Pierre Brunel - Le Commentaire Et La Dissertation en Littérature Comparée - Jericho [PDF]

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Zitiervorschau

© Armand Colin, 2014 Armand Colin est une marque de Dunod Editeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris ISBN : 978-2-200-29251-5

Table des matières Couverture Page de titre Page de Copyright PRÉSENTATION PREMIÈRE PARTIE : LE COMMENTAIRE DE LITTÉRATURE GÉNÉRALE ET COMPARÉE CHAPITRE I. MÉTHODE DU COMMENTAIRE 1. Comment préparer le commentaire ? 1.1. Les écueils à éviter 1.2. Le travail préliminaire

2. Comment bâtir un plan ? 2.1. Trois types de compositions 2.2. Le plan de type descriptif 2.3. Le plan de type explicatif 2.4. Le plan de type dialectique

3. Rédiger le commentaire 3.1. Molière, Dom Juan (début de l’acte I, scène 1) 3.2. Le texte 3.3. Méthode 3.4. Le commentaire composé

3.5. Edward Morgan Forster, A Passage to India ; Route des Indes (début de la 2e partie)

4. Les différentes étapes 4.1. L’introduction 4.2. Le corps du commentaire 4.3. La conclusion

5. QUELQUES CONSEILS PRATIQUES CHAPITRE II. LE COMMENTAIRE EN LICENCE 1. Joseph Conrad, Heart of Darkness, Au cœur des ténèbres (chap. I) 1.1. Le texte 1.2. Plan du commentaire composé

2. Johann Wolfgang von Goethe, Prometheus, Prométhée (acte II) 2.1. Le texte 2.2. Plan du commentaire composé

3. Boccace, Decameron, Le Décaméron (Ve journée, 8e nouvelle) 3.2. Le commentaire

CHAPITRE III. LE COMMENTAIRE À L’AGRÉGATION 1. Charles Baudelaire, « Spleen II » : trois lectures préparatoires et esquisse du commentaire 1.2. Une lecture attentive à l’unité du texte 1.3. Une lecture attentive à l’histoire du texte 1.4. Travail de composition et esquisse du commentaire

2. Miguel de Cervantes Saavedra, novelas ejemplares, nouvelles exemplaires : Coloquio de Cipión y Berganza, Le Colloque des chiens (extrait)

2.1. Le texte 2.2. Situation du texte 2.3. Le commentaire

CHAPITRE IV. LE COMMENTAIRE COMPARÉ 1. Comment préparer le commentaire comparé ? 2. Comment rédiger le commentaire comparé ? 2.1. Céline, Voyage au bout de la nuit, et Eza Boto (Mongo Beti), Ville cruelle (extraits) 2.2. Élaboration du commentaire comparé 2.3. Le commentaire

3. Du commentaire comparé au dossier 3.1. Les deux textes à comparer 3.2. Confrontation des deux textes

DEUXIÈME PARTIE : LA DISSERTATION DE LITTÉRATURE GÉNÉRALE ET COMPARÉE CHAPITRE I. MÉTHODE DE LA DISSERTATION 1. Comment préparer la dissertation ? 1.1. Le travail préliminaire 1.2. Deux types de sujets

2. Comment bâtir un plan ? 2.1. Trois types de compositions

3. Rédiger la dissertation 3.1. L’introduction 3.2. Le corps de la dissertation

3.3. Vers la conclusion 3.4. Les écueils à éviter

CHAPITRE II. LA DISSERTATION EN LICENCE 1. Le roman de la ville 2. Étude d’un sujet. Portrait de l’artiste et de l’écrivain 2.1. Recherches préliminaires 2.2. Examen des termes du sujet 2.3. Recherche du problème 2.4. Esquisse d’un plan

3. La licence de littérature comparée 3.1. Le voyage en Italie au XVIIIe siècle 3.2. La représentation de l’amour-passion au théâtre 3.3. Le poète comme conscience critique de son temps

CHAPITRE III. LA DISSERTATION À L’AGRÉGATION 1. L’épopée guerrière 1.1. Travail préliminaire : l’examen de la citation 1.2. L’introduction 1.3. Organisation du développement

2. Le théâtre du monde 2.1. Examen du sujet 2.2. Développement

3. Le récit fantastique à l’époque romantique 3.1. Source

3.2. Développement

CONCLUSION COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE Index

PRÉSENTATION

Le commentaire composé et la dissertation sont les exercices de base des études de littérature générale et comparée en France. Ce livre voudrait montrer combien leurs méthodes se rapprochent, et dégager leur intérêt dans le cadre d’une formation comparatiste, attentive aux multiples échos et parentés qui se révèlent au lecteur intéressé par la dimension internationale voire mondiale de la littérature. La première partie de l’ouvrage aborde le commentaire. D’emblée, il nous a paru nécessaire d’approcher un texte français puis étranger, avec l’esprit généraliste et comparatiste que nous préconisons. Nous envisageons ensuite la construction du commentaire et les différents types de plans, le lien se faisant avec la seconde partie sur la dissertation de littérature comparée. Nous essayons de familiariser le lecteur avec les composantes, les articulations, les principes d’organisation et de rédaction de ce commentaire (chap. I). Puis sont proposés des exemples de commentaires, ébauchés ou rédigés, en prenant soin de les adapter aux différents moments du cursus universitaire : la licence (de lettres modernes ou de littérature comparée, chap. II) et l’agrégation (chap. III). C’est du reste au niveau de la licence que se pratique, encore trop rarement, le commentaire comparé, que nous présentons dans le dernier chapitre de cette partie (chap. IV). La deuxième partie du livre, écrite par Pierre Brunel, présente la dissertation, en montrant d’abord comment se préparer à cet exercice très singulier, comment élaborer un plan et organiser le propos étape par étape, de l’introduction jusqu’aux derniers mots de la conclusion (chap. I). Puis plusieurs dissertations et plans détaillés sur des sujets divers sont présentés et discutés. Les uns correspondent à des programmes de licence de lettres modernes ou de littérature comparée (chap. II), les autres ont été élaborés à partir de programmes d’agrégation (chap. III). Toutes ces dissertations sont précédées d’un ensemble de

remarques préliminaires destinées à faire le point sur les œuvres et les problématiques littéraires qu’elles abordent. Cet ouvrage permettra, nous l’espérons, à l’étudiant d’aborder avec confiance des exercices qui sont loin d’être faciles, mais qui, lorsqu’ils sont maîtrisés, ont un effet libérateur, assurant à une pensée disciplinée le bonheur d’une lecture plus profonde et intime, d’une formulation plus claire et ferme des enjeux de la littérature.

PREMIÈRE PARTIE LE COMMENTAIRE DE LITTÉRATURE GÉNÉRALE ET COMPARÉE

Le commentaire composé, présent dès les épreuves du baccalauréat, constitue un exercice oral ou écrit courant à tous les niveaux des filières littéraires à l’université. Il fait partie des épreuves imposées dans les concours de recrutement d’élèves-professeurs : concours d’entrée à l’École normale supérieure (le commentaire d’un texte français est une épreuve écrite de l’option « lettres modernes »), agrégations externe et interne de lettres modernes (le commentaire d’un texte du programme spécial – littérature comparée – est une épreuve orale). Certains pays étrangers, à l’écoute de ce qui se fait en France, imposent une épreuve similaire aux futurs chercheurs en littérature, au niveau de ce qu’est notre Master 2. À beaucoup d’égards, il a pris le relais de la dissertation dans l’étape de formation, tantôt en se substituant à celle-ci, tantôt en constituant une épreuve parallèle dans un choix laissé au candidat. On le comprend d’autant mieux que, composé, le commentaire se rapproche beaucoup de la dissertation. Il obéit aux mêmes exigences de rigueur, de mise en forme et d’ardeur démonstrative.

CHAPITRE I MÉTHODE DU COMMENTAIRE 1. COMMENT PRÉPARER LE COMMENTAIRE ? 2. COMMENT BÂTIR UN PLAN ? 3. RÉDIGER LE COMMENTAIRE 4. LES DIFFÉRENTES ÉTAPES 5. QUELQUES CONSEILS PRATIQUES

Le commentaire composé n’est ni une explication linéaire ou suivie (menée au fil du texte) ni une dissertation, tout en empruntant certains éléments à ces deux exercices. Comme pour l’explication, il importe de prendre en compte l’organisation du texte ; à l’instar de la dissertation, il faut construire une réflexion personnelle qui ne suive pas l’ordre du texte tout en servant la compréhension de celui-ci. La composition du commentaire assume ainsi une double tâche de fidélité à cette singularité et de réflexion personnelle approfondie sur elle. On peut considérer ce commentaire comme une étude organisée de manière à dégager l’unité d’un texte en analysant méthodiquement les principales significations de celui-ci, les moyens d’expression utilisés, les intentions de l’auteur, si elles sont décelables, et l’éventuelle relation du texte au programme général dans lequel il s’inscrit. Les principes de composition du commentaire ne varient pas quand on passe d’un texte français à un texte étranger, ou lorsqu’on choisit d’abord un texte français dans une perspective plus généraliste ou comparatiste. Les spécificités de l’exercice de littérature générale et comparée sont ailleurs. Ce dernier porte généralement sur un texte étranger (traduit ou non), mais le commentaire d’un texte français privilégie aussi l’examen

des influences, des sources, des jeux d’intertextualité. Il s’attache à mettre en valeur les enjeux littéraires, parfois larges et fréquemment internationaux, auxquels tel passage est susceptible d’ouvrir (cf. à cet égard, la lecture du début de Dom Juan de Molière, page 15 ; ou celle de « Spleen » de Charles Baudelaire, page 84). Souci d’une description et d’une analyse attentives à la dynamique interne du texte, attention aux éléments intertextuels (issus de tous horizons) et recherche des relations avec les grandes inflexions de l’histoire des idées et de la sensibilité littéraire caractérisent ce type de commentaire, ainsi qu’on en jugera. Ce compte rendu de lecture, au sens le plus noble de ces deux mots, doit être ordonné. Il doit être orienté à partir d’une problématique, ce qui lui confère son unité. Il doit enfin être progressif. 1. COMMENT PRÉPARER LE COMMENTAIRE ? 1.1. LES ÉCUEILS À ÉVITER La difficulté naît de la situation du commentaire composé entre l’explication de texte et la dissertation, donc entre des tendances d’une part au foisonnement analytique, d’autre part à la rigueur desséchante qui peut être celle de la synthèse. Le souci de la composition doit prévaloir, sans cesser d’être guidé par les suggestions d’une lecture attentive et vivante. On évitera le foisonnement analytique, qui fait la part trop belle à l’explication de texte. Il est sensible quand les remarques se multiplient sans que le commentaire parvienne parfaitement à les endiguer. Cela se manifeste par le trop grand nombre et l’étendue des citations, la multiplication des références, la complaisance dans l’étude de détail. Paraphrase dans le pire des cas, le commentaire risque le plus souvent de se présenter comme une rhapsodie plus ou moins séduisante. Or, c’est l’adhésion du lecteur à une démonstration qu’il faut emporter. Dans le commentaire d’un texte étranger, ce foisonnement s’aggrave si les citations empruntées à la traduction s’accompagnent de citations dans la langue, si des commentaires sur ladite traduction viennent en

surcharge, si le commentateur obéit au mirage d’un texte original qu’il cherche à appréhender dans son absence même. Ce qu’il y a de positif dans le recours au texte authentique se retourne en gêne. Il n’est pas d’autre règle ici qu’un choix drastique et qu’un effort accru pour mettre analyses et exemples au service de la démonstration. La progression orientée et logique favorise une mise en perspective. Le risque de la rigueur desséchante n’est pas moins grand. Cela se produit quand l’approche du texte est trop fortement intellectuelle, quand « l’humeur démonstrative » – pour reprendre une expression de Baudelaire – l’emporte sur le respect des mots du texte. On pourrait parler à ce propos de « commentaire à thèse », genre à fuir comme peuvent l’être le roman à thèse ou le théâtre à thèse. On ne saurait trop conseiller, à cet égard, d’inventer le plan en fonction du texte même, même si, comme nous le verrons, certaines constantes peuvent nous guider pour la composition. La difficulté est de choisir celles qui sont le mieux adaptées à la lecture personnelle du texte. L’absence d’une composition personnelle et rigoureuse masque plusieurs erreurs dont il convient de se garder : – suivre le fil du texte. L’enseignant le sait d’expérience : combien de commentaires linéaires se dissimulent sous les apparences d’un faux commentaire composé dont les trois ou quatre parties ne font que répéter les articulations du texte dans l’ordre où on les a découvertes ! C’est là une erreur aussi courante que grave, car on s’écarte de l’esprit du commentaire composé sans pour autant aboutir à un commentaire suivi satisfaisant. – Ce n’est pas parce qu’on a picoré trois mots dans un texte qu’on se trouve immédiatement armé d’un plan en trois parties. Le commentaire de surface, fondé sur l’émergence dans le texte de mots ou d’expressions qui séduisent le lecteur, risque de rester superficiel. Ou bien d’autres éléments du texte, tout aussi importants que les plus visibles, seront laissés dans l’ombre. Ou bien des lumières trop clinquantes cacheront des zones de profondeur dans lesquelles le commentaire, précisément, doit pénétrer. Mais le principe de prendre appui sur les mots du texte reste vrai.

– Il ne suffit pas davantage de dégager à la hâte des aspects du texte. Outre le danger de description (contre lequel on devra être en garde, même quand on adoptera le plan que nous caractériserons plus loin comme descriptif), le commentaire à facettes peut vite apparaître comme un travail d’amateur et sera sanctionné comme tel. Si aspect il y a, il devra jaillir du texte même, avec des mots à l’appui, sans que tel(s) aspect(s) soi(en)t abusivement privilégié(s) au détriment d’autres tout aussi possibles, tout aussi importants. – Les constructions de plans stéréotypés sont à écarter résolument. Il ne saurait être question de construire le commentaire à partir de l’opposition fond/forme, antithèse qui nie la valeur littéraire d’un texte, tout comme sont à éviter des plans bâtis à partir de rubriques trop générales (du type : lieu, temps, narration). – Il est toujours risqué de construire le commentaire en recourant exclusivement à une approche théorique de la littérature : structuralisme, psychocritique, approche biographique ; New Criticism, Cultural Studies, Gender Studies, pour mentionner des méthodes issues des études anglophones. Un commentaire porte sur un passage de l’œuvre qui est en général trop court pour permettre de mesurer toute la fécondité d’une hypothèse critique. Il s’agira plutôt de mobiliser certains éléments pertinents pour l’analyse, quelle que soit par ailleurs la tendance critique à laquelle ils se rattachent. Au rebours de toutes ces erreurs, il convient de bâtir un plan rendant compte des intérêts majeurs d’un texte selon un mouvement dont la logique interne réponde au mieux à la spécificité de ceux-ci. C’est pourquoi, dans les pages qui suivent, nous insisterons sur la composition du commentaire. 1.2. LE TRAVAIL PRÉLIMINAIRE La plupart des ouvrages consacrés au commentaire de texte, composé ou non, donnent une liste de questions que doit se poser l’étudiant face au texte. On peut ramener celles-ci à trois grands ordres de préoccupations : – 1. Un ensemble d’interrogations concernant l’auteur et l’œuvre :

- Genre de l’œuvre (poésie, drame, tragédie, roman…). - Contexte de l’œuvre : contexte historique, social, littéraire entourant sa publication. - Importance de l’œuvre dans la pensée et dans la vie de l’auteur (dimension autobiographique éventuelle) : public visé par l’auteur, modèles qu’il refuse. - Édition du texte : a-t-elle été contrôlée par l’auteur ? Correspondelle entièrement à son projet ? – 2. Un ensemble d’interrogations concernant la place du texte dans l’œuvre et ses structures : - La situation du texte dans l’œuvre (quelles sont les informations dont dispose le lecteur au moment où commence le texte à commenter ? Quelles informations apportées par le texte modifient l’intrigue générale ? Dans le cas d’un texte de théâtre, que savent les divers personnages au début ? Que savent les spectateurs ? Quels éléments décisifs apprennent les uns et les autres durant le texte ?). - Le plan du texte est-il simple, manifeste, ou au contraire complexe ? (Quelles significations peut-on déduire de cette structure ?) – 3. Un ensemble d’interrogations sur les formes du texte : - Problèmes de langue : lexique, syntaxe, éventuellement néologismes ou archaïsmes. - Les images, les aspects rhétoriques (quelles figures de rhétorique sont utilisées ? Selon quel usage particulier et dans quel but ?). - La narration : le jeu des points de vue dans le texte. - Les références culturelles et littéraires qu’il faut éclaircir. - Les éléments formels caractéristiques : le lexique, le rythme et les sonorités, la métrique et la versification, la typographie et la ponctuation, le développement logique du texte, le paratexte. - Pour un texte de théâtre : les problèmes de mise en scène (décor, costumes, évolutions des personnages dans l’espace scénique),

didascalies. Toutes les interrogations précédentes ne sauraient se dissocier d’un travail de construction des significations, qui aboutit à la composition du commentaire. 2. COMMENT BÂTIR UN PLAN ? Chaque texte est singulier, et appelle une lecture adaptée à sa spécificité. Il n’y a pas de recette miracle pour construire un commentaire ; toutefois, des lignes de force peuvent être mises en évidence pour la composition. Comme il existe une typologie des plans de dissertation (voir la seconde partie, p. 157), on peut élaborer de grandes distinctions permettant d’ordonner le commentaire. Pour aborder celles-ci, il nous paraît opportun de procéder en deux étapes : d’abord aborder cette typologie et ses correspondances spécifiques avec le commentaire composé avant d’en proposer une application immédiate destinée à éclairer ses principes et sa pratique. 2.1. TROIS TYPES DE COMPOSITIONS On gardera cet axiome à l’esprit : le texte commande la dynamique de la réflexion. Cependant, d’une part, il existe des familles de textes (des textes comparables, donc des types de commentaires plus adaptés à ceuxci) ; d’autre part, il existe des types de compositions pour aborder les textes qu’il est possible d’identifier sans vouloir les transformer en cadres rigides et définitifs. Si le commentaire composé n’est pas une dissertation, il s’ordonne cependant selon un fil directeur (une idée directrice, une hypothèse de lecture) qui en commande le développement. La démarche qui consiste à partir des similitudes qu’il entretient avec la dissertation possède par là une valeur heuristique. Il n’y a certes pas plus de système du commentaire que de système de la dissertation, mais l’art de le composer répond à certaines régularités que nous voudrions ici mettre en lumière.

Nous partirons des types de plans utiles à l’abord de la dissertation ; nous préciserons les relations et les divergences du commentaire composé avec eux avant de proposer de roder ces formules à partir de deux exemples développés. Pour la dissertation, il est possible de distinguer trois familles de plans : le plan descriptif, le plan explicatif, le plan dialectique. A priori, les deux premiers semblent davantage convenir à la construction d’un commentaire composé que le dernier, qui est aussi le plus fameux. Nous allons voir qu’en réalité, chacun d’eux répond à une démarche de composition particulière, utile pour l’abord des textes, pourvu qu’on se rappelle qu’il ne s’agit nullement de disserter à propos d’un « morceau choisi », mais de reprendre les éléments d’une démarche générale en vue de définir des constructions cohérentes et spécifiques du commentaire composé. 2.2. LE PLAN DE TYPE DESCRIPTIF Il s’agit d’un plan de dissertation qui correspond au mouvement même du commentaire dans la mesure où « il s’attache à décrire les différents aspects d’une notion fondamentale contenue dans le sujet ou dans les textes dont il parle » (seconde partie, p. 161). La difficulté, pour le commentaire comme pour la dissertation, est d’aménager une dialectique interne, avec une dynamique qui doit éviter les inconvénients de la description pure, bref de « composer » avec talent une explication qui ne s’éloigne pas du problème central posé par le texte. Pour le commentaire, il s’agit le plus souvent de procéder selon la technique du déplacement de point de vue. Chaque partie doit éclairer la question centrale selon un angle de vue distinct. Sont ainsi décrits les divers aspects d’une notion fondamentale évoquée par le texte. On peut en avoir un exemple avec le commentaire de l’acte II du Prométhée de Goethe (p. 54), envisagé à partir de la question de la dramaturgie du texte, donc, ici, de la notion théâtrale d’acte conçu successivement comme tragique, allégorique et lyrique.

2.3. LE PLAN DE TYPE EXPLICATIF Pour la dissertation, ce plan est opportun lorsque le sujet propose une citation longue à commenter, que l’on va scinder pour en retenir les fragments les plus significatifs (seconde partie, p. 159). Le commentaire retient lui aussi les éléments les plus significatifs du texte – telle est sa vocation –, mais il le fait selon une logique de l’élucidation, allant de l’évidence du texte vers l’implicite (présupposés, sous-entendus, nondits, symboles cachés). Chaque partie pourra répondre à une dialectique propre servant la présentation des originalités du texte, au lieu de s’insérer dans une dialectique générale comme dans le plan précédent. On peut le vérifier à partir du commentaire du texte de E. M. Forster (p. 23). 2.4. LE PLAN DE TYPE DIALECTIQUE « Il suit la ligne d’une discussion tendue du début à la fin, d’un seul tenant, mais en trois moments : thèse, antithèse, synthèse. La triade est fameuse, trop peut-être, et, dans son schématisme même, elle prête à sourire. C’est qu’on en a une conception trop souvent sommaire, pour ne pas dire caricaturale : le “oui, non, si”, qu’on pouvait voir recommandé encore il n’y a pas si longtemps dans certains manuels et qui exposerait au risque mortel de contradiction interne » (seconde partie, p. 157). Pour le commentaire, il convient de procéder avec une grande prudence. Il n’est, en effet, pas possible de mener une dialectique aussi rigoureuse que dans le cas de la dissertation. Le texte impose sa propre logique. Mais précisément, dans le cas de « textes à idées » voire de textes allégoriques, un tel plan peut servir à identifier les notions abstraites qui sont au départ de la rédaction tout en montrant de quelle manière l’écriture vient relativiser et même dialectiser des enjeux d’une clarté toute théorique. En l’occurrence, sans qu’il soit question de proposer un modèle universel, nous pouvons avancer que, souvent, la thèse correspond à l’identification de l’enjeu majeur du texte lorsque celui-ci est particulièrement net (cas des « textes d’idées »). L’antithèse, elle, n’a pas à être conçue comme la négation brutale de la thèse, mais comme un

faisceau d’objections ou une série de nuances apportée par le texte luimême. Elle procède de l’ambiguïté à laquelle un style vient soumettre l’idée apparemment la plus simple. La synthèse ne tend pas désespérément à réunir des points de vue contraires mais à assouplir la position initiale, à déplacer le point de vue, à approfondir les difficultés que la mise en question a fait jaillir à partir des richesses signifiantes d’une écriture communiquant sa vibration à une notion qui serait claire pour le sens commun. La difficulté par rapport à une dissertation est que ces trois moments de la réflexion doivent être rigoureusement déduits du texte commenté. En aucun cas, ils ne sauraient être le produit d’un schéma appliqué mécaniquement. C’est là sans doute le plan le plus délicat à construire. Il faut une certaine maîtrise du commentaire pour voir rapidement (l’exercice se pratique généralement en temps limité) s’il permet d’éclairer la compréhension d’un texte. On peut se reporter au commentaire du Colloque des chiens de Cervantes (p. 99). 3. RÉDIGER LE COMMENTAIRE « Fit fabricando faber », et « l’on deviendra forgeron en forgeant », c’est-à-dire en travaillant soi-même à construire, élément par élément, le commentaire d’un texte. Ne serait-ce qu’à titre d’encouragement, nous proposons ici deux commentaires en dégageant de manière très voyante les éléments de construction. Nous avons choisi un texte français fortement impliqué dans une question de littérature comparée et un texte étranger plus long, en donnant à la fois l’original (comme référence) et la traduction. Il est bien évident que les coutures doivent disparaître dans le commentaire tel qu’il sera définitivement présenté pour la copie. Nous n’avons adopté ce type de présentation qu’à des fins pédagogiques. 3.1. MOLIÈRE, DOM JUAN (DÉBUT DE L’ACTE I, SCÈNE 1) Le mythe littéraire de Don Juan est un sujet classique, depuis longtemps éprouvé et toujours productif, pour les comparatistes. Après

les travaux de Georges Gendarme de Bévotte au début du XXe siècle (1906 et 1911, La Légende de Don Juan, Hachette ; rééd. du seul 1er vol., 1994, Slatkine), Jean Rousset, en 1978, dans un ouvrage très synthétique (Le Mythe de Don Juan, coll. « U Prisme », Armand Colin), Camille Dumoulié, à partir d’un corpus plus restreint (Tirso de Molina, Molière, Mozart/Da Ponte, Pouchkine, Lenau) et dans une perspective plus psychanalytique, ont su renouveler admirablement l’étude du sujet. Le Dictionnaire de Don Juan, réalisé sous la direction de Pierre Brunel avec une centaine de collaborateurs pour les éditions Robert Laffont (1998), montre l’ampleur du domaine et des efforts des comparatistes actuels pour mieux l’explorer encore. Le premier Don Juan, le Don Juan fondateur, est celui qui a paru en 1630 dans un recueil de comedias de Tirso de Molina (le frère Gabriel Tellez), El Burlador de Sevilla, y combidado di piedra, L’Abuseur de Séville ou le Convive de pierre (1962, éd. bilingue avec trad. de Pierre Guénoun, Aubier ; rééd. Aubier-Flammarion). L’attribution de la pièce est remise en question aujourd’hui par certains érudits espagnols au profit de Claramonte. Ce Don Juan est avant tout un auteur de burlas, de farces, de tromperies grossières, enclin à se croire quasiment protégé par le bras de Dieu pour les accomplir impunément, jusqu’au moment où le bras de la Statue de pierre s’abat. Le Dom Juan de Molière (1665) doit peu à cette pièce. Il passe beaucoup plus par l’Italie, qui s’est emparée du sujet, et d’ailleurs l’action est située en Sicile, à la fois italienne et espagnole, il est vrai, à l’époque. Dom Juan devient le libertin de mœurs et d’esprit, qui sera perdu par un usage délibéré de l’hypocrisie, de la tartufferie même et toujours par son obstination. Le début de la comédie montre immédiatement la grande originalité et l’indépendance de Molière dans le traitement du sujet. 3.2. LE TEXTE SGANARELLE,

tenant une tabatière. – Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il

réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant d’un souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là. GUSMAN.

– Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ? SGANARELLE.

– Non pas, mais, à vue de pays, je connais à peu près le train des choses, et, sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières. GUSMAN.

– Quoi ! ce départ si peu prévu serait une infidélité de Dom Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ? SGANARELLE. – Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage… GUSMAN.

– Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ? SGANARELLE. – Eh oui, sa qualité ! la raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses ! GUSMAN.

– Mais les saints nœuds du mariage le tiennent engagé. SGANARELLE. – Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.

3.3. MÉTHODE Le plan retenu sera un plan descriptif, mais on essaiera d’éviter la description thématique de deux manières : – 1. En l’associant à un problème de forme du discours dramatique : la comédie commence sur un monologue, suivi d’un dialogue. Ce passage s’effectue-t-il sans continuité ? Sganarelle, après avoir monologué devant Gusman sur le tabac, ne continue-t-il pas d’une autre manière à monologuer quand il dialogue avec l’écuyer d’Elvire (cela sera mis en place dans la problématique du sujet) ? – 2. En dégageant un polythématisme : la plus grande partie du passage est occupée par le tabac, mais le tabac, allégorie ou emblème, représente autre chose, et cette autre chose ne peut avoir trait qu’à Dom Juan ; Dom Juan reste le sujet essentiel, en tant que personne et en tant que scénario, de la pièce à venir. 3.4. LE COMMENTAIRE COMPOSÉ INTRODUCTION

1. Préambule (idée générale et situation). Quand le rideau se lève sur une scène à l’italienne, le spectateur entre dans l’action in medias res. Dans le théâtre classique, et surtout dans la tragédie, les personnages secondaires échangent dans la première scène des propos qui nous apprennent où l’on en est. L’action de Dom Juan est ainsi introduite par Sganarelle, le valet de Dom Juan, dialoguant avec Gusman, l’écuyer d’Elvire, celle qui croit avoir épousé le séducteur. 2. Exposé du problème. Mais est-ce bien d’un dialogue qu’il s’agit tout d’abord ? Sganarelle est là, monologuant sur les bienfaits du tabac. On peut même se demander si le monologue cesse quand le valet « repren[d] un peu [s]on discours ». Ses propos sont-ils véritablement destinés à son interlocuteur, et sa rêverie ne continue-t-elle pas, à partir d’un point de départ apparent, le tabac, à porter sur son étrange maître ?

3. Annonce du plan. En suivant le mouvement de ce début de scène, l’on passe donc d’un éloge du tabac à un exposé de la situation qui conduit à une discussion sur Dom Juan et son identité véritable. 3.4.1. L’éloge du tabac Dom Juan commence sur ce qui peut paraître une entrée en matière inattendue, dont il faut découvrir la justification dramatique. 1. Une question d’actualité. Le tabac avait été découvert par Christophe Colomb en Amérique, et introduit en Europe par les Espagnols et par les Portugais. Au XVIe siècle, les plantations se sont développées en Amérique du Nord, aux Antilles et à Cuba, et le tabac s’est même acclimaté en Europe à partir de 1561. Il est alors censé avoir une vertu médicinale : on le respire, on le fume, on le suce, on le boit en décoction. Le diplomate Jean Nicot en envoie à la reine Catherine de Médicis pour la soulager de ses migraines. Sganarelle, qui se déguisera en médecin au début de l’acte III (et qui porte le même nom que le futur « médecin malgré lui »), s’abrite plaisamment, comme un docte, derrière l’autorité d’Aristote, si souvent invoqué par les médecins de Molière. Mais il se donne le luxe d’en prendre le contre-pied. C’est plaisant, si l’on veut bien considérer qu’Aristote, au IVe siècle avant Jésus-Christ, n’a pu connaître le tabac. Molière ouvre sa pièce sur un anachronisme qui, à lui seul, a un effet comique. Au début du XVIIe siècle, la France a institué un impôt sur le tabac, d’abord modeste, puis sensiblement élevé par Richelieu. En 1635, il a été ordonné qu’il n’en serait plus délivré que chez les apothicaires. Enfin, il faut rappeler que le pape et les dévots en condamnaient l’usage. Cet éloge intempestif pouvait donc apparaître comme une insolence dans une pièce où, après Tartuffe l’année précédente et la cabale des dévots, Molière continue la lutte. 2. Un morceau de rhétorique parodique. L’éloge est un morceau de rhétorique dont les exercices scolaires s’inspirent encore bien souvent à l’époque de Molière. En le plaçant dans la bouche d’un homme sans instruction, d’un valet qui sait tout au plus imiter ce qu’il a pu entendre,

Molière présente la caricature du genre. Mais dès l’Antiquité, l’éloge s’est développé comme genre paradoxal : l’Éloge de la calvitie de Synésios de Cyrène, aux IVe-Ve siècles, pour réfuter l’Éloge de la chevelure de Dion de Pruse, l’Éloge de la mouche par Lucien, l’Éloge de la poussière par Fronton, l’Éloge de la folie d’Érasme (Moriae Encomium, 1509), si grave en sa fin, l’Éloge de l’ivrognerie par Christophe Hegendorf, l’Éloge de la goutte par Jérôme Cardan, l’Éloge du pou de Heinsius (un aristotélicien !) ont continué une tradition à laquelle Rabelais a sacrifié avec le célèbre éloge du pantagruélion, qui est aussi une herbe, dans le Tiers Livre (chap. 49 à 52. Voir Patrick Dandrey, 1997, L’Éloge paradoxal de Gorgias à Molière, coll. « Écriture », Paris, PUF). Le mouvement de cet éloge du tabac est aussi une progression, sans aller toutefois jusqu’à l’élargissement grandiose de l’éloge du pantagruélion. Tout commence par un refus de toute comparaison (« il n’est rien d’égal au tabac »), qui place le tabac dans l’absolu. Il se définit par les privilégiés auxquels il est destiné (c’est la passion des honnêtes gens, c’est-à-dire des hommes du monde). Un véritable vers-formule (« et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre »), à scander comme un alexandrin, est un clin d’œil à la tragi-comédie, qui se trouve parodiée (cf. Le Cid : « À qui venge son père il n’est rien d’impossible »). Une gradation, calquant le tour rhétorique le plus fréquent (non solum, sed etiam), permet de passer de considérations encore physiologiques (« Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains ») à des considérations morales (« mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme »). Sganarelle, qui n’appartient pas à la catégorie sociale des « honnêtes gens », espère-t-il de cette façon y accéder ? Le tabac serait l’instrument d’un rêve, le fournisseur déjà d’un paradis artificiel pour le valet-gentilhomme… Avant de conclure fortement sur une note morale et aristocratique (« honneur » et « vertu »), Sganarelle développe la vertu sociale du tabac ; il permet de se conduire d’une manière « obligeante » avec tout le monde, il inspire courtoisie et générosité. 3. Fonction dramatique de l’éloge. Cette notation insistante s’organise en une petite comédie, une saynète que le discours

monologique de Sganarelle fait vivre devant les yeux d’un spectateur qu’il prend à témoin (« Ne voyez-vous pas ? »). La manière dont on en use avec le tabac en société a quelque chose de mécanique dans le respect du rituel de politesses, avec un empressement supplémentaire que justifie la passion pour le produit consommé. Le comique est bien ici « du mécanique plaqué sur du vivant », comme l’a défini Henri Bergson dans Le Rire. Le tabac est l’occasion d’un échange, et même d’un échange perpétuellement devancé. Michel Serres, dans son livre sur La Communication (1968, Hermès I, Éd. de Minuit), a vu très clairement l’implication de ce rituel dans le scénario donjuanesque et la signification positive ou négative dont il peut être chargé. « Dès l’ouverture, écrit-il (et cette ouverture est précisément le texte commenté), la loi qui va dominer la comédie, loi transgressée pour partie au bilan final, loi bafouée en toute péripétie est prescrite sur un modèle réduit. Comment devenir vertueux, honnête homme ? Par l’offrande avant le souhait, par le don qui anticipe la demande, par l’acceptation et le retour. Étrange sujet que ce pétun, investi d’une puissance de communication, d’une vertu liante qui mène à la vertu ». Dom Juan est celui qui ignore les vertus de l’échange, qui ne sait pas pratiquer ce don spontané. Mépriser le tabac et le rituel social qu’il appelle, c’est déjà être « méchant homme », même si l’on est « grand seigneur », parce que, comme l’écrit Serres, c’est refuser de « se plier à sa loi, à l’obligation et à l’obligeance de l’échange et du don ». L’éloge du tabac contient donc déjà un portrait en creux de Dom Juan. Il permet d’épingler, en face des vertus développées par le tabac, son vice fondamental, qui est le refus du don, l’absence du sens de l’échange. Bien plus, il contient le schéma d’ensemble de la comédie. Les trois conduites de Dom Juan seraient, selon Serres, « trois variations parallèles sur le thème du tabac » : conduites « vis-à-vis des femmes, du discours, de l’argent ». Il orienterait vers le dénouement, nécessairement catastrophique pour celui qui refuse la communication. Transition. Cette présentation a pour seul inconvénient de durcir d’entrée de jeu la position de Sganarelle vis-à-vis de son maître. La suite de la scène confirmera sans doute qu’il en dénonce violemment les vices,

mais cela ne va pas sans une certaine fascination. Se dissociant de lui, Sganarelle s’associe pourtant à lui quand il parle sur le mode du « nous » au moment où cesse l’éloge du tabac et où il reprend le cours de la conversation engagée avec Gusman, conversation dont nous n’entendrons jamais le début. 3.4.2. Les éléments d’une exposition Sganarelle n’interrompt pas son éloge du tabac sans une dernière concession à la rhétorique : « Mais c’est assez de cette matière » (c’est le « sed nunc satis multa » de Cicéron). « Discours » désigne pompeusement un simple propos de serviteur à serviteur. Le « nous » ne serait-il qu’un nous de majesté ? 1. L’antagonisme de deux nous. En fait, on s’aperçoit que Gusman s’exprime aussi sur le mode du nous. Et ce n’est pas seulement un phénomène de mimétisme. Deux groupes se constituent : celui des fugitifs (Dom Juan/Sganarelle : « notre départ »), celui des poursuivants (Elvire/Gusman : « […] Ton maître […] t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ? »). Ce départ est à l’origine d’un conflit et d’une situation de crise qui va aller en s’aggravant : en effet, le groupe des poursuivants ira en grossissant (les « douze hommes à cheval » annoncés par La Ramée à la fin de la scène 5 de l’acte II, les frères d’Elvire, Dom Carlos et Dom Alonse, qui apparaissent à l’acte III et reparaissent à l’acte V) ; celui que forment Dom Juan et Sganarelle pourrait être menacé de dissociation si le valet porte un jugement si sévère sur son maître. 2. Lui et moi. Associé à l’action de Dom Juan, Sganarelle n’est pourtant pas complètement associé à son projet. Pour évaluer la situation, il compte sur la connaissance qu’il a acquise de lui par l’expérience. Associé à l’action de Dom Juan, il l’est puisqu’il est parti avec lui d’un lieu indéterminé (peut-être le couvent d’où Dom Juan a arraché Elvire) vers la ville pour fuir Elvire. Étant son complice dans les faits, il est donc poursuivi en même temps que lui. Cette complicité-là inquiète moins

Sganarelle que l’autre, le fait d’être associé à un homme qui n’a ni foi ni loi. Pourtant, il n’est pas véritablement associé à son projet. Sganarelle n’a pas été mis dans la confidence. À la question de Gusman : « Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus ? », Sganarelle répond non ; il insiste sur le fait que Dom Juan ne lui a rien dit. Toute la pièce mériterait d’ailleurs d’être analysée à la lumière de cette relation épisodique, discontinue. Il arrive que Dom Juan prenne Sganarelle pour confident. Mais Sganarelle n’est pas essentiellement un confident. On le définirait et il se définirait lui-même plus justement comme un témoin (ce sera sa fonction dans la scène finale). C’est par ce qu’il a vu habituellement de la conduite de Dom Juan qu’il peut conclure à ce qui se produit dans la situation présente : « à vue de pays » (c’est-à-dire : d’après tout ce que je vois), « je connais à peu près le train des choses », « sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières ». Molière mêle des expressions populaires, qui sentent la basse extrace, et la prétentieuse image finale (« quelques lumières »). Transition. Le savoir de Sganarelle sur Dom Juan, celui qu’il peut communiquer à Gusman, n’est donc pas fondé sur une confidence ponctuelle, mais sur une habituelle manière d’agir. Des traits permanents, des actes répétés doivent permettre de faire un portrait de Dom Juan, élément indispensable de l’exposition avant l’entrée en scène du personnage principal. 3.4.3. Discussion sur Dom Juan Une première remarque s’impose : non seulement l’entrée en scène de Dom Juan est retardée, mais encore son nom n’est introduit qu’au bout d’un certain temps. Sganarelle a commencé par parler du tabac au lieu de parler explicitement de lui. Puis il l’a désigné comme « mon maître », appellation reprise par Gusman dans sa réplique. C’est pourtant Gusman qui est le premier à prononcer le nom redoutable. Deux questions mettent successivement en valeur à la fin « Dom Juan » et « Done Elvire », les deux prétendus époux unis hier, aujourd’hui séparés :

« Quoi ! ce départ si peu prévu serait une infidélité de Dom Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ? » Le conditionnel exprime une vérité longtemps refusée qu’il faut enfin se résigner à admettre, si scandaleuse soit-elle. 1. Le séducteur. La première antithèse est celle du froid et du chaud : si Elvire a été touchée « trop fortement » (c’est-à-dire très fortement) par la « passion », Dom Juan semble avoir manifesté « quelque froideur » en la fuyant. La métaphore n’appartient pas au vocabulaire fruste de Sganarelle, mais au langage de Gusman qui, comme l’a fait observer Jacques Guicharnaud dans Molière, une aventure théâtrale (1963, Gallimard), « parle comme un héros de roman précieux », étant « le reflet inconscient de ses maîtres, sans coïncider avec eux ». En réalité, Dom Juan passe d’un brusque embrasement à une froideur qui n’est pas moins brutale. Gusman évoquera plus loin ces « lettres passionnées », ces « protestations ardentes », ces « transports » et ces « emportements » qu’il avait fait paraître avant la séduction. La séduction donjuanesque est dans cette mobilité, dans ce passage très rapide du chaud au froid. 2. L’homme de qualité. Le rang de Dom Juan, sa naissance devraient le tenir au-dessus de toute bassesse. À l’idéal de l’honnête homme succède celui de l’homme de qualité, et l’on pourrait penser que l’une (la qualité, c’est-à-dire la naissance) ne va pas sans l’autre (l’honnêteté, c’est-à-dire l’élégance de la conduite). C’est sur cette adéquation que Sganarelle semble avoir les plus grands doutes. La notion de qualité, devenue ambiguë, se trouve mise en question. Il faut suivre ici l’enchaînement du dialogue, qui est remarquable : SGANARELLE.

– Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le

courage… GUSMAN.

– Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?

SGANARELLE.

– Eh oui, sa qualité ! la raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses ! Sganarelle est interrompu sur le mot « courage », qui est lui-même ambigu (bravoure/cœur). Gusman, qui prend les mots au pied de la lettre au lieu de raffiner sur leur signification, établit immédiatement l’équation qualité égale courage, et fonde sur elle son étonnement. Sganarelle, au

contraire, ne considère pas cette qualité comme une garantie suffisante. Qualité, pour lui, n’égale rien, et surtout pas cette honnêteté au nom de laquelle il parlait si volontiers dans son éloge du tabac. 3. L’épouseur. Autre garantie, pour le bon Gusman : « les saints nœuds du mariage ». Ce n’est donc ni une qualité native, ni une assurance donnée par la société, mais une institution religieuse qui associe l’échange des consentements et le sacrement. Or, Dom Juan n’est l’homme ni de l’échange (c’est ce qu’a exprimé allégoriquement l’éloge du tabac) ni du respect du sacré (ce que montrera sa conduite à l’égard de la statue du Commandeur défunt). Cette définition négative de Dom Juan n’est pas encore explicite, elle se laisse deviner. Dom Juan laisse croire à chacune de ses victimes qu’il l’épouse. Elvire l’a cru, comme les autres, mais elle n’est pas plus épouse que les autres. Dom Carlos s’en rendra compte, puisqu’il demandera à Dom Juan, dans la scène 3 de l’acte V, de le « voir publiquement confirmer à [s]a sœur le nom de [sa] femme ». Le dialogue s’arrête sur une pause, il est suspendu sur un mystère : « Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, croismoi, quel homme est Dom Juan. » Il y a quelque condescendance dans cette réplique. Comme le note J. Guicharnaud, « emporté contre son gré dans l’aventure donjuanesque, Sganarelle s’en nourrit pour se gonfler, pour se bâtir une supériorité ». Il n’est plus question d’honnête homme ni d’homme de qualité, mais d’homme, tout simplement, un homme qui est un sujet d’étonnement et de scandale, comme l’est l’homme pour Pascal. Conclusion 1. À partir du trait final, reprise des conclusions partielles. D’interrogatif, « quel homme » deviendra exclamatif et retriplé au moment de la fausse conversion (acte V, scène 2). L’accent final mis sur « Dom Juan » indique bien que Sganarelle, qui réprouve la conduite de son maître quand il se place au point de vue de la morale commune et de l’exigence de communication, reste fasciné par lui. L’éloge du tabac, où il n’était en réalité question que de lui, l’évocation du départ où il parlait

sur le mode du nous, le portrait final où toute explication finit par être recherchée dans ce qu’on peut appeler la « donjuanité » de Dom Juan le confirment. 2. Conclusion générale. C’est pourquoi le monologue se prolonge. Sganarelle revient sans doute à un « discours » adressé à Gusman, mais il poursuit une rêverie intérieure sur Dom Juan, sur ce mystère que représente son maître pour lui. 3. Ouverture. On répète souvent, depuis l’étude d’Otto Rank, que Sganarelle est le double de Dom Juan, comme Leporello est celui de Don Giovanni dans le film de Joseph Losey. Mais cela est plus vrai de Mozart que de Molière. Ici, Dom Juan est jeune, et Sganarelle l’est moins : Lagrange, qui tenait le rôle de Dom Juan, avait 26 ans, et Molière, qui tenait celui de Sganarelle, en avait 43 en 1665, lors de la première représentation de la comédie. Sganarelle est plutôt le spectateur, le premier spectateur de Dom Juan l’homme-théâtre. 3.5. EDWARD MORGAN FORSTER, A PASSAGE TO INDIA ; ROUTE DES INDES (DÉBUT DE LA 2e PARTIE) A Passage to India a été écrit à la suite du second voyage de l’auteur en Inde. Paru en 1924, le roman inaugure, dans la littérature angloindienne, ce qu’on a pu appeler l’« ère de la désillusion », succédant aux accents plus triomphants du tournant du XIXe siècle qu’avait souvent pris l’œuvre d’un Rudyard Kipling. L’intrigue pourrait être celle d’un roman colonial convenu relatant l’agression dont est victime une Anglaise arrivant en Inde. Dans la cité de Chandrapore, où le colonialisme britannique est aussi médiocre et frustrant pour les deux communautés qui le vivent que partout ailleurs en Inde, l’amitié naissante de l’Anglais Fielding et de l’Indien musulman Aziz se voit mise à l’épreuve lorsque Adela Quested, nouvelle venue dans la colonie, déclare qu’elle a été attaquée dans les grottes par le même Aziz. Son arrestation puis son procès créeront des tensions politiques et sociales dans la ville. Fielding va se couper de sa communauté pour défendre son ami qui sera innocenté lorsque

Miss Quested abandonnera ses accusations, provoquant un bouleversement total à Chandrapore. Quelques années plus tard, Fielding et Aziz se rencontreront de nouveau. À l’Anglais qui voudrait qu’ils soient de nouveau amis, Aziz répondra que cela ne se pourra tant que l’Inde ne sera pas un pays libre. Au centre du roman se trouvent les grottes de Marabar, où a lieu l’agression, symbole de la terre indienne primitive qui rebute les Britanniques, incapables de comprendre leur profondeur. Au-delà des clichés coloniaux d’époque, le roman va donc traiter de ce qui ne peut être dit de l’Inde, de ce qui, dans l’immensité toujours reculée de son mystère, déjoue l’analyse ou la représentation européennes. Conformément à l’épigraphe du récit, empruntée à un poème de l’Américain Walt Whitman, « Passage to India » (1871), qui donne son titre au roman, il s’agit d’« un passage vers plus que l’Inde » : « Passage to more than India... », transition vers la pensée primordiale et révélation de soi. Le texte correspond au début de la partie centrale du roman, à l’instant où les personnages approchent de ce qui est à la fois le cœur de l’Inde et le lieu de la crise. XII

I

The Ganges, though flowing from the Le Gange, quoique coulant des pieds foot of Vishnu and through Siva’s de Vishnu et à travers la chevelure de hair, is not an ancient stream. Siva, n’est pas un très vieux fleuve. Geology, looking further than La géologie, voyant plus loin que la religion, knows of a time when religion, connaît une époque où neither the river nor the Himalayas n’existaient ni le fleuve ni les that nourish it existed, and an ocean Himalayas qui lui ont donné flowed over the holy places of naissance, et où l’Océan s’étendait Hindustan. The mountains rose, their sur les lieux saints de l’Hindoustan. debris silted up the ocean, the gods Les montagnes s’élevèrent, leurs took their seats on them and débris comblèrent l’Océan, les dieux contrived the river, and the India we y prirent leur place et créèrent la call immemorial came into being. rivière, et l’Inde que nous disons But India is really far older. In the immémoriale naquit. Mais il y a en

days of the prehistoric ocean the réalité une Inde beaucoup southern part of the peninsula plus vieille. Aux jours de l’Océan already existed, and the high places préhistorique, la partie sud de la of Dravidia have been land since péninsule existait déjà ; les sommets land began, and have seen on the de Dravidia avaient été de la terre one side the sinking of a continent depuis que la terre existait. Ils that joined them to Africa, and on the avaient vu d’un côté l’effondrement other the upheaval of the Himalayas des continents qui les reliaient à from a sea. They are older than l’Afrique, et de l’autre, le anything in the world. No water has soulèvement de l’Himalaya ever covered them, and the sun who surgissant de la mer. Rien au monde has watched them for countless n’est aussi vieux. Aucune eau ne les aeons may still discern in their recouvrit jamais, et le soleil, qui les outlines forms that were his before contemple depuis d’innombrables our globe was torn from his bosom. millénaires, peut encore discerner If flesh of the sun’s flesh is to be dans leurs contours des formes qui touched anywhere, it is here, among furent siennes avant que notre globe the incredible antiquity of these hills. ne fût arraché de son sein. Si l’on Yet even they are altering. As peut toucher quelque part la chair de Himalayan India rose, this India, the la chair du soleil, c’est là, dans ces primal, has been depressed, and is collines d’une incroyable antiquité. slowly reentering the curve of the Et cependant, elles-mêmes changent. earth. It may be that in aeons to Pendant que s’élevait l’Inde come an ocean will flow here too, himalayenne, cette Inde, la primitive, and cover the sun-born rocks with s’affaissait, et lentement, elle rentre slime. Meanwhile the plain of the dans la courbe terrestre. Il est Ganges encroaches on them with possible que, dans des millénaires à something of the sea’s action. They venir, un océan doive s’étendre là are sinking beneath the newer lands. aussi et couvrir de boue les roches Their main mass is untouched, but at solaires. Pour l’instant, la plaine du the edge their outposts have been cut Gange empiète sur elles avec quelque off and stand knee-deep, throat-deep, chose de la mer dans son action. in the advancing soil. Elles s’enlisent sous les terres There is something unspeakable in naissantes. Leur masse centrale these outposts. They are like nothing demeure intacte, mais les sentinelles else in the world, and a glimpse of avancées ont été coupées et se them makes the breath catch. They dressent, plantées jusqu’au genou,

rise abruptly, insanely, without the plantées jusqu’à la gorge, dans la proportion that is kept by the wildest terre envahissante. hills elsewhere, they bear no relation Il y a en elles quelque chose to anything dreamt or seen. To call d’indicible. Rien ne leur est them “uncanny” suggests ghosts, comparable au monde ; un simple and they are older than all spirit. coup d’œil jeté sur elles suspend Hinduism has scratched and votre respiration. Elles se dressent, plastered a few rocks, but the shrines abruptes, déraisonnables, sans la are unfrequented, as if pilgrims, who proportion que gardent les generally seek the extraordinary, had montagnes les plus sauvages partout here found too much of it. Some ailleurs, sans comparaison possible saddhus did once settle in a cave, but avec rien de rêvé et de vu. Les they were smoked out, and even qualifier d’hallucinantes fait penser à Buddha, who must have passed this des fantômes, et elles sont plus way down to the Bo Tree of Gaya, vieilles que tout esprit. L’hindouisme shunned a renunciation more a gratté et plâtré quelques rocs, mais complete than his own, and has left les châsses sont délaissées comme si no legend of struggle or victory in les pèlerins qui, d’habitude, the Marabar. recherchent l’extraordinaire, en The caves are readily described. A avaient trouvé là par trop. Quelques tunnel eight feet long, five feet high, Saddhus un jour s’installèrent dans three feet wide, leads to a circular une grotte, mais y furent enfumés. Le chamber about twenty feet in Bouddha lui-même, qui dut passer diameter. This arrangement occurs par là dans sa marche vers l’arbre again and again throughout the Bô, a fui sans doute un renoncement group of hills, and this is all, this is a plus grand que le sien, et n’a laissé Marabar cave. Having seen one such aucune légende de lutte ou de cave, having seen two, having seen victoire à Marabar. three, four, fourteen, twenty-four, the Les grottes sont vite décrites. Un visitor returns to Chandrapore tunnel de huit pieds de long, cinq uncertain whether he has had an pieds de haut et trois de large conduit interesting experience or a dull one à une chambre circulaire d’environ or any experience at all. He finds it vingt pieds de diamètre. Cette difficult to discuss the caves, or to disposition se répète sans cesse tout keep them apart in his mind, for the au long des collines. C’est tout. Voilà pattern never varies, and no carving, une grotte de Marabar. Après avoir not even a bees’ nest or a bat, vu une de ces grottes, après en avoir

distinguishes one from another. vu deux, après en avoir vu trois, Nothing, nothing attaches to them, quatre, quatorze, vingt-quatre, le and their reputation – for they have visiteur retourne à Chandrapore, ne one – does not depend upon human sachant pas bien s’il a fait une speech. It is as if the surrounding expérience curieuse ou terne, ou plain or the passing birds have taken même s’il a fait une expérience upon themselves to exclaim quelconque. Il lui est difficile de “Extraordinary !” and the word has parler des grottes ou de les distinguer taken root in the air, and been dans son esprit, car la disposition ne inhaled by mankind. change jamais : pas un relief aux They are dark caves. Even when they murs, pas même un nid d’abeille ou open towards the sun, very little light une chauve-souris qui les différencie penetrates down the entrance tunnel l’une de l’autre. Rien, rien qui les into the circular chamber. There is rende attachantes. Leur réputation – little to see, and no eye to see it, until car elles en ont une – ne semble pas the visitor arrives for his five dépendre de ce qu’en disent les minutes, and strikes a match. hommes. Tout se passe comme si la Immediately another flame rises in plaine environnante ou les oiseaux de the depths of the rock and moves passage s’étaient exclamés : « Quelle towards the surface like an chose extraordinaire ! » et que le mot imprisoned spirit ; the walls of the demeuré dans l’air eût été respiré par circular chamber have been most les hommes. marvellously polished. The two Ce sont des grottes obscures. Même flames approach and strive to unite, lorsqu’elles s’ouvrent au soleil, il ne but cannot, because one of them plonge que très peu de lumière dans breathes air, the other stone. A la chambre circulaire par le tunnel de mirror inlaid with lovely colours l’entrée. Il y a peu à voir, et nul œil divides the lovers, delicate stars of ne le voit jusqu’au moment où un pink and gray interpose, exquisite visiteur entré là, pour les cinq nebulae, shadings fainter than the minutes coutumières, frotte une tail of a comet or the midday moon, allumette. Aussitôt une seconde all the evanescent life of the granite, flamme s’allume dans les only here visible. Fists and fingers profondeurs de la roche et s’avance thrust above the advancing soil – vers la surface comme un esprit here at last is their skin, finer than emprisonné : les murs de la chambre any covering acquired by the circulaire ont été miraculeusement animals, smoother than windless polis. Les deux flammes

water, more voluptuous than love. s’approchent et luttent pour s’unir, The radiance increases, the flames mais n’y parviennent pas, car l’une touch one another, kiss, expire. The respire de l’air et l’autre de la pierre. cave is dark again, like all the caves. Un miroir où s’étalent des couleurs Only the wall of the circular délicieuses sépare les deux amants ; chamber has been polished thus. The de délicates étoiles grises et roses sides of the tunnel are left rough, s’interposent, d’exquises nébuleuses, they impinge as an afterthought upon des brouillards plus faibles que la the internal perfection. An entrance queue d’une comète ou la lune de was necessary, so mankind made midi, toute la vie évanescente du one. But elsewhere, deeper in the granit, visible là seulement. Des granite, are there certain chambers poings et des doigts lancés à travers that have no entrances ? Chambers la terre envahissante, voici enfin la never unsealed since the arrival of peau, plus belle que n’importe quelle the gods ? Local report declares that robe animale, plus lisse qu’une eau these exceed in number those that tranquille, plus voluptueuse que can be visited, as the dead exceed the l’amour. L’éclat augmente, les living – four hundred of them, four flammes se touchent, se joignent, thousand or million. Nothing is meurent. La grotte est de nouveau inside them, they were sealed up obscure comme toutes les grottes. before the creation of pestilence or Seul le mur de la chambre circulaire treasure ; if mankind grew curious est ainsi poli. Les parois du tunnel and excavated, nothing, nothing sont encore rugueuses ; elles frappent would be added to the sum of good comme une addition rétrospective à or evil. One of them is rumoured la perfection intérieure. Il fallait une within the boulder that swings on the entrée, les hommes en ont fait une. summit of the highest of the hills ; a Mais ailleurs, plus profondément bubble-shaped cave that has neither dans le granit, y a-t-il des chambres ceiling nor floor, and mirrors its own sans entrée, des chambres jamais darkness in every direction infinitely. descellées depuis l’avènement des If the boulder falls and smashes, the dieux ? La tradition locale veut que cave will smash too – empty as an ces dernières soient en nombre plus Easter egg. The boulder because of grand que celles visitées, comme le its hollowness sways in the wind, and nombre des morts surpasse celui des even moves when a crow perches vivants, qu’il y en ait quatre cents, upon it ; hence its name and the quatre mille ou millions. Elles ne contiennent rien, elles ont été

name of its stupendous pedestal : the scellées avant que fussent créés la Kawa Dol. peste ou les trésors ; si les hommes, These hills look romantic in certain devenus curieux, creusaient le roc, lights and at suitable distances, and rien, rien ne serait ajouté à la somme seen of an evening from the upper des biens ou des maux. La rumeur veranda of the Club they caused publique en place une à l’intérieur du Miss Quested to say conversationally roc qui oscille au sommet de la plus to Miss Derek that she should like to haute colline ; une grotte en forme de have gone, that Dr Aziz at bulle, sans plafond ni parquet qui Mr Fielding’s had said he would mire sa propre obscurité dans toutes arrange something, and that Indians directions à l’infini. Si le roc tombe seem rather forgetful. She was et s’écrase, la grotte s’écrasera aussi, overheard by the servant who offered vide comme un œuf de Pâques. La them vermouths. This servant roche creuse se balance dans le vent, understood English. And he was not et même remue lorsqu’un corbeau exactly a spy, but he kept his ears vient s’y poser : d’où son nom et open, and Mahmoud Ali did not celui de son étonnant piédestal : le exactly bribe him, but did encourage Kawa-Dol. him to come and squat with his own Sous certains éclairages et à une servants, and would happen to stroll distance convenable, ces collines their way when he was there. As the prennent un aspect romantique ; story travelled, it accreted emotion, Miss Quested, en les regardant au and Aziz learned with horror that the crépuscule, de la plus haute véranda ladies were deeply offended with du club, dit incidemment à him, and had expected an invitation Miss Derek qu’elle aurait bien aimé daily. He thought his facile remark les aller voir, que le docteur Aziz, had been forgotten. Endowed with chez Mr Fielding, avait promis two memories, a temporary and a d’arranger quelque chose, et que les permanent, he had hitherto relegated Hindous paraissaient oublier bien the caves to the former. Now he aisément. Ces paroles furent transferred them once for all, and recueillies par le domestique qui leur pushed the matter through. They offrait des vermouths. Ce domestique were to be a stupendous replica of entendait l’anglais. Ce n’était pas the tea-party. He began by securing proprement un espion, mais il avait Fielding and old Godbole, and then l’ouïe bonne, et Mahmoud Ali, sans commissioned Fielding to approach proprement le soudoyer, Mrs Moore and Miss Quested when l’encourageait à venir s’accroupir

they were alone – by this device avec ses domestiques et se trouvait Ronny, their official protector, could passer par là au cours de sa visite. En be circumvented. Fielding didn’t like voyageant, l’histoire se teinta the job much ; he was busy, caves d’émotion, et Aziz apprit avec bored him, he foresaw friction and horreur que les dames anglaises, expense, but he would not refuse the profondément offensées de son nothing, nothing would be added to silence, avaient attendu chaque jour the sum of good or evil. One of them une invitation. Il pensait que sa is rumoured within the boulder that remarque, pour lui sans importance, swings on the summit of the highest avait été oubliée. Doué de deux of the hills ; a bubble-shaped cave mémoires, une temporaire et une that has neither ceiling nor floor, and permanente, il avait déjà relégué les mirrors its own darkness in every grottes dans un coin de la première. direction infinitely. If the boulder Il dut une fois pour toutes les falls and smashes, the cave will ramener et se résoudre à pousser smash too – empty as an Easter egg. l’entreprise. Elle allait être une The boulder because of its réplique effrayante du thé de hollowness sways in the wind, and Fielding. Il s’assura d’abord la even moves when a crow perches présence de ce dernier et celle du upon it ; hence its name and the vieux Godbole, puis chargea Fielding name of its stupendous pedestal : the d’approcher Mrs Moore et Kawa Dol. Miss Quested au moment où elles These hills look romantic in certain seraient seules – on devait, par ce lights and at suitable distances, and moyen, tourner l’opposition de seen of an evening from the upper Ronny, leur protecteur officiel. veranda of the Club they caused L’affaire n’était pas trop du goût de Miss Quested to say conversationally Fielding ; il avait du travail, les to Miss Derek that she should like to grottes l’ennuyaient, il prévoyait du have gone, that Dr Aziz at frottement et des dépenses, mais il ne Mr Fielding’s had said he would voulut pas refuser le premier service arrange something, and that Indians que son ami lui demandait et obéit. seem rather forgetful. She was Les dames acceptèrent. La chose overheard by the servant who offered soulevait bien quelques difficultés à them vermouths. This servant cause de leurs multiples invitations, understood English. And he was not et cependant elles espéraient en venir exactly a spy, but he kept his ears à bout après avoir pris l’avis de open, and Mahmoud Ali did not Mr Heaslop. L’avis de Ronny fut

exactly bribe him, but did encourage qu’il n’y avait pas d’inconvénient, him to come and squat with his own pourvu que Fielding prît la pleine servants, and would happen to stroll responsabilité de leur effort. Il their way when he was there. As the n’avait pas beaucoup d’enthousiasme story travelled, it accreted emotion, pour ce pique-nique, mais à vrai dire and Aziz learned with horror that the les dames n’en avaient pas plus – ladies were deeply offended with personne n’en avait plus, et him, and had expected an invitation cependant on le monta. daily. He thought his facile remark Aziz était terriblement tracassé. Ce had been forgotten. Endowed with n’était pas une grande expédition – two memories, a temporary and a un train les prenait à Chandrapore permanent, he had hitherto relegated avant l’aube, un autre les y ramenait the caves to the former. Now he pour le déjeuner –, mais il n’était transferred them once for all, and qu’un petit fonctionnaire et craignait pushed the matter through. They de s’en tirer à son déshonneur. Il dut were to be a stupendous replica of demander un jour de congé au major the tea-party. He began by securing Callendar, qui le lui refusa à cause de Fielding and old Godbole, and then sa maladie récente : désespoir ; une commissioned Fielding to approach nouvelle approche du major Mrs Moore and Miss Quested when Callendar, par l’intermédiaire de they were alone – by this device Fielding, obtint une permission Ronny, their official protector, enveloppée de mépris hargneux. Il could be circumvented. Fielding dut emprunter de l’argenterie à didn’t like the job much ; he was Mahmoud Ali sans l’inviter. Puis il busy, caves bored him, he foresaw fallut résoudre la question des friction and expense, but he would alcools ; Mr Fielding et peut-être les not refuse the first favour his friend dames buvaient ; fallait-il donc se had asked from him, and did as munir de whisky-soda et de porto ? Il required. The ladies accepted. It was y avait le problème du transport de la a little inconvenient in the present halte de Marabar aux grottes. Il y press of their engagements, still, they avait le problème du professeur hoped to manage it after consulting Godbole et de sa nourriture, et celui Mr Heaslop. Consulted, Ronny du professeur Godbole et de la raised no objection, provided nourriture des autres – deux Fielding undertook full responsibility problèmes et non pas un seul. Le for their comfort. He was not professeur n’était pas un hindouiste enthusiastic about the picnic, but très strict, il prendrait du thé, des

then no more were the ladies – no fruits, de l’eau de seltz et des one was enthusiastic, yet it took sucreries quel qu’en ait été le place. cuisinier, des légumes et du riz à Aziz was terribly worried. It was not condition qu’un brahmane les ait fait a long expedition – a train left cuire ; mais pas de viande, pas de Chandrapore just before dawn, gâteaux, de peur qu’ils ne continssent another would bring them back for des œufs, et il ne permettrait à tiffin – but he was only a little personne de manger du bœuf : une official still, and feared to acquit tranche de bœuf sur un plat éloigné himself dishonourably. He had to ask ferait s’effondrer son bonheur. Les Major Callendar for half a day’s autres pouvaient manger du mouton, leave, and be refused because of his pouvaient manger du jambon. Mais recent malingering ; despair ; au mot de jambon, la propre religion renewed approach of Major d’Aziz élevait la voix : il ne pouvait Callendar through Fielding, and imaginer ses compagnons mangeant contemptuous snarling permission. du jambon. Ennuis après ennuis He had to borrow cutlery from surgirent sur son chemin parce qu’il Mahmoud Ali without inviting him. avait voulu lutter avec l’esprit de la Then there was the question of terre hindoue qui veut maintenir les alcohol : Mr Fielding, and perhaps hommes en compartiments étanches. the ladies, were drinkers, so must he À la fin, le moment arriva. provide whiskey-sodas and ports ? Ses amis tinrent Aziz pour There was the problem of transport extravagant d’aller rechercher la from the wayside station of Marabar compagnie des dames anglaises, et to the caves. There was the problem l’avertirent de prendre toutes les of Professor Godbole and his food, précautions contre un défaut de and of Professor Godbole and other ponctualité. En conséquence, il passa people’s food – two problems, not la nuit du départ à la gare. Les one problem. The Professor was not domestiques, massés pêle-mêle sur le a very strict Hindu – he would take quai, reçurent l’ordre de ne pas tea, fruit, soda-water and sweets, s’écarter, tandis que lui-même passait whoever cooked them, and le temps en va-et-vient en compagnie vegetables and rice if cooked by a du vieux Mohammed Latif, désigné Brahman ; but not meat, not cakes comme majordome. Un sentiment lest they contained eggs, and he d’insécurité et même d’irréalité would not allow anyone else to eat l’envahit. Lorsqu’une auto apparut, il beef : a slice of beef upon a distant espéra que Fielding en descendrait

plate would wreck his happiness. pour lui prêter de sa fermeté. Mais Other people might eat mutton, they elle contenait Mrs Moore, might eat ham. But over ham Aziz’s Miss Quested et leur domestique own religion raised its voice : he did goanais. Il se précipitait à leur not fancy other people eating ham. rencontre, brusquement heureux : Trouble after trouble encountered – Mais vous êtes donc venues malgré him, because he had challenged the tout. Comme vous êtes bonnes ! spirit of the Indian earth, which tries s’écria-t-il. C’est le moment le plus to keep men in compartments. heureux de ma vie. At last the moment arrived. His friends thought him most unwise to mix himself up with English ladies, and warned him to take every precaution against unpunctuality. Consequently he spent the previous night at the station. The servants were huddled on the platform, enjoined not to stray. He himself walked up and down with old Mohammed Latif, who was to act as major-domo. He felt insecure and also unreal. A car drove up, and he hoped Fielding would get out of it, to lend him solidity. But it contained Mrs Moore, Miss Quested and their Goanese servant. He rushed to meet them, suddenly happy. “But you’ve come after all. Oh how very very kind of you !” he cried. “This is the happiest moment in all my life.” • Bibliographie : FORSTER E. M., 1924, A Passage to India ; édition anglaise citée, 1990, Penguin Books ; édition française citée, Route des Indes, 1927, coll. « 10/18 », Paris, UGE, trad. de C. Mauron. 4. LES DIFFÉRENTES ÉTAPES

4.1. L’INTRODUCTION La fonction de l’introduction est de présenter le texte (elle ne débute donc jamais par un anaphorique tel que « Ce texte… »), de le situer dans l’œuvre à laquelle il appartient et de proposer un axe de lecture dont les diverses articulations vont constituer les parties du développement. Il faut éviter l’emphase ou l’énumération scolaire. Elle doit avoir trois qualités : la concision, la clarté, la capacité d’éveiller l’intérêt. La concision revêt une importance encore plus grande à l’oral (où l’épreuve se déroule en temps limité). Il faut que l’introduction présente le texte et le plan du commentaire sans attirer l’attention sur elle, laissant entendre que l’essentiel du propos est à venir. Elle doit être d’autant mieux structurée qu’elle indique l’articulation générale du commentaire et que (particulièrement à l’oral) la bonne intelligence du propos dépend pour une part de cette présentation initiale. Enfin, il s’agit de donner au lecteur (ou à l’auditeur) l’envie de suivre un commentaire sachant mettre en valeur les beautés d’un texte littéraire. La sobriété est de rigueur ; il faut pourtant se rappeler que la qualité d’une copie ou d’une prestation s’évalue dès les premiers mots. Le schéma type d’une introduction comprend quatre parties nécessaires : – a) une courte présentation de l’œuvre, qui doit éviter les généralités ou les banalités. Elle peut comporter des indications concernant le contexte (historique, social, littéraire) si celles-ci permettent d’éclairer le passage proposé ; – b) la situation du texte : il s’agit de dégager l’intérêt du passage dans l’économie de l’œuvre et d’en présenter la fonction par rapport aux scènes antérieures, mais sans s’y appesantir : situer n’est pas raconter ; – c) la proposition d’une hypothèse (d’un axe) de lecture : c’est là un passage décisif, puisqu’à partir de cette interprétation, le correcteur jugera si le commentaire est adapté au passage et permet l’analyse de ses principaux aspects littéraires ; – d) l’annonce du plan du commentaire : elle doit découler logiquement de l’hypothèse de lecture et se faire brièvement, sans

didactisme (à l’oral, on aura cependant soin de mettre en évidence les diverses articulations envisagées). L’essentiel est qu’apparaisse l’armature logique qui rassemble les différents points abordés. À cet égard, la présentation du plan sous la forme d’une avalanche de questions est à proscrire. Le texte de Forster va nous permettre de passer à l’application de ces règles. a) Présentation. A Passage to India, Route des Indes, appartient à cette partie spécifique de la littérature britannique qu’on appelle « literature of the Raj » (littérature anglo-indienne), c’est-à-dire l’ensemble littéraire qui a pour sujet l’Empire britannique en Inde et dont la figure la plus connue est Rudyard Kipling. Mais alors que l’œuvre de Kipling correspond à un moment d’enthousiasme pour l’Empire, le roman de Forster marque le début de l’ère de la désillusion dans la « literature of the Raj ». Les difficultés du maintien britannique en Inde sont de plus en plus sensibles. Forster a pu le constater lors de ses deux séjours dans le pays, et son récit s’en fait l’écho. Le passage invite précisément le lecteur à découvrir l’abîme qui sépare les Britanniques de la terre indienne. b) Situation. Il s’agit du début de la partie centrale du roman qui comprend trois parties (intitulées « La mosquée », « Les grottes », « Le temple »). Conformément à un schéma typique des romans forstériens débute ici une suite d’épisodes marquant une chute (d’ailleurs signalée par l’entrée dans un lieu souterrain). Les grottes de Marabar (site inventé par l’auteur) sont le centre symbolique du récit (elles apparaissent dès les premières lignes et reviennent à la fin du roman). En accord avec le titre anglais commence donc le passage vers le cœur de l’Inde. c) Hypothèse de lecture. En deux parties distinctes – l’une présentant le cadre naturel, l’autre les personnages –, le passage relate l’arrivée de personnages britanniques et autochtones dans l’un des lieux les plus mystérieux du sous-continent. Cette excursion amicale, regroupant des Anglais et des Indiens (l’association est exceptionnelle, comme le montre l’ensemble du roman), va se transformer en cauchemar, puisque Miss Quested croira être la victime d’une tentative de viol dont on accusera le docteur Aziz. Tout se passera comme si le centre de

l’étrangeté indienne que constituent les grottes avait la capacité de bouleverser la vie des personnages pour les révéler à eux-mêmes. Mais avant la crise, ce texte nous introduit progressivement à ce mystère en nous proposant divers éclairages sur l’Inde si étrange et peut-être plus authentique que l’on découvre à proximité des cavernes fatidiques. d) Annonce du plan (un plan explicatif semble plus adéquat ici). La technique romanesque de Forster demeure assez traditionnelle –, surtout si on la compare à celle de ses grands contemporains tels Virginia Woolf, D. H. Lawrence ou James Joyce. Le texte prend ainsi d’abord l’aspect d’un document sur l’Inde au réalisme assez convenu (Ire partie). Mais cette dimension se double d’un réseau d’images suggérant que cette volonté réaliste n’est que la surface du passage (IIe partie). Le texte poursuit en fait le fil d’une voix narrative qui se développe depuis le début du roman et qui lui donne son style si particulier (IIIe partie). Ainsi, avec la présentation des grottes, espace central du roman et lieu d’une insondable étrangeté, s’annonce l’apparition d’une Inde cachée, inconnue et redoutable pour qui, tels les Britanniques – ou même un Indien musulman comme Aziz –, n’y est pas préparé (IVe partie). La variété remarquable de l’Inde est ainsi exprimée, conformément à la multiplicité, peut-être infinie, soulignée par le personnage d’Aziz dans un autre passage du roman, lorsqu’il prétend que personne ne représente toute l’Inde. Tel est sans doute, au plan existentiel mais aussi politique, le problème des Britanniques qui prétendent réduire cette terre si déroutante à la simplicité de l’ordre colonial. 4.2. LE CORPS DU COMMENTAIRE Il consiste à expliquer clairement et à justifier, par référence aux textes, la cohérence de la structure interprétative que l’on a adoptée. Il ne nous a pas semblé utile de suivre pas à pas le déroulement du commentaire. Les exemples donnés dans la suite de l’ouvrage devraient permettre de comprendre la méthode ici mise en œuvre. Rappelons seulement quelques règles :

– chaque partie du commentaire débute par un préambule qui introduit l’idée centrale avec concision mais sans brutalité ; – chacune des parties se décompose en plusieurs points, étapes du raisonnement, qui éclairent un aspect précis du passage. Il est inutile de multiplier ces « sous-parties », mais la subdivision en trois, relevant d’une superstition académique bien française, n’est nullement obligatoire. En tout cas, quel que soit le nombre de points abordés, il convient de respecter un équilibre général entre les différentes parties ; – à la fin de chaque partie, une conclusion partielle marque le chemin parcouru en référence à l’hypothèse de lecture. Elle sert également de transition vers la partie qui suit. Nous donnons ici le commentaire du texte de Forster en indiquant les principales articulations du raisonnement. 4.2.1. Une présentation du paysage indien Préambule. Avancer que le texte peut se lire comme un témoignage sur l’Inde, c’est poser la question de son réalisme. Le terme est piégé, mais on peut en tirer quelques éléments de réflexion pour évaluer le statut du cadre indien dans le passage. 1. Le texte est réaliste en ce sens qu’il dépouille d’emblée l’Inde des clichés qui entourent souvent sa représentation dans les fictions occidentales au XIXe comme au XXe siècles : stéréotypes propagés par des romans très célèbres (Philipp Meadows Taylor,1839, Confessions of a Thug, Confessions d’un Thug ; Jules Verne,1880, La Maison à vapeur, Voyage à travers l’Inde septentrionale). L’Inde « mystique », topos romanesque par excellence, se voit congédiée au nom d’une ancienneté plus grande des grottes de Marabar. Il s’agit de voir « further than religion/plus loin que la religion ». L’Inde « romantique » de Miss Quested est également écartée. Cette excursion hors de la ville n’est pas non plus l’occasion d’un étalage de pittoresque, comme on en trouve dans maints romans exotiques sur l’Inde. Au contraire, le texte nous présente une campagne morne dont les grottes se détachent à peine. Cette

évocation d’un paysage neutre étonne d’abord, dans la mesure où le personnage d’Aziz avait présenté les cavernes comme un endroit étrange. 2. La narration et le style de présentation du cadre et des personnages relèvent du réalisme romanesque hérité du XIXe siècle. En témoigne d’emblée le découpage très net et pour ainsi dire « cinématographique » du passage : le lecteur est conduit d’un plan panoramique embrassant l’ensemble des lieux, à un plan moyen sur les grottes, avant d’en venir à des plans plus serrés sur les personnages. Un langage précis est utilisé pour décrire le paysage, puisque la narration sollicite un vocabulaire scientifique, géographique et surtout géologique pour évoquer à la fois l’extraordinaire antiquité des cavernes et leur avenir presque illimité (« dans des millénaires à venir »). Ce réalisme descriptif ne suffit pourtant pas à résorber leur mystère. Au contraire, les précisions géologiques accroissent l’étrangeté du lieu en le situant hors des normes temporelles humaines. 3. L’évocation des personnages participe d’un réalisme comparable. La narration omnisciente analyse leurs émotions et pensées (particulièrement celles d’Aziz, l’organisateur de l’excursion), et permet de souligner leurs contradictions – sa courtoisie hypocrite l’amenant à parler de jour « heureux » pour lui – ou leurs insuffisances – la vision superficielle de Miss Quested trouvant les prodigieuses grottes « romantiques ». Le lecteur découvre ainsi les tourments d’Aziz. Une véritable « tempête sous un crâne » lui est dévoilée qui, d’une manière ironique, se produit à propos d’un pique-nique. Les pratiques dictées par chaque religion transforment, en effet, l’excursion en casse-tête culinaire. Les problèmes rencontrés par Aziz attestent plaisamment la difficulté des relations entre les êtres dans un pays où la dimension religieuse est cardinale. Cet aspect a été totalement négligé des deux Anglaises qui ont entraîné l’Indien à organiser cette excursion. Elles révèlent ainsi leur méconnaissance profonde du pays. À l’instar de l’évocation du paysage, la présentation des personnages ne relève donc pas seulement d’un réalisme sans surprise. Elle se double d’une allusion aux difficultés relationnelles existant entre Indiens (musulmans et hindouistes) comme entre Indiens et Britanniques.

