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French Pages 179 Year 1972
COLLECTION
DE
L'ECOLE
FRANÇAISE
DE
9
JEAN-PIERRE CÈBE
VARRON, SATIRES
MÉNIPPÉES
ÉDITION, TRADUCTION ET COMMENTAIRE
ÉCOLE FKANÇAISE DE KOME PALAIS FAKNÈSE, ROME 1972
ROME
Dépositaire en France: Editions E. de Boccard 11 Eue de Médicis 75 PARIS (6e)
Dépositaire en Italie: « L'Erma » di Bretschneider Via Cassiodoro, 19 000193 ROMA
TIPOGRAFIA S. ΡΙΟ Χ - VIA DEGLI ETRUSCHI, 7-9 - ROMA
INTRODUCTION
Les Satires Ménippées de Varron n'ont pas eu un grand succès au près des critiques de notre pays. Un seul d'entre eux, l'illustre Gaston Boissier, leur a consacré un essai de synthèse dans son Etude sur la vie et les ouvrages de M. T. Varron i1). Ce livre, aujourd'hui périmé (il date juste d'un siècle), ne ressemble que de loin à la somme qu'il aurait pu être en son temps: pour reprendre la cruelle mais juste formule d'A. Riese (2), c'est un traité de vulgarisation «elegans magis quam elaboratum», une sorte de dissertation rhétorique où sont compilées des trouvailles faites par d'autres, où tout est examiné à la hâte et « en vue cavalière ». Sans doute, ces pages de généralités bien construites et bien écrites ont du charme et offrent de quoi glaner. Mais elles laissent sans réponse et ne posent même pas la majorité des problèmes auxquels on se heurte quand on observe de près « la vie et les ouvrages » de M. Terentius Varrò. Les autres érudits français dont on relève les noms dans la bibliogra phie des Ménippées doivent être rangés, malgré la qualité de leurs pu blications, parmi les auteurs secondaires de cette bibliographie: la con tribution précieuse mais réduite qu'ils apportent à la connaissance des satires varroniennes se limite à quelques articles traitant des sujets étro itement circonscrits (3). (*) Pour tous les noms d'auteurs que nous citons dans cet avant-propos, cf. notre liste d'abréviations (infra, p. xix et suiv.). Nous laissons de côté le mémoire qu'auraient publié à Paris, en 1911, F. Plessis et P. Lejay sous le titre La Ménipjyée de Varron: malgré nos efforts, nous n'avons pas réussi à nous le procurer; il ne se trouve dans aucune bibliothèque française ou eu ropéenne et semble bien ne pas exister en dehors des bibliographies qui le mention nent; il ne figure d'ailleurs pas dans les bibliographies, irréprochables, d'H. Geller et de P. Lenkeit (Geller, p. 81 et suiv.; Lenkeit, p. 110 et suiv.); A. Scherbantin l'in clut dans la sienne, mais en spécifiant qu'il n'a pu le consulter (Scherbantin, p. x); et aucun critique, même parmi ceux qui le conservent dans leurs bibliographies, ne s'y réfère jamais. (2) Eiese, p. 47. (3) Ce sont notamment L. Havet et P. Boy ancé dont il serait superflu de faire ici l'éloge, tant ils sont connus par les études qu'ils ont produites dans la sphère prin cipale de leur activité scientifique.
VI
INTRODUCTION
Eien de semblable à l'étranger: depuis les années 1850, les Ménippées y ont tenté de très nombreux chercheurs. Comme souvent, le mou vement part d'Allemagne: les plus anciens des grands commentaires dont nous aurons à nous servir — ceux de Meineke, d'Oehler, de Biese, de Vahlen, de Bücheier, de Norden — sont des produits de l'érudition germanique. C'est précisément pour informer le public français des ré sultats acquis vers 1860 par ces savants d'outre-Ehin que G. Boissier rédigea le volume dont il vient d'être parlé. Aux alentours de 1930, l'Ita liese met elle aussi de la partie, rivalisant avec l'Allemagne qui, de son côté, poursuit la réalisation du dessein dont elle a pris l'initiative. Entre 1930 et 1960, aux noms précédemment cités s'adjoignent, pour l'All emagne, celui d'H. Dahlmann (l'un des meilleurs « varroniens » de l'heure) et, pour l'école italienne, ceux de L. Eiccomagno, d'E. Bolisani et de F. Della Corte (nous ne mentionnons, volontairement, que les spécial istes les plus éminents; mais, comme on le verra par la bibliographie, il y en a beaucoup d'autres). L'unique synthèse moderne que nous pos sédions sur les Ménippées est de L. Eiccomagno; la première édition com mentée digne de ce nom des Ménippées a été écrite par E. Bolisani; quant à F. Della Corte, il a largement collaboré à l'entreprise commune par une édition commentée et des monographies. Grâce aux efforts ainsi déployés depuis plus de cent ans, notre do cumentation touchant les Ménippées s'est, faut-il le dire1?, considéra blementenrichie. Mais il serait faux de prétendre que nous sommes ar rivés au but et que la matière est épuisée. Il reste une bonne partie de la route à franchir pour approcher de cette fin: à preuve les thèses très remarquables que MM. Geller et Lenkeit ont tout dernièrement ache vées sous la direction d'H. Dahlmann, l'article de ce même H. Dahl mann sur le Tithonus περί γήρως, et — · du moins osons-nous l'espérer — notre propre travail. Ce travail fut entamé en octobre 1969 dans un « séminaire de maît rise » qui réunissait autour de nous, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines d'Aix-en-Provence, six de nos étudiants (x). Notre intention était d'imiter MM. Geller et Lenkeit, c'est-à-dire de scruter à la loupe toutes les bribes conservées des Ménippées; de les éditer avec un ap parat critique aussi clair que possible, de les traduire, de dresser pour chacune d'elles un « état des questions » étoffé, sinon exhaustif, et d'en proposer un commentaire fouillé qui ne laissât pratiquement rien dans (x) Mesdemoiselles J. Baudron, A. Bugnet, M. Grenet; Messieurs J. G. Crochet, M. Lussiana, J. P. Shiep.
INTRODUCTION l'ombre. Les satires Aborigines - Cms credo. . . étaient réservées aux cours et aux discussions collectives, pour lesquelles chaque étudiant était chargé de fournir des éléments déterminés à l'avance (l'un, par exemple, s'occupait de « l'expression » et de la bibliographie allemand e, un deuxième de « la civilisation » et de la bibliographie italienne, et ainsi de suite). Les autres fragments, divisés en six parts à peu près égales, procuraient les sujets des six mémoires de maîtrise individuels à remettre en fin d'année. Il s'agissait en somme de faire concurrence aux grosses « éditions Hachette » d'autrefois, mais en accordant une plus grande place aux techniques de la philologie moderne et en réfl échissant sur tous les problèmes sans exception auxquels conduit, dire ctement ou indirectement, l'analyse approfondie du texte. L'expérience se révéla féconde et plus captivante pour toute notre équipe que nous ne l'escomptions au départ. Nous publions ici une fraction des satires disséquées durant les séances de séminaire. Le reste du recueil suivra régulièrement, par fascicules, dans les mêmes conditions. Comme on aura tôt fait de s'en apercevoir si on ne le sait déjà, il est peu d'études aussi difficiles que celle des Ménippées de Varron (x); mais, selon nous, il en est également peu d'aussi passionnantes: les lam beaux qui nous sont parvenus des cent cinquante livres de cette com position (2) tiennent sans cesse l'esprit en éveil car, étant très variés, ils font passer constamment d'un sujet à un autre — de l'histoire à la philosophie, puis à la religion, à la littérature, à la grammaire, etc. — et, au surplus, étant couramment sibyllins, ils obligent à résoudre quant itéd'énigmes, petites ou grandes. De là une excellente et très formatrice gymnastique intellectuelle, qui développe sens critique et perspicacité; sans parler des connaissances diverses qu'elle fait acquérir, en parti culier sur la personnalité et l'art de Varron, puisque ce dernier, G. Boissier l'a bien vu, se livre tout entier dans les Ménippées (3). Sur un plan tout matériel, nous avions le choix, pour la présenta tion de l'ouvrage, entre deux formules. Nous pouvions soit emboîter (!) Cf. Riccomagno, p. V. (2) Chiffre transmis par Saint Jérôme dans son catalogue des écrits varroniens. Ce catalogue se trouve dans une lettre fragmentaire (à Sainte Paule) qui fut décou verte en 1850 au début d'un manuscrit d'Origène: voir Boissier, p. 32 et suiv.; Della Corte 2, p. 149 et suiv. Pour A. Klotz (Hermes, 46, 1911, p. 1 et suiv.), Saint Jérôme l'avait pris chez Varron lui-même. Peut-être, mais comment le démontrer? Voir Dahlmann 1, col. 1182 et suiv.; C. A. Van Rooy, Studies in Classical Satire and Be lated Literary Theory, Leyde, 1966, p. 56. (3) Cf. Boissier, p. 98.
VIII
INTRODUCTION
le pas à MM. Geller et Lenkeit, qui, pour ainsi dire, font participer le lecteur à leur enquête, dont ils retracent le cheminement en une dé marche « inductive » assez semblable, mutatis mutandis, à celle des au teurs de romans policiers; soit nous tourner vers les procédés bien au point de l'édition commentée traditionnelle. Nous avons préféré la deu xième solution: si elle n'offre pas, comme l'autre, le moyen de piquer la curiosité par un certain « suspens », elle permet une exposition plus nette, plus concise et mieux charpentée. La lourdeur et la multiplicité de nos tâches nous ont empêché de donner à l'établissement du texte autant de soin que nous l'aurions voulu: nous n'avons pas eu le loisir de nous reporter aux manuscrits eux-mê mes. C'est regrettable. Mais y avons -nous tellement perdu? nous ne le pensons pas: il est clair qu'on ne saurait déchiffrer ces manuscrits mieux qu'un Eiese ou qu'un Lindsay (du reste, fait concluant, les lectures de Lindsay s'accordent avec celles des autres éditeurs de Nonius et celles de Eiese). Au contraire, des améliorations sont possibles et souhaitables en ce qui concerne la correction des passages altérés ou corrompus. Dans ce domaine où, pour réussir, il n'est pas indispensable de remonter jus qu'à la source, c'est-à-dire jusqu'aux manuscrits, nous croyons avoir fait œuvre utile, car nous proposons plusieurs leçons nouvelles que nous estimons supérieures à celles de nos devanciers. Les éditions que nous avons utilisées sont indiquées par notre liste d'abréviations (cf. infra, p. xix-xxi). Dans le nombre figurent, évidemment, le De compendiosa doctrina établi par Lindsay et, pour les Ménippées proprement dites, l'édi tion fondamentale de Bücheier revue par Heraus. Les problèmes de tout genre que soulèvent les satires auxquelles nous nous attaquons seront abordés à leur place, au fil de l'exégèse (*). Il en est deux pourtant que, vu leurs prolongements, nous avons intérêt à envisager dès maintenant, avant de nous lancer in médias res. Le pre mier a trait à l'ordre des citations dans le De compendiosa doctrina de Nonius: on en mesure l'importance quand on se souvient qu'environ 95 % des fragments de Ménippées varroniennes qui nous ont été trans missont contenus dans ce dictionnaire. Le second, qui se passe de com mentaire, est relatif à la chronologie des Ménippées.
(x) Ces rapides prolégomènes ne prétendent pas être une introduction en forme aux Ménippées de Varron. On trouvera de telles introductions dans la BE (Dahlmann 1, col. 1268-1275) et dans le livre d'U. Knoche sur la satire romaine (Knoche, p. 34-36). On pourra consulter aussi Boissier, p. 1-98 et Bolisani, p. xiii-lx.
INTRODUCTION C'est à la brillante reconstitution de Lindsay, vérifiée par F. Della Corte et partiellement améliorée par Strzelecki (*), que nous devons de connaître les règles toutes mécaniques qui régissent l'ordre des citations de Nonius. Nous ne saurions mieux faire que de résumer l'analyse qui amena l'érudit anglais à énoncer sa fameuse loi (lex Lindsay) dont l'exac titude n'est plus discutée à présent. Lindsay (2) commence par constater que l'arrangement des mots dans les vingt livres de Nonius n'est pas alphabétique. Il y a bien, dans les livres II-IV, des sections qui conservent la disposition des lettres de l'alphabet (section des A, des B, des C, etc.), mais, à l'intérieur de ces sections, les mots se succèdent d'une manière apparemment anarchique (on a, par exemple, culotta, cytrus, caecuttiunt, cabalus, corda, et scenatilis, saperdae, surditatem, simplicitus, suscitabulum, similitas); de surcroît, il est permis de douter que l'organisation alphabétique, là où elle existe, soit de Nonius en personne: il convient plutôt de l'attr ibuerà un éditeur médiéval. En revanche, on se rend très vite compte que Nonius a laissé aux séries de mots recueillies dans son lexique l'age ncement qu'elles avaient dans les sources d'où il les a tirées. Ainsi, pres que au début du livre I, vient une série plautinienne où on ne remarque aucune entorse à la suite alphabétique des titres et à l'enchaînement normal des vers (Plaute, As., 172, 706, 892; Aul., 355, 422, etc.). Après cette série plautinienne, nous avons des emprunts à Lucrèce, où l'e nchaînement normal des vers est pareillement respecté (Lucrèce, V, 515, 862, 1294, etc.). Ayant dressé des listes complètes de mots et de références, puis contrôlé ces listes à l'aide des textes anciens qui nous ont été légués i ntégralement ou presque — le poème de Lucrèce entre autres — , Lindsay est en mesure d'affirmer que « the order in which each item appears in each book is also the order in which it appeared in the pages of the au thor used » (3). Découverte essentielle, puisqu'elle nous rend capables de fixer d'une façon sûre et non par « guess-work » (4) la distribution des fragments d'oeuvres qui, telles nos Ménippées, ont en grande partie disparu. Imaginons trois fragments a 1, a 2 et a 3 cités par Nonius dans (!) Cf. L. Strzelecki, Eos, 34, 1932-33, p. 113-129; Della Corte 5, p. 361-364. (2) Cf. Lindsay, Nonius, passim. (3) Lindsay, Nonius, p. 3 (cf. p. 35): «l'ordre dans lequel chaque citation ap paraît dans chaque livre est aussi l'ordre dans lequel elle apparaissait dans les pages de l'auteur utilisé ». (4) Lindsay, Nonius, p. 35.
INTRODUCTION un même ensemble varronien, p. 451, 1. 29, p. 452, 1. 4 et p. 452, 1. 8. Il importera de ne pas bouleverser leur ordre, qui est l'ordre authentique. Comment procédait Nonius? Il établissait d'abord, en parcourant les ouvrages dont il disposait (des textes, probablement annotés, d'au teurs comme Plaute, Virgile, etc., et des glossaires ou lexiques: cf. infra, p. xn), des listes de mots notables. Ensuite, lors de la rédaction, il pui sait dans ces listes les mots dont il avait besoin. Par exemple, au livre I, il prend chez Aulu-Gelle les lemmes infestus (Aulu-Gelle, IX, 12), mat urare (Aulu-Gelle, X, 11), lictor (Aulu-Gelle, XII, 3), etc.; puis, aban donnant la liste « Aulu-Gelle » pour la liste « Cicéron, De officiis », il pré lève dans celle-ci stig?natias (Cicéron, Off., II, 25), reserare (Cicéron, Off., II, 55), etc. «These items or lemmas », écrit justement Lindsay, «appear in his pages in the order in which they occur in the pages of the author from whom he culled them, that is to say in the order in which he had entered them in his rough lists » (*). On obtient de la sorte des « author- sequences » (2), avec, pour cha que mot, une première citation ou citation maîtresse (« leading quota tion ») qui est celle du passage ayant donné à Nonius son lemme (3). Ce pendant, ces «leading quotations» sont très souvent accompagnées de citations supplémentaires (« extra quotations »). C'est surtout le cas lors que Nonius travaille de seconde main, d'après des glossaires qui lui of frent des listes de citations toutes faites (4). Mais cela se produit aussi quand il exploite les textes d'auteurs. Nous avons alors affaire à un phé nomène de réminiscence: lisant une de ses propres listes, Nonius y tombe sur un mot qu'il se rappelle avoir rencontré dans une autre liste et déjà inséré dans son dictionnaire avec la citation correspondante («leading quotation »). Il revient en arrière et ajoute la nouvelle citation à la pre mière. Ainsi, de la liste formée à partir de Cicéron, De republica, il ex trait le mot portitores; il copie la phrase cicéronienne qui renferme ce substantif et un vers des Ménechmes de Plaute qui devait se trouver en note marginale dans son exemplaire du De republica. Plus tard, le mê-
i1) Lindsay, Nonius, p. 4: « ces articles ou lemmes apparaissent dans ses pages avec l'ordre qu'ils ont dans les pages de l'auteur chez qui il les a pris, c'est-à-dire avec l'ordre sous lequel il les avait introduits dans ses listes brutes ». (2) « C'est-à-dire un groupe de mots pris à un auteur suivi par un groupe de mots pris à un autre auteur » (Lindsay, Nonius, p. 4; 106 η. Κ. Les « author-sequences » sont « une particularité commune dans les glossaires latins »). (3) Cf. Lindsay, Nonius, p. 100. (4) Cf. Lindsay, Nonius, p. 103.
INTRODUCTION
XI
me mot portitores le frappe dans la liste « Cicéron, De officiis »: sous le vers des Ménechmes, il transcrit la proposition du De officiis (I, 150) qui contient portitores. Comme toutes les lois littéraires, la lex Lindsay ne joue naturel lement pas avec une rigueur mathématique. Son application est entravée par trois types d'« anomalies » que F. Della Corte, »'inspirant de Lindsay, a bien mis en évidence (*). 1° II arrive que, parmi les lemmes issus d'un ouvrage, se glissent des lemmes pris à un autre ouvrage. Cette irrégularité peut avoir deux causes: ou bien Nonius, par inadvertance, a recopié après une «extra quotation » quelques-uns des mots qui figuraient au-dessous d'elle sur la même liste (l'erreur aurait pu être décelée et corrigée; mais le De com pendiosa doetrina ne fut pas revu avant publication, comme le montre la répétition de certains lemmes dans un même livre (2)); ou bien il a décalé une citation dans un désir de clarté: afin de mieux faire comprend re un mot bizarre, il a mis en tête, aussitôt après le lenirne, cette c itation spécialement parlante, qui aurait dû, théoriquement, être placée plus loin dans la série des références. 2° Une deuxième infraction à la règle est due à ce que F. Della Corte nomme « attraction par affinité de sens » (3): un terme rare évoque à Nonius un autre terme qu'il n'hésite pas à introduire dans un contexte où il n'a en principe rien à faire. Exemple: tenus (= laqueus) entraîne inlicire (= inlaqueare). 3° Quelquefois enfin, les citations vont dans le mauvais sens: au lieu de descendre du début d'une œuvre vers sa fin, on remonte de la fin vers le début; le livre XXX de Lucilius précède le livre XXIX, qui précède le livre XXVIII, etc. (4). Cette progression rétrograde est ex plicable, s'agissant d'un compilateur comme Nonius: il faut considérer soit que celui-ci a déroulé son uolumen à l'envers, soit qu'il a pris ses fiches en commençant par la dernière. Lindsay a un autre grand mérite: il a déterminé quelles étaient les sources de Nonius. Les citations des Ménippées de Varron sortent de plusieurs d'entre elles, principalement:
(M (2) (3) (4)
Cf. Della Corte ο, ρ. 355-358. Cf. Lindsay, Nonius, p. 5. Della Corte 5, p. 356. Cf. Lindsay, Nonius, p. 101.
INTRODUCTION — Cinq glossaires: a) glossaire surtout consacré au théâtre de la Eépublique, en particulier à Titinius (Gloss. I); b et g) glossaires dont le contenu est mal défini et dont l'exi stence même est sujette à caution (Gloss. II et III); d) glossaire essentiellement composé au moyen de Varron, Epist. et Res Hum. (Gloss. IV); e) glossaire alphabétique (Gloss. V). — Deux glossaires spéciaux, dont les articles étaient disposés dans l'ordre alphabétique: a) l'un consacré aux verbes (Alph. Verb.); b) l'autre aux adverbes (Alph. Adv.). — Trois recueils de Ménippées rassemblant chacun une partie des satires (qui avaient été, à l'origine, publiées une par une, sous la forme de brochures indépendantes (*)): a) l'un groupait toutes les satires à titre double (Varron I); b) un autre dix-huit satires à titre unique (Varron II); c) le troisième quatre de ces mêmes satires: Bimarcus, Manius, Modius, et "Ονος λνρας (Varron III). C'est ordinairement, on le devine, Varron I, II, et III qui nous of frent des séries de citations homogènes. Les autres sources, en général, n'ont que des fragments isolés qui, comme tels, échappent à la lex Linds ay. En effet, pour que cette lex puisse intervenir, il est nécessaire, on l'a vu, que deux passages ou fragments au moins à^une même pièce ou d'un même livre se suivent sans solution de continuité dans le De compendiosa doctrina (2). Lindsay a enfin réussi à déterminer la succession de quatorze sati res sur les dix-huit que compte Varron II. Repensé et mis au net par F. Della Corte (3), son tableau se présente ainsi:
H Cf. Della Corte 1, p. 56; Knoche, p. 35. (2) La continuité n'est évidemment pas rompue si une ou plusieurs «extra quo tations» s'intercalent entre les deux textes considérés: ce sont ici les lemmes et les « leading quotations » qui comptent. (3) Della Corte 1, p. 25.
INTBODUCTION 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
Marcipor Andabatae Mysteria Agatho Endymiones Virgula diuina Gerontodidascalos Hercules tuam fldem Meleagri Ταφή Μενίππου Sesqueulixes Sexagessis Γνώθι σεαυτόν Eumenides
Quinquatrus (entre 4 et 7)
XIII
Lex Maenia (entre 1 et 10)
Parmeno (entre 7 et 10) Hercules Socraticus (avant ou après 11)
Ce tableau serait très précieux si, comme F. Della Corte en est persua dé (x), la place des différentes compositions y était commandée par leur chronologie. Mais, on le constatera par l'étude de détail, rien n'est plus douteux. Pour Varron I, F. Della Corte propose aussi un système de class ement vraisemblable sur lequel nous ne nous étendrons pas davantage, car il n'a pas de conséquence pratique (2). Au dire de l'érudit italien, les satires de ce recueil étaient rangées selon un ordre alphabétique où était prise en considération l'initiale du mot grec qui venait immédiatement après περί ou qui était régi par περί: περί αιρέσεων, περί άρρενότητος, (...) περί γήρως, περί του γράφειν, περί θεών διαγνώσεως, περί διαθηκών, etc. F. Della Corte ajoute que Varron I et Varron II ne se distinguaient pas uniquement par la présence ou l'absence des sous-titres, mais en core par la différence de leurs matières et de leurs visées: dans le pre mier corpus, écrit-il, « è appunto la presenza di un tale περί che ci in duce a credere in un carattere alquanto sistematico e, in un certo senso, ad una edizione critica delle satire, poiché l'ordine alfabetico, la forma allusiva del titolo, illustrato subito dal sottotitolo esplicativo, il carat terepiù filosoiìco e teoretizzante di queste satire nel confronto, ad esemp io, del secondo corpus, più polemico, moralistico e autobiografico, ci fanno prospettare una duplice ipotesi: ο che si debba ad un più tardo gram matico (vissuto se non proprio tra Gellio e Nonio, almeno tra Varrone e Gellio) questa edizione che sa appunto di attività grammaticale ο
(!) DeUa Corte 1, p. 49. (2) Della Corte 1, p. 51 et suiv.
XIV
INTRODUCTION
pure, meglio ancora, e come inclinerei a credere, che risalga a Varrone stesso 3a disposizione di queste satire dal duplice titolo in un unico a rmonico libro » (*). En fait, la dissemblance qu'on nous invite à découvrir entre les deux corpora nous paraît fictive. De plus, à nos yeux, la con jecture de F. Della Corte n'aurait vraiment une signification et du poids que si Varron avait personnellement choisi les sous-titres des satires qui en sont pourvues. Or cette hypothèse, jadis soutenue par certains auteurs, n'a plus aucun partisan — F. Della Corte lui-même la refuse (2) — depuis qu'A. Eiese (3) et d'autres, dont E. Bolisani (4), ont mis en lumière ses faiblesses: « Les titres (en latin pu en grec) », écrit E. Boli sani, « sont indubitablement de Varron en personne; en revanche, les sous-titres, tous en grec (5), (...) ont été probablement inventés par des grammairiens pour mieux définir l'argument. (...) Tandis que les titres, par leur caractère ordinairement railleur et burlesque ou étrange et capricieux (...), révèlent la paternité de l'imitateur de Ménippe, les sous-titres, par leur résonance plate, prosaïque, scolaire, dénotent la mentalité du vulgarisateur » (6). Cette solution est d'autant plus satis faisante que: 1° elle est corroborée par les titres alternatifs de la comédie grec que. On lit à leur propos sous la plume de J.-M. Jacques: « les doubles titres sont un phénomène assez courant à toutes les époques de l'his toire de la comédie grecque. (...) La plupart du temps, le second titre, qu'il désigne ou non le même rôle, n'est autre qu'un sous-titre descriptif remontant aux auteurs de catalogues » (7). 2° dans la bibliothèque de Nonius, les Ménippées à sous-titre constituaient, comme nous l'avons remarqué, un volume à part. Les sous-titres sont sûrement dus au grammairien qui composa ce volume (8).
i1) Della Corte 1, p. 56. (*) Cf. Della Corte 4, p. 135. (3) A. Riese, Die Doppeltitel varronischer Satiren, dans Symb. philol. Bonn, in hon. F. Bitschelii conlata, Bonn, II, 1867, p. 479 et suiv.; Riese, p. 43 et suiv. (4) Bolisani, p. xxvin-xxix. Voir aussi Riccomagno, p. 42-43; Dahlmann 1, col. 1268. (δ) A la différence des Ménippées, les Logistorici ont un sous-titre latin. (e) Bolisani, p. xxvin-xxix. (7) J.-M. Jacques, Monandre, t. I2, Le Dyscolos, Les Belles Lettres, Paris, 1963, p. 9-10. (8) Riese, p. 44; Della Corte 4, p. 135. Le titre général de l'ouvrage, Saturne Menippeae, avait été, pense-t-on, choisi par Varron en personne: cf. Aulu-Grelle, II, 18, 7: Menippus (...) cuius libros M. Varrò in saturis aemulatus est quas alii cyni-
INTRODUCTION
XV
Eevenons à la lex Lindsay. Nous avons dit l'utilité qu'elle revêt pour nous. Mais il serait naïf de se figurer qu'elle nous met en état de replacer dans leur ordre originel tous les fragments, voire la majorité des frag ments qui nous intéressent. En effet, répétons-le, elle ne vaut pas pour les citations isolées, qui sont, de beaucoup, le plus grand nombre (cf. supra, p. xn). Au demeurant, tout ce que nous réalisons grâce à elle, c'est un classement à l'intérieur des séries de citations d'une même sa tire; mais elle ne nous enseigne pas quelles étaient, dans la dite satire, les positions respectives de deux ou plusieurs de ces séries quand il y en avait deux ou plusieurs. Soient quatre citations des Euménides, se suivant deux à deux sans solution de continuité: a .1, p. 452, 1. 4; a 2, p. 452, 1. 8; b 1, p. 480, 1. 20; b 2, p. 480, 1. 22. La lex Lindsay nous autorise à garantir qu'a 1 était dans la pièce avant a 2 et b 1 avant b 2; mais elle ne nous apprend pas si la série a 1 - a 2 doit, dans la restitution, précéder ou non la série b 1 - b 2 i1). Comme, en outre, nous n'avons aucune idée de la dimension des satires et comme nous ignorons presque toujours la longueur des passages perdus qui s'étendaient entre deux fragments maintenant consécutifs, il nous faut avouer, résignés, avec H. Dahlmann: « Es ist unmöglich aus den Fragmenten auch nur eine Satire in ihrem Aufbau zu rekonstruiren » (2). Il nous est seulement permis de retrouver le squelette de certaines compositions. Si, ensuite, nous arrivons — plus d'une fois par « guess-work »! — à déceler le lien qui unissait leur titre aux thèmes fondamentaux des vestiges qui en restent, nous sommes dans le cas le plus favorable: nul ne peut s'avan cer au-delà. La chronologie des Ménippées continue de diviser les commentat eurs. Les uns, acceptant la thèse de C. Cichorius, pensent qu'elles furent écrites entre 80 et 67 avant notre ère (3). Les autres prolongent plus ou moins cette période de rédaction: L. Eiccomagno la fait durer de 80 à 55 (4);
cas, ipse appellai Menippeas; B. L. Ullman, CPh, 8, 1913, p. 187 et suiv.; C. A. Van Rooy, op. cit., p. 56 et 83, n. 34. (*) Autrement dit, l'ordre est mécanique dans les séries; mais la succession des séries est arbitraire: des fragments cités à la p. 344 de Nonius se trouvaient, dans l'œuvre d'où ils sont tirés, avant des fragments cités à la p. 9. (2) Dahlmann 1, col. 1268: «d'après les fragments, il est impossible de rétablir la structure même d'une seule satire ». Cf. aussi Lenkeit, p. 91. (3) En particulier H. Dahlmann (Dahlmann 1, col. 1268) et U. Knoehe (Knoche, p. 35). (4) Riccomagno, p. 102.
XVI
INTRODUCTION
E. Hirzel (*), F. Della Corte (2) et B. Mosca (3) la coupent en deux: 75-55, puis 45 et années suivantes; E. Bolisani l'étiré au maximum: 80-45 ou plus tard (4). La pièce maîtresse du dossier est le texte des Académiques (Ac. Post., I, 8) où Cicéron prête à Varron ces paroles: «In Ulis ueterïbus nostris, quae Menippum imitati, non interpretati, quadam Mlaritate conspersimus, quo facilius minus dodi inteïlegerent iucunditate quadam, ad legendum inuitati, multa admixta ex intima philosophia, multa dicta dialectice ». Il est manifeste, comme le fait observer C. Cichorius (5), que, pour un esprit non prévenu, les mots ueterïbus nostris veulent dire qu'au mo ment où Varron est censé les prononcer (46 avant J.-C), les Ménippées ont été depuis longtemps composées et publiées. Si on adopte cette in terprétation, la phrase signifie: « Dans cet ouvrage que j'ai écrit autref oiset où, imitant Ménippe sans le traduire, j'ai répandu un certain en jouement pour en faciliter l'intelligence aux personnes peu instruites, les invitant à me lire par une certaine gaieté, j'ai mêlé à beaucoup de passages la philosophie la plus profonde, beaucoup obéissent aux lois de la dialectique ». Si on rejette la conjecture de Cichorius et si on veut que les Ménippées aient occupé Varron jusqu'en 46 ou plus tard, on doit opter entre deux partis: — ou bien on récuse purement et simplement le témoignage de Cicéron; — ou bien on déclare qu'il est usuellement mal compris. C'est en particulier l'attitude d'E. Bolisani (6) qui prétend que tout le monde avant lui a commis un contresens sur ueteribus. Cet adjectif, si on l'en croit, signifierait non pas « (cet ouvrage) que j'ai écrit autrefois », mais « (cet ouvrage) depuis longtemps commencé » (sur ce sens de uetus, cf. Cicéron, Plane, I; AU., XVI, 16; Am., XIX, 67, etc.). En sorte que le texte des Académiques nous engagerait bien à situer le début des Mén ippées dans un passé lointain, mais ne nous apporterait aucun indice pour dater leur achèvement.
0) (2) (3) (4) (5) (e)
Hirzel, p. 453. Della Corte 1, p. 49 et 57; Della Corte 5, p. 161, η. 51. Mosca, p. 41. Bolisani, p. xlvii et suiv. Cicliorius, p. 208. Bolisani, p. xlviii.
INTRODUCTION
XVII
La première de ces solutions ne vaut rien: Cichorius a pleinement raison de dire qu'il est inconcevable que Cicéron ait fait tenir à Varron, dans un dialogue qui lui est dédié, des propos mensongers sur ses pro pres satires. Par conséquent, l'information de Cicéron ne peut être r évoquée en doute. En dépit de son ingéniosité, la théorie d'E. Bolisani n'est pas plus recevable: la signification qu'il confère à ueteribus n'est pas celle qui vient spontanément à la pensée, et, s'il était dans le vrai, la phrase de Cicéron offrirait une singulière ambiguïté; en second lieu, s'il était dans le vrai, les verbes de Cicéron seraient au présent (conspergimus, intellegant) plutôt qu'au passé (conspersimus, intelleger ent). Quelque déception qu'on doive en éprouver, il faut donc renoncer à voir dans un fragment de la Κοσμοτορύνη (225 Buch.) une allusion à la bataille de Thapsus et, dans un fragment du Περί εξαγωγής, une al lusion au suicide de Caton (411 Buch.); refuser de considérer le Τρικάρανος comme une Ménippée; se ranger aux vues, parfaitement sensées, de Cichorius et placer avec lui la rédaction des Ménippées entre 80 et 67 (x).
(*) Nous ne mentionnerons que pour mémoire la doctrine de J. C. Orelli et J. G. Baiter (M. Tulli Ciceronis opera quae supersunt omnia, VII, 2 (Onomasticon Tullianum), Zurich, 1838, p. 577), qui soutiennent que Varron était tout jeune (adolescens) quand il écrivit les Ménippées: au moment où il les mit en chantier, il connaissait si bien les systèmes philosophiques grecs et faisait preuve, dans tous les domaines, d'un savoir et d'une expérience si vastes qu'il ne pouvait avoir moins de trente à trentecinq ans. Voici, d'après Cichorius, les dates principales de la biographie de Varron: 116: naissance. 90 (?): Varron triumuir capitalis. 91-88: participation à la guerre sociale. 86(?): questure. Vers 84-82: séjour à Athènes. 78-76: campagne en Illyrie. 76(75)-71: campagne en Espagne (contre Sertorius). 71: retour à Rome. 70: tribunat de la plèbe. 68: preture. 67: campagne contre les pirates, sous les ordres de Pompée. 66: proconsulat en Asie. 59: Varron membre de la commission des uigintiuiri agris dandis adsignandis iwdicandis. 50-49: guerre civile. Varron chef militaire (pompéien) en Espagne. 47: Varron bibliothécaire en chef de l'Etat.
XVIII
INTRODUCTION
II faut encore rejeter l'hypothèse d'E. Bolisani (x), pour qui les Ménippées philosophiques remonteraient à l'âge mûr de Varron, tandis qu'il aurait écrit plus tard et jusque dans sa vieillesse celles qui touchent à la politique et, généralement, à l'actualité. Nous n'en dirons pas da vantage sur ce problème, renvoyant au commentaire de détail pour l'ex amen des questions de date que posent les différentes satires. Avant de clore ce préambule, fixons rapidement notre doctrine sur un dernier point. Certains critiques du XIXe siècle s'étaient fait un jeu d'ôter aux Ménippées pour les attribuer à d'autres ouvrages tel ou tel fragment, telle ou telle pièce. Cette manière d'agir n'a pratiquement plus cours: il est aujourd'hui assuré que, dans l'immense majorité des cas, les textes traditionnellement regardés comme appartenant aux Ménippées leur appartiennent bien en réalité (2). Aussi étudierons-nous tou tes les satires qu'on trouve dans l'édition de Bücheler-Heräus en les di sposant suivant l'ordre alphabétique des titres et en nous bornant à chan gerquand c'est nécessaire la succession de leurs fragments. Nous exclu rons seulement de notre recueil, pour la raison que nous venons d'énonc er, le Τρικάρανος, dont nous n'avons d'ailleurs gardé que le titre.
43: Varron échappe aux proscriptions et abandonne la vie politique pour se consacrer à ses savants travaux. 27: mort. Si ce tableau est exact, la plupart des Ménippées furent rédigées hors de Eome, dans les camps militaires. Ce n'est nullement invraisemblable, étant donné les pro priétés de l'œuvre. 0) Bolisani, p. xlix. (2) Cf. Bolisani, p. xxx; Della Corte 1, p. 78 (mais seulement pour Varron I et Varron II: cf. supra, p. xii; a\i sujet de Varron III, F. Della Corte est, comme on le verra, d'un autre avis).
LISTE DES ABRÉVIATIONS
Pour les périodiqxies, les abréviations adoptées sont, selon l'usage, celles de Γ Année Philologique. Les auteurs souvent cités le sont parfois sous leur nom seul. Alph. Verb. Alph. Adv. Bignone Boissier Bolisani Boyancé 1 Boyancé 2 Boyancé 3 Brunetti Buch. Bücheler
Cèbe Cichorius Dahlmann 1 Dahlmann 2 Dahlmann 3 Dahlmann 4 Dahlmann 5
: cf. supra, p. xn. : cf. supra, p. xm. : E. Bignone, Le « satire menippee » di Varrone, dans Studi di filosofia greca in on. Β. Mondolfo, Bari, 1950, p. 321-344. : G. Boissier, Etude sur la vie et les ouvrages de M. T. Varron, Paris, 1861. : E. Bolisani, Varrone menippeo, Padoue, 1936. : P. Boyancé, Les « Endymions » de Varron, dans REA, 41, 1939, p. 319-324. : P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, dans BEA, 57, 1955, p. 57-84. : P. Boyancé, Lucrèce et Vépicurisme, Paris, 1963. : Frammenti minori (de Varron), trad, e annot. da Brunetti, Venise, 1874. : F. Bücheler, Petronii saturae, adiectae sunt Varronis et Senecae saturae similesque reliquiae, 6e éd., revue par Heraus, Berlin, 1922 (8e éd., 1963). : F. Bücheler, Bemerkungen über die varronischen Satiren, dans BhM, 14, 1859, p. 419-452 = Kleine Schriften, I, Leipzig-Berlin, 1915, p. 169-198; et Über Varros Satiren, dans BhM, 20, 1865, p. 401-403 = Kleine Schriften, I, Leipzig-Berlin, 1915, p. 534-580. : J.-P. Cèbe, La caricature et la parodie dans le monde romain antique, Paris, 1966. : C. Cichorius, Bömische Studien, Leipzig, 1922. : H. Dahlmann, BE, suppl. VI, s. v. M. Terentius Varrò, 1935, col. 1172 et suiv. : H. Dahlmann, Varros Schrift « De poematis » und die hellenisch-r ömische Poetik, dans Akad. d. Wiss. u. d. Lit. Wiesbaden, Jahrgang 1953, n° 3. : H. Dahlmann, Bemerkungen zu Varros Menippea Tithonus περί γήρως, dans Stud, zur Textgesch. und. Textkritik, Festschrift Jachmann, Cologne, 1959, p. 37-45. : H. Dahlmann, Studien zu Varros « de poetis », dans Akad. d. Wiss. u. d. Lit. Wiesbaden, Jahrgang 1962, n° 10. : II. Dahlmann, Zu Varros Literaturforschung besonders in « De poet is», Fondation Hardt, Entretiens, IX, Vandœuvres-Grenève, 1962, p. 3-30.
XX
LISTE DES ABRÉVIATIONS
Della Corte 1: F. Della Corte, La poesia di Varrone Reatino ricostituita, dans Mem. d. R. Accad. di scienze di Torino, 2e sér., 69, 2e partie, 1937-1939. Della Corte 2: F. Della Corte, La filologia latina dalle origini a Varrone, Turin, 1937. Della Corte 3: F. Della Corte, Rileggendo le Menippee, dans GIF, 1, 1948, p. 69-76. Della Corte 4: F. Della Corte, Varronis Menippearum fragmenta, Turin, 1953. Della Corte 5: F. Della Corte, Varrone. Il terzo gran lume romano, Gênes, 1954. Della Corte 6: F. Della Corte, Varrone metricista, Fondation Hardt, Entretiens, IX, Vandœuvres-Genève, 1962, p. 144-172. Geller : H. Geller, Varros Menippea « Parmeno », diss. Cologne, 1966. Gloss. I, II, III, IV, V : cf. supra, p. xii. H a vet 1 : L. H a vet, Observations critiques sur les Ménippées de Varron, dans RPh, nouv. sér., 6, 1882, p. 70-72. Havet 2 : L. Havet, Varroniana, dans RPh, nouv. sér., 7, 1883, p. 176-187, 193-196. Havet 3 : L. Havet, RPh, nouv. sér., 8, 1884, p. 5 et suiv. Highet : G. Highet, The Anatomy of Satire, Princeton, 1962. Hirzel : R. Hirzel, Der Dialog, I, Leipzig, 1895. Hodgart : M. Hodgart, La satire, trad. P. Frédérix, Paris, 1969. Knoche : U. Knoche, Die römische Satire, 2e éd., Göttingen, 1957. Krahner : L. H. Krahner, De Varronis philosophia, Friedland, 1846. Lenkeit : P. Lenkeit, Varros Menippea « Gerontodidascalos », diss. Cologne, 1966. Lindsay : W. M. Lindsay, Nonius Marcellus, De compendiosa doctrina, Leipzig, 1903. Lindsay, : W. M. Lindsay, Nonius Marcellus' Dictionary of Republican Latin, Nonius réimpr. anastat. de l'éd. de 1901, Hildesheim, 1965. Marzullo : A. Marzullo, Le satire menippee di M. T. Varrone, la commedia caica e i sermones, dans Atti e mem. delV Accad. di Modena, 5e sér., 15, 1957, p. 280-347. Meineke : A. Meineke, De Varronis saturis, Marburg, 1845. Mosca : Β. Mosca, Satira filosofica e politica nelle « Menippee » di Varrone, dans Annali d. R. Scuola Norm. Sup. di Pisa, Bologne, 1937, p. 41-77. Mras : K. Mras, Varros menippeische Satiren und die Philosophie, dans NJA, 33, 1914, p. 390-420. Müller 1 : L. Müller, De re metrica poetarum latinorum libri, S* Pétersbourg et Leipzig, 1, 1861, 2, 1894. Müller 2 : L. Müller, Nonii Marcelli compendiosa doctrina, Leipzig, 1888. Norden 1 : E. Norden, In Varronis saturas menippeas observationes selectae, dans Neue Jahrb., suppl. 13, 1892, p. 265 et suiv., et Varroniana, dans RhM, 48, 1893, p. 348 et suiv., 529 et suiv. = Kleine Schriften zum klassischen Altertum, Berlin, 1966, p. 1-114. Norden 2 : E. Norden, Antike Kunstprosa, I, Leipzig, 1898. Norden 3 : E. Norden, P. Vergilius Maro, Aeneis, Buch VI, Berlin, 1927. Oeliler : F. Oehler, M. T. Varronis saturarum Menippearum reliquiae, burg et Leipzig, 1844.
LISTE DES ABRÉVIATIONS
XXI
Oltramare
: A. Oltramare, Les origines de la diatribe romaine, Lausanne, 1926 (cet ouvrage contient, de la p. 43 à la p. 65, un catalogue des thèmes de la diatribe cynique auquel nous renverrons dans notre commentaire par la formule «thème 1, 2, 3, etc. Oltramare»). Otto : A. Otto, Die Sprichwörter und Sprichwörtlichen Redensarten der mer, Leipzig, 1890. Otto, : R. Haussier, Nachträge zu A. Otto Sprichwörter..., Hildesheim, Nachträge 1968. Paroem. : E. Leutsch - G. Schneidewin, Corpus paroemiographorum graecorum, reprod. de Ted. de 1839, Hildesheim, 1965. Riccomagno : L. Riccomagno, Studio sulle satire Menippee di M. Terenzio Varrone R., Alba, 1931. Riese : A. Riese, Μ. Τer enti Varronis saturarum Menippearum reliquiae, Leipzig, 1865. Roeper : Th. Roeper, M. Terenti Varronis Eumenidum reliquiae, Dantzig, 1858. Scherbantin : A. Scherbantin, Satura Menippea. Die Geschichte eines Genos, diss. Graz, 1951. Vahlen 1 : L. Vahlen, In M. Ter. Varronis Sat. Men. reliquias coniectanea, Leipzig, 1858. Vahlen 2 : L. Vahlen, Analecta noniana, Leipzig, 1859. Vahlen 3 : Ein Varronisches Satirenfragment, dans Zeitschr. f. d. österr. Gymnas ien,12, 1861 = Ges. philol. Schriften, I, Leipzig et Berlin, 1911, p. 528 et suiv. Varron I, II, III : cf. supra, p. xii. Witke : C. Witke, Latin Satire, Leyde, 1970. Woytek : E. Woytek, Sprachliche Studien zur Satira Menippea Varros, Wiener Studien, Beiheft 2, Vienne, Cologne, Graz, 1970.
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Parmi les abréviations courantes, il faut relever: DA Daremberg-Saglio-Pottier, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, Paris, 1877-1919. Ernout-Meillet A. Ernout - A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1939. Ernout-Thomas : A. Ernout - F. Thomas, Syntaxe latine, Paris, 1951. Marouzeau, Stylistique J. Marouzeau, Traité de stylistique latine, Paris, 1946. RE : Pauly-Wissowa- Kroll, Real-Encyclopädie der Massischen Altertum wissenschaft, Stuttgart, 1894- .... Thés. l. L. : Thesaurus linguae Latinae, Leipzig, 1900- .... Walde- Hof mann : A. Walde-J. B. Hofmann, Lateinisches Etymologisches Wörter buch,Heidelberg, I, 1938, II, 1954.
GONSPEGTVS SIGLORVM
CHARISIVS, Artis grammaticae libri V Godd.: Ν : Neapolitanus I\r A 8, saee. X. C : Cauchii ex deperd. codice excerpta, η : Neapolitanus IV A 10, saec. XV-XVI. Edd. : Keil, Grammatici Latini, I. Bar-wick, 1925. M AC ROB I VS, Saturnalium libri VII Codd.: A : Anglicus uel Cantabrigiensis 260. Β : Bambergensis M. L. V. 5 n° 9, saec. IX. F : Florentinus Laurent. Plut. 90 sup. 25, saec. XII. Ν : Neapolitanus V Β 10, saec. IX. Ρ : Parisinus 6371, saec. XI. R : Vaticanus Reginensis 2043, saec. X. Τ : Matrit. Escoriai Q. 1. 1., saec. XV. Edd. : Eyssenhardt2, 1893. Willis, 1963. NONIVS, De compendiosa doctrina libri XX Nous reproduisons ici les sigles de Lindsay. Tous les manuscrits de Nonius dé rivent d'un unique archétype perdu en minuscules, qui devait dater à peu près du VIIIe siècle de notre ère. Godd.: A a : in lib. IV fous codd. Gen. et B, in lib. V-XX, fous codd. H et PE. Β : Bernensis 83, saec. X. BA : in lib. I-III fons codd. G. (et PE fort.) et corr. H2 L3, in üb. IV fons cod. G et corr. H2 L3 Gen.2 Cant.2 PE2, in lib. V-XX fons cod. G et corr. H2 L3 Ρ2 Ε2. Bamb.: Bambergensis M. V. 18, saec. X-XI. Bern. 347, 357: Bernenses 347 et 357 olim cum Paris. 7665 coniuncti. CA fons codd. Paris. 7666, Lugd., Bamb., Turic. Cant.: Cantabrigiensis, saec. IX. DA : fons codd. Paris. 7665 (cum Bern. 347 et 357) Montepess. Oxon. E : Escorialensis M III, 14, saec. X. F : Florentinus, saec. IX. G : Gudianus, saec. X. Gen.: Genevensis 84, saec. IX. H : Harleianus (Mus. Brit. 2710), saec. IX-X. L : Lugdunensis (Voss. Lat. fol. 73), saec. IX. Lugd.: Lugdunensis (Voss. 4to 116), saec. X-XI. Montepess.: Montepessulanus (212), saec. IX-X.
