Français du Canada, français de France VIII : actes du huitième colloque international, Trèves, du 12 au 15 avril 2007, Volume 8 [1 ed.] 3110231034, 9783110231038 [PDF]

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French Pages 289 Year 2009

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Table of contents :
Frontmatter......Page 2
Table des matières......Page 6
Présentation du Colloque « Variétés européennes et nord-américaines du français »......Page 8
I. Des deux côtés de l’Atlantique......Page 10
Présence des parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada......Page 12
Les abris pour animaux dans l’ALN : essai d’explication du foisonnement lexical......Page 22
Le verbe acadien, concordances européennes......Page 42
Auctor, auctrix, femina auctor ? – Extraits d’une approche historique de la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers......Page 64
II. Prises de positions......Page 76
Internationalisants contre aménagistes: petit essai d’analyse d‘une guerre d’idéologies linguistiques......Page 78
« Rendez donc à César ce qui est à César » ? Remarques comparatives sur l’auto-perception linguistique belge et québécoise......Page 88
IV. Méthodes et descriptions......Page 108
La variable R dans le parler des Îles-de-la-Madeleine - vers une analyse pluridimensionnelle de la variation phonétique......Page 110
Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS......Page 128
Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien......Page 144
Les sacres en français québécois – beaucoup plus que de simples décharges émotives......Page 166
Sacres québécois et jurons français : Vers une pragmaticalisation des fonctions communicatives?......Page 184
IV. Histoires......Page 194
Quand le Canada n’était qu’une rivière : les premiers moments de la toponymie française en Amérique......Page 196
Saint-Laurent (Manitoba) : histoire et lexicométrie......Page 212
Le parler canadien dans les deux dernières nouvelles de La Route d’Altamont de Gabrielle Roy......Page 226
La Faculté de foresterie et de géomatique – Le français et les universités francophones au Québec......Page 244
Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts......Page 250
V. Politiques......Page 262
Politique de la langue, défense du français et variétés linguistiques dans le discours du Premier Congrès de la Langue Française au Canada (Québec 1912)......Page 264
Quebec zwischen Bundestreue und Separatismus – die Entwicklung nach den Wahlen vom 26. März 2007......Page 276
Backmatter......Page 288
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Français du Canada, français de France VIII : actes du huitième colloque international, Trèves, du 12 au 15 avril 2007, Volume 8   [1 ed.]
 3110231034, 9783110231038 [PDF]

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Zitiervorschau

CANADIANA ROMANICA publiés par Hans-Josef Niederehe et Lothar Wolf Volume 23

FRANÇAIS DU CANADA – FRANÇAIS DE FRANCE VIII Actes du huitième Colloque international Trèves, du 12 au 15 avril 2007

Édités par Beatrice Bagola avec la collaboration de Hans-J. Niederehe

Max Niemeyer Verlag Tübingen 2009

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Bibliographische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliographie; detaillierte bibliographische Daten sind im Internet ber http://dnb.ddb.de abrufbar.

ISBN 978-3-11-023103-8

ISSN 0933-2421

( Max Niemeyer Verlag, Tbingen 2009 Ein Imprint der Walter de Gruyter GmbH & Co. KG http://www.niemeyer.de Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschtzt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzul=ssig und strafbar. Das gilt insbesondere fr Vervielf=ltigungen, >bersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Gedruckt auf alterungsbest=ndigem Papier. Gesamtherstellung: AZ Druck und Datentechnik GmbH, Kempten

Table des matières

Beatrice Bagola, Présentation du Colloque « Variétés européennes et nord-américaines du français » .............................................................................

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I. Des deux côtés de l’Atlantique Brigitte Horiot, Présence des parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada .................................................................... Patrice Brasseur, Les abris pour animaux dans l’ALN : essai d’explication du foisonnement lexical ................................................................................................................ Jean-Paul Chauveau, Le verbe acadien, concordances européennes ............................... Vivian Boyer, Auctor, auctrix, femina auctor ? – Extraits d’une approche historique de la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers ................................................

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II. Prises de positions

Bernhard Pöll, « Internationalisants » contre « aménagistes »: petit essai d’analyse d’une guerre d’idéologies linguistiques ........................................................................ Ursula Reutner, « Rendez donc à César ce qui est à César » ? Remarques comparatives sur l’auto-perception linguistique belge et québécoise ...........................................

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III. Méthodes et descriptions Anika Falkert, La variable R dans le parler des Îles-de-la-Madeleine – vers une analyse pluridimensionnelle de la variation phonétique ........................................................ Hélène Cajolet-Laganière, Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS .................................................................. Ingrid Neumann-Holzschuh, Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien ........................................................................................................ Valerie Bässler, Les sacres en français québécois – beaucoup plus que de simples décharges émotives ........................................................................................................ Martina Drescher, « Sacres québécois » et « jurons » français : Vers une pragmaticalisation des fonctions communicatives ? ...........................................................................

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Table des matières

IV. Histoires André Lapierre, Quand le Canada n’était qu’une rivière : les premiers moments de la toponymie française en Amérique .................................................................................. Liliane Rodriguez, Saint-Laurent (Manitoba) : histoire et lexicométrie .......................... Chiara Bignamini-Verhoeven, Le parler canadien dans les deux dernières nouvelles de « La Route d’Altamont » de Gabrielle Roy .................................................................... Andre Klump, La Faculté de foresterie et de géomatique – Le français et les universités francophones au Québec .......................................................................................... Edith Szlezák, Les insécurités linguistiques chez les Franco-Américains du Massachusetts ................................................................................................................................

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V. Politiques Hans-Jürgen Lüsebrink, Politique de la langue, défense du français et variétés linguistiques dans le discours du Premier Congrès de la Langue Française au Canada (Québec 1912) ................................................................................................................ 257 Udo Kempf, Quebec zwischen Bundestreue und Separatismus – die Entwicklung nach den Wahlen vom 26. März 2007 ..................................................................................... 269

Liste des participants ........................................................................................................

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BEATRICE BAGOLA

Présentation du Colloque « Variétés européennes et nord-américaines du français »

Le huitième Colloque international Français du Canada – français de France continue la série de rencontres scientifiques inaugurée en 1985, à l’université de Trèves en Allemagne. La série surgit à l’initiative des romanistes Hans-Josef Niederehe de l’université de Trèves et Lothar Wolf de l’université d’Augsbourg. Après des arrêts à Cognac en France, Augsbourg, Chicoutimi, Bellême (Perche), Sherbrooke et Lyon, le colloque retourne, avec cette rencontre, à ses origines. On a commencé avec une discussion du traitement scientifique des variétés du français des deux côtés de l’Atlantique. Dans ce contexte, Brigitte Horiot a analysé la présence du vocabulaire régional de l’Ouest de la France dans le Trésor de la langue française et dans les dictionnaires sur la base du français au Canada. Patrice Brasseur a présenté ses recherches sur le foisonnement lexical en illustrant ses explications avec les dénominations des abris pour animaux. Le verbe en acadien avec ses concordances européennes a été le point d’intérêt de la conférence de Jean-Paul Chauveau. La première section s’est terminée par une analyse historique de la problématique de la féminisation en français. Vivian Boyer a présenté ses recherches sur les titres, fonctions et métiers féminins. Des prises de positions furent présentées lors de la deuxième section : Bernard Pöll a essayé d’analyser une guerre d’idéologies linguistiques en confrontant les approches d’internationalisants avec celles d’aménagistes. Une comparaison de l’auto-perception linguistique en Belgique et au Québec est le thème qu’a présenté Ursula Reuter en demandant : « Rendez à César ce qui est à César ? » La troisième section a porté sur les méthodes et descriptions. Dans ce cadre, Angelika Falkert a présenté la variable R dans le parler des Îles-de-la-Madeleine et proposé une analyse pluridimensionnelle de la variation phonétique. Hélène Cajolet-Laganière a expliqué l’approche prise par l’équipe FRANQUS pour annoter les aspects géographiques dans son dictionnaire général du français. Ingrid Neumann-Holzschuh a dédié sa conférence aux marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien. Les deux dernières contributions à cette section avaient comme sujet les sacres en français et en québécois. Valerie Bässler a expliqué que les sacres québécois étaient beaucoup plus que de simples décharges émotives. Martina Drescher a comparé le même phénpmène avec les jurons en français et proposé une pragmaticalisation des fonctions communicatives. Des aspects plutôt historiques furent pris en considération lors de la quatrième section du colloque. André Lapierre a retracé les premiers moments de la toponymie française en Amérique, alors que le Canada n’était qu’une rivière. Liliane Rodriguez a parlé de l’histoire et de la lexicométrie de Saint-Laurent au Manitoba. Le parler canadien tel qu’il est utilisé par Gabrielle Roy était le sujet choisi par Chiara Bignamini-Verhoeven qui a analysé les deux dernières nouvelles de « La route d’Altamont ». André Klump a consacré sa conférence au

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Beatrice Bagola

français et aux universités francophones au Québec en analysant la Faculté de foresterie et de géomatique. La section fut complétée par une analyse d’Edith Szlezák sur les insécurités linguistiques rencontrées chez les Franco-Américains du Massachusetts. La dernière partie du colloque a porté sur des aspects politiques. Dans ce contexte, HansJürgen Lüsebrink a analysé la politique de la langue, la défense du français et les variétés linguistiques rencontrées dans le discours du Premier Congrès de la Langue Française au Canada qui s’est tenu au Québec en 1912. La situation du Québec entre sa loyauté fédérale et des tendances séparatistes a été le thème de la conférence d’Udo Kempf qui a analysé l’évolution suite aux élections de mars 2007. Je tiens à remercier l’université de Trèves pour son soutien. La Deutsche Forschungsgemeinschaft ainsi que le Ministerium für Bildung, Wissenschaft, Jugend und Kultur des Landes Rheinland-Pfalz ont apporté l’aide financière sans laquelle le colloque n’aurait pas pu être réalisé. Un grand merci aussi au deux éditeurs pour avoir accepté la publication des actes du colloque dans leur série Canadiana Romanica. Mes plus chaleureux remerciements sont dédiés à Hans-J. Niederehe pour son soutien lors de la préparation de ces Actes, à Aline Willem, à Vivian Boyer et à toutes celles et tous ceux qui ont contribué au succès de cette rencontre. Nous nous réjouissons déjà de la suite au Canada.

I. Des deux côtés de l’Atlantique

BRIGITTE HORIOT

Présence des parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada

1. Introduction Vous avouerai-je que le thème de ce colloque « Variétés régionales et nationales du français en Europe et en Amérique du Nord » m’a peu inspirée et que j’ai cherché ce que je pourrais bien proposer. Heureusement, au fur et à mesure que l’on avance en âge, on engrange et, ne voulant pas manquer, pour la première fois, un colloque de la série « français du Canada – français de France », j’ai puisé dans un petit dossier « français parlé » que je constitue depuis maintenant quarante ans, au gré de mes fréquents voyages entre Loire et Gironde, c’est-à-dire dans les cinq départements qui constituent le domaine de l’ALO, l’Atlas linguistique et ethnographique de l’Ouest (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois). N’ayant aucune origine familiale proche ou lointaine avec les régions de l’Ouest de la France, j’ai souvent noté des mots, des expressions que je ne connaissais pas, sans idée d’en faire un jour un dictionnaire, uniquement dans le but de me constituer un petit aide-mémoire. C’est de ce fichier que je suis partie pour la communication que je vous présente aujourd’hui. Le point de départ, c’est donc une liste de mots entendus dans les cinq départements : Vendée, Deux-Sèvres, Vienne, Charente et Charente-Maritime, couverts par l’ALO. De ces mots, je n’ai retenu que ceux qui me semblaient utilisés dans tout le domaine et, pour en avoir confirmation, j’ai consulté le Dictionnaire des régionalismes de l’Ouest entre Loire et Gironde de Pierre Rézeau (RézeauOuest 1984) et le Glossaire des parlers populaires de Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois (Gl). Ce dernier ouvrage présente l’avantage d’avoir été établi à partir de relevés oraux (« […] les matériaux ont été collectés partie par communication orale, dans des réunions, partie par correspondance ; […]. […] les informateurs étaient toujours des personnes connaissant bien le patois, de leur village natal ou de la petite région où ils avaient longtemps résidé. », in avant-propos de Jacques Duguet, p. 7, tome 1 du Gl) et non, comme c’est le cas pour le dictionnaire de Pierre Rézeau, à partir d’un corpus de près de 230 ouvrages ou articles auquel s’ajoute un dépouillement de textes d’archives. Les mots retenus sont tous en rapport avec la vie courante telle qu’on peut l’observer dans un magasin de petite ville, à la caisse d’une station service ou encore à l’accueil d’un hôtel et au restaurant. J’ai volontairement éliminé les mots se rapportant au discours sur le passé récent comme métive(s) “moisson(s)”, ou encore couvraille(s) “semaille(s)”. A l’exception de quelques mots dont l’aire occupe toute la façade ouest, les mots sélectionnés sont majoritairement localisés dans les cinq départements couverts par l’ALO et, pour quelques-uns, inconnus dans les départements voisins. J’ai également laissé de côté tout le vocabulaire trop spécifique à la région du Centre-Ouest (ex. : ventre à choux, surnom du Vendéen, ou ventre-

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rouge, surnom du Saintongeais), mon but étant une étude comparée des parlers de l’Ouest de la France et du français au Canada.

2. Le corpus Après avoir sélectionné une soixantaine de mots dans mon fichier et les avoir confrontés au Dictionnaire des régionalismes de l’Ouest entre Loire et Gironde et au Glossaire des parlers populaires de Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois, j’en ai retenu 50 que j’ai classé par concepts, en suivant le classement de Rudolf Hallig et Walther von Wartburg. En voici la liste : Le temps Aigail (masc.) “rosée”, Bouillard “averse violente et brève”, Buffer “souffler (en parlant du vent)”, Mouillasser “bruiner”, Mouiller “pleuvoir”. Les terrains et leur constitution Enfondre “tremper de pluie ou de sueur”, Patter “coller, s’attacher aux chaussures, aux outils, aux roues” (en parlant de la terre, de la neige), Remouiller “suinter”, “ressuer” lorsque l’humidité de l’air se condense sur les murs, le sol, dans le sel, ou quand l’eau suinte dans les prés humides. Les plantes Palène “grande herbe longue et dure qui pousse dans les bois ou les prés”, Pentecôte “orchis”, Robarte/roberte “mercuriale annuelle” (plante dangereuse pour les lapins), Rouche “carex” (terme générique désignant une plante sauvage qui pousse dans les milieux humides). Les animaux les oiseaux Ajasse “pie” et, par extension, “personne bavarde”, Cossarde “buse”, Grol(l)e “corbeau” ; les mollusques Loche “limace” (terme générique), Achet “lombric”, “ver de terre”. J’ai toujours noté achet (masc.) et jamais achée (fém.), forme employée en français, dans le vocabulaire de la pêche ; les insectes Pibole “coccinelle”. La famille, le mariage Adouer (s’) “vivre en concubinage”, Grouée “nombreuse famille”.

Les parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada

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La santé et la maladie Buffer “haleter”, “respirer rapidement”, Dail (battre son) “être à l’agonie”, Racasser “radoter”, “rabâcher” (sens relevé fréquemment, mais uniquement dans le département de la Vienne), “produire une succession de bruits secs” (comme l’huile qui bout dans la poêle, des noix que l’on remue, etc.), sens noté dans l’ensemble des cinq départements, Roumeler “respirer bruyamment et avec peine”, “râler”. La nourriture, la cuisine Beurnée / brenée “mauvaise cuisine”, Chope “blet”, “trop mûr”, Engouler “avaler goulûment”, Gralée “grillade”, “tranche de pain grillée” (ce dernier sens semble inconnu dans les Deux-Sèvres), Jotte / jout(t)e “bette”, “poirée”, Mêle “nèfle”, Meler “sécher au soleil ou au four (en parlant des fruits)”. Relevé uniquement à l’infinitif et au participe passé, Mogette “haricot” (terme générique), Odeur “eau de Cologne”, “parfum de toilette”, Rimer “attacher au fond du récipient de cuisson”. Le travail Acacher “appuyer sur”, “forcer sur”, “faire un effort extrême”, “compresser”, “tasser”, “fouler”, Chérant “qui prend cher pour sa marchandise ou son travail”, Débaucher “cesser le travail” (à la fin de la journée, parce que la tâche est achevée, pour toute autre raison), “interrompre son travail”. La maison et ses dépendances Bal(l)et “petit hangar rustique”, “appentis”, Benasse “petite exploitation agricole” (terres et bâtiments), Boulite “petite ouverture (notamment lucarne, œil de bœuf)”, “niche dans un mur”, Dal(l)e “chéneau qui reçoit les eaux du toit”, “conduite de descente des eaux”, Ouche “jardin potager”, “petite pièce de terre enclose, voisine de la maison”, Plancher “plafond à solives et planches apparentes”, “grenier”, “fenil”. Meubles et ustensiles Bourgne “récipient ventru en paille clissée avec de l’écorce de ronce (utilisé pour le stockage et la conservation des grains et des fruits secs)”. “Nasse (destinée à la capture des anguilles)”, Cince / since “serpillière”, Ouillette “entonnoir”, Ponne “cuveau en pierre calcaire ou en terre cuite, voire en bois”, utilisé autrefois pour la lessive et maintenant comme jardinière, Rollon “barreau (de chaise, d’échelle, de barrière de champ)”, Timbre “grande auge, bassin de pierre” servant autrefois d’abreuvoir et reconverti aujourd’hui en jardinière par nombre de municipalités. Les voies de communication Routin “sentier”, “petit chemin”, Venelle “ruelle”.

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3. Les dictionnaires et leur accueil des mots régionaux Sur les 50 mots sélectionnés, seuls 4 (engouler, gralée, grouée et roumeler) sont absents de RézeauOuest 1984 ; 11 font l’objet d’une étude dans le DRF (achet, cince, dail, dalle, débaucher, loche, mogette, mouillasser, mouiller, ponne, racasser), seules les entrées achet, dail, débaucher et mouiller n’étant pas accompagnées d’une carte. Pierre Rézeau ayant déjà minutieusement étudié l’ensemble de nos mots sélectionnés, je me suis contentée de consulter le TLFi, version qui n’existait pas à l’époque de la rédaction de RézeauOuest 1984. Le TLFi se montre très généreux, 27, parmi les 50 termes sélectionnés, se retrouvant répertoriés, avec des connotations du genre vx, régional, etc. Mais je ne m’attarderai pas à commenter les jugements portés par le TLFi, mon but étant, conformément au thème de notre colloque, l’étude des variétés régionales et nationales du français en Europe et en Amérique du Nord. Je me contente d’énumérer les heureux élus, avec la forme (ou les formes) sous laquelle ils figurent en entrée d’article ou, pour 4 d’entre eux, dans le corps d’un article : « acacher », « achée, achet », « adoué, ée, adj. », « agace, agache, agasse, ageasse », « aiguail », « benace », « bourgne (sous l’entrée bourriche) », « chér(r)ant (sous l’entrée cher(r)er) », « dalle », « débaucher », « engouler », « grolle », « jotte », « loche », « mogette, mojette », « mouiller », « odeur », « ouche », « ouillette (dans l’article ouiller) », « patter (sous l’entrée dépatter se) », « pentecôte », « plancher », « remouiller », « rouche », « routin », « timbre », « venelle », en laissant de côté, pour le moment, la datation de ces régionalismes, certains appartenant peut-être déjà à la langue médiévale. Pour l’étude du français contemporain parlé au Québec et en Acadie, le français québécois est beaucoup mieux pourvu en dictionnaires que l’acadien qui ne dispose, à ma connaissance, que du Dictionnaire du français acadien d’Yves Cormier (CormierAcad). Pour le français québécois, j’ai utilisé le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA), rédaction dirigée par Jean-Claude Boulanger, et le Dictionnaire québécois-français (DQF) de Lionel Meney. Et j’ai, bien sûr, mis à contribution le Dictionnaire historique du français québécois (DHFQ). Je n’ai malheureusement pas pu consulter le Dictionnaire du français plus à l’usage des francophones d’Amérique (Montréal, CEC, 1988). Les 50 mots sélectionnés se retrouvent-ils aujourd’hui dans les dictionnaires du français québécois, du français acadien ? En ce qui concerne un fond commun québécois – acadien, la récolte est plus que maigre puisque seul le verbe mouiller "pleuvoir" figure à la fois dans le Dictionnaire du français acadien et dans le DQA. Cela n’est pas pour nous étonner, le DRF permet de mesurer l’étendue de l’aire et, surtout, de distinguer « deux filières indépendantes », celle qui nous concerne – l’aire de l’Ouest – remontant à la deuxième moitié du XVIIe siècle, où mouiller "pleuvoir" est attesté dans le français de Nantes. « C’est à partir du français de cette région que le verbe s’est implanté dans le français de toutes les communautés francophones d’Amérique, où il est attesté dep. le dernier tiers du 17e s. » (DRF, 694a). On relève également que le verbe mouillasser et le substantif plancher figurent à la fois dans CormierAcad et dans le DQF mais que plancher semble, dans les deux régions, en voie de disparition au sens de “plafond”. Dix de nos régionalismes de l’Ouest se retrouvent dans le CormierAcad. L’auteur de cet ouvrage, Yves Cormier, a eu l’excellente idée d’indiquer la vitalité actuelle du lexique acadien et c’est ainsi que nos dix mots se répartissent de la manière suivante : Aiguail. « Parfois relevé sous les graphies égail, aigail ». Régional et vieilli. “Rosée”.

Les parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada

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Since. « Parfois relevé sous la graphie cince ». Régional et vieilli. “Chiffon servant à laver le plancher”, “linge à épousseter”. Débaucher. Régional. “Cesser, interrompre le travail, notamment à la fin de la journée”. Plancher. Général et vieilli. “Plafond”. La définition donnée de since – “chiffon servant à laver le plancher” – montre bien que plancher n’a plus maintenant le sens de “plafond”. Mouillasser. “Tomber une pluie fine”, comme mouiller “pleuvoir”, reçoit la marque « général », ce qui « implique au moins huit régions du territoire linguistique acadien » (op. cit., 37). Bourne. « Parfois relevé sous la variante bourgne ». Général. Ne figure qu’au sens de « panier, casier de bois et de treillis métallique servant à capturer diverses espèces de poissons et de crustacés, notamment l’anguille et le homard ». Cossarde. « Parfois relevé sous la variante cossade ». Sporadique. « Busard Saint-Martin […], épervier […] ; (par ext.) épervier (en général) ». Rollon. Sporadique au sens de “barreau de chaise, d’échelle, etc.”. Bouillard. « Parfois relevé sous la variante brouillard, notam. à l’Î.-P.-É. ». “Ondée”, “courte averse de pluie”. Bouillard est le seul mot à ne bénéficier d’aucune marque d’usage. Qu’en est-il du québécois ? Pour Yves Cormier quatre mots, bien attestés en Acadie (aiguail, mouillasser, mouiller et plancher), sont également relevés au Québec mais, à la différence de mouillasser, mouiller et plancher, aiguail est absent du DQA comme du DQF. Dans le DQA, nous ne retrouvons que mouiller, qualifié de « familier » au sens de "pleuvoir" et, pour les autres mots issus de notre liste du domaine de l’ALO, ce dictionnaire ne retient que chérant (sous l’entrée 2 « cher, chère »), dalle (qualifié de « familier » au sens de “gouttière”) et venelle. Le DQA consacre bien une entrée au verbe débaucher, mais avec des sens différents : “renvoyer (des ouvriers) faute de travail” ; “engager qqn à quitter son emploi pour aller travailler dans une entreprise concurrente”. Le dictionnaire de Lionel Meney est beaucoup plus accueillant. Outre mouiller, chérant et dalle présents dans le DQA, nous relevons achet / anchet, mouillasser, odeur, plancher, rouche et routin. A remarquer, toutefois, qu’à la différence du DQA, le DQF n’a pas retenu venelle. C’est avec le DHFQ que la moisson est la plus pauvre, ce qui ne saurait surprendre – l’inventaire du DHFQ se caractérisant par un choix rigoureusement limité – car nous ne relevons qu’un seul mot, achet, sous la forme anchet, et qualifié de régional (« Surtout à partir de Québec et jusqu’en Acadie », op. cit., 60a). En revanche la notice historique nous renseigne sur l’arrivée tardive, 1903, du mot, « Héritage des parlers de France ». L’entrée loche, ou plutôt l’historique, explique clairement que ce mot, signifiant “limace” dans le Centre-Ouest de la France, a le sens de “morue, lotte, …” dans le français du Canada. Je cite l’historique : « En France, le nom de loche sert à désigner, dans le français de référence et dans les parlers locaux, divers poissons qui vivent en eau douce ou en mer ainsi que divers autres animaux (batraciens, mollusques) qui ont pour caractéristique commune d’avoir la peau gluante ou la chair grasse. » (op. cit., 346a). La moisson, dans le français parlé actuellement au Québec et en Acadie, est maigre : de notre liste de 50 mots, 10 semblent également vivre dans le français d’Acadie et 10 dans le français du Québec, soit au total 17 mots (achet / anchet, aiguail, bouillard, bourne, chérant, cossarde, dalle, débaucher, mouillasser, mouiller, odeur, plancher, rollon, rouche, routin, since, venelle). La consultation du Dictionnaire des canadianismes (DC) de Gaston Dulong permet de confirmer, à deux exceptions près (routin et venelle), la présence de ces mots dans les parlers français du Canada, et de les localiser avec précision. Appartiennent au parler des populations acadiennes ou d’origine acadienne installées dans les Maritimes ainsi qu’au Québec : aiguail / égail, bourne, débaucher, rollon et since. Si le DC ne consigne pas la

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Brigitte Horiot

forme bouillard, il consacre une entrée à brouillard “ondée peu importante, de courte durée” et le classe également dans les mots acadiens. Le DC signale, comme employés partout au Québec, les mots chérant, dalle, mouillasser, plancher (d’haut, ~ du haut, ~ d’en haut) et rouche, tandis que le terme achet (et synonymes : anchet, lachet, laiche, lanchet) est localisé dans les régions de Charlevoix et de la Beauce, que mouiller est signalé « Mot en perte de vitesse » et qu’odeur, au sens de “parfum”, est à déconseiller. Seul cossade (n. m.) n’est pas localisé. Le DC nous fournit également un mot, absent de CormierAcad, du DQA, du DQF et du DHFQ : grouée (gorouée, guerouée), signalé comme employé ici et là au Québec, avec les sens de “bande, troupe, ribambelle”, et illustré par l’exemple suivant : « Une grouée d’enfants ». Que retrouverions nous dans la Banque de données textuelles de Sherbrooke ? Nous abordons là le projet planifié d’un dictionnaire du français standard en usage au Québec et c’est une autre question qui soulève bien des passions.

4. La situation au Canada français, il y a cent ans Comment se présentait la situation au Canada français il y a environ cent ans ? La consultation des dictionnaires de Clapin (1894), de Dionne (1909), ou encore du Glossaire du parler français au Canada (GPFC), publié à Québec en 1930, mais après plus d’un quart de siècle de travaux, nous renseigne pour l’ensemble des parlers français au Canada tandis que le Glossaire acadien de Pascal Poirier (PoirierAcadG), dont les débuts de l’entreprise se situent vers 1875, permet de connaître la situation pour l’acadien. Les trois dictionnaires du début du XXe siècle (Clapin, Dionne et GPFC) ne nous apportent pas d’enrichissement : chérant, mouillasser et mouiller sont attestés dans ces trois dictionnaires et, pour mouillasser et mouiller, déjà présents dans le manuscrit du père Potier (PotierHalford : 280) ; achet (GPFC)/anchet (Dionne), dalle, plancher et rouche dans Dionne et le GPFC ; cossade et odeur dans Dionne ; grouée – mot déjà noté par le père Potier, à l’année 1752 de son manuscrit, et glosé “enfans” (PotierHalford, 126, ligne 19) – dans le GPFC (sous la forme gorouée). Clapin et Dionne réservent une entrée à égail, mais pour signaler que « La forme égail est surtout particulière aux Acadiens » (Clapin), que c’est un « Mot employé par les Acadiens » (Dionne). Si le verbe débaucher figure bien dans Dionne et dans le GPFC, les sens qui lui sont donnés, “partir”, “s’éloigner” ne permettent pas de le retenir. Pour le français acadien, le Glossaire de Pascal Poirier nous permet d’ajouter six mots au dictionnaire de Cormier : chérant, dalle, engouler, guerrouée, odeur et rouche, ce dernier grâce au travail de l’éditeur du Glossaire, Pierre M. Gérin, qui a essayé de combler le vide de la lettre R, après rehaler, par les unités lexicales relevées dans le Parler franco-acadien et ses origines (1928), autre écrit de Pascal Poirier. Nous constatons aussi deux absences dans le PoirierAcadG : bourne et cossarde / cossade, ce dernier qualifié d’emploi sporadique par Cormier. Peut-on parler d’appauvrissement du parler acadien entre l’époque de la rédaction de PoirierAcadG et celle de la rédaction de CormierAcad ? Le DC, qui bénéficie de la riche expérience d’enquêteur de son auteur, Gaston Dulong, confirme l’appartenance de chérant, dalle, guerrouée et rouche aux seuls parlers québécois tandis qu’engouler est absent du DC. Seul odeur, non localisé par le DC, pourrait appartenir à l’acadien comme au québécois, ce que ne signale toutefois pas Dionne. L’explication est probablement à chercher dans la

Les parlers régionaux de l’Ouest dans le TLF et dans quelques dictionnaires du français au Canada

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genèse même du Glossaire acadien, « texte morcelé, épars, ayant divers états et éditions, comportant des lacunes, sans cesse corrigé et remanié » (Pierre M. Gérin, dans la présentation – intitulée d’ailleurs « Le Glossaire acadien ou le roman d’un parler régional » – de son édition du Glossaire, p. XXXIV). Pierre M. Gérin, tout en soulignant que la principale réserve qui a été formulée à l’égard du Glossaire « porte sur l’inclusion d’unités se retrouvant dans les dialectes régionaux français, dans la langue commune française, ou dans une variété régionale à la fois proche et différente, le franco-québécois » (op. cit., XLV), rappelle qu’il « faut distinguer les mots en usage à la fois au Québec et en Acadie, des mots québécois qui s’introduisent dans le parler régional » (op. cit., XLVI). Il montre, à l’aide d’un exemple, l’article Saint-Jean du Glossaire, que Pascal Poirier était parfaitement conscient de la distinction à établir lorsqu’il écrivait : « Les Canadiens disent : “Cela n’est que de la Saint-Jean à côté de ceci”, pour cela n’est pas comparable à ceci. Nous commençons à dire la même chose. Beaucoup de termes et de locutions en usage dans le Bas-Canada s’en viennent en Acadie ». Un de nos mots sélectionnés : guerrouée, bénéficie de ce genre de jugement ; l’article se termine sur la remarque suivante : « Le mot nous vient des Canadiens ». Pascal Poirier a su également tenir compte des mots qui ne pénètrent que dans les régions limitrophes et Gérin renvoie à l’article adon “chance, hasard, occasion favorable, coïncidence heureuse” du Glossaire : « C’est un mot canadien qui a pénétré chez les Acadiens de la Baiedes-Chaleurs, limitrophes. Dans le reste de l’Acadie, c’est adonnance ». Si ce genre de remarques ne se retrouve pas pour les quelques mots qui retiennent notre attention, les enquêtes linguistiques de Geneviève Massignon en Acadie (MassignonAcad) nous permettent de retrouver dalle (tome II, p. 498, n° 1123 “gouttière”), grouée, sous la forme [gœrwé] (tome II, p. 648, n° 1702 “une famille nombreuse”), rouche (tome I, p. 200, n° 239 “scirpe”) et, surtout, de constater leur présence extrêmement limitée en terre acadienne : une seule localisation pour chacun des trois mots : dalle (pt 16, Nouvelle-Ecosse), [gœrwé] (pt 20, Îles de la Madeleine), rouche (pt 9, Nouveau-Brunswick). De plus, Massignon précise que les résultats obtenus dans les points d’enquête supplémentaire, numérotés de 19 à 41, sont strictement acadiens, sauf pour les points 20 – localité où a été relevé [gœrwé] –, 25, 28, 29, 34, 36 et 37 (tome I, p. 104, note 1).

5. En guise de conclusion Sur un corpus de 50 mots, bien attestés entre Loire et Gironde, 18 sont également présents dans le français québécois et/ou le français acadien. À l’exception de grouée, Pierre Rézeau a eu l’occasion d’étudier ces mots dans RézeauOuest1984 et, plus récemment pour 8 d’entre eux, de les reprendre dans MourainR 2003 (bouillard, bourgne, cossarde, dalle, égail, mouiller, rollon, rouche). Dans ce dernier ouvrage, Rézeau étudie également grouée, mot auquel Charles Mourain de Sourdeval avait consacré une entrée. Trois de ces mots appartiennent aujourd’hui à la catégorie du « français général », soit « inusité » (plancher), soit « peu usité » (venelle), soit encore « vieilli » (odeur). Deux autres sont une survivance de l’ancien français (rouche et since) et un appartient à l’héritage du moyen français (achet). Les autres mots sont attestés dans l’Ouest de la France, le terme « Ouest » étant pris : soit au sens large pour dalle, rollon et mouiller, mouillasser (dérivé de mouiller) : D’origine norroise, dalle est « attesté en Normandie depuis 1331 au sens d’“évier”. Il a gardé ce sens dans les parlers dialectaux de cette province ou bien y a développé des sens

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dérivés comme “canal d’écoulement des eaux”, “gouttière” qui sont plus fréquents dans les provinces voisines (FEW 15/2, 49, DAELA), tandis qu’en français le mot ne s’emploie que dans des sens techniques ou figurés secondaires […]. » (DuPineauC, 101). Dans le français québécois, seuls Dionne et le GPFC donnent à dalle les deux sens. Au seul sens d’“évier”, dalle n’a été relevé qu’à Saint-Pierre et Miquelon (BrassChauvSPM, 242-243). Rollon : « Mot du Grand-Ouest, attesté fin XIIIe siècle en anglo-normand […] et depuis le XVe siècle dans le Centre-Ouest […]. » (MourainR, 244). Mouiller : « Ce verbe est caractéristique d’une aire qui s’étend de la Haute-Bretagne à la Saintonge (il est attesté depuis 1572 en Poitou dans un texte en patois […] ; au XVIIe siècle à Nantes dans un texte en français […]. » (MourainR, 202). Soit au sens plus restreint de “Centre-Ouest” pour égail et cossarde : Égail : « Mot de l’Ouest (surtout Poitou, Aunis, Saintonge) et du Vendômois, attesté dans le français du Poitou depuis 1561 » (MourainR, 141). Cossarde : « […] caractéristique du Centre-Ouest […], attesté en Poitou ca 1673 » (MourainR, 121). Soit enfin “entre Loire et Gironde” pour bouillard et bourgne : Bouillard : « Mot caractéristique de l’Ouest, principalement entre Loire et Gironde, où il est attesté en ce sens depuis 1581 » (MourainR, 96). Bourgne : « D’origine obscure, bourgne est attesté d’abord au sens de “nasse” en 1447 près de Luçon […] ; au sens de “corbeille ; ouvrage de vannerie, pansu et piriforme, avec couvercle, destiné à conserver des grains, des fruits secs” en 1662 en Poitou » (MourainR, 97). Restent chérant et routin, attestés en 1808-1825 dans L. Mauduyt (MauduytR et RézeauOuest 1984, 101 et 247), débaucher attesté en Saintonge depuis Jônain 1869 mais, actuellement, d’emploi usuel en « Haute Bretagne, Sarthe, Maine-et-Loire, Centre-Ouest, HauteGaronne (Toulouse), Aquitaine » (DRF, 344a). Que dire de grouée ? Au sens de “nombreuse famille”, ce mot semble d’usage moins courant qu’au sens de “couvée de poulets, de canards, etc” où il est « Attesté depuis 1429 […] dans Adrien Thibault, Glossaire du pays blaisois […]. » (MourainR, 176) et relevé dans l’ensemble du domaine de l’ALO. Imaginons un instant un Canadien français venu à la recherche de ses lointaines origines entre Loire et Gironde. D’après notre petit échantillonnage, la faible présence des parlers régionaux de l’Ouest dans le français du Canada, permet de penser que notre visiteur sera parfois gêné par l’emploi de tel ou tel mot. Louera-t-il une bicyclette dans l’île d’Oleron et il s’entendra peut-être dire – comme ce fut mon cas – « vous n’aurez pas besoin d’acacher » (“appuyer sur les pédales”). Commencera-t-il à se faire des amis, à être invité, et il y en aura bien un (ou plutôt une !) pour lui dire que leur voisine est une « véritable ajasse » (“pie, personne bavarde”), …, je pourrais multiplier les citations.

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Les abris pour animaux dans l’ALN : essai d’explication du foisonnement lexical

Cette communication aborde le champ sémantique des différents logements, souvent exigus, des petits animaux de la ferme. Il s’agit, en premier lieu, de la niche du chien, qui attirait mes regards à mon entrée dans la cour de mes informateurs. Les aboiements de son locataire, paisible ou hargneux, bâillant d’ennui ou de faim, mais toujours vigilant, ne manquaient pas de mettre en émoi tous les animaux du voisinage, y compris la basse-cour. Cet accueil en fanfare n’est certainement pas particulier à la Normandie, et c’est une pièce à verser au dossier « rapports entre enquêteurs et enquêtés ». Mais d’autres animaux de la ferme occupent aussi des « niches », « loges », « soues », « musses »1 et bien d’autres appartements.2 Ces mots s’enchevêtrent et délimitent un champ sémantique qui s’étend de l’abri sommaire de l’animal aux constructions destinées au matériel agricole, en passant par la cabane du berger. Mon exposé, qui se limite au domaine normand, repose sur des données que l’on trouvera dans les cartes et listes suivantes de l’ALN : - 751 ‘cage à lapins’,3 - 767 ‘niche du chien’, - 784 ‘stalle (du veau)’, - 916 ‘bergerie’, - 934 ‘(la) soue’. Il m’a paru utile d’intégrer aussi les données de la carte 203 ‘charretterie’ pour mieux comprendre l’aire loge / caloge et j’ai aussi consulté 918 ‘cabane (du berger)’, 947 ‘cabane’ et 947* ‘(une) petite maison’ et ‘(une) maison sale’. Bien sûr, il s’agit de réalités différentes, puisque la cage du lapin n’est pas semblable à la niche du chien, que ce soit par sa forme, sa taille ou sa conception, encore moins à l’étable à cochons ou à la bergerie. Tous ces abris sont pourtant, ici ou là, des souettes. Si un même mot peut désigner ces différentes abris, c’est qu’ils appartiennent à la même catégorie dans la conscience collective des paysans (normands). C’est pourquoi il est possible de les mettre en parallèle. Au-delà de la singularité de chaque point d’enquêtes, quel territoire (je n’oserai pas dire « quelle niche ») occupe chacun des mots, souvent très largement répandus, mais dans des acceptions spécifiques parfois très localisées ? La diffusion du lexique dialectal et son orga-

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J’exclus le poulailler qui n’intéresse le sujet que pour deux points du sud de l’Orne où j’ai noté soue aux poules (points 55 et 56) et mue aux poules (point 55). Au sens normand (mais aussi québécois) de ‘pièce d’habitation’. La « cage à lapins » individuelle est assimilée ici au « clapier », qui constitue, pour ainsi dire, un habitat collectif, puisque les informateurs ne semblaient pas les distinguer.

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nisation dans l’espace transcendent largement la notion de « pays », font peu de cas des isoglosses phonétiques et semblent obéir à une dynamique qui leur est propre, comme l’a magnifiquement démontré Arnold Van Gennep pour les faits de folklore. Dans un système dialectal qui était déjà sans doute passablement délabré à l’époque des enquêtes, deux types de dénominations peuvent coexister : l’une « générique » et l’autre « spécifique ». Par exemple, l’extension sémantique de loge couvre toutes sortes d’abris pour les animaux, mais aussi pour les humains et les véhicules, tandis que souette ne dénomme que des abris pour animaux, surtout les porcs. Quant à niche, c’est une dénomination commune à la cage à lapins et à la niche du chien. À l’extrémité, cabille est spécialisé dans la cage des lapins ou retraite dans l’abri des porcs. D’autres mots, comme lapinier ou cochonnier sont même tout à fait limpides.

1. Loge, un mot de large diffusion (carte 1) 1.1 Brève histoire Selon FEW 16, 446b sqq. LAUBJA, loge signifie au moyen âge ‘abri de feuillage, surtout pour les troupes’, mais aussi ‘baraque’. De là il a continué, dans les dialectes de France, à désigner toutes sortes de hangars, cabanes, remises, etc., comme en Haute-Normandie où il s’applique aujourd’hui encore à un ‘abri pour véhicules et instruments agricoles’. Depuis le 16e siècle et jusqu’à l’époque moderne (Palsgr 1530–Lar 1931), il a également acquis la spécialisation de ‘loge à chien’, mais aussi, sporadiquement dans les dialectes, de ‘cabane à lapins’ ou ‘soue, toit à porcs’. Déjà en 1549, le sire de Gouberville, dont le manoir était situé près de Valognes, employait ce mot pour ‘étable à pourceaux’ (emploi qui n’a pas été recueilli dans les enquêtes, où le mot ne concerne dans le Cotentin que la niche du chien). Il joue souvent dans l’espace normand le rôle d’un générique pour ‘abri de taille réduite’ mais concerne aussi bien les animaux que le matériel, voire même le berger. Au point 75, par exemple, la dénomination de réalités aussi différentes que la niche du chien, la cage à lapins ou la stalle du veau le montre. Les animaux concernés sont pour 98% le chien et le lapin, mais la spécialisation pour la niche du chien est nette (près de 65% des occurrences). L’extension à la cage à lapins est sans doute tardive, puisque cette réalité n’est pas très ancienne, les lapins étant autrefois (et parfois encore à l’époque des enquêtes) élevés en semi-liberté dans des garennes.

1.2 Répartition et extension Selon ALF 909, le mot désigne la niche du chien dans un espace qui comprend le breton roman dans tout le département des Côtes-d’Armor, le nord-ouest de l’Ille-et-Vilaine avec une incursion dans le centre du Morbihan et la majeure partie bas-normand. Malgré une rupture de continuité qui apparaît aujourd’hui pour ce mot entre le gallo et le normand, l’ALN (cartes 751 ‘cabane (à lapins)’ et 767 ‘niche (du chien)’ notamment) montre que loge est le lexème le plus répandu en Normandie (à l’exception des Îles) pour désigner l’abri du chien et du lapin. L’extension de ce mot concerne les deux tiers de la région, selon un axe ouest-est, si l’on considère la large zone gallo. La carte 638 ‘cage à lapins’ de l’ALIFO ne fournit qu’une seule attestation de loge. Encore est-elle très isolée en Loir-et-Cher et nullement contiguë à

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l’espace normand. La liste 641* ‘niche du chien’ de ce même atlas n’en fournit aucune. On peut donc être assuré que le mot s’est étendu d’ouest en est, au moins dans cette acception.

1.3 La variante caloge (carte n° 8) Elle n’est attestée sous cette forme dans les données du FEW qu’en Normandie, dans le Pays de Caux, aux sens de ‘cabane de berger’ et ‘mauvaise habitation’ et, à Étretat, ‘ancien bateau arrangé comme une cabane’ (FEW 16, 447b LAUBJA). Nous l’avons cependant trouvée dans la quasi-totalité du pays de Caux et localement près de la limite avec la Picardie pour la niche du chien, plus rarement aussi pour la cage à lapins.

2. Le français niche et sa variante caniche (carte 2) Le mot français niche a, aujourd’hui, le sens quasi exclusif d’abri pour chien. De ce fait, le dialecte, qui le perçoit comme appartenant à la « variété haute », lui donne une grande extension géographique surtout dans la partie la plus française du domaine, sans que nous puissions véritablement témoigner de sa fréquence. Mais si le mot est beaucoup moins présent dans les régions où le dialecte gardait dans les années 1970 une certaine vigueur, c’est certainement parce que son statut non dialectal l’a tenu à l’écart des réponses des informateurs qui avaient d’autres lexèmes plus spécifiques à fournir. Pour cette raison, je suis convaincu que ce mot est beaucoup plus répandu qu’il n’y paraît ici.4 (V. aussi nicasse : ALN 996 ‘grabat’). Il reste que son large emploi pour une cage à lapins lui confère une certaine autonomie par rapport au français commun. L’aire d’extension de caniche est en net recul, puisque les données de FEW 7, 116b NIDICARE le situent dans une grande partie de la Seine-Maritime et même à Jersey,5 où le mot est également attesté par F. Le Maistre sous les deux graphies câniche et canniche. FEW (ibid., 119a, n. 5) explique cette formation par un croisement avec cabane, mais les données régionales montrent que cette explication est réductrice, d’autres mots en ca- ayant pu aussi interférer.

3. Soue (carte n° 3) et souette (carte n° 4) Soue, qui est donné comme « régional » depuis AcC 1842 (FEW 12, 479a-b *SUTEG-), est, en effet, très largement attesté dans les dialectes d’oïl pour un ‘toit à porc’, quoique le sens de ‘chenil’ soit également signalé en Normandie. On peut considérer que l’extension à l’abri

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Il s’agit d’un problème méthodologique : l’usage dialectal inclut également des mots français, car, en domaine d’oïl, la limite entre dialecte et français est toujours incertaine pour les locuteurs. Ceci implique qu’une image « vivante » du dialecte nécessite la prise en compte d’emplois français ou qui le sont devenus. Il reste que les atlas ont adopté une perspective différentielle et lorsqu’un informateur a donné un mot dialectal, l’enquêteur a rarement jugé bon de tester sa connaissance du mot français. Le FEW donne d’autres attestations, pour une niche à chien, en Poitou-Saintonge, Berry et Picardie.

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d’autres animaux (mouton et, surtout, chien et lapin) se fait sur un axe vertical : il s’agit, dans tous les cas, d’animaux. Le dérivé souette semble, quant à lui, spécifiquement normand (ibid., 479b). La répartition de ces deux mots est complexe, mais l’on observe les faits suivants : Soue concerne exclusivement l’abri du porc dans vingt-quatre des trente-quatre points (environ 70%) que comporte son aire. À l’inverse, il ne dénomme pas cet abri dans seulement quatre points (30, 43, 53 et 60) sur les trente-quatre, tous les quatre étant situés à la périphérie de son aire. Ailleurs, l’emploi de soue vaut à la fois pour le porc et pour d’autres animaux. Le diminutif souette ne désigne, en règle générale, l’abri du porc que si, localement, le mot soue a le même sens (points 18, 19, 20, 21) ou n’est pas employé (points 16, 17, 22, 23, 26, 27, 28, 31, 32, 38, 44, 48, 49, 50, 51, 65). Mais les points 30, 39 et 43 échappent à cette règle, comme nous le verrons plus loin. Ajoutons que souette ne dénomme pas l’abri du porc aux points 25, 29, 33, 37, 46 et 70.

4. Les spécialisations d’emploi (carte n° 5) 4.1 Boîte L’emploi que nous avons relevé pour l’abri du chien et / ou du lapin n’est pas signalé par FEW 9, 649b sqq PYXIS. L’extension est du même type que celle qui a cours en argot où le mot signifie ‘chambre’ (ibid., 651a). Il pourrait s’agir d’évolutions locales métaphoriques, à moins que ces emplois ne représentent que des approximations données par les informateurs, à défaut d’un terme spécifique. C’est, nous semble-t-il, le cas dans les Îles anglo-normandes où nous avons recueilli bouête et câsse, alors qu’aucun de ces deux mots ne figure dans le Dictionnaire de Le Maistre avec cet emploi. L’hypothèse d’un calque sémantique de l’anglais n’est pas non plus recevable, puisque si box, traduit par ‘boîte’, possède de nombreux domaines d’emploi dans cette langue, il n’y semble pas attesté pour la niche du chien ou la cage à lapins. Enfin, en Normandie continentale, on relève une attestation isolée au point 11, dans le Cotentin, et ce qui pourrait être regardé comme une aire en formation aux frontières du Pays d’Auge, du Lieuvin et du Roumois.

4.2 Cabane, cabine L’ALF 190 ‘cabane’ donne le type cabane pour toute la Normandie, à l’exception d’un point du Pays d’Auge où Edmont a noté loge et dans le nord de la Manche et dans les Îles où sont aussi attestés bigoine,6 bijute,7 cahute, cotin, petite hutte. Quoique nous n’ayons pas d’indications précises sur la nature des réponses données par les informateurs d’Edmont, il semble

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Ce mot jersiais, qui ne figure cependant pas dans le très complet dictionnaire de Frank Le Maistre et que je n’ai moi-même pas entendu au cours des longues enquêtes de l’ALN dans l’île, se trouve dans les mots d’origine incertaine du FEW (23, 2a cabane). Le lien établi par le FEW avec le guernesiais bégueume (noté par Georges Métivier et repris par Marie De Garis) s’impose. Ces lexèmes n’ont pas de correspondant en Normandie continentale. Également d’origine incertaine, mais très bien attesté dans le nord du département de la Manche et dans le Bessin (23, 2a cabane).

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que la question portait sur un abri destiné aux êtres humains. Cependant, le sens ‘abri pour animaux’ est connu en français depuis 1462 (TLF 4, 1100b), mais celui, spécifique, de ‘petit réduit pour les animaux (p. ex. chien, lapins)’ n’est enregistré que depuis Lar 1867 (FEW 2, 245b CAPANNA). L’emploi pour une cage à lapins se situe dans deux aires relativement compactes où le dialecte n’apparaissait pas comme moribond. Nous n’entrerons pas dans la discussion étymologique, qui n’est pas notre propos, mais comme l’affirme le TLF 4, 1104b, cabine est « étroitement lié à cabane », même si le FEW le place sous un étymon différent (2, 13a sq *CABIN). Il en a d’ailleurs le sens dans plusieurs dialectes d’oïl. Il est clair que les différentes attestations de ces deux mots sont toujours voisines et liées en Normandie.

4.3 Case, casier Deux attestations de case ont été recueillies isolément dans le département de l’Orne, bien en deçà de la ligne Joret. De ce fait, il s’agit là nécessairement d’emprunts au français, avec extension d’emploi de ce mot qui désigne un compartiment, à l’époque moderne, puisque la consonne dialectale initiale devrait être dans ce lieu un ch-. Les données de FEW 2, 449b sqq CASA ne comprennent d’ailleurs aucune attestation de case pour niche du chien ou cage à lapins dans le domaine d’oïl. Casier, qui n’a été noté qu’une seule fois, pour la cage à lapins, dans l’Avranchin, représente aussi, comme case, une extension d’emploi d’un mot emprunté, sans doute récemment, au français.

4.4 Câsse Pour cette forme attestée dans les Îles anglo-normandes, il n’y a bien sûr aucune impossibilité à voir un traitement local de case, puisque, localement, la consonne sonore [z] est susceptible de s’assourdir en [s] à la finale. (La prononciation guernesiaise où le doute est permis entre [z] et [s] peut être due à un hypercorrectisme, quoique M. De Garis donne explicitement casse à lapins ‘rabbit hutch’). F. Le Maistre glose câsse ‘caisse, boîte’ en signalant la graphie casse dans des textes du 17e siècle qu’il ne cite pas, mais ne donne pas le sens de cage à lapins. Par ailleurs, le mot a été recueilli dans chacune des îles enquêtées, ce qui semble écarter un éventuel emprunt au français, les parlers insulaires n’ayant guère de contacts entre eux ni avec ceux du continent. L’extension d’emploi est donc localisée dans les Îles anglonormandes et n’est pas récente, puisque FEW 2, 310b CAPSA donne une attestation de cette forme dialectale de châsse pour la niche du chien à Sercq, d’après la carte 909 de l’ALF.

4.5 Hutte Ni l’emploi pour la niche à chien ou la cage à lapins (Jersey), ni celui de ‘roulotte du berger’ (alençonnais) ne sont attestés par le FEW 16, 276a sqq *HUTTA. Il s’agit de spécialisations d’emploi. Le Maistre, qui répertorie hutte, n’enregistre pas l’acception que nous avons recueillie, ce qui nous laisse croire qu’il peut s’agir là, comme pour boîte, d’une réponse approximative.