Conclusion partielle. Une région nouvelle de l’Inde nous est présentée de manière précise selon une succession traditionnelle : cadre naturel puis personnages. Toutefois, le réalisme même du texte incite le lecteur à s’interroger sur ce pays dépouillé de tout pittoresque, mais dont est soulignée l’incommensurable ancienneté. Que peut-il y avoir de commun entre ces cavernes mystérieuses et les préoccupations mesquines des personnages ? Une rencontre pourra-t-elle se produire entre cet espace bizarre et ces personnages vaguement comiques ? Le réalisme du texte, on le comprend, est soutenu par un réseau de correspondances destinées à éclairer une Inde différente de celle des clichés ou du tourisme britanniques. 4.2.2. Symboles de l’Inde Préambule. Les événements qui vont se produire dans les grottes de Marabar constituent le centre du récit. D’après la correspondance de Forster, on sait qu’il pressentait dès le début de la rédaction du roman que quelque chose d’important arriverait dans ce lieu fictif, mais il ignorait quoi. Il percevait simplement les cavernes comme un site où le symbolisme narratif allait culminer. C’est ce que montrent un certain nombre d’images du texte. 1. Le symbolisme religieux. La première partie du texte envisage les grottes dans leurs rapports aux divers cultes religieux, moins d’ailleurs pour en souligner la dimension sacrée que pour récuser cette dernière au nom d’une ancienneté plus grande. Dès le début apparaît le fleuve le plus vénéré de l’Inde, le Gange, mais, d’une manière surprenante, le symbole de l’antique ferveur indienne est présenté comme plus jeune que les cavernes : il n’est pas considéré comme « un très vieux fleuve ». Puis sont évoqués : – les divinités du brahmanisme et de l’hindouisme : Vishnu (deuxième grande divinité de la triade brahmanique, formée de Brahmâ, le Créateur, Vishnu, le Conservateur, Shiva, le Destructeur) et Shiva. En outre, le personnage de Godbole, à la fin du passage, est hindouiste (et, à ce titre, végétarien) ;

– le Bouddha : le prince Siddharta Gautama marchant vers l’arbre à l’abri duquel il atteindra l’illumination (un figuier pipal) ; – des saddhus : le terme (venant du sanscrit « sâdhu » signifiant « pieux ») désigne des hommes saints appartenant à diverses communautés religieuses ou des ascètes errants (appelés aussi « sannyasin ») ; – le culte musulman : il n’apparaît qu’à la fin du texte. Lorsque le personnage d’Aziz songe aux préparatifs du pique-nique, il frémit à l’idée que ses compagnons puissent manger du porc ; – la religion jaïn : le jaïnisme, fondé au VIe siècle avant Jésus-Christ par Vardhamâna et pratiquant le respect absolu de tous les êtres vivants, n’est pas mentionné ici. Sa présence est implicite dans la mesure où les cavernes de Marabar sont dédiées à ce culte, comme l’expliquera un personnage anonyme, lors du procès consécutif à l’excursion. Malgré la fréquence des allusions à la religion, il semble que les grottes débordent toute foi précise (le culte jaïn ne sera mentionné que très rapidement dans la suite du roman). Comme on le constate dès la première phrase, toute pénétrée de références sacrées, la dimension religieuse paraît même réductrice. Ses perspectives propres se voient dépassées par celles de la science géologique. La narration souligne ainsi l’incroyable antiquité des cavernes. 2. Une ancienneté immémoriale. Par le recours inattendu à la géologie opéré dès la seconde phrase, les grottes se voient insérées dans une chronologie à la fois précise et fascinante, puisqu’elle est incommensurable aux normes humaines. Cette chronologie ramène les cavernes à l’époque des bouleversements issus de la dérive des continents et au temps de la formation himalayenne. Cette Inde « far older/beaucoup plus vieille » des sommets de Dravidia – qui vit plus tard l’établissement des premiers peuples au nord du sous-continent, les Dravidiens – correspond au temps d’une Genèse non pas biblique mais plus antique que n’importe quelle mythologie. Au moyen de l’ordre négatif, la narration suggère le caractère indicible de cet état primitif. Le narrateur présente, en effet, des éléments qu’il nie

par la suite afin de suggérer la dimension incomparable des cavernes. Il évoque un temps où « neither the river nor the Himalayas that nourish it existed/n’existaient ni le fleuve ni les Himalayas » et rappelle que « No water has ever covered them/Aucune eau ne les recouvrit jamais ». Il esquisse une comparaison avec les « fantômes » pour conclure aussitôt que « They are older than all spirit/Elles sont plus vieilles que tout esprit ». Une série d’éléments impressionnants est convoquée puis récusée comme inapte à décrire les grottes. Le champ lexical de la négation vient compléter l’ordre négatif. Les mots « no/aucun, nothing/rien » reviennent avec insistance, et le narrateur recourt à un lexique de l’indicible : « insanely/[d’une manière] déraisonnable », « uncanny/hallucinantes », « unspeakable/indicible » pour suggérer l’impossibilité du langage à exprimer une nature si primitive. Cette inadéquation linguistique se voit en partie compensée par le recours à l’image. L’utilisation d’images élémentaires – eau du Gange, terre des montagnes himalayennes, lumière du soleil – sert l’expression de ce caractère primordial. Le génitif biblique, « flesh of the sun’s flesh » (complété par l’expression « sun-born rocks/roches solaires »), semble prolonger le parallèle avec la Genèse. En outre, il rend sensible l’extrême antiquité des cavernes grâce à l’association, presque oxymorique et en tout cas étonnante, de la chair et de la lumière. Les grottes semblent ainsi soumettre l’esprit à un vertige où s’échangent les sensations, ébauche d’une synesthésie. Une curieuse prosopopée permet enfin de qualifier l’étrange lieu : « Tout se passe comme si la plaine environnante ou les oiseaux de passage s’étaient exclamés : “Quelle chose extraordinaire !” et que le mot demeuré dans l’air eût été respiré par les hommes ». La parole, proférée par la nature elle-même, est seulement « inhaled/respirée » par les humains, comme si le mystère environnant pouvait être moins aperçu que senti, capable de pénétrer l’intimité des hommes sans médiation. 3. Un mystère plus grand que les mystères sacrés. La symbolique du passage se construit selon une temporalité et une géographie vertigineuses dans leur précision. Le temps géologique, pris entre une ancienneté extraordinaire et un avenir que l’on évalue en millénaires, n’entretient plus de relation avec

celui, de l’humanité. Mais la géographie n’est pas moins inhumaine. Le texte montre que les principaux cultes indiens n’ont pu laisser que des traces superficielles sur les grottes (à peine évoque-t-on quelques châsses hindouistes délaissées). La mention du Bouddha est révélatrice : elle introduit la distinction entre un renoncement humain (celui du bouddhiste, qui a pour but ultime le Nirvana) et un élément primitif si détaché des êtres que l’idée de renoncement y perd toute signification. L’illimité paraît également caractériser cet espace, car personne ne connaît le nombre de chambres souterraines. Le mystère de ce lieu et de ce temps échappe aux hommes. Non seulement il n’est pas référable au religieux, comme on l’a vu, mais il ne peut être appréhendé par les personnages. L’effet des grottes sur le visiteur n’est pas à la mesure de leur caractère incomparable. Elles relèvent d’un ordre si éloigné de l’humain que leur étrangeté échappe au premier regard. Elles donnent d’abord une impression de monotonie, et l’on y a « une expérience curieuse ou terne (“dull”) ». Conclusion partielle. Les grottes ne correspondent pas à l’image usuelle de l’Inde pour un lecteur occidental. Une géographie et une chronologie hyperboliques viennent préciser leur caractère extraordinaire : dénuées de toute attache profonde à une religion, séparées de toute mémoire et de toute mesure humaines, elles relèvent d’un ordre absolument primitif. L’expérience à laquelle elles soumettent l’homme est sentie plutôt que racontée, vécue sans vraiment être dicible, car elles procèdent d’un mystère antérieur à celui du sacré. Elles sont donc désignées comme un lieu où les capacités des personnages seront soumises à une épreuve ultime. Ce caractère inouï est souligné par une voix narrative reconnaissable au long du roman. 4.2.3. La voix narrative Préambule. La voix narrative est une notion assez délicate à poser pour le roman de Forster. On peut l’identifier à une certaine tonalité du récit, un tour de la narration perceptible au long de l’œuvre.

1. Cette voix se reconnaît d’abord à la discrète (surtout par rapport aux autres romans de l’auteur) présence du narrateur. Ce narrateur est omniscient : outre un point de vue panoramique sur l’Inde, envisageant ses divers aspects, il offre au lecteur des intrusions dans la conscience des personnages (en l’occurrence, les préoccupations et même les angoisses d’Aziz quant à l’organisation de l’excursion). Mais il ne se fait jamais ni pesant ni didactique. 2. La voix narrative fait alterner deux tons distincts. D’un chapitre à l’autre, nous passons de la présentation du cadre de l’épisode à celle des personnages, d’une partie qu’on peut qualifier de « cosmique » – au sens où elle élargit l’image des cavernes aux dimensions du cosmos – à une partie légèrement comique, où sont exposés des problèmes plutôt prosaïques. Alors qu’un vide, une absence immenses sont d’abord suggérés, ce sont ensuite un excès, une abondance de gestes et de sentiments vains qui nous sont présentés. La deuxième partie permet de mesurer à quel point les usages du langage diffèrent entre Indiens et Britanniques. Aziz, qui a fait une remarque « facile, sans importance » sur les cavernes, a la stupéfaction de la voir prise au sérieux par les Anglaises, malentendu qui va aboutir au pique-nique. Pris au piège, le Musulman est obligé de mentir et même de surenchérir, à la fin du passage. Il l’ignore encore : non seulement ce moment ne sera pas « le plus heureux de [sa] vie », mais il sera le plus désastreux de son existence, celui à partir duquel tout va basculer pour lui. 3. Le passage est révélateur d’un trait caractéristique de la voix narrative du roman : l’utilisation subtile du silence. À différents endroits du récit, le silence manifeste l’atteinte d’un point où le langage devient inadéquat. Ce sera notamment le cas lorsque les Britanniques voudront expliquer ce qu’ils pensent qu’il est arrivé à Miss Quested dans les grottes. Leur indignation sera telle qu’ils resteront muets, ne trouvant pas de mot pour exprimer leur consternation et leur horreur. Dans notre texte, deux types de silence peuvent être distingués : un silence humain, observé par les Britanniques et les Indiens lorsqu’ils se rencontrent (ce refus d’exprimer ce que l’on pense mène au malentendu de l’excursion), et un autre silence, inhumain celui-là, qui est l’apanage

des grottes ne répondant pas à la perplexité des visiteurs. Ceux qui y entrent ne parviennent pas à préciser leur expérience, ne réussissent pas à leur donner un sens. Ce sont elles qui imposent le silence. Peu importe ce que l’on raconte sur elles : leur réputation « does not depend upon human speech/ne semble pas dépendre de ce qu’en disent les hommes ». Conclusion partielle. La voix narrative met en valeur l’effet que les grottes exercent sur les personnages. Inaccessibles à la recherche humaine d’un sens – voire du sens – et par là même sidérantes, elles apparaissent comme une partie essentielle, donc innommable, de l’Inde. La discrète présence du narrateur, la structure binaire du texte, confrontant éléments cosmique et comique, et le motif du silence inhumain laissent deviner que l’on accède ici à une Inde cachée. 4.2.4. La révélation d’une Inde cachée Préambule. Cette partie centrale du roman va permettre aux personnages d’accéder à une forme de révélation dont plusieurs images donnent ici l’anticipation. 1. Les grottes sont certes une partie essentielle de l’Inde, mais une partie étrangère à l’humanité. Lors de leur évocation, toute vision sentimentale de la Nature-mère est supprimée. Un élément du récit, uniquement implicite, le montre mieux : le thème de l’écho. Alors que dans la tradition littéraire européenne, l’écho est le symbole d’une réponse de la nature à l’homme, celui que l’on entend dans les cavernes est seulement vide et étouffant. Il manifeste ainsi la coupure radicale séparant ces lieux de l’humanité. Dans le texte, l’épisode de la flamme et de son reflet constitue une allégorie aux significations similaires. La lumière, que l’on peut interpréter comme celle de l’esprit, est inapte à projeter un sens durable sur la paroi de la grotte. Après une brève illumination, la grotte est « dark again/de nouveau obscure ». Cette figure de la séparation entre la nature immémoriale de Marabar et la lueur que l’humanité tente d’y projeter se complique avec la métaphore filée des deux amants qui tentent de se rejoindre.

2. On pourrait reconnaître dans cette évocation une double réminiscence de l’œuvre de Platon : – ce peut être un souvenir de l’allégorie platonicienne de la caverne (La République, livre VII) : les reflets sur les parois des grottes de Marabar paraissent promettre à l’homme une réalité qui n’est en fait qu’illusion ; – elle peut aussi constituer une réminiscence du mythe de l’Androgyne (introduit par Aristophane quand il prend la parole dans Le Banquet de Platon), les amants ne voulant se rejoindre qu’en souvenir de l’être parfait qu’ils formaient préalablement à toute différenciation des sexes. L’image de cette aspiration à la fois spirituelle et sensuelle expliquerait le lyrisme de l’évocation qui tranche sur le reste du passage. L’élan s’avère finalement vain, et les grottes demeurent le lieu d’une promesse illusoire. 3. À ces éléments issus de la tradition européenne vient se conjuguer une image que Forster a empruntée à la culture indienne, celle du ventre de l’univers. La mythologie hindoue associe les grottes aux entrailles de l’univers, d’où toute vie est sortie. Mais plus précisément, dans le passage, un réseau d’images renvoie au symbole de l’œuf, figure d’une vie première et indéterminée. La paroi est absolument lisse, la chambre circulaire au centre a la forme d’une bulle totalement close. La comparaison est explicite (« comme un œuf de Pâques »), et un oiseau vient même s’y poser. Du reste, Forster associait les deux images lorsqu’il évoquait son récit, en 1953 : au moment où il écrivait, les grottes lui apparaissaient comme si elles « devaient engendrer un événement tel un œuf » (« they were to engender an event like an egg1 »). Elles constitueraient bien par là un symbole de la vie primordiale, antérieure à toute conscience. Le corollaire de cette vie première peut se trouver dans la notion psychologique d’inconscient (telle est l’interprétation que Wilfred Stone a proposée de l’épisode des grottes), conçue ici simplement comme la partie cachée mais fondamentale de l’esprit. On voit en quoi l’image peut déterminer un programme narratif : le personnage qui entre dans les grottes, dans ce lieu absolument primitif – ventre ou œuf –, sera confronté à toutes les forces refrénées, masquées par la civilisation. Les

cavernes (comparées à un miroir) donnent l’image d’une vie première renvoyant le personnage aux pulsions habituellement refoulées par la conscience. Elles sont le lieu où la vanité humaine est renvoyée à sa vacuité fondamentale et en reçoit un éclairage sur l’inconnu de son propre esprit. Mrs Moore et Miss Quested, les deux Anglaises trop curieuses, vont subir le choc de la révélation qui s’annonce ici. 4.3. LA CONCLUSION Parvenus à ce point du commentaire, nous donnons la conclusion avant d’évoquer les structures et les fonctions de cette partie de l’explication. 1. Edward Morgan Forster prétendait : « The reader of any book about India should remember as he closes it that he has visited only one of the Indias/Tout lecteur d’un livre sur l’Inde devrait se souvenir au moment de le fermer qu’il n’a visité que l’une des Indes » (The Nation and the Athenaeum, Londres, 11 juillet 1925, p. 462). Ce texte semble, en effet, s’attacher à l’Inde la plus mystérieuse, la plus profondément cachée. À cet effet, il multiplie les points de vue sur le sous-continent, évoluant du réalisme documentaire vers la suggestion d’une profondeur qui serait l’autre versant ou la source obscure de la conscience. Chacune de ces perspectives vient compléter et nuancer les autres sans atteindre de vérité définitive sur l’Inde. À la fin, « un sentiment d’irréalité » (« he felt […] unreal ») envahit Aziz. Tel est le premier effet des cavernes sur les personnages qui s’en approchent. Cette stupéfaction peut s’étendre au lecteur : au Britannique contemporain de l’auteur, mesurant à quel point cette terre appartenant à l’Empire lui est en réalité étrangère, mais aussi à toute personne désireuse de comprendre ce qu’est vraiment l’Inde. Car l’ensemble de ce texte, à la voix narrative si particulière, ne révèle rien sur ce cœur de l’Inde que sont les cavernes, sinon le fait qu’elles permettent le passage, conforme au vœu de Whitman, d’une Inde géographique à une Inde de l’esprit : « Passage to more than India ! […] Passage to You ». C’est bien un tel « passage » que vont connaître les quatre personnages qui ont voulu lutter contre « l’esprit de la terre hindoue qui veut maintenir les hommes en compartiments étanches ». Miss Quested, Mrs Moore, Aziz et son ami Fielding, parce qu’ils ont

tenté de franchir l’abîme qui sépare les Britanniques des Indiens et qu’ils se sont approchés de l’Inde primordiale, vont voir leurs existences bouleversées et découvrir des aspects d’eux-mêmes qu’ils ne soupçonnaient pas. 2. La conclusion est le dernier mot, capable donc de magnifier le corps du commentaire, de lui assurer son rayonnement, mais également, si elle est maladroite, d’affaiblir la portée du raisonnement. Elle possède tous les apanages (et par conséquent toute la difficulté) de la péroraison dans la rhétorique classique. On doit lui apporter un soin particulier, d’autant que pour une épreuve orale, elle constitue l’ultime impression laissée aux examinateurs. Elle est la synthèse des conclusions partielles auxquelles les parties antérieures ont abouti. Cependant, il convient de ne pas donner l’impression de se répéter, et c’est pourquoi il faut élargir, dans des limites raisonnables, le propos. En tant que synthèse, la conclusion rappelle le fil directeur du commentaire et souligne les nuances particulières qu’y introduit le texte. Elle s’efforce ainsi de caractériser le passage et d’en marquer l’individualité. En tant qu’ouverture, elle s’élargit d’abord à l’œuvre tout entière (quelle est la fonction du texte dans l’économie de l’œuvre ?), ensuite éventuellement à d’autres œuvres de l’auteur (le commentaire du poème « Spleen » de Charles Baudelaire – voir p. 84 – peut se conclure par une référence aux Petits poèmes en prose, dont le premier titre projeté était « Le Spleen de Paris ») et au thème général du programme (s’il y en a un, comme c’est le cas à l’agrégation de lettres modernes). Cette ouverture doit être la plus naturelle possible. À cette fin, il convient que l’élargissement à l’œuvre et au thème parte de l’hypothèse de lecture choisie pour le commentaire. 5. QUELQUES CONSEILS PRATIQUES 1. Dans le cas d’un texte qui ne répond pas à un découpage propre à l’œuvre (poème ou groupe de poèmes, scène ou groupe de scènes, chapitre[s], nouvelle[s]), il faut s’interroger sur la logique qui a présidé au découpage. Quelle conception de l’unité du texte, ou au contraire de sa complexité, trahit-elle ? Ainsi, pour le texte de Forster, étaient

proposés deux chapitres très différents, dont l’un était centré sur le cadre narratif et l’autre (dont une partie seulement était donnée) sur les personnages. La coupure finale (suivant la réplique « C’est le moment le plus heureux de ma vie ») mettait en évidence le mensonge d’Aziz et la part de non-dit augurant mal d’une excursion qui, en effet, devait s’avérer catastrophique. Les jurys de l’agrégation de lettres modernes semblent apprécier ce moyen d’éprouver – mais aussi de guider – l’ingéniosité du candidat. 2. Le commentaire stylistique est à proscrire lorsque l’on travaille sur une traduction. Il sert seulement à mettre en valeur le style du traducteur, ce qui est inutile sauf lorsqu’on se livre à une analyse comparée des traductions (possible pour des textes comme Don Quichotte ou Heart of Darkness de Joseph Conrad, dont il existe nombre de traductions en français, fort différentes les unes des autres). Mais on s’éloigne là du commentaire composé. Selon les cours et les enseignants, le commentaire sur traduction et sur texte original peut être pratiqué. Il s’agit d’un exercice pleinement comparatiste et très formateur pour qui souhaite, par la suite, engager des recherches en littérature générale et comparée. 3. Toute idée avancée dans le commentaire composé doit être justifiée par une ou plusieurs citations du texte accompagnées d’une analyse de leurs principales significations selon la perspective que l’on vient de définir (une citation n’est pas un argument). Il s’agit d’expliquer le raisonnement en référence au passage pour établir une transition vers l’idée suivante. Les citations sont données entre guillemets ; aucune déformation du texte n’est tolérée. Il est cependant possible de supprimer quelques éléments si la citation est trop longue en indiquant la coupure par des points de suspension entre des crochets. Par exemple, pour le texte de Forster : « He felt […] unreal » pour « He felt insecure and also unreal ». Il est également possible de modifier la traduction qui est donnée si elle apparaît comme trop éloignée du texte original. Le fait est rare, et l’étudiant doit posséder une maîtrise suffisante de la langue étrangère pour ne pas risquer le contresens. 4. Il est important d’éclairer les obscurités lexicales, en général significatives d’une orientation importante du passage. Ainsi, les termes anglo-indiens chez Forster, difficiles à comprendre, voire inconnus du

lecteur moyen, attestent le réalisme d’une œuvre adaptant son langage au cadre dont elle parle. 5. L’usage veut que la rédaction soit continue. Il ne faut donc pas la briser par des titres et des sous-titres. C’est seulement à des fins de clarté et pour la démonstration pédagogique que nous présentons ici les commentaires de cette manière (laissant apparaître en gras et en majuscules les différentes articulations et les titres, ainsi que des numérotations qui ne doivent pas figurer dans la rédaction finale). En revanche, il convient de ménager des blancs, de sauter une ligne entre introduction et corps du commentaire, entre corps du commentaire et conclusion. Il peut toutefois y avoir un protocole d’accord avec le professeur, celui-ci acceptant parfois la présence de titres pour les parties du commentaire. Faut-il rappeler que les alinéas trop fréquents donnent une impression de discontinuité et que les paragraphes trop longs ne servent qu’à perdre le correcteur ? La clarté réside dans une ordonnance équilibrée et régulière qui s’accorde à un mouvement de pensée logique sinon toujours harmonieux. 6. Il importe de proscrire les abréviations, les chiffres – qui doivent être écrits en toutes lettres, à l’exception des dates, des numéros de lignes, de vers, de chapitres, d’actes, de scènes et de pages. Les phrases nominales et, d’une manière générale, tout langage familier sont à bannir. 7. Lorsqu’on cite des vers, on doit restituer la disposition de la page, ou bien signaler par une barre oblique le changement de vers. Par exemple, pour « Spleen » de Charles Baudelaire : « Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années » peut devenir : « Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, /Quand sous les lourds flocons des neigeuses années ». 1. Cité in STONE Wilfred, « The Caves of A Passage to India », in BEER John (éd.), 1985, A Passage to India. Essays in Interpretation, Londres, Macmillan, p. 16.

CHAPITRE II LE COMMENTAIRE EN LICENCE 1. Joseph Conrad, Heart of Darkness, Au cœur des ténèbres (chap. I) 2. Johann Wolfgang von Goethe, Prometheus, Prométhée (acte II) 3. Boccace, Decameron, Le Décaméron (Ve journée, 8e nouvelle)

Le commentaire composé n’est pas un exercice inconnu de l’étudiant de première année de licence. Il a pu le pratiquer à l’occasion de l’épreuve anticipée de français du baccalauréat. Pourtant, des différences sensibles apparaissent : il s’agit le plus souvent d’un texte traduit, plus long que ceux qu’il a dû commenter au lycée, et qui appartient à un programme étudié durant l’année ou le semestre. Outre la perspective générale définie par l’intitulé du cours, le commentaire vise à sensibiliser l’étudiant aux difficultés de l’étude d’un texte issu d’un contexte culturel, linguistique et littéraire différent de celui des œuvres françaises qu’il a pu jusqu’alors aborder. Il porte sur une œuvre que l’étudiant connaît, et peut être un exercice écrit ou oral. On attend du candidat qu’il fasse apparaître les principaux centres d’intérêt du passage proposé en tenant compte du contexte intellectuel et littéraire dans lequel l’œuvre a été écrite et en montrant l’originalité du texte par rapport à la question globale définie par le programme auquel il appartient. Un texte comme celui de Forster (chap. précédent), inséré dans un programme intitulé « Images de l’Inde dans la littérature européenne de l’entre-deux-guerres », appellerait, outre l’analyse que nous avons présentée, des observations sur la singularité de l’inspiration littéraire britannique que l’on appelle « literature of the Raj » (littérature de l’Empire britannique en Inde), sur

la position remarquable de A Passage to India dans cette constellation romanesque, sur les difficultés d’interprétation – tant lexicales que symboliques – que présente l’œuvre et sur son originalité dans un ensemble narratif qui privilégie notamment tantôt le plaisir du dépaysement (Henri Michaux, Un barbare en Asie), tantôt l’aspect initiatique de la culture indienne (Hermann Hesse, Siddhartha), tantôt le côté religieux de l’Inde (Mircea Eliade, La Nuit bengali). Les exemples que nous proposons ici se concentrent sur la composition du commentaire en soulignant l’aspect comparatiste de l’exercice et les difficultés qui y sont liées. 1. JOSEPH CONRAD, HEART OF DARKNESS, AU CŒUR DES TÉNÈBRES (CHAP. I) 1.1. LE TEXTE En Grande-Bretagne, les années 1890 sont l’ultime décennie d’un règne très long – Victoria régna de 1837 à 1910. Elles sont l’occasion d’un renouveau littéraire et intellectuel qui touche notamment le domaine du récit exotique. Des auteurs tels que Rudyard Kipling, Rider Haggard ou Joseph Conrad se font alors connaître. Conrad (1857-1924) est un cas unique dans les lettres britanniques. Polonais (de son vrai nom Joseph Teodor Konrad Nalecz Korzeniowski), il quitta son pays natal à 17 ans pour s’engager d’abord dans la marine française puis, à 21 ans, dans la marine anglaise. Il ne connaissait pas alors la langue anglaise, et il l’apprit en autodidacte jusqu’à devenir l’un des plus fameux écrivains britanniques. Il passa vingt ans en mer, évoluant du statut de simple matelot jusqu’à celui de capitaine. Ses voyages le menèrent en ExtrêmeOrient (cadre de nombre de ses récits, dont le célèbre Lord Jim), en Amérique du Sud (cadre de Nostromo, l’un de ses chefs-d’œuvre) et en Océanie. En 1890, il se rendit au Congo belge pour un séjour qui allait ruiner sa santé et le conduire, quelques années plus tard, à abandonner la carrière de marin, mais qui inspira deux de ses meilleures œuvres : Heart of Darkness et An Outpost of Progress, Un avant-poste du progrès.

Au début de Heart of Darkness, le narrateur, Charlie Marlow, explique qu’enfant, il nourrissait une passion pour les espaces blancs désignant les territoires inexplorés sur les cartes géographiques. Le détail, issu de la biographie de Conrad, indique ce qu’est l’Afrique de ce récit : un continent mystérieux facilitant les projections du rêve. Ce court roman (ou longue nouvelle : environ cent cinquante pages d’une édition de poche) possède d’incontestables résonances autobiographiques. En 1889, à l’image de son personnage, Marlow, l’auteur s’est fait introduire dans la Société anonyme belge pour le commerce du haut Congo grâce à sa tante. Le Congo (jamais nommé dans le récit) était alors la propriété personnelle du roi Léopold II. Comme en témoigne l’œuvre, il était administré d’une manière scandaleuse. Conrad fut consterné par ce qu’il découvrit des pratiques de la compagnie coloniale. Nommé capitaine (« marin d’eau douce », ironise Marlow), il dut remonter le fleuve jusqu’à Stanley Falls afin de ramener un agent gravement malade, Klein (Kurtz, dans le récit), qui mourut durant le voyage de retour. L’humeur de Conrad ne cessa de se dégrader pendant les quatre mois qu’il passa au Congo. Au lieu des images romantiques de son enfance, il découvrit que l’exploration de l’Afrique était le fait d’hommes communs et sans pitié. Le périple nourrit son pessimisme profond, comme en témoigne le ton, accusateur et très sombre, de l’œuvre. Heart of Darkness parut dès 1899 dans le Blackwood’s Magazine (en trois livraisons) avant d’être publié en 1902 avec deux autres récits, dans un volume intitulé Youth, a Narrative and Two Other Stories, Jeunesse, un récit et deux autres histoires. Le texte se situe au milieu de la première partie (Heart of Darkness en comprend trois). Sur le yawl1 Nellie, qui attend le reflux pour descendre la Tamise, Charlie Marlow, marin assez original, fait le récit d’une de ses « inconclusive experiences/expériences ambiguës » à quatre de ses compagnons. Dans le soir qui tombe, il commence son récit par des considérations assez curieuses sur les ténèbres de la sauvagerie. Il fait allusion à la tentative de colonisation de l’Angleterre par les Romains, dans l’Antiquité, remarquant que l’île dut apparaître à ces colons comme un lieu ténébreux, alors que Londres fait désormais figure de centre mondial de la civilisation. Le lecteur comprend peu à peu qu’il va

évoquer l’une de ces descentes des « civilisés » dans la sauvagerie. À cet effet, il commence par rappeler les circonstances peu glorieuses dans lesquelles il obtint un poste de capitaine pour participer à une autre conquête coloniale, africaine celle-là. I got my appointment – of course ; J’ai eu mon poste – bien sûr ; et très and I got it very quick. It appears the vite. À ce qu’il semble, la Company had received news that one Compagnie avait été informée qu’un of their captains had been killed in a de ses capitaines avait été tué dans scuffle with the natives. This was my une échauffourée avec les indigènes. chance, and it made me the more Cela me donnait ma chance, et anxious to go. It was only months accroissait mon envie de partir. Ce ne and months afterwards, when I made fut que bien des mois après, quand je the attempt to recover what was left tentai de recouvrer ce qui restait du of the body, that I heard the original corps, que j’appris qu’à l’origine de quarrel arose from a misunder- la querelle, il y avait un malentendu standing about some hens. Yes, two sur une affaire de poules. Oui, deux black hens. Fresleven – that was the poules noires. Fresleven – c’est fellow’s name, a Dane – thought comme ça que s’appelait ce type, un himself wronged somehow in the Danois – estimant qu’il avait été bargain, so he went ashore and refait dans ce marché, débarqua et se started to hammer the chief of the mit à tabasser le chef du village avec village with a stick. Oh, it didn’t un bâton. Oh, je ne fus pas surpris le surprise me in the least to hear this, moins de monde de l’apprendre, and at the same time to be told that alors qu’on me disait en même temps Fresleven was the gentlest, quietest que Fresleven était l’être le plus creature that ever walked on two doux, le plus tranquille qui ait jamais legs. No doubt he was ; but he had marché sur deux jambes. C’était been a couple of years already out sûrement vrai ; mais il y avait déjà there engaged in the noble cause, une couple d’années qu’il était you know, and he probably felt the engagé dans la noble cause, voyezneed at last of asserting his self- vous, et à la fin, il éprouvait sans respect in some way. Therefore he doute le besoin de réaffirmer d’une whacked the old nigger mercilessly, façon ou d’une autre son respect de while a big crowd of his people lui-même. Ce pourquoi il flanqua au watched him, thunderstruck, till vieux nègre une raclée sans merci, some man – I was told the chief’s cependant que son peuple en grande

son – in desperation at hearing the foule regardait, pétrifié, jusqu’à ce old chap yell, made a tentative jab que quelqu’un – le fils du chef, à ce with a spear at the white man – and qu’on m’a dit –, au désespoir of course it went quite easy between d’entendre le vieux brailler, esquissât the shoulderblades. Then the whole un vague coup de lance contre le population cleared into the forest, Blanc, et naturellement, il n’eut pas expecting all kinds of calamities to de mal à l’enfoncer entre les happen, while, on the other hand, the omoplates. Alors la population steamer Fresleven commanded left entière s’esquiva dans la forêt, also in a bad panic, in charge of the s’attendant à toutes sortes de engineer, I believe. Afterwards calamités, tandis que par ailleurs le nobody seemed to trouble much vapeur que commandait Fresleven about Fresleven’s remains, till I got partait de son côté en proie à la out and stepped into his shoes. I panique, sous les ordres, je crois, de couldn’t let it rest, though ; but when l’officier mécanicien. Après quoi, an opportunity offered at last to meet personne ne parut se soucier my predecessor, the grass growing beaucoup des restes de Fresleven, through his ribs was tall enough to jusqu’à ce que j’arrive pour prendre hide his bones. They were all there. sa place. Je ne parvenais pas à laisser The supernatural being had not been dormir l’affaire. Quand l’occasion touched after he fell. And the village finit par se présenter de rencontrer was deserted, the huts gaped black, mon prédécesseur, l’herbe qui lui rotting, all askew within the fallen poussait à travers les côtes était assez enclosures. A calamity had come to haute pour cacher ses os. Ils étaient it, sure enough. The people had tous là. Une fois tombé, on n’avait vanished. Mad terror had scattered pas touché à cet être surnaturel. Et le them, men, women, and children, village était abandonné, les cases through the bush, and they had never béantes, pourrissantes, tout basculait returned. What became of the hens I à l’intérieur des palissades don’t know either. I should think the effondrées. Une calamité s’était bel cause of progress got them, anyhow. et bien abattue sur lui. La population However, through this glorious qffair s’était évanouie. Une terreur folle I got my appointment, before I had l’avait dispersée, hommes, femmes, fairly begun to hope for it. enfants, dans la brousse, et ils n’étaient jamais revenus. Quant aux poules, je ne sais pas non plus ce qu’elles étaient devenues. J’imagine,

quoi qu’il en soit, qu’elles étaient allées à la cause du progrès. En tout cas, c’est à cette glorieuse affaire que je devais ma nomination, alors que je ne me risquais pas encore à l’espérer. • Bibliographie : CONRAD Joseph, Heart of Darkness, Au cœur des ténèbres, édition bilingue citée, 1980, coll. « Bilingue », Paris, Aubier, trad. J.-J. Mayoux. 1.2. PLAN DU COMMENTAIRE COMPOSÉ Plusieurs tentations sont ici à écarter : – celle d’un plan en deux parties, distinguant le réalisme formel (le texte relate une aventure africaine) des significations symboliques (le texte peut être lu comme une série d’initiations). Ce type de composition côtoie de trop près la fausse dichotomie du fond et de la forme ; – celle du commentaire suivi : le récit est nettement structuré. Le premier paragraphe constitue une sorte d’introduction en expliquant pourquoi Marlow a obtenu le poste qu’il convoitait ; le deuxième paragraphe, plus long, revient sur les circonstances de la mort de Fresleven ; le dernier sert de conclusion assez ambiguë. Une telle analyse ne rend toutefois pas justice aux significations générales du passage. La structure ne correspond nullement à une progression (ce que mettrait en avant un commentaire suivi) ; elle est circulaire (allant de « I got my appointment/J’ai eu mon poste » à « I got my appointment/J’obtins ma nomination »). À l’intérieur de cette structure close, le propos de Marlow va d’ambiguïté en ambiguïté, invitant le lecteur à chercher en deçà de l’évidence d’une aventure exotique. Sans doute faut-il considérer que Marlow ne se livre pas ici au rappel d’un épisode ancien et sans conséquence (sinon celle de lui avoir permis d’obtenir un poste) mais qu’il vise à donner une tonalité au récit africain qui va suivre et qu’il contemple peut-être, dans le sort de son prédécesseur, Fresleven, la préfiguration de son propre destin sur cette terre de ténèbres.

Un plan de type explicatif, partant de la simplicité d’une aventure exotique pour en dévoiler par la suite les arrière-plans symboliques, paraît approprié. Le passage relève, en effet, a priori d’un romanesque aventureux fort en vogue à l’époque (succès de King Solomon’s Mines, Les Mines du roi Salomon de Rider Haggard, 1885). Cependant, une série d’éléments éloigne la narration du pur récit d’action. Dès lors, ne pourrait-on rechercher les raisons de cette étrangeté dans le trouble du narrateur, non seulement désorienté par la terre africaine, mais plus encore saisi de stupeur devant le spectacle d’un destin qui pourrait préfigurer le sien ? 1.2.1. Une aventure exotique Conformément à la vocation des romans d’aventures, cherchant à distraire le lecteur sans le perdre dans les méandres d’une intrigue ou d’une psychologie trop complexes, le passage, clairement construit, répond à des structures oppositionnelles nettes : 1. Le texte, on l’a vu, s’articule selon un schéma ternaire marqué par les paragraphes. Le lecteur est en quelque sorte guidé à travers les ténèbres africaines découvertes par Marlow. 2. Le passage insiste sur la sauvagerie de l’Afrique, opposée comme telle aux représentants de la civilisation que sont Fresleven, Marlow et, d’une manière générale, les Blancs. Ce caractère sauvage apparaît notamment dans l’image de la forêt, accessible aux seuls indigènes, et dans celle d’une nature proliférante (le village abandonné n’a pas résisté longtemps à son assaut, non plus que le corps de Fresleven qui ne se distingue plus guère de l’herbe qui croît partout : « the grass growing through his ribs was tall enough to hide his bones/l’herbe qui lui poussait à travers les côtes était assez haute pour cacher ses os »). Les indigènes ne semblent pas échapper à cette sauvagerie : non seulement le fils du chef assassine le Danois, mais la superstition conduit les villageois à abandonner leurs demeures, comme si la brutalité et l’obscurantisme allaient chez eux de pair.

3. Le récit du combat entre les Blancs et les Africains est un épisode typique d’un roman d’aventure. Dans King Solomon’s Mines, Les Mines du roi Salomon, les luttes tournaient même au massacre, donnant à l’œuvre son pathétique un peu fruste. Le « Dark Continent », comme les Britanniques appelaient l’Afrique, semblait propice à ce genre de narration aux antithèses sans nuances. Mais, en l’occurrence, nous sont peintes une première défaite (la mort de Fresleven), puis une victoire toute relative (celle de Marlow arrachant les restes de son prédécesseur à une décomposition ignominieuse). 4. Il paraît difficile de conclure à la présentation d’un exotisme convenu. La sauvagerie qui nous est décrite semble aussi affecter les « civilisés » : c’est bien Fresleven qui commence à battre le chef (avec une grande violence, comme l’indiquent les verbes « to hammer/tabasser avec un bâton » et « to whack/flanquer une raclée »). Le bref affrontement qui s’ensuit y perd ses significations simplistes. Loin d’être une lutte entre les hommes du « progrès » (mot utilisé d’une manière ironique) et les barbares, il oppose deux groupes humains qui connaissent un moment de folie. L’ensemble s’éloigne des significations transparentes du simple roman d’aventure. Telle est bien l’une des caractéristiques principales du style de ce passage : nuancer les oppositions brutales associées au romanesque exotique. 1.2.2. Un épisode ambigu Ni la façon dont Marlow obtient sa nomination, ni celle dont il relate l’épisode ne contribue à justifier le comportement des personnages européens, particulièrement de Fresleven. L’aventure en acquiert des résonances troublantes. 1. La formule qui ouvre le texte est également celle qui la conclut. Mais notre attention est aussi attirée sur la rapidité de cette promotion : « I got my appointment […] very quick/J’ai eu mon poste […] très vite » ; « I got my appointment, before I had fairly begun to hope for it/J’eus mon poste, avant d’avoir commencé à vraiment compter dessus ». La

facilité de la transition jette une lumière étrange sur l’entreprise coloniale. Un emploi ainsi obtenu peut-il être tenu pour satisfaisant ? S’agit-il seulement d’une véritable promotion ? La seconde phrase du texte précise du reste les dangers auxquels va s’exposer Marlow : « It appears the Company had received news that one of their captains had been killed in a scuffle with the natives/À ce qu’il semble, la Compagnie avait été informée qu’un de ses capitaines avait été tué dans une échauffourée avec les indigènes ». La phrase semble tirée d’un document de l’administration coloniale. Peut-être Marlow pastichet-il la syntaxe rigide des rapports officiels, mais la sonorité heurtée (récurrence du [k]) souligne les aspects déplaisants de l’évocation. Cette apparente neutralité atteste en tout cas le peu d’émotion manifesté par le narrateur. Il ajoute même que ce fut sa « chance ». Le substantif est certes moins positif en anglais qu’en français, il se traduit plutôt par « sort », « hasard », mais il signale un certain détachement de Marlow à l’égard des événements qu’il relate. À partir de ce moment, le récit va se caractériser par son ambiguïté. Au lieu d’exposer les causes du combat puis de la mort de Fresleven, Marlow anticipe de plusieurs mois. Il explique qu’il lui a fallu chercher le corps de son prédécesseur, mettant en évidence la déréliction des Blancs auxquels on ne rend même pas les derniers hommages en Afrique. La périphrase qu’il utilise pour désigner le cadavre du Danois est révélatrice : « what was left of the body/ce qui restait du corps ». Pire, la raison de la mort – exposée elle aussi par anticipation – paraît grotesque. Le narrateur se voit d’ailleurs obligé d’insister par une phrase à fonction phatique (visant les auditeurs2) : « Yes, two black hens/Oui, deux poules noires ». L’épithète « black » (couleur traditionnellement maléfique), tout comme la mention de la poule (animal dont on verse souvent le sang lors de rites religieux ou magiques), entraînent un glissement du texte vers la symbolique du sacrifice. L’épisode est donc loin d’être clair. Avant même que l’aventure soit racontée, les anticipations du narrateur la placent sous un éclairage troublant. Elles nous présentent un homme tué pour deux poules, à l’opposé du personnage de l’aventurier colonial qui triomphe ou

succombe conventionnellement dans une embuscade ou un glorieux combat. 2. Le sort de Fresleven est ensuite exposé sans être expliqué. Marlow le présente comme une évidence (« Oh ! it didn’t surprise me in the least/Oh ! je ne fus pas surpris le moins du monde » ; « of course/bien sûr »). Même si la mention de sa nationalité danoise peut incliner à le reconnaître pour un homme du Nord, mal adapté au climat africain, la périphrase qui le désigne, « the gentlest, quietest creature that ever walked on two legs/l’être le plus doux, le plus tranquille qui ait jamais marché sur deux jambes », renforce la perplexité du lecteur. La terre africaine aurait-elle le pouvoir de transformer à ce point les hommes ? L’ironie de Marlow tout au long du passage n’est pas plus explicite. Il désigne l’entreprise coloniale par l’expression « noble cause » en l’appuyant d’un « You know/Vous savez » qui vise ses auditeurs, car deux d’entre eux sont comptable et administrateur, c’est-à-dire des hommes semblables à ceux que Marlow a rencontrés en Afrique. Quant à la formule, « asserting his self-respect/affirmer sa dignité personnelle », elle manifeste une ironie troublante, car elle s’exerce à l’égard d’un mort. Fresleven plaçait-il vraiment son amour-propre dans ces deux poules ? Il n’est pas possible de comprendre son geste à partir de l’explication insuffisante de Marlow. L’unique fait qui pourrait éclairer un peu le lecteur serait que le personnage avait déjà passé deux ans en Afrique, mais il n’est pas rassurant pour Marlow qui lui succède. Un laps de temps si court serait-il suffisant pour métamorphoser le plus doux des êtres en féroce exalté ? Aucune conclusion n’est apportée à l’aventure. Le lecteur est laissé à sa perplexité, ou conduit à exercer autrement son ingéniosité interprétative. 3. À défaut d’une narration justifiant les faits et gestes de personnages, on pourrait reconnaître ici l’exposé d’une aventure dont le spectacle en soi est compréhensible sans qu’il soit besoin d’y ajouter des explications. Mais le combat qui nous est décrit ne répond nullement à une lutte franche entre « civilisés » et « barbares ». La brutalité est l’apanage de Fresleven, qui non seulement prend l’initiative de la violence envers un

vieillard mais commet en outre une sorte de sacrilège en touchant à la personne du chef du village. La réaction des indigènes, elle, n’est pas brutale. Le jeune homme veut simplement défendre le vieil homme : il esquisse un coup de lance sans réellement attaquer. La locution adverbiale « quite easy/très facilement » souligne la fluidité d’un geste fort éloigné du meurtre frénétique. Les thèmes usuels de l’aventure exotique se voient inversés : le Blanc féroce et violent s’acharne sur des Africains passifs ou à peine actifs. Ironiquement, c’est le moins violent des deux qui est le plus efficace. Fresleven est tué presque sans coup férir, pourrait-on avancer en prenant l’expression au sens propre. Les conséquences de ce combat sans combattants réels ne sont à l’honneur ni des Blancs, qui abandonnent lâchement leur capitaine, ni des indigènes, qui font preuve d’une superstition absurde en croyant avoir offensé un être surnaturel (« supernatural being »). Le récit ne répond donc ni aux canons du réalisme traditionnel ni aux clichés de l’exotisme, mais son narrateur, aussi évasif qu’ironique, ne permet pas d’en bien mesurer la portée. Aussi, lorsque Marlow parle de prendre la suite de Fresleven (d’une manière familière, qui correspond à son langage de marin : « stepped into his shoes »), l’attention du lecteur est-elle éveillée. Qu’est-ce qu’assumer la succession d’un si curieux personnage ? L’épisode pourrait bien en réalité préfigurer le sort qui attend Marlow sur ce continent ténébreux qu’est l’Afrique. 1.2.3. L’annonce d’un destin Il semble que Marlow, prenant la succession de Fresleven, va devoir éviter deux dangers : le retour à la sauvagerie primordiale (manifestée par la fureur inexplicable du Danois, puis par sa dépouille mangée par l’herbe) et la lâcheté des autres colons. 1. Marlow se distingue d’emblée des autres colons, car au contraire des compagnons du Danois, qui ont abandonné leur capitaine mort, il va chercher sa dépouille. Il l’explique : « I couldn’t let it rest » (il y a probablement ici un jeu de mots sur la formule consacrée « Rest in

peace/Repose en paix », destinée interdite au corps, non enterré, de Fresleven). Par cette manifestation de solidarité et de simple humanité envers son prédécesseur, il se détache du groupe des employés de la Compagnie que l’Afrique semble avoir dépouillés de sentiments humains. 2. Mais du même coup, par ce geste, Marlow se fait chercheur de cadavre. Il effectue, symboliquement, un voyage vers les ténèbres du trépas, comme le soulignent les expressions qu’il utilise au moment où il retrouve le corps : « supernatural being », « calamity/calamité », le décor étant présenté comme « black », « rotting/pourrissant », tel un inframonde qui pourrait être celui de la mort. Cette recherche, en outre, préfigure celle de Kurtz, centre de l’œuvre, qui lui aussi est plus mort que vivant au moment où Marlow l’atteint. L’épisode de Fresleven constituerait donc un motif en mineur annonçant le thème dominant de Heart of Darkness. 3. Dans ce cadavre, Marlow contemple aussi le destin de l’Européen en Afrique, celui d’un homme civilisé qui a régressé jusqu’à la pure sauvagerie, jusqu’à se fondre d’une manière ignominieuse dans une terre où il pourrit lentement, parce que son âme s’est corrompue avant son corps. Les symboles foisonnent. Aucun n’est confirmé de manière explicite par la narration. Marlow est prompt à reprendre un ton ironique (« the cause of progress/la cause du progrès », « glorious affair/glorieuse affaire »). La question qu’il pose finalement est empreinte de cette ironie amère : qui se soucie des poules après une affaire si funeste ? Le lecteur est ainsi reconduit à sa perplexité initiale. Une seule signification perdure : la démonstration de la puissance de la terre africaine sur l’esprit des Européens vient de nous être faite. Avec la colonisation, deux mondes entrent en contact, mais ils ne se comprennent pas et s’entredéchirent d’une façon irrationnelle, ne laissant que ruines derrière eux. CONCLUSION

Avec ce texte, Conrad crée l’atmosphère troublante nécessaire à son récit. L’Afrique où Marlow s’apprête à partir apparaît comme le lieu de toutes les folies, de la superstition la plus primitive comme de la lâcheté

la plus flagrante. Nouveau venu, Marlow se montre d’abord à son avantage en agissant différemment des autres employés de la Compagnie et en allant chercher le cadavre de son prédécesseur. Le sort de Fresleven commence pourtant à lui révéler la violence qui s’empare des hommes sur cette terre primitive. Pour la mesurer pleinement, il lui faudra remonter le fleuve beaucoup plus loin, jusqu’à l’être démoniaque qu’est devenu Kurtz. Mais, dès ce passage, Marlow découvre l’image de l’Européen en Afrique : dépouillé de son identité civilisée et littéralement absorbé par la sauvagerie qui sommeille en chaque homme, il est arraché à lui-même, subissant une transformation si brutale qu’elle peut bien le tuer. 2. JOHANN WOLFGANG VON GOETHE, PROMETHEUS, PROMÉTHÉE (ACTE II) 2.1. LE TEXTE Ce texte dramatique inachevé a une histoire étonnante. En 1773, Goethe écrit le fragment Prometheus. L’année suivante, il compose l’ode « Prometheus », mais ni le fragment ni le poème ne sont publiés. Le poète les lit devant des amis, puis des copies manuscrites circulent parmi eux. Lorsque Friedrich Jacobi montre le texte de l’ode en 1780 à Lessing, celui-ci y reconnaît l’influence de Spinoza dont il se sent alors proche. À l’insu de Goethe, Jacobi insère l’ode dans son livre Sur la philosophie de Spinoza (selon la légende, cette publication aurait provoqué la mort du philosophe de l’Aufklärung, Moses Mendelssohn). En 1789, pour la première fois, Goethe publie l’ode dans un recueil de ses poèmes. En 1813, dans son autobiographie, Dichtung und Warheit, Poésie et vérité, il donne certaines clefs pour mieux comprendre son Prométhée : il cherche, en fait, à en atténuer la portée subversive, mais il ne dispose alors d’aucun manuscrit du fragment. C’est seulement en 1818 qu’un manuscrit est retrouvé dans les papiers posthumes du poète du Sturm und Drang, Reinhold Michael Lenz. Dans une lettre à son ami, le compositeur Karl Friedrich Zelter, datée de 1820, Goethe s’oppose à la

publication de ce texte. Ce dernier ne sera publié qu’en 1830 (au tome 33 de ses Œuvres complètes), et le poète y ajoute alors l’ode qui devient l’acte III. Les hésitations de Goethe s’expliquent d’abord par l’influence du panthéisme de Spinoza qui y transparaît. Cette philosophie, qui met en cause le déisme de l’Aufklärung, aurait été perçue par un philosophe tel Mendelssohn comme une révolte contre Dieu, une mise en cause de l’autorité suprême dont Prométhée est le symbole. L’effacement du Dieu transcendant au profit du Deus Sive natura spinoziste donne au texte sa portée révolutionnaire : n’étant pas étranger à la Nature, Dieu se trouve aussi à l’intérieur de l’homme, manifesté par la puissance créatrice du poète. En outre, dans une Allemagne où la jeunesse était hostile à la restauration initiée par Metternich dès 1815, la figure prométhéenne avait des résonances politiques : l’œuvre pouvait constituer « pour notre jeunesse révolutionnaire un évangile bienvenu » (Goethe, lettre à Zelter, 11 mai 1820). L’acte II réalise la transition entre le premier acte, où se dessine puis s’accomplit la révolte de Prométhée contre Jupiter, et l’ode, devenue troisième acte, où s’exprime d’une manière virulente le mépris du titan pour les Olympiens. Minerve a guidé Prométhée vers la source de toute vie, permettant au titan de donner vie à ses chères créatures. Désormais, la révolte prométhéenne n’est plus uniquement parole et solitude hautaines. Elle devient principe de la création d’un monde. L’acte tout entier est consacré à l’entreprise d’éducation à laquelle se livre Prométhée. PROMÉTHÉE Fragment dramatique 1773 ZWEITER ACT

AUF OLYMPUS JUPITER. MERKUR MERKUR.

ACTE II SUR L’OLYMPE JUPITER, MERCURE

Gräuel – Vater Jupiter – MERCURE. – Abomination ! – Père Hochverrat ! Jupiter ! – haute trahison ! Minerva, deine Tochter Minerve, ta fille,

Steht dem Rebellen bei, Vient en aide au rebelle, Hat ihm den Lebensquell eröffnet Elle lui a révélé la source de vie ! Und seinen lettenen Hof, Sa cour de terre glaise, Seine Welt von Thon Le monde d’argile dont il s’entoure, Um ihn belebt. Elle l’a animé. Gleich uns bewegen sie sich all Tous, ils se meuvent comme nous, Und weben, jauchzen um ihn her Ils vont et viennent et crient de joie autour de lui, Wie wir um dich. Comme nous autour de toi. O ! deine Donner, Zeus ! JUPITER. Sie sind ! und werden sein ! Oh ! tes foudres, Zeus ! JUPITER. – Ils sont et ils seront ! Und sollen sein ! Et ils doivent être ! Ueber alles was ist Sur tout ce qui est Unter dem weiten Himmel, Sous le vaste ciel, Auf der unendlichen Erde Sur la terre immense, Ist mein die Herrschaft. C’est moi qui règne. Das Wurmgeschlecht vermehrt Ce peuple de vers de terre multiplie Die Anzahl meiner Knechte. Wohl ihnen wenn sie meiner Le nombre de mes esclaves. Vaterleitung folgen ; Heureux seront-ils s’ils se laissent Weh ihnen wenn sie meinem guider par moi paternellement ; Fürstenarm Malheur à eux si à mon bras souverain Sich widersetzen. Ils résistent. MERKUR. Allvater ! Du Allgütiger, Der du die Missetat vergibst MERCURE. – Père de l’univers ! Bonté suprême ! Verbrechern, Qui pardonnes le crime aux Sei Liebe dir und Preis criminels, Von aller Erd’ und Himmel ! Amour et louange à toi O, sende mich, dass ich verkünde De toute la terre et du ciel ! Dem armen erdgebornen Volk Oh ! envoie-moi, que je t’annonce Au pauvre peuple de la terre,

Dich, Vater, deine Güte, deine Toi, ô père, ta bonté, ta puissance ! Macht ! JUPITER. – Pas encore ! Dans la joie de JUPITER. Noch nicht ! In neugeborner leur jeunesse nouveau-née Jugendwonne Leur âme se croit égale aux dieux. Wähnt ihre Seele sich göttergleich. Ils ne t’écouteront point, qu’ils Sie werden dich nicht hören, bis sie n’aient dein Besoin de toi. Laisse-les vivre leur Bedürfen. Ueberlass sie ihrem vie ! Leben ! MERCURE. – Aussi sage que bon ! MERKUR. So weis’als gütig ! VALLÉE AU PIED DE L’OLYMPE. TAL AM FUSSE DES OLYMPUS. PROMETHEUS.

PROMÉTHÉE.

– Abaisse ton regard,

Sieh nieder, Zeus, Zeus, Auf meine Welt : sie lebt ! Sur mon monde : il vit ! Ich habe sie geformt nach meinem J’ai formé à mon image Bilde, Une race semblable à moi, Ein Geschlecht das mir gleich sei, Pour souffrir, pleurer, jouir et goûter Zu leiden, weinen, zu geniessen und le plaisir, zu freueun sich Et te mépriser Und dein nicht zu achten Comme moi ! Wie ich ! (On voit les hommes répandus dans (Man sieht das Menschengeschlecht toute la vallée. Ils ont grimpé sur les durch’s ganze Tal verbreitet. Sie sind arbres pour cueillir des fruits, ils se auf Bäume geklettert Früchte zu baignent dans l’eau, ils se défient à brechen, sie baden sich im Wasser, la course dans la prairie, des jeunes sie laufen um die Wette auf der filles cueillent des fleurs et tressent Wiese ; Mädchen pflücken Blumen des couronnes.) und flechten Kränze.) (Un homme chargé de jeunes arbres (Ein Mann mit abgehauenen jungen coupés vient à Prométhée.) Bäumen tritt zu Prometheus.) L’HOMME. – Voici les arbres MANN. Sieh hier die Baume Comme tu les as demandés. Wie du sie verlangtest. PROMÉTHÉE. – Comment t’y es-tu pris Pour les détacher de la terre ?

PROMETHEUS.

Wie brachtest du Sie von L’HOMME. – Avec cette pierre aiguë, je dem Boden ? les ai arrachés MANN. Mit diesem scharfen Steine Au ras de la racine. hab’ ich sie PROMÉTHÉE. – Enlève d’abord les Glatt an der Wurzel weggerissen. branches ! PROMETHEUS. Erst ab die Aeste ! – Puis enfonce celui-ci Dann ramme diesen Là, de biais dans la terre, Schräg in den Boden hier Et celui-là ici, en face ; Und diesen hier, so gegenüber ; Réunis-les en haut. Und oben verbinde sie ! – Puis encore deux, là, en arrière. Dann wieder zwei hier hinten hin Un autre par-dessus, en travers, Und oben einen quer darüber. Maintenant, attache des branches de haut en bas Nun die Aeste herab von oben Jusqu’à terre, Bis zur Erde, Lie et entrelace-les ; Verbunden und verschlungen die, Du gazon tout autour Und Rasen rings umher, Et encore plus de branches, Und Aeste drüber, mehr, Jusqu’à ce que ni soleil Bis dass kein Sonnenlicht Ni pluie ni vent ne pénètre au travers. Kein Regen, Wind durchdringe. Hier, lieber Sohn, ein Schutz und Voilà, mon fils, un abri, une cabane ! eine L’HOMME. – Merci, père très cher, merci mille fois ! Hutte ! MANN. Dank, teurer Vater, tausend Dis-moi, tous mes frères pourront-ils habiter Dank ! Sag’, dürfen alle meine Brüder Dans ma cabane ? wohnen PROMÉTHÉE. – Non ! In meiner Hütte ? Tu l’as bâtie pour toi, et elle est à toi. PROMETHEUS. Nein ! Tu peux la partager avec qui tu Du hast sie dir gebaut, und sie ist voudras. dein. Que celui qui veut en avoir une se la bâtisse ! Du kannst sie teilen,

Mit wem du willt. (Prométhée sort.) Wer wohnen will der bau’ sich selber DEUX HOMMES. eine. LE PREMIER. – Tu ne dois prendre (Prometheus ab.) aucune De mes chèvres ! ZWEI MÄNNER. ERSTER. Du sollst kein Stück Elles sont à moi ! Von meinen Ziegen nehmen, LE DEUXIÈME. – D’où les as-tu ? Sie sind mir mein ! LE PREMIER. – Hier tout le jour et la nuit ZWEITER. Woher ? ERSTER. Ich habe gestern Tag und J’ai couru la montagne, Nacht J’ai sué durement Auf dem Gebirg herumgeklettert, Pour les prendre vivantes. Mit saurem Schweiss Je les ai gardées cette nuit Lebendig sie gefangen, Et enfermées ici Diese Nacht bewacht, Avec des pierres et des branches. Sie eingeschlossen hier LE DEUXIÈME. – Donne-m’en une ! Mit Stein und Aesten. J’en ai tué une hier aussi, ZWEITER. Nun gieb mir eins ! Je l’ai fait mûrir au feu Ich habe gestern auch eine erlegt Et mangée avec mes frères. Am Feuer si gezeitigt Il ne t’en faut qu’une aujourd’hui : Und gessen mit meinen Brüdern. Demain, nous en prendrons d’autres. Brauchst heut nur eine : LE PREMIER. – N’approche pas de mes chèvres ! Wir fangen morgen wieder. ERSTER. Bleib’ mir von meinen LE DEUXIÈME. – Que si ! Ziegen ! (Le premier veut le retenir, le deuxième le repousse et le fait ZWEITER. Doch ! tomber, prend une chèvre et s’en va.) (Erster will ihn abwehren, Zweiter gibt ihm einen Stoss, dass er LE PREMIER. – Violence ! Malheur ! umstürzt, nimmt eine Ziege und Malheur ! fort.) PROMÉTHÉE (entre). – Que se passe-til ?

ERSTER.

Gewalt ! Weh ! Weh ! L’HOMME. – Il m’enlève ma chèvre ! – PROMETHEUS (kommt). Was gibt’s ? Le sang coule de ma tête – MANN. Er raubt mir meine Ziege ! – Il m’a jeté Blut rieselt sich von meinem Haupt – Contre cette pierre. Er schmetterte PROMÉTHÉE. – Arrache ce champignon de l’arbre Mich wider diesen Stein. PROMETHEUS. Reiss da vom Baume Et applique-le sur la blessure ! – diesen Schwamm L’HOMME. – Voilà – cher père ! Und leg’ ihn auf die Wunde ! Déjà le sang s’arrête. MANN. So – teurer Vater ! PROMÉTHÉE. – Va laver ton visage. Schon ist es gestillt. L’HOMME. – Et ma chèvre ? PROMETHEUS. Geh, wasch dein PROMÉTHÉE. – Laisse-le ! Angesicht. Si sa main est contre tous, MANN. Und meine Ziege ? La main de tous sera contre lui. PROMETHEUS. Lass ihn ! (L’homme sort.) Ist seine Hand wider jedermann, PROMÉTHÉE. – Vous n’êtes pas Wird jedermanns Hand sein wider dégénérés, mes enfants, ihn. (Mann ab.) Vous êtes laborieux et paresseux, PROMETHEUS. Ihr seid nicht Cruels et doux, ausgeartet, meine Kinder, Généreux et avares, Seid arbeitsam und faul, Pareils à tous vos frères par la Und grausam, mild, destinée, Ereigebig, geizig, Pareils aux bêtes et aux dieux. Gleichet all euren (Pandore entre.) Schicksalsbrüdern, PROMÉTHÉE. – Qu’as-tu, ma fille ? Gleichet den Tieren und den Göttern. Pourquoi si émue ? (Pandora kommt.) PANDORE. – Mon père ! PROMETHEUS. Was hast du, meine Ah ! ce que j’ai vu, mon père, Tochter, Ce que j’ai éprouvé ! Wie so bewegt ? PROMÉTHÉE. – Eh bien ? PANDORA. Mein Vater !

Ach, was ich sah, mein Vater, PANDORE. – Oh ! ma pauvre Mira ! Was ich fühlte ! PROMÉTHÉE. – Que lui arrive-t-il ? PROMETHEUS. Nun ? PANDORE. – Sentiments sans nom ! PANDORA. O, meine arme Mira ! – Je l’ai vue se rendre au bois PROMETHEUS. Was ist ihr ? Où si souvent nous cueillons des couronnes de fleurs ; PANDORA. Namenlose Gefühle ! Ich sah sie zu dem Waldgebüsche Je l’ai suivie, gehn Et hélas ! en descendant la colline, Wo wir so oft uns Blumenkränze Je l’ai aperçue dans la vallée, pflücken ; Affaissée sur l’herbe. Ich folgt’ ihr nach, Par bonheur, Arbar se trouvait dans Und, ach, wie ich vom Hügel komme, le bois. seh’ Il l’a retenue dans ses bras, Ich sie, im Tal Il voulait l’empêcher de tomber, Auf einen Rasen hingesunken. Et il est tombé avec elle. Zum Glück war Arbar ungefähr im Sa belle tête s’inclinait, Wald. Il la baisait mille fois, Er hielt sie fest in seinen Armen, Suspendu à sa bouche, Wollte sie nicht sinken lassen, Pour la ranimer de son souffle. Und, ach, sank mit ihr hin. Prise d’angoisse, Ihr schönes Haupt entsank, Je suis accourue, j’ai crié. Er küsste sie tausendmal, Mon cri a réveillé ses sens. Und hing an ihrem Munde, Arbar l’a laissée ; elle s’est mise Um seinen Geist ihr einzubauchen. debout, Mir ward bang, Et, les yeux à demi éteints, Ich sprang hinzu und schrie, Elle s’est jetée à mon cou. Mein Schrei eröffnet ihr die Sinnen. Sa poitrine battait Arbar liess sie ; sie sprang auf À se rompre, Und, ach, mit halbgebrochnen Augen Ses joues étaient brûlantes, Fiel sie mir um den Hals. Sa bouche haletait

Ihr Busen schlug, Et elle versait des milliers de larmes. Als wollt’er reissen, J’ai senti ses genoux fléchir de nouveau Ihre Wangen glühten, Et je la retenais, père bien-aimé. Es lechzt’ ihr Mund, Et ses baisers, sa chaleur Und tausend Tränen stürzten. Ich fühlte wieder ihre Kniee wanken Ont répandu dans mes veines Un sentiment si nouveau, si inconnu, Und hielt sie, teurer Vater, Que troublée, émue, pleurant, Und ihre Küsse, ihre Glut Je l’ai quittée, enfin, et le bois et les Hat solch ein neues unbekanntes champs – Gefühl durch meine Adern Je viens à toi, mon père ! Dis, hingegossen, Dass ich verwirrt, bewegt und Qu’est tout cela qui la bouleverse weinend Et moi-même ? Endlich sie liess und Wald und PROMÉTHÉE. – La mort ! Feld. – PANDORE. – Qu’est-ce ? Zu dir, mein Vater ! sag’ PROMÉTHÉE. – Ma fille, Was ist das alles was sie erschüttert Tu as joui de bien des joies. Und mich ? PANDORE. – Des milliers ! À toi je les PROMETHEUS. Der Tod ! dois toutes PANDORA. Was ist das ? PROMÉTHÉE. – Pandore, ton cœur a battu PROMETHEUS. Meine Tochter, Du hast der Freuden viel genossen. Au soleil levant, PANDORA. Tausendfach ! Dir dank’ À la lune changeante, ich’s all. Et dans les baisers de tes compagnes PROMETHEUS. Pandora, dein Busen Tu as joui de la plus pure félicité. schlug PANDORE. – Indiciblement ! Der kommenden Sonne, PROMÉTHÉE. – Dans la danse, qu’estDem wandelnden Mond entgegen, ce qui soulevait ton corps Und in den Küssen deiner Gespielen Légèrement au-dessus de la terre ? Genossest du die reinste Seligkeit. PANDORE. – La joie ! PANDORA. Unaussprechlich !

PROMETHEUS.

Was hub im Tanze Quand, aux sons du chant et de la deinen Körper musique Leicht auf vom Boden ? Tous mes membres émus, se mouvaient, PANDORA. Freude ! Wie jedes Glied gerührt vom Sang Je me fondais en mélodie. und Spiel PROMÉTHÉE. – Et tout s’est enfin dissous dans le sommeil Bewegte, regte sich, La joie comme la douleur. Ich ganz in Melodie verschwamm. PROMETHEUS. Und alles lös’t sich Tu as senti l’ardeur du soleil, endlich auf in Schlaf, Tu as haleté de soif, So Freud’ als Schmerz. La lassitude a rompu tes genoux, Du hast gefühlt der Sonne Glut, Tu as pleuré ton mouton perdu, Des Durstes Lechzen, Et combien gémi et tremblé Deiner Kniee Müdigkeit, Quand, dans le bois, une épine t’avait Hast über dein verlornes Schaf blessée au talon. geweint, Jusqu’à ce que je t’aie guérie. Und wie geächzt, gezittert, PANDORE. – Bien diverses, mon père, Als du im Wald den Dorn dir in Sont les joies et les douleurs de la Ferse tratst, vie. Eh’ ich dich heilte. PROMÉTHÉE. – Et ton cœur sent PANDORA. Mancherlei, mein Vater, ist Qu’il existe encore bien des joies des Lebens Wonn’ Et des douleurs Und Weh ! Que tu ne connais pas. PROMETHEUS. Und fühlst an deinem PANDORE. – Oh ! oui – Souvent, ce Herzen, cœur est plein du désir Dass noch der Freuden viele sind, De n’être nulle part et d’être partout ! Der Schmerzen viele, PROMÉTHÉE. – Il est un instant qui Die du nicht kennst. accomplit tout, PANDORA. Wohl, wohl ! – Dies Herze Tout ce que nous avons désiré, rêvé, sehnt sich oft espéré, Redouté, Pandore –

Ach nirgend hin und überall doch C’est la mort. hin ! PANDORE. – La mort ? PROMETHEUS. Da ist ein Augenblick PROMÉTHÉE. – Quand au plus profond der alles erfüllt, de toi-même, Alles was wir gesehnt, geträumt, Ébranlée toute, tu ressens tout gehofft, Ce que jamais joies et douleurs t’ont Gefürchtet, Pandora, – fait sentir, Das ist der Tod ! Que ton cœur impétueusement gonflé PANDORA. Der Tod ? Veut s’alléger par des larmes PROMETHEUS. Wenn aus dem innerst Et brûle d’une ardeur croissante, tiefsten Grunde Que tout en toi résonne, frémit et Du ganz erschüttert alles fühlst tremble, Was Freud’ und Schmerzen jemals Que tous tes sens défaillent, dir ergossen, Et que toi-même te sens défaillir, In Sturm dein Herz erschwillt, Que tu tombes, In Tränen sich erleichtern will, Qu’autour de toi, tout s’abîme dans Und seine Glut vermehrt, la nuit, Und alles klingt an dir und bebt und Que dans ton être le plus intime, zittert, Tu sens que tu embrasses un monde, Und all die Sinne dir vergehn, C’est alors que meurt la créature. Und du dir zu vergehen scheinst PANDORE (se jetant à son cou). – Oh ! Und sinkst, mon père, mourons ! Und alles um dich her versinkt in PROMÉTHÉE. – Pas encore ! Nacht PANDORE. – Et après la mort ? Und du, in inner eigenstem Gefühl, PROMÉTHÉE. – Quand toute chose – Umfassest eine Welt : désir et joie et douleur Dann stirbt der Mensch. Se sera anéantie dans l’impétueuse PANDORA (ihn umhalsend). O, Vater, jouissance, lass uns sterben ! Puis revivifiée par un délicieux PROMETHEUS. Noch nicht. sommeil – PANDORA. Und nach dem Tod ?

PROMETHEUS.