CONSPECTVS SIGLORVM
XXIII
Oxon.: Oxoniensis, saec. X. Ρ : Parisinus (lat. 7667), saec. X. Paris. 7665: Parisinus (lat. 7665), saec, X. Paris. 7666: Parisinus (lat. 7666), saec. X. Turic: fragmentum Turicense (79 b), saec. X. E1, E2, E3, L1, L2, L3, P1, P2, P3, etc. eorumdem librorum manus primas, secundas, tertias significant. Edd. : Edd. princ: 1) in libris III, IV-XX, 1470; 2) in libro III, 1511. Aldina: éd. de Nonius par Aldina, Venise, 1513. Bentinus: nouv. éd. Aldina, Venise, 1526. Carrie- : L. Carrio, Anticae leetiones, Anvers, 1576. Gerlach-Koth: éd. de Nonius, Bale, 1842. Junius: éd. de Nonius, Anvers, 1565. Laurenberg: antiquarius, Lyon, 1622. Lindsay: éd. de Nonius, cf. supra, p. xx. Meineke: cf. supra, p. xx. Jos. Mercerus: éd. de Nonius, Paris (1), 1583, Paris (2), ou Sedan, 1614. L. Müller: cf. supra, p. xx (Müller 2). Oehler: cf. supra, p. xx. Onions: éd. de Nonius, lib. I-III, Oxford, 1895. Popma: ad Varronem, 1589. Quicherat: éd. de Nonius, Paris, 1872. Kiese: cf. swpra, p. xx. Eoeper: cf. swpra, p. xxi. Scaligeri Scaligeri marginalia in exemplaribus Nonii apud bibliothecas Lugdunensem et Bodleianam. Turnebus : Adversariorum libri XXX, Paris, 1565. Vahlen: cf. supra, p. xxi (Vahlen 1). PRISCIANVS, Institutionum grammaticarum libri XVIII Codd.: A Amienensis, saec. X-XI. Β Bambergensis M IV 12, saec. IX. D Bernensis 109, saec. IX-X. G Sangallensis, saec. IX. H Helberstadiensis M 59, saec. X. Κ Caroliruhensis 223, saec. IX. L Lugdun. Batav. 67, saec. IX. Ρ Parisiensis 7930, saec. IX. R Parisiensis 7496, saec. IX. Ed. : Keil, Grammatici Latini, II-III (Hertz).
RÉPARTITION DES LIVRES DE NONIVS
La pagination est celle de l'édition de Mercier (cf. supra, p. xxni: Jos. Mercerus), à laquelle nous nous référerons comme c'est la coutume. I. II. III. IV. V. VI. VII. Vili. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX.
De De De De De De De De De De De De De De De De De De De De
proprietate sermonum, p. 1-68. inhonestis et noue ueterum dictis per litteras, p. 68-190. indiscretis generibus per litteras, p. 190-232. uaria signification sermonum per litteras, p. 232-421. differentia similium signi fieationum, p. 421-448. inpropriis, p. 448-467. contrariis generibus uerborum, p. 467-482. mutata declinatione, p. 482-495. numeris et casibus, p. 495-502. mutatis coniugationibus, p. 502-509. indiscretis aduerbiis, p. 509-517. doctorum indagine, p. 517-532. genere nauigiorum, p. 532-536. genere uestimentorum, p. 536-543. genere uasorum uel poculorum, p. 543-548. genere calciamentorum, p. 548. colore uestimentorum, p. 548-550. generibus ciborum uel potionum, p. 550-552. genere armorum, p. 552-556. propinquitate, p. 556-557.
Notre ami P. Veyne a bien voulu lire ce travail en manuscrit. Qu'il trouve ici l'expression de notre reconnaissance pour son aide et ses excellents avis. Nous r emercions aussi très vivement notre ami G. Vallet, Directeur de l'Ecole Française de Rome, qui a aimablement accepté de faire paraître notre étude dans la Collec tionpubliée par l'Ecole dont il a la charge.
ABORIGINES Περί άν&ρώπων φύσεως Les Aborigènes Sur la nature de l'homme
1 (4)*
I itaque breui tempore magna pars in desiderium puparum et sigillorum ueniebat c'est pourquoi on voyait bientôt une grande partie d'entre eux se mettre à désirer poupées et figurines II
2 (2)
3 (3)
grandit tepido lacté satur mola mactatus porcus rassasié de lait tiède, nourri de farine, le porc grogne III mugit bouis ouis balat equi hinniunt gallina pipat le bœuf mugit, la brebis bêle, les chevaux hennissent, la poule glousse
* Les chiffres entre parenthèses qui figurent en face du texte latin correspon dent aux numéros des fragments dans l'édition Bücheier- Heraus. 1 Nonius, p. 156, 1. 19: PVPAE et PVPI: Varrò Aboriginibus περί ανθρώπων φύσεως: « itaque. . . ueniebat ». 2 Nonius, p. 114, 1. 23: GrRVNNIRE dicuntur porci quod eorum proprium uocis est. Varrò Aboriginibus π.ά.φ. : «grundit... porcus». 3 Nonius, p. 156, 1. 23: PIPAEE proprie gallinae dicuntur. Varrò Aboriginibus π.ά.φ.: «mugit... pipat». περί ] πεψι H L p. 82 πρι H L p. 114 \ ανθρώπων ] αν·9·ρωπον G L p. ρωπων Η2 L p. 171 ανορωυτων Η L p. 114 ανέρωτων G L p. 82 απνερωιων φύσεως ] φυσεος G L p. 114 φύσεων G p. 82 || 2 grunnit Della Corte corr. Junius: laepido H lepido codd. cett. || 3 bos Lachmann (Ind. led. beni., 1849, p. 4) J.-P. CËBE
156 ανοΗ p. 82 \ | tepido Berol. hi-
1
Ì
ABORIGINES IV ita sublimis speribus iactato nomina at uolitantis alio s nitens trudito
4 (1)
ainsi, exalté par tes espérances, fais valoir tes noms, mais ef force-toi d'en repousser d'antres qui se pavanent V sed neque uetulus canterius quam nouellus melior nec canitudini cornes uirtus
5 (5)
mais il n'est pas vrai qu'une vieille rosse vaille mieux qu'une jeune et que les têtes chenues soient toujours vertueuses 4 Nonius, ginibus π.ά.φ.: 5. Nonius, π.ά.φ.: « sed. . .
p. 171, 1. 25: SPEREM ueteres spem dixerunt (...) Varrò Abori«ita... trudito». p. 82, 1. 18: CANITVDINEM pro canitie Varrò Aboriginibus uirtus ».
4 sublimes Popma || superibus G || iactato ] iacta te Preller (Ann. litt. Ienens., 1847, p. 625) Forcellini natato Popma \\ nomina at scripsi: nomina tuo codd. pier. Lindsay (cruce inter nomina et tuo interposita) nominatiuo G1 no men ac Vahlen (Vahlen 2, p. 40) omnia ac Biese homines at Buch. Della Corte nomina uolitantis Bolisani nomine nati uolitantis Forcellini maria Popma || uolitantis ] uoluntatis H1 E1 uolitantibus Della Corte | alios nitens Preller (Ann. litt. Ienens., 1847, p. 625) Biese Bolisani: altos nitens HL Lindsay Buch. Della Corte animos altos Onions altos mont esPopma || 5 uetullus H1 Le titre de la satire indique que Varron y traitait des primitifs. En effet, le mot Aborigines désigne, comme on sait, les habitants « préhis toriques » du Latium (!). Parfois, par antonomase, il est synonyme de Romani (2). Mais, dans notre texte, il garde manifestement sa valeur ordinaire. Pour Varron, les Aborigènes étaient des autochtones d'abord (*) Cf. Paulus ex Festo, p. 19: fuit enim gens antiquissima Italiae, « c'était en effet le peuple le plus ancien d'Italie»; Salluste, Cat., VI, 1: Vrbem Bomam (...) condidere atque habuere initio Troiani (...) cumque eis Aborigines, genus hominum agreste, sine legibus, sine imperio, liberum atque solutum, « la ville de Rome eut pour fondateurs et pour premiers habitants les Troyens; (...) à ceux-ci se joignirent les Aborigènes, peuplade agreste, sans lois, sans gouvernement, vivant dans une anar chie totale » (trad. A. Ernout); Justin, XLIII, 1, 3: Italiae cultores primi Aborigines fuere, « les premiers habitants de l'Italie furent les Aborigènes ». (2) Cf. Saufeius, Hist. Bom. Fragm., 1.
ABORIGINES installés dans la région de Eieti (Béate), berceau de sa famille i1). Com melui, plusieurs écrivains insistent sur l'indigénat de ces antiques oc cupants du territoire italien (2). D'autres, en revanche, mettent Abori gines en relation avec le verbe errare, comme Festus et Aurelius Victor, qui écrivent, le premier: « (on dit) qu'ils furent appelés Aborigènes en raison de leurs longues courses errantes », le second: « d'autres préten dentqu'ils ont été surnommés d'abord Aberrigines . . . puis Aborigines parce qu'ils arrivèrent là en marchant à l'aventure » (3). (1) Varron, L. L., V, 53: Aborigines ex agro Eeatino, «les Aborigènes issus du territoire de Réate ». Varron distribuait l'histoire en trois grandes périodes: cf. Censorinus, De die natali, XXI, 1 (qui se réfère au De gente populi Romani de Varron): primum ab hominum principio ad cataclysmum priorem, quod propter ignorantiam uocatur « adelon », secundum a cataclysmo priore ad Olympiadem primam, quod, quia multa in eo fabulosa referuntur, « mythicon » nominatur, tertium a prima Olympiade ad nos, quod dieitur « historicon », quia res in eo gestae ueris historiis continentur, « la première va du début de l'humanité au premier déluge: en raison de notre ignorance à son sujet on l'appelle « inconnue »; la seconde va du premier déluge à la première Olympiade: comme beaucoup d'événements fabuleux lui sont attribués, on la nomme ' mythi que '; la troisième s'étend de la première Olympiade à notre époque: on la dit ' his torique ' parce que les faits qui s'y sont produits sont renfermés dans de véritables ouvrages d'histoire ». C'est dans le second âge, l'âge mythique, qu'il faut placer les Aborigènes. Sur la légende du roi des Aborigènes Aventinus qui aurait donné son nom à l'Aventin, cf. Servius, ad Verg., Aen., VII, 657. Varron n'y croyait pas (cf. Servius, loc. cit., qui renvoie au De gente populi Romani). Sur l'expulsion des Aborigènes par Evandre, cf. Servius, ad Verg., Aen., VIII, 51: Euander exilio, non sponte, compulsus uenit ad Italiam et, pulsis Aboriginibus, tenuit loca in quibus nunc Roma est, et modi cum oppidum fundauit in monte Palatino, sicut ait Varrò, « c'est en banni et non de son propre mouvement qu'Evandre vint en Italie et, après avoir chassé les Abori gènes, il occupa les lieux où maintenant se trouve Rome et fonda une modeste placeforte sur le Palatin, comme le dit Varron » (le texte de Varron était dans les Antiquitates rer. hum.). (2) Cf. notamment Lydus, Mag., I, 22: των λεγομένων Άβοριγίνων και αυτοχθό νων της χώρας, « de ceux que l'on appelle Aborigènes et qui sont autochtones dans le pays»; Gloss.: aborigo: αυτόχθων; Aborigines: αυτόχθονες, «aborigo: autoch tone;Aborigines: autochtones »; Pline, N. H., IV, 120; Servius, ad Verg., Aen., VIII, 328. (3) Festus, p. 266: eosque multo errore nominates Aborigines; Aurelius Victor, IV, 2: Alii uolunt eos quod errando ilio uenerint, primo Aberrigines, post (...) Abo rigines cognominatos . Cf. aussi Paulus ex Festo, p. 19: Aborigines appellati sunt quod errantes conuenerint in agrum qui nunc est populi Romani, « ils furent appelés Abori gines parce qu'en marchant à l'aventure ils vinrent se rassembler dans le territoire qui est maintenant celui du peuple romain »; Denys d'Haï., I, 10. Pour les étymo-
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Le sujet ainsi choisi par Varron n'était, de son temps déjà, ni ex ceptionnel ni nouveau: l'intérêt pour la vie primitive est attesté de bonne heure dans l'antiquité grecque. Par exemple, les auteurs de l'Ancienne Comédie se plaisaient à instituer des parallèles entre les mœurs des pre miers âges et celles de leur époque (x). Ils eurent par la suite, on va le voir, de nombreux continuateurs. Ce retour vers le passé de son pays était, sans nul doute, pour Var ron, l'occasion de stigmatiser, à la manière des Cyniques, les pratiques de ses contemporains et, plus généralement, ce qu'on nomme la « civi lisation »: l'aversion pour le présent corrompu et l'admiration pour les maiores est, nul ne l'ignore, son idée force, le soubassement de tout son édifice intellectuel et moral; il les exprime non seulement dans les Ménippées, mais dans tous ses ouvrages: Antiquitates rerum humanarum, Res rusticae, etc. (2). Nous essaierons de montrer, par l'analyse des frag ments conservés, que les Aborigines n'étaient pas uniquement un ta bleau de l'existence archaïque, voire primitive, mais une critique des méfaits de la civilisation; que Varron ne se contentait pas d'y peindre un monde idyllique, un paradis terrestre, comme l'assure un comment ateur italien (3), mais y décrivait les effets du « progrès » qui, à ses yeux, était un déclin, car, dans l'ordre moral, il entraînait une évidente dé gradation. Notre satire illustrait donc, si nous la comprenons bien, des thèmes de la diatribe qui portent, dans la classification d'A. Oltramare, les nu méros 13 et 44: « Les barbares peuvent servir d'exemple aux civilisés » et « il faut revenir à la vertu des sociétés primitives ». Mais hâtons-nous d'ajouter que ces idées ne sont pas le monopole des Cyniques et que Var-
logistes modernes, le mot Aborigines reste mystérieux: cf. Ernout-Meillet, s. v., p. 6: « Souvent expliqué comme dérivé de ab origine. (...) Mais l'emploi comme nom pro pre par les historiens (...) laisse à penser qu'il s'agit peut-être d'un nom de peuple ancien déformé par l'étymologie populaire ». Sur toute cette question, cf. Della Corte 3, p. 144. Sur le caractère à la fois l égendaire et savant des traditions concernant les Aborigines, cf. Gr. Dumézil, La re ligion romaine archaïque, Paris, 1966, p. 74, n. 1. (*) Cf. A. Lesky, Λ History of Greek Literature, trad. J. Willis et C. de Heer, Londres, 1966, p. 422. A leur exemple, les poètes de la Nea et de la palliata aiment à glisser dans les monologues de leurs pièces de longs réquisitoires contre l'immoralité de leur temps: voir E, Fraenkel, Elementi plautini in Plauto, trad, par P. Munari de Plautinisches im Plautus (1922), Florence, 1960, p. 148. (2) Cf. Boissier, p. 184, 189-191. (3) Riccomagno, p. 168.
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ron pouvait les avoir prises ailleurs que chez eux i1). Empédocle pensait que les hommes du Ve siècle avant notre ère étaient des enfants com parés à nos premiers parents, leur dégénérescence étant due à une ac célération du mouvement du ciel (2). Tout en reconnaissant que l'homme, à certains égards, s'était élevé depuis son apparition sur la terre, Epicure était convaincu que les maux engendrés par le progrès l'emportaient sur les difficultés toutes matérielles auxquelles devaient faire face les hommes préhistoriques qui vivaient, eux, selon la Nature (3). Les Stoï ciens, enfin, à l'instar de Platon, admettaient la supériorité des primitifs sur les civilisés et la fondaient en raison: « les premiers hommes », affi rmaient-ils, « étaient meilleurs et plus instruits que nous, parce que plus proches des dieux et de leur propre origine divine » (4). Ce motif, qui relève clairement du « misonéisme » et du « complexe des générations » dont parlent certains psychanalystes (5), eut un grand (') Spécialement chez les Stoïciens. Sur la philosophie de Varron, cf. infra. p. 136-138. (2) Cf. L. Kobin, La pensée grecque, Paris, 1923, p. 131. (3) Voir L. Robin, op. cit., p. 400 et suiv.; J. Brun, L'épicurisme, Paris, 1962, p. 62, 104-105; Boyancé 3, p. 241 et suiv. (4) Cf. Boyancé 3, loc. cit.; M. Pohlenz, Die Stoa, 3e éd., Gröttingen, 1964, 1, p. 42. Posidonius, à la suite de Panétius, repoussait sur ce point la thèse du Portique: il avait foi dans le progrès et prônait la civilisation: voir A. Bridoux, Le stoïcisme et son influence, Paris, 1966, p. 141. (5) Misonéisme: méfiance et animosité envers tout ce qui rompt avec la tradi tion et les coutumes. Complexe des générations: croyance en l'abâtardissement con tinu d'une famille, d'une race, ou de l'humanité entière; elle conduit à admettre que les pères sont toujours meilleurs en toute chose que leurs fils et qu'il y a comme une fatalité héréditaire, vrai péché originel, due à une faute de l'aïeul. Cf. C. Gr. Jung, Essai d'exploration de Vinconscient, dans L'homme et ses symboles, Paris, 1964, p. 31: « La conscience résiste naturellement à tout ce qui est inconscient et inconnu; le miso néisme est répandu chez les primitifs; l'homme ' civilisé ' réagit de la même façon devant les idées nouvelles, en élevant des barrières psychologiques contre le choc d'affronter une nouveauté »; en somme, c'est le conservatisme qui est inné en nous; Ch. Baudouin, Psychanalyse de Victor Hugo, Genève-Paris, 1943, p. 40 et suiv., 196 et suiv.; Le triomphe du héros, Paris, 1952, p. 56. Le « complexe des générations » s'expr ime de façon frappante dans ces vers d'Horace (Carm., III, 6, 45 et suiv.): Damnosa quid non imminuit diesi Aetas parentum, peior auis, tulit nos nequiores, mox daturos progeniem uitiosiorem, « que ne dégrade point le temps destructeur? la génération de nos pères, qui valaient moins que nos aïeux, a fait naître en nous des fils plus méchants, qui vont donner
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retentissement à Eome au Ier siècle avant J.-C. C'est d'alors que datent la plupart des fresques de la vie primitive romaine que l'on rencontre dans les lettres latines; fresques colorées par une sorte de « romantisme du passé » et où, « bien souvent, le tableau idéalisé de la Eome ancienne a pour repoussoir l'immoralité et la déchéance contemporaines » i1). Varron — faut-il le spécifier après ce qui a été dit plus haut de son att achement au mos maiorumi — contribua largement à diffuser ce mythe des vertus de jadis et de la prééminence des anciens Bomains. Ici, com me presque toujours, l'utilisation des préceptes du Cynisme ou d'une autre philosophie repose donc chez lui en dernière analyse sur des mot ivations personnelles qui s'inscrivent dans un vaste courant de pensée national (on notera en passant qu'il ne s'occupe pas des primitifs en gé néral, mais des primitifs de son pays: Aborigines). Il en va pareillement dans toutes les Ménippées et dans toute l'œuvre de Varron (2). Il est avéré que l'évocation des primitifs était inséparable, dans l'esprit des Grecs et des Latins, du souvenir de Γ« âge d'or », auquel ils opposaient volontiers, avec amertume et nostalgie, leur propre temps (3). Ainsi, au IIIe siècle, le Péripatéticien Dicéarque découvrait chez les Sauromates et les Hyperboréens des vestiges de cette époque bienheureuse (4). le jour à une postérité plus mauvaise encore » (trad. F. Villeneuve). Citons d'autre part le mot de Byron: « all days, when old, are good ». Théorie combattue par Tac ite quand il écrit (Ann., Ill, 55): nee omnia apud priores meliora, sed nostra quoque aetas inulta laudis et artium imitanda posterie tulit, « d'ailleurs tout n'allait pas mieux du temps de nos pères et notre âge a produit aussi bien des vertus, bien des talents dignes de servir de modèles à la postérité » (trad. H. Goelzer). (*) J.-M. André, TiOtium dans la vie morale et intellectuelle romaine, Paris, 1966, p. 18. Cf. aussi J. Granarolo, D'Ennius à Catulle, Paris, 1971, p. 230 et suiv., qui souligne judicieusement que cette exaltation du passé « n'est jamais plus intense qu'aux époques de graves crises et de désordres ». (2) Cf. Boissier, p. 66, 379. (3) Les Epicuriens seuls faisaient exception: leur «idéalisation de la simple vie selon la nature » est « dégagée des fantaisies mythiques relatives à l'âge d'or, mais apparentée étroitement à celle de J.-J. Eousseau » (Boyancé 3, p. 240). Sur l'assimilation faite par Horace entre les Iles Fortunées et « l'état idyllique de l'âge d'or », cf. J.-M. André, op. cit., p. 472. L'âge d'or nous ramène à la psychanalyse: C. G-. Jung (Essai. . ., op. cit., p. 83) y reconnaît un des grands rêves archétypiques de l'homme et lui compare le Pa radis des Chrétiens. . . ou des Communistes, ainsi que la chimère caressée dans notre monde occidental d'un Etat-Providence qui assurerait la paix universelle et l'égal itéde tous, ferait triompher la Justice et la Vérité, en un mot réaliserait le royaume de Dieu sur la terre. (4) Cf. Varron, E. E., II, 1, 3; L. Eobin, op. cit., p. 240.
ABORIGINES Varron opérait une association analogue: en effet, parlant dans les Ees rusticae du campagnard d'antan, qui représente pour lui l'homme idéal, il rappelle que les maiores voyaient dans les « laboureurs les derniers restes de la race de Saturne » (x). Au demeurant, le titre même de notre
(*) Varron, B. B., III, 1, 5: Nec sine causa terram eandem appellabant matrem et Cererem, et qui earn colerent piam et utilem agere uitam credebant atque eos solos re liques esse ex stirpe Saturni régis. Cependant, Varron pensait bien sûr, comme tout le monde autour de lui, que les hommes de l'âge d'or ne cultivaient pas le sol: cf. Saint Augustin, G. D., VII, 19 (d'après Varron, Ant. rer. div., XVI): Saturno regnante, nondum erat agricultura et ideo priora eius tempora perhibentur (sicut Varrò ipse fabellas inter pretatur) quia primi homines ex his uiuebant seminibus quae terra sponte gignebat, « sous le règne de Saturne, il n'y avait pas encore d'agriculture et c'est pour quoi on dit que son époque fut la première (Varron lui-même interprète ainsi ces légendes), parce que les premiers hommes vivaient des graines que la terre produisait d'elle-même »; Varron, B. B., II, 1, 3-4: summum gradum fuisse naturalem, cum uiuerent homines ex his rebus quas inuiolata ultro ferret terra, « (il est obligatoire que) le degré le plus eminent ait été celui de la vie naturelle, à l'époque où les hommes vivaient des produits que la terre faisait naître spontanément, sans qu'on lui fît vio lence ». Ce premier stade fut, selon Varron, suivi par un stade pastoral, auquel suc céda le stade de l'agriculture (Varron, B. B., I, 2, 16; II, prol., 4; II, 1, 5). Ind épendamment de l'explication psychanalytique proposée dans la note précédente, le regret de l'âge d'or, pour les Romains, plonge peut-être ses racines dans une réac tion collective provoquée par une transformation historique du mode de vie: il per pétuerait dans cette hypothèse le mécontentement des primitifs qui (vers 800?) fu rent contraints d'abandonner la cueillette pour l'élevage et l'existence libre pour le travail forcé. Notons que la glorification de l'agriculture par Varron n'est pas isolée. Elle re joint un lieu commun de la littérature hellénistique proclamant que l'agriculture est l'occupation naturelle d'un homme libre, une activité lucrative, saine, respectab le, facile à apprendre (cf. Xénophon, Oec, V, 1 et 17; Aristote, Polit., VIII, 1318 b; Ménandre, Πλόκιον, 408 Kock; E. H. Oliver, Boman Economie Conditions to the Glose of the Republic, réimpr. anastat. de l'éd. de 1907, Rome, 1966, p. 12 et suiv.; L. Robin, op. cit., p. 326-327; M. Rostovtzeff, The Social and Economic History of the Hellenistic World, Oxford, 1941, p. 1180-1181); elle est en harmonie avec la prescription cynique de la vie selon la nature; et surtout, est-il besoin de le dire?, elle se branche sur une très puissante tradition romaine: cf. Cicéron, Off., I, 42, 3: « de tous les arts productifs, il n'y en a pas de meilleur (que l'agriculture), pas de plus profitable, pas de plus agréab le,pas de plus digne d'un homme libre »; Caton l'Ancien, Agr., praef., 3; Denys d'Haï., II, LXIII; Varron, B. B., II, prol., 1 et 2; III, 1, 4-5 (cf. supra, dans les pre mières lignes de cette note). Corrélativement, les Romains avaient un fort préjugé hostile à rencontre du commerce: cf. E. H. Oliver, op. cit., p. 134-136. A l'éloge de la vie aux champs s'allie la critique de la ville corruptrice et i nhumaine, qui est un poncif de la satire latine: cf. Witke, p. 115, 132.
ABORIGINES satire est, à ce propos, révélateur: Justin témoigne que, suivant la fable, Saturne régna sur les Aborigènes (*). Ceux-ci étaient donc bien considér és — et le savant Varron ne pouvait pas l'ignorer — comme une com munauté humaine de l'âge d'or. Si nous voyons juste, Varron, dans les Aborigines, jouait donc, selon son habitude, les laudatores temporis acti et opposait le présent au bon vieux temps, le tune au nunc, comme il le fait à chaque instant dans les Ménippées. Rien qui cadre mieux avec le portrait-type que l'on peut tracer des Satiriques: dans l'excellente monographie qu'il vient de con sacrer au genre de la satire, M. Hodgart remarque à juste titre que les Satiriques sont dans l'ensemble, comme Varron, ennemis du change ment; qu'ils ont toujours, comme Varron, leur univers de rêve, « inver sion» ou « travestissement fantastique du monde réel », qui est couram ment situé dans le passé et qui, faisant une violente antithèse avec « l'hor rible époque » dans laquelle ils vivent, permet de juger et de condamner celle-ci par comparaison; enfin que, dans la satire, les personnages sym pathiques sont communément, en dehors des auteurs eux-mêmes, des « observateurs naïfs », en particulier des primitifs ou de « bons sauva ges » (2). Mais il manquait à Varron quelque chose pour être un « Sati rique complet » et un grand Satirique: c'est la passion politique. « II y a une relation essentielle », écrit M. Hodgart, « entre la satire et la po litique. La plupart des auteurs célèbres de satires se sont en fait pro fondément intéressés à la politique. La plupart ont combattu le régime établi dans leur pays » (3). Or Varron évite de se jeter pour de bon dans la bataille politique (4). Il se garde, nous le verrons, de citer des adver-
(x) Justin, XLIII, 1-3 (cf. supra p. 2, n. 1): Italiae cultores primi Aborigines fuere, quorum rex Saturnus. (2) Hodgart, p. 24, 28, 123, 247. Voir aussi Witke, p. 10; Highet, p. 159. (3) Hodgart, p. 33. (4) II n'était pas fait pour la guerre et la querelle; il préférait la tranquillité de son cabinet d'études à la vie de l'homme public: s'il disait vouloir mener une exis tence qui conciliât Yotiosum et Vactuosum (Saint Augustin, CD., XIX, 1, qui se reporte à son De philosophia), il avait une secrète prédilection pour Yotiosum. On peut l'inférer de sa conduite lors des guerres civiles qui lui valut d'être durement moqué par César. C'est à coup sûr le sens du devoir et non sa propre inclination qui lui fit accepter (surtout dans les moments de crise) des charges officielles. Enfin, partisan de l'ordre, il ne désirait nullement la chute du pouvoir en place et eut tôt fait de rallier le parti de César quand celui-ci fut victorieux. Tout, on le constate, le détournait de la satire subversive, qui, pour M. Hodgart, est la satire authentique: il n'a pas Γ« esprit des Saturnales » qui est l'esprit de la vraie satire (nous avons vu
ABORIGINES saires par leur nom; il se tient d'ordinaire sur le plan de la morale et at taque des vices, non des individus (*). Comme les autres Satiriques ro mains, hormis Lucilius (2), observent eux aussi cette prudente réserve, on doit conclure avec M. Hodgart que les Eomains, véritables inventeurs de la satire (satura tota nostra est) (3), n'ont pas amené le genre, malgré de belles réussites, à son plein accomplissement (4). Le sous-titre, περί άν&ρώπων φύσεως, n'a rien d'original. Il est identique ou presque identique aux titres de traités écrits respectiv ement par Démocrite, Straton et Zenon d'une part (5), d'autre part au sous-titre qu'un grammairien donna, également sur le tard, à VAlcibiade
— cf. supra, p. xvn — que le Τρικάρανος n'est pas, quoi qu'on en ait souvent dit, une ménippée); cf. aussi Della Corte 5, p. 115-126. Son but essentiel, quand il comp osait les Ménippées, était de rappeler à l'ordre et à la morale ses compatriotes qui mettaient le pays dans un grave péril en s'abandonnant à leur goût du luxe et à leurs penchants mauvais; il était d'autre part — les deux projets vont ensemble — de leur enseigner les grands principes et les grandes théories de la philosophie grecque: cf. Knoche, p. 37. Ce faisant, il obéissait à la première règle de la satire latine, genre « utilitaire », qui cherche d'abord à instruire et à améliorer le lecteur: cf. Witke, p. 2 et suiv., 271 et suiv. Pour présenter les choses un peu différemment, disons que Varron appartient plutôt à la catégorie des «Satiriques optimistes» de G. Highet (Highet, p. 235 et suiv.) qu'à celle des « pessimistes ». Les seconds voient le mal « enraciné dans la na ture de l'homme et la structure de la société »; de leur point de vue, l'homme ne peut être guéri de ses vices et ne mérite que dédain ou haine. Les premiers, au contraire, estiment, avec Socrate, que nul n'est méchant volontairement et que, convenable ment éduquée, la majorité de l'espèce humaine se délivrerait de ses folies et de ses défauts. Au lieu de tempêter, ils plaisantent avec le sourire et pratiquent fréquem ment l'auto-ironie. Leur modèle est Horace. Il arrive que Varron renonce à la man ière douce et cingle avec une violence presque juvénalienne les tares et les agiss ements de ses contemporains. Mais c'est pour mieux arracher ces derniers à leur mal, en faisant naître dans leur esprit des « anticorps profitables ». (x) Par là, il se conforme à une loi du genre. Cf. Cèbe, p. 192: « la ménippée tra ditionnelle (...) ne s'attache pas au particulier, mais au général; elle moleste, en vue de moraliser, des types humains, des catégories sociales, et non tel ou tel per sonnage défini »; Witke, p. 156; Geller, p. 64. (2) Mais l'œuvre de Lucilius est trop fragmentaire pour que nous soyons en mesure de la bien juger. L' Apocoloquintose de Sénèque, pamphlet haineux contre un empereur mort, n'est ni un écrit vraiment « politique » ni une vraie satire, bien qu'elle emprunte la forme de la ménippée: cf. Witke, p. 152. (3) Cf. Knoche, p. 7 et suiv.; Witke, p. 21 et suiv. (4) Cf. Hodgart, p. 37-39. Voir aussi Cèbe, p. 378. (5) Cf. Diogene Laërce, V, 59: Περί φύσεως ανθρωπινής de Straton; VII, 4: Περί ορμής ή περί αν&ρώπου φύσεως de Zenon; IX, 46.
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de Platon ('Αλκιβιάδης ή περί αν&ρώπων φύσεως). Le problème qu'il évo que se trouve plus d'une fois au centre des préoccupations de Varron dans les Ménippées. Il est posé notamment dans Andabatae et Mutuum muli scabunt, dont deux fragments ont pour matière l'âme, le corps et leurs relations (32 et 323 Buch.). L'attention que Varron lui portait est aussi attestée par le logistoricus Tubero, dont Oensorinus révèle qu'il roulait sur l'origine de l'homme (*). Mais dans notre pièce, si l'on en juge par les bribes qui nous ont été transmises et sont notre unique élément d'appréciation, l'exposé restait en-deçà de telles spéculations: on solli cite abusivement ces textes quand on prétend comme Krahner (3) et Eiese (3) que, dans les Aborigines, Varron abordait plusieurs grandes questions de philosophie générale: nature humaine, immortalité de l'âme, nature du monde, religion, mystères, interprétation physique des dieux, droit pontifical (!), etc. Tout au plus a-t-on le droit de supposer, en s'appuyant sur le rapport du titre et du sous-titre, que Varron, dans cette Ménippée, se penchait sur la genèse de l'humanité et analysait les explications qu'en avaient données les philosophes, comme avant lui Zenon et comme après lui (et d'après lui) Censorinus dans son De die natali (4). En revanche, il est certain, et le sous-titre, par son libellé même, le marque bien, corroborant la suggestion du titre, que Varron remontait jusqu'aux Aborigines pour observer notre espèce « à l'état pur », peindre la vie κατά φύσιν et découvrir ce qui convient à notre nature (projet banal: songeons à la place que tient la notion de φύσις dans la philoso phie antique). Il sacrifiait donc autant, sinon plus, à la philosophie et à la morale qu'à l'histoire (5). Nous ne disposons d'aucun moyen pour dater les Aborigines.
(1) Censorinus, De die natali, IX; cf. Probus, ad Verg., Ed., VI, 31; p. 19 K.; Boissier, p. 105; Eiese, p. 257. (2) Krahner, p. 10. (3) Eiese, p. 27. (4) Cf. Eiccomagno, p. 140. Cet immense problème divisait les philosophes de l'Antiquité (cf. Censorinus, De die natali, IV): les uns étaient d'avis que l'homme avait existé de toute éternité, les autres qu'il avait été créé un jour. Varron faisait partie de la seconde école: il acceptait la théorie stoïcienne, selon laquelle l'homme a été formé par le feu divin: cf. Varron, L. L., V, 61, 70; voir aussi Varron, Β. B., II, 1, 3. (5) Contra Della Corte 1, p. 74: «la satira... doveva essere una visione sto rica ... ».
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* * * 1. - Texte sûr: toutes les leçons des manuscrits concordent. Extrait par Nonius de Gloss. I i1). Il saute aux yeux que nous avons affaire à un passage en prose. Un érudit allemand du siècle dernier, G. Eoeper, s'efforça de montrer, en scandant tous les fragments conservés des Ménippées, que l'ouvrage était entièrement poétique (2). Cette ten tative n'a convaincu personne et n'est plus aujourd'hui mentionnée que comme une curiosité (3). Un passage du Bimarcus (57 Buch.) garant it, à notre sentiment, que Varron usait du prosimetrum dans les Mén ippées. Même si, comme d'aucuns, on conteste ce témoignage vu l'i ncertitude du texte, on ne peut manquer, après étude des fragments, de rejeter les assertions de Eoeper et de tenir pour indéniable que, dans les Ménippées, prose et vers alternent (4). Bien entendu, cette alternance n'est pas arbitraire: ou bien elle est appelée par la nature du sujet, ou bien elle répond à des intentions d'art et d'expressivité: elle permet de passer du sublime au trivial, du pathétique au comique, du pompeux au familier et d'obtenir les effets parodiques qui sont essentiels à la ménippée (5). Cela dit, on aurait tort de se figurer que la distinction des deux types d'écriture est toujours aisée et que l'analyse stylistique y fait (x) Cf. Lindsay, Nonius, p. 53. (2) Cf. G. Roeper, Philol., 9, 1854, p. 223-278; 15, 1860, p. 267-302; 17, 1861, p. 64-102; 18, 1862, p. 418-486. (3) Cf. Riccomagno, p. 52; Bolisani, p. xlii; Dahlmann 1, col. 1269. (4) Cf. Riccomagno, p. 53; Dahlmann 1, loc. cit.; Della Corte 4, p. 133; Scher bantin, p. 89. (5) Cf. Geller, p. 60; E. Courtney, Parody and Literary Allusion in Menippean Satire, dans Philol., 106, 1/2, 1962, p. 86-100 (p. 87). Essayons, d'après ce qu'on lit chez Courtney et d'autres (en particulier R. Helm, Lukian und Menipp, Leipzig- Berlin, 1906, p. 343, et Bolisani, p. xxxix), de reconstituer la genèse du prosimetrum: il ne viendrait pas des Sémites comme certains l'ont dit (cf. Scherbantin, p. 46 et suiv.; Highet, p. 36), mais dériverait d'une forme d'expression populaire de la Grèce, qui sor tirait elle-même de la langue des mimes. Empruntant ce type de phraséologie, les Cyni ques (à l'instar des premiers Sophistes: cf. Scherbantin, p. 44) auraient pris l'habitude de citer des vers en les travestissant souvent comiquement. Si cette opinion est recevable, le burlesque et la parodie sont à la racine même de la satire ménippée. Ils jouent en tout cas dans ce genre un rôle de premier plan, comme le prouvent les Mé nippées de Varron, Γ Apocoloquintose de Sénèque, le Satyricon de Pétrone et la plu part des écrits de Lucien; pour Ménippe lui-même, cf. Witke, p. 47: « the continuous use of parody is to be assumed in his motley ». Notons que le mélange des tons et des styles, qui conduit à faire une place de choix au burlesque, au pastiche et à la parodie, est aussi un des principaux traits
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aboutir sans hésitation i1). Mais le travail de nos devanciers a considéra blement facilité la tâche en ce domaine et on peut estimer que, sauf exception, l'image du prosimetrum que nous donnent les éditions Bücheler-Heräus et Bolisani est correcte. Selon Oehler (2) et Biccomagno (3), Varron aurait ici en vue la dé crépitude mentale des vieillards retombés en enfance: il illustrerait l'idée exprimée par un proverbe courant, qu'il a lui-même choisi pour titre d'une de ses satires: Δις παίδες οι γέροντες, «les vieillards sont deux fois enfants » (4). Si c'était vrai, la satire aurait dénoncé toutes les fai blesses qu'enfante la senilitas et le fragment 1 devrait être relié au fra gment 5. Mais nous ne croyons pas qu'Oehler ait trouvé la bonne réponse:
de la satire poétique latine: cf. Witke, p. 66, 69, 72, 80, 94, 100, 104, 127, 137, 268. Il va de pair avec la variété des sujets (satura = « pot-pourri »). Du reste, ainsi que G. Highet l'a montré (Highet, p. 13, 67-147), la parodie est, avec le monologue et le récit, une des trois formes typiques de la satire. Timide préfiguration de l'extraordinaire diversité de langages qu'on remarque chez des auteurs du XXe siècle (tel James Joyce qui, dans Ulysse, combine articles politiques, poèmes en prose, poèmes en vers, exposés philosophiques, développements en diverses langues étrangères, etc.: effort vers ce «langage total» dont rêvent de nombreux artistes d'aujourd'hui), le prosimetrum passait sans nul doute aux yeux des Grecs pour une monstruosité. Ménippe l'avait adopté pour mieux faire scandale. Au contraire, cette expression mixte ne devait pas choquer les Romains réalistes, caustiques, amis de la variété. Elle permettait à Vairon de « coller » au réel et au trivial, exclus de la littérature par les poètes épiques et tragiques d'antan; de traiter sans gêne formelle n'importe quel sujet; de tirer de la poésie des effets humoristi ques propres à donner à ses Ménippées l'enjouement qu'il recherchait et à les rendre aimables au public peu cultivé qu'il souhaitait atteindre par elles: voir A. Rostagni, Storia della letteratura latina, 2e éd., I, Turin, 1949, p. 463 et suiv. (!) Cf. Bolisani, p. xlii: « non pochi sono i fr. in prosa dal linguaggio elevato, artificioso, figurato, non pochi quelli poetici in cui si segue quello umile, corrente, reale»; Geller, p. 18. On ne peut naturellement pas évaluer l'importance relative de la prose et de la poésie dans l'œuvre. Il semble toutefois que l'avantage y reve nait à la prose (comme, probablement, chez Ménippe): voir Scherbantin, p. 88-89; Knoche, p. 38. Mais les fragments qui nous sont parvenus sont plus souvent en vers qu'en prose. C'est logique, eu égard aux conditions dans lesquelles ils nous ont été légués: cf. Scherbantin, p. 89: « sie fast alle von Nonius überliefert sind, mit anderen Worten (...) hier ein Grammatiker an der Arbeit war, der vor allem in der Gedich ten fand was er suchte: alte, schon vergessene Wörter, seltene Wortwendungen und kühne Metaphern »; Bücheier, p. 175 (426-427). (2) Oehler, ad loc. (3) Riccomagno, p. 159. (4) Cf. Monandre, 517 Kock. Voir d'autre part Sophocle, fr. 447 Ν2: πάλιν γαρ αδθις παις 6 γηράσκων άνήρ, « car l'homme qui vieillit est derechef, une nouvelle fois,
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pourquoi le gâtisme des vieillards se serait-il déclaré breui temporel peu de temps après quoi? pourquoi l'imparfait ueniebat, au moins bizarre dans une semblable hypothèse (on attendrait un présent « atemporel » ou un «parfait gnomi que »)? comment justifier, dans cette même hy pothèse, que Varron n'ait pas accompagné magna pars d'un senumì magna pars tout court, ce ne peut être, si on n'est pas averti, qu'« une grande partie des hommes » i1). Une autre solution est proposée par Th. Mommsen: on aurait dans ce premier fragment une allusion moqueuse aux portraits des immortels que les hommes voulurent se donner quand il ne leur suffit plus de con cevoir la divinité par la pensée (2). Après avoir cité Mommsen, E. Bolisani (3) ajoute que, dans cette perspective, Varron, à l'exemple de Lucilius (4), raillerait les pratiques superstitieuses du petit peuple, qui adorait les simulacres des dieux, leur attribuant une âme (cf. le thème diatri bique 93 Oltramare: « les temples et les objets du culte ne méritent au cun respect particulier »). En faveur de cette doctrine, on doit faire va loir que Varron, dans les Antiquitates rerwm diuinarum,, se montrait hos tile aux images anthropomorphiques des dieux introduites à Rome par Tarquin l'Ancien, qui commanda pour le Capitole une statue de Jupiter à l'Etrusque Vulca; c'est Saint Augustin qui nous en informe: « Varron trouvait si mauvais qu'on fît de ce dieu même (Jupiter) des représenta tions figurées (...) qu'il n'hésita pas à dire et à écrire que ceux qui ont donné au peuple de telles représentations ont supprimé la crainte et accru l'erreur » (5). L'attitude de Varron en la matière est claire: « il se rallie à la théorie d'autre part bien connue chez les philosophes grecs enfant »; Cratinos, 24 Kock; Aristophane, Nub., 1417; Théopompe, I, p. 751 Kock; Plaute, Mere, 295-296: Senex quom extemplo est, iam nec sentit nec sapit, aiunt solere eum rursuni repuerascere, « dès qu'on est vieux, on n'a plus ni sens ni raison; les gens disent qu'à l'accoutumée on retombe de nouveau en enfance »; Otto, s. v. senex, p. 316-317. (*) Rétorquera-t-on qu'il ressortait du contexte perdu que les vieillards étaient en cause et que, de ce fait, Varron pouvait se dispenser de joindre ici senum. à magna parst l'argument a du prix, mais dépend d'une supposition gratuite. (2) Th. Mommsen, Römische Geschichte, 13e éd., Berlin, 1925, p. 149. (3) Bolisani, p. 4. i4) Lucilius, 480 et suiv. Marx. (5) Saint Augustin, C. D., IV, 9: simulacrum ei fieri ipsi (seil. Ioui) etiam Vai roni ita displicet ut (...) nequaquam (...) dicere et scribere dubitaret quod hi qui populis instituerunt simulacra et metum dempserunt et errorem addiderunt. Voir aussi Arnobe, VII, 1. Cf. Boyancé 2, p. 65 et suiv.
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pour lesquels la vraie piété se passe d'images anthropomorphes qui don nent des dieux une idée dégradée. Zenon, dans sa Politela, d'inspiration en partie cynique, ne voulait ni de temples ni de statues. Chrysippe, Diogene de Babylone son élève s'opposent à l'anthropomorphisme aussi bien dans la poésie que dans l'art » i1). Quoique nous ayons de Varron, toujours chez Saint Augustin, un témoignage qui contredit celui dont il vient d'être fait état et légitime l'institution par les Anciens des sta tues divines (2), la conjecture de Mommsen est donc solidement fondée. Nous n'en dirons pas autant de la version développée et modifiée qu'ont jugé bon d'en tirer F. Della Corte (3) et A. Marzullo qui le suit (4): dans notre fragment, affirme le second, Varron « indiquait un culte fétichiste avec un premier signe d'association civile ». Eien dans le texte et dans l'histoire de la religion romaine primitive n'accrédite cette allégation. Une troisième hypothèse est à envisager: Varron peut s'élever ici contre une passion immorale (desiderium) qu'il voit sévir autour de lui. Admettons qu'il en soit ainsi: cette passion à laquelle, par dérision, le Satirique attribuerait pour objets des sigilla et des pupae, afin de souli gner qu'elle pousse à rechercher des biens futiles et indignes d'un hom meadulte, ne serait autre que la passion des œuvres d'art, qui agitait à Eome tant de collectionneurs au Ier siècle avant notre ère, et, par ex tension, la passion de posséder, la passion du luxe et de la richesse, qui n'existait pas jadis, surtout du temps des Aborigines, car en ce temps-là personne n'avait rien en propre (5). A ce sujet, E. Bolisani (6) renvoie justement au vers d'Horace (8at., I, 4, 28): Hune capii argenti splendor, stupet Albiîis aere, ί1) Boyancé 2, p. 62, 66. Cf. Zenon, fr. 264 Arnim; Chrysippe, fr. 1076 Arnim; Diogene de Babylone, fr. 33, 13 et suiv. Arnim; C. Clerc, Les théories relatives au culte des images, Paris, 1924, p. 102 et suiv. (2) Saint Augustin, C. D., VII, 5 (= Varron, Ant. div., fr. XVI, 6 Agahd): «les Anciens ont imaginé les statues, les attributs, tout l'aspect extérieur des dieux pour qu'en fixant leurs yeux sur ces objets ceux qui auraient eu accès aux mystères de la tradition pussent voir en esprit l'âme du monde et ses parties, c'est-à-dire les dieux véritables ». Dans les statues divines, les initiés décèlent donc les vérités les plus profondes; de même que la religion des poètes, interprétée par les Stoïciens, « le my the incarné dans les statues » peut « lui aussi faire l'objet d'une exégèse symbolique propre à en assurer le sauvetage » (Boyancé 2, p. 73). (3) Della Corte 1, p. 74; Della Corte 4, ρ, 144. (4) Marzullo, p. 4. (5) Cf. Justin, XLIII, 1-3; P. Gluiraud, La propriété foncière en Grèce jusqu'à la période romaine, Paris, 1893, p. 6. (e) Bolisani, p. 5.
