Le Monde Diplomatique 2021 10 [PDF]

  • 0 0 0
  • Gefällt Ihnen dieses papier und der download? Sie können Ihre eigene PDF-Datei in wenigen Minuten kostenlos online veröffentlichen! Anmelden
Datei wird geladen, bitte warten...
Zitiervorschau

H

TA Ï W A N , A U C Œ U R D U C O N F L I T S I N O - A M É R I C A I N –

pages 6 et 7

LE PETIT MONDE DES GRANDS CHEFS PAR RICK FANTASIA Pages 22 et 23.

5,40 € - Mensuel - 28 pages

N° 811 - 68 e année. Octobre 2021

SELFIES, COURRIELS, VIDÉOS EN LIGNE…

ANCRAGE LOCAL OU STRATÉGIE GLOBALE

Quand le numérique détruit la planète

Les deux visages du djihad

PAR GUILLAUME PITRON *

D

ÉVELOPPEURS de la Silicon Valley et constructeurs de semi-remorques, la Commission européenne et le cabinet McKinsey, MM. Joseph Biden et Xi Jinping, les libéraux britanniques et les Verts allemands : face à l’urgence climatique, une sainte alliance mondiale s’est nouée autour d’une conviction. Celle d’un grand basculement du monde en ligne pour le bien de la planète. « À tel point que l’on considère de plus en plus qu’il ne sera pas possible de maîtriser le changement climatique sans un recours massif au numérique », souligne l’association The Shift Project, qui ne partage pas ce point de vue (1). Un nouvel évangile promeut le salut par les villes «intelligentes» bourrées de capteurs et de véhicules électriques autonomes. Cette croyance peut compter sur d’efficaces apôtres. Comme le Global eSustainability Initiative (GeSI), un lobby patronal établi à Bruxelles, pour qui «les émissions évitées via l’utilisation des technologies de l’information et de la communication sont près de dix fois plus importantes que celles générées par le déploiement

* Journaliste, auteur de L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like, Les Liens qui libèrent, Paris, 2021, dont cet article présente le propos.

de ces technologies (2) ». Mais des chercheurs indépendants contestent la sincérité de ces chiffres repris partout, et l’impartialité de leurs auteurs.

Des groupes terroristes comme Al-Qaida et l’Organisation de l’État islamique (OEI) ont salué l’action des milices armées au Sahel et la victoire des talibans en Afghanistan. Mais, loin de s’expliquer par une guerre sainte planétaire, ces conflits obéissent à une logique propre, territorialisée. Un recours exclusif à la force n’en viendra donc pas à bout.

© OTOBONG NKANGA - COURTESY GALERIE IN SITU-FABIENNE LECLERC, PARIS

Longtemps l’idée d’une industrie numérique propre car «immatérielle» a dominé les esprits. Contre les géants du pétrole et de l’automobile, la Silicon Valley semblait l’alliée naturelle des politiques de lutte contre le réchauffement climatique. Cette illusion se dissipe. Une enquête conduite sur plusieurs continents révèle le coût environnemental exorbitant du secteur des hautes technologies.

T

Au-delà des efforts du «marketing vert» déployé par les industriels et leurs porte-voix, quel est l’impact environnemental de OTOBONG NKANGA. – « The Squeeze » (La pression), 2011 l’outil numérique ? Ces nouveaux réseaux de net. Ils proviennent également des données communication sont-ils compatibles avec la « transition écologique » ? Au terme que nous produisons à chaque instant : d’une enquête qui nous a conduit dans une transportées, stockées, traitées dans de dizaine de pays, voici la réalité : la pollution vastes infrastructures consommatrices de digitale est colossale, et c’est même celle ressources et d’énergie, ces informations qui croît le plus rapidement. permettront de créer de nouveaux contenus digitaux pour lesquels il faudra… toujours « Lorsque j’ai découvert les chiffres de plus d’interfaces ! cette pollution, je me suis dit : “Comment (Lire la suite page 18 et 19.) est-ce possible ?” », se rappelle Françoise Berthoud, ingénieure de recherche en infor(1) «Lean ICT : pour une sobriété numérique», rapport du groupe de travail dirigé par Hugues Ferreboeuf pour matique. Les dommages causés à l’envil’association The Shift Project, Paris, octobre 2018. ronnement découlent d’abord des milliards (2) « #SMARTer2030 opportunity : ICT solutions d’interfaces (tablettes, ordinateurs, smartfor 21st century challenges », GeSI et Accenture Strategy, Bruxelles, 2015. phones) qui nous ouvrent la porte d’Inter-

Un empire qui ne désarme pas

L

PA R S E R G E H A L I M I

États-Unis ne restent jamais humbles longtemps. Un mois après leur déroute afghane, l’ordre impérial est rétabli. La gifle que Washington vient d’infliger à Paris en témoigne. ES

Un mois ? Même pas. À peine les talibans venaient-ils de s’emparer de l’aéroport de Kaboul que les néoconservateurs ressortaient de leurs tanières. L’Occident avait « perdu l’Afghanistan»? Il fallait donc qu’il réaffirme sa présence partout ailleurs pour faire comprendre à ses rivaux stratégiques, la Chine et la Russie en particulier, qu’il ne reculerait pas devant le prochain combat. « La guerre n’est pas finie, résuma le sénateur Mitt Romney, ancien candidat républicain à l’élection présidentielle. Nous sommes plus en danger qu’avant. Et nous allons devoir investir davantage pour garantir notre sécurité (1). » Après avoir répandu le chaos au Proche-Orient, les États-Unis tournent donc leur regard vers le Pacifique et dirigent leur marine contre la Chine. Ce sera, on le devine, une toute petite affaire… C’est là en tout cas l’enjeu principal de la minicrise diplomatique entre la France et les États-Unis, pas le dépit de Paris d’avoir été dépouillé d’un juteux contrat d’armement naval. Dans cette affaire, il importe en effet de savoir comment l’Europe doit réagir à l’alliance militaire antichinoise que Washington vient d’annoncer avec le Royaume-Uni et l’Australie. Car pour le reste – l’humiliation publique spectaculaire, la déloyauté des « alliés », l’absence de concertation sur une décision géopolitique majeure –, l’Élysée s’est habitué aux affronts américains depuis une quinzaine d’années, qu’il s’agisse de l’espionnage des présidents de la République révélé par WikiLeaks, du dépeçage d’Alstom par General Electric (grâce à des manigances judiciaires proches du brigandage de grand

M 02136 - 811 - F: 5,40 E - RD

’:HIKMLD=[UZYUX:?a@s@l@b@a"

chemin), sans parler des amendes pharaoniques extorquées à des entreprises et à des banques françaises qui n’avaient pas appliqué des sanctions, contraires au droit international, décrétées par les États-Unis contre Cuba ou l’Iran (2). Pour riposter au camouflet australo-américain autrement que par un rappel dérisoire des ambassadeurs en poste à Canberra et à Washington, M. Emmanuel Macron aurait été bien inspiré d’accorder sur-le-champ l’asile politique à MM. Julian Assange et Edward Snowden, qui ont dévoilé les bas-fonds de l’empire. Le monde entier eût remarqué ce sursaut de dignité.

PAR OLIVIER ROY *

OUT événement lié au monde musulman se mesure désormais à l’aune de la notion de « terrorisme ». Après la chute de Kaboul en août 2021, les médias et nombre d’observateurs occidentaux n’ont eu de cesse de se demander si le retour des talibans au pouvoir allait entraîner un regain d’attentats islamistes dans le monde. Mais ils ne s’interrogent guère sur deux autres points : pourquoi les talibans ont-ils pu s’emparer de la capitale afghane sans pratiquement tirer un coup de feu ? Ontils jamais été directement impliqués dans un acte violent en dehors de l’Afghanistan ? Certes ils ont donné asile à Oussama Ben Laden entre 1996 et 2001, et ils en ont payé le prix en étant chassés du pouvoir au terme d’une guerre de quelques semaines. Mais ils n’ont jamais été accusés par les Américains d’avoir eu vent de la préparation des attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington.

Cette focalisation sur la violence armée empêche de comprendre les phénomènes de radicalisation et de passage à l’acte. Elle suppose en effet une continuité entre radicalisation religieuse, proclamation du djihad et terrorisme international, comme si l’on passait for-

H S O M M A I R E C O M P L E T E N PA G E 2 8 Afrique CFA : 2 400 F CFA, Algérie : 290 DA, Allemagne : 6,00 €, Andorre : 6,00 €, Antilles-Guyane : 5,50 €, Autriche : 6,00 €, Belgique : 5,90 €, Canada : 8,00 $C, Espagne : 6,00 €, États-Unis : 8,95 $US, Royaume-Uni : 5,50 £, Grèce : 6,00 €, Hongrie : 1 995 HUF, Irlande : 6,00 €, Italie : 6,00 €, Liban : 9 500 LBP, Luxembourg : 5,90 €, Maroc : 35 DH, Pays-Bas : 6,00 €, Portugal cont. : 6,00 €, Réunion : 5,50 €, Suisse : 8,80 CHF, TOM : 780 XPF, Tunisie : 5,90 DT.

Dans cette approche, la politique occidentale vis-à-vis des mouvements islamistes se détermine par le seul critère de leur proximité supposée avec le terrorisme. Or cette proximité est définie par une « grille d’intensité » des référents religieux autant – sinon plus – que par la pratique réelle du recours à la violence : en gros, plus ils parlent de charia, plus ils contestent la politique des grandes puissances, plus les groupes islamistes constituent une menace terroriste. D’où le principe de la guerre préventive : on les attaque avant qu’ils ne passent à l’action. Or une analyse plus poussée des mouvements djihadistes montre que cette prétendue continuité non seulement ne fait pas sens, mais amène à l’enlisement dans des guerres territoriales, qui au mieux ne servent à rien, qui au pire accentuent l’internationalisation de conflits locaux et donc leur articulation avec le djihadisme global.

* Politiste, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence. Auteur notamment du Djihad et la Mort, Seuil, coll. « Essais », Paris, 2016.

` RE DE MAN IER E

Pendant que ses présidents bavardent, la France se déclasse. Elle a rejoint le commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) dirigée par Washington ; elle abandonne une part croissante de sa souveraineté diplomatique à une Union européenne peuplée de vassaux des États-Unis ; elle maintient contre la Russie une batterie de sanctions qui interdisent toute entente « de l’Atlantique à l’Oural », seule perspective susceptible de dégager le Vieux Continent de l’emprise américaine ou chinoise. Pour ne pas sombrer dans l’insignifiance, la France devrait d’urgence faire comprendre à Washington, mais aussi à Pékin, Moscou, Tokyo, Hanoï, Séoul, New Delhi, Djakarta, qu’elle ne se résignera jamais à la guerre du Pacifique que préparent les États-Unis (3). (1) Cable News Network, 29 août 2021. (2) Lire Jean-Michel Quatrepoint, «Au nom de la loi… américaine », Le Monde diplomatique, janvier 2017. (3) Lire Martine Bulard, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie », Le Monde diplomatique, juin 2021.

cément du premier stade au troisième et comme si, inversement, le terrorisme international créait du djihadisme local. Ce raisonnement amène à lire toute référence à la charia et tout appel à la guerre sainte comme le prodrome d’attaques à l’échelle mondiale.

(Lire la suite page 11.)

V

OIR

Vérités et mensonges Au nom de la

SCIENCE

EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOU URNAUX Également sur www w..monde-diplomatique.ffr

OCTOBRE 2021 – LE

N OUVELLE

MONDE diplomatique

LIVRAISON DE

2

« M ANIÈRE

VOIR »

DE

S’affranchir des intuitions

P

OUR masquer son incurie dans la gestion de la crise sanitaire, le gouvernement français use de mesures coercitives et abuse d’arguments d’autorité, à défaut de convaincre. Résultat : les incohérences de la politique de santé publique ont engendré une profonde défiance populaire qui n’épargne plus les experts et les faiseurs de science.

Les temps de forte incertitude invitent plus que jamais à renoncer au sens commun, à choisir l’épreuve des faits, la vérification par l’observation, en délaissant tant de choses à la mode comme le «ressenti», l’«expérience personnelle». Née de la confrontation des hypothèses, la science permet de rompre avec l’opinion, les préjugés ou de s’affranchir des intuitions. Elle s’exprime à travers une démarche méthodique, la recherche de la preuve et le regard des pairs.Autant de rappels qui peuvent échapper aux commentateurs trop pressés. Cette nouvelle livraison de Manière de voir (1) propose tout d’abord une plongée dans les connaissances actuelles, du cosmos aux gènes, en passant par le cerveau ou le climat. Elle revisite les introspections de savants dont les travaux sur l’atome ont rendu possibles les armes nucléaires, ou celles sur la génétique qui pourraient conduire à un eugénisme édulcoré. Les découvertes deviennent lourdes de menaces pour l’humanité quand elles chavirent vers la technoscience et le diktat de l’innovation. Deux spécialistes interrogent ainsi les expériences menées dans le laboratoire chinois de Wuhan et ceux du même type dans le monde. D’où l’importance d’une recherche libérée des influences qui pèsent sur elle, en particulier dans la médecine ou en matière d’environnement. Car les moyens de l’industrie peuvent affaiblir bien des savoirs, en faisant diversion par la promotion d’études secondaires et la mise à

` MANIERE DE

C O U R RIE R DES LE C TE U R S

V

Alimentation

Réseaux sociaux

Culture

Réagissant à l’article « Trop gras, trop salé, trop sucré… Le repas est servi » (septembre), M. Mark Angeli, paysan dans le Maine-et-Loire, relativise la cherté supposée des aliments bio en soulignant le coût caché de l’agriculture traditionnelle :

M. Michael Picon tient à préciser la définition du terme « autisme », dont il regrette un usage qu’il juge négatif dans l’article « La société des asociaux » (septembre) :

Coanimateur du groupe de travail « Culture » de La France insoumise (LFI), M. Martin Mendiharat conteste certains éléments de l’article « De la gauche et de l’art » (août) :

Les personnes autistes ne manquent pas d’empathie au sens de « compassion ». Lorsque l’on parle d’empathie moindre pour les personnes autistes, on parle d’empathie cognitive : la capacité à déterminer les émotions et les intentions d’autres personnes les observant. Ces difficultés sont essentiellement liées à des problématiques sensorielles et cognitives. Cela n’empêche absolument pas d’être empathique, cela implique juste d’avoir une forme d’empathie plus intellectualisée ou sensoriellement différenciée. Ces difficultés sont souvent renforcées par une particularité commune à plusieurs handicaps invisibles : l’alexithymie. Celle-ci implique une difficulté à identifier ses propres émotions ou une confusion entre elles, mais aussi parfois un décalage [dans le temps] ([les émotions] ne sont pas ressenties immédiatement après l’événement déclencheur) et un lissage des émotions plus faibles (seules les plus intenses sont ressenties, du fait également de la mauvaise perception de nos corps). (…) La solitude des personnes autistes n’est pas un choix, c’est une conséquence à la fois de nos difficultés sociales et sensorielles, d’une société qui n’est pas pensée par et pour nous et qui nous place le plus souvent du côté des individus pas productifs, peu productifs ou mal productifs et donc à la marge d’une société qui place le travail capitaliste au-dessus de tout.

La description faite de nos propositions en matière de politique culturelle est aux antipodes de nos propositions en question, qui visent à construire un service public des arts et de la culture en concertation constante avec les travailleurs de l’art, mais également à reconnaître une fois pour toutes le caractère professionnel de leur activité et d’accompagner de manière active la création artistique. (…)

OIR

Vérités et mensonges Au nom de la

SCIENCE

l’écart de données essentielles. Prolifèrent aussi les pseudosciences, les parasciences, la confusion entre ce qui relève du bien-être et des thérapies. Autant de croyances qui polluent toute approche rationnelle des risques… voire les discussions entre amis ou collègues. Plusieurs textes analysent l’invisibilisation des femmes dans la production des connaissances, le difficile rapport du politique et de la science – illustré par les négociations sur le dérèglement climatique – ou encore l’intérêt et les limites de la zététique, cette nouvelle approche sceptique. Cartes, chiffres-clés et éclairages plus courts permettent aussi de faire le point sur les priorités des grands pays, le crédit impôt recherche, le principe de précaution, la fabrication de l’ignorance, ainsi que sur les parcours hors normes de savants comme Albert Einstein, Robert Oppenheimer ou Andreï Sakharov. (1) «Vérités et mensonges au nom de la science », Manière de voir, n° 179, octobre-novembre 2021. En kiosques.