Wenn alles – Begier Alors tu revivras, toute jeune tu und, Freud’ und Schmerz – vivras à nouveau, Im stürmenden Genuss sich Pour craindre, espérer, désirer à aufgelös’t, nouveau. Dann sich erquickt in Wonneschlaf, – Dann lebst du auf, auf’s jüngste wieder auf, Von neuem zu fürchten, zu hoffen, zu begehren ! • Bibliographie : GOETHE, Prometheus, Drames de jeunesse, édition bilingue citée, 1980, coll. « Bilingue », Paris, Aubier, préf. d’Henri Lichtenberger, trad. d’E. Herrmann. 2.2. PLAN DU COMMENTAIRE COMPOSÉ Ce fragment dramatique complété d’un poème lyrique invite se poser la question du genre littéraire auquel il appartient. Si la figure centrale est un personnage tragique par excellence depuis Eschyle (le titan apparaissait auparavant dans la Théogonie et dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode), la thématique de l’éducation et les accents lyriques qui s’y font entendre incitent à ne pas se satisfaire d’une interprétation trop simple. On peut envisager ici un plan descriptif interrogeant le caractère dramatique du texte. La révolte de Prométhée ne conduit pas à un dénouement tragique. Il convient donc d’abord d’analyser le refus de la tragédie qui paraît s’écarter d’une tradition remontant à l’Antiquité. L’une des originalités de ce texte moderne réside dans le thème de l’éducation, qui atténue nettement son caractère théâtral et sert l’expression d’idées fort débattues au XVIIIe siècle sur les origines de la culture et de la société. L’acte en devient plus allégorique que tragique. Toutefois, loin d’être le pur véhicule de notions abstraites, le texte développe un lyrisme qui va croissant jusqu’à l’échange ProméthéePandore. Par là, il s’éloigne davantage encore de sa vocation théâtrale. Cette situation de l’œuvre au carrefour de plusieurs genres poétiques lui

confère certes sa richesse, mais n’expliquerait-elle pas aussi son caractère de fragment ? 2.2.1. Le refus de la tragédie 1. Eschyle, modèle du tragique prométhéen, n’est plus la référence majeure. On serait tenté de se référer au modèle fourni par le Prométhée enchaîné d’Eschyle pour juger la figure de Prométhée et voir dans cet acte l’amorce de la tragédie du titan qui, après avoir éduqué les hommes, va être châtié par Zeus/Jupiter pour trahison. Ce serait une erreur à double titre. L’œuvre d’Eschyle nous est, en effet, parvenue incomplète : Prométhée enchaîné, où l’on assiste au supplice atroce du titan, était le premier élément d’une trilogie comprenant un Prométhée délivré et un Prométhée porte-feu. Seuls quelques fragments de ces deux pièces nous sont connus, mais elles semblaient tendre vers une réconciliation du titan et de Zeus après de longs siècles de discorde. Cette paix ôte à la figure prométhéenne le tragique que les modernes, percevant surtout en lui le révolté châtié, sont portés à lui reconnaître. En outre, si l’on examine les sources de Goethe, le poète s’est peu inspiré d’Eschyle. Le symbole de Prométhée a été légué au mouvement du Sturm und Drang par la philosophie d’Anthony Ashley Cooper Shaftesbury (1671-1713), qui y reconnaissait la personnification de l’enthousiasme créateur propre au génie naturel. En 1771, Goethe avait du reste utilisé le personnage du titan en ce sens, dans un discours sur Shakespeare. Le poète s’est également inspiré du Dictionnaire mythologique de Hederich (édition de 1770) pour faire du conflit de Prométhée un drame familial. Prométhée devient le fils de Jupiter et de Junon. Pandore (originellement fille d’Héphaïstos) est ici la fille du titan. La tragédie mythologique cède ainsi à la présentation d’un conflit de générations. 2. La structure de l’acte désamorce le tragique. La structure spatiale (Olympe/vallée au pied de l’Olympe) souligne l’antithèse opposant monde divin et monde humain, ce qui constitue le ressort du tragique dans l’histoire de Prométhée, défenseur des hommes contre les Olympiens et leur maître, Zeus. Mais l’évolution de l’acte contredit cette

interprétation. On peut, pour en juger, le diviser en scènes correspondant, comme pour le théâtre classique français, à l’entrée ou à la sortie d’un personnage. Il comprend alors sept scènes : – scène 1 : lieu : Olympe : Jupiter-Mercure ; – scène 2 : lieu : vallée au pied de l’Olympe (désormais le lieu de toutes les scènes) : Prométhée, seul, lance un défi à Jupiter ; – scène 3 : Prométhée enseigne l’art de la construction ; – scène 4 : querelle entre deux hommes pour la propriété ; – scène 5 : Prométhée enseigne la médecine, la justice ; – scène 6 : monologue de Prométhée sur les contradictions de la nature humaine ; – scène 7 : dialogue de Pandore et de Prométhée sur l’amour qu’il relie à la mort. Cette structure prévient toute possibilité de tragique : non seulement la révolte de Prométhée est d’emblée acceptée par Jupiter, mais l’espace divin (dont l’évocation mêle curieusement thèmes olympien et biblique) est rapidement délaissé pour le spectacle de l’éducation de l’humanité. À l’opposé de la tragédie, où chaque action rapproche de l’issue fatale, l’acte peint un parcours optimiste, marqué par le progrès de la race humaine. 3. Plusieurs thèmes concourent à cette absence de la tragédie. Le tableau de l’ordre olympien, au début, montre que, contrairement au Prométhée enchaîné d’Eschyle, la marche du monde n’est plus soumise à la violence injuste d’un Dieu omnipotent. Cet acte est dès lors celui de l’avènement de la liberté : liberté créatrice de Prométhée qui est couronnée de succès, liberté des hommes qui se sont détachés de la tutelle olympienne au moins momentanément. Il s’agit cependant d’un enthousiasme trompeur, comme le souligne Jupiter (les hommes « multiplient le nombre de [s]es esclaves ») : ils finiront par se soumettre aux dieux. Cette indépendance nouvelle commence par l’apprentissage, source de joies intenses (bonheur paternel de Prométhée, bonheur « édénique » des hommes, émoi de Pandore). Pourtant, en même temps qu’elle s’éprouve

en acte, la nature humaine dévoile ses contradictions (résumées par la série d’adjectifs antithétiques proférés par le titan : « arbeitsam und faul,/Und grausam, mild,/Ereigebig, geizig – laborieux et paresseux,/Cruels et doux,/Généreux et avares »). Cette découverte du bonheur et de ses limites, du bien et du mal inhérents à l’homme, est finalement marquée par la confiance et l’espérance en la vie, comme l’attestent les deux verbes qui achèvent l’acte : « hoffen/espérer » et « begehren/désirer ». Après l’évocation du conflit entre Jupiter et Prométhée, à l’acte I, le modèle tragique eschyléen se voit récusé tant par les thèmes que par la structure de cet acte. Prométhée s’y fait éducateur de l’humanité. Mais précisément, l’importance donnée à ce thème de l’éducation incite à s’interroger : quelles sont les valeurs qui fondent les révélations du titan à ses enfants ? Quelles idées inspirent le spectacle d’un texte qu’on peut alors qualifier d’allégorique ? 2.2.2. Un acte allégorique 1. Le déroulement de l’acte correspond à l’exposé méthodique d’un ordre du monde. De Jupiter, évoquant les liens qu’il compte instaurer avec les hommes, jusqu’à Pandore, découvrant l’émoi amoureux et son lien à la mort, les relations entre l’humain et le divin sont mises en scène. En initiant les hommes à certains arts, à certaines valeurs fondatrices – construction, propriété, intérêt général, amour/mort –, Prométhée permet le passage de l’état sauvage à l’organisation sociale, de la nature à la culture. On peut rapprocher ce passage des idées de Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité (1755) et l’Émile (1762) où le Genevois partait lui aussi de la fiction d’un état primitif pour discuter des fondements de la société. Dans cet acte, Goethe, lui, récuse l’idée d’un homme primitivement bon (« Ihr seid nicht ausgeartet, meine Kinder,/Seid arbeitsam und faul,/Und grausam, mild/Ereigebig, geizig,/Gleichet all euren Schicksalbrüdern,/Gleichet den Tieren und den Göttern. »). Il souligne l’ambiguïté fondamentale de l’être humain qui

n’est nullement le produit de la société et qui peut seulement être orienté vers le bien par celle-ci. On peut enfin reconnaître ici une mise en cause discrète de l’autorité suprême : le créateur, Prométhée, se pose en égal de la divinité (« Sieh nieder Zeus,/Auf meine Welt : sie lebt !/Ich habe sie geformt nach meinem Bilde », « Abaisse ton regard, Zeus,/Sur mon monde : il vit !/J’ai formé à mon image/Une race semblable à moi… ») et refuse dès lors de l’honorer. 2. Conformément à la vocation de l’allégorie, des relations s’établissent clairement entre l’image et sa signification, entre l’expérience vécue par les personnages et son sens. Ces relations sont principalement exprimées par Prométhée, qui joue le rôle d’un interprète révélant les significations philosophiques de l’action. Il communique à l’homme qui vient de se construire une cabane le sens de la propriété, ou explique à l’homme détroussé ce qu’est l’intérêt général, dans un style proverbial : « Ist seine Hand wider jedermann,/Wird jedermanns Hand sein wider ihn », « Si sa main est seule contre tous,/La main de tous sera contre lui ». L’expérience la plus commentée relève de l’intime plutôt que du social, elle est celle de l’amour, évoquée par Pandore. Son sens plénier se révèle lorsque Prométhée l’associe à ce moment d’accomplissement suprême qu’est la mort. Cette constante glose de l’action donne son caractère allégorique à l’acte puisqu’il permet de remonter du spectacle vers l’idée qu’il illustre et masque à la fois. 3. Le statut des personnages participe de cette allégorie. Comme en témoignent leur anonymat et les expressions génériques qui les désignent (« das Menschengeschlecht/les hommes », « Ein Mann/Un homme », « Zwei Männer/Deux hommes ») et la brièveté de leurs apparitions, les personnages sont moins des caractères, des psychologies agissantes, que les incarnations de valeurs et d’attitudes de portée universelle. L’acte ne s’attarde pas sur la singularité d’un être ou d’une action ; il permet seulement d’en mesurer les significations morales.

Toutefois, on ne saurait réduire ce tableau d’un monde primitif, ordonné selon des significations précises, à une allégorie un peu compassée. Loin de la tragédie, mais en deçà du thème de l’éducation humaine, nous est présentée la figure d’un créateur pleinement heureux. Le spectacle prend ainsi des accents lyriques qui le préservent de la froideur philosophique. 2.2.3. Lyrisme et drame 1. Le personnage de Prométhée apparaît comme le créateur lyrique par excellence, celui qui exprime son enthousiasme. Il célèbre d’abord sa joie au début de l’acte en lançant un défi à Jupiter, mais surtout l’échange entre le titan et Pandore semble davantage le soliloque d’une conscience sur la puissance de l’amour qu’un véritable dialogue (tout comme le dialogue Minerve-Prométhée de l’acte premier). On y sent la dimension lyrique d’un moi cherchant à exprimer ses émotions, particulièrement la plus douce et la plus forte d’entre elles, la sensation amoureuse. 2. Le lyrisme est aussi présent dans la beauté poétique du spectacle. Trois éléments contribuent à cette atmosphère de beauté : le sentiment d’une immensité cosmique (donné par le spectacle de l’Olympe, au début), le spectacle d’une aurore de l’humanité (exprimé notamment par la longue didascalie « Man sieht das Menschengeschlecht…/On voit les hommes… »), l’évocation d’une sorte de paradis terrestre où prédominent les grands éléments naturels : eau, soleil, ciel, arbres… À cet égard, le texte mériterait d’être rapproché du Prometheus Unbound (Prométhée délivré, 1820) de Percy Bysshe Shelley. Le théâtre d’un Wagner aura, lui aussi, cette coloration à la fois lyrique et mythologique. 3. Le vers libre de Goethe possède une saveur et une beauté lyriques. L’évocation de l’amour par Pandore est exemplaire. Il s’agit certes d’un récit (la rencontre de Mira et d’Arbar), mais Pandore se l’approprie rapidement, et par le jeu des exclamations (« Namenlose Gefühle ! »), des interjections (« ach »), des enjambements (« Und, ach, mit halbgebrochnen Augen/Fiel sie mir um den Hals »), des sonorités

évocatrices (« Und tausend Tränen stürzten »), son discours devient la parole lyrique d’un sentiment amoureux qui ne se connaît pas encore, lyrisme d’autant plus prenant qu’il s’exprime par un trouble physique et des attitudes étranges que le récit de Pandore rend presque oniriques. Ce lyrisme qui anime le mythe de Prométhée et les tableaux de la vie primitive suggère que c’est le moi du poète lui-même qui parle ici. La figure du créateur, d’abord solitaire puis heureux d’instruire par son art, est exaltée dans cet acte qui s’éloigne de la tragédie comme de la simple démonstration philosophique pour célébrer la puissance d’un moi absolu, artiste en révolte contre la médiocrité ambiante, conforme à l’idéal poétique goethéen. Conclusion Texte étrange que ce Prométhée inachevé : son intrigue et ses données généalogiques transforment la figure du titan, venue d’Hésiode et d’Eschyle. Appartenant en apparence au genre dramatique, il masque mal une certaine volonté allégorique et un lyrisme émouvant. Il préfigure ainsi la figure romantique d’un Prométhée devenu le type du révolté en lutte contre les puissances qui oppriment l’humanité (par exemple, chez Shelley) tout en se rattachant au thème profondément goethéen du créateur inspiré. Au-delà des audaces philosophiques et politiques que nous avons évoquées, on perçoit l’une des difficultés qui ont dû se poser au poète pour achever son drame. À partir du moment où Prométhée demeure en paix parmi ses créatures et où Jupiter décide de se retirer du monde humain pour des siècles, quelle suite donner à l’intrigue ? Une fois le moi créateur régnant paisiblement sur son univers, il n’y a plus de possibilité pour le drame : l’œuvre tend à l’exposé lyrique des sentiments du titan, ainsi que le montre l’adjonction de l’ode comme troisième acte. Il y a là une explication probable du fait que Prometheus soit demeuré à l’état de fragment dramatique.

3. BOCCACE, DECAMERON, LE DÉCAMÉRON (Ve JOURNÉE, 8e NOUVELLE) 3.1. LE TEXTE Cette nouvelle, souvent dite « de Nastagio », ou parfois intitulée « La Chasse infernale », appartient à l’un des recueils les plus célèbres de la Renaissance européenne, Le Décaméron. Son auteur, Giovanni Boccaccio, dit Boccace, est, avec Dante et Pétrarque, l’écrivain le plus illustre de la fin du Moyen Âge italien. Né à Florence, probablement en 1313, fils naturel d’un important homme d’affaires, il a composé le Décaméron entre 1349 et 1351. Comme il l’écrit dans la préface, il s’agit de « cent nouvelles, ou fables, ou paraboles, ou histoires, comme il vous plaira de les appeler, racontées en dix jours par une honnête compagnie de sept dames et de trois jeunes hommes pendant le temps de la peste… ». Le récit de l’épidémie (celle de 1348 qui a décimé les deux tiers de la population florentine), de la rencontre des dix jeunes gens, de leur départ et de leur séjour à la campagne d’où ils reviendront ensuite à Florence constitue le cadre du récit (la cornice). Ce séjour est strictement réglé : une royauté provisoire donne à chacun des récitants le pouvoir pendant une journée (dès la IIe journée), et notamment celui de choisir le thème des dix nouvelles racontées alors. Inventaire à la fois nouveau et foisonnant des formes narratives du temps, le Décaméron a un rôle fondateur dans l’histoire de la nouvelle en Europe. Il inspirera un grand nombre d’auteurs adeptes de la forme brève, de Marguerite de Navarre (L’Heptaméron) jusqu’à Cervantes (Nouvelles exemplaires). La reine de la Ve journée est l’aimable Fiammetta, « dont les longues boucles d’or retombaient sur les blanches et délicates épaules ». Conformément à son doux caractère et afin de consoler le groupe des chagrins de la IVe journée (consacrée aux amours qui connurent une fin malheureuse), elle a choisi comme thème : « des issues heureuses couronnant des amours cruelles et tragiques ». Le sujet renvoie peut-être aussi à une autre œuvre de Boccace, Elegia di Madonna Fiammetta (vers 1343), roman en prose se présentant comme la confession d’une

femme destinée à sa propre consolation ainsi qu’à l’instruction des autres femmes. Les « issues heureuses » dont il est ici question auraient cette vertu consolante permise par l’art narratif. NOVELLA OTTAVA

HUITIÈME NOUVELLE

Nastagio degli Onesti, amando una Nastagio degli Onesti, pour l’amour de’ Traversari, spende le sue d’une Traversari, dilapide ses biens ricchezze senza essere amato. sans être payé de retour. À la prière Vassene, pregato da’ suoi, a Chiassi ; de sa famille, il se retire à Chiassi, et quivi vede cacciare ad un cavaliere il y voit une jeune femme una giovane e ucciderla e divorarla pourchassée et tuée par un cavalier, da due cani. Invita i parenti suoi e puis dévorée par deux chiens. Il quella donna amata da lui ad un invite à un repas ses parents et amis desinare, la quale vede questa ainsi que sa bien-aimée. Celle-ci medesima giovane sbranare ; et assiste au martyre de la même jeune temendo di simile avvenimento femme et, dans la crainte de subir un prende per marito Nastagio. traitement semblable, elle prend Come Lauretta si tacque, così, per Nastagio pour mari. comandamento della reina, cominciò Dès que Lauretta se tut, à l’injonction Filomena. de la reine, Filomena commença Amabili donne, come in noi è la pietà ainsi : commendata, così ancora in noi è – Aimables amies, de même que la dalla divina giustizia rigidamente la pitié en nous mérite louange, la crudeltà vendicata ; il che acciò che justice divine punit sévèrement la io vi dimostri e materia vi dea di cruauté. Pour vous le démontrer et cacciarla del tutto da voi, mi piace di vous inciter à la chasser dirvi una novella non men di complètement de votre cœur, j’ai compassion piena che dilettevole. plaisir à vous raconter une histoire In Ravenna, antichissima città di aussi émouvante qu’agréable. Romagna, juron già assai nobili e À Ravenne, ville très ancienne de ricchi uomini, tra’ quali un giovane Romagne, il y eut jadis de nobles et chiamato Nastagio degli Onesti, per riches citoyens, parmi lesquels un la morte del padre di lui e d’un suo jeune homme, appelé Nastagio degli zio, senza stima rimaso ricchissimo. Onesti qui, à la mort de son père et Il quale, sì come de’ giovani avviene, d’un oncle, était resté immensément essendo senza moglie, s’innamorò riche. Comme il advient à cet âge,

d’una figliula di messer Paolo celui-ci, n’étant pas encore marié, Traversaro, giovane troppo più tomba amoureux d’une fille de nobile che esso non era, prendendo messire Paolo Traversari, parti qui speranza con le sue opere di doverla était d’un lignage beaucoup plus trarre ad amar lui ; le quali, élevé que le sien ; mais il espérait par quantunque grandissime, belle e ses actes amener la demoiselle à laudevoli fossero, non solamente non l’aimer en retour. La cour qu’il lui gli giovavano, anzi pareva che gli faisait, au moyen d’actions élégantes nocessero, tanto cruda e dura et et louables, non seulement n’avait salvatica gli si mostrava la aucun effet, mais encore semblait le giovinetta amata, forse per la sua desservir, tant sa bien-aimée se singular bellezza o per la sua nobiltà montrait cruelle, dure et farouche à sì altiera e disdegnosa divenuta, che son égard : peut-être en raison de sa né egli né cosa che gli piacesse le rare beauté et de sa noblesse, elle piaceva. était devenue si altière et La qual cosa era tanto a Nastagio dédaigneuse que ni lui ni rien de ce gravosa a comportare, che per qu’il voulait n’était de son goût. Cela dolore più volte, dopo molto essersi était si pénible pour Nastagio que, doluto, gli venne in disidèro par excès de douleur, il eut plusieurs d’uccidersi. Poi, pur tenendosene, fois envie de se donner la mort ; et molte volte si mise in cuore di puis, y renonçant, à maintes reprises doverla del tutto lasciare stare, o, se il résolut de se détourner d’elle tout à potesse, d’averla in odio come ella fait, ou bien, dans la mesure du aveva lui. Ma invano tal possible, de la haïr à son tour. Mais proponimento prendeva, per ciò che c’est en vain qu’il prenait cette pareva che quanto più la speranza résolution, car moins il avait mancava, tant più moltiplicasse il d’espoir, plus son amour semblait grandir. suo amore. Perseverando adunque il giovane e Comme le jeune homme continuait nello amare e nello spendere donc à aimer et à dépenser sans smisuratamente, parve a certi suoi mesure, il apparut à ses amis et amici e parenti che egli sé e’l suo parents qu’il était en train de ruiner avere parimente fosse per sa propre existence et son consumare ; per la qual cosa più patrimoine ; c’est pourquoi ils volte il pregarono e consigliarono l’engagèrent à quitter Ravenne et le che si dovesse di Ravenna partire e pressèrent de partir demeurer en in alcuno altro luogo per alquanto quelque autre lieu, de sorte que son

tempo andare a dimorare ; per ciò amour diminue en même temps que che, così faccendo, scemerebbe ses dépenses. Plusieurs fois, Nastagio l’amore e le spese. Di questo se moqua d’un tel conseil ; mais, consiglio più volte fece beffe pressé par eux et ne pouvant toujours Nastagio ; ma pure, essendo da loro rejeter leurs avis, enfin il accepta. Il sollicitato, non potendo tanto dir di fit de grands préparatifs, comme s’il no, disse di farlo ; e fatto fare un partait pour la France ou l’Espagne grand apparecchiamento, come se in ou en quelque autre pays lointain, Francia o in Ispagna o in alcuno monta à cheval et, accompagné de altro luogo lontano andar volesse, ses nombreux amis, il sortit de montato a cavallo e da’ suoi molti Ravenne et se rendit en un lieu, à amici accompagnato, di Ravenna environ trois miles de là, nommé uscì e andossene ad un luogo forse Chiassi. Ayant fait venir des tre miglia fuor di Ravenna, che si pavillons et des tentes, il dit à ceux chiama Chiassi ; e quivi, fatti venir qui l’escortaient qu’ils pouvaient padiglioni e trabacche, disse a s’en retourner en ville et que lui coloro che accompagnato l’aveano resterait là. Installé ainsi sous la che star si volea e che essi a tente, Nastagio commença à y mener Ravenna se ne tornassono. la vie la plus agréable et la plus Attendatosi adunque quivi Nastagio, magnifique que l’on puisse imaginer, cominciò a fare la più bella vita e la invitant tantôt les uns et tantôt les più magnifica che mai si facesse, or autres à déjeuner ou à souper, selon questi e or quegli altri invitando a ses habitudes. cena e a desinare, come usato s’era. Or, un vendredi, presque au début du Ora avvenne che uno venerdì quasi mois de mai, où il faisait très beau et all’entrata di maggio, essendo un où, plongé dans la pensée de sa bellissimo tempo, ed egli entrato in cruelle dame, il avait ordonné à tous pensiero della sua crudel donna, ses domestiques de le laisser seul, comandato a tutta la sua famiglia afin de mieux s’absorber dans ses che solo il lasciassero, per più potere rêveries, pas à pas il s’engagea dans pensare a suo piacere, piede innanzi la pinède. Comme il était presque piè sé medesimo trasportò, midi et que Nastagio s’était avancé pensando, infino nella pigneta. Ed d’un demi-mile au cœur de la forêt, essendo già passata presso che la sans se soucier de manger ou de rien quinta ora del giorno, ed esso bene d’autre, soudain, il lui sembla un mezzo miglio per la pigneta entendre de grands sanglots et de entrato, non ricordandosi di hautes plaintes exhalés par une

mangiare né d’altra cosa, femme. Tiré ainsi de sa douce subitamente gli parve udire un songerie, il leva la tête pour voir ce grandissimo pianto e guai altissimi que c’était, et il fut tout surpris de se messi da una donna ; per che, rotto il trouver au milieu de la pinède. De suo dolce pensiero, alzò il capo per plus, regardant en avant, il vit courir veder che fosse, e maravigliossi nella vers lui, à travers d’épais fourrés pigneta veggendosi ; e oltre a ciò, d’arbustes et de ronces, une très belle davanti guardandosi, vide venire per jeune femme, nue, échevelée et toute un boschetto assai folto d’albuscelli déchirée par les branches et les e di pruni, correndo verso il luogo épines, qui pleurait et criait grâce. En dove egli era, una bellissima giovane outre, il vit bondir deux gros et ignuda, scapigliata e tutta graffiata féroces mâtins qui furieusement la dalle frasche e da’ pruni, piagnendo poursuivaient et la harcelaient de e gridando forte mercé ; e oltre a leurs cruelles morsures. Derrière, sur questo le vide a’ fianchi due grandi e un cheval noir, il vit un sombre fieri mastini, li quali duramente cavalier, au visage tout empreint de appresso correndole, spesse volte courroux, une épée à la main, qui la crudelmente dove la giugnevano la menaçait de mort en l’invectivant de mordevano, e dietro a lei vide venire paroles terribles et injurieuses. Ce sopra un corsiere nero un cavalier spectacle jeta la stupeur et bruno, forte nel viso crucciato, con l’épouvante dans l’âme de Nastagio, uno stocco in mono, lei di morte con en même temps que la compassion parole spaventevoli e villane pour la malheureuse, ce qui lui minacciando. inspira le désir de la délivrer, si cela Questa cosa ad una ora maraviglia e se pouvait, d’aussi cruelles angoisses spavento gli mise nell’animo, e et de la mort. Mais, comme il était ultimamente compassione della sans armes, il courut se saisir d’une sventurata donna, dalla qual nacque branche en guise de bâton et disidèro di liberarla da sì fatta commença à marcher en direction angioscia e morte, se el potesse. Ma, des chiens et du cavalier. senza arme trovandosi, ricorse a Mais ce dernier, à peine l’eut-il prendere un ramo d’albero in luogo aperçu, de loin lui cria : « Nastagio, di bastone, e cominciò a farsi ne t’en mêle pas, laisse faire aux incontro a’cani e contro al cavaliere. chiens et à moi-même ce que cette Ma il cavalier che questo vide, gli mauvaise femme a mérité. » gridò di lontano : Sur ces entrefaites, les chiens se jetant à ses reins immobilisèrent la

– Nastagio, non t’impacciare, lascia jeune femme ; et le cavalier, les ayant fare a’ cani e a me quello che questa rejoints, mit pied à terre. Nastagio malvagia femina ha meritato. s’approcha et lui dit : « Je ne sais qui E così dicendo, i cani, presa forte la tu es, toi qui me connais. Je peux giovane ne’ fianchi, la fermarono, e seulement te dire que c’est grande il cavaliere sopraggiunto smontò da vilenie de la part d’un homme armé cavallo. Al quale Nastagio de vouloir tuer une femme sans défense et d’avoir lancé tes chiens à avvicinatosi disse : ses trousses comme si c’était une – Io non so chi tu ti se’, che me così bête. Moi, je t’assure, je vais la cognosci ; ma tanto ti dico che gran défendre autant que je le pourrai. » viltà è d’un cavaliere armato volere uccidere una femina ignuda, e averle Le cavalier dit alors : « Nastagio, je i cani alle coste messi corne se ella fus de la même cité que toi, et tu fosse una fiera salvatica ; io per étais encore petit enfant lorsque moi, qui me nommais Guido degli certo la difenderò quant’io potrò. Anastagi, j’étais encore plus Il cavaliere allora disse : amoureux de celle-là que tu ne l’es – Nastagio, io fui d’una medesima de la fille des Traversari. À cause de terra teco, ed eri tu ancora piccol son orgueil et de sa cruauté, mon fanciullo quando io, il quale fui infortune devint telle qu’un jour, chiamato messer Guido degli avec cette épée que tu me vois Anastagi, era troppo più innamorato brandir, je me suis tué de désespoir, di costei, che tu ora non se’ di quella et ainsi suis-je condamné aux peines de’ Traversari, e per la sua fierezza e éternelles. Il ne se passa guère de crudeltà andò sì la mia sciagura, che temps que cette fille, qui s’était io un dì con questo stocco, il quale tu réjouie de ma mort outre mesure, mi vedi in mano, corne disperato mourut à son tour. Pour son péché de m’uccisi, e sono alle pene etternali cruauté et pour la joie qu’elle avait dannato. Né stette poi guari tempo ressentie de mes tourments sans che costei, la qual della mia morte fu l’ombre d’un repentir, croyant en lieta oltre misura, morì, e per lo cela avoir mérité et non péché, elle peccato della sua crudeltà e della fut pareillement vouée aux peines de letizia avuta de’ miei tormenti, non l’enfer. Sitôt qu’elle y fut descendue, pentendosene, come colei che non il nous fut donné pour châtiment à credeva in ciò aver pecato ma elle de fuir devant moi et à moi, qui meritato, similmente fu ed è dannata jadis l’ai tant chérie, de la alle pene del ninferno. Nel quale poursuivre, comme une mortelle

come ella discese, così ne fu e a lei e ennemie et non pas comme ma biena me per pena dato, a lei di fuggirmi aimée. Autant de fois je la rejoins, davanti e a me, che già cotanto autant de fois avec cette même épée l’amai, di seguitarla come mortal qui m’a servi pour me tuer je la tue, nimica, non come amata donna ; e j’ouvre son échine et je lui arrache ce quante volte io la giungo, tante con cœur dur et glacé, où n’entrèrent questo stocco, col quale io uccisi me, jamais ni amour ni pitié, et ses autres uccido lei e aprola per ischiena, e viscères, comme tu vas le voir sur quel cuor duro e freddo, nel qual mai l’heure, et les jette en pâture aux né amor né pietà poterono entrare, chiens. Ensuite, il ne se passe guère con l’altre interiora insieme, sì come de temps que, suivant ce que veulent tu vedrai incontanente, le caccio di la justice et la puissance divines, elle corpo, e dòlle mangiare a questi ne se relève, comme si elle n’avait cani. pas été tuée, et à nouveau Né sta poi grande spazio che ella, sì recommence sa douloureuse fuite, et corne la giustizia e la potenzia les chiens et moi-même nous nous d’Iddio vuole, come se morta non remettons à la poursuite. Chaque fosse stata, risurge e da capo vendredi, à la même heure, je la incomincia la dolorosa fugga, e i rejoins ici, et j’en fais le carnage que cani e io a seguitarla ; e avviene che tu vas voir. Ne crois pas, cependant, ogni venerdì in su questa ora io la que nous soyons en repos les autres giungo qui, e qui ne fo lo strazio che jours ; je la retrouve en d’autres lieux vedrai ; e gli altri dì non creder che où elle avait pensé et agi avec noi riposiamo, ma giungola in altri cruauté à mon égard. D’amant luoghi né quali ella crudelmente devenu ennemi, comme tu vois, il me contro a me pensò o opérò ; ed faut ainsi la pourchasser durant un essendole d’amante divenuto nimico, nombre d’années égal au nombre de come tu vedi, me la conviene in mois qu’elle s’est montrée cruelle à questa guisa tanti anni seguitare mon égard. Laisse-moi donc être quanti mesi ella fu contro a me l’exécuteur de la justice divine et ne crudele. Adunque lasciami la divina t’oppose pas à ce que tu ne pourrais giustizia mandare ad esecuzione, né empêcher. » ti volere opporre a quello che tu non À ces paroles, saisi de crainte et, potresti contrastare. pour ainsi dire, sans un cheveu qui ne Nastagio, udendo queste parole, tutto se dressât sur sa tête, Nastagio recula timido divenuto e quasi non avendo et, observant la jeune femme, attendit pelo addosso che arricciato non avec épouvante ce qu’allait faire le

fosse, tirandosi addietro e cavalier. Son discours à peine riguardando alla misera giovane, terminé, celui-ci, tel un chien enragé, cominciò pauroso ad aspettare se précipita avec son épée vers elle quello che facesse il cavaliere. Il qui, à genoux, et retenue par les deux quale, finito il suo ragionare, a guisa mâtins, lui criait grâce et, de toute sa d’un cane rabbioso, con lo stocco in force, il la frappa au milieu de la mano corse addosso alla giovane, la poitrine et la transperça. Le coup quale inginocchiata e da’ due sitôt reçu, la jeune femme tomba face mastini tenuta forte gli gridava contre terre, toujours pleurant et mercé ; e a quella con tutta sua forza hurlant. Le cavalier mit la main à une diede per mezzo il petto e passolla dague, la plongea dans le dos, il en dall’altra parte. Il qual colpo come tira le cœur et les autres viscères et la giovane ebbe ricevuto, così cadde les jeta aux deux mâtins, lesquels boccone, sempre piagnendo e affamés les dévorèrent sur-le-champ. gridando ; e il cavaliere, messo Peu de temps après, comme si rien de mano ad un coltello, quella aprì tout cela n’avait eu lieu, la jeune nelle reni, e fuori trattone il cuore e femme se releva et se mit à courir ogni altra cosa dattorno, a’ due vers la mer, et les chiens lui mastini il gittò, li quali affamatissimi donnaient la chasse tout en la incontanente il mangiarono. Né stette déchirant. Remonté à cheval, le guari che la giovane, quasi niuna di cavalier, épée en main, reprit sa queste cose stata fosse, subitamente poursuite, et tous bientôt disparurent, si levò in piè e cominciò a fuggire de sorte que Nastagio les perdit de verso il mare, e i cani appresso di lei vue. sempre lacerandola ; e il cavaliere, Témoin de cette scène, il resta rimontato a cavallo e ripreso il suo longtemps partagé entre la pitié et la stocco, la cominciò a seguitare, e in peur. Mais, après un moment, il lui picciola ora si dileguarono in vint à l’esprit que ces choses maniera che più Nastagio non gli pouvaient lui être d’un grand profit, poté vedere. puisqu’elles se répétaient tous les Il quale, avendo queste cose vedute, vendredis. Ayant repéré l’endroit, il gran pezza stette tra pietoso e s’en retourna vers ses gens. Ensuite, pauroso, e dopo alquanto gli venne lorsque bon lui sembla, il envoya nella mente questa cosa dovergli chercher plusieurs de ses parents et molto poter valere, poi che ogni amis, et il leur dit : « Vous m’avez venerdì avvenia ; per che, segnato il longtemps engagé à cesser d’aimer luogo, a’ suoi famigli se ne tornò, e mon ennemie et de dépenser pour lui

appresso, quando gli parve, mandato plaire. Je suis donc prêt à agir ainsi, à per più suoi parenti e amici, disse condition que vous m’obteniez la loro : grâce que voici : que vous fassiez en – Voi m’avete lungo tempo stimolato sorte que, vendredi prochain, messire che io d’amare questa mia nemica mi Paolo Traversari, sa femme et leur rimanga e ponga fine al mio fille, toutes les dames de leur parenté spendere, e io son presto di farlo et d’autres encore à votre gré dove voi una grazia m’impetriate, la viennent ici déjeuner avec moi. Vous quale è questa : che venerdì che comprendrez alors pourquoi je veux viene voi facciate sì che messer qu’il en soit ainsi. » Paolo Traversaro e la moglie e la Cela leur parut chose aisée. De retour figliuola e tutte le donne lor parenti, à Ravenne, au moment voulu, ils e altre chi vi piacerà, qui sieno a invitèrent ceux que Nastagio désirait desinar meco. Quello per che io recevoir et, bien que ce ne fût point questo voglia, voi il vedrete allora. entreprise facile que d’y amener la A costor parve questa assai piccola jeune fille aimée par Nastagio, cosa a dover fare e promissongliele ; néanmoins, elle s’y rendit en e a Ravenna tornati, quando tempo compagnie des autres invités. fu, coloro invitarono li quali L’amant fit apprêter un repas Nastagio voleva, e corne che dura magnifique et disposer les tables à cosa fosse il potervi menare la l’ombre des pins, dans les lieux giovane da Nastagio amata, pur mêmes où il avait vu le supplice de la v’andò con gli altri insieme. cruelle femme. Ayant fait placer Nastagio fece magnificamente hommes et dames à table, il fit en apprestare da mangiare, e fece le sorte que la jeune fille fût assise en tavole mettere sotto i pini dintorno a face de l’endroit où devait se quel luogo dove veduto aveva lo dérouler la scène. strazio della crudel donna ; e fatti Comme le dernier plat était déjà mettere gli uomini e le donne a servi, les pleurs de la jeune femme tavola, sì ordinò, che appunto la pourchassée commencèrent à se faire giovane amata da lui fu posta a entendre. Fort étonnés, tous sedere dirimpetto al luogo dove demandaient ce que c’était ; mais, doveva il fatto intervenire. personne ne sachant le dire, ils se Essendo adunque già venuta l’ultima levèrent, cherchant à voir ce que cela vivanda, e il romore disperato della pouvait être, et ils aperçurent la cacciata giovane da tutti fu malheureuse, le cavalier et les chiens, lesquels se trouvèrent bientôt au

cominciato ad udire. Di che milieu de la compagnie. On cria maravigliandosi forte ciascuno e beaucoup contre les chiens et le domandando che ciò fosse, e niun cavalier, et plusieurs des convives sappiendol dire, levatisi tutti diritti e s’avancèrent pour porter secours à la riguardando che ciò potesse essere, jeune femme. Mais le cavalier leur videro la dolente giovane e’l répondit comme il l’avait fait à cavaliere e’ cani ; né guari stette che Nastagio : non seulement il les fit essi tutti juron quivi tra loro. reculer, mais il les épouvanta tous et Il romore fu fatto grande e a’ cani e les remplit de stupeur. Il fit les al cavaliere, e molti per aiutare la mêmes choses que la fois précédente, giovane si fecero innanzi ; ma il et toutes les dames présentes (il y en cavaliere, parlando loro come a avait beaucoup qui étaient parentes Nastagio aveva parlato, non de la malheureuse ou du cavalier et solamente gli fece indietro tirare, ma qui se souvenaient de la passion de tutti gli spaventò e riempié di celui-ci et de sa fin) pleuraient maraviglia ; e faccendo quello che comme si on le leur avait fait à ellesaltra volta aveva fatto, quante donne mêmes. Parvenue à son terme, la v’avea (ché ve ne avea assai che femme et le cavalier ayant disparu, parenti erano state e della dolente cette scène suscita chez ceux qui y giovane e del cavaliere e che si avaient assisté des commentaires ricordavano e dell’amore e della nombreux autant que variés. Parmi morte di lui) tutte così miseramente ceux qui en éprouvèrent la plus piagnevano come se a sé medesime grande frayeur, il y eut la cruelle jeune fille. Elle en avait vu et quello avesser veduto fare. entendu distinctement chaque La qual cosa al suo termine fornita, péripétie, et reconnu que ces choses e andata via la donna e’l cavaliere, la concernaient plus que toute autre, mise costoro che ciò veduto aveano se rappelant la cruauté dont elle avait in molti e vari ragionamenti ; ma tra toujours usé à l’égard de Nastagio. gli altri che più di spavento ebbero, Bien plus, il lui semblait fuir à son fu la crudel giovane da Nastagio tour devant son soupirant furieux et amata, la quale ogni cosa avoir les mâtins à ses trousses. distintamente veduta avea e udita, e conosciuto che a sé più che ad altra La peur qu’elle en ressentit fut si persona che vi fosse queste cose grande qu’afin d’échapper à ce toccavano, ricordandosi della supplice, dès qu’elle en eut le loisir, crudeltà sempre da lei usata verso le soir même, sa haine ayant cédé à Nastagio ; per che già le parea l’amour, en secret elle envoya une de

fuggir dinanzi da lui adirato e avere i ses fidèles servantes à Nastagio, mastini a’ fianchi. laquelle le pria, de la part de sa E tanta fu la paura che di questo le maîtresse, de venir la trouver, car elle nacque, che, acciò che questo a lei était prête à faire tout ce qu’il lui non awenisse, prima tempo non si plairait. Nastagio lui fit répondre que vide (il quale quella medesima sera cela le remplissait d’aise, mais qu’il prestato le fu) che ella, avendo l’odio voulait être heureux dans le respect in amore tramutato, una sua fida de son honneur et que c’était en cameriera segretamente a Nastagio l’épousant, si elle y consentait. mandò, la quale da parte di lei il Sachant qu’il n’avait jamais tenu pregò che gli dovesse piacer qu’à elle de devenir la femme de d’andare a lei, per ciò ch’ella era Nastagio, elle lui fit dire que cela lui presta di far tutto ciò che fosse agréait. Elle annonça elle-même la piacer di lui. Alla qual Nastagio fece nouvelle à ses parents, ce qui les rispondere che questo gli era a réjouit beaucoup. grado molto, ma che, dove le Le dimanche suivant, Nastagio piacesse, con onor di lei voleva il l’épousa et célébra ses noces, puis suo piacere, e questo era sposandola avec elle il vécut longtemps. Cette per moglie. peur n’eut pas pour seul effet cet La giovane, la qual sapeva che da heureux dénouement : toutes les altrui che da lei rimaso non era che dames de Ravenne en furent si moglie di Nastagio stata non fosse, alarmées qu’elles devinrent par la gli fece risponder che le piacea. Per suite beaucoup plus accessibles au che, essendo ella medesima la désir des hommes qu’elles ne messaggera, al padre e alla madre l’avaient été auparavant. disse che era contenta d’esser sposa di Nastagio, di che essi furon conteni molto ; e la domenica seguente Nastagio sposatala e fatte le sue nozze, con lei più tempo lietamente visse. E non fu questa paura cagione solamente di questo bene, anzi sì tutte le ravignane donne paurose ne divennero, che sempre poi troppo più

arrendevoli a’ piaceri degli uomini furono, che prima state non erano. • Bibliographie : BOCCACE, Decameron, a cura di Vittorio Branca, édition italienne citée, 1980, Turin, Einaudi ; édition française citée, 1994, Le Décaméron, Paris, Librairie générale française (LGF), trad., introduction et notes sous la dir. de C. Bec. 3.2. LE COMMENTAIRE La nouvelle est conforme au programme de la Ve journée : le récit évolue de la séparation des amants vers leur union finale, même si ce mariage peut difficilement se ranger dans la catégorie des « amours heureuses ». En effet, que d’ombres jetées sur ces noces par la série des événements qui y mènent ! Si l’on en juge par le paratexte, constitué de la fronte (petit résumé placé devant la nouvelle par Boccace afin de rendre plus aisée l’identification des récits), le texte relève de deux topiques médiévales : la cruauté de la dame, la punition de celle-ci ; en l’occurrence, le châtiment est double : le spectacle effrayant auquel elle est contrainte d’assister et le mariage auquel elle se résigne. Toutefois, une telle présentation ne prend pas en compte les originalités de la nouvelle : la vivacité et la concentration narratives qui modifient un schéma connu, l’ambiguïté aussi de la scène de la « chasse infernale », à la fois dantesque et pleine d’enseignements sur le mariage pour les deux personnages et le lecteur (ou la lectrice, puisque l’auteur prétend s’adresser avant tout aux femmes). L’habileté de Boccace consiste donc à s’emparer de matériaux narratifs notoires pour leur conférer des significations originales et neuves. Dès lors, un plan explicatif, évoluant de l’évidence textuelle vers les sous-entendus, les non-dits ou les intentions parodiques, semble préférable. 1. Il convient de décrire, dans un premier temps, les éléments de la topique médiévale, en montrant comment la situation des personnages

relève d’oppositions traditionnelles que le récit, par un effet de concentration typique de la forme brève, porte à leur acmé, rendant la résolution annoncée dans la fronte fort improbable. 2. De fait, les obstacles à l’union de Nastagio et de la fille Traversari ne sont levés qu’au prix d’une entrée dans le monde surnaturel, référence lettrée à Dante, dont la portée, allégorique et symbolique, va autoriser l’ouverture à une issue heureuse. 3. Pourtant, le dénouement ne correspond que superficiellement au bonheur des personnages. C’est que leur union a été amenée par des événements qui ont exhibé la réalité profonde de leur mariage : sa relation au désir mais surtout à la contrainte et à la souffrance. En ce sens, la nouvelle nous donne moins le récit d’un amour finalement couronné par des noces que la scène primitive du mariage (au sens général donné à l’expression en psychanalyse). Remarques : un tel plan est dangereusement proche d’un commentaire qui suivrait l’ordre du texte. Il nous paraît cependant s’imposer en raison de la démarche créatrice de Boccace qui, dans la plupart des nouvelles de son recueil, n’invente pas l’intrigue mais reprend des thèmes connus pour les nuancer, les parodier et/ou les enrichir de significations plus ambiguës par la forme et la conduite de son récit. 3.2.1. Un récit topique Le programme de la Ve journée est donc rempli à la fin de la nouvelle : les deux personnages, Nastagio et la fille Traversari, d’abord séparés, sont unis au dénouement, parce que la cruauté de la dame finit par céder à la crainte. Toutefois, la concentration du récit accentue les oppositions entre l’amant et la belle indifférente, de telle sorte que l’issue heureuse semble très éloignée lorsque la présentation des personnages est achevée. 1. Une caractérisation rapide et conflictuelle. Comme il arrive fréquemment dans le Décaméron, les deux personnages sont assez vaguement présentés. Aucune description physique ne nous est donnée. La fille de Paolo Traversari n’est pas psychologiquement très individualisée, tout comme Nastagio n’est pas socialement très typé. Ils

se définissent l’un par rapport à l’autre, selon un contraste violent où l’on reconnaîtra à la fois une discrète parodie des contes populaires, reposant souvent sur des oppositions appuyées, et la portée symbolique de figures conçues dans une relation d’antagonisme bien connue du lecteur. Nastagio, que l’on nous présente le premier, est amoureux, généreux et « immensément riche ». Personnage célibataire en quête de sa dame, il est tourné vers l’avenir, tandis que la jeune fille qu’il aime est dotée d’une beauté et d’une noblesse supérieures s’accompagnant de dureté, d’inflexibilité et d’un comportement plutôt revêche. L’accumulation d’adjectifs péjoratifs (« cruda, dura, salvatica/cruelle, dure, farouche ») désigne un personnage immobilisé dans un présent de morgue et dans le passé d’un « illustre lignage » qui l’amène à dédaigner tout prétendant, et donc Nastagio. Le contraste est fort, et si l’on peut y reconnaître l’opposition, cruciale dans la Florence de Boccace, de l’ancienne noblesse et d’une noblesse moindre mais conquérante (c’est-à-dire répondant aux valeurs de la classe montante qu’est la bourgeoisie), les deux personnages apparaissent plutôt comme deux pôles reliés par une passion pure, absolue, qui les anime et détermine tous leurs actes : d’un côté, un mouvement d’attraction prenant sa source dans le sentiment amoureux ; de l’autre, un mouvement de fuite hautain. 2. Un dénouement imprévisible. Le récit nous montre les proches du jeune homme le plaindre et tenter de le conseiller, sinon de le consoler. Son amour l’isole en l’opposant à ceux qui l’aiment comme à celle qui ne l’aime pas. Après l’évocation de la situation de Nastagio, il apparaît qu’un dénouement par la modification subite de l’un des pôles de l’opposition qui structure la nouvelle ferait perdre toute consistance aux personnages et donc au récit. Le renoncement du jeune homme lui ôterait son trait dominant et ne correspondrait pas à la psychologie – rare dans le Décaméron – qui nous est ici dévoilée. Le revirement de la demoiselle précipiterait la narration dans un schéma de type populaire où les conflits superlatifs s’effacent brutalement derrière une réconciliation d’une naïveté non moins superlative. L’intérêt de la nouvelle en est relancé,

mais le thème de la Ve journée semble s’éloigner. De fait, le tournant du récit va se produire grâce à l’entrée dans un monde surnaturel qui, paradoxalement, permettra aux personnages d’envisager la réalité de leur situation. On passe ainsi du topique à l’utopique au sens étymologique de ce terme. 3.2.2. Un spectacle surnaturel : intertextualité et symbolique La scène de « la chasse infernale » constitue un approfondissement de la relation instaurée entre la demoiselle et Nastagio. 1. Une scène dantesque. Si l’on suit uniquement le fil du récit, la scène marque un changement radical. Le cadre est différent (de la ville au cœur de la pinède de Chiassi), le réalisme disparaît, mais surtout, le lecteur assiste à un spectacle dantesque. Les détails les plus cruels ne sont pas omis : beauté et nudité de la femme présentée comme une proie terrorisée, chair déchirée par les branches et les épines, morsures des chiens, enfin, meurtre de la victime qui est dépecée et dont les viscères sont donnés en pâture aux molosses. L’insistance traduit sans doute d’abord une volonté de satire de la peur de l’enfer, souvenir cultivé et ironique des descriptions naïves et populaires des supplices infernaux. La référence à Dante accentue l’originalité de l’épisode. Ravenne et ses parages sont traditionnellement un lieu de richesse et de civilisation pour Boccace et son public. On trouve des allusions à la cité dans la Divine Comédie, par exemple au chant XIV du « Purgatoire ». Comme dans le poème de Dante, on assiste ici au supplice de personnages après leur mort, et il est permis de les entendre expliquer pourquoi ils se trouvent en ces lieux. L’endroit est du reste ambigu au plan théologique : s’agit-il de l’enfer – Guido degli Anastagi est « condamné aux peines éternelles », châtiment réservé aux suicidés – ou du purgatoire – puisque la punition de la dame dure seulement « un nombre d’années égal au nombre de mois qu’elle s’est montrée cruelle » ? Mais Boccace utilise le modèle dantesque pour lui faire servir des fins très différentes de celles de son glorieux aîné.

2. Allégorie et symbole. Le supplice vient compléter la description des relations entre Nastagio et la fille Traversari selon un double mode, allégorique et symbolique, qui va précipiter la transformation du jeune homme. Nous assistons à une scène de chasse de la cruauté féminine. La dame poursuivie n’a pas de nom, elle se voit seulement désignée par des périphrases (« cette fille, qui s’était réjouie de ma mort outre mesure », « une mortelle ennemie »). L’ensemble des détails pathétiques qui composent son châtiment ne renvoie à rien d’autre qu’à sa propre méchanceté, selon le processus de rétribution résumé par Guido. Le personnage a le statut d’une allégorie de la Cruelle, présentée ironiquement un vendredi, jour de Vénus. Mais l’événement de la nouvelle est préparé d’une manière singulière qui autorise à aller plus loin dans l’interprétation. Nastagio, ressentant le besoin d’être seul, s’engage au cœur de la forêt en pensant à sa belle indifférente. Selon la logique du fantasme, il cherche à échapper à la réalité de sa situation – solitude sentimentale, déception amoureuse – par une « douce songerie ». Or, le spectacle surnaturel le ramène vers cette situation mais selon une perspective différente. Au-delà de la référence littéraire dantesque nous est, en effet, signalée l’entrée dans le monde de la vérité, non pas au sens où une transcendance est révélée (la justice divine est invoquée, mais elle sert un autre but dans le récit), mais parce que la nature véritable des relations entre Nastagio et celle qu’il aime est mise en scène. La chasse est le symbole du rapport du jeune homme à la fille dédaigneuse. Mais ici, les rôles de bourreau et de victime se déplacent. La tâche du bourreau, apanage de la dame pendant la vie, est désormais accomplie par le soupirant, grâce à l’épée, instrument phallique par excellence, désignant un manque qui est exhibé, transperçant la chair et portant le coup meurtrier. En un renversement du code courtois, le chevalier combat sa dame. Cette symbolique possède son efficience. Se voyant menacé du sort de Guido, Nastagio va prendre les devants pour renaître à la vie grâce à la figure exemplaire du chevalier mort.

3. Victime et bourreau. Guido est le prédécesseur de Nastagio. Son nom rappelle celui du jeune homme, et son prénom en fait un guide qui a déjà parcouru le chemin d’amour et de souffrance dans lequel est engagé le héros de la nouvelle. On peut y reconnaître une figure paternelle : Nastagio enfant l’a connu, et il suit sa trace. Il va suppléer le père tôt disparu de Nastagio, non parce que Nastagio va vouloir « tuer le père » – il semble d’abord s’engager dans cette voie en s’apprêtant à l’affronter pour défendre la dame, mais il va ensuite, plus judicieusement, profiter de l’exemple qu’il lui donne –, mais en évitant l’erreur du « père ». Comme Guido, Nastagio se fait le bourreau de celle qu’il aime, mais il le fait de son vivant alors que son aîné le fait après la mort. À ce prix, l’ordre va pouvoir se rétablir en conformité avec les normes culturelles définies au début par la conteuse Filomena. Nastagio et la femme qu’il aime vont pouvoir se marier, l’une abandonnant sa solitude hautaine, l’autre son désespoir d’amoureux éconduit. S’agit-il de l’« issue heureuse » annoncée ? L’opposition des deux personnages principaux est trop forte, on l’a vu, pour se résoudre en idylle. La « chasse infernale », présentée deux fois, est trop violente et ambiguë pour s’effacer totalement des esprits. Le mariage se conclut certes à la fin de la nouvelle, mais le récit qui l’a précédé l’éclaire d’une lumière crue qui expose sa relation à la souffrance. 3.2.3. La scène primitive du mariage La nouvelle expose les ressorts cachés des noces qui l’achèvent. On peut ainsi en parler comme d’une scène primitive, en un sens emprunté à la psychanalyse, de scène première (fantasmée) d’où naissent les conflits et les forces qui traversent l’être actuel. 1. Une découverte. Certes, on ne saurait négliger la dimension sociale de la nouvelle. Nastagio, représentant d’une noblesse moins élevée mais marquée par les valeurs d’efficacité bourgeoise, accède à la grande noblesse, celle des Traversari, par l’ingéniosité et la contrainte. Mais, une seconde dimension est à considérer.

En punissant la dame, Guido est l’instrument de la Loi – la « justice divine » –, mais il sert aussi sa loi, celle de son désir contrarié qui s’est mué en agressivité. L’amant s’est métamorphosé en ennemi. Cette violence devient pour Nastagio et la jeune fille le modèle de leur comportement ultérieur. Nastagio comprend ce qu’il doit faire ici-bas : il fait une découverte au sens de mise au jour de ce que doit être le plaisir pour lui. La douleur apparaît comme la condition du plaisir : il lui faut contraindre la fille Traversari à se soumettre à son désir en lui imposant l’épouvante du spectacle infernal. La jeune fille, elle, comprend ce qu’elle doit accepter : la douleur et la soumission – ce qui n’exclut pas le plaisir, comme si elle ne pouvait parvenir à la jouissance du mariage que par la souffrance préalable, comme si elle ne devait atteindre le plaisir que dans la souffrance, en étant traversée par elle, bref en étant littéralement une Traversari. 2. La jouissance du mariage. La nouvelle semble alors proposer d’édifier le lecteur quant au mariage. Celui-ci se conclut, en effet, sans qu’il soit question d’amour, et il apparaît comme un rituel social réjouissant les proches des deux époux. Nous avons déjà noté la dimension théâtrale de la « chasse infernale ». Tous les spectateurs la contemplent avec la même réaction d’indignation et d’épouvante. Ils portent un regard complice sur cette scène qui fonde les liens nuptiaux de Nastagio et de celle qu’il aime. Il s’agit d’une curieuse représentation : la femme y est réduite à un objet érotique – un corps nu poursuivi –, l’homme tient le rôle d’un bourreau – qui a d’abord été victime. Dès lors, l’union de Nastagio et de la fille Traversari ne repose que sur les craintes éveillées par le spectacle, leur peur de devenir semblables aux deux personnages morts. La catharsis aristotélicienne connaît ici un sort singulier : entre la terreur et la pitié, c’est la première qui domine et amène les personnages (Nastagio, la fille Traversari, mais aussi, à la fin, les femmes de Ravenne) à soumettre (ou à se soumettre à) l’autre sans condition. Il est finalement moins question des amours de deux jeunes gens que des fondements de souffrance et de plaisir, de douleur et de désir dans lesquels sont engagés les futurs époux et qui président à la si mal nommée « jouissance » du mariage.

CONCLUSION

Le texte s’écarte de la légende, propagée notamment par La Fontaine, d’un Boccace grivois et léger, même si la dernière phrase présente avec malice la peur comme un bon moyen de rendre les belles plus accessibles. Conformément à la vocation de la nouvelle, le récit part d’un matériau narratif médiéval traditionnel. Mais il en exacerbe les oppositions, traite avec ironie des thèmes et codes notoires, de la peur de l’enfer aux traditions courtoises, et crée une scène infernale à la fois théâtrale et se souvenant de la Divine Comédie. La plate leçon à laquelle le début du récit semblait mener s’estompe derrière le dévoilement des jeux de désir et de contraintes nuptiaux. On pourrait reprendre ici ce qu’a écrit Erich Auerbach à propos du réalisme de Boccace, lorsqu’il observe que le nouvelliste a transposé le riche univers de Dante à un niveau stylistique moins élevé3. Dans la Divine Comédie sont, en effet, représentés à la fois « l’être intemporel » et le « devenir historique » en son sein, alors que Le Décaméron se concentre sur l’évocation de ce dernier, sur le monde des phénomènes. La nouvelle de Nastagio le montre bien : le surnaturel infernal ne nous dit rien de la justice divine ; il est mis au service de la stratégie d’union des deux personnages. Il a un rôle instrumental dans la tactique de conquête de Nastagio. Pourtant, il n’est pas totalement réduit à cette valeur objective. Son éclat inquiétant, son prestige grandiose et pathétique ne se résorbent pas tout à fait dans la simplicité des contes médiévaux. 1. Un yawl est un voilier à deux mâts. 2. Rappelons que par la fonction du langage que l’on qualifie de « phatique », le discours du locuteur vise à instaurer ou à maintenir le contact avec l’interlocuteur. 3. AUERBACH E., 1968, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, p. 213-241.

CHAPITRE III LE COMMENTAIRE À L’AGRÉGATION 1. CHARLES BAUDELAIRE, « SPLEEN II » : TROIS LECTURES PRÉPARATOIRES ET ESQUISSE DU COMMENTAIRE 2. MIGUEL DE CERVANTES SAAVEDRA, NOVELAS EJEMPLARES, NOUVELLES EXEMPLAIRES : COLOQUIO DE CIPIÓN Y BERGANZA, LE COLLOQUE DES CHIENS (EXTRAIT)

Le commentaire composé à l’agrégation de lettres modernes (épreuve orale) s’inscrit dans un programme qui détermine de grandes orientations de lecture, et il s’accomplit à l’issue d’une étude très approfondie d’environ une année. Il nous a paru que le travail préliminaire auquel le candidat doit se livrer (en un laps de temps réduit) le jour de l’épreuve pouvait être présenté à travers trois lectures successives qui correspondent à un approfondissement de l’interprétation, d’abord attachée au mouvement du texte, puis à son unité et enfin aux éléments de l’histoire de l’œuvre pertinents pour l’éclairer. Sans doute est-il possible de ramener tout commentaire au déroulement de ces lectures. Elles nous semblent mieux correspondre à l’épreuve d’agrégation au sens où le candidat convoque, pour expliquer le texte qui lui est soumis, une culture normalement supérieure à celle d’un étudiant de licence et surtout une connaissance, en théorie au moins, bien plus avertie des difficultés et de l’histoire de l’œuvre. À ce niveau, l’étudiant devrait répondre à l’idée que l’on se fait volontiers d’un fin lecteur : cultivé, doté d’un savoir important sans être encyclopédique, et capable de mobiliser rapidement ces capacités pour les mettre au service du passage. Pour présenter ce travail spécifique d’approche du texte, l’analyse d’un grand critique et théoricien littéraire nous servira de fil rouge.

Dans Pour une herméneutique littéraire (1988, Paris, Gallimard), Hans-Robert Jauss cherche à illustrer les trois moments de la démarche herméneutique – compréhension, interprétation, explication – par trois lectures successives du deuxième poème intitulé « Spleen » dans Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire. La démarche est sans doute un peu artificielle. Pour Jauss, elle a valeur de démonstration de sa théorie ; à nos yeux, elle présente le grand avantage d’illustrer pas à pas la préparation du commentaire composé par un lecteur averti. 1. CHARLES BAUDELAIRE, « SPLEEN II » : TROIS LECTURES PRÉPARATOIRES ET ESQUISSE DU COMMENTAIRE « Spleen II » est un texte fameux appartenant à une œuvre très connue. Afin d’alléger la démonstration, nous ne le présentons pas ici ; nous nous concentrerons sur la démarche herméneutique de Jauss. LXXVI. – « Spleen » [1] J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, [5] Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C’est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune. – Je suis un cimetière abhorré de la lune, Où comme des remords se traînent de longs vers [10] Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché. [15] Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L’ennui, fruit de la morne incuriosité,

Prend les proportions de l’immortalité. – Désormais tu n’es plus, ô matière vivante ! [20] Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ; Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche. • Bibliographie : BAUDELAIRE Charles, « Spleen II », Les Fleurs du mal ; édition citée, 1975-1976, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, Gallimard, dir. C. Pichois . 1.1. LE TEXTE 1.1.1. Une lecture attentive au déroulement du texte La première lecture découvre progressivement le texte et ses effets esthétiques. Le lecteur prend connaissance du texte vers par vers, un peu comme une partition musicale, et parvient à la fin en anticipant sans cesse, à partir des éléments qu’il découvre, la cohérence possible de la forme et du sens . Il perçoit la forme réalisée du poème mais pas encore la totalité de sa signification. Cette démarche correspond à l’étape initiale de toute étude d’un texte. On le suit ligne après ligne en cherchant à épouser le plus fidèlement possible son mouvement général ainsi que les inflexions, souvent déroutantes, de cette progression. La lecture d’un poème suscite moins un suspense quant à ce qui suit (cas de la narration où se développe une intrigue) que l’attente d’une consistance lyrique : « l’attente de ce que le mouvement lyrique donne à comprendre, vers par vers : un rapport d’abord dissimulé, jusqu’à ce que surgisse d’une situation occasionnelle un regard neuf sur le monde » (Jauss, p. 362). Ici, l’interrogation sur cette consistance lyrique commence dès le titre et s’étend au vers 1. L’étrangeté du mot « spleen » appelle des interprétations largement hypothétiques : s’agit-il d’un état d’âme ou de la bizarrerie d’une personne ? Quelqu’un y parle-t-il de lui-

même, du monde, de notre monde ? Le lecteur peut y reconnaître une sorte d’idée fixe qui instaure avec le monde un rapport curieux. L’interrogation concerne également le moi inconnu qui s’annonce d’un ton si étrangement hyperbolique dès le premier vers. Cette incertitude est amplifiée par la structure rythmique du vers. Alors que le premier hémistiche voit se succéder régulièrement syllabes faiblement et fortement accentuées (ce qui donne une impression d’harmonie), le second comprend deux accents principaux côte à côte (« mille ans ») qu’allongent encore les quatre syllabes non accentuées, ce qui fait porter tout le poids sur la fin où s’exprime l’hyperbole. L’étrangeté de l’association symétrie (de l’alexandrin classique)asymétrie (rythmique) se conjugue à la surcharge phonétique provoquée par le [i] de « souvenirs », « si », « mille ». « Spleen » lui-même entre dans cette série phonétique riche de sens où sont développés les thèmes du souvenir et de la mémoire illimitée. Ainsi, le premier vers met en évidence le caractère énigmatique du spleen dont on ne sait encore s’il est suprême bonheur ou intense souffrance, infatuation ou désespoir, excès de présomption ou excès de douleur. À le lire, on peut songer au propos de Walter Benjamin : « La beauté particulière des premiers vers de Baudelaire : émerger de l’abîme » (1974, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, p. 211). L’énigme des souvenirs illimités du vers 1 est encore accrue par l’image du gros meuble à tiroirs du vers 2 dont la relation avec le moi du poème ne se résout qu’au vers 5 et avec une comparaison inattendue : « Cache moins de secrets que mon triste cerveau. » L’assemblage grammatical et phonétique, le surcroît d’intensité qu’exprime le comparatif « moins de secrets », puis la chute à un niveau stylistique inférieur (le substantif médical « cerveau ») notamment organisent l’attente thématique annoncée avec « un gros meuble ». La comparaison entre « secrétaire » et « cerveau » donne au lecteur la solution du problème qu’il se posait quant à la relation entre le vers 1 et le groupe de vers suivants. Lieu de souvenirs enfouis, le secrétaire constitue une sorte d’équivalent mineur de ce que le moi atteint de spleen trouve dans sa mémoire.

La lecture ne peut toutefois s’orienter vers une interprétation du spleen qui en ferait la contemplation des reliques muettes d’un passé figé en chaos. Le moi du poème se distingue, en effet, de la « mémoire » du meuble : le secrétaire a « moins de secrets » (et les secrets dont il est question sont peut-être moins charmants que des romances) que le moi. L’arc thématique correspond à l’évocation des vestiges du passé. Mais une subtile dissymétrie s’y développe. La symétrie des hémistiches semble d’abord conférer une répartition harmonieuse au dénombrement des souvenirs, mais l’alternance d’objets prosaïques et « poétiques » introduit l’idée d’un désordre résumé par le vers 4 où les cheveux sont « roulés dans des quittances ». « Le catalogue poétique touche alors à un sommet par la profanation du Beau, par le ridicule où aboutit l’amour sentimental » (Jauss, p. 375). Les vers 6 et 7 énoncent un aveu qui ressemble à un défi, renouant avec le ton audacieux du premier vers. Le mouvement vers le monumental (« pyramide ») et la profusion (« plus de morts que la fosse commune ») attestent la déchéance d’une mémoire bloquée dans le registre funèbre. Les effets de parallélisme avec le vers 5 attirent l’attention du lecteur : accent fort avant la césure et à la fin du vers, relations de sens entre petits et grands secrets (« meuble », « pyramide »), idée d’enfouissement (« cerveau » et « caveau » : substantifs qui riment tout en participant d’une même chute stylistique, puisque le caveau, sépulture odieuse, anéantit la noblesse du tombeau égyptien), parallélisme des comparaisons (« moins de », « plus de »). L’effet global est celui d’un mouvement vers la démesure, opposant le moi du poème à tout ce à quoi il se compare. Le sentiment d’une progression discontinue s’impose alors : le moi du poème tente incessamment de trouver une identification, mais ne parvient qu’à amorcer des comparaisons qui avortent l’une après l’autre. Au vers 8, l’attention du lecteur est attirée par le tiret marquant une rupture. Le thème macabre poursuit les vers précédents (la série des [i] du premier vers se prolonge aussi). Le « Je suis » entretient un net parallélisme avec le « J’ai » du vers 1, de telle sorte que le lecteur peut se demander si la rupture n’est pas une simple apparence et si la masse des

souvenirs annoncée au début n’est pas hébergée dans l’étrange nécropole du vers 8. Les vers 9 et 10 semblent marquer une chute passagère, dans la mesure où l’on tombe dans la banalité des clichés de la poésie de cimetière. Les images en sont cependant rehaussées par la sonorité de « abhorrée » qui fait retentir l’écho de « remords » et de « morts ». Par ailleurs, le double sens de « vers » ajoute à cette topique de la vanitas une touche de grotesque qui permet une certaine variété de ton. Le cimetière semblait autoriser un arrêt dans les efforts du moi pour décrire son état d’âme. Pourtant, le jeu des comparaisons se voit relancé dès le vers 11. Un nouvel espace du passé – « un vieux boudoir » – entre dans la série des images visant à définir le moi. Il s’agit certes d’un intérieur désuet (dont la sonorité rappelle celle du « meuble à tiroirs »), mais l’impression dominante est celle d’une harmonie aux teintes délicates (« pastels plaintifs », « pâles Boucher ») mise en valeur à la fois par le contraste qu’elle introduit après la dissonance funèbre du cimetière et par deux paires de rimes riches. Le son voyelle [e], maintenu pendant huit vers, s’accorde à cette harmonie ; il crée un effet monotone, de cette monotonie que Baudelaire tenait pour l’un des éléments de la beauté. La langue poétique doit, selon lui, correspondre aux « immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise » chez l’homme (« Projets de préface » de 1859-1860, 1951, coll. « La Pléiade », Gallimard, p. 1363). Ce désordre harmonieux vient s’auréoler d’une lueur crépusculaire exprimée par des adjectifs (« fanées », « surannées », « débouché ») désignant la dégradation, avec le jeu de mots quelque peu bouffon de la rime : « Boucher/débouché » (effet renforcé par l’allitération ironique du vers 13 en [p]) qui vient clore une strophe où les tentatives du moi pour s’identifier à un monde de choses disparues semblent trouver un achèvement provisoire avec les images contrastées du cimetière et du boudoir abandonné. La rupture, violente, est marquée par une nouvelle strophe, l’abandon, peut-être éphémère, du thème du souvenir et surtout la disparition du moi. C’est désormais l’ennui qui apparaît comme la figure principale de la consistance lyrique du poème. Le temps verbal indique qu’il ne s’agit plus d’une image surgie du passé mais du symbole d’un interminable

présent. Son apparition est étrange : pour la première fois, les deux premiers vers présentent un paysage ouvert, figé dans le froid hivernal. Dès lors, l’ennui surgit d’une manière retardée, non pas comme un personnage venant animer cette scène hiératique, mais comme la figure du pouvoir écrasant de transformer temps et monde en une sorte d’infinie désespérance. Cette puissance vide est bien soulignée par la bizarre rime « incuriosité »/« immortalité ». L’une des pistes de lecture consisterait à rechercher la signification de « spleen » dans « l’ennui ». Mais le lecteur ne peut à cet instant comprendre le rapport exact du moi à cette figure monotone, puisqu’il s’est retiré du poème. La symétrie des rimes des vers 15 à 18 avec les rimes précédentes (rimes masculines en [e]) forme une suture entre les deux strophes. La disposition incite à se demander si la légère ironie des vers 13-14 n’est pas reprise aux vers 17-18. D’autant que l’ennui, défini de manière allégorique par son origine, est décrit à l’aide de mots savants (« incuriosité », « immortalité ») qui brisent le rythme lyrique. L’allitération en [p], similaire à celle du vers 13, confère du reste un air gauche à l’ensemble qui tend à renforcer l’impression ironique naissant de la rime « incuriosité »/« immortalité ». La situation de l’ennui dans l’expression du spleen en est rendue d’autant plus indécise. Au vers 19, un second tiret vient marquer le changement abrupt. L’adverbe « Désormais » oriente le poème vers l’avenir et non plus vers le passé. Le mouvement d’interlocution est doublement surprenant : qui est ce « tu » à qui s’adresse l’instance anonyme ? Que désigne la périphrase « matière vivante » qui pourrait renvoyer aussi bien à un homme, à l’une des métamorphoses du moi du poème, ou simplement au corps opposé à l’intellect ? Le thème est d’autant plus énigmatique que cette matière vivante est soumise à des transformations étonnantes, en « granit » puis en « sphinx ». Par ailleurs, la rime (qui l’associe à « épouvante ») en souligne l’aspect négatif. La transformation brutale est aussi celle du cadre extérieur comme dans les vers précédents, mais à l’opposé de l’hiver, il s’agit d’un paysage ensoleillé (bien que le jour y soit déclinant). Dans ce désert indécis nous est décrite la graduelle immobilisation de la matière vivante, exprimée par les participes passés des vers 20 à 23. Le moi du poème

s’éloigne par là de plus en plus du monde vivant qui l’entoure pour nous laisser assister au spectacle d’une pétrification. Le présent « chante » au vers 24 n’en est que plus surprenant. Contrastant avec l’état figé qui vient d’être évoqué, il est amené avec quelque retard dans l’enjambement après « humeur farouche ». Il désigne un sursaut, un mouvement de révolte dont les images précédentes semblaient avoir anéanti la possibilité, introduit par un « et » qui a une valeur adversative ; « farouche », dont le son tranche sur les rimes précédentes, soutient ce mouvement de matérialisation. S’exprime ici une rébellion dont le dynamisme s’oppose à un monde à la fois vide d’hommes et déclinant, comme la rime finale unit deux termes antithétiques, l’un de révolte (« farouche »), l’autre d’épuisement (« qui se couche »), réalisant la coincidentia oppositorum par laquelle s’achève le poème. Cette première lecture permet de mesurer le travail préalable qui s’exerce à l’abord d’un texte. On s’efforce d’en suivre et d’en comprendre le mouvement en s’attachant aux principales questions qu’il pose : ici, la « consistance lyrique » du poème et la notion étrange de spleen. Cette lecture progressive ne considère pas encore la totalité du texte. À mesure qu’elle progresse, elle prend appui sur le développement sémantique, sur les éléments rhétoriques, typographiques, rythmiques les plus apparents pour construire ses hypothèses sur le sens du poème. 1.2. UNE LECTURE ATTENTIVE À L’UNITÉ DU TEXTE La deuxième lecture, temps de l’interprétation selon Jauss, se déploie en référence à la totalité du texte. Pour atteindre la signification pleine du poème, il faut que la fin se reverse sur le début de telle sorte que les éléments isolés, encore énigmatiques, reçoivent un nouvel éclairage. Le sens peut être recherché dans la globalité d’un texte dont on a identifié le principe d’unité. Cette hypothèse de lecture permet d’ordonner les significations partielles et encore énigmatiques rencontrées lors de l’étape précédente. Elle peut servir à construire soit un commentaire suivi, qui ne manquera pas d’en rappeler les évolutions selon le mouvement du texte, soit un commentaire composé, qui s’ordonnera à

partir d’elle. On peut la présenter plus rapidement, puisque, à la différence de la première lecture, elle cesse de suivre le poème vers par vers pour privilégier une hypothèse interprétative. L’une des caractéristiques les plus singulières de ce poème est le respect des normes strictes de l’alexandrin et la rupture constante des lois de symétrie qui lui sont propres par une progression asymétrique et une retenue brusque du mouvement lyrique. Un contraste violent s’impose entre les systèmes créateurs d’harmonie (vers, rimes, parallélismes syntaxiques) et la tendance à l’asymétrie (asymétrie dans la longueur des sept phrases du poème : de la plus courte à la plus longue ; rythme discontinu de ces phrases par rapport aux vers). Au plan sémantique, cette discontinuité correspond au mouvement du moi du poème qui se détache constamment des comparaisons où il voulait s’investir. Le moi du poème pourrait trouver son unité dans le souvenir (annoncé dès le premier vers), mais le retour au passé ne ramène finalement que la vision d’un monde de choses vides de sens, comme le montre la redistribution des sujets et des prédicats au long du poème : « J’ai », « C’est », « Je suis », « l’ennui ». Le sujet lyrique se voit ainsi éliminé. L’acmé en est l’identification au sphinx, infligée à un moi qui n’a plus rien, qui n’est plus rien, par l’instance anonyme et inidentifiable qui parle là. Si le souvenir, lui-même soumis à un pouvoir obscur qui rend étrangères toutes les figures du passé, ne peut être considéré comme le principe unificateur, « l’ennui » pourrait être cette puissance d’engourdissement funèbre qui résorbe tout dans un néant monotone. On peut donc s’interroger sur ce qu’il représente. On observe qu’il ne surgit pas du passé ; il apparaît comme une figure de la monotonie imposant le présent. Il s’oppose à la diversité des souvenirs du premier vers. Rétrospectivement, celle-ci semblait susciter une crainte face à l’illimité qu’ouvre le premier comparatif du poème (« plus de souvenirs »). Cette angoisse renaît lorsque le moi, dans un mouvement qui ressemble à une fuite, évoque des lieux comme s’il allait y chercher un point d’appui dans un vide qui ne fait que s’étendre. L’ennui vient matérialiser ce mouvement de réification irrésistible qui rend méconnaissable la vie passée et qui, finalement, prend possession du sujet lui-même. La

croissance de l’asymétrie de la composition s’explique : elle met en lumière une rupture dans la continuité d’une expérience de soi qui n’a plus de cohésion. Le moi du poème cherche en vain à reconstruire dans l’imaginaire un monde qui s’est vidé de sa substance vitale. Dès lors, Jauss peut interpréter le spleen vécu par le moi comme une peur inexprimée, une angoisse sans objet précis : une angoisse face au monde (en allemand, on la désigne par le terme Weltangst). W. Schnetz la définit ainsi : « Cette peur qui ne s’attache à aucun objet précis, qui est apparue sans doute avec la religion chrétienne et qui, devenue une sorte de commun dénominateur de toutes les peurs réelles, se rattache à l’attente du Jugement dernier1. » Cette hypothèse peut être renforcée par l’examen de ce qu’a écrit Baudelaire dans Mon cœur mis à nu : « Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc. – J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. » Cette angoisse en présence du monde intervient au milieu des actions et des états d’âme propres au monde familier. Dans le poème, ce gouffre de la peur est une épouvante devant l’illimité à laquelle le moi fasciné ne parvient à opposer que des représentations du clos (« secrétaire », « pyramide », « caveau »…). Cependant, le moi découvre encore dans sa fuite des aspects insoupçonnés du beau. Le dernier en est le Sphinx, ultime figure de la réification du moi du poème. Il tient la place du sujet disparu et devient l’origine du chant, de l’évanouissement de l’épouvante dans la poésie. Baudelaire a trouvé dans l’allégorie l’instrument poétique permettant de présenter le processus de destruction de soi qui le hante. Le poème en fait une utilisation progressive, de la comparaison du début (vers 2-5) à l’élimination du comparant (« c’est une pyramide… »), puis à l’identification allégorique (« Je suis un cimetière… ») – procédé extrêmement rare dans la tradition romane plus ancienne, comme l’observe Jauss –, jusqu’à l’allégorie personnifiante, « l’ennui », qui fait entrer un état d’âme en scène. Le moi se voit expulsé du présent. Il a perdu sa forme corporelle et spirituelle (il n’est plus que « matière

vivante »), et ce qui demeurait vivant en lui est victime d’une matérialisation (le « granit »), la pétrification désignant, comme le rappelle Gaston Bachelard (1947, La Terre et les Rêveries de la volonté, Paris, éd. J. Corti, p. 225, p. 231), la peur du jugement et de la colère divine. Le sphinx devient ainsi l’allégorie de l’être oublié, renfermant deux mythes séculaires : celui du monstre qui chante son énigme, celui de la statue de Memnon (la pierre qui chante aux rayons du soleil2). L’allégorie reconduit le poème à son début avec la figure d’un être aux mille souvenirs chantant son devenir, c’est-à-dire ce qu’enclôt le texte. Plusieurs éléments pour construire le commentaire composé sont apparus dans cette deuxième lecture : l’expérience de l’angoisse face au monde (notamment exprimée par les multiples jeux de symétrie et de dissymétrie), l’incapacité du moi du poème à trouver son identité, le processus allégorique conçu comme instrument d’exploration et d’esthétisation de l’angoisse. 1.3. UNE LECTURE ATTENTIVE À L’HISTOIRE DU TEXTE Cette lecture, temps de l’application herméneutique, vise une compréhension historique (comprendre le texte à son époque et dans les époques qui ont suivi) et contemporaine (quelles sont les interprétations du texte qui sont proposées aujourd’hui par la critique ?). 1.3.1. Le texte à son époque « Spleen », en tant que mot clé de l’esthétique provocatrice de Baudelaire, a donné lieu à nombre de discussions, lors de la publication des Fleurs du Mal. G. Bourdin, critique connu du Figaro, écrivait en 1857 : « Un vers de Monsieur Baudelaire résume admirablement sa manière ; pourquoi n’en a-t-il pas fait l’épigraphe des Fleurs du mal – “Je suis un cimetière abhorré de la lune”3. » Le poème semble susciter l’incompréhension des lecteurs. L’un de ses vers sert à montrer que les normes morales et esthétiques de la société bourgeoise du Second Empire sont battues en brèche par Baudelaire.