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« en voici un que ravit l'éclat des ciselures d'argent, tandis qu'Albius est en extase devant le bronze » (trad. F. Villeneuve). Mais il convient aussi de mentionner d'autres documents, plus explicites, qui prouvent le dédain dans lequel les philosophes tenaient la sculpture et la pein ture: notamment Cicéron, Parad., V, 36: In pari stultitia sunt quos signa, quos eaelatum argentum (...) quos Corinthia opera nimio opere délectant, « même déraison chez ceux qui apprécient exagérément les statues, l'a rgent ciselé, (...) les ouvrages corinthiens », et Sénèque, Ep., LXXXVIII, 18: Non enim adducor ut in numerum liberalium- artium pictores recipiam, non magis quam statuarios, aut marmorarios, aut ceteros luxuriae ministros, « car je ne me résous pas à mettre au nombre des arts libéraux la peinture, non plus que la statuaire, l'art des marbriers ou des autres agents du luxe » (*). Pareille condamnation des signes extérieurs de r ichesse est tout à fait dans le sens des idées que Varron partage avec les Cyniques et les Stoïciens (bien qu'il nageât lui-même dans l'opulence et fît probablement preuve de quelque hypocrisie en fustigeant le luxe et l'attrait du gain (2). Ces inconséquences sont monnaie courante: pen sons à Sénèque. Un auteur joue toujours, dans ses écrits, un personnage qui diffère par plus d'un aspect de l'homme qu'il est pour de bon dans la vie (3). Aussi la critique « biographique » trompe-t-elle souvent et doit-
(*) Cf. d'autre part Varron, Men., 201 Buch.; Horace, Sat, Π, 7, 95; Plutarque, De tr. an., p. 470 B; Lactance, Inst., VI, 20, 6; et voir Norden 1, p. 21 (286-287). (2) Cf. Boissier, p. 364; Della Corte 5, p. 91. (3) A ce sujet, W. S. Anderson (The Roman Socrates: Horace and Ms Satires, dans J. P. Sullivan, Critical Essays on Roman Literature, Londres, 1963, p. 16 et suiv.) écrit très bien: les Satiriques romains mettent en scène un «porte-parole » (« speaker »); ce « porte-parole ne s'identifie pas pleinement avec le poète, pas plus que l'amant passionné ne s'identifie pleinement avec le poète élégiaque ou lyrique. Dans toute poésie personnelle, le poète prend un masque, joue un rôle, et l'emploi qu'il se donne peut être ou non très proche de traits qui appartiennent à sa propre personnalité. Ce que nous devons demander à ce porte-parole est la consistance dramatique. Il n'importe pas de savoir dans quelle mesure il copie la biographie et les sentiments du poète, mais il est absolument essentiel qu'il reste cohérent ». Horace, dans les Satires, se présente, bien qu'il n'ait pas trente ans, comme un vieil homme expér imenté et rendu serein par le spectacle de la vie. Dans les Odes, il est tour à tour barde inspiré, amant vieillissant, ami attentionné, etc.: autant de rôles de compos ition. Perse ne témoigne nulle part dans ses Satires de la douceur virginale qui, nous dit -on, était la qualité dominante de sa nature. Chez les historiens mêmes, des di s emblances plus ou moins grandes se manifestent couramment entre l'homme et l'éciivain: il est certain, par exemple, que, dans sa vie, Tacite était loin de cette amer tume, de cette sévérité, de ce pessimisme désespéré qui s'étalent dans les Annales:
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elle être maniée avec précaution (x). Sur l'attitude de Varron à l'égard de l'avarice et de la cupidité, cf. infra, p. 27, 98 et suiv.). Le contexte faisant défaut, nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer pour l'une ou l'autre des deux dernières explications (2), qui, d'ailleurs, ne sont que deux variantes d'une même exégèse de base: la seule différence qui les sépare est que les monuments plastiques iron iquement indiqués selon nous par pupae et sigilla ont dans celle-ci un usage profane et dans celle-là un rôle religieux. En tout état de cause, il découle de ces considérations que Varron, dans les Aborigines, faisait bien, comme nous l'assurions plus haut, le procès des maux suscités par la civilisation et le progrès (3).
cf. E. Koestermann, Cornelius Tacitus. Annalen, Heidelberg, 1963, p. 8-10. Voir aussi M. Mack, The Muse of Satire, dans E. C. Boys, Studies in the Literature of the Augustan Age, Ann Arbor, Michigan, 1952, p. 218-231 (pour M. Mack, la satire n'exprime pas la haine et la colère du Satirique lui-même. Elle s'apparente à la rhétorique. On y entend la voix d'une persona, qui est parfois la projection du Satirique idéal, parfois un ingénu, parfois un avocat général). Toutefois, il serait excessif de soutenir que, dans la satire, tout est fiction: il est bien évident qu'un Satirique, plus que n'importe quel écrivain, se sert de son expérience vécue, fait allusion à des événements de son existen ce et révèle des émotions qu'il ressent pour de bon. Cela est vrai surtout de la « satire monologue »: cf. Highet, p. 277, n. 12 (supra p. 11, n. 5). Mais il est souvent difficile, voire impossible de déterminer dans un ouvrage satirique, du moins avec les méthodes traditionnelles (cf. note suivante), ce qui relève de la fiction et ce qui nous renseigne sur la personnalité et la vie de l'auteur. (*) Les critiques psychanalytiques et au premier chef la psychocritique de Charl esMauron sont naturellement à part, puisqu'elles s'attachent à déceler ce qui, dans une œuvre, émane de l'inconscient du créateur et ainsi mettent à nu ce qui se di ssimule derrière le masque, le « mythe personnel » que l'écrivain dévoile sans même le savoir; ce « mythe personnel » est ensuite contrôlé par comparaison avec les don nées de la biographie: cf. Ch. Mauron, La psychocritique et sa méthode, dans Orbis litterarum, suppl. II, 1958, p. 104 et suiv. Il n'est pas nécessaire de détailler ici les mérites de cette manière d'aborder les textes qui a fait ses preuves (remarquons que, sagement, elle ne prétend pas détrôner les autres types de critiques: Ch. Mauron, loc. cit., constate qu'« un phénomène complexe et obscur comme la création litté raire exige plusieurs modes d'approche qui se complètent »). (2) L'expression in desiderium ueniebat paraît mieux en situation dans la se conde. Mais elle ne jure pas avec la première: car, ainsi que l'écrit P. Boyancé (Boyancé 2, p. 73), c'est pour se plier aux besoins, donc aux désirs du vulgaire que Tarquin lui offrit les dieux anthropomorphes capables de le rassurer. (3) II y a encore lieu de se demander, avec notre ami A. Tchernia, si Varron ne flétrirait pas ici l'ambition (voir infra, fr. 4): puparum et sigillorum représente raient alors, sur le mode sarcastique, des distinctions comme les statues honorifi ques (cf. les décorations « hochets de la vanité »). Mais nous doutons que les deux
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— Puparum et sigillorum. On nommait sigilla un type de sta tuettes importé à Rome par les Etrusques (d'où l'épithète de Tyrrhena qui est fréquemment accolée à sigilla). Ces ouvrages étaient faits de terre cuite, d'or, d'argent, ou, quand on les destinait à des enfants, de farine et de miel. On les dédiait fréquemment aux dieux et ils prenaient place alors dans les sanctuaires ou dans des fauissae. Mais ils avaient aussi une utilisation toute laïque. On les vendait spécialement dans la uia Sigillarla. Cette même appellation de sigillarla était portée par une fête qui suivait les Saturnales. Au cours de cette solennité, on échangeait des cadeaux, parmi lesquels il y avait naturellement des sigilla (de cire ou d'argile), et on offrait aux dieux des statuettes qui tenaient lieu de substitut aux sacrifices humains d'antan. Dans les Antiquitates rerum humanarum, Varron désigne par le mot sigilla les statuettes qu'Enée prit avec lui en s'enfuyant de Troie (*). Les pupae, qui forment une classe à part des sigilla, étaient réser vées aux enfants et, comme telles, fabriquées au moyen de matières sans valeur, bois ou terre cuite. Nous en avons encore des spécimens dans nos musées. Les jeunes filles faisaient présent de leurs pupae à Vénus juste avant le mariage (2). — Expression concise, claire et très simple, où ressortent les deux mots ironiques (sorte de duplication expressive) puparum et sigillorum. Sur ce langage, cf. infra, p. 60, fragment 10.
2. et 3. - Fragments poétiques de même sujet et de même mètre (sotadéens réguliers) qui, de toute évidence, vont ensemble. Le texte n'y fait pas difficulté. Seul petit problème: les leçons lepido ou laepido des manuscrits que Junius a justement corrigées en tepido (confusion banale de VI et du t, surtout dans les manuscrits relativement tardifs et en minuscules comme le sont ceux de Nonius. Lepido ne va pas du tout pour le sens). Les deux citations avaient été tirées par Nonius de Gloss. I(3).
mots soient plausible. i1) Cf. (») Cf. (3) Cf. J.-P. CÈBK
susceptibles d'une telle valeur et notre interprétation nous semble plus Probus, ad Verg., Aen., II, 717; Servius, ad Verg., Aen., III, 148. Perse, II, 70. Lindsay, Nonius, p. 45 et 53. 2
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Au dire de L. Eiccomagno (*), Varron, par ces vers, nous transport erait dans un Eden où évolueraient « les animaux dans leur douce exis tence, énumérés avec leur voix naturelle expressive », tandis que s'a ccomplirait « le simple sacrifice qu'Horace louait lui aussi (fgt 2) ». E. Bolisani, pour sa part, est d'avis que Varron y confronte notre nature et nos tendances avec celles des animaux (2). Il ne s'agit nullement de cela, mais de Vorigine du langage humain (comme E. Bolisani, sans se soucier de la disparate, le signale d'ailleurs lui-même un peu après le membre de phrase cité à la note 2 (3)). C'est le sujet de développements bien connus qu'on peut lire chez Lucrèce (4) et Horace (5). Outre E. Bolisani, plusieurs commentateurs, dont F. Della Corte (6) et A. Marzullo (7), l'indiquent avec raison, en insistant sur le goût de Yarron pour les problèmes du langage (8), ou sur l'habitude qu'a vaient les philosophes antiques de tourner leurs regards vers le monde animal (9). Mais s'arrêter à de telles constatations, c'est rester à la surface des choses: personne, sauf erreur, n'a tiré tout le parti possible du rappro chement qui s'impose entre les deux fragments varroniens et les textes
(*) Eiccomagno, p. 168. (2) Bolisani, p. 2: « della natura e delle tendenze della schiatta umana, para gonata con quella degli altri animali che, secondo i cinici, per molte qualità eccellono sull'uomo stesso ». (3) Bolisani, p. 5. (4) Lucrèce, V, 1030 et suiv. (·) Horace, Sat., I, 3, 99-112. (6) Della Corte 1, p. 74; Della Corte 4, p. 144. (7) Marzullo, p. 4 et suiv. (8) Marzullo, loc. cit. (9) Cf. Norden 1, p. 55 (319), η. 114. Ainsi, les Cyniques et les Stoïciens s'adon naient à l'étude des bêtes, qu'ils estimaient profitable à l'homme (thème 30a 01tramare: «les animaux peuvent nous servir de modèles de simplicité»; thème 49a Oltramare: «l'homme doit à sa raison sa supériorité sur les animaux»; thème 77c Oltramare: « les animaux sont moins malheureux que les hommes ». Pour les Stoï ciens, cf. M. Pohlenz, op. cit., I, p. 83-85; A. Bridoux, op. cit., p. 100). Antisthène avait écrit un traité περί ζώων φύσεως. De plus, les parallèles entre l'homme et la bête étaient pratiqués sur une grande échelle dans la physiognomonie, à laquelle croyaient, entre autres, les Stoïciens et les Péripatéticiens: cf. E. C. Evans, Phy siognomies in the Ancient World, Philadelphie, 1969, passim. Sur les animaux dans la satire (ils y représentent des traits psychologiques et moraux de l'homme ou servent à ravaler celui-ci en rappelant qu'il n'est après tout qu'un mammifère — on reconnaît là une technique de base de la satire: la « technique de la dégradation »), cf. Hodgart, p. 115 et suiv.; Witke, p. 26, 72 et suiv., 101, 218; Highet, p. 177 et suiv.
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de Lucrèce et d'Horace. Personne n'a jugé bon de remarquer — fait pourtant capital — que ces derniers textes nous livrent, sur la question envisagée, la thèse des Epicuriens. En effet, seuls les Epicuriens établis saient une liaison entre le parler humain et la voix animale: ils considé raientque notre langage est issu peu à peu des sons naturels, analogues aux cris des bêtes, par lesquels les primitifs extériorisaient leurs sent iments et leurs impressions. Les Stoïciens, au contraire, voyaient dans la parole humaine une manifestation de la pensée, du logos, qui n'existe pas chez l'animal. Pour eux, dans la sphère du langage comme ailleurs, un fossé infranchissable sépare l'homme des mutae pecudes ; notre parler est radicalement différent des cris d'animaux et n'est dû ni au hasard ni à l'arbitraire: ce sont les premiers hommes ou plutôt les premiers rois qui, tout proches encore de la divinité (*), ont créé le vocabulaire, dans lequel les signes correspondent aux choses mêmes (2). Ces réflexions procurent deux importants résultats: 1° Elles confirment que Varron, comme nous l'avons supposé, retraçait, au moins sommairement, dans les Aborigines l'histoire de la civilisation: en effet, tant chez Lucrèce que chez Horace, l'apparition du langage s'inscrit dans une esquisse de la naissance et de l'évolution de l'humanité; elle est la première phase du développement qui fit sortir l'homme de sa condition initiale. On ne voit pas pourquoi il en irait au trement dans notre satire. 2° Elles nous donnent à penser que les fragments 2 et 3 ne sont pas à mettre au compte de Varron, mais figuraient vraisemblablement dans la tirade prononcée par un Epicurien: ce qui implique que, dans tout ou partie des Aborigines, il y avait un dialogue.
(*) Cf. supra, p. 5. (2) Cf. Boyancé 3, p. 244-247; M. Pohlenz, op. cit., I, p. 37-42, 84. De même que les Stoïciens, Pythagore et Platon tiennent que les noms ont été attribués aux choses par des « onomatothètes »: cf. Cicéron, Tusc, I, 62; L. Eobin, op. cit., p. 223; Boyancé 3, p. 245. De cette conception se rapproche la doctrine théologique de la monogenèse du langage qu'on trouve en Inde: elle se fonde sur la certitude que l'or igine de la parole est divine; que les choses ont été dotées de noms par Indra ou Brhaspati (cf. G. Mounin, Histoire de la linguistique, Paris, 1967, p. 68). Théorie voisine également dans la Bible (Genèse, II, 23): « L'éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel et il les fit venir vers l'homme pour voir comment il les appellerait » (ainsi naît une langue unique, qui se diversifie en suite à cause du fol orgueil des hommes: c'est l'épisode de la tour de Babel). Dans un autre texte de la Bible (Genèse, I, 3 et suiv.), Dieu nomme lui-même la lumière, la nuit, le ciel, la terre et la mer.
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Pourquoi cette certitude? d'abord parce que la théorie du langage que Varron avait faite sienne était, nous en sommes sûrs, celle des Stoï ciens, qui légitimait et même rendait indispensable la science étymolo gique dont il était un ferme partisan — alors que la conception épi curienne sapait les fondements de cette science (*); ensuite parce que, si Varron s'exprimait en son nom personnel, il n'aurait aucune raison d'adopter un accent parodique (une auto-parodie serait ici déplacée). Or cet accent est perceptible dans nos deux fragments. Il vient du heurt que fait la forme poétique recherchée avec la platitude du contenu (le sotadéen est un mètre rare: seize exemples en tout, c'est-à-dire neuf fragments (2), dans les Ménippées (3)). On songe au Catius (!) Cf. Boissier, p. 146; M. Pohlenz, op. cit., I, p. 267. Toutefois, nos trois vers évoquent également un passage dans lequel Varron (ap. Aug., de Dial., I, 5) énonce les idées stoïciennes (donc les siennes propres) touchant la formation du vocabul aire:selon les Stoïciens, y lisons-nous, on créa d'abord les mots dont le son imite celui des choses ou des êtres mêmes qu'ils désignent. Exemples: aeris tinnitus, equo rum Mnnitus, ouium balatus, tubarum clangor, strider catenarum, « tintement du bronze, hennissement des chevaux, bêlement des brebis, bruit aigre des trompettes, grincement des chaînes ». La similitude entre ce texte et le nôtre, similitude qui se poursuit jusque dans certains détails (rencontre d'ouis balat et d'ouium balatus, d'equi hinniunt et d'equorum hinnitus) ne manque assurément pas d'être troublante: n'aurions-nous pas, nous aussi, une illustration de la thèse stoïcienne relative aux premiers éléments du langage articulé et, comme dit Varron, aux quasi incunabula uerborumi il ne serait pas absurde de le penser. Mais notre manière de voir est sans conteste plus pertinente et mieux adaptée à l'argument de la satire tel qu'il se laisse déterminer. Comme le suggèrent la précision tepido lacte satur mola mactatus et l'absence d'allusions à des bruits d'objets (chaînes, etc.), nos deux frag ments veulent mettre en lumière non pas le caractère onomatopéïque des verbes latins qui notent les cris des animaux, mais l'existence, chez l'animal, d'un lien de cause à effet entre le cri et le sentiment ou la sensation. Us renvoient donc à Luc rèce, non aux Stoïciens. Us ne sont pas, comme on pourrait être tenté de le croire, le pastiche railleur d'un Epicurien critiquant la théorie stoïcienne du langage, mais un exposé ironique des idées épicuriennes sur cette même question: cf. infra. Sur la relation entre le cri de la brebis et le verbe latin qui s'y rapporte, cf. éga lement Varron, B. B., II, 1, 7: nec multo secus nostri ab eadem uoce, sed ab alia littera (uox earum non me sed be sonare uidetur) oues baelare uocem efferentes, e quo post baiare dicunt extrita littera. (2) Cf. Bücheier, p. 558 (423). Nous excluons le fragment 19 qui se trouve dans la liste de Bücheier: cf. infra, p. 94. (3) Les sotadéens ou sotadiques, employés à Rome avant Varron par Ennius dans son 8ota (p. 217 Vahlen2) et par Accius dans ses Sotadica (p. 38 M.) sont des tétramètree ioniques majeurs catalectiques, formés de deux ioniques majeurs (- ~ ^) suivis de trois trochées (des substitutions sont possibles). Leur rythme est mou, comme celui des galliambes auxquels ils s'apparentent (le galliambe est un tètra-
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d'Horace (x) prenant un ton pénétré d'oracle pour débiter des recettes de cuisine bourgeoise (2). Ainsi, dès l'entrée de notre étude, nous rencontrons la présentation dialoguée dont il est fait abondamment usage dans les Ménippées. L'emp loide ce procédé, que nous retrouvons dans plusieurs autres écrits varroniens (3), n'est pas pour surprendre: il permet de conférer à l'exposé la vie, la variété et l'apparence de spontanéité que Varron recherchait (4); de faire passer une leçon disputando et non docendo (5); de rendre la phi losophie populaire; enfin de vaincre devant le lecteur ou l'auditoire l'ad versaire qu'on s'est donné, soit qu'on le terrasse personnellement dans le débat, soit qu'on le laisse se déconsidérer lui-même, sans répliquer, par les propos qu'on lui prête. Modèles et précurseurs ne manquaient pas: citons, d'après la sa vante thèse d'A. Maisack (6), l'Ancienne Comédie et spécialement son άγων, la Moyenne Comédie, la Nouvelle Comédie et le mime, le dialogue socratique, le symposion, le dialogue cynique, la sillographie, la fable, la lettre (qui est une moitié de conversation), la satura et les autres gen res dramatiques latins, les causeries mondaines. Certaines de ces influen ces furent particulièrement déterminantes pour Varron: celle de 80mètre ionique mineur catalectique). Ils doivent leur nom au poète Sota (IIIe siècle avant J.-C.)· Cf. Della Corte 4, p. 142, η. 32. Les trois passages poétiques des Aborigines (fr. 2, 3 et 4) sont de Varron luimême. Dans les Ménippées varroniennes, comme dans le Satyricon de Pétrone, le nombre des créations poétiques originales l'emporte sur celui des citations (envi rondeux cents contre trente). Dans Γ Apocoloquintose de Sénèque, la proportion est renversée (quatorze contre six). Chez Lucien, les textes en vers sont tous des citations. Voir Scherbantin, p. 41. Si l'usage de Lucien en la matière respecte, comme c'est probable, celui de Ménippe, nous avons là une marque d'indépendance des au teurs latins à l'égard de leur modèle cynique: cf. Scherbantin, p. 48 et suiv. {'■■) Horace, Sat., II, 4. (2) Cf. Cèbe, p. 301 et suiv. Dans notre texte, la parodie est moqueuse, sati rique. Sur la distinction entre ce type de parodie et la parodie purement humorist ique,sans arrière-pensée de censure, cf. Cèbe, p. 11; Hodgart, p. 28, 232-233. (3) Cf. Boissier, p. 103, 351 et suiv.; Geller, p. 62. (4) Comme la plupart des Satiriques. Cf. Highet, p. 41: «le ton de l'improvi sation — même si ce n'est qu'un faux semblant — est essentiel à ce genre d'écrit satirique » (la « satire-monologue » — cf. supra, p. 11, n. 5, et p. 1δ, η. 3 — qui est abondamment représentée dans les lettres latines). (5) Cf. Greller, p. 63; Witke, p. 273. Sur le caractère factice de ces dialogues satiriques, qui ne sont pas autre chose que des monologues déguisés, cf. Highet, p. 63. (6) A. Maisack, Das dialogische Element in der römischen Satire, diss. Tübingen, 1949, p. 3-19.
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crate et des Cyniques, bien sûr (*), et aussi celle du théâtre comique, qui joua un très grand rôle dans l'élaboration des Ménippées (2). O. Hirzel n'hésite pas à dire que la Ménippée varronienne s'identifie avec le drame (atellane et mime) (3); mais c'est visiblement aller beaucoup trop loin: H. Dahlmann objecte justement qu'à la différence du drame la ménippée ne comporte pas d'action (4); on pourrait ajouter nombre d'autres arguments qui ne tombent pas moins sous le sens (5). Il con vient de noter encore qu'Ennius et Lucilius avaient déjà introduit des dialogues dans leurs satires (e). Après Varron, l'entretien avec un in terlocuteur nommément désigné ou anonyme ne disparaîtra pas de la satire poétique (sermones d'Horace (7), Perse, Juvénal), ou ménippée (Apocoloquintose de Sénèque), mais ne cessera de perdre du terrain et, abandonnant sa vivacité dramatique, deviendra, sous l'Empire, tout artificiel et rhétorique (8). Il n'est pas rare que Varron mette des vers
(*) Le dialogue était devenu le moyen d'expression caractéristique et pour ainsi dire attitré des Cyniques: cf. C. W. Mendell, Satire as Popular Philosophy, dans OPh, 15, 1920, p. 152: le dialogue « had become rather identified with that sect » (celle des Cyniques) « as had the epistle with the Epicurean ». La diatribe, spécialité cy nique, est une variante du dialogue. (2) Voir Boissier, p. 68-70; Riccomagno, p. 55-57, 63-65, 95-97; Bolisani, p. xlvxlvii: Marzullo, p. 6, 7, 62 et suiv.; Knoche, p. 43; Scherbantin, p. 99 et suiv. Ces affinités avec la comédie ne sont pas singulières: comme le fait observer J. Granarolo (D'Ennius. . ., op. cit., p. 159), « à Eome il n'a jamais existé de séparation ra dicale entre le théâtre et les autres genres poétiques », notamment entre le théâtre et la satire: témoin Lucilius, qui emprunta beaucoup à l'Ancienne Comédie (cf. Hor ace, Sat., 1, 4, 1-7), à la Nouvelle, et à la palliata. (3) Hirzel, p. 442 et suiv. (4) Dahlmann 1, col. 1274. De son côté, B. P. Mac Carthy (The Form of Varrò' s Menippean Satires, The Univ. of Missouri Studies, 11, 1936, p. 95-107) montre que, si les Ménippées varroniennes offrent de nombreux « narrated dialogues » (dialo guesrecomposés par l'auteur et inclus dans la trame d'un récit ou d'une diatribe), on ne saurait assurer qu'elles comportaient des « dramatic dialogues » comparables à ceux du théâtre. (5) M. Hodgart explique avec beaucoup de finesse et de perspicacité (Hodgart, p. 187-189) pourquoi la comédie ne peut pas fusionner avec la satire: les deux genres ont recours aux mêmes procédés; mais iJs les utilisent dans un esprit différent et à des fins différentes. Tout compte fait, on a, sauf exception, « plus de chance de trou verles éléments essentiels de la satire dans la tragédie ou dans la tragi-comédie que dans la comédie». Voir aussi Highet, p. 154-156; Witke, p. 2 et suiv. (e) Cf. A. Maisack, op. cit., p. 8, 10, 102 et suiv., 107 et suiv., 142; Knoche, p. 18. (7) Sermo traduit approximativement le grec διατριβή. (8) Cf. A. Maisack, op. cit., p. 20-101, 142.
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dans la bouche des personnages — poètes, érudits, acteurs, etc. — qu'il fait dialoguer dans les Ménippées (x). Si les fragments 2 et 3 doivent bien être attribués à un Epicurien, ils nous offrent un exemple de cette pra tique. — grundit, mugit, balat, hinniunt, pipai: la diversité de ces verbes « techniques » a pour but de souligner la variété et la spécificité des cris qu'émettent les différentes espèces animales. A. Marzullo compare les chapelets de vocables que les auteurs comiques aiment à faire défiler dans leurs tirades (2): Varron exploite à plusieurs reprises cette ressource expressive et n'est pas le seul Satirique à l'exploiter (3). Elle est aussi mise à profit par les épigrammatistes (Martial). P. Della Corte note avec raison que la liste de cris d'animaux dres sée par Varron était peut-être plus longue que nos deux fragments ne nous le font imaginer (4). — mola mactatus. Eemarquer l'allitération. Dans cette express ion,sur laquelle L. Eiccomagno commet un contresens (5), maetare a une acception dérivée de sa valeur primitive: « pourvoir quelqu'un d'une chose bonne ou mauvaise, gratifier, donner » (avec le nom de la chose donnée à l'ablatif) (6). Exemples: Plaute, Poen., 517: mudare infortunio; ί1) Cf. Geller, p. 60. (2) Marzullo, p. 4. Cf. par exemple Plaute, Aul., 505 et suiv.; Mere, 25-31. Sur ces enumerations, voir aussi B. Denzler, Der Monolog bei Terenz, Zurich, 1968, p. 81-82. M. Denzler montre que Ménandre et Plaute, qui décrivent le monde extérieur dans sa bigarrure colorée, se plaisent à accumuler des mots concrets — noms de divinités, de personnes, de parties du corps, de vêtements, etc.; que Terence, au contraire, a une visible préférence pour les termes qui expriment des notions abstraites ou des dispositions de l'âme: cf. par exemple Terence, Ad., 303: uis egestas iniustitia solitudo infamia. Dans les fragments conservés de l'Ancienne et de la Moyenne Coméd ies,les listes de mots concrets, analogues à celles de Monandre, abondent (on a sur tout des files interminables de noms d'aliments ou d'ustensiles de cuisine): cf. par exemple Cratinos, 98 Kock; Phérécratès, 45, 100, 148, 175 Kock; Eupolis, 14, 228 Kock; Antiphane, 142, 189, 193, 236, 275, 302 Kock; Anaxandridès, 41, 65 Kock; Eubule, 38, 63, 110 Kock. Voir aussi (pour la togata romaine) Titinius, 90, 163164 Ribbeck; Afranius, 142 Ribbeck. (3) Cf. Geller, p. 7. (4) Della Corte 4, p. 145, η. 4. (5) Riccomagno, p. 68. Cf. supra, p. 18. (6) Pour une autre construction de maetare avec la même valeur (accusatif de la chose donnée, datif de la personne à laquelle on donne), cf. Nonius, p. 341, 1. 33 (citation du De uita pop. Rom. de Varron): quod calendis luniis et publiée et priuatim fabatam pultem dis mactant.
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Ennius, αρ. Serv., ad Verg., Aen., IX, 641: mactatu' triumpJio; Piaute, Aul., 535: dotatae mactant et molo et damno uiros; Piaute, Most., 61: mala re... mactari. Voir Ernout-Meillet, s. ν. mactus macie, p. 577: emaciare, interprété comme magis auctare, est devenu dans la langue commune synonyme de afßcere, donare, et s'est dit indifféremment en bonne ou mauvaise part ( . . . ). Ces expressions appartiennent à la langue de l'épo querépublicaine ». On traduira donc, mot à mot: « le porc à qui on a donné » ou « qui a reçu de la mola ». Quant à ce dernier vocable, on ne lui attribuera évidemment pas la signification rituelle qu'il a banale ment dans les textes (« farine sacrée ») [}). Dans l'antiquité, les porcs étaient engraissés avec les résidus de la meunerie (2). Ils ne restaient à la mamelle que pendant un court laps de temps après leur naissance (3). On pourrait donc comprendre, en suppléant par la pensée un uel entre tepido lade satur et mola mactatus: «le porc rassasié de lait (naissant) ou nourri de farine (adulte) grogne (de satisfaction) ». Mais une deuxième interprétation, que nous a suggérée notre ami Cl. Vatin, est, nous semble-t-il, meilleure. Les éleveurs romains donnaient certainement à leurs porcs du petit lait. Or l'animal (adulte) de notre fragment a, lui, absorbé non pas du petit lait mais du vrai lait, non pas des résidus de meunerie mais de la vraie farine (mola). C'est une nourriture extraordinaire, une nourriture de luxe, de fête, qui lui arrache comme il se doit des grogne ments de plaisir. Avantages de cette solution: elle explique mieux que l'autre mola et le mot porcus n'y désigne pas, comme dans l'autre, à la fois le porcelet de quelques jours et le porc après sevrage. — tepido lacté: tepidum est une des épithètes de nature de lac: cf. Ovide, Met., VII, 247; IX, 339; F., IV, 548, 746. 0) Cf. Thes. l., L., s. v. mola, Vili, col. 1335-1336; CIL, IV, 2604; 5745 et suiv.; NSA, 1914, p. 199; 1929, p. 198. (2) Cf. Xénophon, Mem., II, 7, 6; Plaute, Capt., 807: Turn pistores scrofipasci, qui aluni furfuribus sues. . . « pour les meuniers engraisseurs de truies, qui nourrissent de son leurs pourceaux » (trad. A. Ernout); P. Guiraud, op. cit., p. 512. Ils mangeaient aussi des glands, des fèves, de l'orge et d'autres céréales: cf. Varron, B. B., II, 4, 4. (3) Cf. Varron, B. B., II, 4, 16: cum porci depulsi sunt a mamma, a quibusdam delici appellantur neque iam lactantes dicuntur, qui a partu decimo die habentur puri et ab eo appellantur ab antiquis sacres, quod turn ad sacrificium idonei, « lorsque les porcs ont été écartés de la mamelle, ils sont appelés par certains delici (« sevrés ») et on ne les dit plus lactantes (« cochons de lait »); le dixième jour après la naissance, on les tient pour purs et, à partir de ce moment -là, les anciens les appellent sacres parce qu'ils sont bons pour le sacrifice ».
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— bouts: pour de mauvaises raisons métriques et sous prétexte que la forme bonis, au Ier siècle avant notre ère, était sortie de l'usa ge (x), Lachmann (voir apparat critique) rétablit bos. Nous ne saurions accepter sa correction: bonis est un des multiples archaïsmes qu'on re lève dans les Ménippées (ils ont pour objet de conférer à l'ouvrage cette teinte un peu désuète qui sied aux satires d'un ami du bon vieux temps); on avait de même, à date ancienne, un nominatif louis (2). Remarquer la recherche dans l'agencement des mots (isosyllabie et chiasme): mugit bonis ouis balai (verbe-substantif sujet - substantif sujetverbe) et le jeu de sons bonis - ouis. Ces traits de style renforcent notre conviction qu'il y a ici une parodie moqueuse. Pour la scansion avec bonis (résolution de la première longue du deuxième pied: öuV bälät ë-), cf. Bücheier, p. 536 (402-403) et Eiese, p. 85. Pour d'autres observations sur la métrique des fragments 2 et 3 (en particulier épitrite deuxième au lieu de ditrochée dans Mnnïûnt gal lina et satür mölä mäetatus), cf. Bücheier, p. 557-559 (422-424). — Au texte du fragment 3, on peut adjoindre avec Lindsay (3) et F. Della Corte (4): Varrò asinos rudere, canes garrire, pullos pipare dixit qu'on trouve chez Nonius sous le lenirne garrire (5).
4. - Citation tirée par Nonius de Gloss. I (6). Dans les manuscrits, elle revêt les formes suivantes: ita sublimis speribus (ou superibus, qu'on peut écarter d'emblée), iactato nomina tuo (ou nominatiuo qui n'a pas de sens et doit être rejeté) uolitantis altos nitens tr udito. La leçon nomina tuo est inintelligible et manifestement erronée. Nous avons restitué nomina at uolitantis en nous expliquant ainsi la faute: les deux a de nomina et at ont d'abord été fondus en un seul par inadvertance (erreur courante), ce qui a provoqué une mauvaise divi-
(!) Cf. Varron, L. L., VIII, 74. (2) Cf. Varron, Ani. rer. div., XVI, ap. Aug., G. D., VII, 9. Sur les archaïsmes dans les Ménippées, cf. Geller, p. 10. (3) Lindsay, ad lac. (4) DeUa Corte 4, p. 3. (6) Nonius, p. 450, 1. 7. (6) Cf. Lindsay, Nonius, p. 56.
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sion des mots: nomina tuo litantis. Ensuite, croyant à une omission par haplographie, un copiste a répété uo-\ nomina tuo uolitantis. La correc tionhomines at uolitantis de certains éditeurs est donc légitime dans son principe. Mais il faut conserver nomina qui est dans les manuscrits et donne avec iactare un sens excellent (cf. Horace, Carm., I, 14, 13: voir infra, p. 30). E. Bolisani, de son côté, a tort de supprimer, entre nomina et uolitantis, la conjonction de coordination sans laquelle la mauvaise lecture et le t- du tuo des manuscrits ne se comprennent pas. Les autres corrections proposées ne méritent pas d'être discutées. A Valtos des manuscrits nous préférons alios de Preller qui offre, à notre avis, un sens meilleur et permet de ne pas traduire uolitantis par « voltiger » qui ne convient pas. Il arrivé très souvent que les copistes prennent un i pour un t et inversement i1). L'homme à qui Varron — ou quelqu'un d'autre — s'adresse dans cette vive apostrophe d'accent nettement cynique (2) (encore un dia logue) est sans nul doute un ambitieux. Comme l'a bien vu E. Bolisani (3), le Satirique blâme ironiquement ici le désir qu'ont beaucoup d'hommes d'échapper à leur sort et de s'élever dans le monde, en particulier par la gloire politique (4). De cette μεμψιμοιρία (« action de ne pas accepter son lot »), il est ailleurs question dans les Ménippées (5). C'est un thème
(1) Le fragment est indubitablement métrique. Nous y reconnaissons, comme Vahlen, des octonaires iambiques. Certains commentateurs, travaillant sur un texte différent, y découvrent des septénaires trochaïques ou des sénaires iambiques. Cf. Riese, ad loc. (2) Les prédicateurs cyniques, adaptant un procédé populaire, avaient cou tume de prendre directement à partie les vicieux et les stulti qu'ils s'efforçaient d' amender. Ils le faisaient parfois sur le mode ironique. Cf. la formule I nunc et. . . qui vient d'eux et a été copieusement imitée. Cf. aussi la série d'ordres sarcastiques adressés par le bon esclave Grumion au coquin Tranion dans Plaute, Most., 22-24: Oies noctesque bibite, pergraecaminei, ... ; 63-64; et Horace, Sat., II, 3, 275 et suiv. (3) Bolisani, p. 5. (4) Sur la soif des honneurs dans la Rome contemporaine, cf. ce qu'écrit Varron dans le De uita pop. Bom·, (αρ. Non., p. 499, 1. 26): tanta porro inuasit cupiditas Jionorum plerisque ut uel caelum mere, dummodo magistratum adipiscantur, exoptent, « qui plus est, une telle passion des honneurs s'est emparée de la plupart d'entre eux qu'ils souhaitent même voir le ciel s'écrouler, pourvu qu'ils obtiennent une magis trature ». (5) Cf. aussi Horace, Sat., 1, 1, 22, 108 et suiv. Horace fustige à plusieurs reprises l'ambition politique, qu'il regarde comme une maladie, une espèce de folie, au même
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à la fois stoïcien (x) (on se souvient de la fameuse triade stoïcienne des έπι-9-υμίαι - φιλοδοξία, φιληδονία, φιλαργυρία ou φιλοπλουτία (2)), épicu rien et cynique (cf. thème 12 a Oltramare: « les dons de la Fortune sont des prêts sans valeur »; 15 Oltramare: « la gloire n'est pas un bien »; 41 Oltramare: « il faut se contenter de ce qu'on a »; Bion, ap. Stob., Flor., V, 67: exhortation à fuir la μεμψιμοιρία). Ainsi compris, le fragment 4 vérifie à son tour la conjecture que nous avons émise en entamant notre analyse: il dénonce, après le fra gment 1, l'un des méfaits de la civilisation; en d'autres termes, il parti cipe lui aussi de la condamnation du progrès qui trouvait place (quelle place exactement1? nous ne saurions le dire) dans les Aborigines. Il n'est pas singulier que Varron soit passé d'une peinture de la vertueuse société antique à l'évocation d'un monde plus évolué mais en butte aux assauts du mal. Lucrèce en fait autant dans les vers qui nous ont occupés plus haut et, similitude notable, fustige comme Var ron, après avoir traité de l'origine du langage, l'ambition, compagne de la richesse (3). Cependant, la succession des facteurs n'est pas identique chez Lu crèce et chez Varron: Lucrèce parle, dans l'ordre, du langage, de la ri-
titre que l'avarice: cf. Horace, Sat., I, 4, 25-26; II, 3, 165-166, 179-186; Carni., Il, 16, 9-12; Έρ., II, 2, 205 et suiv.; C. W. Mendell, op. cit., p. 148, 150 et suiv.; P. Gri mai, Horace de Vart de vivre à Vari poétique, dans Β AGB, 1964, p. 436 et suiv.; J.-M. André, op. cit., p. 469. Sur le désaccord qui, au Ier siècle avant notre ère, opposait les philosophes au sujet de J 'ambition et de la gloire (les uns louant, comme le Moyen Portique, la no ble φιλοτιμία et professant une véritable religion de la gloire, les autres adoptant l'attitude inverse), cf. J.-M. André, op. cit., p. 178-179. (*) Cf. Riccomagno, p. 129. (2) Voir Norden 1, p. 74-77 (338-342). (3) Voir Boyancé 3, p. 260: Lucrèce juge que « la vie sociale a livré les humains à l'ambition et à la cupidité », mères de la guerre. Même la musique ne trouve pas grâce devant le poète. Aux yeux d'Horace aussi, Vambitio est inséparable de Vauaritia (pour Lucrèce, on peut ajouter au passage cité le vers 59 du livre III: Denique auarities et honorum caeca cupido): cf. par exemple Horace, Carni., II, 16, 8-9, où purpura est associé à aurum: C. W. Mendell, op. cit., p. 150; J.-M. André, op. cit., p. 469. L'auteur de togatae Titinius fait, pour sa part, de l'ambition l'ennemie de la vertu en général: Vbi ambitionem uirtuti uideas antecedere, « où on voit l'ambition prendre le pas sur la vertu ».
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chesse et de l'ambition (x), alors que les fragments de Varron, tels que nous les avons rangés, se présentent ainsi: a) désir de posséder (cupiditas) ou d'avoir des statues divines; b) origine du langage; c) ambition. On peut se demander pourquoi nous avons retenu cet agencement qui fait problème et ne reflète pas la réalité historique au lieu d'aligner le texte de Varron sur celui de Lucrèce. C'est que la lex Lindsay nous y obligeait: en effet, dans une même « author sequence » du De compend iosa doctrina, notre fragment 1 se trouve avant le fragment 3 et donc aussi avant le fragment 2, puisque celui-ci fait couple avec le fragment 3. Il est vrai que les citations en cause proviennent d'un glossaire et non d'une édition originale de Varron; mais cela ne change rien à l'affaire, car Lindsay assure à bon droit (2) que, selon toute vraisemblance, les auteurs de glossaires latins procédaient comme Nonius lui-même, c'està-dire qu'ils ne bouleversaient pas l'ordre des passages cités (3). Quoi qu'il en soit, pour curieuse qu'elle puisse paraître, cette lé gère interversion n'est pas de nature à infirmer notre interprétation de la pièce: écrivant une satire, Varron n'était pas astreint à respecter la chronologie comme Lucrèce, auteur d'un poème scientifique. F. Della Corte, qui adopte la version suivante: ita sublimis speribus iactato homines, at uolitantibus altos nitens trudito, et traduit (4): « Così con sublimi speranze vanta i tuoi uomini e con ogni sforzo caccia quelli che volteggiano in alto », pense que Varron fait ici allusion à la possibilité qu'ont seuls les humains d'« émerger, de se dis tinguer de leurs semblables », possibilité qui est à la base du progrès (5). (*) Entre le passage sur le langage et le passage sur la richesse s'intercalent des développements consacrés au feu et aux rois: voir Boyancé 3, p. 248 et suiv. Lucrèce s'occupe ensuite de la naissance de la justice et de la religion, puis de la découverte des métaux qui suscite les guerres, enfin des arts de la paix (fabrication des vêtements, agriculture, musique, comput du temps, poésie). Les éléments qu'on trouve chez Horace (Sat., I, 3, 99-112) sont moins nombreux: 1) découverte des ar mes; 2) des verbes et des noms; 3) fin des guerres, places -fortes; 4) invention des lois. (2) Lindsay, Nonius, p. 4, 106. Cf. aussi supra, p. x, n. 2. (3) Pour tout arranger, il suffirait, bien entendu, d'admettre que l'ordre des citations a été modifié par Nonius lui-même et, en conséquence, que nous sommes en face d'un des cas d'« anomalie » (le troisième) que nous avons plus haut énumérés (cf. supra, p. xi). Mais on ne peut que repousser cette solution de facilité, qui n'a au cune valeur probante. (4) Della Corte 4, p. 144. (5) Della Corte 1, p. 74.
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Mais ce commentaire ne correspond ni à son texte (où uolitantibus est étrange), ni à sa traduction, qui est peu claire: que veut dire « vanta i tuoi uomini »? quel rapport y a-t-il entre cette expression et le reste du fragment? on s'explique, dans ces conditions, que F. Della Corte juge le passage « di non facile intelligenza e testualmente molto torment ato » (x). Où doit-on situer dans l'histoire l'apparition des vices condamnés par ce fragment 4 et, peut-être, par le fragment 1 (si la cupiditas y est satirisée (2))? à une époque relativement récente: en effet, dans l'esprit de Varron, les maiores n'avaient ni le goût de la richesse et des objets précieux, ni l'amour des honneurs. Par suite, si le fragment 1 dénigre la passion de posséder, breui tempore n'y signifie pas « peu après la créa tion de l'homme », ni même « peu après la découverte du langage arti culé », mais « peu après la disparition des moeurs antiques ». Varron as socie les maiores aux Aborigines dans le contraste qu'il institue entre ces derniers et les civilisés (3). La conclusion serait autre si les propos tenus en 1 et 4 étaient prêtés par Varron à l'Epicurien qu'il fait, selon nous, parler en 2 et 3 : il semble que, pour Lucrèce, un intervalle de temps assez court se soit écoulé entre la création du langage et celle de la r ichesse qui devait donner naissance à l'ambition (4). Mais nous avons
(*) Della Corte 4, p. 144. L'exégèse de Bücheier est moins vague, mais repose sur une leçon défectueuse (iactato homines: cf. supra, p. 26) et nous paraît beaucoup moins convaincante et moins bien accordée au texte que la nôtre (Bücheier, p. 536 (403)): « Ich beziehe es auf die steten Hoffnungen und Enttäuschungen des Menschen (etwa ein Wort der Göttervaters an die Cura) (...) wo nitens ähnlich wie Pransus par. II (fgt 422) gebraucht ist ». (2) En revanche, si c'est des statues divines que Varron y parle, nous sommes ramenés cent-soixante-dix ans après la fondation de Rome: cf. Saint Augustin, Ο. D., IV, 31; Boyancé 2, p. 65. (3) D'après Varron, le développement de l'immoralité à Rome ne remontait guère au-delà de sa génération: cf. par exemple Varron, B. E., III, 8 et 10. En réal ité, comme cela n'avait pas échappé à d'autres, c'est dès le milieu du IIIe siècle que Rome s'enrichit et que cette richesse pervertit les mœurs: cf. E. H. Oliver, op. cit., p. 47 et suiv. Cependant, Varron n'est pas seul à retarder le début de la dégénéres cence: sans aller aussi loin que lui, Tite-Live, Polybe, Salluste et Velleius Paterculus le font également: cf. E. H. Oliver, loc. cit. (*) Encore que son expression demeure imprécise: Lucrèce, V, 1108-1109: Gondere coeperunt urbìs arcemque locare praesidium reges ipsi sibi perfugiumque, « les rois commencèrent à fonder des villes, à choisir l'emplacement des citadelles,
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vu que 4 est probablement d'un Cynique, peut-être de Varron en per sonne. — sublimisi soit «rendu altier, fier par... » (sur cette valeur de l'adjectif, cf. Horace, A. P., 165) soit plutôt, à notre avis, « porté jusqu'au ciel, exalté par ... ». — speribus: cf. infra (350 Buch.). Archaïsme. — iactato nomina: cf. Horace, Carm., I, 14, 13: iactes et genus et nomen inutile, « (Tu as beau) . . . vanter ta race et ton nom inutiles ». Si, dans notre texte, le substantif est au pluriel, c'est sûrement parce que Varron a dans la pensée les tria nomina du citoyen romain (à moins qu'il ne s'a gisse d'un pluriel emphatique?). A la critique de la gloire se joint ici un second thème cynique qui a fait fortune dans l'antiquité et ensuite (x), le thème 16 Oltramare: « la noblesse de naissance n'est pas un bien ». — uolitantis: malgré sublimis, nous ne croyons pas que ce verbe ait sa signification propre de « voltiger, voleter ». Nous lui donnons l'a cception qu'il a dans Cicéron, De or., I, 73, et Agr., II, 59, à savoir « s'agi teravec importance, se démener, se pavaner » (2). Varron a en vue les arrivistes concurrents de son ambitieux qui, comme lui, cherchent à se faire valoir et qu'il doit écarter de sa route s'il veut arriver à ses fins. E. Bolisani en prend à son aise avec le texte. Il traduit: « les autres qui te font de l'ombre ». Où va-t-il chercher cette acception de uolitarei Extrapole-t-il à partir du sens que nous donnons nous-même au verbe: « tes concurrents se pavanent », donc « ils t'éclipsent, on ne voit plus qu'eux, ils te font de l'ombre »? Si oui, on avouera que l'extrapolation est un peu trop forte! — nitens: pour cet emploi du mot, cf. C. Memmius, 1: ardua nec nitens Fortunae (eyscendere cliua, « et ne pas gravir avec effort les rudes sentiers de la Fortune » (A. Traglia, Poetae novi, Borne, 1962, p. 82).
afin d'y trouver pour eux-mêmes une défense et un refuge » (trad. A. Ernout); 1113: Posterius res inuentast aurumque repertum, «plus tard fut inventée la richesse et découvert l'or» (trad. A. Ernout). (*) Cf. notamment la huitième satire de Juvénal et Molière, Don Juan, IV, 4: « La naissance n'est rien où la vertu n'est pas ». (2) Forcellini (s. v.) donne pour équivalents iactare sese, efferri. Cf. également Cicéron, Pis., XXV, 29: hominem uolitantem gloriae cupiditate.
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— iaetato, trudito: noter l'impératif futur, d'emploi normal dans les préceptes, traités didactiques, poèmes scientifiques, textes de lois, etc. Cf. Ernout-Thomas, p. 213; Cèbe, p. 81, 83, 272, 301, n. 7. La so lennité de ces formes lourdes, tranchant avec la nature (sarcastique) des ordres donnés, a une résonance parodique qui souligne l'ironie. Celle-ci est également accentuée par le poétique sublimas et l'expressif uolitantîs. * * * 5. - Texte sûr. Fragment extrait par Nonius de Gloss. I i1). Il pouv ait, cela va de soi, précéder aussi bien que suivre 1-4. Il n'a aucun lien décelable ni avec eux ni avec le titre. A quoi tend cette sortie (de Varron ou d'un autre) contre la supé riorité généralement concédée aux vieillards sur les jeunes gens? peut-être à critiquer ceux qui, tels Platon dans la République (2), veulent que les responsabilités de gouvernement soient confiées à des hommes de ci nquante ans au moins; peut-être à détruire l'argumentation d'un inter locuteur qui, pour justifier son opinion, a allégué qu'il était vieux, donc raisonnable, ou qu'il partageait cette opinion avec un homme âgé; mais ce ne sont que deux hypothèses parmi plusieurs. En tout cas, il est indiscutable que Varron, dans ce texte, prend le contre-pied d'Aristote (3) et de Cicéron (4), pour qui sagesse et vertu sont l'apanage de la vieillesse (5). Il laisse entendre qu'on ne devient pas sage et vertueux avec le temps, mais par la lutte et après apprent issage.