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4.6 Musse Le mot signifie ‘cachette’ en ancien et moyen français. Il connaît diverses extensions d’emplois dans les dialectes, notamment en Basse-Normandie où il désigne des abris pour les chiens, les lapins et les volailles (FEW 6/2, 194a-b *MUKYARE).

4.7 Cute Ce mot, qui n’a été noté qu’au point 28 et en composition : cute à brebis ‘bergerie’ signifie aussi ‘cachette’ en moyen français. L’attestation normande, isolée, représente une buttetémoin de l’aire dialectale de cute ‘cachette’ qui s’étend plus au sud, de la Bretagne romane à l’Anjou et au Pays nantais (FEW 2, 1462a *CUDITARE). Le mot est aussi attesté en composition dans cache-cute ‘cache-cache’ au point 20, voisin, (ALN 1374 ‘jouer à cache-cache’, à paraître). Il est particulièrement intéressant de noter que le point 28 connaît aussi musse (initialement ‘cachette’, v. ci-dessus) pour l’abri du chien et celui du lapin.

4.8 Retraite à porcs8 Ce composé est localisé en Normandie dans l’Avranchin ainsi que dans une zone voisine comprenant Saint-Malo et Dol en pays gallo, (FEW 10, 342a RETRAHERE). ALF 451, qui ne fournit que des données fragmentaires pour le toit à porcs, ne donne pas d’indications supplémentaires. Ici encore, il s’agit d’une spécialisation d’emploi à partir du sens ancien de ‘lieu de refuge’ (FEW, ibid.).

5. Les mots et emplois spécifiquement normands 5.1 Buret (carte n° 8) La vaste aire de ce mot, que les enquêtes de l’ALN n’ont fait apparaître qu’avec l’emploi ‘soue’, comprend la presque totalité du département du Calvados et la moitié nord de celui de la Manche. Dérivé de bur, qui a été noté au sens d’habitation dans le Bessin, buret paraît spécifiquement normand (FEW 15/2, 14a *BUR-).

5.2 Cote (et bicote, bitoque, bidogue) (carte n° 6) Cote, attesté depuis l’ancien français au sens de ‘cabane’ (FEW 16, 345b KOT), semble très localisé à l’époque moderne, puisqu’il n’a été relevé au cours des enquêtes de l’ALN que dans le nord de la Manche et les Îles anglo-normandes où il désigne, selon les points, la niche du

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Pour une meilleure lisibilité, nous avons cartographié ce mot sur la carte n° 8.

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chien, la cage à lapins ou l’étable à cochons. ALF 451 ne l’enregistre qu’à Aurigny pour une étable ou une écurie.

5.3 Cotin (carte n° 7) Ce dérivé de cote, attesté depuis le moyen âge en Normandie pour une cabane (Wace), a été enregistré à l’époque moderne dans les parlers dialectaux du nord de la Manche et des Îles anglo-normandes pour une cabane et différents abris pour animaux. L’aire de ce mot d’origine normande connaît quelques extensions au Haut-Maine (‘mangeoire du cheval dans l’écurie’) et au Perche (‘niche du chien’). La forme coti, non attestée dans FEW 345b sqq, a été relevée pour la stalle du veau dans trois points du Cotentin ainsi qu’au point 58, en limite de l’Orne et du Calvados. Toutes ces attestations sont situées à la périphérie de l’aire de cotin et constituent une aire cohérente.

5.4 Hourdet (carte n° 8) Très localisé avec l’emploi ‘étable à porcs’ dans le nord de la Manche, le mot, qui a été enregistré en français sous la forme hourdel pour un ‘abri pour les chiens’ est classé sous *HURD (FEW 16, 269a).

6. Observations géolinguistiques 6.1 Aires sémasiologiques : le cas de loge (carte n° 1) Les mots acquièrent des emplois différents au cours de leur histoire. Ces emplois se sont implantés diversement dans les dialectes, formant ainsi des aires sémasiologiques parfois complexes. Nous en avons une illustration avec le mot loge, qui possède au moins deux emplois distincts selon qu’il s’agit d’un abri pour les petits animaux, chiens ou lapins (aire A) ou pour des véhicules et instruments agricoles (aire B). L’aire B aujourd’hui typiquement cauchoise, devait s’étendre plus anciennement vers le sud à une bonne partie de l’Eure, au moins au plateau du Neubourg, comme en témoigne la butte-témoin du point 84. On voit bien que l’extension vers l’est de l’aire A9 a conduit les informateurs a adopter le nouvel emploi sans abandonner l’ancien (points 82 et 83). Mais cette rencontre produit aussi, en périphérie, un doute et des incertitudes sur la notion, qui sont sources d’innovation. On le constate ici avec l’adjonction d’un emploi nouveau, atypique pour la ‘stalle du veau’ au point 75.

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Edmont n’avait recueilli que niche dans l’Eure (ALF 909 ‘niche à chien’) et une seule attestation de loge dans l’Oise, en limite de l’Eure. Par ailleurs la carte de l’ALF montre une extension de ce mot dans cet emploi spécifique aux parlers du nord-ouest, à travers l’Ille-et-Vilaine et les Côtes d’Armor, jusque dans le Morbihan.

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6.2 La spécialisation Il est intéressant de noter que les mots loge et caloge (carte n° 8) occupent en Seine-Maritime des aires similaires, le premier avec l’emploi B (v. ci-dessus), le second avec l’emploi A. Le rapport entre ces deux mots est fait, de toute évidence, par les informateurs. Coexistant sur le même territoire, ces mots conservent leurs domaines d’emploi sans interférence, sans doute parce que caloge est rattaché à une série avec élément préfixal ca-. Cette série est largement représentée dans la région avec cabille, cabane, cabine, caniche, voire camuche,10 qui est « originaire » de Picardie (cf. ALF 909).

6.3 Recouvrement d’aires lexicales : soue et souette (carte n° 9). V. aussi les cartes n° 3 et 4 Les aires de répartition de soue et souette sont partiellement superposables et les deux mots, comme nous l’avons vu plus haut, dénomment surtout l’abri du porc, mais aussi celui de tous les petits animaux. La zone de recouvrement des deux aires concerne onze points sur les cinquante-quatre (environ 20%) où au moins l’un des deux mots a été recueilli. Il est intéressant d’examiner de plus près la zone où les deux mots sont employés conjointement et l’on peut distinguer plusieurs cas : - ils sont synonymes aux points 18, 19, 20 et 21 et désignent tous deux l’abri du porc ; - ils sont synonymes au point 90 où ils désignent tous deux la niche du chien ; - ils conservent leur sens « étymologique » au point 17 où soue dénomme l’abri du porc et du mouton et le diminutif souette ceux du chien et/ou du lapin, bien plus petits ; - ils sont distribués d’une manière qui semble aberrante, selon nos relevés, aux points 30, 39, 43 et 52 : point 30 : soue pour le chien, souette pour le chien, le porc et le mouton ; point 39 : soue pour le porc, souette pour le chien, le lapin et le porc ; point 43 : soue pour le chien et le lapin, souette pour le chien, le lapin et le porc : point 52 : soue pour le chien et le porc, souette pour le lapin et le porc. Cette distribution « aberrante » peut être attribuée au fait que certains animaux ont été oubliés par l’informateur11 et il s’agirait quand même de synonymes ; elle peut aussi correspondre à une structuration locale de ce champ sémantique ; elle peut enfin être aléatoire et témoigner ainsi d’une forme de désarroi des locuteurs devant des mots qui recouvrent des réalités proches, avec le besoin de leur attribuer un emploi spécifique, fût-il « aberrant » d’un point de vue externe. Cette attitude est fréquente lorsque deux aires de mots apparentés se superposent ou à proximité d’une zone où le lexème n’est pas employé. Ajoutons que l’on peut déplorer de n’avoir aucun moyen de considérer la part attribuable à la fréquence d’emploi des deux mots, voire à l’aspect familial ou idiolectal de la spécialisation. De notre point de vue, ces aspects sont cependant mineurs et ne remettent pas en question le principe de l’enquête dialectologique elle-même.

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Également caverne ‘cabane du berger’ dans le Pays de Caux (ALN 918). C’est vraisemblablement le même informateur qui a fourni les différentes réponses, dans chacun des points.

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6.4 Les palliatifs des déficiences lexicales Plusieurs solutions semblent être adoptées ici pour pallier les déficiences lexicales à l’échelon du parler local : - le recours au français, comme pour porcherie dans l’Eure (éventuellement sous la forme « dialectalisée » porquerie) ou toit aux cochons (isolé au point 42), - l’utilisation de mots « génériques » seuls : (petit) coin, racoin, enclos, partage, etc. pour la stalle du veau, ou en composition : étable à cochons (sous une forme dialectale ou non), voire même bâtiment à cochons dans le Pays de Caux, étable à brebis, bâtiment à moutons ou appartement des moutons, etc. - des extensions sémantiques insolites, comme on le voit avec l’emploi du français niche pour la ‘stalle du veau’ ou le ‘toit à porcs’ ; - la création de dérivés (que nous n’avons pas cartographiés) : c’est le cas de lapinier ‘cabane à lapins’, hapax au pt 60, dérivé suffixé de lapin, plutôt qu’extension de sens du français ‘garenne de lapins’ (FEW 5, 176b *LAPPARO-). Ailleurs en Normandie (havrais), lapinier a été relevé pour ‘éleveur de lapins’ (FEW, id.). On trouve également cochonnier, qui forme une petite aire englobant les points 50 et 59, cochonnerie aux points 104, 108 et 113 du Pays de Caux et cochonnette, également dans le Pays de Caux, au point 112. Aucun de ces mots n’est attesté dans cet emploi par FEW 2, 1255a KOŠ. Quant à cochonnière, la seule attestation relevée par FEW (ibid.) se trouve à Ézy, proche du point 87 où nous l’avons également enregistrée.

6.5 L’attraction paronymique Mue (carte n° 8) désigne en français une cage sans fond pour mettre les poules ou les lapins. Il s’agit ici, non pas d’une cage mobile comme en français, mais de la cage installée à demeure où l’on garde les lapins. C’est du moins ce qui était demandé aux informateurs. Cette extension d’emploi, localisée dans deux petites aires au sud du domaine, n’est pas signalée par FEW 6/3 286b MUTARE. On remarque que les deux aires de mue sont contiguës à des aires musse (carte n° 3). Nul doute que musse, phonétiquement proche, contribue à détourner mue de son sens originel et lui communique son emploi. Souille, qui désigne en français le ‘lieu bourbeux où se vautre le sanglier’ (FEW 12, 61b SOLIUM) est sans rapport étymologique avec soue. Mais il est évident que la proximité phonétique des deux mots et leurs rapports sémantiques permet l’adoption de souille au point 71,12 qui est situé à la limite de l’aire d’extension de soue (carte n° 3). Bicote (carte n° 6) : ce mot, très localisé dans le nord de la Manche, est probablement une déformation de bicoque, lui-même emprunté à l’italien au début du 16e siècle. L’influence du mot cote, également usité dans les points voisins, est très probable. Bicote produit bitoque par métathèse, qui lui-même donne bidogue, avec sonorisation des occlusives. Tous ces mots se trouvent dans des villages voisins.

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L’aire de souille s’étend aussi au point 63 où le mot dénomme une maison sale (ALN 947*).

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6.6 Les séries L’existence, dans la même région géographiquement restreinte, de plusieurs lexèmes à initiale ca- appartenant au même champ sémantique, voire même synonymes, n’est certainement pas le fait du hasard. L’élément ca-, que l’on trouve dans le français cabane, mais aussi dans cabine, cabille,13 caloge, caniche, camuche (nettement d’origine picarde) peut avoir été senti comme préfixe, au moins en Pays de Caux et provoquer le maintien de formes peu attestées, voire des créations locales comme caloge. V. cartes n° 2, 5 et 8. L’argument de la proximité phonétique ne peut cependant pas jouer pour faire entrer calebrette ‘cage à lapin’ ou ‘niche à chien’ (carte n° 8) dans cette série de mots à initiale -ca. FEW 23, 2a cabane classe calebrette ‘cabane, maisonnette dans les vignes’ (Eure-et-Loir) dans les mots d’origine incertaine. Cette attestation isolée est dans le prolongement de la petite aire normande située dans le sud-est de la province. Faut-il y voir un lien avec calebasse ‘abri dans les tranchées’ (première attestation : 1916), que FEW 19, 85b QAR’A relie à l’argot colbasse ‘chambre’ ? Le changement de suffixe (péjoratif -asse en diminutif -erette) ne ferait pas difficulté.

7. La distribution locale des lexèmes Le tableau14 qui suit montre les résultats de l’enquête dans sept points de l’ALN répartis également dans le domaine de l’enquête. Le « désordre », que nous avons mis en évidence dans les cartes n° 2, 3 et 4 en particulier, n’apparaît, on le voit, que pour le chercheur, au niveau global. Les lignes du tableau font ressortir cette variation lexicale selon les points d’enquêtes. Mais, localement, chaque communauté villageoise organise le champ sémantique de manière cohérente : les colonnes du tableau montrent que, dans chaque point ou presque, chaque animal dispose d’un logement dont la dénomination lui est propre. C’est finalement ce qui importe. Dans cet univers domestique, où la communication se situe à l’échelon local, chacun des mots du « stock disponible » est affecté à une dénomination, en grande partie indépendamment de ce qui se passe dans la communauté voisine.

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Cabille est peut-être dû à un changement de suffixe à partir du mot cabane, dont il possède le sens. (Le vocalisme de cabine a-t-il joué un rôle ?) Le mot est localisé, selon FEW 2, 246a CAPANNA, d’une part dans la région du Havre et de l’autre dans le Bas-Maine. Les mots dialectaux sont transcodés en français pour une meilleure lisibilité.

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31

59

79

97

111

loge, souette

loge

cotin

caniche

caloge

calebrette

Animal concerné chien

boîte, casse niche, loge, bidogne

lapin

casse

cabane

souette

loge

calogne

cabille

porc

cote

hourde, buret

souette

cochonnerie soue

étable à cochons

bâtiment à cochons

veau

?

cotin

coin, partage

(rélité non niche dénommée)

carré à veau coin, racoin

mouton

charretterie étable à à moutons brebis

souette bergerie aux moutons

bergerie

bergerie

bergerie

8. Conclusion Au terme de cet exposé, nous constatons l’extrême complexité de la situation dialectale. L’analyse est rendue plus difficile encore par l’état de délabrement des parlers dialectaux, dans certaines régions. De ce fait, comment rendre compte des mots isolés, par exemple : buttes-témoins d’un état de langue antérieur et débris d’aires autrefois plus vastes ? Créations isolées, locales, voire même idiolectales ? Stations avancées ? Débordement d’aires s’étendant dans des régions voisines ?15 Là où le dialectologue aimerait trouver d’emblée des aires cohérentes, il est contraint de jouer un rôle actif : en posant des repères dans la broussaille et en dessinant lui-même les aires, il choisit sciemment les éléments qui construiront la lecture qu’il veut donner du paysage linguistique. J’en fais l’expérience quotidiennement avec la rédaction du 4e volume de l’ALN. Là où l’observateur voit un désordre qui le contraint sans cesse au grand écart entre explications locales et globales, chaque parler, chaque locuteur organise les faits linguistiques dans une cohérence (?) interne, faite de continuité et de rupture avec le voisinage immédiat. L’ordre de l’ensemble, qui demeure caché au locuteur, est constitué de multiples contingences hasardeuses, celles du terrain, mouvant, vivant. Les explications sont fragiles, jamais définitives, et d’autres lectures restent possibles. La forme caniche, si bien insérée dans la série ca- en Haute-Normandie, par exemple, se trouve ailleurs, totalement en dehors de ce contexte ; et camuche, vu du côté picard, n’entre nullement dans une série. C’est sans doute pourquoi l’étude de la distribution des lexèmes dans l’espace dialectal que devrait être la géolinguistique trouve si peu d’adeptes.

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C’est probablement le cas de rouillis (n. m.) que nous avons noté dans les points 95 et 96 et qui appartient à une vaste aire qui s’étend dans le département de l’Oise (ALPic 47). Le mot est sans doute à rattacher à roulier, attesté en moyen français avec l’emploi ‘étable où l’on engraisse les porcs’ (classé par FEW 10, 504a sous ROTELLA). Quant à moutonnerie ‘bergerie’, attesté en moyen français, on le relève aux points 55 et 56, dans le prolongement d’une aire qui s’étend dans le Bas-Maine (FEW 6/2, 207a *MULTO).

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Patrice Brasseur

Bibliographie ALF = Gilliéron, Jules & Edmont, Edmond. Atlas linguistique de la France, Paris: Honoré Champion, 19021910. ALIFO = Simoni-Aurembou, Marie-Rose. Atlas linguistique et ethnographique de l’Île-de-France et de l'Orléanais, Paris: Éd. du C.N.R.S., t. 1 (1973), cartes 1-318 ; t. 2 (1978), cartes 319-687. ALN = Brasseur, Patrice. Atlas linguistique et ethnographique normand, t. 1 (1980), cartes 1-373 ; t. 2 (1984), cartes 780-1068 ; t. 3 (1997), cartes 374-779. Paris: Ed. du C.N.R.S. ALPic = Carton, Fernand & Lebègue, Maurice. Atlas linguistique et ethnographique picard. Paris: Éd. du C.N.R.S., t. 1 (1989), cartes 1-317, t. 2 (1997), cartes 318-660. BRASSEUR, Patrice. « L’enquête dialectologique. Les atlas linguistiques », in: Louis-Jean Calvet & Pierre Dumont, éds., L’enquête sociolinguistique, Paris: L’Harmattan, 1999, pp. 25-59. BRASSEUR, Patrice. « La distribution lexicale dans l’espace dialectal normand : l’exemple des récipients à usage domestique », in: Catherine Bougy, Stéphane Laîné et Pierre Boissel, éds. À l’ouest d’oïl, des mots et des choses, Actes du 7e colloque de dialectologie et de littérature du domaine d’oïl occidental [Caen, 18-20 mars 1999], Caen: Presses Universitaires de Caen, 2003, pp. 83-99. BRASSEUR, Patrice. « Enquêteur et enquêtés l’enquête dialectologique en Normandie », in: Brigitte Horiot, Elmar Schafroth et Marie-Rose Simoni-Aurembou, éds., Mélanges Lothar Wolf, je parle donc je suis… de quelque part, Lyon: Centre d’études linguistique de Lyon 3, 2005, pp 67-77. BRASSEUR, Patrice. « L’Atlas linguistique et ethnographique normand : choix d’édition », communication au Colloque international de Lyon, décembre 2006, à paraître. CHAURAND, Jacques. Introduction à la dialectologie. Paris: Bordas, 1972. FEW = Walther von Wartburg. Französisches Etymologisches Wörterbuch, Eine darstellung des galloromanischen sprachschatzes. 25 vol., Bonn & Leipzig & Basel: Klopp & Teubner & Helbing-Lichtenhahn & Zbinden, 1922-2002. DE GARIS, Marie. Dictiounnaire anglais-guernesiais. Chichester: Phillimore, 3e éd., 1982. GILLIÉRON, Jules. Atlas linguistique de la France. Notice servant à l’intelligence des cartes. Paris: Champion, 1902. LE MAISTRE, Frank. Dictionnaire jersiais-français. Jersey: Don Balleine Trust, 1966. MÉTIVER, Georges. Dictionnaire franco-normand, ou recueil de mots particuliers au dialecte de Guernesey…, London & Edimburg, 1870. TUAILLON, Gaston. Comportement de recherche en dialectologie française. Paris: CNRS, 1976.

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JEAN-PAUL CHAUVEAU

Le verbe acadien, concordances européennes

Il y a un accord pratiquement unanime pour constater, entre l’acadien et les parlers dialectaux du Centre-Ouest de la France, à la fois des convergences lexicales et une divergence quasi complète au niveau du système grammatical. Quand des spécialistes de l’acadien se penchent sur ces dialectes de France, ils y reconnaissent beaucoup de lexèmes, mais s’étonnent de la luxuriance de formes morphologiques parfaitement exotiques. « Le conservatisme des écarts grammaticaux du parler décrit provient de l’ancienne langue beaucoup plus que des parlers régionaux français. Contrairement aux écarts lexicaux du même parler, qui sont souvent attestés de façon particulière dans les régions de l’Ouest et du Centre-Ouest de la France, les écarts grammaticaux se retrouvent, en général, dans une aire plus étendue du domaine d’oïl. Au plan morphologique notamment, le Poitou a gardé de nombreuses formes dialectales qu’on ne relève pas dans le parler acadien décrit, par exemple pour ce qui est des pronoms et des déterminants nominaux » (Péronnet 1989, 245). « Se pencher sur les descriptions des patois individuels du Poitou et de la Saintonge […], c’est découvrir de nombreux traits absents de toute variété contemporaine acadienne » (Flikeid 1994, 313), notamment « les formes particulières des démonstratifs [kal, ku, ke] etc., dont Pignon (1960a, 87) dit que “les formes à initiale [s-] sont absolument étrangères au patois”. Or ce sont ces dernières qu’on retrouve en acadien » (ibid.). Une telle absence n’est pas pour surprendre les connaisseurs des dialectes de l’ouest de la France, car ces particularismes du parler des Poitevins sont stigmatisés, en France même, par leurs voisins qui ont forgé un verbe délocutif intransitif caler pour moquer leur langage. J’ai entendu ce verbe en Anjou (ALBRAM pt 109) et il a été relevé également en Touraine (Simon & Simoni-Aurembou 1995, 49) et même en Haut-Poitou (Charpentier 1994, 46). Ce verbe caler signifie “employer un adjectif démonstratif féminin qualle correspondant au français cette”, « ici on ne cale pas, c’est dans la Vienne qu’ils calent ». Il y a peu de chances que des formes morphologiques stigmatisées aient une grande force d’expansion hors de leur petite patrie et ce d’autant plus qu’elles ont attiré l’attention des francophones dès le Moyen Age, témoin Villon, Se je parle ung poy poictevin, Ice m’ont deux dames apris. Illes sont tres belles et gentes Demourant a Saint Generou Prez Saint Julïen de Voventes, Marche de Bretaigne a Poictou. Mais i ne dis proprement ou

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Jean-Paul Chauveau

Yquelles pensent tous les jours ; M’arme ! i ne suy moy si treffou, Car i vueil celer mes amours. (VillonTestR vv. 1060-1069 ; italiques miennes pour les formes poitevines ; voir un commentaire de ce passage dans Pignon 1960a, 531). Cette région est en effet la seule du domaine d’oïl à posséder un démonstratif, quelle, qualle ; yquelle “cette ; celle-là”, remontant à *ECCU-ILLE, comme l’occitan et le reste de la Romania (voir FEW 4, 553, ILLE ; Horiot 1990, 633). L’acadien est donc un état de langue qui partage la quasi totalité de son système phonologique et morpho-syntaxique avec le français et qui n’a gardé que des marques lexicales de régionalité. On pourrait qualifier son état originel, plaisamment, comme un français relexifié par le poitevin, ou, encore, comme un français de Poitou-Charentes. Car cette conception affiche résolument une discordance, entre le système non-marqué régionalement et le lexique marqué régionalement, qui ne va pas de soi, si l’on veut comprendre comment cette variété de français s’est constituée. C’est cette discordance que je voudrais, non pas supprimer, car elle est bien réelle, mais moduler pour la comprendre. Je vais à cet effet comparer quelques éléments du système des marques verbales de l’acadien et des parlers de l’Ouest, pour essayer d’établir des passerelles entre eux. Il ne s’agit pas d’une comparaison entre l’état actuel acadien et l’état actuel de France. Les dialectes de l’ouest de la France sont moribonds, sinon complètement morts. Ce qu’il en reste est très fortement influencé par le français, au point que, au moins pour les dialectes que je connais d’expérience, les locuteurs capables de manifester un maniement spontané et sûr du système morpho-syntaxique de ces parlers sont rares, voire ne se rencontrent plus. Il faut se satisfaire le plus souvent des notations obtenues auprès des locuteurs spontanés du 20e siècle. Pour ce qui est de l’acadien, on s’en tiendra de même aux usages de parlers où les traits différenciateurs par rapport au français commun sont les plus importants et qu’on supposera les plus archaïques, donc restés les plus proches de l’état commun dont les autres variétés ont éliminé les marqueurs les plus saillants. Je vais commencer par un point qui, a priori, paraît tout à fait clair, le passé simple en -i-. Au sein des français expatriés, l’acadien se distingue par un passé simple à morphème -ipour les verbes du premier groupe, comme du second et certains du troisième groupe. Voici le tableau de ce tiroir verbal à Rivière-Bourgeois, J’aimis, t’aimis, i aimit, j’aimire, vous aimire, i aimirent (Boudreau 1988, 31 ; cf. encore Flikeid & Péronnet 1989, 219-220 ; Flikeid 1991, 203-4) Il est caractérisé à la fois par un morphème -i- et par une opposition entre une désinence Ø aux formes singulières et une désinence -r propre aux formes plurielles. On a une économie presque maximale. Il suffirait que la distinction entre tu et vous soit abolie pour que l’économie du système soit totale, le pronom personnel exprimant le rang personnel, 1. locuteur, 2. allocutaire, 3. délocuté, et la désinence l’unicité ou la pluralité des personnes. Or ce qu’il faut constater, c’est que ce micro-système n’est pas totalement isolé et que sur les deux points qui le particularisent, il a des équivalents dans les parlers dialectaux de France. Il partage ce morphème -i- et son extension avec les dialectes occidentaux de la France, voir notamment Bougy (1995) et la carte de répartition des formes simples et des formes composées donnée par Walter (1995, 374). Bien mieux, le verbe acadien est exactement construit comme celui de certains de ces dialectes. Il est parallèle de celui des Côtes-d’Armor qui possède le même morphème -i- et qui oppose, lui aussi, une désinence zéro au singulier et une seule désinence consonantique pour les personnes du pluriel, soit 1. 2. 3. -[i] et 4. 5. 6.

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-[it] (Chauveau 1984, 221-2). Une telle convergence indique que le verbe acadien a des points communs avec celui des dialectes occidentaux de France. Mais, dans une perspective historique et génétique, cette convergence est sans conséquence, car il s’agit de réductions et de simplifications qui se sont produites indépendamment. Les parlers des Côtes-d’Armor ont réduit le nombre des désinences que connaît le reste de la Haute-Bretagne qui oppose -i au singulier et -imes, -ites, -irent au pluriel (ibid. ; Dottin-Langouët 1901, CXXIII), exactement comme la Normandie (Moisy 1887, LXXXI). Dans le Maine, la situation est presque semblable, -i au singulier et -imes, -ites, -irant au pluriel (Montesson 1859, 32 ; Dottin 1899, CXXII). Mais on voit se matérialiser dans certains parlers de cette région du nord-ouest d’oïl des simplifications intermédiaires : dans le Val de Saire, et aussi chez les auteurs bas-normands du 19e siècle (Bougy 1995, 362), on a -i au singulier et -imes, -ites [it] et -itent [it] au pluriel « si l’on fait abstraction de la longueur de la voyelle, ici peu marquée » (Lepelley 1974, 125), l’état antérieur étant documenté à La Hague, -i au singulier, -imes, -ites [it], -irent / -itent [it] au pluriel (Fleury 1886, 78), comparer la variation à Jersey qui montre que les personnes 5 et 6 ont une désinence commune, -i au singulier, -înmes, -îtes / îdres / ires, -îtent / îdrent / irent au pluriel (Le Maistre 1966, XXX ; Bougy 1995, 364-365). La régularisation des formes de pluriel est totalement différente dans le Haut-Poitou, -i au singulier, irons / irans, -irez, -iront / irant au pluriel (Mineau 1982, 269); l’état antérieur est donné par la conjugaison du Marais vendéen où le -t final se maintient et où l’on a donc deux désinences pour le singulier et trois pour le pluriel, 1. 2. -[i], 3. -[it], 4. -[iraŋ], 5. -[irɛj], 6. -[irãt] (Svenson 1959, 75). On voit que les parlers acadiens se rattachent étroitement aux parlers de l’Ouest avec lesquels ils partagent 1) le morphème de passé simple -i-, 2) l’opposition de désinence zéro pour le singulier et marque désinentielle pour le pluriel, 3) selon les parlers une même tendance à réduire (Val de Saire, Jersey) le nombre des marques désinentielles, voire à les unifier (Côtesd’Armor), tandis que d’autres parlers (Maine, Poitou) les modèlent sur les désinences d’autres tiroirs verbaux. Le point commun à tout cet ensemble est un état ancien auquel peuvent se rattacher toutes les conjugaisons de ce type, exemplifié ici par les formes de passé simple du verbe aller, 1. ali, 2. alis, 3. alit, 4. alismes, 5. alistes, 6 alirent. Mais ce type de conjugaison n’est pas propre aux dialectes occidentaux, puisqu’on en a des attestations anciennes dans l’est et dans le nord du domaine d’oïl, et même à l’époque contemporaine dans le sud-est d’oïl, dans les dialectes comme dans le français surtout populaire et ce jusqu’au 17e siècle. Les premiers exemples de l’extension de cet -i- aux verbes du premier groupe remontent au 13e siècle (Brunot 1, 439 ; 2, 336-8). Ce morphème se répand à partir du 15e siècle et, signe de sa vitalité, il est combattu par les grammairiens du 16e siècle ; « ces formes en -i ne sont pas à cette époque [= 16e siècle] caractéristiques d’un parler précisément localisé, mais plutôt d’un niveau de langue et très probablement aussi d’instruction » (Bougy 1995, 356). Ce type de passé est dès lors condamné et son usage se limitera aux parlers populaires. Déjà au 16e siècle « à la fin du siècle, les Gascons seuls parlaient ainsi, par exemple Montluc, qui ne dit guère autrement […] C’est si bien un paysanisme qu’il donne lieu à un calembour grivois fondé sur la prononciation gasconne dans les Serées de Bouchet. » (Brunot 2, 337-8). Et la classe populaire l’a même maintenu à Paris jusque dans la seconde moitié du 18e siècle (Lodge 2004, 169, 177).1

–––––––— 1

Voir en outre Fouché (1967, 259-262) ; Nyrop (1903, 56-57). Herzog (1906, E 55) donne des exemples de l’Ouest et de l’ Est.

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Enfin, s’il devait y avoir une convergence avec un dialecte précis, on s’attendrait à la trouver avec les parlers poitevins. Or il faut remarquer que ceux-ci ont opéré un remodelage et non pas une réduction et que ce remodelage est déjà connu au 16e siècle dans le texte dialectal de La Gente Poitevinrie (Pignon 1960) où sont attestées les formes de passé simple de quatre personnes pour le verbe aller, 1. ally, 3. alit, 4. alisme, alime, aliran, 6. allirant (Pignon 1960, 48, 54). Les formes remodelées sont les plus fréquentes,2 Su iqueu trouviran à point Notre ivocat, tout bain empoint “sur ce [nous] trouvâmes à point notre avocat, en très bon point” (6/177-178) Ne parliran de notre afoire “nous parlâmes de notre affaire” (6/180) Nou aliran ver que faset nostre idvocat “nous allâmes voir ce que faisait notre avocat” (6/375-376) Mais on y rencontre aussi la désinence -ime commune avec les autres dialectes de l’Ouest, Ayant fat nostre affoire Quatre fez, pre le moins, Alime à la rivere Tou dux laver nos moins “ayant fait notre affaire quatre fois pour le moins [nous] allâmes à la rivière tous deux laver nos mains” (8/55-58). Pre nou mettre in repou Intrime en ine vigne E lay y rencontrime In erdo de boitou “pour nous mettre en repos [nous] entrâmes dans une vigne et là nous rencontrâmes un coquin de boîteux” (8/61-64). Cette solution régularise dans une tout autre direction que l’acadien. On peut très certainement rattacher ces divers micro-systèmes, y compris l’acadien, à un état ancien commun, avec un morphème unique -i- accompagné de désinences identifiant chacune des personnes, de type, 1. ali, 2. alis, 3. alit, 4. alismes, 5. alistes, 6. alirent. Mais ce n’est que l’un des modèles concurrents de la morphologie du passé simple ; il s’est mis en place au cours de la période du moyen français, mais ne s’est régionalisé que postérieurement. Au début du 17 e siècle ce devait être encore un trait du français populaire, peut-être plus vivant dans l’Ouest qu’ailleurs, c’est-à-dire éventuellement localisateur, au sein des classes populaires, en raison de sa fréquence variable selon les régions, mais sans plus. Effectivement, quand on cherche à établir des liens morpho-syntaxiques entre l’acadien et des dialectes de France, si l’on veut s’appuyer sur des concordances absolues, des identités substantielles, on ne trouve pratiquement rien. Force est de se rabattre sur une solution moins exigeante. En recherchant des identités de rapports et de systèmes, des identités structurelles, on peut espérer aboutir à des conclusions différentes. Ce qui caractérise la conjugaison acadienne la plus traditionnelle, ce sont quelques traits bien particuliers. Il faudrait faire la comparaison entre les différentes communautés acadiennes, pour prouver que cette organisation appartient à l’acadien primitif. Néanmoins, la structuration des marques flexionnelles dans les quatre tiroirs verbaux simples que j’extrais de Boudreau (1988, 29-35) n’est pas propre à la Nouvelle-Ecosse, mais a des équivalents au Nouveau-Brunswick (Péronnet 1989, 145-152, 155-157 ; Flikeid & Péronnet 1989, 219-220 ; Gérin & Gérin 1982, 126 ; 133-134) et en Louisiane (Ditchy 1932, 21-26), ce qui montre son ancienneté.

–––––––— 2

La référence renvoie au numéro de la pièce dans le recueil, puis au(x) vers à l’intérieur de celle-ci.

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1 2 3 4 5 6

présent

imparfait

futur

conditionnel

j’aime t’aimes i aime j’aimons vous aimez i aimont

j’aimais t’aimais i aimait j’aimions vous aimiez i aimiont

j’aimerai t’aimeras i aimera j’aimerons vous aimerez i aimeront

j’aimerais t’aimerais i aimerait j’aimerions vous aimeriez i aimeriont

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Ce qui caractérise cette morphologie par rapport à celle du français, ce sont quatre traits, 1) identité des pronoms sujets des personnes 1/4 et 3/6 ; 2) identité (malgré la graphie qui maintient les consonnes finales amuïes) des marques flexionnelles des personnes 4 et 6 dans chaque tiroir verbal ; 3) présence d’un morphème [j] dans les marques flexionnelles de toutes les personnes du pluriel à l’imparfait et au conditionnel ; 4) identité de désinence pour la personne 6 dans tous les tiroirs verbaux. Examinons chacun de ces quatre traits et leurs correspondants dans les parlers de l’ouest de la France, la région dont sont originaires la plupart des immigrants au Canada. 1) En premier lieu, l’opposition entre personnes du singulier et personnes du pluriel s’y fait à l’économie. Seules les personnes 2 et 5 se distinguent à la fois par le pronom antéposé et par la désinence, ce qui sauvegarde la différence entre tutoiement et vouvoiement. Pour les autres personnes, - le pronom antéposé exprime le rang personnel, je = rang de la 1e personne “moi ; nous”, i = rang de la 3e personne “lui ; eux” (la distinction de genre qui est maintenue au singulier, i/a(lle) est neutralisée au pluriel, i ) ; - la désinence distingue le singulier du pluriel, j’aime / j’aimons, i aime / i aimont. j’aimais/ j’aimions, i aimait / i aimiont j’aimerai / j’aimerons, i aimera / i aimeront j’aimerais / j’aimerions, i aimerait / i aimeriont. Seul le futur a des désinences différentes pour les personnes du singulier, j’aimerai, t’aimeras, i aimera. Mais là aussi des réductions sont connues, par exemple à Terre-Neuve, les 3 personnes du singulier ont une désinence [ʀe] au futur, comme au conditionnel (Brasseur 2001, p. XXXIX). C’est une solution originale entre l’ancien français, où le verbe se conjugue par les marques flexionnelles et, éventuellement, par des alternances radicales (aim, aimes, aime, amons, amez, aiment), et le français parlé moderne, où le verbe se conjugue seulement par le pronom sujet (à l’indicatif présent, mis à part vous aimez), j’aime, tu aimes, il aime, on aime, vous aimez, ils aiment. Le pronom sujet et la désinence sont nécessaires, sans autres redondances que pour les personnes 2 et 5. Mais c’est une solution qui n’est pas rare dans les parlers dialectaux de France, notamment ceux de l’Ouest auxquels je limite la comparaison d’après les cartes ALF 23 “je vais” et 506 “nous sommes”, d’une part, et ALF 143 “il buvait” et 509 “ils sont”, d’autre part. Les résultats de la comparaison sont représentés sur la carte 1. Voir aussi Horiot (1990, 632). Au milieu du 17e siècle, cette solution était encore partagée par le français populaire de la Région parisienne (Deloffre 1961, 165). Le pronom sujet de personne 1 représente EGO, soit sous la forme du français je, avec éventuellement des traitements phonétiques spéciaux, ej en Picardie, he en Saintonge, soit

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sous des formes locales, i en poitevin, et des formes occitanes telles que yo en Limousin, abstraction faite des points occitans où le pronom sujet n’est pas obligatoire. Le pronom de personne 4 est dans la majeure partie des dialectes du domaine d’oïl le même que celui de la personne 1, donc je, he, i (FEW 3, 207b, EGO), par une extension de la langue populaire commune au 16e siècle, mais qui ne se rencontre plus que dans les parlers dialectaux après le 17e siècle. Certaines zones n’ont pas accepté cette extension et sont restées fidèles au représentant de NOS, notamment le domaine picard sous la forme o, l’occitan du nord-ouest, nou, neu, et quelques points tardivement romanisés à la frontière avec le breton. L’extension de on, caractéristique du français populaire et familier, se rencontre dans le Maine, en Haute-Bretagne et dans le Berry. La généralisation de je ou i est donc fréquente dans le quart nord-ouest de la France, sauf au nord et à la jonction avec l’occitan. En est exclu le sud de la Saintonge et toute la Picardie dans les parlers d’oïl. Le pronom sujet de personne 3 représente régulièrement ille, par l’intermédiaire de *īllī, sous la forme du français i(l), ou bien sous une forme dialectale le / gle en poitevin. C’est la même forme qui est valable pour le pluriel, comme en ancien français, le pluriel ils du français depuis le 14e siècle (Marchello-Nizia 1979, 174-5) n’ayant pas été généralisé dans les parlers dialectaux. L’identité des pronoms sujets 3 et 6 (i ou gle / le) devant consonne est générale dans le quart nord-ouest de la France, sauf à la jonction avec l’occitan. Malheureusement, pour la position prévocalique, les cartes ALF 1433 “qu’ils aillent” et 1449 “qu’ils aient” sont incomplètes (voir Péronnet 1989, 148, 151). Elles permettent cependant de voir que, là où l’on a des réponses, les formes sans -z- dominent. Les formes avec -z- ne paraissent bien implantées qu’en Touraine (pts 318, 407, 408, 414, 415, 416), en Picardie (pts 275, 284, 285), dans la Région parisienne (pt 226) et çà et là (pt 313 Eure-et-Loir ; 476 LoireAtlantique ; 505 Indre ; 901, Allier) et dans la zone occitane (pts 702, 703, 704, 801). En tout cas, tout le nord-ouest et le sud-ouest d’oïl pratiquent l’indistinction. C’est un fait d’archaïsme. 2) Un deuxième trait caractéristique de la conjugaison acadienne, c’est l’identité des marques flexionnelles des personnes 4 et 6, 4 6

j’aimons j’aimions i aimont i aimiont

j’aimerons i aimeront

j’aimerions i aimeriont

Pour l’indicatif futur, l’accord est général entre les cartes ALF 97 “nous aurons” et ALF 532 “ils feront” où les résultats sont [ɔ̃] ou [ɑ̃], sauf dans un petit nombre de points où le pronom sujet est on et dans le nord-occitan. C’est un résultat attendu, dans la mesure où c’est celui du français et où cette homonymie est due à l’amuissement des consonnes finales de -erons et -eront. Justement cette homonymie ne se constate pas dans le Marais vendéen où le -t final se maintient (pts 458, 478). Cette même identité se constate, pour le présent de l’indicatif, de façon ponctuelle, en Picardie, en Anjou et dans une bande au sud du domaine d’oïl (Poitou, Berry), où les résultats sont [ɔ̃] ou [ɑ̃], selon ALF 27 “(nous all)ons” et ALF 1064 “(ils port)ent”. Pour l’imparfait, un certain nombre de points dispersés à travers tout le quart nord-ouest attestent l’identité des résultats des marques flexionnelles de ALF 512 “nous étions” et 513 “ils étaient”. Le résultat est soit issu de la personne 4, de type [jɔ̃] ou [jɑ̃], en PoitouCharentes ou encore dans le sud de la Picardie, soit issu de la personne 6, de type [ ɛ̃] dans une bande discontinue du Perche à la Marche et, isolément, dans le Morbihan et dans l’Oise, enfin de type [ɔt] dans deux points (273, 274) du Pas-de-Calais. Pour le conditionnel, la situation, d’après les cartes ALF 515 “nous serions” et 1366 “viendraient”, est un peu comparable à celle de l’imparfait. Les marques flexionnelles de type

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[rjɔ̃] ou [rjɑ̃] dominent le Poitou-Charentes et dans une aire à cheval sur le Limousin et la Marche, de même que, isolément, dans l’Oise [rjɔ̃] (pt 235). Le type [rɛ̃] occupe une longue bande du Perche au Berry et réapparaît en Bretagne (pts 485, 486) ; la variante [rɛ̃m] se rencontre isolément dans la Somme (pt 263). Le Pas-de-Calais connaît une forme [rɔt] parallèle de l’imparfait (pts 273, 274). Au total, cette identité, dans les quatre tiroirs verbaux, des terminaisons des personnes 4 et 6 se rencontre, à l’époque contemporaine, dans quatre petites aires du sud-ouest du domaine d’oïl, situées dans l’Orléanais, le Berry, l’Angoumois, enfin le Poitou et l’Aunis. Voir la carte 2. Mais, au milieu du 17e siècle, cette identité caractérisait encore le français populaire de la Région parisienne (Deloffre 1961, 170). 3) Un troisième trait consiste dans l’opposition, pour toutes les personnes du pluriel, entre l’imparfait par rapport au présent et le conditionnel par rapport au futur, qui est manifestée par l’insertion d’un morphème [j], 4 5 6

j’aimons vous aimez i aimont

j’aimions vous aimiez i aimiont

4 5 6

j’aimerons vous aimerez i aimeront

j’aimerions vous aimeriez i aimeriont

Le particularisme résulte de l’alignement de la marque flexionnelle de la personne 6 sur celles des personnes 4 et 5 où le [j] est ancien. Cette extension a été mentionnée par quelques grammairiens du 16e siècle et notée à quelques reprises en français chez des auteurs du sudest et du sud-ouest (cf. Brunot 2, 336). Elle est courante, au milieu du 17e siècle, dans le français populaire de la Région parisienne (Deloffre 1961, 171-172). Son aire d’expansion à l’époque contemporaine peut se retracer d’après les cartes ALF 401 “ils devaient”, 513 “ils étaient”, 10 “ils s’agenouilleraient”, 1366 “viendraient”, dont les résultats ont été schématisés sur la carte 3. On rencontre cette extension isolément dans l’Oise où elle est plus largement attestée à l’imparfait (pts 235, 242, 245, 246) qu’au conditionnel (pt 235). Elle est restée typique des parlers du sud-ouest du domaine d’oïl et du nord-ouest occitan. 4) Un quatrième trait caractéristique de l’acadien, c’est l’identité de la désinence pour la personne 6, qui est [ɔ̃], à l’indicatif présent, imparfait, futur et au conditionnel présent. Si l’on consulte les cartes ALF 1064 “ils portent”, 513 “ils étaient”, 1418 “ils voudront”, 1366 “ils viendraient” (abstraction faite des morphèmes de futur et de conditionnel [r] et d’imparfait et de conditionnel [j]), on trouve un ensemble de points qui remplissent la même condition, par une désinence [ɔ̃] ou [ɑ̃] (sans tenir compte des notations intermédiaires entre ces deux voyelles nasales) ou [ɛ̃], en Poitou-Charentes, dans le sud de l’Indre et en Limousin, où donc on conjugue portont, étiont, voudront, viendriont (solution du Haut-Poitou) ou bien portant, étiant, voudrant, viendriant (solution du Bas-Poitou et de l’Aunis, de l’Angoumois et dans l’Indre) ou bien porten, érien, vodren, vendrien (pt 605, en Limousin). Voir la carte 4 et voir aussi Horiot (1990, 632-633). Cette unification de la désinence fait défaut dans la langue populaire de la Région parisienne (Deloffre 1961, 170-173). Si l’on conjugue les quatre traits, comme sur la carte 5, on voit qu’il n’y a accord qu’avec 9 points de l’ALF qui forment le cœur des parlers dialectaux du Poitou, de l’Aunis et de la Saintonge. Il est clair que ce système de marques flexionnelles est le résultat d’une restructuration. Celle-ci est le fruit d’une série de simplifications et d’analogies répandues dans les parlers populaires de l’ouest de la France, telles que,

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a) unification du pronom sujet signifiant le ou les locuteur(s) sur le modèle de celui signifiant le et les délocuté(s), i “je ; nous” comme le “il ; ils” ou français il “il ; ils” ; b) amuïssement des consonnes finales -s et -t qui va favoriser la confusion des désinences des personnes 4 et 6 à l’indicatif présent ; c) alignement de la marque de l’imparfait et du conditionnel des personnes du pluriel, -iont sur le modèle de -ions et -iez ; d) alignement des marques des personnes du pluriel pour les opposer systématiquement à celles du singulier, au présent, désinence zéro au singulier versus désinence tonique au pluriel ; à l’imparfait et au conditionnel, morphème [j] à toutes les personnes du pluriel. Mais ces évolutions fréquentes dans les parlers populaires n’ont pas entraîné partout les mêmes restructurations. Ainsi, l’uniformisation des désinences de la personne 6 est restée très circonscrite, la plupart des parlers maintenant trois désinences pour les quatre tiroirs verbaux examinés, au point que seuls les parlers du sud-ouest d’oïl l’ont adoptée. Il faut aussi noter la solidité de la restructuration dans cette dernière zone démontrée par son maintien massif, en contraste avec le recul par rapport au passé et l’émiettement des résultats dans les autres régions. Il importe de préciser les conditions dans lesquelles s’est déterminée la restructuration poitevino-saintongeaise. Tout d’abord, il ne s’agit pas de faits de discours obtenus par hasard lors d’une enquête rapide. Trois descriptions grammaticales de parlers des trois départements poitevins montrent qu’il s’agit bien d’un système de marques flexionnelles caractéristique du dialecte poitevin. Aiript, Deux-Sèvres (Pougnard 1952, 55) 1) [i] (devant cons.) / [j] (devant voyelle) “je ; nous” [lә] (devant cons.) / [l] (devant voyelle) “il ; ils” 2) [sotɑ͂] “sautons ; sautent” [sotjɑ͂] “sautions ; sautaient” [sotrɑ͂] “sauterons ; sauteront” [sotәrjɑ͂] “sauterions ; sauteraient” 3) [sotjɑ͂] “sautions” [sotje] “sautiez” [sotjɑ͂] “sautaient” [sotәrjɑ͂] “sauterions” [sotәrje] “sauteriez” [sotәrjɑ͂] “sauteraient” 4) [sotɑ͂] “sautent” [sotjɑ͂] “sautaient” [sotrɑ͂] “sauteront” [sotәrjɑ͂] “sauteraient” Vienne (Mineau 1982, 270) 1) i “je ; nous” le “il ; ils” 2) i piantons “nous plantons”, le piantont “ils plantent” i piantions “nous plantions”, le piantiont “ils plantaient” i pianterons “nous planterons”, le pianteront “ils planteront” i pianterions “nous planterions”, le pianteriont “ils planteraient” 3) i piantions, vous piantiez, le piantiont i pianterions, vous pianteriez, le pianteriont 4) le piantont, le piantiont, le pianteront, le pianteriont.

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Mais il est aussi signalé que certains parlers connaissent une désinence de la personne 6 -ant dans ces 4 cas. Vouvant, Vendée (Rézeau 1976, 64, 96-97) 1) [i] (précons.), [j] (prévoc.) “je ; nous” [lœ] (précons.), [l] (prévoc.) “il ; ils” 2) [pœrtɑ͂] “portons ; portent” [pœrtjɑ͂] “portions ; portaient” [pœrtrɑ͂] “porterons ; porteront” [pœrtœrjɑ͂] “porterions ; porteraient” 3) [pœrtjɑ͂] “portions” [pœrtje] “portiez” [pœrtjɑ͂] “portaient” [pœrtœrjɑ͂] “porterions” [pœrtœrje] “porteriez” [pœrtœrjɑ͂] “porteraient” 4) [pœrtɑ͂] “portent” [pœrtjɑ͂] “portaient” [pœrtrɑ͂] “porteront” [pœrtœrjɑ͂] “porteraient” Ce ne sont pas des artefacts d’enquête, mais bien un système de marques. La meilleure preuve, c’est que ce système de marques flexionnelles est aussi en vigueur pour les autres modes et temps simples. Je limite les citations aux données d’Aiript, Subjonctif présent, ['sotǝ] “(que je, tu, il) saute(s)” [k i sotjɑ͂] “que nous sautions” [k vu sotje] “que vous sautiez” [k lә sotjɑ͂] “qu’ils sautent” Subjonctif imparfait, [so'tisә] “(que je, tu, il) sautasse / sautasses / sautât” [k i sotisjɑ͂] “(que nous) sautassions” [k vu sotisje] “(que vous) sautassiez” [k lә sotisjɑ͂] “(qu’ils) sautassent” Passé simple, [soti] “sautai ; sautas ; sauta” [i sotirɑ͂] “nous sautâmes” [vu sotire] “vous sautâtes” [lә sotirɑ͂] “ils sautèrent” Ensuite il convient de préciser à quelle époque s’est mis en place ce système de marques. Le plus ancien texte que nous connaissons en dialecte poitevin, La Gente Poitevinrie (Pignon 1960) a été publié en 1572. L’ouvrage réunit un ensemble de textes qui ont été écrits, publiés pour certains, entre environ 1550 et 1569, donc au cours du 3e quart du 16e siècle. Si l’on interroge ce texte, on y trouve déjà en place une conjugaison semblable à celle de l’époque moderne.3

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La référence renvoie au numéro de la pièce dans le recueil, puis au(x) vers à l’intérieur de celle-ci.