Le changement du goût poétique amené par Baudelaire (« changement d’horizon » dans la théorie de Jauss) est reconnu et défendu par Théophile Gautier dans sa Notice de 1868. On peut résumer les arguments du dédicataire des Fleurs du mal : – on trouve, dans le recueil de Baudelaire, un refus du romantisme au nom du souci de révéler les souffrances jusqu’alors inavouées, imputables à une société contemporaine dénaturée ; – l’immoralisme dont on accuse Baudelaire ne doit pas masquer sa critique sévère des idéologies régnantes, particulièrement du matérialisme (ennemi de la doctrine de « l’art pour l’art », chère à Gautier) ; – le lyrisme de l’œuvre peut certes descendre au laid, au repoussant, au maladif, mais il peut s’élever vers les « régions les plus bleues de la spiritualité », comme l’indique le sous-titre « Spleen et idéal ». Le recueil doit donc être considéré dans sa totalité, tel poème qui heurte le sens moral trouvant son contrepoids dans la conception d’ensemble ; – la thèse, philosophique et métaphysique, d’une nature pécheresse, reprise par l’esthétique à la théologie du péché originel, sous-tend l’antinaturalisme des Fleurs du mal. Le Beau moderne ne doit plus rien à la nature. L’attitude de Baudelaire allant vers l’artificiel est par conséquent typique d’une époque où le poète ne peut plus revenir à la naïveté. Ainsi s’expliquent le rejet de la doctrine romantique de la création inconsciente du poète inspiré et la renonciation à l’expression immédiate de sentiments individuels. « Spleen II » vient donc contester plusieurs des attentes d’un lecteur familier de la poésie romantique. On y constate, en effet : – le refus des normes de l’esthétique du vécu que sont la correspondance âme-nature, la communication de sentiments universellement humains et la transparence de l’expression personnelle au moyen de la poésie. Baudelaire est un poète de la modernité en tant qu’il réalise « l’expulsion du sujet hors de l’intériorité romantique » (Jauss, p. 401) ; – l’allégorie, dont il renouvelle la fonction, est pour lui un instrument de dépersonnalisation de l’expression poétique. Dans Les Fleurs du mal,

il rend à la personnification, tombée en discrédit, une « majesté substantielle » (comme le montre l’emploi fréquent de substantifs écrits avec une majuscule, par exemple, « l’Espoir » et « l’Angoisse » dans le quatrième poème « Spleen »). Il la mobilise contre l’expression immédiate du sentiment. Par là, il reprend possession, au bénéfice de la poésie lyrique moderne, de la possibilité de rendre sensible l’abstrait, et crée un modèle poétique qui conteste au moi conscient la prééminence dans l’économie psychique. L’interprétation historique du texte à son époque montre donc que Baudelaire utilise l’allégorie pour dissiper l’attente romantique de l’accord nature-âme et pour susciter, contre l’illusion d’un moi pleinement lucide, les puissances du rêve et de l’imaginaire, y compris dans leurs aspects les plus sombres. Il approfondit le thème traditionnel du dégoût de la vie, déjà cultivé par les romantiques, pour en faire une angoisse devant le monde, dont le spleen – passé récemment de la pathologie à la poésie – peut être considéré comme la présentation réifiée. 1.3.2. Le texte et les interprétations qu’il a suscitées L’histoire d’une œuvre est aussi celle des interprétations successives qu’on a pu en faire. Celles-ci peuvent être tenues pour caduques aujourd’hui ; elles n’en demeurent pas moins de précieuses indications des significations que le texte a revêtues. À ce titre, elles sont susceptibles d’aider à construire un commentaire en dégageant tel élément important (donc à commenter) dans le texte. À propos d’une œuvre aussi considérable que Les Fleurs du mal, on peut en examiner uniquement quelques-unes. Un chapitre des Essais de psychologie contemporaine (1883 et 1885) de Paul Bourget est consacré à Baudelaire. L’auteur y développe l’idée que le nihilisme (terme qui dominera longtemps l’évaluation de l’œuvre) de Baudelaire résulte de la perte de la foi catholique. Cette thèse est illustrée grâce notamment à deux poèmes du recueil, « Madrigal triste » et « Le Voyage ». Ces manifestations du spleen laisseraient apparaître un attrait de Dieu que rien n’apaise. H. R. Jauss a beau jeu de souligner les

faiblesses d’une telle interprétation, notamment le fait que si la tension entre Spleen et Idéal ne correspondait qu’à la sécularisation des dogmes chrétiens, la modernité des Fleurs du mal serait peu éloignée de l’expérience romantique du « vide de la transcendance ». Mais ces arguments ne nous retiendront pas ici. Historiquement, en effet, la thèse de Bourget a son importance, même si elle demeure trop partielle. Le critique allemand Walter Benjamin, dans les années trente, a vu en Baudelaire un poète qui porte sur la modernité un regard allégorique. Il est ainsi à la base d’une conception des quatre poèmes intitulés « Spleen » qui, aujourd’hui encore, reste importante. Un passage de l’œuvre de Benjamin paraît concerner « Spleen II » : « Le spleen […] révèle “l’expérience vécue” dans toute sa nudité. Le mélancolique s’effraie de voir la terre retourner au simple état de nature. Aucun souffle de préhistoire ne l’enveloppe plus. Aucune aura. » (1974, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, p. 196.) Benjamin a insisté sur les rapports entre la tradition plus ancienne de l’allégorie, qui finit à l’époque baroque, et sa redécouverte dans Les Fleurs du mal. Figure visant l’expression d’une pensée, l’allégorie se fonde toujours sur une dépréciation du monde extérieur : en l’occurrence, la dépréciation du monde des choses telle qu’elle s’exprime dans la marchandise est le fondement de l’intention allégorique chez Baudelaire. Le critique a souligné les transformations radicales qui se sont produites entre le baroque et l’époque moderne à la suite du développement socio-économique. Dans la poésie baroque, la mélancolie répondait à une expérience de la fragilité des choses, à une vision des souffrances du monde. Pour la poésie moderne, le spleen répond à l’état d’une société productrice de marchandises (donc de choses dépouillées de leur valeur naturelle et auxquelles l’être ne peut s’accorder), à un monde presque complètement réifié en tant que nature. Ce qui distingue le spleen de l’antique mélancolie est le sentiment d’une auto-aliénation en cours et permanente.

Selon Benjamin, l’intention allégorique détruit toujours ce qui fait la cohésion de la vie pour accorder aux choses une signification due à leur situation dans un contexte emblématique. Au XIXe siècle, l’allégorie se heurte à un monde des choses déjà vidé de toute signification, transformé en un univers de marchandises. La dévaluation du monde des choses dans l’allégorie atteint son point extrême dans la marchandise. L’interprétation de Benjamin met donc en évidence la genèse matérialiste du recours baudelairien à l’allégorie : le poème « Spleen II » est « totalement axé sur l’intuition d’une matière qui est morte dans un sens double. C’est la matière inorganique. […] L’image du sphinx qui clôt le poème a la sombre beauté des marchandises invendables que l’on trouve dans certaines galeries couvertes ». Toutefois, l’allégorie peut aboutir à une manifestation du Beau. Ici, le sphinx n’est pas une matière entièrement morte, mais une allégorie du Beau oublié. Il rejoint ce qui avait été dit de la Beauté dans le poème qui porte ce titre : « Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris. » L’interprétation « allégorique » de Baudelaire par Benjamin sera discutée par d’autres critiques. En 1953, Gerhard Hess interprète le paysage des Fleurs du mal selon une opposition cyclique d’envol et d’abaissement, de vision paradisiaque et de chute. Le critique décrit la formation des mondes de l’extase et de l’ennui par une progressive perte du réel dans le quotidien et l’environnement naturel. L’expérience neutre de la vie quotidienne devient une phase de transition, ou le lieu d’un transfert entre l’éclat de la beauté fugitive et la chute dans la monotonie intemporelle du spleen. Selon Hess, « la monotonie angoissée n’est pas vécue comme moment, mais comme état illimité. Le temps grammatical qui lui convient est le présent. » (Die Landschaft in Baudelaire Fleurs du mal, Heidelberg). L’allégorie, en vertu du caractère « éternel », « spirituel » des abstractions personnifiées, est l’authentique médium de la poésie. Elle est apte à illustrer la transformation du paysage extérieur en paysage intérieur, du moi mélancolique en un ça, insaisissable et toujours identique. Elle permet d’obtenir dans la plus haute abstraction l’effet le

plus concret. Dans « Spleen II », le critique montre avant tout comment le passage à l’irréalité de l’expérience naturelle du monde va de pair avec un investissement progressif du temps par l’espace. Les essais d’autoidentification aboutissent inévitablement à la représentation d’espaces clos, avant d’échouer dans un ennui intemporel qui a tout envahi, jusqu’au moi devenu matière, venant constituer le dernier objet dans l’espace allégorique : la monotonie est solidifiée. Dans L’Esthétique des Fleurs du mal (1953 ; 1993, Genève, Slatkine), Judd D. Hubert part, lui, non de l’interprétation allégorique, mais du principe formel d’ambiguïté poétique. Il reconnaît dans « Spleen II » une allégorie moralisante. L’ambiguïté poétique s’y exprime dans les variations de « l’image de la boîte » qui doivent toutes symboliser le crâne, jusqu’à ce qu’au vers 15, un événement inexplicable survienne, qui inverse brutalement le rapport entre contenant et contenu. Il fait passer le crâne à l’intérieur et l’ennui à l’extérieur, de telle sorte que celui-ci ne serait en fin de compte rien d’autre que le « Sahara brumeux ». Le sphinx peut donc incarner en même temps la matière, le secret et l’humanité, et en outre symboliser, comme métaphore du crâne, l’activité du poète. On peut rattacher cette interprétation à des conclusions d’ordre biographique : « Il semble ainsi que la première partie du poème représente une allégorie de la vie privée du poète tourmenté par les ennuis d’argent et les peines de l’amour, et que la deuxième partie symbolise sa situation dans le siècle » (p. 136). La fin du poème constitue ainsi un « coucher de soleil romantique ». Laurent Jenny ramène, lui, la discontinuité des situations ou des espaces du poème à un « squelette narratif » conditionné par le jeu des personnes grammaticales du moi du poème (1976, Poétique, no 28). Ce jeu est élevé au rang d’une « aventure du sujet » qui suit une loi métaphorique, celle d’une identification constamment recherchée et constamment ratée. Jenny la résume ainsi : « 1. JE ne suis pas MOI-MÊME (JE + + = JE +). 2.

suis distinct d’EUX sous le rapport de la mort et du secret (EUX = SECRÉTAIRE, PYRAMIDE, CAVEAU). JE

3. JE suis IL et IL est un lieu de mort (JE = CIMETIÈRE, VIEUX BOUDOIR). 4. IL est IL (Je ne suis plus au monde) (ENNUI = IMMORTALITÉ). 5. JE TE vois devenu IL et ce TOI c’est MOI-MÊME (TOI = MATIÈRE VIVANTE, GRANIT).

6. Chante à partir de mon dédoublement, ce IL chante (IL = SPHINX). » Cet itinéraire est « non seulement intellectuel mais aussi charnel, puisque c’est aussi le passage d’une sorte de mort du corps à une autre : de la putréfaction à la minéralisation ». On peut se demander pourquoi cette aventure du sujet s’exprime chez Baudelaire en tant que spleen. C’est ici que les interprétations de Jenny et de Jauss peuvent se compléter. La première insiste sur la scission du moi (dont Jenny attribue la cause à l’« abîme du souvenir ») et sur les formes qu’elle entraîne ; la seconde persiste à s’interroger sur la cause de cette scission (sur les significations de cet « abîme »), et trouve une réponse dans « l’angoisse au monde » (Jauss). Ces interprétations (parmi bien d’autres ; voir Antoine Compagnon, 2003, Charles Baudelaire devant l’innombrable, PUPS) enrichissent notre compréhension du texte, car elles permettent de compléter ou de prolonger notre lecture singulière. Elles résultent de déplacements d’accent ou de nouveaux éclairages sur l’œuvre qui aident à construire une approche cohérente. Elles fournissent des pistes de réflexion pour un commentaire qui se sait inscrit dans une histoire interprétative dont il ne saurait ignorer les grandes lignes. Cet examen des lectures successives de l’œuvre est non seulement nécessaire pour la composition du commentaire, mais il est conseillé d’y revenir dans la phase conclusive pour ouvrir le travail à des enjeux plus larges. 1.4. TRAVAIL DE COMPOSITION ET ESQUISSE DU COMMENTAIRE Les trois lectures que nous venons de présenter donnent une idée du travail préliminaire au commentaire composé. La première lecture s’efforce de comprendre le mouvement global du texte. Puis, à partir de

la totalité du texte, il devient possible de proposer une hypothèse sur son unité (la Weltangst pour Jauss, l’intention allégorique pour Benjamin, le chant du cygne du sujet pour Jenny…) qui servira de support au commentaire. Le travail historique sur l’œuvre (à son époque, puis dans les interprétations successives qui en ont été données) permet enfin de préciser cette hypothèse, d’en infléchir, voire d’en écarter, certains aspects contestables. Enfin, une fois que la progression du texte a été comprise, qu’une unité de signification fondamentale a été identifiée et que l’on a une connaissance suffisante de l’histoire de l’œuvre, on peut construire le commentaire. Plusieurs éléments sont apparus déterminants lors des trois lectures : – l’énigme d’une thématique du souvenir illimité évoluant selon des inflexions qui permettent malaisément de la rattacher à la consistance lyrique du poème (1re lecture), même si le principe d’ambiguïté poétique (J. D. Hubert, 3e lecture) en rend partiellement compte ; – corrélativement, un moi poétique difficilement saisissable, dont l’évolution s’avère problématique, comme le montre le « squelette narratif » identifié par L. Jenny (3e lecture) ; – un usage particulier de l’allégorie (les interprétations de W. Benjamin puis de G. Hess, 3e lecture) ; – l’interprétation, due à H. R. Jauss, du spleen comme angoisse devant le monde (2e lecture) ; – une série d’interprétations du spleen qui se réfèrent au contexte culturel : le désenchantement nihiliste selon P. Bourget, le refus baudelairien du romantisme (Gautier, Jauss), les éléments biographiques (J. D. Hubert) (3e lecture). Nous partirons de l’hypothèse de H. R. Jauss sur le spleen. Il nous semble intéressant de construire à partir de là un plan de type dialectique s’interrogeant sur ce qu’est le spleen et notant la contradiction entre une expérience lyrique qui cherche à se dire et un moi qui ne réussit pas à se saisir et tend même à disparaître. À des fins de clarté, nous mentionnons les trois étapes de cette dialectique :

– 1. À lire ce poème au titre énigmatique, il semble bien que le spleen désigne l’angoisse devant le monde, Weltangst provoquant une rupture de l’expérience intervenant au milieu des actions et des états d’âme propres au monde familier. Ce sentiment s’exprime dans une plainte lyrique dont on peut d’abord étudier les éléments. – 2. Toutefois, ce lyrisme est différent de celui de la première génération des romantiques (Lamartine, Hugo…), car cette angoisse semble atteindre l’identité même du moi du poème. De comparaison en comparaison, il la sent vaciller à cause du spleen, de telle sorte que le texte relate aussi une aventure du sujet spleenétique qui vient contredire le mouvement d’affirmation lyrique. – 3. C’est qu’en réalité, le poème tout entier peut se lire comme la présentation des effets du spleen sur le moi, cette intemporelle monotonie où disparaît le sentiment de la vie et de sa propre vie. Ni simple lyrisme mélancolique, ni pure évocation d’un moi s’évanouissant, le texte trouve son unité dans l’intention allégorique. Il est une allégorie de la Beauté spleenétique, à la fois tentative de personnification de ce sentiment étrange qu’est le spleen et image du Beau incompris dont il est la source. Établissons l’esquisse d’un plan dialectique : I. LE SPLEEN, OU L’ANGOISSE DEVANT LE MONDE

Il s’agit d’analyser ici les principaux éléments du lyrisme de l’angoisse que les lectures précédentes ont mis en évidence : – 1. Les contrastes entre les systèmes créateurs de symétrie, d’harmonie, et la tendance à l’asymétrie caractéristique du poème : au plan du vers, de l’image, de la phrase, de la rime (cf. les éléments donnés lors de la 1re lecture). – 2. Les comparaisons problématiques : le moi du poème se soumet à des comparaisons jamais satisfaisantes, jusqu’à l’énigme de la scène finale (cf. 1re lecture). – 3. La figure de l’ennui : le thème de la monotonie (avec le temps présent et la rupture du sujet verbal) marque d’une manière nouvelle (à

partir du vers 15) l’angoisse jusqu’alors associée au souvenir illimité (cf. 2e lecture). L’angoisse qui s’exprime ici n’est pas celle d’un moi lucide et maître de soi. Au contraire, à partir du vers 15, l’ennui semble donner congé au moi, qui cesse alors d’apparaître. Le spleen paraît mettre en jeu la conception du moi, si bien que loin d’un lyrisme romantique traditionnel, le poème évoque une véritable aventure du moi poétique. II. UNE AVENTURE DU MOI

L’interprétation de L. Jenny constitue un point de départ solide. 1. À partir du système des pronoms personnels et de son évolution (cf. lecture), on peut mettre en évidence un « squelette narratif » du poème qui souligne le processus d’évanouissement du moi. 3e

2. Les comparaisons renforcent cette thématique : inspirées par une contiguïté métonymique avec le moi, fondée sur l’idée de contenant, de boîte (J. D. Hubert, 3e lecture), les métamorphoses conduisent d’une forme de mort à l’autre, de la putréfaction à la minéralisation. L’itinéraire d’un corps qui se développe sur le mode funèbre vient en quelque sorte matérialiser le jeu des pronoms, donner chair au squelette narratif du poème. 3. Le poème est la recherche d’une image capable d’exprimer la monotonie du spleen et ses conséquences. L’angoisse réussit à s’exprimer pleinement dans l’image finale du sphinx, présentant un moi pétrifié et oublié. Le moi, si nettement affirmé au vers 1, s’est vidé de sa substance vitale à la fin. Pourtant, la dernière image est doublement énigmatique, car cette pétrification ultime ne signe pas la disparition totale du moi : sous l’apparence funèbre d’un sphinx, il « chante ». Il semble donc y trouver la source d’un autre lyrisme, nourri d’angoisse et d’absence au monde, un lyrisme de la disparition auquel correspond l’abstraction propre à l’allégorie. III. UNE ALLÉGORIE DE LA BEAUTÉ SPLEENÉTIQUE

L’allégorie est définie par Fontanier comme une figure d’expression consistant « dans une proposition à double sens, à sens littéral et à sens spirituel tout ensemble, par laquelle on présente une pensée sous l’image d’une autre pensée, propre à la rendre plus sensible et plus frappante que si elle était présentée directement et sans aucune espèce de voile » (1977, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, p. 114). Bernard Dupriez donne une définition plus synthétique et complémentaire : « Image littéraire dont le phore est appliqué au thème, non globalement comme dans la métaphore ou la comparaison, mais élément par élément, ou du moins avec personnification » (1984, Gradus. Les Procédés littéraires, Paris, UGE, p. 29). 1. On peut relever deux types allégoriques dans le texte : – ce que Fontanier appelle une personnification, figure qui consiste à faire « d’un être inanimé ou insensible, ou d’un être abstrait et purement idéal, une espèce d’être réel et physique, doué de sentiment et de vie, enfin ce qu’on appelle une personne » (p. 111) : l’Ennui ; – une intention allégorique (Fontanier l’appelle « allégorisme ») caractérisant l’ensemble du poème : il s’agit, en effet, de rendre sensible un sentiment, le spleen, grâce à des éléments d’identification partielle (« pyramide », « caveau », « cimetière ») sans que le thème soit mentionné ailleurs que dans le titre. 2. Mais cet allégorisme est énigmatique : le moi des vers 1 à 15 ne parvient pas à décrire pleinement son état ; la métamorphose en « matière vivante » (vers 19) n’éclaire pas davantage ce moi. Il semble donc que Baudelaire fasse ici un usage très particulier de l’allégorie, qui vient à la fois abstraire et compliquer les significations. 3. La multiplication des métaphores et des comparaisons internes à l’allégorisme n’aboutit qu’à creuser l’énigme, de telle sorte que l’allégorie, figure par excellence de la personnification, en vient ici à exprimer une dépossession de soi en quoi consisterait précisément le spleen. Une intention allégorique caractériserait bien le poème, mais la nature du spleen viendrait en modifier les apanages. Si l’on suit Benjamin (cf. 3e lecture), l’allégorie détruit la vie des choses pour leur accorder une

signification due à leur situation dans un contexte emblématique. Toutes les images du poème s’y accorderaient, car elles visent l’expression d’un sentiment d’aliénation comparable. Pour Benjamin, ce poème est « totalement axé sur l’intuition d’une matière qui est morte dans un sens double. C’est la matière inorganique […], l’image du sphinx qui clôt le poème a la sombre beauté des marchandises invendables que l’on trouve dans certaines galeries couvertes ». L’allégorisme, dépouillant le monde des significations premières pour cultiver l’artifice, est alors l’instrument poétique privilégié pour l’expression de cette métamorphose. Il est possible d’aller plus loin avec H. R. Jauss (cf. 3e lecture). L’image du sphinx qui chante n’est pas une pure réification de la vie. On peut voir dans ce chant proféré au couchant une figure du Beau incompris, une allégorie de la Beauté spleenétique, formant l’écho en mineur d’une autre allégorie, plus éclatante, des Fleurs du mal, celle du sonnet intitulé « La Beauté ». 2. MIGUEL DE CERVANTES SAAVEDRA, NOVELAS EJEMPLARES, NOUVELLES EXEMPLAIRES : COLOQUIO DE CIPIÓN Y BERGANZA, LE COLLOQUE DES CHIENS (EXTRAIT) 2.1. LE TEXTE Les Nouvelles exemplaires sont parues en 1613. Cervantes a 66 ans (il mourra en avril 1616). Les douze nouvelles qu’il réunit en volume ont été, pour certaines, écrites quelques années plus tôt et peut-être retouchées pour la publication – Le Colloque des chiens a dû être composé entre 1605 et 1609. Par leur qualité (et leur succès), elles marquent véritablement la naissance de la nouvelle castillane (comme l’affirme l’auteur dans sa préface), certes inspirée des Italiens mais bien plus romanesque et développée. Elles exerceront une grande influence sur les nouvellistes européens du XVIIe siècle, particulièrement en France (Charles Sorel, 1623, Nouvelles françaises,).

Il s’agit d’une nouvelle double : Le Colloque des chiens, interpolé dans El Casamiento engañoso, Le Mariage trompeur, lui est structurellement relié. Par ailleurs, elle est la dernière du recueil, conclusion et probablement message ultime. L’extrait se situe à peu près au milieu de la nouvelle. À l’hôpital de Montille, après avoir révélé au chien Berganza qu’il est en réalité le fils d’une sorcière, la Cañizares, elle-même sorcière, lui parle de ses pratiques démoniaques. – « Este ungüento con que las brujas « Cet onguent dont nous nous nos untamos es compuesto de jugos graissons, nous autres sorcières, est de yerbas en todo extremo fríos, y no composé du suc de certaines herbes, es, como dice el vulgo, hecho con la refroidi à l’extrême, et non point, sangre de los niños que ahogamos. comme dit le vulgaire, du sang des Aquí pudieras también preguntarme petits enfants que nous égorgeons. Tu qué gusto o provecho saca el pourrais, au demeurant, me demonio de hacernos matar las demander ici quel plaisir ou quel criaturas tiernas, pues sabe que profit le démon peut bien tirer de estando bautizadas, como inocentes nous faire tuer de tendres créatures, y sin pecado, se van al Cielo, y él puisqu’il sait qu’étant baptisées, recibe pena particular con cada innocentes et sans péché, elles iront alma cristiana que se le escapa ; a lo tout droit au ciel, et qu’il éprouve un que no te sabré responder otra cosa singulier déplaisir de chaque âme sino lo que dice el refrán : que tal chrétienne qui lui échappe. Je ne hay que se quiebra dos ojos porque saurai te répondre que par ce que dit su enemigo se quiebre uno ; y por la le proverbe : “Il est des gens qui se pesa-dumbre que da a sus padres crèvent deux yeux pour que leur matándoles los hijos, que es la ennemi s’en crève un.” Ce lui est mayor que se puede imaginar. Y lo assez du chagrin qu’il donne aux que más le importa es hacer que parents en leur tuant leurs enfants, nosotras cometamos a cada paso tan qui est le plus grand qu’on puisse cruel y perverso pecado ; y todo esto imaginer. Et ce qui lui importe lo permite Dios por nuestros davantage, c’est de nous faire pecados : que sin su permisíon yo he commettre à chaque pas un si pervers visto por experiencia que no puede et si cruel péché. Tout cela, Dieu le ofender el diablo a una hormiga ; y permet pour notre perte : sans sa es tan verdad esto, que rogándole yo permission, j’ai vu par expérience una vez que destruyese una viña de que le diable ne saurait offenser une

un mi enemigo, me respondió que ni fourmi. Une fois que je le priais de aun tocar a una hoja della no podía, détruire une vigne d’un mien ennemi, porque Dios no quería ; por lo cual il me répondit qu’il ne pouvait podrás venir a entender cuando seas toucher à une seule de ses feuilles, hombre que todas las desgracias que parce que Dieu ne le voulait pas. De vienen a las gentes, a los reinos, a quoi tu pourras colliger, lorsque tu las ciudades y a los pueblos, las seras homme, que tous les malheurs muertes repentinas, los naufragios, qui arrivent aux nations, aux las caídas, en fin, todos los males royaumes, aux cités et aux peuples, que Ilaman de daño, vienen de la les morts subites, les naufrages, les mano del Altísimo y de su voluntad chutes, enfin tous les dommages permitente ; y los daños y males que qu’on appelle par accident Ilaman de culpa, vienen y se causan proviennent de la main du Très-Haut, por nosotros mismos. Dios es de sa volonté et de son autorisation. impecable, de do se infiere que Et les maux qu’on appelle de coulpe, nosotros somos autores del pecado, c’est nous-mêmes qui les causons. formándole en la intención, en la Dieu est impeccable, et nous sommes palabra y en la obra, todo les auteurs du péché, c’est nous qui permitiéndolo Dios, por nuestros le formons en intention, en parole et pecados, como ya he dicho. Diras tú en œuvre. À présent, mon enfant, tu ahora, hijo, si es que acaso me demanderas, si d’aventure tu me entiendes, que quién me hizo a mi comprends, qui me fit théologienne teóloga, y aun quinzá diras entre ti : et peut-être diras-tu à part toi : « – ¡Cuerpo de tal con la puta vieja ! “Corbleu ! le diable soit de la vieille ¿Por que no deja de ser bruja, pues putain ! Que ne laisse-t-elle d’être sabe tanto, y se vuelve a Dios, pues sorcière puisqu’elle en sait tant, et ne sabe que esta más prompto a revient-elle à Dieu, puisqu’elle perdonar pecados que a n’ignore point qu’il est plus prompt à permitirlos ? » A esto te respondo, pardonner des péchés qu’à les como si me lo preguntaras, que la permettre !” À quoi je répondrai, costumbre del vicio se vuelve en comme si tu me l’avais demandé, que naturaleza, y éste de ser brujas se l’accoutumance au vice se convierte en sangre y carne, y en transforme en nature et que notre état medio de su ardor que es mucho, de sorcières se change en chair et en trae un frío que pone en el alma, tal, sang : au milieu de son ardeur, qui est que la resfría y entorpece aun en la infinie, il apporte un froid qui glace Fe, de donde nace un olvido de sí l’âme et l’assoupit pour la foi, d’où

misma, y ni se acuerda de los naît un oubli de soi ; elle ne se temores con que Dios la amenaza, ni rappelle plus ni les épouvantes dont de la gloria con que la convida ; y, Dieu la menace, ni la gloire où il en efeto, como es pecado de carne y l’invite. C’est un péché de chair et de de deleites, es fuerza que amortigüe délices, aussi a-t-il assez de todos los sentidos, y los embelese y puissance pour amortir tous les sens, absorte, sin dejarlos usar sus oficios les ravir et les absorber sans les como deben ; y así, quedando el laisser s’exercer justement. L’âme, alma inútil, floja y desmazalada, no ainsi, demeure inutile, lâche et sans puede levantar la consideración contenance ; elle ne peut plus siquiera a tener algún buen s’élever à considérer quelque bonne pensamiento ; y así dejándose estar pensée ; et se laissant abîmer dans les sumida en la profunda sima de su profondeurs de sa misère, elle ne miseria, no quiere alzar la mano a la tente plus de tendre la main vers celle de Dios, que se la está dando, por que Dieu, par sa seule miséricorde, sola su misericordia, para que se lui offre pour la relever. Et moi, j’ai levante. Yo tengo una destas aimas une de ces âmes que je t’ai peintes : que te he pintado : todo lo veo y todo je vois tout, je l’entends, mais les lo entiendo ; y como el deleite me délices ont mis ma volonté dans les tiene echados grillos a la voluntad, fers ; j’ai toujours été, je serai siempere he sido y seré mala. toujours mauvaise. « Pero dejemos esto, y volvamos a lo « Brisons là, et revenons à nos de las unturas : y digo que son tan onctions. Je dis qu’elles sont si frías, que nos privan de todos los froides qu’elles nous privent de tous sentidos en untándonos con ellas, y nos sens ; nous restons étendues quedamos tendidas y desnudas en el toutes nues sur le sol, et c’est alors suelo, y entonces dicen que en la qu’on dit que par la fantaisie nous fantasia pasamos todo aquello que vivons toutes ces choses que nous nos parece pasar verdaderamente. croyons vivre véritablement. Otras veces, acabadas de untar, a D’autres fois, après que nous nous nuestro parecer, mudamos forma, y sommes ointes, il nous paraît que convertidas en gallos, lechuzas o nous changeons de forme et que, cuervos, vamos al lugar donde transformées en coqs, chouettes ou nuestro dueño nos espera, y allí corbeaux, nous nous rendons au lieu cobramos nuestra primera forma, y où notre maître nous attend ; là, nous gozamos de los deleites que te dejo recouvrons notre premier état et de decir, por ser taies, que la jouissons de délices que je passerai

memoria se escandaliza en sous silence ; elles sont telles que la acordarse dellos, y así, la lengua mémoire se scandalise à s’en huye de contarlos ; y, con todo esto, souvenir et que la langue se refuse à soy bruja, y cubro con la capa de la les rapporter. Et pourtant, je suis hipocresía todas mis muchas faltas. sorcière, et je couvre toutes mes Verdad es que si algunos me estiman fautes du manteau de l’hypocrisie. Il y honran por buena, no faltan est vrai que si certains m’estiment et muchos que me dicen, no dos dedos honorent comme vertueuse, il n’en del oído, el nombre de las fiestas », manque pas qui me disent, à deux que es el que les imprimío la furia de doigts de l’oreille, les noms de tous un juez colérico que en los tiempos les animaux, n’ayant pas oublié les pasados tuvo que ver conmigo y con outrages publics d’un juge assez tu madre, depositando su ira en las colérique à qui nous eûmes affaire manos de un verdugo, que, por no jadis, ta mère et moi, et qui déposa estar sobornado, usó de toda su son ire dans les mains du bourreau ; plena potestad y rigor con nuestras celui-ci, n’étant pas suborné, usa de espaldas. Pero esto ya pasó, y todas ses pleins pouvoirs et de sa pleine las cosas se pasan : las memorias se rigueur aux dépens de nos deux dos. acaban, las vidas no vuelven, las Mais tout ceci est passé, et toutes les lenguas se cansan, los sucessos choses passent, les mémoires nuevos hacen olvidar los pasados. s’achèvent, les vies ne reviennent Hospitalera soy ; buenas muestras pas, les langues se lassent, les doy de mi proceder ; buenos ratos nouveaux font oublier les anciens. Je me dan mis unturas ; no soy tan vieja suis hospitalière ; je donne des que no pueda vivir un año, puesto marques excellentes de mon genre de que tengo setenta y cinco ; y ya que vie, et mes onguents me donnent no puedo ayunar, por la edad, ni d’excellents moments ; je ne suis pas rezar, por los vaguidos, ni andar si vieille que je ne puisse vivre romerías, por la flaqueza de mis encore un an, puisque j’en ai piernas, ni dar limosna, porque soy soixante-quinze. Je ne puis plus pobre, ni pensar en bien, porque soy jeûner, à cause de mon âge, ni prier, à amiga de murmurar, y para haberlo cause de mes vapeurs, ni courir les de hacer es forzoso pensarlo pèlerinages, à cause de la faiblesse de primero, así que siempre mis pensa- mes jambes, ni faire l’aumône, à mientos han de ser malos, con todo cause que je suis pauvre, ni avoir de esto, sé que Dios es bueno y bonnes pensées, parce que j’aime misericordioso, y que El sabe lo que trop la médisance : ce que l’on dit, il

ha de ser de mi, y basta ; y quédese le faut d’abord penser, et mes aquí esta plática, que pensées sont toujours mauvaises. Et verdaderamente me entristece. Ven, si je sais que Dieu est bon et hijo, y verásme untar ; que todos los miséricordieux, Il sait, Lui, ce qu’il duelos con pan son buenos ; el buen adviendra de moi ; cela suffit. día, meterle en casa, pues mientras Laissons là ce discours : en vérité, il se ríe, no se llora ; quiero decir, que m’attriste. Viens, fils, tu me verras aunque los gustos que nos da el oindre ; les chagrins, avec un pain, demonio son aparentes y falsos, sont supportables ; quand la journée todavía nos parecen gustos, y el se présente bien, il la faut saisir par deleite mucho mayor es imaginado les cheveux, car tant qu’on rit, on ne que gozado ; aunque en los pleure pas ; je veux dire que, bien verdaderos gustos debe de ser al que les faveurs que nous fait le contrario. » démon soient apparentes et fausses, Levantóse en diciendo esta larga elles nous semblent encore des arenga, y tomando el candil, se entró faveurs, et le plaisir est encore en otro aposentillo más estrecho ; meilleur, imaginaire que réel. seguíla, combatido de mil varios Pourtant, dans les véritables plaisirs, pensamientos y admirado de lo que il doit en être au contraire. » había oído y de lo que esperaba ver. Elle se leva sur cette longue Colgó la Cañizares el candil de la harangue et, prenant le lumignon, pared, y con mucha priesa se entra dans un réduit plus obscur ; je desnudó hasta la camisa, y sacando la suivis, l’esprit combattu de mille de un rincón una olla vidriada, metío pensées contraires et fort surpris de en ella la mano, y murmurando entre tout ce que j’avais entendu et de tout dientes, se untó desde los pies a la ce que je m’attendais à voir. La cabeza, que tenía sin toca. Antes que Cañizares accrocha sa lampe au mur se acabase de untar me dijo que, ora et, avec une rapidité extraordinaire, se quedase su cuerpo en aquel se déshabilla jusque de sa chemise ; aposente, sin sentido, ora puis elle tira d’un coin un pot de terre desapareciese dél, que no me vernissé, y plongea la main et, espantase, ni dejase de aguardar allí murmurant entre ses dents, s’oignit hasta la mañana, porque sabría las depuis les pieds jusqu’à sa tête sans nuevas de lo que me quedaba por coiffe. Avant d’achever de s’oindre, pasar hasta ser hombre. Díjele elle me recommanda, soit que son bajando la cabeza que si haría, y con corps demeurât inanimé dans cette esto acabó su untura, y se tendió en chambre, soit qu’il en disparût, de ne

el suelo como muerta. Llegué mi pas avoir peur ni de laisser d’attendre boca a la suya, y vi que no respiraba, là jusqu’au matin, car elle me poco ni mucho. Una verdad te quiero rapporterait la nouvelle des aventures confesar, qu’il me restait à souffrir avant de Cipión amigo : que me dio gran devenir homme. Je lui répondis, en temor verme encerrado en aquel inclinant la tête, que je ferais ainsi ; estrecho aposento con aquella figura là-dessus, elle acheva son graissage delante, la cual te la pintaré como et s’étendit par terre comme morte. mejor supiere. Ella era larga de mas J’approchai ma gueule de sa bouche de siete pies ; toda era notomía de et vis qu’elle ne respirait ni peu ni huesos, cubiertos con una piel negra, prou. Il faut que je te confesse une vellosa y curtida ; con la barriga, vérité, ami Scipion : c’est qu’une que era de badana, se cubría las terreur effroyable me saisit, lorsque partes deshonestas, y aun le colgaba je me vis enfermé dans cet étroit hasta la mitad de los muslos : las réduit avec cette forme devant moi, tetas semejaban dos vejigas de vaca que je vais essayer de te peindre. Elle secas y arrugadas, denegridos los avait plus de sept pieds de long : ce labios, traspillados los dientes, la n’était toute qu’une anatomie d’os nariz corva y entablada, recouverts d’une peau noire, velue et desencasados los ojos, la cabeza tannée ; de son ventre, qui était de desgreñada, las mejillas chupadas, basane, elle se couvrait les parties angosta la garganta y los pechos déshonnêtes ; et même, il lui pendait sumidos ; finalmente, toda era flaca jusqu’à mi-cuisse ; ses mamelles y endemoniada. Púseme de espacio a semblaient deux vessies de vache, mirarla, y apriesa comenzó a apode- sèches et plissées ; elle avait les rarse de mí el miedo, considerando lèvres noires, les dents serrées, le nez la mala vision de su cuerpo y la peor mince et crochu, les yeux déchâssés, ocupación de su alma. Quise la tête échevelée en mèches, les joues morderla, por ver si volvía en si, y no sucées, étroite la gorge et les seins hallé parte en toda ella que el asco enfoncés ; enfin, tout en elle était no me lo estorbase ; pero, con todo décharné et diabolique. Je me mis à esto, la así de un carcaño y la saqué l’examiner lentement, et une terreur arrastrando al patio ; mas ni por soudaine s’empara de moi ; je esto dio muestras de tener sentido. considérai l’affreux spectacle de son Allí, con mirar al cielo y verme en corps et la pire occupation de son parte ancha, se me quitó el temor ; a âme. Je voulus la mordre, pour voir lo menos, se templó de manera, que si elle revenait à elle, mais je ne

tuve ánimo de esperar a ver en lo trouvai aucun point en elle où le que paraba la ida y vuelta de aquella dégoût ne m’en empêchât ; mala hembra y lo que me contaba de néanmoins, je la saisis par un jarret et mis sucessos. En esto, me preguntaba la traînai jusque dans la cour : elle yo a mí mismo : « ¿Quién hizo a esta n’en continua pas moins dans le mala vieja tan discreta y tan mala ? même état. Toutefois, quand je me ¿De dónde sabe ella cuáles son vis sous le ciel et dans un lieu plus males de daño y cuáles de culpa ? vaste, la peur me quitta, ou tout au ¿Cómo entiende y habla tanto de moins s’adoucit en sorte que j’eus le Dios, y obra tanto del diablo ? courage d’attendre ce qu’il ¿Cómo peca tan de malicia, no adviendrait du voyage de cette excusándose con ignorancia ? » maudite femelle et ce qu’elle m’en conterait. Et je me demandais en moi-même : « Qui donc a fait cette vieille si discrète et si méchante ? D’où sait-elle la différence des maux par accident et des maux par coulpe ? Comment entend-elle et parle-t-elle tant de Dieu et œuvre-t-elle tant du diable ? Comment pèche-t-elle avec tant de malice et sans l’excuse de l’ignorance ? » • Bibliographie : CERVANTES Miguel de, El Casamiento engañoso, Le Mariage trompeur ; Coloquio de Cipión y Berganza, Le Colloque des chiens, dans Nouvelles exemplaires, édition citée, 1949, Paris, Gallimard, trad. de Jean Cassou. 2.2. SITUATION DU TEXTE La situation du texte est particulièrement importante, car le lecteur est confronté à une double histoire. Celle d’un homme d’abord, le capitaine Campuzano (c’est le sujet du Mariage trompeur), d’un chien ensuite, Berganza (sujet du Colloque des chiens). À l’hôpital de la Résurrection, le capitaine, malade d’une vérole contractée lors d’un mariage où les deux parties se sont mutuellement bernées, entend une nuit la

conversation de Scipion et Berganza, les deux chiens de l’aumônerie, qui, par miracle, ont le pouvoir de parler. Il a noté ce colloque et le remet à son ami, le licencié Péralte, pour que celui-ci le lise. À la fin de sa lecture, Péralte verra dans le récit un simple artifice, alors que Campuzano continuera d’affirmer que le dialogue a réellement eu lieu. Le récit de Berganza comprend deux mouvements : dans un premier temps, il rencontre les représentants de quatre groupes socioprofessionnels qui sont alors violemment critiqués en Espagne sans qu’on puisse les rejeter : un boucher, des bergers, un riche marchand et un sergent de police véreux. Dans le second épisode, après avoir quitté la Cañizares, il va rencontrer quatre groupes d’exclus : les Gitans, les Morisques (Musulmans d’Espagne qui durent se convertir au catholicisme ; on commence à les expulser en 1609), les comédiens (les représentations théâtrales sont interdites par un décret de Philippe II de 1598 ; elles ont repris après la mort du roi mais non sans difficultés), les fous enfin, enfermés à l’hôpital de Valladolid. À l’évidence, le discours critique du chien sur chacune de ces catégories n’est pas à entendre comme l’expression des opinions de Cervantes mais comme une suite de topiques. Berganza répète les propos de la rue concernant les bouchers, les bergers, qui sont malhonnêtes, les Morisques, qui pèchent par avarice et font trop d’enfants, et tous les groupes sociaux envisagés dans la nouvelle. Il nous donne les formes – on pourrait parler en usant d’un anachronisme des idéologies – à travers lesquelles la collectivité espagnole conçoit son existence. Toutes pointent vers une conclusion : partout en Espagne, le mal s’exerce, en secret ou non. Le royaume est en proie à une crise ressentie par chacun. Le texte se situe entre les deux parties du récit de Berganza, exactement au milieu de celui-ci. De cette position stratégique, il va découvrir au lecteur la cause de cette crise générale de l’Espagne par la bouche de la sorcière Cañizares. Après avoir appris ses origines à Berganza (il serait le fils d’une autre sorcière, la Montièle, victime de la célèbre Gamache, qui aurait changé ses fils en chiens), son avenir (à sa mort, la Gamache avait fait une prophétie concernant la destinée des chiens), la Cañizares va s’oindre d’un onguent qui lui ouvre les portes du

sabbat. C’est alors qu’elle propose une explication de la marche du monde. 2.3. LE COMMENTAIRE Un plan de type dialectique paraît s’imposer, à la fois parce que ce plan est utile pour les textes exposant des idées et qu’il s’accorde aux subtilités énonciatives propres à l’art de Cervantes. 1. Le texte constitue, métaphoriquement et théoriquement, un dévoilement : une sorcière, servante du diable, s’y découvre en exposant son corps, ses pratiques, ses options « théologiques ». 2. Toutefois, cette découverte apparaît à la fois insupportable au chien Berganza et ambiguë au lecteur. C’est que cette parole diabolique vaut plutôt comme dévoiement. 3. Dès lors, s’il paraît impossible de reconnaître dans les paroles de la sorcière un enseignement clair, ne peut-on considérer que la vérité dont il est question réside moins dans les discours que dans le regard que porte le chien sur ce personnage devenu un véritable symbole du monde corrompu par le mal ? L’exemplarité des nouvelles – problème qui a soulevé tant de débats parmi la critique et qui se pose de manière aiguë à propos d’un récit apparaissant en conclusion du recueil – serait moins celle du propos que celle de l’attitude du chien envers la servante du diable. 2.3.1. Une scène de dévoilement Dans le texte, la Cañizares se dévoile littéralement – dans un contexte moderne et fort différent, on pourrait parler de « strip-tease » –, mais elle révèle aussi les secrets de ses pratiques diaboliques avant de décrire l’âme pécheresse et le fonctionnement du mal en ce monde. 1. Une parole véridique. L’image pathétique de la sorcière qui se dévêt complètement pour s’enduire d’onguent mime la découverte des vérités, à certains égards atroces, qu’elle prétend révéler à Berganza. Celles-ci sont de deux ordres : d’abord pratiques, elles concernent

certaines techniques de la sorcellerie, présentées d’une manière précise, sans doute afin d’assurer au discours une vraisemblance qui n’est pas d’emblée manifeste : – la Cañizares souligne que l’onguent, contrairement aux croyances populaires, n’est pas fait « du sang des petits enfants que nous égorgeons » ; – elle en détaille les effets contradictoires : l’onguent la prive de tous ses sens tout en la faisant jouir de délices « telles que la mémoire se scandalise à s’en souvenir… », double conséquence d’une insensibilité au monde et d’une imagination exaltée ; – elle évoque les maux que le diable amène ses suppôts à commettre (assassinats d’enfants, mensonge, hypocrisie…), mais aussi les limitations auxquelles lui-même est soumis : sans la permission de Dieu, « le diable ne saurait offenser une fourmi » ; – enfin, elle donne à Berganza le spectacle de sa participation au sabbat en se plongeant dans l’extase qu’elle vient de lui décrire. Les pratiques sataniques sont donc présentées, commentées et montrées dans quelques-uns de leurs effets. Le lecteur est convié à la découverte de rites parmi les plus cachés de l’Espagne d’alors. Cette démonstration s’accompagne d’une interprétation d’un ordre différent, proprement théologique. 2. Le spectacle de l’âme pécheresse. Dans une langue imagée qui rappelle celle des sermons alors prononcés dans tout le royaume, la Cañizares décrit son âme. Elle évoque l’accoutumance au vice qui provoque l’insensibilité de l’être (« un froid qui glace l’âme et l’assoupit pour la foi… »), la volupté qui rend indifférent (« C’est un péché de chair et de délices […]. L’âme ainsi demeure inutile, lâche et sans contenance. »), l’hypocrisie et la médisance, l’abandon enfin à un plaisir imaginaire qui n’est qu’une faveur aussi apparente que fausse du démon. C’est un étrange sermon qui est ainsi proposé, où l’âme coupée de Dieu se critique elle-même tout en s’abandonnant au vice, car la sorcière ne cesse durant son discours de s’oindre d’un onguent diabolique. Comme le remarque Berganza à la fin, elle pèche avec malice « et sans l’excuse de l’ignorance ».

On peut observer que la sorcière est éduquée. Elle va jusqu’à utiliser le vocabulaire de la casuistique pour distinguer les maux de coulpe (qui « viennent et se causent de nous-mêmes ») des maux de tribulation (qui « viennent de la main du Très-Haut et de sa permissive volonté »). À cette éducation, elle ajoute l’art de la persuasion. Elle prévient les objections éventuelles du chien, avec un langage un peu vert, mais précisément destiné à animer le discours qui vise l’allocutaire : « et peutêtre diras-tu à part toi : “Corbleu, […] la vieille putain ! Que ne laisse-telle d’être sorcière, puisqu’elle en sait tant ?” ». Autant de questions rhétoriques qui signalent la proximité de ces propos avec la théologie (le substantif « teóloga/théologienne » est d’ailleurs utilisé), mais une théologie négative qui donne le point de vue du diable sur le monde, perspective résumée par une formule qui pourrait sortir de la bouche de Satan : « Je vois tout, je l’entends, mais les délices ont mis ma volonté dans les fers… » 3. Une théologie négative. Cette parole apparaît fort intéressante : après la démonstration, faite dans toute la première partie de la nouvelle, que le mal ronge l’Espagne, le lecteur ne peut que souhaiter voir exposés les fondements de celui-ci. La révélation la plus importante est celle de la volonté permissive de Dieu. Tous les maux qui accablent l’humanité, selon la sorcière, n’adviennent que parce que Dieu les autorise (« Tous les malheurs qui adviennent aux nations, aux royaumes, aux cités et aux peuples, les morts subites, les naufrages, les chutes, enfin, tous les dommages qu’on appelle par accident viennent de la main du Très-Haut… »). Le point de vue ne brille pas par son originalité, mais mentionné à ce moment du récit, il a pour effet de retirer en quelque sorte la divinité du monde. Dieu étant « impecable/impeccable » (au sens étymologique de « sans faute »), le diable a toute licence d’exercer son empire, sauf pour certaines choses qui ne lui sont pas permises, sans que l’homme puisse comprendre pourquoi (la sorcière donne l’exemple d’une vigne – liée au symbole du sang christique ? – protégée par Dieu). De fait, l’homme seul est auteur du péché (« c’est nous qui le formons en intention, en parole et en œuvre »). À la suite de sa démonstration théologique, la Cañizares

perd conscience. Nous est ainsi offerte la métaphore de ce qui vient d’être discuté, l’abandon concret à la puissance diabolique. Malgré leur aspect ténébreux ou plutôt à cause de lui, les révélations de la Cañizares comme le déroulement de son extase semblent permettre l’accès à une leçon du récit (voire du recueil) de Cervantes. Serait signifié à Berganza, et par-delà au lecteur, que le démon règne ici-bas pratiquement sans partage et que Dieu ne se donne à connaître que négativement. Le chien aurait donc eu sous les yeux le spectacle du monde tel qu’il est lorsqu’on l’a entièrement dévoilé. La Cañizares, transformée en une sorte de statue, de nu immense (« plus de sept pieds de long »), noir, froid, inanimé, deviendrait une allégorie de cette société pervertie qu’est l’Espagne. La vérité sur le monde serait donc à la fois dite et exposée ici. Ce mouvement de dévoilement constitue bien l’une des dimensions du texte, mais il se révèle insupportable et ambigu. 2.3.2. Du dévoilement au dévoiement : l’itinéraire diabolique Les révélations de la sorcière apparaissent d’abord improbables, si l’on se réfère à la lettre du texte. Le lecteur se voit plongé dans un univers merveilleux où un chien parle à un autre chien d’une sorcière qui s’est naguère confiée à lui. Mais à supposer même que l’on admette qu’il s’agit là d’un univers vraisemblable quoique ensorcelé, les paroles et les actes de la Cañizares mènent à l’insoutenable et au doute plutôt qu’à la vérité. 1. Une extase immonde. La transe de la Cañizares est exactement l’inverse de celle des mystiques chrétiens, si importants dans l’Espagne du temps (que l’on songe à Jean de la Croix et surtout à Thérèse d’Avila). Le corps de la sorcière est dépouillé de souffle, de chaleur et de beauté. Pire, cette extase est amenée par une pratique d’une sensualité latente : un corps qui se frotte longuement pour atteindre le plaisir, plaisir que l’on peut véritablement qualifier de solitaire au sens où il isole l’être de Dieu. Ainsi, à la théologie négative vient répondre une mystique elle aussi négative.

2. Un spectacle insoutenable. Dans la description qui est faite de l’extase de la sorcière, la thématique de la charogne est sollicitée : « anatomie d’os recouverts d’une peau noire, velue et tannée », « lèvres noires, les dents serrées, le nez mince et crochu ». Le thème est courant à la Renaissance, mais il donne à l’épisode son caractère pathétique. Au reste, les réactions de Berganza renforcent ce pathos. Son émotion se manifeste par une volonté de morsure, baiser à l’envers trahissant répulsion et fascination. En l’occurrence, la situation justifie son dégoût, car si la sorcière a dit vrai, le malheureux chien est ici confronté au spectacle de la Mère nue (la Cañizares a tous les apanages de la supposée génitrice de Scipion et Berganza), condamné à voir l’orifice honteux dont il serait sorti, homme ou animal. La recherche trop poussée de la vérité mène donc à l’insoutenable. N’est-il pas préférable alors de garder une certaine distance à son égard ? C’est bien ce que fait Berganza, qui ne retrouve son calme qu’en « un lieu plus vaste » où il peut s’écarter un peu de la sorcière. Il commence aussitôt à réfléchir aux paroles de la Cañizares, et constate leur ambiguïté. 3. Des révélations douteuses. A posteriori, le discours de la sorcière pourrait être une contre-vérité, comme semblent le suggérer certains éléments de la situation d’énonciation. Tout d’abord, une description aussi précise de la sorcellerie ne serait-elle pas un leurre ? La parole diabolique est fort séduisante avec ses vocatifs (« mon fils », « mon enfant ») et sa sollicitation du sens commun (on notera la fréquence des énoncés proverbiaux), peut-être trop. La Cañizares se décrit elle-même comme une hypocrite (« je couvre toutes mes fautes du manteau de l’hypocrisie »). En outre, comme l’observe le chien à la fin du texte, peut-on être à la fois si savant en théologie et si pécheur en pratique ? Une telle alliance paraît bien étrange. La parole est ici donnée au diable par la bouche de sa servante, et le propre de la parole diabolique (du grec diabolos : « qui désunit ») n’est ni de dire la vérité, ni d’émettre des contre-vérités évidentes, mais d’obscurcir les frontières entre vérité et mensonge, réalité et chimère (comme le souligne la sorcière à propos des plaisirs imaginaires qu’il donne à ses serviteurs et qui semblent tellement réels).

On comprend la perplexité de Berganza à la fin du texte (tout comme la conclusion d’El Casamiento engañoso, Le Mariage trompeur, sera interrogative : l’histoire des chiens est-elle artifice ou réalité ?). Il se voit confronté au spectacle insupportable du mal incarné par ce corps inanimé, mais il ne sait trop comment interpréter les paroles qu’il a entendues. Dieu s’est retiré du monde, le diable brouille les pistes, le Mal qui règne ici-bas ne doit pas être observé de trop près. Que faire de toutes ces révélations ? L’enseignement du récit réside peut-être moins dans le discours, difficile à évaluer, de la Cañizares, que dans l’attitude que prend le chien à son égard. À la fin, il continue à considérer le spectacle du mal donné par le corps nu et inanimé (au sens propre : dépourvu d’âme chrétienne) mais à distance. Puis il va choisir de l’exposer aux yeux de tous dans la cour de l’hôpital. La vérité ne serait-elle pas alors celle de ce regard distancié qui expose sans juger ? 2.3.3. Le regard exemplaire Que regarde et expose Berganza dans ce texte ? Le corps de la sorcière certes, mais un corps rongé par le mal, symbole hideux du monde. En ce sens, le regard que porte le chien sur ce symbole acquiert une portée singulière, liée à l’exemplarité que l’auteur attribue à l’ensemble des nouvelles de son recueil. 1. Corps diabolique, corps symbolique. Nous avons déjà noté la métamorphose de la sorcière à la fin du texte : son corps n’importe plus vraiment (« soit que son corps demeurât inanimé dans cette chambre, soit qu’il en disparût »). Il est mentionné dans les dernières phrases, mais c’est son âme surtout qui préoccupe le chien. En outre, les termes qui l’évoquent appartiennent au registre de l’abstraction (« figura »/« forme »), « notomía » (forme contractée d’« anatomía »/« anatomie »), et le dernier adjectif qui le qualifie appartient au domaine moral (« endemoniada »/« diabolique » ou « démoniaque »). Ainsi, la description pathétique a également pour effet d’arracher le corps de la sorcière au monde des phénomènes pour le faire entrer dans celui des abstractions, voire du symbole, conformément au

discours théologique qui précède et qui tentait, lui aussi, d’aller vers les causes premières. On peut dès lors reconnaître dans ce corps une allégorie du monde, ce royaume d’Espagne traversé par Berganza et qui est si totalement corrompu qu’il ne s’y trouve aucune place innocente (tout comme le chien ne trouve pas de place saine qu’il puisse mordre sur le corps de la Cañizares). Par ses pratiques également, la sorcière est un bon symbole de ce monde : un monde avide de plaisirs imaginaires qui lui paraissent meilleurs que les réels, un monde n’ignorant nullement ce qui est bien, mais n’ayant pas la force de le pratiquer, un monde, par conséquent, qui pèche par malice bien plus que par naïveté. 2. Distance et regard. Le regard que Berganza porte sur ce monde est curieux (comme l’atteste la précision de la description), mais il est surtout distancié. Le détachement, voire la gaieté habituelle aux Nouvelles exemplaires disparaissent lorsque Berganza examine le corps de la sorcière de trop près. Il ne retrouve son calme et sa lucidité qu’au moment où il peut le considérer d’une certaine distance (« Toutefois, quand je me vis sous le ciel et dans un lieu plus vaste, la peur me quitta, ou tout au moins s’adoucit… »). Il s’agit également d’un regard qu’on peut qualifier d’intermédiaire. Le chien, loup domestique, opère la médiation entre la forme animale profonde de la sorcière (celle du loup qui apparaît dans l’ultime œuvre de Cervantes, les Travaux de Persilès et de Sigismonde), et l’être humain. Ce regard est ainsi doublement averti de la réalité. Enfin, il n’est pas dupe des apparences. Berganza découvre à chaque fois les ressorts cachés des situations dans lesquelles il se voit plongé. L’idéal de ce regard est peut-être défini par l’énigmatique prophétie de la Gamache (empruntée à l’Énéide) annonçant aux chiens qu’ils redeviendront des hommes : « Volverán en su forma verdadera Cuando vieren con presta diligencia Derribar los soberbios levantados,

Y alzar a los humildes abatidos, Con poderosa mano para hacello. » « Ils reprendront leur forme véritable Quand ils verront par prompte diligence Et sous l’effet d’une puissante main S’abattre les orgueilleux exaltés Et s’exalter les humbles abattus. » Il est bien question ici de regard (« vieren/ils verront »), d’une vision percevant les orgueilleux comme les humbles selon leur exacte nature. L’exemplarité de la nouvelle résiderait alors dans l’évocation du regard qu’il convient de porter sur un univers gangrené par le mal : un regard distancié, ne se fiant pas aux propos et aux pratiques du monde, mais gardant la sagesse de ne pas trop éclairer ses parties les plus cachées. Tel est le programme rempli par Berganza, qui écoute la servante du diable, la regarde durant son immonde extase, puis prend quelque distance vis-à-vis du corps diabolique pour l’exposer aux yeux des passants avant de repartir vers de nouvelles aventures. Ce regard pourrait être celui de l’écrivain qui montre sans juger, soumettant par son récit le monde à l’interprétation d’autrui. CONCLUSION

Le texte s’ouvrait comme un exposé des superstitions qui affectent la société espagnole du temps de Cervantes. Programme bien plat. Mais dans cette atmosphère de merveilleux, où un chien parlant écoute une sorcière qui le traite comme son propre fils, ne nous sont révélées ni vérité ni contre-vérité, seulement l’immensité des ambiguïtés d’un monde dont Dieu s’est partiellement retiré. Dès lors, l’ensemble du passage prend les aspects d’une véritable scène symbolique où sont figurés à la fois le royaume rongé par le mal et l’attitude exemplaire qu’il est possible d’adopter devant ses turpitudes sans nombre. La nouvelle bientôt reviendra à une tonalité plus légère : la sorcière nue et endormie sera découverte par la foule des curieux, et chacun donnera son interprétation de cet étrange sommeil avant qu’elle ne s’éveille pour

maudire le chien qui n’en demandait pas tant pour filer. Mais auparavant, dans ce texte saisissant, Cervantes a joué d’une situation d’énonciation complexe et a su tirer parti d’une variété de registres – de la théologie au parler populaire, du langage des sermons à celui des fables – par la virtuosité d’une écriture qui, bien davantage que la parole qu’elle met en scène, mériterait d’être qualifiée de « diabolique ». 1. In DITFURTH H. von (éd.), 1977, Aspekte der Angst, Munich, p. 14 sqq. 2. Chantant à l’aurore et non au coucher du soleil, mais Baudelaire a ignoré ou négligé ce point de la légende. 3. Cité in BANDY W., PICHOIS C., 1957, Baudelaire devant ses contemporains, Monaco, éd. du Rocher, p. 13.

CHAPITRE IV LE COMMENTAIRE COMPARÉ 1. COMMENT PRÉPARER LE COMMENTAIRE COMPARÉ ? 2. COMMENT RÉDIGER LE COMMENTAIRE COMPARÉ ? 3. DU COMMENTAIRE COMPARÉ AU DOSSIER

Le commentaire comparé est assez peu pratiqué à l’université, alors qu’il est préparé au lycée sous la forme de « groupements de textes » recommandés par les instructions officielles et qu’il constitue une excellente introduction au travail comparatiste. Il consiste à élaborer une analyse conjointe de plusieurs textes (en général, pas plus de quatre) portant sur un même sujet. Le cadre interprétatif construit par l’étudiant doit être assez large pour n’omettre aucune signification importante présente dans les textes et liée à ce sujet, mais suffisamment précis pour rendre justice à la spécificité de chacun d’eux. Ces textes s’insèrent dans un programme préalablement étudié, et appartiennent à des œuvres connues de l’étudiant. Une question globale, donnée en même temps que les textes, peut quelquefois orienter la réflexion, notamment dans les cas où l’intertextualité n’est pas a priori évidente ou délibérée. 1. COMMENT PRÉPARER LE COMMENTAIRE COMPARÉ ? Certaines erreurs sont à éviter : – vouloir évoquer tous les centres d’intérêt de chacun des textes : il convient d’opérer un choix, ce qui est certes plus aisé lorsqu’un sujet vient proposer une direction d’étude ;

– adopter une perspective qui réduirait l’ensemble des textes à un plus petit commun dénominateur ; il s’agit au contraire d’adopter un point de vue sachant mettre en évidence des éléments importants présents dans chaque texte étudié ; – présenter un commentaire qui envisagerait tour à tour chacun des textes ; chaque partie du commentaire comparé doit faire état de l’ensemble des textes proposés (à la rigueur, la dernière partie peut les étudier isolément pour en faire ressortir les particularités) ; – utiliser la structure de l’un des textes pour construire le plan d’ensemble ; presque toujours, on établit ainsi une perspective trop partiale ; – négliger le contexte historique, culturel, littéraire des textes, ce qui peut amener à percevoir des ressemblances dont une connaissance un peu approfondie aurait suffi à reconnaître le caractère fallacieux (ainsi, les textes de Céline et de Mongo Beti ci-dessous se ressemblent sans doute, mais les similitudes ne doivent pas amener à négliger les différences dans la situation d’énonciation – auteur français, auteur francophone africain – et dans le contexte historique – période coloniale d’un côté, époque précédant de peu les indépendances africaines de l’autre). 2. COMMENT RÉDIGER LE COMMENTAIRE COMPARÉ ? 2.1. CÉLINE, VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT, ET EZA BOTO (MONGO BETI), VILLE CRUELLE (EXTRAITS) 2.1.1. Voyage au bout de la nuit (1932) Louis-Ferdinand Céline (pseudonyme de Louis-Ferdinand Destouches, 1894-1961) s’est engagé dans l’armée en 1912. Il a été blessé et gravement mutilé en 1914. Après la guerre, il a voyagé en Afrique et aux États-Unis, puis il est devenu médecin et s’est établi à Clichy. En 1932, son premier roman, Voyage au bout de la nuit, eut un grand retentissement. Cet itinéraire d’un picaro moderne, passant du front de la

Grande Guerre à l’Afrique coloniale, des États-Unis à la banlieue parisienne, fit l’effet d’un réquisitoire contre la civilisation occidentale. Composée dans une langue d’apparence spontanée et populaire, l’œuvre marquait un renouveau certain de la veine romanesque. Dans cette dénonciation globale de l’Occident, le colonialisme n’est pas l’idéologie la moins malmenée. Dans une ville d’Afrique imaginaire – inspirée des expériences africaines de l’auteur1 –, un Européen tient un bar-magasin pour le compte de la « compagnie pordurière ». Il est atteint d’une maladie de peau, le « corocoro ». Dans ce passage2, Bardamu, le narrateur-personnage du Voyage au bout de la nuit, décrit sa rencontre avec des vendeurs africains. Comme nous étions là, jamais las de l’entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de sa porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d’un petit pagne orange, son long coupecoupe à bout de bras. Il n’osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l’invitait pourtant : « Viens, bougnoule ! Viens voir ici ! Nous y a pas bouffer sauvages ! » Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au « corocoro ». Ce noir n’avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de blancs peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut. D’autorité, les commis recruteurs s’en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n’osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu’ils ne perdent rien du spectacle. C’était la première fois qu’ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s’y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C’est long à suinter le

caoutchouc dans les petits godets qu’on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n’en a pas plein un petit verre en deux mois. Pesée faite, notre gratteur entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte, et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : « Va-t’en ! qu’il lui a dit comme ça. C’est ton compte !… » Tous les petits amis blancs s’en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe. – Toi, y a pas savoir argent ? Sauvage, alors ? – que l’interpelle pour le réveiller l’un de nos commis débrouillards habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires. Toi y en a pas parler « francé », dis ? Toi y en a gorille encore, hein ?… Toi y en a parler quoi, hein ! Kous kous ? Mabillia ? Toi y en a couillon ! Bushman ! Plein couillon ! Mais il restait devant nous, le sauvage, la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé s’il avait osé, mais il n’osait pas. – Toi y en a acheté alors quoi avec ton pognon ? intervint le « gratteur » opportunément. J’en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, voulut-il bien remarquer. Il doit venir de loin, celui-là ! Qu’est-ce que tu veux ? Donne-moi-le ton pognon ! Il lui reprit l’argent d’autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu’il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir. Le père nègre hésitait à s’en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d’un des tout petits enfants noirs le grand morceau vert d’étamine : « Tu le trouves pas beau, toi, dis, morpion ? T’en as souvent vu comme ça, dis, ma petite mignonne, dis, ma petite charogne, dis, mon petit boudin, des mouchoirs ? » Et il le lui noua autour du cou d’autorité, question de l’habiller. La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte… Il n’y avait plus rien à faire puisque le

mouchoir venait d’entrer dans la famille. Il n’y avait plus qu’à l’accepter, le prendre et s’en aller. Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus dessalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de botte en plein dans les fesses. Toute la petite tribu, regroupée, silencieuse, de l’autre côté de l’avenue Faidherbe, sous le magnolier, nous regarda finir notre apéritif. On aurait dit qu’ils essayaient de comprendre ce qui venait de leur arriver. C’était l’homme du « corocoro » qui nous régalait. Il nous fit même marcher son phonographe. • Bibliographie : CÉLINE Louis-Ferdinand, 1932, Voyage au bout de la nuit ; édition citée sous la dir. d’Henri Godard, 1981, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, Gallimard. 2.1.2. Ville cruelle (1954) L’œuvre de Mongo Beti (ce qui signifie « l’Enfant Beti », nous désignerons l’auteur par ce pseudonyme dans la mesure où il a été choisi par l’écrivain – de son vrai nom Alexandre Biyidi, né en 1932, à Mbalmayo au Cameroun – pour l’ensemble de ses livres) peut être divisée en deux grandes périodes : la période coloniale des romans publiés entre 1954 et 1958 (dont Ville cruelle et Le Pauvre Christ de Bomba, 1956) et celle qui suit la colonisation, débutant à partir de 1974 (avec notamment Perpétue et l’habitude du malheur). Cet auteur a dénoncé le système colonial dont il pâtit lors de sa scolarité chez les missionnaires, avant de critiquer le régime autoritaire qui a pesé sur le Cameroun pendant plus de vingt ans à la suite de l’indépendance. Ville cruelle est son premier roman, publié sous le pseudonyme d’Eza Boto (ce qui signifie « les Hommes d’autrui »). Il y manifeste d’emblée son désir de témoigner de la déstructuration de la vie quotidienne africaine causée par la domination occidentale.

Banda vidait lentement son sac dans l’appareil de bois. Il ne pouvait détacher ses yeux des fèves qui, en roulant les unes sur les autres, faisaient un bruit de feuilles mortes qu’on piétine. Comme il les aimait, ces fèves-là ! […] Le contrôleur s’était mis à sélectionner les fèves, une à une, sans arrêt, avec application ; son couteau lançait de menus éclairs. Il avait le visage fermé, l’œil rétréci. Banda, de plus en plus nerveux, s’accroupit, plaça le sac béant à l’endroit de l’ouverture pour récupérer les fèves. Il ne se releva pas : il attendait, tenant à deux mains son sac par les bords. Au-dessus de sa tête, les craquements secs lui indiquaient que le contrôleur n’avait pas terminé. Comme il était long : « Ça, c’est mauvais signe », constata Banda qui, n’y tenant plus, se releva brusquement. De nouveau, leurs yeux se croisèrent. L’autre maintint les siens ; Banda aussi, quoiqu’il eût atrocement peur maintenant. – J’ai cinq autres charges avec moi, fit-il pour dire quelque chose. Aussitôt, il se reprocha d’avoir dit ça. Il avait parlé sans avoir été interrogé, comme autrefois à l’école lorsqu’il était menacé d’une correction. Le souvenir de ces années de constante dissimulation et de peur lui fit mal au cœur. – Est-ce le même cacao ? – Oui… – Exactement le même ? – Mais oui ! Il n’ignorait pas tous les égards qu’il devait au fonctionnaire du Contrôle, à M. le Contrôleur. Mais à dessein, il lui parlait avec nervosité, s’appliquait à crâner pour se venger d’avoir laissé paraître sa peur. – Montre-le-moi toujours. Pour sûr qu’il était bon, son cacao. Autrement, pourquoi aurait-il dit ça : « Montre-le-moi toujours ? » Les cinq femmes s’étaient sagement groupées autour du contrôleur et suivaient l’opération non sans intérêt. Il prenait une pleine poignée de

fèves dans chaque hotte : il les sectionnait toutes jusqu’à la dernière. Parfois, il sectionnait des moitiés ou des quarts de fèves. Tout à coup, Banda songea de nouveau à la phrase : « Montre-le-moi toujours. » Et peut-être qu’il était mauvais aussi, son cacao. À cette idée, il sentit comme une aiguille s’enfoncer lentement dans son cœur. Est-ce que vraiment il pourrait être mauvais, son cacao ? À son tour, il puisa une poignée de fèves dans une hotte et les pressa dans la paume de sa main. Pour être sèches, elles étaient sèches. Mais alors, quoi ? Estce qu’elles étaient moisies au-dedans ? Il n’eut pas le temps de se trouver une réponse à cette question. En un tour de main, les costauds du contrôleur s’étaient emparés des cinq charges de cacao qu’ils emmenaient vers le monceau de fèves d’où partait la fumée. Que venait donc de dire le contrôleur ? – Mauvais, ce cacao… très mauvais. Au feu !… Banda frémit de colère. Ses yeux s’embuèrent de larmes. – Non, rugit-il, ce n’est pas vrai ! Mon cacao est bon ! Il bondit après les costauds du contrôleur. On aurait dit que les gardes régionaux n’attendaient que ce geste. Ils se ruèrent sur lui. Il y eut une mêlée confuse, rapide. On vit des poings, des matraques s’élever et s’abattre. Le corps gigantesque d’un garde roula par terre. Les cinq femmes qui avaient accompagné Banda s’interposèrent courageusement. – Vous ne pouvez pas vous battre à quatre contre lui tout seul. Vous n’êtes donc pas des hommes ? disaient-elles. – Nous ne voulons pas nous battre contre lui, répondaient les gardes régionaux. Nous l’emmenons au commissariat de police, un point c’est tout. Ils venaient de le maîtriser. Ils l’obligèrent à se relever, et lui mirent des menottes… • Bibliographie : BETI Mongo, Ville cruelle ; édition citée, 1971, Paris, Présence africaine. 2.2. ÉLABORATION DU COMMENTAIRE COMPARÉ

Ces deux textes, donnés sans sujet, imposent de chercher l’ensemble des éléments significatifs susceptibles de les rapprocher, en vue de déterminer une perspective commune. Nous suivrons ainsi pas à pas l’élaboration du commentaire comparé. 2.2.1. Similitudes et divergences Nous partirons des similitudes de ces passages. Dans les deux cas nous est contée une « transaction péremptoire » entre des représentants du commerce colonial (français) et des Africains. Le spectacle des mécanismes quotidiens d’exploitation économique du petit peuple africain nous est donné, puisque, dans les deux cas, le personnage du vendeur autochtone, venant proposer le fruit de son travail, se voit spolié et même, chez Céline, ridiculisé par le commerçant. On peut donc identifier le principal élément commun de nos passages : ce sont des récits de la spoliation coloniale. Il importe cependant de signaler de grandes différences. Avec Voyage au bout de la nuit, paru en 1932, nous abordons une époque où la domination coloniale française est rarement remise en question. Après l’Exposition coloniale de Paris (1931), la colonisation fait pratiquement l’unanimité dans l’opinion publique. Quoique les témoignages accusateurs d’écrivains qui ont voyagé dans les colonies commencent à fleurir (André Gide, 1927, Voyage au Congo, 1928, Retour du Tchad ; Georges Simenon, 1932, L’Heure du Nègre), ils n’ont encore qu’un retentissement limité. En revanche, Ville cruelle est publié à une période qui précède de peu les indépendances africaines et où la contestation de la domination coloniale se fait de plus en plus vive. Ce moment est aussi celui d’une floraison des littératures francophones, dont certaines ont conquis une grande notoriété, particulièrement celles d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor, fondateurs avec Léon-Gontran Damas du mouvement de la Négritude (dont l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, publiée en 1948 avec une retentissante préface de Jean-Paul Sartre, fut l’un des signes notoires). Le contexte est donc nettement plus favorable à une dénonciation du colonialisme, même si, à l’époque, on ne saurait négliger les risques

encourus par un auteur africain se dressant contre la puissance qui soumet son pays. La différence dans les situations d’énonciation n’est pas moindre. Le texte de Céline est écrit par un auteur qui, même s’il n’est guère favorable au colonialisme, appartient au pays colonisateur et qui a pu de surcroît, servir le système colonial puisque l’auteur fut un temps l’employé d’une compagnie forestière au Cameroun. Le second texte est l’œuvre d’un Africain qui a souffert de la tutelle coloniale et qui continue alors de la subir. Les deux textes cependant appartiennent aux premiers romans d’auteurs critiquant l’idéologie et les pratiques françaises en Afrique occidentale, l’un dans un style d’une musicalité inédite, avec une force de dérision n’épargnant personne, le second dans une œuvre à l’engagement peut-être plus traditionnel, mais mieux averti des drames quotidiens inhérents à l’Afrique coloniale. Le travail d’identification du thème central du commentaire et d’approche des principales différences entre les textes doit se compléter d’une étude de leurs structures. Plusieurs modèles structuraux s’amalgament dans les deux passages : 1. Un modèle chronologique, qui découpe la narration en quatre phases successives : a) Entrée de la famille des récolteurs Contrôle des fèves de cacao de dans le magasin. Pesée du Banda. caoutchouc. b) Premier échange : argent contre Échange verbal entre le contrôleur caoutchouc. et Banda. c) Deuxième échange : mouchoir Condamnation du contrôleur : le contre argent. cacao est mauvais. d) Sortie de la famille.

Banda se fâche, est maîtrisé et emmené au commissariat.