Les aliments issus de culture chimique, vous les payez sept fois ! 1. Avant d’acheter, vous les payez déjà une première fois via vos impôts pour la Politique agricole commune (PAC), qui subventionne dix fois plus les cultures intensives que le bio, toujours extensif. 2. À l’étal, il vous semble les payer 30 % moins cher que les aliments bio. 3. Mais vous en mangez 30 % de plus car ils n’ont pas de goût, facteur de satiété essentiel (beaucoup plus que la quantité ingérée). 4. Ces aliments poussent grâce à des sels (les engrais) qui contraignent les plantes à boire l’eau du sol en excès, elles [se] gonflent d’eau inutile qui s’évapore à la cuisson ou qui encombre votre estomac si l’aliment est cru, mais vous avez bien payé cette eau au prix de l’aliment. 5. Ces aliments sont gavés de pesticides, tous dangereux, pour les rendre parfaits… visuellement. Ces poisons vous rendent insidieusement malades et vous en payez les conséquences une nouvelle fois chez le médecin (même si c’est un coût remboursé, vous cotisez bien à la Sécurité sociale). 6. Les agriculteurs chimiques utilisent entre deux et sept fois moins de main-d’œuvre que [leurs homologues] bio, vous payez cette différence dans vos cotisations chômage. 7. Enfin, il faut bien inclure aussi les coûts de dépollution des sols, des nappes phréatiques et même de l’air qui sont déjà d’actualité dans plusieurs régions.

Par ailleurs, si nous saluons que l’auteure a souligné que La France insoumise était la force politique détaillant le plus son projet de politique culturelle lors des élections présidentielle et législatives de 2017, elle n’a pas consulté les documents programmatiques plus récents de La France insoumise, ou les communiqués du groupe Culture LFI. Parmi ces documents, le troisième numéro des Cahiers de l’Avenir en commun paru en avril dernier décrit dans sa partie « Culture, imaginer des lendemains heureux » comment La France insoumise prévoit de bifurquer vis-à-vis de la déliquescence des politiques culturelles libérales et de donner aux travailleurs de l’art la place et la reconnaissance qu’ils méritent dans ce projet.

Vous souhaitez réagir à l’un de nos articles : Courrier des lecteurs, 1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris ou [email protected] RECTIFICATIF

FAIRE-PART La Corée du Sud a rejoint le club très fermé des nations capables de lancer un missile balistique à partir d’un sousmarin (Hankyoreh, 16 septembre 2021). L’agence nationale des technologies de la défense a déclaré avoir testé avec succès un missile balistique développé dans le pays et lancé par un sous-marin.

[La Corée du Sud] est la septième nation au monde à le faire, [après] les ÉtatsUnis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et l’Inde. (…) Cela devrait avoir un impact sur l’équilibre militaire en Asie de l’Est – c’est pourquoi non seulement la Corée du Nord, mais aussi la Chine et le Japon ont manifesté leur inquiétude face au développement de cette arme. (…) Le lancement est intervenu deux jours après

que la Corée du Nord a annoncé qu’elle avait testé un nouveau type de missile de croisière de longue portée.

SURENCHÈRE Le projet d’un championnat du monde de football organisé tous les deux ans, au lieu de quatre actuellement, sème la zizanie dans les milieux internationaux

Informez-vous,, abonnez-vous

... et contribuez à l’indépendaance du Monde diplomatique Le mensuel en version imprimée directement dans votre boîte aux lettres ✚ Accès offert à la version numérique et aux 24 derniers numéros ✚ Les articles en n version audio lus par des professionnels (podcast) t

Je choisis, remplis mes coordonnées et reetourne mon bulletin d’abonnement à : Le Monde diplomatique - service abonneements - A2300 - 62066 Arras cedex 09

■ ■

59 € POUR R 1AN-12 NUMÉROS N

Paiement en une seule fois par chèque bancaire libellé à l’ordre : Le Monde diplomatique le mandat dee prélèvement SEPA A ci-dessous et je joins mon RIB à : 5 € / MOIS JeLe retourne Monde diplomatique - service abonnements - A2300 - 62066 Arras cedex 09 Pour tout autre moyen de paiement, rendez-vous su ur notre site : www.monde-diplomatique.fr/abo ou téléphonez au 03-21-13-04-32 (du lundi au vendredi, de 9 heures à 18 heures)

RMD21BA010

Nom .............................................

Prénom ............................................. Adresse ..........................................................................................

........................................................................................................ Code postal

Ville ....................................................................

Offre réservée à la France métropolitaine, valable jusqu’au 31/03/2022 ; pour l'outre-mer ou l’étranger, consultez notre site. En retournant ce formulaire, vous acceptez que Le Monde diplomatique, responsable de traitement, utilise vos données personnelles pour les besoins de votre commande, de la relation client et de la gestion des réclamations et, en fonction de vos choix, d’actions marketing sur ses produits et services et/ou ceux de ses partenaires. Conformément à la loi « informatique et libertés » du 06/01/1978 modifiée et au RGPD du 27 avril 2016, vous bénéficiez d’un droit d’accès, de modification, de portabilité, de suppression et d’opposition au traitement de vos données, que vous pouvez exercer à l’adresse suivante : DPO – 67/69 avenue Pierre Mendès France – 75013 paris. Pour toute réclamation, www.cnil.fr Le Monde diplomatique SA – RCS Paris B400 064 291

MANDAT AT DE PRÉLÈVEMENT SEP PA A

En signant ce formulaire de mandat, vous autorisez Le Monde diplomatique SA à envoyer des instructions à votre banque pour débiter votre compte, et votre banque à débiter votre compte conformément aux instructions du Monde diplomatique SA. Vous bénéficiez du droit d’être remboursé par votre banque selon les conditions décrites dans la convention que vous avez passée avec celle-ci. Une demande de remboursement doit être présentée dans les huit semaines suivant la date de débit de votre compte pour un prélèvement autorisé.

TITULAIRE DU COMPTE À DÉBITER Nom ................................................................................................... Prénom ............................................................................................... Adresse ............................................................................................. Code postal

Ville ....................................................

DÉSIGNA ATTION DU COMPTE À DÉBITER IBAN - Numéro d’identification international du compte bancaire BIC - Code international d’identification de votre banque IMPORTANT : Merci d’accompagner ce mandat signé d’un RIB.

RÉFÉRENCE UNIQUE DU MANDA ATT (RUM)

Sera rempli par Le Monde dipomatique

............................................................................................. Paiement répétitif Fait à : ................. Le : ....................

Signature obligatoire

Organisme créancier : Le Monde diplomatique - ICS : FR50ZZZ430372 1, avenue Stephen-Pichon 75013 Paris Vous acceptez que le prélèvement soit effectué à l’installation de votre abonnement. Vos droits concernant le prélèvement sont expliqués dans un document que vous pouvez obtenir auprès de votre banque. Les informations contenues dans le présent mandat, qui doit être complété, sont destinées à n’être utilisées par le créancier que pour la gestion de sa relation avec son client. Elles pourront donner lieu à l’exercice, par ce dernier, de ses droits d’accès, de rectification, d’effacement, d’opposition, de portabilité, de limitation des traitements, que vous pouvez exercer à l’adresse suivante : DPO – 67/69 avenue Pierre Mendès France – 75013 paris. Pour toute réclamation, www.cnil.fr

du ballon rond (Financial Times, 13 septembre 2021). La finale de la Coupe du monde 2018 entre la France et la Croatie a été suivie par 1,1 milliard de téléspectateurs. La compétition organisée en Russie a généré 6 milliards de dollars de recettes tirées de la billetterie, de la publicité et de la vente des droits de transmission. (…) La bataille pour organiser une Coupe du monde bisannuelle n’est qu’une histoire d’argent et de pouvoir. La Fédération internationale de football (FIFA) [qui porte ce projet] est en concurrence frontale avec les clubs et les ligues pour tirer plus grand profit d’un sport en constante croissance. Mais son principal opposant est l’Union des associations européennes de football (UEFA), qui organise la Ligue des champions, la plus populaire des compétitions entre clubs.

En réaction à l’article « Vacances pour tous, une utopie qui s’éloigne » (juillet), les élus au comité social et économique de Michelin précisent que le projet de restauration du centre de l’île d’Yeu n’est pas encore acté. Édité par la SA Le Monde diplomatique. Actionnaires : Société éditrice du Monde, Association Gunter Holzmann, Les Amis du Monde diplomatique 1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26 Courriel : [email protected] Site Internet : www.monde-diplomatique.fr Directoire : Serge HALIMI, président, directeur de la publication Benoît BRÉVILLE, directeur adjoint Autres membres : Vincent CARON, Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT Conseiller spécial auprès du directeur de la publication : Bruno LOMBARD Directrice des relations et des éditions internationales : Anne-Cécile ROBERT Secrétaire générale : Anne CALLAIT-CHAVANEL Directeur de la rédaction : Serge HALIMI Rédacteur en chef : Benoît BRÉVILLE Rédacteurs en chef adjoints : Akram BELKAÏD, Renaud LAMBERT

SOUPLESSE La New York Review of Books rappelle un épisode de la politique étrangère du président nicaraguayen Daniel Ortega sur lequel ce dernier évite de revenir (23 septembre 2021). Alors qu’il a toujours enchaîné les discours anti-impérialistes, [M. Daniel Ortega] ne s’est jamais activement opposé à Washington sur la scène internationale. Il a même envoyé des soldats nicaraguayens pour se joindre à la coalition emmenée par les États-Unis qui a occupé l’Irak en 2003.

PÉDAGOGIE Souvent critiqués pour leur indolence et leur manque d’intérêt pour la vie professionnelle, les jeunes Émiratis pourront travailler à temps partiel dès l’âge de 15 ans, s’enthousiasme le quotidien The National (20 septembre 2021). Pour certaines personnes, le travail des enfants renvoie à des images à la Dickens ou à des gamins vivant dans des pays à faible revenu et trimant dans des ateliers clandestins après avoir abandonné leurs études. Loin de tout cela, les adolescents émiratis sont désormais encouragés à travailler pour acquérir une expérience, pour développer leurs compétences, pour améliorer leur sociabilité et s’habituer au travail en groupe. Et, peut-être, pour apprendre la valeur de l’argent.

Cheffe d’édition : Mona CHOLLET Rédaction : Martine BULARD, Philippe DESCAMPS, Evelyne PIEILLER, Hélène RICHARD, Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT Cartographie : Cécile MARIN Site Internet : Guillaume BAROU, Thibault HENNETON Conception artistique : Maria IERARDI, Boris SÉMÉNIAKO (avec la collaboration de Delphine LACROIX pour l’iconographie) Rédacteur documentaliste : Olivier PIRONET Archives et données numériques : Suzy GAIDOZ Mise en pages et photogravure : Jérôme GRILLIÈRE, Patrick PUECH-WILHEM Correction : Xavier MONTHÉARD, Sarah ZHIRI Directeur commercial et administratif : Vincent CARON Adjointe à la direction administrative : Élodie COURATIER Responsable du contrôle de gestion : Zaïa SAHALI Administration : Sophie DURAND-NGÔ (9674), Sylvia DUNCKEL (9621), Eleonora FALETTI (9601) Courriel : pré[email protected] Fondateur : Hubert BEUVE-MÉRY. Anciens directeurs : François HONTI, Claude JULIEN, Ignacio RAMONET Publicité : Hélène FAVERIE (01-57-28-38-03) Diffusion, mercatique: Brigitte BILLIARD, Saveria COLOSIMO-MORIN, Sophie GERBAUD, Sabine GUDE, Carole MERCERON, Christiane MONTILLET Relations marchands de journaux (numéro vert) : 0805-050-147 l

Service relations abonnés Depuis la France : 03-21-13-04-32 (non surtaxé) www.monde-diplomatique.fr l Depuis l’étranger : (33) 3-21-13-04-32

Conditions générales de vente : www.monde-diplomatique.fr/cgv Reproduction interdite de tous articles, sauf accord avec l’administration © ADAGP, Paris, 2021, pour les œuvres de ses adhérents Prix de l’abonnement annuel à l’édition imprimée : France métropolitaine : 59 € Autres destinations : www.monde-diplomatique.fr/abo

UN

MARIAGE CONCLU DANS L’ INDIFFÉRENCE

3

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

Fusion TF1-M6, pour lutter contre Netflix ? velle dépense sera passée plus rigoureusement au tamis de ce qu’elle rapporte. Et avec un tandem TF1-M6 en position dominante, qui peut plus facilement imposer aux producteurs ses prix et ses choix éditoriaux, le risque serait de voir partir vers les plates-formes si redoutées les talents divers de la création française. « Le marché français a toujours souffert du manque de concurrence, donc la concentration qui s’annonce n’est pas une bonne nouvelle », avertit M. Stéphane Le Bars, délégué général de l’Union syndicale de la production audiovisuelle (4).

Le démarrage de la campagne présidentielle française a été dominé par la médiatisation frénétique du journaliste antimusulman Éric Zemmour et par l’activisme idéologique du milliardaire ultraconservateur Vincent Bolloré. Au point qu’une nouvelle aussi essentielle que l’annonce d’une fusion entre les deux principales chaînes de télévision privées, TF1 et M6, est passée presque inaperçue.

PAR MARIE BÉNILDE *

cie aussitôt : « J’ai senti une forme d’enthousiasme, de volonté de bien faire (2). »

Dénoncées au siècle dernier par les élites culturelles tantôt comme le signe d’une bétonisation des idées tantôt comme l’acte de décès d’une exception culturelle, les arrivées de TF1 puis de Canal Plus entre les mains respectives des groupes Bouygues et Vivendi avaient suscité leur lot de tribunes enfiévrées, de « unes » interrogatives et de plateaux animés. Là, rien. Ou presque. Le groupe contrôlé par Bouygues va élargir son offre de vente de « temps de cerveau disponible », comme le disait son ancien président-directeur général (PDG) Patrick Le Lay, et tout le monde regarde ailleurs. Avant même d’auditionner les acteurs en présence, M. Roch-Olivier Maistre, le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), ne laisse aucun mystère sur l’issue de l’examen collégial – qui devrait intervenir début 2022 : il est selon lui « naturel, en tout cas compréhensible » que certains acteurs de l’audiovisuel français se « mettent en ordre de marche » pour « développer leur capacité d’investissement et préserver une forme de souveraineté culturelle », déclare-t-il le 7 septembre (1). « C’est dans un esprit d’ouverture et de compréhension que le régulateur aborde ces opérations de rapprochement. » M. Gilles Pélisson, PDG de TF1, appré-

M. Maistre n’est pas le seul à bien faire. Le 18 mai dernier, sur France Inter, l’émission « L’instant M » de Sonia Devillers a donné le ton. Pour parler de ce projet de mégafusion, qui vise à donner naissance à un mastodonte contrôlé par Bouygues et présidé par M. Nicolas de Tavernost, le patron de M6, deux « experts » parlent d’une même voix : un ancien dirigeant de TF1 et de Canal Plus, M. Xavier Couture, et Renaud Revel, un collaborateur du Journal du dimanche, édité par le groupe Lagardère, lui-même en passe de tomber sous le contrôle total de Vivendi (groupe Bolloré). Pour le premier, c’est le « délire bureaucratique » qui aurait fait partir Bertelsmann, le vendeur allemand de M6, dans « une France qui se croit souveraine et a fait fuir les groupes européens sans se rendre compte qu’Internet allait ouvrir les portes aux grands groupes américains ». À savoir les plates-formes de vidéos à la demande Netflix, Amazon Prime, Disney Plus ou Apple TV. « Lorsque l’on parle de l’énorme groupe qui va être créé, assurait-il, c’est une plaisanterie, même TF1 et M6 mariés feront moins de recettes publicitaires que Google. (…) C’est un nain, ce nouveau géant ! » En guise de preuve, il recommandait de regarder la capitalisation boursière record ou le nombre d’abonnés des multinationales du streaming vidéo. Pour le second, qui fustige un « corset réglementaire », il en va de « la survie de TF1 et M6 de se marier car ces chaînes allaient inexorablement disparaître si elles ne trouvaient pas un modèle économique ». Rappelons donc que les groupes TF1 et M6 totalisent à eux deux en 2020, année de crise sanitaire, 3,36 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 460 millions d’euros de profit. Ils réunissent 42 % des 44,3 millions de téléspectateurs quotidiens et les trois quarts des revenus de la publicité télévisée.