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Pour le premier trait, i / y s’emploie pour “je” comme pour “nous” ; gle, ou des formes plus étoffées igl, igl le, s’emploient pour “il” et “ils”: Y é do mouton, do vache Do breby, do egna “j’ai des moutons, des vaches, des brebis, des agneaux” (8/25-6) Y avians en in doublé Assez pre ressionné “nous avions dans un bissac assez pour déjeûner” (8/59-60) Et que, pr iqueu, gl avet grond tort “et que pour cela il avait grand tort” (2/151) Gl en aviant tant de tous couty “ils en avaient tant de tous côtés” (2/37). Mais le processsus n’est pas encore achevé, car on rencontre encore le représentant dialectal héréditaire de NOS, ne “nous”, qui va survivre jusqu’au 17e siècle (Gauthier 1995, 313), ou bien le français influence exceptionnellement les rédacteurs, d’où y “ils”. Ne devan don bain, quem i cray, Prié Dé pre noutre bon Ré “nous devons donc bien, comme je crois, prier Dieu pour notre bon Roi” (2/29-30). Toutefé iquez magistraux Voulant fort corrigy lé maux Et y fasan bain lour dever “toutefois ces magistrats veulent fort corriger les maux et ils font bien leur devoir” (1/33-35). On remarque aussi que le pronom sujet n’est pas encore obligatoire dans tous les contextes, comme dans le français de cette époque, Quond i fu in iquale ville De Poeters, y aly comme habille, Chez mon parculoux, pour saver Quond pourrians audiance aver “quand je fus dans cette ville de Poitiers, j’allai en homme prompt, chez mon procureur, pour savoir quand [nous] pourrions avoir audience” (6/369-372) Quond igl nou vit, Gentiment gle nou recevit Et viran qu’igl ertet apres Nostre cas, qu’igl vyset de pres “quand il nous vit, gentiment il nous reçut et [nous] vîmes qu’il était sur notre affaire, qu’il examinait de près” (6/377-380) Quond à moy, i erté debout, Pre bain vou intendre le tout, e peux sorti tout joliment, Ben ayse d’iquo jugement “quant à moi, j’étais debout, pour bien vous entendre le tout, et puis [je] sortis tout joliment, bien aise de ce jugement” (6/467-470) Et tout au long ve conteray Lé bain et lé mau qu’i verrai “et tout au long [je] vous conterai les biens et les maux que je verrai” (6/507-508). En ce qui concerne le deuxième trait, Pignon note à propos de la désinence de la première personne du pluriel que « étant donné l’effacement fréquent de s et t à la finale […], cette désinence devait souvent se confondre avec la désinence de troisième pluriel » (Pignon 1960, 54). Néanmoins la graphie distingue généralement -an pour la personne 4 et -ant pour la personne 6, les exceptions (Pignon 1960, 28) démontrant le caractère graphique de cette distinction. Indicatif présent, Si nous parvenan in vieillesse “si nous parvenons à la vieillesse” (1/13) Mé iqualé guarre preverse Fasant tout cherre à la rinverse “mais ces guerres perverses font tout tomber à la renverse” (1/101-102) Indicatif imparfait, In chaquin fat de toay nouvelle Pr in precez que n’avian insemble “tout le monde parle de toi pour un procès que nous avions entre nous” (4/2-3) Iglz me tiriant de tous couti “ils me tiraient de tous côtés” (4/171) Indicatif futur, Nous verran in jour de grons cas “nous verrons un jour de grandes choses” (1/ 12) Gn en portrant roin qu’in bea linceoux “ils n’emporteront rien qu’un beau linceul” (1/71)

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Conditionnel présent, Ne devrian foire à nostre presme Non pus que ferian à nou mesme “nous [ne] devrions faire à notre prochain pas plus que [ce que nous] ferions à nous-mêmes” (1/217-218) Gle devriant estre lapidy “ils devraient être lapidés” (1/ 320) Passé simple de l’indicatif, Et n’oguirant pre no defence Tous deux auquine recompence “et nous n’eumes pour notre défense tous deux aucune récompense” (1/261/262) 4 Pardé, tous iquez broillemens Durirant bain pré de six ans “pardieu, toutes ces situations embrouillées durèrent bien près de six ans” (1/257-258) Conditionnel passé, Mé et Ragon et mé infans Eussians ety pouvre et moechans “moi et Radegonde et mes enfants [nous] eussions été pauvres et misérables” (2/199-200). Le troisième trait est également respecté. La terminaison de la 3 e personne du pluriel de l’imparfait est en -iant, et celle du conditionnel en -riant, ce qui assure la permanence de [j] à toutes les personnes du pluriel, Indicatif imparfait, Pr in precez que n’avian insemble “pour un procès que nous avions entre nous” (4/2-3) Beacot ertiant de mort sourpris Et mourriant d’estringe faisson “beaucoup étaient surpris par la mort et mouraient d’étrange façon” (2/20-21) Conditionnel présent, pour saver Quond pourrians audiance aver “pour savoir quand [nous] pourrions avoir audience” (6/369-372) Ve diriez qu’o sont clercs ou prestre “vous diriez que ce sont des clercs ou des prêtres” (6/400) Mes que deux ivocatz ou trois En friant jety le loup do boys E me dirriant, d’in bea travers, Si mon fat é ben ou revers “mais que deux ou trois avocats feraient toute la lumière sur l’affaire et me diraient sans conteste si ma cause est bonne ou mauvaise” (6/313-316). Enfin, conformément au quatrième trait, la personne 6 a une désinence -ant qui est constante, On dirret à lé ver debattre Qu’igle se voulant mordre ou batre “on dirait à les voir débattre qu’ils veulent se mordre ou se battre” (2/83-84) Iglz ly fasiant bain grond inour Et l’appelliant tretous monsiour “ils lui faisaient bien grand honneur et l’appelaient tous monsieur” (2/115-116) Mez mointenant bain iglz pourrant Depoichy ansy qu’iglz vodrant Et taindrant do jons pus grond conte “mais maintenant ils pourront bien dépêcher les affaires comme ils voudront et tiendront des gens plus grand compte” (2/39-41) Et si le monde ertet bain sage, Iglz feriant in pitoux moenage Et portriant do robe de telle “et si les gens étaient bien sages, ils feraient un piteux ménage et porteraient des robes de toile” (2/127-129) Mé quond mon dret fut disputy E qu’iglz furant assavanty Do tort, de l’ibus, de l’etrage “mais quand mon droit fut disputé et qu’ils furent informés du tort, de l’abus, de l’outrage”. Cela affecte même les formes verbales correspondant à ont, sont, font, etc.,

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Cf. des variantes graphiques de la marque flexionnelle de cette personne, Ne furan so la roche, Le branle y fut dansy. E peu gaillardement Ne furan ressonny “nous fumes sous la roche, le branle y fut dansé. Et puis gaillardement nous déjeunâmes” (9/55-58) ; Su queu, nou accordiram Et nou metiram à foyre Ine beseigne, Dé set quo “sur ce, nous nous accordâmes et nous mîmes à faire une besogne, Dieu sait quelle” (7/75-77).

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Les bains d’iquez pouvre Picartz En ant ety bruly et artz “les biens de ces pauvres Picards en ont été brûlés” (1/103-104) Ma fé, tout iqué paremens Ne sant que bea desguisement “ma foi, toutes ces parures ne sont qu’un beau déguisement” (1/85-86) O do escu fan bain lour cas “avec des écus font bien leur affaire” (1/69). Mais on trouve aussi, exceptionnellement, -ont, Mé insemble amassy mangeont Tretout l’our do pouvre jons “mais amassés ensemble ils mangent tout l’avoir des pauvres gens” (2/89-90). Ces faits, que La Gente Poitevinrie nous manifeste comme bien implantés dans la langue du 16e siècle, sont pour certains d’entre eux attestés très antérieurement, dès le 13 e siècle, venant (Vienne 1232), fesiant (Deux-Sèvres 1250), porreant (Vienne 1232), voir Görlich (1882, 29) qui cite beaucoup d’autres exemples, et aussi Pignon (1951, 262), Boucherie (1873, 292). Et même on suppose pour quelques-uns de ces traits un passé plus lointain encore, si l’on en croit Pignon, « Pour notre région cependant nous pensons que sur ce point encore il convient d’envisager une action possible des parlers d’oc. Action de an, fan, van, de chantám et de chantán, de -ían dans les imparfaits de l’indicatif (qui a pu passer à -yán comme nous l’avons vu), toutes formes qui sont normales en ancien limousin. » (Pignon 1951, 263) ; « Nous supposons, comme nous l’avons dit à propos des troisièmes pers. plur., que -iant s’explique, dans notre région, par un substrat occitan. » (Pignon 1951, 267).5 Ceux de ces particularismes qu’on peut faire remonter à la période où cette zone appartenait encore au domaine occitan nous renvoient au 12e siècle, si ce n’est encore plus tôt. Cela veut dire que ces traits sont pour un certain nombre d’entre eux installés dans le dialecte poitevin depuis la période médiévale et que la cristallisation vers l’état contemporain s’est déterminée au cours du 16e siècle. On peut en conclure que l’ensemble de traits qui typisent le centre du domaine poitevin faisait déjà partie du système morphologique au 17e siècle. Le système des marques verbales flexionnelles du poitevin ne résulte pas d’une restructuration moderne, il a au moins quatre siècles d’ancienneté. Il était donc déjà constitué lorsque les premiers immigrants ont fondé l’Acadie et ont établi la base de la population acadienne, entre 1632 et 1650. Il n’y a pas d’impossibilité chronologique qui s’opposerait à enchaîner dans un scénario historique les systèmes des flexions verbales poitevins et acadiens. Il ne faut cependant pas se méprendre, cette identité structurelle n’implique pas qu’on ait affaire à des formes dialectales en acadien. Dans la zone poitevine le pronom personnel sujet de 1e personne est i devant consonne et y devant voyelle, par exemple à Vouvant, i voué “je vois”, i vlans “nous voulons”, y aime “j’aime”, y aimans “nous aimons” et celui de 3e personne est le devant consonne et l’ devant voyelle, le voué “il voit”, le vlant “ils veulent”, l’aime “il aime”, l’aimant “ils aiment”. Ces pronoms, qui ne se distinguent pas des formes du français par une origine différente, mais par des évolutions phonétiques spécifiques, proprement dialectales, ne se rencontrent pas en acadien. Pour qu’il y ait dépendance entre les systèmes poitevin et acadien, il faut qu’il y ait eu, au minimum, abandon des formes dialectales du pronom personnel au profit des formes correspondantes je et il du français. Il n’y a d’identité substantielle avec aucun parler poitevin. Même dans les trois points poitevins de l’ALF, à cheval sur les Deux-Sèvres et la Vienne, où il y a accord substantiel sur une désinence [ɔ͂] pour la personne 6 et pour les solutions -ions / -iez / -iont et -rions / -riez / riont pour les personnes de pluriel de l’imparfait et du conditionnel, les pronoms sont différents.

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Voir aussi en ce sens Gossen 1962.

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Cette absence de concordance substantielle entre les systèmes poitevin et acadien, nous l’avions déjà constatée pour les marques flexionnelles du passé simple. Avec son morphème -i- et sa désinence zéro pour le singulier et -r pour le pluriel, ce tiroir verbal ne s’intègre que partiellement à l’intérieur du système acadien. C’est la désinence qui permet de distinguer la pluralité de la singularité des locuteurs et des délocutés, Ø vs. -r (1er trait) ; les désinences des personnes 4 et 6 sont identiques, -r (2e trait) ; mais la désinence de la personne 6 est hors du système qui généralise [ɔ͂] à tous les autres tiroirs verbaux (4e trait). L’origine du passé simple acadien, ce n’est pas le système poitevin, 1.2.3. -i, 4. -irans, 5. -irez, 6. -irant, mais le système des marques flexionnelles qui a été général dans le français de l’Ouest, 1. -i, 2. -is, 3. -it, 4. -ismes, 5. -istes, 6. -irent, auquel l’acadien a fait subir une simplification des désinences personnelles plus radicale que pour les autres tiroirs verbaux. Semblablement, pour les autres tiroirs verbaux, ce sont les formes de ce même français de l’Ouest, j’aimons, j’aimions, j’aimerons, il aimeront, j’aimerions qui ont été adoptées et qui ont servi de base substantielle pour la réorganisation structurale des marques flexionnelles de l’acadien en i aimont, i aimiont, i aimeriont. Néanmoins l’identité entre les organisations poitevine et acadienne des marques personnelles ne peut être tenue pour un pur et simple effet du hasard, tellement elle s’accorde avec les concordances lexicales que l’on constate entre les deux domaines. Non seulement cette explication ne semble se heurter à aucun obstacle dirimant, mais elle offre en outre l’avantage d’être particulièrement économique. Une seule et même explication permet de rendre compte de huit formes verbales et c’est cette même explication qu’on utilise pour justifier les particularismes lexicaux de l’acadien. Il ne s’agit pas d’une explication nouvelle, mais seulement d’une nouvelle extension d’une explication connue depuis les premiers travaux sur le sujet (Massignon 1962, 736-737). Si l’on veut mieux comprendre comment s’est opérée cette importation de formes françaises dans la structuration poitevine des marques verbales flexionnelles, il suffit d’examiner quelques évolutions récentes en acadien. Non seulement ces évolutions manifestent la prégnance de la structure à travers le temps et les états de langue, mais elles permettent aussi de voir comment elle a pu se transposer du dialecte au français expatrié. Car, si les formes poitevines sont liées entre elles au sein d’une structure solide qui a traversé les siècles, il en va de même, malgré les apparences, pour les formes acadiennes. En sortant de leur isolement linguistique, les Acadiens ont rencontré des formes concurrentes, dans le français écrit ou dans les autres français oraux de l’Amérique du nord, qu’ils ont été tentés de s’approprier. De ce fait on assiste en acadien contemporain à un étiolement plus ou moins avancé des formes verbales traditionnelles, mais il importe de voir par quoi elles sont remplacées et comment se fait le changement. Le contact entre les variétés de français, selon son intensité, aura deux effets distincts qui peuvent affecter soit l’ensemble de la structure soit certains de ses éléments constitutifs. En acadien louisianais on a des témoignages depuis la fin du 19e siècle d’une « prolifération morphologique » (Rottet 2005, 223) marquée par l’emploi anarchique des désinences communes aux personnes 4 et 6, j’avions “j’avais”, tu avions “tu avais”, elle avions “elle avait”, il étions “il était”, alle étiont “elle était”, on étions “on était”, j’avions “nous avions”, vous croyons “vous croyez”, il étiont “ils étaient”, etc. Les marques verbales flexionnelles subsistent, mais la structure qui leur donnait leur valeur s’est disloquée. Les désinences flottent en l’air désormais et s’emploient de façon anarchique. Un tel état chaotique ne peut se maintenir et les désinences personnelles s’effacent à leur tour, « pour beaucoup de locuteurs

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du cadien actuel, le verbe ne possède, à chaque temps et mode, qu’une seule forme, quel que soit son sujet » (Rottet 2005, 224), je mange, tu mange, il / elle mange, on mange, vous-autres mange, eusse / ça / eux-autres mange (ibid. ; Neumann-Holzschuh 2003, 72-73). A l’inverse, la structure des marques verbales flexionnelles peut se maintenir en dépit du remplacement de certains éléments, comme le montrent quelques exemples notés au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Ecosse. L’emprunt du pronom sujet on pour la personne 4 “nous” rompt l’identité des pronoms sujets pour le locuteur singulier comme pour le locuteur pluriel, je “je” et “nous”, de même que l’identité des désinences des personnes 4 et 6, qui sont deux des traits caractéristiques de la structure acadienne. Des exemples qui pourraient être facilement multipliés attestent l’emprunt du pronom, mais sans qu’il y ait de répercussion sur la désinence verbale, tel que on couperons “nous couperons” (Arrighi 2005, 288), forme qui maintient l’identité des désinences des personnes 4 et 6 , français on coupera ils couperont

acadien traditionnel je couperons i couperont

acadien avancé on couperons i couperont

Des exemples semblables ont été également notés à Terre-Neuve (Brasseur 2001, 324). Ce n’est pas une extension d’emploi de on, mais l’emprunt de on “nous” du français parlé, du fait que le pronom indéfini on “une personne quelconque” se réalise en acadien sous la forme traditionnelle n’on (Poirier 1995, 321) ou no, non (Brasseur 2001, 317). Il arrive aussi que certains Acadiens empruntent à d’autres francophones d’Amérique des formes refaites selon d’autres règles que celles de l’acadien, par exemple les formes de l’indicatif imparfait du verbe être remodelées sur les formes du présent, il est / ils sont en il est-ait “il était”, ils sont-aient “ils étaient” (Arrighi 2005, 125). La structuration traditionnelle des formes acadiennes va provoquer l’apparition d’une forme d’imparfait de personne 4 identique à la personne 6, je sontaient “nous étions” dans la Baie Sainte-Marie (Arrighi 2005, 220). On voit ainsi les formes typiquement acadiennes remplacées par des formes plus répandues en Amérique du Nord, en même temps que leur survivre la structure qui les avait engendrées et maintenues dans l’être. Celle-ci est capable d’assimiler des éléments étrangers et de les intégrer dans son organisation. Dans cette dernière configuration les éléments constitutifs ont changé, mais la structure reste intacte et garde son pouvoir organisateur. Ces évolutions divergentes mettent en évidence l’organisation par rapport aux éléments organisés, ainsi que leur interdépendance. On peut valablement faire l’hypothèse que ce qui se produit dans le dernier cas de figure, celui où la structure se montre toujours capable d’intégrer les matériaux placés sous sa dépendance, est homologue de ce qui s’est passé au 17e siècle, quand les émigrants ont installé, à la place de leurs formes dialectales, les formes du français populaire de leur époque dans leur structure poitevine des marques verbales flexionnelles. Seuls les éléments ont été modifiés. Entre le micro-système acadien et son correspondant poitevin, il n’y a identité qu’au niveau de l’organisation des morphèmes et des désinences. Mais elle est telle qu’on ne peut pas faire comme si elle n’existait pas, on ne peut pas la traiter comme un phénomène négligeable. Certes elle ne concerne qu’un très mince secteur du système linguistique, mais il est bien évident que de telles identités ne peuvent être que résiduelles. Certes une telle identité n’a pas le pouvoir localisateur catégorique de certaines unités lexicales, puisque l’apparition d’une forme verbale telle que il étiont “ils étaient” pourrait s’expliquer de diverses manières, tandis que l’acadien zire n. m. “dégoût” ne peut provenir que des parlers du sud-ouest du domaine d’oïl qui, seuls, connaissent ce mot dépourvu de toute motivation (FEW 24, 143a, *ADIRARE). Mais l’hypothèse d’un calque structurel pour les formes verbales

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flexionnelles de l’acadien a l’avantage de rendre compte des particularismes de la flexion verbale acadienne par une seule et même explication et, qui plus est, une explication qui est du même ordre que celle qu’on utilise pour justifier les concordances lexicales. De tels indices convergents permettent de penser que la colonie acadienne a bien été fondée par des gens qui, au moins pour une part significative d’entre eux, pratiquaient, avant leur émigration, le dialecte poitevin. Ils ont abandonné, en Amérique, leur parler dialectal, mais on en trouve des marques nombreuses dans le lexique acadien et, au plan morphologique, la structure des marques verbales de l’acadien traditionnel est décalquée de celle du verbe poitevin. C’est l’un des traits saillants de l’acadien, quand on le compare aux autres français expatriés, que cette imprégnation dialectale encore sensible presque quatre siècles après la formation de cette communauté humaine et après les tribulations si importantes que celle-ci a subies. Ces considérations permettent de réviser légèrement la conclusion de Claude Poirier, « puisque les Acadiens n’ont pas pu subir d’influences externes qui pourraient expliquer que le français se soit substitué aux patois, on doit conclure que les premiers immigrants, qui ont conditionné de très près le développement démographique de l’Acadie, parlaient le français avant même leur départ de France » (Poirier 1994, 264). Si les futurs immigrants avaient parlé déjà le français avant leur départ de France pour l’Acadie, ce n’aurait sûrement pas été le français commun, mais le français de leur province. Il est cependant plus probable, au vu des traces qu’en garde l’acadien, que le dialecte constituait leur usage linguistique premier et spontané, en même temps qu’ils connaissaient le français, et que leur émigration vers le Nouveau Monde les a conduits à dédialectaliser rapidement et quasi systématiquement leur usage linguistique. Cette élimination presque totale des spécificités dialectales aura été l’un des éléments déterminants de leur intégration à la nouvelle communauté humaine qui se formait, dans la première moitié du 17e siècle, en Acadie.

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Carte 1 : Identité des pronoms sujets des personnes 1 et 4 et des personnes 3 et 6

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Carte 2 : Identité des marques flexionnelles des personnes 4 et 6 à l’indicatif présent, imparfait et futur et au conditionnel présent

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Carte 3 : Morphème commun aux personnes 4, 5 et 6 de l’indicatif imparfait

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Carte 4 : Désinence unique pour la personne 6 à l’indicatif présent, imparfait et futur et au conditionnel présent

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Carte 5 : Concomitance des quatre traits

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Auctor, auctrix, femina auctor ? – Extraits d’une approche historique de la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers

1. Introduction Cela fait près de 30 ans que la féminisation des titres, grades, fonctions et noms de métiers a été amorcée. Quasiment sans fumée au Canada, véritable poudrière en France, peu de débats linguistiques ont fait couler autant d’encre ces dernières décennies. Alors qu’outre-atlantique, le processus semble être achevé, la querelle continue à faire rage en France (cf. Conrick 2005, 41). Malgré une accalmie ponctuelle, la dispute est loin d’arriver à terme «; certes on peut constater un adoucissement du dialogue depuis le vote de la loi sur la parité en 2002, mais les positions des différents acteurs de ce conflit restent en tranchées. Diverses ont été les argumentations aboutissant à des résultats plus ou moins hétérogènes. Il est possible d’extraire trois modèles grammaticaux distincts, en étroite relation avec les politiques linguistiques et les discours sociaux-culturels des deux pays. Le Canada a opté pour une approche populaire du problème, en laissant le choix de l’usager devenir la base du catalogue des appellations. Cette méthode produit peut-être un accroissement des exceptions, mais elle a l’avantage d’avoir une réception rapide à grande échelle. En France par contre, la généralisation des règles de féminisation a été mise en avant afin de réduire au maximum les exceptions et faciliter l’application, sans pour autant être sûr de l’acceptation des nouveaux termes par le locuteur. L’Académie Française forme un contre-courant à ces politiques. Elle estime que la nécessité de la féminisation n’est pas donnée, car elle se trouve en désaccord avec la grammaticalité de la langue. Mais cette grammaticalité, souvent attaquée ou défendue par des arguments plus ou moins fondés, est elle-même issue de mécanismes bien plus basé sur les habitudes du locuteur que sur le purisme du grammairien. Plus de deux millénaires de cul-de-sac, d’enchevêtrements, d’embûches linguistiques ont apporté leurs propres solutions à ce sujet.

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2. Aperçu de la politique linguistique de la féminisation en France et au Canada Le Canada a donc été capable de synthétiser les éléments clés pour la genèse d’une politique linguistique féminine. En premier lieu, il y avait, fin des années 1970 – en conséquence de la révolution tranquille et de la montée du féminisme en Amérique du Nord – une volonté politique durable de mettre en œuvre des réformes ainsi qu'une prise de conscience de la nécessité d’utiliser la langue comme outil social. Rapidement, grâce aux services d’État et à quelques grandes entreprises, règles grammaticales et néologismes florissaient. De cette multitude de possibilités se cristallisèrent progressivement les formules que l’usage courant valorisait. En laissant l’usage régir la langue, l’acceptation quasi générale était garantie (cf. Fischer 2005, 515). L’inconvénient de cette méthode est cependant l’accroissement d’exceptions et de créations linguistiques qui sembleraient en désaccord avec l’évolution naturelle de la langue (cf. COGETER 1998, chap. 3.2.1.1). Outre-Atlantique, la France poussée par le désir de quelques femmes politiques de contrer « l’invisibilité linguistique des femmes » (Houdebine-Gravau 1994, 40), met en place une commission en 1984 afin de déterminer les possibilités grammaticales du français à féminiser. Il s’en suit une circulaire ministérielle prônant l’utilisation de quelques règles de formation du féminin dans toute l’administration française. Par conséquence, un vif débat surgit en France, notamment lancé par l’Académie française voyant la grammaticalité de la langue en danger (ainsi que son autorité linguistique). Dix ans plus tard, poussé par les membres du gouvernement désirant voir s’accorder leur titre avec leur sexe, une nouvelle commission est créée afin de refaire le point sur la question qui, en une décennie, montrait très peu de traces d’amélioration (cf. Pavlic 1999, 11-12). Le bilan présenté en 1998 suivait une ligne très conservatrice. En effet, l’autorité de l’Etat à intervenir sur la langue était remise en question ainsi que la nécessité de tels changements linguistiques (cf. COGETER 1998, 46). Toutefois, l’ouvrage Femme j’écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions (INaLF / CNRS 1999) sous le parrainage du Premier ministre de l’époque L. Jospin, qui fut publié un an plus tard, mettait en place les bases pour la politique de parité actuelle. Les lignes directrices étaient d’instaurer rapidement des règles grammaticales généralement applicables, en accord avec la langue, afin d’avoir un système simple avec peu d’exceptions, malheureusement sans tenir compte d’une multitude d’éléments sociolinguistiques (cf. Fischer 2005, 515-516). On peut en conclure que selon le pays, le concept du rôle de la langue dans la société suit différents chemins : le Canada a intégré la langue au début d’un changement social, alors que la France a plutôt tendance à voir la langue comme élément final couronnant le processus.

3. Aspects diachroniques de la fonction du genre Pour comprendre les moyens de féminisation du français, il est nécessaire de se poser la question de la fonction du genre dans la langue. Si l’on considère le PIE (= proto-indoeuropéen), l’ancêtre reconstitué le plus éloigné du français, il est probable que celui-ci soit issu d’un système à deux genres : Genre commun et neutre. Cette constellation permettait de différencier l’animé de l’inanimé (cf. Watkins 1998, 65). Ce modèle linguistique peut être

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notamment soutenu par l’existence documentée du Hittite, langue anatolienne du deuxième millénaire av. J.-C., qui ne connaît que le neutre et le genre commun. Est-ce là un vestige figé de la protolangue (Herkunftshypothese) ou un indice pour la perte du genre féminin, victime de l’évolution de la langue (Schwundhypothese). Toutefois, même si les deux hypothèses sont plausibles, la majorité de la communauté scientifique tend vers la première (cf. Luraghi 1998, 190-191). La quantité d’hétéronymes dans le vocabulaire de base soutient également la thèse des deux cas, car à défaut de pouvoir différencier le sexe par le genre, d’autres outils sémantiques s´imposent. De plus, la nature flexionnelle du féminin irait également en direction de l’hypothèse que petit à petit l’animé a été subdivisé en masculin et féminin qui a seulement avec le temps pris une valeur similaire au neutre et au masculin (cf.Watkins 1998, 60). C’est par exemple le cas pour le latin dont les trois cas sont considérés êtres à la même échelle. Finalement, avec la disparition du neutre en ancien français, l’opposition animé/inanimé est amputé du genre en français. L’information sémantique portée par le genre selon ces langues varie suivant le tableau ci-dessous : Information sémantique porté par le genre Animé féminin Animé mascu- Animé mixte lin Époques lingui- Genre commun / Non réalisable Non réalisable Réalisable stiques Neutre (PIE)

Inanimé Réalisable

Masc. / Fem. / Neu. (latin)

Réalisable

Réalisable

Non réalisable Réalisable

Masc. / Fem. (français)

Réalisable

Réalisable

Non réalisable Non réalisable

Tableau A : Schématisation de l’évolution de l’information sémantique portée par le genre.

Bien entendu, les diverses langues concernées connaissent une grande quantité d’éléments et d’exceptions qui échappent à ce tableau qui ne présente qu’un aspect théorique du système du genre.

4. Genre et sexe : marqueur grammatical contre référence extralinguistique Il est temps ici d’introduire un second concept, celui du genre naturel en opposition au genre grammatical. Le genre naturel est le genre biologique, c’est-à-dire que l’on utilisera le féminin pour l’appellation d’un être femelle et le masculin pour un être mâle (la mère, le père, la vache, …, hic pater, haec mater, haec vacca, …). En latin et déjà avant, dans les différents parlés italiques, pour les animés féminins et masculins, genre et sexe sont superposés, contrairement aux animés mixtes qui posent problème (cf. Corbett 1991, 57-58 et Neue 1902,

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889-890). Gardant ces deux concepts à l’esprit, la question de la possibilité de la langue pour la différentiation du sexe se pose.

4.1 Différentiation par divergence des radicaux La dénomination des êtres humains, des liens de parenté, des animaux domestiques et du gibier se fait, en général, par deux lexèmes distincts : (garçon / fille, père / mère, taureau / vache ou cerf / biche) (cf. Rousseau 1998, 9). Si l’on considère la société proto-indo-européenne, ou plus exactement les éléments que l’on a tenté de reconstituer, (cf. Campanile 1998) on pourra constater que la famille ou l’élevage sont des éléments clés de cette société. La chasse est également essentielle pour les Indo-européens à l’âge de bronze. Ces aspects peuvent êtres mis en avant pour expliquer le caractère ancien du lexique y faisant référence. Ces champs sémantiques contenant une part du vocabulaire qualifiable de « primitif » de la langue n’ont pas besoin de la différentiation masculin/féminin du genre pour déterminer le sexe qui est sémantiquement lié au lexème. Bien entendu, si la langue en a la possibilité, le genre grammatical suit le genre naturel. L’hétéronymie est probablement une des formes de différentiation les plus anciennes car elle permet la différentiation des sexes sans prendre en compte le genre et s´intègre également dans un système ayant un genre commun. Le caractère opposé des couples de lexèmes est donc très ancien et ainsi très profondément ancré dans la dimension socioculturelle de la langue. Ainsi, on les retrouve dans toutes les langues indoeuropéennes modernes (cf. Ernout 1954, 12). Des couples de néologismes ou une différentiation du genre sont possibles, mais faut-il encore que le niveau de langue soit le même. L’opposition sage-femme et maïeuticien proposée par l’Académie Française a notamment échouée à cause de la divergence entre langue populaire et langue scientifique (OAF).

4.2 Différentiation par motion Le TLFI définit ainsi la faculté qu’ont certains substantifs d’admettre un élargis-sement suffixal ou flexionnel qui leur donne valeur de féminins, donc une création de féminins par voie morphologique qui n’a que l’utilité de marquer le genre. Toutefois cette définition engendre une certaine problématique comme le décrit Wunderli (1989, 81-83). Il existe, en effet, une similitude avec la dérivation (vendeur / vendeuse, directeur / directrice, acteur / actrice) et la composition (femme médecin), mais si ces procédés n’auraient que l’unique utilité de marquer le genre ils seraient plutôt à compter parmi les phénomènes morphologiques qui suivent des schémas d’organisations intralinguistiques sans référence extralinguistique typiques de la flexion. En effet, le genre grammatical suit cette argumentation, mais comme a priori le suffixe de motion comporte, pour les animés, également le genre biologique, qui, dans ce cas, prime pour l’attribution du genre, (cf. Corbett 1991, 57) une référence extralinguistique devient inhérente au suffixe. Le suffixe de motion ne peut donc être classifié parmi les catégories « classiques », car il forme une classe à part. Une question intéressante se pose en considérant le masculin : existe-t-il un suffixe de motion masculin ? Si le masculin est réellement un genre non marqué, du moins en français, le masculin se définit par le fait qu’il n’est pas féminin. Donc toute l’information sémantique serait portée par le féminin qui tiens alors le rôle d’élément spécificateur (cf. Wunderli 1989, 82-83). Conséquence : le féminin serait alors toujours calqué sur le masculin. En latin, les substantifs masculins de la 2ème déclinaison en -o

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désignant des animés, admettent une motion sexuelle féminine sur -a, dominus deus (seigneur Dieu) forme son équivalent féminin en domina dea. Mais ce phénomène apparaît seulement petit a petit dans une partie des langues indo-européennes, ainsi on trouvera encore ὁ ϑεός (ce dieu) face à ἡ ϑεός (cette dieu) en grec ionien (Leumann 1977, 281). Le proto-indoeuropéen quant à lui, à une époque plus récente ou la différenciation des trois cas est déjà survenue, marque uniquement le féminin par l’adjectif et ne connaît pas de motion pour le substantif (cf. Watkins 1998, 65). Donc si l’évolution du masculin a pour base le genre commun du proto-indo-européen le suffixe de motion est uniquement féminin. Il existe toutefois quelques rares cas ou le masculin a été calqué sur le féminin tel gallus (coq) sur gallina (poule). Mais ce fut dans un premier temps une création comique qui petit à petit a perdu cette connotation. Il est nécessaire de préciser ici que contrairement à la création de la majorité des féminins qui n’avaient pas d’équivalents dans la langue, le latin possédait un terme pour désigner le mâle de la poule: gallinaceus, à partir duquel la forme parallèle au féminin a été crée (Leumann 1977, 287). En français, il existe aussi quelques cas comme juif - juive, veuf - veuve, laborantin - laborantine ou le masculin a été formé à partir du féminin (Grevisse 1993, 759). En prenant en compte ces évolutions, le masculin est-il vraiment un genre non marqué, genre grammatical uniquement, sans référence au sexe biologique, en fran-çais moderne ? La position de l’Académie Française sur ce sujet est sans équivoque : « [...] il convient de rappeler que le masculin est en français le genre non marqué et peut de ce fait désigner indifféremment les hommes et les femmes ; en revanche, le féminin est appelé plus pertinemment le genre marqué, et « la marque est privative. Elle affecte le terme marqué d’une limitation dont l’autre seul est exempt. À la différence du genre non marqué, le genre marqué, appliqué aux êtres animés, institue entre les deux sexes une ségrégation. » (AF) Le masculin français aurait donc gardé ses racines indo-européenes. Mais le féminin (genre naturel) n’existe finalement que par son opposition au masculin, ainsi ce dernier ne peut avoir la fonction d’hyperonyme du féminin, car cette opposition semble nécessiter, comme toute bipolarité, des éléments comparables. L’opposition féminin - masculin, avec un masculin qui serait plutôt un “non-féminin”, entrerait dans ce concept. Le non-féminin est il alors un genre sans sexe ? Le guide Femme j’écris ton nom… met en avant que « la neutralisation du genre, opération toute grammaticale », pose problème dans le cas « des substantifs [animés humains] qui contiennent en général également une information relative au sexe de la personne, et l’on peut se demander si le sexe est également neutralisé » (INaLF / CNRS 1999, 37). Jean Rousseau (1998, 13) remarque, quant à lui, que le masculin est « effectivement le genre indifférencié ou le genre par défaut » mais uniquement par « des traits de nature syntaxiques » et déduit, que rien dans les faits de syntaxe qu´il énumère, « ne qualifie un nom masculin à valoir en toute circonstance pour désigner un référent de sexe féminin ». Il existe, apparemment, une tradition linguistique transmise par le latin qui fait primer le masculin. Toutefois, même si le féminin avait à la base la fonction d’un élément spécificateur, le masculin a été implicitement ramené par l’usage à une échèle similaire par le locuteur. C’est donc une vision binaire du genre naturel qui caractérise le français moderne. En conséquence, il semble être évident qu´il existe un suffixe de motion masculin. Celui-ci est peut-être plus difficilement détectable, car la grande partie des terminaisons intégrant le genre masculin du latin ont disparues, suite à l’évolution phonétique ; comme la terminaison en -us de filius, deus … (fils, dieu) spécifique de la seconde déclinaison qui succombe entièrement en moyen français. N‘oublions pas que le signe est arbitraire et que dans un esprit tout

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saussurien, si le concept d’un élément morphologique comporte une information liée au sexe, cet élément ne peut qu'être considéré comme suffixe de motion pouvant admettre aussi bien le masculin que le féminin.

4.3 Différentiation par la syntaxe : le cas des épicènes Il existe deux définitions de noms épicènes. La première regroupe les noms dont la forme (le signifiant) ne varie pas selon le genre. Le sexe est défini soit par un déterminant, soit par l’accord avec l’adjectif comme hic / haec homo (cet / cette homme) ou un(e) grand(e) archéologue. La deuxième définition concerne les noms à genre mixte, promiscuum generis en latin (cf. Pascalini 1985, 23), qui désignent aussi bien le masculin que le féminin (parents, souris, lupus, vulpes). Kühner (1966, 267) remarque que pour les épicènes latins, si la nécessité de la spécification du sexe est donnée, celui-ci est précisé grâce à mas, masculus, mascula, femina ou un autre terme. Ainsi, on trouve lupus femina, ovis mas, vulpes mas / femina, masculus / femina pavo (loup femelle, mouton mâle, renard mâle / femelle, Paon mâle / femelle). L’attribution du genre pour le lexème de base peut poser quelques problèmes. Si la langue possède un genre commun, la question ne se pose pas ! Mais si l’on est obligé d’opter pour un genre ou un autre, lequel instaurer ? l’arbitrarité et la convention semblent devoir s'imposer. Toutefois selon les travaux de Tucker, Lambert et Rigault, le français bénéficie de règles phonologiques pour choisir le genre des noms inanimés et est peut-être ainsi bien moins arbitraire que l’on l’a longtemps prétendu (cf. Corbett 1991, 57-62).

5. Promiscuum generis et généricité du masculin Comme esquissé plus haut, le masculin peut être utilisé de façon générique spécialement pour répondre au problème du genre mixte. La généricité à été avancée, surtout en France, comme argument contre la féminisation (cf. COGETER 1998, chap. 4.2.1.2). Toutefois, Rousseau (1998, 11-12) explique que pour couvrir les deux sexes il faut un contexte où la question du sexe est futile, une formulation au pluriel et un pendant féminin existant (les parents). Mais il précise aussi que dans certains cas, l’utilisation au singulier est possible, mais elle reste restreinte. En latin, le nombre de possibilités est même accru, il est notamment possible d’utiliser patres (les pères) pour ‘parents’ ou fratres (les frères) pour ‘frères et sœurs’ (Kühner 1966, 269). Dans tous les autres cas, la généricité du masculin est discutable. Les noms génériques qui désignent un état plutôt transitoire (otage, témoin, victime) se partagent les genres et n’ont pas d’équivalent de l’autre sexe (cf. Rousseau 1998, 12). Finalement, pour les noms d’espèces animales où la différenciation sexuelle serait insignifiante (ou difficile à déterminer), il n’existe qu'une appellation dont le genre générique est arbitraire (la souris, le lézard). Pour les noms de fonctions et de métiers, le vocabulaire de la langue ne présente pas toujours un équivalent de l’autre sexe. Il s'agit là très probablement d’une économie linguistique en étroite relation avec le rôle social des individus dans l’antiquité. Neue (1902, 890) mentionne que les appellatifs se rapportant à des situations ou des métiers occupés uniquement par des hommes ou des femmes ont leur genre en conséquent. Ainsi nauta, pirata, poeta ou encore scriba (marin, pirate, poète et scribe) sont des emprunts grecs masculins – ce

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qui explique la terminaison -a atypique pour des masculins latins – et meretrix ou obstetrix (prostituée ou sage-femme) qui sont des féminin sans équivalent masculin (cf. Georges 1969) d’un point de vue grammatical, un terme comme obstetrix est un déverbal, créé à partir du verbe obstare (‘obstruer‘) qui n’a contrairement aux couples hétéronymes pas d’information ou de connotation sémantique sur le sexe dans le radical. Le suffixe de motion -trix est donc ajouté pour définir le sexe. L’apparition ou une modification sémantique des appellations de métiers est souvent liée à des changements majeurs dans la société. L’évolution technologique est un de ces facteurs ; le pilote du XXème siècle ne sera plus à la barre de son bateau, mais au palonnier de son avion et aujourd’hui il peut même être une femme ! l’appellation cosmonaute, terme épicène, n’est apparue en français qu'en 1961, conséquence du 12 avril ou le biélorusse Youri Gagarine devint le premier humain à voyager dans l’espace (TLFI). De même, des mutations sociales ou politiques engendrent des variations lexicales. Ainsi, une multitude d’appellations de métier au féminin ont fait leur apparition à l’époque impériale (romaine) avec le déclin du patriarcat, phénomène qui s'est répété quelques deux millénaires plus tard aussi bien en France qu’au Canada. Les fonctions et les métiers de prestige par contre continuent à transporter leur lourd passé historique latin. On peut se poser la question, par exemple, pourquoi acteurs et actrices forment de splendides couples sur scène alors que l’auteur a du mal à trouver son auteuse, autrice, auteure, auteur, auteresse … alors que tous deux sont interchangeables en latin. Alors pourquoi une telle différence ? Grammaticalement ces deux substantifs sont très proches, actor est un déverbal d’agere et auctor de augere. La seule différence est qu’en latin classique actor connaît un féminin en actrix quand il a le sens d’actrice sur scène, de demanderesse (jur.) ou de gérante, contrairement à auctor, (représentante d’un bien ou auteur littéraire féminin) qui est épicène. Cela ne veut pas pour autant dire que l’on peut utiliser le féminin dans toute les situations, bien au contraire l’emploi est plutôt restreint, surtout le sens de gérante ou de représentante sont des ajouts tardif. actor au masculin signifie de plus frondeur, berger, orateur public, exécuteur ou organisateur et auctor mécène, auteur d’une œuvre d’art, d’un bâtiment, d’une invention, mais aussi d’une ordonnance ou d’une proposition (jur.), outre il peut dénommer le géniteur d’une lignée ou le curateur (tuteur) d’un enfant ou d’une femme devant la justice (TLL). Dans le sens d’acteur sur scène et d’écrivain, les termes peuvent êtres intervertis, explicable par le fait que multitude d’auteurs latins étaient aussi acteurs de leur pièces. Ce parallélisme était toutefois troublé au féminin, quand actrix variait avec auctor. Cela semblerait être la cause pour l’apparition d’auctrix dans les écrits vers le IIIème siècle dans les textes de Tertullian (cf. Georges 2002), ce qui serait alors un redressement analogique. L’explication de certains grammairiens tels que Probus (cf. Neue 1902, 908) qu’auctrix convient uniquement quand le terme est issu du verbe, est infondée selon les dictionnaire modernes (Levis, Short 1969, 198-199). L’utilisation reste, néanmoins, rare et tardive et ne s´instaure pas en ancien français. Authrice émergera à la Renaissance pour disparaître trois siècles plus tard (cf. COGETER 1998, chap. 4.2.2). Mais cette perte du féminin n’engendre pas l’ajout d’un statut épicène à auteur qui reste uniquement masculin tout comme son synonyme écrivain (TLFI). Hasard ? Manque d’écrivains féminins ? d’auteurs féminins mis en cause par la justice ? – Véridique : en France en 2000 les femmes représentaient 13,60% des mises en cause (SCED). Même si l’élucidation des causes reste opaque, on notera qu’auteure est attesté par les éditions récentes du petit Robert (2002) qui remédie ainsi à ce dilemme lexical. Pour revenir au latin, celui-ci a, tout comme le Français, la possibilité de marquer le féminin par l’ajout d’une apposition comme femina ou mulier (femme) (cf. Neue 1902, 898 et 910) qui soulignerait le caractère exceptionnel ou spécifique de la formule. Les fonctions occupées à l’époque par des hommes uniquement, ne nécessitent, comme on a pu le

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constater, pas de forme féminine. Le système latin évince les femmes de la fonction publique, car se sont deux concepts qu'il semble impossible à marier dans l’antiquité. Cicéron, par exemple, parle uniquement d’une imperatrix (impératrice) pour soutenir l’absurdité d’une situation (cf. Neue 1902, 911). Quant une femme accédait à une position de régente, une formulation tel que [...] Iuliae Augustae, matris augusti nostri et castrorum et senatus et patria […] (Julia Augusta, mère de notre Empereur et des camps et du sénat et de la patrie) permettait élégamment de faire le rapprochement avec le pater patriae tout en précisant le rang inférieur au père dans la hiérarchie romaine. Ainsi, il était possible de contourner le problème de parité tout en honorant la personne qui était, précisons-le, doté d’un pouvoir considérable. En outre, le titre mater senatus était surtout une strategie politique pour raprocher le sénat à l‘empereur (cf. Kuhoff 1993). Ces exemples montrent bien que la nature de ce dit problème grammatical est en réalité d’ordre socio-culturel. En reconsidérant la situation des fonctions à notre époque, doit-on, dans la tradition antique, appeler les ministres féminins ‘mère des armées, de l’écologie…‘afin d’accentuer un fait biologique indiscutable, sans porter atteinte à la neutralité générique de cette nomination ou ne serait-il pas souhaitable de soutenir que les noms de fonctions acceptent les deux genres, qu’au pluriel, pour désigner l’ensemble des titulaires, l’on agréerait d’utiliser un masculin générique et que pour désigner une personne précise, le genre s'accorde sur le sexe.

6. L’analogie: moteur et levier linguistique Le dernier point, qui a été en grande partie évincé du discours de la féminisation sans doute à cause de sa diversité, complexité et son imprévisibilité est l’analogie. Au début des années 1900 on trouvera dans un cours de linguistique générale, l’importance d’un phénomène qui « contrebalance l’action diversifiante du changement phonétique […], unifie de nouveau les formes et rétabli la régularité ». Principe que tente d’expliquer le calcul de la quatrième proportionnelle qui est en quelque sorte un produit en croix linguistique permettant d’expliquer ou de prévoir la forme analogique, « faite à l’image d’une ou plusieurs autres d’après une règle déterminée » (Saussure 2005, 221-222). Mais outre la relative simplicité pour déterminer les marques de l’analogie dans une vue rétrospective, la prévision est d’autant plus ardue que « l’essence de l’analogie n’est pas du ressort de la linguistique. C’est un phénomène complexe, dont les effets imprévisibles ne peuvent qu’êtres constatés à posteriori » (De La Chaussée 1977, 7). L’analogie suit « le principe de l’économie paradigmatique » et a tendance à éliminer les exceptions, archaïsmes et autres formes anormales pour les remplacer par des formes régulières, souvent, comme le précise Alfred Ernout (1954, 185) issu du langage familier ou populaire. Il constate aussi « une tendance à réduire le nombre de doublets synonymes et les formes surabondantes ». C’est ainsi qu’à l’époque impériale (de 25 av. J.-C. à 476) suite à des changements phonétiques, l’unité linguistique sera ramenée ou du moins sera tenté d’être ramenée, dans la langue populaire, grâce à l’analogie. Par conséquent le terme latin féminin socrus (belle mère) devient socra et rejoint la 1ère déclinaison, il en est de même pour glacies ou rabies qui deviennent respectivement glacia (glace) et rabia (rage) (De La Chaussée 1977, 24). L’apparition accrue de ces divergences entre latin classique et latin populaire dans la langue peut être daté du deuxième siècle après J.-C. comme en témoigne l’Appendix Probi parut entre 200 et 320 dont la fonction prescriptive tentait de ramener les formes populaires de la langue

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aux formes classiques. La ligne 169 par exemple, socrus non socra souligne nettement les mouvements analogiques typiques du latin parlé. (cf. Baehrens 1969, 106) Le phénomène est similaire pour le passage des neutres latins aux deux autres genres. Les formes à désinence en -a on tendance à revenir au féminin, c’est le cas pour une grande partie des substantifs collectifs comme folium (la feuille) qui se décline au pluriel en folia (De La Chaussée 1977, 30). Cette finale -a qui, en français, est devenue la finale -e, est aujourd’hui une des caractéristiques principales du féminin. Précisons qu’en ancien français on trouve souvent pour les anciennes formes neutres aussi bien une forme masculine qu´une forme féminine. Ainsi folium engendre fueil et folia, fueille (De La Chaussée 1977, 30-31). La terminaison typiquement canadienne en -eure suit donc les lois de l’analogie et non de la grammaticalité. Docteure par exemple, en tant que mot savant issu du latin devrait former un féminin en doctrice et entrepreneur, dont la forme féminine retenue en France est entrepreneuse, se voit devenir entrepreneure au Canada. Remarquons que la terminaison en eure est tout aussi juste ou fausse que la terminaison en -euse qui a été créée à partir d’une erreur phonétique en moyen français. Suite à l’amenuisement du -r final au masculin, la prononciation est devenue au XVème siècle identique aux noms en -eux qui forment leur féminin en -euse (Grevisse 1993, 771). Cette hésitation a d’ailleurs persisté jusqu´au XIXème siècle et la forme féminine est restée, même après le rétablissement du -r final. Notons que le vocabulaire ecclésiastique possède encore en France des substantifs basées sur des anciens comparatifs se terminant en -eure comme la prieure, attesté pour la première fois vers 12101225 (TLFI).

7. Conclusion La question de la féminisation échappait de justesse en mai 2007 à une situation qui aurait pu mener a une solution du problème ou du moins à un mot d’ordre. En effet un des derniers bastions traditionnellement défendu par d’ardents hommes (politiques) a pu être sécurisé grâce à la majorité des voix des Françaises et des Français : le mandat de Président de la République. En conséquent, on n’assistera pas encore au débat de l’appellation de la titulaire. Madame la Présidente de la République, terminologie largement répandue par les médias dans le sens de dirigeante, est par définition (TLFI) la femme du Président. Mais le mari d’un Président féminin, parité oblige, doit alors être appelé Monsieur le Président de la République, et cela sans suffrage universel ! Et au fait, qu’est ce qu’un président sinon un présidant ? Donc c’est bien de l’homme ou de la femme présidant la république dont nous parlons. Mais gérondif ou pas, si en présidant le pays on a le pouvoir de faire des essais nucléaires à l’insu de l’opinion de la grande majorité de ses citoyens, n’a-t-on pas aussi le pouvoir de décider de sa dénomination ? Cette vision, sûrement, quelque peu exagérée montre bien la complexité de la féminisation. Outre les problèmes au niveau des possibilités grammaticales, viennent s´ajouter des facteurs tels différents modèles de politique linguistique ou divers éléments sociaux et sociolinguistiques. Le protectionnisme qui tente de figer la langue se voit confronté à la réalité d’une langue et d’une société en évolution constante. Toutefois, une part de ces mouvements sont cycliques et l’effet de « déjà vu » se manifeste dans l’observation diachronique de la langue. Pourquoi certaines solutions du passé ne seraient-elles pas adéquates pour remédier aux problèmes contemporains ? Bien entendu, il faut une réelle volonté d’apporter des changements à la langue et c’est aussi bien aux locuteurs, qu´aux élus et qu´aux linguistes

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de rendre cette volonté possible. Mais le débat sur la nomenclature n’est que la première phase. Au Canada les linguistes concentrent depuis quelque temps leurs efforts sur la féminisation du discours. N‘oublions pas que c’est bien l’usage qui donne vie à la langue, c’est le langage de la plèbe qui a été à la base du français et non le latin figé des grands auteurs. De même, c’est le français des locuteurs qui forge la langue. Et qui forge ce français des locuteurs comme bon lui semble ? Le grammairien ? L’état ? Et bien non ! c’est une autre puissance dont l’essence même est la langue : Les mass média – une évolution à suivre…

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Une approche historique de la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers

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II. Prises de positions

BERNHARD PÖLL

Internationalisants contre aménagistes: petit essai d’analyse d‘une guerre d’idéologies linguistiques

1. Introduction

A des intervalles irréguliers, le Québec est hanté par un revenant. Il a été vu pour la première fois en 1841 : cʼest en cette année que lʼabbé Thomas Maguire publia son fameux Manuel des difficultés les plus communes de la langue française qui déchaîna aussitôt une polémique dʼenvergure sur les vertus ou les vices du français au Canada. Depuis ce temps-là, notre revenant a changé dʼapparence et de nom à plusieurs reprises: plus près de nous, dans les années 1960, par exemple, il sʼest appelé “querelle du joual”, et pour le conjurer, on eut recours entre autres à des produits à base dʼun alliage bien particulier ...; depuis 1977, il se pare de beaux habits – des substantifs bien plus nobles que “joual” –, dont “norme québécoise” et “français standard dʼici” ... La question est trop sérieuse pour plaisanter, je lʼadmets, mais la métaphore du revenant montre que les débats actuels sʼinscrivent dans une évolution plus que séculaire. Avec des différences selon les époques, ils tournent toujours autour de la même question: quʼen est-il de la qualité du français parlé et écrit en terre laurentienne et quel est le rapport de ce français avec celui de lʼancienne mère-patrie ? Pour rappel, la dernière date mentionnée – 1977 – marque un important tournant dans lʼhistoire, dans la mesure où lʼon exprime pour la première fois et de manière très explicite lʼidée quʼil pourrait y avoir au Québec une norme québécoise du français, indépendante et différente de celle du français hexagonal et – du moins en théorie – égale en valeur à cette dernière. Voici la célèbre citation de lʼAssociation québécoise des professeurs de français, qui préconisait «  [q]ue la norme du français dans les écoles du Québec soit le français standard dʼici. Le français standard dʼici est la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle » (Association québécoise des professeurs de français 1977, cité dans Maurais 1991, 22). Dans la perspective de lʼaménagement linguistique, lʼimportance de cette citation nʼest pas que symbolique, car elle évoque des critères qui permettent de dégager la variété standard de lʼensemble des usages du français québécois. Nous voilà au cœur de notre sujet: la conviction que le français québécois comporte sa propre variété standard – autrement dit que la variété standard qui coiffe les variétés / registres informels ou familiers du français québécois nʼest pas nécessairement le bon usage traditionnel – nʼa pas manqué dʼinspirer aux lexicographes québécois lʼidée de sʼattaquer au

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travail dʼexpliciter cette norme. On connaît les produits de leurs entreprises – le Dictionnaire du français Plus (DF+, 1988) et le Dictionnaire québécois dʼaujourdʼhui (DQA, 1992) – de même que les polémiques quʼils ont déclenchées : lʼopposition manifestée par une partie de lʼopinion publique à ces ouvrages, notamment au DQA, a été telle quʼon pouvait croire que la Belle Province ne verrait plus jamais sortir un dictionnaire complet du français québécois.