Le texte du Voyage au bout de la nuit est le récit d’une duperie du personnage africain menée à bien par le commerçant blanc ; celui de Ville cruelle donne non seulement le spectacle de l’escroquerie, mais aussi celui de la violence qui l’accompagne. 2. Un modèle dramatique : comme sur une scène de théâtre, des personnages entrent en un lieu où va se dérouler une série d’actes et de propos, puis les personnages qui étaient entrés sortent (le mot de « spectacle » est d’ailleurs utilisé dans le texte célinien). L’effet de structure est significatif : les récolteurs indigènes quittent leur milieu pour pénétrer dans un décor étranger et se prêter à un programme d’actions (un drama) qu’ils ne maîtrisent nullement. Ils sont contraints de participer à un processus théâtral qui se révèle pour ce qu’il est : une illusion. Acteurs involontaires sur une scène qu’ils ne connaissent pas, ils jouent dans une comédie de l’échange manipulée par le colonisateur. 3. Un modèle de l’échange dégradé : sous sa forme la plus simple, l’échange économique suppose un vendeur obtenant pour sa marchandise un prix équivalent à la valeur de celle-ci. Dans les deux textes, les rôles sont renversés : le vendeur ne réussit qu’un troc dérisoire, ou bien il se fait confisquer sa marchandise. Chez Céline, il repart plus pauvre qu’il n’était venu ; chez Mongo Beti, il y perd en outre sa liberté. 4. Un modèle structuré par l’opposition parole/non-parole : deux classes de personnages sont délimitées, les silencieux – dans le texte célinien, aucun des récolteurs noirs ne prend la parole, ils ne disposent que du mouvement et du regard pour s’exprimer – ou ceux qui parlent malaisément – Banda parle « avec nervosité » – et ceux qui possèdent tous les pouvoirs, à commencer par celui du verbe, l’homme au « corocoro » ou le contrôleur. Dénués des deux signes fondamentaux de la communication en Occident, la parole et l’argent, les Africains ne peuvent espérer s’imposer dans un système aussi défavorable. À partir de l’idée centrale de la spoliation coloniale, nous pouvons donc envisager un plan qui mettra en évidence les spécificités des textes3. Cette spoliation se traduit d’abord par un affrontement déséquilibré entre les représentants de deux groupes placés aux deux pôles du système. Ce déséquilibre oppose plus profondément les détenteurs de la parole et du

pouvoir à ceux qui ne peuvent que subir et se taire. Cette série d’antagonismes propres aux deux récits invite à s’interroger sur la représentation du monde colonial qui nous est proposée. À cet égard, les différences entre les textes sont assez prononcées, dans la mesure où la dérision célinienne se distingue clairement de la vision de Mongo Beti, qu’on peut qualifier, en référence à un courant critique contemporain, de « postcoloniale ». 2.3. LE COMMENTAIRE 2.3.1. Un affrontement déséquilibré 1. Un topos du roman social. Les récits correspondent à une scènetype du roman « social », la rencontre-confrontation de deux êtres (ou de deux groupes) placés chacun aux deux pôles d’une relation sociale contradictoire. Henri Mitterand n’a pas tort d’évoquer, à propos du texte de Céline, Germinal d’Émile Zola et le face-à-face entre le représentant du capital (Hennebeau) et ceux du prolétariat (Maheu, Lantier). En l’occurrence, s’opposent le profiteur du système colonial, spoliateur, et l’Africain, spolié. Les structures des récits mettent en évidence le déséquilibre naissant de la rencontre : d’un côté, le groupe colonial, possédant la puissance économique et policière ; de l’autre, une structure familiale qui n’a aucun moyen de se défendre. Les femmes qui accompagnent Banda ont beau s’interposer « courageusement », elles sont impuissantes devant les « costauds » du contrôleur. L’examen des actants permet de souligner de quel côté se situent forces et faiblesses. 2. Modèle actanciel. On appelle « paradigme actanciel » un modèle décrivant des fonctions propres aux actants d’un récit. Étienne Souriau et Vladimir Propp en ont proposé des exemples, respectivement pour les situations dramatiques et pour le conte ; Algirdas-Julien Greimas, lui, a distingué des fonctions plus abstraites qui ont connu une notoriété certaine (Sémantique structurale, Larousse, 1966). Son modèle actanciel, comprenant six fonctions, se présente ainsi pour le philosophe « des

siècles classiques » (rappelons qu’un même personnage peut assumer plusieurs fonctions) : « – Sujet : philosophe – Objet : monde – Destinateur (ou Donateur) : Dieu – Destinataire (ou Bénéficiaire) : humanité – Opposant : matière – Adjuvant : esprit. » Dans nos textes, nous pouvons envisager un double système actanciel, correspondant à l’échange économique, perçu successivement du point de vue du vendeur et du point de vue de l’acheteur. Du point de vue des Africains – la famille africaine ou celle de Banda –, donc des vendeurs, le sujet du procès est « le père nègre » ; le prédicat (jamais désigné par le verbe « vendre » dans les textes) correspond à une quête au sens le plus large, la recherche d’un objet : un bien d’une valeur identique à celle du caoutchouc ou du cacao. Le destinataire de la recherche est la « famille sauvage » ou la famille de Banda ; le destinateur est le négociant ou le contrôleur. Quant à l’adjuvant… Il n’y a aucun adjuvant pour l’Africain, ni biens, ni argent, ni parole, ni pouvoir, ni armes. Les femmes et les enfants ne peuvent être tenus pour des adjuvants, comme le montre leur passivité forcée. En revanche, l’opposant est multiple : le destinateur d’abord, qui réunit deux fonctions, il commande à l’Africain et l’empêche d’obtenir ce qu’il convoite ; puis, les commis, les témoins, les « costauds », l’argent, la parole, la police, une somme d’auxiliaires impressionnante. La situation est également claire du point de vue de l’acheteur. Le sujet est le négociant ou le contrôleur. Le prédicat est aussi une recherche, celle de la marchandise et du profit qu’elle rapportera. Le destinateur est le colonisé. Le destinataire est la compagnie coloniale qui négocie le caoutchouc ou le cacao. La quête du profit a les multiples adjuvants que lui offre le système colonial. Quant à l’opposant, il est inexistant : la « famille sauvage », escroquée, se retire sans un mot ; Banda proteste à peine qu’il est déjà emprisonné.

À l’évidence, le projet du vendeur africain n’a aucune chance d’aboutir. Dans le texte de Céline, le père nègre ne comprend pas l’échange que lui propose le « gratteur » qui lui enferme « dans la main quelques pièces en argent ». Certes, il pourrait partir à ce moment-là et retirer un maigre profit de la vente. Mais devant sa perplexité, l’argent est remplacé par un mouchoir. Un troc dérisoire parachève l’escroquerie coloniale avant qu’un coup de botte ne transforme la scène en humiliation. Chez Mongo Beti, l’échange est d’emblée refusé par le contrôleur. Non seulement la vente n’aura pas lieu mais la marchandise, dont Banda espérait un profit, va être détruite. La révolte qui s’ensuit n’aboutit qu’à l’entraîner dans les griffes de la police. En revanche, le projet des négociants réussit totalement : dans Voyage au bout de la nuit, la mise en scène du commerçant désoriente suffisamment les Africains pour qu’on leur retire leur marchandise sans même leur permettre de comprendre ce qui leur arrive ; dans Ville cruelle, le simulacre a disparu, il ne reste que la force nue, la violence qui s’abat sur Banda dès qu’il prétend se rebeller. Les personnages africains sont appauvris et humiliés par la transaction qui a dégradé le noble produit (caoutchouc, cacao, récoltés à force de temps et de peine) métamorphosé en « un grand morceau vert d’étamine » ou en « monceau de fèves d’où partait la fumée ». C’est un système d’exploitation, donnant tous les avantages à un seul, qui nous est décrit dans les textes. 3. Des narrations distinctes. Les techniques narratives varient d’un passage à l’autre. Dans le texte de Céline, l’alternance des points de vue d’un paragraphe à l’autre (le personnage blanc est évoqué, puis le personnage noir, puis de nouveau son interlocuteur) correspond à la technique cinématographique champ/contrechamp. Elle permet de décrire les différentes réactions des deux groupes concernés, insistant sur la rouerie de l’homme au « corocoro » et sur la perplexité puis la détresse du vendeur. Le passage de Ville cruelle, en revanche, se caractérise par une narration omnisciente qui permet de pénétrer la conscience du personnage africain. Le lecteur est amené à comprendre et à partager son incrédulité puis sa fureur devant l’attitude du contrôleur. Alors que les faits et gestes de la famille « sauvage » demeurent énigmatiques dans le récit célinien en raison de l’absence de toute

intrusion de la narration dans la conscience des personnages africains, l’œuvre de Mongo Beti nous propose un éclairage plus « empathique » sur le protagoniste, Banda. Le déséquilibre de l’affrontement n’en paraît que plus injuste. Allons plus loin : il ne s’agit pas seulement d’une transaction assurant tous les avantages à un camp ; la scène correspond à un clivage entre les détenteurs de la parole et du pouvoir et les autres. 2.3.2. Le monopole de la parole et du pouvoir Les récits opposent clairement les détenteurs de la parole à des personnages dont la parole est soit empêchée, soit, comme dans le cas de Banda, confisquée. Le père noir, dans le texte de Céline, ne parle pas. Il est un pur regard, mais Banda, placé en situation d’infériorité, n’est guère plus efficace. Il s’exprime avec difficulté (« avec nervosité », il s’applique « à crâner »), jusqu’à ce qu’il soit réduit aux exclamations d’indignation, puis au silence, par la force. 1. Paroles de mépris. Les personnages des commerçants recourent à un langage méprisant, marqué par l’emploi du tutoiement qui ne laisse pas ignorer qu’ils s’adressent au représentant d’un groupe inférieur. Les injonctions (comme le souligne l’abondance des phrases à l’impératif) affirment l’autorité coloniale ou renferment des sous-entendus menaçants, tel le « Montre-le-moi toujours » du contrôleur qui trouble tellement Banda. Dans le texte de Céline, l’usage de termes injurieux – « bougnoule », « sauvage », « bushman » (« homme des buissons », désignant une population noire d’Afrique du Sud, mais utilisé ici comme synonyme de « sauvage ») ou encore « plein couillon » – trahit une familiarité de mauvais aloi. La syntaxe relâchée vient le confirmer : « Nous, y a pas bouffer sauvages » ou « Toi, y en a gorille » sont caractéristiques du langage « p’tit nègre », invention coloniale, langue minimale visant à dévaloriser un interlocuteur africain possédant mal le français. Le « Mauvais, ce cacao… très mauvais. Au feu ! » du contrôleur dans le texte de Mongo Beti a une fonction similaire. Par leur parole, les personnages représentant l’ordre colonial rabaissent

volontairement leurs interlocuteurs, signalant d’emblée qu’ils sont en position de force dans une négociation qui, de fait, va tourner court. 2. Maître et esclave. Le texte célinien développe une forme extrême du rapport maître-esclave. Dans les rapports entre le maître et l’esclave, la parole joue un rôle essentiel, puisqu’elle est le véhicule de la volonté du maître. Mais ici, l’esclave demeure totalement muet, il ne demande ni ne répond. Le « maître » profère questions et réponses, monopolisant la parole comme il monopolise la richesse. Il donne l’ordre et sans attendre l’exécute lui-même : « Donne-moi-le ton pognon ! – Il lui reprit l’argent d’autorité. » Cet usage de la parole implique une situation d’asservissement ; il présuppose chez le colon la conviction d’une supériorité intangible et sans doute l’opinion qu’il n’est pas de code commun entre les deux mondes qui se rencontrent ici. Le « civilisé » refuse de communiquer avec le « sauvage ». Dans Ville cruelle, la narration montre que Banda pourrait engager la négociation dans les termes propres au commerce colonial. Il n’est pas, comme la famille des récolteurs décrite par Céline, décontenancé par la ville, mais le contrôleur bloque toute communication par la violence de la confiscation de la marchandise puis de l’emprisonnement. Le commerce colonial n’est pas simple monopole économique ; il s’appuie sur un monopole linguistique trahissant la violence du pouvoir exercé sur les personnages autochtones. Toutefois, les paroles des divers personnages correspondent à des significations différentes dans les deux textes. 3. Déplacement du point de vue. Tandis que chez Céline, les personnages africains demeurent silencieux sans que la narration permette de savoir ce qu’ils pensent, il y a un dialogue, à la fois vif et bref, chez Mongo Beti, et il se complète de l’évocation des sentiments de Banda. Ce déplacement de point de vue incite à se demander si, derrière la présentation commune d’une même oppression, ne se dissimulent pas des options singulièrement différentes. La dérision célinienne, si universelle et constante dans Voyage au bout de la nuit, ne vient-elle pas aussi teinter ce tableau du commerce colonial ? Est-elle alors comparable à la vision de l’auteur de Ville cruelle ?

2.3.3. La dérision célinienne Les images singulières que le texte de Céline donne des prétendus « civilisés » et des « sauvages » incitent à se poser la question du regard porté ici sur l’entreprise coloniale. Est-il légitime d’y reconnaître une critique de la colonisation ? 1. Images de la civilisation. Le langage du négociant – et à ce titre représentant de la métropole conçue comme modèle de civilisation – est loin d’être exemplaire. Pire, les apanages du civilisé, monnaie et vêtement, sont détournés de leur usage normal. L’échange qui s’établit entre le « gratteur » et l’indigène apparaît comme un double simulacre. La marchandise, récoltée péniblement, est d’abord échangée contre quelques pièces d’argent : le vendeur est volé une première fois. Puis les pièces sont reprises par le commerçant, qui offre en contrepartie une pacotille (le mouchoir), lors de ce qui ressemble à une parodie de cérémonie initiatique. Le simulacre de l’échange aboutit à berner doublement l’Africain. Ainsi que l’a observé H. Mitterand : « Le troc, qui a sa noblesse économique et rituelle dans l’économie “sauvage”, devient ici une caricature de l’échange. Récupéré par la société “civilisée”, il est travesti en instrument de pillage et d’exploitation ; il change de signe. La dévastation colonisatrice atteint non seulement la situation matérielle du colonisé, mais aussi les éléments de son système d’échange et de communication, les fondements de son code social, de sa culture » (p. 99-100). L’argent, qui pourrait faire entrer le petit vendeur dans la sphère du commerce honnête, devient l’un des éléments d’une stratégie de pillage humiliante. Selon une imagerie ancienne, le personnage « civilisé » s’oppose au « sauvage » à demi-nu (vêtu d’« un petit caleçon orange autour du sexe »). Mais le vêtement est lui aussi détourné de son utilisation commune pour escroquer l’Africain. Le commerçant « habille » l’enfant avec un mouchoir. Il paraît ainsi vouloir le faire accéder à la « dignité civilisée » – tel est bien l’avis de la famille noire, qui le prend pour un don qu’elle ne saurait refuser. En réalité, ce faux habit a seulement servi d’instrument de manipulation des indigènes.

La chaussure, elle-même, n’est pas ici une caractéristique de la civilisation (protégeant l’homme du contact de la terre, l’isolant de l’élément primitif). Le commis indigène qui porte des chaussures est devenu brutal, il a été « dressé » (« dessalé », ajoute le texte, utilisant un mot qui évoque une habileté vulgaire) afin d’en faire un instrument d’autorité. Il chasse le récolteur « par un grand coup de botte ». Ici encore, un signe de civilisation sert des fins nuisibles. On comprend, dans ces conditions, que la mention de Faidherbe à la fin du texte, ce grand soldat français (1828-1889) organisateur de l’administration et de l’économie du Sénégal, qui est resté comme le type du colonisateur éclairé, prenne un tour ironique. Le contraste est saisissant entre l’homme du « corocoro » et les idéaux progressistes, entre la compagnie « pordurière » (où l’on entend le mot « ordure ») et le souci de civilisation. 2. Qui est le sauvage ? Le texte amène le lecteur à se demander : qui est le sauvage ? Les rôles traditionnellement répartis entre représentants de la civilisation et de la sauvagerie semblent ici s’inverser. L’absurdité des paroles et des gestes n’est nullement du côté des Africains. Le personnage du Blanc est grotesque : ce commerçant qui se gratte tout le temps, qui a dressé ses commis pour qu’ils soient brutaux, se donne en spectacle pour faire rire ses amis, n’hésitant pas à faire marcher son phonographe en un dérisoire bouquet final de sa comédie prédatrice. Le respect de l’autre demeure l’apanage des Africains, qui opposent seulement la solidarité de la structure familiale à la grossière connivence des Blancs. Les indigènes acceptent le « don » du mouchoir, sans doute pour marquer la considération qu’ils portent à leur interlocuteur. On est ici à l’opposé de l’attitude du Blanc qui mime un intérêt envers l’enfant tout en tenant un langage de mépris et en escroquant ses interlocuteurs. 3. Un point de vue sur le colonialisme ? Quel est l’effet de ce style mimant le langage populaire lorsqu’il fonde une description du monde colonial ? Utilisation de pronoms redondants (« les commis recruteurs s’en saisirent de son panier » ; « le commis […] le stimula, le père »), tournures unipersonnelles (« Il n’avait pu entrer le sauvage », « il restait devant nous le sauvage »), expressions empruntées à la langue parlée (« Alors forcément », « s’en tordaient de rigolade »), inversions mimant

la spontanéité du discours (« on n’en a pas plein un petit verre en deux mois ») et incises familières (« qu’il lui a dit », « que l’interpelle pour le réveiller l’un des commis ») contribuent à la musicalité du texte. Il y perce aussi une certaine ironie à l’égard du personnage du Blanc, ce « gratteur ». Ainsi, l’adverbe « finement », utilisé au moment où il va chercher le mouchoir dans une cachette du comptoir, met en évidence la grossièreté de sa ruse. L’expression de « commerce conquérant » prend alors sa pleine saveur ironique. Ce style, si caractéristique de l’ensemble du Voyage au bout de la nuit, correspondrait-il à une dénonciation de l’exploitation coloniale de l’Afrique ? Nous avons vu que le texte démontait les mécanismes de ce commerce qui s’apparente au pillage, mais peut-on observer un jugement qui sous-tendrait la narration ? Bardamu, le narrateur-personnage, demeure, durant toute la scène, complètement intégré au groupe des Blancs. Il s’amuse en outre de ceux qu’il appelle les « sauvages » (le terme revient plusieurs fois), ce qui pourrait correspondre à un effet de style indirect, sorte d’écho du langage colonial. Il nous paraît plus plausible d’y entendre une note de mépris pour ces victimes trop faciles de la rapacité des Blancs. H. Mitterand parle à cet égard d’un « monologue intérieur, implicite, sous-jacent, du narrateur, sur l’“éminente dignité” du sauvage, qui paraît marqué au coin de l’idéalisme » (p. 103). Ce discours généreux serait dévalorisé par le texte qui en rappellerait la nature illusoire. La narration demeure ambivalente à l’égard des personnages : le commerçant est présenté d’une manière ironique, mais Bardamu appartient au même groupe que lui, celui des coloniaux. Le récolteur manifeste certes quelques vertus « primitives », mais il est aussi victime de son ignorance. Il entre dans une transaction qu’il ne maîtrise pas, comme le montrent les qualificatifs « éberlué », « penaud ». De fait, sa passivité semble valoir pour une dévalorisation implicite. Les Africains ne comprennent pas, ne songent même pas à se révolter. Ils se prêtent trop aisément au jeu sordide du commerçant blanc. La scène nous présente un monde où l’atonie de l’esclave s’harmonise trop bien avec le sadisme du maître ; les personnages ne relèvent plus d’aucun jugement

qui permettrait de les distinguer, seulement de la même exaspération à l’égard de la laideur du réel. Conclusion. C’est le monde colonial tout entier qui fait l’objet d’un éclat de rire amer ou d’un blasphème. La confrontation entre Blancs et Africains est un spectacle répugnant où les uns font montre d’un cynisme bas quand les autres sont des victimes trop passives ; chacun exploite ou est exploité sans espoir de changement. Céline nous donne le portrait d’un monde englouti dans une médiocrité sans rémission. La musique si nouvelle de son style correspond, ici comme ailleurs dans le Voyage, à une volonté de destruction du langage ancien, cette expression d’une société occidentale, en l’occurrence colonialiste, qu’il voue à l’anéantissement, dans une exécration qui n’épargne personne. Il en va différemment du texte de Mongo Beti. 2.3.4. Une vision postcoloniale Rappelons que l’on entend par « postcoloniale » non la désignation d’une période (de ce point de vue, l’œuvre de Mongo Beti, parue en 1954, correspond à la période coloniale), mais un mouvement critique d’abord anglophone. L’apparition de textes non occidentaux en langues européennes (principalement anglophones, francophones et lusophones) et l’émergence d’un ensemble d’ouvrages critiques occidentaux à leur sujet ont été rangées sous l’étiquette globale de postcolonial. Les principaux théoriciens de ce courant critique sont, entre autres, Edward Saïd (1978, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident ; 1980, Seuil), Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin (1989, L’Empire vous répond. Théorie et pratique des littératures post-coloniales ; 2012, P.U. de Bordeaux). La critique postcoloniale se consacre surtout à l’étude des écrits provenant des ex-colonies de l’Europe, littératures contemporaines liées à l’histoire des empires coloniaux européens. Naturellement, les évolutions historiques diverses imposent des analyses divergentes, au départ au moins. Avec Mongo Beti, nous abordons le domaine de la francophonie. 1. Un renversement complet. Dans le texte, l’opposition civilisation/sauvagerie, relativisée mais encore prégnante chez Céline, se

voit renversée. Le représentant du commerce colonial, inquiétant avec son « visage fermé » et son « œil rétréci », donne l’image d’un pouvoir brutal. On doit lui parler avec « tous les égards », car il est assisté de « costauds » aux « poings » et aux « matraques » redoutables. Face à cette menace, l’Africain n’est pas aussi démuni que dans Voyage au bout de la nuit. Éduqué – il est allé à l’école, où il a, du reste, appris la « dissimulation » et la « peur » –, il est capable d’analyser les sousentendus du langage des puissants (le « donne-le-moi toujours »). Les oppositions élémentaires (vêtement/non-vêtement, chaussures/pieds nus) ont disparu. Le contraste, plus radical, est désormais celui d’un pouvoir injuste et d’une victime consciente de son droit, donc décidée à lutter. Dès lors, le ton d’ironie comme la reprise du langage colonial ne sont plus de mise. Au contraire, la narration omnisciente nous fait découvrir le point de vue du personnage africain. Il n’y a plus de monologue intérieur implicite comme chez Céline, mais la présentation des sentiments contrastés de Banda, qui fait alterner la fierté de celui qui se domine, une sorte de discours indirect libre (à propos des paroles du contrôleur), puis la souffrance et la colère. Le mécanisme de l’exploitation est ainsi dénoncé « de l’intérieur », puisque nous assistons à la détresse du vendeur de bonne foi qui se fait escroquer. 2. Un texte postcolonial. C’est en ce sens que nous pouvons parler d’une vision postcoloniale. Le texte propose une perspective africaine sur le système colonial (sur son commerce, son école, sa justice) ; il expose la violence sur laquelle se fonde ce système. La spoliation du fruit du travail africain, la force brutale et sans mesure déployée contre l’homme honnête (les femmes qui accompagnent Banda en font la remarque : les « costauds » se battent à quatre contre un), l’appui de la police à cette escroquerie le désignent avec netteté comme une tyrannie exotique. L’exécration universelle célinienne est bien loin de ce spectacle d’une victime spoliée qui se révolte à juste titre. Ce sont les racines même de l’ordre colonial qui se voient mises en accusation par l’écriture sobre d’une scène de la violence ordinaire. Conclusion. D’un texte à l’autre, plutôt que de progrès, il faudrait parler de déplacement du point de vue. Le système colonial n’est plus

décrit par un narrateur-personnage qui lui appartient quoiqu’il le voue aux gémonies ; il est présenté grâce à l’intrusion dans la conscience d’un protagoniste autochtone refusant de plier devant son injustice intrinsèque. La transaction est plus péremptoire encore dans le texte de Mongo Beti, mais la peinture qui est faite de cette violence exaspérée laisse justement pressentir que la société qui repose sur de tels échanges ne pourra se maintenir très longtemps. La perspective qui prévaut s’apprête à dépasser le point de vue colonial. Conclusion générale La lecture comparée des deux textes pose le problème plus général de l’apparition d’une parole africaine dans le roman en français. Pour un auteur africain comme Mongo Beti, il n’est pas uniquement question de « faire parler » ses personnages africains comme des Européens, dans une relation égalitaire illusoire. Il s’agit d’abord de montrer comment la parole autochtone est confisquée par les tenants du colonialisme, ce qui est le sujet de notre texte, mais dans un second temps, il conviendra aussi d’exhiber l’altérité de la langue française à l’égard du contexte et de la sensibilité africains. Banda fait ici la preuve de sa maîtrise du français ; pourtant, c’est une langue seconde pour l’Africain. Le problème qui se pose aux littératures europhones du Sud, comme l’a observé la critique postcoloniale, est qu’elles tentent de faire entendre une réalité autochtone dans une langue a priori étrangère. Mongo Beti, comme bien d’autres auteurs africains à l’époque, travaille à l’élaboration d’une parole africaine surgissant en français malgré cette altérité première, tout en déjouant les stéréotypes dont des décennies de colonialisme l’avaient chargée. Dans l’entre-deux-guerres, les écrivains qui évoquaient la colonisation ne disposaient pas des moyens de parvenir à cette expression. Leurs récits s’en sont tenus au tableau d’une violence née de l’impossibilité d’une parole commune ; tel est bien le cas de Céline. Nos textes montrent cependant que les choses n’allaient pas en rester là. L’année de publication du Voyage au bout de la nuit, 1932, était aussi celle de la naissance de Mongo Beti.

3. DU COMMENTAIRE COMPARÉ AU DOSSIER Le dernier exemple de commentaire comparé que nous donnons sort volontairement du cadre de l’exercice proprement dit pour proposer une perspective ouverte et évolutive. Deux textes seront confrontés : l’un d’un poète étranger, l’autre d’un poète français. Ils se présentent l’un et l’autre comme une manière de bref art poétique. Mais la réflexion requiert d’autres exemples, soit dans l’œuvre des auteurs étudiés, soit en dehors d’eux. Un bouquet dès lors se constitue, avec des alliances d’idées et de couleurs. La forme scolaire ici serait trop contraignante. On cherchera donc un ordre plus souple, tout en maintenant les exigences de la rigueur et de la clarté, d’autant plus nécessaires quand on a un corpus plus complexe à maîtriser. Il existe une longue tradition de l’art poétique, depuis l’Épître aux Pisons d’Horace, connue sous le nom apocryphe d’Ars poetica. C’est la troisième pièce du second livre dans le recueil des Épîtres du poète latin (vers l’an 14 av. J.-C). Boileau s’en est souvenu dans son Art poétique, publié à Paris en 1674. Mais on remarque dans les deux cas, et dans bien d’autres arts poétiques issus de la Poétique d’Aristote (ou de ce qu’on lui prête) et de l’Ars poetica d’Horace, qu’il n’y est pas exclusivement parlé de poésie. Le théâtre, principalement la tragédie, occupe une place privilégiée dans la longue série des arts poétiques post-aristotéliciens et post-horaciens. C’est le cas, par exemple, dans l’Arte poetica de Gian Giorgio Trissino (1478-1550), publié en 1529 et considéré par Pierre Blanc comme une « plate resucée horacienne d’orientation moraliste et religieuse4 ». Didier Souiller rappelle qu’il y « soutient la valeur universelle des règles aristotéliciennes et, en particulier, des unités de temps, de lieu et d’action », respectées dans sa tragédie Sophonisba de 1524, représentée à Vicence en 15565. À l’autre pôle, l’Art poétique de Paul Claudel, publié en 1907 dans son entier, prend des aspects de traité cosmogonique, d’« art poétique de l’univers », dans la tradition des poèmes des philosophes présocratiques et de l’Eureka (1848) d’Edgar Poe, que Baudelaire a traduit et auquel Claudel a rendu hommage dans une lettre à Gide de 1903. C’est dans ce

texte qu’on trouve la célèbre distinction entre co-naissance et connaissance. Il appartient à Paul Verlaine d’avoir donné le modèle d’un « Art poétique » qui se présente comme un poème bref, à la fois défense et illustration d’un idéal. Écrit en prison à Mons en 1874, il devait faire partie de Cellulairement et a trouvé finalement sa place dans le recueil composite Jadis et naguère, en 1884. Jacques Robichez invite le lecteur à ne pas accorder trop d’importance à ce poème fameux « dont le titre, écrit-il, est évidemment parodique ». Et il ajoute : « Pour la compréhension du symbolisme, il ne compte guère. Mais c’est un témoignage sur un moment de la vie artistique de Verlaine. Les négations abondent : refus de la poésie claire, reniement de l’esthétique parnassienne, désaveu de l’éloquence romantique, de l’“esprit cruel”. Ce sont autant de condamnations du poète que fut et que sera Verlaine6. » Le poème vaut sans doute plus que cela, et même si l’on est gêné par quelques « trivialités » volontaires (le dernier Verlaine en abusera), on ne peut qu’être sensible à une poétique de la « méprise », où l’impair est préféré au pair, le « vague » et le « soluble » au trop précis, à une poétique de « l’Indécis » qui doit être la source d’une délectation nouvelle. L’« Art poétique » de Verlaine est l’un des textes qui se trouvent au point de départ de la poésie moderne et, même si le commentaire comparé proposé ne porte pas ici sur lui, il semble indispensable de le rappeler comme référence obligée : « De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l’Impair Plus vague et plus soluble dans l’air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Il faut aussi que tu n’ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise : Rien de plus cher que la chanson grise Où l’Indécis au Précis se joint. C’est des beaux yeux derrière des voiles, C’est le grand jour tremblant de midi,

C’est, par un ciel d’automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles ! Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance ! Oh ! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor ! Fuis du plus loin la Pointe assassine, L’Esprit cruel et le rire impur, Qui font pleurer les yeux de l’Azur, Et tout cet ail de basse cuisine ! Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! Tu feras bien, en train d’énergie, De rendre un peu la Rime assagie. Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ? Ô qui dira les torts de la Rime ! Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d’un sou Qui sonne creux et faux sous la lime ? De la musique encore et toujours ! Que ton vers soit la chose envolée Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée Vers d’autres cieux à d’autres amours. Que ton vers soit la bonne aventure Éparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym… Et tout le reste est littérature. » 3.1. LES DEUX TEXTES À COMPARER À partir de là, on peut introduire les deux arts poétiques retenus qui, appartenant l’un et l’autre à la poésie du XXe siècle, illustrent eux aussi la théorie par l’exemple. 3.1.1. « Définition de la poésie », Ma sœur la vie, de Boris Pasternak

L’écrivain russe Boris Pasternak (1890-1960) est surtout connu de nous comme romancier, grâce au Docteur Jivago, qui lui valut le prix Nobel de littérature en 1958. Mais, après avoir été musicien, il a senti s’éveiller en lui la vocation poétique à partir de 1913, et il fit ses débuts parmi les futuristes modérés. Son recueil Ma sœur la vie (1922) est caractéristique de sa manière propre, qu’il aura tendance à abandonner par la suite sous la pression des événements. Le poème retenu en fait partie. Nous le citons dans les deux langues et d’après l’Anthologie de la poésie russe : La Renaissance du XXe siècle, de N. Struve (1970, AubierFlammarion, p. 158-161). « Oпределение поэзии »

« Définition de la poésie »

Это - круто налившийся свист, C’est un chant qui s’enfle et qui Это - щелканье сдавленных monte, льдинок. Le claquement de glaçons écrasés, Это - ночь, леденящая лист, C’est le froid de la nuit sur les feuilles, Это - двух соловьев поединок. Ce sont deux rossignols qui s’affrontent. Это - сладкий заглохший горох, Это - слезы вселенной в лопатках, Это - с пультов и с флейт - фиrаpo Низвергается градом на грядку.

Ce sont les pois suaves d’une rame abandonnée, Les larmes de l’univers dans les cosses, Figaro qui s’abat sur le potager En grelons du pupitre et des flûtes.

Всё. что ночи так важно сыскать На глубоких купаленных доньях, звезду донести до садка На трепещущих мокрых ладонях.

C’est cela qu’à tout prix la nuit veut retrouver Dans les fonds ténébreux des baignades Pour porter une étoile jusqu’au vivier Dans ses paumes mouillées, frissonnantes.

Площе досок в воде - духота. Небосвод завалился ольхою, Этим звездам к лицу б хохотать, Ан вселенная - место глухое.

On étouffe, plus plat que les planches sur l’eau, Et le ciel est enfoui sous les aunes, Il siérait aux étoiles de rire aux éclats, Mais dites, quel trou perdu que ce monde !

• Bibliographie : STRUVE N., 1970, Anthologie de la poésie russe : la Renaissance du XXe siècle, de Paris, Aubier-Flammarion, p. 158-161. 3.1.2. « Art de la poésie », Pierre écrite, d’Yves Bonnefoy Né à Tours en 1923, Yves Bonnefoy est l’un des plus grands des poètes français vivants, et reconnu comme tel. L’année du prix Nobel attribué à Pasternak, il publiait au Mercure de France son deuxième recueil : après Du mouvement et de l’immobilité de Douve qui, en 1953, avait fait entendre une voix nouvelle en poésie, Hier régnant désert pouvait paraître plus sombre et plus serein à la fois. Pierre écrite (1965), son troisième recueil, s’achève sur un « Art de la poésie », qui sera le second texte retenu : « Art de la poésie » Dragué fut le regard hors de cette nuit. Immobilisées et séchées les mains. On a réconcilié la fièvre. On a dit au cœur D’être le cœur. Il y avait un démon dans ces veines Qui s’est enfui en criant. Il y avait dans la bouche une voix morne sanglante Qui a été lavée et rappelée. • Bibliographie : BONNEFOY Yves, 1965, « Art de la poésie », Pierre écrite ; édition citée, 1982, Poèmes, coll. « Poésie », Paris, Gallimard, p. 249.

3.2. CONFRONTATION DES DEUX TEXTES 3.2.1. Justification du rapprochement par l’intertextualité Pasternak n’est pas de ces poètes que Bonnefoy se plaît à citer, et les deux textes ne sont nullement en relation dans l’histoire littéraire. Pourtant, Shakespeare et Rimbaud réunissent quelque part les deux écrivains. 1. Pasternak a traduit et commenté Hamlet, qui est pour lui le drame non d’un caractère indécis, mais de la volonté : le prince danois doit se conformer aux injonctions de son père. Il accepte de jouer le rôle qui lui est donné, il l’aime même, mais il préserve les droits de la liberté, dont le théâtre lui donne l’exemple. C’est la condition pour que « vivre une vie [ne soit] pas rien7 ». Bonnefoy est, lui aussi, traducteur de Hamlet. Mais c’est à une autre pièce de Shakespeare, The Winter’s Tale, Le Conte d’hiver, qu’il a emprunté l’épigraphe de Pierre écrite : « Thou mettest with things dying ; I with things new born. » « Tu as rencontré ce qui meurt, Moi, ce qui vient de naître. » Ainsi le berger qui a recueilli la petite princesse Perdita s’adresse-t-il au clown, son fils, dans cette « romantic comedy » (comédie romanesque) où l’espérance prend les traits d’une enfant. Comme l’écrit justement Claude Esteban dans les pages qu’il a consacrées à Bonnefoy, la « vraie lumière » de Pierre écrite est celle d’un livre « de la mémoire meurtrie et du souvenir, du passé en ruine et de l’“inachevable amour”8 ». Selon le même critique (qui est aussi un grand hispaniste et un excellent poète, écrivant dans les deux langues), la vision serait « shakespearienne » dans les trois premiers recueils de Bonnefoy. Pour lui, « l’esprit de Prospero » (dans The Tempest) « l’emporte, toute magie verbale maintenant récusée. Ariel regagne sa patrie aérienne et Caliban

est rendu aux antres de l’informe ». Mais cette victoire est-elle sûre ? Telle serait la question centrale. 2. « Art de la poésie » veut dire le triomphe de l’ordre sur le désordre. « Définition de la poésie » cherche à faire briller une étoile et même à faire triompher le rire. Mais pour Pasternak demeure le danger d’un étouffement dans le trou perdu du monde, et il n’est pas sûr, pour Bonnefoy, qu’il suffise d’écarter les menaces pour les faire disparaître. Cette problématique de l’ordre et du désordre, elle, sous-tend aussi l’œuvre de Rimbaud, et plus particulièrement les œuvres les plus tardives de ce génie précoce : les poèmes du printemps et de l’été 1872, Une saison en enfer (1873) et les Illuminations (dont la datation est plus incertaine). Le poème de Pasternak fait penser tantôt à une illumination comme « Barbare », où l’imagination de Rimbaud se déploie dans un décor de chaos polaire (cf. « le claquement de glaçons écrasés » et, dans le poème en prose de Rimbaud, « virement des gouffres et choc des glaçons aux astres »), tantôt à un poème hermétique de 1872 comme celui qui commence par : « Entends comme brame près des acacias en avril la rame viride du pois ! » On croit en entendre l’écho dans « Ce sont les pois suaves d’une rame abandonnée » (vers 5). Dans les deux cas, une image familière, potagère même, s’allie au sens du mystère. « Art de la poésie », le poème de Bonnefoy, est bien davantage imprégné de Rimbaud, et il bénéficie du Rimbaud par lui-même que l’écrivain a publié aux éditions du Seuil, dans la collection « Écrivains de toujours », en 1961. « Dragué », le premier mot, vient du « dragueur » de « Mémoire », autre poème de 1872 (« un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine », vers 32). Les « mains séchées », qui ne sont ni à plume ni à charrue, font penser au « poing desséché » dans Une saison en enfer (« Mauvais sang »). C’est ce « mauvais sang » qu’illustre aussi l’image du démon dans les veines. « On a réconcilié les fièvres »

continue d’une manière différente le deuxième alinéa de « Dévotion », dans les Illuminations : « À ma sœur Léonie Aubois d’Ahsby. Baou – l’herbe d’été bourdonnante et puante. – Pour la fièvre des mères et des enfants. » Le passage s’effectue par le poème « Dévotion » qu’à son tour, Bonnefoy a composé en 1959 en reprenant le modèle rimbaldien9. Quant à la volonté de purification, on en trouverait l’expression principalement dans « Génie », le poème que les éditeurs placent le plus souvent à la fin des Illuminations. 3.2.2. L’usage de l’image Avec le titre du poème de Pasternak, on s’attendrait à trouver une définition intellectuelle de la poésie ; avec celui du poème de Bonnefoy, à un « art poétique », fût-il miniature, à des principes, à des règles. Dans un cas, le poète laisse espérer la découverte de l’essence de la poésie ; dans l’autre, celle d’une pratique, d’une technique de la poésie. Or, au lecteur de ces deux poèmes, tout autre chose est offert : il est immergé dans des images, et la richesse de ces images est telle que, malgré la brièveté des textes, le commentaire hésite à tenter de les épuiser. On s’en tiendra ici à des registres d’images établis thématiquement : 1. L’image de la nuit. Pasternak a choisi un décor nocturne, et surtout un climat de la nuit (« C’est le froid de la nuit sur les feuilles », vers 3). Dans la troisième strophe de son poème, la nuit est animée – humanisée ou divinisée : la nuit est en quête d’une étoile dans des « fonds » qui sont eux-mêmes « ténébreux » (on constate une surdétermination). Dans le poème de Bonnefoy, elle semble plutôt conjurée et éloignée (« Dragué fut le regard hors de cette nuit », vers 1). 2. Le registre de la fièvre. Dans le poème de Bonnefoy, le motif conserve sa charge infernale, proche du Rimbaud de Une saison en enfer. Mais la fièvre est maintenant « réconciliée », comme apaisée. Tout au plus en reste-t-il dans le poème une avancée dans l’agitation. Dans le poème de Pasternak, il s’agit, sinon d’une fièvre universelle, du moins de

poussées dans la nature, de montées de sève dans les végétations cultivées (vers 5-6), d’un effort d’élévation (strophe 3). Et elle pourrait aboutir à un gigantesque éclat de rire (strophe 4). 3. Le registre de la chute. Cette poussée est moins continue que l’élan initial ne le laissait espérer. Dès la deuxième strophe, la chute vient contredire, dans le poème de Pasternak, une ascension qui serait trop facile : si les chutes de larmes dans les cosses de pois peuvent représenter la rosée, l’arrivée inopinée de Figaro (celui de Mozart ou de Rossini plus que celui de Beaumarchais) est celle de quelqu’un qui s’abat, comme une grêle de musique. D’un côté, c’est l’abandon, la raréfaction ; de l’autre, c’est l’excès, avec tous les risques de désordre qui s’ensuivent. 3.2.3. Heurs et malheurs de l’entreprise de purification On connaît la rimbaldienne « entreprise de charité ». Il s’agit plutôt ici, dans les deux cas, d’une entreprise de purification, dont Rimbaud donne d’ailleurs aussi l’exemple, et encore une fois dans « Génie ». 1. Yves Bonnefoy jeune a été particulièrement sensible au motif de l’ordalie (l’épreuve du passage par le feu pour prouver son innocence). Un récit, qui devait porter ce titre et dont seulement des fragments ont été publiés, a éclaté en poèmes, et principalement dans le premier recueil, Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Le motif du phénix, celui de la salamandre illustrent un tel passage par le feu. 2. L’ordalie peut aussi être une épreuve de l’eau (être plongé dans l’eau sans être noyé). Dans « Art de la poésie », si la fièvre renvoie au feu (à celui dont brûle le faux damné de Une saison en enfer), l’eau est également sollicitée (« dragué », « lavé »). Pasternak retrouve d’une autre façon cette thématique de l’eau associée à une purification (les « baignades » au vers 10). 3. Mais une telle purification reste douteuse, et l’on peut s’interroger sur les risques d’échec et les possibilités de succès. Le poème apparemment le plus pessimiste des deux est celui de Pasternak : le risque est grand, dans la dernière strophe, d’étouffement, d’enfouissement, d’enterrement dans le grand trou de ce monde. Dans le

poème de Bonnefoy, une tâche semble avoir été accomplie. Mais ses résultats semblent bien fragiles encore, et malgré la solennité du récit, on se demande quel peut être l’acquis au sortir de ce qui a des allures de fable. PROLONGEMENTS

Faut-il conclure sur la confrontation de ces deux textes, après tant d’images et de suggestions ? L’un et l’autre poète se défient visiblement de l’idée, du concept, même si l’un annonce une « définition » et l’autre l’essence d’un « art ». Dans le premier recueil de Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, on trouvait déjà un « art poétique » déconcertant tant par sa brièveté que par sa charge d’images et de mythes : « Visage séparé de ses branches premières, Beauté toute d’alarme par ciel bas, En quel âtre dresser le feu de ton visage Ô Ménade saisie jetée la tête en bas10 ? » Mais, pour suggérer d’autres comparaisons, on passera vite de l’intertextualité interne (fonctionnant à l’intérieur de l’œuvre du même auteur) à une intertextualité externe, plus stimulante, même si elle risque d’égarer. Bonnefoy a été le traducteur de Quarante-cinq poèmes de Yeats (1989, Hermann). Du poète irlandais William Butler Yeats (1865-1939), on retiendra ici, dans la traduction de Bonnefoy, les vers intitulés « After long silence » (p. 130-131), qui datent de novembre 1929. Parler après un long silence, écrire après un temps de repos, n’est-ce pas permettre un renouveau de la parole après une purification ? Yeats est moins prodigue d’images que Pasternak ou que Bonnefoy, et sa manière est sobre. Mais il compte, lui aussi, plus que sur les concepts (l’ordre), sur l’association d’un décor familier, de l’usure du corps, de la nostalgie de l’amour jeune pour dire que la poésie et ces « thèmes suprêmes : l’Art, le Chant » s’épanouissent dans un terme de l’existence.

“After long silence” “Speech after long silence ; it is right, All other lovers being estranged or dead, Unfriendly lamplight hid under its shade, The curtains drawn upon unfriendly night, That we descant and yet again descant Upon the supreme theme of Art and Song : Bodily decrepitude is wisdom ; young We loved each other and were ignorant.” « Après ce long silence » « Parler, après un long silence : c’est dans l’ordre, Mort ou lassé tout autre qui t’aima, Et tirés les rideaux sur la nuit hostile Et voilée de ses franges la lampe hostile, Qu’ainsi nous dissertions, à n’en plus finir, Sur ces thèmes suprêmes, l’Art, le Chant. La décrépitude du corps est sagesse. Jeunes, Nous nous aimions, nous ne savions rien d’autre. » Bonnefoy a eu pour ami ce grand poète de langue allemande qui écrivait contre l’allemand, Paul Celan (1920-1970), jusqu’à son suicide, et qui lui a inspiré quelques pages émues. La parole, certes raréfiée dans un poème comme « Sprachgitter » (« Grille de parole »), n’en est pas pour autant purifiée, comme le rêve Bonnefoy. Elle court bien davantage le danger de l’asphyxie, comme pour Pasternak, si le « trou » devient prison, si la grille est celle des barreaux de la cellule (plus que celle d’un couvent, plus que la grille du langage selon Ferdinand de Saussure11) : « Sprachgitter » « Augenrund zwischen den Stäben. Flimmertier Lid rudert nach oben,

« Grille de parole » « Rond d’œil entre les barreaux. Paupière, animal cilié, rame vers le haut,

gibt einen Blick frei. libère un regard. Iris, Schwimmerin, traumlos und Iris, nageuse, sans rêve et triste, trüb : le ciel, gris-cœur, doit être proche. der Himmel, herzgrau, muss nah Oblique, dans la bobèche de fer, sein. la mèche qui fume. Schräg, in der eisernen Tülle, Au sens de la lumière der blakende Span. Tu devines l’âme. Am Lichtsinn (Si j’étais comme toi. Si tu étais errätst du die Seele. comme moi. (Wär ich wie du. Wärst du wie ich. N’étions-nous pas debout Standen wir nicht sous un même alizé ? unter einem Passat ? Nous sommes des étrangers.) Wir sind Fremde.) Les dalles. Dessus, Die Fliesen. Darauf, serrées l’une contre l’autre, les deux dicht beieinander, die beiden flaques gris-cœur : herzgrauen Lachen : deux zwei bouchées de silence.12 » Mundvoll Schweigen. » Mais l’« Art poétique » de Verlaine n’était-il pas, précisément, venu du fond d’une prison ? La poésie tendait à s’y purifier de la littérature, reléguée dans « le reste » – sorte de regrat qu’il faut laisser derrière soi et abandonner à de moins difficiles quand on sait que, par la musique et par l’image, par un vers « soluble », on retrouvera le point « Où l’Indécis au Précis se joint », et on ira à la « bonne aventure » du vers… 1. En 1916, Louis-Ferdinand Destouches a été engagé pour deux ans par la Compagnie forestière Sangha Oubangui qui venait d’acquérir la concession du Cameroun. Successivement surveillant puis gérant de plantation, il sera rapatrié sanitaire en 1917. Puis, du 14 mars au 9 juin 1926, le docteur Destouches accompagne une mission médicale en Afrique occidentale. 2. Henri Mitterand a proposé une explication de ce texte dans Le Discours du roman, Paris, PUF, coll. « Écritures », 1980, p. 91-104. On pourra utilement s’y reporter. 3. Il ne nous a pas semblé utile, en l’occurrence, de recourir à la typologie élaborée pour le commentaire composé. Une telle présentation des démarches intellectuelles est possible pour le commentaire comparé ; elle s’impose probablement pour les étudiants qui se sentent peu assurés dans la pratique de cet exercice, mais elle aurait alourdi la démonstration en répétant des idées déjà

exposées. Nous renvoyons donc nos lecteurs au chapitre II où ils trouveront des principes méthodologiques valides pour les deux genres de commentaires. 4. Entrée TRISSINO dans DIDIER Béatrice (éd.), 1994, Dictionnaire universel des littératures, Paris, PUF, t. III, p. 3906. 5. SOUILLER Didier, TROUBETZKOÏ Wladimir, 1997, Littérature comparée, PUF, p. 499. 6. VERLAINE Paul, 1969, Œuvres poétiques, éd. de Jacques Robichez, Garnier, p. 637-638. Le poème figure dans cette édition p. 261-262. 7. . « Hamlet », le poème suivant in STRUVE N., 1970, Anthologie de la poésie russe, Paris, AubierFlammarion, p. 160-161. 8. ESTEBAN Claude, 1988, Critique de la raison poétique, Flammarion, p. 135. 9. On le trouvera dans l’édition citée des Poèmes, p. 179-181. 10. Ibid., p. 78. 11. Ces deux suggestions sont faites, à juste titre d’ailleurs, sur la quatrième de couverture du recueil bilingue, 1991, Grille de parole, trad. de M. Broda, Christian Bourgois. Le recueil dans la langue originale, Sprachgitter, et dont le poème du même titre est tiré, a paru pour la première fois, en 1959, à Francfort, Fischer Verlag 12. Trad. de M. Broda, p. 41.

CONCLUSION

Le commentaire de littérature générale et comparée appelle d’abord un « esprit comparatiste », à l’affût du rapport, de l’analogie, amoureux de la comparaison. Même quand le commentaire est celui d’un texte français, il ne se laisse pas confondre avec un commentaire de littérature française. L’avantage du commentaire comparatiste est que le texte, au lieu d’être considéré isolément comme un microcosme, d’être éclairé soit par la biographie de l’auteur, soit par la seule intertextualité interne, soit par l’analyse minutieuse d’un système purement formel, est replacé dans un ensemble : une époque, une intertextualité externe, une tradition mythologique, une interrogation d’ordre général sur un genre (par exemple, la tragédie), un mouvement (par exemple, le classicisme), un problème d’esthétique (la notion de baroque). Ce cadre est loin d’être indifférent. Il ne doit pas peser sur le commentaire, mais le thème retenu peut servir de guide, et l’on aurait tort de ne pas en tenir compte, ne fûtce que pour sortir le texte commenté de son splendide isolement. Il est vrai que la littérature comparée pèche souvent par une manière d’hybris, par l’excès de ses ambitions, par l’abus de la quantité, par l’éparpillement des références. Sans renoncer à ces richesses, il faut être capable de maîtriser tout cela. On ne peut y parvenir que par la rigueur. C’est pourquoi nous avons accordé tant d’attention à la méthode. S’il est vrai qu’une relation existe entre dissertation et commentaire et sans que les deux genres se confondent, il nous a semblé possible de reprendre une typologie (plan descriptif, plan explicatif, plan dialectique) qui avait fait ses preuves. Pourtant, nous ne donnons pas de solutions toutes faites. Quand nous avons proposé des commentaires esquissés ou rédigés entièrement, nous n’avons pas voulu proposer des modèles, mais des exemples à suivre ou à ne pas suivre – à discuter toujours.

« Toute route à suivre nous ennuie ! » écrivait Paul Claudel dans « Les Muses » (1901-1904), la première de ses Cinq grandes odes (1910), « toute échelle à escalader1! » Il fallait pourtant tresser un fil d’Ariane, et sans ménager un austère Gradus ad Parnassum, passer d’un degré à l’autre, de la licence à l’agrégation, sans oublier que l’exercice pédagogique est également formateur pour l’apprenti chercheur. Nous aurions envie de rappeler d’autres conseils de Claudel, dans la même ode, non pas pour le poète, mais pour l’auteur de futurs commentaires, qui n’a pas la prétention d’être un écrivain, mais qui refuse aussi d’être un scribe et veut préserver les droits de la littérature dans ce qu’elle a de vivant. « Ne cherche point le chemin » : ne pas se contenter de suivre le texte, ne pas se perdre dans l’analyse de détail. « Cherche le centre » : et c’est l’acte fondamental de la mise en place d’une problématique initiale dont dépendra tout le commentaire. Et ce dernier conseil : « maintenir [s]on poids », c’est-à-dire être et rester soimême, par sa pensée, par son écriture, sans être un simple truchement, mais aussi sans que la présence du moi devienne intempestive, encombrante et haïssable. « Rassembleur », à sa façon, le comparatiste se doit de rester lucide et attentif au particulier, même s’il a le goût et le devoir des synthèses. À cet ami comparatiste, nous sommes conscients de n’avoir apporté ni la facilité ni des solutions de facilité. On trouvera les commentaires ici proposés parfois longs, chargés, et d’une écriture trop neutre. C’est que résolument nous avons proscrit la mise au pas de textes littéraires qui vivent de leur ondoiement propre afin de présenter une méthode de commentaire qui ne ressemble pas aux autres et qui ne soit pas uniquement franco-française. Nous avons également découvert les vertus de la collaboration intellectuelle quand elle est fondée sur la véritable amitié. C’est un dernier encouragement lancé au futur comparatiste pour qu’il sorte, lui aussi, de son isolement. La littérature générale et comparée y invite, comme la Weltliteratur telle que la concevait Goethe âgé quand il déclarait à Eckermann que le temps de la littérature mondiale était venu. Mais au même ami, le patriarche disait aussi :

« Ces braves gens ne savent pas ce qu’il en coûte de peine et de temps pour apprendre à lire. J’y ai mis quatre-vingts ans de ma vie, et je ne peux encore dire que j’aie atteint mon but2. » 1. CLAUDEL Paul, 1967, Œuvre poétique, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 224. 2. ECKERMANN Johann Peter, Gespräche mit Goethe, herausgegeben von Prof. Dr. H. H. Houben, Leipzig, Hessel, t. I, 1925, t. II, 1928, rééd. Wiesbaden, F. A. Brockhaus, 1959 ; trad. fr. de Jean Chuzeville, 1988, Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », p. 578.

DEUXIÈME PARTIE LA DISSERTATION DE LITTÉRATURE GÉNÉRALE ET COMPARÉE

Perpétuellement menacée, la dissertation reste un exercice fondamental ; elle s’impose peut-être plus que jamais en littérature générale et comparée, où la synthèse est nécessaire au terme d’approches de textes divers. Pour ceux qui sont rompus à la technique de la dissertation française, la dissertation de littérature comparée apportera peu de surprises. Elle n’en est qu’une variante. Pourtant, elle passe pour être déroutante, difficile ; elle est redoutée en particulier par les candidats aux concours de recrutement. Ce livre veut constituer une aide et, pour cela, contribuer à l’apprentissage de la rigueur. Sans la culture littéraire, sans la connaissance des textes, rien n’est possible. Mais il faut éviter de se perdre dans le foisonnement des œuvres et des citations. La discipline que s’impose l’esprit à partir de là ne doit pas non plus déboucher sur de stériles taxinomies. Elle n’a de sens que si elle permet de mieux conduire une réflexion juste et personnelle. Elle doit aider à s’élever au-dessus de la description pure qui, dans le cas le pire, est paraphrase.

Cette partie du livre rassemble des éléments empruntés à une expérience de trente ans dans l’enseignement supérieur. La diversité des programmes traversés a permis d’éviter une sclérose que pouvait laisser craindre un exercice de toute façon beaucoup moins figé qu’il ne paraît. L’autre source de jouvence a été la lecture de travaux d’étudiants toujours intéressants, parfois excellents, et instructifs par leurs défauts même. Leur qualité est le meilleur encouragement pour ceux qui doutent encore, professeurs moroses à la pensée du bon vieux temps, candidats intimidés. Plus que des règles étroites, c’est le contact avec la vie de la littérature qui entretient celle de l’esprit, c’est aussi la confiance dans les pouvoirs de l’intelligence.

CHAPITRE I MÉTHODE DE LA DISSERTATION 1. COMMENT PRÉPARER LA DISSERTATION ? 2. COMMENT BÂTIR UN PLAN ? 3. RÉDIGER LA DISSERTATION

En lisant, en écrivant, le livre de Julien Gracq (1980, José Corti), fournit à lui seul une sorte d’encouragement. Rédiger un commentaire de texte, c’est écrire après lire, ou c’est écrire en procédant à une lecture approfondie. De même, disserter – ce mot qui peut sembler scolaire et vieilli –, c’est écrire sur la littérature après l’étude d’un programme de lectures, ou en mettant en œuvre l’acquis d’une culture littéraire : dissertation française, s’il s’agit d’un auteur français ; dissertation générale, s’il s’agit d’une réflexion d’ensemble sur un corpus indéfini ; dissertation de littérature comparée, s’il s’agit d’un groupement de textes appartenant à différents domaines linguistiques et culturels. Il ne saurait ici être question de tout tirer de soi, comme ce peut être le cas dans certaines formes de la dissertation philosophique. Sans doute éprouve-t-on une certaine pudeur à donner à lire ce qu’on écrit sur soi-même, et une pudeur moindre quand on propose ce qu’on a écrit sur d’autres, surtout quand cet écrit sur l’autre est comme dépersonnalisé. En dissertation, me disaient mes maîtres, « le moi est haïssable ». A. Chassang et Ch. Senninger, dans un manuel célèbre qui a rendu de grands services, La Dissertation littéraire générale, écrivaient à ce sujet, en s’efforçant de trouver le « ton » de la dissertation : « Il ne tolère pas la mise en scène de celui qui rédige (il faut même éviter des expressions comme : “Je pense que…”, “Je me souviens d’avoir vu cette pièce”), ni l’attendrissante confidence personnelle. »

Cette règle est tyrannique, et j’ai choisi d’enfreindre l’interdit avec un peu de provocation en employant d’une manière appuyée le « je ». Le « nous » de majesté ou de dissertation a quelque chose de lourd, presque de ridicule parfois. Il est, de plus, incommode, avec des problèmes d’accord et la force latente de la première personne du singulier toujours prête à resurgir. Le « on » est encore moins séduisant. Quant au mélange du « nous » et du « on », il est grammaticalement proscrit. L’étudiant en lettres voudrait se fier aux manuels de dissertation, et il se trouve tiraillé entre deux exigences contradictoires : 1) il faut être personnel ; 2) il faut renoncer à la première personne du singulier. Nous recommandons plutôt l’écriture du « je », tout en prévenant que ce n’est pas l’avis de tous les correcteurs et en précisant que cet usage doit être contrôlé : l’« égolâtrie » est haïssable et, si tout doit partir de soi-même, ce soi-même doit être dépassé, « objectivé », au sens où Jean Thoraval et Maurice Léo disaient que, dans le commentaire de texte littéraire, la simple impression de lecteur doit être objectivée de façon à « faire apparaître les caractères du texte, et non pas seulement le vôtre ». 1. COMMENT PRÉPARER LA DISSERTATION ? La dissertation de littérature comparée n’est ni un essai capricieux jouant avec des concepts et des idées générales, ni un catalogue fastidieux de dates, de titres et de citations. Elle devra sans cesse s’appuyer sur des exemples analysés ; elle devra aussi se présenter comme une démonstration dont la ligne sera nette. Une telle démonstration implique qu’il y ait un problème à résoudre. Comprendre le sujet, c’est poser le problème principal qu’il contient ou, du moins, celui sur lequel on veut concentrer l’attention. Cette opération préalable est la condition indispensable d’une véritable dissertation. Elle est indiscutablement délicate, difficile, et engage la réflexion et l’intelligence de chacun. Imaginons le sujet suivant :

T. S. Eliot, cherchant à définir le « classique » dans une conférence prononcée à la Société Virgile le 16 octobre 1944, parvenait à la

définition suivante : « S’il existe un mot sur lequel nous pouvons nous fonder, et qui suggérera le maximum de ce que j’entends par “un classique”, c’est le mot maturité. » Acceptez-vous cette définition ? Il s’agit pour l’instant d’une dissertation de littérature générale, plus que d’une dissertation de littérature comparée. Mais la citation d’un grand écrivain anglais du XXe siècle appelle une illustration variée où peuvent figurer aussi bien Dryden et Pope que Racine, où il est impossible d’éluder le classicisme weimarien et où il est souhaitable de faire place à des images du néo-classicisme, qui existe en littérature (le retour à la simplicité chez Neruda) comme en musique (Igor Stravinski, Paul Hindemith). Le problème apparaît clairement, et il apparaîtrait plus clairement encore peut-être à un non-comparatiste : le classicisme désigne, au sens étroit, une période historique précise (ou qu’on voudrait précise) dans la littérature française. Or T. S. Eliot nous invite à considérer qu’on le retrouve dans chaque littérature à un moment de son évolution qui correspond à une sorte d’apogée et, en tout cas, à un état d’équilibre, à la maturité : ce qu’ont pu être la deuxième moitié du Ve siècle avant JésusChrist pour les Grecs (avec les trois grands tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide), le règne d’Auguste (Ier siècle avant Jésus-Christ) avec Virgile, la Florence du XIIIe siècle avec Dante (« dans la Divine Comédie, écrit T. S. Eliot, nous trouvons le classique d’une langue européenne moderne, s’il existe quelque part »), l’Iphigénie (1787) de Goethe et le classicisme weimarien, fruit de l’amitié de Goethe et de Schiller, pour les Allemands. Cette maturité peut aussi correspondre au moment de l’évolution d’un écrivain ou d’un artiste, à celui de La Montagne magique (Der Zauberberg, 1924) dans la carrière de Thomas Mann, celui aussi de son long texte sur Goethe et Tolstoï, en qui, pour lui et conformément à ses aspirations, l’« esprit » et la « nature » sont naturellement unis. Le classicisme, en définitive, est-il historique, comme nous avons été trop habitués à le penser, ou est-il anhistorique, soit qu’il soit un « éon » (comme le baroque, selon Eugenio d’Ors), soit plutôt que,

comme le suggère T. S. Eliot, il corresponde à un moment d’acmé dans une littérature nationale ou dans l’œuvre d’un écrivain. 1.1. LE TRAVAIL PRÉLIMINAIRE D’abord, il convient de se poser trois questions : – Le sujet contient-il une ambiguïté ? L’ambiguïté est définie, dans le dictionnaire de Littré, comme le « défaut d’un discours, d’un terme équivoque et à plusieurs sens ». « Le double sens, ajoute Littré, présente deux interprétations, qui peuvent être toutes deux manifestes et apparentes ; en cela, il est plus général que l’équivoque, où l’un des sens est manifeste, tandis que l’autre, caché, fait une allusion. » On constate, à travers même cette définition, la méfiance d’un penseur positiviste et rationaliste à l’égard de l’ambiguïté. Au contraire, la critique contemporaine est sensible à la polysémie des mots, à ce que Roland Barthes a appelé la « langue plurielle ». « La philologie, explique-t-il, a pour tâche de fixer le sens littéral d’un énoncé, mais elle n’a aucune prise sur les sens seconds. Au contraire, la linguistique travaille non à réduire les ambiguïtés du langage, mais à les comprendre et, si l’on peut dire, à les instituer » (p. 53). Imaginons la question suivante, apparemment simple, en réalité compliquée :

Peut-on parler de « byronisme » chez Chateaubriand ? Il existe certainement une analogie apparente entre René et le héros byronien (comme il existe une analogie entre René et le Werther de Goethe). Et pourtant, Chateaubriand a repoussé l’influence de ChildeHarold et de la « déplorable école » de Lord Byron. Le texte essentiel ici est le chapitre sur « Lord Byron, orme d’Harrow », dans l’Essai sur la littérature anglaise (1836) : Chateaubriand, pensant à ses jeunes années, y met en place une analogie immédiate : « Et moi, je dirai : Salut, antique ormeau des songes, au pied duquel Byron enfant s’abandonnait aux caprices de son âge, alors que je rêvais

René sous ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint, à son tour, rêver Childe-Harold ! » Mais tout en reconnaissant que René « entr[e] pour quelque chose dans le fond du personnage unique mis en scène sous des noms divers dans Childe-Harold, Conrad, Lara, Manfred, le Giaour », tout en remarquant qu’il a « l’honneur d’être en rapport avec Lord Byron dans la description de Rome », Chateaubriand prend de singulières distances à l’égard de ce « Satan solitaire et malheureux », corrupteur sans le savoir des jeunes gens qui ont eu le tort de « pr[endre] au sérieux des paroles magiques ». En cela, d’ailleurs, Byron n’est peut-être pas si différent du jeune Chateaubriand, qui s’accuse lui aussi d’avoir donné naissance à tous les René qui rêvassent autour de lui. Fascinant, délétère, le byronisme est les deux à la fois, et son ambiguïté naît moins d’un double sens que de la contradiction entre une analogie tentatrice et une répulsion raisonnée. Formulons encore, sous la forme d’une question apparemment simple, le problème posé par un programme qui sera évoqué plus loin :

Peut-on considérer Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke, Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce et Le Lotissement du ciel de Cendrars comme des illustrations du « roman du poète » ? L’expression est grammaticalement ambiguë : s’agit-il d’un roman qui raconte l’histoire du poète (Malte, qui veut écrire, mais dont aucun texte en vers n’est cité dans les Cahiers ; Stephen Dedalus, chez qui la parole poétique naît à la faveur d’une imitation spontanée, mais prend bien la forme d’une « cadence », d’un « mouvement rythmique » ; Cendrars, qui fait place à l’histoire d’un mauvais poète ; Oswaldo Padroso, à certains égards son double) ? Ou s’agit-il d’un roman écrit par un poète (Rilke qui, parallèlement, vient d’écrire et de publier les Neue Gedichte ; Joyce qui, selon son frère Stanislaus, « composait [ses poèmes] dans sa tête pour commencer, au cours de ses errances à travers Dublin, puis les recopiait sans faire de corrections, souvent dans des lieux étranges » et qui a publié son recueil Chamber Music en 1907 ; Cendrars qui, dans Le Lotissement du ciel, se désigne ou se laisse désigner comme « poète », mais tout aussi bien comme « journaliste », et qui sait bien en 1949 qu’il a délaissé depuis longtemps l’écriture proprement poétique de ses débuts

(Pâques à New York, 1912, Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, 1913) pour écrire en prose. Le contexte icarien de Portrait de l’artiste en jeune homme et du Lotissement du ciel peut conduire à utiliser un mot cher à Maurice Blanchot (L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980), dont l’écriture critique est fondée sur la polysémie des mots. Le désastre (la catastrophe, l’entraînement dans l’abîme), c’est aussi le dés-astre, la rupture avec l’astre, mais également le « désir », le « rapport à l’astre – le grand désir sidéral, religieux et nostalgique, panique ou cosmique » (p. 84). Se demander si le roman du poète est roman du désastre reviendrait donc à explorer les possibilités de cette nouvelle ambiguïté. – Le sujet contient-il une contradiction ? On peut enchaîner ici, et partir d’une formule de Blanchot, dans le même ouvrage, sur laquelle l’attention pourrait être attirée pour définir, dans le roman du poète, son aventure icarienne et ce qui en résulte pour son écriture, en particulier la fragmentation présente dans le « roman » lui-même : cahiers ou carnets (Aufzeichnungen de Malte, effritement final du Portrait de l’artiste en journal de Stephen, hétérogénéité apparente des trois parties du Lotissement du ciel, morcellement extrême dans la section « Le ravissement d’amour », ajout quasi borgésien de postscriptum à la fin du livre). « Le saut mortel de l’écrivain sans lequel il n’écrirait pas, est nécessairement une illusion dans la mesure où, pour s’accomplir réellement, il faut qu’il n’ait pas lieu », écrit Blanchot (p. 105-106). L’esprit est dérouté par une semblable phrase : le saut icarien est à la fois accompli et inaccompli, mortel et non mortel. On a affaire à ce que Pierre Fontanier appelait déjà au début du XIXe siècle un « paradoxisme », « un artifice de langage par lequel les idées et les mots, ordinairement opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s’exclure réciproquement, ils frappent l’intelligence par le plus étonnant accord, et produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique ». C’est pourquoi, d’ailleurs, il est difficile de séparer cette deuxième question (le sujet contient-il une contradiction ?) de ce qui sera la troisième (le sujet contient-il un paradoxe ?).

La contradiction vient heurter le « principe », ce que Littré appelle la « loi de l’intelligence par laquelle nous jugeons faux tout ce qui implique à la fois une chose et son contraire, ou affirmation et négation ». Un sujet de dissertation peut proposer en les juxtaposant deux affirmations, deux citations contradictoires (par exemple, la volonté de réunir science et poésie, chez Leconte de Lisle, et le refus, exprimé par Gide à la fin du Voyage d’Urien, d’abîmer la poésie par la vérité). Il peut aussi ne retenir qu’une citation contenant des termes opposés (par exemple, la phrase de Baudelaire, dans « Les Foules », selon laquelle « le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui »). Si l’on revient à la notion de « roman du poète », on s’aperçoit que non seulement elle contient une ambiguïté grammaticale, mais encore qu’elle réunit deux termes, sinon contradictoires, du moins fortement distincts. S’il existe un poème de Rimbaud intitulé « Roman », un recueil d’Aragon qui, pour dire l’adieu à l’expression poétique, choisit de s’appeler Le Roman inachevé, le roman moderne est en principe en prose, même si l’on peut situer le roman du poète entre le poème narratif et le roman poétique. – Le sujet contient-il un paradoxe ? C’est certainement la question la plus pertinente et la plus large à la fois, celle même qui peut contenir les deux autres et en particulier la précédente, puisque le « paradoxisme » porte la marque de la contradiction. Littré définit le paradoxe comme une « opinion contraire à l’opinion commune ». Mais s’il y a quelque chose de surprenant – et en même temps de stimulant – dans le paradoxe, c’est bien souvent le fait d’une formule qui réunit des contraires, qui joue sur des distinctions fines et inattendues. Quand Flaubert écrit qu’en art, « Yvetot vaut Constantinople », quand Malraux affirme que le génie du romancier « est dans la part du roman qui ne peut être ramenée au récit », ils énoncent des paradoxes. Même si Julien Gracq tente d’abord de ramener à une évidence la formule de Malraux, qu’il cite (En lisant, en écrivant, p. 142), il est bien obligé de reconnaître que cela ne va pas de soi, qu’il est difficile de cerner dans le roman la part de non-récit : « travail prometteur, écrit-il, non point d’une claire chirurgie intellectuelle, mais plutôt de ce gâchis sanguinolent et confus qu’on voit sur l’étal des

boucheries, parce que le passage de l’os à la chair, comme celui de l’“histoire” au texte écrit, se fait par un réseau, d’une ténacité inextricable, d’adhérences, de vaisseaux, de ligaments et d’aponévroses ». Est-ce du non-récit, dans Le Lotissement du ciel, que la description du « ravissement d’amour » ? Est-ce du non-récit que l’apologie des grandes amoureuses dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge ? Est-ce du non-récit que la discussion sur le Beau dans le chapitre V du Portrait de l’artiste en jeune homme ? Il y a en tout cas sans doute quelque paradoxe à appeler « roman » une autobiographie déguisée (Joyce), des feuillets de carnets (Rilke), des mémoires (Cendrars). Il est difficile au modeste étudiant, à l’universitaire classique, de suivre théoriciens et critiques dans cette direction : la dissertation exige des mises au point fermes et claires. Mais il serait regrettable de vouloir simplifier ce qui est complexe. Or la littérature l’est, ainsi que les problèmes qu’elle pose. 1.2. DEUX TYPES DE SUJETS Il paraîtra simplificateur de réduire la variété des sujets à deux types : le sujet sans citation et le sujet avec citation. Cette distinction sommaire permet cependant de revenir avantageusement sur la manière de poser le problème. – Le sujet sans citation Le sujet sans citation peut se présenter sous la forme d’une question de cours. Mais le plus souvent, il adoptera une forme interrogative, d’autant plus trompeuse qu’on peut croire naïvement que le problème est mis en place dans la formulation même de cette question. La question-titre posée par Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? serait un extraordinaire sujet de dissertation, et l’on comprend qu’un tel sujet ait pu être traité, un peu longuement il est vrai (le volume de la « Collection blanche » de Gallimard contient trois cent trente pages), par un ancien khâgneux, un ancien normalien, un ancien professeur aussi, donc par un homme rodé à cette technique intellectuelle. Mais à lire le texte liminaire,

« Présentation des Temps Modernes », on découvre une multiplicité d’aspects et de problèmes, la préoccupation intellectuelle majeure étant toutefois de maintenir les droits de la littérature au sein même de cette littérature engagée que promeut l’écrivain existentialiste à un tournant de l’histoire. « Je rappelle, en effet, écrit Sartre dans les dernières lignes de ce prologue, que dans la “littérature engagée”, l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient. » On peut essayer de formuler de manière encore plus serrée ce qui pourrait constituer une problématique, telle qu’on souhaite la voir établie dans l’introduction d’une dissertation : est-il possible de dégager le concept de littérature d’une littérature qui se veut et se dit engagée ? Mieux encore : est-ce une littérature engagée qui permettra de mieux comprendre, en la dégageant, ce qu’est essentiellement la littérature ? Le cliquetis des antonymes, dans une telle formulation, indique clairement que le jeu de la contradiction apparente permet de souligner un paradoxe. Et ce n’est pas là un simple exercice de rhétorique. On a pu douter du caractère authentiquement littéraire d’œuvres trop ouvertement consacrées à la défense d’une cause, constater une diminution de l’intensité poétique dans la poésie de résistance, par exemple, au profit de l’intensité de cette résistance même. Il est probable que, dans l’œuvre de Pierre Emmanuel, le meilleur n’est pas Combats avec tes défenseurs (1942) ou Jour de colère (1945), quand « L’ombre des ruines pèse au front cendreux des peuples » (« Prière »). On préférera sans doute l’Aragon des temps du surréalisme à celui de La Diane française (1946), tout dévoué à son pays, qui est longuement invoqué dans le texte liminaire, et cela malgré la réussite du célèbre poème « La rose et le réséda ». Milan Kundera a bien marqué qu’une littérature pléthorique entièrement dévouée à une idéologie totalitaire n’avait plus de littérature que le nom. On a pu, note-t-il dans L’Art du roman, publier en Russie communiste des centaines et des milliers de romans en tirages énormes et avec un grand succès, « ces romans ne prolongent plus la quête de l’être,

ils ne découvrent aucune parcelle nouvelle de l’existence ; ils confirment seulement ce qu’on a déjà dit ; plus : dans la confirmation de ce qu’on dit (de ce qu’il faut dire) consistent leur raison d’être, leur gloire, l’utilité dans la société qui est la leur ». Pourtant, courageusement, Sartre cherche à saisir la littérature en ellemême dans son engagement, la « littérarité » étant pour lui indissociable d’une praxis. « C’est seulement, écrit-il, dans une collectivité socialiste, en effet, que la littérature, ayant enfin compris son essence et fait la synthèse de la praxis et de l’exis, de la négativité et de la construction, du faire, de l’avoir et de l’être, pourrait mériter le nom de littérature totale. » Est-ce la découverte de l’essence de la littérature chez un penseur qui se défie précisément de l’essence ? Est-ce l’illusion d’un écrivain qui, comme le rappelle Kundera, a été, comme Lukács, interdit dans les pays communistes avec ses textes communistes ? Curieusement, on n’est pas si loin d’un semblable problème quand on pose la question suivante, dans le cadre d’un programme de l’agrégation de lettres modernes, « Le roman du poète » : Le roman du poète est-il un roman icarien ? L’illusion consisterait, là encore, à considérer que la formulation interrogative du sujet dispense d’une mise en place du problème en se confondant avec elle. La difficulté est d’un autre ordre que dans l’exemple précédent : elle tient cette fois à l’ambiguïté de la notion de « roman icarien » et de l’épithète même qui figure dans le texte de Blaise Cendrars inscrit au programme, Le Lotissement du ciel. À l’appui d’une sensibilisation à ce phénomène de lévitation qui retient si longuement son attention, l’écrivain procède à une immense énumération où figure, d’ailleurs par prétérition, « la puissance positive des métaphores poétiques, de l’exaltation et de l’enthousiasme légendaires du populaire, de ses cantilènes et de ses contes de fées ou du merveilleux et combles, du folklore, des mythes icariens de l’antiquité païenne ». Le pluriel employé par Cendrars prouve que le seul mythe icarien n’est pas le mythe d’Icare, mais tout aussi bien, par exemple, le mythe de Phaéton. Deux suggestions viennent immédiatement à l’esprit : l’une est d’ordre biographique et concerne la mort du fils de Cendrars, Rémy, l’aviateur, abattu une première fois par les Allemands au petit jour du 19 mai 1940,

mais sauvé, puis victime d’un accident au Maroc, lors d’un exercice, le 26 novembre 1945 ; l’autre est d’ordre poétique, le souvenir du poème de Baudelaire, « Les plaintes d’un Icare » (ajouté aux Fleurs du mal dans l’édition posthume de 1868). Mais le roman icarien n’est pas nécessairement celui de l’aviateur abattu, ou du poète qui se reconnaît en cet Icare « chu », comme le disait Philippe Desportes. Et s’il n’était que cela, il serait difficile de le retrouver dans le livre de Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man, où le protagoniste se nomme Dedalus et non Icarus, et encore plus dans celui de Rilke, Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, où on ne voit nulle part émerger le nom d’Icare à la surface du texte. Mais Icare n’est pas seulement l’homme volant précipité dans les flots de la mer Icarienne ; il est aussi le personnage du fils, du fils de Dédale (ce qu’est Stephen Dedalus, fils de Simon Dedalus). Il est aussi une figure du départ, comme l’Enfant prodigue de Rilke à la fin des Cahiers de Malte Laurids Brigge ; il s’est cru « fils du soleil » plus que fils de Dédale (je reprends l’expression célèbre des « Vagabonds » dans les Illuminations de Rimbaud et la figure allégorique du poète qu’elle représente). Dans Portrait de l’artiste en jeune homme, c’est au moment où « un soleil voilé (a veiled sunlight) éclaire faiblement la nappe d’eau grise où le fleuve était encapé » que Stephen entend l’appel de son nom surgissant du bain des séminaristes (fin du chap. IV) et, dans les dernières lignes du texte (chap. V, fragment de journal daté du 16 avril), il est entouré de bras et de voix icariens, « et l’air est tout plein de leur présence, tandis qu’ils m’appellent, moi l’un des leurs, et s’apprêtent à partir, secouant les ailes de leur exultante et terrible jeunesse » (« exultant and terrible youth », apanage d’un Icare et non de Dédale qui est un homme mûr). Sans doute Malte Laurids Brigge donne-t-il d’entrée de jeu l’impression d’être « rendu au sol », comme le craignait Rimbaud dans l’« Adieu » de Une saison en enfer – non pas exactement « paysan », mais piéton de Paris, glissant sur le pavé gras, englué dans le « terrible » et soumis à l’exercice patient du « voir ». Mais d’une certaine manière, les Cahiers sont aussi l’histoire d’une évasion – dans le passé, dans les fantasmes, dans toutes les formes de l’imagination –, et si l’enfant d’« Aube », dans les Illuminations, est encore un « fils du soleil » désireux de retrouver le

point du jour, l’Enfant prodigue de Rilke en est tout proche, lui qui souhaitait « cette indifférence intime de son cœur, qui, tôt le matin, dans les champs, le saisissait avec une telle pureté qu’il commençait à courir, pour n’avoir ni temps ni haleine, pour n’être plus qu’un léger instant du matin qui prend conscience de soi (« ein leichter Moment, in dem der Morgen zum Bewusstsein kommt » ; trad. de Maurice Betz). Dégager de la question posée une problématique fondée sur la polysémie, l’ambiguïté de l’adjectif « icarien », c’est déjà dégager des aspects qui peuvent orienter vers un plan : Icare le fils, Icare le « fils du soleil », Icare le « chu ». Encore une telle approche peut-elle n’être pas suffisante, puisqu’elle privilégie Icare aux dépens du roman icarien lequel, en tant que forme, est porteur d’une ascendance (le Bildungsroman), fasciné par l’éclat solaire (le merveilleux, l’astral dans Le Lotissement du ciel), et peut connaître sa chute (le « fin prosaïque » du Lotissement, le « C’est la vie » qui, comme le mariage d’Oswaldo Padroso, peut être considéré comme « humilian[t] pour la poésie »). Du moins, Portrait de l’artiste s’achève-t-il sur l’envol, sans que la menace de chute se précise, et, dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, le retour de l’Enfant prodigue dans sa famille (dont l’histoire de Malte luimême ne nous propose pas l’équivalent), son « geste de supplication », ne sont pas les indices d’un échec : seulement d’une attente plus haute. – Le sujet à citation À la brève question posée dans le premier type de sujet, il convient d’opposer le sujet à citation, et en particulier le sujet à citation longue, les plus fréquemment proposés dans les examens et concours. Voici un exemple de sujet à citation courte, qui a pu être proposé dans le cadre d’une étude du mythe d’Électre :

En utilisant les quatre Électre du programme (Sophocle, Euripide, Hofmannsthal, Jean Giraudoux), vous expliquerez et vous discuterez cette affirmation de René Girard : « Les vraies tragédies ressemblent comme deux gouttes d’eau à l’existence quotidienne pour peu qu’on sache s’y retrouver ou, au contraire, s’y perdre entièrement. »

On observe immédiatement la formulation paradoxale de la proposition de René Girard. C’est ce que pourrait lancer le Jardinier de Giraudoux, qui « di[t] toujours un peu le contraire de ce qu’[il] veu[t] dire » (le sujet inciterait-il au paradoxe ?). On pense ordinairement qu’il existe une grande différence entre l’existence humaine et la représentation sublime qu’en donne la tragédie, et on voit mal ce genre réputé noble reproduire photographiquement l’existence quotidienne. Pourtant, René Girard semble aller dans le sens d’une affirmation de ce genre, voyant même dans la ressemblance entre le réel représenté et la représentation théâtrale la condition de la vraie tragédie. C’est que le travail de la tragédie peut s’effectuer soit dans le sens d’une maîtrise du réel de l’existence, soit au contraire dans une identification obscure, d’une manière de se perdre dans les profondeurs. Dans le premier cas, le théâtre semble aller dans le sens d’une distanciation brechtienne ; dans l’autre cas, il s’agit d’une identification analogue à celle que décrivait Ernest Jones dans son livre sur Hamlet et Œdipe : « Le conflit de Hamlet trouve un écho dans la psyché du spectateur ; plus le conflit similaire vécu par ce spectateur est intense, plus la tragédie le bouleverse. » Prenons un autre exemple de sujet, fondé sur une citation relativement longue et complexe :

Maurice Blanchot propose dans L’Écriture du désastre les équivalences suivantes : « Écrire son autobiographie soit pour s’avouer, soit pour s’analyser, soit pour s’exposer aux yeux de tous, à la façon d’une œuvre d’art, c’est peut-être chercher à survivre, mais par un suicide perpétuel – mort totale en tant que fragmentaire. S’écrire, c’est cesser d’être pour se confier à un hôte – autrui, lecteur – qui n’aura désormais pour charge et pour vie que votre inexistence. » Ces propositions vous semblent-elles éclairer la part d’autobiographie dans les romans du poète, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Portrait de l’artiste en jeune homme et Le Lotissement du ciel ?

