaux), ou sur la re­ cherche d'un « New Deal à l'échelle mondiale » 12, c'est-à-dire la consti­ tution d'instances publiques de régulation et de contre-pouvoirs au niveau supra-national. Toute stratégie de résistance à l'exploitation, à l'insécurité du travail et à la destruction des conditions de vie se trouve - pour long­ temps sans doute - prise dans cette alternative apparemment insoluble. Et pourtant quelques certitudes générales, non négligeables pour autant, peu­ vent être énoncées. Les formes extrêmes du développement inégal de l'économie, et le choc en retour qu'elles provoquent sur les conditions de vie dans le « centre » de l'économie-monde, font émerger des formes de violence généralisée (allant de l'insécurité urbaine aux racismes d'extermination, en passant par divers types de guerres « intérieures » et « extérieures ») 13, sans « fin » sinon sans effets. Le communisme qui se dessine ici en creux est avant tout une anti-violence (plutôt qu'une « non-violence » au sens historique, même s'il en recueille une partie de l'héritage, contre un certain « militarisme » de la pensée révolutionnaire marxiste, dépendant de la re­ présentation de la lutte des classes comme « guerre civile » ou « guerre 12. Selon l'expression de Suzanne de Brunhoff : L'heure du marché. Critique du libéralisme, Paris, PUF, 1986. Le point de vue opposé est largement développé par I. Wallerstein : cf. notamment ses essais récemment recueillis dans Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, PUF, 1991. 13. Cf. ce que Hans-Magnus Enzensberger a appelé la « guerre moléculaire » in La Grande migration, suivi de Vues sur la guerre civile, tr. fr. Gallimard 1995.

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sociale »). Une solidarité dans la résistance à la violence et dans l'invention des formes de « pacification » ou de « civilisation » de la société mon­ diale. Mais aucune solidarité n'est pensable sans une transformation ou transmutation du sentiment de Vappartenance, ou de l'identité collective comme relation exclusive (qu'il s'agisse d'identité nationale, culturelle, ou même d'identité de classe). Uêtre-en-commun qu'évoque l'idée de « com­ munisme » se présente ici explicitement comme dépassement des frontières, ou comme capacité de vivre sur les frontières, et pour cela d'abord de les démocratiser en tant qu'institutions traduisant le pouvoir discrétionnaire des Etats sur les individus et les groupes. C'est là, si l'on veut, une forme déci­ sive, immédiatement significative, de cette « conquête de la démocratie » dont le Manifeste du parti communiste faisait le préalable politique à toute révolution sociale. Disons en d'autres termes qu'à travers cette réactivation et cette concrétisation de l'internationalisme, le communisme ne se mani­ feste pas tant comme un résultat ou un but final de la transformation socia­ liste, que comme la condition « objective » et « subjective » des alternati­ ves socialistes à l'organisation capitaliste du travail. Les questions posées par Marx n'ont donc pas totalement disparu, non plus que l'idéal dont elles s'inspiraient, mais la perspective historique dans laquelle il les posait a été pratiquement renversée. Pour terminer j'évoquerai une autre question, un peu plus spéculative bien qu'elle se rattache à des expériences très concrètes : ce que j'ai appelé le problème des différences anthropologiques. Le concept marxien du « mode de production » capitaliste est, nous le savons, impensable sans la mise en œuvre d'une forme contractuelle du rapport social, qui confie à l'individu le soin de « gérer » sa propre re­ production - même si les conditions de cette liberté formelle du travailleur sont en réalité profondément dissymétriques et inégales. A beaucoup d'égards il apparaît maintenant que les luttes du mouvement ouvrier n'ont pas eu d'autre fonction que de reconstituer le rapport des forces sans lequel une telle liberté indispensable au capitalisme « normal », celui du « centre », qui coïncide avec les formes de productivité et de socialisation les plus élevées, eût été rapidement anéantie. Et cependant, par un autre biais, la « liberté individuelle » de la force de travail a commencé à dépé­ rir, bouleversant du même coup les termes du problème de la « socia­ lisation ». Cela tient fondamentalement à ce que l'individualité commence à se dissocier - parfois sous des formes extrêmement violentes - de la disposi­ tion du « corps propre », autour de laquelle s'organisait l'expérience de l'individu classique (prolongée par une certaine idée de la conscience, et

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une certaine représentation politique du droit de propriété en général). 14 Cette transformation, Negri et d'autres avec lui y ont insisté déjà depuis quelque temps, mais en prenant essentiellement en compte les phénomènes d'intellectualisation du travail social, qui semblent matérialiser l'intuition marxienne (dans les Grundrisse) d'un « intellect agent », ou Gênerai intellect, émergeant comme stade suprême de la « subsomption réelle » du travail et renversement de la division capitaliste du travail. Ils en ont tiré, à terme, des conclusions qui renforcent l'interprétation évolutionniste mar­ xiste de l'avènement du communisme comme telos de l'organisation capita­ liste du travail, à travers la « prise de conscience » du travailleur collec­ tif. I5 Sans vouloir tout nier de cette perspective, on doit rappeler qu'il existe une autre forme de transformation de l'individualité, beaucoup plus diffi­ cile à interpréter en termes de recomposition communautaire de la force de travail : ce que certains appellent non pas « bio-politique » mais bioéconomie, en entendant par là le processus de vente et d'achat, non de la force de travail, mais des organes et organismes vivants eux-mêmes. Une telle pratique, encore marginale et principalement localisée dans les régions les plus « sous-développées » de l'économie-monde capitaliste ,6 , com­ munique en réalité avec les bio-technologies les plus modernes, de manipu­ lation de la filiation, de standardisation de la reproduction humaine et d'eugénique « positive ». Elles soustraient tendanciellement l'individualité au statut de « liberté » requis par le capitalisme, ou si l'on veut à la condi­ tion subjective formalisée par le droit et renforcée par toute sorte de pro­ cessus de socialisation (éducatifs, culturels, politiques), pour faire émerger une objectivité de l'être humain (voire une ultra-objectivité, apparentée aux pratiques de l'esclavage) qui est aussi une façon extrêmement violente de « mettre en commun » le patrimoine de l'humanité et les propriétés de l'espèce humaine. Dans cette violence, cependant, sont aussi exhibées et fluidifiées les « différences anthropologiques » fondamentales, dont Marx avec la plupart de ses contemporains était persuadé que le capitalisme moderne, l'époque « bourgeoise », les avait dégagées de leur « archaïsme » pour leur con­ férer une figure définitive. Je veux parler des différences sexuelles, des dif­ férences culturelles relatives à la distribution des comportements et des ca14. Sur le sens politique de la catégorie de « propriété », depuis Hobbes, Locke jus­ qu'au socialisme contemporain, cf. les travaux de C. B. MacPherson, en particulier Démocratie Theory. Essays in Retrieval, Clarendon Press, Oxford 1973. 15. Cf. en dernier lieu M. Hardt et A. Negri, Labor of Dionysus. A Critique of the State-Form, University of Minnesota 1994. 16. Mais tel n'est pas le cas, entre autres, de la technique de procréation assistée dite des « mères porteuses ».

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pacités entre « l'âme » (ou le mental) et le « corps » (ou le physique), des différences entre normalité et déviance (ou monstruosité). C'est par le statut social de la différence des sexes et des comportements sexuels eux-mêmes (voire des identités sexuelles inscrites dans la psychologie et la physiologie) que tout le complexe des différences anthropologiques est peu à peu devenu pour nous une question politique, en même temps qu'elle portait le politique à ses limites. 17 Le communisme dont l'hypothèse ici se fait jour, et qui peut-être se cherche déjà pratiquement dans un grand nombre de pratiques auxquelles ne s'applique pas tant le qualificatif à'utopiques que celui (proposé par Foucault) 18 d'hétérotopiques, est profondément éloigné des hypothèses de Marx, même spéculatives : c'est une civilisation des différen­ ces anthropologiques, une « mise-en-commun » des différences, ou de leur contribution à la constitution de l'espèce humaine comme fiction collective, dans le moment même où elle devient passible de fabrication normalisée. Sans chercher à entrer ici dans tous les détails, dont beaucoup d'ailleurs nous échappent, j'ai voulu évoquer ces hypothèses de travail pour une double raison. La première est qu'elles donnent corps à l'idée d'une relance du communisme au-delà de Marx, en maintenant cependant la pers­ pective anthropologique d'un « dépassement » de l'opposition entre indivi­ dualité et communauté, qu'il a placée au centre de son œuvre, bien qu'il en ait seulement discuté certains aspects, dans des conditions historiques et so­ ciales données. La seconde c'est qu'elles font référence à une situation dans laquelle se profilent, voire se généralisent, des phénomènes de « violence extrême », ultra-subjective ou ultra-objective 19, en même temps que le statut social de l'espèce humaine comme multiplicité d'individus, de rela­ tions et de différences, devient un enjeu concret de pouvoir et de représen­ tation. C'est ce qui explique, sans doute que beaucoup des courants du « post­ marxisme » contemporain, dont on peut supposer indifféremment qu'ils explorent les possibilités d'un renouvellement du communisme marxien en se portant à ses limites, ou qu'ils cherchent à dessiner la figure d'un autre communisme « après le communisme », présentent une tonalité fortement eschatologique. Mais cette orientation n'est pas la seule possible : entre le positivisme évolutionniste et le messianisme eschatologique (même s'il doit s'agir, comme le propose Derrida dans Spectres de Marx, d'un « messia­ nique sans messianisme »), ou plutôt en dehors de cette alternative, une 17. Une des voies d'accès à ce que Roberto Esposito appelle « l'impolitique », ou le surgissement au cœur du politique de ses propres limites, qui le remet en question. Cf. Nove pensieri sulla politica, Il Mulino, Bologna, 1993. 18. M. Foucault, « Des espaces autres », in Dits et Ecrits, vol. IV, Gallimard 1994, pp. 752-762. 19. Sur cette distinction terminologique, cf. mes Wellek lectures prononcées en 1996 à l'Université d'Irvine, Extrême Violence and the Problem of Civility, à paraître, Columbia University Press.

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troisième possibilité existe : celle d'une pensée tragique, ou d'une pensée du tragique, telle qu'une longue tradition remontant aux Grecs en a fait le propre de l'action humaine face au destin. Qu'il me soit permis de l'indiquer ici d'une seule référence : au commentaire que, voici une douzaine d'années, Rossana Rossanda consacrait à VAntigone de Sophocle.20 J'espère avoir l'occasion d'y revenir ailleurs.

20. Sofocle, Antigone, Con un saggio di Rossana Rossanda, Trad. L. Biondetti, Feltrinelli,Milano 1987.

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Ces lignes sont consacrées à quelques aspects de la pensée politique d'un très jeune homme (entre 24 et 26 ans pendant la période considérée) qui s'appelle Marx et qui connaîtra par la suite le destin que l'on sait. Dans la pensée de Marx, la politique est l'un des aspects traditionnellement consi­ déré comme le moins systématisé, donc le plus ouvert, et, pour tout dire, le plus problématique. Combien de fois n'a-t-on pas lu ou entendu des constats du type : « il n'y pas de théorie du politique chez Marx », pas de « théo­ rie de la démocratie », ni de théorie du « parti », ni même de théorie de l'État. Norberto Bobbio a, à mon avis, donné à ce type d'argumentation, qui est à peu près aussi ancienne que les écrits de Marx lui-même *, une formulation classique 2 , à la fois par son honnêteté intellectuelle et aussi parce qu'il a parfaitement su illustrer les résistances très fortes que la pen­ sée de Marx suscite au sein de la philosophie politique. La question est réelle : il apparaît très vite en effet que si l'on recher­ che chez Marx quelque chose comme un traité politique, une théorie des institutions politiques, avisée typologique et/ou normative, on risque d'être aussitôt déçu. Il est à mon sens fort peu probable qu'on arrive à surmonter cette déception en mettant bout à bout, et en recherchant leur cohérence interne, des textes au statut très hétérogène dans lesquels Marx traite direc­ tement de questions « politiques » dans le sens habituel du terme 3. Non 1. En effet, on oublie souvent que c'est sur fond de cette absence que se déroule la po­ lémique fondatrice Marx / Bakounine, celui-ci s'ingéniant à créditer celui-là de la théorie de l'État, de la démocratie, du parti etc. parfaitement existante elle, et même soumise à l'épreuve de la pratique politique à travers la fondation et l'action du premier « parti ou­ vrier » allemand (l'ADAV), à savoir la théorie de Lassalle. C'est du reste pour les besoins de la cause que Bakounine invente l'adjectif « marxiste ». 2. Cf. les textes rassemblés dans N. Bobbio, Which Socialism 9 Marxism, Sociaîism andDemocracy, University of Minesota Press, Minneapolis, 1987. 3. Ce travers, qui grève souvent les anthologies des textes de Marx (et d'Engels), est poussé à son comble dans les recueils publiés par R. Dangeville dans les années 1970 chez Maspero.