1. Les parties opposées et leurs travaux Les controverses autour de la norme québécoise ont contribué à la formation de deux camps qui sʼopposent farouchement : Il y a dʼun côté ceux qui estiment quʼil est peu naturel que les normes endogènes, dont on sait quʼelles régissent le comportement linguistique des Québécois dans de nombreuses situations, ne soient pas explicitées dans des ouvrages de référence propres, dʼautant plus que cette situation est susceptible, à leurs yeux, de maintenir les Québécois dans leur insécurité linguistique notoire. Les représentants de ce courant de pensée se réclament aussi dʼautres configurations : lʼanglais américain, lʼespagnol et le portugais en Amérique se seraient engagés dans la voie de lʼémancipation normative bien avant le français québécois, et ce, avec succès. Ce groupe se compose pour lʼessentiel de chercheurs québécois, auxquels sʼajoute un certain nombre de sympathisants hors du Québec. Le camp opposé réunit des linguistes et professionnels du langage qui affirment que la norme orientant le comportement linguistique des Québécois en situation formelle est le français international. Cela revient à dire quʼil nʼy a quʼun seul français standard, celui décrit dans les ouvrages de référence traditionnels. A noter que ce camp compte plusieurs représentants qui ne sont pas dʼorigine québécoise. Deux événements ont ravivé la polémique dans un passé récent: dʼabord, en 1999, la sortie du Dictionnaire québécois-français de Lionel Meney, puis, au début de la décennie 2000, les subventions généreuses versées par le Gouvernement du Québec au projet du Dictionnaire du français standard en usage au Québec (FRANQUS), dirigé par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière. Ces deux dictionnaires reflètent on ne peut mieux les différentes conceptions en matière de norme linguistique au Québec: le Dictionnaire québécois-français (DQF) est différentiel et ne retient donc que ce qui est spécifique à lʼusage québécois pour lʼopposer systématiquement au “français standard” ; le FRANQUS se propose de décrire la totalité du français en usage au Québec, y inclus ce qui se situe dans la zone dʼintersection du français de France et du français québécois. Dans le DQF, la hiérarchisation découle de lʼopposition systématique entre variétés géographiques, avec un apriori qui attribue une position supérieure à la variété hexagonale, considérée comme norme panfrancophone; le FRANQUS, par contre, opère la hiérarchisation à lʼintérieur de lʼensemble lexical à décrire, en sʼappuyant précisément sur des critères sociolinguistiques comme ceux qui apparaissent dans la citation de lʼAQPF : prestige auprès des locuteurs (“socialement valorisé”; paramètre attitudinal) et emploi en situation formelle (“situations de communication formelles”, paramètre diaphasique).

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2. Un projet de dictionnaire complet pour le français québécois est-il justifié? Ce qui mʼintéresse dans les débats auxquels se livrent les représentants des deux camps nʼest pas la façon dont cette guerre de la norme est menée. Il serait tentant de lʼanalyser dans cette perspective pour mettre en évidence un des traits originaux du discours sur la langue au Québec: sa violence verbale qui sʼexprime non seulement dans des comptes-rendus et contributions scientifiques mais aussi – ou surtout ? – à travers de livres volumineux au style pamphlétaire et force articles polémiques garnis dʼinsinuations de toutes sortes. Mais tel nʼest pas mon objectif. La question plus fondamentale quʼil faut se poser dans ce contexte est de savoir si la situation sociolinguistique du Québec – sa culture linguistique ambiante – permet et justifie lʼélaboration dʼun dictionnaire complet. Cʼest de la réponse négative que donnent les partisans du français international à cette question strictement sociolinguistique que découle en fin de compte la totalité des critiques adressées aux “aménagistes”, “québécisants” (Lamonde 1998, 2004) ou “endogénistes” (Meney passim) – pour reprendre les épithètes dépréciatifs que les tenants du français international utilisent pour se référer à leurs adversaires.1 Les possibles arguments contre le projet dʼexplicitation de normes endogènes correspondent grosso modo à quatre affirmations catégoriques que lʼon trouve sous des formes diverses dans les textes publiés par les partisans du français international : (1) “Le dictionnaire complet agrandit lʼinsécurité linguistique”, (2) “Le dictionnaire complet vise une variété qui nʼest pas autonome, ni pleinement fonctionnel”, (3) “Le dictionnaire complet ne reflète ni la volonté ni les attitudes normatives de la population” et (4) “Le dictionnaire complet a un effet légitimant pour les mauvais usages du français québécois”. A partir dʼune lecture serrée des écrits critiques des “internationalisants” parus ces dernières années, jʼaborderai les arguments lʼun après lʼautre et séparément – tout en sachant quʼils sont souvent intimement liés entre eux: [1]

“Le dictionnaire complet agrandit lʼinsécurité linguistique.”

Cette affirmation touche au fondement même du projet dʼun dictionnaire complet du français québécois, parce quʼelle sʼinscrit en faux contre lʼidée que cʼest précisément lʼabsence dʼun tel dictionnaire qui agrandit ou contribue à perpétuer lʼinsécurité linguistique des Québécois. Quant à lʼorigine de cette insécurité linguistique largement répandue, la sociolinguistique la voit généralement dans lʼécart entre un idéal aux contours souvent assez flous et difficile dʼatteindre et la production langagière dont le locuteur sait quʼelle est dévalorisée (cf. Swiggers 1993, 23). La crainte que la description du français québécois dans un dictionnaire complet agrandisse lʼinsécurité linguistique est en rapport avec le fait que les deux dictionnaires québécois (DF+, DQA) nʼaient pas informé lʼutilisateur sur les québécismes, le privant ainsi de la possibilité de distinguer ce qui, selon les conceptions traditionnelles de la norme, relève du “français international” (voir infra), supposé pleinement légitime, et du français québécois, dont la valeur sur le marché linguistique serait a priori inférieure au premier. Dans ce contexte, les partisans du français international dénoncent le principe maintes fois énoncé par les aménagistes à propos de la confection dʼun dictionnaire global du français québécois : « Les ‘endogénistesʼ sʼappuient sur une idée simple mais fausse. Ainsi, Jean-Claude Cor-

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Pour ma part, jʼadopterai dans ce qui suit le terme dʼaménagiste, mais sans la nuance péjorative qui lui colle.

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beil (‘conseiller linguistiqueʼ du projet) considère que ‘le français du Québec devrait être décrit comme sʼil était la langue dʼune seule et unique communauté linguistiqueʼ; Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière (codirecteurs du projet), quʼil faut voir ‘le français québécois comme la langue dʼune communauté linguistique pour laquelle il nʼexiste pas de variété témoin. Cette approche met lʼaccent sur lʼautonomie des langues nationales, complètes en soi.ʼ » (Meney 2005a) Ce que les internationalisants ne comprennent pas cʼest que le principe de méthode cher aux aménagistes permet justement de tenir compte de lʼimbrication des usages: dans sa réplique à cet article de Lionel Meney, Corbeil (2005) a précisé quʼil est question de décrire tout ce qui est en usage au Québec, quʼil sʼagisse de mots ou expressions typiquement québécois ou au contraire utilisés aussi dans dʼautres parties de la francophonie. Une telle démarche nʼa dʼabord rien à voir avec la question de savoir sʼil faut ou non marquer les québécismes, pas plus dʼailleurs quʼelle nʼa de rapport direct avec lʼhypothèse dʼAnnette Paquot, selon laquelle les Québécois aspirent à “une large compétence architecturale” (Paquot 1993, 203 et 206), cʼest-à-dire quʼils ne veulent pas se contenter du seul français québécois. Mais une chose est certaine : faire comme si le français parlé et écrit au Québec était la seule variété de français au monde est la condition inévitable pour établir les rapports entre les spécificités québécoises des différents registres et les usages attestés aussi ailleurs en francophonie. Dans la section suivante, je montrerai que cʼest plutôt la façon dont les internationalisants décrivent le français québécois qui crée lʼimpression quʼun grand fossé sépare les variétés du français utilisé au Québec et en France, fossé que les Québécois doivent franchir sʼils veulent “bien parler” ... [2]

“Le dictionnaire complet vise une variété qui nʼest pas autonome, ni pleinement fonctionnel.”

Lʼabsence dʼautonomie est un des arguments le plus souvent utilisés ; ainsi, L. Meney (2004a) est dʼavis que “seul le niveau supérieur est un système linguistique complet (structures grammaticales et lexicales), capable dʼexprimer lʼensemble des référents dans lʼensemble des situations.” A ses yeux, ceux qui préconisent lʼofficialisation dʼune norme québécoise enlèvent donc aux locuteurs les ressources dont ils ont besoin pour communiquer au niveau panfrancophone. Cette façon de voir les choses est conforme au traitement que cet auteur a infligé au français québécois dans son Dictionnaire français-québécois. Pour mieux se comprendre entre francophones (1999). Dʼautres auteurs se sont exprimés dans le même sens: Diane Lamonde (1998, 16 ; 2004), par exemple, auteure dʼun véritable règlement de compte avec les aménagistes, remet en question le statut de langue à part entière du français québécois. Dans son analyse de la prise de position programmatique de lʼAQPF de 1977, elle parle de la “légitimation dʼune variété dialectale du français par lʼinstitution scolaire” (Lamonde 1998, 26 ; mes italiques). Ce genre dʼaffirmation nʼest pas exempt dʼambiguïtés. En effet, dans un article paru dans Le Devoir, Lionel Meney (2004c) parle de “lʼintrication du français québécois et du français commun” qui est “telle quʼil est artificiel de vouloir les séparer”. Cela ne cadre ni avec la méthode de son dictionnaire, ni dʼailleurs avec lʼhypothèse de Diane Lamonde voulant que le rapport entre français québécois et français standard soit celui dʼune diglossie ; en réalité, on dira quʼil sʼagit plutôt dʼun cas classique de continuum. A noter aussi que le français québécois perd sa fonctionnalité uniquement si lʼon conçoit comme diglossiques les rapports quʼil entretient avec un français standard appréhendé comme une variété extérieure à la communauté parlante québécoise.

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Le deuxième aspect controversé est lʼabsence prétendue dʼoriginalité – Diane Lamonde formule son reproche aux aménagistes en ces termes : « Lʼattachement au vocabulaire ‘traditionnelʼ – quelques régionalismes de bon aloi, sans doute – et à ‘certainsʼ traits de prononciation, cʼest un peu léger, ma foi, pour justifier lʼaventure de lʼautonomie linguistique du français québécois. » (Lamonde 1998, 53) Monique Nemni, professeure émérite de lʼUQAM, défend une position semblable et invoque la variation interne comme argument supplémentaire : « Relever quelques variantes lexicales inconnues en France ou qui ont un sens différent en France et ici ne suffirait pas à prouver lʼexistence du français québécois, puisque lʼon pourrait démontrer que certains mots et certains sens varient dʼune région à lʼautre du Québec. » (Nemni 1998, 159). Les deux arguments sont problématiques au plus haut point, dʼabord parce que le nombre de particularités, fût-il minime (ce qui nʼest pas le cas !), ne saurait avoir raison des représentations des locuteurs. La question est de savoir si les sujets parlants revendiquent une norme endogène et non pas si cette norme endogène diffère de manière substantielle ou non de la norme traditionnelle. Quant à la variation interne, elle existe partout et pourrait être invoquée de la même manière pour prouver que le français hexagonal nʼexiste pas. Ajoutons finalement que la question de lʼautonomie est des plus complexes, et la pratique du marquage des francismes, telle quʼon a pu lʼobserver dans le DF+ et le DQA, lʼa montré à lʼévidence : ce qui est un francisme pour les uns nʼen est pas forcément un pour les autres. Les critères fréquentiels (ou pseudo-quantitatifs) sur lesquels sʼappuyaient les deux dictionnaires se sont avérés largement inopérants pour stigmatiser les emplois prétendument hexagonaux, car il nʼy a pas de frontière nette entre français québécois et français de France. En effet, les soi-disant francismes font très souvent partie du répertoire linguistique des Québécois (pour une discussion plus étoffée de cette problématique: Pöll 2005, 203 sqq.) Cela veut dire que les Québécois possèdent déjà un nombre élevé de ces éléments qui, selon les internationalisants, appartiennent au français standard ou international, et sans lesquels, ce serait le “ghetto linguistique”. Dans lʼoptique des compétences individuelles des locuteurs, le fossé entre les variétés est donc moins grand que ne le font croire les dictionnaires différentiels, dont celui de Lionel Meney. Toujours dans le contexte de lʼoriginalité du français québécois, il est intéressant dʼexaminer un autre argument que D. Lamonde (2004, 15 et 48 sqq.) invoque pour saper les bases du français standard québécois. A son avis, le choix de mots et expressions présenté par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière (passim) pour montrer en quoi pourrait consister le français standard québécois, prouve que cette variété est un leurre : dʼabord, il ne sʼagit que de substantifs, et puis, ces mots sʼassimilent à la catégorie des “canadianismes de bon aloi”... Lʼobservation est vraie, mais comment pouvait-on sʼattendre à une description plus détaillée de la norme québécoise, avant que le travail qui sʼy rattache ne soit réalisé ? Quʼon sʼimagine la réaction si les auteurs avaient proposé des mots qui nʼont pas encore lʼaval explicite (ou du moins tacite) de la communauté linguistique. [3]

“Le dictionnaire complet ne reflète ni la volonté ni les attitudes normatives de la population.”

Que veut la population québécoise en matière de norme ? Pour trouver une réponse à cette question, jʼai dépouillé toutes les études sociolinguistiques pertinentes à ce sujet, de Lambert

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et al. (1960) jusquʼà Bouchard & Maurais (1999).2 Lʼimage laissée par ces études est peu claire, parce que les réponses varient grosso modo avec le type de questions. Plus elles sont directes et visent globalement le français québécois, plus les enquêtés font montre dʼattitudes positives par rapport à cette variété. Par contre, lorsque les enquêtés sont confrontés à des items précis ou doivent se prononcer sur le comportement linguistique concret, le prestige de la norme traditionnelle affleure.3 Le dénominateur commun de toutes les études est sans doute le diagnostic dʼun souci constant par rapport à la qualité de la langue. Vue sous cette angle, lʼaffirmation de Jean-Claude Corbeil (2005) selon laquelle “les locuteurs québécois ont une nette conscience de ce quʼest, au Québec, une langue française de qualité” et voulant que “deux études arrivent à cette même conclusion à 30 années dʼintervalles, lʼune préparée par la commission Gendron, lʼautre publié récemment (1999) par lʼOffice québécois de la langue française” doit être nuancée : les deux études mentionnées sʼappuyaient sur des questions directes, susceptibles de provoquer un discours identitaire, et leurs résultats ne permettent pas dʼinférer directement en quoi consiste la norme linguistique souhaitée par les Québécois. Résumons-nous : les Québécois disent ne pas souhaiter parler comme les Français, mais ont tendance à utiliser un français plus neutre en situation formelle. Les “internationalisants” interprètent ces phénomènes dʼaccommodation comme la preuve que le modèle auquel les Québécois aspirent est le français standard : « [...] malgré ce quʼon tente de nous inculquer, le véritable désir des Québécois est de parler une langue qui se rapproche le plus possible du français standard. Quand ils votent avec leur portefeuille, quand ils achètent des dictionnaires, les Québécois se prononcent massivement pour le français standard. » (Meney 2004b; mes italiques) « [...] aucune recherche sérieuse nʼindique quʼils [i.e. les Québécois] optent majoritairement pour un français local plutôt que pour un français international. » (Meney 2005a; mes italiques) « [...] en dehors de quelques promoteurs de lʼidentité linguistique québécoise, la population en général a montré à maintes reprises quʼelle ne trouve légitime, pour le registre standard, que le français universel – auquel elle veut bien ajouter un certain nombre de ‘canadianismes de bon aloiʼ. » (Nemni 1998, 168) Ainsi, les internationalisants reprochent aux aménagistes de fabriquer du consensus4 autour dʼun projet qui, en réalité, divise en profondeur la population. La norme québécoise – ou le dictionnaire complet qui a pour objectif de lʼexpliciter – serait un “projet idéologique” (Meney 2005a), un “construit idéologique” (Nemni 1998, 158) ou, pour tout dire, ne serait rien qu’un mythe. A première vue, un des arguments souvent invoqués à lʼappui de ce diagnostic (par ex.: Nemni 1998, 167) semble pertinent : lʼabsence de description du français québécois standard prouverait que cette variété nʼexiste pas. Pourtant, à y regarder de plus près, on se rend vite compte quʼune telle situation est spécifique à toutes les situations de pluricentrisme asymétrique : il nʼy a rien de plus normal que lʼélaboration de nouveaux ouvrages de référence soit accompagnée de conflits, et la polémique autour du DF+ et du DFQ – entendez : lʼabsence de

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Pour une analyse plus fouillée de ces études on se reportera à Pöll (2005; chap. 4.2.3). Lʼétude récente de Remysen (2004) confirme ce diagnostic. Il est vrai que sous la plume des aménagistes on peut relever des prises de position voulant quʼil y ait consensus au sein de la population. Dʼun autre côté, on lisant par ex. Le français québécois. Usages, standard et aménagement (Martel & Cajolet-Laganière 1996) le lecteur attentif tombe sur plusieurs passages dont la teneur est bien différente: lʼascendant quʼexerce le “français international” sur une partie de la population québécoise est reconnu comme un fait.

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description – ne laisse que moindrement étonné lʼobservateur familier avec dʼautres situations de pluricentrisme. Un aspect de cette critique est cependant difficile à réfuter : les aménagistes ont pris modèle sur dʼautres communautés linguistiques pour concevoir leur projet dʼexpliciter la norme endogène du français québécois si bien quʼon a effectivement affaire à la tentative – citons Annette Paquot – dʼ“appliquer au domaine de la langue les concepts et les schémas du nationalisme politique” (Paquot 2005). Faut-il rappeler que Noah Webster nʼa rien fait dʼautre et que lʼhistoire lui a donné raison? [4]

« Le dictionnaire complet a un effet légitimant pour les mauvais usages du français québécois. »

Cette critique sʼattaque tout dʼabord à la mauvaise qualité du français pratiqué en situation formelle par lʼélite québécoise. Puisque cette fraction de la population est désignée comme les locuteurs-modèles par les aménagistes et que, selon les internationalisants, elle parlerait et écrirait mal, la norme québécoise contiendrait nécessairement de nombreuses fautes : « [...] si la norme doit être définie dʼaprès lʼusage dʼici, il serait logique de considérer quʼil nʼy a plus faute dès lors quʼun emploi est largement, et depuis longtemps, répandu dans la langue du groupe socioculturel qui a été désigné comme modèle. » (Lamonde 1998, 59) On comprend alors que D. Lamonde (2004) se soit appliquée à noircir des dizaines de pages pour illustrer les fautes des locuteurs-modèles.5 Mais cette façon de miner le projet dʼun dictionnaire complet nʼest possible quʼau prix dʼune réduction grossière: elle fusionne les deux paramètres qui apparaissent dans la prise de position programmatique de lʼAQPF en un seul, et passe sous silence le fait que lʼaccommodation vers un modèle prestigieux soit presque toujours graduelle. Autrement dit: aucun observateur sérieux du comportement linguistique des Québécois prétendra que tout ce qui est dit ou écrit en situation formelle est socialement valorisé. Qui plus est, ce biais permet à Diane Lamonde de reprocher aux aménagistes de faire des tris en fonction des attitudes des locuteurs, ce qui serait illégitime au regard de la méthode quʼils ont adoptée (cf. Lamonde 2004, 56). Étant donné que les “particularismes familiers et critiqués” ne sont pas socialement valorisés, on voit mal pourquoi il serait blâmable de les éliminer du corpus pour tenir compte de lʼimaginaire linguistique des futurs utilisateurs du dictionnaire, dʼautant plus quʼune telle démarche pourrait prévenir des réactions semblables à celles que le DQA a suscitées. Dʼailleurs, le fait que les lexicographes appliquent au préalable une grille de sélection au corpus ne leur épargnera pas dʼinnombrables décisions ponctuelles sur la valeur de telle ou telle particularité du français québécois. Sʼy ajoute un deuxième aspect : le rôle du dictionnaire au sein de la communauté parlante. On sait que pour beaucoup de francophones, le fait quʼun mot soit dans le dictionnaire est la preuve de son existence et quʼen revanche, le mot qui nʼest pas recensé par les dictionnaires nʼest pas “français”. De là, il nʼy a quʼun pas pour affirmer que lʼintégration de mots ou expressions qui se trouvent au bas de lʼéchelle qualitative revient à les rendre légitimes, et telle est exactement la position des internationalisants. Ce que ces derniers oublient, cʼest que

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On pourrait reprocher à lʼauteure que les fautes de syntaxe constituent sa cible principale, alors que lʼobjectif du dictionnaire est avant tout de expliciter la norme lexicale. Mais elle a dʼavance paré cet argument en évoquant dans un chapitre précédent le rapport étroit entre lexique et grammaire : “On peut parfaitement estimer quʼil nʼest pas souhaitable que le vocabulaire familier du français québécois soit considéré comme appartenant, à titre de registre, à la langue légitime, avec tous ses traits morphosyntaxiques dont il est indissociable et que sa légitimation ne manquerait pas de conforter dans lʼusage” (Lamonde 2004, 45 ; mes italiques).

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la lexicographie dispose dʼun moyen bien éprouvé pour signaler à lʼutilisateur la légitimité des items recensés – le marquage. Pour prendre un exemple concret : on se demande bien si un lycéen français pourrait se réclamer du Petit Robert pour employer, dans une dissertation littéraire, le mot bagnole. Il est dans le dictionnaire, cʼest donc un mot français, mais la marque le signale comme nʼétant pas pleinement légitime. Certes, lʼexemple nʼest pas directement transposable à la société québécoise, hautement conscientisée en matière de langue, mais si les lexicographes procèdent avec prudence lors de lʼintégration de mots familiers et dʼanglicismes, le dictionnaire devrait être à même de remplir sa fonction de filtre pour les usages non légitimes.

4. Conclusion Nous avons vu que la question de savoir sʼil est utile ou non dʼélaborer un dictionnaire complet pour le français québécois dépend entièrement du jugement que lʼon porte sur lʼeffet dʼun tel dictionnaire. Annette Paquot a peut-être raison de penser que le DQA a été un dictionnaire “pour perdre le nord” (Paquot 1993), mais de là, on ne saurait conclure que tout dictionnaire complet agrandit lʼinsécurité linguistique. Les dictionnaires différentiels, par contre, y contribuent sans aucun doute, en créant une image doublement fausse: ils créent lʼimpression dʼune frontière nette et érigent en modèle une variété que les Québécois ne considèrent pas entièrement comme la leur. Passés au crible de la sociolinguistique, plusieurs des arguments invoqués par les tenants du français international se sont avérés problématiques, voire fallacieux : Dʼabord, on a pu constater quʼils reposent sur une façon de concevoir la variation linguistique qui ne correspond pas aux acquis de cette discipline. Dénier au français pratiqué au Québec le statut de système complet revient à fermer les yeux devant une réalité patente : il sʼagit dʼune variété – ou mieux : dʼun ensemble de variétés ou variantes – pleinement fonctionnelle. Quant à la description dʼun tel ensemble, les internationalisants sʼarrogent un droit qui ne leur revient pas, il ne revient dʼailleurs à personne, celui de dire ce qui est “français” et ce qui nʼest pas français. Puis, de nombreuses études ont mis au jour lʼinfluence quʼexerce sur le comportement linguistique des Québécois ce que Jean-Denis Gendron a appelé le “référent interne”. La norme endogène nʼest donc pas un mythe, ce qui ne veut pas dire que les contours de cette norme sont faciles à cerner et que la “norme dʼici” peut prétendre à une quelconque exclusivité sur le marché symbolique des langues. Ce serait commettre une erreur de perspective, semblable à celle des internationalisants, mais en sens inverse. Rappelons que lʼidée dʼun français international correspond à des représentations fortes et durables et quʼelle continue dʼexercer un certain attrait. Dʼun autre côté, il nʼest pas à exclure que les éléments de ce français international fassent partie déjà de la “norme dʼici”, sans que les locuteurs eux-mêmes en aient conscience. Je fais allusion à une réflexion judicieuse de Bouchard et coll. (2004) : que se passe-t-il dans la tête dʼun locuteur québécois lorsquʼil sʼapproche de la variété qui – du point de vue du code – ressemble au français de France  ? Aspire-t-il à une norme exogène ou sʼagit-il de la tentative dʼadopter le français parlé par les élites québécoises, qui se caractérise précisément par le fait quʼil a incorporé des éléments de cette norme ? Cʼest une question intéressante quʼun dictionnaire complet peut contribuer à creuser davantage.

Internationalisants contre aménagistes: petit essai d’analyse d‘une guerre d’idéologies linguistiques

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Si, pour lʼinstant, le grand public peut avoir seulement des idées vagues à propos de la facture et du contenu de ce dictionnaire,6 il y a une certitude : il ne manquera pas dʼengendrer une nouvelle polémique, et le revenant nous fera frémir une fois de plus.

Bibliographie Bouchard, Pierre & Maurais, Jacques. 1999. “La norme et lʼécole. Lʼopinion des Québécois”, dans : Terminogramme 91/92, 91–116. Bouchard, Pierre & Moreau, Marie-Louise & Singy, Pascal. 2004. “La place du français de France dans la conscience normative des Francophones belges, québécois et suisses: une erreur de perspective”, dans : Bouchard, Pierre. éd. La variation dans la langue standard. Actes du colloque tenu les 13 et 14 mai 2002 à lʼUniversité Laval dans le cadre du 70e Congrès de lʼAcfas. Québec: Gouvernement du Québec, 37–50. Corbeil, Jean-Claude. 2005. “Un cas de révisionnisme linguistique. Les linguistes nʼinventent pas la norme, ils ne peuvent que tenter de la décrire”, dans : Le Devoir, 14 janvier 2005. www.ledevoir.com/2005/01/14/ 72531.html DF+ = Poirier, Claude & Beauchemin, Normand & Auger, Pierre. 1988. Dictionnaire du français plus. Montréal: Centre éducatif et culturel. DQA = Boulanger, Jean-Claude & De Bessé, Bruno & Dugas, Jean-Yves. 1992. Dictionnaire québécois dʼaujourdʼhui. Montréal: Dicorobert. Lambert, Wallace et al. 1960. “Evaluational reactions to spoken languages”, dans : Journal of abnormal and social psychology 60, 44–51. Lamonde, Diane. 1998. Le maquignon et son joual: lʼaménagement du français québécois. Montréal: Liber. Lamonde, Diane. 2004. Anatomie dʼun joual de parade. Le bon français dʼici par exemple. Montréal: Editions Varia. Martel, Pierre. 2000. “Le Bon usage au Québec”, dans Schafroth, Elmar & Sarcher, Walburga Christine & Hupka, Werner. éds. Französische Sprache und Kultur in Quebec. Hagen: ISL-Verlag, 11–40. Martel, Pierre & Cajolet-Laganière, Hélène. 1996. Le français québécois. Usages, standard et amenagement. Québec: Les Presses de lʼUniversite Laval. Maurais, Jacques. 1991. “Le rôle de la langue dans lʼidentité québécoise”, dans : Cahiers Francophones dʼEurope Centre-Orientale 1, 15-28. Meney, Lionel. 1999. Dictionnaire québécois-français. Pour mieux se comprendre entre francophones. Montréal: Guérin. Meney, Lionel. 2004a. “La question linguistique au Québec. Faut-il « rapatrier » la norme?”, dans Marges linguistiques. www.marges-linguistiques.com. Meney, Lionel. 2004b. “Le débat derrière la « qualité de la langue » au Québec”, dans : Marges linguistiques. www.marges-linguistiques.com. Meney, Lionel. 2004c. “Parler français comme un vrai Québécois?”, dans : Le Devoir, 7 janvier 2004. www.vigile.net/ds-actu/docs4/1-7.html#ldlm. Meney, Lionel. 2005a. “Un autre dictionnaire québécois, pourquoi?”, dans : Le Devoir, 7 janvier 2005. www.vigile.net/05-1/langue.html#4. Meney, Lionel. 2005b. “Lʼinquiétante hostilité québécoise au français”, dans : Le Monde, 19 mars 2005. www.vigile.net/05-3/francophonie.html Nemni, Monique. 1998. “Le français au Québec: représentation et conséquences pédagogiques”, dans : Revue québécoise de linguistique 26/2, 151–175. Paquot, Annette. 1993. “Des dictionnaires pour perdre le nord? Lʼévolution récente de la lexicographie québécoise et lʼinsécurité linguistique”, dans : Cahiers de lʼInstitut de Linguistique de Louvain 19, 3/4, 199–208.

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Au moment de la rédaction finale de cet article (juin 2007) on peut trouver sur le site Internet du dictionnaire FRANQUS (http://franqus.usherbrooke.ca/) un certain nombre dʼarticles-modèles qui permettent de voir comment les auteurs ont résolu des questions aussi épineuses que le marquage des québécismes ou le traitement des mots appartenant à un usage européen du français.

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Paquot, Annette. 2004. “Le français international des Vigneault, Huston, Gary ... est notre patrimoine”, dans : Le Soleil, 30 janvier 2004. www.vigile.net/ds-actu/docs4/1-30.html#lsap. Paquot, Annette. 2005. “Dictionnaire et norme linguistique: la fiction et la réalité”, dans : Le Devoir, 26 janvier 2005. www.vigile.net/05-1/langue.html#12 Pöll, Bernhard. 2005. Le français langue pluricentrique? Études sur la variation diatopique dʼune langue standard. Frankfurt a. M. etc.: Lang. Poirier, Claude. 2004. “Le français des Québécois – Notre différence est devenue un atout”, dans : Le Devoir, 16 janvier 2004. www.vigile.net/archives/ds-actu/docs4/1-16.html Remysen, Wim. 2004. “La variation linguistique et lʼinsécurité linguistique: le français québécois”, dans : Bouchard, Pierre. éd. La variation dans la langue standard. Actes du colloque tenu les 13 et 14 mai 2002 à lʼUniversité Laval dans le cadre du 70e Congrès de lʼAcfas. Québec: Gouvernement du Québec, 23–36. Swiggers, Pierre. 1993. “Lʼinsécurité linguistique: du complexe (problématique) à la complexité du problème”, dans : Cahiers de lʼInstitut de Linguistique de Louvain 19, 3/4, 19–29. Remarque: toutes les adresses Internet citées étaient accessibles au mois de juin 2007.

URSULA REUTNER

« Rendez donc à César ce qui est à César » ? Remarques comparatives sur l’auto-perception linguistique belge et québécoise

Remarques préliminaires — Dans ce qu’on appelle parfois les francophonies marginales, la dominance de Paris sur le plan culturel en général et linguistique en particulier a eu des effets tout à fait perceptibles. Jusqu’à un certain degré, ceux-ci sont similaires dans les régions étudiées, mais ils diffèrent aussi sous de nombreux aspects. Ainsi, il est certainement intéressant de comparer un pays géographiquement éloigné de l’Hexagone avec un pays voisin. Pour ce faire, le choix du Québec et de la Belgique s’avère idéal, puisque dans ces deux pays, le français est concurrencé par une autre langue et la qualité de vie y est élevée au point de permettre une réflexion linguistique approfondie. Certes, cette analyse comparative pourrait remplir plusieurs volumes, si l’on tient compte de tous les critères pertinents observables. Il est donc ici nécessaire de faire un choix quant aux points essentiels caractérisant les différentes attitudes adoptées vis-à-vis de la langue qui se manifestent depuis le XIXe siècle dans la discussion langagière. Dans les deux francophonies, cette dernière est principalement axée sur la perception du français dans le pays en question, comparé au français de France d’une part, et, naturellement aussi, d’autre part, dans sa relation avec l’autre langue du pays, comme c’est le cas pour le flamand (ou néerlandais du sud) en Belgique et pour l’anglais au Québec.

1. La situation linguistique dans les deux pays 1.1 Aspects géographiques et historiques Aspects géographiques. — Une première différence entre les deux pays est la situation créée par les dialectes historiques existant en Belgique romane ; à côté du wallon proprement dit à l’est – qui a donné son nom à la Wallonie – il y a également une région picarde à l’ouest et une petite partie du lorrain, le gaumais, au sud, sans oublier un coin du domaine champenois également situé dans le sud du pays.1

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À cause de la koinè formée très tôt au cours du processus de colonisation (et partiellement déjà apportée par les colons – mais il s’agit là d’un autre sujet de discussion), le Québec ne connaît pas de dialectes historiques [cf. Laporte (1995, 206) et Mougeon (2000, 35)], et, pour le XIXe siècle, les témoignages attestent même une uniformité de langage tant géographique que sociale (cf. Gendron 2005). Le dialecte est

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Avec le flamand de l’ouest (autour de Bruges), le flamand de l’est (autour de Gand – parfois réuni au brabançon – comme on peut le voir sur la carte), le brabançon (autour d’Anvers, de Bruxelles et de Louvain) et le limbourgeois (autour de Hasselt), le domaine flamand a connu une fragmentation dialectale analogue rendant la compréhension mutuelle de l’est à l’ouest difficile. Celle-ci a empêché la genèse ou la création d’une koinè flamande et ainsi d’une norme endogène. Malgré la réticence manifestée longtemps à l’égard du modèle exogène pour des raisons telles que la différence de confessions, la variété standard du néerlandais (le Algemeen Beschaafd Neederlands) est officiellement acceptée aujourd’hui comme norme d’orientation.2

Carte : Belgique – Les langues endogènes (Ministère de la Communauté française (1999, 10)

Aspects historiques. — Au moment de la création de l’État belge, en 1830, le français s’était déjà imposé depuis longtemps dans le paysage dialectal et devient la seule langue officielle du nouvel État et ce, non seulement en Wallonie, mais aussi en Flandre, où il était, « au moins depuis le XVIIIe siècle, la langue des couches dominantes de la population flamande » (Klinkenberg 1995, 732). Bien que la majorité de la population du royaume ait été et soit restée de langue flamande et que l’article 23 de la Constitution du 7 février 1831 stipule que « l’emploi des langues usitées est facultatif » (cf. Schwab 1979, 5.6), le français était perçu

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également largement absent dans la Wallonie actuelle, puisque avec l’implantation de l’enseignement primaire obligatoire (dès 1918) et les changements survenus après la seconde guerre mondiale (cf. Francard 1994, 19), « le dialecte a généralement été supplanté par le français » (Doppagne & Hanse & Gielen 1994, 43) et il « ne reste langue courante qu’en certains points, on pourrait dire dans certains milieux, dans certaines familles » (ib.). Pour compléter cet aperçu, il faudrait également mentionner la partie germanophone, à savoir les anciens cantons prussiens annexés à la Belgique après la Première Guerre mondiale, les cantons d’Eupen et de Saint-Vith et quelques communes du canton de Malmédy. Cette communauté, dont le dialecte appartient au francique, n’est d’aucune importance ici, tout comme d’ailleurs la situation du Bruxelles bilingue.

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dans le royaume comme « le ciment de son unité », grâce à la classe bourgeoise francophone « de part et d’autre de la frontière des dialectes » (ib.). Ainsi le français faisait office d’unificateur linguistique, car il liait les francophones et les néerlandophones, à côté de l’unificateur purement institutionnel constitué par la personne du roi, accepté par les deux groupes, et de l’unificateur religieux constitué par le catholicisme vécu au sein de ces deux ethnies et qui les opposait aux Pays-Bas majoritairement protestants.3 Du point de vue économique, l’importance de la Wallonie a longtemps été prépondérante grâce à l’essor de son industrie minière, alors que la Flandre, qui n’avait que son agriculture et des industries textiles, restait une région relativement pauvre. Cette situation a également contribué à consolider l’hégémonie du français et ne pouvait finir que par la naissance d’un mouvement d’émancipation flamand (Vlaamse beweging) qui a réussi, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, à faire passer des lois et des règlements légalisant l’usage du néerlandais dans plusieurs domaines publics en Flandre. Grâce à l’engagement du Mouvement flamand, ce processus de néerlandisation, toujours soutenu par des mesures législatives, s’est poursuivi au XXe siècle et s’est terminé par la reconnaissance complète du flamand et par une défrancisation continue de la bourgeoisie flamande, sans oublier, surtout, la délimitation des territoires de langue flamande et de langue française. Au cours du XXe siècle et surtout dans sa deuxième moitié, le poids économique de la Wallonie a perdu de son importance en raison du déclin de l’industrie minière, alors que l’évolution de l’économie flamande a accentué l’auto-perception des Flamands et les a rassurés sur leur identité. Celle-ci a connu un véritable essor et est devenue prédominante en Belgique, notamment en raison de la tendance des entreprises à choisir des sites à proximité des côtes, donc en pays flamand, pour y implanter des raffineries de pétrole et des industries pétrochimiques. Autrement dit, les Wallons, depuis toujours en minorité du point de vue quantitatif, sont passés d’une situation de majorité à une situation de minorité au niveau qualitatif. Certes, la Flandre ne cesse de s’engager en faveur d’une plus grande souveraineté, mais elle n’est pas arrivée au point de déclarer son indépendance, contrairement à ce qu’annonçait la chaîne publique de télévision belge RTBF le 13 décembre 2006, dans une émission spéciale, pour faire sensation. En effet, il y avait été déclaré : « le roi a quitté le pays » et « la Belgique n’existe plus », ce qui a créé une certaine agitation au sein de la population. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que RTBF a expliqué qu’il s’agissait d’une information fictive. Le fait que la presse francophone se soit précipitée sur ce scandale médiatique et que la presse flamande se soit plutôt concentrée sur les transactions financières douteuses du prince Laurent, a été évalué comme l’un des indices révélant une véritable scission des esprits à l’intérieur du pays. Mais il ne faut pas oublier que les scandales liés aux politiciens corrompus wallons et flamands, l’affaire Dutroux (1996–1997), ainsi que les problèmes de formation du gouvernement en 2007 ont déclenché dans la population un nouveau sentiment de solidarité susceptible de consolider l’identité belge au-delà des frontières linguistiques. Force est néanmoins de constater que l’émancipation linguistique, le principe de la territorialité des langues, ainsi que ses conséquences et règlements politiques tout comme

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Le dirigeant chrétien-démocrate Yves Leterme, vainqueur des législatives de 2007 et fervent défenseur de l’autonomie, ajoute à la personne du Roi comme facteur d’unification le sport et la culture quand, dans un entretien publié dans Libération en août 2006, en qualité de ministre-président de Flandre, il répond à la question « Que reste-t-il en commun » par « Le Roi, l’équipe de foot, certaines bières » (dans Quatremer 2006). Tous ces aspects n’ont pas sauvé pour autant la paix civile entre Flamands et Wallons, ce qui est devenu une nouvelle fois manifeste dans la « crise belge » de 2007, c’est-à-dire dans les difficultés de composer un gouvernement après les élections provoquées par le manque d’accord sur les modalités d’une réforme de l’État fédéral qui accorderait une plus grande autonomie à la Flandre.

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administratifs n’ont pas apaisé les Flamands (cf. note 3), sans parler du problème complexe de l’agglomération de Bruxelles, île francophone dans l’océan flamand, porteuse d’une problématique qui dépasse le sujet de cet article. L’histoire du Québec étant bien connue du groupe des canadistes, il est possible dès maintenant de se pencher sur le discours métalinguistique.

1.2 Aperçu du discours sur la langue Le discours sur la langue en Belgique. — Quoiqu’il n’existe pas encore d’histoire du purisme wallon au XIXe siècle, les ouvrages correctifs sur le sujet sont bien connus. La lecture de ces textes montre nettement que le public lettré de l’époque s’apercevait de plus en plus de la différence entre leur variété du français et la norme parisienne. Le premier à décrire systématiquement4 les particularités des « nouveaux Français » est Antoine-Fidèle Poyart, qui publie en 1806 à Bruxelles un recueil de plus de 220 pages sous le titre de Flandricismes, wallonismes et expressions impropres dans le langage français. L’éloge de la beauté et de l’utilité de la langue française occupe une grande partie de sa préface, dans laquelle il explique également qu’il est nécessaire d’apprendre la langue de manière correcte, ce qui constitue d’ailleurs la raison d’être d’un tel ouvrage. « J’ai donc pensé, que l’on atteindrait un grand but d’utilité publique pour toutes les classes5 de la société en ce pays, si l’on réunissait dans un ouvrage, à portée de tout le monde, les fautes contre la langue française, procédant d’usages irréguliers, que commettent les Flamands et les Wallons. Ces usages ont leur source dans l’esprit de leur langue maternelle, ou du patois wallon, transporté mal à propos dans le langage français » (Poyart 1806, X). Poyart nomme donc bien les principaux responsables de la « corruption de langage » (1806, V), à savoir l’influence du flamand et du wallon. La lutte contre cette manière de dégrader le langage s’accentue dès la création de l’État belge et se poursuit durant tout le XIXe siècle dans le cadre d’ouvrages comme celui d’Isidore Dory (1878),6 et elle ne se s’achève pas non plus au XXe siècle, bien qu’elle prenne à cette époque un caractère plus scientifique. Cela dit, les responsables de cette corruption restent les mêmes, à savoir les dialectes gallo-romans tout comme le flamand, et le phénomène d’auto-accusation s’intensifie de plus en plus. Ainsi, Quiévreux écrit en 1928 :

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Pour quelques précurseurs qui ont « noté, de façon plus ou moins occasionnelle, des expressions vicieuses dues à l’influence des parlers germaniques » (Piron 1985, 371), cf. Piron (1979, 214 s.) et Trousson & Berré 1997. Dans la 4e édition, parue déjà en 1830, la préface relativise un peu l’utilité « pour toutes les classes », mais ceci est exprimé avec une certaine ambiguïté, si bien que cela semble plutôt être une captatio benevolentiae dirigée vers les « personnes instruites » que l’expression de la conviction de leur bon usage : « on aurait pu remarquer qu’un ouvrage de ce genre n’est point écrit pour le rang éclairé de la société seulement, mais qu’il est destiné à toutes les classes […]. Notre livre n’apprendra peut-être rien aux personnes instruites ; mais il appellera leur attention sur des fautes qui leur échappent dans la conversation, et pourra les leur faire éviter » (d’après Quièvreux 1928, 12). Piron cite d’autres travaux, mais explique : « Presque tous ces inventaires prêchent par la base, c’est-à-dire par insuffisance linguistique ou philologique. La plupart sont dus à des amateurs mieux intentionnés que bien informés. Une seule exception pour le XIXe siècle, Isidore Dory » (1979, 215).

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« […] il faut l’avouer, nous parlons mal, nous parlons très mal. Nous sommes influencés et par le wallon et par le flamand. Des expressions wallonnes et flamandes se sont glissées dans notre français. Nous devons tâcher de nous en défaire. C’est là le but de ce livre » (1928, 8 s.). En 1961, la Fondation Charles Plisnier fonde l’Office du bon langage pour s’engager contre « la médiocrité du langage écrit et parlé » (Hanse & Doppagne & Bourgeois-Gielen 1971, 7) et c’est en 1971 qu’il ouvre sciemment la Chasse aux belgicismes, comme l’annonce clairement le titre utilisé par Hanse & Doppagne & Bourgeois-Gielen. À côté des régionalismes dialectaux à chasser et à côté de la défense « contre des intrusions de mots et de tours étrangers » (ib.), l’un des arguments avancés pour justifier cette chasse est la quête de subordination sans discussion à la norme exogène.7 La Nouvelle chasse aux belgicismes de 1974 poursuit cet objectif dans le même esprit 8 et même l’édition remaniée de 1995 n’apporte pas non plus de modifications idéologiques substantielles. L’un des principaux changements concerne la prise en considération de l’insécurité linguistique et de l’évolution du jugement de plus en plus positif rendu maintenant sur les régionalismes.9 Cette réévaluation de la notion de régionalisme en Wallonie irait de pair avec celle de la notion de « faute », à laquelle les étudiants préféreraient des termes comme « variante », « manquement » ou « écart » depuis les discussions menées au cours des événements de 1968.10 Mais les auteurs de la Nouvelle chasse restent inébranlables dans leur conception d’une norme officielle unique et dans leur « emploi du mot faute pour désigner des manquements […], qui se révèlent contraires à un usage ou à une convention nettement établis » (1995, 38). Ainsi, parmi le « gibier » de la « chasse », ils qualifient de fautes « également, et sans ménagements, des faits de langue qui sont dus à des analogies, à des calques d’autres langues ou de dialectes » (ib.),11 ce qui revient à dire que les auteurs continuent à chasser les wallonismes et les flandricismes de la langue française en usage en Belgique. C’est précisément cette attitude de

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Cf. « Si ce moyen de communication est celui d’un grand voisin auquel nous attache notre culture aussi bien que notre langue, nous avons le devoir de nous écarter le moins possible de cette langue commune et de son bon usage » (ib., 8). Pour la qualité de ces ouvrages, cf. la valorisation effectuée par Pohl : « Le style alerte et vivant des deux ouvrages ne doit pas dissimuler que son information est très sûre et que, admis le critère de distinction entre les faits de Belgique et le bon usage enregistré en France, il serait difficile de prendre les auteurs en défaut » (1979, 34). Cf. « La notion de régionalisme linguistique s’établit toujours plus solidement, et ce, sans la moindre connotation péjorative, dans l’esprit d’un public de plus en plus large. La notion d’incorrection perd alors du terrain, pour ne pas dire qu’elle cède la place à d’autres valeurs. Dans le même temps, une notion nouvelle se fait jour et bénéficie d’une attention grandissante, celle de l’insécurité linguistique. À force d’impératifs brutaux du type Ne dites pas… mais dites…, certains perdent confiance en eux-mêmes, principalement ceux qui pratiquent spontanément un français régional émaillé de nombreux particularismes. Ils en arrivent à choisir un silence prudent et résigné plutôt que de risquer une incorrection de langage qui n’en est d’ailleurs pas toujours une » (Doppagne & Hanse & Bourgeois-Gielen 1995, 10 s.). « Il faut y revenir. Dès le mouvement étudiant de mai 1968, la notion de faute a été sérieusement ébranlée. Des élèves et des étudiants reprochaient assez vertement à leurs maîtres d’employer le terme faute pour signaler les points par lesquels un travail pouvait être répréhensible. Les étudiants voulaient qu’on leur parle de variante, de manquement ou d’écart ! » (ib., 37). Ils donnent l’exemple suivant : « Quand un Bruxellois, agacé des incartades de son jeune fils, déclare, je ne sais pas de chemin avec! quelle doit être notre position ? Autre cas extrême, me direz-vous ; cependant la grammaire est sauve dans ce calque du flamand. Cette expression est employée régulièrement par tout un public qui n’imagine pas un instant qu’il s’écarte de l’usage ou, moins encore, qu’il commette une faute. Ce n’est ni un écart, ni une variante, nous parlerons simplement de régionalisme » (ib., 39).

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base qui les mène encore en 1995 à l’exhortation citée dans le titre de cet article : « Rendez donc à César ce qui est à César, et la margaille au wallon » (ib., 107).12 En 1994, c’est-à-dire un an avant l’édition remaniée de la Nouvelle Chasse, apparaît le premier dictionnaire renonçant à toute valorisation ; il est rédigé par les sept membres belges du Conseil International de la Langue Française (CILF),13 Albert Doppagne se trouvant curieusement aussi parmi eux. Le titre reste absolument neutre et dit simplement : Belgicismes. Inventaire des particularités lexicales du français en Belgique.14 Les particularités autrefois stigmatisées sont maintenant ressenties comme plus positives, car, selon les auteurs, elles exprimeraient de manière manifeste, « au-delà des réalités et des sentiments présents, le goût du passé, le bonheur de l’enfance, les souvenirs d’étudiants, le plaisir des mots oubliés et retrouvés... » (Bal et al. 1994, quatrième de couverture).15 Le plus récent recueil de belgicismes sans ambitions correctives a été édité en France. Il s’agit de l’ouvrage Le Belge dans tous ses états (Lebouc 1998), qui fait partie de la collection des Dictionnaires du français régional. Le discours sur la langue au Québec. — Certes, il y avait déjà eu bien avant des publications sur les divergences du français canadien à l’égard du français de Paris (cf. par exemple Viger 1810 ou déjà Potiers 1743–1758), mais – du moins selon Jean-Denis Gendron – les FrancoQuébécois ont vécu « dans une sorte d’inconscience linguistique » (2005, 539) jusqu’à la parution du Manuel des difficultés de l’abbé Maguire en 1841, qui mettait en cause la norme endogène et qui fit en sorte que l’élite canadienne prenne conscience de l’écart qui existait par rapport au français de France. C’est surtout ce livre qui marque le début d’une longue série d’ouvrages correctifs parus jusqu’à nos jours,16 et c’est encore lui qui, en fin de compte, a déclenché la querelle que se livreront – pour reprendre les mots de Claude Poirier – « les

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Le mot margaille est un mot d’origine wallonne signifiant ‘dispute, querelle, bagarre, mêlée bruyante’. Employé en français, il donnerait « au langage du locuteur un caractère populaire et peu relevé, absent en wallon, mais très sensible en français » (ib.). C’est du moins l’impression des auteurs de la Nouvelle Chasse, qui ajoutent que le mot « est introuvable dans les dictionnaires français, ce qui est normal puisque ce n’est pas du français, mais du wallon » (ib., 106). De nos jours, il a bel et bien sa place dans le Petit Robert, où il est marqué comme régionalisme belge. À savoir Willy Bal, Albert Doppagne, André Goosse, Joseph Hanse†, Michèle Lenoble-Pinson, Jacques Pohl †, et Léon Warnant. À propos du titre, Doppagne explique dans sa Nouvelle Chasse de 1995 : « Si la notion de régionalisme se définit et se comprend assez facilement, celle de belgicisme, au contraire, ne cesse de soulever problèmes sur problèmes. Ne prenons à témoin que le sous-titre du volume intitulé Belgicismes qui a paru en 1994. Les auteurs – dont je suis – croient utile de préciser, inventaire des particularités lexicales du français en Belgique. Cet énoncé évite plusieurs écueils. D’abord, il s’agit d’un inventaire et non d’un lexique ou d’un dictionnaire, cela suppose une volonté et un choix. La précision particularités lexicales déblaie singulièrement le terrain, il ne sera question ni d’écart de prononciation ni de différence de syntaxe. Du français parlé en Belgique et non du français de Belgique, cela signifie que les auteurs se refusent à croire à un seul français de Belgique qui serait commun à toutes les parties de la Wallonie et qui présenterait quelque unité » (1995, 39 s.). Que la plupart du « gibier » de la Chasse d’autrefois y figure à présent sans la moindre critique amène Bernhard Pöll à poser la question : « S’agit-il d’un pur hasard qu’une amorce de revalorisation officieuse intervienne à une époque où les dialectes belgo-romans sont en déliquescence progressive ? » (2005, 225). Cf. Martel & Cajolet-Laganière (1996, 21 s., 27 s.) qui commentent sous le titre « prolifération d’ouvrages et de recueils combattant les anglicismes et autres impropriétés » à côté de Maguire (1841) les travaux de Gingras (1860), Caron (1880), Manseau (1881), Lusignan (1890), Rinfret (1896) et Blanchard (1914) et comme « nouvelle série d’ouvrages puristes qui stigmatisent les écarts » Turenne (1962), Barbeau (1963), Dagenais (1967), Dulong (1968) et Colpron (1971). Pour plus de détails, cf. le livre de Farina (2001).