La citation est extraite d’un livre qui se situe tard dans la carrière de Maurice Blanchot1. On sait que le grand critique pense par paradoxes, et c’est bien d’un paradoxe qu’il s’agit ici. En resserrant les termes, on peut présenter ainsi ce paradoxe : l’autobiographie, dans les romans du poète, au lieu d’être une manière d’assurer sa survie, serait une manière de mourir. Ce paradoxe s’éclairera à la lumière de celui de l’expérience, qu’on trouve un peu plus haut dans L’Écriture du désastre : « L’expérience, dans la mesure où elle n’est pas un événement vécu et ne met pas en jeu le présent de la présence, est déjà une nonexpérience (sans que la négation la prive du péril de ce qui se passe, toujours dépassé), excès d’elle-même où, tout affirmative qu’elle soit, elle n’a pas lieu, incapable de se poser et reposer dans l’instant (fût-il mobile) ou de se donner dans quelque point d’incandescence dont elle ne marque que l’exclusion. » On peut simplifier en disant que l’expérience, étant passée, est déjà frappée de non-existence et donc de mort. La citation, longue, complexe, a besoin d’être éclairée. On peut en dégager les propositions suivantes, qui devraient permettre à la fois de mieux la comprendre et d’en épuiser l’examen en vue de bâtir ensuite un plan :

A. Mourir = rejeter dans le passé Il est frappant que l’apologie poétique de l’expérience dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (p. 25, « les vers […] sont des expériences [Erfahrungen]. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux […] ») soit suivie d’un retour vers le passé danois de l’enfance et de l’adolescence qui devient de plus en plus envahissant, alors que Malte, à Paris, voulait être un poète du voir recueillant la leçon de Cézanne. Cette invasion de la mémoire vient-elle ruiner la poétique « réaliste » du sehen ? Comme celui de Malte, le passé de Cendrars est plein de morts (à commencer par Rémy, dont le livre est à tant d’égards le tombeau) ; mais il y a

chez lui une volonté tenace de vivre et de faire revivre, et bien souvent comme une jubilation du souvenir. B. Mourir = céder à l’autre Ce serait le fait, non seulement de celui qui compose un roman du poète, mais de tout écrivain. En écrivant pour les autres, il se sacrifie, comme le pélican d’Alfred de Musset. En livrant le plus intime de sa vie, il se dépouille ou, comme l’écrit Blanchot, il se suicide. Mais écrire des « Aufzeichnungen » comme Malte (carnets ou cahiers), tenir un journal, comme le fait Stephen à la fin de Portrait de l’artiste (et le roman conduit naturellement à cela), assembler ses souvenirs en une « rhapsodie », comme le fait Cendrars, c’est toujours écrire sur soi pour soi. Le récit poétique passe ici par le récit intime, que l’écrivain, ou l’écrivain représenté, destine d’abord à lui-même, avant de le livrer à l’autre, au lecteur. C. Mourir = se volatiliser dans le fragmentaire C’est le « désastre » tel que le définit Blanchot dans son livre, désastre qu’il illustre souvent par le fragmentaire. On pense au « Tombeau d’Edgar Poe » de Mallarmé : « Calme bloc oublié chu d’un désastre obscur ». « Le fragmentaire, plus que l’instabilité (la non-fixation) promet le désarroi, le désarrangement » (L’Écriture du désastre, p. 17). Il faut envisager ici non la chute icarienne de Rémy, pas même la chute icarienne d’un livre comme Le Lotissement du ciel, mais l’écriture du fragment dans les trois livres : blancs, ajouts marginaux, inachèvement dans Malte ; blocs de passé dans Portrait de l’artiste, qui ne se présente pas comme une narration intégrale et suivie ; pratique du fragment (la deuxième partie), jeu avec des éléments divers apparemment jetés en vrac, dans Le Lotissement du ciel. Mais cette diffusion de l’expérience n’est ruineuse ni pour l’écrivain ni pour l’œuvre : les arêtes sont plus vives, les brisures elles-mêmes sont riches d’expression, la vie du roman du poète naît de cette fragmentation. Cendrars peut rapprocher « La Mort. La Vie » (p. 224). Et c’est au

fragment qu’il appartient, dans la seconde partie du livre, de dire la parole la plus pleine (paragraphe 76, « Seul Dieu parle », p. 236). Nous allons revenir plus loin sur la construction de la dissertation, et particulièrement de l’introduction, pour un tel sujet, mais on mesure la difficulté d’élaboration d’une problématique dans le cas d’une citation longue et complexe. On le voit, les trois sources de la problématique – ambiguïté, contradiction, paradoxe – ne suffisent pas pour rendre compte d’un tel foisonnement d’interrogations. Quelquefois, elles se mêlent. Mais elles ont le mérite d’apporter un secours, et surtout de mettre sur la voie de la réflexion préalable, dont la dissertation de littérature comparée ne perdra jamais le fil. 2. COMMENT BÂTIR UN PLAN ? À partir de l’explication qui a pu être faite du sujet, il convient d’établir un plan, avant même d’écrire l’introduction, de développer chacune des parties et d’aboutir à une conclusion. 2.1. TROIS TYPES DE COMPOSITIONS Dans les exemples pris pour illustrer la mise en place de la problématique, j’ai voulu montrer que de l’explication même du sujet jaillissait une ou des possibilités de plan. Cette démarche est la plus naturelle. Mais il est possible que la suggestion qui s’est ainsi présentée ne soit pas la meilleure, qu’elle ait besoin d’être amendée. Si l’on hésite entre plusieurs possibilités, il faut parier pour celle qui semble devoir être la meilleure. Les candidats croient souvent qu’il n’existe, pour un sujet donné, qu’un bon plan. Rien n’est plus faux. Et le correcteur est tout prêt à admettre des plans auxquels il n’a pas pensé, s’ils se révèlent intéressants et clairs. Comme on l’a vu avec le commentaire, et sans chercher à établir un système de la dissertation, on peut avancer qu’il existe globalement trois familles de plans.

2.1.1. Le plan dialectique Il suit la ligne d’une discussion tendue du début à la fin, d’un seul tenant, mais en trois moments : thèse, antithèse, synthèse. La triade est fameuse, trop peut-être, et, dans son schématisme même, elle prête à sourire. C’est qu’on en a une conception trop souvent sommaire, pour ne pas dire caricaturale : le « oui, non, si », qu’on pouvait voir encore recommandé il n’y a pas si longtemps dans certains manuels, et qui exposerait au risque mortel de contradiction interne. La thèse ne doit consister ni en une redite ni en une paraphrase des termes du sujet ou de la citation qu’il contient ; mais on procède à une élucidation méthodique, intelligente et critique. L’antithèse n’a pas à être conçue comme la négation brutale de la thèse, mais comme un faisceau d’objections possibles ou, mieux encore, une série de nuances à apporter. La synthèse ne tend pas désespérément à réunir des points de vue contraires, mais à assouplir la position initiale, à déplacer le point de vue, à approfondir les difficultés que la mise en question a fait jaillir. Exemple : Peut-on parler de rupture entre le Moyen Âge et la Renaissance ? C’est un sujet qui ressemble fort à une question de cours, mais qui doit être traité à partir d’une problématique large, celle de la continuité, ou de sa solution, en histoire littéraire. A. THÈSE : La Renaissance se définit apparemment comme une rupture avec le Moyen Âge. a) Naissance de l’esprit critique : – 1) critique philologique : le cardinal Bembo demande l’autorisation de ne pas lire son bréviaire, dont il juge le latin mauvais ; – 2) critique du principe d’autorité : défense du libre arbitre humain par Érasme ; – 3) critique de la religion : satire du clergé chez Rabelais ou Ulrich von Hutten ; collusion de la Renaissance et de la Réforme. b) Naissance de courants philosophiques à la mesure de l’homme : – 1) invasion des philosophies antiques (platonisme de Marsile Ficin, stoïcisme de La Boétie) ;

– 2) courant naturaliste (Rabelais, Montaigne) ; – 3) courant rationaliste (Pomponazzi). c) Retour aux genres et aux styles antiques : – 1) rupture avec les genres médiévaux et la grande rhétorique ; – 2) imitation des anciens (Du Bellay, Défense et Illustration de la langue française) ; – 3) invasion de la mythologie (Ronsard, Camoens). B. ANTITHÈSE : Que de survivances médiévales pourtant ! a) Les limites de l’esprit critique : – 1) l’autorité des anciens en matière de science n’est pas plus contestée qu’au Moyen Âge ; – 2) ni la libre-pensée ni l’athéisme ne sont répandus. Érasme se remet finalement entre les mains de Dieu. b) Permanence des courants mystiques, en particulier en Espagne (Teresa de Cepeda y Ahumada, San Juan de la Cruz), en Italie, dans les Flandres. c) Fidélité à certains legs dans l’histoire littéraire du Moyen Âge : – 1) le latin comme langue littéraire et comme langue d’idées (Utopia de Thomas Morus) ; – 2) sur scène, le mystère et la moralité poursuivent leur histoire (autos de Gil Vicente) ; – 3) le roman de chevalerie lui-même subsiste (les Amadis de Gaule, qui tourneront la tête au Don Quichotte de Cervantes) ; – 4) le goût de la somme (Pic de la Mirandole, Étienne Dolet). C. SYNTHÈSE : Comment s’effectue le passage. a) À la notion de somme, où tout serait dit une fois pour toutes, se substitue, même chez ceux qui ont le goût du savoir encyclopédique (Rabelais), l’idée d’un progrès de la connaissance. Le Moyen Âge apparaît alors comme une étape, insuffisante mais nécessaire.

b) En religion, le débat porte plus sur les formes que sur la croyance elle-même. c) Dans le domaine littéraire : – 1) il faut tenir compte du fait que certains hommes du Moyen Âge étaient des pré-renaissants (hellénisme de Villon, critique de l’idéal chevaleresque chez Commynes) ; – 2) la grande rhétorique reste ancrée dans les habitudes de l’homme de la Renaissance (on trouve des « vers rapportés » dans L’Olive de Joachim du Bellay, dans les Amours d’Étienne Jodelle [« Des Astres, des forêts et d’Achéron l’honneur », ou sonnet de la triple Diane], dans les Sonnets de la mort de Jean de Sponde) ; – 3) le modèle italien des poètes de la Renaissance, Pétrarque, n’est-il pas, ne serait-ce que par ses dates (1304-1374), un homme du Moyen Âge ? 2.1.2. Le plan explicatif Il est le résultat direct d’une analyse, d’une explication du sujet, conformément à la démarche dont il a été rendu compte plus haut. Un tel plan est opportun quand le sujet propose une citation longue à commenter. En scindant cette citation, en retenant les fragments les plus significatifs, on pourra déjà suggérer des points successifs à traiter, qui deviendront les différentes parties de la dissertation. Le danger serait de s’en tenir à une simple contraction de la citation, à un résumé de texte promu au rang de canevas dissertatoire. On risquerait de verser dans la paraphrase inefficace. Ce danger peut être écarté si l’on veut bien prendre les précautions suivantes : dégager de la citation proposée une problématique, non les éléments d’un résumé ; constituer les articulations du développement d’après les éléments de cette problématique, non d’après les membra disjecta de la citation ; organiser à l’intérieur de chaque partie une discussion de chaque composante ainsi dégagée. La dialectique s’installera à l’intérieur de chaque partie, au lieu de constituer le cadre de l’ensemble. Exemple :

En 1893, Tchekhov, après avoir lu Le Docteur Pascal de Zola, écrivait à Souvorine : « Ce roman est bon ; le meilleur personnage n’est pas le médecin qui est artificiel, c’est Clotilde. » Quelques mois plus tard, son jugement se précise : « Le Docteur Pascal est un livre bien composé, mais le fond en est mauvais. Quand je souffre de dérangements d’estomac, la nuit, je mets sur mon ventre un chat qui me tient lieu de cataplasme. Clotilde ou Avissage, c’est le chat qui chauffe le roi David ; elles n’ont pas d’autre mission que de réchauffer un vieillard. […] Je suis fâché que Clotilde ne soit pas aimée par quelqu’un de plus jeune et de plus fort. Ce vieux roi David qui s’épuise entre les bras d’une jeune fille me fait penser à un melon déjà touché par la gelée d’automne et qui a l’ambition de mûrir encore […]. Je ne vois pas d’inconvénient à ce que Pascal ait dormi avec une jeune fille, c’est son affaire, mais il est regrettable que Zola ait loué la conduite de Clotilde et appelé amour un sentiment dépravé. » Ces lettres datent de l’année même de la publication du dernier volume de la série des Rougon-Macquart, Le Docteur Pascal : la première est du 24 août, la seconde du 11 novembre. On les trouvera dans la Correspondance d’Anton Tchekhov traduite par Denis Roche (1956, Plon, p. 221 et 223-224). Il faut s’élever au-dessus de ce qu’il y a de descriptif dans ces deux lettres de Tchekhov et mettre en valeur le problème général de la sympathie littéraire : l’écrivain russe fait, à propos du Docteur Pascal, de la critique à laquelle on pourrait donner moins le nom de « critique de sympathie » que celui de « critique d’antipathie ».

On pourrait établir à partir de là deux plans, dont le premier est plus (et sans doute trop) immédiat, dont le second est plus dirigé par la problématique même. Premier plan A. Une critique du personnage du Dr Pascal : a) portrait du Dr Pascal en vieillard frileux (thématique des générations) ; b) portrait du Dr Pascal en roi David (mythe de David et Bethsabée) ; c) portrait du Dr Pascal en melon (chute toute… naturaliste). B. Une critique du personnage de Clotilde : a) relation de proximité (le chat dans la maison) ; b) relation de dissonance (jeune/vieux) ;

c) relation d’inutilité (le vieillard ne peut apporter à la jeune femme la force dont elle a besoin). C. Une critique de Zola lui-même : a) éloge de la forme (la composition), mais critique du fond ; b) critique de l’amoralisme de Zola (il a « loué la conduite de Clotilde » qui s’est donnée à Pascal et a « appelé amour un sentiment dépravé ») ; c) critique de la complaisance de Zola à l’égard de ses personnages (et on sait qu’elle s’explique par sa liaison avec une jeune femme, Jeanne Rozerot). Deuxième plan A. Éléments de sympathie : a) sympathie d’artiste : l’éloge de la composition romanesque ; b) sympathie d’homme vivant dans un corps : la souffrance appelle un cataplasme ; c) sympathie intellectuelle : Tchekhov est prêt à admettre, intellectuellement, qu’un homme âgé ait le désir de dormir avec une jeune fille. B. Éléments d’antipathie : a) antipathie à l’égard de Clotilde, qui accepte une fonction qui la réduit à une utilité ; b) antipathie à l’égard du Dr Pascal, qui ne se rend pas compte qu’il est trop tard pour mûrir encore ; c) antipathie à l’égard de Zola, et de sa complaisance à l’égard d’une situation et d’une conduite que Tchekhov réprouve au nom de la morale.

C. Les vraIes exigences : a) l’adéquation de la forme et du fond ; b) l’accord des âges ; c) la justesse dans les définitions : l’utilisation par Zola du mot « amour ». À travers cette analyse, Tchekhov remet en question le sursaut d’optimisme de Zola à la fin des Rougon-Macquart, et on conçoit que la possibilité en échappe à l’écrivain russe, connu pour son profond pessimisme. 2.1.3. Le plan descriptif Il s’attache à décrire les différents aspects d’une notion fondamentale contenue dans le sujet ou dans les textes dont il parle. Les deux exemples précédents font passer d’un plan de type explicatif à un plan qui est déjà de type descriptif : le premier joue avec des éléments de la citation, le second s’organise plutôt à partir d’un approfondissement de la notion de sympathie, implicite, ainsi que son contraire, dans les lettres de Tchekhov. Là encore, une dialectique interne doit être aménagée, avec une dynamique qui doit précisément éviter les inconvénients de la description pure. Exemple : Comment s’est manifestée l’influence de Jean-Jacques Rousseau sur la sensibilité préromantique ? Ce sujet classique, qui se trouve largement traité par exemple dans l’ouvrage de Charles Dédéyan, Jean-Jacques Rousseau et la sensibilité littéraire à la fin du XVIIIe siècle (SEDES), aboutissement d’un cours de licence traité dans l’ancienne Sorbonne, met en face d’un phénomène étrange : le « culte du moi » vers lequel tend la sensibilité préromantique, loin d’être individuel, est collectif (c’est le paradoxe qui préside à la mise en place de la problématique) ; et cette forme de sensibilité moderne a un « ancêtre », Jean-Jacques Rousseau. Les grandes caractéristiques communes à la sensibilité de Rousseau et à la sensibilité préromantique permettront d’établir par exemple le plan

suivant : Le plan A. LE DÉSENCHANTEMENT a) Sentiment d’avoir été frustré par le destin. Saint-Preux, dans La Nouvelle Héloïse : « Il me semblait que la destinée me devait quelque chose qu’elle ne m’avait pas donné. » Werther, dans le roman par lettres de Goethe, Die Leiden des Jungen Werthers : « Nous restons là dans notre pauvreté, dans nos étroites limites, et notre âme assoiffée se tend vers le rafraîchissant breuvage qui lui a échappé. » b) La passion a été déçue. Julie, dans La Nouvelle Héloïse : « L’amour est éteint, il l’est pour jamais, et c’est encore une place qui ne sera point remplie. » Goethe, dans un poème envoyé à Charlotte von Stein, le 14 avril 1776 : « Warum gabst du uns die tiefen Blicke, Unsre Zukunft ahndungsvoll zu schaun, Unsrer Liebe, unserm Erdenglück Wähnend selig nimmer hinzutraun ? » « Pourquoi nous donnas-tu de profonds regards, tels Qu’en un pressentiment nous voyons l’avenir, N’ayant ainsi jamais l’heureuse illusion De croire en notre amour, notre bonheur terrestre ? » c) Les déceptions réduisent à néant les espérances futures. SaintPreux : « Cette éternité de bonheur ne fut qu’un instant de ma vie » ; et, quand le bonheur revient, il le sait si fragile qu’il n’ose plus le goûter. Le René de Chateaubriand s’estimera, lui aussi, « détrompé avant d’avoir joui ». B. L’ASPIRATION À L’INFINI a) Révolte qui pousse à briser le cadre où l’on est enfermé, la société, qui « est l’ennemi nécessaire des individus (Ugo Foscolo, Ultime lettere

di Jacopo Ortis), et à laquelle Jean-Jacques Rousseau n’a cessé de s’attaquer. b) Instable, indésirable, le héros est contraint au voyage. Il peut être le voyage réel : Saint-Preux rêve d’être englouti dans la mer immense dont les flots pourraient recouvrir son cœur agité ; Werther se lance dans des courses effrénées à travers la campagne. c) Le héros peut aussi aspirer à s’envoler vers l’ailleurs, vers l’infini même : Troisième lettre à Malesherbes de Jean-Jacques Rousseau ; Faust dans l’Urfaust ; appel lancé aux constellations par Jacopo Ortis ; Coleridge, Ode à la Liberté. C. LA VOLUPTÉ DE LA DOULEUR a) Un dolorisme qui ne va pas sans une certaine complaisance. Rousseau juge que « les blessures de la sensibilité sont aimées pour ellesmêmes, car elles font vivre et leur amertume est savourée ». L’Oberman de Senancour jugera que cette « volupté de la mélancolie » est « la plus durable des jouissances de son cœur », un « charme plein de secrets qui le fait vivre de ses douleurs et s’aimer encore dans le sentiment de sa ruine » (lettre XXIV). b) Enchantement devant les richesses du moi : « l’univers entier disparaît devant moi » (Rousseau, Confessions) ; « Je rentre en moimême et j’y trouve un monde (Goethe, Les Souffrances du jeune Werther). c) Plénitude atteinte grâce à la limite indécise qui s’est établie entre le moi et la nature. Cinquième des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Werther : « Tout flotte, tout vacille à tel point devant mon âme que je ne puis serrer un contour. » « Arracher » le plan à la description pure Sans doute trouvera-t-on encore bien descriptif sous cette forme un plan qui pourrait être celui d’une leçon plus que celui d’une dissertation. L’effort supplémentaire consistera précisément à arracher, en quelque sorte, le plan descriptif à la description, en tout cas à la description pure, même si l’on n’est pas aidé par la formulation toute scolaire du sujet. On

y parviendra en donnant une forme plus problématique à chacun des trois centres d’intérêt ainsi dégagés : A. LE DÉSENCHANTEMENT Comment l’enchantement procuré aux précurseurs du romantisme par la lecture de Rousseau peut-il être conciliable avec leur désenchantement ? Et le désenchantement préromantique exclut-il un certain enchantement (voir le chapitre sur Chateaubriand « L’Enchanteur », dans le livre d’Yves Vadé, L’Enchantement littéraire. Écriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud). B. L’ASPIRATION À L’INFINI Le préromantique peut sembler impatient de la limite, et pourtant, son aspiration à l’infini, parfois si théâtrale (René : « Levez-vous vite, orages désirés »), est compatible avec le culte du petit (mis en valeur par JeanPierre Richard dans son livre Paysage de Chateaubriand : « Chateaubriand aime la petitesse, il le professe en maint passage des Mémoires. Son goût naturel le porte vers le menu, vers l’insignifiant : “qu’il fallait peu de chose à ma rêverie” »). D’où la tentation de la clôture, qui s’oppose à celle du désert, dans Atala et dans René. C. LA VOLUPTÉ DE LA DOULEUR Elle est paradoxale dans son essence même. Mais elle est surprenante aussi parce que, née chez Rousseau de l’intimité de l’être, elle se trouve remise en question quand la douleur naît de l’histoire, donc de l’extérieur. Faut-il admettre, avec Robert Mauzi dans L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, que « le plus significatif est que l’élaboration voluptueuse porte non sur les états d’âme, mais sur les objets. La volupté n’est pas une technique de la vie intérieure. Elle s’aménage exclusivement de l’extérieur » ? En définitive, la sensibilité de Jean-Jacques Rousseau, qui est sans doute une source de la sensibilité préromantique, en est aussi un miroir, et il n’est pas sûr que le reflet se confonde toujours avec l’image.

3. RÉDIGER LA DISSERTATION 3.1. L’INTRODUCTION Les éléments désormais en place permettent d’aborder la composition et la rédaction de l’introduction. Il serait, en effet, illusoire de croire qu’on peut se mettre immédiatement après une lecture plus ou moins distraite du sujet à cette entrée en matière dont la conception est délicate et la réalisation décisive. Une introduction manquée sera bien souvent l’annonce d’une dissertation manquée. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le correcteur se contentera de lire ce début pour juger sommairement du reste. Les règles sont précises, et on aura intérêt à les respecter scrupuleusement, sans pourtant donner, dans la rédaction, l’impression d’être enfermé dans un carcan. La rigueur n’exclut pas la souplesse dans la présentation. Le schéma type d’une introduction comprend quatre éléments obligés : – 1) Un préambule qui sert, précisément, à introduire le sujet. Trop souvent, en effet, le candidat commence d’une manière abrupte, parlant d’entrée de jeu de « ce jugement », « cette formule », « cette citation », sans avoir pris soin de les amener et de les présenter. Il est tout aussi abrupt d’asséner brutalement les noms des écrivains concernés, les textes au programme. Tout cela appelle de minutieuses préparations. Le préambule correspond à ces préparations-là. On évitera la citation initiale, qui détournerait de celle que le sujet propose de commenter : faussement brillant, ce procédé n’est pas nécessairement à l’avantage de celui qui se contente de la « seconde main ». On proscrira aussi des formules très générales, qui peuvent faire figure de truismes : « de tout temps on a pensé que », « depuis qu’il existe, l’homme s’est demandé si », etc. Une idée générale constitue un bon point de départ, à condition qu’elle ne soit pas trop banale, à condition aussi qu’elle introduise effectivement au sujet. – 2) Un exposé de la citation ou de la question, selon le type de sujet. On évitera, s’il s’agit d’un sujet à question, de la répéter platement. Si la

citation est brève, on pourra se contenter de la reproduire. Mais il est mieux de déjà la mettre en perspective et de l’infléchir dans le sens de son propre discours. Si la citation est longue, on opérera des prélèvements significatifs, ceux dont on aura besoin par la suite, surtout si on adopte un plan de type explicatif. Dans tous les cas, cet exposé ne doit être ni trop long ni diffus. On en attend une présentation sobre et efficace. – 3) Une mise en place de la problématique. Elle aura été soigneusement préparée dans la phase initiale de travail de réflexion sur le sujet. C’est l’élément décisif, car c’est à partir de lui que le correcteur pourra voir si le sujet a été compris, si l’examen en est correct, si une interrogation sert de support à la discussion qui va suivre dans le corps de la copie. La rédaction gagne ici à être serrée. C’est une sorte de strette conceptuelle. – 4) L’annonce du plan. Elle doit être claire sans être didactique ni pesante. Trop souvent, elle est soit escamotée, soit présentée d’une manière trop didactique et pouvant aller jusqu’au grotesque. Nette – ne serait-ce que pour que le correcteur soit ensuite, sans numérotation aucune, guidé dans la lecture de la copie –, elle doit pourtant être discrète et aussi brève que possible. Toute présentation sous forme de tableau est proscrite. La succession des phrases interrogatives correspondant à chacune des parties du plan est une facilité et prend trop l’allure d’une leçon. On le voit, l’introduction appelle donc un soin particulier, et elle permettra vite de reconnaître les mérites d’une rédaction ingénieuse. On ne saurait trop en recommander l’apprentissage patient et attentif. L’allégement est encore plus nécessaire pour une dissertation de littérature comparée que pour une autre, en raison de l’abondance des considérants et de l’ampleur du corpus de textes. Même dans ce cas, elle ne doit pas être trop longue. Une demi-page ou trois quarts de page grand format paraissent la bonne mesure, entre la présentation cavalière et le délayage inopérant. On reprendra ici le sujet no 3 de la page , avec la citation de Blanchot. J’essaierai de suivre les règles précédemment formulées en en

commentant l’application. 3.1.1. Préambule Puisqu’il est question d’autobiographie et de relation entre un auteur de récit autobiographique et son lecteur, on peut partir de la notion de « pacte autobiographique » créée par Philippe Lejeune dès son premier livre sur L’Autobiographie en France, et devenue classique depuis Le Pacte autobiographique. On pourra écrire, par exemple : On a pris l’habitude de placer au point de départ de toute autobiographie un pacte, pacte avec le lecteur qui, pour l’écrivain, peut aussi être un pacte avec soi-même : une manière de pactiser, de faire la paix en soi et pour soi. Dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau vient après Le Contrat social le temps des Confessions, et donc cet autre contrat qu’est le pacte autobiographique. 3.1.2. Présentation de la citation Tout n’est pas à retenir dans la citation de Blanchot, et ce serait une erreur que de la citer intégralement. Ce serait une erreur encore plus grave que d’en garder ce qui est le moins original, le moins pertinent pour le propos. Il est clair, pour moi, que tout le début peut être écarté. En effet, elle commence par l’énoncé de trois objectifs habituellement reconnus pour le récit autobiographique, mais si attendus que cela n’intéresse ni Blanchot ni nous-mêmes : – « s’avouer » : c’est le principe de la confession, et en particulier des Confessions de Rousseau – l’histoire du ruban volé, par exemple. Quand Proust, dans un des textes à partir desquels Bernard de Fallois a constitué le Contre Sainte-Beuve, avoue sa pratique adolescente de la masturbation, avec la belle image du jet d’eau de Saint-Cloud, c’est bien de la même chose, poésie aidant, qu’il s’agit ; – « s’analyser » : c’est le principe de l’égotisme, tel que l’a pratiqué Stendhal (Souvenirs d’égotisme) ou tel qu’il resurgit, dans une

perspective plus critique, au début de L’Âge d’homme de Michel Leiris : « Si rompu que je sois à m’observer moi-même, si maniaque que soit mon goût pour ce genre amer de contemplation, il y a sans nul doute des choses qui m’échappent […]. » – « s’exposer aux yeux de tous » : l’analyse du moi va jusqu’au culte du moi (Maurice Barrès) ; l’autoportrait se fige en statue (Chateaubriand, à la fin des Mémoires d’outre-tombe), et c’est à cela que réagit un écrivain comme Joyce qui ne fait ni son portrait ni celui de l’artiste, mais un portrait de l’artiste en jeune homme, en un être encore malléable et non fixé. Pour Blanchot, dans la citation proposée, l’objectif principal du récit autobiographique est autre : « chercher à survivre » (avec la modalisation d’un « peut-être »). Moins pour parler encore du fond de la mort, comme l’a suggéré Chateaubriand dans la préface des Mémoires d’outre-tombe, que pour se donner la mort, et en tout cas en se donnant la mort. Le suicide de Leiris ne serait pas le moment où il a essayé d’attenter à ses jours, mais le long temps d’une écriture autobiographique qui, dès L’Âge d’homme, s’est placée sous le signe de cette Lucrèce qui se tua. Et ce suicide, si prolongé chez Leiris, est bien pour Blanchot un « suicide perpétuel », un suicide par les mots. On rassemblera tout cela dans la présentation suivante : Or Maurice Blanchot est plus sensible, dans l’écriture de soi, à la rupture, à la brisure, à la menace qu’au pacte. L’un de ses récits s’intitule L’Arrêt de mort, et pour lui, en effet, écrire consiste à s’arrêter, à se donner la mort : à la limite, tout livre est posthume, et en particulier tout livre autobiographique. Toute écriture, toute écriture de soi est désastre. L’auteur peut avoir l’air de « chercher à survivre » dans le récit autobiographique, mais c’est par « un suicide perpétuel ». Ainsi, le poète qui écrit son roman ne fait que répéter le geste de Chatterton. 3.1.3. Mise en place du problème Les paradoxes se multiplient dans le cliquetis des contradictions sensibles dans les termes de cette citation : survivre/suicide-mort,

s’écrire/cesser d’être. La présentation prend une tournure dramatique (« suicide perpétuel », et c’est un autre paradoxe que cette prolongation d’un acte qui ne peut être commis que dans l’instant) ; une forme romanesque (le lecteur est un être qui dépossède l’auteur, qui le ruine, un peu comme le « servant » de Joseph Losey tend à se substituer à son maître ; un échange se produit, la lecture est l’occasion d’un vampirisme) ; une forme poétique (jeu de mots sur hôte-autrui, hôteautre). Il ne suffit pas de reproduire les paradoxes de Blanchot, même en les explicitant. Il faut les mettre en question, et ainsi amorcer une discussion. Je propose la rédaction suivante : Blanchot pense constamment par paradoxes, et ce premier paradoxe en engendre d’autres : un suicide sans cesse recommencé, une « mort totale en tant que fragmentaire », et on en vient à se demander si c’est bien là mourir, si c’est bien là un « cesser d’être » qui correspondrait au « s’écrire » du roman du poète. Car meurt-on quand on a encore le pouvoir de tuer ? Cesse-t-on d’être quand on ne meurt que partiellement ? La pulsion de mort que Blanchot perçoit dans l’acte de s’écrire peut s’accompagner d’une pulsion de vie, qui est aussi l’acte de la poésie. 3.1.4. Annonce du plan Il est temps, à ce point de l’introduction, de faire référence aux œuvres qui seront concernées par la réflexion sur le sujet. C’est à partir d’elles qu’on dessinera sobrement la ligne de la dissertation, avec les moments de cette réflexion : Autobiographiques à beaucoup d’égards, écrits à partir de la vie du poète, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Portrait de l’artiste en jeune homme et Le Lotissement du ciel doivent permettre de s’interroger sur les modalités et les limites d’un tel suicide : l’exploitation, pouvant aller jusqu’à l’effacement, d’une expérience vécue ; le don de soi à cet hôte qu’est l’autre, le lecteur ; la fragmentation dans les mots et dans cette

« parole en archipel », comme le dit René Char, que peut être le roman du poète comme la poésie elle-même. Voici, à propos de la même question, un autre sujet pour lequel je vais tenter d’élaborer une introduction complète, sans m’arrêter ici pas à pas : « Le roman du poète, c’est le texte qui ne tolère qu’un seul lecteur : le double de l’homme qui écrit. Celui sans lequel il n’aurait pas existé. »

Cette affirmation de Daniel-Henri Pageaux vous semble-t-elle éclairer Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Portrait de l’artiste en jeune homme et Le Lotissement du ciel ? L’avantage du sujet, cette fois, est qu’il part d’une citation extraite d’un texte qui a été écrit à l’occasion de ce programme et qui veut donc porter sur les trois textes en question, l’introduction substantielle et excellente du recueil d’études sur Le Roman du poète. Ce sont même les dernières lignes de ce texte introductif auxquelles il va falloir introduire à son tour. (Préambule) Au XXe siècle, la critique littéraire s’est montrée plus soucieuse qu’auparavant d’étudier, à propos d’une œuvre, les conditions de sa lecture. L’enquête a pu prendre des dimensions sociologiques : évaluation du nombre des lecteurs, statut de ces lecteurs. On a pu, à travers elle, chercher à faire l’histoire de la réception de l’œuvre dans la critique, à apercevoir ce que Hans Robert Jauss a appelé un « horizon d’attente », à partir de l’œuvre même. (Présentation de la citation) Daniel-Henri Pageaux s’est ainsi placé à l’intérieur de l’œuvre pour voir dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, dans Portrait de l’artiste en jeune homme et dans Le Lotissement du ciel des livres où l’auteur ne s’adresserait qu’à lui-même et ne chercherait pas d’autre lecteur. « Le roman du poète, écrit-il, c’est le texte qui ne tolère qu’un seul lecteur »

(et on sent une volonté d’insistance dans cette manière de pléonasme) : « le double de l’homme qui écrit. Celui sans lequel il n’aurait pas existé. » (Mise en place du problème) Le paradoxe d’un lecteur qui ne serait que l’auteur lui-même ou son double s’éclaire sans doute si on le replace dans la perspective d’une « critique créatrice », celle pour laquelle Daniel-Henri Pageaux a exprimé sa préférence dans un livre antérieur d’un an à ce texte de 1995, Les Ailes des mots – Critique littéraire et poétique de la création (éd. de l’Harmattan). Mais est-on en droit de chercher un roman de la lecture dans cette « nouvelle catégorie », le « roman du poète », que le critique a défini plus haut comme « le roman de l’écriture » ? (Annonce du plan) L’idéal, pour pouvoir en juger, serait que le lecteur fût représenté dans les œuvres mêmes. S’il se confond avec l’auteur, le livre risque de s’enfermer dans un autisme qu’on reproche bien souvent au poète, même si ce lecteur est son double – « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère », comme l’écrivait Baudelaire au seuil des Fleurs du mal. Mais peut-on, précisément, rester sur ce seuil ? 3.2. LE CORPS DE LA DISSERTATION Il serait inutile de suivre ici pas à pas le déroulement de la dissertation. Les exemples complets fournis plus loin d’un tel déroulement devraient parler d’eux-mêmes. Je me contenterai donc de quelques règles simples : – 1) Chaque partie sera précédée d’un bref préambule, qui y introduit aussi directement que possible, mais en évitant d’être abrupt. – 2) La partie elle-même se décomposera en plusieurs points. Comme il y a en général trois parties, on peut se satisfaire de trois points à l’intérieur de chaque partie. Mais il n’y a là rien d’obligatoire, et les savants calculs 3 x 3 x 3 ont quelque chose de dérisoire.

– 3) À la fin de chaque partie, une conclusion partielle sobre fait aussi office de transition vers la suivante. Cette transition doit rester discrète : elle tend vers la partie suivante plus qu’elle ne l’appelle à grands cris. En reprenant le sujet Pageaux, je vais essayer de donner l’armature des parties successives d’une dissertation, en insistant sur les articulations. 3.2.1. Ire partie : le lecteur représenté Préambule. Le roman au XXe siècle a évolué vers le roman du lecteur, dont Si par une nuit d’hiver un voyageur (1980) d’Italo Calvino présente un exemple comme superlatif. La lecture y est perpétuellement interrompue et, selon le romancier italien, une telle fragmentation serait la source d’une nouvelle forme de poésie, celle-là même à laquelle va la préférence de Milan Kundera dans L’Art du roman. Le roman du poète at-il besoin d’une semblable représentation du lecteur ? Point 1. Il n’y a pas de représentation du lecteur anonyme dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, dans Portrait de l’artiste en jeune homme et dans Le Lotissement du ciel. Nulle part l’auteur ou le narrateur n’imaginent un lecteur ayant en main cet objet, le livre. Nulle part ils ne paraissent hantés par la matérialisation de l’objet. Malte regarde les objets plus que les livres. Stephen, hanté par la création intérieure du poème, ne l’est pas par sa matérialisation sur la page imprimée. Cendrars, tout prêt à imaginer la résurrection du sept-couleurs, ou même du chapeau à plumes de sa mère, n’a pas l’intention d’assister à la parousie de son livre. Et à Caio qui lui demande s’il a l’intention d’écrire un livre et se propose même de le prendre pour son journal, il répond sans hésiter : « Non. » Point 2. Pourtant, il arrive que le narrateur – le poète dont nous avons en main le roman – lise. Malte, quand il est las d’« apprendre à voir », se rend à la Bibliothèque nationale de Paris et y lit un poète. Joyce nous fait pénétrer dans la bibliothèque de l’université de Dublin. On passe avec Stephen le tourniquet cliquetant, on y voit le lecteur, il n’est ni l’auteur ni Stephen son double, mais Cranly, assis du côté des dictionnaires, penché sur un gros livre, puisqu’il traite des Maladies du bœuf. Cendrars se

rappelle la bibliothèque de son père où il pénétrait enfant pour y éprouver de secrètes terreurs, et d’autres encore : celle de Saint-Pétersbourg, la Central Library de New York, et surtout la bibliothèque Méjanes d’Aixen-Provence, riche en livres érotiques, mais où il lisait plutôt, pendant l’Occupation, les Patrologies de Migne ou les Acta Sanctorum des bollandistes. Point 3. Font-ils place à leur lecteur ? Cendrars l’imagine en âme sensible. Stephen n’en est pas à imaginer qu’on puisse lire un livre de luimême, mais il s’inquiète de l’accueil que pourraient faire à ses vers la jeune fille qu’il croit aimer, ainsi que ses frères : « S’il lui envoyait des vers ? On les lirait au petit déjeuner, tout en tapotant les œufs à la coque. Quelle folie, vraiment ! Les frères de la jeune fille riraient en s’entr’arrachant le feuillet avec leurs doigts vigoureux et durs. Son oncle, le prêtre suave traînant dans son fauteuil, tiendrait le papier à distance, le lirait en souriant et exprimerait son approbation de la forme littéraire. » Rien de semblable dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, comme si le jeune Danois conjurait le spectre de tout lecteur potentiel, de tout lecteur futur, lecteur d’ailleurs de quelle œuvre, puisque son œuvre de poète n’est pour l’instant qu’une non-œuvre, une œuvre absente ? Conclusion partielle et transition. Dans les trois romans du poète, on trouve donc moins une représentation du lecteur qu’un portrait de l’écrivain, du poète en lecteur, comme s’il pouvait un jour devenir le lecteur de lui-même. 3.2.2. IIe partie : le lecteur de soi-même Préambule. On imagine aisément le poète comme ayant besoin de se nourrir de lectures pour élaborer son œuvre. Mais on peut penser aussi qu’il devrait ne se nourrir que de lui-même. Passées toutes les faims des « Fêtes de la faim » rimbaldiennes, ne resterait que celle-ci, et « C’est l’estomac qui tire,/C’est le malheur ». Par un véritable repli sur soi, l’auteur n’aurait plus pour lecteur que lui-même.

Point 1 : Cendrars, ou un certain narcissisme. Quelles que soient la liberté et les désinvoltures du bourlingueur, quelle que soit son attention au livre de l’autre (La Lévitation d’Olivier Leroy), Cendrars n’échappe pas à un certain narcissisme, qui peut être complaisant ou ironique. On s’en rend compte en particulier quand il revient à L’Eubage, ce livre de 1927 qu’il écrivit pour Jacques Doucet, couturier à la mode et grand collectionneur de manuscrits d’écrivains. À la source des « images poétiques » de ce livre, il place un paysage qui était devenu un état d’âme, « le pays effondré des cressonnières ». Le roman du poète tend alors à devenir le roman d’un livre du poète, et d’un poète qui se penche à nouveau sur une œuvre de son passé. Point 2 : Malte, ou la lecture d’un échec. Malte produit trop peu pour jeter ainsi longuement un regard en arrière. Relit-il même les feuillets qui constituent ses Cahiers ? Cela n’est pas sûr, puisqu’il y laisse des lacunes. S’il arrive au jeune Danois de revoir ce qu’il a pu un moment considérer comme son œuvre, c’est pour se rendre compte de la faiblesse, de la nullité de tout cela, de l’absence d’œuvre au sens fort du terme : une étude sur Carpaccio qui est mauvaise, un drame à thèse, Mariage, dont la thèse est fausse, et des vers : « Oui, mais des vers signifient si peu de chose quand on les a écrits jeune ! » Point 3 : Stephen Dedalus, ou l’attention portée à un « work in progress ». Joyce n’a pas attendu Finnegans Wake pour suivre le progrès de son propre travail. Déjà, son Stephen Dedalus est constamment attentif à une œuvre qui se crée, après de longs temps de latence, avec des moments d’épiphanie, de surgissement (fin du chap. IV). La genèse de la « Villanelle » inspirée par Emma Clery est particulièrement lente. Il a fallu plus de dix ans pour qu’il écrive de nouveau des vers pour elle. Le poème apparaît par bribes, dans le chapitre V de Portrait de l’artiste en jeune homme, jusqu’au moment où il est là entier, enfin, « lettres liquides de la parole » et « débord(ées) du cerveau ». Conclusion partielle et transition. Sans être renfermée en elle-même, la représentation que propose, du poète qu’il est, l’auteur d’un roman du poète est celle d’un lecteur, ou d’un relecteur de ses propres œuvres : il en rappelle la genèse et le cadre (Cendrars), il en dit l’insuffisance (Malte), il assiste à sa naissance (Stephen Dedalus). Il assiste ou a assisté

à son œuvre. Cette situation peut conduire à un dédoublement de personnalité. 3.2.3. IIIe partie : l’auteur et son double Préambule. Ce dédoublement n’est pas nécessairement le résultat d’une division de soi, d’une fissure dans l’être, d’un partage. Plus subtilement se crée, selon Daniel-Henri Pageaux, « le double de l’homme qui écrit ». Il se crée, et pourtant il était déjà là, puisqu’il est « celui sans lequel [le roman du poète] n’aurait pas existé ». Point 1 : un système de doubles. Le roman du poète est lui-même fondé sur un système de doubles. Il ne s’agit pas seulement de la relation entre l’auteur et le protagoniste du récit qui en est l’émanation (Rilke/Malte ; Joyce/Stephen ; et plus curieusement Cendrars/Cendrars, ou plutôt Georges Frédéric Sauser/Blaise Cendrars). Ce double peut être un personnage mythologique (Dedalus/Dédale), un modèle (Cendrars/saint Joseph de Copertino), une caricature (Oswaldo Padroso). Point 2 : un lecteur qui serait le double du poète. Rémy est-il encore un double ? Il est bien plutôt le lecteur absent, cruellement absent, pour lequel le livre aurait dû être écrit (Le Lotissement du ciel). Malte semble écrire pour d’autres, mais un projet de lettre reste suspendu et sans destinataire. Quant aux dialogues, qui occupent une place si importante dans le long dernier chapitre de Portrait de l’artiste en jeune homme, ils tournent finalement à un appel lancé à Dédale, c’est-à-dire encore, pour Dédalus, à lui-même. Point 3 : l’autisme évité. Cela ne signifie pourtant pas que le roman du poète soit pour le poète un miroir où à ses propres yeux son image se perd. Le double peut être l’autre (c’est le cas dans cet excellent roman du poète qu’est La Vie est ailleurs de Milan Kundera). Le récit autobiographique peut correspondre à une pratique du don de soi (voir en particulier Malte Laurids Brigge). Il n’exclut pas une réflexion théorique générale, qui est peut-être encore lecture de soi, mais lecture supérieure d’un auteur qui a su prendre ses distances avec lui-même.

Conclusion partielle. Dans un roman du poète, l’auteur n’a pas nécessairement un seul double. Il peut les multiplier, et c’est à cause de cela qu’il ne reste pas enfermé en soi. 3.3. VERS LA CONCLUSION Au point où j’en suis dans la présentation de ce canevas de dissertation, il m’est impossible de m’arrêter sans proposer déjà une conclusion. Je livre donc une conclusion possible, avant de réfléchir ensuite sur la manière dont elle est constituée, et sur ses règles propres. On ne peut à la fois écrire un roman du poète et un roman du lecteur. Aussi Rilke, Joyce, Cendrars ne font guère de place à la représentation du lecteur dans leur œuvre, et s’il leur arrive d’en prendre la place, c’est moins directement qu’en projetant devant eux un double ou des doubles. Placé, il est vrai, au point de départ (Rilke/Malte, Joyce/Stephen, Sauser/Cendrars), le dédoublement est la condition même du roman du poète, du roman d’un poète qui se fait également le romancier de ce poète qu’il est. La formulation de Daniel-Henri Pageaux, apparemment paradoxale, apparaît finalement parée des vertus de l’évidence. Elle a le mérite de souligner que l’intérêt du roman du poète est dans cette dualité sans duplicité. Peut-être même est-ce à cause de cette dualité qu’un roman tend à se constituer là où on ne l’attendait pas. La structure du double lui donne une épaisseur sans laquelle il n’est pas de vérité romanesque. L’organisation des éléments de la conclusion est aussi rigoureuse que celle de l’introduction. On en distingue trois : 3.3.1. La reprise des conclusions partielles C’est un bilan de l’acquis, la synthèse des conclusions auxquelles chacune des trois parties antérieures a abouti. Le rassemblement est aisé. La rédaction est plus délicate. Il ne faut pas avoir l’air de se répéter. Il faut donc essayer d’aboutir à une formulation légèrement différente (ce qui reste timide, j’en conviens, dans l’exemple précédent).

3.3.2. La conclusion générale Elle constitue une prise de position aussi ferme que possible par rapport à la citation proposée par le sujet. C’est pourquoi il est tout d’abord souhaitable d’y faire allusion, ou d’en faire un discret rappel. On est en droit d’attendre une réponse au problème posé dans l’introduction ou, à tout le moins, un jugement définitif. 3.3.3. Un élargissement Il est souhaitable que la dissertation reste ouverte. C’est pourquoi on conseille quelquefois de faire place, dans le dernier alinéa, à une « idée nouvelle ». Le principe reste vague, et le risque serait d’introduire à la fin une hétérogénéité ruineuse. L’élargissement doit se faire comme naturellement à partir de l’idée conclusive. Il prend une forme générale, comme le préambule de l’introduction. On évitera, là encore, et l’excès de généralité – la vérité première devenant vérité dernière –, et la citation finale qui, pour décorative qu’elle soit, n’en reste pas moins une facilité qui évite à l’auteur de la dissertation de s’engager un peu plus personnellement. 3.4. LES ÉCUEILS À ÉVITER Chaque professeur, chaque correcteur a ses manies. Pourquoi chaque étudiant n’aurait-il pas les siennes ? Je me garderai donc bien d’être ici trop directif, et je me contenterai de quelques conseils, qui souvent correspondent à l’usage, et parfois à mes vœux. 1) D’une manière générale, il est souhaitable que soit évitée la prolixité. L’exception ne saurait ici servir de règle, même si je me rappelle au moins une fois, au concours de l’agrégation, avoir eu à corriger une copie fleuve (cinquante grandes pages en sept heures), qui était d’une qualité extrême et qui obtint à juste titre une note excellente. L’économie est d’autant plus nécessaire en littérature comparée que la matière est naturellement proliférante. Le candidat aura donc à éviter

l’érudition gratuite, tout en restant précis, et gagnera à choisir des exemples significatifs, dûment analysés. Une dissertation n’est pas un travail de recherche, même si d’une certaine manière elle concourt à y préparer. 2) Les citations seront faites en français. Mais il n’est pas interdit, bien au contraire, de faire des renvois (là encore, brefs et significatifs) au texte original, pour montrer qu’on a en la pratique (nécessaire quand on veut être comparatiste), pour obtenir une précision plus grande, pour faire apparaître des défauts ou des insuffisances de la traduction. Un tel recours est quasiment indispensable quand on traite de poésie, ou quand on a à aborder des questions d’écriture et de style. Il convient de rappeler à cet égard que le commentaire stylistique fondé sur une traduction est une aberration (sauf si on se livre à une analyse comparée de traductions, exercice stimulant et hautement comparatiste). Les citations dans la langue originale peuvent être requises expressément au niveau de la licence. Il doit y avoir à cet égard un protocole d’accord avec le professeur responsable. C’est, de toute façon, une pratique à encourager pour tous ceux qui ont ensuite l’intention de faire un travail de recherche, mémoire de Master 1 et 2, thèse, ou articles et livres, en littérature comparée. On devra seulement veiller à une exigence de lisibilité. 3) L’usage des citations doit rester limité. La dissertation de littérature comparée ne doit pas tourner au catalogue de citations, au centon, à la rhapsodie (fût-elle l’habit d’Arlequin de citations dans des langues diverses). Il est bon d’insérer des citations limitées dans les phrases mêmes où s’exprime la réflexion. Quand on doit les détacher, il convient de le faire nettement, en allant à la ligne et en ménageant un retrait. 4) Les titres d’ouvrages sont normalement indiqués en français. Mais il n’est jamais mauvais de les donner aussi, la première fois, dans la langue d’origine. Cela est indispensable si le titre est intraduisible : The Changeling, pièce élisabéthaine due à la collaboration de deux auteurs, Middleton et Rowley, pose à cet égard un problème tout à fait surprenant ; en effet, outre que le mot trouve difficilement son équivalent en français (proche : enfant substitué), la pièce réunit et entremêle de façon très curieuse deux intrigues passablement hétérogènes ; quand Pierre Messiaen a adopté pour titre La Remplaçante, en invoquant le

vieux mot français « changeon » qui désigne un enfant substitué à un autre, il n’a conservé que l’une des intrigues ; Legouis et Cazamian ont préféré L’Idiot, mais en pensant plutôt à l’intrigue secondaire. Il peut arriver que la traduction française soit grotesque (Le Pèlerin chérubinique, pour Der cherubinische Wandersmann d’Angelus Silesius), ou fautive (La Machine à fabriquer le temps pour The Time Machine de H. G. Wells), ou incertaine (Wuthering Heights d’Emily Brontë est devenu Les Hauts de Hurlevent, Hurlemont, etc.). La désignation étrangère évite parfois une périphrase : il est plus clair de dire L’Inferno que « L’Enfer de Dante ». On évitera, en tout cas, le plus possible de laisser l’impression de disparate ou de pédantisme inutile. 5) Il est d’usage d’adopter une rédaction continue, sans la briser par des titres, sous-titres ou intertitres. C’est pour des raisons de pure pédagogie que cet usage n’est pas respecté dans les dissertations proposées et traitées ici. Il est recommandé, en revanche, de ménager des blancs, de sauter une ligne (entre l’introduction et le corps de la dissertation, entre les parties, entre la dernière partie et la conclusion). 6) Trop souvent, les candidats à une épreuve de littérature comparée oublient, en raison du sujet qu’ils ont à traiter sans doute, qu’ils écrivent des pages de français. La rédaction doit être aussi claire que possible, aussi souple, aussi soignée, aussi correcte que celle de la dissertation française. L’étude simultanée de plusieurs domaines linguistiques ne saurait jamais excuser les sabirs inqualifiables qu’on rencontre parfois. On prêtera une attention toute particulière à l’art de composer des paragraphes. Il faut savoir aller à la ligne, en évitant à la fois les alinéas trop fréquents, qui donnent une impression de morcellement et de sautillement, et les paragraphes trop massifs, où l’on se perd. Ni les derniers chapitres de ce qu’il reste du Château de Kafka, ni le monologue final de Molly Bloom dans l’Ulysse de Joyce, ni la rédaction volontairement compacte de L’Automne du patriarche de Gabriel Garcia Marquez, ne doivent servir ici de modèles. Ce qui est permis au romancier ne l’est pas à l’étudiant qui s’applique à écrire une dissertation de littérature comparée. C’est sans doute une injustice du sort, une contradiction entre les études littéraires et la littérature elle-même. Cela ne signifie nullement que la rédaction d’une dissertation de littérature

comparée doive rester neutre. Les exemples proposés plus loin n’ont aucune ambition à cet égard. 1. In 1980, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, p. 105.

CHAPITRE II LA DISSERTATION EN LICENCE 1. LE ROMAN DE LA VILLE 2. ÉTUDE D’UN SUJET. PORTRAIT DE L’ARTISTE ET DE L’ÉCRIVAIN 3. LA LICENCE DE LITTÉRATURE COMPARÉE

Les exemples proposés ici sont issus d’enseignements dispensés dans le cadre de la licence, où les questions de littérature comparée, parfois réduites dans les premières années à une initiation, s’organisent autour de questions formatrices et suffisamment précises. 1. LE ROMAN DE LA VILLE Dans le cadre d’un enseignement de littérature comparée portant sur le roman de la ville, avec trois œuvres au programme (Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz ; John Dos Passos, Manhattan Transfer ; Michel Butor, L’Emploi du temps), le sujet suivant était proposé :

« Je ne veux pas décrire la ville, écrit Jorge Luis Borges dans L’Aleph. Un chaos de paroles disparates, un corps de tigre ou de taureau où pulluleraient de façon monstrueuse, conjuguée et se haïssant, des dents, des viscères et des têtes pourraient à la rigueur en fournir des images approximatives. » Vous commenterez ces lignes à la lumière des trois œuvres du programme. L’introduction doit situer Borges, écrivain argentin mais surtout grand cosmopolite et de vaste culture. Il a été lui aussi un maître du récit fictif (L’Aleph est un recueil de nouvelles). La description le tente donc moins

que la narration. Or les trois écrivains retenus par le programme sont eux aussi des romanciers, moins soucieux de décrire la ville que de la raconter. Cette distinction simple devrait permettre d’aller à l’essentiel, et en tout cas de poser le problème. Il est impossible de décrire la ville, dit Borges. Sans doute, mais alors pourquoi ne pas la raconter ? En d’autres termes (et ce pourrait être la meilleure façon de poser le problème), le roman de la ville n’est-il pas le substitut d’une impossible description ? À partir de là, il semble assez facile d’organiser un plan : I. L’IMPOSSIBLE DESCRIPTION

1) Parce que la ville est une totalité dans l’espace inépuisable : c’est vrai pour une ville tentaculaire comme New York (Dos Passos), ou pour une capitale comme Berlin (Döblin), mais aussi pour une ville qui ne devrait être que d’importance moyenne comme Bleston (Butor). Jacques Revel a pourtant l’impression, dans L’Emploi du temps, que la ville anglaise et provinciale où il est venu faire un stage d’une année est reliée à d’autres villes, et que le tissu urbain est continu. 2) Parce que la ville se modifie à chaque instant. Elle est extrêmement mobile, transformable dans le temps de l’histoire (c’est très sensible dans le roman de Butor, avec toutes les allusions inventées au passé de Bleston, à l’époque romaine de Belli Civitas, au Moyen Âge, au XVIIIe siècle, etc. : des strates successives se constituent, que l’écrivain, même s’il se veut archéologue, n’a pas le pouvoir de dégager). 3) Parce que la ville est un ensemble extrêmement complexe de textes (Butor a écrit à ce sujet un essai important dans Répertoire V) et que le roman n’a pas le pouvoir de les reproduire. Il peut tout au plus y faire allusion (les inscriptions des rues, les affiches des théâtres et des cinémas), en imiter des fragments (articles de journaux dans Manhattan Transfer ou dans L’Emploi du temps). II. LE RECOURS À LA NARRATION

1) Elle permet de dessiner un itinéraire dans l’espace. On peut suivre celui de Franz Biberkopf à partir de l’Alexanderplatz, ou même à partir

de la prison dont il sort au début du roman de Döblin. Ce qui n’était que confusion monstrueuse (ses premières impressions au sortir de la prison) s’ordonne, et cet ordre n’est pas dû à la ville ; il naît d’une existence qui a ses habitudes, ses points de ralliement, et aussi ses zones d’engloutissement. 2) Elle permet d’accorder le temps de la ville à celui des destinées individuelles : il y a à cet égard une manière de synchronie romanesque, très sensible dans Manhattan Transfer puisque la guerre, même éloignée, mobilise la ville autour de l’événement, modifie les destinées individuelles (Jimmy Harf), infléchit l’aventure elle-même. 3) Elle est faite du point de vue d’un narrateur omniscient (Dos Passos, Döblin) ou d’un narrateur qui parle à la première personne (Jacques Revel dans L’Emploi du temps). Cette focalisation permet un tri dans la multiplicité du réel, même si ce narrateur est confronté à une telle multiplicité. III. LA VILLE-MONSTRE ET LE LIVRE-MONSTRE

La ville est si monstrueuse qu’elle semble modifier l’art romanesque lui-même. 1) La multiplicité des destinées : Dos Passos a senti qu’on ne pouvait écrire un roman de la ville satisfaisant en s’en tenant à une aventure individuelle. Il a donc pris le parti de la multiplicité des aventures. Le roman devient monstrueux par l’assemblage d’intrigues romanesques juxtaposées ou enchevêtrées. Même Döblin et Butor ne peuvent pas s’empêcher d’esquisser d’autres aventures (celle de Lucien Biaise, par exemple, ou celle de James Jenkins dans L’Emploi du temps) à côté de celle du protagoniste. Il en résulte tout un jeu d’interférences romanesques qui, à elles seules, suggèrent la complexité de la ville, lieu de la juxtaposition des destinées individuelles. 2) La multiplicité des points de vue : même s’il existe un narrateur central, ce narrateur peut épouser tour à tour divers points de vue. C’est particulièrement frappant dans Manhattan Transfer et dans L’Emploi du temps, où Jacques Revel va jusqu’à faire parler la ville elle-même, comme s’il se plaçait à son point de vue.

3) L’écriture romanesque tend à rejoindre une écriture mythique qui, curieusement, est celle-là même de Borges dans la phrase à commenter : la ville est un labyrinthe au centre duquel se trouve le Minotaure, à moins qu’elle ne soit le Minotaure lui-même. Borges tend à le suggérer, Butor aussi dans son roman. Pour Manhattan Transfer et pour Berlin Alexanderplatz, le mythe est différent : c’est celui de Babylone. En conclusion, on peut proposer l’interprétation suivante : si la ville est une somme inépuisable, la narration permet de montrer l’homme aux prises avec le monstre urbain. Il est vrai qu’elle en devient elle-même monstrueuse, et que les structures traditionnelles du roman tendent à éclater (narrations multiples dans Manhattan Transfer, stylisation et mythisation dans Berlin Alexanderplatz, chronologie bouleversée et recherche fuguée dans L’Emploi du temps). 2. ÉTUDE D’UN SUJET. PORTRAIT DE L’ARTISTE ET DE L’ÉCRIVAIN Un programme de premier cycle réunissait sous l’intitulé « Le portrait de l’artiste et de l’écrivain » quelques textes majeurs du XXe siècle : Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; Thomas Mann, Der Tod in Venedig, La Mort à Venise ; James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man, Portrait de l’artiste en jeune homme, connu aussi sous le titre de la première traduction française, Dedalus ; Cesare Pavese, Il mestiere di vivere, Le Métier de vivre, son journal posthume publié en 1952 ; Jorge Luis Borges, El libro de arena, Le Livre de sable. Le sujet proposé était le suivant :

Marcel Proust écrit, à propos de Bergotte, que pour l’artiste, le « monde visible » n’est pas le « monde vrai ». Vous essaierez d’expliquer cette distinction et de la discuter. Le sujet, de littérature générale plus que de littérature comparée, devient comparatiste avec le corpus de textes retenu. La frontière, d’ailleurs, est peu nette.

2.1. RECHERCHES PRÉLIMINAIRES 1) La distinction figure dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs à la faveur d’une parenthèse. C’est donc bien « à propos de Bergotte » (le grand écrivain vivant, admiré du narrateur), comme l’indique le sujet : il n’y a pas lieu de consacrer le développement à ce seul Bergotte et à la manière dont le narrateur de À la recherche du temps perdu le voit quand il le rencontre pour la première fois chez les Swann. Ce qui est prétexte pour Proust l’est encore bien davantage pour nous. Mais reprenons plutôt le texte de Proust : « Sans doute, les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons souvent une sorte de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imaginé, le monde visible (qui d’ailleurs n’est pas le monde vrai), nos sens ne possédant pas beaucoup plus le don de la ressemblance que l’imagination, si bien que les dessins enfin approximatifs qu’on peut obtenir de la réalité sont au moins aussi différents du monde vu que celui-ci l’était du monde imaginé. » La parenthèse substitue à la première distinction (monde imaginé/monde visible) une seconde distinction (monde visible/monde vrai) qui est peut-être la seule à être reprise dans le sujet tel qu’il a été formulé… De plus, cette distinction accentue le mouvement du particulier au général : il n’est plus question de Bergotte, mais, en général, du monde, de la réalité. Le sujet n’est donc pas, n’est donc plus, la manière dont le narrateur voit Bergotte et, à partir de cette expérience décevante, l’essai de découvrir le vrai Bergotte ; mais c’est la manière dont l’artiste en général se défie du monde qu’il voit et est à la recherche du monde vrai. Bergotte lui-même a dû connaître cette expérience et cette quête. 2) Le mot utilisé, « monde », mérite de retenir l’attention. On pense inévitablement au célèbre livre de Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, un ouvrage que la traduction d’Auguste Burdeau avait fait connaître en France, et que Proust avait lu. Le traité s’ouvrait sur la formule : « Le monde est ma représentation. » C’est la découverte de l’homme qui a compris que « le monde dont il est entouré

n’existe que comme représentation dans son rapport avec un être percevant, qui est l’homme lui-même ». Mais Schopenhauer croit à un « autre côté du monde », auquel il donne le nom de « volonté », et qui pourrait être le monde vrai dont parle Proust. L’opposition serait alors plutôt celle qui existe entre le monde vu (ma représentation) et le monde vrai (la chose en soi). « La chose en soi, écrit Schopenhauer, c’est la volonté uniquement ; à ce titre, celle-ci n’est nullement représentation, elle en diffère toto genere ; la représentation, l’objet, c’est le phénomène, la visibilité, l’objectivité de la volonté. La volonté est la substance intime, le noyau de toute chose particulière, comme de l’ensemble » (I, paragraphe 21). Si Proust est l’héritier de Schopenhauer, il est aussi l’héritier, comme Schopenhauer lui-même, d’une longue tradition dualiste : celle de Platon (monde sensible/monde des Idées), celle de Kant (la « Critique de la philosophie kantienne », placée en appendice au Monde comme volonté et comme représentation, commence par un hommage à Kant, qui a eu le mérite, selon Schopenhauer, de démontrer la distinction entre le phénomène et la chose en soi). Il y a chez Proust un désir de parvenir à l’essence. Ainsi, la petite phrase de la Sonate de Vinteuil ne sera-t-elle pas une succession de notes audibles, mais une divinité fugitive. Dès le début de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le narrateur précise que ce qu’il attend de la matinée où joue la grande actrice, la Berma – et de l’art en général –, ce sont « des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais ». Ce désir n’est pas seulement celui de l’amateur d’art. Il est aussi celui du créateur, écrivain ou artiste. De là vient l’inquiétude qui saisira le narrateur au début du Temps retrouvé : la représentation qu’il a donnée du salon Verdurin est-elle plus vraie que celle qu’en a donnée le pseudoGoncourt ? Claude-Edmonde Magny, dans sa pénétrante Histoire du roman français depuis 1918, a très bien décrit le problème tel qu’il se posait à Proust : « Ceci n’est nullement une variante banale du célèbre et superficiel : “Quelle vanité que la peinture…” de Pascal, ou plutôt Proust se trouve vivre effectivement le drame que Pascal eût peut-être entrevu s’il n’avait voulu avant tout faire un “mot”. Le problème qu’il se trouve ici

forcé de poser est celui de la possibilité pour l’artiste de saisir l’essence propre d’une chose et de la fixer pour l’éternité, ce qui est la seule façon de lui donner à la fois valeur, intérêt et objectivité : si l’artiste a réussi, ceux qui viendront après lui ne pourront plus voir les choses autrement que par ses yeux, si bien qu’il aura réussi à imposer sa vision spécifique en même temps qu’à atteindre l’éternité. » (p. 177) L’angoisse supplémentaire de l’écrivain vient de l’impression que les autres artistes ont réussi là où il craint d’échouer : le musicien (Vinteuil) parce que l’art des sons est, comme le soulignait Schopenhauer, dégagé des phénomènes ; le peintre tout aussi bien (le petit pan de mur jaune dans la Vue de Delft de Vermeer, ultime torture de Bergotte mourant). 3) Les textes du programme concerné constituent un champ d’étude intéressant pour cette question, dans la mesure même où l’on y sent le passage de Platon. Dans La Mort à Venise, Aschenbach se voit en Socrate auprès de Phèdre (Tadzio), mais son aventure vénitienne tourne à la déconfiture du platonisme du romancier de la belle âme. Il est obligé de s’avouer que ce corps est un corps, qu’il éveille en lui le désir amoureux, et que c’était là la vérité de ce monde visible. Le chapitre V de Portrait de l’artiste en jeune homme est l’écho des spéculations de Stephen Dedalus sur l’esthétique (elles étaient beaucoup plus développées encore dans la version précédente, inachevée, du livre, Stephen le Héros). Mais, se réclamant de saint Thomas d’Aquin et d’Aristote, Stephen prend ouvertement ses distances à l’égard de Platon dans la conversation avec son camarade Lynch, conversation qui a d’ailleurs aussi des allures de dialogue socratique. Pour lui, il n’y a pas d’assimilation possible du beau et du vrai ; mais le statut de l’un et de l’autre est analogue dans deux domaines parfaitement distincts : le sensible et l’intelligible. Cesare Pavese réagit moins contre l’idéalisme que contre le sentimentalisme. L’essentiel pour lui n’est pas une correspondance entre le sensible et l’intelligible, mais plutôt la découverte d’un rapport à l’intérieur même du sensible : « La poésie commence lorsqu’un idiot dit de la mer : “On dirait de l’huile.” Ce n’est nullement là une description plus exacte du calme plat, mais le plaisir d’avoir découvert une ressemblance, l’excitation

d’un mystérieux rapport, le besoin de crier aux quatre points cardinaux qu’on a vu ce rapport. » La découverte de Stephen, à la fin du chapitre IV de Portrait de l’artiste, n’est pas si différente. C’est le problème de l’usage de la métaphore qui se trouve posé, et qui doit permettre de revenir à Proust. Comme l’a fait observer encore Claude-Edmonde Magny, la multiplication des métaphores ne donne pas accès aux essences. Elle ne fait qu’en aviver le désir. Borges connaît lui aussi la tentation du vrai fixe dans le jeu mobile des apparences. Mais il est caractéristique que dans « Utopie d’un homme fatigué », l’une des nouvelles du Livre de sable, il prête à l’autre une affirmation comme celle-ci : « Nous vivons dans le temps, mais nous essayons de vivre sub specie aeternitatis. » Il y a finalement chez lui, comme le prouve par ailleurs son « Art poétique », une acceptation du temps et une acceptation de la multiplicité du sensible. 2.2. EXAMEN DES TERMES DU SUJET Il est particulièrement nécessaire ici. 1) Le « monde visible » : c’est le monde des apparences, des phénomènes (au sens kantien du terme). Le premier mouvement de l’artiste est de reproduire ce qu’il voit. Mais ce monde devient suspect pour différentes raisons : parce qu’il est instable (le temps), parce qu’il tend à se confondre avec ma représentation du monde (Schopenhauer), parce qu’il est insatisfaisant (Rimbaud, « la vraie vie est absente »). 2) Le « monde vrai » : il se définira par référence au monde visible ainsi rejeté. Il sera l’inverse d’un monde décevant, d’un monde subjectif et trompeur. Placé sous le signe de l’éternité, en tout cas de la permanence, il sera transcendant à toute représentation particulière, et il sera le monde des vraies réalités dont les images sensibles ne sont que l’ombre. 2.3. RECHERCHE DU PROBLÈME

Quand on réfléchit à une semblable distinction, on se réfère immédiatement aux philosophes – à Platon, à Kant, à Schopenhauer. Une démarche intellectuelle ou spirituelle, une quête de l’absolu les fait passer de l’un à l’autre de ces mondes. Platon en fait l’objet de la philosophie et le privilège du philosophe inspiré. Or Proust, lui, fait intervenir l’artiste et l’écrivain. Pour Platon, le poiètès n’était qu’un imitateur, esclave du monde visible, du monde des apparences, donc un maître d’erreur et de fausseté. Aussi était-il exclu de la République. Proust installe l’artiste là où Platon installait le philosophe. Mais l’artiste peut-il échapper au sensible ? N’est-ce pas sur les éléments du monde sensible et avec les éléments du monde sensible qu’il travaille ? Son monde vrai n’est-il pas encore le monde sensible ? 2.4. ESQUISSE D’UN PLAN De cette réflexion préalable, on voit déjà se dégager la ligne d’une dialectique que le plan pourrait aisément épouser : – 1) L’artiste est déçu par le monde sensible. – 2) Il aspire à s’en dégager pour trouver le monde vrai. – 3) Mais ce monde vrai n’est peut-être que le monde vu par l’art, et sa vérité n’est peut-être que la vérité de cet art. Introduction Au XIXe siècle, le réalisme, dans ses différents avatars, avait privilégié le monde visible et redonné ses lettres de noblesse à l’imitation du sensible. La tentative de Proust s’inscrit en réaction lointaine contre ce réalismelà. Au « monde visible », le narrateur préfère le « monde vrai » qu’il lui oppose. Ou du moins, il accorde cette préférence à l’artiste – et à l’écrivain en herbe qu’il est lui-même.

Il est curieux de constater que Proust prête à l’artiste la vocation qui était celle du philosophe dans la conception platonicienne. Comment la mimèsis du sensible peut-elle se muer en une heurèsis (découverte) de la vérité ? Déçu par les apparences, l’artiste est peut-être tenté de s’en détourner. Mais il est douteux qu’il puisse s’en passer. Quelle sera donc la vérité de son monde ? I. LA DÉCEPTION

Elle peut avoir différentes causes : – 1) La laideur du monde sensible. C’est sans doute chez Joyce que cette laideur est frappante. Le romancier, s’efforçant d’épouser le point de vue de Stephen, insiste sur cette laideur : le pauvre logis des Dedalus, au début du chapitre V ; le « bloc grisâtre » que constitue Trinity College ; l’eau stagnante du canal encombré de feuilles pourrissantes. Stephen s’en détourne en songeant à la préciosité des chants élisabéthains, ou en se livrant à des spéculations philosophiques sur l’essence du beau. – 2) La différence entre le monde visible et le monde imaginé. C’est la différence initiale chez Proust, parce qu’il y a d’abord eu chez lui rêverie sur un nom de personne (Bergotte) ou de pays, ou sur une réputation, des propos qu’on a tenus devant lui (au sujet de la Berma, au sujet de l’église de Balbec). – 3) Le sentiment d’extériorité. Si le paysage de Calabre est insupportable à Pavese, c’est pour une autre raison. Il ne se sent aucune attache avec lui, il le considère comme extérieur à lui-même, et par conséquent comme impropre à la poésie. « Pourquoi est-ce que moi, je ne puis pas parler des rouges rochers lunaires ? » se demande-t-il au début du Métier de vivre. « Mais parce qu’ils ne reflètent rien qui soit mien, en dehors d’un trouble régionaliste sans chair, lequel ne devrait jamais justifier un poème. » Mais c’est là sa représentation, et peut-être ce qui éloigne le plus le monde visible du monde vrai. II. LA TENTATION IDÉALISTE

Quelle que soit la source philosophique (Platon, Kant, Schopenhauer), elle correspond à un dualisme qui est l’une des grandes traditions de pensée de l’Occident et qui a marqué la littérature. 1) La vérité de l’autre monde. L’envol vers le monde des Idées a été l’un des thèmes de la poésie idéaliste du XIXe siècle (« Bénédiction », dans Les Fleurs du mal). Il en reste quelque chose dans l’essor icarien ou dédaléen de Stephen à la fin de Portrait de l’artiste, et même dans l’appel de Balbec ou de Venise chez Proust. La musique de Vinteuil, de la même manière, doit introduire à un autre monde. Mais on se rend compte que, dans les premiers cas du moins, le voyage métaphysique n’est guère qu’un déplacement dans l’enceinte même du sensible. 2) Le privilège du créateur. Aschenbach, dans La Mort à Venise, est bien un écrivain spiritualiste, marqué par le dualisme platonicien. Mais s’il se croit capable d’atteindre à la vérité de ce monde sensible et d’y saisir l’essence de l’intelligible, c’est en raison d’un privilège de créateur. 3) La supériorité de ma représentation. Ce qui était certitude chez Aschenbach est inquiétude chez le narrateur de À la recherche du temps perdu. Il sait bien que toute représentation du monde visible n’est qu’une représentation singulière, mais il veut espérer que sa représentation est supérieure à celle des autres, qu’il a vu le salon des Verdurin mieux que Goncourt, par exemple. Ce n’est pas seulement une supériorité de vision, c’est une supériorité d’art – la création romanesque dans le roman de Proust devant être infiniment supérieure à la chronique des Goncourt. III. LA RÉHABILITATION DU SENSIBLE

L’art, la littérature n’existent pas sans le monde sensible. Ils ne pourront donc accéder à quelque vérité que par son intermédiaire. 1) L’établissement d’une métaphore. Selon Joyce (fin du chap. IV), selon Pavese, la poésie naîtrait avec l’établissement d’une métaphore, donc la découverte d’un rapport entre deux éléments sensibles. La naissance du narrateur à la littérature (les clochers de Martinville), l’art d’Elstir sont également métaphoriques. Point de quête d’un autre monde plus vrai, par conséquent, mais jeu avec des éléments choisis du monde visible pour une vérité qui ne sera plus que la vérité de l’art.