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que cette cohérence n'existe pas, ou qu'un tel travail soit inutile, bien au contraire même, mais je pense qu'il est difficile d'obtenir en procédant ainsi autre chose qu'un ensemble fragmentaire d'interventions et d'analyses dont le statut théorique n'est pas vraiment interrogé. On se retrouve en fait avec des aperçus, souvent fort intéressants, sur, par exemple, « Marx et la Ré­ volution française », « Marx et les révolutions de 48 », « Marx et le mouvement ouvrier », « Marx et les institutions », mais il me semble qu'à procéder ainsi on rate l'essentiel. A savoir la manière dont Marx interroge le et la politique, les questions qu'il lui soumet et, surtout, les déplacements qu'il essaie d'y opérer. Je voudrais insister sur cette notion de « dépla­ cement », notion d'extraction hégélienne 4 et que la psychanalyse a, d'une manière qui ne doit certainement rien au hasard, fortement réélaboré. Concernant le rapport de Marx et de la politique le déplacement en question pourrait s'énoncer comme un paradoxe dont les termes seraient les suivants : si l'existence même d'une pensée politique spécifiquement mar­ xienne a été et demeure fortement discutée, il n'en reste pas moins qu'on ne peut plus, qu'on n'a pas pu à l'échelle historique, penser le politique après Marx comme avant lui. Marx marque une césure dans la manière dont la question du politique se présente à nous aujourd'hui. Si on accepte ce point de départ, du moins à titre d'hypothèse de tra­ vail, je ne vois alors, pour schématiser à l'extrême, que deux possibilités, non exclusives du reste, pour saisir ce rapport proprement marxien au po­ litique. La première serait de prendre le Capital et d'essayer d'y lire la pen­ sée du politique qui y est à l'œuvre, comme on n'a pu le faire pour la philo­ sophie, i.e. pour les questions de l'exposé, de la méthode, de la dialectique etc. Il faudrait alors placer au centre de l'analyse les rapports de l'économie et du politique, le « court-circuit » théorique que Marx établit entre les deux, pour reprendre une expression à mon sens très pertinente d'E. Balibar 5 . En d'autres termes, il s'agit de saisir les déplacements, les effets que produisent sur les catégories habituelles de la pensée politique des concepts comme ceux de valeur, de subsomption réelle du travail sous le capital, de législation de fabrique. Marx d'ailleurs le suggère lui-même lorsqu'il écrit, dans le Capital, que « c'est toujours dans le rapport immédiat entre le pro­ priétaire des moyens de production et le producteur direct (...) qu'il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout l'édifice so­ cial, et par conséquent de la forme politique que prend le rapport de souve­ raineté et de dépendance, bref, la base de la forme spécifique que revêt l'État à une période donnée » 6 . J'ajouterai qu'un certain nombre de mar4. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, t. II, chap. VI, C. b. « Le déplace­ ment (équivoque) », trad. Hippolyte, Aubier, pp. 156-168. 5. « Le court-circuit théorique de Marx » in E. Balibar, La crainte des masses. Philosophie et politique avant et après Marx, Galilée, 1997, pp. 234-242. 6. Le Capital, Livre III, t. 3, Editions sociales, p. 172.

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xistes, ou de courants issus de marxisme, ont travaillé dans cette direction : penser la politique dans la production comme préalable indispensable pour dégager les conditions d'une politique de la production, d'une pratique po­ litique anticapitaliste. Je citerai simplement à titre indicatif l'analyse de l'américanisme par Gramsci, qui a une valeur fondatrice, les travaux de l'opéraïsme italien, les allemands de l'école de la « dérivation » (Ableitung), plus récemment les anglais de la revue Capital and class, mais aussi, dans un certain sens, l'école française de la régulation 7. Sans prétendre y trouver une réponse toute prête, et surtout une réponse unique, à la ques­ tion posée, je crois cependant que les résultats sont loin d'être négligeables. Et puis il y a une deuxième possibilité, nettement plus historiciste, sur laquelle je vais m'attarder un peu parce que c'est celle pour laquelle j'ai opté dans mon travail 8 . Elle consiste à prendre en quelque sorte les choses par l'autre bout, c'est-à-dire de remonter au moment de la constitution, au moment où quelque chose de décisif, et en un certain sens d'irréversible, se noue dans le rapport de Marx au politique et qu'on retrouve par la suite, quoique sous une forme réélaborée, dans le reste de son œuvre. Peut-être qu'aujourd'hui, alors qu'un certain rapport du marxisme à la et au politique s'est défait, le moment serait propice pour faire le chemin à rebours, et re­ monter à ce moment constitutif. Dans ce cas, il faut recourir aux textes de jeunesse et à ceux qui cou­ vrent la période des révolutions de 48 parce qu'ils touchent à ce qui forme l'horizon historique dans lequel évolue Marx. Le jeune Marx vit la fin des années de ce qu'on appelle en Allemagne le Vormàrz, il a trente ans au moment où une grande partie de l'Europe se couvre de barricades, il est lui-même un « quarante-huitard », selon la terminologie de l'époque 9 . Un quarante-huitard certes très particulier mais qui prend place dans cette génération d'intellectuels et de révolutionnaires européens pour lesquels 48 et sa défaite marqueront de manière indélébile la vie - une vie d'exilé tout autant que l'œuvre. Il ne me semble pas dénué de sens d'examiner d'ailleurs sous cet angle les écrits postérieurs à 1850, de lire en d'autres termes le Capital comme une longue méditation, portée au niveau du con­ cept, sur la défaite révolutionnaire de 48. Un peu comme on a pu lire la 7. L'édition française du célèbre cahier 22 « Américanisme et fordisme » se trouve dans le volume comprenant les Cahiers de prison 19 à 29 (Gallimard, 1991). Sur les débats allemands, anglais et italiens, on consultera respectivement : J. Holloway et S. Piccioto (eds), State and Capital : A marxist Debate, Edward Arnold, 1978, S. Clarke (éd.), The Staîe Debate, Macmillan, 1991, A. Negri, La classe ouvrière contre l'État, Galilée, 1978. Sur l'école de la régulation et son évolution, cf. les travaux de B. Coriat, de L'atelier et le chronomètre (Bourgois, 1979) h. L'atelier et le robot, Bourgois, 1990. 8 Pour de plus amples développements, je me permets de renvoyer à l'ouvrage à pa­ raître aux PUF Philosophie et révolution de Kant à Marx, collection Actuel Marx Confron­ tation. 9. Cf. M. Agulhon, Les Quarante-huitards, Gallimard, 1992.

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Phénoménologie de Vesprit de Hegel, et plus largement l'idéalisme alle­ mand, comme une vaste réflexion sur la Révolution française et ses consé­ quences. Mon ambition au cours des remarques qui suivent, sera, pour des rai­ sons évidentes, beaucoup plus limitée : à peine quelques coups de projec­ teur sur une période très limitée, les années 1842-44, et ce dans le but de cerner certains enjeux des textes qui la jalonnent. Pourquoi avoir choisi cette période ? Tout d'abord parce qu'il s'y passe beaucoup de choses, chez Marx et autour de lui. On y voit en effet un jeune docteur fréquentant la bonne société rhénane, et envisageant une carrière universitaire, devenir publiciste actif puis quitter la Rhénanie natale et mener une vie d'exilé à Paris. Plus fondamentalement, parce que cette trajectoire biographique, en soi peu originale et qui pourrait rester anecdotique, se révèle intérieure­ ment liée à l'histoire d'un basculement théorique et politique. Marx passe en effet, selon la terminologie consacrée, d'une version radicale de ce mouve­ ment très particulier qu'est le « libéralisme rhénan » 10 au communisme. On peut me semble-t-il tenir pour digne de foi l'information selon laquelle Marx n'est pas né révolutionnaire, ni communiste mais qu'il l'est devenu. Qu'il l'est devenu à travers un procès qui est tout sauf linéaire, qui passe donc par des moments de crise et de rupture, j'y reviendrai, mais qui pos­ sède néanmoins une cohérence interne. Pour préciser les choses, il me semble utile de distinguer trois mo­ ments à l'intérieur de la période considérée : le premier est celui de la Gazette Rhénane, celui d'un « réformisme fort », pour reprendre une expres­ sion du vocabulaire politique contemporain, un moment centré autour de la stratégie de l'espace public. Le second est celui de la crise à la fois person­ nelle et théorique de l'année 1843, crise qui fait suite à l'échec de la straté­ gie précédente, et qui voit le passage de Marx à une position révolution­ naire. Le troisième moment est le moment parisien, celui des premiers tex­ tes écrits dans l'exil et que je conçois comme un développement dialectique, une rectification interne si l'on veut, du moment précédent. Je voudrais mQntrer qu'à travers ces trois moments Marx se pose une seule et même question : comment sortir de la « misère allemande », selon le mot de Heine, comment en finir avec l'absolutisme et amener l'Alle10. Qu'il ne faudrait pas confondre avec un « libérisme », ou libéralisme économique selon l'utile distinction que permet la langue italienne, même si certains libéraux rhénans (essentiellement Hansemann) sont assez proches de positions libéristes En fait, la matrice du libéralisme rhénan est constituée d'éléments hétérogènes (un mixte de réformisme modé­ ré destiné aux élites et de revendications d'égalité civique assez radicales dans le contexte allemand de l'époque), à la confluence des idées de YAufklàrung et de la Révolution fran­ çaise. Eléments qui trouvent leur cohérence dans le fonctionnement pratique de cet ensemble discursif, plutôt expressif d'un courant idéologique et politique que d'une doctrine stricto sensu. La référence incontournable en langue française est J. Droz, Le libéralisme rhénan 1815-1848. Contribution à l'histoire du libéralisme allemand, Sorlot, 1940

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magne au niveau d'un présent défini par cet événement fondateur qu'est la Révolution française ? Je précise immédiatement qu'il ne faut pas entendre ici la Révolution française dans un sens étroit, à la fois dans sa temporalité et son extension, mais comme un événement d'une portée européenne, et même mondiale, et aussi comme le point de départ d'un processus de longue durée, dont les révolutions de 1830, et par la suite celles de 1848, repré­ sentent le prolongement direct 11 . Deux mots tout d'abord sur le monde que Marx affronte tout au long de son parcours. Inutile de dire qu'il est très différent du nôtre : c'est l'Europe de la Sainte Alliance, où l'alliance du trône et de l'autel pense avoir pour longtemps gagné la partie, voire même définitivement effacé les traces de l'événement révolutionnaire. Une Europe où l'aristocratie con­ serve une force considérable et où l'univers féodal est beaucoup plus qu'un résidu. Prononcer le simple mot de « république » ou de « démocratie », afficher des sympathies francophiles, ou, horreur suprême!, «jacobi­ nes », suffit pour être jeté en prison dans la plupart des pays du continent, y compris dans la France de Louis-Philippe. À cet égard, la Rhénanie natale de Marx est beaucoup plus proche de la société d'ancien régime qu'on a l'habitude de le croire 12 : du point de vue politique, c'est évident ; on est au royaume de Prusse, avec ces assemblées de type médiéval, au sein desquelles la noblesse conserve la suprématie, avec la bureaucratie prussienne, la censure, et, pour couronner le tout une puissante et très réactionnaire Église catholique. D'un point de vue social, même si la situation est plus nuancée, les aspects archaïques demeurent ex­ trêmement pregnants : malgré les dix-neuf années de présence française, et les traces profondes qu'elles ont laissées, notamment l'acquis du droit na­ poléonien, la Rhénanie offre l'image d'un monde massivement rural, confi­ né, parsemé de petites villes paisibles et conservatrices (y compris les quel­ ques foyers proto-industriels tels Aachen ou la vallée de la Wupper). Un monde dans lequel coexistent des grands propriétaires fonciers, une bour­ geoisie mercantile et financière davantage tournée vers l'investissement foncier que vers les activités productives, une paysannerie propriétaire lar­ gement majoritaire, un artisanat pléthorique et quelques poches très limitées de production capitaliste, pour l'essentiel de type préindustriel. Bref, un

11. La thèse que j'avance sur Marx comporte deux corollaires que je ne seront pas dé­ veloppés ici • 1 ) la question du passage à la position de classe prolétarienne est subordon­ née à une autre, proprement politique, de sa position par rapport au problème d'une révolu­ tion allemande 2) l'originalité de Marx consiste dans sa capacité à « porter au concept » ce mouvement de radicalisation politique qui traverse au cours de cette pénode, quoique de manière très inégale, une partie de l'opposition démocratique allemande. 12. Le portrait de la bourgeoisie colonaise, censée être l'une des plus évoluées, dressé par P. Ayçoberry (Cologne, entre Napoléon et Bismarck la croissance d'une ville rhénane, Aubier-Montaigne, 1981, notamment p. 119-167) est assez éloquent.

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monde plus proche de la France d'avant 89 que de celle de la monarchie de Juillet ou, a fortiori de l'Angleterre en pleine expansion manchesterienne. C'est donc dans une société encore dominée par des structures d'ancien régime que Marx engage le combat politique. Sa position d'Aufklàrer ne découle pas simplement d'une filiation intellectuelle : défendre, comme il le fera à l'instar de toute l'intelligentsia progressiste allemande, l'héritage des Lumières et de la Révolution française est une nécessité stratégique dans l'affrontement avec le bloc social d'ancien régime et ses principes de légi­ timation. Pourtant, à l'intérieur de cette mouvance plus ou moins radicale qui se réclame du même socle « français », Marx se distingue d'emblée par deux traits : tout d'abord par la priorité qu'il accorde à la politique et aux questions pratiques et non à la critique de la religion, thème obsessionnel de l'intelligentsia post-hégélienne, de Feuerbach aux jeunes hégéliens berlinois. Ensuite, par sa capacité précoce à théoriser les termes de sa propre pratique politique. Ce sur quoi Marx parie à cette époque, c'est le développement de la presse comme instrument privilégie, voire quasi-exclusif, d'intervention sur la scène publique. C'est que, dans un contexte de répression immédiate de toute mobilisation populaire autonome, la presse incarne précisément ce principe de publicité qui est seul en mesure de combattre les ressorts pro­ fonds du pouvoir absolutiste. Inlassablement, Marx plaidera pour la publi­ cité des débats des assemblées (ce qui était déjà le cas de Hegel) mais aussi hors de celles-ci (ce sur quoi Hegel était plus réticent) I3 ; il se battra avec acharnement contre la censure et contre le culte du secret qui caractérise l'État prussien et son appareil bureaucratique. Mais, pour couper au plus court, qu'on ne s'y méprenne pas : la con­ ception marxienne de la publicité n'est pas celle de Kant. Pour Marx la sphère de la publicité n'est pas le lieu où s'opère la subsomption graduelle de la politique à une instance méta-politique de type juridico-moral. Hegel est passé par là, apportant une nouvelle façon de penser le rapport de la so­ ciété à l'État à travers le concept de « moralité objective » (Sittlichkeii). En ce sens, la question de Marx se situe dans le droit fil de celle posée par le maître berlinois : comment penser la constitution de l'État rationnel au­ trement qu'en termes de contrat fondateur, de subordination de la politique à la morale ou comme pacification de l'extérieur des conflits de la société, /. e. en dehors des alternatives existantes de la philosophie politique (droit naturel, kantisme, décisionnisme à la Hobbes). Comment, en d'autres ter­ mes, le mouvement même de la société civile-bourgeoise, dans la stricte immanence de sa propre contradiction, permet-il le « passage » à un pou-