(*) Lindsay, Nonius, p. 40. (2) Cf. L. Robin, op. cit., p. 241. (3) Aristote, Pol., 1332 b, 35 et suiv. (4) Cicéron, G. M., 33. On aurait tort d'en déduire, même si on n'accepte pas notre chronologie, que les Aborigines furent composés après le Goto Maior. On se leurre pareillement quand on prétend que la satire Tithonus περί γήρως (qui est, elle, un éloge de la vieillesse) fut inspirée à Varron par le dialogue cicéronien, sous prétexte qu'il n'en est pas fait mention dans celui-ci: cf. Bignone, p. 323. Gontra Della Corte 4, p. 132. Aucun indice interne, répétons-le, ne nous fournit la date des Aborigines. (5) Voir Dyroff, Der Peripatos über das Greisenalter, Paderborn, 1939, p. 75. Censorinus rapporte (De die natali, XIV, 7) que Solon pensait de même que « la sa gesse et la maîtrise de la langue » atteignent leur plus haut degré d'achèvement à partir du septième âge de l'homme (quarante-neuf ans).
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Nous avons affaire (ce que semblent ignorer la plupart des com mentateurs du fragment) à l'adaptation d'un proverbe connu que nous livrent Ménandre et Publilius Syrus: cf. Ménandre, 639 Kock (*): ούχ αί άλλ' ό τρόπος τρίχες ένίων ποιουσιν εστίαϊ τηλευκαί φύσειφρονεΐν, γέρων, « ce ne sont pas les cheveux blancs qui rendent sage, mais le caractère de quelques-uns est naturellement mûr »; Monost., 705: πολία χρόνου μήνυσις, ού φρονήσεο^ς, « les cheveux blancs marquent les années et non pas la sagesse »; Publil iusSyrus, Sent., 590 Eibbeck: Sensus non aetas inuenit sapientiam, « c'est la raison et non l'âge qui découvre la sagesse » (2). Nombreux sont les fragments et les titres de Ménippées dans lesquels Vairon s'inspire de proverbes ou de façons de parler proverbiales (3).
H Cf. aussi Paroem., II, Apost., XIII, 39 n, p. 583. (2) Cf. aussi Plaute, Trin., 367: Non aetate, uerum ingenio apiscitur sapïentia, « ce n'est point le temps, mais le naturel qui donne la sagesse » (trad. A. Ernout). Voir M. Maloux, Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes, Paris, 1960, s. v. Vieil lesse et sagesse, p. 546. Signalons qu'on rencontre chez Ménandre un autre proverbe qui complète la pensée: 676-677 Kock: Εί τάλλ' άφαιρεϊν ό πολύς ε'ίω&εν χρόνος ημών, τό γε φρονεΐν άσφαλέστερον ποιεί, « s'il est vrai que le grand âge nous ôte ordinairement tout le reste, du moins rend-il la sagesse plus sûre». Cf. Plaute, Trin., 368: Sapienti aetas condimentum, «le temps assaisonne la sagesse ». (3) Cf. Scherbantin, p. 93; Lenkeit, p. 39. Ce trait n'est pas dû seulement à l'imi tation des Cyniques (sur les adages et maximes dans la diatribe, cf. Th. W. Rein, Sprichwörter bei Lukian, diss. Tübingen, 1894, passim; G. A. Gehrard, Phoinix von Kolophon, Leipzig, 1909, p. 94 et suiv.). Il faut faire intervenir aussi: 1°) le goût romain des proverbes (cf. Scherbantin, p. 93); 2°) le fait que les proverbes appartiennent à la langue populaire, qui est largement exploitée par tous les Satiriques latins, y compris Varron, soit pour accuser le réalisme de leurs œuvres, soit pour mettre leur lecteur à l'aise en lui donnant le sentiment qu'ils sont de plain-pied avec lui, ne le jugent pas et n'entendent pas lui en imposer, mais au contraire veulent lui parler familièrement comme à un ami (Horace). La satire, qui prend ses sujets dans la vie quotidienne et se réclame de la philosophie populaire (cf. supra, p. 21; C. W. Mendell, op. cit., p. 155, 157 et passim), a tout naturellement recours à Γ« Umgangsprache » ou au parler trivial. Son style ne s'élève, à l'occasion, que pour éviter la monotonie, égayer les compo-
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Mais il n'est pas moins assuré qu'à travers cet adage s'exprime une idée chère aux Cyniques et à Varron lui-même: cf. thèmes 49-54 Oltramare, notamment: «la raison est la condition essentielle de la vertu » (49), et «l'énergie est une condition essentielle de la vertu» (51); thème 69 Oltramare: «la vertu peut être enseignée»: infra, 559 Buch. (x). — Canterine: « un cheval hongre » (2), d'où « un bidet, une rosse » (3). Ce substantif désignait en particulier les mauvaises montures qui, aux Consualia, menées par des clowns écuyers (spatiatores), disputaient une course burlesque parodiant les courses sérieuses (4). Le mot a une rés onance tout ensemble populaire (campagnarde) et dépréciative, comme le diminutif uetulus qui l'accompagne (pour uetulus, cf. infra). Détail remarquable, il était appliqué de façon métaphorique, dans le sermo
sitions par des effets humoristiques, ou souligner la gravité des thèmes abordés: cf. Witke, p. 269. On sait combien, de leur côté, les auteurs comiques et Plaute en par ticulier aiment user des maximes pour conférer à leurs tirades un tour à la fois fa milier et sentencieux: cf. Otto, p. 425-428. (x) Cicéron se réfère lui aussi à la maxime précédemment citée (ούχ αϊ τρ ίχες.. ), mais en la transposant pour les besoins de son argumentation favorable à la vieillesse: Cicéron, G. M., XVIII, 62: non cani nee rugae repente auctoritatem adripere possunt, sed honeste acta superior aetas fructus capii auctorìtatis extrêmes, « ni les cheveux blancs ni les rides ne peuvent nous conquérir soudain le prestige; mais quand on a vécu dignement sa vie passée, on recueille le prestige comme le fruit de la fin » (trad. P. Wuilleumier). Cf. également Sénèque, Brev., VII, IO: Non est itaque quod quemquam propter eanos aut rugas putes diu uixisse: non ille diu uixit, sed diu fuit, « tu n'as donc pas lieu de conclure des cheveux blancs ou des rides de quelqu'un qu'il a longtemps vécu: il n'a pas longtemps vécu, il a longtemps été » (trad. A. Bourgery); Diogene Laërce, VII, 4, 71 (à propos de Cléanthe): Πολλάκις δέ και έαυτω επέπληττεν ών άκουσας 'Αρίστων « τίνι, £φη, έπιπλήττεις; » και δς γελάσας ' « πρεσβύτη, φησί, πολίας μέν έχοντι, νουν δέ μή », «souvent aussi, il se mori génait lui-même; entendant ces reproches, Ariston lui demanda: ' qui donc mori gènes-tu? ' Lui, en riant, répondit: ' un vieillard qui a des cheveux blancs, mais pas de cervelle ' ». Voir O. Hense, Teletis reliquiae, réimpr. anastat. de l'éd. de 1909, Tübingen, 1969, p. cxxi. (2) Cf. Varron, B. B., II, 7, 15. (3) Sur l'étymologie de canterius, cf. V. Cocco, Lai. cantherius, cavallo castrato e la nuova base mediterranea kanih-, curva, rotondila, dans SE, 16, 1942, p. 387 et suiv. (4) Cf. Arnobe, VII, 41; J.-G. Préaux, Ars ludicra. Aux origines du théâtre latin, dans AG, 32, 1963, p. 63-77; Cèbe, p. 23. Voir aussi Macrobe, III, 14, 9 (portrait sa tirique dessiné par M. Caton du sénateur Caelius, qu'il traitait de spatiator et de fescenninus: «descendit de cauterio, inde staticulos dare, ridicula funder e n, «il descend de sa rosse, puis exécute une danse sur place et lance des bouffonneries »). J.-P. CKBK
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eottidìanus et la comédie, à des hommes âgés (x). En choisissant cette tonalité, Varron entend dépouiller la vieillesse de la révérence dont on l'entoure d'ordinaire, surtout dans son pays (2); il la traite avec la fran chise crue, brutale, populacière, d'un disciple des Cyniques. Impression que renforce l'aspect aphoristique de la phrase. — Nouellus, de même que uetulus, semble avoir été primitive ment un terme de la langue rustique. Il qualifie fréquemment, comme ici, un animal — nonetti boues, nouella gallina, etc. (3). Les diminutifs sont nombreux dans les Ménippées de Varron (imi tation des Comiques) et sont plus souvent dérivés de substantifs que d'adjectifs (4). Sont formés sur des adjectifs, en dehors de nos uetulus et nouellus: formonsula (176 Buch.), meliuscula (173 Buch.), misellus (205 Buch.), nigellus, paruulus, suppaetulus (375 Buch.), pusillus (279 Buch).
(!) Cf. Plaute, Cist., 307; Pomponius, 112 Kibbeck: magnus manduco camelus canterina; Apulée, Met., IX, 13; Marzullo, p. 5. (2) Cf. Antiphane, 219 Kock: Σοφόν γέ τοί τι προς το βουλεύειν έχει το γήρας, ως δή πολλ' ίδόν τε καΐ παθόν, « La vieillesse fait preuve de sagesse dans ses projets, pour avoir beaucoup vu et beaucoup éprouvé »; Plaute, Most., 1148 (trad. A. Ernout): Sapere istac aetate oportet qui sKunty capite candido, « à ton âge, on doit avoir un peu de bon sens, avec ces cheveux blancs »; Publilius Syrus, Sent., 554 Kibbeck: quod senior loquitur, omnes consilium putant, « ce que dit un vieillard est regardé par tous comme l'expression de la sagesse ». N'oublions pas que, pour leur part, les Comiques et spécialement Plaute ridi culisent les pères « barbons » qui s'opposent à leurs fils « blondins ». Cf. Cicéron, Lae., 99-100 (trad. L. Laurand): «... tous ces stupides vieillards de comédie. . . C'est, en effet, même au théâtre, un rôle des plus sots que celui des vieillards imprévoyants et crédules ». Sur les senes de la comédie, voir G. E. Duckworth, The Nature of Roman Comedy. A Study in Popular Entertainment, Princeton, 1952, p. 242-249. Sur le sens profond (psychanalytique) de l'antagonisme père-fils ou du triomphe de l'esclave callidus sur son vieux maître, cf. Ch. Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris, 1964, passim; E. Segal, Boman Laughter. The Comedy of Plautus, Cambridge, 1968, p. 13 et suiv., 114 et suiv. (qui écrit justement, p. 119, que les Komains « étaient ré putés pour leur attitude respectueuse envers les personnes plus âgées »). (3) Cf. Varron, B. B., II, 3, 1: nouella (seil, capra) enim quam uetus utilior; II, 9, 3: catuli et uetuli; III, 7, 8; III, 9, 9; Plaute, Mere, 314: uetulus decrepitus senex; 525. (4) Cf. Lenkeit, p. 39.
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— Canitudo: par synecdoque «la vieillesse». Mot très rare: on ne le rencontre qu'ici et une fois chez Plaute (l). En revanche, canities avec le même sens est commun (2). Pour le tour canitudini cornes, cf. Publilius Syrus, Sent., 270 Ribbeck: beneficia quis cornes est metus; Lu crèce, VI, 1159; Ovide, Tr., II, 15; Stace, TJieb., I, 130; Apulée, Plat., II, 6; Thés. l. L., 3, s. v. cornes, p. 1775-1776. * * * On se rend compte par ce commentaire qu'E. Norden allait trop vite en besogne quand, étudiant les Ménippées, il laissait de côté les Aborigines, parce que, sur cette satire, « étant donné le petit nombre de ses fragments, on n'est à même de proposer que de vaines conjectures » (3).
(*) Plaute, Fragm. ine., 7 = Paulus ex Festo, p. 62. (2) Cf. Virgile, Aen., X, 548; Horace, Oarm., I, 9, 17; II, 11, 8; Properce, I, 8, 46; Juvénal, X, 208; Apulée, Met., IV, 26; Thés. l. L., III, s. v. canities, p. 260-261. (3) Norden 1, p. 27 (292).
AGATHO Agathon I 6 (6)
neque auro aut genere aut multiplici scientia sufflatus quaerit Socratis uestigia et, sans être enflé d'orgueil par son or, sa famille ou son savoir encyclopédique, il recherche les traces de So crate Π
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numnaiïi caelatus in manu dextra scyphus, caelo dolitus, artem ostentat Mentoris? est-ce que par hasard cette coupe ciselée, je veux dire. . . dé grossie au burin, que tu tiens de la main droite, ferait vraiment voir l'art de Mentor? III
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quid tristiorem uideo te esse quam antidhac, Lampadio? numquid familiaris films
6 Nonius, p. 46, 1. 28: SVFFLATVM dicitur proprie tumidum, erectum et quasi iiento quodam elatius factum. Varrò Agathone: «neque... uestigia». 7 Nonius, p. 99, 1. 15: DOLITVM quod dolatum usu dicitur, quod est percaesum, uel abrasum, uel effossum. Varrò Agathone: « numnam. . . Mentoris » et p. 436, 1. 10: CELAEE et caelare hanc habent diuersitatem quod est celare tegere, absconder© (...), caelare insculpere. Varrò Agathone: «numnam... Mentoris». 8 Nonius, p. 187, 1. 11: VIKGIDEMIAM ut uindemiam hoc est uirgarum adparatum uel demptionem uel decerptionem ob uerbera. Varrò Agathone: «quid... uirgidemiam ». Agathone] Agatone H G L p. 167, 247, 436 || 7 caelatus: del. Biese celatus Müller \\ dolitus] politus Diibner || 8 Varrò Agathone: « quid. . . » Lindsay Buch. Bolisani: Varrò Agathone * * * Naevius Lampadione: « quid. . . » Boeper Vahlen || antidhac corr. Carrio: angit hac coda. || Lampadio? numquid corr. Mercerus: Lampadionem quid codd. || familiaris corr. éd. Non. 1526: familiäres codd. ||
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amat nee spes est auxili argentana ideoque scapulae metuunt uirgidemiam'? pourquoi te vois-je plus chagrin qu'auparavant, Lampadion? le fils de ton maître est-il amoureux, sans escompter nulle aide financière et tes épaules craignent-elles pour cela une vendange de coups de verge? IV 9 (11)
uirgo de conuiuio abducatur ideo quod maiores nostri uirginis acerbae auris ueneriis uoeabulis imbui noluerunt il faut éloigner les jeunes filles du banquet, car nos ancêtres ne voulaient pas qu'une jeune fille, avant d'être nubile, eût les oreilles pleines des mots de Vénus
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V pueri obscenis uerbis nouae nuptulae aures returant par leurs propos obscènes, les garçons ouvrent les oreilles de la jeune petite mariée VI
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dulos (δοϋλος) esti (έση) quia meret hominem et seruum facit c'est une passion servile (que l'amour) parce qu'il achète l'hom me et en fait un esclave
9 Nonius, p. 247, 1. 24: ACERBVM incoctum praecocum: ut de pomis frequentius dicitur. Varrò in Agathone: «uirgo... noluerunt» et p. 521, 1. 23: INBVERE consuetudo inducere existimat, cum sit proprie maculare uel polluere inflcere. (...) Varrò Agathone: « ideo. . . noluerunt ». 10 Nonius, p. 167, 1. 5: RETVRARE aperire contra id quod dicitur opturare. Varrò Agathone: «pueri... returant » et p. 357, 1. 1: OBSCENVM est immundum (...) Varrò Agathone: « pueri. . . returant ». 11 Nonius, p. 345, 1. 6: MERET humillimum et sordidissimum quaestum capit (...) Varrò Agathone: « dulos. . . facit » (...) unde et mercennarii et meretrices dicuntur. nec corr. Carrio: haec codd. || argentana] argentarli Carrio || uirgidemiam Scaliger Bolisani Della Corte: uirgindemiam Lindsay uirgarumdemiam codd. || 9 abducatur ] abdicatur Pius abducebatur Baehrens |j ueneriis edd.: ueneris codd. || noluerunt] uoluerunt H1 G L p. 247 || 10 obscenis] obscenos G1 p. 167 || nuptulae: nuptae H L p. 167 nupte G p. 167 \\ returant: redurant Genz p. 357 res durant E p. 357 reiurant AA DA restaurant BA L p. 357 habeant H G L p. 167 obturant Popma \\ 11 dulos (δούλος) esti (εστί) scripsi: Duloreste codd. Lindsay Buch. Della Corte δου-
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et pueri in aedibus saepius pedibus offensant dum centes musteos in oarnario fluitare suspiciunt et les enfants, dans les maisons, bronchent souvent en levant les yeux, dans la dépense, vers les nouveaux (fromages) frais qui flottent pendus VIII
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quid multa! factus sum uespertilio, neque in muribus piane neque in uolucribus sum bref, me voilà devenu chauve- souris; je ne suis entièrement ni de la race des souris, ni de celle des oiseaux
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IX haec postquam dixit cedit citu' celsu' tolutim ayant ainsi parlé, il s'en va rapidement, le port altier, au galop
12 Nonius, p. 400, 1. 15: SVSPICERE susum aspicere (...) Varrò Agathone: « et pueri . . . suspiciunt ». 13 Nonius, p. 47, ]. 2: VESPERTILIO animal uolucre, biforme (...) Varrò Agathone: «quid... sum». 14 Nonius, p. 4, 1. 17: TOLVTIM dicitur quasi uolutim uel uolubiJiter (...) Varrò Agathone: « haec. . . tolutim ». λοπρεπέστερον Dübner (Bull. arch. Athen, français, 1885, p. 167) Biese δουλοπρεπώς Oehler δοϋλος &ρως έστι Popma Bolisani Varrò Agathone * * * Pacuvius Duloreste Nähe (Ind. led. Bonn., 1822), || quia] qui Lindsay Buch. Bella Corte | meret Näke Bolisani Della Corte: merita codd. Lindsay Buch, méritât Faber || et seruum codd. Lindsay Della Corte: ex se seruum Müller se seruum Mercerus Bolisani. || 12 et ] ut Vahlen Biese Müller || offensum AA || récentes del. Vahlen Forcellini (s. v. Musteus) Della Corte || museos AA || caseos add. Della Corte || fluitantes Laurenberg || ut pueri in aedibus / saepius pedibus offensant, dum recente», musteas / in carnario fluitantes suspiciunt succidias (?) Müller || 14 celsu'] altus Bolisani. Cette satire avait pour cadre un banquet (x). Elle ne portait pas, quoi qu'en dise E. Norden, sur Γ« organisation des banquets » (2): ainsi que le montre son fragment 7, elle mettait en scène des convives (x) Cf. Riese, p. 28; Riccomagno, p. 63, 90; Scherbantin, p. 88; Geller, p. 61. (2) Norden 1, p. 59 (324): « in hoc satura de conuiuiis instituendis agi fragmenta indicant ».
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s'entretenant à table. Nous reconnaissons là le motif du symposion, motif très goûté de Varron et de nombreux autres écrivains antiques (Xénophon, Platon, Aristote, Zenon, Epicure, Aristoxène, Héraclide de Tarente, etc.). Le symposion n'était, à l'origine, qu'un dialogue d'un type spécial, puisqu'il dérivait du dialogue socratique (cf. supra, p. 21); mais bien vite il acquit son autonomie et ses caractères distinctifs se fixè rent (!). Les premiers symposia groupaient exclusivement des philoso phes;mais cette limitation disparut sans tarder et le genre admit en suite des commensaux de toute sorte. Spécialement réputés sont les banquets parodiques d'Horace (2) et de Pétrone (3), qui perpétuent dans les lettres latines une déjà longue tradition: il y a des banquets chez Lucilius (livres V, XX, XXVIII) et dans les Satires d'Ennius (livre III) (4). Varron, pour ses symposia, était certainement redevable à ce legs na tional; mais il subit aussi l'influence des Grecs et avant tout de Ménippe, qui avait lui-même écrit un symposion (parodique) (5). Autant que le dialogue, la forme de présentation vivante, animée du banquet convenait au dessein qu'il s'assignait en rédigeant les Ménippées (6).
(M Cf. A. Maisack, op. cit., p. 10. (2) Horace, Sat,, I, 8: satire dite «du repas ridicule». Cf. Cèbe, p. 224. (3) Pétrone, XXVI-LXXVIII: c'est la célèbre cena Trimalchionis. Cf. Cèbe, loc. cit. (4) Cf. Knoche, p. 30 et suiv.; A. Maisack, op. cit., p. 104. Sur le symposion, on consultera J. Martin, Symposion. Geschichte einer literarischer Form, Paderborn, 1931, passim; L. R. Shero, The Gena in Roman Satire, dans CPh, 18, 1923, p. 126 et suiv.; A. Maisack, op. cit., p. 10-12. (5) Cf. Athénée, XIV, 27, p. 629; Scherbantin, p. 12. Méléagre de G-adara, con temporain de Varron et disciple de Ménippe, écrivit lui aussi un Συμπόσιον qui était une satire ménippée (cf. Athénée, XI, 502 c). Il n'en reste, à part le titre, qu'une c itation. Cf. également Le Banquet ou Les Lapithes de Lucien (symposion nuptial paro dique) et le Συμπόσιον de l'empereur Julien. Rappelons en outre la place concédée aux banquets (sans discussion philosophique!) dans le théâtre comique, dont nous avons dit l'influence sur Varron: cf. Ph. E. Legrand, Daos. Tableau de la comédie grecque pendant la période dite nouvelle, Paris, 1910, p. 240 et suiv. (6) Cf. supra, p. 21; Riccomagno, p. 63: «Pour introduire la discussion, toute situation était bonne; le thème le plus fréquemment traité était peut-être celui du symposion, tiré directement de la littérature philosophique grecque » (voir aussi Ric comagno, p. 90 et suiv., 113); Riese, p. 28: « persaepe conuiuium instituisse uidetur siue philosophorum siue aliorum hominum in quo sermonum conuiualium occasione quae uoluit commode inducere poter-at »; Geller, p. 61. Sur les ressources que le motif de la « dinner-party » offre aux écrivains pour dévoiler le caractère des convives, cf. Witke, p. 70.
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Où avait lieu le symposion d'AgathoÎ sans hésitation possible à Borne, ou, du moins, en pays latin: les fragments 9 et 10, avec leur allusion aux fescennins et leur référence aux maiores, l'attestent; un autre signe se laisse découvrir dans le fragment 7: en effet, la vogue des objets ciselés importés de Grèce fut très grande en Italie au Ier siècle avant J.-C. i1). Il ressort de là qu'Agathon, qui donne son titre à l'ouvrage, ne pou vait y intervenir personnellement, en chair et en os, s'il s'agit bien du poète tragique grec contemporain de Socrate (2). Gênés par cette diff iculté, des critiques (3) la tournent en supposant que Varron, pour la ci rconstance, avait ramené Vâme d'Agathon sur la terre et que cette âme participait à la conversation du banquet avant de retourner en hâte dans le séjour des trépassés (4). Nous ne perdrons pas notre temps à dis cuter cette opinion extravagante. Débarrassés d'elle, nous sommes devant une alternative: 1° Par le nom d'Agathon, Varron peut désigner un Eomain de son entourage. C'est ce qu'avance F. Della Corte (5), qui regarde le titre de la satire comme un titre à clé, Agathon représentant L. Licinius Lucullus, consul de 74, homme renommé pour sa richesse, ses propriétés luxueuses, ses festins magnifiques, son activité littéraire et philoso phique (6). 2° Le titre d'Agathon peut avoir pour seule fin d'indiquer le sens et l'objet de la satire, sans renvoyer à aucun de ses personnages: Aga thon, en effet, prononce un bel éloge de l'amour dans le Banquet de Pla-
(!) Cf. Della Corte 1, p. 31. (2) Sur ce personnage, voir A. Lesky, op. cit., p. 353, 403, 411 et suiv. (3) Cf. Eiccomagno, p. 81 et Marzullo, p. 6. (4) Fragment 14. (5) Della Corte 1, p. 31. (β) Mais F. Della Corte n'ose pas renoncer tout à fait à la conjecture de son compatriote L. Kiccomagno (cf. supra, n. 3): il se figure bizarrement que Var ron avait fondu en un seul « entrambi i personaggi, quello storico e reale di Lucullo e quello fantastico e idealizzato di Agatone »; il admet, lui aussi, que l'esprit d'Aga thonétait « évoque » par Varron et récitait un long monologue avant de disparaître: cf. Della Corte 1, p. 32 (cependant il est moins afflrmatif dans son édition comment ée de 1953: cf. Della Corte 4, p. 145 et suiv.: «se sia una battuta messa in bocca ad Agatone redivivo non si sa; e neppure si comprende bene se questa satira conte nesse un'evocazione dell'anima di Agatone »). Il n'est pas douteux que Varron, dans les Ménippées, donne parfois à certains de ses contemporains (ou à lui-même) les noms des grands personnages du mythe ou de l'histoire: cf. Norden 1, p. 60 (324).
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ton (*). Quoi de plus normal que d'inscrire son nom en tête d'une satiresymposion qui roulait sur l'amour et le mariage, comme le font voir tout de suite les fragments 9, 10 et 11 (si nous entendons bien celui-ci)? Dans ce cas, nul besoin de considérer que le poète grec se manifestait dans la composition, fût-ce sous les dehors d'un fantôme. Malgré l'objection de F. Della Corte (3), qui veut que, d'une satire portant un nom de per sonne, la personne en question ne soit jamais absente, cette hypothèse est parfaitement admissible. Autre exemple: dans la ménippée intitulée Parmeno, Parménon n'apparaît pas. Varron ne le mentionne que pour faire deviner la teneur de la pièce, à partir du proverbe grec Εΰ μεν άλλ' ουδέν προς την Παρμ,ένοντος ύν (3). C'est à la seconde solution que nous accordons, quant à nous, nos suffrages: les ressemblances sont très vagues entre Agathon et L. Licinius Lucullus qui, soit dit en passant, n'avait rien d'un disciple de Socrate et s'était malhonnêtement procuré — Varron écrit pessimo publieo — ses fastueux domaines ("): traits qui ne correspondent pas à la peinture du fragment 6. Mais, quand elles le seraient moins, l'identification de F. Della Corte demeurerait problématique. Nous ne saurions reconstituer, sinon dans ses grandes lignes, la mat ière de la satire et n'arrivons pas à rétablir en toute certitude la suc cession originelle des débris qui en restent (la disposition des lemmes et citations de Nonius — lex Lindsay — nous apprend uniquement que le fragment 6, p. 46, 1. 28, venait avant le fragment 13, p. 47, 1. 2. Maigre butin). Néanmoins, l'étude de détail permet de corriger en partie, on le verra, le numérotage de Bücheier que reproduisent presque tous les commentateurs . On peut d'entrée de jeu poser en principe qu'Agathe) développait fidèlement les vues de son auteur sur la passion amoureuse. Varron, par patriotisme, était, à l'inverse des Cyniques (5) et de nombreux autres (6), (!) Platon, Conv., Ill E-XIX. (2) Della Corte 1, p. 32. (3) Cf. Geller, p. 73 et suiv. (*) Cf. Varron, B. E., I, XIII, 6. f5) Thème 73 Oltramare: « le Sage ne se marie pas ». (e) En particulier Théophraste. Cf. Saint Jérôme, Jovin., 47 (trad. P. Frédérix): « Le philosophe Théophraste passe pour l'auteur d'un excellent livre sur le mariage et qui traite de la question de savoir si un homme doit prendre femme ou non. L'au teur conclut qu'un homme sage pourrait le faire dans le cas où la dame serait belle, bien élevée, de parents honorables et où lui-même serait en bonne santé et riche; mais à ceci il ajoute: ' ces choses sont rarement réunies dans un mariage; aussi l'hom-
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favorable au mariage (x), même s'il en évoque, désabusé, les embarras dans une de ses satires (2): comme tant de Eomains du temps, il aurait pu prendre à son compte, en l'atténuant par un « souvent », car il croyait aux bons mariages chers au cœur de la bona Venus (unions à la mode ancienne de deux êtres réglant leur vie sur les préceptes des maiores), la formule bien connue de Ménandre: « le mariage, si on regarde la vé rité en face, est » souvent « un mal, mais c'est un mal nécessaire » (3).
me sage devrait-il s'abstenir ' ». Epicure disait de même que le Sage ne doit ni se marier ni avoir des enfants: cf. Diogene Laërce, X, 117-119; J. Brun, L'épicurisme, op. cit., p. 100. On connaît d'autre part la caricature que la Nouvelle Comédie et la palliata romaine font de la vie conjugale, surtout quand l'épouse est une uxor do tata: cf. notamment Ménandre, 65, 402-404, 582, 583, 648, 654 Kock; Caecilius Statius, 136-155 Warmington (Remains of Old Latin); G. Michaut, Histoire de la coméd ie romaine, Plante, I, Paris, 1920, p. 256-269; Gr. E. Duckworth, op. cit., p. 255 et suiv., 282 et suiv.; E. Perna, L'originalità di Plauto, Bari, 1955, p. 211 et suiv. C'est un des motifs que la Nea a hérités de la Moyenne Comédie. Cf. Antiphane, 292, 329, 352 Kock: "Ώς ϊστι το γαμείν έσχατον τοϋ δυστυχειν, « prendre femme, c'est le dernier degré du malheur »; Ούκ ε"στιν ουδέν βαρύτερον των φορτίων όντως γυναικός προίκα πολλήν φερομένης, « il n'y a pas en vérité charge plus lourde qu'une femme richement dotée »; 'Οφθαλμών άνθρωπος ισχυρώς, κακά πάμπολλα πάσχων, εν αγαθόν πάσχει μόνον, δτι ούχ όρα γυναίκα τούτον τον χρόνον, « un homme qui souffre gravement des yeux ne connaît, dans l'accablement de ses maux, qu'une joie: celle de ne pas voir sa femme tout ce temps-là »; Anaxandridès, 52 Kock: « qui pense au mariage pense mal, car, à force de penser, il se marie; et c'est le commencement de tous les maux de la vie»; Eubule, 116-117 Kock; Amphis, 1 Kock; Aristophon, 5 Kock; Alexis, 146, 262, 302 Kock. (*) Cf. le fragment 167 Buch.; Riccomagno, p. 160 et suiv. (2) Fragment 83 Buch. Si Varron se déclare en faveur du mariage, c'est sans doute avant tout parce qu'il n'ignore pas l'alarmante dépopulation et la diminut ion du nombre des citoyens libres qui sévissent en Italie. Ces fléaux, qui préoccu paient déjà Tiberius Gracchus et contre lesquels luttèrent plus tard César et Aug uste, avaient pour cause, dans une large mesure, la proportion élevée et sans cesse croissante des célibataires: cf. E. H. Oliver, op. cit., p. 67-72; fragment 235 Buch. (3) Ménandre, 651 Kock: Το γαμεΐν εάν τις τήν άλήθειαν σκοπη, κακόν μέν έστιν, άλλ' άναγκαϊον κακόν. Cf. aussi Ménandre, 325, 7 et suiv. Kock (fragment du Μισογύνης): « une femme dé pensière est ennuyeuse, car elle ne laisse pas celui qui l'a épousée vivre à sa guise. Mais il y a quelque profit à attendre d'elle, par exemple des enfants; ou bien, si son
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En revanche, il jugeait sans conteste que l'amour-passion, l'amour de l'amant pour sa maîtresse, l'amour que personne, dans la Rome du Ier siècle avant notre ère, n'eût cherché dans le mariage, cet amour-là est un mal à fuir (l). En quoi il faisait écho à la thèse des Cyniques (2), des Stoïciens (3), des Epicuriens (4) et se montrait, ainsi qu'il était facile de le prévoir, respectueux de la doctrine officielle romaine (5). Combattue pour la première fois par Térence, cette doctrine ne sera vraiment ébranl ée puis délaissée qu'à partir de l'âge augustéen, quand les i)oètes élégiaques auront rendu à l'amour-passion la place qu'il mérite dans la vie des hommes, y compris dans leur vie matrimoniale. L'attitude de Varron à l'égard de l'amour est, somme toute, bien résumée par cette sentence de l'auteur de mimes Publilius Syrus: « quand on aime, on n'est
mari tombe malade, elle le soigne avec dévouement; elle reste auprès de lui dans l'adversité; elle l'enterre quand il meurt, après l'avoir enseveli décemment »; et le discours de Metellus Numidicus aux Romains pour les engager à se marier: AuluGelle, I, VI: « Si sine uxore possemus, Quirites, esse, omnes ea molestia careremus. Sed quoniam ita natura tradidit ut nec cum Ulis satis commode, nec sine Ulis ullo modo uiui possit, saluti perpetuae potins quam breui uoluptati consulendum ». (*) Cf. les fragments 204 et 205 Buch. J. Granarolo assure (D'Ennius . . . , op. cit., p. 238) que, tout comme Catulle, Varron ménippéen, «loin de différencier l'amour conjugal de l'amour-passion (selon les conceptions de la Rome ancienne: cf. Caton l'Ancien!) les confond sciemment ». Aucun texte varronien, sans excepter ceux que J. Granarolo allègue (les fr. 9 et 10 de notre Agatho et le fr. 187 Buch.) n'autorise, estimons-nous, une pareille affirmation. Si nous avions à caractériser les sentiments que, d'après Varron, les époux nourrissent l'un pour l'autre dans un mariage réussi, nous parlerions d'affection mêlée de respect, d'attachement calme, sérieux et plus ou moins teinté de puritanisme, de soumission docile de la femme à l'homme, mais non d'amour-passion véritable (du moins au sens où l'on prend banalement cette expression). (2) Thème 87 Oltramare (cf. Diogene Laërce, VI, 67): «l'amour passionné est un mal ». Antisthène disait: « si je rencontrais Aphrodite, je l'étranglerais de mes mains ». (3) Cf. Cicéron, Parad., V, 36; Perse, V, 161-174. C'était un lieu commun stoï cien que d'opposer l'esclavage insensé de l'amour à la vraie liberté: cf. Witke, p. 106; infra, p. 64. (4) Cf. Diogene Laërce, X, 117-119: Epicure était d'avis que «l'amour n'est pas un don des dieux »; Lucrèce, IV, 1060 et suiv.; J. Brun, L'épicurisme, op. cit., p. 100; Boyancé 3, p. 208-210. Sur les philosophes et l'amour, cf. également Norden 1, p. 20 (86), (5) Voir P. Grimai, L'amour à Borne, Paris, 1963, p. 129, 198; J.-M. André, op. cit., p. 114, n. 26: « la condamnation de l'amour-passion chez Caton rejoint celle de Diogene ».
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pas sage; quand on est sage, on n'aime pas » i1). Elle implique réprobat ion radicale d'une conduite dont les « vices » sont éloquemment dénonc és par plus d'une tirade de Plaute (2): conduite qui vous ôte le sens, vous prive de votre libre arbitre, met en pièces votre patrimoine, vous perd de réputation et vous rend indifférent à ce qui doit compter d'abord pour un vrai Eomain: res, fides, fama, uirtus, decus (Plaute, Most., 144145; cf. Lucrèce, IV, 1123-1124) (»).
H Publilius Syrue, Sent, 117 Ribbeck: cum âmes non sapias, aut cum sapias non âmes. Cf. aussi la locution fixée amens amansqtie (Otto, s. v. amare, p. 18, 6) et Servius, ad Verg., Ed., VIII, 66: amantes insanos uocamus. (2) Cf. Plaute, Mere, 18-38 (sur ce texte, on lira l'intéressante analyse de J.-M. André, op. cit., p. 109 et suiv., qui nous semble cependant insister trop sur le tra gique des plaintes de Charinus — elles parodient selon nous la tragédie — et qui at tribue totalement à Plaute ce qui se trouvait sans doute déjà en grande partie chez Philemon: le prologue du Mercator, surtout pour l'idée, doit être assez proche du mo dèle grec: cf. P. J. Enk, Plauti Mercator, Leyde, 1932, p. 7, 26. Aussi ne souscrivonsnous pas à l'affirmation de J.-M. André: « cette représentation paraît spécifiquement romaine; elle tranche sur les maximes anodines de la Nea »); Most., 142 et suiv. (amour assimilé aux intempéries qui délabrent et font crouler les maisons); Ba., 62-67, 117; Trin., II, 2; Truc, 22-94; Ph. E. Legrand, op. cit., p. 100 et suiv. Cf. aussi Terence, Eun., 57-63; Monandre, 48 Kock: «L'amour obscurcit la raison de tout le monde, semble-t-il, à la fois des gens raisonnables et des gens mal avisos »; Afranius, Vopiscus, 348 Ribbeck: « les amoureux, qui n'ont pas l'esprit intact, entendent comme les sourds ». Cette condamnation se relie à l'idée, bien représentée dans la Nea et la palliata, que l'amour, pour se développer, réclame Votium, que c'est un passe-temps de riche oisif. Théophraste le disait aussi: fr. 114 Wimmer: «comme on demandait à Théophraste ce qu'est l'amour, il répondit: ' c'est la passion des âmes désœuvrées ' (πά θος . . . ψυχής σχολαζούσης) ». Pour la Nea et la palliata, cf. Ménandre, Dyskolos, 341 et suiv.; Héros, 15 et suiv.; Plaute, Trin., 658; Terence, Heaut., 109. Voir J.-M. Jacques, op. cit., p. 86, n. 1; J.-M. André, op. cit., p. 103 et suiv. Néanmoins, dans la palliata, l'amour n'inspire pas que des diatribes ou des l amentations: on le loue quelquefois dans de véritables hymnes. Par un contraste pi quant, les lamentations sont le fait de jeunes gens épris, les hymnes le fait de vieil lards qui ont depuis longtemps passé l'âge d'aimer: cf. par exemple Plaute, Cas., 217 et suiv. (3) La critique du mariage et de l'amour-passion ressortit, cela va sans dire, à la misogynie. Il y aurait une monographie à écrire sur le rôle joué dans la littéra tureuniverselle par ce ressentiment qui anime l'homme contre la femme, se ren contre déjà, en Grèce, chez Hésiode (mythe de Pandore: Trav., 69-105) ou Simonide de Samos (VIIe siècle avant J.-C: cf. Hodgart, p. 79 et suiv.; Highet, p. 39, 226 et suiv.; Witke, p. 26) et fait dire à un personnage de Ménandre que la plus sauvage
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D'après Mercklin, Agatho serait un logistoricus et non une ménippée. E. Bolisani a réfuté cette assertion en alléguant le tour visiblement plai sant de l'ouvrage (σπουδογέλοιον) et la forme poétique qu'affectent certains de ses fragments (*). Profitons de l'occasion pour rappeler trois propriétés des logistorici (2): a) les logistorici ont un titre et un sous-titre latins (3); b) ils sont intégralement en prose; c) on n'y décèle nulle trace de plaisanterie ou d'enjouement: ils sont de bout en bout sérieux. Pas plus que les Aborigines, V Agatho ne se laisse dater (4). * * * 6. - Texte sûr (aucune divergence entre les manuscrits). Tiré par Nonius de Varron II (5). Fragment poétique à mettre au compte de Varron lui-même: ce ne peut être une citation (6). De même que dans les deux fragments suivants, les vers sont des sénaires iambiques réguliers.
de toutes les bêtes sauvages est la femme (Monandre, 488 Kock; cf. Monandre, 535 Kock: « II (Prométhée) a modelé la femme, Dieux vénérables!, espèce abominable, haïe de tous les dieux à mon avis »). M. Hodgart (loc. cit.) en a subtilement démonté les ressorts: faiblesse de l'homme devant la femme; peur qu'ont les hommes des fem mes (on peut voir ici se profiler l'image psychanalytique de la « mauvaise mère », dévorante, despotique, frustrante, dé virilisante: cf. Ch. Baudouin, Psychanalyse..., op. cit., p. 132 et suiv.; Le triomphe. . ., op. cit., p. 72 et suiv.; M. L. Franz, Le pro cessus d'individuation, dans L'homme et ses symboles, op. cit., p. 178; B. This, La psy chanalyse, Tournai, 1960, p. 126 et suiv.; P. Daco, Les triomphes de la psychanalyse, Verviers, 1965, p. 390); crainte qu'ont les hommes d'être trompés par leurs femmes, etc. En procèdent les thèmes de la ruse, de la vanité, de la domination, de la frivolité et de l'impureté féminines qui n'ont cessé depuis toujours d'alimenter la satire. Il y a une contre-partie: à la dépréciation de la femme perverse et désagréable fait pendant Γ « éloge » de la femme idéale (phénomène banal d'« ambivalence »; pour les Chrét iens, antithèse d'Eve et de la Vierge Marie). Mais il ne faut pas perdre de vue que l'éloge, élaboré par des hommes, est une manière pour ceux-ci de faire la leçon aux femmes, de leur enseigner comment eux, les hommes, aimeraient les voir agir. La distinction entre deux catégories de femmes, les unes dignes et vertueuses, les autres mauvaises, est, on le verra, dans les Ménippées: celles-ci sont les Komaines du siè cle de Varron, celles-là les matrones de la vieille Rome. (!) Bolisani, p. 9. (2) Cf. Riese, p. 32 et suiv.; Boissier, p. 104-105. (3) Cf. supra, p. xiv, n. 5. (4) Contra Della Corte 1, p. 32: il aurait été composé entre l'année du triomphe de Lucullus (66: cf. supra, p. 40) et celle de sa mort (56). On attend les preuves. (5) Lindsay, Nonius, p. 15. (β) A ce sujet, cf. supra, p. 20-21, n. 3.
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Pour la fréquence d'emploi, ce type de mètre vient de loin avant tous les autres dans les Ménippées. Modelé sur le trimètre iambique qui est, nul ne l'ignore, le mètre du dialogue dans le drame grec, il représente la forme rythmique la plus proche du discours (λεκτικόν) et de la prose. En cette qualité, il sert pour les passages parlés (diuerbia) de la palliata, c'est-à-dire principalement pour les textes qui apportent des informat ions (prologues, monologues d'exposition, etc.) ou dans lesquels «le comique d'expression domine » (x). Il était logique que Varron lui ré servât une place d'honneur dans les Ménippées, étant donné: 1° le caractère même de l'œuvre, qui ne s'apparente pas moins au sermo familier que les Satires et les Epîtres d'Horace et, par consé quent, rase couramment la prose en ses parties poétiques (a); 2° le fait que Ménippe avait peut-être déjà pratiqué le trimètre iambique en sus de l'hexamètre dactylique (3). Dans les sénaires iambiques de ses Ménippées, Varron respecte la tradition métrique de Plaute: cf. F. Della Corte, Varrone e Levio di fronte alla metrica tradizionale della scena latina, dans A AT, 70, 1934-35, p. 383; J. Granarolo, D'Ennius. . ., op. cit., p. 78. Preuve de sa fidélité aux for mes littéraires du passé dont il y a quantité de signes dans son œuvre. Au dire de quelques auteurs, l'homme ici campé serait Agathon en personne (4). Bien que ce dernier, on vient de le voir, ne participe sûrement pas au banquet décrit par Varron, leur supposition pourrait à la rigueur s'admettre: on concevrait très bien que l'écrivain eût tracé, dans l'introduction de la pièce, le portrait du poète dont le nom lui pro cure son titre; à ce poète, d'ailleurs, le signalement du fragment 6 s'ap pliquerait convenablement (s). Mais une particularité de l'expression nous (*) J. Collart, Plaute, La farce du fantôme, coll. Erasme, Paris, 1970, p. 13. Cf. aussi W. Beare, The Roman Stage, 3e éd., Londres, 1964, p. 222. Sur le grand problème des cantica et des diuerbia, originalité du théâtre comique latin (Plaute), voir Gr. E. Duckworth, op. cit., p. 375-380; W. Beare, op. cit., p. 219 et suiv. (2) Cf. Scherbantin, p. 85, 97 (il signale justement que, de tous les mètres an tiques, le trimètre ou sénaire iambique est le moins propre à l'expression des émot ions); sur le sermo merus, phraséologie attitrée de la satire, cf. Witke, p. 59, 269. Voir aussi supra, p. 32, n. 3. (3) Cf. Knoche, p. 38. (4) Kiese, p. 95; Della Corte 1, p. 31; Marzullo, p. 5. (5) Cf. Della Corte 1, p. 31: « Vi sono. . . frammenti che si adattano tipicamente alla persona del greco (fr. 6 neque auro . . . ) e che corrispondono esattamente a quel concetto che già gli antichi si eran formati su questa persona, leggendo Piatone e Aristotele ». Cf. Della Corte 4, p. 145.
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empêche de faire nôtre cette suggestion: c'est le présent quaerit. Eu égard au contexte, en effet, quaerit ne doit pas être tenu pour un présent « his torique » ou « de narration »: dans notre passage, Varron ne parle pas d'un Grec mort depuis plus de trois siècles, mais d'un des protagonistes de son symposion, c'est-à-dire d'un Eomain de son époque; en sorte que les mots quaerit Socratis uestigia sont à prendre au figuré et non au pied de la lettre. Ils ne signifient pas que le dit personnage fréquenta Socrate et recueillit ses leçons de sa bouche même, mais qu'il était à Rome, au Ier siècle avant notre ère, un adepte de la philosophie socratique. Au sujet de ses grands contemporains, Lucrèce et Caton le Jeune, Varron aurait pu écrire de même, pour l'un: quaerit Epicuri uestigia, et, pour l'autre: quaerit Zenonis uestigia i1). Nous repousserons donc également l'interprétation d'E. Bolisani (2) qui, s'appuyant sur un passage de Platon (3), identifie Alcibiade dans notre disciple de Socrate. Quant à déterminer à qui Varron pensait, nous ne nous y aventurerons pas: nous avons dit le scepticisme que nous ins pire une tentative comme celle de F. Della Corte faisant de Lucullus le héros de la satire (4). Il est compréhensible que Varron ait fait intervenir dans YAgatho un partisan de Socrate: ayant à traiter de l'amour, il ne pouvait passer sous silence la thèse socratique célèbre que développe le Banquet de Pla ton (banquet qui prend place, on s'en souvient, dans la demeure d'Agathon). Ce représentant du Socratisme était, bien entendu, affronté à des sectateurs d'autres philosophies, dont un Cynique, qui lui donnaient la réplique. Malheureusement, il ne subsiste à peu près rien de leur débat. — Dans l'allusion à la multiplex seientia, on reconnaît un thème cynique: la condamnation des doctrinaires et du savoir des spécialistes. Thème déjà préfiguré par le mot illustre de Socrate proclamant qu'il ne savait rien. Varron était très fier de son bagage scientifique et de sa culture encyclopédique (5); il ne songea certainement jamais à laisser
(1) Acception usuelle des tours uestigia alicuius sequi, uestigiis alicuius ingredi ou insistere: « marcher sur les traces de quelqu'un, l'imiter ». (2) Bolisani, p. 9. (3) Platon, Alcib., 104 b-c. (4) Si l'on tient absolument à lancer un nom, ce pourrait être, par exemple, celui du chevalier romain C. Agrius dont Varron a fait un interlocuteur de ses Res Busticae et qu'il qualifie dans cet ouvrage (I, 2, 1) de socraticus (sur cet emploi de l'adjectif, cf. la ménippée Hercules socraticus). (5) Cf. Knoche, p. 41-42; Scherbantin, p. 80, 84.