«

C

Une menace pour la fiction française

ETTE fusion ne m’inquiète pas, a assuré la ministre de la culture, Mme Roselyne Bachelot, le 30 août dernier sur France Info. Nous avons besoin de groupes forts dans l’audiovisuel privé qui assurent des programmes gratuits de qualité (…). Si certains ont qualifié cela de géant, ça reste au niveau international des nains de l’audiovisuel. » Des «nains»? Ce fut aussi l’argument entonné le 18 mai dans l’émission « C ce Soir », sur France 5, cette fois de concert par M. Couture et Sonia Devillers. Seule Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences Po, tenta alors d’y opposer les menaces pesant sur le pluralisme d’expression et sur les rédactions, que cette fusion prétend protéger. Si M6 ne compte guère plus de quatre-vingts journalistes, contre quatre cents à TF1 et sa chaîne d’information continue LCI, il sera tentant d’opérer sur les équipes éditoriales une partie des synergies annoncées – et chiffrées entre 250 millions et 350 millions d’euros sur trois ans. Placer les rédactions du groupe M6 (dont celle de RTL) avec celles de TF1 et LCI sous une direction unique de l’information permettra de dicter les prix des reportages auprès des agences extérieures et, bien sûr, de disposer de journalistes qui se tiennent sages. M. de Tavernost y veillera. «Je ne peux pas sup-

* Journaliste.

porter qu’on dise du mal de nos clients », avait-il prévenu le 31 mai 2015 sur Canal Plus après avoir passé à la trappe, en 2012, une enquête de l’émission « Capital » sur Free Mobile et censuré, trois ans plus tôt, un reportage de «Zone interdite» sur l’hygiène chez McDonald’s, annonceur de M6. Pour autant, le futur groupe n’est pas près d’abandonner ses positions dans le domaine de l’information, instrument de pouvoir auprès du monde politique. Lequel décide de la commande publique ainsi que des lois et règlements susceptibles d’entraver le développement d’une grande entreprise de télécommunications et de bâtiments et travaux publics. Le groupe TF1 a chargé sa banque conseil Rothschild de trouver un acheteur à ses chaînes TFX et TF1 Séries Films, pour satisfaire à l’obligation légale de ne pas posséder plus de sept fréquences nationales hertziennes (il en possède cinq, tout comme M6). Il n’est toutefois pas question pour lui de se défaire de LCI, pourtant déficitaire. Ou même de TMC, qui diffuse l’émission « Quotidien », de Yann Barthès. Et il est peu probable que le CSA lui impose de le faire. M. Didier Casas, secrétaire général de TF1, qui avait participé activement à la campagne de M. Emmanuel Macron en 2017, se charge de l’en dissuader en rappelant que le régulateur

« Il y a un consensus professionnel en faveur de la fusion TF1-M6 », écrit pourtant sur Twitter M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, dont les droits sont assis sur les recettes publicitaires. On voit mal en quoi une diminution de la concurrence renforcerait l’offre de fictions privée alors que c’est pour se différencier de M6 que TF1 a renoncé au modèle dominant de la série américaine achetée à bon prix. Par ailleurs, face aux géants du streaming, une capitalisation de 4 milliards d’euros issue de la fusion serait-elle réellement plus efficace qu’une capitalisation de moitié inférieure face aux 215 milliards de Netflix, qui lève de l’argent en Bourse à sa guise pour financer ses programmes ? Du reste, l’offre vidéo à la demande susceptible de défendre la création française face aux platesformes existe déjà : elle s’appelle Salto, regroupe TF1, M6 et France Télévisions et a été agréée par l’Autorité de la concurrence. PHOTOGRAPHIE © CHRISTIE’S IMAGES - BRIDGEMAN IMAGES

S

’IL fallait chercher une illustration de l’effritement des combats culturels de la gauche, de la normalisation capitaliste des médias et du prudent endormissement des éditorialistes face aux grandes évolutions qui les concernent, une place de choix devrait être réservée à la fusion annoncée en mai entre TF1 et M6. Pour qui se souvient des débats passionnés qu’avaient engendrés la privatisation de la première chaîne publique, en 1986, ou le rachat de Canal Plus par la Compagnie générale des eaux, dix ans plus tard, l’atonie générale dans laquelle sont accueillies ces fiançailles en dit long sur la cécité des acteurs du débat public qui regardent le monde à travers l’écho de leur compte Twitter ou Facebook.

NAM JUNE PAIK. – « TV Is Kitsch » (La télé est kitsch), 1996

risquerait alors de faire capoter une opération que le pouvoir exécutif approuve. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de tenir à distance les plates-formes, mais aussi les appétits de M. Vincent Bolloré, l’actionnaire de référence de Canal Plus dont la chaîne CNews, à la ligne ultraconservatrice, gagne en puissance. À l’Élysée, en tout cas, le secrétaire général, M. Alexis Kohler, peut compter sur M. Casas pour ne pas avoir de mauvaises surprises. « C’est assez logique que le pouvoir soutienne le bloc TF1, il sait où il met les pieds, ça ne peut que le rassurer à un an de l’élection présidentielle », soufflait un banquier d’affaires à Télérama, le 17 mai dernier. De concentration, sujet central des lois successives sur la communication, il n’est pratiquement jamais plus question. « Ce deal n’a qu’un but, tenter de concurrencer modestement les Netflix, Amazon, Disney et autres plates-formes qui raflent tout sur leur passage (3) », certifie M. Emmanuel Duteil, chef du service économique d’Europe 1, dont l’actionnaire de contrôle, Bolloré, a mis la main en 2021 sur son groupe Lagardère après avoir avalé Prisma Media et candidaté sans succès au rachat du groupe M6. Il faudrait donc un « champion français et européen » pour combattre Google ou Facebook dans la publicité ou Netflix, Amazon ou Disney dans les programmes. Pour cela, les dirigeants de TF1 et de M6 s’efforcent de démontrer qu’ils n’évoluent plus sur un marché publicitaire dominé par la télévision, mais par les acteurs numériques. Ils demandent donc à l’Autorité de la concurrence, sommée de livrer ses conclusions plusieurs mois avant le renouvellement des autorisations d’émettre de TF1 et M6, au printemps 2023, d’élargir l’analyse du « marché pertinent » de la publicité télévisée à la vidéo en ligne de YouTube (Google) ou Facebook. Avantage : cela permet de passer des trois quarts à un peu plus de la moitié de part de marché publicitaire. Pourtant, le lobby des annonceurs, l’Union des marques, ne s’y trompe pas : il craint que la fusion ne soit l’occasion de remonter le coût d’accès à la publicité télévisée. Mais, pour le téléspectateur, c’est sur le plan des programmes que la menace risque de se préciser. Si TF1 s’est distinguée ces dernières années en investissant dans la fiction française à travers des télé-

films ou des séries à succès comme Les Bracelets rouges ou HPI, il n’en va pas de même chez M6. Pour une raison simple : chaque épisode est coûteux et le retour sur investissement pas toujours assuré. Sous l’œil scrutateur de M. de Tavernost, qui cherche à produire ce qu’il diffuse, rares sont les programmes qui peuvent s’exonérer d’une profitabilité immédiate. C’est ainsi que son groupe a une rentabilité près de deux fois supérieure à celle de TF1. Si la fusion est acceptée, il est probable que toute nou-

« Appauvrissement de l’imaginaire collectif »

E

N fusionnant deux entreprises de 3700 et 2000 employés, l’opération TF1M6 ne cherche-t-elle pas plus prosaïquement à permettre à des actionnaires privés de réaliser des économies d’échelle (en réduisant les effectifs), et de mieux valoriser leurs parts sans rien perdre de leur capacité d’influence ? M. Arnaud Montebourg, qui a annoncé sa candidature à la présidentielle de 2022, n’a pas encore évoqué ce projet qui vise pourtant à renforcer ce qu’il appelait en 2010, devant la caméra de Pierre Carles, « la télévision de la droite, la télévision des idées qui détruisent la France, la télévision de l’individualisme, la télévision du fric, la télévision du matraquage sur l’insécurité (5) ». Serait-ce que l’« appauvrissement de l’imaginaire collectif » ou la « violation du pluralisme politique» sont devenus de lointains souvenirs alors même que LCI servit, il y a deux ans, de rampe de lancement aux idées d’Éric Zemmour en retransmettant en direct et en intégralité le discours de l’éditorialiste du Figaro à la convention de la droite organisée par Mme Marion Maréchal (la petite-fille de M. Jean-Marie Le Pen) ? On y entendait déjà parler de l’immigré « colonisateur », du «grand remplacement» de M. Renaud Camus, de l’« islamisation de la rue »…

Fascinés par le flux ininterrompu de leur chaîne YouTube ou Facebook, aux audiences déjà conquises, les leaders de la gauche ont sans doute oublié la portée de la télévision auprès des Français et la capacité des médias dominants à rendre acceptables les thèses les plus réactionnaires. Au demeurant, avec son parti pris de s’adresser directement aux « gens » et de privilégier les informations liées à la consommation et à la vie pratique, le groupe TF1-LCI a presque cessé d’être un enjeu politique. Il s’est déplacé vers un centre très relatif, face

à CNews qui fabrique les peurs et à BFM TV qui les entretient. Ainsi, la privatisation de l’audiovisuel français peut aboutir, trente-cinq ans plus tard, à ce que le téléspectateur doive choisir entre trois groupes : Bouygues, qui fit campagne pour M. Nicolas Sarkozy en 2007, avant de bénéficier de nombreux contrats, Altice (BFM TV, RMC et la chaîne pro-israélienne I24) et Bolloré, qui dépend de l’action de la France pour défendre ses intérêts en Afrique et qui censure les reportages qui lui déplaisent. Heureusement, dira-t-on, il reste l’audiovisuel public. Mais sa présidente, Mme Delphine Ernotte, a également choisi de ne pas s’alarmer : « Si la fusion de TF1 et M6 conduit à la création d’un groupe privé français plus fort, tant mieux », déclare-telle (6). Pour elle, s’il faut veiller bien sûr à écarter les atteintes au pluralisme et le «risque de prédation» sur les droits sportifs, un audiovisuel privé fort contribuerait même à renforcer le « besoin d’un audiovisuel public fort ». Le PDG de TF1, M. Pélisson, décrypte : les pouvoirs publics pourraient en profiter pour rétablir, en compensation, la publicité sur le service public après 20 heures. « On se prépare psychologiquement à cette demande de Delphine Ernotte», lâchait-il le 7 septembre dernier (7). Un retour intégral de la publicité sur France Télévisions parachèverait la révolution conservatrice de la télévision française.

(1) Les Échos, Paris, 8 septembre 2021. (2) AFP, Paris, 7 septembre 2021. (3) Europe 1, 28 juillet 2021. (4) Télérama, Paris, 17 mai 2021. (5) Le Point, Paris, 1er octobre 2010. (6) Le Figaro, Paris, 24 août 2021 (7) Les Échos, 8 septembre 2021.

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

4

P ROXIMITÉ

CULTURELLE ,

En Géorgie, l’obsession Depuis un an, deux camps irréconciliables, s’accusant mutuellement de faire le jeu de Moscou, ne siègent plus ensemble au Parlement géorgien. La population espère que les élections locales du 2 octobre, organisées sous l’égide de l’Union européenne, apaiseront la crise. Alors que la question russe hante l’arène politique, la société entretient une relation ambivalente avec son voisin du Nord. PAR

attention, s’inquiète mon guide. Tous les jours, des soldats russes enlèvent des villageois qui traversent la ligne par mégarde juste pour faire paître leur vache ou récolter leurs pommes. Les malheureux sont emmenés à la prison à Tskhinvali [la capitale de l’Ossétie du Sud], à dix kilomètres d’ici. Ils sont souvent battus et doivent payer une rançon pour être libérés. »

La langue de Pouchkine reste largement parlée Cette « rançon », ou plutôt une amende réclamée officiellement par le gouvernement ossète pour franchissement illégal de frontière, s’est longtemps élevée à une centaine de laris géorgiens, soit environ 27 euros, alors que beaucoup de ces paysans ne survivent qu’avec 200 ou 300 laris par mois. « En octobre 2018, ce montant est brusquement passé à 200 laris, puis à 800 laris », précise Natia Jalabadze, qui a mené sa propre enquête dans le cadre d’une étude commandée par son université. Selon un rapport très complet publié en 2019 par Amnesty International, entre 2011 et 2018, il s’est produit chaque année entre 100 et 140 de ces « enlèvements » sur la frontière ossète, et entre 200 à 400 sur celle d’Abkhazie (2).

NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

PIERRE DAUM *

N

Ce territoire est connu internationalement sous le nom d’Ossétie du Sud, mais de nombreux Géorgiens le considèrent comme faisant partie de la région géorgienne de Shida Kartli (Kartlie intérieure). Ils l’appellent ainsi afin de marquer leur refus de reconnaître la moindre légitimité au désir d’indépendance de ses habitants ossètes. L’Ossétie du Sud partage en effet une frontière avec l’Ossétie du Nord, une région membre de la Fédération de Russie, peuplée elle aussi d’Ossètes. En 1989, au moment des premières fissurations de l’empire soviétique, et alors que les Géorgiens manifestaient pour obtenir leur indépendance, deux minorités ethniques du Caucase, les Ossètes et les Abkhazes, en firent de même, suscitant la fureur des indépendantistes géorgiens. Deux guerres s’ensuivirent, en Ossétie du Sud (1991-1992) et en Abkhazie (19921993), causant des centaines de morts et entraînant des déplacements massifs de population. Mais Tbilissi, empêtré dans sa propre guerre civile (19911993), n’avait pas les forces nécessaires pour vaincre les combattants sécessionnistes, soutenus qui plus est par Moscou. Deux proto-États naquirent de ce chaos. Non reconnus par l’Organisation des Nations unies (ONU), ils ne vivent aujourd’hui que grâce à l’aide économique et militaire de la Russie (1).

« Je ne prononce plus certains mots devant mes amis » En août 2008, la Géorgie tenta de reprendre l’Ossétie du Sud. Moscou dépêcha une dizaine de régiments. En cinq jours, l’armée géorgienne était défaite, et les soldats russes approchaient de Tbilissi. Un cessez-le-feu fut conclu sous l’égide de l’Union européenne, représentée par M. Nicolas Sarkozy, qui entérina le droit de l’armée russe à contrôler la zone de démarcation entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud – et, dans la foulée, celle avec l’Abkhazie. Même si elles n’ont fait que peu de morts, ces deux guerres ont causé aux Géorgiens un terrible traumatisme. Ils ressentent la perte de ces deux espaces comme une insupportable « occupation russe » du « territoire historique de la Géorgie ». Un territoire équivalent à celui de l’Irlande, peuplé d’à peine quatre millions d’habitants, et aujourd’hui diminué de 20 %. La douleur de cette amputation est si vive qu’aucune discussion n’est possible. La veille, à Gori, le directeur du théâtre, M. David Chkhartishvili, un homme jeune, plutôt rebelle et grand défenseur des libertés, nous a presque agressé lorsque nous lui avons posé la question d’une éventuelle légitimité des Ossètes et des Abkhazes à désirer leur indépendance : « Vous voyez ce téléphone portable ? Je * Journaliste.

DINA OGANOVA. – Une jeune fille se tient devant le monument du célèbre poète géorgien Galaktion Tabidze avec sa muse Meri, Koutaïssi, Géorgie, 2019

vous le prête, vous pouvez l’utiliser, je peux même vous offrir du crédit dessus, mais il reste à moi, c’est ma propriété! Shida Kartli comme l’Abkhazie appartiennent à la Géorgie! On veut bien être gentils avec les Abkhazes et les Ossètes, se montrer hospitaliers, mais se faire spolier, jamais ! » Quant à entamer une réflexion sur l’inquiétude légitime de la Russie à l’idée que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) puisse bientôt installer des bases militaires sur son flanc sud, bien téméraire celui qui s’y risquerait ! Pour la plupart des Géorgiens, il n’y a rien de stratégique là-dedans, mais seulement un « impérialisme viscéral de la part des Russes, qui depuis deux siècles mettent tout en œuvre pour nous empêcher d’accéder à notre indépendance », comme l’assène l’historien Lasha Bakradze, directeur du Musée de la littérature de Tbilissi. Et de rappeler que cette « occupation russe » a

A

PRÈS des débuts douloureux, marqués successivement par une guerre civile (1991-1993), des combats contre les Ossètes et les Abkhazes, un coup d’État (janvier 1992), l’arrivée au pouvoir de l’ancien ministre des affaires étrangères de l’URSS Édouard Chevardnadze (1992-2003), et enfin une «révolution des roses» (2003) menée par l’ultralibéral Mikheïl Saakachvili (au pouvoir de 2003 à 2012), la jeune République du Caucase fête cette année ses 30 ans sous un ciel plutôt apaisé. La Géorgie a vécu une première alternance sans violence en 2012, avec l’accession au pouvoir par les urnes du milliardaire Bidzina Ivanichvili, dont le parti, Rêve géorgien, a remporté à nouveau les élections en 2016, puis en 2020.