13. Cf. Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Gallimard, 1940, § 319, pp. 348-351.

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voir étatique d'où la transcendance et la domination seraient radicalement réduites. Répondre à cette question signifie, en bonne logique dialectique, partir à la recherche des médiations. Plus précisément cela signifie reconnaître les médiations qui en fait sont déjà à l'œuvre dans le réel et déchirent son unité apparente. Le moment de la médiation est, je ne fais que le rappeler, aussi celui de la « réflexion » au sens hégélien, de la scission et du dédoublement d'un objet dans la relation qui le rapporte à son image spéculaire et entraîne la reconnaissance. Ainsi, la société civile-bourgeoise en tant que telle repré­ sente pour Hegel le moment de la médiation à l'intérieur des sphères de la moralité objective, elle est la différence spécifique qui s'interpose entre la famille et l'État. Or, c'est précisément sur la question des médiations internes à cette so­ ciété civile bourgeoise que les chemins de Marx et de Hegel vont se séparer. Avant même la critique systématique à laquelle il se livrera dans le manus­ crit de Kreuznach, le Marx publiciste rejette déjà les solutions proposées dans les Principes de la philosophie du droit : les corporations, que prolon­ gent les assemblées par ordres, la bureaucratie comme classe universelle. Il y voit soit des institutions engoncées dans leur particularisme et leurs pri­ vilèges d'ancien régime, soit, dans le cas de la bureaucratie, une forme ex­ trême de reconduction de la coupure entre l'État et la société civilebourgeoise à travers l'activité d'un corps qui monopolise la citoyenneté ac­ tive et prétend représenter à lui seul le savoir réflexif de la société. Par opposition à ces fausses médiations, Marx définira la presse libre comme la différence spécifique de la société civile-bourgeoise, le redou­ blement de la différence qu'incarne la société civile-bourgeoise à l'intérieur des processus de la moralité objective (Sittlichkeit), la différence de la dif­ férence si l'on veut. A travers l'extension continue de la sphère de la publi­ cité, la presse libre peut en effet fonctionner comme le miroir, l'image dé­ doublée dans laquelle tant la société civile que le gouvernement sont amenés à se reconnaître mutuellement, à travers le jeu même du conflit qui les op­ pose. Ils prennent ainsi conscience de leur particularisme, du fait qu'ils ne peuvent incarner à eux seuls la totalité sociale et constituer l'État de la mo­ ralité objective. C'est précisément l'activité de la presse qui permet d'accéder à une première perception de la totalité. Pour Marx, la presse libre est appelée à se constituer en véritable système, ou « organisme », de la presse - au sens où Hegel parle d'un système de la Sittlichkeit - qui représente, à tra­ vers l'ensemble de ses ramification (ses « organes autonomes »), l'expres­ sion authentique de l'Esprit du peuple 14. Pour le dire autrement, la presse libre est le moyen central à travers lequel se constitue le peuple en tant que 14. K. Marx, Œuvres, t. III : Philosophie, Gallimard, La Pléiade, 1982, p. 314

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peuple, dans le procès même qui le conduit vers l'État. Elle représente ain­ si, nous dit Marx la « vraie politique » dans sa dimension à la fois natio­ nale et populaire. Aucune sphère de la vie du peuple ne saurait échapper au travail de la presse libre et à l'épreuve de publicisation, c'est-à-dire d'autoréflexion permanente, à laquelle elle soumet le conflit social. Dans les célèbres articles sur le vol de bois dans la région mosellane, Marx ira même jusqu'à créditer la presse du pouvoir de dépassement du particularisme de la propriété privée 15. La solution marxienne se comprend ainsi comme une reprise de la question hégélienne du passage de la société à l'État, reprise qui, on le re­ marquera, se présente d'entrée de jeu comme une rectification hégélienne de Hegel lui-même 16. Cette rectification, le déplacement que Marx fait su­ bir à Hegel, et à travers lui à l'ensemble de la philosophie politique, est au moins double : rendre le passage de la société civile-bourgeoise synonyme d'un procès de réforme démocratique permanente de l'ensemble des activi­ tés sociales. Par là même, elle pose sa propre finalité, l'État rationnel, comme celle d'un organisme animé par un mouvement incessant de démo­ cratisation, un « organisme vivant », non pas au sens d'un Léviathan mais en tant qu'il produit en permanence de la vie nouvelle. Marx définit ainsi l'État comme une « association d'hommes libres qui s'éduquent mutuelle­ ment » 17, il le subordonne aux formes rationnelles et publiques de son existence et le dégage des éléments de transcendance qui continuent à obérer la vision hégélienne. Ces deux déplacements entraînent une conséquence décisive : l'État, et plus largement le lieu du politique, ne sont pas avant tout une affaire d'ins­ titutions, même si rien à proprement parler n'échappe aux institutions et si leur changement possède une importance décisive. La politique est avant tout une affaire de pratiques, de pratiques expansives, sans limites a priori, qui débordent sans cesse des institutions pour transformer les rapports de l'ensemble des sphères de l'activité sociale. La démocratie n'est pas autre chose que le résultat de ce processus de refondation permanente de la vie

15 K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » et « Justification du ++ cor­ respondant de la Moselle », in P. Lascoumes, H. Zander, Marx : du "vol de bois" à h critique du droit, PUF, 1984, notamment pp 167 et 211-213. 16. Notre lecture se situe donc aux antipodes de toutes celles qui, partant d'orientations par ailleurs fort contradictoires, s'accordent pour faire du jeune Marx un jeune-hégélien parmi d'autres, en le rattachant à la philosophie de la subjectivité d'inspiration fichtéobauerienne et feuerbachienne. La liste, fort longue, va de M. Rubel, L. Althusser et S. Avineri jusqu'aux travaux plus récents de M. Abensour {La démocratie contre l'État, PUF, 1997), J Guilhaumou (« Marx, Sieyès et le moment constituant », à paraître in Actuel Marx, n° 26, 1999) et W Breckman {Marx, The young Hegelians, and the origins of radical social theory, Cambridge University Press, 1999) 17 « L'article de tête du n° 179 de la Kôlnische Zeitung », in Œuvres, t. III, op. cit., p 210

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sociale ; elle se comprend donc elle-même comme le résultat, toujours in­ achevé, de la démocratisation 18. Dans ce processus, la presse libre occupe une place prééminente : elle se présente comme l'instance d'autoconstitution du peuple, de la formation du parti national/populaire, comme l'organisateur central de l'ensemble des forces sociales qui affrontent le bloc d'ancien régime 19. Il ne me semble donc nullement déplacé de parler de la conception marxienne de l'espace public en termes de stratégie d'hégémonie qui vise à la conquête la démo­ cratie à travers un processus de réforme permanente. Ce n'est pas, il faut le souligner, une stratégie révolutionnaire mais un réformisme radical 20 , qui intègre les compromis nécessaires, et se conçoit comme la dernière chance de résolution graduelle et productive de la crise avant une (nouvelle) révo­ lution. C'est justement cette stratégie que le pouvoir absolutiste frappera d'impossibilité par le nouveau durcissement autoritaire de l'année 1842-43. Le renvoi de l'université de Bauer, accompagné par celui d'autres figures de l'intelligentsia oppositionnelle, le resserrement de la censure après une éphémère accalmie, et, finalement, l'interdiction de la Gazette Rhénane sont de ces gestes qui annulent toute possibilité de solution réformiste et poussent inévitablement à la radicalisation d'une situation déjà bien instable. Marx, déjà usé par la guérilla permanente avec la censure, accueille la nouvelle avec soulagement, presque avec jubilation : début 43 il écrit à Ruge : « je vois dans la suspension de la Gazette Rhénane un progrès de la conscience politique et m'y résigne donc. Au surplus je trouvais que l'atmosphère était devenue étouffante. Il est mauvais d'assurer des tâches serviles, fût-ce pour la liberté, et de se battre à coup d'épingles et non à coups de massue. J'en ai assez de l'hypocrisie, de la sottise, de l'autorité brutale, j'en ai assez de no-

18. De ce point de vue, la tentative du Lukacs de la maturité, qui se dessine déjà dans les fameuses « thèses Blum » de 1928-29 (in G. Lukacs, Political Writings 1919-1929, NLB, 1972, pp. 227-253) et sous-tend l'ensemble de son projet théorique, d'une redéfinition du socialisme comme démocratisation de la vie quotidienne et de la totalité sociale (cf Socialisme et démocratisation, Messidor/Éditions sociales, 1989) ne fait que renouer avec le pro­ jet marxien originel. 19. On retrouve une telle conception du rôle éminemment politico-culturel de la presse chez deux dirigeants révolutionnaires qui étudièrent de très près l'expérience de la Révolu­ tion française : Lénine, qui a élaboré les concepts de « presse populaire » et du journal comme « organisateur collectif» du parti (cf. l'éclairante étude de M Worontzoff, Nom : Lénine Profession : Reporter. La conception de la presse chez Lénine, Taupe Rouge, 1975) et, davantage encore, Gramsci qui, tout au long des Cahiers de prison, a étudié avec pas­ sion le rôle de la presse dans la formation du système hégémonique, de la culture nationale et de la stratification des intellectuels. 20. C'est bien entendu ici que s'arrête le parallélisme avec Gramsci, qui ne saurait être confondu avec le modérantisme et le gradualisme des divers « gramscismes mous » qui ont naguère fait fortune.

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tre docilité, de nos platitudes, de nos reculades et de nos querelles de mots. Ainsi le gouvernement m'a rendu ma liberté » 21. En lui rendant sa liberté, le gouvernement l'a cependant également privé de toute perspective professionnelle et, de surcroit, mis en échec dans sa stratégie politique. Marx ajoute d'ailleurs dans cette même lettre : « je ne peux plus rien entreprendre en Allemagne. Ici on se falsifie soi-même ». L'heure est désormais à l'autocritique et aux grandes révisions et Marx n'est bien entendu pas le seul concerné. A. Ruge, le publiciste libéral sans doute le plus connu d'Allemagne et interlocuteur privilégié de Marx pen­ dant cette période de crise, écrit en ce même moment un texte significativement intitulé « Autocritique du libéralisme » 22 . En mars 43, lors d'un voyage en Hollande le seul pays européen non monarchique, (« l'anomalie hollandaise» depuis Spinoza...), Marx franchit son Rubicond: il a une « révélation à rebours » (c'est le terme qu'il utilise). Désormais en Alle­ magne « la défroque d'apparat du libéralisme a été dépouillée et le despo­ tisme le plus répugnant s'étale dans sa nudité aux yeux du monde entier ». Comparant le régime prussien à une « arlequinade » tragi-comique et le pays tout entier à une « nef des fous » (il est lui même à bord d'une péni­ che), il discerne le dénouement de la pièce, dénouement qui se trame à l'insu de la conscience des acteurs : « précisément parce que les imbéciles ne le croient pas, c'est vers son destin qu'il vogue. Ce destin c'est la révolu­ tion imminente » 23. Et cette révolution, il la présente d'emblée comme la revanche de la Révolution française sur la défaite de 1813, lorsque Napo­ léon s'incline à Leipzig devant les princes allemands. D'une certaine façon, la messe est dite. Reste à en tirer les conséquen­ ces, et cela c'est tout un programme, l'affaire d'une vie entière. Il me faut forcément être ici schématique à l'extrême. Au niveau concret, c'est le choix de l'émigration, seul lieu à partir duquel il est désormais possible de travailler à la préparation de la révolution annoncée. Au niveau théorique, Marx ressent immédiatement le besoin d'un retour à Hegel et à la Révolu­ tion française ; il y consacre l'essentiel de sa retraite dans le cabinet de tra­ vail de son beau-père à Kreuznach : c'est le manuscrit dédié à la critique de la dernière section, qui traite de l'État, des Principes de la philosophie du droit de Hegel. Marx y opère un nouveau déplacement : il renverse la phi­ losophie politique Hegel en montrant en quoi elle est inconséquente, fort peu hégélienne. Plus précisément, il montre que Hegel ne porte pas au con21. Lettre à Ruge du 25 janvier 1843 in K. Marx, F. Engels, Correspondance, t. I, Edi­ tions sociales, 1971, p. 280. 22. On trouvera la traduction française, et l'indispensable commentaire qui l'accompagne, in S. Mercier-Josa, Théorie allemande et pratiquefrançaisede la liberté, L'Harmattan, 1993, pp. 245-307. 23. K. Marx, Lettre à Ruge de mars 1843 in Correspondance, op. cit., t. I, pp. 286287.

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cept le mouvement contradictoire du réel mais qu'en fait il se soumet à ce réel existant, se contentant de lui donner une apparence de déduction dia­ lectique à partir du concept. Selon la célèbre formulation, « ce n'est la Lo­ gique de la Chose mais la Chose de la Logique qui est le moment philoso­ phique. La Logique ne sert pas à la preuve de l'État mais au contraire l'État sert de preuve à la logique » 24. Contrairement à une manière courante de voir les choses à l'époque, Hegel ne pêche pas, selon Marx, par excès de spéculation mais plutôt par empirisme : « sur un mode non critique une existence empirique est prise comme la vérité réelle de l'idée » 25. L'État hégélien demeure ainsi, quoi qu'en pense Hegel, un universel abstrait et un particulier, une instance qui prétend incarner a priori un inté­ rêt universel. Les médiations qu'il déploie se révèlent dès lors parfaitement illusoires, elles ne peuvent qu'abolir de manière mystique la coupure entre l'État et la société civile-bourgeoise. C'est le conservatisme politique de He­ gel qui est ici directement en cause : Hegel ne voit pas que le passage dia­ lectique de la société civile-bourgeoise à l'État implique une « cassure », il s'obstine à en faire un « passage qui s'opère petit à petit dans la continui­ té » 26. Pour le dire autrement, Hegel veut faire l'économie d'une révolu­ tion. Voilà pourquoi il ne peut pas reconnaître dans la démocratie le mou­ vement même de constitution de la politique et se refuse à voir en elle, à l'instar de Spinoza, la « vérité de toutes les formes d'État », « l'énigme résolue de toutes les constitutions » 27. Mais ce qu'il faut souligner c'est que la critique de Hegel est en même temps une critique de la Révolution française. Comme si les deux, l'événement historique et son contrecoup conceptuel, demeuraient indisso­ ciables au moment même où il sont replacés dans leurs limites. Pour clari­ fier les choses, disons que, de la même façon que Hegel est critiqué pour son inconséquence, c'est sur son inachèvement que portera à présent l'ana­ lyse de la Révolution française. Et cet inachèvement de la Révolution fran­ çaise servira de matrice à un nouveau déplacement du politique, lui aussi replacé dans ses limites. En effet, pas plus que Hegel, la Révolution française n'a résolu la question du passage de la société civile à l'État. Mais, et ce point est d'une importance capitale, elle a permis de poser la question dans ses termes jus­ tes. L'argument de Marx est connu, je ne ferai donc que le rappeler dans ses grandes lignes : la Révolution française a brisé l'unité immédiate entre le politique et le social qui caractérisait la société d'ancien régime, unité qui n'était que l'envers de la transcendance affirmée du pouvoir despotique. Elle a créé l'État politique, ouvert à la participation de tous. Mais, en réa24. 25 26 27.