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là les savantes études qui le passionnaient et assurèrent son renom. Mais il se fait volontiers l'écho de ce que prêchent les Cyniques touchant l'inu tilité des arts libéraux, de la physique, de la rhétorique, etc., et tient avec eux que la morale seule doit importer aux philosophes dignes de ce titre i1). Encore qu'il ne partage pas toutes ses idées, Socrate, pré curseur du Cynisme, est à ses yeux un de ces philosophes authentiques, un de ces grands penseurs qu'il admire (2). Le primat ainsi donné à la morale ne détonne en rien chez un Eomain de vieille roche et conser vateur comme l'était Varron; inutile de s'étendre sur ce truisme (3). Pour Varron, comme pour tous les Eomains du même bord, la science est recommandable si, légitimant l'éthique, elle permet à l'homme de mieux régler sa conduite et d'échapper à la cécité de l'entendement. Mais elle ne vaut rien quand elle ouvre sur la spéculation métaphysique indé montrable et la vaine subtilité des raisonneurs ou, simplement, si elle est poursuivie pour elle-même, sans liaison avec la pratique: les recher chesde tout genre auxquelles il consacra le plus clair de son activité intellectuelle étaient des recherches empiriques, appliquées, utilitaires, et par là bien romaines (4). Sa position est en gros celle des Stoïciens (5), qui diverge assez peu de celle des Epicuriens: « La conscience morale », écrit J. Brun, « ne se confond pas chez lui (Epicure) avec la conscience intellectuelle et la science (...) ne s'identifie pas à la conscience. Elle la prépare tout au plus dans le cœur de l'homme naguère trop crédule, mais le Sage n'en a que faire et ne la cultive pas pour elle-même; elle n'est même pas ce qu'elle était chez Platon: une propédeutique à la réflexion sur le monde
(!) Thèmes 1-9, 48 Oltramare. Cf. Oltramare, p. 103; Riccomagno, p. 85; Knoche, p. 41. (2) Cf. ce que lui fait dire Cicéron (Ac. Post., I, 4, 15): « Socrates rnihi uidetur primus a rebus occultis et ab ipsa natura inuolutis, in quibus omnes ante eum philosophi occupati fuerunt, auocauisse philosophiam et ad uitam, communem adduxisse », « le premier, à mon avis, Socrate détourna la philosophie des questions mystérieuses et voilées par la Nature elle-même, dans lesquelles s'absorbèrent tous les philoso phes avant lui; il la fit aller vers la vie de tous les jours ». Voir Della Corte 5, p. 47 et suiv.; infra, 207 Buch. (3) Cf. Cèbe, p. 252, 267, 294. (*) Cf. Della Corte 5, p. 237. (6) Geller, p. 46: «Varron n'attaque que les déformations et les aberrations du savoir. Il semble suivre la ligne du Portique, qui considère les έγκύκλιαι τέχνοα comme des προπαιδεύματα à la véritable παιδεία qui est la philosophie » (cf. Nor den 3, p. 670 et suiv.; Mras, p. 410, 413).
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des idées; Epicure ne s'est guère occupé de mathématiques, d'astronomie ni de musique, car "ce ne sont pas des vantards et d'habiles parleurs que forme la science de la Nature, ni des gens qui font étalage de con naissances enviées par la foule, mais des hommes modestes qui se suff isent à eux-mêmes, et qui sont fiers des biens qu'ils portent en eux-mê mes et non de ceux qui sont dus à des circonstances fortuites " » i1). — Sufflatus: « enflé, bouffi d'orgueil ». Le verbe sufßare sera plus tard employé par Perse (IV, 20) avec la même acception imagée: « Dinomaches ego sum » suffla, où suffla = die sufflatus ou te sufflans: « dis en te gonflant: " Je suis Di nomaches " » (2). Dans ce sens, on trouve d'habitude inflatus (Cicéron, Mur., 33; 49; PMI., XIV, 15; Tite-Live, XXIV, 32, 3; Juvénal, VIII, 42: inflatum plenumque Nerone propinquo, «bouffi d'orgueil et tout plein de sa parenté avec Néron »). Cf. également l'emploi de tumere signifiant « être gonflé d'orgueil »: Juvénal, VIII, 40; Tacite, H., I, 16. — auro aut genere: ces mots nous ramènent eux aussi à la dia tribe: cf. les thèmes 16 et 20 Oltramare: « la noblesse de naissance n'est pas un bien » (3); «la richesse n'est pas un bien » (4). Mais de tels topoi n'appartiennent pas en propre aux Cyniques: on les rencontre dans toutes les philosophies antiques. Pour genere, cf. Horace, Carm., I, 14, 13 (supra, p. 30): iaetes et genus. . . — On notera la limpidité et la simplicité presque prosaïque de l'expression malgré multiplici (cf. infra, p. 140) et sufflatus. * * * 7. - Pas de problème sérieux au sujet du texte. Les corrections de Eiese, Müller et Dübner ne s'imposent nullement: en fait, on n'a aui1) J. Brun, Uépicurisme, op. cit., p. 52 et suiv. (cf. p. 115). Cf. aussi H. Berg son, Extraits de Lucrèce, Paris, 1955, p. xiii: « Epicure n'est pas un savant. Il rnépiise les sciences en général, tient les mathématiques pour fausses, dédaigne la rhétorique et les lettres. C'est que l'essentiel pour lui est de vivre heureux; en cela consiste le privilège du Sage et la philosophie n'a pas d'autre objet que de nous conduire au bonheur par le plus court chemin ». (2) Cf. F. Villeneuve, Essai sur Perse, Paris, 1918, ad loc. (3) Cf. supra, p. 30. (4) Cf. supra, p. 15-16. J.-P. t'EBE
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cune raison valable pour retoucher la version des manuscrits. Sénaires iambiques et création originale de Varron (cf. supra, p. 45 et 20-21, n. 3). Extrait par Nonius de Varron II i1). — Encore deux vers qui doivent relever d'un motif cynique (38 Oltramare): «il faut fuir le luxe de la vaisselle » (2). On ne sait pas com ment ils se branchaient sur l'argument central. E. Bolisani (3) les rap proche d'un passage d'Horace: Gommixit lectum potus mensaue catillum Euandri manibus tritum deiecit; ob Inane rem (...) minus hoc iucundus amicus sit mihif (4) Mais nous ne voyons pas quelle relation instituer au juste entre les deux textes (5) et le parallèle d'E. Bolisani nous semble plus que fragile. En revanche, nous sommes d'avis, comme l'érudit italien, que la question posée a un accent ironique. Nous comprenons ainsi: la coupe que tient le banqueteur interrogé est d'un travail rudimentaire et ne supporte pas la comparaison avec les chefs-d'œuvre finement ciselés d'un Ment or(6). Il y a comme un jeu de mots implicite sur dolitus, volontaire ment substitué par Varron à l'ordinaire dolatus, et politus que dolitus évoque à la fois par son sens et par sa sonorité. A caelatus correspond rait normalement cado politus ; on a caelo... dolitus. Autrement dit, l'expression caelo dolitus ajoute une nuance essentielle à caelatus: elle confère au passage une tonalité moqueuse. S'il en allait différemment, si le tour caelo dolitus était synonyme de caelatus (« ciselé » pour celui-ci, « travaillé au ciseau » pour celui-là), nous serions devant un pléonasme de la dernière platitude, indigne de Varron et, en tout état de cause, injustifiable. Une phrase où Cicéron oppose dolare et polire garantit que notre conjecture ne reste pas en l'air: neque (...) perpoliuit illud opus (...) sed (...) dolauit, « et il n'a pas donné à cet ouvrage le poli de la
(x) Lindsay, Nonius, p. 43. (2) Cf. Knoche, p. 40. (3) Bolisani, p. 9. (4) Horace, Sat., I, 3, 90 et suiv.: « un ami, pris de vin, a pissé sur le lit, il a fait tomber de la table un petit plat usé par les mains d'Evandre: pour cela (...) il m'en deviendrait moins cher? » (trad. F. Villeneuve). (5) E. Bolisani demeure muet là-dessus. (e) Cf. Bücheier, p. 537 (403-404).
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perfection, il l'a seulement dégrossi » (x). Dolitus est un hapax tiré d'un verbe inusité *dolio, -ire. Oolare, « façonner avec la dolabre, dégrossir », est courant (Comiques, Cicéron, etc.) (2). L'homme dont Varron reproduit les paroles est, croyons-nous, un connaisseur, partisan de la civilisation « moderne », et ami du luxe: donc un défenseur de la cause adverse. A cet avocat du diable, le Satirique prête malignement des propos qui le jugent: il lui fait railler sans déli catesse la pauvreté de la vaisselle dans laquelle on le sert. Varron n'aurait pas été conséquent avec lui-même s'il avait toléré la richesse de la vais selle, alors qu'il ne cesse de s'élever contre le luxe en général et le luxe de l'habitation en particulier (cf. supra, p. 15). Un fragment de son De uita populi Romani prouverait, si c'était nécessaire, qu'il la considérait du même œil que les Cyniques: il y prône la simplicité de l'appareil do mestique dont se contentaient les maiores: itaque ea sibi modo ponere ac sospendere quae utilitas postular et: trulleum, matellionem, peluim, nassiternam, non quae luxuriae causa essent parata (3). — Mentor: fameux ciseleur grec du Ve siècle avant notre ère, auteur d'un grand nombre de vases d'argent et de bronze. Ses créations étaient très prisées à Eome sous la Eépublique et au début de l'Empire, d'autant plus que l'Italie n'avait alors aucun atelier de ciseleur (4). Voir Cicéron, Verr., IV, 38; Pline, N. H., VII, 39, 2; Martial, III, 41, 1; IV, 39, 5; VIII, 51, 2; IX, 59, 16; Juvénal, VIII, 104. Varron possédait une statue façonnée par Mentor (Pline, N. H., XXXIII, 55, 1); l'ora teur L. Crassus acheta 100.000 sesterces deux coupes ornées par cet artiste. — Noter l'ordre recherché des mots dans le premier vers: eaclatus (adjectif A) in marni (substantif S') dextra (adjectif A') scypJius (substantif S). Mais, pour le reste, ce fragment n'est pas plus « poétique » que le précédent.
i1) Cicéron, De or., II, 13, 54. (2) Cf. Plaute, Mil., 938; Pomponius, 83 Kibbeck. (3) Nonius, p. 547, 1. 3: «c'est pourquoi ils ne mettaient sur leurs tables et ne suspendaient à leurs murs que des ustensiles exigés par le besoin: cuvette, vase de nuit, bassin, arrosoir, et non des objets acquis par amour du luxe ». (4) Cf. J. M. C. Toynbee, Some Notes on Artists in the Roman World, dans Latomus, 9, 1950, p. 389-394.
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8. - Extrait par Nonius de Varron II (*). Sénaires iambiques (cf. supra, p. 46). Aucune difficulté quant au libellé du fragment lui-même. La correction de Carrio, antidhac, s'impose, tout comme la leçon Lampadio f numquid de Mercier — l'accusatif Lampadionem, serait un solécisme: on ne peut avoir qu'un vocatif; familiäres est inacceptable: il faut sans conteste lire familiaris (confusion fréquente des voyelles e et i); enfin, pour uirgidemiam, nous n'avons pas d'hésitation, vu que la forme est chez Plaute (cf. infra-, uirgarumdemiam n'est attesté nulle part et n'en trepas dans le vers; uirgindemiam est une variante peu importante due à l'analogie de uindemiam); Y argentarli de Carrio est possible (accord avec auxili), mais il vaut mieux conserver Γ argentarla des manuscrits qui est parfaitement intelligible. Une question essentielle est cependant posée par notre texte, ou plutôt par le passage de Nonius qui le contient. Pour beaucoup, en ef fet, ce discours, plein de traits qui émanent de la palliata et adressé à un esclave qui porte un nom d'esclave de comédie, ne serait pas de Var ron et n'aurait rien à faire dans le recueil qui nous occupe. Parce que l'adverbe antidhac n'avait plus cours au temps de Varron (2), il y aurait lieu d'en accorder la paternité à Naevius qui, justement, écrivit une pièce intitulée Lampadio (3). Pour cela, il suffit d'admettre que chez Non ius, après Varrò Agatlione, venait une citation aujourd'hui perdue, puis Naevius Lampadione que suivaient nos quatre vers (cf. apparat critique). Cette conjecture ne nous satisfait pas: elle conduit à soutenir sans raison assez forte (4) que tous les manuscrits de Nonius présentent une lacune de taille et à leur faire subir une correction dont le bien fondé n'est pas démontré. Nous avons noté que les situations de la comédie et les emprunts à la comédie foisonnent aussi bien dans les Ménippées varroniennes que dans les autres satires latines (5). Il n'est donc pas trop
syl abique.
i1) Lindsay, Nonius, p. 58. (2) Cf. Bücheier, p. 173 (424): déjà Turpilius et Terence emploient antehac dis
(3) Bücheier, loc. cit.; Vahlen 1, p. 13; 0. Eibbeck, Com. Bom. Fragm., 3e éd., Leipzig, 1873, p. 16. (*) La ressemblance à'Agathone et de Lampadione n'est pas assez prononcée pour justifier, sans autres arguments, l'hypothèse d'un saut du même au même. (B) Cf. supra, p. 22.
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hardi de laisser la tirade à Lampadion dans VAgatho, sans même ima giner, compromis qui pourrait tenter certains (*), que Varron y cite Naevius: elle ne fait nullement tache dans une pièce consacrée à l'amour (2). Nous sommes là, pour ainsi dire, en présence d'un « cas concret » où l' écrivain faisait appel à l'expérience que son public et lui-même avaient du théâtre comique. S'agissant de l'adverbe antidhac, rien n'interdit de considérer que Varron s'en est servi de propos délibéré: les archaïs mes, répétons-le, sont nombreux dans les Ménippées (3). A l'appui de l'authenticité, on peut encore alléguer deux fragments des Eumenidcs (134 et 135 Buch.) dans lesquels un esclave qui porte le même nom — Strobile — que celui de VAulularia plautinienne se fait questionner à peu près comme notre Lampadion. Cela dit, nous ne savons évidem mentni par qui ce dernier était interrogé ni quel rôle il jouait dans la trame de la satire. — Antidhac (= Ba., 539).
antéhac) se rencontre chez
Piaute {Aul., 396;
— Lampadio: ce nom ne figure pas seulement dans la liste des titres de Naevius, mais aussi dans la Cistellaria de Plaute, où il désigne l'esclave de Dérniphon. Comme la majorité des noms de la palliata, c'est un « nom parlant »: il révèle la fonction de son possesseur; de même que Phaniscus (de φανός, «la torche»), Lampadio est un aduersitor, c'est-à-dire un esclave chargé de raccompagner, la nuit, son maître chez lui en l' éclairant (synonyme: Lampadiscus, qu'on lit dans la Cistellaria, au v. 544) (4).
i1) Comme il a tenté E. Bolisani (Bolisani, p. 9). (2) Contra Bücheier, loc. cit.: « Ein antidhac konnte Varrò in eigenen Versen sich nicht mehr erlauben (...), es sei denn in einer Exemplifikation der älteren Ko mödie, die hier wenig wahrscheinlich ist, oder in einer Parodie, wogegen der Inhalt jener Verse spricht ». Kemarquons que les Satiriques latins, quand ils traitent de l'amour, vont co uramment chercher leurs exemples dans la palliata: cf. Horace, Sat., II, 7, 89-94; Perse, V, 161-173; infra, p. 64. (3) Cf. Geller, p. 10; supra, p. 25 (bouts). (4) Cf. E. A. Sonnenschein, T. Macci Plauti Mostellaria, 2e éd., Oxford, 1907, p. 61. D'autres noms, beaucoup plus nombreux, de la palliata indiquent non pas une fonction, mais la particularité dominante d'un caractère (quelquefois au moyen d'une antiphrase amusante: exemple: Thrason, «Le hardi», pour un pleutre): voir G. Michaut, Histoire de la comédie romaine, II, Plaute, II, Paris, 1920, p. 212-213; G. E. Duckworth, op. cit., p. 347 et suiv.; Cèbe, p. 156.
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Varron cite le Lampadio de Naevius dans son De lingua Latina (VII, 107). — Familiaris. . . uirgidemiam: sorte de condensé de palliata, où sont rassemblées trois des situations typiques de ce genre comique: amours de Vadulescens, vaine recherche d'argent à emprunter ou à es croquer, menace de châtiment corporel pour l'esclave trop peu zélé. Baison de plus pour affirmer que le passage a été écrit par Varron et n'appartient pas à quelque pièce de théâtre, où un tel résumé serait curieux. — Le début de la tirade n'est pas sans rappeler celui de la satire IX de Juvénal, qui imite également la comédie: Scire uelim quare totiens miM, Naeuole, tristis occurras, fronte obducta ceu Marsya uictus (x). On comparera des passages comme: Plaute, Ba., 669: Quid uos maestos tarn tristisque esse conspicor? (2) Plaute, Cos., 172: Salue, mecastor.
8ed quid tu es tristis, amabof (3)
Plaute, Cas., 630 et suiv.: LY- Νam quid est quod Jiaec hue timida atque exanimata exsiluitf Pardalisea! — PA- Perii! unde meae usurpant aures sonitumf — LY- Respiee modo ad me. — ΡΑ- Ο ere mi! — LY- Quid Ubi quid timida es ? Plaute, Cist., 53 et suiv.: . . . numquam ego te tristiorem nidi esse; quid, cedo, te obsecro, tam abhorret Mlaritudoì (5)
(x) Juvénal, IX, 1 et suiv.: « J'aimerais savoir, Névolus, pourquoi je te rencont re si souvent chagrin, le front sévère, tel Marsyas vaincu ». (2) « Pourquoi vous vois- je si affligés et si chagrins? » (3) « Salut, par Castor. Mais pourquoi es-tu chagrin, s'il te plaît? » (4) « Qu'y a-t-il donc? Pourquoi celle-ci s'est-elle sauvée de la maison trem blante et morte de peur? Pardalisque! — Je suis morte!. . . D'où vient le nom qui frappe mon oreille? — Tourne-toi seulement de ce côté et regarde-moi. — Ah! mon bon maître! — Qu'est-ce que tu as? pourquoi cette frayeur? » (trad. A. Ernout). (5) «... jamais je ne te vis plus triste. Pourquoi donc, dis-moi, je te prie, as-tu perdu à ce point ta belle gaieté? » (trad. A. Ernout).
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Plaute, Merc, 135 et suiv.: CH- Quae te malae res agitanti — AC- Multae, ere, te atque me. CH- Quid est negotìf — AC- Periimus (*). Terence, Bun., 304 et suiv.: . . . Quid tu es tristisf quidue es alacrisf unde is? (2) — Familiaris filius: «le fils du maître». Cette locution existe chez Plaute (3). On trouve aussi dans la palliata erilis filius qui a le mê me sens (4). Dans l'un et l'autre cas, l'adjectif équivaut à un génitif adnominal d'appartenance: familiaris filius = filius familias. Sur ce tour, cf. Ernout-Thomas, p. 39, § 58. Comparer lar familiaris, res familiaris, uinum dominicum, « le vin du maître », erilis permities, « ruine de ton maître » (5), erilis patria (6). Trait de la langue familière (7). — Spes. . . argentarla-, même substitution de l'adjectif au génitif (mais la valeur est ici celle d'un génitif explicatif ou de définition: cf. Ernout-Thomas, p. 37). On relève chez Plaute: inopia argentarla, « di sette d'argent » (8) et auxilium argentarium, « secours en argent » (9). Spes auxili argentarla veut dire, littéralement: « une espérance de secours constituée par de l'argent, sous forme d'argent ».
(*) « Qu'est-ce qui t'agite ainsi? Mauvaises nouvelles? — Terribles, Maître, pour toi et pour moi. — Qu'est-ce que c'est? — Nous sommes perdus » (trad. A. Ernout). (2) « Pourquoi es-tu chagrin? pourquoi es-tu agité? d'où viens-tu? » Cf. aussi Afranius, 212-213 Eibbeck: Quid istuc estì quid flesi quid laerimas largitusi, « qu'est-ce donc? pourquoi pleures-tu? pourquoi verses-tu des larmes en abondance? » (3) Cf. Plaute, ^ls., 267; Gapt., 273. (4) Cf. Plaute, Ba., 233, 351, 366, 931; Gas., 1014; Ep., 20, 164; Most, 83, 349, etc.; Térence, Ad., 301; Andr., 602; Eun., 962. (5) Plaute, Most, 3. (6) Plaute, Ba., 170. (7) Cf. J. B. Hofmann, Lateinische Umgangsprache, 3e éd., Heidelberg, 1951, p. 160. (8) Plaute, Ps., 300. La situation dépeinte dans ce texte est voisine de celle qu'analyse l'interlocuteur de Lampadio. Le jeune Calidore se plaint de son sort: nimV miser sum, nummum nusquam reperire argenti queo; ita miser et amore pereo et inopia argentarla, « je suis vraiment trop malheureux: je ne peux trouver nulle part une pièce d'argent; ainsi, malheureux que je suis, je meurs et d'amour et de cette disette d'argent ». (fl) Plaute, Ps., 104.
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— Scapulae metuunt: personnification plaisante d'une partie du corps comme on en remarque beaucoup chez Plaute. Cf. Plaute, As., 315 et suiv.: . . . scapulae gestibant mïhi liariolari quae occeperunt sibi esse in mundo malum (!); Ep., 125: paratae iam sunt scapulis symbolae (2); Poen., 153: meae istuc scapulae sentiunt (3); Bud., 635-638: prière parodique de Démonès à l'e sclave Trachalion au nom de. . . ses jambes, ses talons et son dos, c'està-dire de ce qui, dans son anatomie, est exposé à recevoir des coups (4). C'est une des particularités originales — et populaires — du théâtre plautinien: rien de pareil dans la Nea et Plaute pousse le procédé beau coup plus loin, lui confère beaucoup plus de relief que les auteurs de l'Ancienne Comédie (5). — Virgidemia se rencontre chez Plaute, dans le Rudens (6). S'il faut bien y voir, comme nous le pensons, un néologisme amusant de Plaute fabriqué d'après uindemia, nous disposons d'un indice supplé mentaire pour assurer que le fragment 8 n'est pas un extrait de Naevius, mais un pastiche réussi de la palliata plautinienne dont le mérite revient à Varron.
9-11. - Trois textes en prose. La plupart des commentateurs y insistent à l'envi — et à juste titre — les deux premiers sont purement latins de contenu. Varron qui, dans les Ménippées, se plaît à illustrer les débats théoriques par des exemples tirés du réel ou de l'histoire, y fait allusion à des usages de son pays (7). Mais cette constatation élé-
(*) « Mes épaules me démangeaient: elles se sont mises à prédire qu'il y avait pour elles une raclée dans l'air ». (2) « Voici un régal tout prêt pour mes épaules » (trad. A. Ernout). (3) « Mes épaules s'en rendent compte ». (4) Cf. Cèbe, p. 90. (5) Cf. E. Fraenkel, Elementi..., op. cit., p. 95-101; Plaute personnifie égale ment des objets de toute espèce. (6) Plaute, Bud., 636: ut Ubi ulmeam uberem esse speres uirgidemiam, « aussi vrai que tu espères récolter en abondance des coups de verge d'orme ». (7) Cf. notamment Bolisani, p. 8; Knoche, p. 40.
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mentaire demande à être complétée: il faut tâcher de déterminer qui, dans la satire, évoque ainsi de vieilles coutumes nationales. La réponse à cette question que, singulièrement, nos prédécesseurs n'envisagent pas n'est guère ardue: c'est manifestement ici un laudator temporis acti, peut-être Varron, qui, donnant la réplique aux autres orateurs du ban quet, fait l'apologie des bonnes mœurs du passé. Il est loisible d'imaginer que sa harangue opposait « aujourd'hui » à « autrefois », nunc à tune, opposition qui, nous l'avons vu, tient du leitmotiv dans les Ménippées i1). Ces observations tombent tellement sous le sens que nous nous dispen serons de les développer. De même, il serait superflu d'expliquer longuement le sort que nous faisons au fragment 11: de la manière dont nous le comprenons, il énonce un jugement sur l'amour qui correspond à celui des Cynico- stoïciens et des Romains traditionalistes, donc de Varron. Par suite, il convient de l'associer aux fragments 9 et 10 (mais il va de soi que nous ne saurions restituer l'ordre exact de la série 9-11, ni fixer la longueur des passages qui séparaient l'un de l'autre les trois textes). 9 et 10. - C'est à la cérémonie romaine du mariage que renvoient les fragments 9 et 10: les «propos obscènes« de 10 ne sont autres que les célèbres couplets fescennins débités en cette circonstance (2). Pour le Gonuiuium de 9, L. Riccomagno écrit qu'il « sembra escludere le ver gini all'uso greco » (3). En réalité, si Varron prend la peine de spécifier que les vierges doivent « être tenues à l'écart du banquet », c'est au con-
(*) Cf. supra, p. 8; Knoche, p. 39. (2) Sur les fescennins et leurs divers offices magico -religieux — défense contre Yinuidia, rite « de passage » et de fécondité, etc. — cf. Festus, p. 76 L.; Catulle, LXI, 126 et suiv.; Sénèque, Med., 107 et suiv., 113; Servius, ad Verg., Aen., VI, 695; F. Ramorino, Frammenti filologici, I, 1, La poesia in Borna nei primi cinque secoli, dans BFIC, 11, 1883, p. 500-504; G. Wissowa, dans BE, VI, 1909, s. ν. Fescennini uersus, col. 2222-2223; P. Lejay, Horace, Satires, Paris, 1911, p. 697-699; E. Cocchia, La lettera turalatina anteriore all 'influenza ellenica, Naples, 1924-25, p. 45-47; F. Marx, Bömische Volkslieder, dans BhM, 78, 1929, p. 398-426; P. Fabbri, Stornelli e fescennini, dans AeB, 16, 1913, p. 174-185; P. Grimal, L'amour..., op. cit., p. 72; Cèbe, p. 22, 24, 32 et suiv. Notre texte atteste que les fescennins bravaient généralement la décence: on connaît le rôle magique (fécondant) de l'obscénité: cf. Cèbe, p. 20, 34. Même témoi gnage chez Ovide (F., Ill, 675, 695: les ioci ueteres obscenaque dicta dont parle le poète « appartenaient originellement à la famille des vers fescennins »: Cèbe, p. 27). (3) Riccomagno, p. 90.
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traire qu'il pense à un banquet romain où les femmes étaient admises, et précisément au festin nuptial (*). — Ces deux fragments proviennent de Varron II (2). Le prin cipal problème de texte qui mérite d'y retenir notre attention concerne la leçon returant. En raison de sa rareté, qui a conduit à la supposer fau tive, elle a été diversement corrigée (cf. apparat critique). Mais nous avons pour la garder, outre le consensus de la majorité des manuscrits, un motif péremptoire: le lemme de Nonius qui introduit la citation de Varron est sans contredit returare. Pour le reste, notons après Bücheler (3) qu'au Veneris des manuscrits il importe de substituer ueneriis. Les autres variantes découlent d'erreurs de lecture banales. — 9: Virgo... uirginis: singuliers collectifs. Varron semble lais ser entendre ici qu'à l'inverse de ce qui avait cours au temps des grands ancêtres, les jeunes filles, à son époque, ne sont pas toujours exclues des banquets de mariage. Il nous apprend en tout cas que, durant ces ban quets, les convives n'hésitaient pas à tenir des conversations erotiques (en rapport avec la licentia fescennina). — Maiores nostri: une des nombreuses marques de respect pour le mos maiorum qui frappent dans les Ménippées (4). — acerbus: « qui n'est pas à maturité », en parlant des produits de la terre ou des petits d'animaux; d'où, pour les êtres humains, « qui n'est pas encore nubile ». Adjectif ancien, de la langue paysanne. On le retrouve, avec la valeur figurée que lui donne Varron, chez Tertullien (5).
(*) Sur cette coutume, cf. Cicéron, Verr., I, 66; Cornélius Népos, Praef., 6; Della Corte 1, p. 31; Della Corte 4, p. 146. Sur la célébration du mariage romain, en par ticulier sur le festin qui clôturait l'accomplissement du rite proprement dit et se prolongeait jusqu'à la nuit tombante (la mariée gagnait ensuite la demeure de son époux), voir J. Carcopino, La vie quotidienne à Borne à Vapogée de l'Empire, nouv. éd., Paris, 1963, p. 103-105. Cf. aussi J. Granarolo (D'Ennius . . ., op. cit., p. 239, n. 2): « si c'était une coutume romaine que d'admettre les femmes aux banquets, ce n'était qu'à l'occasion de son mariage qu'une jeune fille pouvait entendre pour la première fois les obscénités dont étaient truffés les chants fescennins ». (2) Cf. Lindsay, Nonius, p. 55, 66. (3) Bücheier, p. 536 (403). (4) Cf. supra, p. 4; infra, p. 137. (5) Tertullien, Virg., 11.
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— imbuere: soit «imprégner, pénétrer», d'où « remplir » ί1), soit « souiller, tacher » (2). La première acception est ici certainement la meil leure. — Noter la simplicité de la formulation; la légère coloration rus tique a'acerbae, bien adaptée à la nature du texte et à la personnalité de celui qui le prononce; la netteté du schéma syntaxique (quod causal annoncé par ideo)', le jeu en chiasme des sonorités (a et u) dans uirginis acerbae auris ueneriis uocabulis. — 10: Pueri: il incombait aux jeunes garçons d'honneur des nuptialia, on le voit par ce fragment, d'échanger les rituelles moqueries fescennines (pendant qu'on accompagnait en cortège la jeune mariée chez son époux); ils participaient aussi aux autres chants choraux de la céré monie: cf. les chants amoebées du chœur des jeunes filles et du choeur des jeunes gens attendant le cortège nuptial dans Catulle, LXII, et Ca tulle, LXI, 12 et suiv.: Tollite, ο pueri, faces; flammeum uideo uenire. Ite, concinnile in modum « Io Hymen Hymenaee, io, io Hymen Hymenaee ». Ne din taceat procax Fescennina iocatio . . . , « Enfants, levez vos flambeaux; je vois venir le voile couleur de flamme. Allez, chantez tous en mesure: "Io Hymen hy menée, io! Io Hymen hyménée! " N'imposons pas silence plus longtemps aux saillies licencieuses des vers fescennins » (trad. G. Lafaye. C'est nous qui soulignons). — nuptula: hapax. Un des multiples diminutifs que Varron, à l'exemple des Comiques, a glissés dans les Ménippées (cf. supra, p. 34). Nous y sentons une sympathie légèrement attendrie (3). L'expression
0) Cf. Quinte-Curce, IV, 10, 17: imbuere aures promissis, «remplir les oreilles de promesses ». (2) Cf. Cicéron, Phil., XIV, 3, 6: imbuti gladii; Accius, 553 Eibbeck: uenae uiscerum J ueneno imbutae; 433 Ribbeck: créais me amici morie imbuturum manusì (3) Sur les valeurs possibles du diminutif, cf. A. Haury, L'ironie et Vhumour chez Cicéron, Leyde, 1955, p. 67: « L'esprit passe aisément de la quantité à la qualité. Souvent le diminutif exprime, avec la petitesse, la tendresse ou le mépris »; P. de La-
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noua nupta dont noua nuptula dérive est une expression consacrée, com me « jeune mariée » qui la traduit en français: cf. Varron, De uita pop. Rom., II, 94 (Nonius, p. 112, 1. 23); R.R., II, 4, 9; Logist., 73 (Servius, ad Verg., Aen., IV, 45); Plaute, Cas., 798, 815; Catulle, LXI, 95, 96, 100, 110. La locution correspondante pour les hommes est nouus maritus: cf. Varron, Men., 187 Buch. (*); De uita pop. Rom., II, 95, 96 (No nius, p. 182, 1. 19; 302, 1. 6). — returant: verbe probablement forgé par Varron. E. Bolisani (2) traduit: «... aprono ad osceni canti le orecchie della sposa novella. . . ». Nous voyons pour notre part dans obscenis uerbis un ablatif de moyen. Les dictionnaires usuels (F. Gaffiot, E. Benoist-H. Goelzer) rendent ici returare par «remplir, bourrer à satiété» (peut-être à cause de V imbuì de 9). Mais c'est faire trop bon marché du témoignage de Nonius et de l'étymologie (cf. Ernout-Meillet, s. v. obturo, p. 695: re-turo «déboucher»). En dehors de notre passage, returo ne figure que chez Arnobe (I, 52: avec le sens de «déboucher, ouvrir»). J. Granarolo (D'Ennius . . . , op. cit., p. 239, n. 1) compare finement notre tour «dessiller les yeux». — Même simplicité de l'expression qu'en 9, mais avec ici un soup çon de recherche raffinée dans returant et de familiarité voulue dans nuptulae. Langage de la conversation élégante au Ier siècle avant J.-C. (cf. infra, p. 62-63, n. 1). 11. - Extra quotation. La citation mère vient d'un recueil des livres I-XX de Lucilius (Lucilius I de Lindsay) (3). Le texte est corrompu et nous ne prétendons pas l'avoir restitué de façon inattaquable. Plusieurs critiques conservent le Duloreste des manuscrits. Näke (cf. apparat critique) y reconnaissait le titre — bien réel — d'une tra gédie de Pacuvius et voyait dans les mots quia meret. . . un extrait de cette pièce. Il supposait donc entre Agathone et quia meret une lacune
briolle, L'emploi du diminutif chez Catulle, dans BPh, 29, 1905, p. 277-288; J. B. Hofmann, op. cit., p. 139; Cèbe, p. 155. Sur les multiples nuances que Plaute sait faire exprimer par ses diminutifs (affectifs, « continués », dépréciatifs, erotiques, etc.), voir A. Traina, Gomoedia. Antologia della Palliata, 2e éd., Padoue, 1966, p. 34, 39, 73-79, 84-85, 98, 101-102. (*) Voir Lenkeit, p. 39. (2) Bolisani, p. 6. (3) Cf. Lindsay, Nonius, p. 73.
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qu'il comblait partiellement ainsi: Agathone *** Pacuuius Duloreste: « quia mer et. . . ». F. Bücheier a impeccablement réfuté cette analyse (*). A la suite de notre citation, fait-il observer, Nonius écrit: Idem Eumenidibus. . . Idem ne peut désigner que Varron. Par conséquent, le texte qui nous intéresse est de Varron, non de Pacuvius. Appartiendrait-il à une ménippée qui portait le même titre, Dulor estes, que la tragédie de Pacuvius et faudrait-il, de ce fait, l'enlever à VAgatho"! O. Bibbeck le soutient (2). Mais F. Bücheier, avec raison, ne partage pas son point de vue: il est gratuit, dit-il, d'admettre qu'il y a un manque dans notre texte de Nonius et qu'on doit rétablir: Varrò Agathone * * * * Duloreste: «quia... ». Conclusion: le fragment 11 a sa place dans VAgatho (3). Cependant Bücheier est moins heureux dans la partie positive de son raisonnement (4): «rien ne nous interdit», écrit-il, «de découvrir dans la satire de Varron une allusion à la pièce tragique Dulorestes et un enchaînement de ce genre: caedis piaculum ipsum deum parem, cum] Duloreste qui méritât, hominem et seruum facit (5). Le travail d'Apollon chez Admète avait pour cause un meurtre (Euripide, Aleni., 5), de même que le nom et les peines de Δουλορέστης viennent de l'expiation du meurt rede sa mère ». Une telle construction n'est assurément pas dénuée d'ingéniosité. Mais elle fait retenir méritât qui, on le verra, n'est pas ac ceptable (6) et isole tout à fait le fragment des autres, lui donnant un sens qui n'a rien de commun avec le thème de l'amour. Tout en permettant de saisir la bévue du scribe et en changeant à peine le texte des manuscrits, la leçon que nous adoptons offre, à l'op posé, une signification qui ne jure pas avec l'orientation globale de la satire. D'autre part, cette leçon, sous l'angle de l'expression, est au moins aussi satisfaisante que celle de Bücheier.
H Bücheier, p. 536-537 (403). (2) O. Ribbeck, Trag. Bom. Fragm., 3e éd., Leipzig, 1873, p. 281. (3) Bücheier, loc. cit. (4) Ibid. (5) « L'expiation d'un meurtre met le dieu lui-même à égalité avec ] Dulorest es qui travaille pour un salaire: elle fait de lui un homme et un esclave ». (e) Bücheier optera plus tard, dans son édition des Ménippées, pour merita: cf. notre apparat critique.
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Tablant sur le fait que les Ménippées renferment quantité de mots et de locutions grecs (*), nous reprenons la suggestion de Popma, mais: 1° nous supprimons έρως qui est clairement de trop et doit res ter sous-entendu: on ne voit pas comment Δούλος έρως εστί. serait de venu Duloreste; 2° nous latinisons les deux vocables grecs: Oulos esti. Ce n'est pas faire preuve d'une excessive hardiesse: en effet, le grec est souvent
(*) Voir l'index uerborum de Riese (Riese, p. 278-309) et Bücheier, p. 172. Par cet emploi des mots grecs, la forme des Satires Ménippées de Varron s'ap parente à celle de Lucilius et des neoteroi (mais, ainsi qu'on le verra, Varron est sé vère pour la « manie grécisante » de la nouvelle école et, à l'instar de Lucilius, use des héllénismes avec modération et naturel: il en use comme en usaient, dans la vie même, ses compatriotes instruits qui, nul ne l'ignore, étaient bilingues). Horace, au contraire, s'interdira, au nom de la latinitas, tout « violent emprunt de mots grecs nouveaux », toute fabrication d'« hybrides gréco-latins » et toute citation grecque (W. S. Anderson, op. cit., p. 10. Les autres règles auxquelles Horace obéit dans ses Sermones sont celles de la breuitas et de la concinnitas). Comme Lucilius, Varron adopte la manière d'un « urbane raconteur » (W. S. Anderson, op. cit., p. 6), qui, pour le plaisir du lecteur et de l'auditeur, varie ses effets, crée des néologismes, joue avec les mots et les images, donne ici et là dans la grossièreté ou l'inconvenance, prend à la langue populaire ses proverbes et ses tours expressifs (mais non ses incorrect ions),et, en poésie, sait exploiter avec adresse la valeur musicale et la suggestion de chaque mètre. On reconnaît dans cette écriture l'adaptation du « parler de la conversation cultivée (...) avant son appauvrissement par le mouvement classique » (Knoche, p. 43 et suiv.). En revanche, Varron annonce l'Horace des Sermones par le tour philosophique de ses Ménippées. Sur la nouveauté de la satire horatienne par rapport à celle de Lucilius (opposition de la sapientia socratique à la libertas lucilienne, et du doctor au lusor, aussi bien dans l'expression que dans Je contenu), cf. W. S. Anderson, op. cit., passim. La Ménippée de Varron est, pour ainsi dire, à michemin entre les deux genres, tout en se distinguant d'eux nettement par le prosimetrum. La critique moderne met l'accent sur une autre divergence, stylistique elle aussi, entre Varron et Lucilius: bien qu'il ne laisse pas de subir l'influence du mou vement poétique contemporain (emploi de la polymétrie et de mètres grecs adoptés conjointement par les neoteroi en particulier: cf. L. Alfonsi, Poetae novi, Come, 1945, p. 50 et Append. V, p. 176-177), Varron, qui ne jure que par la poésie ancienne (cf. su pra, p. 46) et place Ennius sur le pinacle, montre dans les Ménippées un penchant cer tain pour les ornements et les bigarrures de l'asianisme, que Lucilius condamne au nom du bon goût, et s'abandonne à son impetus, négligeant quelque peu Yars et le labor limae; son style, plus pittoresque que vraiment artistique, pèche par un excès d'abon danceet de variété; abusant des mots rares, il tombe fréquemment dans l'obscurité; il multiplie les sententiae; en somme, plus d'une fois, il «en fait trop»; et ses vers ne sont pas tous d'excellente facture. Voir Norden 2, p. 194 et suiv.; Bignone, p. 340 et suiv.; Knoche, p. 44; F. Della Corte, dans Dahlmann 5, p. 28-29; J. Gra-
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transcrit en caractères latins dans les codices de Nonius (*): cf. par exemp leperi tropon (= περί τρόπων, 60 Buch.), trope (= τροπή, 61 Buch.), Exhautuestos (titre de Caecilius Statius), etc. Cette sorte de graphie doit correspondre aux passages qui, dans l'archétype (unique, on s'en sou vient), furent copiés sous la dictée et non d'après lecture (on décèle plus d'une trace de cette pratique dans les manuscrits de Nonius (2)). Nous avons donc pleinement le droit de penser que sous Duloreste se cache un Dulos esti qui équivaut à Δούλος έστι. Cela posé, la trans formation de Dulos esti en Duloreste par suite d'une mauvaise lecture et d'une mauvaise division ultérieure des mots ne fait pas difficulté (d'au tant moins que les copistes n'entendaient pas le grec (3)). Comme nous le notons plus haut, il faut absolument, d'autre part, conserver meret, qui fournit à Nonius son lemme. Le remplacer par meritat ou autre chose est indéfendable, quelle que soit la leçon des manusc ritspour le fragment lui-même (4). Il convient enfin de ne pas renoncer à et: rien n'autorise E. Bolisani à lui préférer se, qui d'ailleurs n'améliore pas le sens. gment
— Si notre version est la bonne, Varron évoque dans ce fra 11 une situation qui sera celle des Elégiaques romains: au grand
narolo, D'Ennius . . ., op. cit., p. 248-249, 261, 267, 336, 369, 395; Geller, p. 64. Nous ne pouvons qu'esquisser ici ces vues, dont plusieurs fragments présentés dans ce premier fascicule permettent déjà de contrôler la justesse. Il est naturel que Varron ait souvent refusé le travail minutieux que s'imposaient les neoteroi: non seulement parce qu'il n'approuvait qu'une faible partie de leurs canons esthétiques et, pour l'essentiel, était de leurs adversaires (il ne partageait pas, notamment, leur goût des opera parua — ses Ménippées, on l'a vu, ne comptaient pas moins de cent cinquante livres!), mais également parce que leur souci de la perfection «aurait en travé » son idéal « de prédication morale et d'efficacité pratique et rapide » (J. Granarolo, D'Ennius..., op. cit., p. 249). Eépétons, d'autre part, que la majorité de ses Ménippées vit le jour dans les camps militaires, ce qui n'était guère propice ati labeur réclamé par les neoteroi. Loin de nous le désir de minimiser l'ouvrage par ces considérations: tout mutile qu'il est, son charme et son pouvoir évocateur restent perceptibles, comme nous essayons de le faire voir dans notre commentaire; il doit même dans une large mesure son attrait et son piquant aux outrances de ses recher chesformelles; mais il faut avouer que, sur le plan de l'art pur, il le cède aux poè mes d'un Lucilius et, plus encore, d'un Catulle ou d'un Horace. (1) Cf. Lenkeit, p. 19, 75. (2) Cf. Lenkeit, p. 19. (3) Cf. Lenkeit, p. 75. (4) Ajoutons qu'avec le qui merita de Bücheier le texte devient à peu près inin telligible.
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scandale des traditionalistes, ceux-ci, on le sait, imitant les adulescentes de la comédie, se proclament et sont pour de bon les humbles esclaves de leur domina (seruitiwm amoris) (^. Situation dont Varron a sans doute eu connaissance plus encore par ses lectures grecques et par le théâtre national que par sa propre expérience vécue, car elle ne devait guère exister à Eome de son temps, malgré l'effort de Térence pour enseigner aux Eomains les beautés et les richesses spirituelles de l'amour authen tique(2). Mais on retiendra surtout que l'idée exprimée dans notre sententia se raccorde à ce poncif de la philosophie cynico-stoïcienne: «les pas sions asservissent » (thème 84 Oltramare). D'où il résulte en premier lieu, ainsi qu'on l'a vu, que l'amour passionné est un mal (thème 87 Oltramare), en second lieu que le Sage seul, qui n'a pas de passion, est libre, tout puissant et capable d'accéder à l'Amitié et à l'Amour véri tables (thème 61 Oltramare). Cf. Horace, Sat., II, 7, 83-94 (sermon cynico- stoïcien de Davus au poète; trad. F. Villeneuve): «Qui donc est libre? le Sage, l'homme qui possède l'empire de soi-même, celui que n' épouvantent ni la mort, ni les chaînes, qui est fort pour lutter contre les passions, pour mépriser les honneurs (...). De ces traits, en est-il un que tu puisses reconnaître comme t 'appartenant? Une femme exige de toi cinq talents, elle te tourmente, elle te ferme sa porte et t'asperge d'eau froide; puis elle te rappelle (3). Soustrais ton cou à un joug honteux; allons, dis: " je suis libre, oui, libre! " Tu ne le peux, car un maître sans douceur harcèle ton esprit, te donne rudement de l'éperon si tu es fatigué et te fait changer de direction malgré tes efforts contraires » (4). Ailleurs Hor ace, par le truchement du Cynique Damasippe (dont il raille les ma-
(1) Cf. P. Grimai, L'amour. . ., op. cit., p. 160 et suiv.; J.-P. Boucher, Etudes sur Properce. Problèmes d'inspiration et d'art, Paris, 1965, p. 90; E. Segal, op. cit., p. 111: pour un Komain, l'esclavage était pire que la mort; « to be a " slave of love ", even metaphorically, was also un-Roman behavior ». (2) Cf. supra, p. 43. (3) Allusion évidente à la palliata: cf. supra, p. 53, η. 2. (4) Quisnam igitur liber f sapiens, sibi qui imperiosus, quern neque pauperies, neque mors neque uincula terrent (. . . ). Quinque talenta poscit te mulier, uexat, foribusque repulsum perfundit gelida, rursus uocat; eripe turpi colla iugo; « liber, liber sum », die age ! non quis; urget enim dominus mentem non lenis et acris subiectat lasso stimules uersatque negantem.
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nières mais approuve la doctrine), assimile l'amour à la folie (*). De son côté, Perse montre, en s'inspirant de Térence, combien il est ardu de secouer le joug de la passion amoureuse (2). — Pour l'acception que nous donnons à meret, cf. Plaute, Most., 281 : uxores quae nos dote meruerunt, « des femmes qui vous ont achetés avec leur dot »; Horace, Carm., IV, 12, 16: nardo uina merebere, « tu achè teras du vin avec du nard »; Sénèque, Ep., CXXII, 12: cenarum bonarum adsectator, quas improbitate linguae merebatur, « amateur de bons dîners, qu'il achetait grâce à la méchanceté de sa langue ». En employant ce terme imagé, Varron songe, croyons-nous, aux esclaves que l'on achetait sur le marché (3): l'amour, dominus intraitable (cf. les vers d'Horace que nous venons de citer), est par là identifié avec les domini humains; tout se passe comme s'il vous achetait lui aussi, sans faire de sentiment, sur le marché aux esclaves (4). — Pour le sens de δούλος, « d'esclave, servile », cf. Euripide, Tr., 673: δοϋλον ζυγόν, «joug de la servitude»; Sophocle, Tr., 53: γνώμαι δοΰλαι, « pensées d'esclave ». — Même genre d'écriture qu'en 9 et 10. Eemarquer la disposi tion des mots en chiasme dans meret hominem et seruum facit (verbe complément direct - attribut du complément direct - verbe). Dulos esti semble sortir de quelque formule proverbiale.