Seule ombre au tableau : les résultats de ce dernier scrutin n’ont pas été reconnus par ses perdants, qui dénoncent des pressions sur les électeurs. Depuis novembre 2020, les quarantecinq députés de l’opposition refusent de siéger, provoquant un blocage des institutions. Le 19 avril, un accord avait été trouvé sous l’égide du Conseil européen : si Rêve géorgien ne parvenait pas à atteindre un seuil de 43 % des voix lors des élections locales d’octobre 2021, des législatives anticipées devraient se tenir début 2022. Mais, fin juillet, Rêve géorgien dénonçait cet accord, relançant la probabilité d’une crise politique durable. Depuis dix ans, deux partis dominent la scène politique géorgienne : Rêve géorgien et le Mouve-

© DINA OGANOVA

OUS venons à peine de quitter Gori et son immense musée érigé à la gloire de Joseph Staline, l’enfant du pays, que nous devons faire halte devant une cahute gardée par deux policiers géorgiens. « Surtout, ne dites rien !, chuchote Natia Jalabadze, l’anthropologue de l’université de Tbilissi qui nous sert de guide. Je vais leur dire que vous êtes de ma famille.» Elle tend sa pièce d’identité; le fonctionnaire l’examine et nous fait signe de passer. «Les soldats russes sont à trois kilomètres d’ici, au bout de cette route, m’explique-t-elle une fois la tension retombée. Au-delà, c’est le début du territoire géorgien que les Russes occupent par la force depuis 2008. Nous entrons dans une zone dangereuse, et la police géorgienne n’y autorise que les personnes résidant dans les villages frontaliers. Une partie de ma famille y habite et je porte un patronyme de cette région. C’est pour cela qu’il nous a laissés passer. »

commencé « dès 1800 », à l’époque tsariste. « La dernière fois que j’ai tenté d’évoquer le point de vue russe avec ma plus vieille amie, nous confie M. Giorgi Khutsishvili, vieux Tbilissien diplômé de l’université de Moscou à l’époque de Leonid Brejnev, elle s’est mise à me hurler dessus en me traitant de suppôt de Poutine. Depuis, je ne prononce même plus le mot “Russie” devant elle. » Loin du regard des policiers, nous entrons dans le village de Kordi, juste avant la ligne de démarcation, où nous attend la cousine de Natia Jalabadze. Avant de nous rendre chez elle, nous décidons de pousser jusqu’au bout du village et de nous approcher de cette « so-called border », cette « soi-disant frontière », comme la nomment les Géorgiens. Nous nous engageons sur un chemin de terre. « Nous devons faire très

Trente mètres devant nous, au milieu des champs, une longue barrière en métal vert divise l’espace. Elle a été posée récemment, sans concertation avec les populations locales ni avec le gouvernement géorgien. Dans son rapport, Amnesty International décrit les conséquences de la mise en place de ces quatre cents kilomètres de clôture, entreprise en 2013 et non encore achevée : villages coupés en deux, impossibilité pour des paysans d’accéder à leurs champs, réduction des possibilités d’écoulement de leurs produits, etc. « Vous vous rendez compte ? Les gens ne peuvent même plus aller se recueillir sur la tombe de leurs parents ! », s’exclame Irma Tebidze, jeune artiste de Batoumi. Elle-même ne s’est jamais rendue sur place, mais suit sur Facebook les « horreurs » perpétrées « par les Russes » à l’encontre des populations villageoises. Les Géorgiens sont unanimement persuadés que les Russes profitent de l’installation de ces barrières pour grignoter chaque fois quelques dizaines de mètres de territoire supplémentaires. À Tbilissi, Gori, Koutaïssi ou Batoumi, tout le monde dénonce cette « occupation rampante », alors que les Russes affirment s’en tenir au tracé d’une carte soviétique de 1984. Seule conséquence positive de l’instal(1) À l’instar de la Transnistrie en Moldavie, ces États indépendants de facto n’ont pas été annexés à la Fédération de Russie, comme ce fut le cas de la Crimée ukrainienne en 2014. (2) « Georgia : behind barbed wire : Human rights toll of “borderization” in Georgia », Amnesty International, Londres, 2019.

La dénonciation ment national uni (ENM), fondé par M. Saakachvili. Accusé en 2014 de détournement de fonds publics, abus de pouvoir et violences, ce dernier a trouvé refuge en Ukraine, où il a obtenu la nationalité et des postes politiques importants. Cela ne l’empêche pas d’espérer reprendre le pouvoir dans son pays à la faveur d’une victoire de l’ENM, qu’il continue de contrôler à distance. Les deux formations s’accordent sur deux questions déterminantes pour le pays : la politique économique et le rapport à la Russie. Depuis son arrivée au gouvernement, en 2012, Rêve géorgien a poursuivi le plan de réformes exigé par le Fonds monétaire international (FMI) – la Géorgie est considérée par la Banque mondiale comme le septième pays ayant l’environnement le plus favorable aux affaires (1). Dans ses choix de politique étrangère, elle continue de réclamer son adhésion à l’Union européenne et son entrée dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Dès lors, les affrontements politiques, au ton parfois très agressif, se limitent souvent à des accusations d’être un « agent de Moscou ». « Cette anxiété de la trahison structure le discours politique géorgien depuis l’indépendance, analyse Nutsa Batiashvili, professeure d’anthropologie à l’école des sciences sociales de l’Université libre de Tbilissi et auteure d’une étude sur la « condition postcoloniale » dans laquelle se trouve la Géorgie (2). Dans notre imaginaire collectif, nous sommes une petite nation pleine de courage qui

a toujours dû lutter contre de puissants voisins, moghols, perses, turcs et russes, mais qui a toujours perdu à cause de la présence de traîtres en son sein. »

M

ONSIEUR Ivanichvili a constitué toute sa fortune en Russie ? « Il y a encore des intérêts, c’est pour cela qu’il n’ose pas s’opposer plus fermement à l’occupation ! » M. Saakachvili a déclenché les hostilités en août 2008, offrant à Moscou la possibilité de s’installer militairement en Ossétie du Sud ? « Il a fait le jeu des Russes, il est certainement payé par eux ! » M. Levan Vasadze, la nouvelle figure de l’extrême droite, dénonce les « mœurs occidentales décadentes » comme l’homosexualité ou l’athéisme ? « Une vidéo le montre assis dans un restaurant à Moscou en train de déjeuner avec Alexandre Douguine [intellectuel et homme politique russe ultraconservateur], c’est un agent de Poutine ! » On pourrait multiplier les exemples, tant ils surgissent au détour de chaque débat politique. Comme celui concernant le barrage de Namakhvani, au nord de Koutaïssi, la mobilisation citoyenne la plus importante depuis l’indépendance.

(1) « Economy Profile Georgia », Doing Business, Banque mondiale, Washington, DC, 2020. (2) Nutsa Batiashvili, The Bivocal Nation : Memory and Identity on the Edge of Empire, Palgrave Macmillan, New York, 2018.

5

TENSIONS GÉOPOLITIQUES

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

de la Russie lation de ces barrières : elle semble avoir fait chuter le nombre de franchissements par mégarde de la ligne de démarcation, et donc des « enlèvements ». Nous arrivons chez Mme Tata Jalabadze, la cousine de Natia. La maison semble en piteux état, avec un balcon en bois de guingois, mais le jardin est agrémenté d’un luxuriant potager où tout semble pousser sans effort : tomates, concombres, aubergines, oignons, pommes de terre, persil, coriandre, aneth, sarriette, marjolaine, etc. À l’ombre d’un cerisier, la table est déjà dressée, préparée depuis le matin par Tata et sa mère. « Je suis née en 1952 à Tskhinvali, dans une famille géorgienne, explique cette dernière. En 1993, j’ai été forcée de quitter ma ville, sans quoi les Ossètes m’auraient tuée. Nous avons vécu une période très difficile, alors je me suis installée ici, dans l’ancienne maison de campagne de la famille. » Tata, ellemême née à Tskhinvali, a longtemps travaillé à Tbilissi, puis est venue rejoindre sa mère à Kordi, autour de ce lopin de terre qui permet aux deux femmes de s’en sortir plus ou moins. Pour elles, « ce sont les Russes qui ont créé la haine des Ossètes contre les Géorgiens : avant, nous vivions en parfaite harmonie ». Le repas commence, et Tata se saisit d’une bouteille d’eau minérale en plastique remplie de vin rouge. « C’est moi qui le fabrique, expliquet-elle avec fierté. C’est fait maison, vous pouvez être tranquille, il ne contient aucun produit chimique. » Nous lui demandons quel était son travail à Tbilissi avant qu’elle rejoigne sa mère dans le village. « J’avais une petite agence de tourisme à destination de la clientèle russe. » Nous croyons avoir mal compris. « Si, insiste-t-elle, j’adore la langue russe, j’adore la culture russe, et les touristes russes sont très gentils. Eux-mêmes adorent la Géorgie ! »

En dépit de la rupture des relations diplomatiques en 2008, les liens économiques avec la Russie restent eux aussi très forts. Le grand voisin du Nord compte, avec l’Azerbaïdjan et la Turquie, parmi les trois premiers partenaires commerciaux de la Géorgie, absorbant à lui seul 15 % de ses exportations : cuivre, manganèse, tomates, noix, eau minérale, vins et spiritueux. En retour, Tbilissi importe des hydrocarbures, du blé, des machines et des appareils électriques.

tout !, répond-il comme si la question était incongrue. Au contraire ! Les soldats vivaient dans la ville avec leur famille, tout le monde parlait russe et nous nous sentions très proches d’eux. Nous ne les percevions pas comme des occupants, mais plutôt comme des frères d’armes avec lesquels nos pères avaient versé leur sang pendant la seconde guerre mondiale. »

« Les Russes ont toujours aimé venir en vacances en Géorgie, explique Mme Nino Kharazishvili, une enseignante de français originaire de Surami, au centre du pays. À leurs yeux, nous sommes un peuple sympathique, bon vivant, qui aime faire la fête. » Pour tirer profit de cet attrait, Tbilissi a réduit au minimum la réglementation aux frontières : aucun visa n’est exigé des Russes, alors qu’un Géorgien doit se plier à de fastidieuses démarches consulaires pour se rendre en Russie. Quant à la langue russe, obligatoire à l’époque soviétique, elle reste largement parlée.

Cette attitude paradoxale, mêlant amour et haine, prend de multiples formes. Lorsque la jeune Tsitsi Khatchapuridze, en terminale dans le meilleur lycée de Koutaïssi, la deuxième ville du pays, a vu sur TikTok une vidéo montrant une Russe nager à la plage de Soukhoumi, la capitale « occupée » de l’Abkhazie, elle a «eu envie de la noyer»! «Je déteste les Russes, je déteste leur langue ! Je déteste leur pays ! », s’emporte-t-elle soudain. Dix minutes plus tard, la jeune fille ne tarit pas d’éloges sur son idole du moment, Keti Topuria, chanteuse géorgienne à la mode installée à Moscou, mariée à un Russe, et qui ne chante qu’en russe. « Elle leur montre que nous pouvons aussi être de bons chanteurs, meilleurs qu’eux, même ! »

Depuis une dizaine d’années, la grande cité balnéaire de Batoumi s’est transformée en une sorte de Las Vegas de la mer Noire, avec hôtels géants et casinos rutilants. «Nous avons toujours vécu avec des Russes, explique Piruz Bolkvadze, journaliste économique à la télévision régionale. À l’époque soviétique, Moscou avait installé une très grosse base militaire au sud de la ville, afin de surveiller la frontière de l’URSS avec la Turquie, à quinze kilomètres d’ici. Elle n’a fermé qu’en 2006. Maintenant, certains reviennent en vacances…» La présence de ces soldats n’a-t-elle pas laissé quelques mauvais souvenirs ? « Mais non, pas du

Si aucun Géorgien n’émet la moindre objection à accueillir de bon cœur ces touristes, certains estiment néanmoins que « les Russes peuvent être très agaçants, car on sent toujours chez eux un sentiment impérialiste envers nous », comme l’affirme M. Zviad Eliziani, directeur du festival de cinéma de Batoumi. Ils viennent en Géorgie comme s’ils descendaient dans leur gentille petite province du Sud, chez des sauvages à qui ils se doivent d’apporter leur grande culture. Ils s’adressent à vous directement en russe, sans s’excuser de ne pas parler géorgien ; ils se conduisent comme en pays conquis ».

Œufs, tomates et cailloux accueillent un journaliste en vue

« La haine des Ossètes envers nous est trop forte » En juin 2019, un incident semblable avait déjà eu lieu au sein du Parlement, dont l’hémicycle avait été prêté pour une rencontre réunissant des députés de divers pays orthodoxes. L’assemblée avait désigné comme président M. Sergueï Gavrilov, et, lorsque ce membre de la Douma (Chambre basse russe) fut invité à prendre la parole, il s’assit sur le siège réservé en temps normal au président du Parlement géorgien. L’image d’un Russe à la tête du Parlement géorgien rouvrit la plaie coloniale. L’opposition se saisit de l’affaire pour dénoncer les « collusions » entre le parti au pouvoir et la Russie (lire l’article ci-dessous) et demander la démission immédiate du gouvernement. S’ensuivit une vague de manifestations d’une extrême violence, aux cris de « Stop à la Russie ! ». Quelques jours plus tard, le président russe Vladimir Poutine décrétait l’interdiction des vols directs entre Moscou et Tbilissi, expliquant à ses compatriotes que la Géorgie n’était pas un « pays sûr ». La saison touristique de l’été 2019 commençait à peine, mais il n’est pas certain qu’elle en fut très affectée, de nombreux Russes s’arrangeant pour faire escale à Minsk, Varsovie ou Istanbul. « Je ne suis pas allée jeter des œufs sur Gavrilov ou Pozner, nous confie Mme Marina Gokadze, 31 ans, qui tient avec son mari un petit hôtel à Koutaïssi, et je ne soutiens pas du tout l’opposition, mais je suis d’accord avec les manifestants. Je ne supporte pas cette attitude coloniale. » Le repas chez Tata et sa mère touche à sa fin. On ose une dernière question, peut-être douloureuse. S’imaginent-elles retourner un jour vivre chez elles en Ossétie ? « Non, jamais, répond la mère d’un ton assuré. La haine des Ossètes envers nous est trop forte, maintenant. Et puis, jamais les Russes ne nous rendront notre pays.» Encore moins si la Géorgie intègre l’OTAN, non ? « Oui, c’est vrai. Mais il est vital pour nous d’entrer dans l’OTAN, afin que Poutine n’envahisse pas le reste du pays. »

© DINA OGANOVA

À sa manière, Tata incarne le grand paradoxe géorgien : un peuple qui souffre de l’occupation d’un cinquième de son territoire et qui, dans le même temps, reçoit chaque année des centaines de milliers de touristes russes sans jamais faillir aux règles de la légendaire hospitalité géorgienne, en leur offrant des chambres soignées, un accueil chaleureux, du vin à volonté et une cuisine savoureuse. En 2019, juste avant l’apparition de la pandémie de Covid-19, le pays accueillait cinq millions de touristes, dont les dépenses alimentaient 18 % du produit intérieur brut (PIB) – 26 % en tenant compte des retombées de ce tourisme, selon le World Travel and Tourism Council (WTTC). En tête : les Russes, avec presque 1,5 million de visiteurs cette année-là, un chiffre en hausse constante depuis 2010.

