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Sommaire 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23.
Couverture Page de titre Préface Le silence est loi À cause de moi Ne pas chercher à comprendre Mauvais genre L’habitude de mon malheur Nom de code : Adeline L’emprise Histoire de famille Trouver de l’aide « Pardon, je l’ai tué… » Elle savait Tout assumer No 39 934 Plus jamais seule Réparer ce qui est abîmé Réussir à parler Tout aurait été différent Remerciements Page de copyright Table
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À mes enfants
PRÉFACE
« Voilà la malheureuse enfant… Dans son vieux tablier, elle portait des allumettes : elle en tenait à la main un paquet. Mais, ce jour, la veille du nouvel an, tout le monde était affairé ; par cet affreux temps, personne ne s’arrêtait pour considérer l’air suppliant de la petite qui faisait pitié… Le lendemain matin, cependant, les passants trouvèrent dans l’encoignure le corps de la petite… » La Petite Fille aux allumettes, Hans Christian Andersen, 1845.
Valérie Bacot est un peu la petite fille aux allumettes du conte d’Andersen, avec ses grands yeux bleus et ses cheveux châtains. Si elle a échappé au froid, elle a été mortifiée psychologiquement. C’est une femme détruite et dévastée non seulement par le manque d’amour maternel, les viols, les coups, le dénigrement, la prostitution, mais aussi et surtout par l’indifférence et l’omerta de la société. Dès son plus jeune âge, elle a traversé des épreuves épouvantables sans que personne, pas même ses proches, se retourne, ignorant sa détresse et son calvaire, pourtant déchiffrables sur son visage. Les allumettes de Valérie Bacot, ses lumières, ont été ses enfants. Ils l’ont aidée à survivre et à tenter d’exister. Et ce sera peut-être demain, nous en avons l’espérance, le regard nouveau d’une société désormais sensibilisée à la détresse et l’impasse des femmes victimes de violences conjugales. Une société qui lui tendra enfin la main et lui permettra d’obtenir la plus grande clémence face à son geste fatal pour pouvoir enfin se reconstruire. Lorsque nous rencontrons Valérie pour la première fois à la maison d’arrêt de Dijon, nous ne pouvons d’abord pas imaginer les souffrances qu’elle a connues. L’histoire de sa vie est bouleversante. Comment at-elle pu vivre un tel enfer ? Valérie est la deuxième d’une fratrie de trois enfants. Ses parents se séparent à deux reprises, et son enfance est marquée par la douleur et la peine. Sa mère est violente, dépendante à l’alcool, et en proie à des idées suicidaires ; son père se distingue par ses interminables absences. Valérie a ses premières relations sexuelles non consenties avec Daniel Polette, son beau-père et l’amant de sa mère, alors qu’elle n’est âgée que de douze ans. Pour ces faits, il est condamné et incarcéré en 1995. Néanmoins, dès sa sortie de détention, Daniel réintègre le domicile maternel et impose à nouveau à Valérie des relations sexuelles forcées. L’adolescente tombe enceinte, et alors qu’elle attend son premier enfant, à l’âge de dix-sept ans, sa mère l’expulse du domicile familial. Sous l’emprise de son beau-père et sans autre alternative, Valérie entame les prémices d’une longue vie commune avec Daniel. Durant plus de dix-huit années, il lui fait subir les pires atrocités : violences psychologiques et physiques, dénigrements, insultes, attouchements, viols conjugaux. Valérie incarne à elle seule la douleur de toutes ces femmes contraintes au silence. C’est pourquoi nous n’avons pas hésité à accepter de la défendre et de l’accompagner en vue de son procès devant la cour d’assises de Saône-et-Loire. Au-delà de l’émotion qui nous a saisies lors de la lecture de son dossier, ce qui nous a semblé primordial est de nous battre une nouvelle fois pour faire passer un message à la société. La difficulté qui perdure aujourd’hui pour une femme violentée est de pouvoir déposer plainte et expliquer aux services de police et au monde judiciaire l’horreur qu’elle endure dans le huis clos familial. L’affaire de Valérie Bacot, qui en arrive à tuer le père de ses quatre enfants, cristallise plus qu’aucun autre dossier toutes les facettes de l’enfer vécu par les femmes victimes de violences conjugales, à savoir : • La notion d’emprise, encore méconnue faute de formation des services de police judiciaire, qui se caractérise par l’impossibilité pour une victime de faire comprendre sa dépendance et la domination de l’homme violent ou prédateur. Par honte et sous l’effet de la terreur, une femme sous emprise n’arrive pas à parler, et encore moins à déposer plainte. • L’existence d’un syndrome de stress post-traumatique sévère, conséquence des violences psychologiques, physiques, mais surtout sexuelles, notamment sur les mineures. • Les dysfonctionnements des institutions policières et judiciaires. Les défaillances de notre système montrent par exemple qu’une enfant abusée sexuellement par son beau-père peut se retrouver au parloir de la maison d’arrêt dans laquelle il est incarcéré, alors même qu’il a été condamné pour agressions sexuelles à son encontre. • L’omerta de ceux qui savent mais ne disent rien. Nous n’avions jamais rencontré dans les nombreux dossiers que nous avons suivis, et même dans les affaires d’Alexandra Lange et de Jacqueline Sauvage, une telle annihilation et destruction de l’identité
d’une femme par son compagnon violent. Les violences extrêmes subies par Valérie l’ont transformée en marionnette téléguidée devenue, contre sa volonté, l’objet de son mari pervers. * Valérie Bacot est aujourd’hui libre, mais sous contrôle judiciaire. Elle comparaîtra lors de son procès devant la cour d’assises de Saône-et-Loire pour assassinat. En tant qu’avocates de l’accusée, nous espérons que la cour d’assises comprendra que ce sont bien les violences extrêmes subies par Valérie pendant près de vingt-cinq ans ainsi que sa peur viscérale de les voir se perpétuer à l’encontre de sa propre fille qui l’ont conduite, de manière inexorable, au passage à l’acte lors de la nuit du 13 mars 2016. Pour ne pas mourir et protéger ses enfants, Valérie Bacot n’avait plus la faculté de prendre une décision raisonnable autre que celle de tuer Daniel Polette. Comme le confirmera l’expert judiciaire psychiatre qui l’a examinée, elle était bien atteinte du « syndrome de la femme battue ». Pour que plus jamais la société ne ferme les yeux, pour que plus jamais une femme ne soit contrainte de tuer pour vivre, Valérie livre ici son histoire. Sa vérité. Janine BONAGGIUNTA et Nathalie TOMASINI
C’est un soir comme tous les autres soirs. Dehors, il fait nuit. Nous venons de finir de dîner, les enfants ont débarrassé leurs assiettes et filé dans leurs chambres sans faire aucun bruit. À son regard, intensément noir et figé, nous savons. Il n’a pas encore commencé à crier, non, mais déjà nous sentons le vent se lever. À force, nous avons pris l’habitude de l’épier du coin de l’œil, de guetter les signes avantcoureurs de la tempête qui vient. Attentifs à ses moindres faits et gestes pour être en mesure de prévoir, d’agir en conséquence, nous assistons au spectacle silencieux de la rage qui monte toute seule. L’air de la cuisine est saturé d’électricité. Il faudra bien que ça craque, mais quand ? J’attrape une éponge et tente de me concentrer sur la vaisselle qu’il me reste à faire – les couverts souillés, les plats recouverts de traces incrustées. Dans ma poitrine, je sens l’angoisse s’élever. Soudain ça y est, il se met à gronder. Je garde le dos tourné, les yeux soigneusement baissés sur l’évier. D’abord il m’insulte, s’époumone. Ses mots n’appellent aucune réponse ; ma tête est vide de pensées. Au bout de quelques minutes il finit par s’éloigner, j’entends son pas lourd dans le couloir qui mène à notre chambre. Le bruit de l’armoire qu’on ouvre, puis plus rien. Je suis aux aguets, les sens aiguisés par l’imminence du danger. Il revient peu après et se tient là, immobile, derrière mon dos raidi. Sans crier gare, sa main crochète mon épaule, il me retourne vers lui d’un geste brusque. Je ne prononce pas un mot, ne pousse pas un cri ; c’est une valse silencieuse dans la maison endormie, pour ne pas alerter les enfants. Au milieu de mon front, le canon glacé d’un pistolet. Il appuie sur la détente, les yeux pleins de fièvre. Clic. L’arme n’était pas chargée. J’ai les tempes qui bourdonnent, le visage mouillé de larmes et de sueur mêlées, mon corps est paralysé par la trouille. Lui exulte, joyeux comme un gosse qui vient de jouer un bon tour. — Tu as eu les jetons, hein ? Ne t’inquiète pas, la prochaine fois il y aura une balle pour toi. Et une pour chacun des gamins ! Il m’attrape par la nuque d’une poigne ferme, pouce et majeur en pince, et m’attire à lui, tout contre. Les ailes de son nez palpitent, il m’observe, c’est comme s’il cherchait à lire quelque chose sur mon visage. J’ai l’impression qu’il voit à travers ma peau, à travers mon cœur. Je sais bien ce qu’il cherche. La seule chose qui pourra l’apaiser – il se repaît de l’odeur de ma peur. Daniel aime les armes. Il en possède plusieurs. La plupart du temps, elles dorment dans un placard – il les sort selon son humeur. Carabine, pistolet 22 long rifle, nerf de bœuf, poing américain : d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours connu armé. Avec, ses épaules se redressent, sa démarche est plus assurée. Quand j’étais enfant, il nous emmenait souvent dans les bois, mon petit frère et moi. J’avais une douzaine d’années, Jérôme moitié moins. C’est lui qui nous a appris à tirer. Il installait des cibles sur le tronc des arbres, accrochait à notre intention des ballons dans des buissons. Nous détestions le pistolet, dont les détonations faisaient longtemps siffler nos tympans. À cause du recul, la crosse heurtait notre front à chaque coup tiré. Nous préférions le fusil à plombs. Parfois, notre mère nous accompagnait, tirait quelques coups à la carabine elle aussi. J’ai le souvenir d’un début d’automne, les feuilles roussissent et commencent à tomber. La Renault 25 est garée un peu plus loin, sur le chemin. C’est une sortie en famille. C’est avec ce même pistolet, dans ce même bois, qu’il apprendra plus tard à tirer aux quatre enfants qu’il m’aura faits. C’est avec ce même pistolet, mais dans une autre forêt, qu’un jour, pour qu’il ne nous tue pas, je l’ai tué.
LE SILENCE EST LOI
Quelque chose vient de me réveiller. Un bruit inhabituel, juste au-dessus de ma tête. Je retiens mon souffle un instant pour mieux écouter. Un frottement sur le parquet, rapide et inquiétant. Cela vient de la chambre de maman. J’allume la lampe de chevet et me redresse dans mon petit lit une place en bois verni. Je regarde autour de moi pour faire un inventaire. L’ours brun en peluche offert par mon arrière-grand-père le jour de ma naissance, le 16 novembre 1980, avec le museau et le bout des pattes plus clairs. La moquette vert gazon, mon petit secrétaire, la figurine en forme de dauphin reçue pour l’anniversaire de mes douze ans, quelques jours plus tôt. Dans la pièce, tout semble à sa place. Mais il y a ce son, de l’autre côté de la cloison, qui continue et gagne en intensité. Je me lève et gravis lentement les marches de l’escalier plongé dans la pénombre, toute frissonnante dans mon pyjama léger. — Maman ? Je reste pétrifiée sur le seuil de la porte. Ma mère est allongée. Un homme que je n’ai jamais vu est couché sur elle, sous la lumière du plafonnier. Il est complètement nu. Elle m’a vue ! À son expression, mélange de stupeur et d’agacement, je comprends que je ne dois pas rester là. Je redescends l’escalier en courant et me jette entre mes draps, que je rabats jusque par-dessus ma tête pour m’effacer en entier. C’est fini, il n’y a plus de bruit. Dans le silence revenu, je n’entends plus que les battements rapides de mon cœur. Qu’est-ce qu’ils font ? Je me rendors sur cette question, quand la lumière se rallume. Maman fait irruption dans ma chambre. Ses cheveux sont décoiffés. Elle est furieuse, ses bras s’agitent dans l’air et font voleter la chemise de nuit. — Tu te prends pour qui ? On ne t’a jamais appris à frapper avant d’entrer quelque part sans autorisation ? Je fais semblant de dormir. Elle continue un moment, avant de sortir. Je n’ose plus bouger. C’est ma faute. Je m’en veux de l’avoir fâchée. Au village de La Clayette, tout le monde connaît Joëlle, ma mère. C’est une femme très coquette, petite et un peu ronde. Elle tient la mercerie-chapellerie de la rue Centrale, et y vend notamment les casquettes que fabriquent ses parents. La boutique est à l’ancienne, dans son jus. L’atelier créé par mes grands-parents est installé au premier étage du bâtiment, juste au-dessus du magasin. J’assiste souvent à la découpe des pièces par deux ouvrières, la Jacqueline et la Claudette, avant que des couturières ne les emportent pour les assembler chez elles. J’examine avec attention les moules utiles à la mesure des têtes, qu’on plonge dans une sorte de grosse marmite. Mon grand-père passe de pièce en pièce en cherchant un crayon, niché juste derrière son oreille. Je me plais beaucoup à l’atelier ; cette atmosphère feutrée me rassure. À la maison, c’est plus compliqué. Ce n’est un secret pour personne : maman boit, et prend des médicaments. Je sais qu’elle dissimule des bouteilles à la mercerie. Sa cachette, en revanche, je ne l’ai jamais trouvée. Le soir, elle rentre souvent tard, remuante et nimbée d’un parfum de menthe trop fort. — Je vais chercher le père Fouettard ! crie-t-elle alors, quand je ne suis pas assez sage à son goût. Elle s’absente un moment puis revient avec un drap sur la tête, le martinet à la main. Après son passage, j’ai les fesses bleues et marquées. Il arrive que je passe plusieurs jours sans pouvoir m’asseoir. Maman n’est jamais tendre. Un soir, elle me court après autour de la table de la cuisine, en me menaçant avec un couteau à émincer. Ses yeux sont rouges et vitreux, elle sent l’alcool à plein nez. Elle ne frappe que moi. Mes deux frères, Christophe et Jérôme, sont toujours épargnés. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Parce que je suis une fille ? Parce qu’elle ne me voulait pas ? Peut-être qu’il n’existe pas de réponse à toutes les questions. Christophe, mon aîné de trois ans, est adoré de ma mère ainsi que de ma grand-mère maternelle. Il est colérique, incontrôlable, violent. Il cogne dans les portes, dans les murs. On ne lui dit jamais rien, pourtant. Cette année, après le divorce de nos parents, Christophe a déménagé : il a pris ses quartiers chez notre père, qui vit à Chauffailles, à une dizaine de kilomètres de chez nous. Dans notre maison aux murs de pierre sèche en calcaire doré, typique du Brionnais, ne restent plus que ma mère, mon petit frère Jérôme, et moi. Il a six ans, je viens d’en avoir douze et l’aime de tout mon cœur. Je m’occupe de lui, prépare ses repas, l’aide à construire ses Lego. Maman est toute la journée occupée au magasin ; il faut se débrouiller, elle n’est pas souvent là. Après la fermeture, elle voit des hommes. C’est pour eux qu’elle se parfume et se fait belle – jupe
écossaise, lèvres et ongles rouge vif, mèches blondes et colliers, bagues, boucles d’oreilles. Elle est joyeuse alors, je le sais. Nous la surprenons parfois en leur compagnie, mes frères et moi. Christophe, tout comme moi, a déjà trouvé un homme dans la chambre de maman. Une autre fois, en rentrant de l’école, je la découvre au fond de la mercerie, sur la table, bien occupée avec un individu que je ne connais pas. J’ai tourné les talons sur la pointe des pieds, mais elle m’a rattrapée. Elle s’est engouffrée dans le magasin voisin du sien, et en est ressortie peu de temps après, une boîte à musique entre les mains. — En échange, tu ne diras rien, a-t-elle affirmé en me remettant l’objet. Avec mon père, Roger, elle s’est mariée deux fois. Le premier divorce, c’était quelques années après ma naissance. Je ne m’en souviens pas, évidemment. Mon père, j’ai peu de souvenirs avec lui. On le voit, mais rarement. En général, quand il est à la maison, il passe tout son temps à dormir. Il est chauffeur de bus touristiques et s’absente souvent dix, quinze jours d’affilée. De ses voyages, il nous rapporte des petits cadeaux. Son travail le fatigue beaucoup. Il arrive qu’il revienne juste pour la nuit et reparte dès l’aube. Nous devinons qu’il est passé à l’odeur tenace de ses chaussettes dans l’escalier, et à ses vêtements sales abandonnés par terre. Même sur les photos de famille, on le voit endormi dans son fauteuil, avec nous à côté ! Je crois que nous ne l’avons jamais vraiment intéressé. Pour la fête des Pères, Jérôme et moi lui offrons des cartes que nous avons peintes nous-mêmes à l’école. Il remercie, avant de les jeter dans le coffre de sa voiture. Quinze jours plus tard, nous les y retrouvons, elles n’ont pas bougé : il les a oubliées… Cette année – nous sommes en 1992 –, le second divorce de mes parents a été prononcé. Notre père doit venir nous chercher un week-end sur deux, c’est comme ça que c’est prévu. Quand il arrive, nous le saluons comme un inconnu, comme nous dirions bonjour aux voisins. Il vit dans une maison sur les hauteurs de Chauffailles, pas trop loin de ses parents à lui. C’est d’ailleurs chez eux qu’il nous dépose, en fin de semaine, quand c’est son tour de nous garder. Ma grand-mère paternelle, Élise Bacot, s’occupe donc de nous le samedi et le dimanche. C’est une femme douce et courageuse. Elle obéit à tous les ordres de mon grand-père, qui n’est pas très facile à vivre : il est plutôt gentil, très taiseux, mais tient à ce que ses habitudes soient toujours respectées à la lettre. De toute la famille, ma grandmère paternelle est la seule à faire preuve envers nous d’un peu de tendresse. Chez elle nous faisons nos devoirs sur la table du salon, nous regardons la télévision, mangeons des steaks et des pâtes. Elle nous frotte le dos pour nous endormir et nous prépare des bouillottes, l’hiver, que nous serrons contre notre ventre pour nous réchauffer. C’est déjà chez elle que nous avons tous trois été gardés, il y a quelques années, quand maman a dû être soignée dans un hôpital de la région, parce qu’elle avait les idées brouillées. Est-ce que ma mère est malade ? Mon père a toujours fait comme si de rien n’était, même quand elle l’insultait copieusement, lui criait après du soir au matin. Les parents de ma mère, eux aussi, préfèrent faire comme s’ils ne voyaient pas ses problèmes. Nous ne parlons pas de ça. J’imagine que c’est normal. C’est comme ça, c’est tout. À force, on s’habitue. Nous ne posons aucune question, jamais. Chez nous, le silence est loi. * C’est ma dernière année de primaire. Je suis plus petite que la plupart des filles de ma classe, et très maigre. Des lunettes encadrent mes yeux bleu-vert, mes cheveux sont longs et clairs. Chaque matin je vais à l’école à pied, avec des voisines qui ont cours dans le même établissement. La route est si pentue que le trajet nous semble interminable. Au retour, quand nous attaquons la montée, les garçons nous balancent des marrons. Malgré mes efforts, je ne suis pas une très bonne élève. Je trébuche sur les syllabes, j’ai des difficultés à lire et à comprendre, qui font que j’ai déjà redoublé le CP. L’institutrice dit de moi que je suis appliquée, très disciplinée, mais un peu renfermée. Après les cours, je ne rentre pas toujours directement. La plupart du temps, je passe au magasin de maman pour l’aider à faire les vitrines, ou l’inventaire. C’est long et pénible, de compter un par un les boutons. Mais aujourd’hui, sur le chemin, je traîne un peu les pieds : elle va sans doute me punir pour hier soir, quand je suis entrée dans sa chambre sans frapper. La nuit est déjà tombée, je pénètre dans la mercerie que je connais par cœur. À gauche les patrons et les fils, canevas et broderies. À droite les chapeaux, les gants et les casquettes de travail pour hommes que fabrique ma grand-mère dans une pièce à part au premier. Au fond, l’immense radiateur sur lequel j’aime m’asseoir, surmonté d’un interphone par lequel je peux communiquer avec l’étage. Ma mère est dans la pièce où nous faisons les travaux de couture, les petites réparations. Je ne la vois pas encore, mais je l’entends. Comment vais-je la trouver ? Froide et cassante, contrariée encore ? Je glisse sur le parquet avec des pas de loup. C’est tout le contraire qui m’attend : elle rayonne, littéralement. Maman fouille dans une pile de tissus avec un léger sourire aux lèvres, ses lunettes glissées le long de l’arête du nez. Elle fredonne en travaillant, les paupières recouvertes d’une épaisse couche de fard. — Celui que tu as vu cette nuit, tu sais ? Il va falloir que tu apprennes à le connaître, c’est un ami,
lance-t-elle sans me regarder, toute concentrée qu’elle est sur sa tâche. — D’accord, je dis. Maman navigue autour des vitrines l’air distraite, guette les passages dans la rue. Soudain, il est là, qui descend d’une Renault 25 grise garée juste devant la boutique. Un chien blanc l’accompagne, trottinant dans ses pas. Il a une petite quarantaine d’années, mesure une tête de plus que ma mère. Ses cheveux châtains sont très courts, avec un début de calvitie à l’arrière. Son regard vert, dominateur, surplombe un nez légèrement en biais, sans doute cassé il y a longtemps sans avoir jamais vraiment été réparé. Il ne se présente pas. — Monte, dit simplement ma mère en me désignant la voiture du menton. Elle lui sourit, et nous partons, la laissant seule sur le seuil du magasin. Quand il s’installe derrière le volant, j’aperçois des tatouages cachés derrière les manches relevées de sa parka. Je ne suis pas très à l’aise, un peu gênée, alors je ne dis rien et regarde le village défiler par la fenêtre. Il ne parle pas non plus. Nous n’allons pas très loin : chez sa mère, Yvette, qui habite à quelques rues seulement. Elle me prépare un goûter. Plus tard, il me ramène à la maison, et repart en faisant crisser ses pneus sur le gravier. Il s’appelle Daniel – mais tout le monde le surnomme Dany –, conduit des poids lourds dans la région, et il va vivre avec nous à la maison. Maman avait l’air ravie quand elle nous l’a annoncé. Mon petit frère et moi sommes chargés de l’aider à transporter ses affaires, rangées dans un appartement du village, auquel on accède par un escalier particulièrement raide. Dans la chambre, où il fait très froid, il y a plein de posters de filles aux seins nus et aux jambes écartées – je cache les yeux de Jérôme quand nous la traversons. Au grenier, nous découvrons toute une collection de vieilles radios poussiéreuses. Il ne faut pas faire de bruit : Daniel déteste ça. Quand l’une des boules de pétanque de Jérôme tombe dans l’escalier, heurtant chaque marche dans un vacarme assourdissant, nous courons jusque dans la rue pour la rattraper, avant de nous faire engueuler. Notre jardin était une jungle, avant. Maintenant, c’est Daniel qui l’entretient. Il sait faire un peu de maçonnerie, remettre les murs à neuf. Pour ça aussi, nous devons l’aider. Il se montre souvent autoritaire, mais nous sommes contents de passer du temps avec lui. Nous découvrons enfin toutes ces petites choses que les autres enfants de notre âge font avec leurs parents. Notre père, le vrai, on ne sait même pas où il est. Fais tes devoirs, mange, tu ne sors pas de table tant que ce n’est pas fini. C’est donc ça, d’avoir un papa à la maison ! Daniel nous surveille. Nous n’avons pas intérêt à broncher, sans quoi il se met à crier. Il faut faire ce qu’il dit, et sans rechigner : ne pas écouter de la musique d’Arabes, ne pas accrocher d’affiches sur les murs de nos chambres, ne pas lire à table. Il nous jure ses grands dieux que le trou sans cheveux, à l’arrière de son crâne, est un œil qui lui permet de voir ce que nous faisons en permanence, mon frère et moi. Même quand il est de dos – même quand il n’est pas là. Dans la chambre qu’il partage avec maman, il y a une « cibi », l’émetteur radio qu’utilisent les chauffeurs routiers. Le récepteur est installé dans l’entrée de la maison. Sa voix surprend régulièrement nos pensées. Il nous entend, il nous voit, alors nous ne mouftons pas. Daniel est dur, imprévisible – mais aussi gentil, parfois. Il prend souvent notre défense contre maman, sans hésiter à hausser la voix. Avant lui, personne ne m’a jamais aidée à faire mes devoirs, personne ne m’a jamais appris à bricoler ou m’occuper des plantes. Il est plus doux avec moi, plus calme qu’avec Jérôme. Il me fait des câlins, des bisous, me demande sans cesse de m’asseoir sur ses genoux. J’obéis, sans me poser de questions. C’est ce que font tous les parents avec leurs enfants, non ? Nous sommes une famille normale, maman, Daniel, Jérôme et moi.
