Cheriguen, Foudil - Politiques Linguistiques en Algérie [PDF]

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Politiques linguistiques en Algérie Foudil Cheriguen

Citer ce document / Cite this document : Cheriguen Foudil. Politiques linguistiques en Algérie. In: Mots, n°52, septembre 1997. L'état linguiste. pp. 62-73; doi : https://doi.org/10.3406/mots.1997.2466 https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1997_num_52_1_2466 Fichier pdf généré le 30/04/2018

Resumen POLITICAS LINGÜISTICAS EN ARGELIA Al proyecto del Estado argelino jacobino que trata de imponer el arabe literal como única lengua nacional y oficial, se oponen pasivamente el árabe dialectal como lengua majoritariamente hablada, el bereber cuya reivindicación está ligada a una aspiración a la democratización, y el francés necesario porque percibido como la lengua de las ciencias y de las tecnologías.

Abstract LINGUISTIC POLICY IN ALGERIA The Algerian State tries to give roots to written Arabie, as a national language. But two native languages clash with this planning : dialectal Arabie, spoken by the big majority of Algerians, and Berber dialects in connection with democratic claim. Speaking french also remains necessary in the field sciences and technology.

Résumé POLITIQUES LINGUISTIQUES EN ALGERIE Au projet de l'Etat algérien jacobin qui tente d'enraciner l'arabe littéral comme seule langue nationale et officielle, s'opposent passivement l'arabe dialectal comme langue très majoritairement parlée, le berbère dont la revendication est liée à l'aspiration à une démocratisation, ainsi que le français, nécessaire parce que perçu comme langue des sciences et des technologies.

Foudil CHERIGUE№

Politiques

linguistiques

en

Algérie

La présente étude consiste en une réflexion sur la situation sociolinguistique en Algérie. Elle essayera d'expliquer les différents enjeux, leurs causes et les conséquences sociales et politiques qui en découlent pour chacune des quatre langues en présence dans le pays. Elle tentera de comprendre le positionnement de chacune d'elles par rapport aux autres. Si l'arabe littéral, dit aussi arabe moderne, tire sa force du soutien de l'Etat qui lui octroie des budgets et moyens permettant d'organiser un enseignement dans cette langue étendu à l'ensemble d'un Etat national, il n'en est pas moins parasité par un arabe dialectal, plus enraciné, plus populaire, et, depuis plusieurs siècles, généralisé et familier. Cet arabe dialectal est, sans aucun doute, la langue qui, de toutes, dispose du plus grand nombre de locuteurs, ce qui constitue son atout majeur. Le français, quant à lui, apparait comme la langue d'une incontournable modernité et s'avère un outil encore privilégié dans l'acquisition des sciences et des technologies. Quant au berbère, l'importante prise de conscience politique qui caractérise ses défenseurs n'a d'égal que l'adhésion des masses populaires berbérophones qui prennent en charge la revendication d'une reconnaissance de cette langue en tant que langue nationale et officielle.

L'arabe modeme : une aspiration à l'enracinement C'est la langue que l'Etat s'efforce d'imposer depuis l'indépendance de l'Algérie (1962). Ayant adhéré depuis cette date à la Ligue arabe, les dirigeants algériens se sont empressés d'affirmer l'« arabité » de l'Algérie, se gardant bien toutefois de la faire figurer 0 Université d'Alger, Algérie. 62

t.