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tenants de l’orthodoxie parisienne et les partisans d’une norme adaptée au contexte nordaméricain » (2000, 122). Comme en Belgique, le mouvement correcteur québécois17 a été à l’origine d’une autoculpabilisation et d’une insécurité linguistique de plus en plus prononcées. L’une des principales réponses à la question sur les causes de la corruption du langage tant dénoncée consiste à surtout attribuer ces écarts à l’influence de l’anglais. Ainsi, M. Bibaud critique en 1828 la « manie d’anglifier le français » (cité d’après Wolf 1987, 82), Maguire déplore luimême que « l’emploi de mots et de constructions anglaises [soit] un vrai fléau pour la langue » (1841, 71) et Tardivel nommera, quant à lui, directement le coupable dans le titre de son pamphlet de 1880 : L’Anglicisme, voilà l’ennemi. Dans le premier recueil alphabétique de régionalismes, paru dans la même année, Oscar Dunn partage cette opinion en attribuant les barbarismes au contact avec l’anglais18 en y faisant bien la différence entre « deux sortes d’anglicismes » : « Il en est des anglicismes comme de tous les néologismes ; ils peuvent enrichir la langue ou l’appauvrir, selon qu’ils sont faits à propos ou sans nécessité […] ; le secret consiste à les bien choisir » (1880, XX s.). En ce qui concerne l’attitude à l’égard du français de Paris, il s’engage en faveur des mots désignant des choses inconnues de l’Académie et il précise : « Nous avons tous de l’accent », y compris les Parisiens (ib., XXII). Il est évident qu’il s’agit ici d’une revalorisation du parler endogène, qui peut être interprétée comme une réaction à sa dévalorisation tant par les Franco-Québécois eux-mêmes que par les Anglo-Québécois (cf. 2.2.-7/17). Clapin, dans la préface de son dictionnaire de 1894, est encore plus explicite lorsqu’il critique les puristes extrêmes qui adoptent aveuglément le modèle exogène,19 et il propose comme solution « un juste milieu » entre l’alignement inconditionnel sur Paris et l’acceptation de toutes les particularités canadiennes,20 en défendant les expressions qui donnent une « couleur locale » à la langue21 et en étant confiant

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Ceci n’empêche que les voyageurs tendent à relativiser ce purisme et retiennent, en ce qui concerne le milieu du XIXe siècle : « que tout le monde parle un français parfaitement intelligible d’un bout à l’autre du pays » (Poirier 2000, 120). Ainsi, il trouve étonnant que « dans un pays, non pas seulement séparé, mais oublié de la France depuis plus d’un siècle, la langue française soit restée la langue du peuple ; il serait plus étonnant encore que, dans notre isolement, et subissant le contact journalier de la population anglaise, nous eussions échappé au barbarisme » (1880, XIII) et il poursuit : « Au Canada, l’industrie, le commerce, les métiers sont, en grande partie du moins, dirigés par des hommes qui ne connaissent pas le français ; et pourtant, il faut se comprendre de négociant à commis, de patrons à ouvriers. Etant donné ces conditions sociales on peut admettre à priori que le français canadien est entaché d’anglicismes » (ib., XIII s.). « Plusieurs puristes, mus d’ailleurs par un excellent zèle, ont entrepris depuis quelque temps une vigoureuse campagne contre ce qu’ils appellent le jargon canadien, à leurs yeux une sorte de caricature du français et un parler tout-à-fait digne de mépris. Dans leur emportement, ils iraient même jusqu’à opérer une razzia générale, non-seulement des canadianismes proprement dits, mais aussi de tous les vieux mots venus de France et qui n’ont que le tort de ne plus être habillés à la dernière mode. Ce sont là, pour eux, des parents pauvres ou inutiles que l’on doit consigner à sa porte, et faire chasser impitoyablement par ses gens s’ils osent passer le seuil. En un mot, le rêve de ces novateurs serait de faire, du langage des Français d’Amérique, un décalque aussi exact que possible de la langue de la bonne société moderne en France, surtout de celle de la bonne société de Paris » (Clapin 1894, VIII s.). « Somme toute, le mieux, je crois, est de nous en tenir, en ces matières, dans un juste milieu, et de convenir que si, d’une part, nous sommes loin – à l’encontre de ce qu’affirment les panégyristes à outrance – de parler la langue de Bossuet et de Fénelon, il ne faut pas non plus, d’autre part, nous couvrir la tête de cendres, et en arriver à la conclusion que le français du Canada n’est plus que de l’iroquois panaché d’anglais » (Clapin 1894, X). « On oublie trop, d’ailleurs en ces sortes de dissertations, une chose capitale, c’est que le Canada n’est pas la France, et que, quand bien même celle-ci eût continué à posséder son ancienne colonie, une foule

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que les bons grains se séparent de l’ivraie avec le temps.22 Dans la préface du Glossaire du parler français au Canada, publié en 1930, on apprend que l’un des deux objectifs du dictionnaire est « la correction des fautes qui s’y trouvent » (GPFC, V), à savoir l’épuration de la langue. Le Glossaire veut « faire la distinction entre ce qui est bon et ce qui l’est moins ; au besoin, il [...] fournira l’équivalent des expressions à proscrire, des anglicismes surtout » (ib., VIII).23 Le mouvement correcteur se poursuit au XXe siècle dans le cadre d’ouvrages de Dulong (1968) ou de Dubuc (1971), tout comme dans plusieurs autres dictionnaires généraux et scolaires récents bien décrits par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière (1996, 27 s.).

2. Comparaison entre les deux pays 2.1 Points communs Après ce bref aperçu sur les ouvrages majoritairement puristes, il s’agit maintenant de réunir les données belges et québécoises en en dégageant d’abord les points communs, douze d’entre eux méritant d’être plus particulièrement mentionnés ici.

Prise de conscience et stigmatisation des particularités de chaque langue (1) Du point de vue historique, les citations montrent dans les deux pays une prise de conscience des différences, de la part des locuteurs, entre leur variété du français et celle considérée comme plus prestigieuse, donc celle de la France idéalisée. (2) C’est surtout dans la première moitié du XIXe siècle que cette prise de conscience s’intensifie. Dans une tradition puriste et centraliste, elle entache les régionalismes d’une stigmatisation connue en France où elle est d’ordre social depuis le siècle classique.24 –––––––—

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d’expressions locales auraient quand même surgi parmi nous, servant ainsi comme de prolongement à la langue-mère venue d’Europe. Qu’on le veuille ou non, la langue d’un peuple est une résultante générale de faune, de flore, de climat différents ; insensiblement les hommes se façonnent là-dessus, en reçoivent le contre-coup jusque dans leur structure intime, jusque dans leurs fibres les plus secrètes » (Clapin 1894, X s.). « Nos puristes sont sans pitié pour ces archaïsmes, comme pour ces nouveaux venus, et ne veulent voir là que ramage de populace illettrée. Mais tout cela, pourtant, aide à constituer cette chose si prisée par les écrivains européens, et qui se nomme, en littérature, de la “ couleur locale ”, ou bien encore de la “ saveur de terroir ” » (ib., XI s.). Pour une analyse de l’emploi des mots du terroir dans le roman de la terre de Gérin-Lajoie et Savard, cf. Reutner & Plocher 2007. « Loin de moi, cependant, la pensée de vouloir étendre un voile protecteur sur tout ce dictionnaire en bloc. Ces pages contiennent le bon comme le mauvais, c’est-à-dire ce qu’il y a à prendre et à laisser. Ce sera au lecteur à faire la part des termes empreints d’une forte et saine originalité, d’avec les expressions vicieuses, hideuses même parfois, dont il est de notre intérêt de nous défaire si nous voulons avoir une langue bien agencée » (Clapin 1894, XII s.). « Ah ! oui, nos vieux mots de jadis, grâce, grâce pour eux. Leur disparition, hélas ! s’opère déjà assez vite, sans que nous leur donnions la poussée finale » (ib., XIII). Il serait nécessaire d’étudier les commentaires normatifs et les équivalents livrés par les auteurs, puisque, selon les recherches d’André Lapierre (2000 et 2005), le Glossaire fournit plus d’emprunts à l’anglais que « les glossairistes antérieurs réunis » (2005, 565), chez lesquels les anglicismes ne constituent « qu’une faible portion de la nomenclature » (ib., 557). L’auteur précise que « l’accroissement le plus marqué se mesure dans la vie domestique et sociale et dans le monde du commerce et du travail, domaines par excellence du vécu quotidien et de l’intégration sociale » (ib., 565 s.). Cf. par ejemple le livre au titre évocateur de Gascognismes corrigés de Desgrouais (1766).

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(3) Les publications citées montrent que les dernières traces de cette attitude autodépréciative et corrective se perpétuent jusqu’à présent avec la Chasse aux belgicismes rééditée en 1995 et d’autres travaux correctifs publiés récemment en Belgique et au Québec.

Critique des emprunts et norme endogène (4) Dès le début, les publications attestent un refus conscient des emprunts du français aux langues de contact. En Belgique, il s’agit, d’une part du flamand, qui est incriminé en tant que concurrent corrompant le français, et d’autre part, des dialectes gallo-romans qui ont perdu assez rapidement leur vitalité au cours du XXe siècle, mais qui survivent bel et bien dans le français de la Wallonie,25 duquel on continue parfois encore à vouloir les bannir (cf. 1.1). Au Québec, c’est l’influence de l’anglais qui est stigmatisée comme cause essentielle de la corruption du langage. Ce que les textes étudiés ne thématisent pas est le fait que les emprunts existants ne sont pas imposés par les Anglais, mais adoptés par les francophones qui les transposent du domaine professionnel au français quotidien (cf. également la remarque sur l’« auto-corruption » en 2.2-6). (5) À côté des régionalismes stigmatisés à l’intérieur des pays en question, il y a cependant aussi des mots « de bon aloi », comme aubette, drève ou pistolet en Wallonie26 ou poudrerie, banc de neige et ouaouaniche au Québec,27 qui sont d’un usage général, même dans les classes supérieures, et qui ont été mentionnés très tôt dans les dictionnaires français de France. Insécurité linguistique et norme exogène (6) Dans les deux pays, le mouvement de correction langagière a fait naître, dans la population, une perception négative de leur langage et, par conséquent, une insécurité linguistique face à la norme parisienne. Du moins jusqu’à la Révolution tranquille, les Québécois ont partagé avec les Wallons ce complexe d’infériorité, un manque d’assurance linguistique qui s’est traduit par l’auto-dépréciation des particularités de leur variété du français et qui s’est accompagné de l’auto-culpabilisation des locuteurs. (7) Ce comportement ne peut s’expliquer que par l’acceptation de l’assujettissement inconditionnel à la norme hexagonale dominante dans de nombreuses situations (pour les exceptions cf. la dimension situationnelle mentionnée en 2.1-11), une norme de prestige extraterritoriale. (8) En corollaire, aucun des deux pays vivant cette subordination linguistique ne peut tenir de discours en matière de langue et « faire l’économie du problème de la relation à Paris ».28

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À propos de l’influence des dialectes sur le français en Belgique, il faut rappeler qu’un dialecte peut bien servir à expliquer partiellement les particularités d’une variété actuelle du français, mais que celle-ci ne couvre que rarement l’aire d’extension du dialecte parce qu’elle s’est normalement formée à partir du langage d’un centre urbain et dépend de facteurs relevant de la géographie sociale liés à ce centre (lieu de travail, centres d’achat, attrait culturel, etc.). Ainsi, il y a naturellement des régionalismes à l’intérieur du français de la Wallonie (comme également du français au Québec), qui sont déterminés par le rôle que jouent les centres urbains dans la formation des français régionaux, c’est-à-dire Liège, Namur ou Charleroi (comme au Québec surtout Montréal et la ville de Québec). Aubette désigne un kiosque à journaux ou un abri pour le public aux arrêts des transports en commun, drève une allée carrossable bordée d’arbres, et pistolet un petit pain, rond d’habitude, allongé en Wallonie orientale (cf. Doppagne & Hanse & Gielen 1995, 44 ou Bal & Doppagne & Goosse & Hanse & LenoblePinson & Pohl & Warnant 1994, s.v.). Poudrerie désigne la neige chassée par le vent, banc de neige une congère énorme, et ouaouaniche une grenouille géante (cf. Boulanger 1993, s.v. ou PR, s.v.) Cf. pour la Wallonie et pour Bruxelles Klinkenberg (1985, 100) ; pour le Québec Sarcher (1994, 95-98).

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(9) Face à toute une gamme d’auto-évaluations plus ou moins dépréciatives de la pratique du langage, beaucoup de locuteurs des deux groupes souhaitaient et souhaitent d’ailleurs toujours, en principe, améliorer leur compétence en français ou celle de leurs compatriotes. (10) Mais les enquêtes menées en Belgique « semblent constater aujourd’hui une insécurité moindre chez les jeunes et un rejet plus net du modèle français »,29 une évolution également observée au Québec.30 Les Franco-Québécois et les Wallons perdent-ils progressivement leur manque d’assurance d’autrefois par rapport à Paris sur le plan linguistique en raison de leur assurance croissante dans des domaines extra-linguistiques, ou est-ce le niveau d’instruction linguistique aujourd’hui plus élevé qui réduit cette subordination ou amène même un grand nombre de personnes à la refuser ? Phénomène du marché double (11) Cela dit, l’auto-perception négative traditionnelle ne conduit pas nécessairement à un alignement inconditionnel sur le modèle parisien dans toutes les situations discursives. Il est vrai que les locuteurs perçoivent leur langue comme distincte de celle de Paris, mais le « marché linguistique », notion introduite par Pierre Bourdieu 31 et souvent appliquée à la conjoncture belge depuis Lafontaine (1986), obéit dans le « marché restreint » à d’autres normes que dans le « marché officiel » de la variété légitime. Ainsi, il y a des situations où les particularités belges ou québécoises sont valorisées d’une manière favorable,32 ou – pour reprendre les stéréotypes du français de la Wallonie cités par Moreau – ressenties comme « savoureuses », ce qui donne un français « plus doux, plus mélodieux, moins pointu » (1994, 117). (12) Des expressions comme fransquillonner, en usage en Wallonie,33 ou parler avec la gueule en cul de poule et perler, utilisées au Québec,34 ou bien encore parler pointu, faire le Français, d’usage général, montrent que bien qu’on reconnaisse la variété officiellement dominante, son imitation n’est pas toujours la bienvenue. À en croire Lafontaine, qui a réalisé à Liège la première étude systématique sur les attitudes des locuteurs wallons, pour les élèves

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Lafontaine (1997, 389), qui se réfère entre-autres à l’enquête de Garsou, selon laquelle 84 % des jeunes (par rapport à 70 % de l’échantillon global) n’ont pas l’ambition de modifier leur accent (1991, 22, 24). Cf. également Moreau / Dupal : « Les aînés sont les plus normatifs pour les belgismes [parce que] les plus jeunes des sujets ont été le moins en contact direct avec le discours normatif florissant jusque dans les années 60 et 70 » (1999, 9). Aussi à en croire Francard : « une majorité d’élèves de l’enseignement général [...] adoptent des comportements qui révèlent une sécurité linguistique manifeste », ce qui est pourtant relativisé après (1993a, 38). Pour ce qui est de l’évolution de l’auto-perception, cf. par exemple Cajolet-Laganière & Martel qui constatent une valorisation plus positive des écarts entre le français du Québec et le français de France en 1993 qu’en 1970 (1995, 32). Cf. « Plus le marché est officiel, c’est-à-dire pratiquement conforme aux normes de la langue légitime, plus il est dominé par les dominants, c’est-à-dire par les détenteurs de la compétence légitime, autorisés à parler avec autorité » (Bourdieu 1982, 64). « À l’inverse, à mesure que décroît le degré d’officialité de la situation d’échange et le degré auquel l’échange est dominé par des locuteurs fortement autorisés, la loi de formation des prix tend à devenir moins défavorable aux produits des habitus linguistiques dominés » (ib., 66). Cf. aussi Goosse : « Des jeunes, des étudiants notamment, qui ne connaissent plus le wallon, qui sont en tout cas incapables de le parler, émaillent leurs phrases françaises de mots wallons [...] C’est une marque d’appartenance régionale, à défaut d’un langage complet. C’est aussi la forme que prend, pour se suivre, un dialecte moribond » (1991, 204s.). Fransquillon est marqué comme mot wallon dans le PR, qui l’explique en ces termes : « En Belgique francophone, Personne qui parle le français avec affectation, en prenant l’accent de Paris » et « En Belgique de langue flamande, Francophone » (PR, s.v.). Cf. Bouchard & Moreau & Singy (2004, 44) qui mentionnent aussi faire le fifi comme plus ancien (ib.).

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interrogés, il vaut mieux « être accusé d’avoir l’accent wallon que de ‘fransquilloner’ » (1986, 83) et faisant allusion aux enseignants, il constate : « Rien n’irrite plus en apparence, que le fait de ‘fransquilloner’, perçu comme une forme de prétention déplacée pour une institutrice belge » (ib., 120). De même, un politicien québécois qui essaie de parler à la parisienne est moins apprécié par ses auditeurs qu’un collègue qui se présente, par son accent, comme Québécois, quoique la variété parisienne continue toujours à jouir d’un haut prestige.

2.2 Points divergents Après l’analyse des points communs, qui a traité la critique des particularités du français de Belgique et du Québec, ainsi que les conséquences de cette attitude générale et ses exceptions, il convient maintenant de dégager des divergences.

Relation de force entre les groupes linguistiques principaux (1) Dans chacun des deux pays, on assiste à la coexistence de deux groupes linguistiques qui, pendant longtemps, n’étaient pas ou ne se considéraient pas sur un pied d’égalité l’un avec l’autre. L’évolution de cette coexistence a pourtant pris des chemins différents. Dans le cours de l’histoire belge, le groupe wallon était dominant sur le plan politique et économique et constituait ainsi la majorité qualitative. Le groupe flamand, par contre, qui forme, depuis la fondation de la Belgique, la majorité quantitative, représente également à présent la majorité qualitative, c’est-à-dire qu’il est devenu le groupe dominant grâce aux succès du mouvement d’émancipation flamand et surtout grâce à l’essor économique de sa région. Quoique le français n’ait pas tout à fait disparu des milieux flamands cultivés, aujourd’hui, en fin de compte, il a perdu la Flandre. Au Québec, c’est le contraire, puisque la majorité quantitative de langue française a largement réussi, grâce à la Révolution tranquille, à mettre en pratique sa devise : « être maître chez nous ». Elle est devenue aussi la majorité qualitative – tout comme les Flamands –, alors que les Anglo-Québécois, groupe dominant pendant des siècles, sont passés au rang d’une minorité qualitative. Le français a donc gagné ou – vu le rôle de la France comme premier colonisateur du pays – plutôt regagné le Québec. (2) L’idée selon laquelle le français bénéficierait d’une situation privilégiée dans le Québec actuel par opposition au rôle plutôt subordonné du français en Belgique est à corriger, si l’on prend en considération l’environnement linguistique de ces deux pays. La Wallonie, qui est voisine de l’Hexagone, peut profiter d’un entourage francophone (cf. aussi 2.2-8 s.), alors qu’il est bien connu que le voisinage majoritairement anglophone au Canada, et surtout sur le continent nord-américain, met le français dans une position de minorité quantitative et qualitative, quoiqu’il soit moralement soutenu par la francophonie politique. En effet, la Commission des États Généraux, créée en l’an 2000, a conclu que « le vieil antagonisme français-anglais s’est un peu, sinon beaucoup, estompé au Québec », mais que « le nouvel antagonisme, celui qu’alimente l’anglo-américanisme tonitruant et envahissant, pose des défis nouveaux » (2001, 193). (3) Cette situation explique une certaine réserve quant à l’emploi d’anglicismes au Québec, un phénomène beaucoup plus prononcé qu’en Belgique, où l’adstrat anglo-américain joue également un rôle considérable, mais où l’on y résiste beaucoup moins qu’au Québec. Ceci s’explique entre autres par le fait que contrairement à la situation vécue au Québec,

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l’anglais y est souvent perçu comme « langue de compromis » entre les deux langues rivales existant en Belgique.35

Bilinguisme et aspects territoriaux, individuels et linguistiques (4) Après les interminables discussions menées sur la création et les limites des régions linguistiques, le principe de la territorialité adopté à la suite de la Première Guerre Mondiale a défini le tracé de la frontière linguistique franco-flamande. Définitivement établie en 1962 de manière à homogénéiser les provinces (sauf le Brabant), cette frontière linguistique et administrative devient de plus en plus une frontière politique depuis la fédéralisation de la Belgique survenue en 1993 (cf. par exemple Mabille 1997). Au Québec, une démarcation géographique concernant l’emploi des langues s’est avérée impossible, si bien que les deux langues doivent coexister sur le même territoire.36 (5) À côté du bilinguisme officiel, les deux pays connaissent naturellement un bilinguisme individuel répandu. Celui-ci était plus usuel parmi les Flamands que parmi les Wallons, qui – dû à la dominance traditionnelle des francophones et au mythe de l’universalité du français – voyaient peu d’utilité dans la connaissance du flamand pour leur carrière professionnelle. Ainsi, la préférence wallonne pour la territorialité des langues au lieu d’un bilinguisme officiel s’explique aussi par la peur qu’« il y [ait] plus de bilingues potentiels en Flandre, qui auraient tôt fait d’accaparer les emplois publics si on les réservait à ceux qui parlent les deux langues » (Halen 2003, 74).37 Cette peur n’est pas sans fondement. En effet, le cliché du francophone-médiocre-en-langues, perpétué jusqu’à présent,38 « désavantage les francophones lors du recrutement » (Dardenne & Eraly 1995, 47), parce que dans l’économie belge d’aujourd’hui, « satisfaire le client veut dire d’abord, ne pas heurter sa sensibilité linguistique ; il s’agit de parler français aux francophones et flamand aux néerlandophones, et le mieux possible » (ib., 21).39 Les stéréotypes de l’universalité du français et du francophonemédiocre-en-langues n’ont pas d’équivalents au Québec, où c’étaient surtout les francophones, particulièrement à Montréal, qui étaient traditionnellement bilingues y qui avaient ainsi des chances optimales pour trouver un poste lucratif dans une entreprise ou – depuis la Loi sur les langues officielles de 1969 – dans une institution fédérale. –––––––— 35

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Cf. Klinkenberg (2000, 704), qui y souligne aussi la différence de fréquence d’emprunts anglais en Belgique et en France, comme aussi Dierickx, qui explique que « l’anglophobie et l’antiaméricanisme sont assez peu représentatifs en Belgique ; la résistance à l’anglais y trouve donc moins de motivations » qu’en France (1997, 313). La Loi 101 visait à un unilinguisme français, qui n’était cependant pas compatible avec l’Acte britannique de l’Amérique du Nord. Toutefois, le français domine clairement le Québec actuel, ce qui n’empêche pas les Anglo-Québécois de constituer aujourd’hui l’une des minorités les mieux protégées du monde. Cependant Halen renvoie aussi à la peur des Flamands : « on craint que, soumis à la libre concurrence avec le français que supposerait un bilinguisme généralisé, le néerlandais ne s’impose pas davantage mais recule au contraire » (ib.). Cf. par exemple les déclarations d’Yves Leterme, déjà mentionné ci-dessus (note 3) : « apparemment les francophones ne sont pas en état intellectuel d’apprendre le néerlandais » ou « Regardez les difficultés des leaders francophones, et même du Roi de ce pays, à parler couramment le néerlandais ! » (dans Quatremer 2006). Le principe de la territorialité ne semble pas avoir favorisé le bilinguisme (sauf peut-être pour ceux qui ont changé de territoire). En effet, Halen constate de manière très pessimiste qu’« en cinquante ans, le pays s’est réellement davantage divisé sur le plan linguistique, il y a certainement moins de contacts qu’autrefois entre le Nord et le Sud, ce qui s’explique largement par le fait qu’on a délibérément fabriqué des ‘monolingues’ » (2003, 79), ce que Willem confirme pour la Flandre : « le français des personnes au-delà de 35 ans est souvent encore bon. En dessous de cette limite, la connaissance est bien plus restreinte » (1997, 269).

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(6) On a constaté qu’en Belgique, dès sa fondation et même avant, le français a longtemps été la langue de l’élite, et ce, en Wallonie comme en Flandre.40 Au Québec, par contre, l’élite en tant que majorité qualitative a pour une grande part été formée pendant deux siècles par des anglophones unilingues, qui dominaient dans le secteur économique. La conséquence de cette constellation historique pour les modalités d’emprunt est que l’influence du flamand sur le français résulte souvent du contact avec le français de Flamands bilingues, qui le pratiquaient volontiers comme langue de prestige, alors qu’au Québec, les emprunts à la langue de contact passaient par les Franco-Québécois bilingues utilisant l’anglais en sa fonction de langue longtemps dominante et imposée parce que nécessaire dans le cadre professionnel. En effet, on pourrait parler d’une « auto-corruption » du français québécois par les Franco-Québécois, qui s’oppose donc à la « xéno-corruption » du français wallon par les Flamands (cf. 2.1-4). (7) Les différentes situations de bilinguisme se reflètent également au niveau des divergences de valorisation du français dans les deux pays. En Belgique, le prestige de la langue française n’a jamais été mis en cause par les Flamands, bien au contraire. Le français était la langue de culture de l’élite et jusqu’à présent, les Flamands restent attachés au français pour des motifs culturels (cf. Willems 1997, 271). Au Québec, la situation a été différente pendant longtemps, puisqu’il y avait toujours des Anglais qui ridiculisaient le français de leurs compatriotes en l’appelant notamment le « French Canadian patois » (cf. Ch. Bouchard 2000, 198). Ainsi, s’obstinaient-ils même à ne pas apprendre du tout le français. Proximité et distance géographiques de la France (8) La Wallonie a toujours bénéficié « de la proximité d’un pays qui partage la même culture linguistique » et qui lui « assure une assise internationale sans commune mesure avec son poids effectif à l’intérieur des seules frontières belges » (Francard 1993c, 321). En effet, où en serait la description du français sans cette mentalité, qui a amené les Wallons à rédiger d’excellents ouvrages de référence pour le français d’aujourd’hui ?41 Le Québec, par contre, a plutôt vécu une sorte de longue diaspora linguistique jusqu’au renouvellement de contacts constamment intensifiés grâce à l’échange aérien et aux nouveaux médias. (9) Cette proximité de la France et le prestige du français en Europe, ajoutés à la fragmentation régionale du flamand, ont évité de faire naître en Wallonie une peur comparable à celle que les Québécois ont connue pendant longtemps, à savoir la peur d’une assimilation que le bilinguisme exigé par le monde du travail pouvait facilement entraîner.42 Surtout durant les dernières décennies du XIXe siècle, cette peur québécoise fut également nourrie par

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Cf. par exemple Klinkenberg : « au XIXe siècle, la Flandre entretient une relation complexe avec deux idiomes, d’une part le français, apanage de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, et de l’autre, le néerlandais stabilisé, que presque personne ne connaît » (1985, 136). Si ce n’est pas la rédaction elle-même, c’est au moins la méthode, l’« enquête extrêmement longue sur l’usage du français réel », de Grevisse ou Hanse qui est – selon Goosse – typiquement belge, parce qu’il aurait sa source « dans un sentiment d’insécurité et dans un manque d’assurance » : « Quand on interroge un locuteur français, même du peuple, ou éventuellement un linguiste, sur la langue française, il a toujours la réponse. Le français, c’est lui qui l’incarne. Tandis qu’au contraire les usagers belges […] n’ont pas cette assurance et c’est pour cela qu’un auteur comme Grevisse a désiré fonder sa description du français non pas sur ce qu’il trouvait chez ses prédécesseurs mais dans des lectures extrêmement nombreuses » (1995, 277). Cf. aussi Francard : « à aucun moment, la communauté des francophones de Belgique ne s’est sentie menacée dans sa langue, tant de ce point de vue la lutte était inégale entre le néerlandais – à faible ancrage international et longtemps concurrencé en Flandre même par les dialectes locaux – et le français, partagé avec une large communauté internationale et plus particulièrement avec le grand voisin français » (1993b, 67).

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des changements qui ont poussé presque un million de Québécois à émigrer vers les ÉtatsUnis.43 (10) Grâce à la proximité géographique et aux contacts réguliers avec la France, les Wallons ont toujours eu un accès facile au français hexagonal, ce qui a évidemment pu favoriser leur prise de conscience quant aux différences de langage et accentuer leur insécurité linguistique. Cette connaissance du français hexagonal était sans doute moins répandue parmi la population du Québec. (11) En Belgique, le voisinage direct de la France est bien entendu à l’origine du « faible taux de différence » (Francard 1997, 233) avec le français hexagonal, qui ne s’explique pas seulement par une meilleure connaissance de la norme exogène, mais qui est partiellement dû aussi à l’existence d’une faune et d’une flore similaire à celles de l’Hexagone. Au Québec, la terminologie liée à ces deux domaines augmente sensiblement le nombre de canadianismes de bon aloi, alors qu’en Belgique, il existe toujours des expressions qui relèvent de structures et institutions différentes pour caractériser le Royaume belge. Discussion identitaire et norme (12) En Wallonie, l’absence de peur d’une perte de la langue (cf. 2.2-9) a eu pour conséquence un manque de sentiment identitaire, dans la mesure où ce sont souvent les difficultés communes qui unissent un peuple.44 Ainsi, Lafontaine parle par exemple d’« une sorte de degré zéro de la conscience ou de l’identité régionale » en Wallonie (1991, 34). Ceci oppose, d’une part, les Wallons à la communauté néerlandophone, qui « grâce à son vif sentiment national, [...] semble [...] mieux armée que la francophone pour traiter adéquatement ses problèmes de pratique langagière » (Klinkenberg 1985, 138), et, d’autre part, bien sûr, aux Franco-Québécois, traditionnellement unis par la lutte pour garder leurs traditions comme partie de leur identité.45 (13) La faible conscience identitaire existant dans la Communauté française de Belgique et la proximité de ce pays avec la France expliquent bien pourquoi il ne s’y est formé aucun mouvement collectif pour contester la hiérarchie des variétés linguistiques digne de ce nom. Le discours métalinguistique est, quant à lui, caractérisé par un véritable « silence sur la norme à laquelle se référer » (Moreau & Brichard 1999, 28).46 Ces constatations ne sont naturellement pas valables pour le Québec, où la défense de l’identité constitue un trait pertinent de l’histoire et où le mot de nationalisme a toujours eu un sens positif, sans oublier la longue discussion identitaire entamée à la suite de la Révolution tranquille, qui, par exemple, a également su éliminer le fameux joual comme symbole dangereux de l’identité québécoise.

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Cf. Roby (2000) et Ch. Bouchard (2000, 200) pour l’émigration aux États-Unis, ainsi que Linteau (2000) pour les changements en général. Cf. Francard : « Cette quiétude linguistique s’est payée par un déficit identitaire aujourd’hui encore très présent. À la différence des Québécois, par exemple, qui ont fait du français un des moteurs de leur destin collectif, les francophones de Belgique n’ont pas été contraints, pour leur survie de se forger une identité positive, c’est-à-dire de se reconnaître dans une culture, dans une histoire, dans une écriture et dans une parole qui leur appartiennent vraiment » (1993b, 67). Ceci est parfaitement illustré dans la littérature, cf. par exemple la fin du célèbre roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine (1914), où la protagoniste exauce les vœux de ses pères et de son pays : « Ici toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre culture, notre langue, nos vertus et jusqu’à nos faiblesses deviennent des choses sacrées, intangibles et qui devront demeurer jusqu’à la fin » (1980, 195s.). Moreau & Brichard (1999, 28). Cf. aussi Francard : « À la différence de leurs cousins québécois, qui ont fait du français un des moteurs de leur destin collectif, les Wallons n’ont pas été contraints, pour leur survie, de se forger une identité positive, c’est-à-dire à se reconnaître dans une culture, dans une histoire, dans une écriture, dans une parole qui leur appartiennent vraiment » (1997, 234).

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(14) Beaucoup de Wallons nient l’existence d’« une norme belge suprarégionale » (Moreau 1994, 117) et soulignent – ce qui est typique de la conscience diglossique – qu’il existe « autant de français que de régions » (ib.). Il y a bien sûr aussi des différences régionales qui se sont développées au Québec, mais ce sujet d’ordre géolinguistique semble être moins pertinent dans le discours qu’on y tient sur l’aménagement de la langue, ce qui s’explique en grand partie par l’absence de dialectes historiques (cf. la note 1). (15) En principe, les Wallons ne contestent pas la domination de la variété parisienne et répondent à cette situation de subordination par une « acceptation à peine réticente » (Lafontaine 1991, 34). Les Québécois, par contre, ont longtemps hésité entre plusieurs attitudes allant d’une acceptation aveugle ou inconditionnelle jusqu’au refus de (l’accent de) la variété parisienne, mais aujourd’hui, ils défendent de plus en plus une position à mi-chemin entre ces deux positions extrêmes. D’ailleurs, ils étaient les premiers à souhaiter un partenariat d’égal à égal en matière de langue, ce qui, en principe, mettrait fin au centralisme francophone traditionnel. (16) Dans les deux pays, la population s’oriente linguistiquement sur le français d’une élite locale. Ainsi, en Belgique, il existe bel et bien – et pour ainsi dire, de manière tacite – une sorte de variété de prestige tout comme des usages sociaux en pratique dans les classes dominantes. Cette variété se définit par « une double distance » : « celle qu’elle prend par rapport à la norme française, [et] celle qu’elle met entre elle et les usages populaires » (Moreau 1997, 396).47 Néanmoins il n’y a pas de discours théorique sur la question d’une norme endogène en Belgique, alors que celui-ci est bien présent au Québec. En effet, à titre d’exemple, la déclaration de l’Association québécoise des professeurs du français de vouloir enseigner le « français standard d’ici » peut être prise comme une sorte de manifeste symbolique de la nouvelle attitude post-Révolution tranquille, qui soutient explicitement une norme endogène. (17) Cette divergence au niveau de la perception identitaire a bien entendu des répercussions sur le degré de valorisation du français pratiqué dans chacun des deux pays. Alors que les Wallons ont toujours été réticents à l’égard d’une valorisation du français du pays, au Québec, elle a lieu dès l’existence des dictionnaires de Dunn et de Clapin et a continué avec l’apparition du GPFC, jusqu’aux dictionnaires de Belisle (1957, 1979), Boulanger (1993) et Poirier (1988, 1998). Aujourd’hui, cette valorisation trouve son expression dans le dictionnaire global préparé à Sherbrooke, quoique la discussion idéologique évoquée par ce projet ne semble pas être terminée pour autant.

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Dans les deux pays, on constate des usages sociaux des classes dominantes, qui se distinguent de la norme exogène et, à la fois, des usages qu’on qualifie en Belgique de « populaires » (cf. Moreau 1997, 396–399) et au Québec de « familiers », puisque, au Québec, le mot de populaire n’a pas de connotation négative comme en France. Les usages sociaux des classes dominantes fonctionnent comme normes de prestige, comme standard non déclaré dans les deux communautés (cf. Moreau 1994, 119 pour la Wallonie), ce qui est confirmé par P. Bouchard & Harmegnies & Moreau & Prikhodkine & Singy : « la norme se définit d’abord en termes sociaux, le critère national étant globalement moins déterminant par rapport au social. Autrement dit, ce que nos sociétés francophones considèrent comme le bon français est aussi bien de Belgique, du Québec ou de Suisse que de France, pourvu qu’il soit celui des milieux socio-culturellement dominants » (2004, 70).

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3. Conclusion Le titre de cet article s’avère donc en principe juste en ce qui concerne l’auto-perception linguistique des deux côtés de l’Atlantique durant les deux derniers siècles. Il exprime le refus traditionnel d’une catégorie de régionalismes (qu’elle soit belge ou québécoise) en tant qu’emprunts à la langue de contact et aussi l’orientation sur la norme exogène longtemps perçue comme la seule légitime. La sauvegarde de la « pureté » du langage, mise en danger par les emprunts, est considérée comme un devoir primordial dans le cadre des attitudes puristes. Une telle stigmatisation des emprunts faits à la langue du groupe dominant ou concurrent constitue d’ailleurs un phénomène d’ordre universel puisqu’il peut être observé en général que les minorités qualitatives s’engageant en faveur d’un aménagement normatif de leur langue se prononcent contre l’influence de la langue dominante sur leur idiome, comme par exemple les Occitans, les Corses et les Basques en France contre l’influence du français et les Basques au delà de la frontière, contre les emprunts à l’espagnol (cf. Reutner 2006). Tous ces emprunts à la langue dominante ou concurrente ont été interprétés non seulement comme des éléments de corruption linguistique, mais aussi, notamment au Québec dans le cadre de l’auto-perception négative, comme reflet de la situation sociopolitique et socioculturelle des francophones jusqu’à la Révolution tranquille. Dans la conscience métalinguistique de maints Québécois, ces emprunts n’ont fait que corroborer une mentalité d’infériorité, dont les raisons profondes ne sont toutefois pas d’ordre linguistique. De ce point de vue, la lutte des puristes langagiers contre les emprunts – qu’il s’agisse des emprunts aux dialectes galloromans en Wallonie ou aux langues de contact en Wallonie et au Québec, c’est-à-dire au flamand, respectivement à l’anglais – ne répond pas uniquement à un souci de préserver la qualité de la langue, bien que cela soit en général mis au premier plan. En effet, elle constitue également d’une part (notamment au Québec), le refus d’un certain rapport de forces à l’intérieur du pays et d’autre part (dans les deux pays) l’acceptation du centralisme culturel hexagonal, et, du moins sur le plan théorique et partiellement jusqu’à présent, la soumission à la norme linguistique parisienne. Au XIXe et dans la plus grande partie du XXe siècle, la devise « rendez donc à César ce qui est à César » exprime à la fois la perception d’un comportement qualifié en Belgique de « complexe de supériorité » (cf. Guérivière 1996, 12) de la part des Parisiens, et, dans les autres pays francophones, un complexe d’infériorité dû à une mentalité d’auto-culpabilisation et d’insécurité linguistiques, elles-mêmes reposant en général, comme aujourd’hui en Belgique et autrefois au Québec, sur un manque d’assurance identitaire, dont on ne peut faire l’analyse que par une approche interdisciplinaire.

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IV. Méthodes et descriptions

ANIKA FALKERT

La variable R dans le parler des Îles-de-la-Madeleine vers une analyse pluridimensionnelle de la variation phonétique

1. Introduction

Le français du Canada se caractérise par une variation interne qui, selon le degré d’exposition à la pression normative, notamment dans les parlers acadiens, affecte, entre autres, le système phonétique. Dans cette étude, nous nous focaliserons sur les différentes réalisations de la consonne R en français acadien des Îles-de-la-Madeleine. A partir d’un corpus de 12 heures d’entretiens semi-directifs et une enquête par questionnaire, nous procéderons à une analyse des cas de (non-) prononciation du R pour les mettre en rapport avec des facteurs externes (distribution géographique, âge des locuteurs). Une interprétation socio-historique des données et la prise en compte du discours métalinguistique des locuteurs madelinots nous aideront enfin à appréhender le rôle du R en tant que marqueur identitaire. Le phonème /r/ affiche, dans de nombreuses langues, une variation considérable. Selon Ladefoged & Maddieson (1996), environ 75 % des langues comportent un phonème /r/. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une vibrante apicale. Par ailleurs, 18 % des langues étudiées possèdent deux ou trois sons /r/ différents (v. Ladefoged & Maddieson 1996 , 217). Cela dit, l’alternance que l’on peut observer dans l’emploi des différentes variantes du /r/ n’est en rien une spécificité du français  (v. Ladefoged & Maddieson 1996 , 216).

2. La variable R - un mythe madelinien  ? Le statut particulier que le phonème /r/ occupe dans les systèmes phonologiques trouve son reflet dans le discours métalinguistique des locuteurs madelinots. Dans le cadre de notre enquête par questionnaire, nous avons demandé à nos témoins de noter les différences qui permettent de distinguer le français parlé au Québec de celui qui est parlé aux Îles-de-laMadeleine. Voici quelques réponses qui ont été données:1

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Nous avons gardé la graphie de nos témoins.

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[1] [2] [3] [4]

«  Aux Havre aux maison il ne prononce pas les R et aux Havre aux bers il les font rouler  ». « Havre-aux-Maison eux ne prononce pas leur R et les gens de Havre-Aubert pour eux ils les rrrroules  ! » «  Dans chaque municipalité, il y a différent accent  ; ex. Havre-aux-Maison il ne prononce pas le R, aux Havre-Aubert, il l’est prononcé un peu trop  ». « Havre-Aubert : roule/prononce le R/ Havre-aux-Maisons : prononce pas le R  ».

Ce discours stéréotypé semble bien ancré dans la conscience des Madelinots. Cependant, ce ne sont pas les seuls témoignages évoquant deux comportements linguistiques différents dans deux endroits spécifiques. Les observations d’autres chercheurs en témoignent . Paul Hubert écrit en 1938 , «  Je crois bien qu’au premier d’abord, le trait le plus frappant [du parler madelinot, A.F.], soit cette diversité d’accents que l’on rencontre dans un si petit pays. Entre le parler des gens de la Grave, celui de l’Étang-du-Nord et celui du Havre-aux-Maisons, il y a autant de différence qu’entre le parler de la Gaspésie et celui de Québec [...]. Les ‘r’ roulées des premiers sont complètement différentes des ‘r’ grasseyées de l’Etang-du-Nord et des ‘r’ inertes des habitants du Havre-aux-Maisons. L’étranger confond parfois cette ‘r’ inerte avec ‘l’, mais il a tort. Il le voit par la suite. La lettre r est la plus difficile à prononcer. Ou on la grasseye trop, ou on la roule trop. Les gens du Havre-aux-Maisons ont simplifié les difficultés : ils ne font ni l’un ni l’autre. Leur r est plutôt palatale, un diminutif du guttural, mais elle devient aisément linguale et alors sa prononciation est normale, parfaite. Il s’agit de relever le bout de la langue à la hauteur des dents inférieures, au lieu de la laisser à leur base  » (55). Hector Carbonneau (1944) a également observé une particularité au niveau de la prononciation des R : «  Ils [les locuteurs de Havre-aux-Maisons, A.F.] donnent à la lettre r le son d’un l mouillé  » (52). Anselme Chiasson fait remarquer en 1981: « En plus, les gens de Havre-aux-Maisons paraissent élider complètement la lettre ‘r’ dans les mots. Pour un étranger, il semble qu’ils prononcent ‘Géiard’ pour ‘Gérard’, ‘maillais’ pour ‘marais’ et ainsi de suite. Enfin, ajoutons que leur prononciation est très gutturale et difficile à saisir par ceux qui n’y sont pas habitués  » (249). Chantal Naud (1999) consacre un paragraphe de son Dictionnaire des régionalismes du français parlé des îles de la Madeleine à la question du R  : «  Le rhotacisme, qui affecte le parler de certaines localités et cantons des Îles et qu’on observait autrefois spécialement dans l’usage du latin, ne semble pas propre aux habitants de Havre-aux-Maisons ou de Grand-Ruisseau puisqu’un auteur retrouvait un phénomène à peu près semblable dans la langue anglaise parlée anciennement à Terre-Neuve alors qu’il écrivait en 1927 que ‘le long des rivages du Cap Sainte-Marie, les habitants ont l’habitude de remplacer le son de la lettre r par un son guttural. Or ces individus sont Anglais et ils présentent cependant une des particularités de la langue bretonne. [Selon H.W. Lemessurier, sous-secrétaire d’État des Douanes de Newfoundland de l’époque, il semblerait que les résidents de cette localité de Terre-Neuve] se trouvant en contact continuel avec des

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pêcheurs bretons de Plaisance avaient fini par prendre d’eux cette manière bizarre de prononcer le r, même en anglais’ (Georges-Nestler Tricoche, cité dans Terre-Neuve et alentours : 154-155)  » (xviii). Le lecteur aura remarqué l’usage du terme rhotacisme au sens de ‘difficulté à prononcer les R’ et non dans son acceptation linguistique de «  transformation de la sifflante sonore [z] en [r] apical  » ou, par extension, de « transformation en [r] d’autres consonnes comme [d] et surtout [l] » (Dubois et al. 1994 , 412). De surcroît, l’explication qui ramène cette variante mystérieuse du R à la langue bretonne paraît bien douteuse, étant donné qu’aucun autre élément ne nous indique une influence quelconque du breton aux Îles. De toute évidence, les différents auteurs ne sont pas tout à fait d’accord sur le caractère de ce R . Carbonneau insiste sur la présence d’un R mouillé alors que pour Chiasson, il s’agit d’un amuïssement exemplifié comme un passage à [j]. Naud perçoit une prononciation gutturale, Hubert une réalisation palatale. C’est en effet ce dernier qui, même s’il n’est pas linguiste, décrit le mieux ce phénomène que nous qualifions d’affaiblissement par palatalisation. Pour ‘expliquer’ cette particularité, nos témoins invoquent des événements historiques : ainsi, à l’époque de la Révolution, les résidents de Havre-aux-Maisons, se considérant comme royalistes (et donc anti-révolutionnaires), auraient décidé de ne pas prononcer les R. Ceci fait référence à la non-prononciation des R attestée en France au début du XIXe siècle et devenue l’emblème des Merveilleuses et des Incroyables.2 Pourtant, cette hypothèse nous semble plutôt, dans le cas des Îles-de-la-Madeleine, une belle légende qu’un fait historique, d’autant plus que, comme nous l’avons déjà signalé, ce qui est perçu comme une absence du R équivaut à la prononciation d’une variante palatalisée. Force est de constater que la question du R occupe une place centrale dans la conscience collective et dans le discours identitaire des Madelinots. Avant de passer à l’étude de ses différentes variantes dans le parler des Îles-de-la-Madeleine et de les mettre en rapport avec le discours métalinguistique, il importe d’esquisser préalablement les évolutions du R en français de France, en français québécois et en français acadien.

3. ‘Bout de la langue ou fond de la gorge’ – les variantes du R en français de France Sans vouloir retracer toute l’histoire du phonème /r/ dans les parlers français, il nous paraît judicieux de rappeler les étapes décisives que Straka (1979) résume ainsi : « En somme, il paraît assez vraisemblable que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, l’articulation apicale de l’r était en voie de disparition et que l’r dorso-vélaire, qui est une création de la haute société, date de cette époque. Mais il semble aussi que l’apparition de cette nouvelle articulation soit en rapport avec d’autres transformations, plus anciennes, de l’r apicale, en z et en l, et avec sa tendance à s’amuïr, ainsi que Rousselot, Meyer-Lübke et Nyrop l’ont déjà suggéré  » (468)

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À propos du mot incroyable (dans son usage nominal), le TLF note , « Jeune élégant du début du Directoire qui se distinguait par une toilette excentrique et une prononciation affectée où les r étaient supprimés (notamment dans l’expression « c’est inc(r)oyable »)  ». V. infra.

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et plus loin : « dès le XVIIe siècle, la bourgeoisie a commencé à adopter la nouvelle r dorso-vélaire des milieux aristocratiques, et elle l’a fait sans doute d’autant plus facilement que l’r apicale fortement roulée des milieux populaires lui paraissait vulgaire ; le peuple s’est laissé gagner à son tour par l’r vélaire depuis la Révolution et surtout au cours du XIXe siècle, mais il semble avoir conservé une certaine prédilection pour une articulation relativement forte de cette consonne, ainsi qu’en témoigne encore actuellement l’aspect ‘râclé’ de cette r dans la prononciation des classes populaires de Paris  » (493). Pour ce qui est de l’évolution possible du phonème, le même auteur fait remarquer que « la voie vers un ach-Laut ou une jota, vers une vocalisation ou un évanouissement total de r dans les positions faibles, reste [...] largement ouverte pour le français de demain  » (499). Du fait que la consonne occupe dans le système phonologique une ‘case libre’ (v. Charbonneau 1979 , 302 et Carton 1997 , 164), c’est-à-dire ne se trouve pas en opposition binaire avec une autre consonne (ce qui est le cas de b/p, t/d etc.) et qu’elle ne risque pas de se superposer à l’espace acoustique d’un autre phonème, l’étendue de la variation possible est assez large. On peut regretter que les atlas linguistiques ne reflètent pas toujours le détail de cette variation. À ce propos, Léon (1967, 125) remarque , «  On sait que plusieurs monographies ont décrit les différents r que l’Atlas linguistique de la France ignorait totalement  ». Ceci soulève un problème général qui est celui des données lacunaires ou négatives (v. Wolf 1977) , le fait qu’une certaine variante n’a pas été notée ne signifie pas forcément qu’elle n’existe pas dans le parler en question. Toutes les enquêtes linguistiques ne sont pas faites dans la même optique, et les données recueillies font toujours l’objet d’un filtrage éliminant les informations qui ne contribuent pas directement aux enjeux de l’étude. Notons que la terminologie utilisée pour décrire les différentes variantes du R peut donner lieu à confusion : pour [ʀ], on trouve les caractéristiques ‘uvulaire’ ou ‘vélaire’, ‘dorsal’ ou ‘post-dorsal’. Santerre parle à plusieurs endroits simplement d’un R postérieur, opposé au R (apical) antérieur. Nous suivons Blondeau et al. (2002) qui classent les variphones3 du /r/ en distinguant entre la variante [r] alvéolaire ou apicale à un ou plusieurs battements, la variante [ʀ] postérieure, vibrante uvulaire ou fricative vélaire et la variante rétroflexe [ɻ].4

4. À propos de l’amuïssement du R en français de France L’effacement du R final constitue une évolution qui date de l’époque du moyen français. Au XVIIe siècle, il concernait entre autres les infinitifs en -ir, certains noms en -oir et les noms en -eur. À partir du milieu du XVIIIe siècle, la prononciation du R a été restaurée dans les trois cas. Dans d’autres classes de mots, le R, qui est maintenu dans la graphie, ne se prononce

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Terme emprunté à Santerre. Transcription selon Ladefoged 2005.

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toujours pas (sauf en cas de liaison) , dans les infinitifs en -er ainsi que dans les substantifs et adjectifs en -er ou -ier (v. Bourciez 1967 , 184). — Bourciez (1967, 182) souligne que « [...] le r, réduit à une simple aspiration, s’effaça complètement un instant dans la prononciation affectée des Incroyables, à l’époque du Directoire ; cette mode, due peut-être à une imitation du parler créole des Beauharnais, faisait disparaître r non seulement entre voyelles, mais dans toutes les positions (C’est incoyable, ma paole d’honneu, etc.)  ». L’amuïssement du R en position implosive est abondamment attesté jusqu’au XVIIe siècle (v. Juneau 1987 , 312). L’instabilité du R implosif a également été relevée dans les dialectes (p. ex. le normand, v. Brasseur 1972 , 145) et les variétés d’outre-mer. Pour le québécois, nous disposons de témoignages écrits qui mettent en lumière ce phénomène, représenté par les graphies Benard ‘Bernard’, saviette ‘serviette’, odinere ‘ordinaire’etc. (v. Juneau 1987 , 312). On pourrait ainsi retracer les différentes étapes , - en position implosive : amuïssement dès le XIIe siècle  ; - en position finale : au XIIIe siècle, probablement déjà au XIIe  ; - en position intervocalique : à partir du XVe siècle (v. Straka 1979 , 485). La chute accidentelle du R dans les attaques complexes comme trois [twɑ] est attestée comme populaire au XIXe siècle (v. FEW XIII/2, TRES, 249a n.1)  ; celle que l’on observe dans les groupes consonantiques finaux est courante au XVIIe siècle , « Au XVIIe siècle, les formes quat(re), not(re) et vot(re) étaient admises [...] même dans la conversation polie ; mais, à la même époque, on considérait comme vulgaire ou bourgeoise une prononciation comme suc(re), vinaig(re), coff(re), pour les mots terminant la phrase  » (Bourciez 1967 , 185). L’amuïssement du R dans les groupes consonantiques complexes étant une tendance qui persiste (au moins dans le parler populaire), Gadet (1992 , 42) met en avant la structure syllabique comme facteur favorisant la chute de cette consonne , « La chute du [r] concerne des termes du lexique (comme autre prononcé [ot] [...]). Presque systématique avec l’infinitif être, c’est dans quatre qu’elle s’applique le plus rarement, sauf dans quatre cents. Le seul élément grammatical concerné est sur [...], plus familier que populaire devant le et la. La tendance est à une chute plus fréquente devant consonne que devant voyelle (selon le schéma canonique CVCV), et plus fréquente à la finale absolue que devant voyelle  ». Gadet (1992, 45) note également la chute du R dans parce que qu’elle considère comme « presque régulière chez beaucoup de locuteurs  ».