K. Marx, Critique du droit politique hégélien, Ed. sociales, 1975, p. 51 Ibid.% p. 81. Ibid.,p. 133. Ibid., pp. 70 et 68.

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lité, elle n'a fait que déplacé la coupure entre le pouvoir politique et la vie du peuple, en instaurant une nouvelle scission entre l'homme et le citoyen, le membre de la société civile-bourgeoise et le membre de la société politi­ que. Son point d'aboutissement est donc l'État abstrait, un État seulement politique nous dit Marx, dans la mesure où à cet État fait face une société civile en proie à l'atomistique des intérêts particuliers, une société civilebourgeoise. L'État politique se présente ainsi comme « l'abstraction » de cette so­ ciété, le résidu du mouvement même qui le constitue en laissant intactes les différences de la société civile, ou plutôt en en faisant des différences « uniquement sociales, sans signification dans la vie politique » 28. L'État abstrait, uniquement politique, la « constitution politique » (/. e. le régime politique et les institutions qui lui correspondent), demeurent un pouvoir autonomisé de la société, qui prétend indûment la représenter dans sa tota­ lité : c'est la source de la fameuse « illusion politique ». A cet État abstrait, Marx oppose alors la démocratie réelle comprise comme « autodétermination du peuple » 29, démocratisation intégrale de l'ensemble de la vie sociale au sein de laquelle l'État politique disparaît en tant que pouvoir séparé exercé sur la société. La démocratie réelle se place donc au croisement du double mouvement constitutif de socialisation de la politique et de politisation du social. Et il est clair que seule une révolution nouvelle peut concrétiser cette « vraie (wahre) démocratie » ; une « vraie » révolution qui reprend l'acquis de la Révolution française pour en déplacer les limites et en déployer le contenu de vérité ; une révolution radicale donc, c'est-à-dire une révolution en permanence. La révolution imminente, en Allemagne et en Europe, sera donc à la fois un nouveau 89 et son dépassement. Telle est la conséquence paradoxale de la césure histo­ rique instaurée par l'événement révolutionnaire déjà survenu : l'incroyable retard de l'Allemagne peut ainsi se renverser en son contraire, la future révolution allemande se présentant d'emblée comme une répétition impossi­ ble, donc un au-delà de la Révolution française. Disons cela autrement : la vérité du moment présent, de l'insoutenable misère allemande, n'est autre que la prise de conscience de la nécessité rétroactive (car, en bon termes hégéliens, seule une telle compréhension de la nécessité est possible) de l'échec de la tentative de 1789-93, pour que le nouveau, la révolution à ve­ nir, allemande mais aussi française et européenne, advienne en effet. Marx radicalise ainsi ses positions antérieures en en conservant le noyau actif : primat de la démocratisation sur la démocratie, primat des pratiques sur les institutions. La « vraie démocratie » n'est pas simplement la république - même si Marx se prononce catégoriquement en faveur de la 28. Ibid.,p. 135. 29. Ibid., p. 68.

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forme républicaine ; c'est le moment du « démos total » 30, de l'autoconstitution du peuple qui refonde la totalité de la vie sociale et politique en brisant le dualisme entre l'État et la société civile. Et ce moment n'est autre que celui du processus révolutionnaire lui-même, saisi dans son expansivité interne. Je suis presque arrivé au terme de ma démonstration : l'étape suivante, que Marx franchira au contact du mouvement ouvrier dans le Paris bouillonnant de la monarchie de Juillet, se laisse à présent facilement devi­ ner. Il s'agit de reconnaître que la scission de l'homme et du citoyen se re­ double d'une autre, qui traverse la société civile-bourgeoise elle-même et clive le peuple en classes antagonistes. De là la modalité très particulière selon laquelle le prolétariat fait son entrée en scène dans l'univers théorique de Marx fin 43 dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : le prolétariat apparaît au terme d'un syllogisme dialectique très classique, comme la réponse enfin trouvée à la question : « où réside donc la possibilité positive de l'émancipation allemande ? » 31. En fait, il appa­ raît que cette possibilité positive dépend de la reconnaissance de son con­ traire, à sa voir de la négativité qui travaille déjà de l'intérieur la société civile-bourgeoise. Par un acte qui est typiquement de l'ordre du performatif, de l'actede-parole, Marx nomme « prolétariat » précisément ce travail du négatif, cette classe qui n'en est pas une car elle contient le principe de dissolution de toutes les classes. « Prolétariat » est en d'autres termes le nom de ce qui empêche toute clôture de la totalité sur elle-même car il désigne précisé­ ment son antagonisme interne, insurmontable tant qu'elle reste à l'intérieur de ses propres limites. Il désigne cet élément que la totalité essaie à tout prix de nier, de refouler pour pouvoir se représenter comme telle, comme totalité unifiée. D'où la dimension libératrice de l'acte qui le reconnaît en le nommant. J'en suis arrivé à ma conclusion, et je la présenterai de manière un peu abrupte : si l'argumentation qui précède n'est pas trop éloignée du mouve­ ment de la pensée marxienne, alors la seule définition politique possible du communisme, ou plutôt la seule définition communiste possible du politi­ que, est la suivante : le communisme est l'autocritique de la révolution dé­ mocratique.

30. ibid. 31. « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction », in Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 211.

Communisme et sociétés précapitalistes Stratégies anticapitalistes et romantisme chez Marx

Paul SERENI

Cet exposé a pour but de montrer qu'une certaine forme de roman­ tisme politico-social est indissociable chez notre auteur, et ceci jusque dans les dernières œuvres, des représentations du communisme. Avant même de chercher à préciser ce qu'il convient de placer ici sous le qualificatif de « romantisme », posons que cette première proposition écarte la thèse se­ lon laquelle les figures et les arguments que nous citerons seraient une trace, une survivance de l'inspiration initiale, ou peut-être l'inévitable tribut que Marx (et Engels) payaient aux clichés de leur époque. Nous poserons donc que le communisme récupère, restitue ou réinstitue des traits sociaux et des formes d'organisation propres à ce que Marx nomme, dans les Grundrisse, les « sociétés précapitalistes » ou les « formes de production pré­ capitalistes ». Ce terme même demande quelques précisions. En effet, ce n'est pas au capital développé que ces formations sociales s'opposent, mais à son présupposé, la libre circulation des hommes et des biens, la circulation monétaire, la société des producteurs échangistes : les antonymes de « précapitaliste » sont donc « marchand » et « marchandise ». Sont donc prémarchandes deux grandes formes, deux grandes étapes du développe­ ment des forces productives : le Moyen Age, la féodalité, fondés sur les rapports de dépendance personnelle, et d'autre part les « communautés primitives », que l'on trouve à l'aube de l'histoire chez tous les peuples ci­ vilisés. Ces deux références n'ont ni le même statut ni le même rôle. Con­ cernant la féodalité, Marx travaille à partir de représentations héritées des courants qui redécouvrent et revalorisent cette période des points de vue spirituel, linguistique, littéraire et surtout politique. Quant aux communes, Marx et plus tard Engels, se fondent sur les premières enquêtes ethnologi­ ques et se livrent à une véritable enquête historique, sur ce terrain neuf à l'époque, qui dépend bien sûr des matériaux du temps. Leurs places dans les

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textes révèlent ce parcours : le Moyen Age apparaît surtout jusqu'au Manifeste ; il est remplacé progressivement par la commune primitive, c'est-àdire la propriété collective « asiatique », la propriété antique grécoromaine et les parentèles germaniques anciennes. L'étude de ces formes oc­ cupent toute une partie des Grundrisse. Les questions qui nous occupent pourraient d'abord se formuler comme suit : « y a-t-il une nostalgie et une valorisation de ces anciennes formes sociales ? Comment s'articulentelles au communisme ? » Mais, là n'est pas à nos yeux l'essentiel ; car si l'on admet qu'il y a bien là un héritage ou une filiation romantiques, le vé­ ritable problème est d'examiner dans quelle mesure l'attitude ambivalente de Marx à l'égard des anciennes sociétés, s'investit dans les représentations éparses qu'il donne de la société à venir. Pour ce faire, premièrement nous étudierons l'utilisation que Marx fait de la référence féodale, ce qui nous permettra de situer brièvement ici le « romantisme », deuxièmement nous étudierons le remplacement progressif de la féodalité par la communauté, en tant qu'antithèse de la modernité ; enfin troisièmement, comment on peut concevoir le retour partiel des figures précapitalistes : pour cela, nous nous appuierons sur deux passages du premier Livre du Capital qui pré­ sentent allusivement et énigmatiquement la restitution du travailleur pro­ priétaire féodal ainsi que le rétablissement de la transparente simplicité des communautés au sein même de l'association des producteurs.*

U usage de la féodalité Cette référence s'affirme d'abord dans La question juive, où le Moyen Age est pris dans une problématique assez particulière qu'il convient de rappeler très brièvement : il s'agit de comprendre la répartition du privé et du public dans la société civile moderne, bourgeoise. Or, selon Marx, la modernité est le résultat de la décomposition et de l'inversion des rapports de dépendance personnelle qui tissaient la société féodale. Ce texte exploite abondamment le lexique de la décomposition et de l'inversion : « dés­ agrégation », « dissolution », « renversement », « projection ». Là où dans la féodalité, le pouvoir était une affaire particulière et le travail une affaire collective et sociale, la société civile fait de la politique une affaire publique et du métier une question purement privée, qui relève du libre choix contingent de chacun : par cette inversion, la modernité a produit l'individu concret isolé et replié, au sens propre décomposé. Cet usage se poursuit dans les écrits parisiens de 1844, mais sur le mode de la dénoncia­ tion des rapports sociaux bourgeois : « Mais sous la propriété féodale, le 1 Capital, livre I, chap. 24, § 7, traduction de Jean-Pierre Lefebvre, PUF, 1993, pp. 855-857. Toutes nos références renvoient à cette édition

COMMUNISME ET SOCIETES PRECAPITALISTES

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seigneur fait du moins figure de roi du bien foncier ». 2 Et plus loin, on peut lire que les « relations sont directement politiques, elles ont même des traits affectifs (...). Telle est la nature nobiliaire de la propriété foncière, qui auréole son maître d'une gloire romantique. » 3 Ainsi, par rapport au régime sordide et vénal de la propriété privée bourgeoise, la propriété féo­ dale est implicitement valorisée, de manière ambiguë, à la fois attendrie et ironique : les relations individuelles des hommes entre eux et des hommes à la terre, sont plus authentiques, parce qu'elles sont personnalisées. En même temps, Marx est bien conscient de l'idéalisation rétrospective de ces rela­ tions : il emploie explicitement l'adjectif « romantique » pour assurer une sorte de recul critique. Que signifie cet usage curieux ? Le texte le plus éloquent et le plus significatif est sans doute le passage célèbre du Manifeste, que nous citons partiellement pour plus de commodité : « La bour­ geoisie a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales, et idylliques ». Elle n'a « laissé subsister entre l'homme et l'homme d'autre lien que le froid intérêt, (...) que les dures exigences du paiement au comptant. » 4 On souligne assez souvent que ce passage, dans lequel figure la formule « la bourgeoisie a joué un rôle éminemment révolutionnaire », est un panégyri­ que paradoxal de la classe dominante. Mais l'inverse est tout aussi vrai : la bourgeoisie aux réalisations si remarquables a détruit sans retour tout ce qui dans les rapports sociaux, dans les relations hiérarchiques et strictement économiques, était personnel et affectif. Plus précisément, ce passage est pour partie une reprise d'une des formules de Thomas Carlyle dans Past and présent (Passé et présent), où l'on peut lire par exemple : « le paie­ ment en espèces n'est pas l'unique relation entre êtres humains ». 5 Outre

2. Manuscrits de 1844, in Œuvres, Gallimard, La Pléiade, t. II, 1968, p. 51 3. Ibid.p. 51. 4. Manifeste du parti communiste, traducteur non mentionné, Editions Sociales, Paris, 1972, p. 39. 5. « Nous avons profondément oublié de toutes parts que le paiement en espèces n'est pas l'unique relation entre êtres humains. » in Cathédrales d'autrefois et usines d'aujourd'hui, Passé et présent, traduction de Camille Bos, Edition La revue blanche, Paris 1901, p. 231. Le texte original, Past and présent, (1843) est édité dans les œuvres complè­ tes, Chapman and Hall, Volume 2, Londres, 1893. C'est la seule traduction que nous con­ naissons. Le Dictionnaire des œuvres... dirigé par Laffont et Bompiani aux éditions Laffont, dans son édition de 1994, entre l'œuvre sous ce seul titre français un peu étrange sans autre précision. Le traducteur explique dans l'avertissement que le changement de titre est naturel car il est « autorisé par l'usage ; par exemple David Copperfield de Dickens est paru en France sous le titre Le neveu de ma tante. » Cette formule sur le paiement au comptant ou paiement en espèces est récurrente dans l'ouvrage. Voici les principales occur­ rences, outre celle déjà mentionnée : « Et nous, nous marmottons quelque cri discordant de "laissez faire, l'offre et la demande, le paiement en espèces lien unique entre les hommes" : libre échange, compétition et que le diable ait le reste ( . . ) ' » (p. 267) ; « ( ..) le paie­ ment en espèces n'est pas l'unique lien de l'homme avec l'homme-combien il en va diffé­ remment !» (p. 294). En outre, tout le passage de Marx retentit des mêmes termes et des mêmes formules que l'ouvrage de Carlyle. Tout ceci définit donc une littérature au second