Mots, 52, septembre 97, p. 62 à 73

dans les « Principes généraux régissant la société algérienne » ; les différentes constitutions mentionnent seulement et de manière toujours inchangée : République algérienne démocratique et populaire, alors que les pays du Moyen-Orient, voire de la Libye, eux, inscrivent le terme arabe dans leurs appellations officielles. D'après le chapitre I des différentes constitutions1, «L'arabe est la langue nationale officielle ». Il s'agit donc bien de langue et non à' ethnie. Toutefois, si la Charte de 1976, outre le fait qu'elle réfère à « l'idéologie socialiste », considère la « langue arabe » comme un « outil culturel et scientifique destiné à propulser la marche en avant de l'Algérie socialiste»2, celle de 1986 réfère, elle, à « l'expression de l'idéologie du Parti du Front de Libération nationale» en commençant la rubrique traitant de la langue par l'expression « dans cette même optique » qui relie directement ce paragraphe à celui qui immédiatement le précède et qui traite de l'islam (consacré «religion de l'Etat» par la constitution)3. Ces deux chartes s'accordent cependant sur le fait que « la langue arabe est un élément essentiel de l'identité culturelle du peuple algérien»4 et insistent sur son « acquisition », sa « maitrise » et sa « généralisation». Ces trois derniers termes supposent néanmoins que s'il ne s'agit pas d'une langue tout à fait étrangère à ce peuple, celle-ci n'est pas pour autant fondamentalement la langue de ce peuple. C'est donc à un changement linguistique que l'Etat algérien entend mener le pays. Sinon, quelle en serait la légitimation, hormis l'amalgame volontairement entretenu en évitant de préciser de quelle langue arabe il s'agit? S'il est vrai que la langue arabe est l'une des langues nationales des Algériens, ce n'est en tout cas pas celle que préconise l'Etat, c'est-à-dire l'arabe littéral ou moderne issu de l'arabe classique, qui n'a jamais été en Algérie d'un usage courant et populaire pour n'être demeurée pendant des siècles que la langue des clercs et des scribes. Sur le plan oral ou plutôt, dialectal, elle a été depuis quelques siècles déjà récupérée, sinon absorbée, par la formation d'une langue populaire, au contact du berbère trouvé sur place auquel elle a emprunté la structure syntaxique et une certaine simplification phonétique, notamment la réduction de la durée vocalique, et la disparition du ton emphatique. Sur le plan morphosyntaxique, on peut noter la disparition des cas, devenus inexistants 1. 2. 3. 4.

La dernière en date est celle de novembre 1996. Charte nationale, 1976, p. 65. Charte nationale, 1986, p. 51. Respectivement, 1976 et 1986, p. 65 et p. 51. 63

en arabe dialectal. Cette influence du berbère sur l'arabe dialectal est tellement importante que cette langue s'apparente beaucoup plus aux parlers berbères qu'à l'arabe littéral, dont les structures syntaxiques restent assez fondamentalement celles de l'arabe classique, à l'exception, toutefois, de certaines tournures plus ou moins directement calquées sur celles de la langue française. En définitive, que doit l'arabe dialectal à l'arabe classique si ce n'est une partie, certes non négligeable, de son fond lexical ? Mais depuis quand définit-on une langue sur la base de son lexique ? Entre l'arabe moderne, celui qui fait actuellement l'objet d'un enseignement généralisé dans nos écoles et qui doit beaucoup à l'arabe classique, et l'arabe dialectal algérien (de façon générale, maghrébin), l'intercompréhension n'est pas possible. Il s'agit donc bien d'une autre langue, fondamentalement différente, qui partage cependant avec l'arabe dialectal le même nom. Et cela n'est pas peu de chose dans la conception du projet idéologico-politique qui aboutit à l'amalgame que l'on sait en imposant l'arabe littéral ou moderne dans l'enseignement national pour remplacer le français, autre langue concurrente également écrite.

L'arabe dialectal, langue de la majorité silencieuse L'amalgame par l'absence de précision quand les textes officiels réfèrent à l'« arabe » fait que la majeure partie de la population qui peut paraitre à première vue satisfaite de la mention de sa langue est en fait exclue dans et par le choix, l'orientation et la gestion politico-linguistiques qui demeurent exclusivement l'apanage de l'Etat. Les langues vernaculaires paraissent gêner le projet de l'Etat à tel point que les mentionner seulement dans les textes officiels serait aller à rencontre de l'attitude jacobine du régime. Au contraire, les affirmer serait affirmer du même coup un projet démocratique qui n'est pas le sien et vers lequel manifestement il ne s'oriente pas. Tout se passe comme si la nation une exigerait la langue une sans aucune autre concurrente. Il faut donc qu'une langue soit une langue d'Etat qui affirme l'Etat, autant qu'elle est affirmée par lui, fût-ce au détriment, voire au mépris des langues réellement pratiquées dans le pays, dont l'arabe dialectal ainsi que le berbère constituent les grands exclus. Par ce moyen — ne seraitce que celui-là — le régime limite déjà considérablement les possibilités d'expression qui seraient autant de libertés d'expression. 64