À CAUSE DE MOI
Après les cours, quand je ne dois pas aller à la boutique, je rentre lentement chez moi. Le rituel est immuable : je me déleste de mon cartable, puis file prendre mon goûter dans la cuisine. Des céréales et du lait, une brioche et du chocolat. C’est mon moment rien qu’à moi. Il ne faut pas trop manger, sans quoi je n’aurai plus faim au dîner et risquerais de me faire houspiller par maman, ou par Daniel. Quand j’ai fini, je ramasse les miettes avec une éponge, lave la cuillère et le bol avant de me diriger vers la salle de bains qui est juste à côté de ma chambre, au rez-de-chaussée. Quand maman rentre le soir, vers 20 heures, Jérôme et moi devons être propres et en pyjama, les devoirs faits. Mon petit frère joue dans sa chambre ; j’entends Daniel à l’étage. S’il y a bien quelque chose que Daniel n’aime pas, c’est que je ferme la porte de la salle de bains à clef derrière moi. Il a peur que je glisse, peur que je tombe. C’est pour ça qu’il a enlevé le rideau de douche de la baignoire. Et qu’il vient contrôler, pendant que je me savonne, que tout se passe bien. Quand j’ai fini, il insiste pour me passer de la crème sur les bras. Il faut en étaler partout. Daniel tient à s’en charger, il trouve qu’il fera ça mieux que moi. Je me laisse faire, mais n’aime pas beaucoup ça. C’est samedi, la maison est silencieuse, maman pas encore rentrée du magasin. J’ai lavé mes cheveux et les frotte avec une serviette pour qu’ils sèchent, en observant mon reflet dans le miroir du lavabo. Daniel entre dans la salle de bains sans dire un mot, j’aperçois son regard sombre dans la glace. Il s’approche, soulève la serviette enroulée sur mes hanches. Puis, en respirant fort, enfonce ses doigts dans mon corps. Une douleur inconnue me traverse le ventre. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je suis sonnée, le visage pâle à faire peur. Daniel, lui, est déjà reparti. Un filet de sang dégouline le long de mes cuisses maigres. Je me relave avec de l’eau très chaude, passe ma culotte et mon pyjama. Le soir, au repas, nous n’en parlons pas. Tout est comme d’habitude. Alors moi aussi, j’essaie de faire comme si. Daniel, en souriant, me tend un gros morceau de blanc de poulet. Le goûter, désormais, c’est Daniel qui le prépare pour moi. Un soir que je sors de la salle de bains, j’entends sa grosse voix résonner dans l’escalier : — Monte ! Il est dans la chambre de maman, debout près de la fenêtre, un tube de crème à la main. — Déshabille-toi, je vais te passer de la pommade. Je fais comme on m’a toujours appris : j’obéis. Il me demande de m’allonger sur le lit, bien à plat. Ses mains sont froides et calleuses. Très vite, je sens que quelque chose ne va pas. D’abord il se frotte contre moi, s’appuie très fort contre ma hanche. J’essaie de me redresser pour partir, mais il attrape mes poignets et les maintient fermement au-dessus de ma tête en m’embrassant à pleine bouche. Je me débats, terrifiée. Je ne peux plus respirer. T’inquiète pas, c’est normal, tout va bien. Ne crains rien… Le bruit d’une fermeture éclair, son corps lourd qui m’empêche de bouger, est-ce que je vais mourir ? il me pétrit et me secoue dans tous les sens. J’ai peur, j’ai mal, je pleure. Il se rhabille et disparaît sans se retourner. Je reste seule dans la chambre de ma mère, sur le couvre-lit défait. De longues minutes s’écoulent. Je tente de reprendre mes esprits. Et puis je finis par sortir, moi aussi. * Les mois passent. C’est presque tous les soirs désormais. À chaque retour de l’école. Le goûter qu’il me prépare et que j’avale le ventre noué, sa voix qui m’ordonne de monter, les draps chiffonnés. Un jour je tente de résister, et m’enfuis dans le salon à toutes jambes pour me cacher. Il me rattrape, fou de colère, et me plaque contre la moquette. À cause des frottements sur le sol, je suis brûlée aux coudes, dans le dos, sur les fesses et derrière les talons. Ma peau est rouge, marquée. Maman semble ne rien remarquer. Un autre samedi, je joue avec Jérôme au salon. Daniel apparaît soudain, et envoie mon petit frère dans le jardin. Il se tourne vers moi : — Tu montes.
Je refuse, tente de sortir pour rejoindre Jérôme. Daniel me tire par les bras en hurlant, il me traîne dans l’escalier. Je tente de protéger ma tête qui se cogne à chaque marche, tout mon corps est meurtri. Il vaut mieux ne pas résister, finalement. Comme ça, c’est plus vite fini. Je redouble ma sixième. Ma mère est restée dans la salle d’attente, impassible, jambes croisées. Je sens sa présence dans mon dos, à travers la porte fermée. Sur le chemin, elle n’a rien dit. Seulement que le collège, je n’irais pas aujourd’hui. « Qu’est-ce qu’il se passe ? » « Qu’est-ce qu’il te fait ? » Les questions s’enchaînent, je ne les comprends pas toutes. Face à moi, derrière le bureau couvert de papiers, un gendarme et une gendarmette en tenue. Ils reformulent, changent de mots, se font plus précis. Je baisse la tête et réponds du bout des lèvres. Daniel est gentil avec moi, avec Jérôme aussi, je suis contente qu’il vive avec nous, tout se passe très bien. Ma mère pourrait m’entendre, elle est juste à côté. Quand nous ressortons, c’est pour aller chez le médecin. Ce n’est pas celui que nous voyons d’habitude mais un autre, plus froid. Il me demande de m’asseoir dans un fauteuil étrange caché d’un paravent, après avoir enlevé mes vêtements. Je range mes pieds dans de petits anneaux de métal, tandis qu’il se met à fouiller entre mes jambes avec un instrument dur et glacé. Vendredi 13 janvier 1995, indique une éphéméride à effeuiller. — Ce n’est pas récent. Votre fille a perdu sa virginité il y a déjà longtemps. Je remets mes chaussettes en écoutant le médecin parler à ma mère, derrière la cloison. Elle ne répond pas. Il reprend, comme si je n’étais pas dans la pièce. J’entends pénétration, viols et lésions, rapports sexuels, hymen. Certains de ces mots, je les ai déjà entendus à l’école, en cours de biologie. En ce moment, nous étudions la reproduction des oiseaux. Quelque chose s’éclaire dans ma tête, comme si je voyais soudain les choses plus nettement. C’était donc ça, ce qu’il me faisait… Cette fois, je n’ai plus le choix. Je réponds aux questions des gendarmes, je dis tout. Les retours de l’école, le goûter, la douche, sa voix qui ordonne, la chambre de ma mère. Je donne des détails, raconte la moquette, les brûlures. J’ai tout consigné dans mon journal intime, un épais carnet fermé d’un cadenas argenté. Je le cache sous mon lit, tout au fond, du côté du mur. Un gendarme me prend en photo, de face et de profil. J’ai les yeux bouffis de larmes, le nez rouge, je suis fatiguée. La nuit est déjà tombée quand nous arrivons devant la maison, ma mère et moi. Dans la salle de bains, la lumière est allumée. Un carré orangé se découpe très nettement sur la façade plongée dans la pénombre. Je ne vois que ça, mes yeux ne parviennent pas à s’en détacher. Une bouffée d’angoisse me submerge, je suffoque. Ce n’est rien, pourtant – seulement quelqu’un qui a oublié d’éteindre. Il n’y a pas de danger ; je me sens stupide d’avoir paniqué. Ma chambre, enfin ! Je m’assure que la porte est bien fermée, plonge tout mon bras sous le lit et tâtonne jusqu’à attraper mon journal intime. Son minuscule cadenas a été fracturé. Toutes les pages que j’avais noircies, ma mère les a arrachées. Le lendemain matin, nous retournons à la gendarmerie. Maman a préparé un grand sac, avec des affaires propres pour Daniel. Il va aller en prison. Des gendarmes sont venus le chercher hier à la maison ; ils l’ont trouvé caché dans la soupente. Ma mère demande si elle peut le voir avant qu’il parte. Puis nous attendons dehors, dans le froid, jusqu’à ce qu’il sorte du bâtiment avec des gendarmes et grimpe dans une fourgonnette bleue. En passant devant moi, Daniel me lance un regard sinistre. Il ne dit rien. Je regarde mes pieds, dont les orteils sont glacés. Le véhicule tourne bientôt à l’angle d’une rue, disparaît. Nous rentrons. Toute la soirée, maman sanglote parce que Daniel n’est plus là, en descendant une bouteille d’eau-de-vie de poire. C’est ma faute si elle pleure. Il aurait mieux valu que je ne parle pas. Encore une fois, j’ai tout gâché. * Après l’école, désormais, je ne suis plus obligée de monter l’escalier. Dans ma poitrine, un poids s’est envolé. Maman, elle, est de plus en plus déprimée. Elle passe toutes ses soirées à boire et sangloter. Je m’occupe de Jérôme, du ménage, du repassage, des repas, tandis qu’elle se noie dans le vin rouge et le whisky. Quand elle est saoule, elle nous parle de notre petite sœur, l’enfant qu’elle se jure de faire à Daniel un
jour. Elle répète sans se lasser, les yeux hantés : — Je vais lui faire sa fille, c’est promis. Dans la cuisine, les bouteilles vides prennent de plus en plus de place. Tout ça, c’est à cause de moi. Maman ne vit plus que dans l’attente du dimanche. Ce jour-là, elle m’emmène au centre pénitentiaire de Varennes-le-Grand, où Daniel est incarcéré. Elle se fait belle pour chaque parloir, jupe et brushing, elle est gaie. Elle a cousu une petite pochette en tissu qu’elle attache à sa cuisse. Dedans, elle cache une mignonnette de rhum qu’elle offre à Daniel en l’embrassant quand nous le retrouvons. Je suis le mouvement, bête et disciplinée, pour expier ma faute. Si Daniel est là, c’est à cause de moi. Si maman boit sans plus pouvoir s’arrêter, c’est à cause de moi. Quand nous nous retrouvons dans le box du parloir tous les trois, c’est comme si rien ne s’était jamais passé. Daniel me demande si j’ai de bonnes notes, si je fais bien mes devoirs. Tout a l’air normal. Je m’efforce d’en dire le moins possible sur moi. Je ne raconte pas qu’au collège, juste après son arrestation, nous avons étudié la reproduction humaine. Dans ma classe, il y a Yannick, l’un des fils de Daniel, d’une précédente union. Quand la prof nous a demandé si l’on avait déjà entendu parler des rapports sexuels, Yannick s’est tourné vers moi en ricanant : — Vous n’avez qu’à demander à Valérie ; les rapports sexuels, elle connaît ! Autour de moi, tout le monde a ri. J’aurais voulu disparaître, m’effacer. Ce qui est arrivé, l’arrestation de Daniel, personne n’en parle jamais avec moi. Ni mon père, ni ma mère, pas plus que le reste de la famille. Ni mes professeurs, ni aucun des élèves du collège. Tout le monde sait, pourtant. Mais personne ne dit rien. En avril 1996, après plus d’un an de détention préventive, Daniel est condamné à quatre ans de prison pour agressions sexuelles sur mineure de moins de quinze ans par le tribunal correctionnel de Mâcon. Après le jugement, mon père refuse de signer l’autorisation parentale indispensable pour les visites au parloir. Je n’ai plus le droit d’y aller, et ne m’en plains pas. Pendant que maman et mon petit frère Jérôme vont retrouver Daniel, je fais mes devoirs dans une sorte de salle d’attente, à l’entrée de la prison. Comme je ne viens plus le voir, Daniel me téléphone à la maison, sur le téléphone fixe de l’entrée. — Ça va ? Qu’est-ce que tu as fait de beau cette semaine ? Nous échangeons quelques phrases simples, banales. Non, il ne fait pas trop froid la nuit. Oui, je suis gentille avec maman, tout se passe bien. Je raccroche. Les week-ends, je ne vais plus chez mon père : je préfère veiller sur ma mère et m’occuper des tâches ménagères. Ma vie se résume à ça. Des amies, des copines, je n’en ai pas. Nos vies sont trop différentes ; on ne se comprendrait pas. Je reçois de longues lettres de Daniel. Il raconte ce qu’il fait en prison, dessine de petits personnages sur les pages qu’il m’envoie. Je les parcours machinalement. Je ne réponds pas. Quand maman l’apprend, elle se fâche, me tend des feuilles blanches et un stylo. Je gribouille quelques lignes, quelques mots. Pour lui faire plaisir, je signe : « Je t’aime papa, Valérie. » De toute façon, Jérôme et moi, on va s’enfuir. Quitter Daniel et ma mère, vivre loin de la maison. Une idée fixe m’obsède : je dois protéger mon petit frère. Dans mon grand sac à dos, celui qui nous sert le week-end, j’ai mis des gâteaux, une lampe, des habits pour mon frère que j’ai subtilisés. Quelques vêtements à moi, aussi. J’ai tout caché sous le lit, on peut partir n’importe quand. Le problème, c’est que je ne sais pas où aller. Pas chez ma grand-mère Josette, qui le dirait à ma mère et nous ramènerait. Pas à l’hôtel, nous sommes tous les deux mineurs et je n’ai pas d’argent. À qui demander de l’aide ? Vers qui me tourner ? Je me sens seule, perdue, abandonnée. À la première occasion, c’est sûr, nous partirons. J’en rêve toutes les nuits, et le jour aussi. Mais les semaines et les mois passent, sans que nous partions jamais.
NE PAS CHERCHER À COMPRENDRE
Un matin, en octobre 1997, Daniel fait son retour à la maison. Maman m’a avertie, la veille, qu’elle irait le chercher à la sortie de la prison. Elle a mis ses plus beaux vêtements, trop de maquillage, des bijoux brillent à tous ses doigts. J’ai seize ans, presque dix-sept, et me prépare pour aller à mon stage, à la cantine de l’école communale de La Clayette. J’aide à préparer les repas, servir les enfants, nettoyer le réfectoire. C’est vivant, bruyant, chaleureux – j’aime beaucoup ça. Au moment où je m’apprête à sortir, mon blouson Jordan sur le dos, j’aperçois la voiture familiale qui se gare dans la cour. Daniel sort de l’habitacle, s’étire et me sourit. Je suis presque contente de le voir. Pas franchement rassurée, mais du moins soulagée : maintenant qu’il est là, ma mère va enfin se reprendre. Nous laisser en paix, Jérôme et moi. Arrêter de boire, peut-être. J’enfourche ma mobylette à pédales et m’éloigne en frissonnant sous mon pull trop large. La vie recommence comme avant. Daniel habite chez nous, fait des travaux dans la maison, change la moquette vert gazon de ma chambre et la disposition de mes meubles. Il surveille les devoirs et s’occupe du jardin. Blanc-Blanc, sa chienne adorée, s’est éteinte pendant qu’il était incarcéré, d’un cancer généralisé. Le vétérinaire l’a opérée, mais il n’a pas pu la sauver. Quand on a annoncé la nouvelle à Daniel, il s’est mis à pleurer comme une madeleine. Il a demandé au voisin de l’une de ses sœurs, un menuisier, de construire pour elle un cercueil capitonné. Maman a enterré Blanc-Blanc sous un parterre de fleurs dans le jardin. Daniel s’y recueille et l’entretient régulièrement. Tout semble tellement normal qu’on pourrait croire qu’il n’est jamais parti. Son absence a duré trentetrois mois, pourtant – pas tout à fait trois ans. Personne ne semble trouver bizarre que Daniel revienne vivre avec nous comme si rien ne s’était passé. Ni mon père, qui refusait pourtant de signer la feuille pour que j’aille le voir aux parloirs. Ni mes grands-parents, pas plus que le reste de ma famille. Pas même les voisins, qui le saluent comme à l’accoutumée. Les semaines passent. Il est là, à côté de moi, quand je souffle les bougies sur le gâteau qu’on a fait pour mes dix-sept ans. Ma mère ne pleure plus, et boit un peu moins. Un soir, peu après, il entre dans ma chambre sans frapper et ferme la porte à clef derrière lui. À son regard, je comprends immédiatement. Cette fois, je suis bel et bien foutue. Tout recommence comme avant, même ça. Il est encore plus brutal, plus violent, plus menaçant qu’avant la prison. Quand je cherche à me défendre, il me bloque avec ses avant-bras et c’est encore pire. Alors je me laisse faire sans plus lui opposer de résistance, pour que ça aille plus vite, pour avoir moins mal. C’est comme si j’étais vide. Vide ou morte. Mon esprit s’en va loin, flotte quelque part au-dehors. J’attends qu’il termine et s’en aille pour réintégrer mon corps. * Je suis dans le garage, occupée à chercher un outil quelconque. Daniel est un peu plus loin, de l’autre côté de la voiture. Il en fait le tour et s’approche de moi sans parler, cale son dos contre le mur de crépi et me regarde. Puis il se déboutonne, m’attrape par les cheveux et attire mon visage contre son entrejambe. Son geste est si brusque, si inattendu, que je ne parviens pas à l’anticiper. Tandis que sa chair force mes lèvres, je suis prise de nausée. Un souvenir s’impose à moi, s’engouffre en un éclair sous les paupières de mes yeux fermés. Je me revois, toute petite fille, dans un autre garage : celui des parents de ma mère. C’est une journée d’été, ma peau est légèrement moite, je suis mon grand frère dans l’escalier jusqu’au congélateur de grand-mère, qui contient glaces et sorbets. Christophe ouvre les bacs, hésite, choisit et prélève deux cônes dorés. Il les dépose sur le sol un peu plus loin, referme la porte immaculée et me plaque contre le freezer. Puis il baisse son short jusqu’au niveau des genoux, et introduit son sexe dans ma bouche. — Si tu dis quoi que ce soit, je te jure que je vais te taper ! Je suis incapable de bouger, incapable de comprendre même ce qui est en train de se passer : il a une dizaine d’années, moi pas encore six. Il se retire un moment après, ramasse une glace par terre et me la tend. En silence, lentement, nous gravissons les marches de la cave jusqu’à remonter à la lumière du jour. Ces images, je les avais oubliées. Et voilà qu’elles reviennent me frapper la rétine alors que se joue une variante de cette scène, bien des années plus tard. Mon grand frère, j’en ai toujours eu peur, sans bien savoir pourquoi. Des bribes de mémoire me reviennent soudain par flashs, encore et encore. Tout cela, je
l’avais mis de côté. Mon cerveau s’est efforcé de l’effacer, de le recouvrir d’un voile noir. Christophe, par la suite, a-t-il recommencé ? Je crois que je préfère ne pas m’en souvenir… Quelques années plus tard, il a quitté la maison. Pour vivre chez notre père d’abord, puis dans un studio aménagé pour lui dans la maison de notre grand-mère maternelle. Je ne le vois plus que rarement à présent, lors de quelques rares fêtes de famille. Nos liens sont presque inexistants. Je dois vivre avec ce souvenir-là aussi, désormais. Chaque fois que j’y pense, mes yeux se mettent à pleurer. À qui me confier ? Peu de temps après, je dis tout à Daniel, en lui demandant de me promettre de ne pas en parler à ma mère, jamais. Le jour même, il s’empresse de tout lui répéter. Ils sont dans le couloir central de la maison et moi sur la terrasse, juste en face. Les portes sont grandes ouvertes, il est midi, c’est l’été. — Je m’en doutais, commente seulement ma mère d’une voix neutre, un jour j’ai trouvé des préservatifs dans les combles. Ils étaient enfants, ce n’est pas très grave. Tant que ça reste dans la famille, on ne va pas en faire tout un cinéma… Je les écoute parler, sans savoir qu’en penser. Qu’est-ce qui est normal ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Et pourquoi ces flashs me poursuivent, qui ne s’éteignent pas ? Le retour de Daniel à la maison n’apaise maman qu’un temps. Elle se fait tatouer un petit cœur sur la hanche, surmonté de ses initiales à lui. Il fait la même chose, avec ses initiales à elle. Ce jour-là, ils semblent très heureux – mais cela ne dure pas. Maman crie, maman boit, maman sombre sous nos yeux. Un lundi matin, à la maison. Daniel est au travail, Jérôme dans sa chambre, ma mère prépare des bocaux de légumes pour l’hiver. Quand elle me rejoint au salon, je la trouve fatiguée. — Je vais me coucher. Si tu vois que dans quelques heures je ne me suis pas réveillée, s’il te plaît, appelle les pompiers. La matinée s’écoule, je prépare le déjeuner et me glisse dans sa chambre pour la chercher quand c’est prêt. Mais j’ai beau l’appeler, ses yeux ne s’ouvrent pas. Sur sa table de chevet s’entassent des médicaments, de minuscules pilules de toutes les couleurs. Je panique, appelle ma grand-mère. Celle-ci arrive sans tarder avec mon grand-père, qui téléphone aux pompiers. Bientôt ils emportent ma mère, inanimée. Dans le garage, les bocaux de haricots qu’elle préparait le matin même ont explosé partout – maman a oublié d’éteindre le feu sous la marmite. Toute la maison aurait pu sauter. — Joëlle va être hospitalisée quelques temps, nous explique Daniel le soir, à son retour du travail. Jérôme et moi ne voulons pas aller la voir à l’hôpital, mais nous n’avons pas le choix. Maman vient de subir un lavage d’estomac, plusieurs tuyaux de plastique prennent leur source dans ses bras. Elle est pâle, alitée, ses cheveux bouffent horriblement sur l’oreiller. Elle sourit en découvrant les fleurs que nous avons achetées pour elle. — Ne vous inquiétez pas, je vais bien. Je ne le referai plus, jamais ! Elle rentre à la maison quelques jours plus tard, et nous n’en parlons plus. Pourquoi a-t-elle fait ça ? Je n’en ai aucune idée. Chez nous, rien n’est jamais logique, tout se tait. C’est comme cette fois où Jérôme et moi la trouvons avec un œil au beurre noir, en rentrant d’un week-end chez notre père. Que s’est-il passé ? Daniel a-t-il appris pour la relation qu’elle a entretenue avec son meilleur ami quand il était en prison ? S’agit-il d’autre chose ? Nous n’en saurons jamais rien. À force, je finis par m’habituer à ne pas chercher à comprendre. * Je suis dans ma chambre, assise sur le lit ; Daniel et ma mère discutent dans la cuisine. — J’en ai rien à foutre, du moment qu’elle tombe pas enceinte, dit-elle. Je sais qu’ils parlent de moi. Je suis surprise, mais pas tant que ça. Daniel a remarqué que je n’avais pas eu mes règles, ces derniers mois. Est-ce que j’attends un enfant ? Il pense que oui. Dans mon corps, pourtant, rien ne me semble changé. Un matin, au réveil, ma mère me tend une sorte de thermomètre blanc : — Va dans les toilettes, et pisse dessus. Je veux en avoir le cœur net. J’ai peur, alors je fourre le test de grossesse dans ma poche sans le faire et déguerpis sur ma mobylette. Mon réflexe, c’est d’aller chercher Daniel à son travail ; il me dira ce qu’il faut faire. Je me cache dans un coin et l’attends un long moment, jusqu’à le voir enfin garer son camion sur le parking de l’entreprise. Quand il descend de la cabine, je cours vers lui et lui explique tout. Il est calme, ne paraît ni ému ni troublé. Il réfléchit. — On va rentrer, et tu vas faire le test. Par la fenêtre des WC, je vais te passer un verre avec mon urine à l’intérieur. Tu tremperas le bâtonnet dedans. Ta mère n’en saura rien. Je fais tout ce qu’il m’a dit, m’enferme dans les toilettes pendant que ma mère attend de l’autre côté de
la porte. Sur le test, une barre bleue apparaît après quelques instants. Je ne suis pas enceinte ! J’ai beau avoir triché, j’en suis quand même persuadée : depuis quelques jours, j’ai de légers saignements. Ma poitrine gonfle pourtant, à mesure que mon ventre s’arrondit. Mon corps change. Autour de moi, personne ne semble le remarquer. Daniel m’achète des vêtements plus larges. J’ai dix-sept ans, et m’apprête à devenir mère pour la toute première fois. Je le comprends, mais ne réagis pas vraiment. De toute façon, je n’ai pas le choix. Je suis complètement privée d’émotions. Une seule crainte me tenaille : je ne veux pas devenir comme ma mère, élever mon enfant comme elle nous a élevés. Je me jure de faire tout mon possible pour que cela n’arrive jamais.