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cette reprise textuelle, tout le passage emploie des termes et des figures proches de ceux de Carlyle dans l'ouvrage cité. On pourrait donc aller jus­ qu'à dire que Passé et présent est l'hypotexte de ce passage du Manifeste. Nul doute que pour le lecteur de l'époque, cela fonctionnait comme une clé, qui permettait de lire « au second degré » dans ces lignes un hommage au romantisme politique dont le texte de Carlyle était un exemple connu. C'est donc nécessairement par là que le repérage d'une filiation romantique doit réellement commencer. En quoi y a-t-il ici « romantisme » et quel usage en est-il fait ? L'ambition de décrire le romantisme en quelques lignes paraît démesu­ rée et puérile, et l'est effectivement, si l'on tente d'en donner une défini­ tion, qui négligera des parties de l'objet ou deviendra une étiquette sans co­ hérence. Mais on peut à bon droit situer brièvement une certaine unité mi­ nimale du romantisme politique sur la base des rapprochements déjà opérés. Le trait le plus constant est la nostalgie et la valorisation des sociétés préca­ pitalistes, au premier rang desquels il faut placer la féodalité. Ce qui est valorisé est moins un régime politique proprement dit qu'un certain régime éthique et social : la production artisanale, la personnalisation des rapports de dépendance, l'immédiateté des relations aux instruments de travail et à la terre. De ce régime, la modernité industrielle et commerçante est l'antithèse dégradante moralement et socialement.6 L'ouvrage de Carlyle est une des expressions assez systématiques de ce courant multiforme, qui prône un retour à l'esprit et aux institutions du Moyen Age, parce qu'ils sont plus personnelles, plus authentiques et plus glorieuses que la société civile bour­ geoise, dissolvante, mécanique et vénale. Les traits les plus typiques en sont repris par Marx et jusqu'aux termes fétiches : désagrégation, dissolution, décomposition. Il y a là un paradoxe, car le romantisme politique passe souvent, et ajuste titre, pour une attitude rétrograde ou conservatrice. Ne s'agit-il pas des positions mêmes de Carlyle ? 7 Or, toujours à propos de ce courant, qualifié dans le Manifeste de « socialisme féodal », Marx et En­ gels écrivent que les écrivains qu'ils rangent sous cette catégorie «déguisent si peu (...) le caractère réactionnaire de leur critique que le principal grief contre la bourgeoisie est justement de dire qu'elle assure,

degré, sans que l'on puisse parler de pastiche, sauf à l'entendre au sens ancien : un opéra fait de morceaux empruntés. 6. Sur tout ceci, nous suivons sans restriction les mises au point et les clarifications opérés par l'ouvrage de M. Lowy et R. Sayre, Révolte et mélancolie, le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, Pans, 1992, et notamment l'introduction 7. Rappelons en effet que, parti d'un parallèle entre les régimes sociaux de la féodalité et du capitalisme industriel, Carlyle en viendra à souhaiter le retour au pouvoir d'une vérita­ ble aristocratie. Voir sur ce point particulièrement, dans l'ouvrage cité, édition française citée, le livre IV, chapitre premier, pp. 373 et suivantes.

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sous son régime, le développement d'une classe qui fera sauter tout l'ancien ordre social. » 8 Comment comprendre cette apparente ambivalence ? Il semble que Marx mène un jeu ambigu qui s'explique par sa stratégie d'argumentation : le socialisme féodal permet de « frapper la bourgeoisie au cœur » en mesurant tout ce qu'elle a fait perdre qualitativement aux agents sociaux. C'est donc une arme tactique efficace contre les représenta­ tions satisfaites que la classe bourgeoise se fait d'elle-même, et contre les représentations naïves du progrès. D'autre part, le texte prend ses distances avec l'idéalisation plus ou moins attendrie de la féodalité : celle-ci est fon­ dée sur l'exploitation brutale, bien que masquée, et la personnalisation des rapports médiévaux relève largement de l'illusion ; en outre ce régime est fondé sur un développement très bas des forces productives. Cette stratégie est possible à deux conditions : que le communisme soit la véritable issue aux contradictions de la société bourgeoise ; que le Moyen Age trop connoté politiquement, par la réaction, ne soit pas le seul type de société an­ cienne à opposer au marché. En ce sens, la découverte des communautés primitives, comme le note M. Lôwy, joue un rôle stratégique important : Marx peut choisir une référence précapitaliste qui n'est pas chargée par l'idéalisation conservatrice ; un choix moins ambigu est possible.

Les communautés primitives Marx découvre les communautés par le biais d'une enquête sur la co­ lonisation anglaise en Inde, qui détruit les anciennes formes de propriété collective. Le manuscrit des Formen 9 y est entièrement consacré, auquel il faut ajouter les brouillons de la lettre à Vera Zassoulitch sur l'avenir de la commune russe, du Mir, et quelques passages du Capital. Nous nous limite­ rons ici, à ce qui dans cette enquête, peut relever de ce que nous avons dé­ crit comme romantisme. D'autre part, pour éviter redites et longueurs, nous ne citerons pas les textes dans le cours de l'exposé. Deux aspects sont remarquables. Premièrement, Marx rejette toute idéalisation et toute my­ thologie historique, qui verrait simplement dans l'origine un état parfait ou une nature perdue. Par exemple, il revient souvent sur l'idée que, dans ce premier rapport social communautaire, l'homme est encore un être généri­ que, c'est-à-dire un être tribal et grégaire, ou comme il l'écrit encore iro­ niquement, un animal politique qui vit en horde et en troupeau. Ceci suffit à montrer qu'il ne s'agit pas simplement de dresser une antithèse nouvelle au marché qui ferait de la référence à la communauté la base d'un « socialisme primitif», si l'on veut bien me passer cette expression, par 8. 9

Manifeste..., op cit., pp. 92-93. Cf.Grundrisse, Editions sociales, 1980,1.1, pp. 410-452.

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opposition au « socialisme féodal ». Le deuxième aspect remarquable est le concept commun qui se dégage de toutes les formes étudiées. L'échange de biens a lieu entre les communautés, non à l'intérieur, ce qui signifie que la commune rejette le commerce et la marchandise hors d'elle. Le commerce signifie bien plutôt la mort des communautés. Celles-ci se structurent au­ tour de la propriété collective, c'est-à-dire la participation de chacun des membres à l'unité déjà posée de la terre et de la propriété foncière. Par suite, l'immédiateté et la transparence sont le tissu des relations des hommes entre eux et des hommes avec la terre. Le terme de transparence n'apparaît explicitement que dans le premier chapitre du Capital, mais on peut en re­ pérer le champ lexical dès les Grundrisse. Cette simplicité transparente est la conséquence naturelle du bas développement des forces productives et des rapports sociaux, certes, mais également la conséquence directe de la pré­ supposition de la propriété collective du sol et de l'absence de travaux pri­ vés effectués indépendamment les uns des autres. Enfin, la commune nie le développement de la libre individualité, puisque la personnalité est enserrée dans les réseaux de parentèles et que son appartenance naturelle au groupe est la médiation nécessaire de tous ses rapports avec la langue, les mœurs et la terre. Si l'on résume, en simplifiant quelque peu, on peut dire que la communauté est d'abord la famille ; son second présupposé est l'unité ; son troisième la collectivité même comme servant de médiation aux actions in­ dividuelles. Ce dernier trait explique la différence entre l'intérêt pour la communauté et l'intérêt pour la féodalité, maintenu alors même que Marx a découvert les communautés primitives : l'artisan propriétaire ou le paysan propriétaire précapitalistes représentent un degré de développement indivi­ duel inconnu des communes. 10 II explique également les jugements ambi­ gus de Marx : le monde ancien est plus transparent, mais on n'y imagine pas un libre développement de l'individualité. En résumé donc, le refus sa­ lutaire de la mythologie historique n'empêche pas la valorisation et la nos­ talgie de certains traits propres aux communautés, qui se dissolvent par la pénétration et la généralisation du commerce.

La restitution des formes précapitalistes Dans l'association des hommes libres, c'est-à-dire non resserrée par les liens du sang, telle que Marx la présente dans le Capital, les deux figures précapitalistes privilégiées, le propriétaire individuel et la transparence collective, font retour dans le communisme. La simplicité revient dans le 10. Ceci peut être maintenu malgré des périodisations plus ambiguës de Marx • dans certaines formes de communautés (une fois dissoute la forme orientale), le producteur agri­ cole ou artisanal est déjà indépendant. Cette classification diffère de celle des Grundrisse. Voir Capital, Livre I, chapitre XI, note n° 24, p. 376 de l'édition citée.

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quatrième paragraphe du premier chapitre, où les rapports sociaux com­ munistes sont présentés comme aussi transparents que dans les « anciens organismes sociaux de production » ; le travailleur propriétaire dans le septième paragraphe du chapitre 24, consacré à « l'accumulation primi­ tive », où le communisme semble rétablir la propriété individuelle sur la base d'une production commune. Cette propriété apparaît en outre comme la condition nécessaire du développement individuel. Comment concevoir ce rétablissement partiel, ou cette restitution ? Un schéma de pensée devenu familier se présente spontanément à l'esprit du lecteur : le communisme serait fondé sur une dialectique, une synthèse réconciliatrice n , ou pour reprendre les termes de L. Dumont, « un schéma évolutionniste et dialectique » 12. Celui-ci comporterait en réalité non pas trois termes, mais quatre : la commune primitive payerait sa transparence de la négation du développement individuel13 ; la féo­ dalité, du moins sous certaines formes, présenterait un déploiement beau­ coup plus déterminé des aptitudes personnelles, mais enserrées dans un sys­ tème de domination et de servitude ; le marché capitaliste dissout ces for­ mes en dissolvant la propriété collective et la petite propriété individuelle du travailleur ; enfin le communisme opère la synthèse des acquis de l'ère capitaliste, de la transparence primitive et de la propriété. Si c'était le cas, effectivement, il y aurait un dépassement de la sensibilité romantique et de ses ambivalences vers une totalité englobante 14. Contre cette présentation de la pensée, je me limiterai, en négligeant tous les autres aspects, à un seul argument : s'il s'agissait d'une totalité synthétique, il faudrait que soit ex­ posée l'articulation des éléments. Or, nous voyons revenir effectivement la simplicité primitive et, partiellement, la propriété. Mais il n'est pas indiqué par là comment la transparence s'articule à une économie d'abondance, hautement industrialisée ; nous ne voyons pas non plus comment la pro­ priété personnelle peut s'articuler à la possession collective des biens de production 15. Force est donc de reconnaître qu'une autre explication est nécessaire. 11. Sur la notion de dialectique, on peut déjà consulter l'ouvrage ancien d'H. Lefebvre, Le matérialisme dialectique, (1940), PUF, 1983. 12. Sur ce point, voir L. Dumont, Homo Aequalis, I, Deuxième partie, Gallimard, 1985, pp. 209-210. 13 Là encore, il s'agit d'une simplification, qui ne tient pas compte de certaines phrases des Grundrisse, qui vantent la grandeur de l'individualité antique propre au monde romain. Il est vrai que Rome occupe une place particulière à l'intérieur de la classification de Marx 14 Voir sur ce point, le passage que consacre H Lefebvre au « dépassement » dans Logique formelle, logique dialectique, (1946) Anthropos, Pans, 1969, chapitre IV, § 1 1 , pp. 211 et suivantes. 15 Par manque de place, nous ne nous attardons pas ici sur l'explication que donne En­ gels de ce passage dans L'anti-Duhring, de manière d'ailleurs expéditive et polémique. Cette explication consiste à poser que Marx distingue entre les biens de production qui sont communs, et les biens de consommation qui sont individuels. Cela est effectivement con-

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Littéralement, le communisme se présente sous cet angle, comme le retour de ce qui est perdu. Par exemple, la transparence est typiquement une qualité sociale que nous n'expérimentons pas, puisque nous vivons l'opacité des rapports marchands. C'est précisément ce que nous n'avons plus. A notre sens, c'est par là qu'il faut chercher. Le regret de ce que l'on n'a pas vécu, pas expérimenté est proprement la nostalgie. 16 Et nous avons vu que le regret nostalgique était une composante essentielle de la sensibilité romantique. Il faudrait alors dire que les représentations du communisme comportent en leur fond la nostalgie d'organismes sociaux plus simples et plus authentiques, dont on espère la restitution partielle. Résumons nos propos en guise de conclusion. Le romantisme hante la pensée intime de Marx sous au moins trois aspects : la nostalgie de sociétés plus transparentes que la société marchande ; la référence à la féodalité, maintenue tout au long, sous l'angle du dé­ veloppement du travailleur individuel ; la référence à la communauté primitive immédiate dont le commu­ nisme est, en partie au moins, la restitution. Il nous paraîtrait utile d'une part de cesser de considérer cette thémati­ que complexe dont nous n'avons pu donner qu'un aperçu, comme une sur­ vivance ou un aspect périphérique du texte, et de l'autre, de sortir définiti­ vement d'une interprétation « dialectique » de la succession des formations sociales, si du moins on veut comprendre les représentations marxistes du communisme.

forme à la tradition socialiste, et plus anciennement encore aux courants utopiques, qui ne sont pas ennemis de toute propriété privée : celle qui est fondée et bornée par le travail per­ sonnel est respectable (voir sur ce point L'utopie collectiviste, de M. Angenot, « le socia­ lisme et la propriété », PUF, 1993, pp. 115 et suivantes). Mais ceci ne tient pas compte du schéma de la « négation de la négation » qui commande le passage, et surtout de la distinc­ tion entre propriété privée et propriété individuelle. 16. On peut en effet distinguer deux espèces du regret. La mélancolie porte sur un être réel, au sens où nous l'avons expérimenté, connu ou vécu : par exemple une passion an­ cienne ou la disparition d'un être cher engendrent la mélancolie. La nostalgie est le regret rétrospectif de ce que l'on n'a pas connu ou vécu, des possibles manques, ou de ce que l'on a négligé au moment de le vivre. Ainsi, l'usage a consacré l'expression apparemment para­ doxale : « un célibataire qui a la nostalgie du mariage ». Dans le cas qui nous occupe, si l'on admet que nous vivons l'opacité de la société de marché, et que l'on compare avec d'autres formes de production jugées plus transparentes, ce parallèle ne peut qu'être teintée de nostalgie, puisque ces rapports sociaux simples sont précisément ceux que nous n'expérimentons pas.