2) L’essence du sensible n’est autre que le sensible. C’est la découverte que fait Aschenbach dans La Mort à Venise. Il redécouvre la sensibilité et les sens, mais cette découverte est mortelle. 3) Il n’est point d’éternité de l’art sans miroir du temps. Telle est la découverte de Proust, ou plutôt du narrateur, dans Le Temps retrouvé. Et Borges en apporte la confirmation dans son « Art poétique » : « También es como el río interminable Que pas y queda y es cristal de un mismo Herádito inconstante, que es el mismo Y es otro, como el río interminable. » « L’art est encore pareil au fleuve interminable Qui passe et qui demeure et qui reflète un même Héraclite changeant, qui est à la fois même Et autre, tout comme le fleuve interminable. » Cela ne veut pas dire pour autant qu’il soit aussi fluent, aussi multiple que le temps qui s’écoule, que le livre doive être un livre de sable. Conclusion Il y a bien une tentation platonicienne de l’artiste occidental, qui l’incite à se détourner du sensible et à rechercher un monde plus vrai. Mais il ne se situe pas nécessairement au-delà du sensible. Car le monde vrai, pour l’artiste, ne saurait être, en définitive, que le monde de l’art, que la représentation artistique du monde, plus vraie que la reproduction banale, et d’ailleurs impossible. Il resterait à se demander quelle est cette vérité. Il est probable que chaque artiste a sa vérité. 3. LA LICENCE DE LITTÉRATURE COMPARÉE 3.1. LE VOYAGE EN ITALIE AU XVIIIe SIÈCLE

La dissertation porte ici sur une question spécialisée qui était mise au programme de la licence de littérature comparée. Ainsi s’explique notre présentation, plus chargée que pour des corrigés correspondant à ce qui peut être exigé pour des programmes moins spécialisés. J’ai tenu à donner des références plus précises, à utiliser les notes. Cela ne signifie pas qu’à ce niveau, la copie d’examen devra se présenter sous cette forme. J’ai plutôt voulu retrouver l’esprit de la préparation dans le cadre d’une licence de spécialité. Le programme lui-même sera moins limitatif ; il était essentiellement constitué des Lettres familières d’Italie de Charles de Brosses, dont on trouvera une nouvelle éd., 1995, Complexe ; des Travels through France and Italy de Tobias Smollett, disponibles en trad. fr., 1994, Voyages à travers la France et l’Italie, trad. André Fayot, José Corti ; de l’Italienische Reise de Wolfgang Goethe (éd. bilingue, en deux vol., chez Aubier, Voyage en Italie, introduction par René Michéa, trad. par J. Naujac, s.d.) ; du Viaje de Italia de D. Fernandez de Moratin, dont il n’existe pas de traduction française disponible. Le canevas proposé ne restera pas limité à ces quatre textes, conformément à l’esprit de recherche qui est plutôt celui du certificat spécialisé de licence.

Sujet : Henri Heine écrit dans Reisebilder : « Il n’y a rien de plus ennuyeux sur cette terre que la lecture d’un Voyage en Italie, si ce n’est peut-être l’envie de l’écrire, et l’auteur ne se peut rendre supportable qu’en y parlant le moins possible de l’Italie ellemême. » Commentez cette opinion, en l’appliquant aux voyageurs étrangers en Italie au XVIIIe siècle. 3.1.1. Préparation de la dissertation Documentation sur l’auteur de la citation

Henri Heine (1797-1856) appartient au romantisme allemand, mais se rattache par certains aspects de sa personnalité et de sa pensée au

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siècle. Ne s’est-il pas défini lui-même comme un rossignol allemand qui aurait fait son nid dans la perruque de Voltaire ? Le sujet est donc moins artificiel qu’il n’en a l’air. Il l’est même d’autant moins que Heine est l’auteur des Reisebilder (« Images de voyage ») dont les volumes III (1829) et IV (1831) traitent de l’Italie à partir des souvenirs laissés par un séjour dans ce pays au cours de l’été 1828. XVIII

On a souvent noté que les Reisebilder occupaient une place à part dans la littérature de voyage. « Heine n’a à peu près rien vu de l’Italie, et des Italienische Reisen illustres, la sienne est la plus pauvre en faits », écrit Henri Plard. Geneviève Bianquis, après avoir rappelé la tradition du voyage en Italie au XVIIIe siècle, reconnaît que ceux de Heine « ne ressemblent à aucun de leurs modèles » et qu’ils « feraient plutôt songer par moments aux voyages humoristiques de certains héros de JeanPaul ». Les textes sont en effet d’une rédaction capricieuse où s’entremêlent les vers et la prose, la satire et le rêve, le reportage et l’effusion. Les conversations entre touristes y occupent une grande place. Les Italiens y restent fort conventionnels. La personnalité de l’auteur envahit tout, et le moindre prétexte est bon pour que Heine nous fasse part de ses réactions, de ses théories ou de ses souvenirs. Des réflexions générales sur le christianisme et le problème religieux dans le monde moderne occupent presque toute la partie intitulée « La ville de Lucques ». « Les bains de Lucques » constituent une nouvelle où Heine lui-même joue un rôle, évoquant son passé auprès de la belle Milady. Il convient toutefois de ne pas trop accentuer le contraste. Heine, tout d’abord, s’inscrit dans la lignée des « voyageurs sentimentaux » inaugurée par un écrivain qu’il admire : Laurence Sterne, dans son célèbre récit, A Sentimental Journey through France and Italy (1767). Entre-temps, Thümmel, dans sa Reise in die mittäglichen Provinzen von Frankreich (1791-1805), a pu relever le flambeau. Mais on trouverait, dans nombre de récits de voyage à la fin du XVIIIe et au début du e XX siècle, des caractéristiques du voyage sentimental : l’émotion facile, chez Dupaty, la vertu d’accueil et la transformation du voyage en odyssée intérieure dans l’Italienische Reise de Goethe, par exemple.

De plus, et surtout dans « Italien », les Reisebilder conservent des attaches certaines avec la réalité : tableau de Trente, hérissée de tours et de clochetons, procession de la fête des morts à Lucques, trésors d’art des palais de la via Balbi à Gênes, etc. Heine y accroche des méditations comme bien des voyageurs l’ont fait, dès le XVIIIe siècle : que l’on songe aux réflexions anticléricales et antipapistes de Maximilien Misson quand il voit les multiples oratoires semés sur le chemin qui mène de Brixen à Bolsano, à la méditation sur la liberté que peut faire Montesquieu à Venise, etc. Étude du sujet

Le sujet contient évidemment un paradoxe : le récit d’un voyage en Italie doit éviter de parler de l’Italie. Il faut faire la part de l’humour de Heine à qui de telles pirouettes sont coutumières. Il convient aussi de prêter attention à cette confidence (Heine ne peut s’empêcher, ici même, d’en glisser une) sur « l’envie de l’écrire » : avec une coquetterie d’écrivain, il feint de renoncer à une tentation à laquelle il a déjà succombé. Malgré ses nuances et ces réserves, il faut reconnaître que la citation, appliquée aux voyageurs du XVIIIe siècle, pose un réel problème. Tant de catalogues de tableaux, de monuments, finissent par paraître fastidieux, et la personnalité de l’auteur y disparaît souvent. Bien plus, sa personnalité littéraire s’efface, soit qu’il répète la leçon de ses prédécesseurs (Addison, de Brosses lui-même empruntent à Misson de très nombreux éléments), soit même qu’il se contente de les compiler (Volkmann mêle Gougenot, Richard, Lalande, et par l’intermédiaire de Lalande qui l’avait lui-même pillé, de Brosses, Cochin, Keyssler, Winckelmann, Wright, etc.). La « restauration du moi » était peut-être nécessaire au salut de l’écrivain de voyage. Et, de fait, Volkmann n’est que la proie des érudits, tandis que les Reisebilder restent, dans la production de Heine, l’un des livres préférés du public. Organisation du plan

Le plan chronologique constituerait une maladresse, même si l’on peut avoir l’impression d’une évolution, à travers le XVIIIe siècle, vers le « voyage sentimental ». Il est évident qu’Addison ou Montesquieu, au début du siècle, ont une personnalité plus affirmée que Volkmann, dans sa seconde moitié. Un plan dialectique partant de la « thèse » de Heine risquerait de faire trop dévier le développement vers les Reisebilder. Le mieux est peut-être de suivre le mouvement d’une libération progressive : – 1) Un sujet écrasant. – 2) La libération du moi. – 3) L’épanouissement de la personnalité littéraire. 3.1.2. Plan détaillé INTRODUCTION

(a. Préambule) Heine le libérateur. (Présentation de la citation) (b. Exposé du problème) Las de l’étouffante littérature de voyage qui a proliféré au XVIIIe siècle et qu’il connaît fort bien, Heine prône l’explosion du moi. Mais l’Italie ne risque-t-elle pas de disparaître des Voyages en Italie ? Paradoxe probablement excessif qu’il faut nuancer. (c. Annonce du plan) La réaction était nécessaire, mais le sujet appelait moins le développement autonome de la personnalité que sa souple adaptation à la réalité. I. UN SUJET ÉCRASANT

(1. Les élèves) Le voyage en Italie constitue le couronnement des études (n’est-ce pas encore sur un voyage que s’achèveront celles d’Émile ?). Le jeune Anglais accomplira donc, pour s’instruire, le « grand tour » (voyage de

Gray et de Walpole en 1739-1740) ; le jeune Allemand, le « kavalierstour » (voyage du père de Goethe en 1739-1740) ; même un jeune Français comme le comte de Caylus vient en Italie pour s’instruire et, s’il écrit un journal de voyage, c’est pour prouver à sa mère qu’il n’a pas perdu son temps. Ces journaux, qui ne sont nullement destinés à l’impression, tournent à la nomenclature des curiosités visitées. (2. Les « connaisseurs ») Après les élèves, les maîtres ; après les curieux, les « connaisseurs », particulièrement nombreux au tournant du siècle. L’anglais emprunte le terme au français, et l’allemand le traduit (« Kenner »). Ils se veulent experts, et avec eux, le voyage en Italie prendra un tour encyclopédique. Cochin présente son Voyage d’Italie comme un simple « recueil de notes sur les ouvrages de peinture et de sculpture qu’on voit dans les principales villes d’Italie ». L’abbé Richard, plus ambitieux, veut traiter du gouvernement, des sciences, des arts, du commerce, de la population et de l’histoire naturelle. À Lalande, il ne faut pas moins de huit volumes pour réaliser une véritable encyclopédie italienne où l’on trouvera même la latitude et la longitude de chaque ville. (3. Les compilateurs) Un savoir si massif ne saurait être que de seconde main, en grande partie, et Grimm, s’emportant contre « cette fureur d’écrire et de compiler qui augmente chaque jour », pouvait dire au sujet de Lalande : « Je crois qu’il a compilé tout ce que d’autres ont dit sur cette belle partie de l’Europe, et je le tiens quitte de tout ce qu’il a pu y ajouter du sien ». Mais que penser alors de Volkmann qui, dans ses Historisch-kritische Nachrichten von Italien, se contente, la plupart du temps, de traduire des passages entiers de ses prédécesseurs ? La notion de personnalité littéraire se dilue. Et il est curieux de constater que le président de Brosses pille Misson, que Goethe fait de très larges emprunts à Volkman, que Sade ou que Moratin encombrent leurs voyages d’Italie de catalogues fastidieux, généralement supprimés dans les éditions modernes de l’Italienische Reise.

II. LA LIBÉRATION DU MOI

(1. L’explosion) Une réaction était nécessaire, et l’on comprend que Heine ait été excédé par ces ouvrages et en soit venu à ne plus vouloir entendre parler de l’Italie dans un Voyage d’Italie. Avec les Reisebilder, le moi reprend ses droits ; il fait éclater le carcan érudit : il devient même envahissant. Délaissant les descriptions de paysages ou de tableaux, Heine laisse libre cours à ses méditations, à ses rêveries, à ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Tout devient prétexte à une autobiographie capricieuse, et l’on a pu dire que, de tous les Voyages en Italie, son Italien était « le plus pauvre en faits ». Mais n’est-ce pas tomber d’un excès dans un autre, et s’exposer au reproche même qui a été fait à Volkmann : comme les Historisch-kritische Nachrichten, les Reisebilder auraient pu être écrits sans que leur auteur se donnât la peine de mettre les pieds en Italie. (2. Ineffaçable moi) En réalité, la personnalité du voyageur ne s’effaçait jamais complètement. Il arrive même que Volkmann glisse une remarque personnelle – l’une de ces rectifications de détail qui, dit-il, lui ont coûté autant de peines et de recherches qu’un ouvrage original ! On remarquera d’ailleurs que la littérature de voyage, au XVIIIe siècle, emprunte le plus souvent les formes de la littérature intime, le journal (aussi bien Caylus que Goethe), la « lettre familière » surtout, déjà utilisée par Misson, et particulièrement propre à l’expression de la nostalgie (Charles de Brosses regrette à Venise « de n’avoir pas, quand le soir vient, ses bonnes pousselines, son gros Blancey, son bon Quintin, ses amis Maleteste et Bévy, sa dame Cortois, ces excellentes petites dames de Montot et Bourbonne ; enfin tout [son] petit cercle, pour tenir, les coudes sur la table, des propos de cent piques au-dessus de la place Saint-Marc et du Broglio »), de la mauvaise humeur (Smollett aux prises avec les aubergistes et avec les postillons), de l’extase poétique (Dupaty à Tivoli). L’attention excessive portée au pays n’est-elle pas elle-même une manifestation d’enthousiasme ?

(3. L’enrichissement de la personnalité) Avec le Voyage sentimental de Sterne, ancêtre d’une longue lignée à laquelle se rattache Heine lui-même, nous assistons moins à l’invasion du moi qu’à sa conquête. La personnalité de l’écrivain s’affirme ou se modifie au fur et à mesure que se déroule l’expérience du voyage. À la fin de l’épisode du moine de Calais, Sterne, constatant qu’il s’est « très mal conduit », se console en pensant qu’il vient seulement de se mettre en route, et qu’il « apprendr[a], chemin faisant, de meilleures manières ». De même, Goethe quitte sa patrie en quête d’un meilleur lui-même. Le voyage complète, comme pour Wilhelm Meister, ses « années d’apprentissage » dirigées à Weimar par Madame de Stein. Son récit apparaît alors comme celui d’une « renaissance qui [le] transforme de l’intérieur », et il peut s’écrier : « Plus il faut me renier moi-même, plus grande est ma joie ! » Peut-être alors, comme Sterne, ne voit-il plus le pays exactement tel qu’il est, peut-être le voyage est-il placé sous le signe de « l’illusion consentie » : mais parce que le voyageur et le pays qu’il traverse forment désormais un tout indissociable. III. L’ÉPANOUISSEMENT DE LA PERSONNALITÉ LITTÉRAIRE

Avec la genèse de l’œuvre littéraire, un autre lien se tisse : le style. Un Voyage en Italie est ennuyeux s’il est mal écrit, ou s’il n’est pas écrit, et non parce qu’il parle de l’Italie. Voltaire jugeait le Nouveau Voyage de Misson « très plaisant ». Dans des pages enthousiastes sur le Voyage d’Italie de Cochin, Diderot écrit qu’« il y a certains morceaux répandus par-ci, par-là qui ne le cèdent en rien, pour le style, à ce que nos meilleurs auteurs ont de mieux écrit » : (1. L’application d’un style) L’Italie peut être l’occasion d’un exercice de style. Misson fait un tableau amusant de la procession de l’âne à Vérone, et Heine ne résiste pas plus que lui à cette ennuyeuse envie d’écrire quand il fait celui de la procession de la fête des morts à Lucques. Les Lettres de Smollett constituent peut-être le cas le plus typique de « l’application d’un style ». Le traducteur de Gil Blas, l’auteur de Roderick Random ou de Peregrine

Pickle, construit ses Travels comme une sorte de roman picaresque dont il est le héros à la triste figure : les aubergistes deviennent de plus en plus filous, les maîtres de poste de plus en plus inquiétants, le livre est construit selon un crescendo irrésistible et pourrait s’ajouter à la série de ses romans sous le titre de The Adventures of Tobias Smollett. Il n’y manque pas même le dénouement heureux puisque, après tant de nuits d’insomnie, tant de gîtes gelés, et un long retour forcé à Florence sous la pluie, le malade d’hier se juge guéri. (2. La naissance d’un style) Mais n’est-il pas plus étonnant encore de voir un magistrat (qui prit sa tâche au sérieux), le président de Brosses, grave historien de Catulle, auteur d’une Histoire des navigations aux terres australes et d’une Dissertation sur le culte des dieux fétiches, trouver avec son voyage en Italie l’occasion unique de faire briller toutes les facettes de son style et de son esprit ? L’écrivain ici se révèle à lui-même. Emprunte-t-il à Labat une remarque sur le caractère guttural du langage florentin ? Il le fait venir « du fond de l’estomac ». À Richardson, une critique des contours des figures dans le Saint Georges du Corrège, « un peu durs […] et comme taillés sur le fond ». Il le voit « sorti tout entier de sa toile » et arrivé « aussitôt que vous au bout de la chambre ». Caricaturiste, quand il peint l’habillement grotesque des nobles vénitiens, burlesque quand il travestit l’Antiquité, il retient perpétuellement l’attention par ses intentions de parodiste. (3. La renaissance d’un style) En Italie, la transformation de la personnalité de Goethe est inséparable de la transformation de sa personnalité littéraire. À peine libéré du Sturm und Drang et du gothique strasbourgeois, il est venu à la recherche d’un « classicisme » qu’appelaient ses ouvrages en cours, Torquato Tasso ou Iphigénie en Tauride. Voulue ou subie, l’influence de Palladio se conjugue avec la découverte, en Sicile, de l’hellénisme pour contribuer à la renaissance d’un style. Et, quelque tardive qu’elle soit, l’Italienische Reise nous fait revivre, comme Goethe la revivait lui-même

au soir de sa vie, l’expérience de ses années italiennes. Elle nous intéresse plus, sans doute, comme roman d’un artiste que comme compte rendu d’un voyage en Italie : mais le sujet du roman n’est autre que la recherche passionnée de « l’Idée » de l’Italie. CONCLUSION

(Résumé des conclusions partielles) Victimes parfois de leur enthousiasme excessif, ou des habitudes de leur temps, les voyageurs en Italie du XVIIIe siècle n’ont pourtant pas attendu le romantisme pour nous parler d’eux-mêmes, et nous faire vivre, à travers leurs ouvrages, leurs aventures de touriste ou d’artiste. (Conclusion générale) La formule de Heine (où l’on sent d’ailleurs beaucoup de coquetterie) est tout aussi excessive que celle des statisticiens déjà ridiculisés par Goethe. Elle est même inapplicable. (Élargissement du sujet) Parce qu’ils sont des chantiers littéraires et jamais des œuvres littéraires pleinement achevées, les Voyages en Italie nous permettent d’assister aux métamorphoses de la réalité dans la vision ou dans le style d’un artiste, parfois même à la métamorphose de cet artiste lui-même. 3.2. LA REPRÉSENTATION DE L’AMOUR-PASSION AU THÉÂTRE Nous traiterons ici ce sujet, initialement présenté à l’agrégation, sous la forme d’un plan concis. La question était organisée autour de trois œuvres : Shakespeare, Romeo and Juliet (premier Quarto, 1597) ; Wagner, Tristan und Isolde (première représentation à Munich le 10 juin 1865) ; Claudel, Partage de midi (première version, 1906). Les éditions utilisées étaient, pour Roméo et Juliette, le volume bilingue des éditions Aubier, 1961, traduction de Maurice Pollet ; pour Tristan et Isolde, le

volume bilingue des éditions Aubier-Flammarion, 1974, traduction de Jean d’Arièges ; pour Partage de midi, le volume de la collection « Folio », no 245. Mais pour cette dernière pièce s’impose désormais l’édition critique établie par Gérald Antoine, de la collection « FolioThéâtre », no 17, 1994. La représentation de l’amour-passion au théâtre est inséparable de la représentation qu’on se fait de la passion. Si les livres de Denis de Rougemont ont un intérêt, c’est bien d’abord celui-là : mettre en valeur l’emprise sur notre représentation de l’amour d’un mythe de l’amour occidental qui est assimilé par l’essayiste suisse au mythe de Tristan. L’Amour et l’Occident (1939), avant d’être une thèse sur les origines de la représentation occidentale de l’amour-passion, est une critique de cette représentation. Ce serait, si l’on veut, une critique de la passion impure. Cette passion impure imprègne et même suscite des œuvres littéraires, dramatiques, cinématographiques. Si Shakespeare, selon Louis Gillet (1931, Shakespeare, Grasset, p. 121), échappe à l’existence bourgeoise, Wagner y plonge ses racines vivantes : Theodor Adorno le lui a reproché ; Claudel lui-même, quand il le brûle après l’avoir aimé (« Le Poison wagnérien », publié dans Le Figaro le 26 mars 1938), donne une image caricaturalement bourgeoise de la représentation de l’amourpassion dans Tristan et Isolde, réduisant le drame wagnérien à une « pièce à trois personnages » du Second Empire, dont « le Cocu ! M. Wesendonck en personne ». Quand lui-même écrivait Partage de midi en 1905, sa démarche était inverse : il s’agissait pour lui d’élever sa représentation théâtrale de l’amour-passion au-dessus de la représentation théâtrale de l’amour-passion dans le théâtre bourgeois. Il se passe ceci d’étrange : l’œuvre théâtrale, qui apparaissait comme le réceptacle d’une certaine représentation de l’amour-passion, peut être considérée tout aussi bien comme l’origine de cette représentation.

Sujet : « Ses personnages [sont] plus qu’humains, ils sont des passions incarnées » : cette remarque d’un critique à propos de Wagner et de Tristan et Isolde vous semble-t-elle valoir en général pour la représentation de l’amour-passion au théâtre ?

3.2.1. Remarques préliminaires On ne donne généralement le nom du critique cité, et encore pas toujours, que s’il s’agit d’un écrivain connu. Or ce n’est pas le cas ici. Le texte à commenter est emprunté à la préface écrite par Marcel Doisy pour l’édition de Tristan et Isolde aux éditions Aubier-Flammarion. On peut essayer de découvrir une contradiction qui permettra de poser le problème. Le critique juge les personnages « plus qu’humains » (l’expression a comme un relent de Nietzsche), et pourtant, il voit les passions « incarnées » (chair qui est bien celle de l’homme). Par ailleurs, et surtout, il a l’air de croire à une passion pure, abstraite, transcendante, qui pourrait exister en dehors de la chair, alors que la passion est plus probablement une manière pour l’homme d’être et d’aller au bout de luimême. En d’autres termes, le critique semble avoir de ce théâtre une conception dualiste sur laquelle il conviendra de revenir en considérant plutôt que le théâtre, comme l’homme, se fait. 3.2.2. Développement Introduction

(Préambule) Le statut du personnage de théâtre est ambigu. On lui cherche un modèle humain, et pourtant, il semble porteur d’une vérité plus haute. Tristan peut représenter Wagner, et Isolde Mathilde Wesendonck. Mais une semblable identification se révèle vite fragile, et ce que nous cherchons en eux, comme en Roméo et Juliette, comme en Mesa et Ysé, c’est un absolu de l’amour. (Exposé du sujet et position du problème) On conçoit dès lors qu’un critique ait pu écrire, à propos de Wagner et de Tristan et Isolde : « Ses personnages sont plus qu’humains, ils sont des passions incarnées. » Laudatif ou dépréciatif, un semblable jugement n’est possible que dans une conception dualiste du théâtre. Mais est-il

possible de séparer les personnages de leurs passions, d’isoler de la représentation théâtrale une « idée » de l’amour-passion à l’état pur ? (Annonce du plan) La diversité du spectacle ne peut sans doute pas cacher des constantes, et on est tenté de rattacher ces constantes à une transcendance. Mais il n’est pas sûr que la tension qui en résulte pour le personnage se situe en dehors de l’humain. I. DIVERSITÉ

(Préambule) Prenons un instant, et comme par jeu, la citation proposée au pied de la lettre. Elle supposerait que tous les représentants de l’amour-passion au théâtre se ressemblent quand ils ne font qu’incarner l’amour-passion. Roméo et Juliette, Tristan et Isolde, Mesa et Ysé seraient coulés dans le même moule – celui des statues d’or commandées par Montaigu et par Capulet. Or les pièces étudiées font apparaître au contraire une belle diversité : l’enracinement historique et social ne peut être éludé ; les personnages sont des êtres humains qui ne se laissent pas réduire à l’amour-passion ; enfin l’amour-passion même, et la façon dont ils le vivent, les font apparaître comme des êtres en devenir. (1. L’enracinement historique et social) Tristan et Isolde, Roméo et Juliette renvoient à une histoire lointaine, écoutée, comme le dit Victor Hugo, aux portes de la légende. Partage de midi présente, au contraire, des faits contemporains du séjour de Claudel en Chine : la révolte des indigènes, au IIIe acte, ne peut être que la révolte des Boxers. La distance dans l’espace tient-elle lieu d’éloignement dans le temps, comme le souhaitait Racine ? Toujours est-il que Mesa et Ysé peuvent faire figure, comme les précédents, d’amants exemplaires. L’enracinement historique et social est inévitablement plus sensible dans le drame de Claudel, qui n’a pas éliminé toutes les exigences du

réalisme théâtral cher à la fin du XIXe siècle. Chacun des personnages, même Ysé, correspond à une situation précise dans la société coloniale évoquée par Claudel, qui la connaît bien. Ressuscitant, sans aucun souci de réalisme, la société médiévale, Shakespeare et Wagner affectaient aussi une condition sociale à leurs héros : fils et fille de grande famille à Vérone, Roméo et Juliette connaissent les devoirs de leur rang, pour l’un la défense du clan, pour l’autre un noble mariage. Tristan, même proche du roi Marke, reste le vassal désireux d’augmenter ses mérites, et Isolde devrait être honorée de devenir la reine de Cornouailles. Mais ce qui frappe précisément, c’est la distance qui se crée entre la situation de ces personnages et eux-mêmes. Roméo envierait le valet ou la mouche qui vit près de Juliette. Tristan et Isolde repoussent la vaine pompe du jour. Ysé abandonne son foyer, et Mesa, même s’il utilise le privilège de la passe, semble avoir oublié à l’acte III qu’il est commissaire aux douanes. Tout se déroule comme si la place était libérée pour l’amour-passion… (2. Des êtres aux préoccupations multiples) Ces êtres sont en eux-mêmes trop riches pour que cette place se libère aussi facilement. Roméo a le souci de sa réputation, de « l’acier de sa valeur » ; de plus, il a des amis : deux raisons qui le poussent à venger Mercutio et à croiser le fer avec Tybalt, même si ce dernier est le cousin de Juliette. Tristan, avant de boire le philtre, cherche à respecter scrupuleusement « l’usage » en gardant ses distances à l’égard de la fiancée du roi, et il avouera à la fin de l’acte II qu’en conquérant Isolde pour son oncle, il a voulu, à l’instigation de Mélot, « augment[er] son honneur et [s]a gloire ». Mesa apparaît dès l’abord comme essentiellement préoccupé de Dieu. « Je ne puis m’en débarrasser », confie-t-il à Ysé à l’acte I, et il n’attend encore que Lui seul. Ces préoccupations peuvent-elles se trouver soudain abolies pour laisser place à l’amour-passion ? Roméo, le plus impulsif, le plus jeune aussi, ne conçoit plus la vie éloigné de Juliette et, s’il est obligé d’obtempérer à l’ordre d’exil, il se rend compte plus que jamais à Mantoue que « la passion souveraine règne sur [s]on cœur ».

Tristan, au cœur même de l’exaltation amoureuse, conserve une image plus forte, celle du merveilleux royaume de la mort, lié à la figure de sa mère, et qui est le « vrai pays » auquel il aspire. Quant à Mesa, le souci de Dieu ne le quitte pas, même dans la faute : c’est pourquoi Ysé le quitte. « Je ne le possédais pas », explique-t-elle à Amalric, « et quelque chose en lui d’étranger/impossible » demeurait en lui. S’il revient à l’acte III, ce n’est pas davantage pour se donner sans condition, mais il n’a pas renoncé à concilier les deux passions. (3. Des êtres en devenir) L’amour-passion ne constitue donc pas une situation entièrement nouvelle et stable. En très peu de temps, Roméo et Juliette, ces fruits verts, mûrissent. Roméo passe d’une expérience toute cérébrale de la passion (son amour pour Rosaline) à une passion vraiment incarnée, vécue à la fois dans l’extase et dans la souffrance. Juliette sait qu’on ne passe pas facilement d’un « amour tout neuf » à l’« amour vrai » (III, 2) ; il y faut au moins le secours de la nuit initiatique. D’amoureux impatients, les deux jeunes gens deviennent deux époux qu’il est non seulement cruel mais injuste de séparer. Isolde (et sans doute à un moindre degré Tristan) passent d’un amour retenu à une passion flamboyante. Mais, même après le philtre, ils vivent l’amour dramatiquement, sur le mode du devenir. Non seulement ils sont soumis aux contingences (la prudence qui leur est imposée à la cour, la séparation après la blessure), mais encore leur passion leur apparaît tantôt comme une grâce, tantôt comme un fardeau : elle est la nuit désirée, mais elle est peut-être aussi la dernière illusion du jour. Le grand duo de l’acte II est à lui seul révélateur de ces modulations. Le changement qui est intervenu en Mesa dès la fin de l’acte III – et qui est remarqué par Amalric – ne fait ensuite que s’accentuer : le « profond dérangement » vécu à l’acte II entre à l’acte III dans un dessein providentiel respectueusement accepté, même s’il aboutit à une longue et peut-être pénible séparation. (Conclusion partielle et transition)

Rien de moins figé, de moins monolithique que ces personnages. Tributaires d’une situation, ils refusent de se confondre avec elle. Porteurs de diverses préoccupations, ils devront les concilier avec leur préoccupation nouvelle, leur passion. Mais cette passion elle-même, ils la vivent dramatiquement, comme si elle se modifiait en même temps qu’eux. Dans ces conditions, est-il possible de la concevoir comme une entité ? II. TRANSCENDANCE

(Préambule) « Quoiqu’en soi vivants et individuels, ils représentent uniquement la puissance qui a poussé ces caractères déterminés à s’identifier avec quelque côté particulier du fond substantiel de la vie » : cette remarque de Hegel à propos des personnages tragiques semble trouver une formulation nouvelle, et plus particulière, dans la citation à commenter. Cette citation est marquée par l’idéalisme, par un dualisme de l’esprit (la passion) et de la chair (l’incarnation). Les personnages de Wagner, les représentants de l’amour-passion au théâtre incarneraient pour nous, pendant la durée de la crise dramatique, une puissance supérieure conçue comme une transcendance. Les pièces étudiées sont des tragédies, et une transcendance assurément y est à l’œuvre, mais il n’est pas sûr qu’elle se confonde toujours avec l’amour-passion. (1. Une possession par l’amour) Plus brutalement que les deux autres dramaturges, Wagner a fait de Tristan et d’Isolde la proie d’une force qui les domine entièrement : le philtre d’amour. La modification est décrite dans une didascalie de la scène 5 de l’acte I. L’amour est vécu comme un détachement du reste du monde, mais il peut l’être aussi comme une tyrannie : Tristan blessé jettera l’anathème sur le « philtre effroyable » qui, « du cœur au cerveau » l’a « investi avec fureur ». Roméo se rend également compte d’une modification qui l’étonne luimême : le centre de gravité du monde n’est plus le même ; il serait prêt à

changer de nom s’il le fallait. Il lui arrive aussi, dans le registre opposé, de s’emporter contre cet amour qui l’a efféminé (III, 1). Au début de l’acte II de Partage de midi, Mesa emploie une image qui est encore plus forte : il est « frappé de paralysie » et, en spectateur, il est prêt à assister à un jeu effrayant – comment il va jouer son âme. Réinterprétant son aventure à la fin de l’acte III, il sera tenté de dire : « C’est l’amour qui a tout fait. » Mais la manière dont le mot est souligné dans le texte, la nuance d’ironie avec laquelle il doit être dit prouvent qu’à ce moment-là, Mesa sait fort bien qu’il n’en est rien, et qu’une autre transcendance, portant un autre nom, a pu intervenir. (2. D’autres transcendances) Car il est d’autres transcendances, et dans chacune des trois pièces. Dans Roméo et Juliette, plutôt que la facétieuse reine Mab, qui n’apparaît qu’épisodiquement dans une tirade de Mercutio, c’est le destin représenté par l’image élisabéthaine des étoiles. Ce destin est venu se mettre en travers du bonheur de Roméo et de Juliette : le jeune homme peut dénoncer les étoiles ou même les défier (V, 1), comme s’il était, en face d’elles, le chevalier de l’amour. Dans Tristan et Isolde, les deux protagonistes ont entendu un autre appel, celui de la mort. C’est pourquoi (et pas seulement par dépit amoureux ou par blessure d’amour-propre) Isolde a tendu à Tristan le Todestrank au moment de l’arrivée en Cornouailles. Et c’est pourquoi aussi Tristan a accepté de le boire, subissant le mirage de ce pays de la mort auquel il aspire depuis sa naissance. Dans Partage de midi, ce Dieu qui s’est tu ne cesse d’être là. Mesa le sait bien, et peu à peu, Ysé en prend conscience grâce à lui. Seul Amalric peut se montrer sceptique sur « ce Dieu qui nous regarde ». Son regard pèse de plus en plus lourd et, comme dans chacune de ses pièces, Claudel cherche à nous faire voir par ce regard-là. (3. La conciliation)

Le personnage ne sera-t-il alors qu’un « chevalet » (l’image se trouve dans le texte de Claudel) où ces différentes forces s’affrontent et s’emploient à le torturer en le tiraillant en des sens différents ? Dans la pièce de Shakespeare, l’amour, que nous avons tendance à mythifier, n’aura peut-être été qu’un instrument de l’ordre social – une préoccupation essentielle pour le dramaturge élisabéthain. Dans Partage de midi, il a été un instrument pénitentiel entre les mains de Dieu. Dans Tristan et Isolde, le Liebestrank apparaît comme un autre mode du Todestrank. Tristan a développé ce sophisme dans l’hymne par lequel il célèbre le « philtre » (sans préciser lequel) à l’acte II. Isolde a compris que Frau Minne est la déesse de la vie et de la mort. Les personnages wagnériens deviennent dès lors la passion de la mort incarnée, passion d’abord contrariée par l’amour puis triomphant grâce à lui. (Conclusion partielle et transition) Comme la citation à commenter, les pièces étudiées peuvent sembler marquées par le dualisme. Mais on aurait tort de faire de la passion la seule transcendance. Dans un conflit de forces puissantes, l’amour finit par apparaître comme subordonné. Est-ce à dire que les personnages soient purement passifs, ou qu’ils se trouvent élevés vers une condition qui dépasse celle de la simple humanité ? III. DOMAINE DE L’HOMME

(Préambule) Dans Partage de midi, Amalric représente le destin des quatre personnages du drame comme « tricoté » par eux-mêmes. L’image est familière, même si elle reprend le motif mythique du fil des Parques. Elle rappelle aussi qu’une pièce de théâtre est tissée de ces fils qui correspondent à chacun des personnages. Les considérer comme « des passions incarnées », c’est les déshumaniser. Les considérer comme « plus qu’humains », c’est, si l’on peut dire, les « surhumaniser ». Mais vivre la passion, c’est peut-être aller jusqu’au bout de l’humain.

(1. Déshumanisation) La scène 3 de l’acte II de Tristan et Isolde peut donner l’impression qu’en face d’un roi Marke profondément et douloureusement humain, Tristan, malgré un regard de compassion, et Isolde, qui fixe Tristan avec une ardeur passionnée, ont perdu toute humanité et se dirigent vers « un pays étranger », qui serait étranger à l’homme et au monde. En fait, cette déshumanisation s’explique avant tout par une passion de la mort, et Tristan d’ailleurs se laisse blesser par Mélot. Juliette peut sembler aussi inhumaine quand elle accepte le scénario imaginé par Frère Laurent : elle va plonger dans le deuil sa famille entière, sans imaginer un seul instant qu’elle puisse plonger dans le deuil Roméo lui-même. La déshumanisation ne vient pas ici d’une façon de vivre la passion amoureuse jusqu’à un point extrême, mais d’une façon de se mettre entre parenthèses de l’humanité pour ruser avec les obstacles. Inhumaine, Ysé l’est à sa manière, qui est plus banale : elle laisse aller son mari à l’aventure et à la mort, elle abandonne ses enfants, et elle finit d’ailleurs par se le reprocher. La manière dont Mesa accueille la mort de leur enfant et dont elle-même bientôt s’en détourne a quelque chose de choquant. Ces deuils, ces souffrances semblent pour eux de peu de prix auprès de leur passion. (Surhumanisation) Sont-ils pour cela plus grands, et méritent-ils le nom de héros qu’on donne si volontiers aux personnages de théâtre ? La fausse mort de Juliette suppose, il est vrai, un courage peu commun, et Roméo, venant la rejoindre dans le tombeau, s’expose avec témérité à une mort qu’il n’a jamais crainte et qu’il n’a plus de raison de craindre. Dès le moment où il avait franchi le mur pour parler à Juliette, le jeune homme avait fait preuve de son mépris des limites de la condition humaine. Tristan, le vainqueur de Morold, était déjà un héros sans peur et sans reproche. L’adultère pourrait ternir son prestige, mais la blessure que lui fait Mélot le fait accéder d’une autre manière à la surhumanité : c’est, comme dans l’épopée, une véritable descente au pays de la mort, une initiation au

terme de laquelle il est prêt à tout renier de la vie humaine, même le désir amoureux. La venue de Mesa dans la maison minée, le retour d’Ysé sont encore des actes de courage, et il y a quelque chose de grandiose dans la manière dont ils affrontent la mort. C’est comme une transfiguration anticipée. (3. Au bout de l’humain) Pourtant, on ne saurait oublier que la passion est d’abord et avant tout humaine. C’est pourquoi une expression comme « passion incarnée » peut être considérée comme dépourvue de sens. C’est pourquoi également il est injuste de reprocher à ces personnages d’être « plus qu’humains ». Des circonstances exceptionnelles leur permettent de vivre avec une intensité elle aussi exceptionnelle l’amour, qui reste l’amour humain. CONCLUSION

(Reprise des conclusions partielles) Même si Roméo et Juliette, Tristan et Isolde et, à un moindre degré, Mesa et Ysé font figure pour nous d’amants exemplaires, on ne peut pas faire d’eux de purs symboles. Ils sont trop complexes, soumis à des forces trop diverses, et finalement trop humains pour cela. (Conclusion générale) La formule à commenter est donc dangereusement simplificatrice. Elle n’est acceptable que si l’on met l’accent sur l’incarnation, qui est une manière de vivre la passion amoureuse dans sa chair, mais aussi de la représenter, au théâtre, dans des êtres de chair. (Élargissement du sujet) Peut-être est-ce le spectateur qui a besoin de cette distance. Dans son livre sur Shakespeare dramaturge élisabéthain, Henry Fluchère faisait, à propos de John Ford, une remarque qui va dans le même sens que la

citation à commenter : « Le spectateur ne s’intéresse à ses personnages que s’il les abstrait comme des figures idéales, qui transcendent l’humanité commune pour devenir objet de contemplation et de satisfaction esthétique. » Mais cette mise à distance n’exclut pas l’identification profonde, le spectateur pratiquant, à la suite du dramaturge, ce que Wagner a appelé « l’art de la transition » dans sa lettre à Mathilde Wesendonck du 29 octobre 1859. Cet art de la transition, il le revendiquait bien plus qu’une représentation « plus qu’humain[e] ». 3.3. LE POÈTE COMME CONSCIENCE CRITIQUE DE SON TEMPS Il est toujours délicat de proposer un programme sur la poésie, en raison de la qualité propre du texte original et de la perte inévitable, plus sensible qu’ailleurs, dans la traduction. Dans le cadre d’un certificat de licence de littérature comparée, un tel programme est possible, et même souhaitable, puisqu’on est en droit d’exiger, à ce niveau, une maîtrise des langues. Pour l’agrégation de lettres modernes, l’usage s’est institué, sans doute insatisfaisant, d’un travail sur textes traduits. Il serait pourtant regrettable de se priver de semblable question, que nous traiterons ici de façon concise. Le programme s’organisait autour de quatre grands poètes. Venait d’abord William Blake, avec les Songs of Innocence et les Songs of Experience (1789, 1794), étudiées à partir de l’excellente édition bilingue des Œuvres I, 1974, traduction de Pierre Leyris, Aubier-Flammarion (à compléter, pour les illustrations et le commentaire très sobre, par l’édition de Geoffroy Keynes, 1970, Songs of Innocence and Experience, Oxford-New York, Oxford University Press, réimpr. en 1984). Friedrich Hölderlin était ensuite abordé, dans l’édition Garnier-Flammarion de ses Hymnes, élégies et autres poèmes (1983, no 352), qui a le mérite de tenir compte des travaux récents et où Philippe Lacoue-Labarthe, le présentateur, prend soigneusement ses distances à l’égard de la traduction d’Armel Guerne (voir p. 184-185), nous plongeant volontairement – et c’est salutaire – en pleine difficulté. Mais le recours au texte original s’impose (voir l’édition des Sämtliche Werke und Briefe de Hölderlin,

publiée par Gunter Mieth et ses collaborateurs, Munich, Habser, 1970), et le volume des Œuvres de la Bibliothèque de la Pléiade, dirigé par Philippe Jaccottet, apporte des compléments indispensables. Un saut dans le temps permet d’aller jusqu’à l’Ode à Charles Fourier d’André Breton, texte publié pour la première fois en 1947, dont Jean Gaulmier a fourni une excellente édition critique, qu’il convient d’utiliser en priorité (1961, Klincksieck). Enfin, Liberté sur parole d’Octavio Paz (1971, coll. « Poésie-Gallimard », traduction de Jean-Clarence Lambert) confronte aux difficiles problèmes posés par l’évolution d’un recueil et d’un texte, avec ses trois éditions de 1949, 1960 et 1968, toutes les trois publiées à Mexico. On ne saurait donc trop recommander, pour l’édition originale, l’utilisation du volume de 1960, Libertad bajo palabra, Obra poetica (1935-1957), Letras mexicanas, Fondo de cultura economica, ou l’édition bilingue avec préface et traduction de Jean-Clarence Lambert chez Gallimard (1966, coll. « Poésie du monde entier »).

Sujet : Octavio Paz écrivait dans Point de convergence : « Révolution et poésie sont des tentatives en vue de détruire ce temps de maintenant, le temps de l’histoire qui est celui de l’histoire de l’inégalité, pour instaurer un autre temps. Mais le temps de la poésie n’est pas celui de la révolution, le temps daté de la raison critique, le futur des utopies ; c’est le temps d’avant le temps, celui de la “vie antérieure” qui réapparaît dans le regard de l’enfant, le temps sans dates. » Ces réflexions éclairent-elles la figure du poète comme conscience critique de son temps dans les œuvres de Blake, Hölderlin, Breton et Paz lui-même, qui sont au programme ? 3.3.1. Remarques préliminaires La démarche essentielle consiste dans l’analyse de la citation, et c’est d’une telle analyse qu’il faut partir. Le temps de l’histoire, celui auquel nous a habitués notre formation intellectuelle et politique, est un temps

linéaire, représenté en particulier par le progrès, si important dans l’idéologie des XVIIIe et XIXe siècles. Mais le poète rêve, lui, d’un autre temps, et en particulier d’un retour à l’Âge d’or. Sa conception idéale du temps est circulaire (voir la quatrième des Bucoliques de Virgile). L’idéal de l’enfance chez Blake, de la Grèce antique chez Hölderlin, la fascination exercée par la civilisation des Indiens sur André Breton (voir la troisième partie de l’Ode à Charles Fourier) et chez Octavio Paz (on trouve dans son œuvre, en deçà de toute civilisation, le rêve d’une nature vierge, réduite à sa pureté élémentaire) correspondent bien au cycle, à l’Éternel Retour. C’est Paz lui-même qui a souligné autre temps, et cette insistance doit mettre l’esprit en éveil. Cet autre temps n’est pas seulement un temps de justice et d’égalité – opposé à celui de « maintenant » –, mais un temps radicalement autre, d’une nature différente. Si l’on prend la référence du marxisme, le poète joue sur le double sens du mot « autre », ou plutôt sur le fait qu’il envisage un autre niveau, une autre qualité. Le mot révolution apparaît deux fois dans la citation proposée. Et il convient, à son propos, d’insister sur l’ambiguïté qu’il contient. Cette ambiguïté doit permettre en effet d’indiquer de façon suggestive la perspective dans laquelle se place Octavio Paz et de poser le problème qui sera au centre de la dissertation. Dans une conception historique, linéaire, du temps, la révolution est un événement qui doit permettre un progrès. Mais on parle aussi de la révolution d’un astre, donc d’un mouvement circulaire qui permet de revenir au point de départ (l’image est présente dans la quatrième des Bucoliques de Virgile). Quand Paz écrit que « le temps de la poésie n’est pas celui de la révolution », l’ambiguïté est même créatrice d’une contradiction dont, à dire vrai, la traduction française est en grande partie responsable. Mais c’est à partir d’elle que le sujet tel qu’il est donné invite à réfléchir. Les deux premiers poètes du programme, Blake et Hölderlin, ont été les contemporains de la Révolution française. Ils l’ont l’un et l’autre vécue de loin, mais en esprit et profondément, en ayant – au moins au début – de la sympathie pour elle. Mais il est significatif que lorsqu’un des grands spécialistes français de Hölderlin, Pierre Bertaux, parle à son propos d’une révolution, il ne la réduit à aucun événement précis et daté.

Traitant de l’essai Das Werden im Vergehen, il fait apparaître que c’est le moment de la fin qui intéresse Hölderlin, donc la révolution : « Les moments d’une civilisation qui l’intéressent, écrit-il, ce sont ses débuts et sa fin – spécialement cette fin où tout redevient fluide, où une forme concrète d’existence est devenue assez incertaine pour ne plus cacher l’absolu, où l’univers semble revenir à lui, reprendre ses droits, se ressaisir, et où se prépare l’édification d’un nouveau monde sur les ruines de l’ancien. Nouvelle profession de foi révolutionnaire : ce n’est qu’aux moments où s’effondrent toutes les formes acquises, que redevient perceptible dans sa pureté la vie universelle » (1936, Le Lyrisme mythique de Hölderlin. Contribution à l’étude des rapports de son hellénisme avec sa poésie, Hachette, p. 241). Il ne s’agit donc pas pour Hölderlin de réaliser cette révolution, cette catastrophe, mais de la rêver, de la reconstruire dans une œuvre d’art. On voit qu’une telle révolution est placée dans une conception linéaire du temps, mais qu’elle doit pourtant ramener à une pureté qui passe pour avoir été celle du monde à ses origines. La conception linéaire se transforme, comme insensiblement, en conception circulaire, révolutionnaire au sens étymologique du terme. Octavio Paz connaît cette signification première du mot révolution. On lit dans Point de convergence (p. 49) qu’« à la signification originelle – gravitation des mondes et des astres – s’en ajoute une autre, désormais la plus fréquente, de rupture violente avec l’ordre ancien et d’établissement d’un ordre social plus juste et plus rationnel ». Paz est donc sensible, dans l’idéologie moderne et dans le lexique qui l’exprime, à un passage du temps circulaire au temps linéaire. En tant qu’écrivain engagé, il appelle de ses vœux une révolution qui apporte un changement et un progrès (il faut se rappeler à cet égard son attitude au moment de la Révolution espagnole, ou pendant longtemps son adhésion à l’idéologie marxiste). Paz est le premier à faire observer ce qu’il appelle « l’ambiguïté de la révolution » : « Elle présente les traits mythiques du temps cyclique et ceux, géométriques, de la raison critique, l’antiquité la plus haute et la plus récente nouveauté. » Mais n’existe-t-il pas aussi une ambiguïté de la poésie quand elle veut être conscience critique de son

temps : engagée dans l’histoire linéaire, nostalgique de l’histoire circulaire ? 3.3.2. Développement INTRODUCTION

(Préambule) Un poète peut-il être la « conscience critique de son temps » si l’on considère, comme condition du poète et comme condition de sa présence active au monde, ce qu’Octavio Paz appelle le « temps de la poésie », cet « autre temps » ? (Exposé de la citation) Dans son essai Los hijos del limo, traduit en français sous le titre Point de convergence, il oppose au « temps de l’histoire » à la fois le « temps de la révolution » et le « temps de la poésie ». Mais si le temps de la révolution reste le « temps daté de la raison critique, le futur des utopies », il est un temps linéaire, comme le temps historique. Le temps de la poésie serait plutôt un temps circulaire, ramenant à un « temps d’avant le temps », « celui de la “vie antérieure” qui réapparaît dans le regard de l’enfant, le temps sans dates ». (Mise en place du problème) Or la révolution n’est-elle pas, au sens étymologique du terme, circulaire ? Et la poésie, quand elle est regard critique sur son temps, ne participe-t-elle pas de la « raison critique » qui est la source de toute révolution ? On peut s’étonner de l’équivalence proposée par Paz et même se demander si, à force de distinctions, il ne s’enferme pas dans une contradiction. Un poète engagé a-t-il le droit de rêver à l’enfance du monde ? Et confierions-nous le sort du monde à un enfant ? (Annonce du plan)

Sans doute Paz n’a-t-il pas voulu dire qu’il allait éviter de parler de son temps : toute son œuvre et son existence sont là pour démentir une telle assertion. C’est la manière du poète qui est en cause. Il convient donc de partir, comme il y invite, de l’enfance telle qu’elle a pu être évoquée par des adultes, qu’ils se nomment Blake, Hölderlin, André Breton ou Octavio Paz. De ces paradis enfantins, les poètes reviennent à leur temps. Encore faut-il comprendre comment et dans quelle mesure ils peuvent vivre leur temps « autrement ». I. CE NE SONT PAS DES POÈTES-ENFANTS QUI PARLENT, MAIS DES ADULTES

(Préambule) Robert Schumann a bien précisé, à propos de ses Kinderszenen op. 15, qu’elles n’étaient composées ni par des enfants ni pour des enfants, mais par un adulte qui jetait des regards sur le monde de l’enfance. De même, les poètes contemplent les enfants qu’ils voient, celui qu’ils furent ou celui que, par éclairs, ils redeviennent. (1. Blake) Même les « scènes d’enfant » de William Blake passent par le dialogue entre le poète et l’enfant que constitue l’« Introduction » des Chants d’innocence. « Chante – pipe – assieds-toi pour écrire », dit l’enfant rieur sur son nuage, et le Pipeur (Piper) écoute, obéit. « J’écrivis alors, dit le poète, des chants heureux/Que tout enfant ait joie d’entendre. » C’est un moment de bonheur personnel, les scènes évoquées sont pleines de joie, de rires et de jeux. Dans « Joie nouveau-née » (« Infant Joy »), le seul mot de « joie » est lancé comme une balle en tête en attribut inversé, en apostrophe, mis en attribut plusieurs fois, renvoyé, reflété par la mère qui est ici, selon l’expression de Paz, « vacuité et présence », n’existant que pour son enfant. Cette joie, qui se passe fort bien d’un nom, est la joie originelle, jaillissement pur. Dans les Chants d’innocence, ce n’est pas seulement la mère, mais ce sont tous les adultes qui, par la vue de l’enfant, sont vidés de leur passé et rajeunis en l’enfant : les vieillards du « pré tintant » (« The Ecchoing Green ») sourient en pensant à leur jeune temps, la nourrice indulgente

promet d’autres aurores, et le petit enfant noir, à qui sa mère dit qu’icibas il faut apprendre à supporter le soleil pour que les âmes supportent l’ardeur de l’amour divin plus tard, le « petit Noir » déclare qu’alors le petit Anglais blanc l’aimera – libérés qu’ils seront, l’un du blanc, l’autre du noir nuage. Car l’enfant est le familier des plus vastes symboles : l’agneau est l’image du Créateur qui a voulu devenir agneau. Si bien que l’enfant est ici le véritable sage, enseignant aux adultes qu’ils sont « enfants » pour Dieu, quelle que soit leur « forme humaine » – Turc, Juif, païen –, puisque les « vertus exquises », elles, ont « visage humain ». (2. Hölderlin) Dans la poésie de Hölderlin, l’enfant est celui des rêves de l’écrivain – non pas l’enfant bourgeois que l’on prépare à devenir pasteur, dans des paroisses luthériennes déviées vers le moralisme, ayant perdu le message fondamental de la « grâce » retrouvé par Luther, mais l’enfant élu, objet d’une éducation de choix de la part des dieux qu’il ne sait pas encore nommer. Il est remarquable, là encore, que la pure joie ignore les noms. Par la suite, le poète ne pourra plus séparer le Christ d’Héraklès et des autres dieux qu’il aura appris à nommer – non sans mauvaise conscience, car il percevra alors le désaccord avec son temps. « Quand j’étais un enfant » (« Da ich ein Knabe war »), poème placé en tête de l’anthologie réunie par Philippe Lacoue-Labarthe, dit cet état privilégié de l’enfant élu des dieux. Sans doute ne sait-il pas nommer, mais nommer n’est pas connaître… (3. Paz et Breton) Dans l’œuvre de Paz et dans celle de Breton, l’enfance n’est guère évoquée en elle-même. Il y a bien « l’enfant noirci » à la sortie des usines dans l’Ode à Charles Fourier, et certaines allusions à l’éducation prévue par Fourier pour éveiller et utiliser les possibilités des jeunes enfants. Mais un monde qui a perdu le sens de la fête, comme ce monde de 1945, n’est-il pas précisément un monde qui a perdu son enfance ? Ce monde de l’enfance, Paz le retrouve dans plusieurs poèmes, tels « Jardin avec

enfant », « Château en l’air » : c’est un « air chargé d’avenir », et cet avenir n’est pas totalement lumineux, car s’y maintient « l’idée fixe qui dès l’enfance effraie et fascine,/et qu’il faut bien un jour ou l’autre affronter ». On assiste à des échappées vers une angoisse fondamentale, ou au contraire à une projection en avant de cette angoisse, comme si un appel était lancé à l’inconnu. Le monde originel de l’enfant renaît à chaque jaillissement de paroles : toute parole inventée, « qui s’invente elle-même » dans des gerbes d’images spontanées. Le ravissement du poète est tout entier dans le petit poème « Apparition » : « Innocence entrevue qui chantes sur le pont […]. Dans quelle branche de quel arbre chantes-tu le chant de la cime ? » (Conclusion partielle) Il n’existe peut-être pas entre cette innocence-là et celle de Blake une telle distance. Et elle n’est ni dans un cas ni dans l’autre l’innocence de l’enfant, fût-elle retrouvée. Elle est plutôt la volonté d’innocence d’un regard poétique qui, pour cela, efface certaines images et croit atteindre à une pureté. II. COMMENT CE « REGARD LAVÉ » CONSIDÈRE-T-IL LE « TEMPS DE MAINTENANT »

(Préambule) Blake, en passant de l’innocence à l’expérience (on sait qu’en fait, certains poèmes des deux groupes ont été conçus ensemble), annonce dans un texte liminaire qu’il voit passé, présent, avenir. C’est de nouveau le temps linéaire. L’expérience est rendue possible par le temps, et la rencontre du temps est inéluctable, car l’enfant grandit. Mais la poésie rencontre le temps avec un regard d’enfant, devenu expert à déceler tout ce qui est scandaleux. (1. Le poète dénonce les abus) Le poète dénonce le malheur des enfants et des faibles. Dans les Chants d’expérience, « Peine nouveau-née » fait pendant à « Joie nouveau-née ». L’horrible scène de l’Inquisition du « Petit Garçon »

brûlé comme une sorcière pour avoir dit qu’il aimait Dieu comme un petit oiseau, ou qu’il aimait mieux lui-même que ses petits camarades, a la force d’une accusation : Blake dénonce le pharisaïsme des prêtres, et il oppose la religion qui joue et tue à l’Évangile qui aime et apprend à aimer. L’écolier est comme un oiseau en cage. Dans « Saint-Jeudi » (« Holy Thursday »), on assiste au spectacle consternant « des tout-petits réduits à la misère ». Le petit ramoneur est contraint à un travail triste et épuisant. Le poète dénonce aussi le malheur de l’enfant devenu adulte. Lorsqu’il examine les « rapports affectueux », si importants aux yeux de Charles Fourier, Breton déplore que l’amitié soit autour de lui victime d’une telle usure du fait du temps, du manque de sagesse. Cette analyse, qui tient tant à cœur à l’écrivain, montre bien que sans cesse l’être humain se laisse prendre dans des engrenages qui lui échappent et qui le broient parfois lui-même. D’où l’appel qu’il lance pour inviter à retrouver le « miroir perdu ». L’institution qui écrase passe aussi au crible de la conscience critique du poète. Le tigre de Blake, avec sa « formidable symétrie », peut être considéré comme la représentation allégorique des rouages implacables de l’État, et en tout cas de l’institution qui broie les hommes. Hölderlin s’en prend au « Faux/qui ôte alors toute valeur à l’humain chez les hommes » (Patmos). Breton exerce ses sarcasmes sur le drapeau, anesthésique sous lequel on endort les victimes sacrifiées pour éviter la surpopulation (première partie de l’Ode à Charles Fourier). Paz met en garde contre le Chef, avec son « bienveillant groin en pierre de carton », contre le Conducteur, « fétiche du siècle » (« Vers le poème »). Mais le temps ne nous écrase-t-il pas autant que l’institution dont il est le support ? Nous sommes attachés à « la noria qui exprime la substance de la vie » (Paz, 1957, « Pierre de soleil », Piedra del sol). (2. L’illusion des recours) Remplacer ces actes par d’autres, une loi par une autre loi, ne change rien au problème. Le bélier-révolution échappe aux mains qui le

conduisaient (Ode à Charles Fourier, première partie). Les mécanismes mis en marche tournent à vide. L’amour ? L’amitié ? Diotima, chez Hölderlin, répond à la loi par l’obéissance muette. « Savons-nous encore ce que nous sommes ? » demande Hölderlin. N’y a-t-il pas une autre manière de vivre ? L’amitié, dit Breton, tourne en poisons les plus rares affinités initiales. Il faut trouver comment sortir de cette aliénation. La religion ? Le petit vagabond de Blake veut faire entrer la Taverne dans l’Église – tant celle-ci est triste. Embrasser le Diable n’est peut-être pas la meilleure solution. Il faut « trouver autre chose ». La poésie le permet-elle ? (3. Le sens de l’existence) L’important est de retrouver le sens de l’existence. Pour cela, il faut, paradoxalement, commencer par sortir de ce monde. La poésie brisera frontières, catégories, distinctions ratiocinantes. C’est la fonction que lui assigne Paz, et en cela « le poème prépare un ordre amoureux » (« Vers le poème »). On songe au « nouvel amour » dans les Illuminations de Rimbaud. Il faudrait étudier quelques aspects éclatés de la vision, à la manière de la peinture expressionniste, retrouver le « cri » primordial. L’harmonisme de Charles Fourier, tel que le célèbre André Breton, l’éclectisme de Hölderlin visent à replacer l’homme au sein d’une nature, que la civilisation n’aurait ni déviée ni contrariée (Paz, « La poésie a mis le feu à tous les poèmes »). Même le chaos, puisqu’il est l’origine, vaut mieux que le cloisonnement représenté, partout, par l’implacable symétrie du Tigre. On y plonge par le rêve, le sommeil. Il s’agit, à travers la fluidité, de saisir la possibilité de voir, dans des fusées, les liens oubliés, les relations justes, le sens de la vie. III. LA TÂCHE DU POÈTE PEUT-ELLE ALLER AU-DELÀ ? POÉSIE ET « AUTRE TEMPS »

(Préambule)

La rencontre du temps pur et du temps de maintenant révèle une mauvaise vision : c’est l’expérience. Mais il ne s’agit pas de s’inscrire dans une fatalité ; il s’agit bien plutôt, de chercher comment dépasser l’expérience, créer du nouveau. À travers le travail du langage, le poète veut placer l’homme dans des conditions nouvelles qui lui permettent de retrouver le sens de son existence. C’est sa manière, à lui, de faire la révolution. (1. Les messages primordiaux) Le poète cherche à traduire pour son époque les messages primordiaux et à les actualiser. Il ravive, dans le temps de maintenant, les visions édéniques. Ce mouvement du retour est extrêmement sensible dans la poésie de William Blake : le Barde a entendu le Verbe saint ; il appelle la terre à revenir. Le tournesol, déjà cher à Blake mais aussi à Breton et à Paz, est tourné vers l’âge d’or – or qui est moins pour Breton la Toison d’or recherchée par les nouveaux Argonautes de la révolution de 1917 que ce « grand brillant » qu’est l’amour. C’est aussi la justification du retour à un genre comme l’ode pindarique. (2. Le poète inspire des actes nouveaux) Le principe selon lequel la poésie inspire des actes nouveaux est peu représenté dans les deux recueils de Blake. Mais Breton invite à chercher, au-delà du Bélier fascinant, un autre « premier bond ». Il faut revenir au mouvement originel au lieu de se laisser figer dans des règlements et duper par de bonnes intentions. Surtout, il convient de créer des points de départ nouveaux, hors des engrenages, en brisant les déterminismes. On sait pourtant que ces purs commencements seront eux-mêmes soumis au temps et qu’il faudra en créer d’autres, inlassablement. Vivre dans le temps est la condition humaine : le poète fera éclater l’aujourd’hui de la Parole nouvelle, dans le quotidien en apparence routinier, en réalité créateur si une parole vivante est semée. Au-delà du sens juridique du titre Liberté sur parole (tous prisonniers, tous solidaires des victimes de l’oppression), on peut rechercher un engagement éthique (être libre dans une ère d’oppression, c’est être moralement tenu de parler), et une portée

existentielle de ces mots (faire voir l’oppression dans une telle lumière qu’elle devienne impossible ; créer des esprits et un temps tels qu’il n’y ait plus place pour l’oppression). La parole du poète crée toutes choses au moyen d’une lumière nouvelle. D’où la fière déclaration d’Octavio Paz, qui jette la lumière sur le titre choisi pour son recueil : « Contra el silencio y el bullicio invento la Palabra, libertad que se inventa y me inventa cada dia. » « Contre le silence et la vacarme, j’invente la Parole, liberté qui s’invente elle-même et m’invente chaque jour. » (3. La poésie contribue à créer des êtres nouveaux) Il est des cas où, pour arrêter l’engrenage, il ne suffit pas de lancer une action. Il faut entrer dans l’engrenage, donc dans ce temps, le prendre sur soi ou en soi. Au poète de saisir « le rapport spontané, extralucide, insolent » qui s’établit, dans certaines conditions, entre telle chose et telle autre « que le sens commun attendait de confronter ». Mais la recréation de l’être se fait aussi par un engagement hardi et courageux. Pour Blake, il faut souffrir avec celui qui souffre, et le petit enfant se fait « homme de douleur » (« a man of woe ») : « Sa joie, Il nous la donne à tous/Afin de ruiner notre peine » (« Sur la douleur d’autrui », dans les Chants d’expérience). Il faut alors mieux définir la place de la poésie par rapport à l’action. Si Hölderlin craint que Bonaparte ne fasse éclater, comme trop étroit pour lui, le chant du poète, c’est que peut-être la poésie appartient à un certain ordre, et l’action à un autre ordre. Si la poésie peut inspirer l’action, elle ne l’accomplit pas, elle seule, totalement. Aucun des quatre poètes considérés n’est à proprement parler un militant. Tous restent, à des degrés divers, en marge de l’événement. Cela ne signifie pas que le poète ne vit pas aussi ou plus intensément que les autres hommes. Fourier, dans l’ode de 1947 qui lui est consacrée, prend des allures d’Orphée. La poésie peut espérer rendre les hommes « autres », pour qu’ils voient autrement et vivent autrement. Alors l’image peut se faire acte, et le poème s’accomplir. Telle est, très exactement, la position d’Octavio Paz.

CONCLUSION

(Résumé des conclusions partielles) À réfléchir sur ce qu’on lit dans Point de convergence, on se sent invité surtout à considérer la relation entre la poésie et l’enfance. En effet, pour le poète mexicain, si poésie et révolution cherchent l’une et l’autre à briser le temps de l’histoire, leur démarche reste pourtant fondamentalement différente : la révolution voit le bonheur et le mieuxêtre au terme d’une ligne, la poésie croit en un éternel retour. La poésie propose la révolution, mais au sens étymologique de ce terme, alors que la révolution historique trahit ce temps. (Conclusion générale) Revenir à l’enfance, c’est revenir à l’enfant. Il ne suffit pas de l’évoquer avec attendrissement. Il faut se placer à son point de vue, au point de vue de cette enfance, pour reconsidérer le monde. Pour cela – et c’est bien un point de convergence pour Blake, Hölderlin, Breton et Paz –, la poésie semble devoir se dissocier de toute forme d’action mondaine, donc d’engagement politique, qui l’obligerait à se compromettre avec la révolution et avec l’histoire. (Orientation nouvelle) Il est même probable que ce n’est pas le rôle d’une poésie libre que de donner des directives. Octavio Paz l’a bien dit dans un autre de ses livres, Le Singe grammairien : la poésie, y écrit-il, « ne considère pas le langage comme un chemin, car ce n’est pas la quête du sens qui l’oriente. La poésie n’a cure de savoir ce qui se trouve au bout du chemin ; elle conçoit le texte comme une série de strates translucides ». Son mouvement est autre ; il est moins progressiste que récurrent, et « le changement n’est rien que la forme métaphore réitérée, et toujours différente, de l’identité ». Par conséquent le poète, même lorsqu’il parle de son temps, reste poète. Il parle dans le temps de la poésie. Il reste le langage, même s’il sait que le langage n’est pas la seule expression de la vie.

CHAPITRE III LA DISSERTATION À L’AGRÉGATION 1. L’épopée guerrière 2. Le théâtre du monde 3. Le récit fantastique à l’époque romantique

1. L’ÉPOPÉE GUERRIÈRE Le programme, fort ambitieux, invitait à regrouper et comparer quatre grands textes épiques (une sélection était pratiquée à l’intérieur de ces textes ; il n’en sera pas question ici) : – Homère, l’Iliade (1937-1938, Les Belles Lettres, texte établi et traduit par Paul Mazon) ; – Lucain, La Pharsale (1948, Les Belles Lettres, texte établi et traduit par A. Bourgery et Max Ponchont) ; – La Chanson de Roland (1969, Bordas, texte établi d’après le manuscrit d’Oxford, traduit par Gérard Moignet) ; – La Chanson des Nibelungen (1971, Aubier, traduction de Maurice Colleville et Ernest Tonnelat). La longueur de l’épopée effraie, et c’est sans doute la raison pour laquelle une réputation assez fâcheuse s’attache à ce genre1. Parce qu’elle est longue, elle serait une somme, et disons même un fourre-tout. Malgré l’ampleur des textes du programme (d’où étaient absents le Mahābhārata et ses cent mille « çlokas » ou distiques), cette ambition encyclopédique se trouvait limitée par un intitulé apparemment contraignant : l’épopée guerrière. Sommes-nous invités à ne retenir qu’un aspect de la somme

épique, la guerre, à découper, comme dans les anthologies guerrières, des « morceaux choisis », ou bien sommes-nous amenés à découvrir quelque chose qui est essentiel à l’épopée, et qui serait la guerre, du moins le conflit (la guerre n’étant qu’une espèce de conflit caractérisé par la violence physique avec effusion de sang) ? Pour pouvoir en juger, une distinction s’impose : d’une « totalité originelle », comme le dit Hegel, se dégage une forme, et c’est de cette forme qu’il faut connaître l’essence. Tel est le passage de l’épos à l’épopée, et de l’épopée à l’épique.

Sujet : Traitant « De l’épique » dans le Système des beaux-arts, Alain écrit : « L’âge, le changement de tout, la fragilité, le souvenir, les ruines, la mort sont et seront toujours les thèmes de toute poésie ; et l’on peut remarquer que, plus le thème est propre à jeter le poète dans le désordre et le désespoir, plus aussi le poète recherche un rythme solide, et en quelque sorte des cordes appropriées à l’effort. Or le mouvement humain le plus direct et le plus étonnant contre la plus grande peur, c’est la guerre sans contredit. Le combattant en marche écrit le premier poème et le plus ancien, et l’épopée est d’abord une action en commun, la plus difficile de toutes et sans aucune espérance. La plus ancienne poésie s’est réglée sur cet inflexible mouvement, avec cette loi essentielle de ne faire sentir la peur, l’amour, la pitié que pour les dominer aussitôt ; aussi le rythme épique n’attend pas. C’est pourquoi l’épopée n’admet que des repos rares et va d’un pas toujours égal ; de là vient aussi que l’épopée d’imitation, qui cherche à plaire, tombe si bas. Il y faut une simplicité intrépide. Au reste aucun poète ne parle de lui-même autant que l’on croit, ni autant qu’il le croit. » En vous appuyant essentiellement sur les œuvres inscrites au programme, vous direz quelles réflexions vous inspire ce texte.