En avril dernier, cet agacement a pris un tour violent à Tbilissi lorsqu’un célèbre journaliste moscovite, Vladimir Pozner, est venu fêter son 87e anniversaire en jet privé dans un palace de la capitale, accompagné d’une centaine d’invités – ce que les règles sanitaires interdisaient rigoureusement. L’événement a fuité sur les réseaux sociaux, et, deux heures plus tard, des milliers de manifestants en colère jetaient œufs, tomates et cailloux sur le fautif, d’autant plus coupable qu’il avait, quelques années plus tôt, critiqué la Géorgie et ses revendications sur l’Ossétie du Sud.

P IERRE D AUM .

DINA OGANOVA. – Des garçons attrapent des poissons dans la mer Noire, Batoumi, Géorgie, 2018

des « traîtres », une passion nationale En octobre 2020, quelques habitants de la vallée du Rioni, le grand fleuve géorgien qui descend du Caucase pour se jeter dans la mer Noire, ont commencé à se révolter contre la construction de cette gigantesque infrastructure. Une fois bâtie, elle engloutira plusieurs villages, dont celui de Tvishi, où se situe un cépage qu’on ne trouve nulle part ailleurs – pays à l’histoire viticole multimillénaire, la Géorgie compte 540 cépages répertoriés. Le mouvement a pris de l’ampleur, avec des campements de militants barrant jour et nuit toutes les routes d’accès au chantier, lorsque l’accord signé entre le gouvernement et la société ENKA a été dévoilé, en février dernier : il octroie à cette entreprise turque une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans sur la portion du fleuve et les six cents hectares alentour. En échange, celle-ci s’engage seulement à fournir de l’électricité à la Géorgie à un prix négocié pendant quinze ans. La population refuse la destruction des villages (quelques centaines de maisons), la perte de ce cépage unique au monde et l’atteinte à l’environnement. Mais surtout, s’insurge Mme Gvantsa Berelachvili, étudiante de Koutaïssi venue sur place exprimer une colère partagée par tous nos interlocuteurs à travers le pays, « le gouvernement a osé vendre une partie de la terre géorgienne à des étrangers » : « Nous avons déjà perdu 20 % de notre territoire, ça ne leur suffit pas ? » Pris de court par une contestation qui se manifeste en dehors de tous les partis politiques, le gouvernement a

répliqué en traitant les contestataires d’antipatriotes soutenus par les Russes – puisque ce barrage est censé réduire la dépendance aux importations d’électricité en provenance du son voisin du Nord. En mai dernier, M. Irakli Kobakhidze, secrétaire général de Rêve géorgien, a ainsi réclamé une enquête pour déterminer la provenance des fonds utilisés par les opposants au projet (3). « C’est une accusation tellement ridicule !, soupire l’un des leaders du mouvement, M. Varlam Goletiani, en haussant les épaules. Que le constructeur soit turc, français ou grec, on s’en fiche éperdument. Par contre, s’il avait été russe, je peux vous dire que toute la Géorgie serait dans la rue ! » Alors que l’extrême pauvreté apparue à l’éclatement de l’URSS n’est toujours pas résorbée – selon la Banque mondiale, 20 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté –, que beaucoup de Géorgiens survivent grâce à leur entourage et à leur potager, que les retraites plafonnent à 220 laris (60 euros) par mois, que le taux de chômage frôle les 20 %, que tous les ouvriers et employés que nous avons rencontrés ne gagnent pas plus de 800 laris (218 euros) par mois (4), que l’on peut perdre son emploi du jour au lendemain sans aucune compensation, les questions sociales sont absentes des discours et des programmes politiques. En septembre 2020, une proposition de loi qui visait à faire passer le salaire minimum légal de 20 laris (un peu plus de 5 euros, inchangé depuis 1999) à 400 laris (109 euros) a été soumise au Parlement.

Elle a été rejetée. « En Géorgie, la plupart des partis politiques ne se construisent pas sur des idéologies, mais autour d’un homme de pouvoir, de réseau, d’argent et de médias, explique Gia Jorjoliani, professeur de science politique à l’université de Tbilissi, qui a lui-même tenté sans grand succès de construire un parti de gauche. Les principaux médias se classent en deux camps : soit progouvernement, soit anti. »

S

IGNE du désespoir – ou de la lucidité – de la population face à ses dirigeants : en mai dernier, après avoir alerté en vain les autorités, les habitants du village de Shukruti, dont les maisons se fissuraient à cause du percement de tunnels par la compagnie minière Georgian Manganese, se sont cousu les lèvres et ont manifesté devant… l’ambassade des États-Unis à Tbilissi. Pourquoi donc ? « Parce que c’est là qu’est le pouvoir dans ce pays ! », nous répond M. Levan Shekiladze, rencontré dans la cabane qu’il a construite devant sa maison, celle-ci menaçant de s’effondrer. N’auraient-ils pas pu s’installer devant le siège du patriarche Élie II, le chef de l’Église orthodoxe géorgienne – une institution autocéphale, c’est-à-dire indépendante des autres Églises orthodoxes, et notamment du patriarcat de Moscou ? N’est-ce pas la seule personnalité à jouir de la confiance d’une large majorité de Géorgiens, et devant qui s’inclinent ministres et présidents ? « Des prêtres

sont venus nous voir. Ils connaissent notre détresse, mais ils ne font rien. » Et pour cause : trop occupé à récolter de l’argent auprès du gouvernement et des fidèles afin de construire de nouvelles églises – depuis vingt-cinq ans, il en a bâti davantage qu’en mille six cents ans de christianisme dans le pays –, le Patriarcat ne veut surtout pas dénoncer les ravages du libéralisme en Géorgie. « Nous prenons soin de ne pas interférer dans les décisions du gouvernement, nous affirme avec un doux sourire M. Andrea Jagmaidze, le porteparole d’Élie II. Nous sommes comme des médecins qui s’occupent de leurs patients quoi qu’ils fassent. » Pour l’heure, les autorités religieuses se préoccupent surtout des « dangers de la propagation de l’homosexualité », et des prêtres en soutane noire n’hésitent pas à prêter main-forte aux milices homophobes qui agressent les militants de la cause lesbienne, gay, bisexuelle et trans (LGBT). « De toute façon, l’Église est soutenue par Moscou ! », dénoncent ceux qui s’inquiètent de l’emprise religieuse sur les esprits.

P. D. (3) Sopo Japaridze, « Dam protests demonstrate bankruptcy of Georgian politics », Eurasianet, New York, 28 mai 2021, https://eurasianet.org (4) Selon la Banque mondiale, le salaire moyen s’élève à 1200 laris (327 euros), mais ce chiffre cache de grandes disparités.

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

6

U NE

ÎLE AU CŒUR DU CONFLIT

Taïwan, pièce manquante Quel avenir pour Taïwan qui élit son président (en l’occurrence Mme Tsai Ing-wen), qui dispose de sa propre monnaie mais qui n’est pas reconnue internationalement ? Seuls quinze pays considèrent l’île comme l’unique représentante de la Chine. Si Pékin espère la réintégrer dans son giron, les Taïwanais doutent de plus en plus du slogan « un pays, deux systèmes », et Washington joue sur les peurs.

PAR TANGUY LEPESANT *

L

’ENDROIT le plus dangereux du monde », titre The Economist au début du mois de mai dernier. La « une » du magazine est accompagnée d’une image radar de Taïwan, comme si l’île était la cible d’un sous-marin. L’ensemble s’inscrit dans une longue série d’articles aux titres similaires, qui font eux-mêmes écho à une avalanche de déclarations alarmistes sur l’avenir de l’île (1). Dans un rapport publié en mars 2021, l’influent groupe de réflexion américain Council on Foreign Relations considérait que Taïwan était en train de « devenir le point le plus explosif du monde pouvant conduire à une guerre entre les États-Unis, la Chine et probablement d’autres puissances majeures (2) ». Au même moment, l’amiral Philip Davidson, commandant des forces américaines dans la région indo-pacifique, déclarait, lors d’une audition au Sénat, qu’un conflit dans le détroit de Formose pourrait survenir « au cours de cette décennie (3) ». Si les déclarations provenant des étatsmajors ne sont pas dénuées d’arrière-pensées budgétaires (la peur délie les bourses), ces craintes sont néanmoins fondées sur une réalité : la pression militaire croissante de la Chine à l’égard de ses voisins, et notamment de Taïwan. Pékin a d’abord coupé tous les canaux de discussion avec l’administration de la présidente Tsai Ing-wen, élue en janvier 2016 et de tendance indépendantiste (4). La tension est ensuite montée d’un cran après sa réélection quatre ans plus tard. Selon Antoine Bondaz, chercheur à la Fonda* Maître de conférences à l’Université nationale centrale (NCU), à Taoyuan (Taïwan), et chercheur associé au Centre d’étude français sur la Chine contemporaine (CEFC), à Taipei.

tion pour la recherche stratégique, on dénombre 380 incursions de l’aviation chinoise dans la zone d’identification de défense aérienne taïwanaise au cours de l’année 2020 (5). La fréquence de ces vols a encore augmenté en 2021.

© CHEN CHING-YUAN - GALERIE MOR CHARPENTIER, PARIS

«

Les tensions récentes ont une double origine. L’une prend racine dans l’histoire géopolitique des relations entre les deux rives du détroit de Formose, l’autre est liée à la place qu’occupe l’île dans la rivalité entre les États-Unis et la Chine. En 1945, après cinquante ans de colonisation japonaise, le Kuomintang (KMT), qui dirige alors la Chine, prend le contrôle de Taïwan. Quatre ans plus tard, défait dans la guerre civile qui l’oppose au Parti communiste chinois (PCC), il y replie les institutions de la République de Chine, fondée sur le continent en 1912, après le renversement de la dynastie Qing. Confronté à l’imminence d’une invasion des forces communistes, le KMT doit sa survie à l’éclatement de la guerre de Corée, en juin 1950 (6), et à la protection américaine de Taïwan dans le cadre de la politique d’endiguement du communisme en Asie. La situation dans le détroit de Formose est alors gelée pour deux décennies. Avec le soutien des États-Unis, la République de Chine, dirigée d’une main de fer par Tchang Kaï-chek, conserve le siège de représentante de la Chine aux Nations unies, au détriment de la République populaire de Chine (RPC), qui en est exclue. Mais en 1971, la résolution 2758 des Nations unies donne le siège à Pékin et expulse les « représentants de Tchang Kaï-chek (7) » (lire l’encadré ci-contre).

CHEN CHING-YUAN. – « Card Stunt – Red, Blue and White » (Cascade de cartes – Rouges, bleues et blanches), 2018

Dans la foulée, Taïwan est confrontée à une cascade de ruptures diplomatiques, et, finalement, Washington met fin à ses relations avec Taipei pour reconnaître Pékin, le 1er janvier 1979. Depuis, la politique des États-Unis à l’égard de Taïwan est guidée par cinq textes majeurs (le Taiwan Relations Act, les trois « communiqués conjoints sino-américains » et les « Six Assurances »). Ils considèrent qu’il n’existe qu’une seule Chine, la RPC, mais ne prennent pas position sur la « question de la souveraineté de Taïwan » et insistent sur sa « résolution pacifique ». En effet, ces textes ne font que prendre note de la position de Pékin selon laquelle Taïwan fait partie de la RPC sans l’endosser explicitement. En 1979, l’île ne dispose plus que de vingt-quatre alliés diplomatiques, un chiffre proche des quinze chancelleries qui reconnaissent aujourd’hui l’existence

d’un État à Taïwan. Consciente d’être en position de force, la RPC change alors de stratégie pour passer de la « libération » de l’île par les armes à la promotion d’une unification pacifique par le renforcement de liens économiques et humains. Dans un « message aux compatriotes taïwanais » publié le jour de l’établissement des relations officielles avec Washington, les autorités communistes proposent l’ou-

verture d’échanges dans tous les domaines. L’usage éventuel de la force n’est pas abandonné mais relégué en solution de dernier recours.

(1) Cf., par exemple, Gilles Paris et Frédéric Lemaître, « Taïwan, au cœur des tensions entre la Chine et les États-Unis », Le Monde, 15 avril 2021, ou Brendan Scott, « Why Taiwan is the biggest risk for a US-China clash », Bloomberg, New York, 27 janvier 2021 (mis à jour le 5 mai 2021), et Washington Post, 5 mai 2021. (2) Robert D. Blackwill et Philip D. Zelikow, «The United States, China, and Taiwan – a strategy to prevent War », rapport du Council on Foreign Relations, New York, février 2021. (3) « China could attack by 2027 : US admiral », AFP et Taipei Times, 11 mars 2021.

(4) Lire « Taïwan en quête de souveraineté économique », Le Monde diplomatique, mai 2016.

Deux ans plus tard, la Chine va un peu plus loin en formulant les conditions de l’intégration pacifique : l’île pourra conserver « un haut degré d’autonomie en tant que région administrative

(5) Nathalie Guibert, « Taïwan : des incursions aériennes chinoises sans précédent », Le Monde, 25 janvier 2021. (6) Lire Philippe Pons, « L’engrenage de la guerre », dans « Corées. Enfin la paix ? », Manière de voir, n° 162, décembre 2018 - janvier 2019. (7) « Rétablissement des droits légitimes de la République populaire à l’Organisation des Nations unies », résolution 2758, 1976e séance plénière de l’ONU, New York, 25 octobre 1971.

Cet institut au parfum PAR ALICE HÉRAIT *

D

ANS le district de Neihu, en périphérie de Taipei, l’American Institute in Taiwan (AIT) se fait relativement discret. Pas de drapeau, ni de marines en armes, ni de voitures avec plaques diplomatiques ; seul un sceau représentant l’aigle des ÉtatsUnis à la porte d’entrée rappelle à qui le bâtiment appartient. Inauguré en 2018, l’institut s’est éloigné du quartier de Xinyi où se retrouvent généralement les structures diplomatiques du monde entier, des « représentations » d’États – et non des ambassades – car la plupart des nations ne reconnaissent pas Taïwan comme pays.

D’une valeur de 255 millions de dollars (190 millions d’euros), l’« ambassade de facto », comme on l’appelle, possède néanmoins des dimensions colossales. Si l’on y ajoute les bureaux à Kaohsiung, deuxième ville de l’île, la présence américaine rassemble près de 500 employés (contre 1 300 à Pékin). Officiellement, l’AIT se définit comme une organisation à but non lucratif financée par le gouvernement des États-Unis. Officieusement, il constitue l’un de leurs bâtiments diplomatiques les plus chers d’Asie. Selon M. Luke Martin, responsable des affaires culturelles, l’AIT est structuré « comme n’importe quelle ambassade : il y a un responsable des affaires politiques, économiques, culturelles, un bureau des relations presse, des départements chargés du commerce, de l’agriculture, de la défense (1) ». *Journaliste, Taipei.

M. William A. Stanton, directeur entre 2009 et 2012, ne s’en cache pas : « L’AIT a toujours été, dans les faits, une ambassade. Globalement, notre mandat est d’améliorer les relations entre Taïwan et les États-Unis. (…) La plus grande différence réside dans les noms que l’on emploie. La “chancellerie politique” est appelée “affaires générales”. J’étais officiellement “directeur”, mais les Taïwanais m’appelaient “Monsieur l’ambassadeur”. » Il n’est pas nommé par la Maison Blanche ni confirmé par le Sénat à l’instar des autres ambassadeurs, mais il assume les mêmes fonctions. « Au lieu de recevoir ma lettre de la part du président, je l’ai reçue de la part d’Hillary Clinton [alors secrétaire d’État] », souligne l’ancien diplomate. Il vit toujours à Taïwan et il enseigne comme professeur invité à la prestigieuse université Chengchi, à Taipei (2). Après sa reconnaissance de la République populaire de Chine, en 1979, Washington a déménagé son ambassade à Pékin et pris une série de mesures évitant toute présence officielle à Taïwan. Avant 2002, explique encore M. Stanton, les employés américains devaient démissionner de leurs fonctions de diplomate avant d’accepter un poste à Taipei. Tout comme les militaires. Cela n’est plus le cas. Les relations taïwano-américaines prennent une tournure de plus en plus officielle, notamment depuis la présidence de M. Donald Trump. Cette évolution a alimenté les tensions déjà existantes entre les deux rives du détroit de Formose depuis l’élection, en 2016, de la présidente Tsai Ing-wen. Le 10 janvier 2021, juste avant l’investiture de M. Joseph Biden, le secrétaire d’État Michael Pompeo a même annoncé que « les règles instaurées dans le but d’apaiser Pékin devraient être caduques ». Il a levé toutes

les restrictions concernant les contacts entre officiels américains et taïwanais. Aujourd’hui, démocrates comme républicains soutiennent une politique « dure » envers Pékin. M. Biden a d’ailleurs invité la représentante de Taïwan aux États-Unis, Mme Hsiao Bi-khim, à sa cérémonie d’investiture. Des visites de personnalités américaines, à un niveau de responsabilité jamais atteint depuis 1979, ont eu lieu : que ce soit celle du ministre de la santé Alex Azar, en mars 2020 (sous l’administration Trump), ou celle de l’ambassadeur américain aux îles Palaos, où Washington envisage de créer une nouvelle base militaire, le 1er avril 2021.