Emancipation et commensurabilité

Yves SINTOMER

Dans un fragment des Manuscrits de 1844, Marx se livre à une critique de l'argent en ces termes : « L'argent, qui est le concept existant et se ma­ nifestant de la valeur, confond et échange toutes choses ; c'est pourquoi il est la confusion et la permutation universelles de toutes choses, donc le monde à l'envers, la confusion et la permutation de toutes les qualités natu­ relles et humaines » '. Cette charge contre la marchandisation croissante de toutes les activités humaines et contre l'exploitation et la domination qui lui est inhérente se comprend dans la perspective d'une société émancipée où les choses et les êtres ne pourraient être commensurés les uns aux autres de façon abstraite, où l'activité de chaque individu, dans sa particularité d'être générique, trouverait par essence sa place dans une société réconci­ liée. Au-delà de la commensurabilité marchande, c'est toute mesure com­ mune qui fait nécessairement abstraction des qualités concrètes. La force critique de la thèse marxienne est indéniable. Elle pose cependant le pro­ blème de savoir si une société émancipée pourrait se situer au-delà de toute commensurabilité. Ce problème se pose sur des plans différents, qui n'appellent pas forcément les mêmes réponses : organisation de la produc­ tion, répartition des biens (question de la justice), respect des règles com­ munes (question du droit), fonctionnement politique (question de la démo­ cratie)... Dans le cadre de cet article, je me concentrerai sur les questions liées de la justice et de la démocratie. Précisons tout de suite que je n'aborderai pas la question « Marx et la démocratie » par le biais des pri­ ses de position politiques de Marx ; je me centrerai exclusivement sur la question prescriptive de la commensurabilité dans une société émancipée. Je m'y attacherai en étudiant deux textes importants du Marx de la maturité (La guerre civile en France et la Critique du programme de Gotha) où se retrouve, dans un autre contexte, la question posée dans l'écrit de jeunesse

1. Manuscrits de 1844, Editions sociales, 1972, pp. 117-123 ; MEGA, 2, pp. 434438 (les traductions ont été modifiées chaque fois que cela a été jugé nécessaire).

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cité plus haut 2 . Dans ce qui va suivre, je tenterai de répondre à deux ques­ tions. Marx pense-t-il la société émancipée comme située au-delà de toute commune mesure ? Si oui, cette perspective est-elle réaliste et souhaitable ?

« De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » La Critique du programme de Gotha est l'une des critiques les plus systématiques que Marx ait écrites contre le principe de commensurabilité. On se rappelle la veine anti-méritocratique radicale dans laquelle il reven­ dique le dépassement du droit dans la société communiste. Si le socialisme met fin à la commensurabilité marchande, l'organisation de la production et de la distribution reste cependant basée sur une unité de mesure commune, le quantum de travail. Ce droit nouveau, comme tout droit, présuppose l'application d'une même norme à tous les individus. Il fait pour cela abs­ traction des qualités particulières qui impliquent que chaque être est unique. Plus : les individus concrets étant inégalement dotés, les mettre en rapport à l'aide d'une même unité de mesure revient à sanctionner l'inégalité. En traitant comme égaux des individus inégaux, le droit « reconnaît l'inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels » 3. Au-delà du droit ? Ce raisonnement contient des intuitions stimulantes, et notamment l'idée que les individus ne méritent pas la « qualité » de la contribution qu'ils apportent à la collectivité, car celle-ci ne peut raisonnablement être considérée indépendamment de facteurs qui sont imputables au hasard natu­ rel ou à des données socioculturelles dont ils ne sont pas responsables. Il n'y a donc aucun sens à ce qu'ils exigent que la société, lorsqu'elle considère la qualité intrinsèque de leurs prestations, leur attribue des privilèges en con­ séquence. Cependant, si les individus méritent une reconnaissance de la so­ ciété qui ne soit pas effectuée en fonction d'un principe méritocratique, et si le lien entre les différentes activités individuelles ne peut passer par une commensurabilité fondée sur le paradigme de l'échange marchand, de quelle nature peuvent être ce lien et cette reconnaissance ? Marx avance que, pour éviter les inconvénients d'un traitement égal d'individus inégaux, « le droit devrait être non pas égal, mais inégal ». Dans une certaine me­ sure, le principe anticipe la manière dont a pu être justifiée la « discri2. Le premier date de 1871, le second de 1875 ; L'anti-Duhring, d'Engels, de 187778. 3. Critiques des programmes de Gotha et d'Erturt, Editions sociales, 1976, pp. 313 2 ; MEW, 19, p. 21.

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mination positive » là où elle s'est pratiquée. Au-delà, on comprend que méconnaître l'inégalité revienne à la consacrer ; mais quelle serait la so­ ciété si égale qu'elle reconnaîtrait l'inégalité sans la consacrer ? Marx donne une réponse explicite à cette question : il s'agit de la société commu­ niste pleinement développée. Ses phrases sont célèbres : « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !" » 4 . Cette définition de la société communiste s'articule autour de quatre éléments : (1) la coopération dans la production sera réalisée de façon asso­ ciative. (2) Les besoins seront satisfaits à un niveau tel que le travail ne sera plus seulement effectué en vue de la satisfaction des besoins essentiels, mais sera devenu une source d'épanouissement et une fin en soi. (3) Cette société sera une société d'abondance, libérée de l'emprise de la nécessité naturelle. (4) Sur cette base, les individus entreront en relation mutuelle au-delà de toute égalité juridique. Leur commerce sera fondé sur une harmonie et une réciprocité complètes permettant le libre développement de chacun. Or, ces quatre points, étroitement liés, posent plus de problèmes qu'ils n'en résol­ vent. Une société d'abondance ? Laissons ici de côté les deux premiers. Du troisième, l'abondance, on peut se contenter de dire quelques mots. D'une part, cette notion ne peut être comprise qu'en opposition structurelle avec celle de rareté, et le couple ainsi formé doit à son tour, pour avoir un sens, être mis en rapport avec la notion de besoin. Il est au moins trois perspectives sociologiques ou philo­ sophiques dans lesquelles il est possible d'y avoir recours. Dans une pre­ mière optique, celle de la malédiction biblique, la rareté implique que les êtres humains sont condamnés au travail, à un corps à corps pénible avec la matière. Il est clair que Marx ne se situe pas dans cette perspective. Dans une seconde thématique, la rareté implique que les individus sont en con-

4.

ibid.

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currence pour s'approprier des biens rares 5 . Marx semble renverser cette thèse en faisant de la rareté et de la concurrence qu'elle implique une don­ née historique transitoire dont l'humanité s'émancipera en atteignant l'abondance. Cependant, critiquer la naturalisation de la concurrence éco­ nomique et de l'individualisme possessif qui seraient basés sur l'inéluctable rareté de certains biens au nom de la société d'abondance future est pro­ blématique, et reste sur le terrain de l'argument critiqué : l'équivalence rareté - lutte pour des biens rares 6 . L'ouvrage désormais classique de M. Sahlins sur les sociétés dites « primitives » a en effet montré que celles-ci sont généralement plus solidaires que leurs homologues développées, la concurrence y étant un principe infiniment moins prégnant. L'absence de toute volonté d'accumuler et de toute lutte pour l'appropriation d'un sur­ produit éventuel ne réside pas dans une abondance qui s'opposerait au dé­ nuement matériel mais dans des structures sociales qui incarnent le refus d'une éthique du travail et surtout du rendement. Malgré une situation qui semble proche de la rareté absolue, les individus des sociétés « primi­ tives » tendent à consacrer moins de temps que les occidentaux au travail et beaucoup plus à l'« oisiveté ». Toute définition de la rareté ou de l'abondance est donc relative à des critères socioculturels variables et non à des données matérielles ou économiques « objectives » : tel état peut être perçu comme d'« abondance » relative alors même que le développement quantitatif de la richesse sociale est assez restreint 7 . De façon similaire, l'orientation concurrentielle et monologique des individus ne dépend pas du degré de développement de la richesse sociale, mais de la façon dont celle-ci est organisée et perçue. Dans les sociétés capitalistes, c'est parce que le lien social dans la production passe par la concurrence et les rapports de domi­ nation, comme l'analyse Marx, que les individualités se structurent de façon prédominante sur le mode de l'individualisme possessif autour de la dispute de biens « rares ». C'est pourquoi, dans les sociétés occidentales, l'im­ pressionnant développement de la richesse sociale globale au cours des deux derniers siècles n'a pas débouché sur moins mais sur plus de concurrence. Aussi, la voie du dépassement potentiel de l'individualisme possessif ne ré­ side pas dans le développement à l'infini des forces productives (que celui5. Des biens pour lesquels, en s'exprimant en termes marchands, l'offre est structurellement inférieure à la demande. Cette condition peut être entendue anthropologiquement, comme une condition incontournable de l'existence humaine, et fournir ainsi le point de départ d'une anthropologie philosophique ou historique. C'est ainsi par exemple que Sartre, en voulant trouver un substitut « réaliste » et « historique » pour expliquer la constitution monologique de la subjectivité qu'il avait auparavant fondée ontologiquement, donne un rôle central à la notion de rareté dans les premiers chapitres de la Critique de la raison dialectique. De même, une bonne partie des théoriciens libéraux défendent plus ou moins ex­ plicitement une idée similaire. 6. Il avançait déjà un argument similaire in Critiques des programmes de Gotha et d'Erturt, op. cit., p. 33 (MEW, 3, pp. 34-35). 7. Cf M. Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, Gallimard, 1976.

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ci soit ou non jugé possible), mais plutôt dans la construction d'institutions et de types de moralité favorisant une autolimitation des besoins individuels et collectifs et la construction plus solidaire des individualités 8 . La troisième perspective, quoique souvent combinée avec la seconde, n'en diffère pas moins sur le plan des principes. Elle avance que la rareté est liée avec la commensurabilité : quand il n'y a pas profusion, il faut cal­ culer, comparer, répartir, définir les priorités. A l'inverse, l'abondance permet de dépenser sans compter, comme le dit l'expression populaire. Mais la commensurabilité n'implique pas nécessairement l'individualisme possessif ou le rapport marchand, qui n'en sont que des modalités particu­ lières 9 . Même une société où prédomineraient des liens de solidarité plutôt que de concurrence aurait à régler certains problèmes de justice, à inciter à telle autolimitation plutôt qu'à telle autre.... Sur ce plan, la notion de rareté a indéniablement un sens, mais il est cependant assez limité : la rareté ne représente en fin de compte qu'une situation particulière dans une perspec­ tive qui souligne, plus globalement, le fait que l'orientation culturelle, poli­ tique et sociale d'une société démocratique ne peut aller de soi et qu'elle implique des conflits, des débats et des choix qui sont irréductibles à une simple administration technique. Pour produire un bien en abondance, en­ core faut-il décider de le produire, de préférence à un autre. Si cette ques­ tion n'est pas réglée par les mécanismes impersonnels de l'offre et de la demande, elle implique un échange politique. Or, Marx fait fonctionner le dépassement de la rareté comme un facteur qui supprimerait les circonstan­ ces qui rendent nécessaire le débat politique. Au-delà de la justice et de la politique Pour s'en convaincre, il faut aborder le quatrième élément de sa des­ cription de la société communiste à venir : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses moyens ». Quelle est la portée de ce principe censé ré­ gler les relations entre les individus et la société dans la seconde phase du 8. L'autolimitation des besoins peut à son tour constituer une donnée traditionnelle (les besoins étant limités parce qu'il en est ainsi selon la coutume : c'est le principe qui guide généralement les sociétés dites « primitives ») ou le résultat d'une orientation sociocultu­ relle discutée dans l'espace public - il devrait en être ainsi en démocratie. 9. Ainsi J. Elster étudie-t-il de façon convaincante comment certains biens (par exemple les organes humains destinés aux greffes) resteront probablement rares, en fonction des nouvelles potentialités et des nouveaux besoins générés par le progrès des techniques médi­ cales. La société doit donc définir des cntères de répartition équitables - ou plus exactement trancher entre différents critères qui peuvent prétendre à l'équitabilité (par exemple, l'offre et la demande marchandes, les chances de survie, l'âge, l'ancienneté de la date de de­ mande...). Elster ajoute qu'il est impossible d'élaborer un critère général qui puisse régler l'attribution de la totalité de ces biens rares. Il est au contraire préférable de reconnaître qu'il faut élaborer de façon ad hoc des critères pour chaque type de bien, d'où l'image de la jus­ tice « locale ». Cf. M. Elster, « Justice locale », Revue M, n°49 et 50, 1991.