MAUVAIS GENRE
C’est la fin de l’été, et mon petit frère Jérôme, qui est allé passer quelques semaines chez mon père pour les vacances, n’est toujours pas rentré à la maison. La rentrée approche et je n’ai aucune nouvelle de lui. Cela m’inquiète. Cette année, il rentre en sixième : c’est important, je tiens à ce que tout soit bien préparé. — Quand est-ce qu’il revient, Jérôme ? Depuis quelques jours, ma mère ne s’adresse plus vraiment à moi. Quand elle me parle, c’est en regardant ailleurs. Par-dessus mon épaule, par exemple. — J’en sais rien, appelle ton père. Je décroche le combiné du téléphone dans l’entrée et compose le numéro que je connais par cœur. Ça sonne. Ma mère reste debout devant moi, sans bouger. — Allô papa ? Je n’ai pas le temps d’en dire plus qu’il se met à éructer, ses paroles sont incompréhensibles, il s’étouffe de colère. Il finit par se taire, et reprend, catégorique : — Si tu veux que ton petit frère rentre chez ta mère, tu as une semaine pour partir. Sinon, je mets Jérôme à l’école ici. Il raccroche. En face de moi, ma mère exulte. L’idée vient d’elle, sans doute ; elle veut que je quitte les lieux avant que les voisins ne commencent à se poser des questions. Ils savent bien que je ne sors jamais et ne vois personne d’autre qu’elle, Daniel et Jérôme. Une grossesse, ça ferait mauvais genre. Au village, le regard des autres est omniprésent. Je cherche des raisons, j’ai du mal à comprendre. Pourquoi, après avoir tant voulu de Daniel, souhaite-t-elle soudain me voir partir avec lui ? Peut-être que le problème, au fond, c’est que c’est moi qui suis enceinte – et pas elle. Si cela n’était pas arrivé, je crois que nous aurions pu continuer à vivre ainsi longtemps. Je veux bien partir, mais où aller ? Et avec quel argent ? Les maigres économies que j’ai cachées sous la moquette de ma chambre, derrière l’armoire, ne me mettent pas vraiment à l’abri. Mes études ne sont pas achevées, il me reste toute une année scolaire à faire si je veux obtenir mon BEP agricole en services à la personne. J’ai toujours rêvé de travailler avec les enfants, en tant qu’éducatrice spécialisée. Qu’est-ce que je dois faire ? Cette fois encore, c’est Daniel qui décide pour moi. — On va s’installer ensemble, Valérie et moi, assène-t-il à ma mère sans provoquer chez elle la moindre réaction, le moindre haussement de sourcil. Dans le journal local, à la rubrique des petites annonces, il trouve une location qui lui convient. Elle se trouve à Baudemont, un village de 650 habitants situé à deux kilomètres à peine de La Clayette. C’est une sorte de grande ferme humide et froide divisée en trois habitations mitoyennes, dans une impasse au nom fleuri. L’aile que nous allons occuper fait environ 75 m2, le propriétaire habite juste en dessous de chez nous mais nous avons une entrée séparée. De toute façon, il n’est pas souvent là, explique-t-il à Daniel pour achever de le convaincre. Je prépare le premier déménagement de ma vie. Ma mère m’aide à faire les cartons, heureuse comme un pape. Elle est joyeuse, joueuse, je l’ai rarement vue comme ça. Elle me donne un coup de main pour emballer quelques affaires, puis installe son transat pour bronzer en maillot de bain au beau milieu de la cour, détendue et légère comme si tous ses soucis s’envolaient d’un coup. Désordre camouflé, Daniel à proximité. Elle nous coud même une paire d’oreillers, dans lesquels elle a glissé quelques brins de lavande pour que ça sente bon. Quelques jours plus tard, le 31 août 1998, nous partons. Sans mes économies, qui ont mystérieusement disparu de leur cachette, sous la moquette de ma chambre. Je fais une demande d’émancipation auprès du juge des tutelles, afin de ne plus dépendre de ma mère. Mon petit frère, lui, rentre à la maison. La première lettre que je reçois après notre installation vient du tribunal de Mâcon. Elle m’informe d’un prochain rendez-vous avec un juge pour enfants afin d’examiner ma situation, ma grossesse et le déménagement notamment. C’est Daniel qui m’y emmène le jour convenu ; il obtient même le droit d’assister à l’entrevue. Ma mère est là également, pomponnée et mielleuse comme jamais. Je me tiens assise sur une chaise au milieu d’eux, elle d’un côté et Daniel de l’autre. Un juge plein d’embonpoint nous fait face, tout soupirs et perles de transpiration derrière son bureau de bois. C’est à ma mère qu’il revient d’abord de parler : — Ma fille est partie de chez moi après m’avoir menacée, elle m’a mis un couteau sous la gorge,
déclare-t-elle au juge sans ciller. — Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu es folle ? La surprise me fait bondir. Moi d’ordinaire si calme, je réagis mal et me mets à crier. Le juge élève la voix lui aussi, pour m’engueuler – si je ne me calme pas, je me rends coupable d’outrage à magistrat, affirme-t-il. Une fois qu’il en a fini avec moi, il se tourne tout entier vers Daniel, qu’il regarde sans chercher à dissimuler son mépris : — Quant à vous, monsieur, vous n’êtes qu’un sale maquereau. Veuillez tous sortir de mon bureau ! Nous nous hâtons jusqu’à la sortie. À l’extérieur du tribunal, ma mère redevient soudain elle-même. Elle se radoucit, s’inquiète de ma grossesse, de ma santé, et nous propose de boire un café tous les trois en terrasse avant de repartir. Je refuse, évidemment, blessée et profondément choquée par tous ses mensonges. Je lui jure que jamais elle ne verra mon enfant. Ce jour-là, je vois ma mère pour la dernière fois. En quelques mois, je prends une vingtaine de kilos ; mon ventre est rond comme un ballon. Daniel m’emmène chez le coiffeur, exige que je porte les cheveux noirs et courts. Il photographie le résultat tandis que je suis debout dans notre nouveau salon, quasi vide de meubles. Sur le cliché se dessine une adolescente maussade au corps bouffi, vêtue d’une vieille veste en cuir noir trop large et d’un pantalon écru. Daniel est un homme d’habitudes, il tient à sa routine. Chaque matin, en me réveillant, je dois lui préparer sa gamelle pour le déjeuner ainsi que son café, servi dans la salle à manger. Quand il a terminé, il pose ses pieds sur la table, près de la tasse vide, et attend que je vienne lui enfiler ses chaussettes. Une fois que c’est fait, il disparaît pour la journée, et je file en cours pour suivre ma dernière année de BEP. L’administration de l’établissement me convoque au bout de quelques mois, pour me demander de m’acquitter de mes frais de scolarité. Je pensais que tout était réglé, mais m’aperçois que c’est en fait à ma mère qu’est versée ma bourse d’études, qui ne la reverse pas à l’école. Je suis finalement diplômée, comme les autres : par pitié ou par chance, la directrice a décidé de fermer les yeux sur mon cas. Elle est sans doute très loin d’imaginer à quel point je lui suis reconnaissante de cela. Ma grossesse se passe bien. En revanche, je ne sais pas trop comment l’accouchement va se dérouler. Peu d’informations me parviennent mais j’ai hâte de rencontrer mon bébé. Je me promets déjà de prendre toujours soin de lui, de lui offrir tout l’amour dont je suis capable. Je suis bien résolue à devenir tout le contraire de ma mère. Son affection, enfant, m’a cruellement manqué. Daniel me laisse tranquille, il me touche de moins en moins à mesure que mon ventre grossit et je profite de ce répit. Je ne pense plus qu’à mon enfant à venir. — J’ai choisi le prénom ; il s’appellera Dylan, m’annonce Daniel un soir sans même me demander mon avis. Mon fils naît le 19 février 1999 à la maternité de Paray-le-Monial, par césarienne, avec quinze jours de retard. Quand on le pose sur ma poitrine après l’accouchement, je connais le premier vrai moment de bonheur de ma vie. J’ai dix-huit ans depuis trois mois. Je réagis très mal à la péridurale, qui me fait vomir tripes et boyaux, mais mon cœur déborde de joie. Je ne serai plus jamais seule à présent. Dylan est mon trésor, ma raison de vivre et d’espérer. Il est tout pour moi. Je compte et recompte en pleurant ses minuscules doigts, le nombre d’orteils à ses petits pieds. Mon fils. Il est tiède, vivant et fragile. Il a tellement besoin de moi. Daniel m’a déposée à l’hôpital la veille au soir. Il revient le lendemain, sa journée de travail terminée – il transporte de la paille en ce moment, pour les paysans du coin. Que ressent-il alors ? C’est difficile à dire, tant il est impassible. Son visage est neutre, n’exprime absolument rien ; il est exactement le même que d’habitude. Quelques jours plus tard, nous rentrons à Baudemont tous les trois. Daniel, mon fils et moi.
L’HABITUDE DE MON MALHEUR
Daniel ne supporte pas que je m’occupe de Dylan, il ne supporte pas ses pleurs, ni de devoir s’adapter aux horaires de l’enfant. Sa routine est bouleversée, et il déteste ça. Il trouve que les choses traînent, s’impatiente, crie de plus en plus souvent. Son café n’arrive pas assez vite, il est trop chaud ou trop froid, tout cela n’est pas correct, ça ne lui convient pas. Un matin, dans la salle à manger, il se met à hurler parce que je n’ai pas bien rangé les jouets du bébé. Il se tourne vers moi et m’envoie sans prévenir une gifle phénoménale, la main bien à plat. Je m’effondre sur le sol, sidérée par la force du coup, et le regarde sans comprendre. J’ai l’habitude de ses éclats de voix, l’ai déjà vu plusieurs fois lancer des objets contre les murs pour apaiser sa colère ; mais ça, c’est une première. Il ne m’a jamais frappée jusque-là. — Lève-toi, aboie-t-il. J’obéis et me redresse, hébétée, tandis qu’il se dirige vers la cuisine et achève de se préparer comme si de rien n’était. Je me dépêche de cacher tétines, doudous et biberons. Daniel revient un moment après, vaguement mal à l’aise : — Excuse-moi, je n’ai pas fait exprès. Mais c’est ta faute, aussi, tu m’as énervé. Je l’écoute en silence, sans répondre. Tout est ma faute, oui. Il faut que je fasse plus attention, pour que ça ne recommence pas. Je dois : M’occuper de lui d’abord Décrocher immédiatement quand il appelle à la maison pour vérifier que j’y suis Empêcher le petit de pleurer pour ne pas le gêner, même au téléphone Baisser la tête, obéir sans discuter Ranger, laver, cacher les jouets Faire comme si Dylan n’existait pas. Je ne dois pas : Sortir sans le prévenir Faire les courses toute seule Travailler Prendre une décision Parler à des inconnus Croiser le regard des hommes. Au fil des mois, j’apprends à faire attention à tout. Avec le temps, ça devient presque un réflexe, une seconde nature. Daniel veut que je sois à lui uniquement, que je fasse tout ce qu’il veut comme il le veut, au moment où il le dit. Dans les magasins, il choisit les habits que je dois porter. Pour mes cheveux, c’est encore lui qui décide : il faut les teindre en noir puis les couper en brosse ; je porte tantôt des mèches rouges, tantôt un roux profond. Quand il se lasse, il me prend un rendez-vous chez le coiffeur pour que je fasse tout décolorer. Parfois il me fait une coupe lui-même, j’ai les cheveux longs d’un côté et courts de l’autre ; il ne faut pas que je me plaigne. Daniel ne s’occupe jamais de Dylan, boit de plus en plus. Il cache une bouteille de Ricard entre le meuble de la cuisine et le micro-ondes. Il tourne tantôt à la bière, tantôt au vin, par périodes. Les premières baffes s’abattent sur moi de façon irrégulière. Ce n’est pas tous les jours, seulement quand il est très remonté. Après, en général, il me demande pardon. Parfois, il secoue Dylan comme un prunier pour qu’il cesse de pleurer, ou me le jette dessus pour que je le calme sans tarder. J’emmène mon enfant dans la chambre et lui chuchote des mots doux. Je lui dis que ce n’est rien, que tout va bien, que je l’aime et qu’il est en sécurité. Je le berce et il s’endort dans mes bras, tout contre mon sein. Ma poitrine prend du volume, elle commence à enfler. Daniel pour le moment n’a rien remarqué. C’est un secret qui n’appartient encore qu’à moi : voilà plusieurs mois que je n’ai pas saigné. Mon corps se transforme lentement, en toute discrétion. Cette fois je comprends mieux ce qui est en train de se passer. Juste après la naissance de Dylan, les rapports ont recommencé. J’attends mon deuxième enfant, et pour l’instant, il n’y a que moi qui le sais.
Quand Daniel me bouscule et me frappe, j’essaie de le réconforter. Je caresse mon bébé à travers mon ventre, doucement, en lui répétant qu’il ne faut pas s’inquiéter. J’essaie de me calmer au plus vite, moi aussi, pour ne pas le perturber. Je dois protéger mes petits de cette peur qui s’installe et envahit tout. Je suis contente d’être enceinte, heureuse de mon état, prête à l’assumer. Mais ne peux m’empêcher de penser que ça risque d’être encore plus compliqué, sans doute, d’empêcher deux bébés de pleurer. Les coups se multiplient après la naissance de Kévin, le 28 mars 2000. Ils gagnent en fréquence, et surtout en intensité. J’ai dix-neuf ans, et dois m’occuper seule de mes deux bébés. La maison est un peu moins bien tenue, moins bien rangée. Je fais de mon mieux pour me démultiplier, satisfaire tout le monde, mais cela n’est pas suffisant : pour Daniel, tout devient prétexte à enrager. Je profite d’une sieste de mes fils pour balayer dans la cuisine et dans l’entrée, rassembler la poussière en un petit tas que je m’apprête à ramasser. Alors que je m’en approche, la balayette dans une main et la pelle dans l’autre, les enfants se réveillent et se mettent à pleurer. Je dépose mon attirail dans un coin et les rejoins dans leur chambre. Vite, les prendre dans mes bras, les bercer doucement contre moi pour qu’ils s’apaisent. Ils se calment à peine que Daniel se matérialise dans l’encadrement de la porte, menaçant : — La saleté, tu la laisses pour que je marche dedans ? Tu ne vaux rien, tu ne sais même pas faire le ménage correctement ! Tu es une fainéante, une traînée, une moins-que-rien ! Il est furieux, et m’insulte un moment en agitant la balayette en plastique qu’il a trouvée sur son chemin. Quand il s’interrompt, c’est pour lancer l’ustensile dans ma direction. L’objet traverse la pièce pour finir sa course dans ma tête. Le choc me fait vaciller, mais je reste debout tandis qu’un sang chaud et visqueux passe la barrière de mes sourcils et se met à dégouliner dans mes yeux. Je ne dis rien, ne fais même pas un geste pour l’essuyer. À mes côtés, Dylan et Kévin hurlent dans leurs berceaux. Quand Daniel tourne les talons, je les rassure et me dirige comme un automate jusqu’à la salle de bains. Ma tempe est ouverte sur plusieurs centimètres, le sang coule en flots continus. Comme il est hors de question d’aller à l’hôpital, je rince et désinfecte comme je peux avant de poser sur mon visage plusieurs sutures adhésives. C’est du système D, mais ça tient à peu près. Je me débrouille, ne pleure pas. Je ne ressens presque plus d’émotions, presque plus rien. J’ai l’habitude de mon malheur. Je concentre désormais toutes mes idées en une seule : je dois m’occuper des enfants, qui ont tant besoin de moi. Dans mon cœur, dans ma tête, il n’y a qu’eux. Ma vie pour eux, notre complicité, leurs rires joyeux. Pour que Daniel les laisse tranquilles, je dois obéir et faire tout ce qu’il me dit. Il répète que tout est ma faute, que je suis inutile, incapable, bonne qu’à faire le tapin comme une grosse conne, comme une merde. J’encaisse, muette, et m’imprègne de ces mots en pensant qu’il a raison. Daniel sait mieux que moi, alors je le crois. Tout est ma faute. Même quand il n’a rien à me reprocher, Daniel trouve quelque chose pour gueuler. Il aime ça ; pis, il en a besoin. Je le sens à l’affût, il cherche autour de lui avec ce regard qui me terrifie. Je ne connais pas encore le motif, mais sais qu’il va me tomber dessus. La cuisine est propre et en ordre, tout est à sa place, rien ne dépasse. Daniel trouve qu’il fait froid, il allonge le bras et tâte le radiateur, qui ne dégage aucune chaleur. — C’est toi qui l’as coupé ! Il sait bien que je n’y suis pour rien, que c’est la chaudière qui fait des siennes, mais les gifles pleuvent sur moi. Après deux ans de vie commune, il ne s’en excuse même plus. Parfois, je lui dis de me taper tout de suite, pour qu’on en finisse. Après ça, je sais qu’il sera plus calme, que la pression redescendra. J’apprends à m’endurcir, à serrer les dents. La violence physique, à force, on peut s’y accoutumer. Les menaces verbales, les tortures mentales, c’est tout le contraire : elles me désintègrent, me foudroient. Il est impossible de s’y faire. Elles me tuent à l’intérieur peu à peu : je suis là, mais toujours un peu absente. Détachée de moi-même, comme dissoute. Daniel change d’avis, multiplie les ordres contradictoires, affirme une chose et son contraire, si bien que je ne sais jamais vraiment à quoi m’attendre ni que faire. C’est tantôt casse-toi, va-t’en, les gamins sont à moi mais toi je ne veux plus te voir tantôt si tu me quittes je tue les enfants. Je lui demande la permission de prendre un rendez-vous chez une gynécologue, il accepte. Quand j’en reviens, il me passe à tabac, pour y être allée. Quoi que je fasse, je prends. J’ai peur. Tout le temps. * Daniel ouvre la porte du frigo, ses yeux en fouillent le contenu avant de s’arrêter sur les restes d’un repas de la veille, soigneusement enveloppés dans un film de plastique alimentaire. Trouvé. — Tu comptais nous resservir de la nourriture périmée ? Tu veux nous empoisonner, tuer tes gosses ? T’es une mauvaise mère, une meurtrière ! Il s’étrangle de rage, explose, se répand en postillons. Tout ce qui est dans le frigo, il l’attrape, pour le jeter sur moi. Le regard au sol, je ne bouge pas jusqu’à ce qu’il ait terminé de tout vider. Puis je dois tout laver et ranger à nouveau. Je sais que je n’aurai pas le droit d’aller me coucher tant que cela ne sera pas
fait. C’est la même chose tous les week-ends. Le frigidaire, ou les placards. Je finis souvent au milieu de la nuit. La violence physique, avec le temps, devient quotidienne, usuelle. Je fais de mon mieux pour ne rien montrer aux enfants, ne pas faire de bruit, m’effacer, conserver un semblant de normalité. Après chacun des déferlements de Daniel, je vais me soigner dans la salle de bains. J’y sèche mes larmes avant de ressortir discrètement, sur la pointe des pieds. Les petits s’approchent de moi à pas feutrés et me demandent : — Ça va, maman ? Je ne réponds jamais « oui », seulement : — T’occupe, tout va bien. Allez viens, on va jouer… Ces scènes avec lesquelles je dois composer, je fais en sorte de les repousser, de les oublier, de les effacer au maximum de ma mémoire. Si je veux pouvoir vivre, comment faire autrement ? Elles s’imposent malgré tout par à-coups, par fragments. Un 14 février. Daniel hurle après moi, parce que le repas que j’ai préparé ne lui convient pas. D’un coup de poing, crac, il me casse le nez. Je porte la main à mon visage, je ne peux plus respirer. Il y a du sang partout, l’arête est déviée. Cela l’énerve encore plus : — Va dans la salle de bains, arrange-toi, t’as pas intérêt à sortir comme ça. Tu te démerdes pour pas que ça se voie ! Il installe les enfants dans la voiture et démarre en trombe, pendant que je fais disparaître les traces que son geste a imprimées sur ma figure. Daniel réapparaît un quart d’heure après, je suis encore devant le miroir de la salle de bains. Il passe la tête dans l’entrebâillement de la porte, lance en l’air un paquetcadeau qui atterrit dans la baignoire avec un bruit de verre brisé et braille : — Tiens, bonne Saint-Valentin ! Je ramasse les morceaux d’un petit vase de couleur rose, garni de fleurs en plastique et d’un petit cœur en mousse, au sommet d’une pique. Un Noël, je reçois un coup de marteau sur la tête – très fort. C’est parce que nous sommes en train de décorer le sapin, et que la guirlande lumineuse que je viens de lui tendre ne fonctionne pas. Je suis complètement assommée, la pièce valse autour de moi. Une autre fois, alors que je suis enceinte, Daniel m’étrangle dans la cuisine. Je perds connaissance et ne me réveille que bien plus tard, dans la chambre. Je prie pour que l’enfant à naître ne garde aucune séquelle de mes blessures. Que s’est-il passé entre-temps ? Je ne sais pas. Je ne le saurai jamais. C’est une fille ! Quand je le lui annonce, Daniel est fou de joie d’en avoir une enfin. Quelques mois plus tôt, enceinte pour la troisième fois, je lui avais proposé d’avorter. Il a coupé net, sans hésiter : hors de question. Il choisit un prénom original et unique qui le ravit, Karline. Nos deux garçons ne l’ont jamais vraiment intéressé : avec elle, tout est différent. Il la borde, la couvre de compliments. J’aime cette petite fille, de tout mon cœur. Sa naissance, le 26 septembre 2001, marque pourtant une sorte de tournant dans nos vies. Dans la mienne, surtout, qui devient plus difficile encore. Daniel a toujours vu d’autres femmes que moi, et adoré me le dire. Il rentre parfois du travail en claironnant : — Tiens, j’ai trouvé une auto-stoppeuse aujourd’hui. Elle est passée à la casserole ! Il me raconte tout, sans m’épargner les détails de ce qu’il leur a fait. Il va même jusqu’à me montrer des photos de leurs ébats, prises avec son portable. Pendant qu’il s’épanche, je me prends à rêver : si seulement il pouvait me quitter pour une autre femme et nous laisser là, les enfants et moi… Mais les maîtresses passent, sans que cela arrive jamais. Daniel veut des femmes, toujours plus de femmes ; il a besoin de s’en approcher et de les voir, de sentir leurs odeurs. Il me crée un profil sur un site de rencontres et dialogue avec des lesbiennes en se faisant passer pour moi. Il met mon corps en scène et le photographie afin d’échanger ces images contre celles d’autres femmes. Quand certaines sont intéressées, il me demande de leur téléphoner, en mettant le hautparleur. Il écrit sur de petits bouts de papier ce que je dois leur dire, chaque dialogue. Je dois ensuite leur proposer de venir chez moi, et faire l’amour avec elles dans notre chambre. Impossible de refuser. Il se tient caché derrière un rideau, n’en perd pas une miette, fait des films parfois. L’une de ces femmes me téléphone un soir, furieuse. Elle est sûre et certaine que nous n’étions pas seules, qu’il y avait une autre personne que nous dans la maison : quelqu’un a fouillé dans son sac à main, des papiers ont été déplacés. Je lui assure que c’est impossible, qu’elle a dû rêver. Rien ne lui a été volé, après tout.
Deux d’entre elles reviennent plusieurs fois. Je suis sans cesse mal à l’aise, écœurée. Je déteste être touchée par ces inconnues en mal d’affection. Je me laisse faire pourtant, j’attends que ce soit fini. Je n’ai pas le choix. Quand elles s’en vont, je pleure et me décrasse en frottant ma peau de toutes mes forces, quitte à finir toute rouge.