Le porc dopé à la ractopamine désormais autorisé

de l’AIT mesurent d’ailleurs leur succès au montant des contrats signés : « Durant mon mandat, nous avons vendu pour environ 13 milliards de dollars d’armement [9,6 milliards d’euros], un chiffre d’affaires légèrement inférieur à celui réalisé sous Trump », souligne M. Stanton. Le 9 juillet 2019, le Congrès américain approuve la vente de 66 avions de combat multirôle F-16V, 108 chars M1A2T Abrams, 250 missiles de défense aérienne Stinger, et d’autres armes. L’administration Trump a mis au point un système d’évaluation des besoins (need-based review system) qui permet de répondre plus rapidement aux demandes en équipements militaires de Taipei. En novembre 2020, « l’état-major de la marine taïwanaise a confirmé, pour la première fois, la présence d’un corps de marines américains d’active – et non de retraités – stationnés sur la base navale de Zuoying (3)» au sud de l’île, afin de former pendant quatre semaines les militaires taïwanais.

Pour Mme Hsiao, « la défense et la sécurité constituent l’objectif premier [pour Taïwan]. Viennent ensuite le champ des relations économiques et, en troisième position, notre participation internationale et nos autres partenariats politiques », ainsi qu’elle le confie dans une interview au magazine spécialisé dans l’actualité de l’AsiePacifique The Diplomat, le 9 février 2021.

Toutefois Washington refuse de vendre des F-35 capables de faire face aux avions de chasse chinois, voulant rester le seul et unique gardien de l’équilibre géostratégique dans la région. «L’objectif n’est pas d’inverser le rapport de forces actuel », explique Yeh Yao-Yuan, chef du département des études internationales à l’université de Saint-Thomas, à Houston, pour justifier la décision américaine.

Taïwan et les États-Unis ne sont liés par aucun accord de défense. Mais, par le Taiwan Relations Act, signé en 1979, ces derniers se sont engagés à fournir aux 23,5 millions d’habitants de l’île les moyens de se défendre. Washington dispose d’un quasi-monopole sur les ventes d’armes (à l’exception de quelques livraisons, notamment en provenance de la France). Les directeurs successifs

(1) Interview de M. Luke Martin, The KK Show #67, YouTube, 16 février 2021. (2) En poste en Chine, en Australie et en Corée du Sud, notamment, ce diplomate a reçu la médaille du « service civil exceptionnel » du département de la défense des États-Unis, pour ses contributions au commandement des forces américaines en Corée de 2006 à 2009. (3) Catherine Bouchet-Orphelin, « Exercices militaires conjoints des marines. La gifle américaine », Asie21-Futuribles, n° 144, Paris, novembre 2020.

ENTRE

P ÉKIN

ET

7

WASHINGTON

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

du « rêve chinois » spéciale » et Pékin ne s’ingérera pas dans tout ce qui relèvera des « affaires locales ». Autrement dit, les Taïwanais pourront conserver leur système économique et leur mode de vie. Ces propositions constituent l’acte de naissance de la formule « un pays, deux systèmes », finalement appliquée à Hongkong. La position de Pékin n’a ensuite plus évolué. Dans le discours qu’il a prononcé à l’occasion des 40 ans du « message aux compatriotes taïwanais », le 2 janvier 2019, le président Xi Jinping rappelait encore que la seule perspective pour Taïwan était l’intégration à la Chine populaire dans le cadre d’« un pays, deux systèmes », Taipei ne pouvant prétendre qu’au statut d’autorité locale.

N

Cette intransigeance prend racine dans la persistance d’une conception essentialiste de la nation qui considère les liens du sang comme primordiaux : étant originaires du continent, les Taïwanais sont forcément chinois. Ils n’ont pas leur mot à dire à ce sujet, l’histoire et leurs ancêtres parlent pour eux. Or l’histoire, selon M. Xi Jinping et son « rêve chinois » formulé en 2012, après son accession à la tête du PCC, pousse l’ensemble des Chinois à redonner sa fierté à leur pays en effaçant le « siècle d’humiliations » subi à partir de la fin de la première guerre de l’opium (1842) (8). Après le retour de Macao et de Hongkong, Taïwan reste le dernier territoire perdu, la dernière « humiliation ».

Réveil des consciences citoyennes

ONOBSTANT le différend idéologique qui l’opposait au PCC, ce nationalisme essentialiste, faisant de la régénérescence de la grandeur de la nation chinoise une mission sacrée, était partagé par Tchang Kaï-chek et le KMT, qui l’imposèrent à la population de Taïwan. Avec d’autant plus de facilité que plus d’un million de continentaux, équivalant à 15 % de la population de l’île, y avaient trouvé refuge. Mais, dans le sillage de la démocratisation de l’île, à partir de la fin des années 1980, le nationalisme chinois est concurrencé par l’identification croissante à une nation taïwanaise ayant certes une partie de ses racines culturelles en Chine, mais également sa propre trajectoire historique et politique. Cette dynamique identitaire aboutit à la première alternance et à la formation d’un gouvernement indépendantiste en 2000.

À la suite de sa défaite et considérant désormais l’indépendantisme taïwanais comme son principal ennemi, la direction conservatrice du KMT amorce un rapprochement avec le PCC au nom de leur attachement commun à la « Grande Chine ». Il revient au pouvoir en 2008, en s’appuyant sur des milieux d’affaires et des médias largement acquis à sa cause, en usant d’un double discours auprès de la population sur les questions de souveraineté et en lui faisant miroiter les retombées économiques du rapprochement avec le continent. Sous la présidence de M. Ma Ying-jeou, dix-neuf accords sont

signés avec Pékin, qui posent notamment les bases d’un « marché commun des deux rives ». Les échanges en tous genres se multiplient et la dépendance économique de Taïwan à l’égard de la Chine, déjà importante, prend des proportions inquiétantes aux yeux des indépendantistes : 40 % des exportations s’y dirigent. La voie tracée trente ans plus tôt par les autorités chinoises pour parvenir à l’unification pacifique semble devenue une autoroute. Mais le « rêve chinois » prend fin en 2014. Le gouvernement KMT est alors confronté à une mobilisation nationale contre un accord de libéralisation des services qu’il tente de faire passer en force au Parlement. Autorisant les investissements chinois dans les secteurs de l’édition, des médias et de la culture, mais aussi l’ouverture du marché de l’emploi local aux travailleurs chinois, cet accord suscite les plus grandes craintes. L’occupation du Parlement et des rues alentour pendant trois semaines et demie lors du « mouvement des tournesols (9) » cristallise plusieurs années de mécontentement et marque un tournant dans les relations avec la Chine. Cela provoque le réveil des consciences citoyennes chez les moins de 40 ans, qui n’ont connu que la démocratie, et révèle une nouvelle génération de militants et de politiciens beaucoup plus méfiante à l’égard des conséquences politiques de la poursuite de l’intégration économique des deux rives.

Les enquêtes conduites depuis une quinzaine d’années montrent le renforcement continu de l’identification à une « nation taïwanaise » indépendante et souveraine. En 2020, selon le Centre d’études des élections de l’Université nationale Chengchi, à Taipei, les deux tiers de la population se disaient « uniquement taïwanais », contre moins d’un cinquième en 1992. Une enquête publiée dans le magazine CommonWealth confirme ce chiffre et donne une image plus précise de la situation vue de Taïwan (10). Deux tendances se dessinent. D’une part, les relations avec la Chine ne peuvent plus se développer selon la feuille de route de Pékin. L’attractivité économique du continent s’affaisse, et 90% de la population rejette la formule « un pays, deux systèmes ». D’autre part, chez les moins de 30 ans, le « rêve chinois » est bel et bien terminé. Plus des quatre cinquièmes d’entre eux se considèrent « uniquement taïwanais », les deux tiers pensent que « Taïwan » plutôt que « République de Chine » devrait être le nom de leur pays, et presque autant se prononcent en faveur de l’indépendance. Les Taïwanais étant devenus sourds aux sirènes de la coprospérité chinoise, Pékin brandit de nouveau la menace militaire. Mais ce changement d’approche se heurte à l’évolution rapide des rapports sino-américains. Depuis la rupture de leurs relations diplomatiques, Washington n’est plus lié à Taipei par un traité de défense. Le Taiwan Relations Act, une loi adoptée en avril 1979,

P

souligne cependant l’importance d’une résolution pacifique du différend qui oppose les deux rives, prévoit la fourniture à Taïwan des armes nécessaires à sa défense et engage à « maintenir la capacité des États-Unis à résister à l’emploi de la force ou d’autres formes de coercition qui mettraient en danger

E

la sécurité ou le système économique et social » de l’île. Tout en évitant de notifier de façon explicite l’hypothèse d’une intervention militaire en cas d’agression chinoise, la formule la rend néanmoins possible ; elle est au fondement de l’« ambiguïté stratégique » maintenue par Washington.

La carte des semi-conducteurs

N FAIT, aux yeux des États-Unis, Taïwan a toujours été un pion dont la valeur stratégique relative s’inscrit dans des calculs de realpolitik régionale. Or cette valeur est en hausse depuis quelques années. Après avoir été une brique dans la politique d’endiguement du communisme pendant la guerre froide, l’île est devenue le modèle de société capitaliste et démocratique que Washington pensait insuffler en Chine au moyen d’une politique d’« engagement ». Pendant trois décennies, cette approche, associée aux appétits de multinationales y déversant leurs industries polluantes et gourmandes en main-d’œuvre corvéable, a présidé à l’optimisme des dirigeants américains quant à son intégration dans « leur monde ». Encore majoritaire au sein de l’administration Obama, elle a cédé le pas à une perspective plus conflictuelle sous les administrations Trump et Biden. Taïwan y occupe une place non négligeable.

Sur le plan géostratégique, elle reste un maillon essentiel de la première chaîne insulaire qui va du Japon à l’Indonésie, barrant l’accès au Pacifique

ouest à la marine chinoise. Au niveau économique, Taïwan est amenée à jouer un rôle capital dans la volonté de Washington de freiner l’ascension chinoise. Notamment dans le projet de l’administration Biden de constituer une alliance des « techno-démocraties ». Les fonderies de l’île produisent en effet la majeure partie des semi-conducteurs de dernière génération, composants indispensables à l’économie numérique mondiale (smartphones, objets connectés, intelligence artificielle, etc.) (11). Les ÉtatsUnis veulent s’assurer que ces capacités resteront dans leur camp.

T ANGUY L EPESANT . (8) Lire Alain Roux, « Les guerres de l’opium revisitées », Le Monde diplomatique, octobre 2004. (9) Lire Jérôme Lanche, « À Taïwan, les étudiants en lutte pour la démocratie », Lettres de…, 28 mars 2014, blog.mondediplo.net (10) «Taiwan vs. République de Chine, le conflit de générations surpasse la division sud-nord», CommonWealth, n° 689, Taipei, 31 décembre 2019 (en chinois). (11) Lire Evgeny Morozov, « Doit-on craindre une panne électronique ? », Le Monde diplomatique, août 2021.

Les Nations unies dans le texte

ROCLAMÉE en 1949, la République populaire de Chine a été reconnue par la France en 1964. Mais elle a dû attendre vingt-deux ans avant de l’être par l’Organisation des Nations unies (ONU). Jusqu’en 1971, c’est Taïwan qui y représentait la Chine. Sous le titre « Rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine à l’Organisation des Nations unies », la résolution 2758 stipule :

L’Assemblée générale, Rappelant les principes de la Charte des Nations unies, Considérant que le rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine est indispensable à la sauvegarde de la Charte des Nations unies et à la cause que l’Organisation des Nations unies doit servir conformément à la Charte,

Reconnaissant que les représentants du Gouvernement sont les seuls représentants légitimes de la Chine à l’Organisation des Nations unies et que la République populaire de Chine est un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, Décide le rétablissement de la République populaire de Chine dans tous ses droits et la reconnaissance des représentants de son gouvernement comme les seuls représentants légitimes de la Chine à l’Organisation des Nations unies, ainsi que l’expulsion immédiate des représentants de Tchang Kaï-chek du siège qu’ils occupent illégalement à l’Organisation des Nations unies et dans tous les organismes qui s’y rattachent. 1976e séance plénière de l’ONU, 25 octobre 1971.

© CHEN CHING-YUAN - GALERIE MOR CHARPENTIER, PARIS

d’ambassade

CHEN CHING-YUAN. – « Card Stunt XXIV – A line with me », (Cascade de cartes – Une ligne avec moi), 2020

Si l’administration Tsai et la presse internationale se félicitent de ces étroites relations taïwano-américaines, l’opposition y voit un danger. Le porte-parole du Kuomintang, M. Ho Chih-Yung, estime que « malheureusement, le gouvernement a cessé de poursuivre une politique prudente entre les États-Unis et la Chine ; il a choisi de devenir un pion dans l’échiquier géopolitique entre les deux grandes puissances». Ce parti très anticommuniste, qui a longtemps considéré la réunification sous

son égide, avec la Chine comme l’objectif absolu, est désormais largement divisé. Une partie de ses membres revendiquent désormais le « statu quo pacifique » : Washington comme allié sur le plan stratégique, la Chine comme partenaire économique essentiel. À l’opposé, le Parti démocrate progressiste (DPP) au pouvoir voit les États-Unis comme un allié de premier plan pour contrer la pression chinoise et se rapprocher de l’indépendance, largement soutenue par la jeune génération (lire l’article ci-dessus), tout en prônant, lui aussi, un « statu quo pacifique ». « Taïwan n’a pas intérêt à prendre parti alors qu’elle négocie avec deux puissances majeures dont les intérêts sont antagonistes, nous précise M. Ho. Car personne ne veut voir de conflits éclater. » Selon Yeh Yao-Yuan, la relation actuelle est, au contraire, équilibrée : « Taïwan a besoin de l’assistance des États-Unis afin de préserver sa souveraineté, les États-Unis ont besoin de Taïwan pour faire avancer leurs intérêts stratégiques et contrer la Chine. » Et Mme Tsai ne rate pas une occasion de montrer l’efficacité de ce rapprochement. Le 6 juin 2020, les trois lettres « USA », visibles de loin, barraient la façade du Grand Hotel, monument représentatif de la capitale, en remerciement du don de 750 000 vaccins. Quatorze jours plus tard, l’Amérique annonçant l’envoi de 2,5 millions de vaccins, c’était à la très emblématique tour Taipei 101 d’afficher : « Vive l’amitié entre les ÉtatsUnis et Taïwan ». Il faut dire qu’il n’y a presque plus une ombre au tableau depuis que la présidente a levé, en août 2020, un point de constante tension : l’interdiction d’importer du porc américain élevé à la ractopamine, substance destinée à doper les muscles des animaux et interdite en Europe, notamment.

Cette question empoisonne l’accord-cadre sur le commerce et les investissements (en anglais, Trade and investment framework agreement, TIFA) signé en 1994 entre Washington et Taipei, plusieurs fois suspendu à cause des produits carnés. Le gouvernement taïwanais espère que la reprise des discussions mènera à un large accord de libre-échange, permettant de rompre la dépendance à la Chine, toujours premier partenaire commercial.