L'arabe dialectal, bien plus encore que le berbère, par l'absence de revendication qui émanerait de ses locuteurs, va même jusqu'à s'exclure du débat politico-linguistique contestataire et revendicatif qui anime, depuis 1980 au moins, de manière massive les terrains de la lutte pour la reconnaissance officielle de la langue berbère. Au contraire, la péjoration — dans laquelle a été tenu l'arabe dialectal parce que non écrit — et une certaine intériorisation de ce sentiment d'infériorité linguistique par ses locuteurs dont la grande majorité s'accorde à privilégier un arabe littéral, pourtant jamais vraiment en usage en dehors de l'enceinte scolaire et d'une partie de la presse, qui lui est donc relativement étranger, ont mené derechef à une dévalorisation (non seulement en Algérie mais dans presque l'ensemble du Maghreb) de leur langue dont les conséquences à la fois sur le développement de la personnalité prétendument nationale et sur la qualité et la finalité de l'enseignement sont loin d'être négligeables ; les résultats scolaires y sont même plus catastrophiques que dans les régions berbérophones où l'arabe littéral, toujours tenu pour langue étrangère n'est pas parasité dans son apprentissage par une langue maternelle de laquelle il est totalement différencié. Cela rappelle l'attitude des Algériens dont certains apprenaient d'autant mieux le français que, dès l'âge scolaire, une distinction était bien faite entre la langue de l'école et celle de la rue. Jamais reconnu autrement que comme dialecte, parler seulement oral, bien qu'au Maghreb il concerne plusieurs dizaines de millions de locuteurs, dans l'esprit des décideurs, c'est au français et seulement au français que l'arabe moderne doit faire concurrence, et à terme lui être substitué non pas sur le plan statutaire, chose déjà acquise, mais comme langue de travail, d'enseignement, de l'administration et, visée à plus long terme, comme langue du quotidien, domestique et de la rue. C'est précisément sur ce terrain, qui est sinon déterminant du moins d'une importance capitale, que l'arabe dialectal résiste efficacement en faisant apparaître son concurrent, l'arabe officiel, pour ainsi dire, comme inadapté, inefficace, voire étranger. Consciente de cette situation de forte concurrence, la Charte nationale (1986) insiste particulièrement sur la « généralisation » de l'arabe moderne en écrivant : « Aussi la généralisation de son utilisation est-elle une des missions essentielles de la société algérienne dans le domaine de l'expression des manifestations de la culture, et dans tous les autres domaines de son activité nationale » !. Cependant la recherche de l'usage d'une langue unique, l. P. 51. 65

d'une koînè1 n'est qu'un prétexte à un changement linguistique dont l'Etat souhaite l'irréversibilité et la généralisation : « Les initiatives de la Direction politique aidant pour hâter la réalisation méthodique de ce grand projet, il se concrétisera par la généralisation de l'usage d'une même langue de travail, d'enseignement et de culture»2. S'il s'agissait seulement de généraliser une langue et non de dénier un droit aux langues réellement nationales, un projet démocratisant tendrait plutôt à généraliser, au pire une des langues en usage plus fréquent dans le pays, au mieux, à officialiser et à promouvoir les langues vraiment nationales, parlées par des millions de locuteurs, au lieu de celle qui, sur le plan pratique, n'offre — outre le prestige d'avoir été une langue de grande culture — qu'un seul avantage, somme toute accessible aux autres langues, celui d'être écrite.