5. La variable R en français québécois Les études portant sur la variation du R dans les français d’Amérique soulignent la répartition géographique (au moins pendant quelques décennies) des deux variantes principales (R dorso-vélaire et R apical). Ainsi, le territoire québécois regrouperait deux zones dialectales : à l’ouest, on observe une prédominance du R apical, alors que dans la partie est, le R dorso-

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vélaire constitue la variante la plus usitée (v. Santerre 1979 , 128).5 Poirier (1994, 74 sq.) explique cette différence par le fait que « la région de Québec à reçu proportionnellement plus de colons venant du centre de la France (région dominée par l’influence parisienne) et du nord-ouest que celle de Montréal  ». Ce serait donc une différence de peuplement qui serait responsable des articulations respectives. Morin (2002, 50) argumente, à juste titre, que «  c’est moins l’origine géographique des colons qui est en cause que leur origine sociale , c’est surtout l’opposition entre villes et campagnes qui est déterminante. Car même les colons ruraux venant du centre de la France, toute empreinte que soit cette région de la norme parisienne, devaient alors avoir des [r] apicaux  ». Le problème qui se pose pour l’interprétation historique résulte d’un manque de données sur la variation dans la norme parisienne avant la fin du XVIIe siècle. Morin (2002 , 51 sq.) est quelque peu réservé concernant l’analyse de Straka (1979 , 466) qui prend pour acquise une postériorisation complète du R dans la norme parisienne de cette époque. « Si l’on admet que le r postérieur est connu au Québec depuis le début de la colonisation [...], on ne peut néanmoins exclure que la variante apicale était également répandue dans la norme sociale et, par suite, que la distinction entre les usages montréalais et québécois qu’on a observée pendant une partie du XXe siècle (elle tend à disparaître à la suite de l’adoption généralisée du [ʁ] postérieur à Montréal) pourrait très bien refléter la variabilité originale de la norme parisienne  ». Morin (2002, 54) insiste sur le rôle qu’a pu jouer une nouvelle vague d’immigrants au XVIIIe siècle , « Il n’est pas impossible de croire, par exemple, que ce sont ces vagues plus récentes qui ont amené le r postérieur au Québec. Si la concentration des nouveaux venus était suffisante dans la ville de Québec et ses environs, on s’expliquerait pourquoi la nouvelle prononciation a pu s’observer d’abord dans la capitale et n’atteindre Montréal que vers la fin du XXe siècle, possiblement en sautant par-dessus certaines zones, à moins qu’elle ne soit venue directement d’Europe  ». Santerre (1979 ,118) note, au total, une douzaine de variantes du phonème /r/ en français du Québec selon les différents lieux et modes d’articulation. On y comptera des occlusives (à un ou plusieurs battements, apicale, palatale ou vélaire, sourde ou sonore) et des constrictives (vélaire, uvulaire, palatale ou encore pharyngale, sourde ou sonore). On n’insistera pas ici sur la description détaillée de ces réalisations. Pour ce qui est des caractéristiques acoustiques, Santerre (1976 , 33) constate une très grande variation spectrale en position finale : ainsi /r/ peut connaître la variante [j] après une voyelle antérieure, [ɥ] après une voyelle antérieure labialisée et [w] après un élément de la série postérieure pour former une diphtongue. La question se pose pourtant de savoir s’il s’agit, comme le prétend Santerre, d’un R transformé en semi-voyelle, d’une vocalisation du R (p. ex. dans les mots faire [faʲ], peur [pœʮ], part [pɑʷ]) ou bien si l’on doit envisager l’émergence d’une diphtongue qui entraîne un amuïssement du R final.

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Pour une analyse acoustique des différentes variantes, v. Charbonneau 1979 et Santerre 1982.

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Ce qui nous importe, c’est que l’on peut entendre, dans la bouche d’un même locuteur, plusieurs variantes de /r/. Comme note Santerre (1979 ,120), le locuteur peut changer de variantes pour le même mot, s’il est répété à court terme. Le R apical s’avère la variante dominante dans la communauté montréalaise dans les années 50. Par la suite, on a pu observer un changement dans la norme, ce qui a conduit à une évolution en faveur du R dorsal (v. Santerre 1979 , 118). Blondeau et al. (2002 ,16) évoquent, dans le cas de l’évolution du R dans la communauté montréalaise, un changement d’en dessus (selon la terminologie labovienne), c’est-à-dire provenant des pressions normatives. Pour ce qui est de la variation globale des variantes, Santerre (1979 , 122) constate, pour le français de Montréal, indépendamment des facteurs sociaux, la répartition suivante : - 51,5 % de R postérieurs, - 39,5 % de R apicaux, - 9,5 % pour les autres variantes. Santerre affirme que « les locuteurs du niveau populaire réalisent plus de [r] apicaux que ceux du niveau familier, et ces derniers, plus que ceux du niveau dit correct. Pour les [ʀ] postérieurs, l’ordre est inverse  » (1979 , 123). Blondeau et al. (2002 , 21) expliquent ce fait par une tendance générale des locuteurs de groupes sociaux intermédiaires et supérieurs à adopter la nouvelle variante. Pour ce qui concerne la répartition entre hommes et femmes, Santerre ne trouve aucune différence significative : « Il ne faut donc pas chercher dans la différence de sexe une raison de la faveur pour une ou l’autre variante du /R/  » (1979 , 123). Par contre, le facteur âge s’avère significatif . Toujours selon Santerre (1979 , 124), ce sont les locuteurs les plus âgés qui réalisent le plus grand nombre de [r] apicaux. Ce qui nous semble le plus important concernant l’étude des différentes variantes dans la communauté montréalaise est la conclusion que Santerre en tire en constatant que, pour ce cas de variation, ni le recours aux facteurs intralinguistiques, ni la prise en compte de facteurs sociaux ne donnent de résultats satisfaisants. «  Les données phonétiques soulèvent une question théorique embarrassante : si on est en droit de postuler un seul et même /R/ phonologique dans la conscience linguistique de tous les locuteurs du corpus, ce /R/ ne déclenche-t-il pas un programme neurologique et articulatoire et des stratégies de phonétique combinatoire très différents chez celui qui fait spontanément le [r] à 90 %, et chez un autre qui fait, au même taux et dans les mêmes conditions, des [ʀ] ? [...] il doit bien y avoir dans le compétence linguistique des raisons de cette diversité individuelle du système de codage, autant que des raisons à cette unité de décodage par tous à partir de cette diversité  » (Santerre 1979 , 129).6 Ces observations sur la place qui doit être attribuée aux études cognitives nous encouragent dans notre démarche d’aller au-delà des facteurs internes et externes et de proposer quelques hypothèses qui, bien sûr, peuvent donner lieu à contestation. Le fait que les réflexions de Santerre n’ont pas conduit à des études mettant en valeur la composante cognitive est dû à la marginalisation de cette approche à une époque où la sociolinguistique se trouvait en plein essor. Les études de Cedergren (1985) pour le français québécois et de Flikeid (1984) pour le français acadien représentent bien la démarche mettant l’accent sur le

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En 1982, Santerre poursuit , « La phonologie la plus proche de la surface phonétique est encore un cadre trop rigide pour se prêter à une étude plus en profondeur de la variation inter et intra-individuelle du langage. Il faudrait envisager, pour chaque segment phonologique, un certain nombre de matrices dont les traits phonétiques sont activés dans des commandes liées aux commandes neurologiques et filtrées par la physiologie, la mécanique et la psychoacoustique de la production  » (1982 , 90).

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rôle des facteurs sociaux dans le processus de changement : selon Cedergren, 85 % des locuteurs âgés de plus de 45 ans emploient la variante apicale. Cependant, l’auteur dégage plusieurs paramètres intralinguistiques qui déterminent l’usage de l’une ou de l’autre variante chez les locuteurs en employant plus d’une. Pour Cedergren (1985 , 31), le taux d’occurrence de chaque variante dépend du contexte phonétique et de la position syllabique , « Ainsi, les positions initiale de mot et initiale de syllabe sont plus favorables à la présence de [r]  ». Et plus loin : «  Nous retrouvons l’effet conservateur de l’attaque complexe7 qui favorise la présence de la variante antérieure  » (1985 , 41). Cedergren (1985 , 37) affirme que « la position syllabique de rime est favorable à l’apparition de la variante postérieure tandis que la position d’attaque favorise la variante antérieure. De même, la position que la syllabe occupe dans le mot révèle de légères différences dans les valeurs allouées par l’algorithme de régression multiple : les syllabes internes sont plus conservatrices, elles favorisent la présence de [r]  ». Le deuxième facteur évoqué par Cedergren (1985, 43) est le timbre vocalique qui semble jouer un rôle non négligeable dans la distribution des deux variantes : Les voyelles du type [+fermée] [i, y, e, ø, u, o] favorisent la variante [r] tandis que les autres voyelles favorisent le [ʀ]. Pour résumer la variation du R en français montréalais, on peut donc affirmer que : - l’âge des locuteurs représente un facteur significatif dans le choix de la variante, - si un locuteur utilise plusieurs variantes, des facteurs intralinguistiques entrent en jeu, en l’occurrence le timbre vocalique et la structure syllabique.

6. La variable R en français acadien Pour ce qui est du français acadien, ce sont les études de Massignon (1962), Lucci (1972), Ryan (1981) et Flikeid (1984) qui nous informent sur la distribution des différentes variantes. Néanmoins, il ne faut pas oublier que les travaux de Ryan et Lucci s’intéressent presque exclusivement à l’aspect phonologique, alors que Flikeid examine la variation dans une optique sociolinguistique. Bon nombre de locuteurs acadiens réalisent le R comme la vibrante apico-alvéolaire [r]. Massignon (1962) indique [r] pour toutes les régions acadiennes. Comme l’observe Ryan (1981 , 142 sq.) pour le parler de la région de la Baie Sainte-Marie (Nouvelle-Écosse), « c’est normalement une vibrante à un seul battement et sonore, sauf à la finale où elle peut s’assourdir  ». Il a également observé des réalisations du [ʀ] dorso-vélaire. À Terre-Neuve, c’est ce dernier qui est la variante dominante (v. Brasseur 2001 , XXXIV).

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[tr, fr, gr, kr, pr, vr, (str, spr)]

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Le changement de [r] vers [ʀ] semble achevé à Chéticamp (Nouvelle-Écosse), alors qu’il est toujours en cours dans une partie du nord-est du Nouveau-Brunswick (v. Flikeid 1994 , 296). Flikeid (1984) relève le R apical et le R dorso-vélaire comme variantes dominantes pour le Nouveau-Brunswick. Une partie des locuteurs se distingue par l’emploi des deux réalisations. Pour ce qui est de la distribution générale, Flikeid (1984, 376) a détecté une relation systématique avec l’âge. Pour les locuteurs de plus de 60 ans, le R apical est pratiquement la règle, alors que les plus jeunes sont partagés entre les deux variantes. L’étude révèle une légère prédominance de la variante [r] chez les femmes, alors que le poids du facteur géographique reste assez faible : [r] et [ʀ] sont représentés presque partout sur le territoire du Nouveau-Brunswick, mais, selon la paroisse, l’une ou l’autre variante est mieux représentée. Quant aux témoins utilisant les deux variantes, la distribution est déterminée par la position syllabique, ce qui amène Flikeid (1984 , 369) à parler de variantes combinatoires , « Les positions syllabiques peuvent se ramener à deux types, d’un côté les positions A, celles où /r/ figure en initiale de mot (roue), en intervocalique (hareng) ou comme deuxième élément d’un groupe consonantique C + /r/ en initiale de syllabe (train) ; d’un autre côté les positions B, celles où /r/ se trouve en finale de mot (tour) ou celles où il est suivi par une consonne à l’intérieur du mot (parti, forte). Les locuteurs qui présentent la variation combinatoire ont [r] dans les positions syllabiques du premier type et [ʀ] dans les autres  ». Elle poursuit, « À la jonction des mots, à l’intérieur d’un groupe sonore, la réalisation d’un /r/ final paraît dépendre de la nature consonantique ou vocalique de l’élément qui suit. Lorsqu’il s’agit d’une consonne, nous trouvons [ʀ] comme en finale absolue. Devant une voyelle, la situation est plus complexe : il y a aussi bien [ʀ] que [r]. Tout se passe comme s’il y avait un conflit entre la tendance à employer [ʀ] en finale et la tendance à employer [r] en intervocalique  […]  La distribution combinatoire des variantes [r] et [ʀ] selon les positions syllabiques constitue un schéma qui est commun à la plupart des informateurs qui utilisent la variante [r]. Chez certains locuteurs plus âgés, l’emploi de la variante [r] est toutefois plus uniforme, s’étendant également à la position finale  » (1984 , 373). Il est notable que cette variation combinatoire présente, si l’on en croit Flikeid, la même distribution dans la conversation libre que dans la lecture de texte. L’impact du degré de formalité du discours serait alors exclu. Un aspect que Flikeid abord au cours de son étude, mais qu’elle ne développe pas, est l’impact de la fréquence de certaines locutions et du facteur lexical , « Une hypothèse serait que dans les occurrences de ce type, c’est l’importance de la jonction qui détermine le choix de la variante. Si le lien est étroit entre les deux mots ou s’il s’agit d’une expression courante, un [r] est plus probable  » (1984 , 372 sq.). On touche ici au problème de l’effet de la fréquence, largement traité par Bybee (2001), auquel nous reviendrons plus loin. Flikeid dégage alors deux comportements linguistiques majeurs auprès des locuteurs acadiens du Nouveau-Brunswick : - le cas de figure où le R dorso-vélaire est employé de façon systématique,

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- le schéma combinatoire ou un R apical est utilisé dans certaines positions syllabiques et un R dorso-vélaire dans d’autres. On peut donc constater que, en québécois et en acadien, la variante apicale perd du terrain puisque les jeunes locuteurs emploient plutôt la variante dorso-vélaire et que le niveau d’éducation n’est évoqué par aucun des trois auteurs cités comme un facteur significatif. L’amuïssement du R en français acadien – Flikeid (1988, 96) est la seule qui ait observé la chute du R final en français acadien dans les régions de Chéticamp, Richmond et Pomquet , « This leads to words such as ‘peu’ and ‘peur’ being distinguished by length only, if at all, when the zero variant of /r/ is used  ». À Pomquet, cette évolution semble encore plus avancée dans le parler des plus jeunes où les mots frère et frais se prononcent de la même façon : [fræ] (v. Flikeid 1988, 97).

7. Une histoire de R , le cas des Îles-de-la-Madeleine Pour les Îles-de-la-Madeleine, nous avons retenu trois variantes principales , la réalisation dorso-vélaire, la variante apico-alvéolaire à plusieurs occlusions (que Lucci appelle le « R acadien ») et la variante palatalisée. Nous avons également relevé deux cas d’une réalisation rétroflexe que nous plaçons à part (v. infra). Les trois questions que nous nous sommes posées et auxquelles nous essaierons de répondre dans le cadre de cette étude sont les suivantes : - La répartition des variantes se fait-elle selon les mêmes règles que celles que Santerre, Cedergren et Flikeid ont pu déceler  ? - La réalité linguistique reflète-t-elle le discours métalinguistique (selon lequel l’amuïssement du R ne se produirait que chez les locuteurs de la communauté de Havre-auxMaisons)  ? - Les effets de fréquence qui ont été mis en avant par Bybee (2001) dans le processus d’affaiblissement (lénition) valent-ils également pour l’amuïssement du R  ? Précisons que nous excluons les cas de chute du R dans quatre, parce que et trois en raison de leur diffusion en français populaire. Nous ne traiterons pas non plus les lexèmes palourdes et mercredi, réalisés systématiquement [palʊd] et [mekrәdi]. Les réalisations dues à des assimilations du lieu d’articulation 8 qui figurent dans la liste de Santerre (1979 , 119) comme variantes spécifiques seront classées parmi les occurrences d’un R dorso-vélaire. La variante dominante dans le parler des Îles-de-la-Madeleine est le R dorso-vélaire, employé par les deux tiers de nos locuteurs. Pour les autres informateurs, nous avons pu constater la co-présence de plusieurs variantes (R dorso-vélaire et R apical, R apical et R palatalisé ou bien R dorso-vélaire/ R apical/ R palatalisé). Pour ce qui est de la variante apicale, nous pouvons confirmer son apparition dans le parler de trois informateurs occasionnels (âgés de plus de 50 ans) provenant de l’Île du Havre-Aubert. En raison du faible intérêt des entretiens qui ont été réalisés avec eux, nous avons pourtant décidé de les exclure de l’analyse. Par ailleurs, du fait des évolutions récentes

–––––––— 8

Par exemple crabe [kxab] et criat (‘criait’) [kçija].

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qui touchent l’Île du Havre-Aubert (migration des familles vers Cap-aux-Meules, vente des maisons à des étrangers), la ‘localisation’ de la variante semble de plus en plus difficile. Nous nous sommes donc focalisée sur les témoins se distinguant par l’emploi de plusieurs variantes. Les locuteurs présentant cette variation se situent : - pour l’alternance entre R dorso-vélaire et R apical : à Fatima, - pour l’alternance entre R dorso-vélaire, R apical et R palatalisé : à Havre-aux-Maisons et à Grande-Entrée. Ces informateurs ont plus de 60 ans ; il s’agit de 3 femmes (GE01, GE02, HM03) et de 3 hommes (FA01, HM01, HM02) ayant, à une exception près (FA01), un niveau d’éducation plutôt faible avec, dans le meilleur des cas, sept ans de scolarisation. Selon nous, il est clair que seul le facteur âge peut être invoqué comme paramètre social significatif favorisant l’apparition du R apical (qui, sauf chez les trois témoins occasionnels cités, n’apparaît jamais comme la seule variante, mais en alternance avec au moins une autre réalisation). C’est pourquoi nous nous sommes penchée sur des facteurs intralinguistiques pour éclaircir les éléments susceptibles de déterminer la variation intralocuteur. Le tableau 1 montre que, sur toutes les occurrences d’un R apical que nous avons relevées, 75,6  % se trouvent devant voyelle à l’intérieur du mot. Précisons que ce chiffre inclut aussi bien les R intervocaliques (p. ex. dans le mot mari) que les R faisant partie du groupe [tr, kr, pr] etc. Dans 11  % des cas, le R apical se trouve en position initiale (ex. : la route) (et donc forcément devant voyelle).

#_ _C _V _#C _#V _#// Total

N 36 29 242 1 3 9 320

% 11,3 9,1 75,6 0,3 0,9 2,8 100

Tableau 1: Occurrences du R apical #_ : position initiale, _C : position médiane devant consonne, _V position médiane devant voyelle, _#C : position finale devant mot commençant par consonne, _#V : position finale devant mot commençant par voyelle, _#// : position finale devant pause

Le tableau 2 indique les attestations de la variante palatalisée (s’approchant du [j] et désormais représenté par le caractère [J]), dont la distribution ressemble fortement à celle du R apical : en initiale de mot et en position intérieure devant voyelle, les deux réalisations sont donc concurrentes.

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#_ _C _V _#C _#V _#// Total

N 56 4 332 8 3 5 408

% 13,7 1 81,4 2 0,7 1,2 100

Tableau 2: Occurrences du R palatalisé

Ainsi, on entend aussi bien [tJavaje] et [travaje] pour travailler, [maJi] et [mari] pour mari et [mɔ̃ʀeal] ou [mɔ̃real] pour Montréal dans la production d’un même locuteur. Le timbre vocalique ne semble pas influencer le choix de la variante. Les réalisations [ʀ], [r] et [J] sont donc concurrentes en position initiale ainsi qu’à l’intérieur du mot devant consonne. Pour le français montréalais, Blondeau et al. (2002 , 34) mettent en lumière la trajectoire individuelle de deux changements linguistiques, dont l’un phonétique (évolution en faveur du [ʀ] postérieur), l’autre morphosyntaxique (augmentation des formes simples des pronoms non clitiques au pluriel) pour arriver à la conclusion suivante , « Le changement dans la prononciation du /r/ se rattache à la phonétique, un niveau en principe acquis à un âge précoce chez l’individu et démontrant peu de malléabilité au cours de la vie. La seconde variable, l’usage de la variation des formes simples et composées des pronoms, relève de la morphosyntaxe et comporte une forte composante lexicale. Pour ce niveau de l’organisation linguistique, les travaux sur l’acquisition indiquent que les systèmes individuels s’avèreraient plus flexibles  ». Les locuteurs de notre corpus utilisant plusieurs variantes sont ceux qui, pendant une période de leur vie, ont été ou sont toujours exposés à des réalisations différentes : FA02 et HM01 ont vécu à Montréal dans les années 60, HM03 est originaire de Havre-aux-Maisons, mais elle a passé une partie de sa vie à l’Île du Havre-Aubert, GE01 a travaillé à l’Île-duPrince-Édouard, la mère de GE02 est d’origine québécoise. Pour HM02, la situation est moins claire , les occurrences du R apical ne touchent que les toponymes et pourraient être interprétées comme des hypercorrectismes. « Les fluctuations individuelles peuvent en fait traduire une hétérogénéité sociale des personnes en ce sens qu’elles peuvent témoigner d’allégeances multiples reliées à des motivations et à des contraintes sociales  » (Blondeau et al. 2002 , 35). Ce n’est pas seulement l’hétérogénéité sociale, mais c’est aussi l’exposition à des réalisations concurrentes qui nous semble un facteur de premier ordre. Un classement des mots qui, dans la production du même locuteur, se voient attribuer des réalisations différentes, permet de constater qu’il s’agit avant tout des noms et verbes (donc de lexèmes sémantiquement pleins). On a affaire à une allophonie au niveau du mot dans travailler, mari / marier, rester, Montréal. Le choix de la variante ne constitue apparemment pas un automatisme, mais il est plutôt lié à un petit nombre de mots qui, pour revenir sur les affirmations de Pierrehumbert (2003), affichent des représentations phonétiques concurrentes

La variable R dans le parler des Îles-de-la-Madeleine

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chez certains locuteurs. Ceci corrobore notre hypothèse selon laquelle la variation s’explique en partie par des différences au niveau des représentations. Nous ne pouvons donc en aucun cas confirmer les résultats de Flikeid qui l’interprète en termes de variation combinatoire.

Un autre aspect très intéressant remet en évidence la théorie de Yaeger-Dror (1996) concernant les réseaux sémantiques. Même si, dans le cas du R, nous n’avons pas constaté les effets de priming qu’elle décrit, comme le comportement particulier dans le changement linguistique de certains mots appartenant au même champ sémantique, nous avons pu observer l’impact d’un stimulus sur la production langagière. Comme nous l’avons évoqué plus haut, nous avons relevé deux réalisations d’un R rétroflexe chez la locutrice GE02 qui est unilingue francophone. La première occurrence est particulièrement intéressante. Elle concerne le toponyme Île d’Entrée, endroit où habite la plus grande partie de la population anglophone. [5]

« J’ai déjà été à : Rocher-aux-Oiseaux mais jamas à l’Île Brion pis l’Île d’Entrée ienque ça que j’ai pas été » (GE02, 271-272).

Nous ne croyons pas qu’il s’agit dans ce cas d’une imitation de la prononciation ‘à l’anglaise’, étant donné que les anglophones utilisent l’anglais  Entry Island pour désigner cette île. Par ailleurs, l’articulation d’un R rétroflexe n’est pas systématique dans le discours de GE02 pour le toponyme en question. Même si cet exemple paraît marginal, on peut s’interroger sur le poids que jouent les réseaux mentaux dans l’activation de certaines variantes. Le deuxième exemple concerne le mot rentrer : [6]

« Y a pas grand chose par ici à part que l’usine à poisson... faut que t’aies un pêcheur pour y rentrer » (GE02, 315-317).

Le fait qu’il s’agit ici d’une paire minimale (Entrée - rentrer) renforce l’hypothèse de Bybee (2001) selon laquelle il existe des liens très étroits entre les mots qui se ressemblent du point de vue phonétique.9 Les recherches sur les réseaux et les connexions entrant en ligne dans le stockage des représentations ne sont pas encore assez avancées pour permettre des explications plus approfondies. Toutefois, les deux exemples cités plus haut soulèvent la question de la répercussion de l’activation d’une variante spécifique sur d’autres items lexicaux stockés à proximité et donc de l’impact de l’usage et de la perception sur la production langagière. Nous citons également l’exemple de FA01 chez qui la variante apicale est particulièrement bien représentée dans les mots extérieur et Montréal, tous deux liés au passé du témoin (qui a vécu à Montréal dans les années 60). Il est à signaler que, chez HM02 et GE02, la variante apicale apparaît plus fréquemment dans les toponymes (Cap Rouge, Havre-aux-Maisons, Montréal, Millerand, Brion) que dans d’autres catégories de mots. Il serait intéressant de voir si, dans les dialectes français, les toponymes sont particulièrement favorables à une prononciation ‘conservatrice’. L’amuïssement du R dans le parler madelinot. — L’amuïssement se fait presque exclusivement quand le R se trouve finale absolue (v. tab. 3). À la différence de ce que nous avons pu constater pour la distribution des variantes, la non-prononciation semble effectivement liée au timbre vocalique de la voyelle qui précède le R , elle est fréquente après les voyelles postérieures [o, u], moins fréquente après [y] (ex. : nature), [i] (ex. : mourir) et quasi absente après [œ, ɛ, ɑ, a] (ex. : sœur).

–––––––— 9

V. aussi McNamara 2005.

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#_ _C _V _#C _#V _#// Total

N 0 28 8 323 77 86 522

% 0 5,4 1,5 61,9 14,7 16,5 100

Tableau 3: Amuïssement du R

Même si les données provenant des atlas linguistiques restent incomplètes, nous avons trouvé des attestations d’une chute du R dans les mots jour (ALF 727), mort (ALF 883) et nord (ALVM 58), ce qui nous confirme dans notre hypothèse d’un impact du timbre. Pour des raisons historiques (restitution du /r/ final, v. Carton 1997 , 149), on pourrait supposer que les verbes en -ir se comportent différemment. Toutefois, nous n’avons pas observé de comportement spécifique de cette catégorie verbale pour ce qui est de l’amuïssement du R. Par contre, nous avons constaté une tendance prononcée à la chute des [ʀ] après [y] (ex. : nature) chez une de nos informatrices les plus jeunes (GC04). On peut se demander à quel point ce comportement est lié à la perception. Parmi les conditions qui déterminent la chute du R, on pourrait également invoquer le degré de fermeture de la voyelle précédant le R , l’amuïssement du R serait alors précédé d’une étape marquée par la fermeture de la voyelle (mi-)ouverte comme dans l’exemple suivant : bord  [bɔʀ] > [boʀ] > [bo]. Malgré les tendances favorisant la chute du R en position finale, l’amuïssement du R implosif n’est pas fréquent en français acadien des Îles-de-la-Madeleine. Ceci est d’autant plus surprenant que ce processus est bien connu aussi bien dans les dialectes (v. Brasseur 1972) que dans les créoles , «  Les créoles de l’océan indien présentent tous divers traits qui témoignent de l’affaiblissement de l’articulation de r, surtout en position implosive  » (Chaudenson 1973 , 369). Selon Bybee (2001), les processus de réduction affecteraient avant tout les mots et les types fréquents. Au niveau cognitif, non seulement les phonèmes, mais aussi les lexèmes seraient représentés par des ‘nuages d’exemples’. Les mots fréquents auraient alors plus d’exemples, plus de ‘variantes’ de prononciation, dont probablement un bon nombre montrant des traits d’affaiblissement et de réduction phonétique. Selon cette hypothèse, la probabilité que ces mots fassent l’objet d’un processus d’affaiblissement est plus grande que pour les mots moins fréquents. L’input du locuteur (nombre élevé d’exemples d’un mot sans R final) provoquerait donc une sorte de mise à jour des représentations lexicales de ce mot ‘sans R’ et mènerait à une production de la variante ‘sans R’. L’évaluation de la fréquence entraîne plusieurs difficultés. La fréquence du mot au sein du corpus ne dit rien sur la fréquence du mot en général. Le décompte ne peut se faire que pour le corpus étudié. La deuxième difficulté réside dans la comparabilité des données. Un corpus du français parlé dans un archipel d’Amérique du Nord est difficilement comparable aux

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données dont nous disposons pour le français oral hexagonal. Outre ces deux obstacles, l’orientation thématique de notre corpus laisse prévoir une fréquence relativement élevée des mots ayant trait à la pêche et aux traditions. La comparaison des fréquences avec celles du corpus ayant servi à l’élaboration du français fondamental (désormais FF) (v. Gougenheim et al. 1964) est d’autant plus problématique que, dans le corpus du FF, une seule forme apparaît pour tout le paradigme (ex. : prendre pour prends, prenez etc.). Une autre difficulté résulte de l’étendue des corpus respectifs , notre corpus est fortement délimité dans l’espace et le temps, couvrant une population ayant un niveau de formation primaire  ; le corpus de Gougenheim couvre un éventail beaucoup plus large, autant géographiquement qu’au niveau de la stratification sociale. La question de la comparabilité des fréquences a été soulevée, entre autres, par Seutin (1975 , 44) qui, pourtant, dans son étude du parler de l’Île-aux-Coudres, se sert abondamment de la comparaison statistique. Au vu de toutes ces réserves, nous avons opté, dans la cadre de notre analyse de l’amuïssement du R en position finale, pour un décompte des fréquences sans mise en parallèle avec d’autres données. À première vue, ce sont effectivement des lexèmes à fréquence élevée qui semblent favoriser la chute du R. Pour (760/16110), toujours (100/38), leur(s) (127/34) et encore (107/19) se distinguent effectivement par un nombre élevé d’attestations. Dans le cas de toujours, on peut se demander à quel point un affaiblissement du [ʒ] en [h] influence le taux d’amuïssement du R final. Toutefois, l’amuïssement concerne également des mots moins fréquents comme mort (adj.) (39/18) et dehors (55/18). La chute du R serait-elle alors conditionnée par l’environnement phonétique (présence d’un [o] qui précède le R) et non par la fréquence  ? Une analyse des autres lexèmes concernés nous a permis de réfuter cette hypothèse pour les raisons suivantes. Premièrement, le mot bord (53/7) ne subit guère de réduction phonétique – il ne s’agit donc pas d’un simple automatisme phonétique, lié au timbre vocalique. Deuxièmement, les cas observables chez les locuteurs de moins de 40 ans font ressortir une tendance à amuïr les R (outre dans pour et toujours) dans les noms en -ure (voiture, nature) et les infinitifs en ir (revenir, venir, partir), déjà présente (mais moins prononcée) chez les locuteurs plus âgés. Étant donné que les locuteurs ayant moins de 40 ans sont sous-représentés dans notre corpus (5 sur 22), ce résultat nous paraît indiquer une évolution vers la chute du R dans ces deux contextes. Par contre, l’absence de la fermeture de [ɔ] en [o] dans le parler des jeunes semble bloquer la chute du R dans les mots encore, mort, nord, etc. La chute du R semble donc relever d’une conjonction entre facteurs phonétiques (timbre vocalique), fréquence du mot et, plus récemment, fréquence type au sens où l’entend Bybee (morphèmes -ure et -ir).

8. Conclusion, Les «  R qui tombent  » - à propos du rapport entre réalité linguistique et discours identitaire Les locuteurs de Havre-aux-Maisons et de Grande-Entrée se partagent 86  % des occurrences de la variante apicale et 99,3  % des occurrences de la variante palatalisée, mais seulement 29 % des cas de non-prononciation. L’amuïssement du R en finale est attesté chez tous nos locu-

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Le premier chiffre indique le nombre total d’occurrences, le second le nombre d’attestations sans R.

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teurs et ce n’est donc nullement un phénomène particulier aux habitants de Havre-auxMaisons. Les jugements de nos informateurs qui évoquent la non-prononciation du R dans cette communauté se basent visiblement sur une mauvaise interprétation de la variante palatalisée. Par contre, les cas de non-prononciation en finale passent inaperçus, étant donné qu’ils ne constituent pas de vecteur identitaire. On peut se poser la question de savoir à quel point le discours stéréotypé influence le comportement langagier – les réalisations de R apical seraient-elles des hypercorrectismes ? À une époque où la délimitation des communes est de plus en plus difficile puisque les habitants (surtout les plus âgés) migrent vers le centre, qui est l’Île du Cap-aux-Meules, il paraîtrait judicieux d’examiner de plus près le parcours individuel de chaque locuteur pour mieux rendre compte de la situation linguistique. Mais ce travail dépasse largement le cadre de notre étude. En effet, bien qu’il soit indéniable que le R joue le rôle d’un vecteur identitaire, la variation rencontrée est beaucoup plus complexe que ne laissent présumer les jugements de locuteurs. L’exposition à plusieurs variantes au cours de la vie (v. Blondeau et al. 2002 , 34) semble constituer un facteur de premier ordre. Cette étude nous a permis de dégager un clivage entre le discours métalinguistique des locuteurs et la réalité linguistique et devrait nous inciter à examiner de plus près l’impact de la perception sur la variation interindividuelle.

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HÉLÈNE CAJOLET-LAGANIÈRE

Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS

1. Introduction Un groupe de recherche multiuniversitaire et multidisciplinaire travaille présentement à la préparation d’un dictionnaire général du français qui réponde adéquatement aux besoins de communication des Québécois et des francophones du Canada, c’est-à-dire qui prenne en compte le contexte référentiel québécois et nord-américain, tout en assurant les liens avec la francophonie. Il ne s’agit pas d’un dictionnaire différentiel. L’objectif du groupe de recherche est de décrire le français contemporain représentatif de l’activité sociale, culturelle, économique, politique et scientifique du Québec, incluant les emplois caractéristiques du français en usage au Québec et ceux qui sont partagés avec les autres francophones. En outre, pour les emplois caractéristiques du français en usage au Québec, la description lexicographique ne se limite pas aux seuls québécismes; elle inclut également la composante socioculturelle du discours que l’on trouve illustrée essentiellement dans la zone d’exemplification, notamment dans les riches citations d’auteurs québécois. Le projet s’inscrit dans le cadre des travaux du Centre d’analyse et de traitement informatique du français québécois (CATIFQ), et plus particulièrement du groupe de recherche FRANQUS (Français québécois : usage standard) de l’Université de Sherbrooke. Une version préliminaire de l’ouvrage sera diffusée en ligne dès l’automne 2008. Pour une présentation générale du projet, nous renvoyons le lecteur au site web du projet FRANQUS (franqus.usherbrooke.ca). Il importe de préciser que la conception de l’ouvrage ainsi que l’ensemble de la description sont originaux; il ne s’agit pas de l’adaptation d’un dictionnaire existant, comme ce fut le cas pour les deux dictionnaires québécois précédents, soit le Dictionnaire du français PLUS et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Une entente particulière avec le Trésor de la langue française de Nancy nous permet par ailleurs de nous appuyer sur les bases de données de l’ATILF et sur le TLFi pour les renseignements d’ordre étymologique, les citations littéraires d’auteurs français (Frantext) et certaines définitions de mots ou de sens auxquels ne se greffe aucune spécificité québécoise. Nous avons une entente similaire avec l’Office québécois de la langue française (OQLF), nous autorisant à nous appuyer sur certaines définitions de termes du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) et à mentionner dans notre dictionnaire certains avis de recommandation ou propositions de l’organisme. La description lexicographique que nous avons entreprise concerne principalement les emplois de niveau neutre (ou standard) du français en usage au Québec, c’est-à-dire ceux généralement perçus comme correspondant à une langue de qualité. Ces emplois, utilisables

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Hélène Cajolet Laganière

dans n’importe quel contexte, ne comportent aucune marque de registre dans le dictionnaire : ils sont neutres. Pour les autres emplois ne correspondant pas à cet emploi neutre, nous avons développé un système de marques lexicographiques adapté aux objectifs que nous poursuivons et aux attentes du public visé. Il concerne globalement les aspects suivants : les marques de registre (ou de niveau de langue), les marques et indicateurs diatopiques ou topolectaux, les marques temporelles, et enfin, les marques et remarques normatives. Conformément au thème du colloque dans le cadre duquel cette contribution a été présentée, nous nous concentrerons ici sur les marques et indicateurs diatopiques utilisés par le groupe de recherche FRANQUS pour rendre compte de la variation géographique du français dans le contexte québécois et nord-américain. À partir d’une série d’articles originaux de ce dictionnaire en préparation, nous illustrerons le traitement des cas de variation géographique dans nos articles de manière à répondre aux attentes du public visé.

2. Les attentes du public visé face à la variation géographique Comme toute langue vivante qui a connu une large diffusion dans le monde, le français est soumis à la variation géographique.1 Il est normal que le français porte dans son lexique la trace de sa transplantation en Amérique du Nord, au 17e siècle, et de l’histoire de la communauté francophone nord-américaine. Tout en permettant l’élargissement de ses ressources lexicales, cette diffusion géographique du français a favorisé le développement d’un bon nombre d’usages différents de part et d’autre de l’Atlantique, et donc de variantes géographiques. De manière à cibler les attentes du public visé par l’ouvrage, nous avons mené une importante enquête à travers le Québec. Celle-ci a porté sur l’ensemble des aspects de la description lexicographique; nous nous attarderons ici aux aspects touchant plus particulièrement la variation géographique. L’enquête a été menée en 1999 auprès de 819 personnes, dans six villes du Québec, soit Montréal, Québec, Sherbrooke, Trois-Rivières, Hull et Saguenay. Les trois groupes principaux de l’échantillon sont les professionnels de la langue et des communications (26 %), les enseignants (21 %) et les étudiants des niveaux secondaire, collégial et universitaire (17 %). Disons d’emblée que près de la moitié des répondants (46 %) jugent « très pertinent » d’avoir à leur disposition un dictionnaire usuel du français mieux adapté à la réalité québécoise et nord-américaine. Ce pourcentage est de 88 % lorsqu’on ajoute à ce nombre ceux et celles qui jugent cet ouvrage « pertinent » et « plutôt pertinent ». Pour ce qui est des mots et des sens typiquement québécois, la quasi totalité des répondants (94 %) souhaite que l’on indique leur spécificité québécoise et le registre de langue qui les caractérise, le cas échéant. En outre, 86 % d’entre eux estiment que le dictionnaire devrait identifier non seulement les emplois qui caractérisent l’usage québécois du français, mais aussi ceux qui sont caractéristiques de l’usage français.

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 Nous renvoyons le lecteur au texte du site Web de FRANQUS portant sur les marques, supervisé par Louis Mercier.


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3. Les marques et indicateurs diatopiques utilisés dans le cadre du projet FRANQUS : une approche originale L’ouvrage en cours d’élaboration se distingue des autres dictionnaires, tant québécois que français, pour ce qui est de la manière de traiter les emplois caractéristiques de la France et du Québec. Selon Mercier (2007), les trois précédents dictionnaires usuels publiés au Québec ont pris en compte la variation géographique. Dans le dictionnaire de Bélisle, la langue française et la variété hexagonale (incluant ses particularités) se confondent; les québécismes sont marqués comme des écarts diatopiques, conformément à la tradition lexicographique française, appliquée notamment dans les dictionnaires Petit Robert et Petit Larousse.2 Dans le Dictionnaire du français Plus (DFP) et dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA), l’approche est inversée. Les lexicographes, ayant décidé d’axer leur description sur le français en usage au Québec, ce sont les francismes, c’est-à-dire les emplois perçus comme des particularismes de l’usage hexagonal, qui sont présentés comme des éléments externes et qui font l’objet d’un marquage diatopique. Ils ont fait précéder ces particularismes de l’indicateur (France). Selon Mercier (à paraître-a) : « la nouvelle approche adoptée (dans le cadre du projet FRANQUS) est elle-même originale, puisqu’elle consiste, dans la mesure du possible, à identifier à la fois les emplois qui caractérisent l’usage québécois du français et ceux qui caractérisent son usage [hexagonal] par l’ajout des marques topolectales […] Si cette approche semble théoriquement mieux adaptée aux attentes actuelles du public québécois, elle pose de grands défis de réalisation sur le plan lexicographique […]. Les linguistes savent en effet que la variation peut affecter toutes les composantes linguistiques à divers degrés et les lexicographes savent qu’il est difficile d’en rendre compte de façon claire et nuancée dans le cadre descriptif très contraignant d’un dictionnaire général en un volume. » Nous présentons ci-dessous les cas de variation géographique où l’on peut opposer clairement deux éléments linguistiques. Généralement, ces emplois sont précédés de la marque UQ, mise pour « emploi caractéristique de l’usage québécois » ou UF, mise pour « emploi caractéristique de l’usage français. Par ailleurs, dans certains cas, l’écart observé entre les usages québécois et français relève plutôt d’une différence de contextes référentiels que d’une véritable opposition linguistique. Ces cas de variation géographique sont alors notés à l’aide d’indicateurs contextuels. Nous avons tenté, dans la mesure du possible, de systématiser cette approche dans l’ensemble du dictionnaire. Les diverses banques de données textuelles et lexicologiques, de même que les ouvrages lexicographiques, tant hexagonaux que québécois, nous servent de référence pour cerner les emplois caractéristiques du Québec ou de la France. Il importe ici de noter que dans cette première édition de l’ouvrage, la variation géographique ne concerne que la mise en relation des emplois québécois par rapport à l’usage hexagonal; le cadre comparatif n’inclut pas, de manière générale, les emplois suisse et belge, etc.

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Ces deux derniers dictionnaires ne nuancent pas la variation observable à l’échelle de la francophonie de celle qui s’observe à l’échelle des régions de France. Tous les cas de variation sont accompagnés de la marque Régionalisme ou Canada ou encore Québec et considérés comme des écarts par rapport au français hexagonal.


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3.1 Les marques diatopiques UQ et UF Il est souvent possible, sur le plan géographique, d’« opposer » certains emplois caractéristiques de l’usage québécois du français à d’autres emplois caractéristiques de l’usage du français hexagonal. Dans l’ouvrage, ces cas d’oppositions linguistiques sont identifiés par une marque diatopique, soit UQ ou UF, selon le cas. Toutefois, dire d’un emploi qu’il est caractéristique d’un usage n’implique pas nécessairement qu’il lui soit exclusif. Un mot peut être perçu comme caractéristique de l’usage français, même si un certain nombre de Québécois commencent à l’utiliser; cette perception peut notamment s’expliquer par une différence importante dans la fréquence d’emploi de ce mot de part et d’autre de l’Atlantique. Nous présentons ci-dessous quelques exemples d’articles illustrant ces cas de variation géographique. Il est à noter que les articles présentés à titre d’exemples sont en cours de révision. Il arrive qu’un mot soit caractéristique de l’usage québécois ou de l’usage français dans l’ensemble de ses emplois. La marque UQ ou UF est alors placée en début d’article et vaut pour tout le contenu de cet article (voir brunante, saucette, beurrée et tuque). Un emploi marqué peut aussi ne toucher qu’un sens (voir capsule, bêtise, bifteck) ou qu’une expression (voir ivrogne). Quant à l’équivalent, il peut être utilisé comme synonyme définitoire de l’emploi marqué ou identifié par un renvoi. Notons enfin que l’équivalent d’un emploi marqué (UQ ou UF) peut être non marqué (voir brunante, saucette, beurrée) ou caractéristique lui-même du français hexagonal ou du français québécois. (voir bleuet / myrtille, mitaine, glucomètre / glycémie, cellier). En voici quelques exemples :

3.2 Mots caractéristiques de l’usage québécois L’ensemble de l’article brunante est marqué UQ puisque ses deux emplois, le nom et la locution adverbiale, sont caractéristiques de l’usage québécois. Les flèches synonymiques introduisent des renvois vers brune et crépuscule, dans le cas du nom; vers à la brune et entre chien et loup, pour ce qui est de la locution adverbiale. Comme ces mots et locutions relèvent du fonds commun du français, les renvois ne sont pas marqués. À l’article brune, on précisera par ailleurs que le nom et l’expression sont marqués vieux ou littéraire. [bRynɑ̃t] n. f. – 1778 (in TLFQ); de brunir et -ante. Tombée de la nuit. ⇒ BRUNE, CRÉPUSCULE. « Entre lune et soleil se glisse l’heure sombre, épaisse, gluante, plus poignante que la brunante » (A. Hébert, 1982). – Loc. adv. À LA BRUNANTE. À la tombée de la nuit. ⇒ À LA BRUNE, entre CHIEN* et loup. « Certains soirs à la brunante, l’horizon [...] était cependant si clair qu’il me semblait que j’allais tomber dedans » (G. Soucy, 1998*). BRUNANTE UQ

Le mot saucette est caractéristique du Québec et de registre familier; la flèche synonymique renvoie le lecteur à trempette, mot neutre, sans restriction géographique d’emploi, et donc non marqué. [sosɛt] n. f. – 1909; de saucer et -ette. fam. Baignade rapide. ⇒ TREMPETTE. Faire une saucette dans la piscine.

SAUCETTE UQ

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Le mot beurrée est caractéristique du Québec; la flèche synonymique renvoie ici à tartine, d’emploi commun au Québec et en France. Une remarque précise que le sens principal de beurrée est vieilli en France. [bœRe] n. f. – 1585 (in FEW); de beurre et -ée. Tranche de pain recouverte de beurre. ⇒ TARTINE. « Son goûter, très modeste, se composait invariablement de beurrées de pain de ménage accompagnées de radis » (F. Leclerc, 1946*). REM Ce sens est vieilli en France. ‒ par ext. Une beurrée de confiture, de beurre d’arachide(s). BEURRÉE UQ

L’article tuque présente également deux emplois caractéristiques de l’usage québécois : le nom et une expression figurée et familière, attache ta tuque. Le mot bonnet est utilisé comme générique dans la définition et non marqué sur le plan géographique. Il en va de même pour l’expression tiens-toi prêt qui définit attache ta tuque. [tyk] n. f. – 1726 (in TLFQ); d’un mot des anciens parlers du Sud-Ouest de la France désignant une colline arrondie; du préindo-européen *tukka « courge; colline ». UQ Bonnet d’hiver avec ou sans pompon. Une tuque en laine, de laine. « La guerre des tuques » (film d’A. Melançon). « on "sortait dehors", la tuque enfoncée jusqu’au bord des yeux, le long foulard bien enroulé autour du cou, la paire de mitaines bien sèches qu’on finissait d’enfiler fébrilement » (C. Jasmin, 1972). ‒ fig. et fam. Attache ta tuque : tiens-toi prêt. « Vous trouvez les banques trop grosses? Attachez vos tuques! Elles vont grandir encore » (Commerce, 1997). TUQUE

4. Sens caractéristiques de l’usage québécois Le sens principal de cellier est d’emploi commun en France et au Québec, et donc non marqué, alors que son sous-sens, caractéristique de l’usage québécois, est marqué UQ. Il renvoie à son équivalent hexagonal, cave à vins, lui-même marqué UF. e

[sɛlje] n. m. – Début 12 s. (in TLF); du latin cellarium, de cella « chambre à provisions ». Pièce généralement fraîche, aménagée pour la conservation du vin, de denrées alimentaires. ◈ UQ Armoire à température et humidité contrôlées où l’on conserve le vin. ⇒ UF CAVE* à vin(s). CELLIER

Le sens 1 de mitaine est neutre, sans restriction géographique et donc non marqué. Le sens 2, caractéristique du français québécois, est marqué UQ et mis en relation avec son équivalent en France : moufle. Notons que cet emploi de mitaine est également utilisé en Suisse. Par ailleurs, le sous-sens à la mitaine est de même caractéristique du français québécois, la marque diatopique UQ couvrant l’ensemble du sens 2. Au sens 3, c’est un syntagme, mitaine de four, marqué UQ et familier, qui est mis en relation avec un équivalent neutre d’emploi commun en France et au Québec : gant de cuisine.