NOM DE CODE : ADELINE
J’ai toujours eu envie de travailler. Avoir un emploi à l’extérieur de chez moi, même à mi-temps, cela me plairait infiniment. Daniel me l’interdit – tout en me reprochant de ne pas rapporter d’argent à la maison. À cinq sur son salaire de chauffeur routier, les fins de mois sont souvent compliquées. — Tu es une incapable. Tout ce que tu pourrais faire, c’est la pute ! grogne-t-il de plus en plus souvent. Toutes ses soirées, il les passe désormais sur son ordinateur, dans le salon, à regarder du porno sans même chercher à se cacher des enfants, l’air concentré. Il m’ordonne parfois de m’asseoir sur ses genoux pour me montrer une scène qui lui plaît particulièrement. — Regarde ce qu’elle fait, celle-là. C’est comme ça qu’il faudrait que tu fasses, affirme-t-il sur un ton d’expert. Ça rapporte, ça ! Et puis ça ne te fera pas de mal… Il m’en parle de plus en plus régulièrement, insiste ; je refuse. Plus je dis « non », plus il pète les plombs. Je ne le prends pas vraiment au sérieux, pourtant. Il est si jaloux qu’il m’interdit de répondre à un homme qui m’adresse la parole dans la rue. Je dois éviter de croiser le moindre regard masculin, sous peine de représailles féroces. Alors je me dis qu’il fantasme, avec ses idées tordues. Un jour, pourtant, il le fait. Il me prostitue. Cette fois encore, je n’ai pas le choix. C’est un dimanche de printemps, en 2004 ; Karline n’a pas encore trois ans. Il dit aux enfants qu’on va faire un tour, qu’il faut qu’ils soient lavés quand on rentre, et m’emmène, seule, dans la forêt. Daniel s’enfonce entre les arbres, non loin d’un parking de routiers. Il semble savoir exactement où il va, ce qu’il fait. Il gare le 806 familial dans un coin discret. Il a pris soin de masquer les ouvertures du monospace, d’enlever les sièges à l’arrière et d’étendre une couverture sur le sol sale du véhicule. Je porte une robe blanche décolletée à froufrous bizarres, qu’il m’a obligée à passer. D’un sac-poubelle, il tire une couette, des lingettes, de la vaseline et des préservatifs. Il me tend un écouteur, que je dois garder en permanence à l’oreille. Le fil est relié à un téléphone, caché près de ma tête. De la sorte, il pourra entendre tout ce qui se passe dans la voiture, et me donner des instructions précises à voix basse. Il a dû y réfléchir longtemps ; tout est fin prêt. Il m’installe comme une poupée, puis s’éclipse. Un homme d’une cinquantaine d’années avance jusqu’à moi, le sourire aux lèvres. Il me tend un billet de vingt euros. La trouille pétrifie mon cerveau, ronge mon ventre comme un acide. Je suis un robot, une chose, je ne réfléchis plus. Daniel me possède entièrement, je suis un objet qui lui appartient, il peut faire tout ce qu’il veut de moi. Je me sens brisée, anéantie, annulée déjà. Des larmes coulent sur mes joues, silencieuses, ininterrompues. Je ne pense plus qu’à rentrer à la maison, retrouver les enfants. Sur le chemin du retour, Daniel est content. Je fonce dans la salle d’eau et me frotte la peau à la Betadine pendant près d’une demi-heure, pour que l’odeur de l’inconnu disparaisse. Je tente de me laver jusqu’à l’intérieur du corps. Suite à cette première expérience, Daniel s’organise davantage, perfectionne son plan peu à peu. Il me choisit un nom de scène, pour ceux des visiteurs qui seraient curieux de le connaître : Adeline. Il pense au confort, ajoute un morceau de polystyrène sur le sol de la voiture pour que le matelas soit plus agréable. Avec, il masque également toutes les fenêtres du véhicule, en prenant soin de laisser un petit trou à l’arrière pour ne rien perdre de ce qui se passe à l’intérieur. L’ouverture est dissimulée par un morceau de carton bloqué sous l’essuie-glace. Quand quelqu’un monte dans la voiture, je dois tousser ou dire « voilà » avant de refermer la porte. C’est un signal qui signifie que la voie est libre, et que Daniel peut sortir de sa cachette pour venir nous observer. Puis il faut prendre l’argent, faire une fellation au client et lui demander quelles positions il désire avant de me placer comme il le veut – mais toujours dans un sens qui permettra à Daniel de garder une vue dégagée. Dans les oreillettes, il me dicte tout ce que je dois faire. — Tourne-toi encore vers la gauche. Et écarte un peu plus les jambes, sinon il ne reviendra pas ! Si je ne me plie pas exactement à ses ordres, je sais que je vais le regretter amèrement après le départ du client. Quand tout le monde est parti, je reste à l’arrière du véhicule pour me rhabiller et ranger les affaires dans le sac. Daniel me rejoint, très excité par tout ce qu’il a vu, et m’impose souvent un dernier rapport avant de rentrer. Chez nous, le sac-poubelle qui contient tout le matériel nécessaire à cette activité est rangé dans un placard, sous l’escalier. Chaque chose à sa place, dit-il. Il crée aussi des cartes de visite à distribuer, qu’il imprime à la maison sur du papier A4, qu’il n’a plus
qu’à découper. On y lit seulement les mots « escort girl » décorés de petites vagues bleues sur le côté. Dessous, il y a un numéro de téléphone. Pour les réservations, il a ouvert une ligne dédiée, avec un portable qui ne sert qu’à cela. Il m’envoie distribuer les cartes aux chauffeurs dans leurs camions, aux automobilistes garés sur les parkings. J’ai des rendez-vous, et aussi des clients spontanés qui me voient attendre au bord d’une route ou repèrent le véhicule tantôt stationné sur une aire d’autoroute entre Paray-le-Monial et Montceau-lesMines, tantôt autour des restaurants routiers de ce secteur qu’il connaît par cœur. Daniel planifie les visites. Grâce à mon oreillette, il entend tout. Il surveille tout, décide de tout. Il est là, tout le temps, partout, comme une ombre dont je ne peux jamais me défaire. Posséder mon corps ne lui suffit pas, il veut contrôler mon esprit. Je n’ai plus aucune estime de moi-même, plus de pensées propres, plus d’envies ni d’espoir. Plus rien du tout. Pour qu’elle soit bien visible, et que personne n’en doute jamais, il décide de marquer la trace de sa propriété sur mon corps. Un soir, alors que les enfants dorment, il pique une crise de nerfs puis m’assomme à moitié avant de m’allonger sur le lit de notre chambre. D’un tiroir, il sort un stylo bic vide dans lequel il a placé plusieurs aiguilles scotchées ensemble. Il trempe cette mine improvisée dans un petit pot d’encre bleue. À l’adolescence il m’a tatouée déjà, à la hanche : un petit dauphin maladroitement tracé, surmonté de mon prénom en grosses lettres. À l’époque, je l’avais laissé faire d’assez bonne grâce. Cette fois, je refuse. Il se place à califourchon sur moi, bloque mes jambes avec les siennes, et entreprend de gratter ma peau avec le stylo. — Comme ça, tout le monde saura que tu es à moi, grogne-t-il. Aucun autre homme ne voudra jamais de toi ! La douleur est terrible, mais je me contente de le regarder faire en pleurant dans un état second, impuissante. L’encre bave, se dilue sous ma peau. Alors il insiste, s’acharne jusqu’à ce que les contours du tatouage soient à peu près nets. En lettres capitales, hautes de plusieurs centimètres, il grave son nom au ras de mon sexe : DANY. * Les prix, Daniel les fixe à la tête du client. Il me souffle dans l’oreille le tarif que je dois demander. C’est parfois cinquante euros la passe, parfois moitié moins. Une fois, nous attendons toute la journée pour ne voir arriver qu’un seul et unique client. Il se sert de mon corps, puis se reboutonne et fourre la main dans sa poche pour n’en tirer qu’une poignée de pièces jaunes, des centimes. Il n’a que cela pour payer. — T’as qu’à prendre, même pour ce prix, ça payera toujours l’essence…, souffle Daniel dans l’oreillette. Au fond, ce qui l’intéresse n’est pas l’argent. Il a surtout besoin de se rincer l’œil, et éprouve du plaisir à m’humilier sans cesse davantage. Un autre soir, sans aucune explication, il accepte toutes les demandes qui se présentent et je reçois la visite d’une quinzaine de clients à la suite. Une file d’attente se constitue autour de la voiture, tous attendent pour moi dans ces bois. Daniel distribue les créneaux, négocie. Il jubile ; ses affaires marchent bien. Sa mine devient sombre quand personne ne vient, elle me terrifie. Un jour, il me tuera, c’est écrit. Je le sais depuis que je suis enfant, depuis que ma mère a ouvert en grand devant lui les portes de notre maison. En dehors de la peur qui me colle à la peau, je ne ressens plus rien du tout. Mon corps est étendu à l’arrière du véhicule, nu, mais mon esprit se dirige vers mes enfants, s’échappe très loin. Comme sous les assauts de Daniel, quand j’étais petite fille.
L’EMPRISE
Je regarde mes enfants grandir. Avec l’arrivée d’Erwan, le 20 octobre 2006, ils sont quatre désormais. Dylan, Kévin, Karline, Erwan. Trois garçons, une fille. Ils sont doux, beaux, courageux. Je souris en repensant aux premiers pas de Dylan qui se sauve de son petit lit à barreaux, aux heures passées à chercher les tétines semées par Kévin, à Karline et ses petits creux au milieu de la nuit, aux trésors d’imagination dont nous devons faire preuve pour qu’Erwan s’endorme enfin. Daniel ne les épargne pas. Il assoit son emprise sur nous tous, contrôle tout. Les enfants apprennent à faire avec lui comme je le fais moi : ils se taisent et se plient à toutes ses volontés pour ne pas le mettre en colère. Des caprices, ils n’en font jamais. Ils s’alignent, filent droit. On me complimente régulièrement parce qu’ils sont bien élevés, polis, disciplinés. En réalité, nous sommes totalement conditionnés. Programmés pour satisfaire la moindre de ses exigences de tyran. Daniel nous tient à l’œil, surveille, rien n’échappe à sa vigilance maniaque. Je dois l’appeler avant chaque sortie, et au retour aussi. Presque chaque fois, j’ai un temps imparti. S’il estime que je mets quelques minutes de trop, il appelle sur mon portable, et ce n’est jamais bon signe. Il épluche les relevés téléphoniques, étudie chaque numéro de téléphone, chaque appel passé. Je dois tout justifier, cela nous occupe pendant des heures. Un temps précis m’est accordé pour faire les courses, toujours accompagnée de l’un des enfants ; je me dépêche de revenir lui présenter le ticket de caisse, et baisse les yeux tandis qu’il détaille chaque produit. Il lui arrive de prendre sa propre voiture pour vérifier que nous sommes bien au supermarché, comme nous le lui avons dit. Quand nous rentrons, il nous interroge séparément pour nous demander qui nous avons croisé, si nous avons échangé quelques mots avec quelqu’un. Il appelle aussi deux de ses connaissances, qui font leurs courses en même temps que nous, pour leur demander si elles m’ont vue et si je me suis bien tenue. Au village, il a également ses relais. Quand il décide de nous envoyer au parc ou à la piscine, nous savons que nous sommes sans cesse épiés, observés par des relations de Daniel qui lui rendent des comptes détaillés. Je l’aperçois, garé devant la boulangerie, qui vérifie que je ne parle à personne. Où que nous allions, nous le trouvons sur le chemin. Pour ne pas être tabassés, nous prenons nos distances avec tout le monde. Je suis discrète, renfermée. Des visites, à la maison, nous n’en recevons presque jamais. Mon petit frère, Jérôme, vient nous voir quelquefois avec sa femme, Claudine. C’est le seul membre de ma famille avec qui je conserve un lien, bien que ténu. Quand ils sont là, nous nous asseyons tous autour de la table de la salle à manger. Daniel est le seul à parler, à donner des nouvelles de nous tous. Quand j’essaie de m’adresser directement à mon frère, Daniel me foudroie du regard. Alors je me tais, et les enfants font comme moi. Pour avoir un moment de répit au milieu des coups, je rêve que Jérôme vienne passer un week-end chez nous. C’est le contraire qui se produit : mon frère finit par ne plus venir nous voir. L’ambiance, sous notre toit, est trop bizarre. De temps en temps, pour lui rendre service, j’accepte quand même de garder leur fille, Lola. Le soir, après qu’il est passé la chercher, Daniel me bat comme plâtre pour se venger de moi qui ai fait rentrer du monde à la maison. Quand l’une de ses rares connaissances, ou un couple de voisins, viennent prendre l’apéritif chez nous, nous avons pour consigne de ne pas prononcer un mot. Nous sommes là, autour de la table, pour servir les invités – ensuite, nous devons nous faire oublier. Christelle, l’une des nièces de Daniel, sonne un jour à notre porte. Elle demande à voir de vieilles photos de famille. Il lui ouvre, m’ordonne de les lui montrer. Pour mieux les regarder, nous étalons les clichés sur le sol de la chambre de Karline. Christelle m’annonce soudain qu’elle vient de quitter son compagnon, qui la frappait. À ces mots, je sens mon cœur s’emballer. Sans réfléchir, je me penche vers elle et chuchote : — Tu sais, Daniel, il m’a pété le nez… Au même moment, dans mon champ de vision, un léger mouvement m’alerte, attire mon attention. Je relève la tête brusquement pour croiser le regard de Daniel. Il nous guette, dissimulé derrière les marches de l’escalier. Est-ce qu’il a entendu ce que je viens de dire ? Ou seulement observé que nous faisions des messes basses ? Je redescends immédiatement au salon, Christelle sur les talons. La panique me gagne. Je sais que je viens de déroger à une loi sacrée, celle du silence. En boucle, dans ma tête, je répète : Il ne faut pas que Christelle s’en aille, il ne faut pas qu’elle s’en aille… Mais comment la retenir ? Après son départ, je suis sévèrement corrigée. La première fois que Daniel menace de tous nous tuer, les enfants et moi, Karline est encore bébé. Elle
s’est endormie, je suis en train de coucher les garçons. Daniel entre dans la chambre, rallume la lumière et nous regarde un moment sans parler. — Tu veux partir, hein ? Je baisse la tête sans répondre, mon visage n’exprime rien. — T’inquiète pas : un jour, tu vas partir d’ici. Mais ce sera les pieds devant, et les gamins aussi ! Il part d’un rire féroce ; je m’effondre en silence. J’ai déjà souhaité fuir mille fois, évidemment. Mais où aller, sans amis et sans le moindre argent ? Je me suis juré de faire tout mon possible pour ne jamais mettre les enfants en danger. Si nous partons et qu’il nous retrouve, j’ose à peine imaginer ce qui pourrait se passer. Je fais tout pour ne pas le contrarier, mais ne peux m’empêcher de penser qu’un jour ou l’autre il nous arrivera quelque chose. J’ai peur pour nos vies, qu’il tient entre ses mains. Il me dit parfois qu’il regrette de ne pas avoir tué son ex-femme – qu’avec nous il n’hésitera pas. Quand il me vise avec l’une de ses armes, le plus souvent, je ne réagis même plus. Daniel jouit d’observer mon visage, de le voir se décomposer. Il guette chacune de mes réactions, comme un chien truffier. Un jour, avec sa carabine à plombs, il me tire dessus. Je ferme les yeux et j’attends, privée du moindre réflexe. Je pense vas-y, tue-moi, comme ça tout s’arrêtera. Avant de me reprendre aussitôt : je ne peux pas abandonner les gamins, les laisser seuls avec lui. Le plomb se perd dans une porte du meuble de la cuisine, juste au-dessus de ma tête. Le trou est assez profond. L’envie d’en finir est si forte, certaines fois, qu’il m’arrive de regarder par la fenêtre en songeant : Si je me jette par là, je tombe chez le voisin, les enfants ne verront rien. Je n’en fais rien. Daniel jure de nous faire la peau de plus en plus souvent. Je dois les protéger, coûte que coûte. * Je fais de mon mieux pour offrir à Dylan, Kévin, Karline et Erwan l’enfance la plus normale possible. Ils ont tant d’interdits avec leur père, tant de règles à respecter. Daniel garde la clef du placard à bonbons, même quand il est au boulot. Les petits n’ont pas le droit d’écouter de la musique d’étrangers, ni de regarder la télé si on y voit des bougnoules ou des négros. Je fais le guet pour qu’ils puissent voir de temps en temps ce qu’ils veulent sur le poste du salon. Quand nous l’entendons arriver, nous rangeons tout vite fait et chacun court s’enfermer dans sa chambre. Un jour, alors qu’ils sont encore en primaire, Kévin et Karline m’interrogent sur la signification des mots « escort girl ». Je leur demande aussitôt pourquoi ils me posent cette question, sans obtenir aucune réponse. Quelques années plus tard, ils m’avoueront qu’ils se sont longtemps demandé pourquoi je prenais toujours des douches interminables en rentrant à la maison. Qu’ils ont fait leur enquête, fouillé dans le sac-poubelle noir sous l’escalier ainsi que dans le téléphone portable et l’ordinateur de leur père. Qu’ils ont tout compris de ce que Daniel me force à faire. Pour eux, ça ne change rien, m’assurent-ils. Que pourraient-ils faire, de toute façon ? Je me sens plus honteuse et misérable que jamais. Les enfants sont sans cesse rabroués et humiliés, traités comme des moins-que-rien. Daniel aime les attraper par la nuque comme des chatons, il serre en pince de toutes ses forces. Il encourage Karline à m’insulter, jette les garçons brutalement contre les murs, leur fait traverser la cour en les traînant par les cheveux. Je fais tout mon possible pour me dresser toujours entre lui et eux ; les coups, les vrais, c’est moi qui dois les recevoir. Je cache leurs bulletins scolaires pour qu’il ne s’aperçoive pas de leurs difficultés. Dylan, Kévin et Erwan sont dyslexiques et dysphasiques, ce qui signifie qu’ils ont du mal à comprendre, à lire et à écrire, comme à s’exprimer à l’oral. Pendant longtemps, Daniel refuse qu’Erwan, qui présente des difficultés d’apprentissage, soit suivi par un orthophoniste. Au bout d’un moment, le médecin scolaire lui téléphone, afin de lui expliquer à quel point c’est important. Daniel finit par céder, tout en me précisant que le médecin n’a pas intérêt à le rappeler. Pour l’orthoptiste, en revanche, je ne parviens pas à obtenir gain de cause. — J’ai déjà fait un effort en acceptant pour l’orthophoniste, me rappelle-t-il. Pas la peine de dépenser de l’argent pour lui ; de toute façon, Erwan est un débile mental. Il est tout aussi fainéant et taré que Dylan et Kévin ! À l’approche du week-end, nous sommes tous angoissés : il va être présent tout le temps avec nous pendant deux jours d’affilée. Quarante-huit longues heures, une éternité. Il bricole un peu, va parfois à la pêche, s’ennuie beaucoup. Il tourne alors en rond dans la maison, ne sait pas quoi trouver pour se mettre à hurler, nous sommes terrorisés. Le retour du lundi nous soulage pour quelque temps. Les enfants ne montrent rien, ne pleurent jamais. Leurs regards seulement se font parfois vitreux. Nous avons appris à camoufler nos émotions, tout contrôler. Les garder à l’intérieur, bien cachées. Kévin n’a pas prononcé un mot de toutes ses années d’école maternelle. Dylan, qui subissait à l’école la violence de ses camarades, n’a jamais rien dit. Erwan, en CE1, a essayé de s’étrangler avec la ceinture de son déguisement de Zorro. C’est Kévin qui l’a trouvé, et sauvé. Il voulait mourir parce qu’il ne se sentait pas assez aimé, nous explique-t-il alors.
Petite, Karline me disait parfois : — Maman, j’ai besoin de crier… Je vérifiais que le voisin n’était pas là et la laissais s’égosiller dehors. Cela lui faisait du bien. Quand on rentrait, elle était plus calme, apaisée. Les fêtes de famille ne se passent jamais bien. Pour les anniversaires des enfants, que nous fêtons toujours le dimanche midi, je prépare un bon repas avec des ingrédients différents, de ceux qu’on mange rarement. De bons escargots de Bourgogne, par exemple. Au début, tout va bien. Mais quand, au moment de faire des photos, les enfants ne sourient pas assez à son goût, bougent ou tournent la tête, Daniel se met à gueuler puis devient brutal avec tout le monde ; la fête est gâchée par des pleurs. C’est la même chose à Noël, sauf que nous avons quelques heures de répit dans la soirée – en général, Daniel est rond comme un coing dès 20 heures. Il fait une longue sieste, ce qui nous oblige souvent à commencer le dîner vers minuit. Nous en profitons pour souffler, les enfants et moi, et ne faisons pas un bruit afin de ne pas le réveiller. Quand il se lève, il n’a pas la force de frapper et se contente de nous couvrir d’injures et de menaces de mort. Nous mangeons sans un bruit, le nez dans nos assiettes, en retenant le moindre tintement des couverts.
HISTOIRE DE FAMILLE
Ce matin, en me levant, j’enfile une veste noire sur ma chemise blanche. Le pantalon de tailleur n’est pas de bonne qualité, mais ça fera l’affaire. Daniel a passé un costume sombre, mal coupé. Nos vêtements sont neufs, achetés quelques jours plus tôt dans une enseigne de prêt-à-porter à prix cassés. Nous nous sommes également procuré une paire d’alliances, vendues à un prix compétitif : 80 euros les deux ! À l’intérieur de la mienne est gravé le prénom de Daniel. Et dans la sienne, le mien. Je le suis dans les magasins sans me poser de questions. Déjà dix ans que nous habitons ensemble dans cette maison de Baudemont. Dix ans, et quatre enfants qui n’ont jamais compris pourquoi je ne m’appelais pas comme eux. Dylan et Kévin, en particulier, nous le demandent depuis des années : cette fois, leur père et moi, nous allons nous marier. — Comme ça, on aura tous le même nom de famille, a tranché Daniel il y a quelques semaines. Je dis oui, d’accord, faisons-le. Quoi de plus logique, après tout ? Les enfants – ils ont neuf, huit, sept et deux ans – se réjouissent de la nouvelle. Qu’est-ce que j’en pense, moi ? Je ne le sais pas vraiment. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais ressenti d’amour pour Daniel – pas une seule minute de ma vie, pas un seul instant. J’ai cru un moment qu’il pourrait me servir de père, mais je me suis trompée. C’était il y a longtemps déjà. De toute façon, mon avis ne compte pas. Ce sont toujours les autres qui décident pour moi. Rendez-vous est pris à la mairie du village le 15 novembre 2008, veille de l’anniversaire de mes vingthuit ans. J’ai demandé à mon frère, Jérôme, d’être mon témoin. Patrick, l’un de ses rares copains, a accepté d’être celui de Daniel. Lorsque les bans ont été publiés, un couple de voisins âgés nous a demandé s’ils pouvaient assister au mariage. Ils sont calmes et gentils ; quand j’étais enceinte d’Erwan, ils m’avaient déjà proposé de garder les trois enfants, le temps que je sorte de la maternité. Une sorte de lien s’est créé entre nous. Depuis, ils nous invitent chez eux de temps en temps. Nous y allons quand Daniel le décide, pour que les gens du village ne trouvent pas bizarre que nous ne sortions jamais. Pour les menaces, les coups que je reçois, je ne crois pas qu’ils se doutent de quoi que ce soit. Ils sont là à notre mariage, insolites dans leurs beaux habits de cérémonie. Le ciel est bas, ce jour-là ; il bruine et il fait froid. Nous franchissons un par un le seuil de la petite mairie pour nous mettre à l’abri. Une adjointe au maire nous reçoit, le torse barré de son écharpe tricolore, puis nous fait entrer dans une salle blanche, avec un pupitre et quelques bancs pour seul mobilier. Nous nous asseyons tous les dix, les enfants alignés au deuxième rang, encadrés de nos témoins. Il n’y a pas de musique, pas de fleurs, aucune décoration. Seulement un discours de deux ou trois minutes, le temps de lire quelques articles du code civil. Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance. Ils pourvoient à l’éducation des enfants et préparent leur avenir… — Au nom de la loi, je déclare M. Daniel Polette et Mlle Valérie Bacot unis par les liens du mariage ! Daniel passe l’alliance à mon doigt, je fais de même avec lui. Chacun notre tour, nous signons les registres d’état civil. L’adjointe au maire nous félicite. Elle est la seule à sourire. Quand c’est fini, les voisins nous saluent d’un léger signe de tête avant de s’éclipser discrètement. C’est un jour comme un autre, à ceci près que nous allons au restaurant. Nous ne le faisons que très rarement depuis que nous avons commencé à avoir des dettes. Celles-ci se sont accumulées peu à peu ; il nous est désormais impossible de les rembourser. Daniel a pris un crédit pour la voiture, d’autres pour acheter son ordinateur ou la télévision. Quand nous faisons les courses ensemble, le samedi, il prend tout ce qui lui fait plaisir, sans jamais regarder les prix. Il exige que je prépare chaque jour des repas très copieux, que nous n’avons pas les moyens d’assumer financièrement. Toutes ces bouteilles qu’il vide chaque semaine grèvent aussi notre budget : Daniel consomme six bouteilles de vin tous les deux jours, une bouteille de pastis chaque semaine. Le week-end, il vide un pack de vingt-quatre bouteilles de bière par soir, ainsi qu’une autre de Ricard. Et puis il y a les huissiers qui le poursuivent pour son divorce précédent, qu’il a toujours refusé de régler… Alors je saute la plupart des repas, pour économiser. Je suis souvent obligée de voler du vin au supermarché. Je cache blanc et rosé sous la poussette des petits, sans jamais imaginer ce qui arriverait si je me faisais pincer : je ne parviens à penser qu’aux réactions de Daniel si jamais en rentrant du travail il n’avait pas ce qu’il voulait… Mais aujourd’hui, nous nous marions, c’est différent. Je ne suis ni joyeuse ni émue. La seule chose que je vois, c’est que les enfants sont contents. Nous mangeons des cuisses de grenouille, de la viande en sauce. Daniel fait la discussion à nos témoins, il est calme. En le regardant, je suis soudainement envahie par une bouffée d’espoir : si seulement il pouvait changer, même un peu, tout pourrait peut-être s’arranger… *
Chaque jour, depuis des années, Daniel répète que je ne suis qu’une incapable, un boulet, une bonne à rien qui ne rapporte pas d’argent. Je ne demande pourtant qu’à travailler : je pourrais garder des enfants à la maison, par exemple. Comme cela, je ne sortirais pas. Mais même ça, Daniel le refuse catégoriquement : — Pas de services sociaux qui viennent fouiner à la maison ! Aucun visiteur extérieur à la famille ne doit passer notre seuil, sous aucun prétexte. En juin 2014, la voisine me propose un boulot, qu’elle quitte pour prendre sa retraite : il s’agit de faire le ménage dans l’école municipale du village, chaque soir après les cours. Un emploi solitaire, sans collègues, sans croiser personne – Daniel sera forcément partant ! Quand je lui en parle, il me donne son accord : — À toi de voir. Je devrais me méfier, mais je décide d’accepter cette proposition inespérée. C’est un temps partiel, quelques heures par jour seulement, mais elles me permettraient de sortir un peu de l’espace confiné de la maison. D’avoir une activité à moi, d’échapper à son regard un moment. J’efface les traces de craie au tableau, range les chaises sur les tables d’écolier, passe soigneusement ma serpillière sur le sol de formica. Quand tout est bien propre, je rentre chez moi, satisfaite. C’est mon deuxième jour d’activité. Daniel a fini sa journée, il est déjà rentré, sa voiture est garée devant la maison. Je sors de ma poche mon trousseau de clefs, enlève mes chaussures et pénètre à l’intérieur. J’ai à peine fait trois pas dans l’entrée que je m’aperçois que quelque chose ne va pas. Dans la cuisine, dans le salon, le désordre qui règne est impressionnant. Karline se jette dans mes bras en sanglotant : — Maman, je t’en supplie, n’y retourne pas ! Elle suffoque, inconsolable. Je ne l’ai jamais vue, auparavant, dans un tel état. — Calme-toi, je suis là… Je la prends dans mes bras, caresse son petit front, ses cheveux longs. Qu’est-ce qui s’est passé, quand je n’étais pas là ? Dans son dos, Dylan et Kévin me font signe qu’ils ne le savent pas. Daniel surgit derrière eux, furieux, il me fusille des yeux. — Monte ! lâche-t-il en désignant l’escalier qui mène à l’étage. L’ordre, vestige hideux de mon enfance, claque comme un fouet. Daniel entre dans la chambre après moi, referme la porte sur nous. Puis il se met à me frapper avec ses mains, avec ses pieds, avec tout ce qui passe à sa portée. Derrière chaque coup il y en a des dizaines d’autres, ça ne s’arrête jamais. Je ne cherche même pas à m’en protéger. Je suis un chien que son maître punit parce qu’il lui déplaît, j’ai encore mal fait, pas comme il fallait. Tout est ma faute, tout est ma faute. J’accepte la punition, quitte à ce qu’elle me laisse brisée, quitte à ne plus me relever. Le lendemain, je me rends à la mairie et demande à voir l’adjointe au maire qui m’emploie. Je lui explique que c’est compliqué, les enfants ont besoin de moi, je suis désolée mais je ne vais pas pouvoir continuer. C’est une femme que je croise souvent – tout le monde se connaît, dans un village peuplé de quelques centaines d’habitants. À l’annonce de la nouvelle, elle fronce les sourcils, croise les bras sur sa poitrine et soupire. — Alors t’as qu’à rester chez toi, dit-elle. Vos histoires de famille, cela ne nous regarde pas.