Le français comme langue de la nécessité La scolarisation massive en Algérie a permis une plus grande généralisation de la langue française. Les médias, la presse orale et surtout écrite ont aussi apporté une contribution importante à la diffusion du français dans le pays. La quasi-totalité de la population née à partir de 1962 a bénéficié d'un enseignement en français, puis progressivement, d'un enseignement de français. Hormis les sciences sociales, arabisées relativement tôt, une grande partie de l'enseignement supérieur se fait aujourd'hui encore en français. Bien que relégué officiellement au rang de langue étrangère, les textes ne lui accordent pas moins une mention implicite dans les Chartes (même si le terme3 n'est jamais cité). En 1976 il est dit: «Cette récupération totale de la langue nationale et sa nécessaire adaptation à tous les besoins de la société n'excluent pas un "ferme encouragement" à l'acquisition des langues étrangères»4. Puis, en 1986, on reprend le même terme d'« encouragement », en ajoutant de : « veiller à ce que le citoyen puisse maitriser la langue nationale qui garde priorité et primauté, en même temps qu'il acquiert l'usage 1. Rappelons que, des quatre langues en usage dans le pays, aucune d'elles n'est comprise communément par l'ensemble des Algériens. 2. Charte, 1986, p. 51. 3. Les Chartes utilisent « langues étrangères » ou « autres langues » . Elles évitent soigneusement d'employer « langue française ». 4. P. 66. 66

d'autres langues » '. Conscients d'une efficacité encore mal assurée de l'arabe littéral comme outil de travail, les textes officiels insistent sur l'utilité de la « langue étrangère », le français, auquel un courant arabiste partiel entend substituer l'anglais. Un tel point de vue semble bien plus relever du mythe que d'un projet réaliste, encore moins réalisable à court ou même à moyen terme. Il privilégie le volontarisme sur l'histoire. Une telle idée, qui n'est même pas originale, procède d'un alignement sur les pays arabes du MoyenOrient qui utilisent l'anglais et dont l'histoire linguistique n'est pas celle du Maghreb. Dans sa logique de fuite en avant, le même irréalisme, qui a précipité l'arabisation de l'enseignement — dont nul n'ignore aujourd'hui les résultats catastrophiques, avec moins de 22 % de réussite au baccalauréat en 1996 — au détriment d'un enseignement en français, ou en arabe dialectal ou berbère (chose encore plus inimaginable au regard des autorités étatiques), entend parachuter l'anglais, langue enseignée, elle, réellement en tant que langue étrangère, sans se soucier des moyens en tout genre qui sont loin d'être réunis en Algérie. De telles incohérences cachent mal des attitudes, sinon des enjeux politiques dont les interventions sur le terrain des langues ne sont que des prétextes. La langue est essentiellement un produit et un fait de l'histoire, sa persistance ou son changement ne saurait s'accommoder des conjonctures exploitées par des politiques politiciennes à très courte vue. Souffler le chaud et le froid sur l'usage de telle ou telle autre langue, à tel moment ou à tel autre de l'évolution politique d'un pays ne change pas grand chose quant à la pratique et aux us et coutumes impliqués par cette même langue ; même s'il est vrai qu'à plus long terme (donc dans l'histoire), il serait toujours possible d'obtenir quelque changement qui, toutefois, ne correspondrait que très imparfaitement, toujours insuffisamment, aux résultats escomptés. Tel est le cas aujourd'hui de l'arabisation de l'enseignement qui est à distinguer nettement de l'arabisation linguistique historique représentée par l'arabe dialectal. Sur ce plan, tout se passe comme si l'Etat préconisait une dialectalisation de l'arabe moderne — car que signifierait autrement cette arabisation « généralisée » en dehors du domaine de l'enseignement ? — qui a de fortes chances, à quelques variations près, d'aboutir à l'arabe dialectal actuel. Le raccourci salutaire ne serait-il pas d'organiser dès à présent l'enseignement de ce même arabe dialectal auquel il serait alors impératif de donner définitivement une forme écrite ? Il est vrai que l'arabe l. P. 51.