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[mitɛn] n. f. – 1180; de l’anc. franç. mite « chatte » et -aine; par allusion à la fourrure douce de cet animal. 1. Gant de femme long et élégant, laissant à découvert l’extrémité des doigts. 2. UQ Gant chaud qui recouvre entièrement la main sans séparation pour les doigts, excepté pour le pouce. ⇒ UF MOUFLE. Mitaines de laine, de cuir. Mitaines en fourrure. Mitaines de ski. « elle s’égarait dans les remous de neige [...] et suçait la glace qui collait au pouce de ses mitaines » (M.-C. Blais, 1965*). REM Ce sens est vieilli en France. ◈ Loc. adv. fam. À LA MITAINE. À la main, sans moyens techniques. ⇒ ARTISANALEMENT, MANUELLEMENT. « un article écrit à la mitaine, télécopié, puis retranscrit » (Le Soleil, 2002). 3. par anal. Accessoire dans lequel on glisse la main, destiné à divers usages. – HOCKEY Mitaine (de gardien de but) : gant qui protège la main et le poignet du gardien de but, que ce dernier utilise pour saisir les rondelles dirigées vers lui. (in GDT) « la rondelle a arrêté sa course dans la mitaine du gardien» (La Presse, 2005). – UQ fam. Mitaine de four, isolante, pour saisir les plats chauds. ⇒ GANT* de cuisine, manique. MITAINE

Dans les deux articles qui suivent, le premier sens de la dénomination bleuet et de la dénomination myrtille sont présentés comme étant respectivement caractéristiques du français en usage au Québec (UQ) et du français en usage en France (UF). Leur définition rappelle toutefois qu’ils sont généralement associés à des espèces distinctes, l’une nord-américaine et l’autre européenne. Ici encore, les deux mots sont clairement mis en relation au moyen du renvoi marqué qui suit la définition. On note de même ici les référents culturels illustrés grâce à l’exemplification (exemples et citation). [bløɛ] n. m. – 1615 (in NPR); variante de bluet; diminutif du mot dialectal blu « myrtille »; avec influence de bleu. I. UQ 1. Baie comestible bleue ou noirâtre, à saveur douce et acidulée, produite par diverses espèces d’airelles, en particulier par des espèces indigènes de l’est de l’Amérique du Nord; arbuste à tiges dressées qui produit ce fruit. ⇒ UF MYRTILLE. ⇑ AIRELLE. Bleuets sauvages, cultivés. Talle de bleuets. Confiture de bleuets. Pouding, tarte aux bleuets. « les oiseaux grappillent tous au festin des bleuets; et, gavés [...], s’endorment les ours, le museau dans les talles » (F.-A. Savard, 1937*). 2. (avec une majusc.) Surnom des habitants de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, reconnue pour sa production de bleuets. II. (1380, blevaiz (in TLF); 1404, bleuez (in TLF); de bleu) Nom donné aux centaurées à fleurs généralement bleues. ‒ BLEUET DES CHAMPS ou UF cour. BLEUET : espèce indigène d’Eurasie, autrefois commune en Europe dans les champs de céréales. ⇒ CENTAURÉE* bleuet. BLEUET

[miʀtij] n. f. – Vers 1256 (in TLF); du latin myrtillus. Baie comestible bleue ou noirâtre, à saveur douce et acidulée, produite par diverses espèces d’airelles, en particulier par l’airelle myrtille, qui croît notamment dans le nord de l’Europe; arbuste à tiges dressées qui produit ce fruit. ⇒ UQ BLEUET. ⇑ AIRELLE. Confiture de myrtilles. MYRTILLE UF

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Ce type d’opposition peut aussi toucher des sens plus techniques. Ainsi, le sens 2 de glucomètre, marqué UQ, a comme équivalent le terme lecteur de glycémie, marqué UF, puisqu’il est caractéristique de l’usage français. Sous glycémie, le terme lecteur de glycémie est défini par son équivalent québécois. [glykɔmɛ:tʀ] n. m. – 1872 (in GDU); de gluco- et -mètre. 1. Aréomètre servant à mesurer la quantité de sucre dans un moût. 2. UQ Appareil, le plus souvent portatif, servant à mesurer le taux de glucose sanguin. (in GDT) ⇒ UF lecteur de GLYCÉMIE*. « La surveillance du taux de sucre dans le sang au moyen du glucomètre fait partie de la vie quotidienne des diabétiques » (Le Droit, 2001). REM Recomm. de l’OQLF. GLUCOMÈTRE

[glisemi] n. f. – 1872; de glyc(o)- et -émie. biol. Concentration de glucose sanguin. [type : HYPERGLYCÉMIE, HYPOGLYCÉMIE.] Contrôler la glycémie d’un diabétique. − UF Lecteur de glycémie : glucomètre. GLYCÉMIE

Dans l’article capsule présenté ci-dessous, le macro-sens II atteste un sens québécois de capsule (emprunté à l’anglais). Le pendant hexagonal correspond au générique chronique compris dans la définition. [kapsyl] n. f. – 1478; du latin capsula « coffret ». I. 1. anat. Formation anatomique en forme d’enveloppe, de sac. ⇒ MANCHON. Capsule synoviale. Capsules surrénales. 2. bot. Enveloppe sèche et dure, généralement de forme ovoïde, qui renferme les graines de certaines plantes à fruits déhiscents. Capsule de pavot. 3. méd. Enveloppe soluble qui enrobe certains médicaments. 4. (ARMES) Enveloppe de cuivre dont le fond est garni de poudre fulminante. 5. Petit couvercle métallique qui enserre le goulot d’une bouteille pour la fermer. « il dévissa la capsule et but une grande gorgée » (V.-L. Beaulieu, 1974*). 6. Capsule spatiale : habitacle récupérable d’un véhicule spatial. II. (1990 (in TLFQ); de l’anglais capsule « écrit condensé ») UQ Brève chronique spécialisée diffusée dans les médias. Capsule radio, télé. Capsule linguistique. CAPSULE

Dans l’exemple qui suit, le sens 2 de bêtise, caractéristique de l’usage québécois familier, est défini par son équivalent non marqué, injure. Un exemple et une citation d’Anne Hébert permettent d’illustrer la combinatoire de cet emploi. [bɛtiz] n. f. – 1544 (in TLF); de bête et -ise. 1. Manque de jugement ou d’intelligence; comportement ou propos le dénotant. ⇒ ÂNERIE, IDIOTIE, NIAISERIE, SOTTISE; fam. CONNERIE. La bêtise humaine. Faire des bêtises. 2. UQ fam. Injure. Une lettre de bêtises. Crier, chanter des bêtises à qqn : injurier qqn. « Furieuses d’être dérangées à l’hôtel [...] les deux femmes nous ont chanté des bêtises » (A. Hébert, 1982). 3. Chose de peu d’importance. ⇒ BAGATELLE, BROUTILLE, RIEN, VÉTILLE. Se disputer pour des bêtises. 4. Berlingot à la menthe. Les bêtises de Cambrai. BÊTISE

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5. Expressions caractéristiques de l’usage français ou québécois Il arrive également qu’une locution ou une expression soit marquée. Dans l’exemple cidessous, l’expression gagner son bifteck, caractéristique de l’usage hexagonal, est marquée UF. Elle est définie par un équivalent non marqué : gagner sa vie, et suivie d’un renvoi à une autre expression non marquée : gagner son pain. [biftɛk] n. m. – 1807 (in TLF); 1735, beeft steks (in TLF); de l’anglais. REM On écrit rarement biftèque. Tranche de bœuf à griller. ⇒ STEAK. Des biftecks saignants. Bifteck d’aloyau. -Bifteck haché : viande hachée, spécialt de bœuf. ⇒ STEAK* haché. ◈ UF fig. Gagner son bifteck : gagner sa vie. GAGNER SON PAIN*. BIFTECK

Dans l’article ivrogne présenté ci-dessous, deux variantes de la même expression reçoivent la même définition : promesse d’ivrogne, marquée UQ et serment d’ivrogne, marquée UF. [ivRɔɲ] n. et adj. – 1160 (in NPR); du lat. pop. *ebrionia « ivresse ». REM Le féminin ivrognesse est vieilli. Personne qui s’enivre régulièrement, qui abuse de l’alcool. ⇒ ALCOOLIQUE, BUVEUR; fam. BOIT-SANS-SOIF, POCHARD, POIVROT, SAC* à vin, SOIFFARD, SOÛLARD, UF SOÛLAUD, UQ SOÛLON. Une ivrogne. – Adj. Une personne ivrogne. ◈ UQ Promesse d’ivrogne ou UF serment d’ivrogne, sans valeur, que l’on ne tiendra pas. IVROGNE

5.1 Variation géographique notée au moyen d’indicateurs contextuels Un mot peut souvent être perçu comme caractéristique de l’usage québécois ou français sans pour autant s’inscrire dans une situation d’opposition linguistique (concurrence lexicale). C’est le cas de toute une série de mots, comme acériculture, cégep, etc., qui sont étroitement associés à des éléments caractéristiques du contexte référentiel québécois ou nord-américain et pour lesquels le français ne connaît pas actuellement d’autres dénominations. Comme il ne s’agit pas, à proprement parler, de cas d’oppositions linguistiques, ces emplois (mot, sens, syntagme ou expression) ne portent pas les marques diatopiques UQ ou UF. La précision d’ordre géographique indiquant le lieu lié au contexte référentiel est plutôt fournie dans la définition du mot ou du sens touché (voir touladi, ouananiche et oka); elle peut également être associée à une précision sémantique (voir acériculture, aloyau et pouding) ou apporté dans une remarque encyclopédique (voir. cerf), etc.

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5.2 Précision géographique intradéfinitionnelle [’wananiʃ] n. f. – 1824 (in TLFQ); du montagnais. Sous-espèce du saumon de l’Atlantique, de petite taille, indigène du Québec et des provinces atlantiques, qui vit et se reproduit en eau douce. [Salmo salar ouananiche; famille des salmonidés.] ⇒ SAUMON* d’eau douce. La ouananiche du lac Saint-Jean. « emblème jeannois blason des ondes / ouananiche ouananiche / tu rafistoles nos vieilles chimères / en faisant sourire même les pierres » (G. Langevin, 1997). OUANANICHE

[tuladi] n. m.– 1861 (in TLFQ); 1855, touradi (in TLFQ); d’une langue amérindienne. Poisson des lacs profonds du nord de l’Amérique du Nord, voisin de l’omble mais de forme plus allongée et pouvant atteindre une plus grande taille, au corps marqué de nombreuses taches pâles. [Espèce Salvelinus namaycush; famille des salmonidés.] ⇒ TRUITE* DE LAC, TRUITE* GRISE. Le touladi est l’un des plus gros poissons d’eau douce du Canada. TOULADI

[okɑ] n. m. – 1906 (in DHFQ); du n. pr. Oka, municipalité du Québec. Fromage québécois de lait de vache à pâte demi-ferme et à croûte lavée. OKA

5.3 Précision géographique associée à une précision sémantique [aseRikyltyR] n. f. – 1929 (in DHFQ); du latin acer « érable »; sur le modèle de agriculture. (au Québec) Exploitation d’une érablière pour la récolte de la sève en vue de sa transformation en sirop et en produits dérivés (beurre, tire, sucre d’érable). ACÉRICULTURE

[alwajo] n. m. – 1611 (in TLF); vers 1393, allouyaulx (in TLF); probablement de l’ancien français alœ, alœl « alouette ». – Plur. : aloyaux. ◆ boucherie 1. (coupe canadienne) Pièce de bœuf prélevée dans la longe courte, comportant un os en T, le filet et le contre-filet. Bifteck d’aloyau. 2. (coupe française) Pièce de bœuf coupée le long du dos entre la dernière côte et le sacrum, et comprenant le filet, le contre-filet et le romsteck. ALOYAU

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ou PUDDING [pudiŋ] n. m. – 1698 (in GRLF); mot angl. « sorte de boudin ». pouding. I. (dans la cuisine britannique) Entremets à base de mie de pain, de farine, d’œufs, de moelle de bœuf et de raisins de Corinthe, souvent parfumé avec de l’eau-de-vie, que l’on sert traditionnellement à Noël. (in TLF) ⇒ PLUM-PUDDING. II. (dans la cuisine française) Gâteau fait de mie de pain, de biscuits, d’œufs, de fruits secs et confits, souvent aromatisé à l’alcool. III. (dans la cuisine québécoise) 1. Dessert constitué d’une pâte à gâteau cuite au four sur une préparation sucrée. Pouding aux bleuets, à la rhubarbe, au chocolat. « le cuisinier s’avança, triomphant [...], portant un pouding aux framboises qui laissait fuser de petits jets de vapeur » (Y. Beauchemin, 1981*). – Pouding chômeur, dont la pâte à gâteau recouvre un sirop à base de cassonade ou de sirop d’érable, d’eau et de beurre. 2. POUDING AU PAIN (DE L’ANGLAIS bread pudding) : dessert à base de pain rassis, d’œufs et de lait. Du pouding au pain servi avec du sirop d’érable.3. Dessert crémeux à base de lait, de sucre et d’œufs. Pouding au caramel, au chocolat, au tapioca. REM L’OQLF recommande crème-dessert. POUDING RO

5.4 Précision géographique en remarque CERF [sɛʀ] n. m. – 1080; du lat. cervus. 1. Cervidé des forêts d’Amérique et d’Eurasie, généralement de grande taille, à pelage brun rougeâtre ou grisâtre, dont le mâle porte des bois ronds, plus ou moins ramifiés; spécialt (PAR OPPOS. À biche) cerf mâle. [Genres Cervus, Odocoileus et voisins.] [femelle : BICHE; petit : FAON; cri : BRAMER.] Bois de cerfs. Ravage de cerfs. Chasse au cerf. Viande de cerf. « une chanson qui évoquait la douceur des plaines, la liberté des cerfs, des faons naïfs aux grands yeux innocents » (G. Roy, 1945*). REM Au Québec, le mot cerf désigne généralement le cerf de Virginie et, en France, le cerf élaphe. – CERF DE VIRGINIE [O. virginianus] : espèce nord-américaine commune, marquée de blanc à la gorge, au ventre et sous la queue. ⇒ CHEVREUIL. [type : CARIACOU.] « Anticosti, le paradis des chasseurs de cerf de Virginie » (Le Droit, 1995). – CERF ÉLAPHE [C. elaphus] : espèce commune d’Eurasie, aussi présente dans l’ouest de l’Amérique du Nord, plus grande que le cerf de Virginie et marquée à la croupe d’une tache jaunâtre. ⇒ CERF ROUGE. – CERF(-)MULET [O. hemionus] : espèce de l’ouest de l’Amérique du Nord, voisine du cerf de Virginie mais à pelage plus sombre, à oreilles plus longues et à queue marquée de noir. – CERF ROUGE : autre nom du cerf élaphe; UQ spécialt (PAR OPPOS. À wapiti) sous-espèce eurasienne domestiquée. Élevage de cerfs rouges. Viande de cerf rouge. – CERF SIKA [C. nippon] : espèce originaire de l’est de l’Asie, à pelage tacheté de blanc (appelée aussi sika). 2. par ext. CERF PORTE-MUSC : autre nom du portemusc.

5.5 Variation géographique touchant le genre de certains mots Certains mots varient en genre dans toute la francophonie (après-midi, n. m. inv. ou f. inv.; oasis, n. f. ou m.). Pour d’autres mots, cette variation est géographique et identifiée comme telle. Dans ce cas, nous avons appliqué le principe suivant : nous indiquons les deux genres;

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d’abord le genre le plus courant au Québec, suivi du genre le plus courant en France; en remarque, la répartition géographique du genre, en indiquant d’abord l’usage au Québec. [sɛlɔfan] n. m. ou f. – REM Ce mot est généralement masculin au Québec et féminin en France. TRAMPOLINE [tRɑ̃pɔlin] n. f. ou m. – REM Ce mot est généralement féminin au Québec et masculin en France. CAROUBE [kaRub] n. m. ou f. – REM Ce mot est généralement masculin au Québec et féminin en France. FETA ou FÉTA [fetɑ] n. m. ou f. – RO féta. REM Ce mot est généralement masculin au Québec et féminin en France. CELLOPHANE

6. Cas de variation géographique touchant les emprunts critiqués à l’anglais Les emprunts critiqués à l’anglais reçoivent un traitement différent des autres mots et sont clairement identifiés. Ils sont précédés d’un signe négatif et de la marque CRITIQUÉ. La rubrique étymologique vient en outre rappeler leur origine anglaise. Plutôt que de s’attacher à décrire leurs emplois, l’accent est mis sur les équivalents standard. Ceux-ci sont introduits par une flèche, avec des exemples d’emploi. ⊗

n. m. – 1958 (in DDL); de l’anglais nord-américain. Remue-méninges. Une séance de remue-méninges.

BRAINSTORMING

CRITIQUÉ ▹

⊗ 
ONE-MAN-SHOW ou ONE MAN SHOW n. m. – 1955; mot angl. – Plur. : one-man-shows ou one man shows. REM Fém. : one-woman-show ou one woman show. CRITIQUÉ ▹ Spectacle solo*, solo. Spectacle solo d’un, d’une artiste.

Comme tous les emplois caractéristiques de l’usage au Québec, les emprunts critiqués (mots ou syntagmes) typiquement québécois sont identifiés par la marque diatopique UQ, qui précède la marque CRITIQUÉ. ⊗ 
ARBORITE n. m. – 1948 (in DHFQ); de l’anglais nord-américain; nom déposé. UQ CRITIQUÉ ▹ Lamifié, stratifié. Comptoirs de cuisine en lamifié, en stratifié. ⊗ 
CÉDULER v. tr. dir. – 1933 (in TLFQ); de l’anglais to schedule. UQ CRITIQUÉ ▹ Fixer, inscrire à l’horaire, prévoir, programmer. Fixer un rendez-vous. Inscrire un cours à l’horaire. Prévoir des vacances. Programmer des activités. n. m. – 1988 (in Bornéo); de l’anglais. ▹ inform. Sauvegarde. Sauvegarde d’un fichier. Système de sauvegarde automatique. ▹ Copie* de sauvegarde. S’assurer d’avoir une copie de sauvegarde. ⊗

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UQ CRITIQUÉ

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Hélène Cajolet Laganière

n. m. – 1848 (in TLF); mot anglais « tranche de viande ou de chair de poisson ». Tranche de bœuf à griller. BIFTECK. Steak bleu, saignant, à point, bien cuit. Steak au poivre. Steak d’intérieur de ronde, de surlonge. – Steak tartare*. –Steak haché : viande haché, spécialt de bœuf. BIFTECK* haché. ‒ Steak frites, servi avec des frites. ◈ par ext. Steak de cheval, de chevreuil, d’orignal. ⊗ UQ CRITIQUÉ ● steak (de saumon, de flétan, etc.) (de l’anglais steak; employé en parlant de poissons) : darne. STEAK

Certains emprunts sont critiqués au Québec, même s’ils sont admis dans l’usage standard en France. De façon générale, nous ajoutons une remarque pour préciser cette variation. ⊗ BABYSITTER ou BABY-SITTER n. – 1950 (in GRLF); de l’angl. baby « bébé » et sitter « poule couveuse ». – Plur. : babysitters ou baby-sitters. RO BABYSITTEUR. CRITIQUÉ AU QUÉBEC ▹ Gardien, gardienne d’enfant. REM Babysitter n’est généralement pas critiqué en France, où il est d’usage courant. adj. et n. – 1957 (in NPR); de l’anglais. Indépendant, pigiste. Un rédacteur indépendant. Une journaliste pigiste. Travailler comme pigiste. REM Free-lance n’est généralement pas critiqué en France, où il est d’usage courant. ⊗

FREE-LANCE

CRITIQUÉ AU QUÉBEC ▹

n. m. – 1872 (in NPR); de l’anglais. golf Vert. La balle s’est immobilisée sur le vert. REM Green n’est généralement pas critiqué en France, où il est d’usage courant. ⊗

GREEN

CRITIQUÉ AU QUÉBEC ▹

n. m. – 1934 (in TLF); de l’anglais. Nettoyeur. Porter des vêtements chez le nettoyeur. REM Pressing n’est généralement pas critiqué en France, où il est d’usage courant. ⊗

PRESSING

CRITIQUÉ AU QUÉBEC ▹

7. Variation géographique relative à des avis de normalisation Certains mots ou sens décrits ont fait l’objet d’une proposition ou d’une recommandation officielle de la part de l’Office québécois de la langue française (OQLF), organisme de normalisation au Québec, ou d’une autorité linguistique en France. Ces mots ou sens font l’objet d’une remarque lorsqu’ils ne sont pas implantés dans l’usage ou lorsqu’ils sont en concurrence avec une autre forme. Certaines de ces recommandations concernent la graphie du mot. C’est le cas de chop suey et de bagel, notamment :

Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS 133

[tʃɔpsui] n. m. – 1912 (in TLFQ); de l’anglais, qui l’a emprunté au chinois. – Plur. : chop sueys. REM L’OQLF propose la graphie chop soui. Dans la cuisine sino-américaine, mets généralement à base de germes de haricots, de légumes et de viande sautés. CHOP SUEY

[begəl] ou [bagɛl] n. m. – 1983 (in TLFQ); de l’anglais nord-américain, qui l’a emprunté au yiddish beigel ou beygel. REM L’OQLF recommande la graphie baguel. Petit pain d’origine juive, à pâte ferme et dense, en forme d’anneau. Bagel au sésame. Bagel au saumon fumé. BAGEL

D’autres recommandations touchent directement un mot ou un sens caractéristique de l’usage québécois ou français. Dans le cas de beignerie, il s’agit d’une réalité typiquement nord-américaine; il n’y a pas d’équivalent non marqué géographiquement. [bɛɲʀi] n. f. – 1982 (in TLFQ); de beigne et -erie. (au Québec) Établissement de restauration où l’on fabrique et vend des beignes. REM Recomm. de l’OQLF. BEIGNERIE

Dans les cas d’ovniologie, de slow food et d’alunir, il y a une proposition ou une recommandation d’un organisme officiel pour l’emploi d’un mot plutôt qu’un autre : [ɔvnjɔlɔʒi] n. f. – 1997 (in Le Soleil); de l’acronyme français ovni, pour objet volant non identifié, et -ologie; sur le modèle de l’anglais nord-américain ufology. UQ Étude des ovnis. ⇒ UFOLOGIE. REM L’OQLF propose ovniologie plutôt qu’ufologie. SLOW FOOD [slofu:d] n. m. – 1981 (in Bornéo); de l’anglais. Mouvement qui s’oppose à la restauration rapide et à la malbouffe en faisant la promotion de la sauvegarde des traditions culinaires locales ainsi que de la biodiversité agroalimentaire. « les défenseurs du slow food retrouvent avec attention les mijotés et les tajines, qui gagnent en popularité auprès du public » (Le Devoir, 2007). REM Ce mot, parfois critiqué, n’a pas d’équivalent standard usuel; l’OQLF propose écogastronomie. OVNIOLOGIE

[alyniʀ] v. intr. VOIR conjug. finir [38]. – 1921 (in TLF); de a- et lune; sur le modèle de atterrir. Se poser sur la Lune. « J’irai dans la lune pour voir qui des Russes ou des Américains aluniront les premiers » (J. Godbout, 1967). REM L’Académie française recommande atterrir sur la Lune plutôt qu’alunir. ALUNIR

8. En conclusion Le projet FRANQUS vise à fournir aux Québécois une description du français qui réponde à leurs besoins langagiers, qui témoigne de leurs usages du français, qui corresponde enfin à leurs expériences et à leur milieu de vie. Cette description, essentiellement québécoise, en

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Hélène Cajolet Laganière

raison de sa prise en compte des contextes linguistiques, socioculturels et référentiels québécois, n’en est pas moins ouverte sur la francophonie, comme en témoigne l’approche originale mise au point par le groupe de recherche pour rendre compte de la variation géographique. De manière à répondre aux attentes exprimées par le public visé, nous avons élaboré une nomenclature originale et développé un système de marques approprié à notre description lexicographique. Nous nous sommes concentrés, dans le cadre de cet exposé, sur les marques et indicateurs géographiques afin d’informer adéquatement le lecteur sur l’aire géographique que recouvre l’emploi décrit et d’ainsi faire les ponts avec la francophonie. Tous les sens standard sont largement exemplifiés et souvent assortis de citations de nos meilleurs écrivains et écrivaines. Ces citations littéraires tissent la trame culturelle de l’ouvrage. Elles permettent de faire partager notre héritage culturel tout en illustrant des sens et des emplois standard du français en usage au Québec. L’accent est mis également sur l’ajout des cooccurrents les plus usuels, lesquels témoignent également des référents culturels québécois et nord-américains. Pour compléter notre description de l’usage du français au Québec, nous avons aussi développé un système de marques et remarques normatives; celles-ci s’ajoutent aux marques et indicateurs géographiques, selon le cas. À cet égard, nous avons cherché à être clairs et explicites tout en reflétant le plus possible la réalité langagière du Québec, en prenant en compte le jugement que portent les Québécois sur leurs mots. En collaboration avec nos consultants spécialistes, nous avons également enrichi les rubriques étymologiques, notamment pour ce qui est des mots, des sens et des expressions caractéristiques du Québec et de l’Amérique du Nord.

Bibliographie Dictionnaires : Bélisle, Louis-Alexandre. 1957. Dictionnaire général de la langue française au Canada, Québec, Bélisle Éditeur (1971 : 2e édition); 1979 : 3e édition; Dictionnaire nord-américain de la langue française, Montréal, Beauchemin. Dictionnaire du français Plus, à l’usage des francophones d’Amérique (DFP), Montréal, Centre éducatif et culturel inc., 1988. Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA). Langue, histoire géographie et culture générale, rédaction dirigée par Jean-Claude Boulanger, supervisée par A. Rey, Saint-Laurent, Québec, DicoRobert inc, 1992 (1993; 2e édition revue et corrigée). Le CD-ROM du Petit Robert, version électronique du Petit Robert, Version 2.1, Paris, Dictionnaires Le Robert 2001. Le Petit Larousse illustré 2007, Paris, Larousse, 2006.

Autres références Elchacar, Mireille et Louis Mercier (à paraître). « Mise en relation des particularismes québécois et hexagonaux dans les dictionnaires usuels du français : vocabulaire politique et limites du marquage topolectal », dans les Actes du colloque La marque lexicographique : quel avenir? (Nicosie, Chypre, octobre 2006), 14 p. Mercier, Louis (à paraître-a). « Le traitement des noms d’espèces naturelles dans un dictionnaire québécois ouvert à la variation topolectale et à la différence de contextes référentiels », dans les Actes des Deuxièmes Journées allemandes des dictionnaires, Colloque international de lexicographie – Le dictionnaire maître de langue. Lexicographie et didactique, édités par Michaela Heinz, Tubingen, Max Niemeyer Verlag (« Lexicographica »), 24 p.

Marques et indicateurs géographiques dans le dictionnaire général du français de l’équipe FRANQUS 135 Mercier, Louis (à paraître-b). « Travailler depuis le Québec à l’émancipation de la lexicographie du français », dans : Le français des dictionnaires. L’autre versant, sous la direction de Claudine Bavoux (dir.), Paris, De Boek éditeur, 14 p. Site Web du projet FRANQUS. Présentation du dictionnaire général du français en usage au Québec (en cours de rédaction). http:/franqus.usherbrooke.ca/

INGRID NEUMANN-HOLZSCHUH

Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien

1. Introduction Depuis le travail fondamental de Gülich (1970) les marqueurs discursifs (MD) ont une place importante dans les recherches sur la syntaxe et la pragmatique notamment de la langue française.1 Un aspect particulier qui ne fait l’objet d’études scientifiques que depuis quelque temps est l’emprunt des marqueurs discursifs de la langue dominante par la langue dominée dans des sociétés bilingues, un cas de « contact induced grammatical replication » selon Heine & Kuteva (2005).2 Pour ce qui est de la francophonie nordaméricaine le phénomène voulant que des marqueurs discursifs anglais soient bien attestés dans toutes les variétés du français hors Québec est décrit dans plusieurs études dont quelques-unes sont assez sommaires, ne portant en règle générale que sur une seule variété.3 L’objectif de cette analyse est double, sur la base de plusieurs corpus des différentes variétés du français acadien nous essaierons dans un premier temps de fournir quelques premières données pour une telle analyse comparative.4 Nous présenterons, d’une façon assez sommaire d’ailleurs, des exemples de

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Cf. l’état de la recherche dans Mosegaard Hansen (1998). Cf. aussi les travaux de Ducrot notamment Ducrot et al. (1980). La réflexion théorique actuelle est bien reflétée dans deux volumes parus en 2006, celui de Fischer et celui de Drescher & Job, ce dernier portant uniquement sur les langues romanes. Cf. par exemple Field (2002). Pour ce qui est des travaux sur l’emprunt de mots fonctionnels cf. le fascicule 4 du International Journal of Bilingualism paru en 2000 qui contient plusieurs articles portant sur les marqueurs discursifs empruntés dans plusieurs langues du monde, sauf le français ; d’un intérêt particulier sont les contributions de Matras (2000), Maschler (2000) et de Rooij (2000). Une étude exemplaire sur l’emprunt de mots fonctionnels espagnols dans des langues amérindiennes du Mexique est due à Stolz & Stolz (1996). L’article de Lipski (2005) fournit des observations importantes sur l’intégration de SO et d’autres MD dans le discours espagnol des hispanophones aux États-Unis. Cf. Roy (1979), Mougeon & Beniak (1991), Mougeon (2000), Perrot (1995, 234sq.), Chevalier (2000, 2002), King (2000, 109-113), Petraş (2005), Giancarli (2003) et Wiesmath (2001, 2006). Au moment de la rédaction de l’article, je n’avais pas encore pris connaissance de Chevalier (2007). La thèse encore non publiée d’Edith Szlezák (2007) sur le français parlé dans le Massachusetts contient des réflexions importantes sur ce qu’elle appelle « alien discoure markers » dans le parler des Francos. Pour la Louisiane cf. Neumann-Holzschuh (2008). Les corpus consultés sont les suivants : Louisiane (LOU) : Stäbler (1995a), Rottet (2001), Smith (1994), LFLD (= Louisiana French Lexical Database ; un corpus établi par A. Valdman et son équipe sous le titre A la découverte du français cadien à travers la parole / Discovering Cajun French through the spoken word, CD-ROM 2004, éd. par Indiana University Creole Institute, Bloomington) ; Nouveau-Brunswick (NB) :

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Ingrid Neumann-Holzschuh

redoublement de certains marqueurs anglais et français dans les différentes variétés de l’acadien qui, du point de vue sémantique, sont plus au moins synonymes et qui ne se distinguent guère quant à leur comportement syntaxique et pragmatique. Ainsi y a-t-il coexistence de eh ben et WELL, de ça fait et SO ainsi de oui et YEAH, sans qu’on puisse discerner une différence notable dans la majorité des contextes. Il va de soi que ces observations ne sont qu’un premier pas vers une étude comparative plus exhaustive qui, non seulement, englobe toutes les variétés du français nordaméricain, mais qui, en suivant une approche pluridimensionnelle, donne une analyse plus approfondie du comportement syntaxique et sémantique ainsi que du comportement pragmatique et prosodique des marqueurs respectifs.5 Dans un deuxième temps nous poserons la question des facteurs internes et externes favorables à l’emprunt des marqueurs anglais dans les différentes variétés de l’acadien.

2. Réflexions théoriques Un des problèmes les plus épineux des recherches sur les MD est celui de leur définition et de leur classification. Comment définir un MD et comment établir la différence avec un marqueur ou un connecteur pragmatique ? Les MD sont-ils plutôt un sous-groupe de cette dernière classe de mots, qui, dans un sens large, assurent l’organisation du texte ? La littérature est abondante,6 pour les fins de cet article la définition assez large de Mosegaard-Hansen (1998) nous semble pourtant suffisante. Pour elle, les MD sont « non-propositional linguistic items whose primary function is connective, and whose scope is variable » (73), c’est-à-dire qu’il s’agit d’ « instructions from speaker to hearer on how to integrate their host unit into a coherent mental representation of the discourse » (358). Pour ce qui est de la sous-classification des MD nous renvoyons également à la littérature indiquée ; une division en marqueurs discursifs au sens étroit (ben), marqueurs pragmatiques (tu sais), et connecteurs (mais), telle qu’elle est proposée entre autres par Aijmer et al. (2006),7 semble tentative étant donné la diversité des lexèmes de base (adverbes, conjonctions) d’un point de vue syntacticosémantique que fonctionnel. Une analyse pragmatique exacte des marqueurs traités dans cet article, qui comme tous les MD peuvent avoir plus d’une seule fonction discursive, dépasserait cependant le cadre de ce travail.8

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5 6

7

8

Wiesmath (2006), Arrighi (2005) ; Nouvelle-Écosse (NÉ) : le corpus de Julia Hennemann (Regensburg) ; Terre Neuve (TN) : le corpus de Patrice Brasseur (Avignon) (cf. aussi Brasseur 2001), Îles-de-la-Madelaine (IM) : Falkert (2007). Une autre question à résoudre dans une étude plus détaillée est celle concernant la systématicité de l’alternance des marqueurs anglais et français. Cf. Schiffrin (1987), Brinton (1996), Andersen (2001), Fraser (1999, 2006), Hölker (1990), Mosegaard Hansen (1998), Fischer (2000, 2006), Ducrot et al. (1980), Dostie (2004), Szlezák (2007). Tous ces travaux soulignent la polyfonctionnalité des MD et les problèmes qui en résultent pour la description sémantique et pragmatique. Cf. Fraser (1999, 2006) et Dostie (2004) pour un propos semblable. De même que Vincent (1993), Chevalier (2000) distingue trois classes de marqueurs discursifs, les marqueurs interactifs, les marqueurs illocutoires et les marqueurs de structuration. Ceci vaut également pour le côté diachronique, c’est-à-dire les questions portant sur la grammaticalisation ou mieux de la pragmaticalisation de certains lexèmes devenus MD, cf. Waltereit (2006), Fleischman &

Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien

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Pour ce qui est de l’emprunt et de l’intégration des marqueurs anglais dans le discours français tel qu’il est réalisé dans toutes les régions acadianophones, trois questions se posent du point de vue théorique, a)

b)

c)

Est-ce que les MD empruntés sont des cas d’alternance de code ou plutôt des emprunts lexicaux ? Étant donné que les frontières entre « switches » et « borrowings » sont tout à fait floues, il n’y aura probablement pas, en fin de compte, de réponse définitive à cette question. Du fait, cependant, que les marqueurs comme WELL, YOU KNOW, SO et YEAH ne marquent pas le point de départ d’un passage à l’anglais, on devrait, sans doute, les considérer plutôt comme des emprunts lexicaux comme le font aussi Chevalier (2000, 2002) et Mougeon & Beniak (1991). Quelles sont les raisons pour lesquelles ces éléments anglais qui ont tous un équivalent en acadien, sont empruntés ? Quel rôle joue leur comportement syntaxique et sémantique particulier ? Et, last but not least, est-ce que ces emprunts remplissent des lacunes structurelles dans la langue qui emprunte ?

Pour ce qui est de la fréquence des MD anglais dans les différentes régions acadianophones, des statistiques représentatives manquent. Ce qui semble être bien clair, cependant, est le fait que l’intensité du bilinguisme dans la région respective est un facteur important pour l’étendue des emprunts. Ainsi le nombre des MD anglais est réduit voire non-existant dans la seule région acadianophone où l’anglais ne joue qu’un rôle négligeable, les Îles-de-laMadeleine (Falkert 2007) ; en revanche en chiac, la variété fortement anglicisée parlée dans la région monctonienne du Nouveau-Brunswick, les marqueurs anglais ainsi que quelques conjonctions ont plus ou moins remplacé leur équivalents français (Perrot 1995, 234sq.).

3. Les marqueurs discursifs « redoublés » Dans ce qui suit quelques emplois des marqueurs redoublés suivants seront analysés, mais / BUT, ça fait (que) / SO – les deux à cheval entre connecteurs de coordination et MD –, ainsi que les MD « proprement dit » tu connais / YOU KNOW, eh ben / WELL et ouais, oui / YEAH, tous bien attestés dans les variétés de l’acadien au Canada et en Louisiane. Notons cependant que le fait que nous sommes ici en présence de « paires » de MD n’implique pas une identité fonctionnelle complète ! S’il y a, certes, des convergences fonctionnelles étonnantes entre les marqueurs français et leurs homologues anglais, les emprunts, cependant, ne sont que rarement une copie exacte des marqueurs tels qu’ils sont employés dans la langue donatrice. Pour ce qui est du nombre des marqueurs empruntés, on ne trouve guère d’exemples autres que les marqueurs mentionnés ci-dessus. Ainsi les marqueurs NOW, I MEAN, ANYWAY, HOWEVER, AFTER ALL, LIKE etc., tous très fréquents en anglais9 ne sont que très rarement attestés en acadien et en cadien. Seul ANYWAY se trouve chez certains informateurs au NB (Arrighi 2005, 443), en NÉ (cf. exemple 12) et à l’Île-du-Prince-Édouard. La question se pose

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9

Yaguello (2004), Dostie (2004), Brinton (1996), Mosegaard Hansen (1998), Anderson (2001), Traugott & Dasher (2002) et Falkert (2006). Ce dernier travail analyse le glissement des emplois du connecteur ça fait de la zone grammaticale vers la zone pragmatique. Cf. Jucker & Smith (1998, 176), Fuller (2003), Schiffrin (1987), Fraser (1999).

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Ingrid Neumann-Holzschuh

donc de savoir, pour quelle raison ces marqueurs, pour lesquels il existe des équivalents français, ne sont pas empruntés de la même façon que WELL, SO etc.10

3.1 mais / BUT

Tout comme ça fait et SO (v. ci-dessous), la paire mais (mais-là) et BUT est caractérisée par le fait que ses membres sont des joncteurs d’origine qui – en français et en anglais – ont gardé cette fonction à côté de leur nouvelle fonction pragmatique. Dans toutes les variétés de l’acadien, la conjonction adversative mais peut être employée comme MD, quand le locuteur veut exprimer une opposition (une restriction, une précision) par rapport à la dernière partie du discours précédent sans qu’il y ait une relation de coordination nette.11 Notons, cependant, qu’il est souvent difficile de dire si mais ou BUT ont la fonction de MD ou de conjonction étant donné qu’ils gardent un reste non-négligeable de leur signification propositionnelle même s’ils ont la fonction de marqueurs.12 [1]

[2] [3]

Faut que tu parles en anglais cher. Uh uh. they want to abolish that language for all time. At one time eux-autres montrait des leçons en français. Et L. a teach le français longtemps, elle, à la Pointe. Mais c'est p'us, c'est une langue qui va être oublié, ça. (LOU – Rottet 2001, 128) le salange se met dedans mais là faut que tu laves ça comme i faut par exemple [la passe-pierre] (NB – Wiesmath 2006, 117) Vous avez vingt pieds en dehors. Auparavant, mais là ça pile pus asteure comme que ce tait. (TN – AC 059207).

La particule BUT peut apparaître dans le même contexte. [4]

t’avais des souliers c’est pas qu’/on ‘n avait BUT trois quart du temps on s’arait eu travelé nu-pieds (NB – Wiesmath 2006, 120)

Mais peut aussi être le signal de réponse avec une nuance adversative ainsi que le signal d’un changement de « turn » dans les passages dialogiques.

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11

12

Le parler acadien de l’Île-du-Prince-Édouard semble être une exception pour ce qui est de la diversité des marqueurs, cf. King (2000, 110), « The English discourse markers found in the Prince Edward Corpus are anyway, because, but, I mean, OK, or, plus, so, then, well and you know. The frequency and distribution of these markers differ considerably […] ». Les marqueurs les plus fréquents sont pourtant, là aussi, BUT et SO. Le nombre de marqueurs anglais dans le parler des Francos au Massachusetts est beaucoup plus élevé que dans les parlers acadiens du Canada et de la Louisiane (cf. Szlezák 2007). Entre parenthèses : Tandis que les marqueurs anglais empruntés sont plus au moins les mêmes en Louisiane et dans l’ancienne Acadie, il y a des différences au sein du monde acadien quant à l’emploi des MD français. Parmi les MD rares partout en Amérique figurent voilà, enfin, en fait et finalement ; plus fréquents sont les marqueurs donc, garde, écoute et alors, ce dernier étant rare en LOU mais bien attesté au NB (cf. Wiesmath 2006, 113sq.). Stäbler (1995b, 141-142) souligne la difficulté de différencier phonétiquement entre though et donc en cadien en tant que marqueurs de clôture, cf. aussi Wiesmath (2006, 116). Cf. Wiesmath (2006), Stäbler (1995b), Roy (1979). Au NB, ben peut avoir une valeur adversative et est synonyme de mais dans certains contextes (cf. Arrighi 2005, 438-440, Wiesmath 2006, 118). Cf. aussi Giancarli (2003) pour une analyse très fine du fonctionnement de ben, mais et BUT au NB. Vu les limites données par un article il ne s’agit ici que d’une analyse assez superficielle dont le but est plutôt de poser des questions que de les résoudre. Cf. Ducrot et al. (1980, 93-130) pour les différents emplois de mais en français.

Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien

[5]

C, A,

mais moi je voulais je connais pas éyoù on va aller après ça

C, A,

danser

141

avec du MODERN MUSIC mais viens (LOU – Stäbler 1995b, 138)

Les différences entre les différentes variétés de l’acadien semblent être notables pour ce qui est l’emploi de BUT. Tandis que mais est fortement concurrencé par la particule anglaise notamment dans le chiac du NB en tant que conjonction et marqueur discursif, il est nettement plus rare dans l’acadien traditionnel des Provinces Maritimes.13 En cadien louisianais BUT ne remplace mais en tant que conjonction que rarement,14 en revanche, BUT a assez souvent la fonction d’un marqueur d’hésitation (souvent suivi du « filler » euh / uh) en Louisiane et à Terre-Neuve. [6] [7]

[8]

moi je ne sais pas la raison pour ça BUT. euh . on dirait le président devrait avoir quelque chose à faire avec ça (LOU – Stäbler 1995a, 205) Il a un band. I joue des bals, des réception [sic], des mariages, des chose [sic] comme ça. BUT, uh, il aime son ouvrage, i le préfère. (LOU – Smith 1994, 210). Ce tait meilleur avant, dans mon temps, BUT … Je pouvions aller dans le bois, dans les cabanes, pis faire quèques piasses anyhow. (TN – MH 059201)

3.2 ça fait (que), fait / SO Contrairement au français de France, ça fait (en LOU aussi fait (-là)) peut être utilisé, dans les variétés du français nordaméricain, comme marqueur d’interaction tout en gardant sa fonction de connecteur dans une certaine mesure.15 Selon Wiesmath (2006, 92) et Falkert (2006) il s’agit d’un jonctif ambigu avec trois fonctions essentielles. a) Au début d’une phrase, ça fait (que) est un marqueur d’ouverture, un embrayeur de phrase qui peut avoir une fonction resomptive et correspond à enfin, donc, alors. Il s’agit d’un marqueur de la subordination implicite et de la causalité déductive exprimant une conséquence (Stäbler 1995b, 154). Dans cette fonction, le marqueur garde beaucoup de sa valeur traditionnelle de conjonction, très répandu aussi en français familier ou populaire de France (Wiesmath, 94ff., 113-4, Falkert 2006, 50).

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14

15

Cf. Perrot (1995, 234-236), Wiesmath (2006, 118-120), Giancarli (2003) et Arrighi (2005, 443), « Les éléments so et but font l’objet d’une utilisation importante dans le parler chiac (Roy 1979, Perrot 1995). Dans notre corpus, ces éléments demeurent d’un usage restreint ». Un des rares exemples se trouve dans le corpus des semi-locuteurs louisianais, cf. Rottet (2001, 126), C’est leur idée. Le petit bougre, des fois, il peut dire des paroles en francais, BUT pas ´quand toi veut lui parler français. Une autre attestation se trouve dans le corpus de Valdman, Dans la Floride là-bas ils ont des scallops, qu’eusse appelle. C’est une petite coquille comme un clam, a little bit, but il a des barres dessus (LOU – LFLD, 1993). Au NB ben concurrence la conjonction mais, sans qu’on puisse constater de spécialisation des deux coordonnants ; cf. Wiesmath (2006, 120). Pour l’emploi de ça fait au Québec cf. Vincent (1993, 55). Cf. Lipski (2005) pour l’insertion de SO dans le discours espagnol des « hispanics » aux Etats-Unis.

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Ingrid Neumann-Holzschuh

[9]

[10]

[11] [12] [13]

J’a jamais étudié le français à l'école ... Quand mon a été élevé, eux-autres apé assayer de se défaire du français. Ça fait eux-autres te donnait pas de chances d’apprendre le français à l’école du tout. Eux-autres voulait défaire le langage. (LOU – Rottet 2001, 118) Dans not’ temps à nous-aut’ i y avait pas du cookin’oil, la graisse à cuire. I faulait on use la graisse du cochon. Ça fait t’avait tout l’ temps des grand jarre [sic] de graisse parce que c’est ça t’usait pour frire ou pour quoi faire. (LOU – Smith 1994, 184) WELL moi je joue du violon, ça fait que ça occupe de / du temps. (NÉ – corpus Hennemann BSM, RG) ANYWAY… Ça fait t’as été née où ? (NÉ – corpus Hennemann ILM, AS) notre fille d’Ottawa était venue ça fait on a dit on va fêter qu’i aiment ça qu’i aiment pas ça on fête pareil (NB – Wiesmath 2006, 114)

b) Dans toutes les variétés de l’acadien ça fait est aussi le signal le plus fréquent de la progression du récit et de la succession des faits, c’est-à-dire de l’enchaînement du discours. 16 Dans cette fonction ça fait (que) est plutôt particule de discours que vrai connecteur. [14] [15] [16]

ça fait, nous autres, on avait peur ; on avait juste treize ans. Ça fait, on répond, on dit « Sure, come on ». Ça fait, le bougre, il vient là (LOU – LFLD, 1981) fait là il a été là-bas là, fait nous-autres on a parti. (LOU – Stäbler 1995a, 39) Pis il a encore le même violon qu’i joue, ça fait qu’i s’a acheté un violon pis il a eu l’habit quand même (IM – Falkert 2006, 48).

(c) Ça fait (que) permet aussi au locuteur de combler une pause. [17]

i s’aperçoivent que pour vivre dans le Nouveau-Brunswick si qu’i veulent continuer qu’i / qu’i/ le / bilingue euh i / tu sais là ça fait là i/ i sont/ i trouvent que c’est important que les deux enfants apprennent le français aussi ça fait i les envoient à l’école. à Sainte-Antoine. plutôt qu’à Moncton (NB – Wiesmath 2006, 95)

Comme ça fait, SO – le « inferential marker » par excellence de l’anglais – a un spectre d’utilisation d’une complexité similaire à ça fait. Il est utilisé comme marque de causalité implicite17, de l’enchaînement du récit ainsi que d’hésitation et remplit donc essentiellement les mêmes fonctions que celles exposées à propos de ça fait (que) (cf. Wiesmath 2006, 95). Comme avec BUT, il n’y a pas de délimitation nette entre connecteur et MD.18 Comme en anglais, SO est placé dans le discours français en règle générale au début de phrase et signale qu’il y a une conclusion implicite à tirer de ce qui précède ; en tant que marqueur de succession, cependant, ça fait n’est pas vraiment concurrencé par SO.19

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Cf. Wiesmath (2006, 94), Stäbler (1995b, 139ff, 154-155). Pour SO en anglais cf. Schiffrin (1987), Fraser (1999), Blakemore (1999), Schourop (2001). Cf. Wiesmath (2006, 113-117), « Pour exprimer une valeur consécutive l’acadien a introduit le connecteur anglais SO. Dans le corpus acadien, SO est même employé par des locuteurs qui n’utilisent aucune autre conjonction anglaise ». Pour le Nouveau-Brunswick, Arrighi (2005, 442) constate, « Dans certains contextes, SO prend nettement une valeur de connecteur. Cependant dans cet emploi, la locution acadienne ça fait que / ça fait lui est largement préférée. En tant que connecteur SO et ça fait que établissent un lieu de conséquence, de ‘cause à effet’. » Dans le corpus de Wiesmath pour le NB, SO connecteur est nettement moins fréquent dans le corpus de distance que dans celui de l’oral (2006, 114), où il prédomine assez nettement.

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Et mon z’vas montrer à mes enfants à mon à parler en français parce que ça a besoin de connaître éiou eusse devient, qué langage les mames et les papes et les grands-pères et les grands-grands-pères parlait. SO, ça va pas crever dans cette famille icitte. (LOU – Rottet 2001, 122) Oh nous-autres on restait dans les deux chambres d'en avant, et eux-autres restait dans les deux chambres d’en arrière. Et il y avait une porte au milieu SO moi j’ai mis mon garde-manger, tu connais qui-ce qu'un garde-manger est? (LOU – LFLD, 1993) SO ma défunte mère ielle, ce tait ène chasse-femme, je pense alle a êné plus qu'un mille-z-enfants, ielle. (TN – LC 189801). i y a un petit porche en arrière là pis à un moment donné i faisait assez chaud dadedans pis je voulais pas que les mouches rentrent SO euh c’est coumme une petite SHED hein SO j’ai/ j’ai mis mes/ mes statuettes dehors (NB – Wiesmath 2006, 113) …comme il voulait pas me donner ce que j’avais besoin. SO j’ai refusé un emploi pour revenir ici, pour être avec mon grand-père. (NÉ – corpus Hennemann ILM, BJ) Nous-autres on pouvait pas parler français du temps qu’on était à l’école, on était punis si on était collé à parler français. SO dès qu’on a eu notre famille, on voulait pas parler français avec notres enfants… (LOU – Rottet 2001, 120)

Contrairement à ça fait (que) comme signal de clôture. [24] [25]

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SO

en tant que particule organisationnelle apparaît aussi

Ça faisait un tas de la crème. YEAH, ça faisait un tas de la crème, SO… (LOU – LFLD, 2000) quand tu travailles dans un salon avec une franchise faut te faire payer au salaire pis j’ai passé ça là j’ai passé commission SO comme pour augmenter mon salaire fallait je m’en aille (NB – Arrighi 2005, 442)

Pour ce qui est de l’aspect comparatif, SO a complètement remplacé les marqueurs ça fait, alors et donc dans le chiac du NB.20 Au Québec, SO est absent du français parlé à Montréal (Wiesmath 2006, 113), en Ontario SO est – comme en Louisiane – en concurrence avec ça fait dans les fonctions mentionnées ci-dessus, notamment la première. Selon Mougeon et Beniak, la fréquence de SO dépend clairement du degré du bilinguisme du locuteur et de l’importance que l’anglais a pour celui-ci dans la vie quotidienne, « Results showed that speakers who use English and French more or less equally in the private domain are the prime users of so » (1991, 211).

3.3 tu sais, tu connais / YOU KNOW En tant que marqueurs appellatifs et d’interaction dans un dialogue, tu sais et – plus rarement – tu vois ainsi que tu connais en LOU sont largement synonymes dans le français acadien. Au

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Cf. Wiesmath (2006, 116), « Si notre corpus contient les quatre variantes ça fait que, alors, donc et SO, le corpus chiac n’en connaît qu’une, SO y est généralisé et n’alterne avec aucun des équivalents français » Cf. aussi Roy (1979), Arrighi (2005, 442) et Perrot (1995, 236). Pour ce qui est des Îles-de-la-Madelaine, où le français reste la langue dominante et où la particule anglaise, SO ne joue presque aucune rôle, cf. Falkert (2006).

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début et à la fin d’une phrase, ces marqueurs fonctionnent en tant que marqueurs de justification ou de l’auto-assurance, mais ils peuvent aussi être employés comme marqueur d’hésitation ou particule modale (« Abtönungspartikel ») au début ou au milieu d’une phrase. Pour ce qui est de tu sais, très courant au Nouveau-Brunswick, Arrighi (2005, 440) note, « Pour plusieurs raisons, tu sais est à regarder comme un ponctuant simple […]. Dans l’activité langagière, il sert d’appui à la construction du discours de l’énonciateur ». Le marqueur louisianais tu connais n’est pas connu dans les autres variétés de l’acadien ni en québécois ; sa fréquence en Louisiane – le nombre d’attestations de tu connais est beaucoup plus élevé que celui de tu sais ou tu vois – est sans doute due au fait qu’en cadien (et en créole louisianais) l’équivalent de savoir est connaître. [26] [27] [28] [29] [30] [31]

c’était une serpent d’eau elle est/ elle est/ elle a/ . ils l’ont pris dans la seine et puis . tu connais . pour se défendre. (LOU – Stäbler 1995a, 21) ça fait, ok, fallait on, on, tu sais on, on déclare trois semaines d’avant de se marier, tu connais? (LOU – LFLD, 1991) mais faut je viens à l’ouvrage lundi matin tu vois (LOU – Stäbler 1995b, 142) Tu vois, ça fait, c’est pourquoi t’avais trois ou quatre classes de Français (LOU – LFLD, 1986) s’i parlont français ben c’est français. tu sais nous autres c’est motché anglais motché français (NB – corpus Wiesmath 3, D495) c’est pas le temps à fumer quand que t’as des enfants pis tu sais, SO j’ai / j’ai rien de ça (NB – Arrighi 2005, 441)

À TN et en NE nous avons également trouvé la forme vois-tu. [32] [33] [34]

Je pense pas. Je / vois-tu je connais pas l’histoire de cette région du tout. (NÉ – corpus Hennemann ILM, BJ) Oui, vois-tu c’est justement / tu sais ça a-t-mis… (NÉ – corpus Hennemann ILM, CL) Pis il aviont un baril en bas pour ramasser l’eau, vois-tu (Brasseur 2001, 387 s.v. ramasser 1)

Le comportement syntaxique de YOU KNOW, bien attesté dans les Provinces Maritimes et en Louisiane, correspond essentiellement à celui de ses équivalents français.21 Il s’agit également d’un marqueur interactif avec lequel le locuteur invite le locuteur à coopérer. En tant que marqueur d’hésitation et « turn marker », YOU KNOW peut, comme tu sais / tu connais exprimer toute une gamme de nuances pragmatiques. [35]

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C’est jusse, je crois que ça les intéresse pas. Je sais pas. Ça l’attend, ça dit des mots et ça rit, mais YOU KNOW, ça a pas de conversation. [...] [Ma mère] veut que je montre les petites filles, et je dis ‘Tu m’as pas montré, c’est jusse qu’on l’a appris ça.’ Alle comprend pas, YOU KNOW. Devrais pas les montrer. (LOU – Rottet 2001, 127) Ah huh, me rappelle de joliment des affaires. Si tu criais fort une surprise, tu connais, quelqu’un aurait crié fort que ça t’aurais surpris, t’aurais... – ouais – tu connais, fait quelque chose là, ton petit aurait né, il pouvait faire ça là, YOU KNOW? (LOU – LFLD, 1991)

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Pour YOU KNOW cf. Östmann (1981), Jucker / Smith (1998, 179ff.) et Fischer (2000, 2), Erman (2001), Fox Tree / Schrock (2002), Diewald (2006). Nous n’avons pas trouvé d’attestations pour YOU SEE dans les variétés de l’acadien.

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C’est pour ça qu’asteure, qu’i y a tant de, YOU KNOW, i y a plus d’Anglais dans le village. (NÉ – corpus Hennemann ILM, CL) des fois on jouait a bingo au GRAB BAG […] YOU KNOW de quoi de même (NB – Arrighi 441).