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communisme ? On peut suivre Castoriadis lorsqu'il affirme que dans cette perspective, chaque individu pose ou devient sa propre mesure - « et comme cela vaut pour tous, la règle ou loi est à la fois sociale et indivi­ duelle, universelle et concrète ». Elle est au-delà de la justice distributive : « La règle est la même pour tous, sans qu'il en résulte une pseudo-égalité numérique. Les individus sont égaux, dans et par l'éventuelle inégalité quantitative de ce qu'ils « reçoivent » puisqu'ils reçoivent tous de quoi sa­ tisfaire leurs besoins, et de cela ils sont eux-mêmes les meilleurs juges. De même qu'ils sont les meilleurs juges du travail qu'ils ont à fournir » 10. Le problème est que cette règle n'est pas véritablement politique. Elle renvoie plutôt aux rapports que les individus pourraient entretenir mutuel­ lement en tant qu'êtres génériques, dans une perspective qui n'est pas si éloignée de l'anthropologie humaniste des Manuscrits de 1844. La mesure que les individus de la société communiste effectuent de leurs capacités et de leurs besoins ne peut faire problème ; elle s'ajuste spontanément avec l'intérêt général. Il s'agit bien d'une pluralité harmonieuse et non conflic­ tuelle, au-delà de la mesure marchande, mais aussi de la politique. Car au­ trement, il faudrait bien thématiser les procédures et les principes en fonc­ tion desquels les individus pourraient être amenés à décider de l'orientation de la production et des modes de la distribution. La « solution » marxienne est un tour de passe-passe en ce qu'elle tend à faire disparaître le problème plutôt que d'y apporter une solution. En prétendant aller au-delà de la commensurabilité marchande, elle se situe de fait au-delà de toute commensurabilité, fut-elle « géométrique » n . Cela ne revient pas à rejeter le principe « De chacun selon ses capaci­ tés, à chacun selon ses besoins » comme inopérant. Il est des contextes (on pense par exemple à la famille) où il devrait pouvoir remplacer avantageu­ sement tout principe de mesure commune formalisée. Comme le remarque M. Sandel, les circonstances ne requièrent pas en tout temps et en tout lieu des règles de justice ou de droit, même dans les sociétés modernes. Les be­ soins des individus s'apprécient d'une façon qui est aussi qualitative et, dans certains contextes, ils peuvent s'ajuster les uns aux autres sans qu'il y ait besoin de recourir à une quelconque commensurabilité. La justice constitue 10. C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Seuil, 1978, p. 302. 11. La notion d'égalité géométrique (opposée à l'égalité arithmétique) est une conception qui remonte à Aristote. Pour Anstote, les individus sont « tout autres et non égaux », mais il faut les relier pour que la cité puisse « tenir ensemble ». Ce lien, qui est imposé par le besoin et l'usage (chreia), ne peut pas constituer une égalisation véritable des singularités, et ne peut pas relever non plus d'une égalité arithmétique. Il est une création politique, une œuvre du nomos, une règle légale, et consiste dans l'établissement d'une relation géométri­ que entre les individus (et leurs produits) - la convention par laquelle est posée cette rela­ tion devenant la question politique par excellence (Cf. C. Castoriadis, ibid., pp. 268 et 300-302). Lukes (Marxism and Morality, Oxford University Press, 1985), dans une opti­ que différente, affirme lui-aussi que l'émancipation telle que la conçoit Marx se situe en dernière analyse au-delà de la justice et du droit.

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une amélioration lorsqu'elle succède à une injustice - mais elle peut aussi remplacer des situations où la sollicitude, le souci d'autrui ou la solidarité réglaient l'échange social. Dans ce second cas de figure, la justice, loin de représenter un progrès moral, peut simplement constituer le symptôme de la dégradation des anciens liens de solidarité et la constitution d'une relation plus agonistique entre des individus se concevant de façon croissante comme des monades 12. La perspective d'une maximisation des situations où les « circonstances de la sollicitude » 13 prévaudraient est donc une idée forte. L'erreur serait pourtant de croire que les sociétés démocratiques modernes pourraient se penser sur le modèle d'un oikos familial élargi ou d'une communauté traditionnelle ; qu'elles pourraient en conséquence être suffi­ samment unifiées au niveau de leurs valeurs éthiques et de leurs critères politiques pour que la production et la répartition s'orientent spontanément selon le principe « communiste », sans se fonder sur un quelconque prin­ cipe de commensurabilité. Marx a certes raison d'insister sur le fait qu'un autogouvernement réel implique une structure de base de la société qui favorise un autre type de moralité historique que celui fondé sur la concurrence généralisée d'indi­ vidus préoccupés uniquement ou principalement par leurs propres intérêts « rationnels ». Mais la définition sociale de l'utilité et l'affectation corres­ pondante de ressources humaines et matérielles ne peut se passer d'une mise en équation politique et éthique, d'une forme « géométrique » de commen­ surabilité. En dehors de toute discussion économique sur le caractère dépas­ sable ou non du marché, l'idée forte d'un recul de la mesure de type mar­ chand ne doit donc pas être confondue avec la perspective de l'élimination de la commensurabilité en général - ce qui ne pourrait signifier que l'élimination de la politique tout court. Au total, Marx méconnaît que les processus modernes de socialisation et d'individualisation aboutissent à des orientations de vie, à des préférences et à des besoins qui ne sauraient être conçus comme autant d'incarnations concrètes de l'universel ; et qu'ils font sans cesse resurgir des différences et des conflits aussi bien que des accords consensuels et des compromis 14. Ce problème ne peut manquer d'avoir des répercussions importantes sur la conception du politique dans la société « émancipée ».

12. M. Sandel, Liberalism and the Limits of Justice, Cambodge University Press. 1982, p. 32. 13. Pour la défense d'une éthique de la sollicitude (care), cf. C. Gilligan, Une si grande différence, Flammarion, 1986. 14. Cette situation renvoie au «fait du pluralisme», qui constitue inversement un nœud central de la réflexion des libéraux de tendance rawlsienne

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Du suffrage universel Lorsque Marx revient sur la question politique dans les années 1870, il élabore de nouveaux concepts en réfléchissant à l'expérience décisive qu'a constituée la Commune de Paris. Alors que bien d'autres philosophes passè­ rent à côté d'un événement qui annonçait les révolutions du vingtième siè­ cle, il le prend au sérieux et tente d'en donner le sens. Je n'analyserai pas ici l'intérêt de son analyse historique et politique et m'attacherai seulement à discuter les traits de la société émancipée que Marx distingue à travers l'expérience communarde, en tentant de montrer comment y réapparaît le problème de la commensurabilité. Dictature du prolétariat

ou République sociale ?

Dans l'analyse marxienne, la première caractéristique importante de cette révolution politique que représente la Commune est que son but final n'est pas politique mais social : il s'agit d'abolir les classes et d'instaurer le communisme. Les institutions politiques ne sont que des formes, le contenu se joue au niveau du mode de production. Le véritable secret de la Com­ mune, c'est que celle-ci était « un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettrait de réaliser l'émancipation économique du Travail». Le niveau politique est subor­ donné même si Marx lui accorde une certaine autonomie, dans la foulée de ses analyses du bonapartisme. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit de définir la forme politique que représente la Commune, Marx rejette la notion de «République sociale». Tout juste concède-t-il parfois que la Commune pourrait constituer la « forme positive de cette République » 15. Cette ex­ périence ne peut plus vraiment se satisfaire d'un terme aussi indéterminé. Ajouter un adjectif qualificatif à un substantif qui renvoie à une classifica­ tion des formes de régime politique plutôt qu'à une typologie du pouvoir social, ce serait laisser entendre que l'institution politique pourrait consti­ tuer un but en soi, voire le but essentiel. Cela impliquerait qu'il soit possi­ ble d'étendre la rationalité politique de la forme républicaine de la sphère politique définie au sens strict à la sphère sociale - que, par exemple, le principe de l'égalité des citoyens, contenu dans le suffrage universel ou les déclarations des droits, prenne le pas sur les rapports de domination et d'exploitation induits par le système fondé sur la mesure marchande. Pour les mêmes raisons, ce n'est plus vers le terme de « vraie démocratie » que 15. La guerre civile en France, Editions Sociales, pp. 41-45 ; MEW, 17, pp. 338-342. Engels aura vingt ans plus tard un point de vue plus nuancé {Critiques des programmes de Gotha et d'Erturt, op. cit., p. 103).

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se tourne Marx. Dès octobre 1971, il réactivera la notion de « dictature révolutionnaire du prolétariat », utilisée de façon sporadique depuis 1852, et la reprendra quelques années plus tard dans sa Critique du Programme de Gotha. Il s'agit de réaffirmer que le mouvement essentiel va bien de la société capitaliste à la société communiste, et pas d'une forme politique à une autre. À la transformation révolutionnaire que nécessite un tel passage correspond « une période de transition politique », la dictature du proléta­ riat. Le choix du terme dictature suggère que la forme politique est autori­ taire, en tant qu'elle exprime la domination d'une classe sur une autre. C'est dans ce sens assez strict qu'il faut comprendre les polémiques de Marx contre « la vieille litanie démocratique » du suffrage universel, de la lé­ gislation directe, du droit du peuple ou de la milice populaire 16. Un chan­ gement effectué sur le seul plan politique reste largement ineffectif. La dé­ mocratie n'est qu'un fantôme d'autogouvernement tant que persistent les classes et que la société repose fondamentalement sur la domination. Elle ne peut être un but en soi et pourrait être éventuellement sacrifiée pour les besoins de la lutte prolétarienne si cela s'avérait nécessaire. Enfin, il n'est pas impossible qu'elle s'avère totalement superflue après l'avènement d'une société sans classe. Un gouvernement du peuple par le peuple La révolution a cependant un but politique propre, car l'émancipation du prolétariat ne peut se réaliser sous n'importe quelle forme. « La classe ouvrière ne peut pas se contenter de s'emparer telle quelle de la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour servir ses propres objectifs. L'instru­ ment politique de son esclavage ne peut servir d'instrument politique de sa libération » 17. Quelle peut donc être cette forme ? La réponse de Marx, profondément libertaire sur ce point, se construit en plusieurs temps. Le premier raconte une usurpation. La machinerie étatique constitue un pouvoir artificiel qui n'est rien d'autre que le pouvoir social que se sont appropriés les oppresseurs et qui est retourné contre les opprimés. Tout comme le monde de la production se constitue comme une force étrangère aux individus et les dominant, l'Etat n'est plus le serviteur mais le maître de la société. Il se place au-dessus d'elle. De pouvoir de la société, il devient pouvoir sur la société 18. L'analyse historique déterminée du bonapartisme

16. MEW, 17, p. 433 ; Critiques des programmes de Gotha et d'Erturt, op. cit., p. 44-45 ; MEW, 19, pp. 28-29. 17. La guerre civile en France, op. cit, pp. 38 et 257 ; MEW, 17, pp. 336 et 592. 18. La guerre civile en France, op. cit, pp. 43-50, 211-213 et 257-261 ; MEW, 17, pp 340-347, 540-545 et 592-597.

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ne fait sur ce point que mettre en relief un mouvement plus général, celui de l'autonomisation de l'Etat dans les sociétés modernes 19. Le second moment de l'analyse marxienne invite cependant à relativi­ ser l'autonomie de l'Etat moderne. Celle-ci ne vient pas bouleverser la to­ pique de l'infrastructure et de la superstructure. L'ordre que défend en dernière analyse cet Etat n'est autre que la domination capitaliste. L'Etat peut bien prétendre dominer la société, il n'en est qu'une excroissance para­ sitaire, et sa prétention n'est en fin de compte qu'un leurre. Il n'est que la dernière forme - dégradée et dégradante - de la domination capitaliste, la seule qui puisse encore bâillonner la lutte des classes dominées. Ce cadre permet de saisir la portée et les limites du troisième moment de la critique marxienne de L'Etat, celui de sa résorption dans la société. La portée universelle de l'expérience des Communards est d'avoir inversé ra­ dicalement le sens des fonctions administratives, législatives et judiciaires : la hiérarchie étatique est abolie et le fonctionnaire, de maître du peuple et de la société, en devient le serviteur. Dans le mouvement où elle abolit la domination de classe, la Commune supprime la relation verticale de com­ mandement / obéissance mise en œuvre par la direction politique. Dans la Critique du programme de Gotha, Marx écrira que « la liberté consiste à transformer l'Etat, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un or­ ganisme entièrement subordonné à elle » 20. L'action des fonctionnaires peut alors constituer un instrument neutre dans les mains de la société : il s'agit alors d'un « gouvernement du peuple par le peuple », au sens fort du mot. C'est l'unité de la Nation qui est réalisée à travers la Constitution communale. À la métaphore du vampire avec laquelle il décrivait le sys­ tème de la grande industrie, Marx préfère celle du parasite pour analyser l'Etat et son éradication future. Les formules s'accumulent, dont le lien avec la thématique des écrits de jeunesse est indéniable. La Commune, avance-t-il, « fut la reprise pour le peuple et par le peuple de sa propre vie sociale (...) la reprise de la puissance étatique par la société comme sa puis­ sance vivante » 21. Ce troisième moment tend à supprimer purement et simplement la politique elle-même. Engels le formulera de manière radicale dans L'Anti-Duhring en décrivant la société post-capitaliste comme le stade où « le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production » 22. Suffrage universel et commensurabilité

politique

19. Critiques des programmes de Gotha et d'Erturt, op. cit., p. 42. MEW, 19, p. 27. 20. Critiques des programmes de Gotha et d'Erturt, op. cit., p. 42 ; MEW, 19, p 27. 21. La guerre civile en France, op. cit, pp. 43-50 et 212-213 ; MEW, 17, pp. 340-347 et 541-543. 22. L'anti-Duhring, Editions Sociales, 1977, p. 317 ; MEW, 20, p. 262.

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Quel est le dispositif institutionnel concret que Marx met en avant dans ses analyses de la Commune ? Il est notable qu'il se réduise au bout du compte à quelques grands principes. Il implique une distinction cardinale : les organes répressifs de l'Etat doivent être supprimés purement et simple­ ment, alors que les fonctions publiques relevant de l'administration légitime d'un gouvernement central doivent être assumées par des fonctionnaires communaux. Mais le fonctionnariat change radicalement de forme. À la place d'une bureaucratie permanente, fondée sur la hiérarchie et le secret, la Commune nomme des fonctionnaires élus et révocables à tout moment, rémunérés avec des salaires comparables à ceux des ouvriers, dans une structure de décision largement décentralisée. L'armée de métier est rem­ placée par le peuple en armes, la police est municipalisée, les juges sont élus et révocables à l'instar de tous les autres fonctionnaires municipaux. Ceuxci sont par rapport à la Commune dans la même situation que les employés d'une entreprise commerciale vis-à-vis de la direction de l'entreprise : to­ talement subordonnés. La différence est cependant qu'ils ne sont pas subor­ donnés au sommet de la hiérarchie mais au peuple dans son ensemble. Le pouvoir dont il s'agit est donc montant, et non descendant. L'élection par les administrés, et non l'investiture hiérarchique, devient le principe géné­ ral de la nomination des fonctionnaires. Le contrôle populaire établit ainsi une responsabilité réelle et non plus seulement apparente des fonctionnaires. Le suffrage universel, qui s'étend désormais à tous les aspects de la vie po­ litique et administrative, joue un rôle essentiel dans le pouvoir des produc­ teurs associés 23. Enfin, la forme communale implique une fusion des trois branches du gouvernement, législative, executive et judiciaire. D'une certaine manière, cela ne fait que rendre explicite une réalité fondamentale qui est également présente dans la société capitaliste, où la division des pouvoirs est relative en ce qu'à travers elle s'exerce en dernière analyse la domination du capital. Mais il s'agit de quelque chose de plus qu'une simple démystification. Pour paraphraser une affirmation récurrente dans les constitutions françaises, on pourrait dire que la Commune est selon Marx « une et indivisible ». Elle est « un organisme au travail » dont l'harmonie rend dénuée de sens une division des pouvoirs qui soit plus que stnctement technique. Au total, le projet politique de la Commune tel qu'il est présenté par Marx appelle un jugement ambivalent. D'un côté, il est fondé sur la pers­ pective d'une suppression tendancielle d'une domination politique à laquelle se substitue le « pouvoir montant » du peuple. Un tel projet est au cœur de l'aventure démocratique. Plus particulièrement, l'extension du suffrage universel à un nombre croissant de domaines que Marx appelait de ses 23. La guerre civile en France, op cit, pp. 43-45, 214-215 et 260-261 ; MEW, 17, pp. 338-342, 545 et 596-597.