TROUVER DE L’AIDE
Les enfants sont grands, à présent. Les aînés, adolescents, sortent un peu et font du scooter. Quand Daniel n’est pas là, je discute un peu avec ceux de leurs copains qui viennent à la maison de temps en temps. Ils me parlent de leurs parents, de leur famille. Alors je compare notre vie à la leur, et commence à me poser des questions. Ce qu’on vit, est-ce que c’est normal ? Est-ce que c’est seulement une vie ? Celle que nous menons tous les six, je la supporte de moins en moins. Au fur et à mesure que les gamins grandissent, les crises de Daniel sont de plus en plus rapprochées. Elles ont lieu désormais tous les jours, sans exception. Mais à qui en parler, à qui raconter ? Je n’ai personne, ni de loin ni de près. Le petit ami de Karline, Lucas, passe de plus en plus de temps chez nous. C’est Kévin qui l’a rencontré le premier, ils étaient dans la même classe et se voyaient souvent en dehors. Quelques mois plus tard, fin 2011, Lucas devient officiellement le petit copain de ma fille. C’est un grand adolescent à la barbe rousse, aux yeux bleus et aux cheveux blond vénitien, taillé comme une armoire à glace. Il pèse une bonne centaine de kilos, ne porte que des joggings, transpire beaucoup et fume comme un pompier. Il est gentil, respectueux, tous les gamins l’aiment bien. Quand il dort chez nous, Daniel exige que Karline passe la nuit par terre, sur un matelas posé au pied de notre lit, tandis que Lucas est dans la chambre des garçons, en bas. Quelques mois plus tard, à l’été 2012, Dylan tombe amoureux pour la première fois. Johanna et lui se téléphonent beaucoup, se voient chez elle ou chez nous. En allant la chercher chez elle en voiture, je rencontre sa famille. C’est un foyer heureux, soudé. Johanna a du mal à se plier au fonctionnement imposé par Daniel à la maison. S’il décide de nous donner à chacun trois tranches de saucisson, il faut manger les trois, et ne surtout pas en réclamer davantage, c’est comme ça. Johanna trouve ça bizarre, dit que Daniel lui fait peur. Nous lui faisons souvent de gros yeux, les enfants et moi, pour qu’elle comprenne ce qu’il est permis de faire ou pas. Si par malheur il lui arrive de prendre deux bonbons plutôt qu’un seul dans la boîte qu’il nous tend, nous savons tous qu’il se déchaînera sur moi le soir même, dès qu’elle sera rentrée chez elle. Daniel surveille, contrôle tout. En sa présence, nous n’avons pas le droit de parler, même entre nous. Au contact de Johanna et Lucas, extérieurs à notre famille, je respire mieux. Il se passe quelque chose d’imprévu, de nouveau – les murs, autour de nous, se fissurent peu à peu. Je réfléchis pendant des mois avant d’arriver à cette conclusion : Il faut que ça s’arrête. Il faut que je trouve de l’aide, pour nous sortir de là. Cela implique de ruser, déjouer la surveillance de Daniel. Je profite du prétexte d’un rendez-vous à Paray-le-Monial avec les professeurs des enfants pour déposer Kévin et Lucas à la gendarmerie. Je demande à mon fils et son ami de se renseigner auprès des gendarmes, pour savoir ce qu’il est possible de faire dans notre situation. Les garçons prennent de plus en plus souvent ma défense contre Daniel. Ils lui jurent que je n’ai rien fait de mal, s’accusent de tout et n’importe quoi. Le résultat de leurs interventions est désastreux : Daniel redouble de violence, parce qu’il ne supporte pas qu’on lui réponde. — Fermez vos gueules, vous avez rien à dire ! Si je dis que c’est elle, c’est que c’est elle ! hurle-t-il alors en se ruant sur moi de plus belle. Je laisse donc Kévin et Lucas sur le trottoir, devant le bâtiment de la gendarmerie, et me rends à la réunion scolaire le cœur battant. J’ai du mal à suivre les échanges entre professeurs et parents ; je suis pleine d’espoir et d’angoisse mêlés, qui m’asphyxient. Sur le chemin du retour, je récupère les deux adolescents. Ils ont des mines sinistres, l’air renfrogné. — Maman, on est désolés, ça n’a pas marché, s’effondre Kévin. On leur a dit qu’il te frappe, et aussi ce qu’il te force à faire dans les bois, mais ils ont refusé de prendre notre plainte. Ils ont dit que tu devais aller à la gendarmerie de La Clayette, qui est plus proche de la maison… — Les gendarmes ont tapé vos noms sur leur ordinateur, complète Lucas. Ils ont vu que l’une des voitures était immatriculée à ton nom, et l’autre au sien. C’est vrai que Daniel a fait de la prison ? Je ne réponds pas. Dans ma tête tournoient des dizaines de questions. La condamnation de Daniel, les enfants n’en ont jamais entendu parler ; ils n’ont pas pu l’inventer ! Le gendarme qui a reçu Kévin et Lucas a donc bel et bien cherché, mais pourquoi refuser de prendre des notes, une trace de leur passage ? Pourquoi ne veulent-ils pas nous écouter ? Ne sont-ils pas tenus de le faire ? N’est-ce pas leur métier ? Vers qui se tourner, si l’on ne peut pas se fier à eux ? Ma gorge se noue. Nous regagnons la maison, tristes et déçus, en prenant soin de ne rien laisser paraître.
Quelques mois s’écoulent avant que nous ne fassions une seconde tentative, à la gendarmerie de La Clayette cette fois. Y aller moi-même, c’est au-dessus de mes forces, j’aimerais bien le faire mais je ne le peux pas. La dernière fois que j’ai mis les pieds dans ce bâtiment, je n’étais encore qu’une enfant, que sa mère accompagnait… Karline et Lucas proposent d’y aller pour moi ; je les attends à proximité de l’entrée, garée sur le parking du skatepark. Dans le rétroviseur, je les vois pénétrer à l’intérieur ; mon cœur bat à deux cents à l’heure. Ils ressortent presque aussitôt et courent jusqu’à la voiture, ivres de colère. — Ils nous ont envoyés promener, gémit Karline en ouvrant sa portière. Ils ont dit que tu n’avais qu’à porter plainte toi-même, qu’on était des petits merdeux, et qu’ils avaient autre chose à faire qu’écouter nos conneries ! Pendant que je démarre, elle s’écroule sur la banquette arrière et répète comme un écho que c’est injuste, injuste, injuste. C’est moi qui dois porter plainte pour qu’une enquête soit ouverte ; avec au bout, peut-être, une mesure d’éloignement. Tandis que je réfléchis, ma fille s’est redressée derrière moi. Ses yeux brouillés apparaissent en gros plan dans le petit miroir fixé à l’intérieur de l’habitacle. — S’il apprend que j’ai porté plainte contre lui, il va tous nous tuer. Karline opine en silence. Nous pensons tous la même chose. Parler, c’est bien trop risqué. Alors nous décidons de ne plus rien faire, d’abandonner le combat. De toute façon, personne n’est prêt à écouter. Pour nous, il n’y a pas d’issue – tout est foutu.
« PARDON, JE L’AI TUÉ… »
Les murs de la cuisine sont décorés de petits paniers en osier garnis de légumes et de fruits, sur fond écru. Je suis à ma place habituelle, installée face à l’évier, en chaussettes sur le carrelage froid, et prépare le repas pour le soir. La nuit n’est pas encore tombée, le printemps s’annonce déjà. Comme à chaque veille de week-end, un poids me serre la poitrine : Daniel ne va pas tarder à rentrer. Il va falloir tenir deux jours entiers sous le même toit que lui. Chaque week-end, c’est pire. Avec les années, il ne supporte plus rien du tout. Même la pêche ne l’intéresse plus vraiment ; son seul loisir, désormais, est de nous terrifier. Il hurle en permanence, persécute les enfants, ce que nous faisons ne lui convient jamais. Ma vie est un enfer, je n’ai plus de contrôle sur rien. J’entends le grincement sourd de la porte de l’entrée ; Daniel est arrivé. Le bruit caractéristique des clefs qu’il dépose sur la table de la salle à manger, les chaussures dont il se défait. Je reconnais son pas lourd dans mon dos. Je parcours la cuisine des yeux, à la recherche d’une faute éventuelle, une négligence de ma part, quelque chose qui n’irait pas – mais tout est reluisant et ordonné, rien à signaler. Je m’applique à frotter une tache imaginaire à côté du robinet, en guettant le moindre signal qui me permettrait de savoir s’il a passé une bonne journée ou non, s’il est de bonne humeur ou pas. — Sers-moi un Ricard. Je m’empare de la bouteille cachée derrière le micro-ondes, d’un grand verre, mélange le liquide odorant à un peu d’eau. La boisson diluée change de couleur, je la dépose sur la table devant lui sans rien dire. Il se tait un moment lui aussi, absorbé dans ses pensées. Je n’ose plus bouger de peur de le déranger. — J’ai bien réfléchi : je vais arrêter de travailler. De toute façon, mon CDD se termine à la fin du mois. J’en ai marre du boulot ; j’ai soixante ans, je vais me mettre en pré-retraite. Désormais, ce sera à toi de bosser pour nourrir les enfants. La nouvelle me pétrifie. S’il cesse de travailler, il sera à la maison tout le temps. Cela signifie que nous serons à sa merci en permanence, surveillés sans cesse, sans pouvoir lui échapper nulle part. Et ses dettes, comment allons-nous les rembourser ? Il reprend, satisfait, en cherchant mon regard des yeux : — Ton activité ramène de plus en plus de clients. À partir de maintenant, tu vas vendre ton cul à plein temps ! Le lendemain, Daniel se réveille tôt, et d’humeur massacrante. Dylan a filé chez Johanna, avec son autorisation ; il ne le supporte pourtant pas. Il pique une crise de nerfs, fracasse au sol divers objets qui lui tombent sous la main, hurle après nous tous. Je rase les murs en essayant de limiter les dégâts. Kévin est dans sa chambre avec Karline et Lucas, Erwan joue dans la cour sans faire de bruit. Le temps s’étire lentement. Nous tentons de vaquer à nos activités, de faire comme si de rien n’était, mais sommes tous épouvantés. Nous dînons sans causer, d’escalopes panées à la crème ; Daniel débouche sa deuxième bouteille de vin de l’après-midi. Il se couchera tôt, annonce-t-il, on n’a pas intérêt à le réveiller. Tous les soirs, depuis des années, il exige des plus petits qu’ils viennent l’embrasser dans son lit. Impossible d’échapper à ce rituel : ensemble ou séparément, Karline et Erwan doivent se glisser contre lui dans les draps, pour le câliner et lui souhaiter une bonne nuit. Ce soir-là, quand elle redescend l’escalier, Karline est pâle et chiffonnée. Lucas, Kévin et moi l’attendons en bas des marches, tendus et inquiets. — Il dort ? Ma fille de quatorze ans opine du chef, perturbée. — Il m’a dit quelque chose de bizarre, je ne comprends pas… — Qu’est-ce qu’il t’a demandé, ma chérie ? — Il m’a demandé comment j’étais sexuellement. Nous restons figés là, à nous regarder en silence. Lucas le rompt finalement pour s’adresser à moi : il exprime tout haut ce que nous pensons tout bas. — Il veut faire avec elle comme il fait avec toi dans les bois. Ce même soir, à mots hachés, hésitants, Karline s’ouvre à moi. Elle me révèle des choses que je redoutais, mais que nous n’avions jamais évoquées jusque-là.
La nuit est blanche. Je suis à bout, tant physiquement que mentalement, mais ne parviens pas à fermer l’œil un seul instant. Penser à ma fille, à tout ce qu’il a pu lui faire subir me torture. Daniel ronfle dans l’obscurité à côté de moi. Je suis couchée en chien de fusil, tout au bord du lit pour ne pas le toucher. Son contact me répugne. Tout comme son odeur qui imprègne tout, jusqu’à moi-même. Il est tout – nous ne sommes rien que des créatures vouées à le servir, à le distraire et satisfaire ses moindres désirs, jusqu’aux plus sadiques. Quand le jour finit par se lever sur ce 13 mars 2016, il me trouve sans substance, épuisée. Il faut pourtant bien se lever, préparer et servir son café, lui mettre ses chaussettes, m’adapter à son rythme. Je tiens à peine debout, mais il ne semble pas le remarquer. Si seulement il pouvait me laisser souffler, rien qu’un court moment, le temps que je me reprenne… C’est Lucas, seize ans aujourd’hui même, qui me souffle l’idée : et si nous glissions un somnifère dans son café ? Daniel en prend depuis des années ; au début, c’est ma mère qui lui passait ses cachets. Depuis qu’il est sorti de prison, il garde toujours une boîte de Stilnox dans le petit meuble mural au-dessus des toilettes. Après tout, cela nous permettrait d’être tranquilles un moment, les enfants et moi. Nous venons de finir de déjeuner, Karline et Erwan débarrassent la table, je m’affaire dans la cuisine. Daniel s’est installé dans son fauteuil au salon, il attend son café. — On le fait ! souffle Lucas à mon oreille. Il sort de sa poche plusieurs cachets, qu’il entreprend aussitôt d’écraser pour les réduire en une poudre blanche très fine. Le liquide est fumant, prêt à être servi. J’introduis un peu de poudre dans la tasse avant de touiller le mélange. — Mets-en plus, insiste Lucas. Je refuse. Si sa sieste est trop longue, Daniel risque d’avoir des doutes, et de se défouler sur nous. J’entre dans le salon, sa tasse à la main, et lui tends le breuvage sans le regarder. Il le porte à ses lèvres. Je m’apprête à tourner les talons, quand il s’exclame : — Il a une sale gueule, ton café. Il est raté, c’est dégueulasse. Je ne bois pas ça, moi : tiens, il est pour toi, tu vas tout avaler jusqu’à la dernière goutte ! J’en ingurgite quelques gorgées devant lui, pendant qu’il m’observe avec un malin plaisir. Le reste, je le dissimule comme je peux dans mes joues, et fonce à la salle de bains afin de tout recracher dans l’évier. Les effets du médicament ne tardent pourtant pas à se manifester sur mon corps déjà exténué. Je me sens engourdie et vaseuse, comme dans du coton. Je fais des efforts terribles pour ne rien laisser paraître et me maintenir éveillée. J’aimerais tant m’endormir pourtant, fermer les yeux et me laisser emporter… Dans le courant de l’après-midi, Daniel farfouille derrière l’imprimante et allume le portable réservé aux clients. Deux messages. Son visage s’illumine d’un sourire méchant. — Celui qui a les dents pourries, tu sais ? Il veut te voir pour 20 heures, il est affamé ! Il part d’un ricanement glaçant. Celui-là, il est déjà venu plusieurs fois. Il se fait appeler Manu, je ne sais pas si c’est son vrai nom. Il a une quarantaine d’années, des cheveux frisés châtain foncé, porte une main de Fatma en collier. Il n’est pas comme les autres clients : imprévisible et brutal, malsain, taré. Même Daniel en a peur, qui dit qu’il a un grain, qu’il n’est pas net, qu’il lui fout les chocottes. C’est un tordu, un bizarre ; il me fait très peur. Il a déjà essayé d’introduire son briquet dans mon vagin, ou de retirer le préservatif pendant nos rapports. Quand c’est lui, Daniel se méfie : entre les sièges du véhicule, il cache son pistolet, ou un gros bout de câble électrique qu’il a récupéré sur un chantier, et dont il se sert comme d’une matraque. Je me décompose : je ne suis pas en état, ce n’est vraiment pas le jour pour ce client-là… — Tu iras récupérer Dylan chez Johanna, et ramener Lucas chez sa mère. En rentrant, prépare-toi, ordonne Daniel en pianotant une réponse sur les touches de l’appareil. Je raccompagne Lucas chez lui, vais chercher mon fils. Ma vue est trouble, mes mains tremblent sur le volant. — Maman, tu es sûre que ça va ? La voiture vient de faire une embardée, Dylan s’inquiète à côté de moi. Je dis oui, ça va, pour qu’il n’en demande pas plus. La peur, la fatigue et l’angoisse me brouillent les idées. Nous arrivons à la maison, Dylan s’enfuit dans sa chambre pendant que je me dirige vers la salle de bains. Daniel exige que je me rase entièrement le sexe ; parfois, c’est même lui qui le fait. Devant le miroir de la salle de bains, j’étale au-dessus de mes yeux une épaisse couche de fard à paupières gris et me tartine les lèvres de rouge carmin. Daniel tient beaucoup à tous ces accessoires ; s’il arrive que j’en oublie un, il me le fera payer. Quand c’est terminé, je vais chercher son pistolet dans l’armoire de notre chambre et le dépose dans le sac-poubelle qui contient tout le matériel nécessaire. Je suis dans un état second, acculée comme un animal traqué, et pourtant prête à y aller. Je monte dans la voiture, côté passager. Comme d’habitude, je reçois les consignes pendant que nous roulons vers les bois. J’enfile une robe blanche à froufrous sans rien dessous, une paire de cuissardes noires en daim terminées de hauts talons. Je mets en place mon oreillette sans fil. Daniel y a collé un bout de scotch mat, qui sert à dissimuler la petite lumière bleue qui clignote pendant les communications.
Un message nous parvient au milieu du trajet : le second rendez-vous est annulé. Daniel grogne, contrarié. — Au fait, ce soir, ce sera un peu particulier, annonce-t-il soudain. Manu veut te prendre par-derrière. J’ai négocié, ce sera bien payé. Je laisse échapper un cri sourd : hors de question, je refuse. Ça, je ne l’ai jamais fait, je ne veux pas, il ne peut pas me le demander. Tout, mais pas ça ! Daniel se gare brusquement sur le bas-côté de la route, il respire fort, commence à crier : — Tu veux que je t’en mette une, pour commencer ? Je te garantis que tu as intérêt à le faire, sinon… Il ne termine pas sa phrase. L’habitacle est saturé de menaces. La voiture s’enfonce dans les bois, quelque part entre Paray et Charolles, tout près d’un restaurant routier. Daniel gare le 806, aménage le coffre en vitesse, coince le pistolet entre les sièges avant et se fond dans la nuit pour échapper aux phares de la voiture qui s’avance ; le client est déjà là. À son arrivée, j’annonce à Manu que finalement ça ne sera pas par-derrière mais par-devant. Autrement, je ne veux pas. Il ne m’écoute pas, se rue sur moi en me griffant comme un animal enragé. Il m’immobilise avec ses jambes, avec ses bras, me retourne et me viole avec férocité. Une douleur aigue me fend le corps, je cherche en vain à m’échapper, le sang se mélange aux larmes. Daniel observe la scène, dissimulé derrière la portière arrière de la voiture. Ses grondements envahissent l’oreillette en un flot continu : — Laisse-toi faire, sale pute ! Sinon tu vas le regretter, je te jure que tu vas le regretter… Tu vas voir ce que je vais te faire, quand il aura fini… Ça, c’est rien à côté… Le client se retire, me laissant nue et inerte, étalée à plat ventre sur le sol du véhicule. Il se rebraguette, jette un billet près de ma tête et disparaît sans dire un mot. Je continue de sangloter, anéantie et sans forces. Je n’ai toujours pas bougé quand Daniel réapparaît, les traits transformés par la rage. — Tu fais fuir le client, tu as tout gâché ! Tu vas me le payer ! S’il ne revient pas, ce sera ta faute ! Je vais te tuer, c’est la fin de ta vie de traînée ! Tu peux dire au revoir aux enfants ! J’ai le corps déchiré par le client, suis terrifiée par Daniel. Les mots qu’il a dits à Karline la veille tourbillonnent dans ma tête – Après moi, est-ce que ce sera elle ? Tout se mélange, sature, mon cerveau implose sous la pression comme une cocotte-minute sur le feu. Il faut que ça s’arrête, il faut que ça s’arrête, il faut que ça s’arrête, il faut que… Daniel met le contact, sans jamais cesser de hurler. Dans un état second, privée de réflexion, je tire le pistolet de sa cachette, cale le canon de l’arme entre l’appuie-tête et le haut du siège, ferme les yeux et tire. Tout cela ne dure qu’une fraction de seconde à peine. À travers mes yeux clos, le rai de lumière provoqué par l’explosion ; l’odeur de la poudre qui se répand dans l’habitacle. Je ne me rends pas vraiment compte de ce qui se passe – c’est comme si j’étais extérieure à moi-même. Un barrage vient de céder, je suis emportée par le courant sans pouvoir résister. Je veux juste que ça s’arrête, qu’il cesse de crier. Le moteur de la voiture fait un bruit bizarre, je ne comprends pas pourquoi. Je suis nue, affolée comme une bête traquée. Je sors du véhicule par le flanc droit, en fais le tour, ouvre la portière côté conducteur. Daniel s’effondre au sol. Je l’enjambe, paniquée, en pensant que quand il se relèvera ce sera pour m’attraper et me faire la peau. Je bondis sur le siège et démarre à toute vitesse, dénudée derrière le volant et encore couverte de mon sang. J’ai peur qu’il me rattrape, qu’il se lance à mes trousses. J’ai désobéi, tenté de résister. Cette fois, c’est sûr, il va me tuer. Qu’est-ce que je dois faire ? Où aller ? Je pense soudain à Lucas, qui sait toujours comment réagir. J’appuie sur l’accélérateur et me dirige vers chez lui, avant de prendre conscience que je ne peux pas m’y rendre ainsi. D’abord, se couvrir. Je m’arrête sur le bord de la route, passe un jean et un pull, puis roule à toute vitesse jusqu’à Digoin, à une vingtaine de kilomètres de là. Un quart d’heure plus tard, les yeux de Lucas s’écarquillent en me découvrant devant chez lui. — Valérie ? Qu’est-ce qui se passe ? Il ouvre la portière sans hésiter et grimpe dans la voiture, côté passager. Je hoquette : — C’est Daniel… Il va me tuer… Je l’ai tué… — Arrête tes conneries, qu’est-ce que tu racontes ? Où est-ce que vous étiez ? Calme-toi, je suis là, on y retourne et on va voir ! Nous reprenons le chemin en sens inverse. J’arrête le 806 à quelques centaines de mètres de là où il était garé un quart d’heure plus tôt seulement, mais suis cette fois incapable d’en sortir, submergée d’appréhension. Lucas sort de la voiture et revient quelques minutes plus tard. J’aperçois dans le rétroviseur sa haute silhouette qui se dirige vers moi, étrangement courbée. — Il bouge plus. Je crois que tu l’as vraiment tué. Sa voix est grave et calme, vaguement désincarnée. Dans ma poitrine, mon cœur refuse de se calmer : je suis là sans y être, apeurée, complètement paumée.