» .,

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modeme possède cet avantage d'être écrit, mais il présente le sérieux inconvénient d'être beaucoup moins populaire et familier que ne l'a jamais été son grand concurrent, l'arabe dialectal qui, sur le plan didactique et pédagogique parasite et du même coup limite son apprentissage ; tant il est vrai qu'à chasser le familier, celui-ci s'acharne à revenir au galop. Dans l'esprit des tenants de l'arabisation, il ne serait question que de niveau de langue, l'arabe dialectal n'étant alors plus qu'un «arabe fautif», que l'arabe moderne viendrait en quelque sorte corriger. Quant au français, qui a eu pendant longtemps sa place dans le système éducatif, il ne constitue pas véritablement un enjeu. Les prétendues luttes contre cette langue ne sont pas vraiment, encore moins officiellement, fondées. Outil pratique et relativement efficace, son enseignement et son usage en dehors de l'école ne sont pas contestés. Cette langue fait partie d'un plurilinguisme depuis presque toujours acquis et pratiqué au Maghreb. En outre, n'étant plus perçu comme hégémonique, il bénéficie d'une certaine neutralité. En ce sens, son statut de langue étrangère lui aura servi favorablement. S'il a perdu d'être majoritairement la langue d'enseignement, il a, en contrepartie, gagné à être étendu à une population beaucoup plus grande que par le passé.

La revendication berbère dans la lutte pour la démocratie Le berbère qui a essentiellement contribué à donner naissance à l'arabe dialectal a, de fait, créé un concurrent qui ne finissait pas de gagner du terrain, particulièrement depuis la colonisation française. Celle-ci, directement ou indirectement, en tout cas par l'essor de l'urbanisation qui supplante progressivement le mode de vie rural, a permis à l'arabe dialectal de concurrencer sans cesse le berbère jusqu'à son élimination de certaines zones de la région des Aurès particulièrement peuplée. Ce qui vient encore accroitre l'arabophonie dialectale et, du même coup, réduire d'autant la berbérophonie. En outre, l'acquisition de l'arabe dialectal est d'autant plus facilitée que la structure morphosyntaxique est quasiment la même que celle du berbère auquel il la doit, ainsi que la phonétique dont les sons différents ont fini par être neutralisés, ou, à défaut, par fonctionner comme des variantes : en témoigne le système phonologique du parler berbère chaoui apparenté à celui de l'arabe 68

dialectal de la région. Le berbère apparaît donc comme une langue doublement menacée : par l'arabisation dialectale liée à l'urbanisation progressive, à l'exode rural, et par conséquent à la multiplication des moyens de communication qui permet à la loi du plus fort de mieux s'exercer ; par l'autre arabisation, celle de l'arabe moderne prédominant dans l'enseignement. Toutefois, le fait que l'arabe dialectal se structure comme le berbère, langue qui partout, de l'avis unanime des linguistes berbérisants, présente une unité syntaxique identique, nous permet de considérer in extenso l'arabe dialectal comme un parler très étroitement apparenté au berbère, dont la variation fondamentale réside au niveau du lexique. De ce point de vue, il est permis d'affirmer que le berbère a pour ainsi dire absorbé et récupéré de la sorte l'arabisation historique. Et si le vœu des tenants de l'arabisation via l'école est d'aboutir à une dialectalisation — les Chartes utilisent le terme de « généralisation » — force est de constater que l'histoire Га d'ores et déjà accomplie (à moins de comprendre par arabisation « alphabétisation en arabe »). Mais, considérée aussi sous cet angle, l'arabisation préconisée par le régime1 n'est rien d'autre qu'un processus de déberbérisation du pays auquel l'arabe dialectal sert d'adjuvant considérable, sinon une première étape déjà historiquement accomplie et irréversible. Au plan politique, c'est l'arabe dialectal qui est l'enjeu fondamental et, aussi longtemps qu'il n'est pas enseigné, c'est-à-dire par sa passivité, il joue incontestablement en faveur de l'arabisation moderne voulue par le régime. Par contre, s'il venait à être pris en charge dans le système scolaire, il pourrait jouer en faveur du berbère, ne serait-ce que dans la concurrence qu'il serait alors en mesure de constituer face à l'arabe moderne dans le système éducatif, et dans le renforcement qu'il acquerrait sur le terrain extrascolaire qu'il occupe déjà presque entièrement.Toutefois, le berbère, en dépit d'une histoire qui ne lui a jamais été favorable, est encore parlé quotidiennement par le tiers des Algériens et compris par un nombre d'auditeurs un peu plus grand. Confronté à un environnement hostile, toujours combattu et contrecarré, il finit par imposer un discours politique dont il devient désormais impossible de faire l'impasse, quel que soit le bord où l'on se situe, négateur ou promoteur. Au prix d'une lutte particulièrement remarquable depuis 1. Si cela demeure l'objectif final plus difficile à atteindre, il constitue néanmoins un bon prétexte qui favorise la généralisation de l'arabe dialectal, car souvent les locuteurs, faute de pouvoir s'exprimer en arabe moderne officiel, qu'ils maîtrisent mal ou ne connaissent pas, ont tendance à utiliser spontanément le seul arabe qu'ils connaissent ou qui leur est familier, l'arabe dialectal. 69