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vœux est sans doute l'une des clefs des stratégies contemporaines de démo­ cratisation. Cependant, en visant l'abolition de la domination politique plus que l'établissement d'un contrôle populaire sur l'Etat, en pensant que le pouvoir institué pourra disparaître totalement au profit du pouvoir insti­ tuant, et en présentant cet objectif comme actuel et non contradictoire, Marx offre le flanc à la critique. Dans sa reconstruction, la conséquence immédiate et quasiment spontanée des mesures politiques prises par la Commune est l'abolition de L'Etat au sens wébérien. En particulier, la vio­ lence publique légitime n'est plus monopolisée par une institution spécifi­ que, mais est au contraire exercée par le peuple lui-même. La question n'est pas que Marx sous-estime la nécessité d'une forma­ tion professionnelle des administrateurs de la Commune. Il est conscient de cette nécessité, mais ce processus ne fait pas problème, il est dissout dans le pouvoir générique de tout un peuple. Marx se situe à cet égard dans le droit fil des Lumières : le savoir est neutre, il est un instrument au service de la puissance sociale et n'engendre pas de lui-même un pouvoir social différen­ tiel. La gestion technique et l'autorité qu'elle implique ne se séparent pas du pouvoir des producteurs associés, elles n'en sont qu'un instrument 24 . La Commune ne se contente pas de supprimer la domination, elle abolit aussi les relations horizontales de pouvoir entre les producteurs associés. Ceux-ci retrouvent implicitement au niveau « politique » les qualités génériques de coopération et d'association qui sont les leurs dans l'activité productive. Le thème de l'abolition de la division des pouvoirs montre bien com­ ment Marx n'est guère sensible à la question des potentiels abus de pouvoir dans la structure politique communale, ou même simplement des erreurs qui pourraient être commises par le peuple ou en son nom. Une fois éradi­ qué le parasite que représente l'Etat, le contrôle populaire des représentants et des fonctionnaires communaux représente une garantie suffisante contre toute déviation concevable. L'accent rousseauiste est ici indéniable, et on pourrait dire, en paraphrasant Rousseau, que la volonté communale est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique. Les modalités de cons­ titution du « pouvoir montant » du peuple ne sont pas perçues comme un problème par Marx. C'est pourquoi le suffrage universel étendu à l'élection des fonctionnaires peut jouer le rôle d'un deus ex machina de l'institution politique : en votant, les individus associés expriment leur être social et trouvent naturellement la voie juste à la solution coopérative de leurs pro­ blèmes pratiques. 24. Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, UGE 10/18, 1975, t. II, pp. 378-380 (MEW, 18, p. 635) ; cf. aussi Engels, « D e l'autorité», in ibid., t. II, pp. 116-120 (MEW, 18, pp. 305-308). Dans le cadre de la polémique contre Bakounine, ils défendront tous deux le maintien de relations techniques d'autorité dans le procès de production et dans la vie sociale, mais en interprétant cette relation comme strictement technico-fonctionnelle.

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Qu'en est-il d'ailleurs exactement de ce « droit » ? Ne vient-il pas in­ firmer le raisonnement tenu jusque-là sur la question de la commensurabilité ? Car après tout, le suffrage universel peut sembler incarner le paradigme de la commune mesure sur le plan politique - et même de la commensurabilité arithmétique, puisque son principe est « une personne, une voix ». Comment le Marx critique de la commensurabilité peut-il en faire l'instrument privilégié de la volonté populaire ? Pour le comprendre, il faut saisir que, dans la perspective marxienne, le suffrage universel ne saurait être un droit que dans un sens métaphorique. Dans les sociétés de classe du XIXe siècle, il constitue un objectif autour duquel le prolétariat peut contester l'ordre dominant et polariser autour de lui un bloc de classe 25. Dans une société émancipée, l'important dans le suffrage univer­ sel n'est pas la constitution d'une majorité et d'une minorité. Il ne s'agit pas de décompter les votes, de soupeser les préférences individuelles ou collec­ tives, de trancher un conflit entre des demandes contradictoires, de garantir les droits des minorités éventuelles. C'est d'ailleurs pour cela que, quatre ans plus tard, Marx pourra sans se contredire parler de la « vieille lita­ nie » du suffrage universel. Le suffrage ne constitue dans cette perspective qu'un acte technique, et non plus politique 26. C'est pourquoi il n'est pas besoin que les citoyens entrent par surcroît dans des rapports juridiques ou qu'ils se voient reconnus un ensemble complexe de droits. Si le suffrage universel suffit à épuiser les droits, c'est qu'il est plus qu'un droit exercé par la multiplicité des citoyens : il est en dernière analyse l'expression de la volonté commune du corps indivis des producteurs associés. Il se situe audelà de l'horizon de la commensurabilité. On voit mal comment, sous une forme aussi millénariste, l'idée d'une suppression tendancielle de la domi­ nation aurait pu triompher dans le monde réel autrement que sous une forme totalement défigurée. Il faut se garder de tout jugement trop rapide, et nous n'avons analysé l'œuvre marxienne que sous un angle limité. Il serait par exemple néces­ saire de s'attarder sur ses analyses du travail et de la rationalité capitaliste, ou sur sa théorie de l'action collective. Sur tous ces points, les analyses de Marx sont d'une grande richesse. Il n'en reste pas moins que sa vision de la société émancipée ne peut se comprendre que dans le cadre globalement intenable de sa critique de la réification. Dans le communisme, les individus associés maîtrisent lucidement leur destin dans le cadre d'une société d'abondance ; l'abolition de la domination sociale et politique s'est accom­ pagnée de la suppression de tous les rapports de pouvoir en général ; 25. MEW, 17, pp. 416-417. 26. Ce n'est guère que dans la polémique contre Bakounine qu'Engels évoquera la constitution d'une majorité et d'une minorité (Critiques des programmes de Gotha et d'Erturt, op. cit, p. 121 ; MEW, 33, pp. 388-389)

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l'autorité et le conflit politiques ne sont plus vraiment des problèmes à par­ tir du moment où l'intérêt particulier et l'intérêt général fusionnent harmo­ nieusement plutôt que de s'opposer. La question de la commensurabilité tombe du coup d'elle-même. La brillante critique d'un système social autonomisé vis-à-vis du pou­ voir démocratique des citoyens, qui leur impose des lois et dicte leurs com­ portements en formant une structure qui modèle en profondeur leur sub­ jectivité dans le sens de l'individualisme possessif, repose en fin de compte sur une problématique de la réconciliation de la société avec elle-même. On peut reprocher à cette utopie romantique d'avoir, sinon provoqué l'avènement de sociétés totalitaires, du moins contribué à lever des barriè­ res qui auraient peut-être pu l'arrêter. Aveuglés par une conception idéa­ liste du pouvoir populaire, les mouvements révolutionnaires inspirés par l'idéal communiste ont en fait favorisé l'émergence de sociétés bureaucrati­ ques autoritaires. Marx avait pu postuler le dépassement du politique une fois subsumé le conflit de classe. Il faut affirmer à l'inverse qu'il n'est pas de politique de l'émancipation qui puisse se passer d'établir des critères de commune mesure pour résoudre les conflits sociaux et individuels. Bien sûr, ces critères sont toujours relatifs et varient historiquement. La com­ mensurabilité ne repose pas forcément sur l'égalité arithmétique, et les dis­ criminations en positif constituent de ce point de vue des tentatives intéres­ santes, au-delà de leurs éventuels effets pervers. Mais on ne saurait se pas­ ser de commensurabilité tout court, et l'on peut parier qu'en ne voulant pas prendre en compte cette donnée, on s'exposerait immanquablement au re­ tour du refoulé. L'actualité d'une théorisation en positif du droit, de la jus­ tice, des procédures ou des institutions démocratiques n'en est que plus marquée.

Etat, luttes de classes et formes du développement historique chez Engels

Jacques TEXIER

Rapport de VEtat à la société et aux luttes de classes : la notion d'« ordre »] Le premier paragraphe s'intitule : « l'Etat, produit de contradictions de classes inconciliables. » Ce titre résume bien la thèse classique de la naissance de l'Etat dans des sociétés qui ignorent d'abord la division en clas­ ses et donc aussi l'Etat, et qui au terme d'un processus de différenciation économique et sociale voient naître et se développer cette puissance nou­ velle qu'est l'Etat 2 . Qu'il y ait des classes antagonistes dont les intérêts sont inconciliables, on en conviendra assez volontiers, avec Engels et Lénine, contre les théories conciliatrices « petites-bourgeoises » 3. Néanmoins, il vaut la peine d'attirer l'attention sur la fin du premier extrait cité par Lé­ nine qui commence ainsi : 1. Les pages qu'on va lire sont empruntées à la quatrième partie de mon livre Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF 1998. J'y examine le premier chapitre de l'Etat et la révolution de Lénine qui comporte quatre paragraphes. J'ai retenu ici des extraits de l'examen du paragraphe un et trois. Je rappelle que dans ce chapitre I, Lénine s'appuie sur deux livres d'Engels L'Origine de la famille, de la propriété et de l'Etat, Editions sociales et sur YAnti-Duhring, Editions sociales, 1977. 2 En venté, cette formulation ne correspond exactement qu'à une des formes de la dis­ solution de la société gentilice et de la naissance de l'Etat qu'Engels étudie dans L'Origine : c'est la forme grecque qu'Engels qualifie de « classique » Les deux autres formes de dis­ solution et de genèse de l'Etat sont beaucoup plus complexes : il s'agit de la forme romaine et de la forme germanique. Il nous faut également mentionner que dans L'Anti-Dùhring qui date de 1878, mais qui connaît une deuxième édition allemande en 1884, au moment de la publication de L'Origine, Engels expose une théorie de la naissance des classes et des rap­ ports de domination et de servitude encore plus riche, puisqu'elle tient compte des formes asiatiques de la communauté archaïque : c'est l'autonomisation des organismes publics et leur devenir étrangers à la société qui engendre une classe dominante. La thèse est absente dans L'Origine 3 Lénine, Œuvres, Paris, Ed. en Langues Etrangères, Moscou, 1957, t. XXV, p.419.

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« Il [l'Etat] est bien plutôt un produit de la société à un stade détermi­ né de son développement ; il est l'aveu que cette société s'empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s'étant scindée en oppositions in­ conciliables qu'elle est impuissante à conjurer. » Il se poursuit immédiatement de la façon suivante qui nous conduit à la notion « d'ordre » : « Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société', en une lutte stérile, le besoin s'impose d'un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de "l'ordre" ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d'elle et lui devient de plus en plus étranger, c'est l'Etat 4 . » [ C'est moi qui souligne ] Or, si Lénine commente avec pertinence le fait que l'Etat est un orga­ nisme situé au-dessus de la société et qui lui devient de plus en plus étran­ ger, il se révèle très décevant lorsqu'il doit parler de cette fonction de l'Etat qui consiste « à estomper » le conflit de façon à éviter « une lutte stérile » entre les classes. Le premier point lui permet de combattre Kautsky qui défend, nous dit Lénine, une déformation du marxisme autrement subtile que la théorie pe­ tite-bourgeoise de la conciliation des intérêts de classes. « Si l'Etat est né du fait que les contradictions de classes sont inconci­ liables, - commente Lénine - s'il est un pouvoir placé au-dessus de la so­ ciété et qui "lui devient de plus en plus étranger", il est clair que l'affranchissement de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais aussi sans la suppression de l'appareil d'Etat qui a été créé par la classe dominante et dans lequel est matérialisé ce ca­ ractère "étranger" 5 . » Lénine met en évidence le lien étroit existant chez Marx et Engels en­ tre le schéma de Yextranéation 6 qui leur sert à penser l'Etat (il devient de plus en plus étranger à la société) et le phénomène bureaucratique (l'ap­ pareil d'Etat matérialise ce caractère étranger), et celui tout aussi étroit qui existe entre cette nature étrangère (par rapport à la société) de la bureau­ cratie et la nécessité d'une révolution violente qui brise l'appareil bureau­ cratique. On peut dire qu'il y a là le résumé de la thèse que Lénine tient à établir contre Kautsky dans l'ensemble de la brochure. Ceci pour le com­ mentaire pertinent.

4 Op. cit. p. 418. 5 Op. cit. p. 420. 6 Je préfère utiliser le mot « extranéation » pour traduire l'allemand Entfremdung plutôt que le mot « aliénation » qui d'une part est un mot usé et qui d'autre part ne rend pas suffisamment l'idée que les organismes publics deviennent étrangers par rapport à la société (fremd). Cf. MEW, XXI, Der Ursprung, chap. IX, pp. 152-173.

ETAT, LUTTES DE CLASSES ET FORMES DU DEVELOPPEMENT HISTORIQUE...

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Voyons maintenant le commentaire que Lénine nous donne de la fonc­ tion de l'Etat décrite ainsi par Engels : « pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques oppo­ sés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s'impose d'un pouvoir qui placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de