Il faut que je me rende, que j’aille à la gendarmerie, je pense à toute vitesse. Mais si je fais ça, j’abandonne les gamins à eux-mêmes. Ils sont encore jeunes, ils ont besoin de moi. Il ne faut pas qu’on nous sépare. Je me recroqueville sur mon siège, le buste secoué de sanglots qui semblent ne jamais devoir se calmer. Lucas tente de me rassurer. Il prend les choses en main, sort une couverture du coffre et entreprend d’en envelopper Daniel. Puis il essaie de tracter son corps dans le coffre, sans succès. Je dois l’aider, tirer sur la couverture avec lui jusqu’à ce que ce soit fait. Nous rentrons à la maison en silence, tandis que mes larmes continuent de couler. En arrivant, ce sont Kévin et Karline que je croise les premiers. — Maman ? Dans un souffle, je réponds seulement : — Pardon, je l’ai tué… Mes enfants se pressent autour de moi, me prennent dans leurs bras pour m’apaiser. — T’inquiète pas, on est là, on va t’aider. Dylan, l’aîné, est dans sa chambre. Il discute au téléphone avec Johanna. En nous voyant nous dessiner sur le seuil de la pièce, il raccroche précipitamment. Je répète ces mots horribles, ton père n’est plus là, c’est ma faute, c’est à cause de moi. Il ne répond rien mais m’enserre, et c’est la toute première fois qu’il le fait depuis qu’il n’est plus un enfant. Je ne dis rien à Erwan, mon plus jeune fils, pour le protéger ; il n’a que neuf ans. C’est Lucas qui se ressaisit le premier. — On va l’enterrer. Sur le coup, cette idée ne nous paraît pas plus mauvaise qu’une autre. Nous ne prenons pas le temps de réfléchir : deux des garçons vont chercher des pelles dans la cour. Je vérifie le niveau d’essence de la voiture. Il est bas, nous n’irons pas loin. Derrière le château du village où j’ai grandi, à La Clayette, il y a un petit bois. Nous nous y dirigeons dans la nuit. Je m’enfonce entre les arbres jusqu’à ce qu’ils nous fassent barrage ; alors je me gare, et nous marchons un moment dans les environs, tête baissée, pour trouver le bon emplacement. Puis les garçons se mettent à creuser le sol glacé en se relayant, pendant que je les éclaire à la lumière de mon téléphone portable. L’opération me semble durer une éternité ; l’une des pelles se brise sur la terre gelée. Lucas, Dylan et Kévin sont inexpressifs, concentrés. Ils ne pleurent à aucun moment. Quand c’est terminé, ils sortent Daniel du véhicule et le couchent au fond du trou, qu’ils rebouchent aussitôt. La peur ne me quitte pas un instant. Nous rentrons chez nous, transis et frigorifiés. Aucun d’entre nous ne pense même à aller se coucher : nous restons tous ensemble dans le salon à surveiller la porte d’entrée de la maison, terrifiés à l’idée que Daniel débarque pour se venger et nous tuer. Je sursaute au moindre bruit, crois l’entendre arriver à chaque craquement. Il flotte dans l’air un parfum d’irréalité. Chaque fois que je ferme les yeux me reviennent des détails de la scène, par flashs. Je suis hantée. Depuis cette nuit-là, celle du 13 mars 2016, le sommeil ne m’a plus jamais trouvée.
ELLE SAVAIT
Les jours qui suivent n’ont rien d’une libération. Nous tentons de nous organiser au mieux, en nous en remettant souvent aux consignes de Lucas. Il fait preuve d’une maturité étonnante pour son âge, déjà n’a plus grand-chose d’un adolescent. Nous jetons dans une benne à ordures les deux portables de Daniel, son portefeuille, certains de ses vêtements ainsi que le matériel qu’il a utilisé pour me prostituer tant d’années. Lucas m’encourage à téléphoner au patron de Daniel, pour le prévenir de sa démission. Ça sonne. D’une voix blanche, je tente d’expliquer que mon mari a définitivement quitté la maison, que je ne sais pas où il est. — Quel dommage, nous qui venions juste de lui proposer un CDI…, soupire-t-il dans le combiné. Un CDI ? Quelques jours auparavant, Daniel assurait pourtant que son contrat s’achevait à la fin du mois. Je comprends alors qu’il ne s’agissait que d’un mensonge de plus. Daniel avait mûri son plan, il ne lui restait plus qu’à l’exécuter : vendre mon corps à temps plein pour gagner son pain. Et peut-être celui de sa fille, aussi. Je frissonne brutalement à cette seule pensée, et raccroche. — Ce qu’il nous faudrait, c’est une assistante sociale, réfléchit à haute voix Lucas dans le salon. Il cherche, trouve le numéro de téléphone d’une association. J’appelle et demande si quelqu’un peut m’aider. Ces mots trop longtemps retenus sonnent étrangement à mes oreilles. J’ai besoin d’aide, s’il vous plaît. Nous recevons la visite d’une femme, qui m’écoute. J’évoque ma vie pour la première fois, sans me sentir jugée. Je ne parviens pas à tout dire, mais parle de la peur, des coups. L’assistante sociale me demande si je veux que nous restions dans cette maison de Baudemont. Ce serait plus facile, évidemment, mais nous ne pouvons pas continuer à vivre dans ce climat de terreur et de paranoïa. Nous avons installé tous nos matelas dans le salon et dormons tout habillés, serrés les uns contre les autres pour nous rassurer, comme des chatons dans un panier. Les mots, les gestes de Daniel ont pénétré les murs, laissé des traces partout que nous seuls pouvons voir. Sa présence parmi nous est insupportable, écrasante. Il va se venger, revenir pour nous tuer, nous en sommes persuadés. L’emprise est plus forte que la raison. Il faut que nous déménagions. En attendant de trouver un appartement, nous vivrons chez la mère de Lucas quelque temps. Dylan, lui, est accueilli chez la grand-mère de Johanna. Je rédige mon CV – il est presque entièrement vide, évidemment – et cherche du travail pour la première fois de toute ma vie. J’ai trente-cinq ans. J’en imprime plusieurs dizaines d’exemplaires et les dépose partout : dans les crèches et les commerces, les écoles et les maisons de retraite. Peu de temps après, je suis recontactée par une association de soins et de services à domicile. Je suis convoquée pour un entretien, passe un test et suis finalement embauchée. Je vais aider des personnes qui ne peuvent plus se déplacer, faire leurs courses ou leur ménage, m’occuper de trier leurs papiers. Je vais enfin pouvoir me rendre utile à d’autres qu’à mes enfants, faire quelque chose de ma vie, et cette idée me réjouit profondément. Depuis l’enfance, j’en ai toujours eu envie. Je signe mon tout premier CDD le 10 avril 2016 – une date que je connais par cœur, moi qui ai en général tant de mal à m’y retrouver dans la chronologie de ma vie. Ma mémoire a effacé trop de moments, trop de faits. Mais sans cela, j’en suis sûre, je n’aurais pas pu survivre à toutes ces années. J’enchaîne les remplacements, aide les infirmières, prépare les repas, fais leur toilette aux personnes âgées ou malades. Passer du temps avec elles me change les idées – leur faire du bien contribue à me réparer. Je commence à penser que je suis capable d’assumer seule ma famille. Dylan, Kévin et Karline sont scolarisés à Paray, Erwan termine son CM2 à Digoin. Nous nous aimons et nous nous en sortons à peu près. Quelques semaines après sa disparition, l’une des sœurs de Daniel me téléphone un soir : — Valérie, ça va ? On m’a dit que ça faisait un moment que ça n’avait pas bougé chez vous, j’ai eu peur qu’il vous ait fait du mal à tous… — Je suis avec les enfants. On va tous bien, ne t’inquiète pas. Il est parti. — Alors j’espère que tu es allée très loin, il ne faut pas qu’il te retrouve… Elle marque une pause, puis reprend : — Si je n’ai pas de nouvelles de Daniel d’ici quelque temps, tu comprends bien qu’il faudra que j’aille le dire aux gendarmes.
— Oui, je comprends. Fais ce que tu as à faire, je réponds. Depuis toutes ces années, c’est la première fois qu’elle appelle sur mon portable. Elle savait donc qu’il pouvait tous nous tuer. Elle savait, mais elle n’a rien dit, rien fait. Je retourne cette idée dans tous les sens, sans savoir qu’en penser. Et si d’autres savaient mais n’avaient rien fait ? Si tout le monde savait ? Avec la mère de Lucas, la cohabitation se passe mal ; elle profite de ce que la situation ne nous est pas favorable pour nous traiter comme des esclaves. Nous faisons les courses, les repas, le ménage, devons de surcroît payer toutes ses factures, et lui donner de l’argent chaque fois qu’elle en demande. Kévin, Lucas, Karline, Erwan et moi dormons à cinq dans la petite chambre de Lucas. Au sol, couettes et matelas envahissent tout l’espace. Cette situation ne dure pas trop longtemps, heureusement : un appartement se libère bientôt à Digoin. Nous y emménageons tous ensemble. Mes enfants relèvent la tête peu à peu ; ils commencent enfin à vivre, et c’est un spectacle dont je ne me lasse pas. Nous prenons soin les uns des autres, nous parlons avec douceur. Nous formons une seule et même cellule, soudée par des liens invincibles. Le prénom de Daniel n’est plus jamais prononcé. Quand il le faut vraiment – et nous répugnons à le faire – nous nous contentons de dire « l’autre ». Dès que j’en ai les moyens, je réalise l’un des rêves des enfants : avoir des chiens. Karline s’amourache d’un husky qu’elle baptise Camélia, Kévin et Lucas de femelles staff croisées border collie, trois sœurs, qu’ils nomment Joy, Princesse et Mala. En novembre, on me propose un CDI, que j’accepte avec joie. Nous déménageons une nouvelle fois le mois suivant, pour une maison avec un jardin, dans la petite commune de Chassenard, toute proche. Les enfants l’ont trouvée sur un site de petites annonces, et s’occupent de tout pour le déménagement. C’est une grande bâtisse entourée d’un jardin immense, dans lequel gambadent à loisir nos cinq chiens – Erwan a pris le sien à notre arrivée, en janvier 2017 : Max, un malinois. La présence de tous ces animaux autour de nous nous rassure, elle nous protège un peu. Derrière la maison, il y a un pré. Chez nous, on trouve souvent plusieurs copains des garçons. Mickael, Ruru, Simon : j’héberge sous mon toit tous les adolescents du coin que leurs parents négligent. Ils apportent de la nourriture, se tiennent bien, font ce qu’ils peuvent pour participer aux frais communs. Maeron et Lucas, en particulier, sont tout le temps chez nous. À force de discussions, je finis par me rapprocher de ce dernier : lui aussi a connu les coups, les insultes et les humiliations. Nous sommes tous les deux malheureux, alors nous nous soutenons. Il y a de la compassion entre nous, une entente particulière. Nous nous comprenons. Un soir, il me dit qu’il m’aime bien. C’est la même chose pour moi, évidemment. Il se crée un embryon de relation entre nous, qui n’est pas une histoire d’amour. Je me sens seule, tellement seule, j’ai besoin de sa tendresse et de son affection. Lucas me réconforte, m’apaise de son soutien inconditionnel. Cela peut paraître bizarre ou incompréhensible, mais ce n’est pas malsain. Ma fille et lui sont séparés ; personne ne voit à notre rapprochement d’inconvénient particulier. Au bout de quelques semaines, les choses se délitent pourtant. Il m’apprend que, juste après la disparition de Daniel, pour qu’elle accepte de nous héberger, il a dû raconter à sa mère tout ce qui s’était passé, sans rien lui cacher. Il s’en veut de lui en avoir parlé ; sa relation avec elle a toujours été très compliquée. Il craint qu’elle nous dénonce – tout en sachant bien, au fond, que c’est ce qui va arriver. Alors il se laisse couler, à boire de plus en plus, à fumer. Cela le rend caractériel et autoritaire, compliqué à gérer. Il finit par emménager chez David, l’un de ses cousins, tout en continuant de venir régulièrement. À la fin du mois de mai, une dispute terrible éclate entre Lucas et sa mère quand elle apprend de son fils qu’il revoit à présent son père et entend même entamer des démarches pour porter le même nom que lui. Le ton monte. Je suis dans la pièce avec eux, et assiste au conflit en essayant de me faire toute petite. Au moment où nous nous apprêtons à repartir, la mère de Lucas tente de me balancer une lampe en pleine figure. Lucas essaie de retenir son geste, et son bras termine sa course à travers une porte vitrée. Il saigne beaucoup, la blessure est impressionnante. — Je vais te faire du mal, ça oui ! Je vais balancer Valérie, hurle sa mère tandis que nous filons en vitesse pour les urgences. Le lendemain, il retourne la voir pour s’excuser. Nous sommes le 28 mai 2017, c’est un jour de fête des Mères. Il n’a qu’elle au monde, après tout. Elle qui refuse pourtant de le voir et lui dit seulement : — À partir de maintenant, je vais te pourrir la vie. Le lundi suivant, nous apprenons qu’elle vient de passer toute la matinée à la gendarmerie. Nous nous regardons sans rien dire. Il fallait bien qu’il y ait une fin. L’issue est proche, désormais. Je suis bien décidée à annoncer la vérité moi-même à Erwan, pour son père. Le moment est venu. Nous nous réunissons dans la chambre de Karline, les enfants s’asseyent en rang d’oignons sur son petit canapé. Je regarde mon fils cadet. — Il faut que je te dise quelque chose. L’autre, il est pas parti. Je l’ai tué.
Quelques larmes silencieuses roulent sur les joues d’Erwan. Puis il se serre contre moi en soufflant : — Tu sais, maman, tu as bien fait. Je ne t’en veux pas, et je ne t’en voudrai jamais. — Écoute-moi, mon chéri. Les gendarmes vont bientôt arriver pour me chercher, mais je te promets de tout faire pour que tu ne te retrouves pas tout seul, pour que vous restiez tous ensemble. Je ne t’abandonne pas. Au cours de l’été, le cousin de Lucas nous apprend que des recherches sont en cours dans la forêt de La Clayette. Ce n’est plus qu’une question de jours, à présent. J’essaie de préparer mon départ pour que tout se passe bien pour les enfants quand je serai en prison. Je mets de l’ordre dans mes affaires pour qu’ils ne se retrouvent pas sans argent, aient connaissance des différents codes que j’utilise, sachent comment on fait pour régler une facture. Sur mon avant-bras gauche, je fais tatouer une plume, de laquelle s’envolent quatre oiseaux. La plume, le socle, c’est moi. Les oiseaux, ce sont eux : Dylan, Kévin, Karline et Erwan, libres et heureux. De la sorte, ils seront toujours avec moi. Là où l’on va m’emmener, je ne suis pas sûre de pouvoir prendre de photos d’eux. Aller en prison, être jugée pour ce que j’ai fait, cela me semble tout à fait normal : j’en suis même soulagée. Mais je tremble de peur pour mes enfants, qui sont si jeunes encore. Est-ce qu’ils vont s’en sortir, privés de mon aide ? Me livrer, me décharger de ce trop lourd secret, je l’avais déjà prévu. Un jour ou l’autre, je me serais rendue une nouvelle fois à cette gendarmerie de La Clayette, pour tout raconter de mon histoire. Mais avant cela, je voulais que Dylan, Kévin et Karline aient atteint leur majorité. Il n’y avait plus très longtemps à attendre. Pour moi, cela signifiait beaucoup : j’aurais pu partir en étant sûre qu’ils allaient bien, et que les grands prendraient bien soin d’Erwan, leur petit frère. Tout cela, j’y ai pensé maintes et maintes fois. Mais rien ne s’est passé comme prévu – la vie, décidément, ne m’aura jamais laissé la possibilité de prendre la moindre décision.
TOUT ASSUMER
Je suis arrêtée un matin d’octobre 2017, aux aurores. Il est 6 heures quand des policiers cognent à la porte ; la nuit est zébrée de gyrophares. Nous comprenons immédiatement. Je suis déjà habillée en me levant, cela fait des semaines que je me couche avec mes vêtements. Nous dormons tous dans la même chambre à l’étage, Karline, Erwan, Lucas, Maeron et moi, à cause de la peur d’être séparés qui ne nous quitte pas. Lucas va ouvrir la porte d’entrée, écarte les chiens qui aboient. Je serre Erwan contre moi, son petit corps encore plein de sommeil : — C’est le moment, maman part. Bisou, je t’aime. Pas le temps de dire au revoir aux autres ; plusieurs policiers en tenue d’intervention font irruption dans la pièce. L’un d’eux me passe des menottes aux poignets. — Vous savez très bien pourquoi on est là. On va vous mettre en garde à vue et vous lire vos droits, m’annonce sèchement une femme à ses côtés, le buste ceint d’un gilet pare-balles. Plusieurs dizaines de policiers de la brigade de recherche et d’intervention de Dijon se déploient dans la maison. Ils la fouillent méthodiquement, pièce par pièce. Puis ils font sortir les enfants de la chambre et nous isolent temporairement avant de nous embarquer tous – sauf Maeron, qui est fouillé puis raccompagné à la sortie. Les policiers m’apprennent que Dylan et Kévin viennent d’être interpellés eux aussi. Comme Kévin est encore mineur, je dois signer des papiers pour qu’il puisse prendre un avocat. Quand c’est fait, on me fait monter dans une voiture banalisée, qui roule à toute allure jusqu’au commissariat de Paray. À l’arrivée, on prend mes empreintes, des photos de mon visage et de mes tatouages, puis on m’enferme dans une cellule individuelle à la propreté relative, meublée seulement d’un banc et d’une couverture. Je ne vois rien de ce qui se passe à l’extérieur : autour de moi se dressent seulement quatre murs de béton armé, dans lesquels se découpe une porte. Durant les deux jours de ma garde à vue, les interrogatoires s’enchaînent nuit et jour. En répondant aux questions des inspecteurs, je pleure beaucoup. C’est la première fois que je raconte toute ma vie, de a à z, sans rien passer sous silence de mon enfance, des viols, du calvaire qu’aura été ma vie conjugale pendant dix-huit années. C’est la première fois qu’on prend le temps de m’écouter – je le vis comme une libération. Je reconnais le meurtre de Daniel dès le premier jour. Le second, nous nous rendons dans la forêt, pour que j’indique l’emplacement approximatif de son corps. Je ne parviens plus à dormir, ni même à me nourrir. Je ne sais pas quelle heure il est, ni quel jour. J’essaie de rester propre, en me frottant avec les lingettes qu’on m’a remises. Des pastilles à mâcher font office de dentifrice. Je me sens à nouveau comme un robot, un zombie. Totalement exténuée, plus perdue que jamais, mais prête à tout assumer. * Autour de moi, il n’y a presque que des hommes, qui m’interrogent sans relâche. Leur présence m’oppresse ; je me noie sous leurs regards. Je suis découragée parfois, j’ai l’impression que personne ne me croit. Au bout de quarante-huit heures de garde à vue, je suis conduite au tribunal de Chalon-sur-Saône, dans le bureau d’une juge d’instruction. Tandis qu’on me remet les menottes avant de quitter la pièce, à la fin de l’entretien, une bouffée de désespoir me submerge. — De toute façon, je peux dire n’importe quoi, vous ne me croirez pas. Pour tout le monde il était un saint… Je fais quelques pas pour sortir du bureau, profondément abattue, quand j’entends : — Madame Bacot ? Je me retourne et lève les yeux vers la juge d’instruction qui reprend : — Je vous rassure tout de suite : j’ai déjà lu une bonne partie des procès-verbaux de l’enquête qui me sont parvenus, personne ne pense que votre mari était un ange. Alors qu’on m’emmène, ces mots m’imprègnent. Ils parlent directement à mon cœur. Un espoir, celui d’être enfin considérée – et peut-être crue – germe en moi. Le 4 octobre 2017, après un passage devant le juge des peines, je suis mise en examen pour assassinat et placée en détention provisoire à la maison d’arrêt de Dijon.