3.4 oui / YEAH Moins fréquent que WELL et YOU KNOW, le « reception marker » YEAH dont l’emprunt a été passé sous silence dans les études sur le français nord-américain jusqu’à maintenant, est bien attesté dans tous les corpus de l’acadien.22 Il semble pourtant être particulièrement fréquent en Louisiane où YEAH semble tout à fait identique avec oui / ouais sur le plan syntaxique et sémantique.23 À l’occasion YEAH et oui apparaissent ensemble et se renforcent ainsi mutuellement.24 Les deux marqueurs sont employés a) en tant que marqueurs de confirmation de la part du locuteur, notamment après une question. [39] [40]

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L0, Son pis touchait par terre ? L1, Oh YEAH. (LOU – LFLD, 2000). L0, Ça fait, des fois, vous-autres jouait neuf fois par semaine. L1, Ouais, et là un broad-cast… par-dessus ça. Et on faisait récolte. YEAH. Oh ouais, il y avait des bals tout partout dans ce temps-là. (LOU – LFLD, 2000) Pis Alfred est pas / son frère Alfred aussi est bien malade à / aux Etats. Oui, i sont bien malades. (NÉ – corpus Hennemann ILM, AF) 14F, ah // YEAH chu supposée d’aller à la bibliothèque à soir je pense pas je vas y aller (NB – Chevalier 2002)

b) en tant que repair marker, signalant alors une réorganisation du discours de la part du locuteur. [43] [44] [45]

si ça mouillerait . je crois que.. - on ferait/ . euh YEAH - / - c’est je sais c’est/ . on aura la pluie talheure (LOU – Stäbler 1995a, 191) Elle appelle ça des accouche/ des accouchements avec un… oui… pas de docteur. (NÉ – corpus Henneman, ILM, AS) s’i y avait pas d/ ouais si i y avait pas de l’eau qui / qu’allait là ça pousserait pas (NB – corpus Wiesmath 1, R182)

c) en tant que marqueur de clôture pour confirmer et renforcer une idée exprimée auparavant. [46]

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On était fiers de ce boghei là nous-autres, chère enfant. – Je pense ça ouais. – On avait tant d'agrément dans notre boghei, ouais, c’était une grosse affaire pour nous-autres. (LOU – LFLD, 1991) je sais que dimanche i y aura une boucherie à Vermilionville. – Vermilionville, oui... - YEAH. (LOU – Smith 1994, 186)

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Pour YEAH en anglais cf. Jucker / Smith (1998, 179sq.), Fischer (2000, 2). La prononciation de oui en cadien est, en règle générale, [wε]. Cet aspect mériterait toutefois une étude plus précise. Pour l’occurrence de marqueurs du discours « redoublés » cf. Stolz / Stolz (1996).

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’tais un ’tit bébé de deux m/ de cinq mois à peu près j’étais . non . deux . deux trois mois oui . j’avais proche oublié quel âge j'avais là-là. oui . on passait tas du temps dur. (LOU – Stäbler 1995a, 42) J’aimais beaucoup La Valse de B. quand il la jouait, tu connais? J’aimais ça et, mais depuis il est mort, c’est comme si ça me fait de la peine, YEAH. (LOU – LFLD, 1991) i alliont se cri de la menasse c’était de même que c’était dans ce temps-là YEAH. – tout le monde aimait la menasse ce temps-là (NB – corpus Wiesmath 3, G49) Pas un mot, pas un mot. YEAH. Pis maintenant, asteure il est touT pour / on a deux messes en français ici. (NÉ – corpus Hennemann ILM, CL)

3.5 eh ben / WELL Sans aucun doute les marqueurs interactifs eh ben et WELL sont les MD les plus complexes du point de vue fonctionnel. Leur délimitation fonctionnelle est loin d’être nette, au contraire, par rapport aux autres marqueurs traités ici, la polyfonctionnalité de eh ben et WELL semble être beaucoup plus prononcée. Les quelques emplois listés ci-dessous ne sont que les plus importants.25 a) (eh) ben et WELL peuvent être des signaux d’ouverture au début d’un « turn » dans un discours dialogique, très souvent pour introduire la réponse à une question. Dans cette fonction leur emploi peut impliquer les connotations ‘résignation’, ‘hésitation’ ou ‘explication’, c’est-à-dire que les deux marqueurs ont une valeur épistémique en signalant une certaine réserve / insatisfaction de la part du locuteur soit par rapport au contenu de la question, soit par rapport à l’information donnée dans la réponse.26 Au moins en Louisiane, WELL semble l’emporter sur ben dans cette fonction le plus souvent. [52] [53]

L0 : Là, ça a été fondé pour qui ? Qui c’est qui a… - // L1 : Ben, c’est Monsieur Joseph Dugas qu’a détaillé. Lui, il était propriétaire. (LOU – LFLD, 1976) L0 : Et qui-ce que vous-autres mettait ça dessus? - // WELL, on mangeait ça avec du pain, ou on faisait du tac-tac. Et on faisait des boules de tac-tac avec du sirop. (LOU –LFLD, 1993)

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Le cadre limité de cet article ne permet pas une analyse détaillée. Cf. Chevalier (2000, 2002, 2007), Giancarli (2003), Wiesmath (2006, 118) pour l’emploi de eh ben et WELL dans le français acadien, Szlezák (2007) pour le Massachusetts et Bruxelles / Traverso (2001) ainsi que Ducrot et al. (1980, 161-191) pour ben dans le français de France. Pour WELL en anglais cf. Schiffrin (1987), Jucker (1993), Fraser (1999), Blakemore (1999129ff.), Fischer (2000, 245-253), Norrik (2001), Schourup (2001) ; Chevalier (2000) renferme une analyse fonctionelle détaillée de WELL dans l’acadien du NB ; selon cette auteure l’intégration phonologique du marqueur anglais est accomplie au NB. Cf. aussi Arrighi (2005, 435sq.) qui distingue les fonctions suivantes de ben particule, marqueur de recadrage, focalisation sur le locuteur, passage à un autre thème, introduction de la parole rapportée, chevauchement. Cf. Chevalier (2002, 7-8), « Dans les transactions de type question-réponse ou requête-réaction, ils introduisent tous deux le deuxième membre ‘dissonant’ de l’échange […] Quand ben et well ont une portée rétroactive, ce sont des marqueurs d’actes illocutoires (assertif, injonctif, interrogatif ou exclamatif). Ils introduisent la réaction du locuteur à un comportement (langagier ou autre) de l’interlocuteur jugé inapproprié, et exposent la cause du désaccord ».

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KR: Vous avez décidé de parler anglais aux enfants? - // C70 WELL, on a décidé ça par rapport à ça que nous-autres on avait passé. Quand-ce que nousautres a commencé l'école on pouvait pas, ni elle ni mon pouvait parler en anglais. (LOU – Rottet 2001, 121) 14F, chum-tu encore avec André / 13M, ben pas trop là (NB – Chevalier 2002) 08M, j’avais été skier dans les Rocheuses pis (.) j’ai été off un wall pis euh // 07M, (rires) // 08M, WELL, moi je croyais je m’avais cassé tous les os (NB – Chevalier 2002). 10M, penses-tu faire le même travail que ton père ou ta mère non // 09M, hum WELL peut-être (NB – Chevalier 2002) V, un mock-canard oui les Français appellent – S, et nous-autres on dit un mock-canard V, ça un sifflet canard. S, Ben oui mais c’est bête parce que un canard siffle pas (LOU – Stäbler 1995a, 34).

Dans cette fonction WELL peut aussi exprimer un certain degré de politesse et d’esprit conciliant de la part du locuteur. 27 [59]

Il y avait plus de ça dans votre jeunesse? No, WELL, il y avait les chevals, moi je m’en rappelle, on avait deux chevals à la maison, mais c’était pour haler les charrettes. (LOU – LFLD, 1993)

b) au début d’une phrase dans un discours non-dialogique ils peuvent signaler que le locuteur veut corriger ce qu’il a été dit auparavant, qu’il veut ajouter quelque chose ou qu’il veut en tirer une conséquence de ce qui était dit avant. Ainsi WELL instaure une structure dialogique dans le monologue à l’intérieur d’une intervention (Chevalier 2002, 6).28 [60]

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[J’ai] neuf-z -enfants. […] Le plus vieux parle bien bien français. Le deuxième, pas tout à fait autant. Et là en descendant équand ça arrive au dernier là, eh ben il a de la misère à comprendre. (LOU – Rottet 2001, 121) 04F, (…) pis je veux avoir des enfants ben je veux avoir une famille. (NB – Chevalier 2002) Pis du vent comme de soixante et dix milles à l’heure. Pas soixante et dix kilomètres, soixante et dix milles à l’heure. Ben nous-autres, on est accoutumés, I MEAN,… (NÉ – corpus Hennemann BSM, SC) Et eusse mettait tout dans le boudin? Ça mettait proche tout. Ça mettait... Les yeux? – No, ça mettait pas les yeux. Ça ôtait les yeux, ça ôtait les dents. Ouais, ça pouvait mettre les oreilles. Mais ça mettait pas tout l’oreille, y avait une part que ça coupait. – oh yeah. Des pattes de cochon, mais ça c’était bon. [...] Et WELL, on mettait la tête et les oreilles, les pattes, eux-autres les bouillait [...] (LOU – Rottet 2001, 134) 04F, (…) i-y-a assez d’Affaires à Dieppe WELL pas Dieppe but Moncton ouin (NB – Chevalier 2002).

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Cf. Chevalier (2002, 13), « Quant à la distribution moins contrastée de ben et well dans la catégorie de marqueur d’acte illocutoire, il ressort que le premier s’utilise davantage pour introduire des actes réputés menaçant pour la face (la requête et la question) alors que well préface les actes plus facilement neutres d’assertion et d’expression ». Cf. Chevalier (2002, 9), « Les énoncés introduits par well ou ben sont donc des actes réparateurs comme par exemple l’explication ou la justification, la reformulation pour excuser un mauvais choix de terme ou encore un jugement appréciatif qui vient valider l’assertion initiale ».

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(c) les deux marqueurs peuvent être utilisés comme marqueurs d’hesitation [65]

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Eusse a été élevés français, et tu connais qu’il y a pas un de mes garçons qui peut dire les jours de la semaine en français [...] Si tu le dis ‘mercredi’, eh ben, il va dire ‘Dis-mon pas ça comme ça, qui c’est que ça?’ Ej dis wednesday. ‘Oh, okay.’ (LOU – Rottet 2001, 132) j’ai décidé j’aurais commencé à babysit. J’ai lâché ça aussi. Il y en avait proche plus, tu connais, des enfants pour soigner, et j’ai décidé, WELL, je vas, euh, travailler à l’hôpital. J’ai travaillé pour deux ans de temps à l’hôpital. Là je m’ai fait du mal dans mon dos. (LOU – LFLD, 1979) Et pis / euh / quanT ça venait / euh / à Noël là / eh ben / c’était pour le / coumment j’avais ? I y a ce / un / mais là h’en ai encore c’te / c’te magasin-là là vous l’ / l’avez dépassé là. (NE – corpus Hennemann ILM, EM) pis là tu fais en du JAM avec ça ben c’est pas vraiment du JAM BUT c’est b/ . c’est de la CRANBERRY-SAUCE (NB – corpus Wiesmath 1, B27)

(d) ainsi que comme marqueur de succession des faits et comme initiation au discours direct. [69]

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Je m’en rappelle de ça. Et pour déjeuner le matin, plutôt que du bacon, il y en avait pas dans ce temps là. Eh ben mame prendait de la viande salée, alle bouillait ça, et là alle frisait ça pareil comme tu cuis du bacon mais ça c’était la viande frit qu’on avait. (LOU – LFLD, 1993) Pauvre vieux Pop dit, il dit, « WELL » il dit, « il faudra je vas chercher de la glace pour ces mariés là » (LOU – LFLD, 1991) L03, j’allais là une fois par semaine ça fait fait que / ça j’ai sauvé cet argent là je m’ai ach/ je m’ai acheté une bicyclette pis là WELL là quand ce que je babysit je sauve trois quart de mon argent pis l’autre argent je sauve comme juste pour des dépenses (NB – Chevalier 2002)

Au contraire de ben, WELL peut jouer le rôle d’un marqueur de fin d’énoncé. [72]

quand j’ai gagné le premier THOUSAND j’ai été à Summerside pis m’acheter un COAT qu’on appelle un manteau pis puisque l’argent avait été ((rires)) je l’ai encore la COAT WELL (NB – Arrighi 2005, 437)

Au Nouveau-Brunswick il y a, selon Chevalier (2002), une farouche concurrence entre les deux marqueurs dans le parler des jeunes Acadiens de la région du sud-est du NB.29 Dans le chiac, WELL est un emprunt tout à fait intégré, qui ne marque pas le point de départ d’un passage à l’anglais et qui, en tant que particule, ne remplit pas un vide dans la langue emprunteuse (Chevalier 2000, 88-89). Dans le registre familier les deux marqueurs commutent donc librement, dans l’acadien traditionnel des autres régions du NB ainsi que dans la variété « standard », par contre, WELL est plutôt rare. Pour ce qui est de la Louisiane, on peut supposer que WELL est également plus fréquent dans le parler des semi-locuteurs, bien que WELL soit aussi bien attesté dans le parler des monolingues francophones et des non balanced bilinguals. Le même phénomène a été observé par Chevalier (2000, 89) pour le NB où WELL est également l’emprunt le plus répandu parmi les locuteurs avec un taux d’anglicisation

–––––––— 29

Notons que cela ne vaut pas pour l’acadien tradionnel tel qu’il est décrit par Wiesmath (2006). Dans son corpus nous n’avons trouvé que huit attestations de WELL contrairement à 921 de (eh) ben !

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minime. WELL n’est donc pas forcément l’indice d’un bilinguisme « actif » et son emploi n’est pas le signe d’une anglicisation récente.30 Bien qu’il y ait une grande mesure d’identité syntactique, contextuelle et fonctionnelle entre WELL et eh ben dans le français louisianais, les deux ne sont pourtant pas 100% synonymes. Au NB ainsi qu’en LOU le potentiel illocutoire des deux marqueurs n’est pas identique, de sorte que des comportements préférentiels se dessinent bien qu’assez timidement. Tandis que ben « conserve une avance dans le contexte monologique, où il remplit la fonction de connecteur (reformulation, justification, conséquence, opposition, alternative) » (Chevalier 2002, 12), c’est plutôt WELL qui apparaît – au NB ainsi qu’en LOU – comme turn signal après les questions en signalant l’hésitation, la réserve et même la résignation de la part du locuteur.31 Et c’est aussi WELL et non pas eh ben qui exprime une certaine politesse verbale, une attitude conciliante, donc une nuance pragmatique que eh ben ne possède apparemment pas de la même façon.32

4. Conclusions Les observations précédentes permettent les conclusions suivantes, Les marqueurs anglais ne sont empruntés que sous condition qu’il existe un équivalent français. D’autres marqueurs fréquents en anglais comme ANYWAY ou HOWEVER sont rares dans les variétés traditionnelles de l’acadien.33 Bien que des statistiques exactes manquent, un dépouillement rapide des corpus de Valdman (LOU), Wiesmath (NB, acadien traditionnel) et Hennemann (NÉ) par rapport aux paires de marqueurs ça fait (que) / SO, tu sais/tu connais/tu vois / YOU KNOW et eh ben / WELL montre, qu’en principe, les formes françaises sont encore dominantes dans toutes les variétés. La seule exception est le NB, où SO l’emporte sur ça fait (que) (cf. tableau).34 L’emprunt d’un élément lexical en tant que marqueur discursif n’implique pas que les autres fonctions syntaxiques de l’élément soient également empruntées. Ainsi WELL n’est jamais employé comme adverbe, préfixe ou intensificateur (Chevalier 2002). Dans les variétés de l’acadien, les marqueurs anglais analysés sont apparemment en variation libre avec leurs équivalents français. La seule paire où s’esquissent les premières traces d’une différenciation fonctionnelle est WELL et eh ben. À ceci près que ces observations sont encore assez tentatives, il semble donc que les marqueurs « redoublés » puissent facilement coexister l’un à côté de l’autre, sans que le marqueur emprunté ne remplisse

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Néanmoins la relation numérique entre (eh) ben et WELL est plus équilibrée en LOU qu’au NB, bien que le marqueur français prédomine toujours. Une étude approfondie devrait aussi analyser la courbe intonative respective des deux marqueurs qui n’est sans doute pas identique. Cette observation est confirmée par Chevalier (2002) et Petraş (2005) pour le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Par contre en chiac on trouve aussi, outre les marqueurs mentionnés dans cet article, RIGHT, ANYWAY(S), O.K., WHO CARES, WHATEVER et autres particules exclamatives et ponctuants du discours qui « semblent être en bonne voie de supplanter les moyens expressifs endolingues » (Chevalier 2002, 1). Nota bene: Cet aperçu repose sur un décompte très rapide des marqueurs cités dans les corpus respectifs, sans tenir compte des conditions sémantiques et pragmatiques particuliers. Les résultats ne sont donc qu’une esquisse et devraient être précisés dans le cadre d’une étude plus précise. Les trois paires de marqueurs sont marquées par différentes couleurs.

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forcément une lacune structurelle, comme l’ont également observé Stolz & Stolz (1996) pour le Mexique. Au contraire, la valeur pragmatique d’un MD français peut même être renforcée par la réduplication comme c’est le cas avec oui YEAH. Il reste toutefois à attendre dans quelle direction l’évolution linguistique va se faire, soit une différentiation fonctionnelle accrue entre marqueur français et marqueur anglais, ce qui impliquerait une certaine restructuration de la grammaire de l’oral,35 soit le remplacement graduel du marqueur français par son homologue anglais comme c’est déjà le cas en chiac par rapport à ça fait / SO et mais / BUT. Pour la Louisiane, en tout cas, cette dernière évolution n’a pas encore été observée. Comment expliquer l’emprunt de MD anglais dans des situations de contact étroit ? Pourquoi ces éléments sont-ils si facilement et si fréquemment empruntés, bien qu’il y ait des équivalents français plus au moins identiques sur le plan sémantique et syntaxique ? Pour trouver une solution il faut, à notre avis, distinguer deux niveaux d’analyse, le niveau interne et le niveau externe, En ce qui concerne le niveau interne, il faut se rendre compte qu’il s’agit ici d’éléments qui, sur le plan de l’oralité, sont fréquents, universaux et constitutifs de la communication humaine, dont le comportement syntaxique et sémantique est semblable dans toutes les langues. Du point de vue morphosyntaxique, il s’agit d’éléments morphologiquement libres et simples, qui sont plutôt « périphériques » dans le sens où ils ne sont que faiblement intégrés dans la phrase. Il n’est donc pas étonnant que, dans beaucoup de langues, ce soient précisément ces « points de rupture » syntaxiques qui entraînent aisément des emprunts.36 Du point de vue sémantique il s’agit d’éléments qui n’ajoutent rien au contenu propositionnel de la phrase ; en tant qu’organisateurs du discours, qui marquent des relations entre les énonciations et les séquences d’énonciations, ils ont des fonctions pragmatiques universelles. Le haut degré de concordance des MD dans les domaines de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique dans toutes les langues contribuent au fait que leur intégration dans une autre langue ne pose pas de grands problèmes.37 Ce sont donc le comportement syntaxique particulier ainsi que les fonctions convergentes au niveau supralinguistique (« übereinzelsprachlich ») qui, en conclusion avec la fréquence, commune à toutes les langues, des MD dans la langue parlée, confèrent à cette classe de particules un degré élevé de saillance. Les analyses d’orientation cognitive comme celles de de Rooij (2000) et de Matras (2000) ont démontré que la saillance est un facteur non-négligeable pour expliquer la facilité avec laquelle certains éléments lexicaux peuvent être empruntés38. Il va sans dire que ce processus

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Perrot (1995, 245) observe une telle différenciation quant aux connecteurs anglais et français en chiac. Heine / Kuteva constatent, « It would seem that any kind of grammatical replication leads to a modification of the existing system or grammatical structure » (2005, 123). Cf. ibid. p. 48sq. pour l’emprunt des MD anglais dans l’allemand parlé dans le Gillespie County, Texas. Cf. aussi Mougeon & Beniak (1991, 211) qui comptent les marqueurs discursifs parmi les « core borrowings », qui apparaissent « at prime switch points ». Cette vue est partagée par Myers-Scotton (2006), pour qui « Core borrowings are words that duplicate elements that the recipient language already has in its word store » (215) et « Probably the most common core borrowings are discourse markers » (ibid 216). « An area that is remarkably sensitive to changes in use patterns concerns the organization of discourse, and in particular the role played by discourse markers » (Heine & Kuteva 2005, 48). En suivant la typologie de Muysken (2000), Lipski interprète les MD anglais dans l’espagnol des immigrants hispanophones ayant une faible connaissance de l’anglais comme « insertion » et comme « congruent lexicalization » chez les locuteurs parfaitement bilingues, cf. Lipski (2005, 6-7). Cf. aussi Field (2002, 88, 154-158) dont l’analyse semble pourtant être basée en premier lieu sur des sources écrites.

Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien

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d’emprunt est beaucoup plus facile si les deux langues en contact sont typologiquement apparentées. La réponse à la question de savoir pourquoi, lors d’un contact linguistique intense, ce sont précisément les MD qui font partie des éléments les plus souvent empruntées, tient donc tout d’abord à leurs propriétés structurelles et sémantico-pragmatiques. C’est pourquoi – et c’est seulement à cette raison pourquoi – ils sont interchangeables, voire aisément remplaçables, et c’est là la seule raison pour laquelle ils peuvent même revêtir un caractère emblématique, c’est-à-dire qu’à l’aide de ces éléments aisément empruntables, la façon de parler prestigieuse de l’interlocuteur peut être imitée. Il reste à démontrer dans quelle mesure l’emprunt des MD n’est qu’un premier pas vers l’emprunt d’autres « mots fonctionnels » anglais (conjonctions, prépositions etc.) dans les variétés de l’acadien, comme l’ont observé Stolz & Stolz (1996) ainsi que Field (2002, 134 sq.) pour le Mexique, où l’espagnol est en contact avec plusieurs langues indigènes. Selon ces auteurs il existe une nette hiérarchie d’emprunts, dans le sens où les marqueurs discursifs sont les élements qui, d’une certaine façon, ouvrent la voie à d’autres mots fonctionnels de la langue étrangère. Comme le montrent Stolz / Stolz, la parenté fonctionnelle des MD avec les conjonctions explique que ces dernières pénètrent également très vite le niveau de la grammaire de la phrase.39 Pour ce qui est du français acadien, on peut observer qu’au moins en chiac, BUT et SO ne concurrencent pas leurs homologues français uniquement au niveau des MD mais aussi au niveau de la subordination et de la coordination, où ils ont presque remplacé les formes françaises.40 Il y a donc toute une série de facteurs internes qui facilitent l’emprunt des marqueurs discursifs en tant qu’éléments lexicaux spéciaux. Pour ce qui est des facteurs externes – et là nous sommes entièrement d’accord avec King (2000, 111) et Lipski (2005,14) – une situation de contact intense, une relation diglossique entre les langues en contact ainsi qu’un haut degré d’exposition du locuteur individuel à la langue dominante sont des conditions indispensables. Pour Myers-Scotton (2006, 215-216), le motif principal du « core borrowing » est la pression culturelle,41 l’auteure précisant à juste titre que le bilinguisme individuel n’est pas une condition nécessaire et que ce qui est en jeu est plutôt « the sheer magnetism of the dominant culture » (2006, 216). Le fait qu’en Louisiane l’emploi des MD anglais peut aussi être observé dans la parole des locuteurs (âgés) dont la compétence en anglais n’est que

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« Funktionswortentlehnung kommt zuerst auf der diskursnahen Ebene der Textorganisation in Frage, gerade auch wenn es darum geht, die prestigeträchtige Redeweise der sozial höher angesiedelten fremdsprachigen Kontaktpartner zu imitieren. Die funktionale Verwandtschaft zwischen textgrammatischen / makrosyntaktischen Anwendungsgebieten und der Satzverknüpfung ermöglicht über die unscharfe Grenze zwischen Diskurspartikeln und Konjunktionen das Eindringen von Entlehnungen in die satzgrammatische Ebene ; von dort ist es dann über den Parallelismus von Koordination / Subordination auf Satz- und Phrasenebene möglich auch auf den nachgeordneten Ebenen Entlehnungen vorzunehmen » (Stolz & Stolz 1996, 111). Cf. Perrot (1995, 236), « but et so, complètement intégrés au système chiac, n’y font plus figure de variantes en alternances avec des équivalents français. On ne compte aucune occurrence de ‘ça fait que’ (ni de ‘alors’ ou de ‘donc’), et seulement trois de ‘mais’. » Cf. aussi Wiesmath (2006, 119-120). L’acadien du Nouveau-Brunswick atteste également des conjonctions avec la structure « connecteur anglais + que » comme BECAUSE que, SINCE que, UNLESS que, le que pouvant être supprimé, cf. Perrot (1995, 236-245), Wiesmath (2006, 124ff.). En revanche, les coordonants pi et où n’altèrnent pas avec leur variantes anglaises (Perrot 1995, 249). «When two languages are spoken in the same community, but one language prevails in most public discourse and certainly in all status-raising discourse, then the other language loses some of its vitality to that language, and it becomes the recipient language in borrowing and will even replace its own words with the words from the dominant language » (2006, 215).

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restreinte, incite à supposer que le seul fait de vivre dans un « univers anglophone » et d’être à la rigueur passivement bilingue est suffisant pour que des MD discursifs soient empruntés avec assez de rapidité.42 Selon Lipski l’insertion des MD anglais dans le discours des hispanophones aux États-Unis est un cas de « metalinguistic bracketing », c’est-à-dire « a speaker who inserts so and similar items into a Spanish-only discourse is simultaneously operating on a metalevel in which discourse is framed in terms of English » (2005,12).43 La raison pour laquelle des communautés linguistiques comme la Louisiane, l’Acadie et l’Ontario continuent à garder le luxe d’avoir deux paradigmes de MD reste pourtant un problème difficile à résoudre. Il reste à voir s’il s’agit ici d’un phénomène passager (comme le montre le chiac au Nouveau-Brunswick) caractéristique de langues en danger d’être absorbées par la langue dominante, ou si les marqueurs redoublés peuvent atteindre une certaine stabilité soit parce que leur emploi a une certaine valeur emblématique, soit parce qu’on est arrivé à une certaine différenciation fonctionnelle entre les marqueurs français et anglais.

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On devrait, certes, encore analyser de plus près l’emploi des DM en corrélant leur emploi avec des facteurs comme l’âge, le degré du bilinguisme, la valeur que l’anglais (ou le français) a pour le locuteur respectif etc. 43 « These items, which may ultimately yield congruent lexicalization, arise precisely because the two grammars interact colloboratively under conditions dictated as much by social and attitudinal considerations as by linguistic abilities » (Lipski 2005, 13). Cf. aussi Szlezák (2007) qui suit la même piste d’analyse et qui interprète l’emploi excessif des MD anglais dans le parler moribond des Francos comme un exemple de « pragmatic anglicization ».

Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien

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Les marqueurs discursifs « redoublés » dans les variétés du français acadien

Nouvelle-Ecosse SO; 109 YOU KNOW ; 23 WELL ; 6

ça fait (que); 3 00 ; 580 (eh) ben

Nouveau-Brunswick SO; 127 WELL ; 8 tu sais; 335 vois-tu; 21

ça fait (que); 75

tu vois; 4

tu sais; 295

(eh) ben; 921

Louisiane SO ; 17

YOU KNOW ; 5

WELL ; 65

(eh) ben; 102

tu vois; 84

ça fait (que); 400

tu connais; 290

tu sais; 3

vois-tu; 1

IV. Histoires

VALERIE BÄSSLER

Les sacres en français québécois – beaucoup plus que de simples décharges émotives1

1. Introduction « Aï tabarnak, ça a fait mal ! ». Au Québec, cette formule souvent utilisée et légèrement modifiée selon le contexte, semble représenter la fonction principale d’un sacre, à savoir le défoulement.2 L’aspect psycholinguistique de ce phénomène langagier a déjà été formulé par Benveniste en 1974 ; selon ce linguiste, l’emploi des jurons3 revient à une simple décharge émotive : « Mais cette parole n’est pas communicative, elle est seulement expressive, bien qu’elle ait un sens. […] Il [i.e. le juron, V.B.] ne se réfère pas non plus au partenaire ni à une tierce personne. Il ne transmet aucun message, il n’ouvre pas de dialogue, il ne suscite pas de réponse. » (1974, 256). Dans cette étude, nous nous proposons de montrer que les sacres en français québécois représentent beaucoup plus que de simples jurons à base affective, qui servent uniquement à se défouler verbalement4, mais qu’ils peuvent aussi remplir des fonctions pragmatiques au sein de l’interaction. Ces analyses reposent sur un corpus établi en 2006, comprenant des genres discursifs différents des plus variés.

2. Objet d’étude Les sacres existent probablement dans toutes les langues ou au moins dans la plupart d’entre elles : Sacrer semble un besoin verbal des hommes leur permettant d’exprimer de l’affectivité langagière et de l’agression verbale. Ce qui est aussi commun aux langues, c’est le fait que

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Nous tenons à remercier sincèrement Claus D. Pusch pour ses commentaires pertinents sur une première version de ce texte. Voir par exemple Bovet 1977, Vincent 1981a et Hewson 2000. Au Québec, la terminologie courante pour cet équivalent de France est « sacre » (cf. 2). On a longtemps reproché aux Québécois de mettre les sacres là où le bon mot leur échappe, et c’est entre autres pour cela que le sujet de l’insécurité linguistique et la perception de la langue chez les Québécois a fait couler beaucoup d’encre; cf. par exemple Govaert-Gauthier 1979, Cajolet-Laganière & Martel 1993, Laforest 2002, Laurendeau 2007.

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Valerie Bässler

chacune d’entre elles dispose de tabous et ce sont précisément ceux-ci qui sont touchés ou rompus par l’emploi des sacres.5 En français québécois, les sacres sont des jurons à base religieuse faisant référence à des objets liturgiques comme calvaire, tabernacle, hostie, ciboire ou calice mais vidés de leur sens originel. C’est la raison pour laquelle ils se distinguent nettement des jurons utilisés dans les autres langues romanes et germaniques qui quant à eux se réfèrent presque uniquement au domaine de la sexualité et de la scatologie (putain, bordel, joder, fuck, merde, mierda, Scheiße, shit, etc.). Dans toutes ces langues, cependant, les noms de Dieu et de saints sont utilisés dans des sacres,6 mais de manière plus ou moins intense (mon Dieu, madonna, Gesù Cristo, Mein Gott, My God, Gosh, etc.). Les sacres n’expriment pas seulement des émotions telles que la colère, la stupéfaction, la peur, l’envie, la reconnaissance, la joie etc., transportées à travers des interjections, mais de par leur lexicalisation poussée permettant un usage comme substantif, verbe, adjectif et adverbe, ils peuvent également remplir des fonctions grammaticales bien concrètes.7 Ce faisant, ils servent d’intensification ou de quantification et sont donc parfaitement intégrés dans la syntaxe de la langue parlée, et il n’est donc pas surprenant de voir, dans une grammaire parue au Québec,8 un chapitre traitant les sacres de façon systématique et scientifique.

3. Terminologie et catégorisation du vocabulaire religieux Les sacres sont un phénomène complexe parce qu’ils recouvrent plusieurs formes d’expression qui leur sont propres. La terminologie qu’on retrouve dans les ouvrages de référence varie selon les auteurs et leurs disciplines.9 Étant donné que ce travail prend en compte toutes les expressions émotives – peu importe leur ‘degré’10 – et même si la notion suivante de sacre n’est pas partagée par bon nombre de Québécois, c’est faute d’une meilleure terminologie que nous entendons par sacres les jurons à base religieuse, ainsi que leurs

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Cf. l’ouvrage de référence de Montagu 1967. Cf. pour le choix terminologique plus détaillé sous 3. Exemples (cf. Hewson 2000, 63 s.) : « Le câliss me frappe en plein dans la jambe […]. » (câliss = substantif) ; « Avant que je réalise ce qui se passe, […], le baril me crisse en l’air d’une shotte. » (crisse = verbe) ; « Fa’ que j’me suis tenu après la corde en ostie! » (en ostie = adverbe ‘beaucoup’) ; « A moitié chemin descendant, je rencontre-tu pas le tabarnac de baril qui monte asteur! » (tabarnac = adjectif). Il s’agit de la grammaire de Léard 1995. Les auteurs font surtout la distinction entre sacre, juron et blasphème (cf. par exemple Charest 1974 ou Pichette 1984), et c’est la terminologie de Vincent (1982, 35 ss.) qui nous paraît la plus détaillée : juron, sacre, blasphème, invocation, dérivé, composé. L’effet des sacres s’est perceptiblement atténué avec la perte d’influence de l’église catholique dans la vie publique au Québec depuis la Révolution tranquille des années 1960 (cf. par exemple les commentaires à propos de la relation entre la langue et la religion / foi de Filion 1984 ou de Gagnon 2000. C’est d’ailleurs très probablement pour cela que l’on observe un processus de pragmaticalisation, au moins pour les jeunes. C’est-à-dire le tabou religieux qu’étaient les sacres est plutôt devenu un tabou social : ces mots-là ne se disent pas parce que ce n’est pas beau. Dans plusieurs analyses, Vincent 1981b, 1993 et Thibault & Vincent 1981 observent que notamment le sacre hostie (souvent réduit à sti) a perdu – chez certains locuteurs – sa valeur exclamative et sa force expressive. Surutilisé par quelques-uns, il est donc devenu phatique ou un « ponctuant » dans la terminologie de Vincent 1993.

Les sacres en français québécois – beaucoup plus que de simples décharges émotives

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dérivés (tabarouette), composés (hostie de tabarnac), blasphèmes (maudit Christ) et invocations (bonne Sainte-Anne), bien que le français fasse une différence entre ces termes. En général, les jurons leur font pendant en se référant au domaine de la sexualité et de la scatologie. Il est certain que les dérivés sont plus faibles que les sacres, que l’intention de blasphémer ne se trouve plus dans les sacres d’aujourd’hui et que les invocations ont une autre valeur que les composés qui sont plutôt des éléments stylistiques pourvus d’une certaine malléabilité, mais pour nos hypothèses, ces différences sont moins importantes. Le procès de l’euphémisation joue un rôle crucial dans la distinction entre les sacres et les objets de culte dont ils proviennent. C’est par la prononciation que l’objet liturgique tabernacle devient tabarnac ou, par des procédés dérivationnels, tabarnouche, tabarouette, etc., christ se prononce crisse, calice devient câlice et hostie est parfois réduit jusqu’à la sifflante sti. Il y a donc une double terminologie – religieuse et profane – distinguée par la prononciation et la morphologie des mots.11

3. État de la recherche Suite à une normalisation de plus en plus visible du français au Québec (Martel & CajoletLaganière 1996, Beauchamp 2003, Lockerbie 2004, Villers 2005) qui va de pair avec la garantie d’une « qualité de la langue » (Cajolet-Laganière & Martel 1995, Bouchard 2005) et la recherche d’un « bon usage » (Martel 2000), les sacres font certes l’objet de maintes polémiques12 mais sont aussi traités en tant que termes typiquement québécois.13 Aujourd’hui, les sacres sont considérés comme une marque d’identification de tout un peuple, non seulement de la classe ouvrière (cf. par exemple Bélanger 2004). Mais ce n’est qu’à partir de 1937, lors du second Congrès de la langue française parlée au Canada que les linguistes accordent aux sacres une attention particulière. L’abbé Henri Raymond y condamne l’emploi fréquent de sacres à l’école par les jeunes élèves dont le « langage [était] truffé de jurons et de sacres » (Pichette 1984, 246). Cette attitude puriste visà-vis de la langue persiste jusqu’aux années 1960 et la littérature répressive, que les mandements des évêques illustrent particulièrement bien,14 est de loin la plus importante. Ce n’est

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13

14

Pour les différentes formations et classifications des sacres, cf. notamment Charest 1974, Pichette 1980, Vincent 1982 ou Légaré & Bougaïeff 1984. Au Québec, les sacres font régulièrement l’objet de discussion dans les médias comme la télévision (« Stie : sacrer c’est sacré », présenté sur Radio-Canada à l’émission Zone libre documentaires le 13 avril 2007), les blogs (par exemple les « comments » à propos de l’article de Struck (2006, A21), et les commentaires sur le site Web de Washington Post) ou bien les campagnes publicitaires dont celle de l’Église Catholique de Montréal en mai 2006 pour sa collecte annuelle (cf. Église Catholique de Montréal 2006). Il suffit de consulter des guides touristiques (par exemple Robinson & Smith 1984, Scheunemann 1994, Desjardins 2002) dans lesquels on trouve généralement un chapitre sur les sacres, ou bien d’écouter les humoristes québécois qui présentent des séquences sur les sacres dans leurs programmes (par exemple François Pérusse, Laurent Paquin). Le cinéma québécois y fait également référence, parfois de manière très explicite. Dans le dernier film d’Éric Canuel Bon Cop, Bad Cop 2006, le policier québécois donne un « cours de québécois » sur l’emploi de sacres à son collègue anglophone. Cf. par exemple la lettre pastorale et mandement no 90 du cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, Archevêque de Québec, au sujet du blasphème : « Nous voulons parler du blasphème ; car, il faut le reconnaître, une aussi détestable habitude n’est pas inouïe parmi nos fidèles. Il Nous semble qu’un appel à

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qu’à l’occasion du troisième congrès de 1952 qu’on propose une étude plus systématique de la véritable langue parlée. À partir de ce moment-là, plusieurs chercheurs se mettent à inventorier les sacres utilisés au Québec et à les étudier (dont notamment l’ouvrage de Pichette 1980, commencé en 1968). L’intérêt que les lecteurs portent aux sacres se reflète dans le grand nombre d’ouvrages de vulgarisation comme celle de Burgen 1998 ou d’Allan & Burridge (2006) ainsi que de dictionnaires ou glossaires pour touristes ou curieux comme celui de Dulude & Trait 1991. Il y a aussi un bon nombre de travaux universitaires consacrés aux différents aspects des sacres, comme par exemple ceux de Pichette 1975 et Charette 1999. En ce qui concerne l’étude scientifique des jurons et expressions vulgaires en général, des recherches sur l’affectivité langagière ont été effectuées dans plusieurs langues comme le démontrent les travaux de Kiener 1983 pour l’allemand notamment, de Jay 1992 pour l’anglo-américain, de Rüsch 1993 pour l’italien, de Ermen 1996 pour le serbo-croate, de Drescher 2003 pour le français de France ou de Kasparian 2005 pour l’acadien. Les recherches effectuées en français québécois décrivent cependant surtout l’évolution des sacres (Tassie 1961, Hardy 1989, Poirier 2006), leurs aspects psychosociaux (Charest 1974), grammaticaux (Gérard 1978, Detges 1993, Léard 1995), fonctionnels (Pichette 1980), sociolinguistiques (Vincent 1982) ou morphologiques et socioculturels (Légaré & Bougaïeff 1984). Même si quelques-uns de ces travaux reposent sur les corpus de québécois établis dans les années 1970, ils privilégient une approche sociolinguistique, tandis que les études s’appuyant sur l’analyse conversationnelle se font encore rares. C’est notamment l’étude de Drescher 2000 pour le québécois, tout comme celle de Reisigl 1999 pour l’allemand parlé dans le Tyrol du Sud (Italie), qui reposent sur la pragmatique en général et l’analyse conversationnelle en particulier s’intégrant de fait parfaitement au courant actuel qu’est la linguistique de corpus.15 C’est pour cela que nous reprendrons et poursuivrons ici les hypothèses avancées par cette linguiste, selon lesquelles les sacres en français québécois, porteurs de sens essentiellement pragmatique et formes plurifonctionnelles, peuvent avoir, outre l’expression d’émotions, la fonction de marqueurs discursifs dans le rôle d’une interjection secondaire et qu’ils servent à travers leur emploi à organiser le discours (Drescher 2000, 135-136).16 Il existe déjà un nombre considérable de travaux sur les caractéristiques pragmatiques du français québécois, mais ce sont les marqueurs discursifs du type et alors ?, ben, tu vois, t’sais (cf. Dostie 2004), par exemple (cf. Vincent 1995) ou encore je veux dire, moi, il dit / je dis / j’ai dit (cf. Vincent 1993) qui y sont discutés. Seul le sacre osti est analysé par Vincent (1993, 84) dans une approche sociolinguistique.

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la conscience chrétienne parviendra peut-être à enrayer un vice aussi grave et aussi inexplicable. À cet effet, Nous rappellerons d’abord la malice intrinsèque du blasphème, et ensuite les raisons impérieuses qui existent de l’extirper ». (Église catholique & Archidiocèse de Québec 1944, 522). Cf. par exemple le recueil de Pusch & Raible 2002 avec 37 contributions qui ont pour sujet différentes méthodes de linguistique de corpus ainsi que la présentation de différents projets actuels. Drescher 1997 analyse les interjections françaises ainsi que leurs emplois dans les conversations et donne aussi quelques exemples de sacres québécois, utilisés comme interjections.

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5. Enquête sur le terrain et corpus 5.1 Enquête sur le terrain et corpus de langue parlée Les données empiriques sur lesquelles reposent cette étude ainsi que notre thèse de doctorat17 ont été recueillies au Québec en 2006 et se caractérisent par le choix de lieux, groupes sociaux, registres et situations différents. Le corpus est donc constitué du québécois parlé dans différentes régions de la province (Outaouais, Montréal, Québec, Chaudière-Appalaches) et les locuteurs sont issus aussi bien de zones rurales qu’urbaines.18 En vue d’une variation diastratique, les informateurs choisis appartiennent en outre à différentes classes sociales, à différentes catégories d’âge et de sexe, et ont un niveau d’éducation différent. Mais l’établissement d’un corpus de sacres ne va pas sans difficultés. Dans des situations de conversations surveillées ou dans des contextes plus officiels, les sacres sont peu nombreux, car une norme est imposée par la situation et les locuteurs se trouvent sous contrainte sociale et / ou morale. D’autres situations favorisent cependant l’apparition des sacres qui dépend du milieu, du sujet de la conversation et du langage des locuteurs, d’où la nécessité de prendre en compte la variation diastratique même si le travail ne repose pas sur une analyse sociolinguistique. Créer une situation favorable aux sacres est problématique. Après une pré-enquête menée avec des Québécois, nous avons intentionnellement renoncé aux entrevues même de type semi-directif, la raison étant que les sacres touchent ce phénomène de tabou. De plus, en ce qui concerne la qualité de la langue au Québec, le complexe d’infériorité existe toujours parmi certains locuteurs. Par conséquent ceux-ci ont tendance à « améliorer » leur façon de parler, en évitant d’employer des sacres, davantage encore face à des étrangers. Le « paradoxe de l’observateur » décrit par Labov en 1972 – comment observer les gens parler quand ils ne se sentent pas observés – a été crucial pour la qualité des enregistrements, tandis que tous les informateurs ont très vite perdu leur « peur devant le micro ». C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de ne pas être présents lors des enregistrements ou, si notre présence s’avérait nécessaire, de ne pas participer aux conversations. Le corpus contient donc des enregistrements de conversations libres et dans un contexte « naturel » (entre amis, en famille, dans un bar, sur un chantier, etc.), sans cependant perdre de vue les situations plus formelles comme un rendez-vous chez le médecin ou chez la coiffeuse, un cours universitaire, etc. Les enregistrements contiennent toutefois des types discursifs différents, dont notamment des conversations, mais aussi des monologues et même des situations d’entrevues (mais entre locuteurs natifs).

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La thèse de doctorat se veut une contribution au projet CIEL_F (corpus international équilibré de la langue française) qui est actuellement réalisé par un groupe international de chercheurs et coordonné à l’Université de Fribourg en Brisgau (Allemagne). Son objectif est de donner accès sur Internet à toutes sortes de conversations transcrites des variétés du français de toute la francophonie. Il nous a semblé intéressant de répertorier éventuellement des sacres préférés selon les régions même si, dans le cas du Québec, les chercheurs sont d’accord aujourd’hui que la variation diatopique n’existe que de façon réduite : « L’exploitation très partielle des données de l’ALEC permet de conclure, avec preuves à l’appui, qu’il y a au Québec des régions linguistiques, des isoglosses, dont le tracé mouvant semble indiquer qu’elles n’ont ni la personnalité ni la rigidité auxquelles on est habitué dans les pays de vieille civilisation. En effet, au gré des mots, ces isoglosses semblent se balader d’est en ouest, mais surtout entre les villes de Québec et de Montréal. Entre ces deux villes se retrouve un faisceau d’isoglosses, donc de frontières de mots ». (Dulong 1984, 189).

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5.2 Les sacres dans les médias19 Même si les sacres font partie intégrante de la langue parlée au Québec et que l’on peut les entendre dans la rue, dans le métro, dans les cours d’école ou dans les bistrots, ce n’est pas aussi évident pour les médias. Il est difficile de trouver des sacres dans les émissions de radio et de télévision, car les médias servent aujourd’hui, plus que jamais, d’exemple linguistique.20 Le Journal de Québec du 20 octobre 2006 cite Radio-Canada, selon laquelle « les jurons, les blasphèmes, les termes grossiers et tout autre propos offensant appartenant aux niveaux de langage vulgaire et très vulgaire peuvent être tolérés dans les dramatiques et les autres textes de création ». 21 Étant donné notre intérêt pour la langue parlée authentique, nous avons renoncé aux émissions de télévision scriptées ou scénarisées comme les téléromans et téléséries de même que les journaux télévisés. Nous avons au contraire opté pour les émissions de téléréalité comme Loft Story (diffusée sur TQS) ou Occupation double (sur TVA) ou bien les émissions de radio des stations qui s’adressent aux jeunes (par exemple Choi-FM à Québec ou 98.5FM à Montréal) afin d’enregistrer la langue la plus authentique possible. D’autre part, pour voir si les sacres apparaissent dans des contextes plus formels, nous avons inclus des entrevues avec des personnages de la vie publique à la radio ou bien des débats télévisés comme Tout le monde en parle (à Radio-Canada), Les francs-tireurs (à TQc) ou l’émission en direct Il va avoir du sport (à TQc).22

5.3 Les sacres dans la littérature Un autre corpus s’ajoute à ceux présentés plus haut, et reposera quant à lui sur la langue écrite tirée de la littérature qui imite la langue parlée, ce que Goetsch 1985 appelle « fingierte Mündlichkeit » (oralité fictive). Au Québec, cette littérature est particulièrement abondante dans les années soixante et soixante-dix où elle est souvent qualifiée de « littérature joualisante ». La multitude des sacres ne s’interprète d’ailleurs pas comme exagération de la part des auteurs, mais plutôt comme une reproduction fidèle de l’emploi des sacres dans le parler familier québécois de l’époque (cf. Garon 1974, 3). Ce parler a longtemps été appelé « joual », langage utilisé d’abord par la classe ouvrière de Montréal. Il s’agit d’auteurs comme Jacques Renaud (Le cassé, 1964) ou Michel Tremblay (Les belles-soeurs, représentée pour la première fois en 1968) ou Victor-Lévy Beaulieu (Un rêve québécois, 1972). Une source de documentation très utile se trouve sur le site Web du TLFQ de l’Université Laval : les fichiers lexicaux donnent les sacres dans un contexte littéraire assez large avec la source exacte (auteur, œuvre, année et page).

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Nous tenons à remercier le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval qui nous a renseignées sur les différentes émissions. Cf. par exemple l’ouvrage de Stefanescu & Georgeault 2005, dans laquelle plusieurs articles traitent la qualité de la langue dans les médias, ou bien celui de Raymond & Lafrance 2001, numéro entièrement consacré au sujet « norme et médias ». Ce sujet est actuellement très discuté au Québec et fait l’objet régulier d’articles dans les journaux (cf. par exemple Courtemanche 1997 ainsi que plusieurs contributions dans Le Journal de Québec du 20 octobre 2006, suite à l’emploi d’un sacre par Guy A. Lepage sur Radio-Canada le 15 octobre 2007). Il ne faut cependant pas oublier que la plupart des émissions sont toutefois le fruit d’un montage où les sacres sont mis ou omis, donc censuré intentionnellement. En outre, nous avons dû renoncer aux entrevues avec des sportifs, car ceux-ci reçoivent aujourd’hui une formation afin de bien s’exprimer au micro.

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6. Hypothèses et analyses des corpus 6.1 Hypothèses En remplissant différentes fonctions, à savoir grammaticales, émotives et communicatives, les sacres apparaissent le plus souvent sous forme d’interjection (cf. Drescher 2000, 141). Les interjections sont une classe grammaticale très hétérogène, car y sont rassemblées toutes les unités difficiles à classifier comme les interjections au sens strict du terme, les onomatopées, les jurons et invectives ainsi que les mots du discours.23 C’est en effet par leur invariabilité morphologique et leur autonomie syntaxique qu’elles constituent une classe à part. Les linguistes semblent cependant d’accord sur le fait que les interjections sont des mots qui transportent notamment des émotions ou d’autres états subjectifs. Leur fonction principale serait donc la décharge émotive. Dans une perspective formelle, on peut distinguer deux types d’interjections : les interjections primaires et secondaires. Le premier groupe contient des particules illocutoires comme ah, oh, aïe, hein, etc. qui se caractérisent par leur emploi exclusivement interjectif. Le deuxième groupe est plus difficile à délimiter mais il s’agit là d’emplois dérivationnels de mots lexicaux qui ont perdu leur signification première. Cette différenciation remonte à Wundt 1904, reprise par Burger 1980 et plus récemment par Ameka 1992, qui classifie les sacres parmi les interjections secondaires, car celles-ci servent à transmettre de l’affectivité mais ont perdu leur sens premier, ce qui correspond à la définition d’interjection secondaire proposée par Wundt et Burger.

6.2 Analyses24 L’étude des extraits suivants repose sur l’analyse conversationnelle, méthode élaborée par Harvey Sacks, Emanuel Schegloff et Gail Jefferson dans les années 1970 et poursuivie aujourd’hui par des linguistes comme Auer 2004, 2005 ou Mondada 2002, 2006. Cette méthode d’inspiration ethnométhodologique25 se caractérise par l’étude minutieuse de ce qui se produit dans les interactions verbales. Les analyses de conversation s’intéressent en particulier à l’organisation séquentielle des tours de parole. Pour ce faire, les locuteurs ont recours à des modèles langagiers institutionnalisés – modèles que l’analyse conversationnelle se propose d’étudier. Du point de vue de l’analyse conversationnelle, on peut s’attendre au fait que les sacres se laissent catégoriser, à savoir qu’ils peuvent remplir des fonctions particulières au sein de l’organisation de la conversation. Comme nous l’avons évoqué précédemment, la catégori-

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Cf. par exemple les grammaires françaises de Grevisse (2001, 1567s.) ou de Riegel & Pellat et al. (1994, 462–464). Suivant les conventions de transcription actuelles pratiquées par la plupart des universités germanophones, les données empiriques sont transcrites à l’aide du logiciel Praat, logiciel élaboré par l’Institut des sciences phonétiques de l’Université d’Amsterdam, ainsi qu’à l’aide du système GAT, système de transcription proposé par Selting et al. 1998 (cf. aussi sous 8). L’ethnométhodologie, quant à elle, s’est développée dans les années 1960 dans la sociologie américaine (Garfinkel 1967), et son objectif consiste à analyser des méthodes utilisées par les membres d’une communauté pour accomplir leurs activités quotidiennes (cf. Coulon 2002, 24).

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sation proposée par Drescher 200026 nous paraît toujours pertinente quoique ses données datent des années 1970. Un premier balayage de notre corpus établi en 2006 donne les mêmes fonctions de sacres interjectifs, mais en révèle également d’autres.

6.1.1 L’intensification d’un énoncé à portée affective, évaluative ou subjective (1) Le couple R et D a invité un autre couple (H et F) et ils sont assis autour de la table. Les deux hommes sont en train de discuter du patron de H qui a agrandi sa propriété. [ChezLesLSacreur011106Seigneur] 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184

H: là il a acheté l’xxx là R: AH il l’a acheté là? H: (au) rang saint joseph et tout (-) R: ah ouais, H: (là) il est rendu à cent mille R: CENT mille entailles, (2s.) .h eh seigneur= H: =il reste à- il reste à chaqueeuh il est en train d’acheter chaque côté (pis) ils vont s’entendre (sur) ses prix là

(2) D est invitée chez ses amis H et F. Ils sont en train de parler du père de D et de son état de santé. [AncienMaire261106Tabarouette] 13 14 15 16 17

H: ça n’a pas été op- qu’est-ce qu’il a eu quand il était malade (cette) année? D: c’était (-) euh: (.) pancréas perforé F: oh TABArouette c’est pas (drôle) ça, D: ah oui