Un lobby peu médiatisé mais très efficace Certes, Mme Tsai ne cesse d’affirmer que, à la différence de M. Chen Shui-bian, son prédécesseur du DPP à la présidence (2000-2008), elle ne se prononce pas pour l’indépendance de l’île. Mais, en sous-main, celle-ci recherche toujours plus de garanties et d’officialité. « Renforcer la capacité de dissuasion de Taïwan est crucial pour notre survie sur le long terme », résume Mme Hsiao (4). À Washington, le lobby taïwanais, qui reste bien moins médiatisé que le lobby israélien, joue un rôle majeur, notamment pour encourager la vente d’armes. « [Des think tanks] produisent des analyses clairement faites pour peser sur la politique extérieure des États-Unis (…) mais ils ne mentionnent pas directement qu’elles sont financées par la représentation de Taïwan à Washington », nous assure Eli Clifton, chercheur au Quincy Institute for Responsible Statecraft, favorable à la démilitarisation de la politique extérieure américaine. Ainsi le Project 2049 Institute fait partie de ces organisations exerçant leur influence en coulisses. Financé par Taipei et

l’industrie de l’armement américaine, l’organisme publie de nombreux articles plaidant pour que Washington défende la participation de l’île aux organisations internationales, renforce la légitimité de l’AIT et encourage l’intégration économique entre les alliés du Pacifique. D’autres études agitent le spectre d’une invasion chinoise (5). Elles ne manquent pas de mettre en avant le discours de M. Xi Jinping, pour les 100 ans du Parti communiste chinois, le 1er juillet 2021. Appelant à « faire progresser la réunification pacifique de la patrie» et à «faire résolument échec à toute tentative visant à l’“indépendance de Taïwan” » (6), celui-ci lance cette menace à peine voilée : « Nul ne doit sous-estimer la détermination, la volonté et la compétence du peuple chinois pour défendre la souveraineté nationale et l’intégrité du territoire. » Quant au rôle exact de l’AIT, la direction de cette vraie-fausse ambassade a refusé de répondre à nos questions, et l’arrivée de la nouvelle directrice Mme Sandra Oudkirk, n’y a rien changé. Même mutisme du côté du ministère de la défense taïwanais. Alors qu’« il y a forcément des canaux pour parler de militaires à militaires, note Hugo Tierny, doctorant spécialisé sur les questions de défense dans le détroit de Taïwan, cette partie des relations se caractérise par une grande discrétion ». Le moins que l’on puisse dire.

A LICE H ÉRAIT . (4) Shannon Tiezzi, « What to expect from US-Taiwan relations in 2021 (and beyond) », interview de Mme Hsiao Bi-khim, The Diplomat, Arlington (États-Unis), 11 février 2021. (5) Jae Chang, « Coordinated competition in the Indo-Pacific », Project 2049 Institute, Arlington, 1er juillet 2021. (6) Discours intégral en français disponible sur le site de Xinhua, Pékin, http://french.xinhuanet.com

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

8

L A C HINE S ’ ENGOUFFRE

DANS UNE RÉGION

Combat de l’aigle et du dragon Des navires américains croisent en mer de Chine. Plus silencieusement, Pékin avance ses pions dans une région que la Maison Blanche considère comme son « arrière-cour » : l’Amérique latine. Après avoir tenté de revenir dans le giron de Washington, les gouvernements conservateurs du souscontinent, élus à partir du milieu des années 2010, découvrent que les États-Unis sont un allié exigeant, et peu généreux.

A N N E -D O M I N I Q U E C O R R E A *

E

N décembre 2020, la Corporation financière pour le développement (DFC), une agence américaine de financement, débarque en Équateur avec, dans ses valises, un « nouveau modèle » d’accordcadre destiné aux pays latino-américains. Celui-ci consiste en l’octroi d’un prêt de 3,5 milliards de dollars (2,9 milliards d’euros) pour « aider » Quito à rembourser la « dette prédatrice » contractée auprès de Pékin une douzaine d’années auparavant. En échange, l’Équateur s’engage à intégrer le « réseau propre », un programme inauguré en 2019 par l’ancien président américain Donald Trump qui vise à exclure les entreprises chinoises des contrats d’installation de la 5G dans le monde.

Marché conclu. Le 14 janvier 2021, le président conservateur équatorien Lenín Moreno réaffirme sa loyauté envers la Maison Blanche, quitte à retarder le développement de l’intelligence artificielle, de la robotisation et de l’industrie des objets connectés dans son pays. De leur côté, les États-Unis ne dissimulent pas la nature de leur motivation : « La DFC a été créée pour qu’aucun pays autoritaire n’ait une influence indue sur un autre », explique M. Adam Boehler, directeur de l’agence (1). Longtemps insensible à l’arrivée de Pékin dans son « arrière-cour », Washington se montre désormais préoccupé : le potentiel déploiement de la 5G par Huawei dans la région semble avoir changé la donne. Paradoxalement, l’« invasion chinoise » de l’Amérique latine que dénoncent les États-Unis résulte directement de leurs propres options géopolitiques dans la région. De sorte que la situation actuelle s’expliquerait moins par la rouerie du dragon que par les coups de bec de l’aigle. Depuis l’intégration de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC),

en 2002, sa présence a considérablement progressé en Amérique latine. Tout d’abord parce que les États-Unis regardaient ailleurs. Après avoir promis lors de la campagne présidentielle de 2000 de faire oublier l’« indifférence de Washington (2) » à l’égard de la région, M. George W. Bush consacre ses mandats à la lutte contre le terrorisme au Proche-Orient et en Afghanistan à la suite des attentats du World Trade Center de 2001. En avril 2009, trois mois après avoir emménagé à la Maison Blanche, M. Barack Obama proclame « un nouveau chapitre de la relation (3) » entre les États-Unis et ses voisins du Sud. Mais un autre espace le préoccupe davantage : en 2011, il décide de « rééquilibrer » la politique étrangère de son pays à travers un « pivot » vers l’Asie et le Pacifique, reléguant l’Amérique latine très loin dans l’ordre de ses priorités géopolitiques. Le deuxième facteur explicatif des succès chinois au sud du Rio Bravo remonte aux années 1980, lorsque la crise de la dette ravage la région. Livrée aux « bons soins » du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, elle subit une sévère cure d’ajustement structurel : pendant que la croissance du produit intérieur brut (PIB) par habitant de la région s’effondre – passant de 80 % entre 1960 et 1979 à 11 % entre 1980 et 1999 –, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté double pratiquement, de près de 120 millions en 1980 à plus de 210 millions en 2004. Ce grand plongeon dans la misère explique au moins en partie l’arrivée au pouvoir de dirigeants de gauche au cours de la première décennie des années 2000. Lassée de l’ingérence des États-Unis, cette « vague rouge » cherche à s’émanciper de la tutelle de Washington.

Engouement pour les routes de la soie

T

OUT juste élu à la tête de l’État équatorien, M. Rafael Correa qualifie en 2007 le représentant de la Banque mondiale de « persona non grata ». Il ferme la base militaire américaine de Manta et suspend les négociations en vue d’un accord de libre-échange avec les États-Unis. La même année, le président Hugo Chávez retire le Venezuela du FMI et de la Banque mondiale, les accusant d’être des « instruments de l’impérialisme » servant à « piller » les pays pauvres (4). En Bolivie, le président Evo Morales exige le départ de l’ambassadeur américain ainsi que des représentants de la Drug Enforcement Administration (DEA), alors qu’il vient d’essuyer une tentative de coup d’État, en 2008. Cinq ans plus tard, il expulse l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid), lui reprochant de « poursuivre des fins politiques plutôt que sociales (5) ». Dans le même temps, ces gouvernements nationalisent certaines ressources naturelles et augmentent les impôts sur les profits des sociétés transnationales opérant sur leur territoire. « Ces mesures ont fait fuir diverses entreprises occidentales qui ne voulaient plus travailler dans les nouvelles conditions posées par les gouvernements de gauche », nous explique Rebecca Ray, chercheuse en économie à l’université de Boston et spécialiste des relations sino-latinoaméricaines.

* Journaliste.

Dans un tel contexte, peu de nations disposent des ressources technologiques et financières susceptibles de subvenir aux besoins d’une Amérique latine désireuse d’indépendance. Tous les yeux se tournent donc vers Pékin. Dans son premier Livre blanc consacré à l’Amérique latine, paru en 2008 (6), la puissance asiatique se présente comme un partenaire au « niveau de développement similaire » à celui des pays latino-américains. Elle promet une coopération fondée sur « l’égalité, le bénéfice mutuel et le développement partagé ». Au lendemain de la crise de 2008, les institutions financières chinoises (la Banque de développement de Chine et la Banque d’exportation et d’importation de Chine) proposent des crédits aux pays de la région qui ont des difficultés à emprunter sur les marchés internationaux, tels que le Venezuela, l’Argentine ou l’Équateur. Plus flexible que Washington, Pékin offre la possibilité d’être remboursé en matières premières. Cette formule permet à la Chine de sécuriser ses approvisionnements en ressources naturelles afin de répondre à l’appétit croissant de ses classes moyennes. Une stratégie « gagnant-gagnant » qui porte ses fruits. La Chine est désormais le premier partenaire commercial du Brésil, du Chili, du Pérou et de l’Uruguay ainsi que le principal créancier de la région. Depuis 2005, elle a déboursé près de 137 milliards de dollars en prêts pour financer des projets d’infrastructure

© NICOLÁS ROMERO

PAR

NICOLÁS ROMERO. – « Naturaleza muerta » (Nature morte), Cancún, Mexique, 2019

(ports, routes, barrages ou chemins de fer) (7) : aujourd’hui, le montant des crédits chinois octroyés à la région dépasse ceux de la Banque mondiale et de la Banque interaméricaine de développement (BID) réunis (8). Soudain et massif, le débarquement de la Chine suscite quelques inquiétudes : en échappant aux États-Unis, l’Amérique latine serait-elle tombée sous le joug d’un nouvel empire, celui « du Milieu » ? « Par-delà le discours de coopération Sud-Sud, des asymétries perdurent, analyse Sophie Wintgens, chargée de recherches au Centre d’étude de la vie politique à l’Université libre de Bruxelles. Sur le plan commercial, la Chine a permis une diminution de la dépendance des États latino-américains vis-à-vis des États-Unis. Par contre, elle reproduit le modèle d’échange NordSud : elle vend des produits manufacturés et achète des matières premières. » Sur le plan économique, le phénomène de « dépendance » dénoncé au fil du XXe siècle par les économistes progressistes latino-américains persiste. Et il pourrait s’intensifier encore avec l’intégration de dix-huit pays de la région aux nouvelles routes de la soie chinoises, un vaste programme d’infrastructures lancé en 2013 par M. Xi Jinping afin de placer la Chine au cœur des réseaux commerciaux et géopolitiques mondiaux. Dans une région qui souffre d’un déficit criant d’investissement dans les infrastructures – après l’Afrique subsaharienne, la région est celle qui dépense le moins dans ce secteur (3,5 % par an selon la BID [9]) –, de telles angoisses passent toutefois au second plan. La construction d’un chemin de fer transcontinental reliant les côtes atlantique et pacifique, l’un des projets-phares de Pékin, épouse par ailleurs les rêves des milieux patronaux locaux, notamment brésiliens. « La Chine ne fait que combler les lacunes laissées par des décennies de politiques néolibérales qui ont réduit la place de l’État en confiant notre développement quasi exclusivement aux forces du marché, défend M. Osvaldo Rosales, ex-directeur de la division du commerce international et de l’intégration de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc). Bien plus que la Chine, ce sont elles qui sont responsables de cette structure du commerce. » Ces nouvelles routes de la soie suscitent un engouement tel que Pékin impose sa politique d’« une seule Chine ». Entre 2017 et 2018, le Salvador, Panamá et la République dominicaine décident de reconnaître diplomatiquement la Chine

afin de pouvoir prendre part au projet – faisant tomber à neuf le nombre d’alliés de Taipei dans la région. Le rapprochement du géant asiatique avec les pays caribéens, situés au carrefour des océans Atlantique et Pacifique, sécurise l’accès à des hubs stratégiques pour le commerce, et permet l’élargissement du réservoir chinois de votes au sein des institutions internationales. À Pékin, on dénonce volontiers l’attitude de Washington : les États-Unis « considèrent l’Amérique latine comme leur arrière-cour », déclarait, en 2019, un porte-parole du ministère des affaires étrangères, M. Lu Kang, avant de présenter son pays comme le « vrai ami » des Latino-Américains (10). Sur le terrain, toutefois, la population constate que les entreprises chinoises ne se comportent pas nécessairement de façon plus altruiste que leurs homologues américaines. « La Chine n’est pas toujours bien vue dans la région, résume Mme Margaret Myers, directrice du programme Asie et Amérique latine du think tank InterAmerican Dialogue. Les investissements chinois se heurtent de plus en plus aux

D

inquiétudes de la part d’organisations de la société civile. » En Équateur, en 2014, la mort de treize ouvriers lors de l’inondation du chantier de l’immense barrage hydroélectrique Coca Codo Sinclair a mis en lumière des irrégularités liées aux conditions de travail. Un an plus tard, au Pérou, le président Ollanta Humala doit déclarer l’état d’urgence dans l’État de Las Bambas à la suite de manifestations menées par des résidents locaux contre un projet d’extraction de cuivre qui se soldent par la mort de quatre personnes. En 2018, la Bolivie reporte la construction du barrage hydroélectrique de Rositas, après que des communautés locales se sont plaintes de ne pas avoir été consultées au préalable du lancement du projet. « En opérant sur une base bilatérale, la Chine crée une concurrence entre les pays, ce qui pousse les normes environnementales et sociales des traités à la baisse », analyse Sophie Wintgens. « Les performances environnementales et sociales des investisseurs chinois ne sont pas pires que celles des Occidentaux », rétorque Rebecca Ray, concédant implicitement qu’elles ne sont pas meilleures.

De retour dans les bras de Washington

E retour au pouvoir dans la plupart des pays à partir de 2014, la droite opère un réalignement sur les préférences géopolitiques de Washington : d’alliée, la Chine passe au rang de menace. En visite à Washington, le président salvadorien Nayib Bukele assure en 2019 que la Chine « développe des projets qui ne sont pas réalisables, laissant les pays avec des dettes énormes qui ne peuvent pas être remboursées et utilise cela comme levier financier (11) ». En Équateur, M. Moreno qualifie les accords conclus par son prédécesseur avec la Chine d’« opaques » et leur reproche de « porter

(1) Demetri Sevastopulo et Gideon Long, « US development bank strikes deal to help Ecuador pay China loans », Financial Times, Londres, 14 janvier 2021. (2) Tim Padgett, « Why Latin America bashes Bush », Time, New York, 4 novembre 2005. (3) Michael Reid, « Obama and Latin America », Foreign Affairs, New York, septembre-octobre 2015. (4) « Le Venezuela se retire du FMI et de la Banque mondiale », Agence France Presse (AFP), Paris, er mai 2007. 1 (5) « Evo Morales expulsa a Usaid de Bolivia », 1er mai 2013, www.rfi.fr (6) « China’s policy paper on Latin America and the Caribbean », Xinhua, Pékin, 6 novembre 2008. (7) « China’s engagement with Latin America and the Caribbean », Congressional Research Service, Washington, DC, 17 octobre 2018.

préjudice au pays » (12). Lors de sa campagne électorale en 2018, le conservateur brésilien Jair Bolsonaro déclare que « la Chine n’achète pas au Brésil, mais achète le Brésil (13) », au risque de contrarier l’une de ses plus puissantes bases sociales : les grands exportateurs de viande bovine et de soja qui dépendent amplement du marché chinois. Confrontés à des difficultés économiques, plusieurs pays trouvent réconfort dans les bras du FMI. En 2018, le président argentin Mauricio Macri recourt au plus grand sauvetage financier de l’histoire du

(8) Macarena Vidal Liy, « China prestó más dinero a América Latina en 2015 que el BM y el BID juntos», El País, Madrid, 12 février 2016. (9) Eduardo Cavallo et Andrew Powell, « Informe macroeconómico de América Latina y el Caribe 2019», BID, Washington, DC, 2019. (10) « China says US criticism of its role in Latin America is “slanderous” », Reuters, Londres, 15 avril 2019. (11) Nelson Renteria, « Responding to El Salvador president-elect, China denies it meddles », Reuters, 14 mars 2019. (12) « EEUU llegó a un acuerdo con Ecuador de USD 3500 millones para ayudarlo “a salir de la trampa de la deuda china” », 16 janvier 2021, www.infobae.com (13) Jack Spring, « Discurso anti-China de Bolsonaro causa apreensão sobre negócios com o país », Reuters, Londres, 25 novembre 2018.