No 39 934
« Bon courage, et bonne continuation ! » Les policiers me placent dans une sorte de sas, enlèvent les menottes de mes poignets et s’en vont. Déjà s’avancent vers moi les surveillantes de la prison. Elles me demandent d’enlever tous mes vêtements : pour la fouille, il faut que je sois totalement nue. — C’est vous qu’on voit dans le journal ? C’est votre première fois ? Je hoche la tête en silence. Elles prennent une photo de moi, pour la carte magnétique censée leur permettre de savoir à tout moment dans quelle pièce du bâtiment je me trouve. On me fait signer des papiers, beaucoup. Je reçois mon numéro d’écrou : 39 934. Le quartier des femmes de la maison d’arrêt est un petit monde à part. Je suis soulagée de constater qu’il est presque totalement dépourvu de présences masculines : je ne parviens plus du tout à supporter les hommes, leurs regards sur moi. Les rares fois où il en vient un, je quitte la pièce immédiatement. Quand ils sont là, je me sens en danger, comme agressée par leurs odeurs et leurs voix. Le premier jour, je reçois un pyjama blanc orné de petits motifs roses fleuris, et des claquettes de douche en plastique. Un trousseau offert par quelqu’un d’inconnu, à l’extérieur. Les nouvelles arrivantes sont conduites dans une cellule à part, le temps de prendre leurs marques. Je reste toute seule pendant une dizaine de jours, sans rien faire, à regarder sans les voir la porte en fer avec son œilleton, la partie avec le WC et le lavabo séparée d’une fine cloison, les lits superposés à l’armature métallique, la télé accrochée au mur, les deux tabourets en plastique, la petite table, le minifrigo, l’armoire fatiguée et la plaque chauffante usée. Je ne parviens pas à m’alimenter. Les surveillantes insistent pour que je me serve en nourriture comme les autres, mais je suis totalement privée d’appétit. Pour éviter qu’elles s’en aperçoivent, je jette toute la nourriture qu’elles me forcent à prendre dans les toilettes avant de tirer la chasse. En deux semaines, je perds une dizaine de kilos. Je reste couchée toute la journée, sans quitter ma cellule à moins d’y être obligée par un rendez-vous avec un médecin, un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, un psychiatre ou un psychologue. Dans leurs expertises, pour décrire mon état, ces derniers utilisent tout un vocabulaire clinique dont je ne comprends pas vraiment le sens : carences affectives et éducatives précoces, hypervigilance, anxiété généralisée, réminiscences diurnes et nocturnes des mauvais traitements subis, attaques de panique et conduites phobiques qui confirment l’existence d’un syndrome de stress post-traumatique majeur, soumission à une forme de manipulation et d’emprise, de toute-puissance incarnée par le personnage de son mari, épuisement émotionnel, etc. Je rumine et je pleure en permanence, le jour et la nuit, sans jamais arriver à dormir. Les cris incessants des autres détenus – les hommes hurlent et appellent les femmes, qui leur répondent par de longs gémissements pornographiques – m’horrifient et me terrifient. Les surveillantes font ce qu’elles peuvent pour me calmer, m’expliquent le fonctionnement de la prison. Elles sont une petite quinzaine, que les détenues désignent par des surnoms : il y a par exemple Risette et Dora, Tic-Tac et la mère Meyer. En règle générale, notre aile abrite une vingtaine de prisonnières. Par le jeu des entrées et des sorties, nous sommes parfois jusqu’à deux fois plus. Petit à petit, je m’habitue à cette nouvelle vie. Elle est difficile. Les enfants me manquent cruellement ; je souffre de leur absence comme d’une plaie béante. Où sont-ils ? Que font-ils ? Est-ce qu’ils vont bien ? Je n’ai aucune nouvelle d’eux ; ne rien savoir est une torture. J’assiste à une tentative de suicide de ma première codétenue, qui avale toute une poignée de médicaments quand on lui apprend qu’elle ne pourra pas récupérer la garde de sa fille avant un bon moment. Dans les dortoirs, ce n’est pas mieux : il faut rester sur ses gardes en permanence ; les filles se volent le moindre objet personnel laissé sans surveillance. Je dois marquer jusqu’à la moindre de mes protections hygiéniques pour éviter qu’elles disparaissent. Les surveillantes, les chefs, font preuve à mon endroit de beaucoup d’humanité. Elles sont plus attentionnées vis-à-vis de moi qu’aucun membre de ma famille ne l’a jamais été. Il nous arrive de discuter un moment ensemble, parfois, en buvant un café – je leur voue un respect profond, mêlé de reconnaissance. À leur contact, je commence à réfléchir, prendre conscience de certaines choses. Ma vie m’apparaît
sous un jour légèrement différent. Et puis, au bout de quelques mois d’incarcération, je reçois une lettre de Mireille, la plus jeune des sœurs de Daniel : Le 7 février 2018 Bonjour Valérie, J’ai du mal à te demander si tu vas bien. J’ai eu les journalistes, et j’ai raconté ce que ce frère était. Je ne sais pas ce que ça va donner. Pour moi, la victime, c’est bien toi. Ça n’est pas facile pour certaines personnes de dénoncer un membre de sa famille, un proche. Moi, sachant tout le mal qu’il a pu faire, je ne peux plus rester sans rien faire, sans rien dire, c’est juste impossible. Ce qu’il a fait subir à ma sœur Monique, ça me ronge depuis des années. Trente ans. Lorsque Daniel est sorti de prison, au bout de deux ans et demi au lieu de quatre, notre mère a appelé ma sœur pour lui dire de partir, de se cacher, parce qu’elle avait peur pour elle. Encore une fois, c’est à elle de partir. Et lui revient chez ta mère, qui l’accepte comme si de rien n’était, avec toi à leurs côtés. C’est juste incroyable, cette mère qui t’a emmenée le voir en prison. Cette mère ne t’a pas protégée, Valérie. C’est elle qui devrait être en prison, pour non-assistance à personne en danger. Malheureusement, tout vient de là. Et si je pense que quelqu’un peut faire quelque chose pour toi, c’est bien elle. Elle n’a qu’à raconter tout ça. Témoigner, admettre qu’elle ne t’a pas protégée. C’est à elle de s’expliquer aujourd’hui, c’est son devoir. Mais de ce que je sais, elle se fait toute petite en ce moment. Je suis l’histoire, il n’y a plus qu’à attendre. Et pendant ce temps-là, je veux que tu sois forte. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas. Lorsque tous ces juges entendront toutes ces horreurs qu’il a commises, car aujourd’hui ils connaissent ton histoire, mais pas tout de lui, on sera là. Mon médecin m’a arrêtée quinze jours quand je lui ai raconté toute l’histoire, j’ai vu son visage se décomposer. Alors crois-moi, au tribunal, cela va en bouleverser plus d’un. Je t’embrasse fort, Mireille Ces quelques lignes envoyées par la sœur de Daniel me bouleversent ; c’est un véritable séisme qu’elles provoquent en moi. Pendant toutes ces années d’horreur qu’aura été ma vie conjugale, Mireille et moi n’avons pourtant jamais été proches. Je ne la voyais que de temps en temps, pour les grandes occasions, sans vraiment lui parler. Ses mots signifient qu’une personne, au moins, me croit. Qu’elle sait que je dis la vérité, qu’elle m’a comprise, que je ne suis pas folle. Ils me soulagent et me réhabilitent en partie. Ils interrogent le rôle de ma propre mère, surtout : pourquoi a-t-elle laissé Daniel me violer pendant toute mon enfance ? Pourquoi n’a-t-elle jamais rien dit, alors qu’elle savait ? Pourquoi avoir insisté pour que j’aille le voir au parloir ? Pourquoi le laisser s’installer à la maison à son retour de prison, alors qu’il avait été condamné par la justice pour ce qu’il m’avait fait ? Pourquoi m’avoir chassée, quand j’étais mineure et enceinte de lui ? Ma mère m’a livrée à Daniel, alors que je n’avais aucun moyen de me défendre contre sa tyrannie. Elle lui a offert ma vie. La vie de son enfant, celle de sa propre fille. Pour avoir tenté de me protéger, c’est moi qui vais être jugée devant une cour d’assises. Elle, elle n’aura jamais à répondre de ses actes devant un tribunal. C’est injuste ; c’est ainsi. Tout le monde savait, et personne n’a rien dit. Ni mon père, ni le reste de ma famille. La seule chose qui les préoccupait, quand je sombrais, c’était leur réputation. Ce que risquaient de dire leurs connaissances, au village. Personne n’a jamais pensé à moi. Je n’étais qu’une petite fille frêle et docile, dont chacun pouvait se servir comme il l’entendait. D’abord Christophe, mon propre frère. Puis Daniel, le compagnon de ma mère. Il valait mieux regarder ailleurs, ne pas faire de scandale. Pas de vagues, jamais. Tant pis si j’en mourais – du moment que je gardais la décence de bien vouloir le faire en silence, pour ne pas déranger. Tout ce que Mireille me dévoile peu à peu dans ses lettres, je n’en avais jamais été informée auparavant : Daniel a violé l’une de ses sœurs pendant des années, qui ne s’en est jamais remise. Il disait qu’elle était sa femme, qu’elle était à lui, qu’elle lui appartenait. Dès l’adolescence, il tabassait ses parents, terrorisait la famille entière, qui se pliait à toutes ses volontés, à ses exigences folles et jamais totalement satisfaites. Ses anciennes compagnes, elles aussi, ont vécu des choses terribles à ses côtés. Au fil des mois passés en prison, des discussions, le voile que j’avais jusqu’alors sur les yeux se dissipe un peu. Je prends conscience d’une chose très importante : tout n’est peut-être pas ma faute. Depuis ma plus tendre enfance, on m’a toujours répété le contraire, pourtant. S’il fallait me frapper, c’était à cause de moi ; je n’avais pas bien fait les choses, pas comme il fallait. Tout ce qui m’arrivait, je le méritais : je n’étais qu’une ratée, une moins-que-rien dont la vie ne valait pas un clou. Bonjour Valérie, Je me permets ces quelques lignes, pour, je l’espère, un peu de soutien. Te parler de ce frère pervers, désaxé, tordu, et j’en passe – qui aujourd’hui ne fera plus de mal à
personne, Dieu merci. On ne peut pas se mettre à la place des gens ; mais ce que tu as pu endurer, supporter toutes ces années, c’est juste inhumain. Et malheureusement, personne n’est surpris. Quand je dis personne, c’est de mes frères et sœurs que je parle. Ce frère qui dans mes plus lointains souvenirs (je devais avoir huit ou neuf ans) terrorisait tout le monde. Qui battait son père – je devrais dire qui massacrait son père de coups de poing, de pied. Du sang giclait sur les murs, et le lendemain je voyais mon père défiguré et forcé de marcher avec des béquilles. Mon père s’est pendu, je pense que c’est parce qu’il en avait marre de prendre des coups. Je n’avais que dix ans, et plus de papa. Je pourrais écrire un livre sur lui ; et je suis prête à témoigner pour toi et raconter aux jurés ce monstre qu’il était. Des vies, il en aura détruit : la tienne, tes enfants ; celle de ma sœur Monique, dont il a abusé de ses onze ans à ses quinze ans. Et tant d’autres… Et de toute sa misérable vie, il n’aura fait que deux ans et demi de prison, c’est peu cher payé pour tous les crimes qu’il a commis. J’espère de tout cœur que la justice française se rattrapera de son erreur, en te relaxant au plus vite. Je te dis courage à toi Valérie. À très vite, et sois forte, Mireille Mireille m’apprend que c’est elle qui a alerté la gendarmerie à mon sujet, quand j’étais petite fille. Un jour, l’un de ses frères, Didier, est passé nous voir à l’improviste. Il a entendu mes cris, et immédiatement compris. En rentrant chez lui, il l’a dit à sa femme et à sa sœur. Mireille a réfléchi, avant de contacter les services sociaux pour dénoncer son frère. Ils étaient plutôt réticents au départ, ne voulaient pas s’en mêler, mais elle a insisté : elle savait de quoi Daniel était capable. Avec son frère jumeau, Alain, elle a porté plainte. La police a enquêté – Daniel a été jugé, et incarcéré pour avoir abusé sexuellement de moi. Quand il est parti en prison, me raconte Mireille des années et des années plus tard, Alain et elle sont allés sonner à la maison pour voir ma mère, et s’excuser de ne pas avoir pu agir plus tôt. Cette dernière a ouvert la porte, furieuse, et s’est aussitôt mise à hurler, sans même leur laisser le temps de dire deux mots : — C’est dégueulasse de balancer son frère, vous êtes des ordures, vous n’avez aucun respect ! Mireille et Alain ont préféré alors quitter les lieux sans s’expliquer plutôt que d’en venir aux mains avec elle. — C’est ce jour-là que j’ai compris que ta mère a toujours su, et qu’elle a toujours laissé faire…, me raconte la sœur de Daniel. C’est seulement à la maison d’arrêt de Dijon, alors que je suis âgée de trente-sept ans, que je mesure tout ce que cela signifie : ma mère savait. Elle aurait pu me sauver, mais elle a choisi de ne pas le faire. Et tout le monde, autour, s’est arrangé de cette réalité. « Si, au jour d’aujourd’hui, une femme qui subit des violences et des viols était sûre qu’en allant voir les gendarmes ils l’aideraient, elle le ferait. Mais malheureusement, encore aujourd’hui, en 2018, elles ne sont pas aidées. Et je pense que si toi, tu avais pu compter sur ces gendarmes, tu ne l’aurais pas tué. Tu as tenu quand même toutes ces années avec ce monstre, c’est toi que je plains », m’écrit encore Mireille. Grâce à elle, grâce à son courage, je me sens un peu moins seule. Je sais qu’il lui en coûte, pourtant, de parler : depuis qu’elle a brisé ce tabou, toute une partie de sa famille s’est détournée d’elle… * Je regrette profondément d’avoir tué Daniel, évidemment. Il n’est pas un jour, pas une heure sans que j’y pense. J’ai mis un terme à la vie d’un homme – et cela me hante, me poursuit sans arrêt, sans me laisser aucun répit. Les circonstances ont fait de moi une criminelle. Cela n’aurait pas dû arriver ; je voulais seulement me protéger. Protéger ma vie, et celle de mes enfants. À mes yeux, rien d’autre n’a jamais compté. Les choses n’auraient jamais dû se passer ainsi. Il n’est pas question pour moi de me dérober : il est tout à fait normal que je sois jugée pour ce que j’ai fait. Je m’en remets tout entière à la justice de mon pays. Au cours de mon procès, j’espère seulement être comprise, considérée. Traitée, enfin, comme un être humain. Il faut que la situation évolue, et vite, pour toutes ces femmes qui souffrent sans pouvoir rien dire et tombent sous les coups des hommes. De leurs compagnons, de leurs maris. Cela n’a que trop duré. Il n’est plus temps de détourner les yeux – il faut nous aider à rompre l’emprise avant que nous soyons réduites à de telles extrémités. Pour moi-même, je n’attends plus rien. Depuis que Daniel n’est plus là, je m’efforce de faire semblant d’avoir retrouvé une vie normale, mais rien n’a changé. J’ai toujours peur de lui, j’entends en permanence sa voix qui ordonne. J’ai tout le temps l’impression qu’il va surgir ; qu’il reviendra tôt ou tard pour finir ce
qu’il a commencé. Pour nous tuer, les enfants et moi. Dans ma tête, Daniel est toujours bien vivant – je l’ai peut-être éliminé, mais il a quand même pris tout ce que j’avais. Je me sens défaite et vaincue. Je ne suis plus qu’une coquille vide : à l’intérieur de moi, il a tout détruit. Ne reste plus dans ma poitrine qu’un vide immense, impossible à combler.
PLUS JAMAIS SEULE
La prison m’impose son rythme routinier. Je ne suis jamais seule. Les surveillantes disent de moi que je suis un bon élément ; on me confie des petits boulots. Je fais de la peinture et du bricolage, j’aide à la buanderie, au service des repas. J’ai besoin d’être toujours occupée, pour ne pas trop penser. Je redoute l’arrivée de la nuit, avec son éternel cortège d’insomnies. Il m’est presque impossible de fermer l’œil, de trouver le repos. Je tourne en rond dans ma cellule, je marche, remue mes bras et mes jambes, regarde la télévision. Tout autour de ma couchette, recouverte d’un simple drap et d’une couverture rêche, j’ai accroché des photos de mes enfants – des dessins faits par eux, des cartes de fête des Mères. J’en dispose une trentaine tout autour de moi – comme des totems – reçues au courrier. La première visite que je reçois, en octobre, est celle de Jérôme, mon petit frère. Après mon interpellation, les gendarmes m’ont demandé s’il y avait quelqu’un à qui je voulais confier mes enfants – je n’ai pensé qu’à lui. Comme il a fermement refusé de les prendre sous sa responsabilité, je suis un peu surprise de le trouver là. — Écoute, je sais que tu as souffert. J’ai réfléchi : je veux bien témoigner pour toi lors du procès, à condition que tu acceptes de ne rien dire sur notre mère et sur Christophe. Sa demande est un coup de massue. À quoi est-ce que je m’attendais ? Pour ma famille, sauver les apparences, ce qu’ils s’accordent à désigner comme leur honneur, est le plus important. Je me lève, abasourdie, et m’éloigne sans regrets de ce frère qui tente de me faire taire au lieu de me soutenir. Quelque temps plus tard, au parloir, je retrouve Dylan accompagné de Johanna. Je saute dans les bras de mon fils en tremblant de tout mon corps, pleure sans plus pouvoir m’arrêter. Mon aîné vit toujours chez la grand-mère de sa compagne ; la cohabitation se passe très bien. Tous deux me donnent des nouvelles des autres : Kévin a été placé dans un foyer de Bourg-en-Bresse le temps d’atteindre sa majorité, et Karline et Erwan dans deux familles d’accueil, du côté de Moulins. Malgré tous mes efforts, les promesses, mes enfants ont été séparés. Je me console en apprenant qu’ils vont bien, et s’en sortent à peu près. Chaque visite est une bouffée d’oxygène, qui me régénère pendant plusieurs jours. Les parloirs ne durent que quarante-cinq minutes : le temps manque chaque fois, il est sans cesse trop court. Karline et Erwan font des dizaines de demandes pour venir me voir, toujours refusées pour un motif ou un autre. En prison, tout devient infiniment compliqué. Je vois ma fille trois fois en un an ; mon fils cadet, deux fois seulement. Je leur écris de longues lettres tous les jours pour les rassurer, leur dire que je vais bien, et ce qu’ils doivent faire. Mon courrier est d’abord filtré par une surveillante, avant de passer par la juge ; les enfants ne le reçoivent souvent qu’après un long moment. Au bout de six mois, le 28 mars 2018 – le jour même de ses dix-huit ans –, je revois mon fils Kévin pour la première fois depuis que je suis emprisonnée. L’émotion qui nous inonde alors est impossible à décrire. Deux dames d’un certain âge, dont je m’occupais quand je faisais du service à domicile, m’écrivent et vont même se déplacer jusqu’à la prison pour passer un petit moment avec moi. Je suis surprise et touchée. Je me croyais totalement seule ; à ma plus grande surprise, quelques personnes me soutiennent et me proposent de l’aide. Une mère de famille dont les enfants fréquentaient la même école que les miens autrefois m’écrit pour m’annoncer qu’elle a contacté deux avocates spécialisées dans les violences faites aux femmes, qui pourront se charger de ma défense si je le désire. J’accepte avec soulagement, et entreprends de coucher mon histoire sur du papier pour qu’elles en aient connaissance avant même de me rencontrer. Après avoir lu ma lettre, Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini m’informent qu’elles sont d’accord pour me représenter. Elles seront à mes côtés pour la reconstitution, une étape très difficile à supporter. Un matin, on me sort de prison pour me conduire dans la forêt. Quand j’aperçois notre monospace garé entre les arbres, une crise de panique me paralyse. La peur me terrasse, intacte ; c’est comme si Daniel était là. Je dois fournir des efforts intenses pour me calmer, me concentrer et rejouer ces gestes sinistres par lesquels le pire est arrivé. J’ai beau me répéter en boucle, tout bas, que rien ne peut m’arriver, je ne suis pas capable de monter moi-même à l’arrière du véhicule. C’est une gendarmette qui le fait à ma place, et esquisse la scène fatale par des mouvements lents et décomposés. Il nous faut également reconstituer l’enterrement de Daniel, avec les enfants, avant que je sois confrontée avec la mère de Lucas. L’une de mes anciennes voisines de Baudemont, Sandrine, vient me voir au parloir de temps en temps.
Elle me dit un jour qu’elle s’est renseignée, et que des religieuses dominicaines d’un couvent de la région seraient toutes disposées à m’héberger s’il le fallait. Si elles le proposent, c’est parce qu’elles me connaissent : dans le cadre de mon activité de soins et services à domicile, j’ai déjà habillé, lavé, aidé plusieurs d’entre elles. Alors je lance une demande, entame des démarches. Elles seront longues, et compliquées. Compte tenu de la gravité des faits, il y a très peu de chances que ma requête soit acceptée. Je suis tout à fait consciente que, lors de mon procès, je risque une peine de prison à perpétuité. Je voudrais seulement pouvoir me préparer, mettre mes affaires en ordre pour que tout soit réglé le jour où je partirai. Afin que, pour les enfants, ce ne soit pas trop compliqué. Retrouver temporairement un peu de liberté, pour aborder ensuite plus sereinement l’idée d’en être longtemps privée. Une audience est fixée au 26 septembre 2018, jour de l’anniversaire de Karline, qui fête ses dix-sept ans. Est-ce un signe ? Après nous avoir écoutées un moment, mes avocates et moi, la juge des libertés et de la détention accepte ma libération sous contrôle judiciaire dans l’attente de mon procès. Elle considère que je présente toutes les garanties nécessaires, et que je ne constitue aucun danger pour la société, comme l’atteste mon rapport psychiatrique. Je n’ose pas y croire tout d’abord, tant c’est miraculeux. Cette magistrate m’a considérée, elle m’a comprise ! Je rencontre, enfin, quelqu’un qui me tend la main. Depuis la maison d’arrêt, j’appelle aussitôt ma fille pour le lui annoncer. Des larmes s’écoulent, des deux côtés du combiné. Mon bonheur est de courte durée : le procureur fait appel de la décision dès le lendemain. Je suis d’abord très abattue, mais mes avocates m’incitent à faire appel à mon tour ; c’est finalement à une autre cour qu’il reviendra de trancher. Le 10 octobre, à Dijon, je suis présentée à de nouveaux magistrats. Une nouvelle juge, un nouvel avocat général. Lors de l’entretien, je suis résignée. À mes pieds gisent les quelques sacs qui contiennent toutes mes affaires personnelles – je n’ai plus d’espoir, m’attends bel et bien à rester enfermée. Je m’en remets à la plaidoirie de mes avocates, qui évoquent le caractère exceptionnel de mon geste meurtrier, mon confinement au couvent, la perspective d’une formation. Comme l’instruction arrive à son terme, que les déclarations des témoins sont déjà effectuées et figées, il est impossible d’imaginer qu’ils puissent subir d’éventuelles pressions de ma part. Janine et Nathalie obtiennent finalement gain de cause : on me laisse la chance de paraître libre à mon procès, à condition de respecter un contrôle judiciaire strict – interdiction de quitter le département, obligation de me rendre à la gendarmerie chaque semaine. Le magistrat chargé de m’informer de cette décision affiche un sourire doux, profondément humain. Je quitte le tribunal avec les jambes en coton ; j’ai du mal à me rendre compte de ce qui m’arrive. Johanna et sa grand-mère, Nicole, m’attendent à la sortie. Mes deux avocates, épanouies et en joie, nous emmènent toutes prendre un verre dans un bar de la ville histoire de fêter ça. Le 3 octobre 2018, au bout d’une année à la maison d’arrêt de Dijon, je sors de prison.
RÉPARER CE QUI EST ABÎMÉ
Le jour J, Sandrine vient me chercher en voiture à la sortie de la prison. Je salue mes codétenues, remercie les surveillantes, récupère mes affaires et sors avec leurs encouragements, sous un ciel de traîne. Nous roulons en silence jusqu’au couvent. Je me laisse emmener, comme ailleurs, un peu étourdie. Retrouver une once de liberté n’a rien d’aisé. Dehors, j’ai peur. Je me sens mal à l’aise, pas en sécurité. Une religieuse me conduit jusqu’à ma chambre. La pièce fait exactement la même taille que la cellule que j’occupais la veille encore à Dijon, une dizaine de mètres carrés, à ceci près que je l’occupe seule. Autour de mon lit, je découvre un placard pour ranger mes affaires, un lavabo surmonté d’une glace, un petit bureau en bois, quelques étagères et une table. La salle de bains et les toilettes sont sur le palier. C’est sobre, presque dépouillé, mais très propre. Le bâtiment, ancien, sert à accueillir des pèlerins en retraite. Les règles sont strictes : pas le droit de téléphoner, ni de faire le moindre bruit. J’accroche les photos de mes enfants sur chaque pan de mur, pour les habiller et me sentir un peu moins seule. La nuit, à travers les cloisons, j’entends parfois les prières des sœurs dominicaines. Les premiers jours sont particulièrement difficiles ; la routine rassurante de la prison me manque cruellement. Je me sens désarmée, inutile, abattue. Chaque sortie est une épreuve : quand les yeux d’un homme s’arrêtent sur moi, je ne peux m’empêcher de trembler et de me mettre à pleurer. Le problème, c’est leurs regards : j’ai l’impression qu’il est écrit « prostituée » sur mon front, que ça ne peut pas leur échapper, que chacun s’apprête à me violer, à m’utiliser sexuellement. Je multiplie les crises d’angoisse, reste cloîtrée au couvent la plupart du temps. Les sœurs sont logées dans un autre bâtiment que le mien, et prennent leurs repas entre elles. Personne ne me demande de participer à l’office, mais j’ai pour obligation de me confesser tous les quinze jours, et de me laisser exorciser quand elles le décident. Je n’arrive pas à sortir toute seule, même le temps d’acheter de quoi me ravitailler. Tu ne risques rien, il ne va rien se passer. Tu ne risques rien, il ne va rien se passer… J’ai beau me répéter ces mots en boucle à voix basse, je me sens toujours en danger. Un jour, quelques mois après la mort de Daniel, avant la prison, j’avais croisé par hasard dans la rue l’un de mes anciens clients de la forêt. Un homme grand et costaud, massif, au crâne rasé. J’ai essayé de l’éviter, en entrant dans le premier magasin venu, mais peine perdue. Par la suite il s’est mis à me harceler, à me suivre en voiture, à rôder devant la maison que nous occupions, les enfants et moi. Quand il était là, je m’enfermais à double tour dans les toilettes, terrifiée à l’idée qu’il m’atteigne. Un après-midi, tétanisée, à court de solutions, j’ai appelé Kévin, Lucas et Maeron pour qu’ils viennent m’aider. L’homme a fui en les voyant arriver. Dans ma poitrine, les battements de mon cœur ont mis du temps à se calmer. Progressivement, j’élabore des stratégies : je téléphone aux enfants en faisant des courses, j’écoute de la musique pour m’isoler. Je garde les yeux baissés, rivés au sol la plupart du temps. Mais je sors, c’est déjà ça. Il faut que j’avance, coûte que coûte, je n’ai pas le choix. Je m’inscris à Pôle emploi, et entame très vite une formation qualifiante. Nous sommes une petite dizaine de personnes en reconversion professionnelle. Le groupe ne comprend qu’un seul homme ; je m’en tiens éloignée, et tout se passe pour le mieux. En octobre, je fais un stage de quinze jours dans une plâtrerie de Digoin, puis un autre en peinture et plâtrerie dans une petite entreprise de Charolles. Dans cette dernière, je suis prise à l’essai pour trois mois, le temps d’apprendre les bases du métier : ratisser un mur à l’enduit, tapisser, poser de la toile de verre… J’apprends vite, cela me plaît beaucoup, on me propose un contrat de professionnalisation en CDI. Je me donne à fond, reçois beaucoup de compliments, à la fois du patron et des clients. J’adore ce métier, qui consiste à réparer ce qui est abîmé, donner une seconde vie à des surfaces dévastées – je suis consciente du symbole. Au travail, je m’applique, ne pense à rien, et cela me fait du bien. Nous sommes une petite vingtaine de salariés. Il y a peu de femmes, mais je travaille toujours avec la même équipe, dans laquelle je me sens en confiance. Je prends mes marques, me recrée une routine propre à me tranquilliser. Je me lève tous les jours à l’aube, me prépare et me rends au siège de l’entreprise. Le matin, j’arrive avec un peu d’avance, et attends tranquillement que la porte s’ouvre pour nous laisser passer. Nous commençons à 7 heures ; je reçois mon planning de la journée, dépose le matériel nécessaire aux travaux dans l’un des véhicules de l’entreprise, roule jusqu’à mon chantier et suis à pied d’œuvre jusqu’à midi. Je déjeune sur place, d’une petite boîte de thon ou d’une gamelle préparée à l’avance, puis m’y remets jusqu’à 17 heures. Après le boulot, je fonce prendre une douche, frotter les minuscules éclats de peinture incrustés sur mes mains et jusque dans mes cheveux. Puis je profite un peu de mes enfants, avant de rentrer au couvent pour la nuit.