1980, il réussit à s'inscrire dans le lieu politique, à résister en dépit des difficultés et des obstacles en tout genre que posent ses adversaires politiques à sa reconnaissance en tant que langue nationale et officielle. S'il ne semble pas être au bout de sa lutte sur le terrain politique, on peut d'ores et déjà considérer que le berbère a remporté une bataille d'une importance vitale qui est celle de sa prise en charge dans les domaines de la production littéraire et paralittéraire, de son passage de fait au stade de langue écrite et de son insertion dans la recherche scientifique. Sur ce terrain, comme sur celui de la lutte politique, c'est le kabyle qui est en avance sur les autres parlers et les kabylophones qui paraissent être les plus actifs. Toutefois, conçu dès le début comme une revendication démocratique et nationale, le mouvement d'origine kabyle réussit à entrainer et à acquérir à une cause qui n'est pas seulement la sienne, les autres régions berbérophones ainsi que la sympathie des partis démocratiques. Tirant sa légitimité de l'histoire la plus lointaine, de son aspiration au changement démocratique, donc de sa coexistence avec les autres langues, condition même de sa pérennité, le berbère ne désespère pas de faire aboutir sa revendication pour peu que la question de la démocratisation enregistre un réel progrès. L'inscription de la revendication berbère dans le processus de démocratisation qu'elle sert et dont elle se sert peut constituer une force et un atout considérables. L'on comprend mieux alors pourquoi elle est si farouchement combattue, parce que sa satisfaction suppose nécessairement la démocratisation.

Stratégie linguistique et inscription géopolitique L'Algérie, à l'instar de tout le Maghreb, a connu depuis la plus lointaine antiquité les influences des pays du Proche-Orient dont l'Egypte a servi de trait d'union. La dernière et sans doute la plus importante sur le plan linguistique a été l'invasion arabe du 7e siècle qui a peu à peu, mais de façon jamais interrompue, instauré la pratique de la langue arabe, essentiellement à partir de deux sources : les relations commerciales et la diffusion du Coran. Le résultat, plusieurs siècles après, a été l'arabisation linguistique que l'on constate aujourd'hui, phénomène exclusivement dialectal, se calquant sur la berbérophonie préexistante et dont elle a réduit l'étendue. C'est cette arabisation populaire — à distinguer de l'arabisation savante, celle des clercs et des scribes — qui légitime la 70