1.1. TRAVAIL PRÉLIMINAIRE : L’EXAMEN DE LA CITATION 1.1.1. De qui est-elle ? Inutile sans doute de rappeler qu’Alain est un philosophe. En revanche, il n’est pas inutile de rappeler que, traitant de la poésie dans le Système des beaux-arts, il veut être « poète de la poésie ». Cela a été très bien vu dans une copie : « Malgré une apparente discursivité, ces quelques phrases d’Alain semblent se situer bien plus du côté de la poésie que de celui de l’esthétique pure. En effet, ces lignes n’offrent pas le sens précis et d’une certaine façon unique de la démonstration philosophique, mais se présentent plutôt comme une superposition de sens, de valeurs au sein desquelles doit se situer “la plus ancienne poésie”, l’épopée. » En dépit des articulations logiques (« or », « c’est pourquoi »), qui ne va d’ailleurs pas sans une surcharge de tours consécutifs (en deux lignes : « aussi », « c’est pourquoi », « de là »), Alain procède par glissements d’évocations et de sens. L’image des cordes est significative de ce point de vue (ce sont les cordes de la lyre, mais aussi les cordes sur lesquelles l’homme tire avec énergie dans l’effort de volonté qui est le sien). Ou encore, Alain joue sur le double sens du mot mouvement. On a parlé à juste titre à cet égard d’antanaclase interne (reprise du terme avec modification du sens) : c’est le mouvement des armées en marche, mais également le mouvement du cœur humain qui cherche immédiatement à surmonter le désespoir. Le mouvement du poème épique se calquera sur ces deux mouvements. Ce sera son « inflexible mouvement ». 1.1.2. Quel est le problème central ? C’est très évidemment le problème de la mimèsis. Le mot imitation n’apparaît qu’une fois dans le texte, avec la notion d’épopée d’imitation : elle correspond à ce que Hegel dans l’Esthétique appelle épopée artificielle, celle de l’épopée alexandrine, celle des Romains (l’Énéide étant, comme La Pharsale, « épos artistique »), celle du Tasse qui « prenant pour modèles Homère et Virgile, a créé, à force

d’enthousiasme, d’application et d’étude, une épopée qui devait s’égaler à ces modèles ». Elle n’est pour Alain que l’exception qui confirme la règle. La règle, c’est que l’épopée est imitation. C’est la reprise du principe même d’Aristote (epopoia égale mimèsis poétique, 1447 a). Pour Aristote, l’épopée est imitation « des belles actions et des actions des hommes de mérite » (1448 b). Alain n’est pas éloigné d’Aristote sur ces points : – l’épopée est imitation d’une action, la guerre, qui est une belle action, puisqu’elle est réaction contre la peur, effort de domination de soi ; – une telle action ne peut être le fait que d’un kalos kagathos. Mais Alain semble croire à une sorte d’héroïsme ordinaire de l’homme, héroïsme dont ferait preuve le poète épique lui-même. D’où les assimilations audacieuses auxquelles se livre notre poète de la poésie : la guerre est déjà une épopée (« le combattant en marche écrit le premier poème et le plus ancien ») ; l’épopée est donc elle-même action et action collective (« l’épopée est d’abord une action en commun, la plus difficile de toutes et sans aucune espérance »). Comme on l’a écrit très justement dans une copie : « Le rythme épique est [pour Alain] la métaphore de l’implacable marche guerrière, de cet inflexible mouvement. » La nuance, justement, me paraît intéressante : métaphore, c’est-à-dire transfert (il y a déplacement du mouvement de la guerre au mouvement de l’épopée) ? Ou mode d’expression propre à Alain, seul auteur de l’analogie ? On retrouve la problématique d’épos-épopée-épique : l’épique existe-t-il dans des faits (la guerre) que l’épopée n’aurait plus qu’à reprendre ? 1.1.3. Sur quoi faire porter la discussion ? Chaque point, chaque détail du texte suscite la contestation. Pourtant, il faut éviter l’éparpillement. D’où la nécessité d’un plan, qui n’est pas un artifice de rhétorique, mais un effort pour saisir un ensemble. On pourrait

orienter la discussion du côté des notions d’espérance et de désespoir, ou d’ordre et de désordre, ou de démarche linéaire/démarche récurrente, ou de lyrisme/objectivité. Tout cela, je le reconnais, est présent dans le texte. Mais à ne retenir qu’un de ces aspects, on sacrifierait les autres. Or c’est la problématique d’ensemble que le plan doit permettre de saisir. Il m’apparaît que, dans son souci de démontrer que l’épopée est le calque de la guerre, Alain est amené à faire une présentation idéale de la guerre, que nos épopées peuvent démentir, et aussi une présentation idéale de l’épopée, qui peut ne pas correspondre aux œuvres du programme, cela parce qu’il veut faire une présentation idéale du poète et de la poésie. Ce plan, qui doit permettre d’aboutir à la mise en lumière des intentions d’Alain, est celui que j’adopterai. Il est bien évident qu’il n’est pas le seul possible. 1.2. L’INTRODUCTION Le préambule, je le rappelle, ne doit être ni trop général (le « genre épique a suscité de nombreux commentaires théoriques », « la poésie a toujours tenté de cerner tout ce qui fascine l’homme, tout ce qui l’épouvante »), ni trop abrupt (« Dans le chapitre du Système des beauxarts consacré à la poésie et à l’éloquence, Alain affirme que l’accord parfait du rythme et du sens constitue le “secret royal” de la poésie »). Voici, en revanche, un préambule qui m’a semblé bon, car il amène la citation à partir d’une question que le texte invite à soulever, la question des origines de l’épopée : « Un des aspects les plus fascinants de l’épopée est son caractère originaire : elle est naissance d’un monde aussi bien que d’une forme littéraire. En ce sens, elle est énigme de par son caractère sui generis : les œuvres qui la précèdent sont inconnues ; avant l’épopée écrite était l’épopée orale, mais avant l’épopée orale ? […] le philosophe, ce “déchiffreur d’énigmes”, ainsi que Nietzsche aimait à l’appeler, n’a pas manqué de méditer celle-ci et de lui donner une réponse. » – Pour introduire le problème, il ne suffit pas d’asséner sur la tête du lecteur cette très longue citation, ni même de l’éparpiller en bribes qui

finissent par occuper plus de place encore. Un condensé sobre, soutenu par des éléments très significatifs de la citation, doit permettre de dégager immédiatement le problème central, donc d’orienter la dissertation. – Pour introduire le plan, on doit se garder d’une manière trop lente, trop gauche, trop pesante. On doit aussi éviter un résumé de l’argumentation future – ce serait brûler à l’avance ses cartouches – et un mode trop affirmatif. L’ensemble de la dissertation étant centré sur le problème du déroulement linéaire ou non. Je propose l’introduction suivante : « On a beau savoir que la quête des origines est vaine, en matière de poésie, on ne peut s’empêcher de la mener. D’autres s’épuiseront à remonter des Grecs aux Indo-Européens, de l’Iliade au Mahābhārata ou à l’Épopée de Gilgamesh. Pour Alain, le premier combat est la première épopée : “le combattant en marche écrit le premier poème et le plus ancien, et l’épopée est d’abord une action en commun, la plus difficile de toutes et sans aucune espérance.” La guerre ne fournit pas seulement à l’épopée son thème, elle lui imprime son “inflexible mouvement”, son rythme implacable, sa “simplicité intrépide”. Aristotélicien même quand de philosophe il se fait “poète de la poésie”, Alain croit à la mimèsis. L’épopée ne serait pas seulement la transposition libre de la guerre ; elle en serait le calque. Mais l’épique se trouve-t-il dans les choses ? L’auteur du Système des beaux-arts ne peut éluder ce problème qu’en proposant une image idéale de la guerre, une image idéale de l’épopée, et cela peutêtre parce qu’il est fasciné par une image idéale du poète et de la poésie. » 1.3. ORGANISATION DU DÉVELOPPEMENT 1.3.1. Une image idéale de la guerre Les thèmes de la poésie, dit-on, sont universels et éternels : il en va ainsi en particulier du thème de la fuite du temps dont Alain rappelle ici quelques aspects : « l’âge, le changement de tout, la fragilité, le souvenir, les ruines, la mort ». Ils peuvent être présents dans l’épopée : on songe

aux plaintes d’Achille dans le chant XI de l’Odyssée, à Priam évoquant dans le chant XXIV de l’Iliade le « seuil maudit de la vieillesse ». Mais du répertoire des thèmes se détache la guerre, qui est selon Alain le thème propre de l’épopée. Puisque l’âge met fin à la guerre (Homère fait cette remarque à propos des vieillards de Troie dans le chant III de l’Iliade), le vol du temps semble suspendu pour saisir dans sa fleur la force de la jeunesse. (1. Le poème de la force) C’est le titre du bel essai de Simone Weil dans La Source grecque, et c’est à cette source assurément qu’Alain s’alimente pour nous donner une vision idéale de la guerre. L’humanité est mue par cette force qui la pousse à aller de l’avant. Simone Weil évoque « la force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte. L’âme humaine ne cesse pas d’y apparaître modifiée par ses rapports avec la force, entraînée, aveuglée par la force dont elle croit disposer, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit ». La guerre peut être déploiement libre de la force, comme d’un tropplein d’énergie (c’est le cas pour Ajax, comme l’a bien senti Hölderlin). Mais la vision d’Homère est plus humaine. Le combattant n’ignore pas la faiblesse, même s’il est un héros : il suffit qu’Achille ait reparu pour qu’« une atroce terreur s’insinue dans les membres de tous les Troyens » (Iliade, XX). Ils dévalent, apeurés, vers le fleuve Scamandre où ils vont s’engloutir (début du chant XXI). Mais Achille lui-même est pris de peur quand le fleuve se soulève contre lui. Il est même arrivé à Ajax d’avoir peur comme une bête (voir S. Weil, 1951, La Source grecque, Gallimard, p. 20). Mais – et sur ce point, l’analyse d’Alain est juste – le guerrier domine vite sa peur. Il y trouve l’occasion d’un sursaut d’énergie guerrière. Ajax, qui s’est senti perdu, devient furieux et se déchaîne contre les Troyens à la fin du chant XV. Achille bondit pour échapper au Scamandre. Le héros est d’autant plus agressif qu’il se sait, qu’il se sent menacé. Volker en apportera encore la preuve quand il prendra l’initiative d’abattre le

chevalier hun (XXXI, 1889). Peut-être toute guerre est-elle en effet, comme le suggère Alain, une réponse anticipée à une menace. (2. Le mouvement contre la plus grande peur) Il peut arriver pourtant – et Alain ne semble pas tenir compte de cette réserve – que la peur l’emporte. Au début du chant IX, les Achéens cèdent à « une panique folle, sœur de la Déroute qui glace les cœurs ». Il en va de même pour les Troyens au début du chant XXI. Hector fuit devant Achille dans le chant XXII : c’est, comme le note Simone Weil, qu’il se sent « dépouillé de tout prestige de la force ». En effet, la force est un don des dieux, qui l’octroient quand ils le veulent. Le guerrier se sent invincible quand il en est plein : ce sentiment est la source de ses prouesses ; il est l’élu. En revanche, quand il sait qu’elle a été conférée à son adversaire, il juge la partie perdue. À la fin du chant VII de La Pharsale, quand Pompée s’aperçoit que « les dieux [sont] passés à l’ennemi avec les destinées de Rome », que la fortune de César l’emporte sur la sienne, il prend la fuite, et Lucain essaie de la justifier : Magnus a voulu soustraire sa mort aux yeux de César, il veut retrouver son épouse. D’une certaine manière, pour lui, fuir, c’est encore résister. Le combat peut être sans espoir, et le guerrier continue quand même à combattre. C’est ce qui se passe dans La Chanson de Roland, où « jamais » Roland et Olivier, « par peur de la mort, n’esquiveront la bataille » (laisse 87). La souffrance, la défaite, la mort y sont acceptées comme autant de formes du don de soi à son suzerain (laisse 88), et peutêtre aussi comme autant d’imitations du martyre. Ce n’est plus un mouvement de défense qui anime le combattant ; c’est l’acceptation du sacrifice. (3. Guerre et cruauté) Avec Roland et Olivier, on est certainement sur les hauteurs les plus sublimes du courage guerrier. Mais il s’en faut de beaucoup que la guerre soit toujours conquête sur le désordre et le désespoir.

Dans La Pharsale, la guerre est un crime, qui plonge Rome dans l’anarchie (voir les plaintes du poète dans le Livre VII : « Rome n’est plus peuplée de ses citoyens ; elle est remplie de la lie de l’univers, et nous l’avons précipitée dans une telle catastrophe que dans un si grand empire il n’y a plus assez pour faire une guerre civile »), et le poète dans le désespoir (« Parmi les peuples qui supportent les rois, notre sort est le pire »). Dans le Nibelungenlied, la guerre légitime (celle qui est menée contre les Saxons, par exemple) cède le pas au combat fratricide : les liens d’amitié, de parenté, d’hospitalité sont rompus, et tout s’achève dans un carnage qui donne la nausée. Le grand feu qu’allume Kriemhild pour venir à bout des Burgondes n’a même pas la valeur purificatrice de celui qui est allumé à la fin de l’Odyssée pour effacer les souillures des prétendants. Il faut encore de nouvelles monstruosités. Même dans l’Iliade et dans La Chanson de Roland, la guerre n’est pas pure. Achille s’abandonne à une sorte d’hybris meurtrière, « son cœur ne songe qu’à des œuvres de mort » (chap. XXI), il s’acharne sur Lycaon désarmé qui adopte pourtant l’attitude du suppliant (chap. XXI), il prépare un sort outrageux pour le cadavre d’Hector (chap. XXIII). Après avoir fait horreur au Scamandre, il en arrive à révolter Zeus lui-même (voir le début du chant XXIV). La guerre n’est plus une revanche sur la peur ; elle est abandon, comme pour Kriemhild, à un appétit de vengeance exclusif. (Conclusion partielle) Alain présente la guerre comme le sursaut de liberté de l’humanité. Mais l’homme peut se trouver possédé par l’esprit de la guerre. Alors, comme le dit Héraclite (fragment 53), Polemos est vraiment « le père, le roi de tout ». 1.3.2. Une image idéale de l’épopée Après avoir réduit la guerre à un dynamisme héroïque, Alain réduit l’épopée à une épure. Il la dote d’un ordre, d’un rythme, et même d’une

véritable efficacité. (1. Un ordre) La masse guerrière apparaît comme un flux de désordre à endiguer. Plus cette masse est énorme, plus l’effort de composition est grand. Comme on l’a noté justement dans une copie, « la rigueur du traitement semble être à la mesure de l’ampleur du combat, la régularité du rythme épique à celle du désordre de l’exploit héroïque ». L’épopée met en ordre les ressources de la taxinomie (les catalogues [voir les laisses 93 et suivantes dans La Chanson de Roland : la description de la mêlée se fait par l’addition de combats singuliers juxtaposés], de la sélection [il y a une manière de « gros plan » sur le combat d’Énée ou d’Achille dans le chant XX de l’Iliade qui se déroule pourtant en même temps que la mêlée générale], de l’amplification [voir l’amplification des bruits pour l’évocation du combat dans La Pharsale VII, 175 sq.] ; la progression dans l’horreur à la fin du Nibelungenlied). Il serait illusoire pourtant de retrouver dans cet ordre l’ordre même de la guerre. L’ordre qui préside à la description du combat dans La Pharsale n’est pas calqué sur celui des opérations militaires (même si cet ordre est indiqué par le poète, VII, 506 sqq.). Même si le narrateur, dans À la recherche du temps perdu, éprouve un plaisir esthétique à assister aux manœuvres à Doncières, même si « l’enfoncement du centre à Rivoli » apparaît à Saint-Loup comme aussi beau que l’Iliade, il faut un intermédiaire, en particulier les démonstrations du commandant Duroc. Alors seulement de la masse confuse des événements surgit un ordre analogue à celui que peut révéler ou créer l’épopée. « Si tu sais lire l’histoire militaire, dit Robert de Saint-Loup au narrateur, ce qui est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel qu’un tableau pour l’amateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de vagues couleurs » (Le Côté de Guermantes). Si, comme le dit Aristote, l’ordre épique se compose « autour d’une action », cette action n’est pas nécessairement une action guerrière : c’est

la colère d’Achille dans l’Iliade ou l’injure faite à Kriemhild dans le Nibelungenlied. Ainsi qu’on l’a encore noté dans une copie, « l’épopée commence généralement à un moment décisif de l’action qui détermine la naissance du conflit épique et progresse de manière à réunir les conditions de sa résolution en ne traitant que les péripéties strictement nécessaires au progrès de l’action ». (2. Rythme) « Un rythme solide », dit Alain, un rythme qui « n’attend pas », et cela parce qu’il est « égal ». L’important n’est donc pas de savoir s’il est rapide ou lent, problème qui a souvent été posé et qui me paraît sensiblement différent. a) Ce rythme est celui d’une action dont les étapes sont scandées. Celui du récit dans La Chanson des Nibelungen en fait bien un modèle de récit linéaire. Les épisodes s’enchaînent, également nécessaires. Il n’est pas vrai que l’épisode de la lutte contre les Saxons soit superflu, comme on l’a écrit quelquefois : il est la condition de l’admiration que Kriemhild voue au vainqueur Sigfrid. b) La progression pourrait sembler brisée, ralentie par les éléments itératifs. C’est le « retardement épique » dont parlait Schiller. Maus Auerbach a bien montré, à propos de La Chanson de Roland, comment la plus étroite répétition peut se trouver associée à la plus régulière progression. Une copie a fort bien analysé, à la suite d’Auerbach, les laisses 40-41-42 (la négociation de Marsile et de Ganelon progresse en dépit, ou à cause de la constante allusion à la vieillesse et à la lassitude de Charlemagne) et les laisses 133-134-135 (combinaison de la sonnerie du cor avec l’évolution graduelle des réactions de Charles et des barons). c) Mais tout aussi caractéristique de l’épopée est le système des annonces. Il y a un perpétuel devancement à la faveur des prophéties (Achille connaît à l’avance son destin ; c’est la justification de l’épisode de la consultation d’Erichto dans La Pharsale, des rêves de Charlemagne dans La Chanson de Roland, de l’épisode des ondines dans La Chanson des Nibelungen) ou d’autres ponctuations du discours qui permettent de

dire à l’avance ce qui va se passer (elles sont particulièrement fréquentes dans le Nibelungenlied). L’auditeur ou le lecteur d’épopée sera prévenu. (3. Efficace) Je ne dis pas « efficacité », car il ne s’agit pas de suggérer que l’épopée incite à l’action guerrière (c’était la tâche d’un poète lyrique comme Tyrtée, non du poète épique), mais « efficace ». C’est-à-dire que, selon Alain, l’épopée a une vertu sur l’auditeur ou le lecteur. a) Une vertu de préparation à la sérénité : prévenu, le lecteur attend sans hâte le dénouement ; prévenu, le héros attend avec soumission l’accomplissement de son destin. Il en résulte que l’échéance lointaine tend à s’effacer au profit des échéances les plus proches. Le guerrier sait qu’il est voué à la mort, et ne voit plus dès lors d’échéance que proche : venger Patrocle, ou même trouver un gîte pour le soir (voir La Chanson des Nibelungen, XXVI, 1636). « Sans aucune espérance » pour l’avenir le plus lointain, le guerrier a pourtant l’espoir du lendemain : c’est une correction qu’il faut apporter à la formule d’Alain. Schiller disait d’Homère qu’il montrait « uniquement la tranquille existence des choses agissant selon la nature ». C’est cette sérénité qu’apportera l’épopée. b) Une leçon d’énergie. « Le rythme épique n’attend pas. » Tout mouvement de pathos se trouve aboli au profit de l’action qui, elle, doit continuer. Cela ne signifie pas que l’épopée soit inhumaine. Mais elle laisse place seulement à des moments d’attendrissement : la rencontre d’Hector et d’Andromaque au chant VI de l’Iliade : le désir de pleurer sur son père que Priam fait naître dans le cœur d’Achille au chant XXIV. Le passage des pleurs à la vengeance se fait en une laisse du début de la seconde partie de La Chanson de Roland (laisse 178). J’ai plaisir à citer ici un bon passage dans une copie : « “Le rythme épique n’attend pas”, dit Alain. Cela ne veut pas dire que l’épopée nous entraîne dans ses tourbillons d’actions multiples que l’esprit s’essoufflerait à suivre, que le cœur suivrait en brûlant de passions diverses. Non, l’épopée n’excite ni terreur ni pitié. Ce que le rythme épique ne permet pas justement, c’est cette émotion du cœur. Il ne

permet pas que l’auditeur ou le lecteur ait le temps de se prendre au jeu de la mort de Patrocle ou d’Hector : il indique le moment de la déploration comme le moment de la peur, comme un moment logique qui doit être immédiatement dépassé par un autre. La faute d’Achille, c’est précisément celle-ci : de vouloir attendre, de vouloir prolonger la mort, transformer le deuil qui est une cérémonie communautaire, un deuil privé. » La Pharsale pourrait être à cet égard l’exception qui confirme la règle. Les effets pathétiques et déploratoires y abondent. Mais il s’agit précisément d’une de ces épopées d’imitation qui, paradoxalement, s’écartent du modèle fondamental. c) Une leçon de vie unanime. « L’épopée est d’abord une action en commun » : la formule resserrée mérite d’être commentée longuement : – il y a l’assimilation déjà signalée de la guerre, premier poème épique, et de l’épopée. Même si elle est l’occasion de prouesses individuelles, la guerre est une action collective, où le sort d’une communauté se trouve engagé. Hagen ne peut pas ne pas suivre Gunther au pays des Huns. Achille lui-même doit mettre un terme à sa retraite et rentrer dans le rang. Roland est le défenseur de la chrétienté contre les Sarrasins. Pompée ne défend pas seulement la troupe, d’ailleurs hétérogène, de ses partisans, mais les institutions de Rome que César a décidé de mettre à bas. – Le poète participe à cette action commune. Il est imprégné de l’esprit de la collectivité qu’il défend. Le cas le plus net est La Chanson de Roland, où les Sarrasins servent de repoussoir. Il y aurait des réserves à faire sur l’Iliade (Homère fait une présentation très équitable des Troyens, qui ne sont en rien des Barbares), sur La Pharsale (puisque la victoire revient à ceux-là mêmes que Lucain a en haine), sur le Nibelungenlied (où le roi des païens, Etzel, est finalement le plus digne et… presque le seul survivant). – La définition d’Alain reste tributaire de la conception « romantique » de l’épopée fondatrice de l’esprit national. On sait les réserves qu’il y a à faire à cet égard, celles par exemple que fait Hegel lui-même au sujet de La Chanson des Nibelungen. D’ailleurs, peut-on être à la fois partisan et

objectif ? Cette question peut introduire la troisième partie du développement. 1.3.3. Une image idéale du poète et de la poésie Il suffit de lire plus longuement le Système des beaux-arts pour voir que les considérations que présente ici Alain ne sont pas isolées. Elles sont tributaires de sa conception générale du poète et de la poésie. (1. Le lyrisme bridé) À la distinction traditionnelle épopée-lyrisme-drame, Alain substitue une triade qui lui est propre : l’épique, l’élégiaque, le contemplatif. Même sa conception de l’élégiaque fait appel à la pudeur dans l’expression du sentiment personnel, a fortiori sa conception du poète épique, dont la personnalité s’efface : « Le poète se jette dans l’épique comme on fait ses héros ; il se laisse porter, il s’oublie. Mais l’autre poète reste au bord de l’élégie ; s’il y tombait, il s’y trouverait seul, sans secours, et misérable ; aussi la lamentation n’est point belle. » Aussi remarque-t-on dans le passage cité que les thèmes traditionnels de la poésie lyrique se trouvent écartés au profit de la guerre (début de la citation), que l’emblème traditionnel de la poésie lyrique (les cordes de la lyre) subit une mutation, que la phrase finale suggère que la part de l’intervention personnelle dans la poésie (et pas seulement dans la poésie épique) est moins importante qu’on ne le croit ou qu’on ne le dit. Plusieurs questions peuvent être ici abordées, que je me contente d’indiquer : – le statut du je du poète dans le poème épique : voir Aristote, Poétique, 1460 a (« Homère parmi les nombreux mérites qui le rendent digne d’éloges, a en particulier celui-ci que, seul d’entre les poètes, il n’ignore pas quelle doit être son intervention personnelle dans le poème. En effet, personnellement, le poète ne dit que très peu de choses, ce n’est pas en cela qu’il est imitateur ») ; Benveniste, Problèmes de linguistique

générale (« Il n’y a plus de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici : les événements semblent se raconter euxmêmes »). Mais Lucain est une exception de taille. Et même si l’on ignore tout de l’auteur de La Chanson des Nibelungen, on ne peut dire qu’il soit totalement absent ; – la question du mode de création d’une épopée : elle n’est pas création ex nihilo. Un même poète ne peut être l’auteur de toutes les versions de La Chanson des Nibelungen. Seule « l’épopée d’imitation » peut-être a un seul auteur, et c’est pourquoi Alain la met à part. On sait combien la question est controversée. Elle ne peut être signalée ici qu’en passant ; – la communion du poète à une célébration où il s’efface comme le fidèle dans l’ensemble religieux. J’ai trouvé cette formule dans une copie : « Comme la prière, l’épopée est une création en commun sans cesse recommencée. » Oui, si l’on songe moins à la genèse de l’épopée qu’à son mode d’utilisation. (2. La poésie comme miroir) Présentant la poésie contemplative, Alain note qu’elle est le résultat de « l’accord du rythme avec cet objet sans vêtement humain qui fait que la chose nous est comme présente un court instant ». Le poème épique, qu’il caractérise par un art dépouillé, n’a pas une moindre transparence : « Il n’y a rien qui déclame dans l’épopée ; disons que c’est la poésie même qui s’y oppose, surtout par cette loi inexorable du temps, mais encore raccourci, et qui règle nos pensées sur l’objet seulement. » On voit clairement, à partir de semblables affirmations, que la poésie épique naît de la stylisation, et non d’un quelconque réalisme. Alain se garde ici d’une grossière erreur, et il est bien évident que la guerre n’entre pas telle quelle dans l’épopée. C’est une nuance importante à apporter à sa conception de la mimèsis épique. Ce qui se trouverait dans les choses, c’est bien plutôt un rythme. Yannis Ritsos croit pouvoir reproduire dans sa poésie la cadence du travail :

« La cadence du marteau et de la pioche sont en moi et fidèle à la sincérité je fais jaillir une nouvelle source, et je suis le miroir dans lequel le peuple se mire sans fioritures, et se juge celui qui me juge. » (« Tracteurs ») De même, on entendrait dans le poème épique le bruit des armées en marche. Mais ce bruit passe par le poète, il a résonné en lui, il est devenu rythme intérieur et rythme poétique. (3. Une éthique poétique) Une copie rappelle fort justement qu’« Alain refuse le placere, une des qualités du discours prônée par Cicéron, comme toute subjectivité et note alors les malencontreuses déviations de l’épopée d’imitation, qui cherche à plaire. Le rythme implacable de l’épos ne recherche aucune condescendance […]. Or l’épopée d’imitation met au premier plan les ornements et non les valeurs primitives et primordiales de la guerre ». Il n’est pas sûr que le mouvement de l’épopée soit aussi inflexible. Il est des ornements chez Homère : la description du bouclier d’Achille est une concession à l’art proprement décoratif de l’ekphrasis. Le découpage de la récitation permet ces morceaux de bravoure qui cherchent bien, d’abord, à faire plaisir. Inversement, la description de la Thessalie ou la consultation d’Erichto sont beaucoup plus intégrées qu’on ne l’a dit à la matière épique de La Pharsale. Cette notion d’intégration est plus importante que celle du plaisir. L’éthique de la poésie apparaît clairement avec la conception du rythme poétique qu’adopte Alain. Voir le chapitre « Du rythme poétique » dans le Système des beaux-arts : « Si le rythme exprime la chose à sa manière, tout en affirmant son pas invariable et comme mécanique, il naît de cette rencontre de l’effet d’une grandeur religieuse, comme si la nature invariable affirmait notre libre arbitre. C’est le secret royal. » On comprend mieux alors pourquoi la notion de rythme est centrale dans la citation à commenter : le rythme épique est l’affirmation de la liberté de l’homme, le triomphe de « l’humain » qui, « déjà détaché

de nous par la règle des sons et de l’accent, prend vie et mouvement par le rythme ». CONCLUSION

(Reprise des conclusions partielles) Alain n’est pas le contemporain d’Homère, mais le commentateur de Valéry. L’inflexible mouvement qu’il décèle dans la poésie épique est bien constitué d’autres « pas ». Ils ne sont pas « enfants du silence », mais rumeur des armées de combattants en marche. Cette démarche décidée, réduction de la guerre à une épure idéale, devient rythme d’une épopée elle-même idéale. Mais Alain ne parle de « la plus ancienne poésie » que parce qu’il est à la recherche de l’essence de la poésie pure. (Conclusion générale) Ainsi compris, le propos « De l’épique » dans le Système des beauxarts n’apparaît plus comme une simple reprise de la mimèsis aristotélicienne. Alain sait que ce n’est pas le combattant qui écrit l’épopée, qu’elle n’est possible qu’après l’événement, qu’elle correspond à l’extinction, non à l’irruption de l’énergie guerrière. Il sait aussi que les origines du genre nous échappent. Mais il lui plaît de retrouver l’élan de la liberté humaine par-delà les contingences. (Ouverture) Dans ces contingences, l’épopée nous apprend pourtant à lire également la ligne d’une dure nécessité. Elle ne nous arrache au « désordre » et au « désespoir » que pour nous décrire une action héroïque, mais « sans espérance ». C’est passer, en tout cas, de la révolte à l’acceptation. 2. LE THÉÂTRE DU MONDE

La comparaison entre le théâtre et le monde remonte à l’Antiquité. Elle s’est prolongée jusqu’au XVIIe siècle par l’intermédiaire des Pères de l’Église. Jean Jacquot a écrit à ce sujet un article substantiel et essentiel, qui doit être le point de départ d’une information et d’une réflexion sur cette question : « Le Théâtre du Monde de Shakespeare à Calderón » (1957, Revue de Littérature comparée, XXXI, p. 341-372). Shakespeare et Calderón ne peuvent qu’être représentés dans un programme de textes concernant cette question. Étaient retenus, dans le cadre d’une préparation à l’agrégation, Hamlet, tragédie vraisemblablement jouée pour la première fois au cours de la seconde partie de l’année 1601, et El Gran Teatro del Mundo, Le Grand Théâtre du monde, auto sacramental habituellement daté, sans certitude aucune, de 1634. S’y ajoutait, tout aussi attendu, Le Véritable Saint Genest de Rotrou, dont la première eut lieu en 1645 ou 1646. Les éditions utilisées étaient, pour Hamlet, le volume bilingue d’André Lorant (1988, Aubier) ; pour Le Grand Théâtre du monde, l’édition, également bilingue, de Mathilde Pomès (1957, Klincksieck) ; pour Le Véritable Saint Genest, l’édition critique très riche de José Sanchez (1991, Mont-de-Marsan, éd. José Feijoo, devenues par la suite éd. Interuniversitaires). Il était conseillé de se référer aux travaux de Didier Souiller, 1988, La Littérature baroque en Europe, PUF, et 1992, Calderón et le Grand Théâtre du monde, PUF. Ce topos ancien est aussi un topos polyvalent, qui a pu prendre des significations différentes et servir de support à des valeurs diverses (sur la notion de topos, voir CURTIUS Ernst-Robert, 1948, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne, Francke ; trad. fr., 1956, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, PUF). On peut distinguer trois grands aspects : – 1) l’illustre théâtre du monde, c’est-à-dire le monde, création de Dieu qui va servir de théâtre à l’homme : c’est la scène que le Monde (El Mundo) propose à l’Auteur (El Autor) dans Le Grand Théâtre du monde ; – 2) la brevitas vitae : « la vie humaine étant un drame », comme le dit l’Auteur dans l’auto sacramental de Calderón, elle a la brièveté d’une représentation dramatique ;

– 3) le théâtre du monde comme monde des apparences, où curieusement le théâtre proprement dit va jouer un rôle désenchanteur et permettre d’accéder à un monde plus vaste. Saint Genest doit être accueilli par les « hôtes du ciel » et les « saintes légions d’anges », comme le dit Anthyme dans la pièce (acte IV, scène 5). Hamlet lui-même affirme devant son ami Horatio (acte I, scène 5) : « There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy. » « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Menacé, ce topos entre en concurrence avec d’autres, par exemple avec celui de La vie est un songe, ou celui de La Comédie au château, remarquablement étudié par Ross Chambers (1971, La Comédie au château. Contribution à la poétique du théâtre, José Corti). Dans ce livre, le theatrum mundi est perçu comme « le mythe d’un univers harmonieux », mais très vite contesté. « C’est par rapport à cette structure première, définitivement désagrégée par la perte de sa clef de voûte divine, qu’il faut comprendre toute la poétique moderne du théâtre » (p. 18). Dieu est la clef de voûte (voir Le Grand Théâtre du monde), et Curtius a montré, de manière définitive, que la caractéristique essentielle du topos du theatrum mundi, tel qu’il se développe au cours de la Renaissance pour s’imposer aux esprits de l’âge baroque, réside précisément dans cette conviction d’une présence divine. Dans Le Véritable Saint Genest, il est admirable de voir comme le monde de Dieu tend progressivement à se substituer au monde des dieux, auxquels sont encore passionnément attachés les empereurs. D’où le passage capital, répété par Marcelle (II, 3, vers 373 sqq.), joué par elle quand elle prête sa voix à celle de Natalie (III, 7, vers 999 sqq.) : « Je n’ose à présent, ô Ciel, d’une vue assurée, Contempler les brillants de ta voûte azurée ; Et nier ces faux dieux, qui n’ont jamais foulé De ce palais roulant le lambris étoilé. »

Dans Hamlet, la transcendance n’est pas niée. D’où le problème du Spectre. Il est d’abord désigné comme « la chose » (the thing, I, 1, vers 21) par Horatio, et Marcellus semble croire que c’est un pur produit de l’imagination. La preuve que cherche Hamlet n’est pas seulement celle de la culpabilité de son oncle Claudius, mais celle de la réalité du Spectre. Ni la première apparition ni même la seconde ne sont suffisantes. L’exécution de la vengeance sera la meilleure preuve de l’authenticité du message d’outre-tombe. Dès le retour du voyage en Angleterre, Hamlet pouvait déclarer à Horatio (V, 2, p. 297) : « Ceci devrait nous apprendre qu’il est une divinité qui donne forme à nos desseins de quelque façon que nous les ébauchions. » Nous sommes bien dans le cadre d’une dramaturgie supérieure, même si Dieu a apparemment peu de place dans Hamlet, et Shakespeare a moins manqué du sens de la quatrième dimension que ne l’a dit Claudel, au soir de sa vie, dans sa Conversation sur Jean Racine.

Sujet : « Réfléchir le monde n’est rien d’autre, pour le théâtre, que réfléchir du théâtre : la scène est reflet d’un reflet. Ainsi arrive-t-on à la perte de la réalité […]. » Vous commenterez ces affirmations de Didier Souiller (La Littérature baroque en Europe, p. 251) en vous appuyant sur les trois œuvres du programme. 2.1. EXAMEN DU SUJET Quand Hamlet dit aux comédiens qui viennent d’arriver au château que l’art du théâtre consiste à « tendre un miroir à la nature », il est dans le droit fil de la mimèsis aristotélicienne. Un reflet ne peut jamais exister en lui-même. Il est nécessairement le reflet d’une réalité première. Et c’est à cette réalité première que Shakespeare, Calderón et Rotrou devraient faire accéder le spectateur par le théâtre alors renouvelé. Mais la citation de Didier Souiller jette le soupçon sur cette réalité première. La volonté théâtrale de réfléchir le monde se heurte à une sorte de disqualification du réel, ou de ce qu’on prend pour tel. La citation

contient en quelque sorte au second degré la condamnation platonicienne du monde des apparences, et s’il n’imite que des « phénomènes », le théâtre n’est bien que « le reflet d’un reflet ». Enfermant ainsi l’homme, l’acteur et finalement le spectateur dans un labyrinthe dont les parois lui renvoient toujours sa propre image, ce théâtre en serait arrivé « à la perte de la réalité ». À la limite, il ne réfléchirait plus que lui-même. Le théâtre, pourtant, veut accéder à une vérité. Est-ce celle du monde, qui serait en quelque sorte sauvé par le théâtre ? Jean Rousset va dans ce sens dans La Littérature de l’âge baroque en France (1954, Corti), quand il affirme que « le monde est à l’envers ou chancelant, en état de bascule », et que « pour le remettre à l’endroit, il faut le regarder comme dans un miroir ». Le miroir permettrait le renversement salvateur d’un monde qui ment. Est-ce au contraire seulement la vérité du théâtre, quand il se regarde dans son propre miroir ? Et, en multipliant les effets spéculaires, le théâtre parvient-il à dire, outre lui-même, la réalité et la vérité du monde ? Dans cette perspective, il n’est pas interdit de parler du théâtre sur le théâtre. Mais il faut le faire à bon escient, sans perdre de vue le sujet, en montrant par exemple que, dans Hamlet, le théâtre intervient comme « une machine propre à révéler la réalité, à réaffirmer vis-à-vis d’un monde “sorti de ses gonds” la possibilité de retrouver certains repères ». Il serait en revanche tout à fait abusif de dire que, pour se faire miroir du monde, le théâtre se fait miroir de lui-même. On prêtera attention, dans le texte de la citation, au partitif du (l’article fait du monde une sorte de substance théâtrale globale, substance dont on ne peut préciser les limites), à la double construction du verbe réfléchir, qui permet un ricochet stylistique : réfléchir le monde/réfléchir du théâtre. Le théâtre n’est peut-être d’ailleurs pas seulement reflet, réflexion de lui-même, mais réflexion sur lui-même. La syllepse (il y a syllepse quand un mot a plus d’un sens, participant à plus d’une construction syntaxique) peut se prolonger. Et la citation contient même une sorte de syllogisme incomplet, où il manquerait la proposition attendue, « le monde est un théâtre » – celle qu’on trouve dans As you like it (Comme il vous plaira, II, 7, vers 136-143), dans la bouche du mélancolique Jaques :

« Tout le monde est une scène (All the world’s a stage) Et tous les hommes, toutes les femmes sont seulement des acteurs (players). Ils ont leurs sorties et leurs entrées ; Et un homme dans le temps qui lui est imparti joue plusieurs rôles, Ses actes correspondent à sept âges. » 2.2. DÉVELOPPEMENT INTRODUCTION

(Préambule) À Aristote qui dans la Poétique recommandait la mimèsis au théâtre, semble s’opposer Platon : dans la République, il condamne les poètes – et parmi eux les dramaturges – qui, se proposant d’imiter le réel, ne font que reproduire les ombres trompeuses sur la paroi de la caverne. (Exposé de la citation) Didier Souiller semble se placer entre la mimèsis et la condamnation de la mimèsis quand, dans les dernières pages de son livre sur La Littérature baroque en Europe, il écrit qu’à l’âge de Shakespeare, de Calderón et de Rotrou, « réfléchir le monde n’est rien d’autre, pour le théâtre, que réfléchir du théâtre : la scène est reflet d’un reflet. Ainsi arrive-t-on à la perte de la réalité ». (Recherche du problème) Le théâtre, dont on attend qu’il nous fasse voir le monde, ne nous présenterait donc, à l’âge baroque, qu’une apparence du monde. Le syllogisme, auquel ne manque que la proposition sous-entendue « Le monde est un théâtre » ou « Le monde est du théâtre », est poussé jusqu’à l’extrême de ses conséquences : la perte de la réalité. Mais peut-il exister un reflet sans modèle, les ombres de la caverne sans monde premier des Idées ?

(Annonce du plan) Hamlet, Le Grand Théâtre du monde, Le Véritable Saint Genest invitent à reprendre l’itinéraire du critique, à se pencher sur le miroir du théâtre pour se demander si la réalité est irrémédiablement perdue, ou si le théâtre est conçu pour que cette réalité soit retrouvée, peut-être grâce à lui. I. LE MIROIR DU THÉÂTRE

(Préambule) Avant la représentation de la pièce-souricière, « Le Meurtre de Gonzague », Hamlet recommande aux comédiens d’éviter les excès de toute sorte, et il leur rappelle que « le but » du théâtre « dès l’origine et jusqu’à nos jours, était et demeure, de tendre pour ainsi dire un miroir à la nature ; de révéler à la vertu ses propres traits, à ce qui est méprisable son vrai visage, au siècle même et au corps vivant du temps leurs formes et empreintes » (III, 2). Cette tâche de reproduction change de sens à partir du moment où il ne s’agit que de reproduire de l’illusoire, et c’est peut-être pourquoi, comme par dérision, le théâtre finit par se reproduire lui-même. (1. Le théâtre, miroir du monde) Le théâtre peut présenter le miroir de l’histoire. Hamlet et Le Véritable Saint Genest ont des sujets historiques, empruntés, pour l’un à Belleforest, pour l’autre aux Acta martyrum de Ruinart. Shakespeare et Rotrou cherchent donc, sinon à reproduire, du moins à recréer la cour de Danemark et celle de Dioclétien. L’auto sacramental de Calderón, apparemment plus atemporel, est en fait plus ambitieux encore puisque le monde évoque, en trois grands actes, l’histoire du monde et de l’humanité : paradis terrestre et déluge, fuite d’Égypte et entrée dans la terre promise, temps de la loi de la Grâce, c’est-à-dire ère chrétienne. Cette histoire est inséparable de l’histoire du temps. Shakespeare se souvient de la cour d’Elisabeth Ire quand il imagine la cour d’Elseneur ;

Rotrou ne perd pas de vue celle de Louis XIII, et Calderón lui-même ne peut imaginer le roi sans penser au roi d’Espagne, Philippe IV, souverain absolu d’un « vaste empire » (dilatado imperio, vers 821). Il ne saurait être question d’une reproduction intégrale, mais bien davantage d’une stylisation. Calderón se contente d’une épure, d’une série de types. Shakespeare va dans le sens d’une concision extrême (ainsi dans la scène 4 de l’acte IV quand le jeune Fortinbras traverse la scène à la tête de son armée). Rotrou simplifie en concentrant l’action sur Maximin. (2. Un monde qui est du théâtre) Si on se place dans une perspective chrétienne, on peut dire qu’à certains égards, le christianisme hérite du platonisme. Ce monde périssable est considéré comme de peu de prix au regard de l’autre. Cela est très net dans le début du Grand Théâtre du monde où l’Auteur dit que « l’architecture universelle […] usurp[e] ses reflets à la céleste ». Dans Le Véritable Saint Genest, cette dévaluation est aussi très sensible, avec par exemple le motif des astres, ces « brillants de [l]a voûte azurée » qui, selon Natalie, ne sont qu’un « lambris étoilé ». Pour Hamlet, il convient plutôt de se placer dans une perspective philosophique. C’est moins à l’université de Wittenberg qu’à la suite d’un traumatisme mental que le Prince danois a appris que le monde n’était qu’un « promontoire stérile », « un amas de vapeurs fétides et pestilentielles » (II, 2). La perspective dramatique permet de mettre en valeur la comédie de la société, de la cour, des faux-semblants. Claudius lui-même en a conscience dans son aparté au début du IIIe acte de Hamlet. Tout un théâtre s’organise, moins chez Calderón (où il y a quand même la Beauté, maîtresse du masque et fard) que chez Rotrou (l’Empereur lui-même se plaint de ne pouvoir trouver d’amis parmi les courtisans trompeurs) et surtout chez Shakespeare (la cour est le royaume du seems et le lieu de multiples scénarios).

(3. Le théâtre comme reflet de lui-même) Dans le monde, le théâtre est donc déjà du théâtre sur le théâtre. Mais, bien plus, il se prend lui-même pour objet. À l’intérieur de la pièce vient s’enchâsser une autre pièce, qui reflète la pièce-cadre. Ainsi en est-il quand la tragédie d’Adrien reflète la tragédie (prévisible) qu’est en train de vivre Genest. « Le Meurtre de Gonzague » présente des analogies certaines avec ce qui s’est passé à la cour au moment de la mort du roi Hamlet. Une comedia (scènes 5 et 6), à l’intérieur de l’auto sacramental de Calderón, n’est que la répétition d’une incessante comédie qui est celle de tout vivant. La pièce intérieure accentue encore la fragilité ontologique, telle qu’elle est représentée dans la pièce. Les trois pièces soulignent le caractère éphémère de la vie humaine, avec chez Calderón et chez Rotrou le passage du berceau au tombeau, et chez Shakespeare la mort prématurée du roi de comédie. Les protestations d’amour de la femme sont réduites à la pure hypocrisie, du moins dans le cas de la reine Gertrude. Les efforts de l’Empereur pour empêcher, dans Le Véritable Saint Genest, les progrès du christianisme, se révèlent vains. (Conclusion partielle) Sans être abolie, la réalité du monde se trouve mise en question et affaiblie par la représentation qu’en donne le théâtre de la première moitié du XVIIe siècle. Elle l’est d’autant plus qu’elle se reflète, non pas dans un mais dans deux miroirs, dont l’un est lui-même une manière de reflet de l’autre. II. LA RÉALITÉ PERDUE

(Préambule) Que le théâtre reflète un monde-théâtre, ou qu’il se reflète lui-même, le spectacle semble dévalué. Dans un cas, il est, comme le dit D. Souiller, « reflet d’un reflet » ; dans l’autre, il est reflet du reflet du reflet. Il s’agit donc bien d’une perte, au profit de ce qui pourrait n’être que gratuité, fête pure.

(1. Le reflet d’un reflet) Dans le monde de la caverne, l’homme erre parmi des ombres. Il ne comprend pas pourquoi tel accessoire lui est attribué plutôt que tel autre (le Laboureur, dans Le Grand Théâtre du monde). Il est à la recherche d’une vérité dont il ne peut être assuré : si Hamlet a de fortes raisons de croire à l’assassinat de son père, il n’en a pas la certitude absolue (d’où le caractère comme policier de l’intrigue), il est la proie de songes qui le déconcertent et qu’il ne comprend pas. Il y a bien des lumières, mais elles sont fausses : l’éclat de la Beauté, la pourpre du roi dans Le Grand Théâtre du monde, la beauté d’Ophélie dans Hamlet, les faveurs de l’Empereur dans Le Véritable Saint Genest. L’image du miroir se trouve donc détournée du sens que lui donnait Hamlet. À dire vrai, le détour est immédiat dans la tragédie de Shakespeare car, à peine le Prince danois a-t-il donné des conseils de simplicité aux comédiens, et voilà que commence « Le Meurtre de Gonzague » sur des propos insincères et outrés : du théâtre, au pire sens du mot. (2. Le reflet du reflet du reflet) Peut-être le théâtre sur le théâtre se détourne-t-il du monde pour devenir simple reflet de lui-même. Nous pénétrons dans les coulisses, nous nous trouvons parmi les accessoires : c’est ce que le Pauvre appelle le « vestiaire funèbre » (« el vestuario […] del sepulcro », vers 1410), dans Le Grand Théâtre du monde. On voit Genest et Marcelle en train de s’habiller (acte I, scènes 1 et 2). Polonius met un livre de prières dans les mains de sa fille Ophélie « afin que le spectacle de pareil exercice puisse donner un coloris plausible à [sa] solitude » (III, 1). La pièce nous rappelle le caractère illusoire du décor (voir la scène entre Genest et le Décorateur II, 1). Elle a l’air aussi d’être une réflexion sur le paradoxe du comédien qui s’émeut en apparence pour quelque chose qui ne l’atteint pas réellement. « N’est-il pas monstrueux, dit Hamlet (II, 2), que ce comédien, là, dans une simple fiction, dans le rêve d’une passion, puisse faire plier son âme à son imagination et que, sous l’effet de celle-ci, tout son visage pâlisse, qu’il ait des larmes aux yeux, les traits égarés, la voix

brisée, et que tout son physique revête des formes d’expression en accord avec l’idée de son rôle ? Et tout cela pour moi ! » (3. La fête) En se représentant lui-même, le théâtre se représente comme fête. Hamlet a un goût particulier pour le théâtre. À l’acte II, Rosenkrantz et Guildenstern, ainsi que Polonius comptent là-dessus pour le dérider. Et il commence par exprimer le plaisir qu’il prend au théâtre. Dans Le Véritable Saint Genest, le spectacle est donné à l’occasion d’une fête officielle, pour l’union de Valérie et de Maximin – et il est à noter que le plaisir sera avant tout un plaisir dû au raffinement de l’imitation. Dans Le Grand Théâtre du monde, la fête que se donne l’Auteur est à l’image de la fête que constitue pour le public populaire espagnol, à l’occasion de la Fête-Dieu, la représentation sur chars de l’auto sacramental. (Conclusion partielle) La réalité semble donc se diluer au fur et à mesure que la pièce se déroule. La mise en abyme ne fait qu’aggraver le processus. Et pourtant, il subsiste une volonté d’éviter de se perdre dans un labyrinthe de reflets. III. LA RÉALITÉ RETROUVÉE

(Préambule) On ne peut nier qu’en tant qu’institution, le théâtre est une réalité d’époque dont la pièce baroque se fait le miroir. Mais ce n’est peut-être pas la seule réalité que permette d’atteindre la pièce dans la pièce. La pièce elle-même rappelle la triste réalité de la mort. Elle peut aussi renvoyer à une réalité transcendante, qui se trouve au-delà du monde, de la vie et de cette mort elle-même. (1. Fonction heuristique de la pièce dans la pièce) Dans Hamlet, il s’agit, à l’aide d’une imitation qui reste grossière, d’apporter une preuve décisive au sujet de la culpabilité de Claudius. La

fonction de la pièce est donc proprement dramatique. Dans Le Véritable Saint Genest, Genest doit devenir lui-même en devenant Adrien, il a à trouver son véritable rôle – et on notera que l’adéquation ne vaut pratiquement que pour Genest lui-même. Dans Le Grand Théâtre du monde, il faut découvrir une loi morale : nécessité de la charité, nécessité du dépouillement, nécessité de la non-identification à son rôle social. (2. La réalité de la mort) Si la mort n’est que la fin de toute vie dans la représentation en quelque sorte très générale du Grand Théâtre du monde, elle est exemplum pour l’histoire au terme de Hamlet : à partir de la catastrophe qui vient de s’abattre, Fortinbras constitue un spectacle (sight). Dans Le Véritable Saint Genest mais aussi dans l’auto sacramental de Calderón, elle ouvre sur la vraie réalité. (3. Découverte d’une réalité transcendante) L’ouverture peut paraître très timide dans Hamlet, mais cela ne signifie nullement que la tragédie de Shakespeare soit enfermée dans l’immanence. On peut avoir l’impression qu’une certaine providence est à l’œuvre : elle a voulu le retour du Prince danois en Angleterre, elle a le souci du royaume, lequel est plus important que les individus, fussent-ils des personnages royaux. Le Spectre acquiert une sorte de réalité, et il s’avère que son message n’avait rien de trompeur. Il demeure pourtant quelque chose de trop théâtral en lui : le fait qu’il apparaisse sur une plate-forme à l’acte I, le fait qu’il n’apparaisse qu’à son fils. Et ses révélations restent limitées : le Fils ne saura rien de la destinée de son Père dans l’au-delà. La découverte d’une réalité transcendante est au contraire éclatante dans Le Véritable Saint Genest, et la pièce tout entière est orientée vers elle. Pourtant, elle n’accède jamais au statut de réalité théâtrale. Dieu reste invisible, l’Ange aussi, même s’il « tient la pièce » (vers 1300). L’Ange de Rotrou a la fonction de souffleur (« un Ange me r’adresse »), comme la Loi de grâce (Ley) dans la scène 5 de l’auto

sacramental. Mais la question de la réalité prend une gravité exceptionnelle dans la pièce de Calderón : Dieu, qui se donne le spectacle du monde et de la vie humaine, est présent sur la scène du théâtre, sur une autre sphère, il est vrai. Si reflet il y a, il ne peut être reflet que de ce Dieu. Et la monstrance finale de l’Eucharistie est là pour rappeler le lien indissoluble qui existe entre la créature humaine et ce Dieu. (Conclusion partielle) La pièce, sinon la scène, est donc bien plus que reflet du reflet. Non seulement la réalité ne s’y trouve pas perdue, mais elle permet d’accéder à une réalité plus vraie, du moins quand le message est clairement religieux et même quand, comme dans Hamlet, il ne l’est pas explicitement. CONCLUSION

(Résumé des conclusions partielles) Étrange mimèsis en définitive que celle du théâtre de l’âge baroque ! C’est la mimèsis d’un monde vu comme théâtre et, en quelque sorte, théâtralisé. Ce n’est que le reflet d’un reflet, ou, plus ténu encore, le reflet du reflet d’un reflet, si on tient compte de la construction en abyme. Mais une telle surthéâtralisation et cette dimension du métathéâtre sont des premiers pas en avant vers la découverte de la vraie réalité. (Conclusion générale) Dans les brillantes formules qu’il a proposées, Didier Souiller a poussé à l’extrême le sentiment du desengaño. Elles tendent aussi à suggérer que ce théâtre dit « baroque » s’édifie à la manière d’une vaine construction sur du néant. Mais le dépouillement permet d’accéder à une réalité, presque toujours transcendante, qui donne sens au spectacle. Ainsi la perte de la réalité, ou de l’apparence de réalité, se trouve-t-elle dépassée. (Orientation nouvelle)

Il est vrai que cette réalité retrouvée n’échappe peut-être pas à la théâtralité. Spectre en scène, Ange souffleur, Dieu premier spectateur sont là pour le laisser craindre. Du moins ne peut-on pas dire dans ces cas-là que le spectacle soit seulement le « reflet d’un reflet ». 3. LE RÉCIT FANTASTIQUE À L’ÉPOQUE ROMANTIQUE Le programme réunissait quatre auteurs et cinq textes : – The Monk, a Romance de Mathew G. Lewis (lre éd. datée de 1796, en réalité de 1797 ; 2e éd., 1798, Ambrosio or the Monk) ; traduction française de Léon de Wailly, 1979, Le Moine, coll. « Marabout », Verviers, édition Gérard. – Die Elixiere des Teufels de Ernst-Theodor-Amadeus Hoffmann (première partie, 1815 ; deuxième partie, 1816) ; traduction française de Madeleine Laval, 1979, Les Élixirs du diable, édition Phébus. – Récits de Pétersbourg de Nicolas Gogol (1833-1839, 1840) ; traduction française de Boris de Schloezer, 1968, Garnier-Flammarion, no 189 (mais il faut utiliser aussi la traduction publiée dans la collection « Folio » sous le titre des Nouvelles Pétersbourgeoises). – Le Chevalier double (1840) et Avatar (1856), de Théophile Gautier, repris dans ses Romans et contes, 1863, Charpentier. Les deux textes ont été réunis dans un volume publié chez Slatkine en 1981. On utilisera aussi l’édition de Michel Crouzet, 1992, Gautier. L’œuvre fantastique, tome I, Nouvelles, tome II, Romans, Garnier. Certains de ces titres dénotent le fantastique (Les Élixirs du diable, Le Chevalier double, Avatar). D’autres semblent comme indifférents à ce climat (Le Moine, Récits de Pétersbourg, et à l’intérieur de ce récit de nouvelles, La Perspective Newski, qui semble orienter le lecteur plus vers une réalité que vers une surréalité). À dire vrai, le fantastique n’est pas constitué dès l’origine. On le voit naître ici du « gothique » (voir la thèse de Maurice Lévy sur Le Roman « gothique » anglais, Toulouse, 1968, rééd. Albin Michel). Il se cristallise autour de ce qu’on a fait de Hoffmann en France et en français (Gautier l’a appelé le « fantastiqueur »).

L’étude s’orientera vers l’effet fantastique, ou effet F., qui suppose l’existence d’une culture, d’une technique et d’une finalité particulières. L’ouvrage théorique le plus utile à cet égard est celui de Jacques Finné, 1980, La Littérature fantastique. Essai sur l’organisation surnaturelle, édition de l’université de Bruxelles. L’intitulé de la question nous enferme dans une époque, à la dénomination d’ailleurs assez vague, « époque romantique », mais il nous en écarte aussi dans la mesure où la notion centrale de « récit fantastique » n’apparaît pas clairement à la conscience des hommes de ce temps-là. C’est une notion moderne, pressentie pourtant par Hoffmann par exemple, le narrateur contant « un récit construit et développé comme peut seul le construire et le développer le poète le plus subtil, doué de l’imagination la plus ardente ».

Sujet : « Pour laisser libre cours à la folie raisonneuse et systématique, rien de tel que de donner directement la parole aux personnages. Alors le lecteur se trouve en tête à tête avec un homme qui s’explique, il est exposé de plein fouet à sa force de conviction, tandis que l’auteur caché, effacé, jouit en voyeur de ce face à face. Et c’est le seul biais à ma connaissance qui donne toutes ses chances au fantastique sans porter atteinte au parti pris de réalisme. » Vous commenterez ces lignes de Michel Tournier dans Le Vent Paraclet en vous appuyant sur les textes du programme. 3.1. SOURCE En 1977, Michel Tournier a publié un livre, Le Vent Paraclet (Gallimard), où il commente sa propre création romanesque. L’ouvrage nous intéresse plus particulièrement quand l’écrivain s’interroge sur le caractère fantastique de son roman de 1970, Le Roi des aulnes (p. 113 sqq.).

Le titre de ce livre n’était pas innocent. À s’en tenir à la lettre, c’était une citation, la reprise de la célèbre ballade de Goethe (1782), dont Schubert a fait un lied non moins célèbre, Der Erlkönig. Mais cette ballade elle-même était l’adaptation d’une chanson populaire danoise, La Fille du roi des elfes, que Herder déjà avait transformée en « roi des aulnes ». Dans Le Moine, M. G. Lewis a adapté une autre ballade danoise, très proche de celle-ci par l’inspiration, Le Roi des eaux. De l’élément folklorique au roman de Tournier se perpétue donc une tradition du fantastique populaire. Mise en valeur par le titre, elle confère à Abel Tiffauges, le garagiste de la porte des Ternes, une aura fantastique : il devient l’ogre. Le problème posé dans les lignes retenues pour le sujet est un problème d’énonciation. Sur cette notion on consultera Tzvetan Todorov, 1967, Introduction à la littérature fantastique, édition du Seuil, p. 87 sqq., et Ducrot et Todorov, 1972, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, édition du Seuil, p. 405 : « Les éléments appartenant au code de la langue et dont pourtant le sens dépend de facteurs qui varient d’une énonciation à l’autre ; par exemple je, tu, ici, maintenant. » Trois propositions peuvent se dégager d’une analyse du texte : 1) C’est en libérant le fantasmatique qu’on donnerait ses chances au fantastique. 2) C’est en poussant le fantasmatique jusqu’au délire qu’on éviterait de porter atteinte au parti pris du réalisme. 3) C’est en laissant la parole au fou que l’auteur parviendrait à obtenir l’effet qu’il veut obtenir sur le lecteur (l’effet F.). 3.2. DÉVELOPPEMENT INTRODUCTION

(Préambule) Étudier le récit fantastique, c’est essayer de retrouver l’effet qu’il produit. Peut-être faudrait-il pour cela interroger des lecteurs ou mettre

en question sa propre lecture. L’analyse littéraire part du principe que l’effet fantastique est déjà prévu, inscrit dans le texte, signalé par les procédés de l’énonciation. (Exposé du sujet et de la citation à commenter) C’est bien un procédé qu’indique Michel Tournier, une recette magique même (« rien de tel ») quand il s’émerveille du pouvoir de l’expression à la première personne et quand il semble inviter l’auteur de récits fantastiques à s’effacer au profit des personnages : simple « voyeur » qui laisse le lecteur « en tête à tête avec un homme qui s’explique », « exposé de plein fouet à sa force de conviction ». Telle serait l’exigence du récit fantastique, aboutissement, pour Tournier, d’un réalisme poussé à l’extrême. (Présentation du problème et du plan) Il faudrait ce regard oblique de l’auteur pour permettre l’expression directe de la folie du personnage. Frappé « de plein fouet », le lecteur ne se trouve-t-il pas pourtant dans une situation ambiguë, et le récit fantastique ne vit-il pas de cette ambiguïté même ? Tournier fondait sa théorie sur un exemple – le sien. On peut remonter aux origines mêmes du genre fantastique, aux récits de l’époque romantique, pour en éprouver la validité. I. LE REGARD OBLIQUE DE L’AUTEUR

(Préambule) Le retrait de l’auteur ne signifie pas renoncement. L’obliquité est une conduite de puissance, illustrée par l’antique mythe d’Apollon. Et un écrivain comme Edgar Poe a admirablement montré que le récit fantastique vivait de cette puissance-là, de la tentative d’un auteur apparemment absent pour posséder le lecteur. Les récits fantastiques de l’époque romantique nous donnent à lire ce retrait. Il n’est même pas sûr que les récits à la troisième personne fassent exception à cet égard. Mais en le donnant à lire, ne montrent-ils pas cette absence même ?

(1. Le retrait progressif) Le procédé du « manuscrit trouvé » est fréquent dans la littérature fantastique du début du XIXe siècle. L’exemple le plus immédiat est le Manuscrit trouvé à Sarragosse de Jan Potocki. C’est aussi l’un des plus frappants par les différents biais que fait apparaître l’avertissement : l’auteur se déguise sous les traits d’un officier français de l’armée espagnole, le « roman bizarre » doit être traduit de l’espagnol par le capitaine qui le tient prisonnier, et il est attribué à un ultime narrateur fictif, son auteur proprement dit, qui est censé être l’un des aïeux du capitaine. Dans Les Élixirs du Diable, Hoffmann a mis en œuvre le même procédé. Il l’a fait aussi avec un grand raffinement et une complexité d’un autre type. Simple « éditeur » dans l’avertissement, il remet entre les mains de son lecteur un livre tiré des papiers du frère Médard, tels qu’il les a découverts et lus au cloître des capucins de B. Mais Médard lui-même a eu une expérience analogue quand, dans un couvent italien où il était réfugié, il avait trouvé le parchemin de son ancêtre le vieux peintre. Hoffmann donne donc d’autant plus à lire le retrait de l’auteur qu’il le met en abyme. Mais il en obtient un effet qui est proprement fantastique, puisque – et il le note lui-même (p. 272) – le parchemin du vieux peintre contient déjà à l’avance l’histoire de Médard. Gogol n’a pas recours d’une manière voyante à ce type de présentation dans le Journal d’un fou. Il ne nous dit pas où il a trouvé ce journal, car il sait qu’il est inutile de faire comprendre – en affirmant le contraire – qu’il est né de sa propre imagination, et peut-être de lui-même. (2. Le narrateur neutre) Un peu moins fréquent que l’usage de la première personne, l’usage de la troisième personne reste cependant courant dans le récit fantastique à l’époque romantique. Jacques Finné en a fait un relevé très suggestif. Jean Bellemin-Noël a étudié le cas, dans certains récits de Gautier (Avatar et Le Chevalier double le confirment), de ce qu’il appelle le

narrateur neutre. Aucun narrateur n’est mis en scène explicitement, même par allusion. C’est alors, par définition, l’auteur qui, sans le dire, s’octroie la position du narrateur. « Du même coup, écrit Bellemin-Noël, les choses deviennent plus complexes, car celui qui prend en charge le récit risque de ne pas être suffisamment caractérisé ; la spécificité du phénomène de “relais” tend à disparaître, et avec elle la spécificité du fantastique à l’intérieur du romanesque. » Cette spécificité, selon lui, serait la manière qu’a le lecteur de participer à l’histoire du héros qui la vit. Mais on peut se demander si cet effacement volontaire du narrateur ne met pas en valeur le personnage qui requiert d’autant plus l’attention et la sympathie du lecteur. (3. Le délégué au surnaturel) Plus troublant est peut-être le fait que ce procédé du regard oblique soit d’abord un procédé réaliste, particulièrement utilisé dans la satire. À cet égard, le dialogue et la correspondance des chiennes, dans le Journal d’un fou, est dans la tradition du Colloque des chiens de Cervantes : c’est l’exercice d’un regard étranger sur une réalité qui est ainsi comme radiographiée (l’importance du ruban, par exemple). Ce procédé satirique est tout aussi bien un procédé fantastique utilisé par Hoffmann dans les Conversations avec le chien Berganza et Le Chat Murr. Et, plus généralement, la métamorphose animale a cette double vocation littéraire. L’animal peut voir ce que l’homme ne peut pas voir, il voit « l’Ouvert », comme le dira Rilke dans les Élégies de Duino. Est-ce, comme le pense Tournier, parce que le fantastique se situe au terme d’une exagération du réalisme même, conduisant à ce renversement qu’analyse Sartre et qui serait la caractéristique du fantastique moderne ? On peut penser aussi que l’auteur délègue l’autre (l’âne chez Apulée, Raymond chez Lewis) à la découverte d’une réalité surnaturelle dont l’accès lui est refusé. Ou plutôt qu’il est obligé de s’exprimer à travers l’autre pour ne pas s’enfermer dans le fantastique pur. (Transition)

S’il donne à lire son retrait, et parfois d’une manière appuyée, c’est pour établir la marge qui est nécessaire entre le fantasmatique et le fantastique proprement dit. II. L’EXPRESSION DIRECTE DE LA FOLIE DU PERSONNAGE

(Préambule) En laissant « libre cours » au discours du personnage-narrateur, l’auteur lui en laisse aussi apparemment la responsabilité. Ce n’est pas lui, c’est son personnage qui cherche à convaincre le lecteur. Mais on peut s’étonner de voir que Tournier semble faire de ce discours, comme nécessairement, un discours de la folie. (1. Présence de la folie) Il est un fait qu’on ne peut pas éluder : l’histoire de la libération des fous (voir Michel Foucault) est contemporaine de l’histoire de la libération de la folie en littérature. Folie des poètes (Hölderlin, John Clare, Nerval), représentation de la folie dans le récit, et plus particulièrement dans le récit fantastique. Élargissant encore le panorama historique, Bellemin-Noël écrit que « rien n’interdit de définir la littérature fantastique comme celle où se marque l’émergence de la question de l’inconscient. […] Historiquement, cela correspond à la période qui va de la rupture romantique à l’élargissement de la coupure freudienne ». Le double pourrait alors correspondre à cette découverte de l’autre en moi. L’autre voix qu’entend Hermogène en lui, l’autre voix qu’entend aussi Médard (au moment de la chute de Victorin dans l’abîme) sont communes au fou (Hermogène) et au personnage-narrateur (Médard) qu’on est alors en droit de soupçonner de folie. (2. La menace de l’allégorique) Cette présentation a pourtant un inconvénient. Elle donne à penser qu’en multipliant les personnages de fous et en les laissant parler, le récit fantastique cherche une fois de plus à imposer sa propre image. Comme la mise en abyme du manuscrit trouvé permettait à Hoffmann de signaler

et de signifier le nécessaire retrait de l’auteur, la mise en scène romanesque du fou dirait l’ambition qu’a le récit fantastique de donner accès au discours de l’autre. Allégorique, il le serait alors doublement : parce qu’il dévoile l’autre, parce qu’il en fait son emblème. Le moins fou des Élixirs serait à la fois une figure de la bestialité de Médard, des forces mauvaises qu’il charrie dans son sang, et une image du livre qui explore l’inconnu. En se retirant, l’auteur ne ferait que mieux affirmer son intention de créer une littérature de l’inconscient. Mais si son intention devient trop voyante, l’effet fantastique s’affaiblit. (3. La menace du fantasmatique) Imaginons un instant que le retrait aille jusqu’à l’absence, ce qui se produit par exemple dans le Journal d’un fou. La folie semble alors ne devoir être rapportée qu’au personnage, à Poprichtchine. En le présentant par le titre même du récit comme fou, l’auteur ne nous met-il pas sous les yeux une analyse clinique que le lecteur regardera avec la même distance que lui ? Peut-il adhérer au complexe de persécution de Poprichtchine, peut-il partager ses tendances masochistes, peut-il entendre les chiennes et être mêlé à son fantasme de royauté ? La progression même que ménage Gogol dans son récit est progrès de la maladie. Et si logique il y a ici, elle est moins celle d’une « folie raisonneuse et systématique » (qu’on peut saisir dans les sophismes du fou) que celle du processus même de la maladie. En voulant éviter de se murer dans ses propres fantasmes, et en mettant à distance ceux de son personnage, Gogol ne peut empêcher que cet univers ne soit un monde clos. Poprichtchine ne nous donne pas véritablement accès au surnaturel. Tout au plus soupçonne-t-il la présence du diable derrière les femmes. Et si monstre il y a, il n’est autre que la ville elle-même. (Transition) Cette puissance mauvaise de Pétersbourg, il est vrai, n’apparaît pas seulement à la faveur de la superposition des fantasmes de Poprichtchine (la royauté) et de sa situation réelle (l’asile). Elle est présente tout aussi bien dans les récits à la troisième personne du recueil de Gogol. Ce va-et-

vient du « je » au « il », favorisant la conjonction du réalisme et du fantastique, encourage aussi l’émergence du fantastique dans le réalisme. III. LE LECTEUR ET L’AMBIGUÏTÉ

(Préambule) À dire vrai, quel est le critère de la folie ? Les paysans, le chirurgien croient que Raymond de la Cisternas est en état de délire. Lui-même prétend pourtant avoir vu le spectre de la Nonne sanglante. Médard veut être un non-fou parmi les fous : et cependant, il est enfermé à l’asile, comme son double Victorin et comme son autre double Pietro Belcampo. Est-il fou ? N’est-il pas fou ? Telle est l’alternative devant laquelle se trouve placé le lecteur de ces récits fantastiques. Il est donc moins pris « de plein fouet » par le discours torrentiel du personnage-narrateur, comme le dit Tournier, que placé dans une situation d’écartèlement. C’est cette situation, peut-être, qui véritablement, « donne toutes ses chances au fantastique ». (1. Du côté du personnage) Pour certains théoriciens du récit fantastique, l’auteur cherche à faire coïncider le « je » du personnage-narrateur et le « je » du lecteur. Plusieurs difficultés apparaissent : – le récit à la première personne a lui-même plusieurs modalités. S’il est fait au passé (celui de Raymond, par exemple), ce « je » devient un « je/il » (Finné) : c’est le moi ancien du narrateur, qui s’en est lui-même comme éloigné et qui, lui aussi, peut regarder « de biais ». S’il est fait au présent, ce « je/je » entraîne plus du côté d’un fantasmatique clos que du fantastique proprement dit ; – dans le cas du « je/il », et même quelquefois dans le cas du « je/je », le personnage-narrateur en sait plus que le lecteur ; – si ce narrateur-personnage est fou, il faudrait que le lecteur le perçoive comme non fou. L’effet fantastique est possible dans l’épisode de la Nonne sanglante, si le lecteur est enclin à épouser le point de vue de Raymond plutôt que celui du chirurgien, ou celui de Médard plutôt que

celui de l’ecclésiastique de l’asile des fous. La première personne entraîne, c’est vrai, mais une résistance naît du fait même qu’elle n’est qu’une première personne : un point de vue singulier qui n’a d’autre garant que lui-même. (2. Du côté de l’auteur) L’auteur ne manque pas de laisser des points de résistance. Lewis fait observer la coïncidence qui existe entre les apparitions de la Nonne sanglante et la maladie de Raymond. Hoffmann note, dans la préface de l’éditeur, que la vie de Médard eut quelque chose d’« insensé ». Quand il va jusqu’à présenter son personnage comme fou (c’est le cas de Gogol dans le Journal d’un fou), l’auteur fait que la résistance l’emporte. Ici, le lecteur, prévenu, ne peut adhérer à la hantise qu’exerce sur Poprichtchine la figure du diable. Le fantastique est alors réduit par la folie même du personnage-narrateur. Quand au contraire il ajoute au personnage-narrateur d’autres relais narratifs, l’auteur augmente la force de conviction. Si, dans Le Moine, nous ne connaissons que par Raymond le témoignage positif de Théodore ou de l’incrédule Agnès elle-même, dans Les Élixirs du Diable, le Père Spiridion confirme, par son épilogue à des cahiers qu’il n’a pas lus, certains des faits les plus étonnants du récit fantastique (la voix du petit frère, l’apparition du vieux peintre, le parfum de roses). (3. La nécessaire hésitation) Cela ne signifie pas pour autant que le doute ne soit plus permis. L’effet fantastique n’est possible que si l’hésitation est maintenue, et l’hésitation ne peut être entretenue que par l’auteur. Dans Le Moine, Raymond n’est qu’un narrateur secondaire dans un récit intégré. Dans les Élixirs, Hoffmann prend soin d’annoncer lui-même que les étranges visions du moine sont « bien davantage que le jeu déréglé d’une imagination en délire » (c’est reconnaître que ce délire existe, mais qu’il y a autre chose et plus que lui). Cette hésitation peut être ménagée tout

aussi bien dans un récit à la troisième personne (dans la dernière partie du Manteau, par exemple). CONCLUSION

(Résumé des conclusions partielles) Il y aurait une puissance apparente : celle du personnage-narrateur ; une puissance réelle : celle de l’auteur. Le texte de Tournier a le mérite de nous le rappeler. Et il le fait en accentuant les contrastes, en dramatisant la situation : le narrateur-personnage délire, l’auteur se cache. Mais ce délire prend les apparences de la raison, et le retrait a pour fin les délices du voyeur. (Conclusion générale) C’est peut-être le lecteur qui fait les frais de cette présentation excessive. Le voilà pris dans le tourbillon du discours du narrateurpersonnage, entraîné vers lui. Le récit fantastique ne l’abandonne pas de cette manière. Il cherche moins à le convaincre qu’à faire miroiter des possibilités de conviction, et cela tout en multipliant les résistances : c’est pourquoi le récit à la troisième personne reste possible ; c’est pourquoi la folie elle-même, explicite ou supposée, peut faire obstacle à une adhésion naïve qui ruinerait l’effet fantastique. (Orientation générale) Le récit fantastique se présente moins comme un flux que comme un jeu subtil avec un lecteur qui, en définitive, en reste bien le maître. 1. Sur l’épopée, voir notamment MADELÉNAT Daniel, 1986, L’Épopée, PUF ; NEIVA Saulo (éd.), 2009, Désirs et débris d’épopée au XXe siècle, Berne, Peter Lang.

CONCLUSION

Julien Gracq, dès le début de ce beau livre dont je suis parti, En lisant, en écrivant, a cru devoir nous mettre en garde contre « le don d’un prêt-à-porter impeccable » (il pense aux cinq actes de la tragédie classique, nous songeons aux trois parties de la dissertation traditionnelle) ou encore contre le « gaufrier ». L’un des risques de l’exercice est bien là, que la dissertation soit ou non de littérature générale ou de littérature comparée. Il est peut-être plus grand encore dans ce dernier cas, si l’on veut bien considérer que le champ comparatiste, si vaste, si divers, si stimulant, se prête moins qu’un autre à se laisser enfermer dans d’étroites limites. La construction de la dissertation, on l’aura compris, n’est pas un carcan. Elle permet de mieux jalonner un itinéraire vécu à travers la lecture et en littérature. Il conviendra de s’en libérer quand, le temps de l’apprentissage de la dissertation passé, on travaillera à un mémoire ou à une thèse. L’erreur de beaucoup de candidats à la maîtrise ou au doctorat est de croire qu’il faut de nouveau se couler dans la forme dissertatoire. Or le livre, vers lequel doivent tendre ces travaux de plus en plus ambitieux, appelle la composition plus souple par chapitres plus nombreux. De même l’article, auquel prépare sans aucun doute la pratique de la dissertation, gagne à une démarche plus libre, à un mode de progression moins mécanique. Comme il faut, un jour, savoir aller au-delà d’un plan trop strict, il est nécessaire de sentir que la formulation de problèmes, ou de problématiques, n’est pas absolument conforme au génie de la littérature. La gageure, dans la dissertation comme dans le commentaire, serait de rendre compte en termes purement rationnels de quelque chose qui, bien souvent, échappe à la raison. La dissertation est une argumentation à partir d’un problème littéraire. Il faut apprendre aussi à la sauver d’une certaine sécheresse, et cela, sans doute, appelle un pas en avant qui sera

plus aisément accompli plus tard. Il y faut ce sens du mystère dans les lettres, et ce que Mallarmé appelle « une splendeur définitive simple ». Julien Gracq a raconté comment son professeur de français en première, M. Legras, lui avait appris à écrire tout en lui apprenant à lire les textes, et en particulier le chapitre des Caractères de La Bruyère, « Des biens de fortune ». Il reste à expliquer pourquoi, dans le titre de son livre, il a souligné, non pas en lisant, mais en écrivant. C’est que « le commentaire sur l’art d’écrire est mêlé de naissance, inextricablement, à l’écriture ». C’est que l’écriture sera toujours supérieure à la lecture. C’est que réfléchir sur la littérature devient une source d’enrichissement si cette réflexion incite à écrire, et à écrire de plus en plus personnellement. La dissertation, à cet égard, ne peut être qu’une étape appelant un pas un avant. Mais on est en droit d’espérer, surtout si elle est nourrie d’une vraie culture comparatiste, qu’elle favorisera ce pas.

COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE LES MANUELS DE LITTÉRATURE GÉNÉRALE ET COMPARÉE EN FRANCE Pour mémoire

– BALDENSPERGER Fernand, rééd. 2012, Qu’est-ce que la littérature comparée ?, Petra, préf. de Jean Adrians. – GUYARD Marius-François, 1951, La Littérature comparée, coll. « Que sais-je ? », PUF. – JEUNE Simon, 1968, Littérature générale et littérature comparée. Essai d’orientation, coll. « Situations », no 17, Minard, Lettres modernes. – PICHOIS Claude, ROUSSEAU André-Michel, 1967, La Littérature comparée, Armand Colin. – VAN TIEGHEM Paul, 1931, La Littérature comparée, Armand Colin. En usage actuellement

– BRUNEL Pierre, PICHOIS Claude, ROUSSEAU André-Michel, 1983, Qu’est-ce que la littérature comparée ?, Armand Colin. – BRUNEL Pierre, CHEVREL Yves et al., 1989, Précis de littérature comparée, PUF. – CHEVREL Yves, 1989, La littérature comparée, coll. « Que saisje ? », PUF. – CLAUDON Francis, HADDAD-WOTLING Karen, 2000, Précis de littérature comparée. Théories et méthodes de l’approche

comparatiste, coll. « 128 », Fernand Nathan. – PAGEAUX Daniel-Henri, 2008, Le séminaire de ’Ain Chams : une introduction à la littérature générale et comparée, L’Harmattan. – PAGEAUX Daniel-Henri, 2012, La Littérature générale et comparée, coll. « Cursus », Armand Colin. – SOUILLER Didier, TROUBETZKOY Vladimir et al., 1997, La Littérature comparée, coll. « Premier cycle », PUF. Sur la recherche et l’histoire comparatistes

– BALLESTRA-PUECH Sylvie, MOURA Jean-Marc, 1999, Le Comparatisme aujourd’hui, Lille, UL3. – TOMICHE Anne, ZIEGER Karl (éd.), 2007, La Recherche en littérature générale et comparée en France en 2007. Bilans et perspectives, Presses universitaires de Valenciennes. – La collection « Poétiques comparatistes », éditée par la Société française de littérature générale et comparée, université de Paris, 17 rue de la Sorbonne, 75005 Paris (un numéro par an depuis 2006). – La série « Histoire comparée des littératures en langues européennes », sous l’égide de l’Association internationale de littérature comparée, John Benjamins Publishing Company (une vingtaine de titres parus). – Le site de la Société française de littérature générale et comparée : http://www.vox-poetica.org/sflgc/. – Le site de l’Association internationale de littérature comparée : http://www.ailc-icla.org/site/.

Index A allégorie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 allitération 1 anachronisme 1 antanaclase 1 antithèse 1, 2, 3 art poétique 1, 2, 3, 4, 5 autobiographie 1, 2, 3, 4 B baroque 1, 2, 3 C casuistique 1 catharsis 1 classicisme 1 comédie 1, 2 comique 1 comparaison 1, 2, 3 contemplatif 1 Contexte 1 Cultural Studies 1 D

déisme 1 description 1 didascalie 1, 2 Don Juan (mythe de) 1 E égotisme 1 élégiaque 1 éloge 1 épigraphe 1 épique 1, 2, 3, 4, 5 épopée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 exotisme 1, 2 exposition 1 F fantastique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 G Gender Studies 1 genre 1, 2 gradation 1 H herméneutique 1, 2 héros 1, 2 humour 1 hybris 1

I intertextualité 1, 2 ironie 1, 2, 3, 4, 5 L literature of the Raj 1, 2 littérature de voyage 1, 2, 3 littérature engagée 1 littératures francophones 1 lyrisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 M mélancolie 1 merveilleux 1 métaphore 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 mimèsis 1, 2, 3, 4, 5, 6 mise en abyme 1 Modèle actanciel 1 modernité 1, 2 monologue 1, 2 mythe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 N New Criticism 1 nihilisme 1 nouvelle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

O ordre négatif 1 P panthéisme 1 paradoxe 1, 2, 3 paratexte 1 périphrase 1, 2 personnification 1, 2 postcolonial (critique) 1, 2, 3 prosopopée 1 psychocritique 1 R réalisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 rhétorique 1 roman 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 roman de la ville 1, 2 roman du poète 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 roman précieux 1 romantisme 1, 2, 3 rythme poétique 1 S satire 1, 2 sensibilité préromantique 1, 2 spleen 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17 stéréotype 1, 2

structuralisme 1 Sturm und Drang 1, 2 syllepse 1 synesthésie 1 T traduction 1, 2, 3 tragédie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 tragi-comédie 1 tragique 1 V voix narrative 1, 2, 3, 4