Une fois par mois, je vais voir une psychologue, à Paray. Nous nous installons face à face, de part et d’autre d’une table basse. À ma droite, une petite console sur laquelle trône une boîte de mouchoirs en papier. Ensemble nous évoquons mes cauchemars. Je rêve des menaces, de Daniel qui jette des objets. Je rêve qu’il essaie de nous tuer, les enfants et moi – que j’essaie de les protéger, mais que je n’y arrive pas. J’essaie de ne plus avoir peur de lui, d’échapper à son regard. La psychologue me dit que je lui donne trop de pouvoir, qu’il me manipule encore mentalement, même mort. Que je dois accepter, cesser de combattre, mais je n’y parviens pas. Elle me répète souvent que je dois cesser de me persuader que tout est ma faute. Peu à peu, j’arrive à marcher dans la rue avec moins d’appréhension. Je me raisonne, j’ai moins peur des hommes, même si j’évite toujours leur compagnie. Daniel, en revanche, me hante toujours autant. On me dit souvent qu’il est temps de me reconstruire, mais comment faire ? Pour moi, il est toujours en vie. Son emprise sur moi ne s’est pas affaiblie. Je garde la même peur, les mêmes réflexes. Plusieurs années après, je ne peux m’empêcher de vérifier que les serviettes de bain propres sont bien pliées comme il le souhaite, que le dérouleur dans les toilettes présente le papier dans le sens qui lui plaît. Ces détails infimes, c’est toute ma vie. Je l’entends dans ma tête, il m’empêche de dormir. L’idée que je pourrais devenir folle – ne pas réussir à surmonter cela et perdre la raison – me terrifie. Je refuse pourtant catégoriquement de prendre des médicaments : j’ai trop vu leurs effets délétères sur ma mère, quand j’étais petite fille. Je refuse d’offrir ce spectacle à mes enfants. Tout plutôt que lui ressembler. Peu de gens le comprennent, mais Daniel a réussi à briser toute ma volonté. Il faut dire que j’avais douze ans, quand je l’ai rencontré. Jusqu’à sa mort, il aura toujours tout décidé. Quelques années ont passé, depuis, mais je n’ai toujours pas d’estime pour moi-même, et ne suis pas sûre d’en acquérir jamais. Je ne suis pas capable de décider ce que je veux manger, ou regarder à la télévision. Je vis comme s’il était toujours là. Pour la plupart des gens, c’est absurde, je le sais bien. J’ai peur de mal faire, de faire le mauvais choix. Daniel est là, tapi dans l’ombre. Il me poursuit. D’un moment à l’autre, il peut surgir. C’est pour cette raison que j’ai tant besoin de travailler, de m’occuper. Quand c’est calme, quand je n’ai rien à faire, j’entends les humiliations, toutes les phrases répétées par Daniel durant tant d’années qui reviennent. Comment se défait-on de l’emprise ? En moi, rien n’a changé. Même quand on me donne un conseil, je le prends la plupart du temps comme un ordre, une agression. Tous mes vieux réflexes refont alors surface, et je me sens forcée d’obéir. Je me bats obstinément contre cela, parce que je ne veux surtout pas redevenir celle que j’étais – ce qui fait que j’ai un peu mauvais caractère, parfois, plaisantent les enfants. Pour aller de l’avant, je ne sais pas quoi faire. On me dit que j’ai un CDI, de beaux gamins, que je ne risque plus rien et devrais être fière. Je l’entends, mais ne le vis pas du tout comme ça. Quand on me voit, j’ai l’air d’aller bien. Je souris, je fais semblant, comme j’ai toujours fait semblant. Mais intérieurement, il n’y a plus rien, tout est brisé. J’aimerais parvenir un jour à surmonter tout ça. Rembobiner, changer la fin du film. Pouvoir dire : Ça y est, j’ai réussi, tu ne me feras plus rien désormais, je suis hors de portée. * Quand le sommeil ne vient pas, je pense à mon procès. J’ai hâte d’être jugée, d’être fixée. C’est difficile, de ne pas savoir. J’ai besoin d’avoir un horizon – et cet horizon, c’est mon procès. Ces cinq jours devant la cour d’assises de Chalon-sur-Saône, au cours desquels la société va me demander de raconter mon histoire. Une étape que je redoute, mais que j’espère salutaire. Ce sera encore un combat entre Daniel et moi. Je me dis que c’est peut-être le dernier, celui grâce auquel je vais pouvoir l’occulter enfin, me défaire de sa présence en moi. Je l’espère de tout mon cœur. Je ne crains pas la justice ; c’est de lui que j’ai peur, contre lui que je me bats. Pour moi, ce n’est toujours pas fini. Après le procès, j’espère pouvoir tourner définitivement cette page sombre de ma vie. Est-il possible qu’on me comprenne ? Vais-je être écoutée, ou entendue ? Est-il encore capable de me faire du mal, de m’envoyer finir ma vie en prison ? Je m’attends à être emprisonnée – et ne compte pas me dérober – mais pour combien de temps ? Je ne suis pas qu’une victime, je l’ai tué, il est normal que je sois punie pour ce que j’ai fait. Mais si ma peine est très lourde, pour moi, cela signifiera qu’il avait le droit de se comporter avec moi comme il le faisait. Qu’on lui donne raison, une fois de plus. Ces questions, parmi d’autres, occupent largement mes pensées. Je sais bien que ma famille – mon père, ma mère et mes frères –, à la barre, ne m’épargnera pas. Je tente de m’y préparer comme je peux, tout en imaginant bien à quel point ces quelques jours risquent d’être éprouvants. Ils ne m’ont jamais protégée ; ce n’est certainement pas maintenant qu’ils vont le faire. Ils diront qu’ils n’ont rien vu, rien su. Que tout est ma faute, peut-être. Et il faudra tenir bon. J’espère être capable de supporter la peine à laquelle je vais être condamnée. Un an de prison, c’est déjà très long ; ça pèse sur le mental comme une chape de plomb. Enfermée, on se cuirasse jusqu’à l’absurde ; on ne voit plus la vie de la même façon. Vivre en maison d’arrêt m’a profondément changée. Ces derniers mois, j’ai mis mes affaires en ordre, pour faciliter la vie des enfants si je devais les quitter longtemps. Eux refusent catégoriquement de parler de mon départ, préfèrent tous faire comme si cela n’existait pas. Comme si tout était réglé, déjà.
Pour eux, peut-être que c’est le cas. Pas pour moi, loin de là.
RÉUSSIR À PARLER
Tout le monde savait. Tout le monde se doutait, du moins. Beaucoup de gens avaient leur petite idée de ce qui pouvait m’arriver dans l’intimité du foyer. Les coups, la violence banalisée, les humiliations quotidiennes – tous les invariables de cette vie qui n’en est pas vraiment une. Peu d’entre eux ont essayé de comprendre, de m’aider. Je ne suis pas amère, mais lucide : à de rares exceptions près, la plupart des membres de ma famille, de mes connaissances, m’ont laissée tomber. Tant de gens ont préféré fermer les yeux, parce que c’était plus confortable pour eux. Quitte à nous abandonner à notre sort, les enfants et moi. Avec le recul que m’ont permis ces dernières années, voici ce que je voudrais dire à toutes ces femmes qui traversent actuellement toutes les épreuves que j’ai connues : Ce n’est pas votre faute. Croyez-le, même si votre conjoint vous répète le contraire en permanence. Le plus dur, c’est de parvenir à dépasser cette dépossession mentale, qui s’apparente à une lobotomie. Vous avez de la valeur. Vous ne méritez pas d’être insultées, humiliées, menacées de mort. S’il vous frappe, ce n’est pas vous le problème, c’est lui. Pour s’en sortir, il faut réussir à parler. Trouver la bonne personne, celle qui saura vous écouter sans juger, et sans vous mettre en danger. Je sais bien à quel point c’est dur, quel courage il faut pour oser dénoncer son conjoint, à cause de la peur qu’il arrive quelque chose aux enfants ou à soi. Depuis quelques années, le sujet des violences conjugales est un peu moins tabou. Mais de très nombreuses femmes – et des hommes, aussi – tombent encore sous les coups. L’amour vache, ça n’existe pas. Quand on aime vraiment quelqu’un, on ne le frappe pas, on ne le rabaisse pas. Vos vies vous appartiennent, celles de vos enfants sont les leurs. Ne laissez jamais personne les tenir entre ses mains. Pourquoi être restée, ne pas l’avoir quitté avant qu’il y ait mort d’homme ? Cette question, je l’entends souvent. Je pense que, tant que l’on n’a pas vécu cette vie-là, il est très difficile de comprendre. Vous qui la posez, vous êtes sur l’autre rive, du bon côté. Quand votre quotidien est fait de coups, de menaces, d’insultes et d’humiliations, vous finissez par ne plus être capable de penser. Vous vous repliez sur vousmême, en tentant de vous protéger comme vous le pouvez. Il n’est plus question de rationalité. Votre conjoint fait en sorte de vous isoler, de vous laver le cerveau. À force, vous croyez que tout ce qu’il dit est vrai. Vous vous persuadez que le problème vient de vous et pas de lui, que vous méritez tout ce qui vous arrive. De l’extérieur, je sais bien que cela peut paraître absurde. Vos proches préfèrent se dire qu’il s’agit d’un problème de couple, à eux de se débrouiller entre eux. Parce que c’est plus facile de faire comme si l’on ne voyait rien. Par lâcheté, par faiblesse ou par indifférence, vos connaissances prennent peu à peu leurs distances. Elles coupent les ponts, pour éviter d’avoir sous les yeux une situation qui les perturbe, les dérange. Elles ne cherchent pas à savoir, à essayer de se mettre à votre place. Alors que, pour venir en aide à quelqu’un dans cette situation, c’est exactement le contraire qu’il faudrait faire : montrer qu’on est présent, qu’on continue à être là malgré tout. Lui faire comprendre qu’on ne l’abandonnera pas, que la situation n’a rien de normal et qu’on répondra présent le jour où la parole enfin se libérera. Il faut avoir du soutien pour franchir ce pas. Il est si dur à passer. Seule, on n’y arrive pas. Le rôle de l’État, lui aussi, est très important. Les lois doivent évoluer encore, protéger davantage les femmes. J’ai beaucoup réfléchi, me suis longuement interrogée. Mon histoire est le fruit de tant de dysfonctionnements – je m’en rends compte aujourd’hui. Si les choses avaient marché comme elles auraient dû, rien de tout cela ne serait arrivé. L’une des sœurs de Daniel a eu le courage de dénoncer les viols auprès d’une assistante sociale. Un temps, il aura été emprisonné. Est-ce normal par la suite qu’on ait laissé ma mère conduire au parloir la jeune fille mineure qu’il était reconnu coupable d’avoir exploitée sexuellement ? Bien des années plus tard, j’ai pris conscience que je n’aurais jamais dû y aller. Après le départ de Daniel en prison, on m’a attribué un éducateur. Pendant deux ans, il est seulement venu nous rendre une petite visite de courtoisie à la maison de temps en temps, pour demander à ma mère si tout se passait bien. Moi, il ne me parlait presque pas. Après ce qui s’était passé, il aurait sans doute été logique que je sois éloignée de ma mère, placée en foyer, mais rien de tout cela n’a eu lieu, et bientôt tout a recommencé. Le juge pour enfants, par la suite, ne s’est pas davantage préoccupé de mon cas. Les gendarmes, ensuite, refuseront par deux fois de recevoir le signalement des enfants. Il y a eu des loupés à tous les niveaux, partout. Et pas mal de gens qui se moquaient bien de ce qui pouvait m’arriver, surtout.
TOUT AURAIT ÉTÉ DIFFÉRENT
En attendant le procès, j’essaie de profiter le plus possible de mes enfants. Je suis heureuse de les voir grandir, évoluer, s’affirmer. Sans eux, j’aurais été incapable de supporter tout ce que j’ai supporté. J’ai toujours fait de mon mieux pour eux, et il en sera ainsi toute ma vie. Ils m’ont donné la force de vivre, de m’accrocher, même quand je perdais pied. Quelques mois après être sortie de la maison d’arrêt de Dijon, j’ai fait tatouer sur mon bras droit une étoile pour chacun d’eux, et une pour moi. J’avais envie de marquer ainsi une étape de ma vie qui a été difficile, mais qui m’a rendue plus forte. Quand on me demande ce que signifient mes tatouages, je réponds : Toute ma vie, et mes enfants. Dans une belle écriture calligraphiée, j’ai également demandé à la tatoueuse de graver à jamais sur ma peau le mot « family », et cette phrase inspirée d’une chanson sur les violences conjugales, qui m’a immédiatement touchée : Il vaut mieux vivre avec des remords qu’avec des regrets. Le morceau raconte l’histoire d’une femme morte sous les coups de son conjoint, parce que personne n’a rien voulu faire pour l’aider. C’est aussi la mienne, et ce qui aurait dû m’arriver. Les tatouages que m’a imposés Daniel, j’ai hâte de pouvoir les recouvrir, les effacer complètement de mon épiderme et de ma mémoire. Cela sera sans doute délicat, compliqué, mais son prénom qu’il a apposé sur moi, je compte le remplacer, après le procès, par des roses et des ombrages. Je vois cette étape comme une façon de reprendre la main sur mon corps, de tourner une autre page. Mon plus grand rêve, aujourd’hui, c’est de pouvoir vivre auprès de mes enfants, avec mes petits-enfants autour de moi. Dylan, mon aîné, est devenu père pour la première fois le 31 décembre 2019, d’une petite Dyanna. Me voici désormais grand-mère, à trente-neuf ans ! J’aimerais bien vivre, un jour, dans une maison à la campagne. Une vieille ferme isolée à retaper, sans proches voisins, avec des chiens qui gambadent dans le jardin. Je ferais les travaux moi-même ; j’apprendrais à tout faire toute seule, du sol au plafond. Pour le reste, j’aspire à une vie toute simple, calme et paisible. Un peu de paix, enfin. J’en ai besoin. Me sentir en sécurité. Et me rendre utile à d’autres, si c’est possible. Lorsque mon procès sera terminé, quand j’aurai accompli ma peine, je rêve de pouvoir faire des interventions dans des collèges et des lycées pour témoigner, raconter les violences conjugales afin de sensibiliser les jeunes, leur apprendre à faire la différence entre ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. J’aurais eu tant besoin, à cet âge, d’un peu de prévention… En m’engageant un jour dans des associations, quand j’aurai payé ma dette à la société, peut-être que je pourrai aider d’autres personnes à ne pas se retrouver dans la même situation que moi. Je m’accroche à cette idée. Si l’on veut briser le silence, changer les choses, il est important de prendre le temps de raconter, d’expliquer. C’est ce que j’essaie de faire désormais, chaque fois que c’est possible, et même si ça ne m’est pas encore facile – loin de là. * — De toute façon, si elle y retourne, c’est qu’elle aime ça ! Depuis quelques mois, j’ai un nouveau collègue, Cyril. C’est un homme râblé d’une quarantaine d’années, d’origine portugaise, couvert de bagues et de piercings. Notre chantier, ce jour-là, est une maison de Paray que nous rénovons. Il est midi passé, nous posons nos outils pour déjeuner. Cyril a déjà évoqué plusieurs fois sa belle-sœur devant moi. Ses allusions me laissent penser que son mari la bat. Quand il en parle, il ne s’adresse pas à moi mais aux autres, tout autour, qui l’écoutent. Pourtant les mots qu’il vient de prononcer me heurtent, me font mal. Ils résonnent dans ma tête comme un écho. Est-ce de la colère, que je sens monter en moi ? Je finis par m’emporter, un peu malgré moi. — Mais qu’est-ce que c’est que cette mentalité ? Pourquoi vous êtes comme ça ? C’est ridicule, ce que tu dis… Je quitte la pièce pour m’éloigner au plus vite. Je n’ai aucune envie de me disputer avec mes collègues ; c’est sorti tout seul, je n’ai pas réfléchi. J’avale un sandwich dans mon coin en ruminant. Je me sens perturbée, tracassée. L’après-midi, tout en travaillant, je n’arrive à penser qu’à cette femme que je ne connais même pas. Je profite d’une pause, quelques heures plus tard, pour m’approcher de Cyril. — Tu as deux minutes ? Il a l’air surpris, mais me suit sans rien dire dans un endroit un peu à l’écart, isolé des regards. — Tu sais, ce que tu as dit sur ta belle-sœur, ce matin… Je ne comprends pas comment tu peux penser
ça, voilà. Plutôt que te moquer, pourquoi est-ce que tu n’essaies pas de l’aider ? — J’ai essayé, elle a même vécu chez nous un moment. Pour s’éloigner de lui, qu’elle disait. Mais elle y retourne chaque fois, alors… — Tu n’as pas pensé qu’elle pouvait avoir peur pour ses enfants, peur pour elle ? Qu’est-ce que tu as fait, depuis ? — Rien. On ne va plus la voir, ça ne sert à rien. — Donc tu préfères la laisser toute seule avec ses emmerdes… Mes mains tremblent, c’est incontrôlable. Je voudrais me reprendre, me calmer – au lieu de quoi je me mets à pleurer. Je tourne les talons et disparais à l’étage de la maison, le temps de redescendre en pression. Cyril ne comprend pas ma réaction à vif – quand arrive le soir, nous nous quittons sans plus d’explications. Quelques semaines après l’incident, un matin, il vient me voir. — Je peux te parler ? Son regard balaie un moment le lino, avant de se fixer sur moi. — Écoute, j’ai appris ton histoire. Je voulais juste te dire que je ne te juge pas. Tu es une collègue comme une autre. Je comprends mieux pourquoi tu étais fâchée, l’autre fois. Il n’y a pas d’embrouille entre nous, d’accord ? Je réfléchis un instant. Alors, ils savent ? Tous ces gens que je côtoie tous les jours depuis des mois, ils sont au courant de ce que j’ai fait ? Je me suis déjà posé la question, évidemment, mais aucun d’entre eux n’a jamais osé aborder ce sujet devant moi jusqu’alors. — Je ne suis pas fâchée, Cyril. J’essaie de comprendre, c’est tout… Depuis cette courte discussion, quelque chose a changé entre nous. Désormais, chaque matin, nous nous serrons la main. Nous avons plus de respect, d’estime l’un pour l’autre. Je regrette que nous ne soyons pas allés davantage au cœur des choses, mais il faut dire que le cadre ne s’y prêtait pas vraiment. J’espère simplement que mon histoire l’aura fait réfléchir, de son côté. Qu’il a cherché depuis à renouer avec sa belle-sœur, pour lui montrer qu’elle n’est pas seule, qu’il sera là le jour où elle en aura besoin. Celui où elle trouvera la force de partir, pour de bon. L’emprise, c’est une dépossession de soi-même. Beaucoup de gens, comme Cyril a pu le faire, sont tellement déroutés qu’ils coupent court au dialogue. Il leur est plus commode de rester sur leurs positions, en considérant qu’ils ont déjà essayé d’aider une fois, deux fois ; et qu’à la fin, on n’y peut rien. Si j’avais eu la chance de pouvoir m’appuyer sur quelqu’un, si je n’avais pas été si seule, j’aurais réagi bien avant. Et tout aurait été différent.
REMERCIEMENTS
Je dédie ce livre à mes enfants, Dylan, Kévin, Karline et Erwan. Merci de votre soutien, votre présence et votre compréhension. Sans votre amour, je ne serais rien. C’est pour vous que je tiens. Dylan, je suis fière de toi. Ouvre-toi vers le monde, n’aie pas peur. Nous ne sommes plus enfermés : vis, profite, affirme-toi. Tu es libre d’aller où tu veux, de faire tout ce que tu veux. Tu vas faire un père magnifique, j’en suis sûre. N’en doute pas. Kévin, apprends à faire confiance, malgré tout ce qui s’est passé. Ne prends pas tout sur tes épaules, et n’oublie jamais que je serai toujours là pour t’aider. Tu ne seras jamais seul. Fais-toi confiance, aussi. Tu es très intelligent, même si tu as eu des difficultés à l’école. Tu es un homme doux, fiable, tes qualités sont immenses. Merci de faire tout ce que tu fais pour Erwan, de t’occuper de lui ainsi. Karline, courage pour tes études, tu vas y arriver, même si c’est dur. Accroche-toi à ton rêve, je crois en toi. Tu progresses, tu gagnes en douceur et en souplesse, je suis pleinement consciente de tous les efforts que tu fais. Ouvre-toi davantage, tout va bien, je suis là. Erwan, apprends à te confier, à t’exprimer, ne garde pas tout pour toi. Tu n’es pas idiot, contrairement à ce que tu crois. Tu étais le plus jeune, nous avons essayé de tout faire pour te protéger, mais n’avons jamais cherché à te mettre de côté. Même si tu portes le même nom de famille que Daniel, tu ne seras pas comme lui. Tu deviendras ce que tu décideras de devenir, et rien d’autre. Et si à tes dix-huit ans tu souhaites toujours changer de nom, je serai fière de te donner le mien. À ma petite-fille, Dyanna, que j’aime de tout mon cœur. À Johanna et sa famille pour leur aide ; à Laurine et Quentin. Merci d’être là pour mes enfants. Vous êtes notre seule famille, je la veux belle et soudée. À toutes les personnes qui nous ont soutenus et aidés. À Mireille, Alain, Monique Polette. Je sais que c’est dur pour vous, et que vous avez fait tout ce que vous pouviez. Vous avez eu le courage de parler, de ne pas faire comme si de rien n’était, et je ne l’oublierai jamais. À Régine, Sandrine, Kévin. Merci à Clémence de Blasi pour m’avoir accompagnée dans l’écriture de ce livre. J’espère qu’il sera utile. Merci aux sœurs du monastère du Très-Saint-Rosaire de leur accueil. À mon patron et mes collègues, qui se reconnaîtront, merci de m’avoir toujours traitée normalement. Aux surveillantes et chefs du quartier des femmes de la maison d’arrêt de Dijon, de m’avoir permis de comprendre beaucoup de choses et de m’avoir réappris à vivre à nouveau, pas à pas. À mes avocates, deux femmes fortes, Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini. À toutes les femmes qui souffrent en silence des mêmes violences que moi. J’espère que la société, sur ces questions, changera. Ce qui vous arrive, ce n’est pas votre faute. Le comprendre, c’est la première étape pour se défaire de l’emprise.
Couverture : Le Petit Atelier Photographie : Clémence de Blasi © Librairie Arthème Fayard, 2021. Dépôt légal : mai 2021 ISBN : 978-2-213-71894-1
TABLE DES MATIÈRES
Couverture Page de titre Préface Le silence est loi À cause de moi Ne pas chercher à comprendre Mauvais genre L’habitude de mon malheur Nom de code : Adeline L’emprise Histoire de famille Trouver de l’aide « Pardon, je l’ai tué… » Elle savait Tout assumer No 39 934 Plus jamais seule Réparer ce qui est abîmé Réussir à parler Tout aurait été différent Remerciements Page de copyright