langue arabe au Maghreb, dont il est devenu la langue première pour environ deux tiers de la population. Les pouvoirs en place ont quelque peu détourné cette légitimité en officialisant le seul arabe littéral, faisant en quelque sorte considérer le changement linguistique qu'ils proposent comme une simple question de niveau de langue. Il est vrai que, dans de nombreux pays, le niveau de langue généralisé et officialisé a toujours été celui des classes ou des clans détenteurs du pouvoir, mais il n'en demeure pas moins qu'il s'agit souvent du même domaine linguistique que celui pratiqué par la majeure partie de la population d'un pays. Au Maghreb, tel ne semble pas être le cas. L'arabe littéral valorisé et institué depuis les indépendances correspond plus à une inscription dans un bloc politique, le monde arabe, qu'à un quelconque souci de nature pratique ou à une aspiration à la modernité. S'il s'agissait de s'approprier et d'assumer son histoire, les décideurs ne devraient pas procéder à une sélection réductrice, et la première réappropriation à faire aurait dû être celle de l'arabe maghrébin, qui est lui-même un produit authentique de l'histoire maghrébine, ainsi que du berbère, autre moyen de reconnaissance et d'affirmation de soi. En adoptant l'arabe littéral exclusivement, les décideurs entendent bien substituer une élite dirigeante cultivée en arabe à une autre élite cultivée en français, tout en se légitimant par une inscription, quelque formelle qu'elle puisse être, dans le bloc idéologico-politique arabe. Pour revenir plus précisément au cas de l'Algérie, interrogeonsnous sur les éventuels programmes de planification linguistique qui pourraient correspondre aux trois tendances politiques principales qui existent dans le pays. La première, celle aujourd'hui au pouvoir, est conservatrice. Elle n'entend pas apporter un changement significatif quelconque à la situation linguistique, voire même à celle de l'enseignement. La seconde pourrait être la tendance islamiste qui, même si elle parait privilégier la religion sur la langue, n'apportera sans doute pas de changement si ce n'est le renforcement de la lettre du Coran, c'est-à-dire, le « même » arabe, peut-être moins exigeant quant à son contenu moderne. Enfin la troisième tendance, démocratique, ne pourrait en aucun cas faire l'impasse sur la question de la planification linguistique et d'une légifération sur le statut des langues. D'aucuns préconisent déjà, pour le long terme, l'enseignement en berbère dans les régions à dominante berbérophone avec l'arabe dialectal comme première langue et le français comme deuxième langue, l'enseignement en arabe dialectal dans les régions à dominante arabophone1 avec le berbère comme première 1. Encore faut-il que la population arabophone dialectale adhère à cette opinion. Pour l'heure il n'y a pas de revendication significative allant dans ce sens. 71

langue et le français toujours comme seconde langue. Mais tant que la question de la démocratie n'aura pas été réglée en Algérie, ce ne peut être qu'un vœu pieux. Tout cela montre néanmois à quel point les questions linguistiques sont essentiellement des questions politiques.

INSTITUT NATIONAL DE LA LANGUE FRANÇAISE UMR "LEXICOMETRIE ET TEXTES POLITIQUES"

LA LOCUTION : ENTRE LEXIQUE, SYNTAXE ET PRAGMATIQUE Identification

en

corpus,

traitement,

apprentissage.

Textes réunis par Pierre Fiala, Pierre Lafon, Marie-France Piguet 1997

ч

Publication de l'biALF, collection "Saint-Cloud" Klincksieck Paris

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Résumé / Abstract / Compendio POLITIQUES LINGUISTIQUES EN ALGERIE Au projet de l'Etat algérien jacobin qui tente d'enraciner l'arabe littéral comme seule langue nationale et officielle, s'opposent passivement l'arabe dialectal comme langue très majoritairement parlée, le berbère dont la revendication est liée à l'aspiration à une démocratisation, ainsi que le français, nécessaire parce que perçu comme langue des sciences et des technologies. Mots clés : langues, politique, Algérie, arabe, berbère, français LINGUISTIC POUCY IN ALGERIA The Algerian State tries to give roots to written Arabie, as a national language. But two native languages clash with this planning : dialectal Arabie, spoken by the big majority of Algerians, and Berber dialects in connection with democratic claim. Speaking french also remains necessary in the field of sciences and technology. Key words : Algeria, linguistic policy, written Arabic, spoken Arabic, Berber, french language, multilinguism POUTICAS UNGÛISTICAS EN ARGEUA Al proyecto del Estado argelino jacobino que trata de imponer el arabe literal como única lengua nacionál y oficial, se oponen pasivamente el árabe dialectal como lengua majoritariamente hablada, el bereber cuya reivindicación está ligada a una aspiración a la demoeratización, y el froncés necesario porque percibido como la lengua de las ciencias y de las tecnologías. Palabras claves : política, lengua, Argelia, árabe, bereber, froncés

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