12. - «Extra quotation». La citation mère provenait d'un recueil des œuvres de Salluste (5). La correction en ut de Vet des manuscrits n'a rien d'impératif; offensum est manifestement une mauvaise lecture (6), tout comme museos (7). La leçon de Laurenberg (fluitantes au lieu de 0) Horace, 8at., II, 3, 250 et suiv. (2) Perse, V, 157-175; cf. supra, p. 43, n. 3. (3) Cf. Varron, L. L., IX, 52, 93: itaque in hominibus emendis, si natione alter est melior, emimus pluris. (4) Traduction d'E. Bolisani (Bolisani, p. 8; pour le texte, cf. notre apparat critique): « amore è come uno schiavo in quanto s'adatta ad umili servizi e da uomo libero si muta in schiavo ». (5) Cf. Lindsay, Nonius, p. 77. (β) Confusion fréquente d'à et d'u, d'm et de nt. (7) La présence de récentes montre qu'on ne saurait lire autre chose que m«eteos; au demeurant, l'adjectif museus, « des Muses », serait aberrant dans notre phrase. J.-P. CÈBE
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fluitare) est paléographiquement critiquable et se fonde sur un argu ment grammatical erroné: après un verbe sentiendi comme suspicere, l'infinitif est fréquemment employé là où on attendrait le participe (*). Les autres tentatives qui ont été faites pour amender le texte consistent en des ajouts et des suppressions qui le violentent à l'excès (2). Tel que nous l'établissons, il est en prose. Nous ne discernons pas avec netteté quelle dépendance il y avait entre ce fragment et le reste de la pièce. Il peint de façon alerte et sug gestive une petite scène divertissante de la vie quotidienne: allusion métaphorique aux hommes qui, tout occupés par leurs désirs ou leurs chimères (en amour?), perdent de vue le réel et font des faux pas? ou satire de la gourmandise? — récentes musteos: presque un pléonasme. Aussi Vahlen, Forcellini et F. Della Corte suppriment-ils récentes qu'ils regardent comme une glose; mais ils n'ont pas pour cela des preuves assez solides: Varron a très bien pu vouloir rendre sa notation plus frappante en utilisant deux mots dont l'un, plus commun, explique l'autre; dans les Res rusticae (II, 11, 3), il parle de fromages molles ac récentes (tour assez proche de notre récentes musteos). Musteus signifie « frais, nouveau ». Le substantif manque. E. Bolisani (3) sous-entend caseos et renvoie à Pline (N.H., XI, 97), qui dit du fromage de Nîmes, de la Lozère et du Gévaudan: sed breuis ac musteo tantum commendatio (4). D'autres, à cause de carnarium (mais ce mot veut dire, en général, « dépense, garde-manger ») et peutêtre aussi à cause de Varron, R.R., II, 4, 3 (5), suppléent petasunculos, (*) Cf. Vairon, Men., 447 Buch.: cubare uideas; 457 Buch.: aspieio . . . sequi; Ernout-Thomas, p. 239. (2) Voici en particulier ce qu'écrit F. Bücheier (Bücheier, p. 537 (403)) au sujet de la tentative de Vahlen (Vahlen 1, p. 79) et de Eoeper (Philol., 18, 1862, p. 447, n. 31; cf. supra, p. 11): «Vahlen et Roeper ont donné une structure métrique au fragment et pueri . . . Cela ne peut s'admettre que si, en même temps, on écrit pedis offensant (comme par exemple Quintilien, VI, 3, 67, disait caput eum ad fornicem Fabium offendisse). Mais une telle modification ne paraît pas justifiée, car on ne dispose d'aucun critère pour une rédaction métrique de ces mots ». (3) Bolisani, p. 10. (4) « Mais il dure peu et ne vaut que tant qu'il est frais ». (5) Quis enim fundum colit nostrum quin sues habeat et qui non audierit patres nostros dicere ignauum et sumptuosum esse qui succidiam in carnario suspendent potius ab laniario quam e domestico fundoi, « qui en effet cultive notre domaine sans posséder des porcs et sans avoir entendu dire que nos ancêtres traitaient de pares seux et de dépensier celui qui suspendait dans son garde-manger des quartiers de porc venant de la boucherie plutôt que du domaine familial? ».
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« jambons » (x) ou succidias, « quartiers de porc salé ». La solution d'E. Bolisani est, à notre avis, la plus plausible, compte tenu des adjectifs (mais ce n'est pas une raison pour introduire caseos dans le fragment comme le fait F. Della Corte). De nos jours encore, les paysans suspen dentsouvent les fromages frais enveloppés dans des feuilles ou enfer més dans des cages d'osier à claire-voie. * * * 13. - Aucun problème de texte. Extrait de Varron II (2). Prose. Suivant certains commentateurs italiens dont nous avons déjà ment ionné la théorie (3), Varron, dans ce fragment, sacrifierait au genre de la nekuia (genre très apprécié des Cyniques et des Satiriques latins — nous y reviendrons): il donnerait la parole à l'esprit d'Agathon «reduce dai luoghi bui », auquel il aurait prêté l'apparence d'une chauve-souris (4). A. Marzullo suggère que, par là, il raille peut-être la métempsycose (5). Nous avons dit quel cas nous faisions de telles suppositions. E. Bolisani a raison de les condamner (6). Mais il témoigne d'une timidité exagérée quand il refuse de risquer lui-même une opinion. Car notre texte fait immédiatement venir à l'esprit trois conjectures dignes d'intérêt: 1° II pourrait appartenir à la catégorie des fables animales, mê me si nous ne connaissons pas d'apologue antique que nous verrions
(!) Kiese, p. 96; Bücheier, p. 537 (403). (2) Cf. Lindsay, Nonius, p. 15. (3) Cf. supra, p. 40. (4) La formule entre guillemets est de L. Riccomagno (Eiccomagno, p. 81), qui fait observer que, dans les Oiseaux d'Aristophane, le chœur relate comment l'âme de Chéréphon, surnommé « La chauve-souris », fut évoquée par Pisandre de même que Tirésias par Ulysse (Aristophane, Av., 1553-1564; cf. 1290). En fait, dans ces vers d'Aristophane, Chéréphon n'est pas appelé νυκτερίς parce qu'il est un fan tôme (cri et vol de la chauve-souris comparés par Homère au bruit et au vol des fantômes), mais parce que, de son vivant, il avait la peau couleur de buis: cf. Nor den 1, p. 60 (324): « Aristophanes in av. 1290. 1564 Chaerephontem νυχτερίδα dioit, ut adnotant interprètes, δια την χροιάν, πύξινον (Eupol., fr. 239, I, p. 322 Κ.) »; Nor den en déduit justement qu'on ne saurait rapprocher du nôtre le texte des Oiseaux « pr opter nerba neque in muribus plane neque in uolucribus sum ». (5) Marzullo, p. 6. (6) Bolisani, p. 10.
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facilement figurer dans une composition comme Agatho (x). On n'ignore pas que plusieurs Satiriques latins, Ennius en tête, ont introduit des fables dans leurs ouvrages (2); et qui n'a lu la charmante fable du rat de ville et du rat des champs narrée par Horace dans le cadre d'un symposion {Sat., II, 6, 79-117)? 2° Varron pourrait encore reproduire ici les propos d'un person nagemythologique changé par quelque dieu en chauve- souris. Le frag ment 13 resterait alors tout à fait dans la ligne du thème fondamental de la satire: il donnerait un exemple des châtiments divins que provoqua l'amour, de ces châtiments qui ne se comptent pas dans les Métamorp hoses d'Ovide. Cette hypothèse, de prime abord, est tentante, en rai son, notamment, de factus sum qui invite à se représenter une méta morphose. Mais, malheureusement, elle n'a pas d'assise ferme dans la légende qui nous a été léguée; les seules victimes d'un courroux d'im mortel qu'on y trouve transformées en chauves- souris sont les filles de Minyas. Or nous ne saurions avoir affaire à l'une d'elles: a) à cause du masculin factus sum; b) parce qu'elles durent leur punition non pas à l'amour, mais au fait qu'elles avaient travaillé pendant les fêtes de Dio nysos (3). 3° II est enfin judicieux — et c'est la solution à laquelle, per sonnellement, nous nous arrêtons — de penser avec E. Norden (4) que notre fragment était inclus dans le discours que tenait, durant le banquet, « un homme qui n'en était pas un », en d'autres termes un inverti. Nous savons en effet que les Grecs comparaient les eunuques à des chauvessouris (5). On tire de là logiquement que la même association devait va loir aussi pour les homosexuels, êtres hybrides, à la fois hommes et fem mes (γυναικανήρ, άρρενό-9-ηλυς). Ainsi interprété, le passage ne mett rait pas une note discordante dans un débat sur l'amour, où il est à présumer que Varron ne négligeait aucune des formes de cette passion
i1) E. Norden (Norden 1, p. 60 (324)) marque bien la distance qui sépare de notre fragment les fables ésopiques où il est question de chauves -souris: celles-ci incarnent chez Esope l'hypocrisie. (2) Cf. Knoche, p. 16 et suiv. Sur le rôle joué par les animaux dans la satire, cf. supra, p. 18, n. 9. (3) Ovide, Met., IV, 407-415. (*) Norden 1, p. 59 (323). (5) Platon, Besp., Y, 479 c; Cléarque, ap. Athen., X, 452 C et suiv.; Lucien, Eun,, 8.
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(rappelons qu'Agathon lui-même était inverti i1)). Assurément, nous n'a vons pas la preuve que les Romains traitaient parfois les homosexuels de uespertiliones', mais ce mot, avec le sens figuré que nous lui attribuons, peut être un hapax; sachant ou imaginant ses lecteurs familiarisés avec le parallèle grec entre la chauve-souris et l'eunuque ou l'homosexuel, Varron a pu transposer de sa propre initiative le grec νυκτερίς, sans se référer à un précédent latin (peut-être aussi donnait-il des éclairciss ements sur cette petite énigme dans la partie perdue de la satire qui sui vait immédiatement le fragment 13). Varron et tous les Boinains fidèles comme lui aux traditions ancestrales jugeaient sévèrement l'effémination et la pédérastie, surtout la pédérastie « passive » (3). Le Cynisme les y encourageait, qui réprouvait formellement Γ« amour grec » (3). Ultime suggestion, que nous signalons uniquement pour épuiser la série des possibles, car, à nos yeux, elle n'a aucune chance d'être vraie: la chauve-souris de notre texte serait Varron, à la fois prosateur (in muribus) et poète (in uolucribus) dans les Ménippées (4). — 13 précédait peut-être 9-11: il serait concevable que l'inte rvention du laudator temporis acti achevât la discussion. Mais, comme nous n'en sommes pas certain, nous avons préféré ne pas bouleverser l'ordre que ces quatre fragments ont dans les autres éditions. — Expression simple et claire, qui s'apparente à celle de 9-12. * * * 14. - Texte sûr. Nous ne comprenons pas pourquoi E. Bolisani a éprouvé le besoin de remplacer celsu"1 qui va très bien par altus, faisant disparaître en partie l'allitération eedit citu1 celsu\ Sur citv? et celsu\ (M Cf. Aristophane, Thesm., 30-265, principalement 130-143. (2) Cf. les termes d'insulte cinaedus, pathicus, prostibulum ou delieiae popli (Piaule, Aul., 285; Most., 15); Varron, Men., 44 Buch.; P. Grimal, L'amour..., op. cit., p. 121; Cèbe, p. 132, 134-137, 160, 177 et suiv., 195, 211. (3j Thème 88 Oltramare: « la pédérastie est un vice ». Cf. G. A. Gehrard, op. cit., p. 140 et suiv.; Philon, De spec, leg., Ill, 37. (4) Cf. Lucien, Bis ace, 33 (c'est le Dialogue qui parle): ούτε πεζός είμι ουτ' επί των μέτρων βέβηκα, άλλα ίπποκενταύρου δίκην σύνθετόν τι και ξένον φάσμα τοις άκούουσι δοκώ, « je ne suis pas en prose, je ne marche pas non plus en cadence; mais, pareil à un hippocentaure, je parais à ceux qui m'écoutent un monstre d'une nouv elle espèce ». Lucien décrit ici son prosimetrum.
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cf. ce qu'écrit H. Geller: « la chute de la consonne finale -s après une voyelle brève précédée de consonne semble être la règle dans les Ménippées, si la métrique le permet » i1). Fragment en vers (hexamètre dactylique) et création originale de Varron. C'est une extra quotation. La «leading quotation» sort d'une édition des vingt-et-une pièces «varroniennes » de Plaute (Plautus I de Lindsay) (2). Nous retrouvons ici, comme il se doit, le pseudo-fantôme d'Agathon: c'est lui qui, d'après les érudits italiens dont il a été question plus haut (3), quitterait précipitamment notre terre pour rejoindre les Enfers. Non moins invraisemblable est la doctrine de G. Boissier (4): il ima gine un deus ex machina qui, après avoir dénoué l'intrigue et tout ar rangé, s'envole vers les cieux. Mais VAgatho, étant un Symposion, n'avait pas d'intrigue et ne requérait apparemment aucune action personnelle de la divinité. De son côté, E. Bolisani (5) se contente de noter qu'il serait peut-être bon d'établir une corrélation entre ce fragment (qu'il numérote 9 com me tous les autres éditeurs) et le fragment 8 (tirade à Lampadio). On ne saurait pourtant, quoi qu'il semble donner à croire, regarder 14 (ou 9) comme inspiré par la comédie au même titre que 8: son mètre n'est pas un mètre comique et ce n'est visiblement pas un morceau de dialogue. Dans ces conditions, nous estimons que le plus raisonnable est de le déplacer, comme nous l'avons fait, jusqu'à la fin de la satire: il se trou vait selon nous dans le dernier épisode du banquet et peignait le départ d'un convive dont il serait vain, bien entendu, de rechercher l'identité. Eeste à étudier l'expression, son timbre, sa couleur. Là-dessus, K. Mras émet une excellente remarque (6): dans notre hexamètre, dit-il, on sent l'influence de la poésie — entendons de la grande poésie. En effet, c'est vers la grande poésie (épopée) que nous sommes invités à diriger nos regards et par la locution haec postquam dixit (7) et par le tour
i1) Geller, p. 23. Cf. Kiese, p. 88. Trait de la vieille langue (Plaute). (2) Cf. Lindsay, Nonius, p. 7 et 11. (3) Cf. supra, p. 40. (4) Boissier, p. 72 et suiv. (5) Bolisani, p. 9. (β) Mras, p. 393. (7) Cf. les tours épiques haec ubi dicta dédit. . ., haec locutus . . ., dixerat et. . ., sic fatus. . ., uix ea fatus erat. . ., haec ait et. . ., sic memorai. . ., etc. On comparera surtout Virgile, Aen., III, 463 (quae postquam notes sic ore effatus amico est) et X, 298-299 (quae talia postquam / effatus. . .).
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allitérant à trois termes cedit citu1 celsu1 (*). Au contraire, l'adverbe tolutim, qui appartient au répertoire des Comiques et des Satiriques (2), contraste avec les autres mots du vers et provoque une espèce de chute. On a là quelque chose qui ressortit au mélange des tons et à la parodie littéraire (style héroï-comique). Parodie souriante, sans intention de censure et visant simplement à égayer la fin de l'ouvrage (disparate plai sante entre la solennité de la phraséologie et le genre familier de la sa tire; peut-être aussi entre la solennité de la phraséologie et la nature ou la condition du personnage mis en scène (3)). Comme presque tous les hexamètres dactyliques des Ménippées varroniennes (une seule exception), celui-ci a une césure penthémimère, césure choisie par l'écrivain pour des raisons d'harmonie: voir Della Corte 5, p. 153. * * * En résumé, les débris subsistants de VAgatho peuvent, à notre sen timent, être disposés et analysés comme suit: — 6: présentation d'un des convives, qui est un adepte de la philosophie socratique. — 7: intervention dans le débat qui s'est engagé au cours du banquet d'un ami du luxe, homme d'esprit «moderne», qui dédaigne la tradition nationale d'austérité et de puritanisme. — 8: tirade inspirée par la comédie et adressée à l'esclave d'un adulesoens. Son office dans l'économie de la pièce n'est pas clair. — 9-11: propos tenus par un laudator temporis acti (Varron?), qui, en réponse aux autres orateurs, fait l'éloge des coutumes ancestrales et, à la façon des Cyniques, flétrit l'amour-passion. — 12: petite scène de la vie familière: les enfants qui trébu chent parce que, tels l'astrologue de la fable, mais pour un autre motif
(*) Cf. Cèbe, p. 86, 106 et suiv. Sur l'emploi (poétique) de l'adjectif citus au lieu de l'adverbe cito avec un verbe de mouvement, cf. Marouzeau, Stylistique, p. 138; Geller, p. 15; un bon exemple est Catulle, 63, 30: citus adit. . . chorus. (2) Plaute, As., 706; Novius, 49 Ribbeck; Lucilius, 313-314 Marx. (3) Sur la bigarrure des tons et la parodie dans la satire, cf. supra, p. 11, n. 5 et 32-33, n. 3. Sur la distinction entre parodie satirique et parodie (ou burlesque) humoristique, cf. supra, p. 21, n. 2. Sur les différentes techniques et les différents effets de la parodie, cf. Cèbe, p. 9 et suiv.
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(la gourmandise), ils regardent en l'air. Impossible de dire où elle se s ituait au juste et quelle était sa fin véritable. — 13: passage du discours prononcé par un homosexuel. A pla cer peut-être avant 9-11. — 14: départ d'un invité i1).
(x) Voici, pour information, l'essentiel de la théorie que développe au sujet d'Agatho F. Della Corte dans son premier travail sur les Ménippees de Varron (Della Corte 1, p. 32). Nous en avons discuté chemin faisant les principaux points: « In un banchetto, ove si disputi di moralità e sovratutto del grande pro blema di come vada trattata l'innocenza e la pudicizia dei bimbi e delle donne, giunge di improvviso la rievocazione di questo Agatone, al quale, conforme le esigenze di una satira che rechi per titolo un nome di persona, possiamo bene attribuire in prima persona gran parte del discorso, sovratutto attribuire il discorso rivolto al servo Lampadione (fr. 8), discorso che, sebbene possa appartenere ad una commedia neviana, tuttavia non stona con un discorso di un poeta tragico (...) come pure non stone rebbe il fr. 14» (notre fr. 11) «pur esso attribuito ad altra opera scenica, forse ad una tragedia di Pacuvio. Il discorso ο monologo di Agatone improntato appunto nella sua forma greca ad un magniloquente tono drammatico, potrebbe terminare con la scomparsa im provvisa dello spirito evocato (fr. 9: haec postquam . . . ) » (notre fr. 14).
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Argo citiremem Argo aux rames rapides II
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Aenea Enee
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III terra culturae causa attributa olim particulatim hominibus, ut Etruria Tuscis, Samnium Sabellis la terre fut jadis, pour être cultivée, attribuée aux hommes par lots, comme l'Etrurie partagée entre les Toscans, le Sam nium partagé entre les Sabelliens
15 Charisius, p. 118, 1. 8 K.: Argo hanc Argo Varrò Menippeus in Age modo: « Argo citiremem ». 16 Charisius, p. 66, 1. 24 K.: quamuis Veteres hic Aenea dixerint sine s, ut Varrò in Age modo, et p. 120, 1. 26 K.: Aenea hic Aenea sine s Varrò dixit in Age modo. 17 Philargyrius, ad Verg., G., II, 167: De Sabellis Varrò in Age modo sic ait: « terra. . . Sabellis ». 17 culture Vaticanus 3317 fol. saec. XI Varron a donné pour titre à cette satire une formule vive d'exhor tationà agir: formule quasi proverbiale, qui appartenait primitivement à la terminologie du sacrifice (*) et fut ensuite adoptée par le sermo cottidianus (2) puis par les écrivains (3). (1) Le sacrificateur demandait au prêtre: « agonei » et le prêtre répondait: « hoc age ». Cf. Varron, L. L., VI, 12; Ovide, F., I, 322. (2) Voir J. B. Hofmann, op. cit., p. 37. (3) Sur sa signification: Servius, ad Verg., Aen., II, 707: hortantis aduerbium ut plerwmque « agite facite » dicamus. Cf. Plaute, Mil., 215: age si quid agis, « au tra-
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Cet appel est évidemment destiné d'abord aux Bomains, que Varron voudrait voir abandonner leur oisiveté et les vices qu'elle engen dre i1). Mais il s'adresse aussi à l'humanité entière: en effet, il nous ap porte l'écho de plusieurs thèmes diatribiques: «agir c'est lutter, vivre c'est combattre », « le travail est un bien » et « l'énergie est la condition essentielle de la vertu » (2). Les trois fragments subsistants ne vont pas à rencontre de cette interprétation du titre: bien analysé, le dernier d'entre eux (17) l'accré dite,on le verra, pleinement; dans le cas contraire, eût-il été rapproché par Philargyrius d'un passage où Virgile exalte la robustesse et l'ardeur de plusieurs peuples d'Italie, dont les Sabelliens: «Notre pays a produit une race ardente, les Marses, et la jeunesse SabeUienne, et le Ligure ha bitué à la vie dure, et les Volsques armés de l'épieu » (3)? Il est donc l ogique d'admettre que, dans les deux autres bribes de textes (15 et 16), Enée et les Argonautes évoqués par leur fameuse nef symbolisent le l abeur courageux et l'apprentissage indispensables pour parvenir à la vertu et à l'indépendance morale (autarheia) qui seule procure le bonheur (4). Semblable exploitation de la légende n'est pas unique dans l'e nseignement des Cyniques et dans les Ménippées de Varron: remémoronsnous, par exemple, le rôle de Sage idéal, de modèle des vertus que le Cynisme fait jouer à Hercule (5). En cela, du reste, ni les Cyniques ni Varron ne se singularisent: les Anciens avaient coutume de demander au mythe et à la poésie, principalement à la poésie homérique, des l eçons de toute sorte. Les Pythagoriciens, pour purifier leurs âmes, lisaient
vaii, voyons, au travail » (trad. A. Ernout); 928; Ep., 196; Pers., 659; SU., 715; Trin., 981; Capt., 930: hoc agamusl; Térence, Eun., 282: age modo, i; Horace, Sat., II, 3, 152: hoc age; Virgile, Aen., I, 753: immo age; II, 707; V, 58: ergo age, agite; III, 169: surge, age; III, 462; V, 548: uade age; V, 635: quin agite; VI, 343: die age; VI, 756: nunc age; Valerius Flaccus, II, 55: quin agite; II, 565: uerum age; III, 212: perge age. Equivalent du grec άλλ' άγε, άγε δή. Voir Otto, s. υ. agere, 3, p. 9-10. L. Eiccomagno fait observer qu'un tel titre est bien dans la manière de Varrò Menippeus (Eiccomagno, p. 42). Cf. aussi Della Corte 1, p. 89. i1) Sur les mauvais effets de Yotium, cf. J.-M. André, op. cit., passim. (2) Thèmes 52 h, 52 i et 51 Oltramare. (3) Virgile, G., II, 167 et suiv. (trad. E. de Saint-Denis): Haec genus acre uirum, Marsos pubemque Sabellam assuetumque maio Ligurem Volscosque uerutos extulit. (4) Thème 26 Oltramare. (5) Thème 51 a Oltramare: « Hercule est le héros de l'énergie morale ».
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et commentaient Homère et Hésiode (*); Socrate faisait quelquefois de même (2); Plutarque nous apprend que les Péripatéticiens Héraclide du Pont et Ariston de Ohio se servaient de la mythologie dans leurs dia logues sur la nature de l'âme (3); le Stoïcien Cléanthe proclamait que la poésie est le meilleur moyen de révéler les plus hautes vérités philo sophiques, et c'était un lieu commun de saluer en Homère le plus grand des directeurs de conscience; ainsi, Horace écrit au début de son épître I, 2: «Pendant que tu déclamais à Eome, Lollius Maximus, j'ai relu à Préneste l'historien de la guerre de Troie: ce qui est beau, ce qui est laid, ce qui est profitable, ce qui ne l'est point, il nous le dit plus ple inement et mieux que Chrysippe et que Crantor » (trad. F. Villeneuve) (4). * * * 15. - Eeste d'un passage en vers: on y reconnaît la fin d'un hexa mètre dactylique (5). En citiremem, hapax, l'imitation de la grande poésie est patente (épopée). Varron aime les composés expressifs de ce genre. Peut-être ce goût fut-il favorisé chez lui par l'influence de Mé-
0) (2) (3) (4)
Cf. L. Robin, op. cit., p. 65. Cf. L. Robin, op. cit., p. 183. Cf. Plutarque, De aud. poet., I; Boissier, p. 100. Horace, Ep., I, 2, 1-4: Troiani belli scriptorem, Maxime Lotti, dum tu déclamas Romae, Praeneste relegi; qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non, plenius ac melius Chrysippo et Crantore dicit.
Nombreux sont les personnages homériques qu'Horace met en scène dans ses 8ermones. Les exégèses allégoriques du mythe ne manquent pas non plus chez les Epi curiens: pour établir qu'il est absurde de redouter les châtiments de l'Enfer, ils a f irment que ceux-ci sont tout bonnement la transposition figurée des maux qui frap pent ici-bas les victimes des passions: Tantale apparaît ainsi comme le type du su perstitieux, Sisyphe comme le type de l'ambitieux, etc. Nous rencontrons ces grands réprouvés dans d'autres doctrines, où ils tiennent parfois un autre emploi: par exemp le,pour les Cyniques, Tantale est le modèle des avares (cf. Horace, Sat., I, 1, 68 et suiv.; Virgile, Aen., VI, 602). Vues sous cet angle particulier, les Erinnyes en viennent à représenter pour les Stoïciens les trois passions fondamentales (cf. supra, p. 27). On trouvera un complément d'information dans Norden 1, p. 65-68 (330333); cf. aussi Riccomagno, p. 88; Boyancé 2, p. 59 (qui rappelle que, par cette mé thode allégorique, les Stoïciens ont sauvé la poésie du discrédit jeté sur elle par Platon). (5) Cf. Bücheier, p. 180 (432).
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nippe: E. Bolisani signale l'emploi par ce dernier de l'adjectif άλμοπότιν, « qui boit l'eau de la mer », pour qualifier la cité carienne de Mindos (x). Il ressort de la forme métrique utilisée et de la résonance du mot citiremem que Varron, dans le passage qui renfermait notre fragment, haussait le ton et embouchait la trompette épique: nous serions éton néss'il n'avait pas recouru à ce style pour chanter les aventures du « na vire fatidique » qui inspirèrent tant de poètes. Etait-ce une parodie (hu moristique bien entendu)? Probablement. Mais cette parodie ne devait pas être exempte d'intentions morales sérieuses: elle devait avoir pour objet à la fois de faire sourire le lecteur et de décrier les contemporains de l'auteur, en opposant leur veulerie à la grandeur des personnages du mythe: le genre héroï-comique a très souvent cette double fin (2). Donc Varron, dans Age modo, rendait hommage à l'héroïsme des Argonautes, comme le fera plus tard Valerius Flaccus (3). D'autres écri vains antiques ne nourrissaient pas pour eux la même admiration: sur tout sensibles à ce que leurs mobiles avaient d'intéressé, ils maudissent
(: ) Bolisani, p. 11. (2) Cf. Hodgart, p. 232-233 (mais ce genre peut aussi, à l'opposé, vouloir « se moquer de l'héroïsme et échapper à l'extrême adulation de l'épopée qui a été de rè gle dans l'éducation humaniste depuis la Renaissance »: Hodgart, loc. cit.; déjà la Batrachomyomachie, parodie savoureuse de V Iliade composée sans doute au Ve siècle avant notre ère par un inconnu, attaquait les valeurs célébrées par l'épopée ho mérique: elle ne raillait pas seulement le style d'Homère, mais voulait montrer que la guerre, envisagée comme il convient, « est essentiellement ridicule, que les guerr iers humains sont semblables à une vermine qui se chamaille et que les poètes qui glorifient leurs prouesses exaltent le côté absurde, animal de la nature humaine »: Highet, p. 81-83); Cèbe, p. 320: les parodies juvénaliennes « n'ont pas pour seule destination de dérider le lecteur; elles cherchent, en plus, à rendre mieux percepti ble la marge qui sépare les Romains de l'Empire des hommes éminents, héros l égendaires ou grands ancêtres, dont la haute poésie perpétue la mémoire, autrement dit à faire voir combien la réalité contemporaine est éloignée de l'idéal et à stigmat iser par une antithèse implicite l'immoralité de la société du Ier-IIe siècle de notre ère » (voir à ce propos F. J. Lelièvre, Parody in Juvenal and T. 8. Eliot, dans CPh, 53, 1, 1958, p. 22-26). Il arrive quelquefois dans la satire que le « style noble » ne vise pas à égayer, ne soit pas parodique, mais serve à faire prendre conscience de la gravité du thème traité: cf. Witke, p. 269; supra, p. 32, n. 3. (8) En revanche, dans les lies rusticae (II, 1, 6), il propose une explication ra tionaliste de leur histoire: les béliers « à la toison d'or » auraient été ainsi nommés en raison du prix que les gens de l'époque accordaient à ces animaux; les vols com mis par Thyeste et Jason n'auraient pas d'autre explication.
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l'invention du navire, périlleux instrument de la cupidité qui a pour fille la guerre i1).
16. - Nul n'était mieux désigné que le fondateur légendaire de l'Urbs pour être pris comme exemple dans une satire qui glorifiait le travail et la force d'âme. Comme les héros grecs qui entreprirent la pre mière expédition maritime, il eut à voyager sur la mer et rencontra pour accomplir sa mission bien des traverses. Héros latin par excellence, per sonnifiant la pietas, il faisait toujours, quoi qu'il lui en coûtât, ce que lui commandaient les dieux et la loi morale. * *
cèle
17. - Texte sûr. Prose. Nous n'entendons pas ce fragment comme A. Marzullo (2): il y dé des « précisions historiques avec des divagations linguistiques com-
(*) Sur cette critique de la navigation, véritable topos, cf. en particulier le thè me 83 b Oltramare: « l'avidité est cause des durs travaux, des voyages dangereux en mer et des guerres meurtrières »; Tibulle, I, 3, 39-40; I, 9, 9; Ovide, Am., II, 16, 16-18; Sénèque, N. Q., V, 18, 6 et suiv., notamment: uela uentis damus bellum petituri. (...) Quid exercitus scribimus directuros aciem in mediis fluctibusì quid maria inquietamusl (...) Nos sine ulla parsimonia nostri alienique sanguinis mouemus manum et nauigia dedueimus, salutem eommittimus fiuctibus quorum félicitas est ad bella per ferri. (...) Sic Gras sum auaritia Parthis dabit: per hominum et deorum iras ad aurum ibitur; Virgile, Bue, IV, 31 et suiv.: après le retour de l'âge d'or, ramené par le célèbre enfant providentiel, « quelques traces de l'ancienne malice subsisteront, pressant les hommes d'affronter Thétis sur des nefs, de ceindre les places de murailles, d'ouvrir dans la terre des sillons. Alors il y aura un second Tiphys » (pilote d'Argo) « et, pour transporter V élite des héros, une seconde Argo; il y aura même une autre grande guerre. . . » (trad. E. de Saint-Denis). Juvénal (I, 10-11) se moque de la «méchante peau d'or volée» (furtiuae. . . aurum / pelliculae) et de Jason devenu négociant à la saison d'hiver (mercator Iason: VI, 153). Il arrivait également que les navigateurs fussent non pas blâmés mais plaints pour la dureté de leur existence: un personnage d'Antiphane (auteur de la Moyenne Comédie) s'écrie dans La femme d'Ephèse (100 et 101 Kock): «Malheureux qui passe sa vie en mer. (...) Marcher cent stades est bien plus enviable, assurément, que de naviguer un plèthre. Tu prends la mer, alors qu'on vend des cordes? » (c'est-à-dire: tu ferais mieux de te pendre); « pauvre sur terre plutôt que riche en mer »; et un héros d'Alexis (autre écrivain de la Moyenne Comédie) s'exclame (211 Kock): «celui qui sillonne la mer est atrabil aire, mendiant, ou candidat au suicide ». (2) Les autres commentateurs n'en disent rien. F. Della Corte (Della Corte 4, p. 147) se borne à noter que, dans Age modo, « l'argomento verteva forse su racconti leggendari e mitologici ».
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me Varron les aime, c'est-à-dire l'indication de l'établissement des po pulations » (d'Italie) « non sans une explication approximative des toponymes » i1). Sans doute est-il conduit à ces réflexions par un passage du De lingua latina de Varron (V, 32), que relève aussi F. Della Corte (2): « Beaucoup de peuples habitent les contrées d'Europe. Celles-ci ont d'or dinaire reçu soit un nom légué par la tradition, comme celui de Sabini et de Lucani, soit un nom tiré de celui des habitants, par exemple Apulie et Latium, soit un nom ayant la double origine, par exemple Etrurie et Tusci » (3). Mais, si on y regarde de près, il saute aux yeux que notre texte n'a rien à voir avec l'onomastique. Quant aux éclaircissements fournis par A. Marzullo sur les « précisions historiques » dont il fait ment ion, ils ne dépassent pas le niveau d'une paraphrase élémentaire. La solution du problème est donnée, à notre avis, par les mots culturae causa et attributa particulatim: ils évoquent sans conteste la ré partition des terres qui eut lieu après Vâge d'Or mythique, lorsque Jupiter imposa aux hommes la loi du travail et les contraignit à cultiver le sol pour assurer leur subsistance: pendant l'âge d'or, comme dit le poète, « point de cultivateur qui travaillât les champs; il eût été même sacrilège de placer des bornes ou de diviser la campagne par une limite (...): la terre produisait tout d'elle-même, avec plus de libéralité, sans être sollicitée »; quand Jupiter eut mis fin à ce paradis, alors « un travail acharné vint à bout de tout, ainsi que le besoin pressant dans une dure condition » (4). Elucidé de cette manière, le fragment 17 est en parfaite conformité avec le sujet de la satire tel que nous l'avons défini (5). (*) Marzullo, p. 8. (2) Della Corte 4, p. 147 (avec des considérations sur l'étymologie exacte d' Etruria et de Tusci). (3) Europae loca multae incolunt nationes. Ea fer e nominata aut translaticio nomine ut 8 abini et Lucani aut declinato ab hominibus ut Apulia et Latium aut utrumque ut Etruria et Tusci. (4) Virgile, G., II, 125 et suiv. (trad. E. de Saint-Denis): Ante Iouem nulli subigebant arua coloni; ne signare quidem aut partiri limite campum fas er at; in medium quaerebant; ipsaque tellus omnia liberius, nullo poscente, ferebat. (...) Labor omnia uicit improbus el duris urgens in rebus egestas. Cf. également le texte des Bucoliques cité supra, p. 77, n. 1 (« ouvrir dans la terre des sillons »). (5) Un argument subsidiaire est apporté par un autre texte de Varron (L. L., V, 6, 34) qui unit le substantif ager, « champ » (cf. culturae causa), au verbe agere
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Les exemples que Varron propose — ut Etruria Tuscis, Samnium Sabellis — prennent dans ce cadre tout leur sens et viennent à leur tour justifier notre théorie: pour rendre raison & Etruria Tuscis, il faut rap peler que la technique du partage des terres par les agrimensores avait été apprise aux Eomains par les Etrusques, ses fondateurs, qui étaient censés la tenir eux-mêmes de la divinité. On lit à ce sujet dans le recueil des agrimensores deux témoignages des plus éloquents: « On sait que la terre fut écartée de l'éther. Or, quand Jupiter s'adjugea la terre d'Etrurie, il décida et ordonna que la campagne fût divisée et que Von bornât les do maines. Sachant la cupidité des hommes (...)> il voulut que tout fût séparé par des limites »; et d'autre part: « aussi cette méthode de mesure des terres fut-elle en premier lieu établie par la discipline des haruspices étrusques » (!). A la façon des Etrusques, Bomulus, si l'on en croit Var ron et d'autres, morcela plus tard le territoire de Rome (2). Passons à
(cf. age modo): ager dictus in quam terrain, quid agebant et unde quid agebant fructus causa. i1) Gromatici ueteres, I, p. 350 Lachmann: Scias mare ex aethera remotum. Gum autem Iuppiter terram Aetruriae sibi uindicauit, constitua iussitque metiri campos signarique agros. Sciens hominum auaritiam (...) terminis omnia scissa esse uoluit; I, p. 166, 10 et suiv. Lachmann: unde primum haec ratio mensure constituta ab Etruscorum aruspicum disciplina. (2) II en fit trois lots: l'un d'eux formait le domaine de l'Etat (ager publicus), un autre était destiné aux temples, le troisième fut distribué aux citoyens à raison de deux jugères par chef de famille: cf. Denys d'Haï., II, 1, 74; Plutarque, Borri., 27; Varron, B. B., I, 10, 2. Les opérations de ce genre, écrit Varron (De geom., 3 = Martianus Capella, VI, 228), eurent pour conséquence d'apporter la paix aux peuples qui, jusque-là, erraient et se querellaient (prius quidem dimensiones terrarum terminis positis uagantibus ac discordantibus populis pacis utilia praestitisse). Dans notre fragment 17, il ne s'agit donc pas d'une simple répartition des terres entre les différents peuples (l'Etrurie revenant aux Etrusques, le Samnium aux Sahelliens, etc.), mais d'un découpage analogue à celui de Romulus, c'est-à-dire d'un partage des diverses contrées entre les membres des communautés qui les occupaient. En sorte qu'on se fourvoierait si on voulait faire dire ici à Varron qu'au commencement la propriété fut collective, les terres appartenant à des peuples entiers (sur cette question, que nous laisserons de côté, cf. P. Ghiiraud, op. cit., p. 1 et suiv. Sur la situation économique de Rome avant la conquête étrusque, cf. J.-P. Lévy, The Eco nomie Life of the Ancient World, Chicago et Londres, 1967, p. 47: l'économie était alors essentiellement pastorale; les modes de culture restaient très primitifs — jachère un an sur deux; les pâturages étaient sans doute possédés collectivement par les gentes, tandis que la culture était une entreprise familiale). Pour Lucrèce (V, 1110 et suiv.), la propriété fut attribuée par les rois en fonc tion de la beauté, de la force et de l'esprit de chacun: cf. Boyancé 3, p. 248.
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Samnium Sabellis: le nom des Sabelliens est, on le sait, inséparable du uer sacrum, qui représente pour ainsi dire la forme initiale, rituelle, de la colonisation, avec les divisions de territoires qu'elle implique (x). On s'aperçoit qu'il ne faut pas trop presser le sens du mot culturae dans culturae causa: on aurait tort d'en déduire que notre texte se place, chro nologiquement, au stade de l'agriculture qui, dans la reconstitution varroïiienne de l'histoire, suit, on s'en souvient, le stade pastoral (2). C'est effectivement en vue du travail agricole que les terres furent divisées durant la préhistoire italienne; mais, d'après Varron, elles le furent avant même que ne débutât l'étape de l'économie pastorale (3). Cela ne signifie pourtant pas qu'en écrivant la phrase terra culturae causa. . . Varron n'avait pas en tête une arrière-pensée; qu'il ne voulait pas rendre un hommage discret à l'agriculture, occupation jadis (olim) donnée aux hommes par le maître des dieux, et rabaisser implicitement l'élevage qu'il regrettait de voir s'étendre depuis peu (nunc) en Italie au détriment de l'agriculture (4): « c'est pourquoi », lisons-nous dans les Res rusticae, « sur cette terre où les pasteurs qui ont fondé notre ville enseignèrent l'agriculture à leurs descendants » (œuvre pie, conforme à la volonté des dieux), « là leurs descendants, à cause de leur cupidité, ont, violant la loi, converti les terres arables en prairies, ignorant que l'agriculture et l'élevage sont deux choses différentes » (5). Somme toute, il nous semb le que le fragment 17 n'est pas sans évoquer en filigrane le problème très actuel des latifundia et de Yager publicus qui inquiétait Varron: bien qu'il possédât lui-même d'immenses troupeaux (e), il était capable de comprendre la gravité du péril (et ce n'était pas seulement un péril moral) que faisaient courir à son pays le déclin de l'agriculture et la ruine des petits propriétaires obligés de vendre leurs domaines: voilà pour quoi, sans aucun doute, il appartint en 59 à la commission de vingt memb res chargée d'appliquer la lex Julia agraria. L. Eiccomagno exagère donc lorsqu'il soutient que Varron, dans les Ménippées, n'envisage nulle (x) Cf. J. Heurgon, Trois études sur le uer sacrum, coll. Latomus, 26, Bruxelles, 1957. (2) Cf. supra, p. 7, n. 1. (3) II faut souligner au demeurant que l'agriculture existait vraisemblable ment déjà, si imparfaite qu'on l'imagine, au stade pastoral: cf. E. H. Oliver, op. cit., p. 39. (4) Sur la glorification de l'agriculture chez Varron, cf. supra, p. 7, n. 1. (5) Varron, B. B., II, praef., 4: itaque in qua terra culturam agri docuerunt pastores progeniem suam, qui condiderunt urbem, ibi contra progenies eorum propter auaritiam contra leges ex segetibus fecit prata, ignorantes non idem esse agri culturam et pastionem. Sur cette évolution, voir E. H. Oliver, op. cit., p. 51-67. (e) Cf. Varron, B. B., II, praef., 6; II, 8, 6.
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part « la contrapposizione dei poveri e dei ricchi, con tendenza alla sa tira sociale contro la proprietà » (x); mais il est bien vrai que, sur ce plan, Varron montre une grande retenue et prend ses distances par rapport aux Cyniques anarchistes et défenseurs du prolétaire: il est pour la pro priété, pour la classe possédante (2), contre la révolution, et se figure que tout s'arrangerait si, par quelque magique retour en arrière, les Bomains restauraient le mode de vie équilibré des maiores. Utopie, assu rément, mais n'oublions pas que cette utopie commanda pour une large part la politique d'Auguste (3). Au risque de subtiliser un peu, nous dégagerions volontiers de notre passage une dernière suggestion cachée. Varron parle de l'Etrurie. Or cette province — comment pourrait-il n'y pas songer quand il fait al lusion à son brillant passé? — offrait au Ier siècle avant notre ère un aspect désolé, malgré la richesse de son sol (4): là aussi, là surtout, l'él evage avait tué l'agriculture libre qui ne nourrissait plus son homme. — Particulatim, littéralement « par morceaux », correspond à uiritim que Varron emploie dans le texte relatif aux mesures agraires de Romulus: cf. p. 79, n. 2 (5). — Noter le jeu élégant des sonorités: allitérations culturae causa, Samnium Sabellis, alternant avec des homéotéleutes : olim particulatim. Même style qu'en 9-13. (') Riccomagno, p. 147; cf. Scherbantin, p. 74. (2) F. Della Corte (Della Corte 5, p. 219) écrit qu'il n'eût pas accepté une part de responsabilité dans les distributions de terres ordonnées par la lex Iulia agraria si ces distributions avaient gravement lésé les intérêts des propriétaires de latifundia. (3) Cf. Dahlmann 5, p. 4: « on ne peut insister assez sur le fait que sans lui (Var ron) la renouatio augustéenne aurait été inconcevable» (elle dépend en fait beau coup plus de lui que de Cicéron à qui on en attribue souvent presque tout le mérite). (4) Cf. Plutarque, Tib. Gracehtis, XI, 7: « comme il allait à la guerre de Numance, en passant par la Toscane, il trouva le pays presque désert et ceux qui y labouraient la terre ou y gardaient les bêtes pour la plupart esclaves barbares, ve nus de pays étrangers » (trad. Amyot); E. H. Oliver, op. cit., p. 59. Touchant la fer tilité de l'Etrurie, cf. Varron, B. B., I, 9, 6. (5) A. Marzullo (Marzullo, p. 8) prétend sans preuves que particulatim est « fog giato sul linguaggio comico » (est-ce à cause Particulatim, « par morceaux », qu'on lit dans Plaute, Ep., 488? mais on relève aussi ce mot chez Cicéron, Leg., I, 36, et Lucrèce, IV, 554. Sur les adverbes en -Um, cf. A. Meillet-J. Vendryès, Traité de gram maire comparée des langues classiques, 2e éd., Paris, 1948, p. 219 et suiv.). En dehors de notre passage, particulatim figure dans les textes suivants: Varron, ap. Serv., ad Verg., G., II, 267; B. B., II, praef., 2; Cicéron, ad Her., I, 9, 14; Sénèque, Ep., XXIV, 14; Columelle, VII, 5, 4; Végèce, Milit., III, 11; Apulée, De mundo, 333, p. 155, 16 Thomas; Julius Paulus, Dig., Vili, 3, 23; Scaevola, Dig., XLVI, 3, 90. Plutôt qu'un terme familier il faut y voir un terme juridique. J.-P. CÈBE
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AIAX
STRAMËNTIGIVS Ajax de paille
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hac re aeger medicos exquisitim conuocabat ut conualesceret souffrant de ce mal, il convoquait, après recherche, des médec inspour le guérir (x)
18 Nonius, p. 513, 1. 26: EXQVISITIM Varrò Aiace Stramenticio: «hac re. .. conualesceret ». Aiace stramenticio ] stramentitio H1 AA Aïce stramentio Bamb. CA | 18 hac re Turnebus XXVIII 12 Oehler Buch. BoUsani Della Corte: acre AA G H L Montepess. Riese Lindsay atre Bamb. Hac re uel acre del. Duentzer (Diar. litt, ant., 1848, p. 490) I exquisitim ] exquisitum Bamb. || conuocabat Turnebus Biese Buch. Bolisani Della Corte: conuocabas G H L Lindsay conuocauas Bamb. || conualesceret Bamb. G H L Biese Buch. Bolisani Della Corte: conualesceres Popma Lindsay Le fragment 18 a été tiré par Nonius d'Alph. Adv. (2). Son texte, que nous proposons après Bücheier et d'autres, peut être considéré com me certain. Bien que Eiese et Lindsay gardent Vacre des manuscrits, la correction hac re de Turnèbe s'impose (variante orthographique au départ. La disparition de l'Ä- initial et la mauvaise division des mots qui s'en est suivie proviennent sans doute du fait que le passage, dans l'a rchétype, fut copié sous la dictée (3)). Il arrive, à vrai dire, que l'accu satifneutre singulier de l'adjectif acer soit employé adverbialement (4); mais avec aeger il formerait un curieux assemblage. Au contraire, le groupe hac re aeger est entièrement satisfaisant. On trouve la même cons truction Jaeger avec un ablatif chez Cicéron: homines aegri morbo graut, (*) Et non: « pour qu'un malade guérisse, on appelle les médecins en consul tation... », comme l'écrit A. Marzullo (Marzullo, p. 8), dont le texte est pourtant identique au nôtre. (2) Cf. Lindsay, Nonius, p. 30; supra, p. xn. (3) Cf. supra, p. 63. (4) Cf. Salluste, Hist., TV, 76; Perse, V, 127.
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« des personnes souffrant d'une grave maladie » (x), et chez Cornélius Népos: aeger uulneribus, « souffrant de ses blessures » (2). Exquisitum du Bambergensis est une coquille négligeable. Beste le flottement dans les personnes des verbes. La deuxième personne (conuocabas, conualesceres) est possible. Avec elle, on aurait un extrait de dialogue. Mais, comme il est plus probable que le fragment 18 appartenait à un récit, mieux vaut, à notre avis, adopter la troisième personne. La majorité des commentateurs notent, légitimement, qu'Aiax stramenticius était une pièce parodique. Pour les uns (3), il se référerait d irectement à la mythologie. Les autres, dont nous partageons les vues, sont d'avis qu'il démarquait, quoique rédigé par endroits en prose com me le montre l'unique fragment conservé (4), une tragédie portant sur la légende d'Ajax (5). De telles parodies tragiques, où se laisse découvrir l'influence du théâtre comique (6) et des tragédies humoristiques du Cy nisme (7), étaient nombreuses dans notre recueil, les vestiges que nous en avons reçus le prouvent assez (8). Mais Aiax stramenticius est-il une ménippéel F. Eitschl et P. Della Corte le nient (9): si on les en croit, cet ouvrage serait à placer au nomb re des ρ s eudo -tragédies que Saint Jérôme recense dans son catalogue des écrits varroniens: pseudo-tragoediarum libros VI (10). On l'admettrait à la rigueur, n'était une difficulté que F. Della Corte a tort de prendre à la légère: il affirme comme allant de soi que la prose devait alterner avec les vers aussi bien dans les pseudo-tragédies que dans les Ménippées ou les Hebdomades seu imaginum libri (n). Bien n'est plus contestable.
0) Cicéron, Cat., I, 31. (2) Cornélius Népos, Milt., VII, 5. (3) En particulier Dahlmann 1, col. 1274; Bignone, p. 333. (*) Cf. Bolisani, p. 12: « la riduzione poetica dell'unico fr. non par possibile ». (ò) Cf. notamment Mras, p. 393; Riccomagno, p. 64, 87-88, 98; Bolisani, loc. cit. (6) Singulièrement de la phlyake, de l'hilarotragédie rhintonienne et du mime. (7) Cf. F. Ritschl, BhM, 12, 1857, p. 152; Riccomagno, loc. cit.. On peut comparer en particulier le Ψενδαίας d'Apollodore de Gela (fr. 5 Kock: Pollux, X, 138): cf. Riese, p. 98. (8) Cf. Riccomagno, loc. cit. (9) Cf. F. Ritschl, loc. cit.; Della Corte 1, p. 88 (F. Della Corte a-t-il changé d'opinion depuis? on ne sait. En tout cas, dans son dernier ouvrage sur les Ménipp ées — Della Corte 4, p. 148 — , il ne dit pas s'il demeure d'accord avec Ritschl sur la question débattue). (10) Cf. supra, p. vu, n. 2. (n) Sur le prosimetrum dans les Hebdomades, cf. Boissier, p. 341 et suiv.
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Personnellement, nous avons la certitude qu'une pseudo-tragédie était d'un bout à l'autre en vers (*) et que, par conséquent, il n'y a aucun mot if sérieux pour exclure des Ménippées une composition dont la seule citation que nous possédions est en prose. Eevenons-en maintenant aux particularités qui rattachent Aiax stramenticius à la tragédie. Si le fragment 18 ne renvoie à ce genre ni par son contenu ni par son style, il en va différemment — on ne l'a pas bien marqué jusqu'ici — du titre de la satire. Il suffit pour s'en per suader de mettre en regard a'Aiax stramentieius quelques titres de tra gédies latines: Aiax mastigophorus de Livius Andronicus; Hector proficiscens de Naevius; Andromacha aechmalotis et Medea exul d'Ennius. Mais il faut encore tenter de résoudre une question fondamentale: que signifie au juste Aiax stramenticiusi comment doit-on y comprendre slramenticiusi Scaliger avait déjà donné la bonne réponse: cet adjectif évoque un mannequin (2), de même que faeneus dans une expression de Cicéron — hommes faeneos, « des mannequins de foin » (3) — et stramineus dans l'image par laquelle Ovide présente les fantoches des Argei — stramineos Quirites, « les Quirites de paille » (4). Selon Scaliger et E. Bolisani, le mot devrait être interprété dans son sens propre. Paraphras ant Eiese (5), E. Bolisani écrit qu'il convient d'imaginer « l'un des ha bituels épouvantails des jardins, terrible autant que l'avait été Ajax alors que, possédé par une folie sacrée à cause de l'outrage fait à Cassandre, il attaquait (...) des troupeaux qu'il prenait pour des hom mes » (e). Passons sur la bévue que renferment ces lignes (E. Bolisani confond Ajax fils de Télamon et Ajax fils d'Oïlée. C'est sûrement du
(!) Cf. Eiese, p. 31 et suiv.; Riccomagno, p. 19; Bolisani, p. 12. (2) On rejettera catégoriquement la thèse d'A. Dieterich (Pulcinella, Leipzig, 1897, p. 118), qui traduit Aiax stramenticius par «Ajax à la massue de paille », et on se gardera de mettre, à sa suite, Aiax stramenticius en relation avec le fragment d'une atellane de Novius (Phoenissae) où, parodiant la tragédie, un personnage dont nous ignorons le nom menace un autre personnage de l'occire avec sa massue de paille (claua scirpea): cf. 0. Kibbeck, Com. Rom. Fragm., op. cit., p. 324, 79; P. Frassinetti, Atellanae Fabulae, Rome, 1967, p. 87, 78. Contra Marzullo, p. 8. (3) Cicéron, Or. Fragm., A, VII, 3, p. 934, 32 Halm (p. 241, 25 Müller). Cf. Asconius, p. 62. (4) Ovide, F., V, 621. Voir aussi Pétrone, LXIII. (5) Riese, p. 98: a nisi forte simplidus de stramenticiis hortorum agrorumque custodibus cogitabitur, qui feris et auibus perinde terribiles sunt ac pecudi olim fuit Aiax iïle insaniens ». (6) Bolisani, p. 12.
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premier, le « grand Ajax », que notre satire rappelle le souvenir: son ac cès de folie était devenu quasi proverbial et tenait du lieu commun li ttéraire (x); il était le héros de plusieurs tragédies latines (2); enfin Varron en personne parle ailleurs dans les Ménippées de sa démence (3)). Même purgée de cette erreur, la doctrine d'E. Bolisani n'emporte pas la con viction. Pour notre part, il nous semble bien préférable de donner à stramentioius une acception figurée analogue à celle du faeneus cicéronien. Aiax stramentidus désigne dans notre esprit un homme qui n'a d'Ajax que la maladie, en d'autres termes un émule d'Ajax dans l'aliénation mentale, non dans la grandeur; un Ajax de rien, un Ajax pantin, un pauvre fou à plaindre ou à mépriser mais non à craindre. Cette exégèse trouve un appui dans la valeur péjorative que revêt souvent faeneus, « vil » ou « sot » (4). A partir de là, on peut definii· sommairement le sujet d'Aiax stramenticius: il avait trait au fléau dénoncé par le fameux pa radoxe stoïcien πας άφρων μαίνεται (5). Nous retombons donc ici sur cette utilisation symbolique de la légende qui a un peu plus haut retenu notre attention (6). Dans le personnage auquel fait allusion le fragment 18, on reconnaît souvent, en se fondant sur VAiax du titre, ce Léonymos qui, au dire de Pausanias, fut blessé en combattant l'armée de Locres à la tête des gens de Crotone et qui, sur le conseil de la Pythie, se rendit dans l'île Leukè où il vit les deux Ajax (7). On s'étonne qu'une identification si manifestement fantaisiste ait obtenu tant de succès.
(M Cf. Plaute, Capt., 615; Horace, 8at., II, 3, 187-207. (2) Livius Andronicus, Aiax mastigophorus (cf. p. précédente); Ennius, Aiax; Accius et Pacuvius, Armorum iudicium (cf. infra la satire portant ce titre). Un pas sage du De lingua Latina (VI, 2, 6) atteste que Varron connaissait la pièce d'Ennius: Enni Aiax: « lumen tubarne in caelo cernof ». (») Fr. 125 Buch. (4) Thés. l. L., VI, s. v. faeneus, p. 164. (5) De son côté, F. Bücheier (Bücheier, p. 537 (404)) pense qu'Aiax stramenticius « wird am natürlichsten wohl auf die von Stoischer Paradoxie erkünstellte Tollheit bezogen ». (s) Cf. supra, p. 74 et suiv. (7) Pausanias, III, 19, 12: «La guerre ayant éclaté entre Crotone et Locres, en Italie, ceiix de Locres, en raison de leurs liens d'amitié avec les Opuntiens, firent appel à Ajax, fils d'Oïlée, pour qu'il les aidât dans la bataille. Aussi Léonymos, qxii commandait l'armée de Crotone, attaqua-t-il l'ennemi là où il entendait dire qu'Ajax était posté en première ligne. Il fut blessé à la poitrine et, affaibli par sa bles sure, se rendit à Delphes. Quand il fut arrivé, la Pythie l'envoya à l'île Leukè, di-
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Qui est le malade de notre texte? mais tout simplement un fou in connu, un Aiax stramenticius — qu'il s'agisse d'un aliéné véritable ou d'un homme qui se croyait aliéné. Il est normal que, conscient de son état, ce malheureux, entre deux crises si c'était un vrai fou, ait fait ap pel aux médecins pour recouvrer la santé: le héros des Eumenides, nous le verrons, s'adresse lui aussi aux médecins quand il se figure avoir la tête dérangée (*); et c'est à un médecin que le vieillard des Ménechmes de Plaute demande de soigner le faux dément qu'il prend pour son gen dre (2). Le vocabulaire dont Varron se sert — aeger, conualesceret — n'in firme pas cette façon de voir: en effet, dans le passage cité des Ménechm es, la folie est, comme dans le fragment varronien, assimilée à une mal adie: 889: «de quelle maladie avais-tu dit qu'il souffrait?»; 895: «je veux qu'il soit guéri))-, 897: «je le guérirai)); 911: «ta maladie)); 949: ^guérir)); 959: «je n'ai jamais été malade » {*). Bien entendu, les trait ements prescrits par les praticiens convoqués exquisitim ne pouvaient manquer d'échouer l'un après l'autre: Varron ne croyait pas plus que les Cyniques aux vertus de la médecine, qu'il considérait comme un art inutile, sinon nuisible, exercé par des charlatans (4); le seul remède ef ficace contre la folie était, à ses yeux, l'enseignement philosophique qui mène à la sagesse.
sant qu'il y verrait Ajax et serait par lui guéri de sa blessure. Plus tard, guéri, il revint de l'île Leukè, où il avait vu, disait-il, Achille, Ajax fils d'Oïlée et Ajax fils de Télamon ». Cf. Scholie ad Plat., Phaedr., 243 a. Mettent cette anecdote en relation avec la satire varronienne: Eiese, p. 98 (« argumentum saturae fortasse ridicule commutatum ex fabula quae legitur apud Pausan., III, 19, 12 »; mais cf. supra, p. 84, n. 5); Della Corte 1, p. 88 (« il ne serait pas impro bable que l'unique fragment fût relatif à Léonymos avant que celui-ci ne vît Ajax »); Della Corte 4, p. 148 (ici, Della Corte traduit, en partant du même texte que nous: « malade, pour se guérir de cette blessure, il appelait les médecins en consultation » et poursuit: « du titre, il devrait résulter que Γ Ajax de l'île Leukè n'était pas autre chose qu'un fantoche fait de paille »(!)); Marzullo, p. 8. (x) Fr. 156 et 161 Buch. Nous attribuons à ces textes une signification personn elleet inédite qui nous paraît inattaquable et que nous justifierons le moment venu. (2) Plaute, Men., 889 et suiv. Sur cette parodie de consultation médicale, cf. Cèbe, p. 47, 53. (3) a Quid esse Uli morbi dixeras? »; «ego ilium curari uolo »; «curabo»; a morbo (...) tuo »; « curare »; « numquam aegrotaui ». (4) Cf. la ménippée intitulée Quinquatrus et les thèmes 9 et 74 e Oltramare: « il faut renoncer à l'étude de la médecine »; « le Sage est un médecin ».
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Comme Ajax avait perdu le sens à cause de son orgueil et de son ambition, E. Bolisani suppose que Varron fustigeait dans Aiax stramenticius un des principaux motifs de l'universelle déraison: le désir d'ar river et de faire parler de soi (x). Peut-être. — Eœquisitim: mal traduit par E. Bolisani (« avec insistance »). Hapax. Comparer tolutim (fr. 9) et particulatim (fr. 17). — Remarquer le jeu phonique conuocabat - conualesceret. Même style qu'en 9-13.
Cf. supra, fr. 4.
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ΟΥΤΟΣ
ΗΡΑΚΛΗΣ
Cet autre Héraclès I 19 (19)
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quern mater peperit Ioni puellum (ce héros) que sa mère donna pour enfant à Jupiter II cum de Inuicto Hercule loqueretur eumdem esse ac Martern probauit (Varron) parlant de l'Invincible Hercule a démontré qu'il s'ident ifiait avec Mars
19 Priscianus, VI, p. 231, 13 K.: non est tarnen ignorandum quod etiani hic pueras et Me et haec puer uetustissimi protulisse iimeniuntur et puellus puella. Lucilius Varrò in satura quae inscribitur "Αλλος οΰτος Ηρακλής: «quern... puellum». 20 Macrobius, III, 12, 5: Salios autem Herculi ubertate doctrinae altioris adsignat (seil. Maro) quia is deus et apud pontiflces idem qui et Mars habetur. Et sane ita Menippea Varronis adfìrmat quae inscribitur "Αλλος οδτος Ηρακλής in qua cum. . . probauit. Ι λυ "Αλλος οδτος Ηρακλής ] om. Η αλλά ος Ό2 αλοκουτος ερακαες L αλλουκουτως ηρακλης L in mg. ηρακαης Κ || 19 quem Della Corte (qui grauida pro glossa habet et del.): grauida quas Ρ grauidae quae D grauidaque ceti. coda, et edd. || aluo post mater add. Lachmann (Lucr., IV, 1275) metri causa | 20 de Inuicto Hercule Mommsen (CIL, I, p. 150) Biese Buch. Bolisani Della Corte: de Hercule Ρ de multo Hercule ceti. codd. de Hercule multa ceti. edd. Le titre de cette satire a été diversement compris par les comment ateurs. D'après Oehler (x), le second Héraclès de Varron serait Thésée qui, effectivement, se vit, dit-on, décerner ce nom glorieux, devenu après lui proverbial (2). (*) Oehler, ad loc. (2) Cf. Ptolémée Héphaïstios, Bibl. de Photius, 151 Bekk.: «on rapporte aussi qu'il (Ménédème d'Elide) combattit aux côtés d'Hercule dans la guerre contre Au-
"Αλλος ούτος 'Ηρακλής
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Krahner (χ) et Biese (2) portent leur choix sur le Stoïcien Cléanthe, successeur de Zenon, alléguant le témoignage de Diogene Laërce qui nous apprend que ce personnage fut surnommé δεύτερος Ηρακλής en raison des sacrifices qu'il consentait pour la philosophie (3). Selon Bücheier (4), la solution du problème serait donnée par les paroemiographi grecs — Diogenianos enseigne que, généralisant l'ap pellation d'abord conférée à Thésée, on qualifiait α'άλλος ούτος Ηρακλής les hommes « forts et puissants » (5) — et dans une glose de Servius qui s'appliquerait à notre ouvrage: « alors, comme dit Varron, tous ceux qui avaient agi courageusement recevaient le nom d'Hercule; voilà pour quoi nous lisons " Hercule de Tirynthe, d'Argos, de Thèbes, de Li bye " » (6).
gias et que, tué dans la bataille, il fut enseveli à Lépréon, près d'un pin; qu'Herc ule,ayant institué des jeux en son honneur, fut affronté à Thésée; que ce combat n'eut pas de vainqueur et qu'en conséquence les spectateurs dirent de Thésée: ' cet autre Héraclès ' ». Autre information chez Eustathe (ad Horn., II., E, 638, p. 589, 41): «il faut noter aussi que l'on connaît différents Hercule, comme le révèle celui qui dit que dans l'expression άλλος οδτος 'Ηρακλής, désignant proverbialement Thésée, on ne sait s'il s'agit d'Hercule Dactyle du mont Ida ou d'Hercule fils d'Alcmène. C'est Aelius Dionysius qui parle ainsi. Pausanias, quant à lui, indique qu'à^oç ούτος Ηρακλής est une expression proverbiale relative à Thésée ou à un des Dact yles du mont Ida. Certains y reconnaissent Héraclès d'Egypte, d'autres le fils d'Al cmène ». Voir Paroem., I, p. 190 et suiv. (1) Krahner, p. 7. (2) Riese, p. 98 et suiv. (3) Diogene Laërce, VII, 169 et suiv.: Cléanthe, ancien pugiliste, remplissait la nuit les baquets d'un maraîcher pour avoir les moyens de payer le jour les leçons de son maître Zenon: φασί Ss και Άντίγονον αύτοϋ πυθέσθαι οντά άκροατήν δια τί αντλεί; τον δ' ειπείν 'Αντλώ γαρ μόνον; τί δ'ούχί σκάπτω; τί δ' ούκ άρδω και πάντα ποιώ φιλοσοφίας ένεκα; και γαρ ό Ζήνων αυτόν συνεγύμναζεν εις τοΰτο και έκελευεν όβολον φέρειν αποφορας. Καί ποτέ άθροισθέν το κέρμα έκόμισεν εις μέσον των γνωρίμων καί φησι · Κλεάνθης μέν καί άλλον Κλεάνθην δύναιτ' αν τρέφειν, ει βούλοιτο · οι δέ έχοντες δθεν τραφήσονται παρ' ετέρων έπιζητοϋσι τα επιτήδεια, καίπερ άνειμένως φιλοσοφοΰντες. "Οθεν δή και δεύτερος Ηρακλής ό Κλεάνθης έκαλεϊτο. Variante de cette interprétation chez L. Riccomagno (Riccomagno, p. 126, il. 2): « on pourrait aussi émettre l'hypothèse qu'il s'agit ici d'un philosophe cyni que, lequel, luttant contre le vice, est devenu pour ainsi dire ' un autre Hercule ' ». (4) Bücheier, p. 537 et suiv. (404 et suiv.). (6) Cf. Diogenianos, I, 63: άλλος οΰτος Ηρακλής· επί τών ισχυρών καί κραταιών ή παροιμία. Cf. Paroem., loc. cit. (6) Servius, ad Verg., Aen.., VIII, 564: tune, sicut Varrò dicit, omîtes qui fecerant fortiter Hercules uoeabantur; (...) hinc est quod legimus Herculem Tirynthium, Thebanum, Libyum.
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Pour Brunetti enfin, Varron tournerait en dérision les vantards mégalomanes qui n'hésitent pas à mettre en parallèle avec les exploits d'Hercule la moindre de leurs actions i1). De ces quatre essais d'élucidation, le meilleur est sans conteste celui de Bücheier, qui a bien discerné le caractère proverbial de la formule άλλος ούτος 'Ηρακλής (2). Cependant l'explication qui suffit à Bücheier ne répond pas entièrement à notre attente: car, si le titre qui nous in téresse fait, selon toute probabilité, allusion aux hommes vigoureux (physiquement et moralement), il doit désigner aussi le dieu Mars (il est courant qu'un titre ait deux ou plusieurs sens). On l'infère à bon droit du texte de Macrobe, qu'E. Bolisani (3) commente ainsi: Varron, écrit-il, s'appuie sur l'identification bien connue du Marmar italique avec Héraclès et désire faire entendre que le mythe d'Hercule, chargé par elle d'une valeur neuve, en est venu à symboliser certains des idéaux romains les plus nobles. F. Della Corte (4) puis A. Marzullo (5) ajoutent que cette « fusion » des deux immortels découla sans doute d'analogies entre leurs rituels (6) et surtout, plus simplement, de l'épithète Inuictus qui leur était commune (7). Soit. Mais en se limitant à cet aspect des choses on méconnaît de nouveau, nous semble-t-il, un trait important de la satire. K. Mras nous paraît être dans le vrai quand il admet qu' "Αλλος οντος 'Ηρακλής illus trait l'idée que se faisaient les Stoïciens du Panthéon traditionnel (8) —
(1) Cf. Anthologie de Planude, VI, 100 Jacobs: dans cette pièce, un fanfaron, ayant tué une souris, prend Jupiter à témoin et se pare du titre de « second Hercule ». (2) Cf. Della Corte 1, p. 89; Della Corte 4, p. 148. "Αλλος οΰτος Ηρακλής peut encore se dire d'un ami fidèle et correspond dans ce cas au latin alter ego: cf. Aristote, Eth. Eudem., VII, 12 (1245), où on lit άλλος Ηρακλής, άλλος αυτός (mss. ούτος); Eth. Magn., II, 15 (1213), où on a bien άλλος οΰτος Ηρακλής. Sur la genèse de cette autre acception du tour, voir Paroem., loc. cit. (3) Bolisani, p. 13 et suiv. (4) Della Corte 4, loc. cit. (5) Marzullo, p. 8. (e) Ainsi, les Saliens étaient en même temps prêtres d'Hercule et de Mars: cf. Servius, ad Verg., Aen.., VIII, 285: sunt Salii Martis et Herculis, quoniam Chaldaei stellam Martis Herculem dicunt, quos Varrò sequitur; Mythographus Vaticanus, III, 13, 8; CIL, XIV, 3601; 3609, 18; 3612; 3673; 3674; 4253; 4258. (7) Cf. Boehm, BE, VIII, 1912, s. v. Hercules, col. 589. J. Marquardt {Rom. Staatsverwaltung, 2e éd., 1957, III, p. 377) invoque pour sa part le fait que les deux immortels avaient un office apotropaïque et jouaient un rôle dans les cultes agraires. (8) Mras, p. 411; cf. Riccomagno, p. 126.
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ils considéraient, on le sait, que chaque dieu du polythéisme incarnait un des attributs, une des « puissances » de la divinité unique, c'est-à-dire de Zeus ou encore de la Nature, et, de la sorte, « récupéraient » le poly théisme en le dépassant (x). Cela est d'autant plus croyable que Varron, en matière de théologie, adhérait au système stoïcien (2). Dans cette perspective, Hercule et Mars sont assimilés l'un à l'autre parce qu'ils représentent les forces de division, de désunion du Dieu (3). Le plus ra isonnable est donc de supposer qu' "Αλλος ούτος Ηρακλής touchait à une question de métaphysique religieuse, en union avec un problème éthique: on n'a pas oublié que, pour les Cyniques et Varron, Hercule est le héros de l'énergie et un des sauveurs de l'humanité (4). (x) Cf. par exemple Sénèque, Ben., IV, 8, 1. Voir P. Grimai, Sénèque, Paris, 1948, p. 63-65. (2) Cf. Boyancé 2, passim et plusieurs textes de Varron, entre autres: Varron, Logist. Curio de cultu deorum, 40 = Saint Augustin, C. D., VII, 9: Iouern (...) non alium possunt existimare quam mundum (...). In hanc sententiam etiam quosdam uersus Valerti Sorani exponit idem Varrò in eo libro quem seorsum ab istis de cultu deorum scripsit, qui uersus hi sunt: Iuppiter omnipotens regum rerumque deumque progenitor genitrixque, deum deus, unus et omnes; exponuntur autem in eodem libro ita ut eum marem existimarent qui semen emitteret, feminam quae acciperet; Iouemque esse mundum et eum omnia semina ex se emittere et in se recipere; qua causa, inquit, scripsit Soranus: «Iuppiter progenitor genitrix que », nee minus cum causa unum, et omnia idem esse. Mundus enim unus, et in eo uno omnia sunt; Ant. rer. div., 1. XVI — Saint Augustin, G. Ό., VII, 9: louis qui etiam Iuppiter dicitur deus est habens potestatem causarum, quibus aliquid fit in mundo (...); merito ergo rex omnium Iuppiter habetur; VII, 12: Iuppiter uocatur Pecunia quod eius sunt omnia. (3) Et non, comme le prétend Sénèque (Ben., IV, 8, 1), parce qu'Hercule est invincible (quia uis eius inuicta sit). Cf. Plutarque, Is. et Osir., 40: Hercule est un « πνεΰμα διαιρετικόν »; Heraclite, Quaest. homer., 1910, c. 69, p. 90, 4: "Αρην όνομάσας το νεϊκος. (4) Cf. supra, p. 74; Bolisani, p. 15: « Èrcole, secondo i Cinici, è precisamente l'eroe dell'energia morale (...), l'eroe che la tradizione e l'arte raffigurano come il benefico redentore dell'umanità, in quanto per la sua origine bastarda e quindi aborr ita, e per le sue faticose vittorie sui mostri, simboleggianti le umane passioni, ben meritava di essere considerato il protettore della squallida setta (cfr. Luciano vit. auet. 8; Dion. or. Vili) »; Riccomagno, p. 149 et suiv. Vairon, s'inspirant des Stoïciens, tient Hercule pour une divinité authentique mais d'origine humaine, autrement dit pour un de ces hommes qui ont « reçu l'apo théose en raison de leurs bienfaits » (Boyancé 2, p. 61). Dans cette catégorie de dieux, il fait une distinction entre ceux qu'il qualifie de priuati (particuliers à une nation) et ceux qu'il nomme communes (adorés par tous les hommes); Hercule est, natu-
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Peut-on faire un pas de plus et prétendre, avec K. Mras, que l'ou vrage parodiait le mythe, comme Gatamitus, Cycnus, etc. i1)? Non, à coup sûr. Bien ne légitime cette conjecture, qui choque la vraisemblance. La position de L. Riccomagno est plus critiquable encore: non seul ement il regarde notre satire comme une parodie religieuse, mais on a l'impression qu'il décèle dans cette parodie une manifestation du scep ticisme qu'aurait inspiré à Varron, de même qu'aux Cyniques, le poly théisme officiel (2): tout, à commencer par ce qu'il a écrit lui-même (3), atteste que Varron n'avait pas répudié la foi de ses pères (4), même s'il Tellement, du second groupe (cf. Boyancé 2, p. 63). Voir Varron, Ant. rer. div., 1. XIV = Servius, ad Verg., Aen., VIII, 275; Horace, Oarm., III, 3, 9 et suiv. Contraire ment à ce que soutient G. Boissier (Boissier, p. 186 et suiv., 213), il n'y a aucun « éyhéniérisnie » dans cette conception: cf. Boyancé 2, p. 61 (« le propre de celui-ci » — Γ« évhémérisme » — « est de ravaler les dieux vraiment divins eux-mêmes, ceux qui furent toujours des Olympiens, Zeus, Héra, etc., au rang des humains, et non d'élever des héros au rang des dieux. La théorie des Stoïciens est si peu sceptique d'esprit qu'elle sera, précisément, invoquée à l'appui de l'apothéose d'Auguste par Horace, empruntant les exemples classiques justement d'Hercule et des Dioscures, auxquels il joindra Romulus»). Un texte des Antiquités Divines (= Saint Augustin, C. D., IV, 23) enseigne qu'Hercule aurait été amené à Rome, avec Mars, Janus, Jupiter, etc., par Romulus. (*) Mras, p. 393; cf. Scherbantin, p. 72. (2) Riccomagno, p. 86: « la comparsa umoristica degli dei nella satira, atte stante lo spirito settico introdottosi nel Cinismo con la Sofistica, è motivo spiccato e comune in Varrone, che ritrae verisimilmente da Menippo la parodia dei numi e degli eroi » (c'est nous qui soulignons). Il se peut que l'expression de L. Riccomagno ait trahi sa pensée; qu'il n'ait pas voulu dire que Varron, dans le domaine religieux, approuvait les refus des Cyniques (thèmes 92, 92 a, 93 Oltramare: « toute préoccu pationreligieuse doit être écartée »; « toute crainte causée par des croyances anthropomorphiques doit être écartée »; « les temples et les objets du culte ne méritent aucun respect particulier »): il met ailleurs en relief la « sincera venerazione » avec laquelle Varron se tourne, dans les Ménippées et les Res rusticae, vers les antiques divinités campagnardes du Latium (p. 167). Dans ce cas, on conviendra que sa phrase est pour le moins ambiguë et risque de donner une fausse idée de la position religieuse de Varron. (3) Cf. en particulier Varron, Ant. rer. div., 1. I = Saint Augustin, G. D., IV, 2: cura Varrò deos ita coluerit colendosque censuerit ut in eo ipso opere (...) dicat se timere ne pereant. . . ; 1. XII = Nonius, p. 510, 1. 12: etenim ut deos colere débet communitus ciuitas, sic singulae jamiliae debemus; Men., 181, 240, 265, 357 Buch. (4) Cf. Dahlmann 1, col. 1271; Knoche, p. 37, 41. B. Mosca (Mosca, p. 69) ne voit pas les choses comme nous: d'après lui, Varron, comme citoyen et comme hom mepolitique, aurait fait grand cas de la religion, qui « sert à tenir le peuple ferme et uni » — d'où ses proclamations en faveur des rites et croyances traditionnels; mais, dans son for intérieur, il aurait ri, en bon scientifique, des illusions de ses com-
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l'interprétait en philosophe (x): c'est une des divergences essentielles qui le séparent des Cyniques contempteurs de la religion (2). F. Della Corte émet l'opinion que Varron fut peut-être conduit à rédiger "Αλλος ούτος 'Ηρακλής par la consécration de Vaedes Herculis patriotes dévots — d'où ses parodies mythologiques. Nous avons dit, dans un pré cédent travail, pourquoi cette thèse ne nous convenait pas: nous n'avons pas le droit, y écrivions-nous, de « taxer ainsi l'honnête Varron de duplicité » et de ne pas pren dreau sérieux son apologie de la religion d'Etat, fût-elle en partie intéressée; chez lui, la parodie religieuse est sans nul doute purement humoristique et « aussi peu blasphématoire que celle d'un Plaute »; « on mesure » ici « une fois de plus les méfaits » du préjugé « qui veut que toute parodie religieuse soit obligatoirement sacrilège » (Cèbe, p. 233). On dédaignera de même, à plus forte raison, l'imputation tendanc ieuse — et calomnieuse — de Saint Augustin peignant Varron comme «un ennemi caché du paganisme qui a voulu ruiner sa religion rien qu'en l'exposant »: « Varron n'est pas l'habile politique dont parle Saint Augustin, qui cherche à nuire au poly théisme sans courir aucun danger et en ayant l'air de le servir» (Boissier, p. 211 et suiv.). Remarquons en passant qu'il est vain de chercher à deviner, comme fait B. Mosca, les arrière -pensées secrètes d'un auteur. La critique littéraire ne doit tenir compte que de ce qui a été exprimé (consciemment ou inconsciemment) par cet au teur et des documents formels qu'on détient à son sujet. En littérature, le problème de la sincérité est le plus souvent insoluble et n'a pas même à être posé. L'intérêt de l'étude n'est pas là. Cf. supra, p. 15 (à propos de Γ« hypocrisie » de Varron). Sur la religion de Varron, que nous ne saurions analyser ici à fond, voir également Boiss ier, p. 186-217; Della Corte 5, p. 135-146. (x) Nous songeons, bien entendu, à la fameuse doctrine, empruntée aux Stoï ciens, des trois théologies: cf. Varron, Ani. rer. div., 1. I = Saint Augustin, G. D., VI, 5 et suiv.; VII, 6 et 9; Boyancé 2, passim. Varron accorde la prédominance à la théologie civile (alors que les Stoïciens laissent les trois théologies sur le même plan), mais il est notable qu'il « ne rejette ni la théologie des poètes ni encore moins celle des philosophes » (Boyancé 2, p. 62). En somme, ce qu'il blâmait dans la re ligion établie et raillait à l'occasion dans ses parodies mythologiques, c'étaient les défauts trop humains des dieux de l'anthropomorphisme, « les oripeaux dont la fan taisie humaine avait coutume d'affubler les dieux et les héros » (Cèbe, p. 243). Cela n'entamait en rien ses convictions religieuses profondes, d'autant que les fables de la mythologie (grecque) ne passaient pas à Rome pour des dogmes et des articles de foi. (2) Cf. supra, p. 81; Oltramare, p. 97-107; Bolisani, p. xxii-xxxv; Knoche, p. ' réactionnaire 37-41; Cèbe,', p. et nullement 199: «à la révolutionnaire. différence des Cyniques, (...) Il rêve il (Varron) de faire revivre est conservateur, les vertus des vieux Romains, leur patriotisme, et, ce faisant, d'assurer le salut et la grandeur de son pays»; 233: «l'écrivain romain, descendant d'une vieille et illustre famille, farouche défenseur du mos maiorum, diffère radicalement de l'affranchi syrien (Ménippe) et de ses disciples qui, au nom des droits de l'individu, repoussent les contraint es imposées par le groupe ».
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Pompeiani près du Circus Maximus (*). Encore une assertion incontrô lable et, à notre avis, sans valeur. * * * 19. - Nous reproduisons le texte justement amendé par F. Della Corte (2), qui légitime en ces termes sa correction: « grauida est suspect parce que, dans le cod. Sangallensis, il est attribué au vers précédent de Naevius: Gereris grauida Proserpina. C'était probablement une glose marginale que le Sangallensis a considérée comme se rapportant au pre mier vers, tandis qu'elle va, pour d'autres copistes, avec le vers suivant » (à savoir le nôtre). «L'alternance de que (ou q.) avec quas ou quae n'in firme pas la validité de que qui est confirmé par presque tous les man uscrits; ceux qui ont voulu assainir le passage ont tenté un accord avec mater quae. Mais que correspond paléographiquement à que (= quem) et se rapporte à puellum, c'est-à-dire à Hercule; le grauida en revanche, relégué dans la marge, est de ce fait à regarder comme une glose entraî née par pep erit ». Cette restitution donne un hendécasyllabe phalécien à césure penthémimère (3). Avec grauidaque mater, on a un sotadéen amputé de sa première syllabe (4). Pour bâtir un tetrametre ionique mi neur acatalectique débutant par un pyrrhique, Lachmann (voir apparat critique) insère aluo après mater (5). Mais cette addition ne se justifie nullement. Vers original et non citation. Pour l'archaïsme puellus, cf. supra, p. 25; noter la redondance et le jeu de sonorités dans peperit puellum. Varron donne ainsi à son expression une légère couleur épique. L'histoire de la conception et de la naissance d'Hercule est si con nue que nous pouvons nous dispenser de la raconter.
i1) Vitruve, III, 3, 5; Pline, N. H., XXXIV, 57; DeUa Corte 4, p. 148 (qui rappelle qu'à Pharsale le mot d'ordre des Pompéiens était Hercules Inuictus: cf. Appien, B. C, II, 76). (2) Della Corte 6, p. 146. Auparavant, F. Della Corte avait lu (Della Corte 4, p. 6): grauis quem peperit Ioui puellum. (3) Pour la théorie de Varron relative à ce mètre, cf. Della Corte 6, loc. cit. (4) Cf. Riese, p. 99; Bücheier, p. 558 et suiv. (423 et suiv.). (5) F. Bücheier (Bücheier, p. 179 (431)) décompose ce même vers en deux dimètres.
ΑΜΜΟΝ Περί
ΜΕΤΡΕΙΣ φιλαργυρίας
tu mesures du sable Sur l'amoxjr de l'argent
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quern secuntur cum rutundis uelites leues parmis antesignani quadrati s multisignibus tecti il est suivi par les vélites légers avec leurs petits boucliers ronds et par les soldats de première ligne que protègent leurs (bouc liers) carrés aux multiples insignes
21 Nonius, p. 552, 1. 29: VELITES leuis armatura. Titinius (...) Varrò "Α.μ.π.φ.: «quern. . . parmis» et p. 553, 1. 8: ANTESIGNANORVM proprietà» aperta est. Varrò "Α.μ.π.φ.: « quern. . . tecti ».
"Αμμον μετρεϊς Junius Popma Mercerus Laurenberg Oehler Riese Bolisani: δμουμεμειο G L p. 117 αααου μααεις Η L p. 179 αααου μεααεις G p. 179 δμοιμεμθις H L p. 395 αμουμενεισε Bamb. p. 552 et 553 G p. 552 H p. 552 Ξ1 p. 553 L p. 552 et 553 αμουμεμεις G H2 p. 553 άλλ' ου μοι ε'νευσε Turnebus XXI 20 άλλοις μέλεις Turnebus XXIX 2 άμοϋ μενεϊς Both άλλ' ού μένει σε Buch. Della Corte άλλ' ού μενεϊ σε Terzaghi | περί φιλαργυρίας] περί φιααρτυραν G L p. 117 ρεριαο GH L p. 179 περί φιλλρτυρια H p. 395 περί φιλαρτυριλ L p. 395 περί φιααργυρια G p. 395 περί μαρτυρίας Bamb. H L p. 552 et 553 Turnebus XXI 20 περί μλρτυριας G p. 552 | 21 cum rutundis ] cum retundis G1 p. 552 cum rututundis L p. 552 cum rotundis Bamb. p. 552 et 553 D Ρ p. 552 G p. 553 Bolisani quem rutundis H p. 552 H1 p. 553 | leues parmis ] parmis leues Quieherat \ parmis Bamb. G H L p. 553 edd. praeter Vahlen: pareans BA CA Bamb.2 G2 H2 L2 p. 552 parcans G1 p. 552 parens AA E1 L1 p. 552 Ρ parmeis Vahlen p. 86 | antesignani ] antesignani Bamb. CA DA L1 | multisignibus corr. Lachmann (Lucr., II, 402): multis insibus codd. multi insignibus Meineke, p. 737
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etenim quibus seges praebeat domum, escam, potionem, quid desideremus? et de fait, puisque les champs nous procurent gîte, nourriture, boisson, que pourrions -nous désirer?
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III quaero a te utrum hoc adduxerit caeli temperatura an terrae bonitas dis-moi, en est-on arrivé là grâce au climat ou à la bonne qual ité du terrain?
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IV nos barbari quod innocentes in gabalum sufflgimus homines; uos non barbari quod noxios obicitis bestiis bien sûr, nous sommes des barbares, car nous clouons des in nocents sur la croix; mais vous n'êtes pas, vous, des barbares, puisque ce sont des coupables que vous jetez aux bêtes
22 Nonius, p. 395, 1. 29: SEG-ETEM etiam ipsam terrain dicimus. Vergilius (...) Varrò "Α.μ.π.φ.: « etenim . . . desideremus ». 23 Nonius, p. 179, 1. 9: TEMPERATVKA pro temperie Varrò "Α.μ.π.φ.: « quaer o... bonitas ». 24 Nonius, p. 117, 1. 12: GrABALVM crucem dici ueteres uolunt. Varrò "Α.μ.π.φ.: « nos. . . bestiis ». 22 escam] aescam G || 23 quaeio a te Boeper (Philol., XV, p. 291) Buch.: quaero te G H L Biese quaero ex te Junius Popma Bolisani quaero utrum te Quìcherat \\ hoc ] hue Quicherat || adduxerit ] adduxarit G1 || terrae ] terrai Boeper (Philol., XV, p. 291) | 24 quod innocentes] quod nocentes Mercerus | uos codd. Buch. Bolisani Della Corte: et uos Vahlen Biese uos nonne Lindsay || quod noxios obicitis bestiis Buch. Bolisani: quid noxios obuestis G L qui noxios Both quod noxios absoluitis Bentinus soluistis Mercerus consuestis Oehler consuitis Vollbehr (Diar. litt, ant., 1847, p. 531) qui noxios absoluitis Biese qui noxios subestis Lindsay quid? noxios obicitis bestiis Della Corte. Le titre de l'ouvrage dont nous abordons l'étude est conjectural. Et pour cause: non seulement il varie selon les manuscrits et les diffé rents passages d'un même manuscrit qui le contiennent, mais il se pré sente partout comme une suite inintelligible de caractères grecs. Aussi
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les éditeurs modernes en proposent-ils plusieurs lectures. Le débat, ce pendant, peut être circonscrit à deux de leurs hypothèses: άμμον μετρεϊς de Junius et άλλ' ού μένει (ou μένει) σε (ou σοι) de Bücheier, F. Della Corte et A. Terzaghi. Les autres ne résistent pas à l'examen. Le sous-titre, en revanche, ne prête pas à la discussion: on le tire sans peine, moyennant de petites retouches, des formes plus ou moins erronées qu'il revêt dans les manuscrits. Qu'on la traduise par: « mais la mort ne t'attend-elle pas? » (*), « mais l'argent ne t'attendra pas » (2) ou « mais la mort ne t'attend pas » (3), la formule άλλ' ού μένει (ou μενεΐ) σε (ou σοι) a une signification satis faisante et qui ne jure pas avec le sujet de la pièce défini par le soustitre: elle évoque le temps très bref dont l'avare dispose pour jouir de ses biens et l'impossibilité pour l'homme de rien emporter avec lui dans la mort. On n'est donc pas surpris que de nombreux auteurs la choisissent. Pourquoi préférons -nous néanmoins άμμον μετρεϊς! ce n'est pas, comme E. Bolisani (4), parce qu' άλλ' ού μένει σε serait, par lui-même, assez explicite et « n'aurait pas justifié l'opportunité d'un sous-titre » (περί φιλαργυρίας) (5). Nos arguments ont, croyons-nous, plus de poids: 1° άλλ' ού μένει σε, qui ne peut être qu'un tour proverbial (6), ne se rencontre nulle part ailleurs dans les lettres antiques (7); 2° par suite, ce tour, s'il existe, devait être très peu usité (chose étonnante pour un proverbe!). Dès lors, l'ellipse du sujet que Norden, (x) Norden 1, p. 28 (293); Bücheler, p. 538 (404). Pour un emploi similaire de μένειν, cf. Eschyle, Oho., 103 et suiv.: το μόρσιμον γαρ τόν τ* ελεύθερον μένει /και τον προς άλλης δεσποτούμενον χερός. Bücheier, dans son édition, adopte σε et, dans ses Kleine 8chriften (loc. cit.), σοι. (2) A. Terzaghi, Per la storia della satira, 2e éd., Messine, 1944, p. 29 et suiv. (3) Marzullo, p. 9. (4) Bolisani, p. 16. (5) En premier lieu, άλλ' ού μένει σε n'est pas, et de beaucoup, aussi limpide que le déclare E. Bolisani; d'autre part, la présence ou l'absence des sous-titres dans les Ménippées varroniennes ne dépend pas du degré d'intelligibilité des titres, mais simplement de la distribution des satires entre les trois recueils dont se servit No nius: dans l'un de ces volumes, nous l'avons vu, toutes les pièces, quels que fussent leurs titres, ont été sous-titrées par l'éditeur (cf. supra, p. xn et suiv.); dans les deux autres, on a un titre seul, dont le sens, plus d'une fois, n'est pas évident et gagnerait à être précisé par un sous-titre. (6) Cf. Della Corte 4, p. 150: «la satira 'sull'avarizia' ha per titolo un pro verbio greco ». (7) Cf. Norden 1, p. 27 (293): « prouerbium nusquam alibi traditum ad explicandum diffîcillimum est ». J.-P. CÈBE
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Bücheier, Terzaghi et Della Corte considèrent comme normale fait dif ficulté: ainsi dépouillé de son élément principal, le titre varronien eût été incompréhensible ou du moins trop hardiment ambigu pour la plu part des lecteurs (à preuve le flottement entre les restitutions de Bü cheier et de Terzaghi: l'un supplée θάνατος, l'autre χρήματα; et ce ne sont pas les seuls ajouts possibles!). Sans doute, Varron cherche à piquer la curiosité par ses titres, mais pas à ce point-là! Avec άμμον μετρεΐς, on échappe à ces objections. En effet, il s'agit cette fois d'une expression proverbiale bien attestée, qui a de nombreux équivalents et dérivés, en Grèce et à Borne. On en jugera par les réfé rences qui suivent (*): Homère, II., IX, 385: ούδ' ε!' μοι τόσα δοίη δσα ψάμαθός τε κόνις τε; Zenobius, I, 80 et Diogenianus, I, 38: άμμον μετρεΐν· επί των αδυνά τωνκαι ανέφικτων; Mantissae prouerbiorum, I, 13 : άμμον μετρεΐν · επί, των άνήνυτα ποιούντων; Virgile, G., II, 106: discere quain multae Zephyro turbentur Jiarenae; Horace, Carm., I, 28, 1: te maris et terme num,eroque carentis Ji arenae I mensorem; Ovide, Α. Α., I, 254: numero cedet harena meo; Tr., I, 5, 48; IV, 1, 55; V, 1, 31; Calpurnius, Ed., II, 73: tenues citius numerabis harenas; Ammien Marcellin, XIV, 11, 34: harenarum numerum, idem,. . . et montium pondera scrutavi putabit; Boëce, Consol., II, 2, 1: Si quantas... pontus harenas. On peut encore tenir compte, comme nous l'indique notre ami P. Veyne, du traité d'Archimède au roi Hiéron sur le nombre des grains de sable, Ό ψαμμίτης, titre que le latin rend par Arenarius. Pour le sens, la locution άμμον μετρεΐν convient aussi bien, sinon mieux, qu' άλλ' ού μένει σε (2): elle suggère un nombre infini d'objets (άμμον) impossible à évaluer (μετρεΐν) et, par là, une tâche interminable, irréalisable, stérile. Elle peut donc s'appliquer sans audace abusive aux occupations des avares et des cupides, toujours désireux de posséder davantage, oubliant de vivre, et passant leur journée à compter leur Ο Cf. Paroem.i I, p. 27; II, p. 7, 746; Otto, s. v. harena, p. 159, 1; J. Taillardat, Les images d'Aristophane, 2e tirage, Paris, 1965, p. 377. (2) Contra Bücheler, loc. cit.: «άμμον μετρεΐς, welches Sprichwort... auf die Geldgier wenig passt ».
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fortune. Ainsi employée de façon imagée, elle ne détonne pas au milieu des titres varroniens: elle a bien ce cachet d'originalité et cette valeur allusive dont nous parlions précédemment. Mais notre argumentation serait nulle si le texte de Junius était paléographiquement mauvais. Il n'en est rien, cela va sans dire: on conçoit que, sous la plume de co pistes ignorant le grec (*), άμμον μετρεΐς ait été estropié jusqu'à devenir αααου μεααεις (2) ou même δμουμεμειο (3). Quoi qu'on pense de notre raisonnement, une certitude s'en dégage, nous semble-t-il: c'est qu'en tout état de cause la satire sur l'avarice avait pour titre, comme "Αλλος ούτος 'Ηρακλής, un de ces proverbes grecs qu'affectionnait Varron. Celui-ci, nous l'avons déjà constaté, plaçait l'avarice et la cupidité parmi les vices capitaux de la société contemporaine (4). Un tel sent iment n'était pas rare chez les Anciens. La φιλαργυρία ou φιλοπλουτία est, redisons-le, une des trois έπιθυμίαι dominantes auxquelles s'en prend le Portique (5); les Cyniques proclamaient que «l'avidité est le plus grand des maux », qu'elle suscite de durs travaux, des voyages périlleux en mer et des guerres meurtrières, que les avares ne savent pas profiter de ce qu'ils ont (6); et la « sagesse populaire » faisait chorus, produisant des sentences dont voici quelques échantillons (7): «la cupidité renferme en elle tous les vices » (8); «la cupidité pousse les hommes à commettre n'importe quel méfait » (9); « la cupidité est la racine (ou la mère) de tous
H Cf. supra, p. 63. (2) On prendra garde que, dans αααου μεααεις, il y a autant de lettres que dans άμμον μετρεΐς. (3) Aucun des autres proverbes grecs connus (cf. Paroem.) ne peut faire notre affaire. (4) Cf. Biccomagno, p. 165; Knoche, p. 41; Varron, Logist. Oatus de liberis educandis, 4: ex quo perspicuum est maiorem curam Jiabere nos marsuppii quam uitae nostrae, « d'où il apparaît que nous nous soucions plus de notre bourse que de no tre vie ». (5) Cf. supra, p. 27. (6) Thèmes 83, 83 a et 83 b Oltramare. Cf. aussi Diogene Laërce, VI, 50: την φιλαργυρίαν είπε (seil. Διογένης) μητρόπολιν πάντων των κακών, « il (Diogene) disait que l'argent est la source de tous les maux ». (7) Cf. Otto, s. v. avarus, avaritia, p. 51; Paroem., I, p. 461. (8) Caton, ap. Gell., XI. 2, 2: Ex quo libro {de moribus) uerba haee sunt: auaritiam omnia uitia habere putabant. (9) Rhétorique à Herennius, II, 22, 34: auaritia hominem ad quoduis maleficium impellit.
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les maux » (*). Avant Varron, Lucilius avait caricaturé un avare uni quement intéressé par sa bourse (2). Après lui, Horace ne se lassera pas de mettre la cupiditas et Vauaritia en accusation, les alliant à la folie (3). Comme les quatre citations d' "Αμμον μετρεΐς sont isolées dans le De compendiosa doctrina, la lex Lindsay ne joue pas et l'ordre des fragments ne peut être qu'arbitraire. C'est pourquoi nous avons gardé celui de Biicheler. Nous ne saurions dater exactement la composition (mais cf. infra, p. 102). * * * 21. - Extrait par Nonius de Gloss. I (uelites) et de Varrò I (ante signani) (4). Le texte n'appelle pas de longues observations. Les variantes sont ou orthographiques (rotundis) ou clairement fautives. Il n'y a pas lieu d'intervertir leues et parmis comme le fait Quicherat. Avec notre version, septénaires trochaïques scazons (création de Varron et non citation). Ces images militaires ne sont certainement pas sans se raccorder au thème d'ensemble de la satire. On vient en effet de voir que les Cy niques faisaient naître la guerre de la cupidité; les Stoïciens admettaient également cette filiation, ainsi qu'en témoignent des textes de Chrysippe, Philon et Sénèque (5). On sait que, de leur côté, les Elégiaques
(*) Saint Jérôme, Ep., XII, 6; CXXV, 2: radix omnium malorum auaritia; Appendix prouerb., V, 17: ή φιλοχρημοσύνη μήτηρ κακότητος άπάσης. (2) Lucüius, 243-246 Marx. Cf. Oltramare, p. 95; Cèbe, p. 199. (3) Cf. notamment Horace, Sat., I, 1, 28-46, 61-75, 93-97, 108-119; I, 2, 19-22; I, 4, 28-32; I, 6, 107-110; II, 2, 55-62; II, 3, 108-121, 124-126, 142-160; II, 6, 6-13; Ep., I, 1, 33-35; I, 2, 44-54; I, 5, 12-15; I, 16, 63-65; II, 1, 118-138; II, 2, 157, 205. (4) Cf. Lindsay, Nonius, p. 34. (5) Chrysippe, ap. Plut., De Stoic, rep., 33, p. 1049 E: «car aucune guerre ne naît en ce monde sans intervention du vice, mais l'une éclate à cause du goût du plaisir, l'autre à cause de la cupidité. . . »; Philon, De decal., par. 28, II, p. 205: « car les guerres des Grecs et des Barbares entre eux et les uns contre les autres (...) ont émané d'une seule source, le désir soit des richesses, soit de la gloire, soit du plaisir »; Sénèque, Ep., IV, 10 et suiv.: « s'il ne s'agit que de chasser la faim et la soif, on n'est pas obligé (. . . ) de courir les mers, de suivre la carrière des armes. Ce que réclame la Nature s'acquiert sans peine. (...) On s'épuise pour le superflu. C'est le superflu qui (...) nous contraint à vieillir sous la tente» (trad. H. Noblot). Voir Norden 1, p. 30 (295); supra, p. 77, n. 1.
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latins, en particulier Tibulle, associent la guerre, les voyages et l'esprit de lucre (x)· F. Della Corte (Della Corte 1, p. 73) et A. MarzuUo (Marzullo, p. 10) ont une autre idée: ils songent au motif que développe Horace dans les premiers vers de sa satire 1,1 — la jalousie éprouvée par le marchand à l'égard du soldat qui n'est pas contraint de supporter pour s'enrichir les désagréments des voyages en mer: « Militia est potior. Quid enimf concurritur; horae ino mento cita mors uenit aut uictoria laeta » (2). Et F. Della Corte d'imaginer que Varron fait louer successivement, com meplus tard Horace, la vie campagnarde et l'armée, la vie campagnarde étant célébrée par un usurier comparable à cet Alfms qui, dans la deu xième épode d'Horace, s'abandonne un instant à son rêve de félicité bucolique avant de retourner à ses affaires: peut-être, écrit-il, la ménippée varronienne « si svolga presso a poco sullo schema diatribico, con la funzione poetica del faenerator Alfìus di Orazio ». Ces parallèles sont-ils sérieux? reposent-ils sur des bases stables? au lecteur de se pro noncer. Nous leur dénions, quant à nous, toute crédibilité. — V elites: division spéciale d'infanterie légère introduite dans la légion, nous apprend Tite-Live, en 211 (mais cette information est su jette à caution (3)). Elle était composée de jeunes citoyens recrutés parmi les plus pauvres. Armés d'une parma plus petite que celle des cavaliers et de sept javelots de quatre pieds, ils avaient pour mission principale de freiner l'élan de l'ennemi ou de l'ébranler avant le choc par des esca rmouches préliminaires. Ils étaient répartis dans les rangs de l'infanterie lourde à raison de vingt par centurie, et n'avaient pas d'officier en pro pre. Dans le camp, ils étaient chargés de la garde extérieure des portes. La légion en compta d'abord douze cents, puis quinze cents (légion ren forcée) (4).
(!) Cf. Tibulle, I, 10, 7-14. Pour Properce, cf. J.-P. Boucher, op. cit., p. 20 et suiv. Voir aussi infra, p. 106, n. 1. (2) Horace, Sat., I, 1, 7 et suiv.: «le métier militaire vaut mieux; car enfin, on s'entre-choque et dans la faible durée d'une heure vient une prompte mort ou une victoire fructueuse » (trad. F. Villeneuve). Cf. Della Corte 4, p. 150. (3) Tite-Live, XXVI, 4: institutum ut uelites in legionibus essent. Cf. F. Lammert, dans BE, 2e sér., VIII A 1, 1955, s.v. vêles, col. 624. (4) Cf. F. Lammert, loc. cit.; R. Cagnat, dans DA, V, s.v. velites, p. 671.
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On assure d'habitude que leur corps fut dissous par Marius lors qu'il réorganisa l'armée i1). Dans ce cas, secuntur serait un présent his torique et la marche ou la course que décrit notre passage se situerait chronologiquement soit pendant l'enfance de Varron, soit avant sa nais sance: il avait douze ans au temps de la réforme marienne, ayant vu le jour en 116. Mais un érudit anglais, J. V. Bell, a récemment pris parti contre la théorie classique (2). Sur la foi d'un texte où Frontin relate la journée qui, en 86, opposa les hommes de Sulla à ceux d'Archelaos, lieutenant de Mithridate (3), il prolonge jusqu'à l'époque du commandement orien talde Lucullus (74 avant J.-C.) l'existence du corps des vélites, que LucuHus précisément aurait supprimé (4). J. Harmand est sévère pour M. Bell, dont il juge l'argumentation « fragile », parce qu'appuyée sur un document « suspect » (5). Si toutefois, malgré cette sentence, M. Bell avait vu juste, comme nous sommes enclin à le penser, notre fragment contribuerait à vérifier sa doctrine: on a en effet l'impression que Var ron, en l'écrivant, avait en tête non pas quelque action ancienne, histo rique, de l'armée nationale, mais, pour ainsi dire, une image typique, « générique », actuelle de cette armée telle qu'il la connaissait, servant ou ayant servi naguère sous ses enseignes; qu'en conséquence il y avait encore des vélites quand fut composée la satire "Αμμον μετρεΐς. La chose n'est pas indifférente: si la datation de M. Bell peut être retenue, elle nous fournit pour notre pièce un intéressant terminus mite, que/m. — Antesignani: ils combattaient, leur nom le prouve, en avant des enseignes qu'ils protégeaient. Comme le marque la distinction opérée par Varron entre rutundis parmis et quadratis, ils ne se confondent pas avec les vélites, contrairement à ce qu'on a parfois soutenu (6). Ante signani est synonyme ici d^hastati (7). Plus tard, durant la guerre civile, (J) Voir E. Cagnat, loc. cit.; J. Harmand, L'armée et le soldat à Rome de 107 à 50 avant notre ère, Paris, 1967, p. 39. La dernière intervention des vélites aurait eu lieu pendant la campagne contre Jugurtha: cf. Salluste, Jug., XL VI, 7 et CXV, 2. (2) J. V. Bell, Tactical Reforms in the Roman Republican Army, dans Historia, 14, 1965, p. 421 et suiv. (3) Frontin, Strat., II, 3, 17. (4) On lit dans le récit de Frontin: uelites et leuem armaturam. (5) J. Harmand, op. cit., n. de la p. 40 (M. Harmand se demande si, dans le passage de Frontin, il ne faut pas remplacer uelites par milites). (6) Voir Masquelez, dans DA, I, s.v. antesignani, p. 288. Cf. d'ailleurs TiteLive, XXVII, 18, 2: uelites antesignanique. (7) Cf. v. Domaszewski, dans RE, I, 2, 1901, s.v. antesignani, col. 2355-2356.
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le mot, selon plusieurs historiens, aurait reçu chez les Césariens une va leur nouvelle: il aurait désigné des unités d'élite extérieures au cadre régulier des cohortes dans la légion, des espèces de commandos ou de compagnies d'assaut. Mais M. Rambaud s'élève avec raison contre cette opinion: le nom d'antesignani, dit-il, n'avait pas changé radicalement de sens dans l'armée de César: il était donné à « une partie des cohortes, celles qui se trouvaient en première ligne dans certaines formations, notamment Yacies duplex; en ce cas, comme dans d'autres, les signa des troupes de première ligne étaient portés derrière elles. Parmi les ante signani, il y avait sûrement les Inastati » (x). Les boucliers carrés des antesignani sont des scuta réglementaires ornés de divers emblèmes comme c'était la coutume (2). — La situation dépeinte par Varron peut être soit le mouvement d'une troupe formée en colonne (agmen) soit un bond des unités de pre mière ligne entraînées par leur chef. F. Della Corte penche pour la so lution de V agmen: « qui si può trattare », écrit-il, « di una marcia di av vicinamento; il primo a levare il campo è il dux (Polyb. 6, 40), quem secuntur tutti gli altri che si dispongono in ordine di marcia. All'avan guardia vanno i velües » (3). De fait, en deux endroits, Tite-Live montre les antesignani s'avançant dans V agmen derrière les uelites (4) et « con Yacies triplex della coorte, prima delle insegne della legione, vengono gli antesignani, così detti perché posti ante signa » (ce commentaire at teste que F. Della Corte ne rapporte pas le fragment 21 à une période antérieure aux mesures militaires de Marius et partage, sur la dissolu tion du corps des vélites, l'avis de M. Bell). Mieux vaut cependant, à notre sens, adopter la deuxième interprétation, qui s'accorde mieux avec les visées du texte telles que nous les concevons, et se figurer un
(*) M. Ranïbaud, César, De bello ciuili, I, dans coll. Erasme, Paris, 1962, p. 81. Cf. César, B. C, I, 43, 3; III, 75, 5. (2) Sur la décoration des boucliers romains, cf. M. Albert, dans DA, 1/2, s. v. clipeus, p. 1254: ils étaient ornés « de dessins gravés ou en relief plus ou moins saillant. Ces dessins, qui décoraient le clipeus aussi bien que le scutum, avaient pour but de distinguer les soldats les uns des autres. Chacun, dit Végèce (Mil. Rom., II, 3), avait sur son bouclier un emblème différent et au revers son nom avec l'indication de sa cohorte et de sa centurie. On peut distinguer une grande variété de ces emblèmes (signa, digmata) sur les boucliers de la colonne Trajane. Ici c'est un foudre ailé, là une guirlande, ailleurs un ou plusieurs croissants avec des étoiles, une ou plusieurs couronnes de laurier ». (3) Della Corte 4, p. 151. (4) Tite-Live, XXVII, 18, 2 et XXXVIII, 22, 9. Cf. v. Domaszewski, loc. cit.
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épisode de bataille. Un paragraphe de Tite-Live nous y autorise: on y voit des vélites unis, pour le combat, aux antesignani (x), dispositif nor mal, puisque les vélites appuyaient l'infanterie lourde et qu'on les enga geait de différentes manières, au gré des circonstances. Si le corps des vélites survécut à la réforme de Marius, cette sorte d'« amalgame » con tinua sans nul doute d'avoir cours, en dépit des modifications de Varies. F. Della Corte croit trouver confirmation de son exégèse dans le vers 5 de Yépode horatienne précédemment citée: neque excitatur classico miles truci (2) qui, dit-il, nous fait assister à « una sveglia e una levata al campo militare ». Ce rapprochement n'est pas moins superficiel et forcé que ceux dont nous avons, dans une analyse antérieure, dénoncé la faiblesse. On prendra garde, faut-il le souligner?, à la « romanité » du frag ment: cf. supra, fr. 9 et 10. — Multisignis est un hapax expressif. Pour l'orthographe rutundis, cf. Lucrèce, II, 402. Kemarquer les jeux de mots et de sons uelites leues et antesignani multisignibus, la lourdeur voulue de quem secuntur cum et l'agencement des mots dans le vers (cf. supra, fr. 7): rutundis uelites leues parmis (adj. A, subst. S', adj. A', subst. S); antesignani quadratis multisignibus tecti (subst. S, subst. 8', adj. A', adj. A). Les Latins goûtaient ce genre d'effets, surtout en poésie. Catulle en étendra l'usage, qui demeure assez discret avant lui: cf. J. Granarolo, L'œuvre de Catulle, Paris, 1967, p. 261, n. 2; D'Ennius . . ., op. cit., p. 145. * * * 22 et 23. - Extra quotation ajoutée par Nonius à des passages de Plaute (tirés du Plautus I de Lindsay) (22) et citation extraite de Gloss. IV (23) (3). Prose. Aucun problème de texte pour 22. Pour 23, au contraire, deux questions sont à envisager: 1° doit-on conserver le quaero te des manuscrits ou insérer une préposition entre le verbe et le pronom? avec la première solution, te
(*) Tite-Live, XXIII, 29, 3: «l'armée romaine se déploya sur trois lignes: une partie des vélites fut placée au milieu des antesignani, l'autre fut accueillie derrière les enseignes; la cavalerie entoura les ailes ». (2) « Qui n'est point réveillé, soldat, par une sonnerie menaçante » (trad. F. Villeneuve). (3) Lindsay, Nonius, p. 57, 76.
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est complément direct à? adduxerit et on peut traduire: « je demande si ce qui t'a mené à cet état de chose est le climat. . . ». E. Norden, par tisan de cette interprétation, a montré que l'ordre des mots n'était pas un argument contre eue, en d'autres termes que la transposition de Quicherat — utrum te pour te utrum — n'avait pas de raison d'être (*). Il nous paraît cependant plus naturel de rattacher te à quaero et de com prendre: « je te demande si ce qui a mené à cet état de chose est le cl imat ... ». Il est alors nécessaire, compte tenu de la construction du verbe, de suppléer une préposition, qui peut être a(b), de, ou e(x); nous avons retenu a, comme Boeper et Bücheier, parce que c'est sa disparition qui s'explique le mieux (confusion avec V-o de quaero). 2° Quicherat fait-il bien en remplaçant hoc par huc% Assurément, hue est beaucoup plus utilisé que hoc et le supplante presque entièr ementaprès Terence (2). Mais, étant donné que hoc est encore attesté au temps de Cicéron, puis chez Virgile, Sénèque, et dans la langue po pulaire de l'Empire, la correction de Quicherat est, selon nous, mal fondée. Hoc est, si l'on veut, la lectio dißeilior. Il importe de la garder et d'y voir soit un des multiples archaïsmes des Ménippées, soit, de pré férence, un trait du parler familier (3). Il y a également plusieurs manières de saisir le sens et la portée des deux textes. F. Della Corte les met dans la bouche de son usurier, déjà mentionn é, qui y chanterait, comme l'Alfius horatien, les louanges de l'agricul ture (4). Nous avons dit ce que nous pensions de cette théorie appliquée au fragment 21. Elle n'est pas meilleure ici: les paroles que rapportent les fragments 22 et 23 ne sont prononcées à coup sûr ni par un usurier ni, d'ailleurs, par une seule et même personne. C'est aussi chez Horace, mais dans les Satires, qu'O. Heinze cherche l'explication des deux passages (5): il avance que, dans sa satire I, 1, 28 (x) Norden 1, p. 29 (295) (te mis au début de la proposition « per έμφασιν »). (2) Ibid. (3) On pourrait se demander si hoc n'est pas l'accusatif neutre singulier du pro nom démonstratif hic et le complément direct d'adduxerit, le fragment signifiant: « dis-moi si ce qui a fait naître cette situation est le climat. . . ». Sans doute, adducere a parfois un nom de chose pour régime (cf. Tite-Live, XLI, 27, 11; Sénèque, N. Q., V, 18, 2), mais, dans ce cas, il veut dire « amener » au sens propre (adducere aquani, par exemple) et non « faire naître, provoquer ». (4) Della Corte 1, p. 73; Della Corte 4, p. 151. (5) Ο. Heinze, De Horatio Bionis imitatore, diss. Bonn, 1889, p. 17.
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et suiv., Horace fait dériver aussi bien le travail des champs que les mét iers du soldat et du marin de Vauri sacra fames. Et il renvoie, pour cor roborer ses dires, à des textes grecs comme celui-ci: « c'est par amour pour l'argent que tu te fatigues à retourner la terre, que tu navigues, entouré de périls, sur la mer, que tu es soldat, t 'attendant d'une heure à l'autre à tuer ou à être tué » (*). Dans cette optique, l'agriculture ne serait pas prônée par Varron, mais tomberait sous les coups de la con damnation qu'il lance contre la φιλαργυρία. Eu égard au respect que Varron professait pour le mode de vie des paysans — le mode de vie des maiores (2) — pareille doctrine est irr ecevable. En réalité, loin de marier agriculture et cupidité, Varron les oppose. Après avoir blâmé les désirs insensés de l'avare et du cupide, il enseigne aux hommes le chemin à suivre pour vivre bien; ce chemin va tout droit vers la campagne et l'agriculture. Autrement dit, Varron, à l'exemple des Cyniques, recommande ici le retour à la vie simple de la Nature et l'abandon de tous les besoins artificiels, qui est l'unique source de l'indépendance morale (autarcie), condition de la félicité (thème 26 Oltramare). Transcrivons, pour appuyer ces remarques, trois thèmes fondamentaux de la diatribe (28-30 Oltramare): « II faut restreindre nos besoins autant que nous le pouvons »; « il faut revenir à la simplicité de la Nature »; « nous devons satisfaire nos besoins aussi simplement que possible ». Dogmes qui, à l'évidence, sont en complète harmonie avec l'idéal « rustique » des vieux Eomains et qui ne pouvaient manquer de susciter l'enthousiasme de Varron (3). Dans le fragment 22, c'est, croyons-nous, un agriculteur qui cons tate, en vrai sage, la supériorité de sa condition sur les autres: pour voyant à toutes ses nécessités naturelles, elle lui donne la plénitude du bonheur et de la liberté (4). On se remémore l'Ofellus d'Horace et le prin-
(1) Gnomol. Byz., dans Wachsmuth, Stud. ζ. d. griech. Fiorii., p. 200, n. 207: δια φιλαργυρίαν μετά πόνων γεωργεϊς, πλεϊς μετά κινδύνων τήν θάλασσαν, στρατεύη καθ5 ώραν φονεύειν ή φονεύεσθαι προσδοκών. Les autres textes sur lesquels s'appuie O. Heinze se trouvent reproduits dans Norden 1, p. 30 et suiv., n. 70 (295-296). (2) Cf. supra, p. 7, n. 1. (3) Cf. aussi Virgile, G., II, 493 et suiv.; infra, Serranus; Norden 1, loc. cit. (4) Cf. Bücheler, p. 538 (405); Riccomagno, p. 168.
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cipe qui voulait, dans l'ancienne Rome, qu'une collectivité rurale vécût des seules ressources du domaine, sans rien acheter au dehors. — Quibus a pour antécédent un nos sous-entendu; praebeat: sub jonctif causal; desideremus : subjonctif d'affirmation atténuée i1). Seges: non pas « la récolte », mais « la terre préparée et prête à recevoir la s emence ou déjà ensemencée » (2): premier sens, technique, du mot. Noter la simplicité du vocabulaire et la clarté du tour: elles traduisent l'équi libre serein de l'homme qui parle. — Domum, escam, potionem: allusion indirecte au luxe de l'habi tation et au luxe de la table que Varron fouaille fréquemment, on le sait, dans les Ménippées (3) et qui sont des leitmotive de la satire latine. L'absence de coordination et la structure de l'énoncé soulignent l'importance des trois termes de l'énumération, qui prennent ainsi plus de poids et se détachent avec plus de relief. Dans le fragment 23, A. Marzullo discerne une aspiration voisine de celle d'Horace s'écriant: « Hoc erat in uotis. . . » (4). Mais, avec la meil leure volonté du monde, comment accepter cette comparaison sans faire bon marché du sens précis de notre texte? Bien qu'il respecte davantage le contenu de la phrase varronienne, E. Bolisani en fausse malgré tout la signification lui aussi: « la douceur du climat », commente-t-il, « ne va pas toujours de pair avec la qualité du terrain, mais il arrive souvent que, là où le climat est moins bon, le sol soit plus productif. Mais, pour l'essentiel, le fragment veut dire que la terre n'est jamais avare pour qui la. cultive dans les règles de l'art » (5). On se rapprochera de la vérité, estimons-nous, si on note que Var ron ne met pas en scène un paysan, mais un profane, ignorant les choses de la terre, qui pose une question propre à faire sourire les connaisseurs: les connaisseurs antiques jugeaient, en effet, que, dans la culture, le cl imat joue un rôle aussi grand que la qualité du sol. Virgile en est garant: « avant de fendre avec le fer une plaine qui nous est inconnue », lisons nous dans les Géorgiques, « ayons soin d'étudier au préalable les vents, le climat qui varie d'un ciel à l'autre, les modes de culture traditionnels
i1) (2) (3) (*) (5)
Cf. Ernout-Thonias, p. 201. Ernout-Meillet, s. v. segcs, p. 920; Festus, 460, 22; Caton, Agr., 29. Cf. supra, p. 14-15, 51. Marzullo, p. 10. Bolisani, p. 17.
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et les dispositions ancestrales des terrains, les productions que donne chaque région et celles qu'elle refuse » (*). Si bien qu'à l'interrogation du fragment 23 une réponse et une seule pouvait être faite (par quelque spécialiste: le paysan de 22, Varron lui-même ou un autre), à savoir en substance: « pour obtenir ce que tu admires (ce beau domaine, cette belle récolte), il a fallu tout ensemble un climat propice et une terre fa vorable. Un agriculteur averti et diligent doit tenir compte de ces deux facteurs ». Puis venait sans doute — et là nous rejoignons E. Bolisani — une conclusion de ce genre: « quand on a bien étudié le climat et le sol, on n'est jamais trompé dans ses espérances par la Nature et on a la plus belle de toutes les existences ». Une fois de plus, Varron recourt dans ce passage au dialogue (2), que nous retrouverons d'ailleurs dans le fragment suivant. Sa prose est, comme en 22, limpide et sans recherche. — Quaero a te: expression de la langue familière, à rapprocher de die mihi. Cf. infra, 89 Buch.: quaero a uobis. . . (texte qui plaide en faveur de notre leçon avec la préposition a); 295, 507 Buch.; Piaute, Most., 551: Sed die mihi...; Juvénal, VIII, 56: die mihi, Teucrorum proies . . . * * * 24. - Extrait par Nonius de Gloss. II (ou I?) (3). Prose. Mais, pour Vahlen et Riese, avec un texte différent, octonaires iambiques. Ce frag ment altéré a été diversement restitué par les éditeurs modernes: au lieu d'innocentes que donnent les manuscrits, certains rétablissent no(1) Virgile, G., I, 50 et suiv. (trad. E. de Saint-Denis): Ac prius ignotum ferro quant scindimus aequor, uentos et uarium caeli praediscere morem cura sit ac patrios cultusque habitusque locorum, et quid quaeque ferai regio et quid quaeque recuset. Cf. aussi Pline, N.H., XVII, 2, 8; pour le climat Varron, B. B., I, 2, 4: quae salubriora illa fructuosiora; I, 4, 3: utilissintus autem is ager est qui salubrior est quant alii; pour la nature du sol Varron, B. B., I, 5, 3: cognitio fundi. . . ; I, 6, 1: alius ager bene natus, alius maie; I, 9, 1: terra, inquam, cuius modi sit refert. Voir E. H. Oliver, op. cit., p. 97. En marge de ces observations: Varron déplorait l'insalubrité qu'avait dévelop pée en Italie le déclin de l'agriculture (régions devenues pestilentielles, eaux sta gnantes, moustiques, etc.). Cf. Varron, B. B., praef., 2; I, 4, 3; I, 11, 2; Cicéron, Agr., II, 26-27, 36, 98; E. H. Oliver, op. cit., p. 80. (2) Cf. supra, p. 21. (3) Lindsay, Nonius, p. 46.
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centes et, à la place de notre obicitis bestiis (conjecture de Bücheier), plu sieurs ont absoluitis, consuestis, ou consuitis. La solution que nous empruntons à Bücheier (mais en substituant un point à son point d'interrogation final) nous paraît s'imposer eu égard à l'organisation et au sens de la phrase. Noxios est appelé par innocent es, qui fait avec lui antithèse; de même, obicitis bestiis, paléographiquement correct (saut du même au même qui a conduit à la forme com primée obuestis), fait pendant, en contraste, à in gabalwm, suffigimus. L'hom me dont Vairon nous transmet les propos est originaire de l'un des pays où, à l'époque, la crucifixion se pratiquait communément — une contrée d'Asie ou Carthage, par exemple (*). Cet étranger réplique ironiquement à un Romain qui s'est permis de dénigrer les coutumes de sa patrie « bar bare »: il fait mine, par dérision, de prendre au sérieux cette condamnat ion, d'y adhérer personnellement (de même qu'ils se flattent de ne faire que des guerres « justes », les Romains assurent qu'ils ne supplicient que des coupables; les barbares, au contraire...)· C'est pour n'avoir pas senti cet accent particulier que les commentateurs ont été si gênés par innocentes - noxios et par le fragment en général. On peut déduire de la riposte ainsi entendue que Varron n'était pas poussé par son indéniable orgueil national à mépriser les autres peu ples et qu'il souscrivait à deux maximes cyniques (thèmes 14 et 14 a Oltramare): «les barbares peuvent servir d'exemple aux civilisés» et « les mœurs des pays étrangers sont l'indice que les actions condamnées par l'opinion doivent être considérées comme naturelles ». Au demeur ant,s'il avait pris une autre position, il n'eût pas été conséquent avec lui-même, puisqu'il est, nous l'avons vu, pour le primitivisme et contre la civilisation. Il est vrai qu'il a satirise les religions exotiques (cf. infra, Eumenides). Mais on aurait tort d'attribuer de semblables sorties à sa xénophobie. Il n'est pas plus xénophobe que la grande masse des Ro mains qui l'était peu (2) — ce qui ne l'empêche pas de vouloir la supré matie et la domination de son pays: il n'y a pas incompatibilité. Sim plement, il combat les importations étrangères qui, à commencer par les religions de l'Est, menacent les valeurs traditionnelles dont il est le champion. Quant au reste, il approuve les conceptions des Cyniques et des Stoïciens sur la fraternité humaine et regarde le monde entier comme une seule grande cité (cf. infra, Άν&ρωπόπολις).
(!) Sur la crucifixion, cf. E. Caillemer - G. Humbert - E. Saglio, dans DA, 1/2, s. ν. Crux, p. 1573-1575. (2) Cf. Cèbe, p. 66, 223, 247-248, 379.
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"Αμμον μετρεΐς
D'après Bücheier (x) et Norden (2), la discussion dont nous n'avons reçu que ce court passage aurait lieu entre un grand propriétaire terrien et un homme politique, tous deux Bomains, qui s'accuseraient mutuel lement de sauvagerie, ayant eu l'occasion ou, du moins, possédant le pouvoir l'un de crucifier ses esclaves, l'autre de faire jeter des condamn és dans l'arène. Le mot barbari qui, tout en étant au figuré, retient sans nul doute quelque chose de sa couleur première et le ton même de la phrase orientent plutôt, nous semble-t-il, vers notre explication qui, l'ironie mise à part, est également celle de G. Boissier (3), d'E. Bolisani (4), et d'A. Marzullo (5). ■ — Innocentes - noxios: l'idée qui se cache sous le sarcasme est, si nous ne nous trompons, la suivante: quand on parle de sauvagerie, peu importe, quoi qu'en dise le Eomain fier de l'être, la culpabilité ou l'innocence des gens que l'on supplicie. De toute manière, ce sont des créatures humaines. Qu'on les mette en croix innocentes ou qu'on les donne coupables en pâture aux fauves, la barbarie est la même ou peu s'en faut. — Sur la damnatio ad bestias, le plus cruel des trois sum/ma sup plicia romains, les deux autres étant la (tremotio et la crux, cf. Β A, VII, s.v. Poena, p. 540, 6°. — Gabalus: mot celtique, synonyme de patibulum ou crux. Il appartient au sermo plebeius. Cf. Ernout-Meillet, s.v. gabalus, p. 407. — La disjonction ^innocentes et d'homines a pour objet de faire mieux ressortir les deux mots et la notion de scandale qu'ils impliquent. Eemarquer d'autre part le parallélisme oratoire et l'asyndète qui sou ligne l'opposition des deux énoncés parallèles. — On ne saurait sans risque d'erreur chercher à déterminer la place et la fonction qu'avait ce texte dans une satire sur la cupidité. En tout cas, la tentative faite dans ce sens par F. Della Corte est rien
H Bücheier, p. 538 (404). (2) Norden 1, p. 29 (295). Mais Norden a des doutes: « in Ms tenebria certi nihil dispicio ». (3) Boissier, p. 72: « un admirateur des mœurs du temps, qui ne trouve rien de meilleur que Kome et son luxe, aborde chez des barbares qui lui font la leçon ». (4) Bolisani, loc. cit. (5) Marzullo, p. 11: « vivace battibecco tra persone di diversa civiltà; situazione ben naturale per i Eomani che già si affermavano nella conquista di popoli orientali e nordici ».
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moins qu'encourageante. Citons-le: «che (...) sia proprio un avaro ed usuraio quegli che parla » (toujours la comparaison avec Alfius, natu rellement!) «mi pare evidente dal fr. 24: nos barbari (...). All'accusa di barbarie l'usuraio risponde che non è affatto barbaro, anzi perfettamente legale, se un debitore (sic) non è pagato, che il creditore (sic) divenga suo schiavo, e subisca, in quanto tale, tutte le punizioni del suo stato, non esclusa la pena di morte per crocifissione. Barbarie sarà piuttosto quella che si usa con i gladiatori, i quali sono costretti a combattere e a morire in bocca alle fiere, senza colpa alcuna. Innocentes e noxìi sono qui detti κατ' άντίφρασιν, come si conviene ad un discorso sarcastico » (*).
(*) Della Corte 1, loc. cit.. Mais il a depuis renoncé à cette interprétation: cf. Della Corte 4, loc. cit.
ANDABATAE
Les gladiateurs aveugles I 25 (28)
mortales multi rursus ac prorsus meant bien des mortels vont en arrière et en avant II
26 (29)
edepol idem caecus, non luscitiosus est pardieu! cet homme-là n'a pas la vue basse! il est aveugle! III
27 (30)
non mirum si caecuttis, aurum enim non minus praestringit oculos quam ό πολύς άκρατος pas étonnant que tu y voies trouble! l'or aveugle tout autant que « le vin pur pris en abondance »
25 Nonius, p. 384, 1. 35: RVRSVS retro. Vergilius (...) Varrò Andabatis: « mort . . meant ». 26 Nonius, p. 135, 1. 12: LVSCIOSI qui ad lucernam non uident et moeopes uocantur a Graecis. Varrò (...) Andabatis: «edepol... est». 27 Nonius, p. 34, 1. 29: PRAESTRINGrERE dictum est non ualde stringere et claudere. Plautus (...) Varrò Andabatis: «non mirum... άκρατος». ales.
Andabatis Nonius: Andabata Priscianus (cf. 31, 34) || 26 tu quidem Müller | cecus G || es Müller \\ 27 caecutis H1 L || ό πολύς άκρατος corr. Mercerus: om. H ό om. L ποαυς αυκρατος G L ο πολύς αυκρατος codd. ceti.
ANDABATAE
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IV 28 (27)
29 (25)
nee manus uisco tenaci tinxerat uiri castas et elle (la cupidité) n'avait pas poissé de sa glu tenace les mains pures de l'homme V anima ut conclusa in uesica, quando est arte ligata, si pertuderis, aera reddet de même que l'air enfermé dans une vessie qu'un lien fort ement serré obture émet un son si on la crève VI
30 (26)
candidum lacté e papilla cum nuit signum putant partuis, quod hic sequatur mulierem e partu liquor lorsque le lait blanc s'écoule d'une mamelle, on voit là un in dice d'enfantement, parce que, dit-on, ce liquide vient à la femme de l'enfantement VII
31 (31)
sed quiduis potius homo quam caruncula nostra mais l'homme est tout ce que tu voudras plutôt que notre mi sérable chair
28 Nonius, p. 267, 1. 14: CASTVM a furtis et rapinis abstinens. Varrò Andab atis: « nec manus . . . castas ». 29 Nonius, p. 241, 1. 28: AER sonus. Varrò Andabatis: «anima... reddet». 30 Nonius, p. 483, 1. 7: LACTE nominatiuo casu ab eo quod est lac (...) Varrò Andabatis: «candidum. . . nuit» et p. 486, 1. 6: PARTI et PARTVIS pro partus (...) Varrò Andabatis: « candidum. . . liquor ». 31 Priscianus, VI, p. 209, 2: Itaque eius quod est caro diminutiuum carun culaest, ut uirgo uirguncula ratio ratiuncula. Varrò in Andabata: «sed... nostra» et Lexicon saec. XII exaratum apud Maium in class, auctt. VIII, p. 319: Haec carnula, ae (...), quod etiam haec caruncula, ae dicitur; unde Varrò: « sed. . . nostra ». 28 tinxerat uiri castas ] tinexerat L casta G L uiris castas seu auaritia Costa auri casta Oehler tincta erat uiri casta Meineke, p. 737 tinxerat sibi casta Vollbehr (Diar. litt, ant., 1847, p. 531) 29 arte] arcte Junius quandoque siue arcte Meineke, p. 737 | religata Buch. Della Corte | pertuderis ] percuderis Aldina perculeris Junius pertuderit Mercerus || reddit Oehler | 30 lacté e papilla Oehler Riese BoUsani: lacté papilla coda, lact e papilla Bücheier || cum fluit G edd.: confluit Bamb. H L p. 483 | putane G p. 486 || partuis ] a partu Carrio (Emend., II, 16) J.-P. OÈBE
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ANDABATAE Vili
32 (32)
in reliquo corpore ab hoc fonte diffusast anima, hinc animus ad intellegentiam tributus dans le reste du corps, Y anima (« le souffle vital ») est diffusée à partir de cette source; de là émane aussi Y animus (« l'esprit ») qui nous a été accordé pour la compréhension IX
33 (33)
idque alterum appellamus a a feruendo febrim
calendo calorem alterum
de ces deux états, nous appelons l'un « chaleur » de calere (« être chaud »), l'autre « fièvre », de fernere (« être bouillonnant ») X 34 (35)
sed quod haec loca aliquid genunt mais parce que ces parties (du corps) produisent quelque chose XI
35 (34)
et me Iuppiter Olympiae, Minerua Athenis suis stagogis uindicassent
my-
et Jupiter à Olympie, Minerve à Athènes m'auraient sauvé de leurs mystagogues
32 Nonius, p. 426, 1. 28: ANIMVS et ANIMA hoc distant: animus est quo sapimus, anima qua uiuimus (...) Varrò Andabatis: «in reliquo... tributus». 33 Nonius, p. 46, 1. 21: FEBKIS proprietatem a feruitate morbi uel mali ut a calendo calorem uel caldorem Varrò Andabatis aperiendam putat: « idque . . . febrim ». 34 Priscianus, X, p. 528, 25: GIGNO genui, pro quo geno uetustissimi protulisse inueniuntur. Varrò in Andabata: «sed... genunt». 35 Nonius, p. 419, 1. 9: VINDICARE liberare, trahere. Vergilius (...) Varrò Andabatis: « et me. . . uindicassent ». 32 in reliquo ] in teliquo H1 in relJicuo Vahlen, p. 174 \\ diffusast Vahlen edd. recent.: diffusa est edd. veti, diffusus G H L \ ad intellegendum Oehler | 33 que H L Bücheier Bolisani: ideoque Roth Biese || calorem] caldorem Müller calo rem uel caldorem Biese || 34 haec loca] haec sola Popma Krahner, p. 20 \\ 35 Olimpie G L \ mystagotis G L
ANDABATAE
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Au Ier siècle avant notre ère, on appelait andabatae des gladiateurs équipés d'un casque à visière sans ouverture. Leurs coups tombaient en général dans le vide et provoquaient l'hilarité du public de l'arène (*). Il est évident que Varron donne au substantif une valeur métaphor ique. Mais à quoi renvoie au juste sa métaphore? aux âmes qui, voya geant dans le ciel, les unes vers les astres, les autres vers la terre, se ren contreraient et se livreraient bataille (suggestion de Krahner d'après le fragment 25 (2))? certainement pas! à l'universalité des hommes, com me le veulent Turnèbe, E. Norden et A. Marzullo (3)? pas davantage: la pièce, à notre avis, n'a pas des visées aussi larges et il faut faire un sort à l'idée de pugilat incluse dans le titre. Tout compte fait, la solu tion la plus plausible est, estimons-nous, celle de Eiese, pour laquelle se déclarent également L. Eiccomagno, E. Bolisani et B. Mosca (4): «en ce qui me concerne », écrit Eiese, « je suppose que cette satire renfer mait (...) une λογομαχία de philosophes aux opinions divergentes; car Ménippe et ses disciples tenaient pour assuré qu'il est dans les habitudes des philosophes de " combattre les yeux fermés à la manière des anda batae " (Hier., Jovin., I, 36) ». On ne saurait mieux dire; et cette théorie est d'autant plus digne d'intérêt que les disputes de philosophes ne man quent pas dans la suite des Ménippées varroniennes. Ainsi que nous l'avons fait observer nous-même, « Varron, dans ses Satires Ménippées, berne (...) les théoriciens, de quelque camp qu'ils soient, qui, à force de ratiociner, faussent et déforment tout. (...) Ce dont il fait avant tout grief aux doctrinaires, notamment aux Epicuriens et aux Stoïciens, c'est la manie qu'ils ont de s'affronter en de vaines querelles, qui dénotent
(*) Saint Jérôme, Helvid., 5: more andabatarum gladium in tenebria uentilans, « agitant son glaive dans le noir à la façon des andabatae »; Jovin., I, 36: melius est tarnen clausis, quod dicitur, oculis andabatarum more pugnare. . ., «il vaut cependant mieux combattre, comme on dit, les yeux fermés, à la façon des andabatae. . . »; Ruf., II, 19: duo andabatas digladiantes inter se me spedasse fateor, «j'avoue avoir regardé deux andabatae qui combattaient entre eux»; Cicéron, Fam., VII, 10, 2; Otto, s. v. andabata, p. 24; Otto, Nachträge, p. 95; L. Friedlaender, 8. G., II, 5e éd.. p. 330. Plus tard (cf. Lydus, Mag., I. 46), on appela aussi andabatae les soldats κατάφρακτοι. Sur l'étymologie du mot (deux éléments gaulois anda + bâta = caecus + pugnalisi), cf. Ernout-Meillet, s. v. andabata, p. 50; Walde- Hofmann, I, p. 46. (2) Krahner, p. 20. (3) Turnèbe, Advers, libri, XVII, 23 (il propose ce sous-titre: de hominum caecitate et errore); Norden 1, p. 22 (287): « iocose sic uocat homines nocturnos qui tenebris menti offusis quasi opertis oculis errant et labuntur»; Marzullo, p. 11. (4) Eiese, p. 100; Riccomagno, p. 46, 142; Bolisani, p. 20; Mosca, p. 50.
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ANDABATAE
à la fois leur intransigeance et l'étroitesse de leur entendement » (!). Sou venons-nous d'autre part que, dans les Académiques, Cicéron, en une espèce d'hommage à Varron, protagoniste de ce dialogue, caricature à son tour, en imitant la manière des Ménippées, une rixe de Stoïciens et d'Epicuriens: «Zenon crie et le fameux Portique est tout entier dans l'effervescence. (...) Epicure, de son côté, ayant fait venir en renfort de ses jardinets (...) une cohue de combattants ivres (...), presse v ivement l'adversaire » (2). Que cette attitude soit typiquement romaine, nul n'en disconviend ra: G. Boissier n'a pas tort d'affirmer qu'« on était sûr de plaire aux vieux Eomains en se moquant un peu des sages de la Grèce » et que « personne ne pouvait être plus frappé de ces querelles (de philosophes) que les Eo mains, grands partisans de l'ordre et de l'unité » (3). Il n'en demeure pas moins que l'exemple était venu de Grèce: non seulement on déduit à bon droit du Iuppiter tragoedus de Lucien que Ménippe avait tourné en ridicule la pugnacité des philosophes dogmatiques trop sûrs d'eux et de leur système (4), mais on sait que les Silloi de Timon, Sceptique pyrrhonien, ouvraient sur une bagarre homérique de philosophes, tous frappés d'un mal commun, « une logo-diarrhée qui dégénère en logo machie » (5). Ces modèles helléniques n'étaient pas plus tendres avec les victimes que leur postérité latine, bien au contraire: en particulier, la censure varronienne, ici comme ailleurs, est beaucoup moins radicale et virulente que celle des Cyniques: les Cyniques raillent la philosophie pour l'abattre; Varron la raille, mais ne met pas en cause sa légitimité; il veut qu'elle soit connue du plus grand nombre (6); il travaille à la dé fendre et à l'illustrer; c'est uniquement les outrances des philosophes de métier, inférieurs à leur noble mission, qu'il critique. Somme toute, ses idées en la matière concordent avec celles que nous lui avons trou vées à l'endroit de la science (7) ou de la religion (8). La doctrine des (*) Cèbe, p. 252. (2) Cicéron, Ac. Post., Ill, 7, 15: clamât Zeno et tota ilia Portions tumultuatur. (...) Contra ille, conuocata de hortulis in auxilium (...) turba temulentorum, (...) instat acriter. Cf. Mras, p. 400 et suiv.; Cèbe, p. 255-256. (3) Boissier, p. 85 et suiv.; cf. Riccomagno, p. 141; Boyancé 3, p. 39-40 (qui cite Cicéron, Fin., II, 25, 30). (4) Cf. Scherbantin, p. 79-80. (5) L. Robin, op. cit., p. 379 et suiv. Cf. Highet, p. 36 et suiv. (e) Cf. Scherbantin, loe. cit.; supra, p. 8, n. 4. (7) Cf. supra, p. 47 et suiv. (8) Cf. supra, p. 92-93.
ANDABATAE
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Ménippées se signale, on le voit, par son homogénéité; elle ne recèle ni contradiction ni disparate; elle est telle qu'on pouvait l'attendre a priori d'un savant à l'esprit posé, méthodique, lucide, ennemi des intempé rancesde tout genre. Il n'est aucun des vestiges conservés de l'ouvrage qui ne prenne aisément place dans le cadre tracé par Eiese d'un débat philosophique (dialogue ou symposioni) accompagné d'insultes. Mieux encore: moyen nantquelques regroupements, on arrive à imaginer avec plus ou moins de clarté quelques phases de la discussion. Toutefois, il y a bien entendu de très grandes chances pour que les fragments ne se soient pas succédé exactement dans l'ordre que nous leur avons donné. Cet ordre n'a pas d'autre fin que de réunir ceux qui, dans notre pensée, vont ensemble. Il ne dépend pas, on s'en est aperçu, de la disposition des lemmes de Nonius: ceux-ci ne nous fournissent que des citations isolées, qui échappent à la lex Lindsay. De la dispute des philosophes relèvent 26 et 27. 28-34 et, probablement, 25 s'inséraient dans un ou plusieurs des exposés débités par les philosophes participant à l'entretien. 35 a toutes les apparences d'un morceau de la conclusion. Presque tous les commentateurs évitent de proposer un schéma de la satire: ainsi, Ε. Β oli sani et F. Della Corte se contentent d'indiquer, le premier que certains fragments nous apportent l'écho de controverses animées, voire houleuses entre des philosophes (x), le second, démar quant Turnèbe, que Varron, dans les Andabatae, pourfend les vices « qui aveuglent et pour lesquels nous luttons sans voir » (2). Seul A. Gercke se risque à rebâtir l'ouvrage dans ses grandes lignes (3): les Andabatae auraient mis aux prises deux interlocuteurs — un pessimiste- sceptique, Varron en personne — et un admirateur enthousiaste de la science, qui aurait eu le dessous pour finir (26, 27). Dans l'analyse de détail, Gercke, nous le constaterons, a magistralement rectifié des bévues commises avant lui; mais il se trompe dans cette reconstitution générale, dont nous nous efforcerons chemin faisant de montrer les faiblesses. Nous ignorons à quelle date Varron rédigea les Andabatae (cf. in fra, p. 121).
(x) Bolisani, loc. cit. (2) Della Corte 4, p. 152. (3) A. Gercke, Varros Satire Andabatae, dans Hermes, 28, 1893, p. 135-138.
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25. - Extrait par Nonius d'Alph. Adv. (*). Le texte ne pose pas de problème. Il n'est nullement incomplet comme le prétend le Thés. I. L. qui ajoute, sans aucun motif, sententias proferentes après multi. Sénaire iambique (vers original et non citation). Le sens de l'expression est clairement figuré. Plutôt que les mouve ments confus des -phûoso^hes- andabatae (interprétation d'E. Bolisani), elle peint d'après nous l'agitation stérile de la multitude, c'est-à-dire de ceux qui, restant à l'écart de la philosophie (stulti), ne savent pas diriger leur vie et y font autant de pas en arrière que de pas en avant. Elle devait être proférée par un des orateurs que Varron faisait disserter: elle ne serait pas incongrue dans une pareille bouche, puisque le reproche qu'elle énonce est un cliché des philosophies antiques (2); et elle y serait comique, puisque l'orateur en question n'est lui-même qu'un andabata. A. Gercke, quant à lui, attribue cette observation désabusée à Var ron: ce dernier y exhalerait sa misanthropie d'Académicien sceptique, persuadé que l'espèce humaine est incapable de progrès (3). Mais Varron n'était pas un Sceptique ni même un vrai Probabiliste (il se recommand ait d'Antiochus d'Ascalon, non de Camèade); et il n'aurait pas com posé ses Ménippées s'il avait à ce point désespéré de l'homme: nous avons plus haut insisté sur l'aspect positif, encore qu'utopique, de ses satires (4). Il ne juge pas l'humanité incurable; il indique même à tout moment le remède qui guérirait les maux dont il s'afflige: c'est le mos maiorum as saisonné de philosophie. En outre, il est incontestable que la condamnat ion du fragment 25 ne touche pas tous les hommes, mais exclusivement ceux d'entre eux qui vivent sans règle et sans plan (nous avons multi mortales et non omnes mortales ou mortales tout court). En définitive, quoique Varron pût prendre cette sentence à son compte (car il ne mé nageait pas les stulti), ce n'est sans doute pas lui qui la prononce: comme dans la majeure partie de la pièce, il s'efface derrière un de ses person nages dont il reproduit les paroles. L'examen du style sentencieux, recherché, qui contraste avec la banalité du fond, nous fait aboutir au même résultat: on est ici dans
(x) Lindsay, Nonius, p. 76. (2) On se rappelle notamment le passage dans lequel Sénèque assimile les stulti à des fourmis qui montent et descendent le long des arbres, ne sachant que faire de leur vie: cf. Sénèque, Tranq., XII, 2. (3) A. Gercke, op. cit., p. 138. (4) Cf. supra, p. 8, n. 4, et p. 80 et suiv.
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l'orbite de la parodie (cf. fr. 2 et 3), l'auto-parodie étant à exclure. D'où le recours à l'expression poétique. On prendra garde: 1°) à l'emploi de mortaUs qui vient des grands genres (épopée, tragédie) et du verbe rare meo (!); 2°) aux jeux phoniques — allitérations (mortales - multi - meant) et homéotéleutes (rursus - prorsus) — qui créent une impression de ba lancement, accentuant l'effet de l'image (2). Rursus ac prorsus est une sorte de locution consacrée qui évoque, comme nous l'avons dit, une agitation brouillonne: cf. Terence, Hec, 315 (trad. J. Marouzeau): Trepidari sentio et eursari rursum prorsum, «j'entends qu'on s'agite et qu'on court deçà delà». — Pour l'exégèse de Krahner (duels d'âmes), cf. supra, p. 115.
26 et 27. - Ces deux fragments nous plongent donc dans l'esca rmouche de propos blessants à laquelle se livraient les philosophes-