DÉLAISSÉE PAR LES

9

É TATS -U NIS

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

en Amérique latine pays : une enveloppe de 57 milliards de dollars versée par le FMI. En 2019 et 2021, les conservateurs Lenín Moreno et Iván Duque obtiennent respectivement des prêts de 4,5 milliards et 11 milliards de dollars en échange de paquets de mesures austéritaires. Celles-ci se heurtent toutefois à d’importantes mobilisations et seront finalement retirées. Mais surtout, la «vague bleue» fragilise la position géopolitique latino-américaine en la privant de son principal bouclier contre les pressions externes : l’intégration régionale. Elle délaisse la Communauté des États de l’Amérique latine et des Caraïbes (Celac), seul forum qui rassemble les trente-trois pays de la région et principal lieu de discussion avec la Chine. De même, à la suite de dif-

Q

férends au sujet de la crise vénézuélienne en 2018, six pays de la région (14) suspendent leur participation à l’Union des nations sud-américaines (Unasur), censée servir de contrepoids à l’Organisation des États américains (OEA), bras armé de Washington dans la région. En 2019, l’Unasur est évincée par le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud, plus connu sous son acronyme Prosur (Prosud) (15). «Ce mécanisme pervers devrait en réalité s’intituler “Pronord”, ironise M. Ernesto Samper, ancien président colombien (1994-1998) et ancien secrétaire général de l’Unasur (2014-2017). Cette alliance de pays de droite n’est soudée que par la haine envers le Venezuela et le servilisme vis-à-vis des États-Unis.» Ainsi divisée, l’Amérique latine redevient une proie facile pour l’aigle nord-américain.

Pékin envoie des millions de vaccins

UAND M. Trump entre à la Maison Blanche, en 2016, il ne semble pas plus intéressé par la région que ses prédécesseurs. Obsédé par la construction d’un mur à la frontière mexicaine et par l’asphyxie financière du Venezuela, sa politique vis-à-vis de l’Amérique latine semble guidée par les exigences de la communauté hispanique dans son pays ainsi que par sa volonté de contenir l’immigration en provenance d’Amérique centrale. En 2017, M. Trump retire même les États-Unis de l’Accord de partenariat transpacifique, un traité impulsé par M. Obama en 2015 pour rivaliser avec la Chine dans son voisinage, et ratifié par le Mexique, le Chili et le Pérou.

La feuille de route chinoise «Made in China 2025» marque un tournant. Lancé en 2015, ce programme prévoit de rendre Pékin autonome sur le plan technologique en investissant davantage dans les secteurs de pointe tels que la robotique, l’intelligence artificielle ou encore l’information. Un an plus tard, la Chine annonce, dans un nouveau Livre blanc destiné à l’Amérique latine, l’ouverture d’une «nouvelle phase» de coopération davantage focalisée sur l’« innovation scientifique et technologique », et ajoute vouloir développer les «échanges» sur le plan militaire (16). Dès lors, « l’engagement de la Chine [dans la région] change de nature, observe Margaret Myers. La Chine ne vend plus des chaussures, des textiles ou des seaux en plastique, mais un large éventail de biens et de services à haut contenu technologique». Les entreprises de télécommunications chinoises commencent à exporter des caméras de surveillance en Équateur et en Bolivie ou à fabriquer des cartes d’identité « intelligentes » pour le Venezuela. Pékin s’est également lancé dans la construction d’un observatoire spatial en Patagonie et a vendu des armes et des systèmes militaires à différents pays latino-américains pour un montant de 615 millions de dollars entre 2015 et 2019. Les États-Unis se réveillent alors avec la gueule de bois : la Chine n’est plus l’« atelier du monde » mais une puissance technologique, qui pourrait prétendre dicter les règles du commerce des industries du futur. En 2017, la Chine a ainsi déposé deux fois plus de brevets que les ÉtatsUnis. Sentant la domination américaine vaciller, M. Trump réagit. Dès 2017, il désigne la Chine comme « une menace » à la « sécurité nationale » (17). Deux ans plus tard, il interdit aux entreprises de son pays de s’équiper auprès de fournisseurs chinois – Huawei, ZTE, Dahua et Hikvision – sous prétexte que ces derniers « surveillent » les gouvernements étrangers pour le compte du Parti communiste chinois (PCC) et qu’ils voleraient les technologies des États-Unis. Le rideau de fer de cette «guerre froide technologique» ne tarde pas à tomber sur l’Amérique latine. En 2018, lors d’un discours à l’université d’Austin au Texas, M. Rex Tillerson, alors secrétaire d’État de M. Trump, assure que la Chine «utilise sa puissance économique pour placer la région sous son contrôle» et prévient que «l’Amérique latine n’a pas besoin de nouveaux pouvoirs impériaux uniquement motivés par la quête de profit» (18). Un discours au parfum de doctrine Monroe.

Dès lors, les États-Unis multiplient les offensives pour reprendre la main. En septembre 2018, Washington rappelle ses représentants diplomatiques au Panamá, en République dominicaine et au Salvador en guise de représailles à la suite de leur rupture avec Taïwan. Un mois plus tard, le nouveau secrétaire d’État américain Mike Pompeo se rend à Panamá pour « sensibiliser » le gouvernement de M. Juan Carlos Varela à l’« activité économique prédatrice » des entreprises chinoises (19). Depuis, le Panamá a annulé cinq projets d’infrastructures financés par le géant asiatique. De la même manière, en visite au Chili, M. Pompeo met en garde le président Sebastián Piñera au sujet du « contrôle » exercé sur Huawei par le gouvernement chinois (20). Quelques mois plus tard, le Chili décide d’écarter l’entreprise de son projet de câble sous-marin transpacifique au profit d’une société japonaise. Lors d’une visite au Brésil en novembre 2020, M. Keith Krach, alors haut fonctionnaire du département d’État pour la politique économique, persuade le géant latino-américain de rejoindre le «réseau propre» en qualifiant Huawei de «colonne vertébrale de l’État de surveillance du PCC». La stratégie d’isolement de la Chine passe également par l’usage de mécanismes financiers et commerciaux. En 2018, Washington profite de la renégociation de l’Accord de libre-échange nordaméricain (Alena), entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, pour inclure une clause concédant aux États-Unis un droit de veto sur les accords commerciaux signés par ses partenaires avec des pays auxquels l’administration américaine refuse le titre d’« économie de marché » – au premier rang desquels la Chine. Puis, en 2019, la DFC lance un plan d’investissement doté de 60 milliards de dollars baptisé «Growth in theAmericas» (croissance dans lesAmériques) afin de concurrencer les nouvelles routes de la soie. Quatorze pays de la région adhérent à l’initiative. Sans surprise, le Venezuela, le Nicaragua et Cuba n’ont pas été invités à y participer.

Calendrier des fêtes nationales 1er - 31 octobre 2021 1er

2 3 4 9 10 12 24 26 27

28 29

CHINE CHYPRE NIGERIA PALAU TUVALU GUINÉE ALLEMAGNE CORÉE DU SUD LESOTHO OUGANDA FIDJI TAÏWAN ESPAGNE GUINÉE-ÉQUAT. ZAMBIE AUTRICHE SAINT-VINCENTET-LESGRENADINES TURKMÉNISTAN GRÈCE RÉP. TCHÈQUE TURQUIE

Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête nationale Fête nationale Fête nationale

En septembre 2020, M. Trump parvient à parachuter l’architecte du plan «Growth in the Americas », M. Mauricio ClaverCarone, à la présidence de la BID, alors que l’organisme est traditionnellement présidé par un Latino-Américain. Pour M. Samper, cette « prise en otage de la BID» a pour unique objectif d’«évincer la Chine d’Amérique latine», à travers l’imposition de nouvelles conditionnalités aux prêts octroyés par l’organisme. Mais un certain SRAS-CoV-2 aura finalement pesé bien plus que toutes les gesticulations diplomatiques de Washington. Si, dans un premier temps, l’origine du Covid-19 a écorché l’image internationale de la Chine, la prompte récupération économique du pays lui a offert de nouvelles cartes pour renforcer sa place dans la région. Affaiblie par des systèmes de santé publics déficients, l’Amérique latine est violemment frappée par le virus. Alors qu’elle ne représente que 8 % de la population mondiale, elle concentre, en septembre 2020, près d’un tiers des décès liés au Covid-19. La pandémie plonge la région dans sa pire récession depuis cent vingt ans, marquée par une contraction du PIB de 7,7 % et par un accroissement de la pauvreté de près de 10 % en 2020. Alors que la détresse de ses voisins du Sud semble laisser Washington indifférent, la Chine s’empresse de leur apporter son soutien. Elle fait don de centaines de milliers de masques, d’équipements médicaux de toutes sortes (ventilateurs, scanners, kits de test), et déploie du personnel médical pour soutenir les structures sanitaires locales en souffrance. Une fois ses deux vaccins aptes à la commercialisation, le Convidencia de CanSino Biologics et le CoronaVac de Sinovac, la Chine promet d’accorder un prêt de 1 milliard de dollars aux pays d’Amérique latine pour en faciliter l’achat. Sans surprise, à ce jour, plus de la moitié des vaccins injectés dans les dix pays les plus peuplés de la région sont chinois (21). Les dividendes diplomatiques de cet élan de solidarité très intéressé ne tardent

pas à tomber. « La Chine se fait d’abord des amis et puis travaille avec eux pour poursuivre ses intérêts, nous explique M. Samper. Cette stratégie lui permet de gagner l’affection des gouvernements indépendamment de toute considération idéologique.» Ainsi, sans doute, que celles des populations qu’elle participe à libérer de l’angoisse. Alors qu’au Brésil le président Bolsonaro avait fait les gros titres après que son

L

« Nos alliés ne nous aident pas »

ES alliés de Taipei marchent alors sur la corde raide. Privés des molécules chinoises, ils prennent un retard considérable dans leur campagne de vaccination. Le 17 mai 2021, alors que la plupart des pays de la région avaient déjà vacciné 12,6 %, en moyenne, de leur population, ces derniers dépassaient difficilement un taux de vaccination de 1 %.

Face à l’urgence sanitaire, le Paraguay, principal bastion de Taïwan en Amérique du Sud, a débattu en avril un projet de loi afin d’ouvrir des relations diplomatiques avec Pékin et de libérer 14 millions de doses de vaccins, une quantité suffisante pour immuniser l’ensemble de sa population. Le secrétaire d’État Antony Blinken a alors contacté le président paraguayen Mario Abdo Benítez, proche de Washington, pour lui promettre une aide sanitaire. Le Sénat, dominé par le parti gouvernemental, finit par rejeter la proposition de loi. « Nos alliés se vaccinent nuit et jour mais ils nous obligent à ne pas acheter de vaccins [chinois] sous prétexte que nous deviendrions communistes », s’indigne alors Mme Esperanza Martínez, l’une des sénatrices de gauche à l’initiative de la proposition (22). Au Honduras, l’attente de l’arrivée du programme Covax (censé permettre la vaccination des pays du Sud sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé [OMS]) se fait si longue que le gouvernement se trouve dans l’obliga-

  

  

       

tion de mendier quelque 34 000 doses au Salvador en mai 2021. « Le peuple hondurien commence à voir que la Chine aide ses alliés, et nous à nous demander pourquoi les nôtres ne nous aident pas (23) », interroge alors M. Carlos Alberto Madero Erazo, un haut fonctionnaire du pays. Avant d’avertir ses alliés de potentiels « changements de politique étrangère » si rien ne change…

A NNE -D OMINIQUE C ORREA . (14) L’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Pérou et le Paraguay. (15) Les six pays précités sont rejoints par l’Équateur et le Guyana au sein du Prosur. (16) « Policy paper on Latin America and the Caribbean », Xinhua, 24 novembre 2016. (17) Discours de présentation de la nouvelle stratégie de sécurité nationale, 18 décembre 2017. (18) «Alarma a EE.UU. la penetración de China en América Latina», El País, Montevideo, 2 février 2018. (19) Edward Wong, « Mike Pompeo warns Panama against doing business with China », The New York Times, 19 octobre 2018. (20) Ignacio Guerra, « Mike Pompeo advierte a Chile sobre China y Huawei : “Esa infraestructura presenta riesgos a los ciudadanos de tu país” », 12 avril 2019, www.emol.com (21) Michael Stott, Bryan Harris, Michael Pooler, Gideon Long, Benedict Mander et Jude Webber, « Chinese jabs dominate Latin American vaccination campaigns », Financial Times, Londres, 9 mai 2021. (22) Ernesto Londoño, «La gran crisis de la Covid-19 en Paraguay abre una oportunidad diplomática para China », The New York Times, 16 avril 2021. (23) Michael Stott, Kathrin Hille et Demetri Sevastopulo, « US to send vaccines to Latin America after Taiwan ally warns of pivot to China », Financial Times, Londres, 19 mai 2021.

   

 

    

     

fils Eduardo, un député, avait retweeté un message accusant le PCC d’être à l’origine du virus, il choisit soudain de faire le dos rond devant Pékin de façon à s’assurer l’accès à ses vaccins. La Chine ne se fait pas prier. Dès janvier 2021, elle autorise l’envoi de 5400 litres d’intrants pour permettre au Brésil de produire plus de 8,5 millions de doses de CoronaVac. Quelques jours plus tard, M. Bolsonaro lève son veto sur la participation de Huawei à l’appel d’offres national relatif aux fréquences 5G.

#%'$  $'  $ % % '$ %()' (  % % !(  %' ($' ' % '$ %  ($%  ' '  )( ($'  ($ $$    !(#% $'' ' ' % $%% ( '  (   '  '$ )$% % % ' % ''%  $'$ ' (' ' $  !(  %'$(' % %'$'+% $ ' % (''% ' % $%%'  %

'$ % % $ '% (%!(# #   ' ' )$% (  ' % %*% "

    $%%$ ,  %                  

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

10

U N AN AVANT

LA PRÉSIDENTIELLE

Stratégie de la tension au Brésil Tout suggère que M. Jair Bolsonaro sera chassé du pouvoir par les urnes à la fin de son mandat, en 2022. Celui qui promettait d’en finir avec la corruption se trouve désormais empêtré dans les affaires et ses frasques irritent le secteur privé. L’ancien capitaine explore donc d’autres voies, moins démocratiques, pour se maintenir au pouvoir. Au risque de se laisser dépasser par une base radicalisée.

SILVIO CACCIA BAVA *

F

RAPPÉ par une pandémie qui a pris des allures de cauchemar, le Brésil semble vivre l’agonie de sa plus récente période démocratique. Depuis plusieurs mois, une coalition de forces emmenée par le président Jair Bolsonaro, élu en 2018, s’en prend au Parlement et au système judiciaire. Un travail de sape des institutions brésiliennes dont chaque succès galvanise les partisans du chef de l’État, que diverses études estiment à environ 12 % de la population (1), soit près de vingt-cinq millions de personnes. Comment la plus grande démocratie d’Amérique latine en estelle arrivée là ?

Au milieu des années 2010, la perspective que le Parti des travailleurs (PT, gauche) se maintienne au pouvoir, après quatre victoires consécutives à la présidentielle (de 2002 à 2014), convainc les élites de déchirer la Constitution de 1988. Avec le soutien des États-Unis, elles optent pour la voie du coup d’État parlementaire et la destitution de la présidente Dilma Rousseff, en 2016, au prétexte d’une corruption qui n’eut jamais lieu. « Les politiques sociales ne rentrent pas dans le cadre du budget fédéral », justifie alors leur mentor, M. Antônio Delfim Netto (2), l’un des ministres de l’économie de la dictature (1964-1984). Aux yeux des putschistes, aucune différence, donc, entre le fait de piocher dans les ressources de l’État pour s’enrichir et la mise en place de programmes sociaux destinés à sortir la population de la misère (3). « Nous allons nous débarrasser de cette engeance et nous en libérer pour au moins trente ans », avait déclaré en

L

Au-delà des rangs, toujours fournis, des partisans de l’ancien capitaine, la colère grandit au fil des révélations d’une commission d’enquête parlementaire du Sénat, contrôlé par l’opposition. Elles documentent la négligence du gouvernement fédéral face à la pandémie ainsi que l’étendue de la corruption dont profitent le président et sa famille, ainsi que les six mille militaires retraités ou d’active qui occupent des postes-clés : une économie du pillage mise en œuvre depuis les ministères, qui facilite l’accaparement des terres, l’exploitation minière clandestine, la contrebande de bois, la déforestation, etc.

2006 le sénateur du Parti du front libéral (PFL, devenu Les Démocrates en 2007) Jorge Bornhausen, suggérant que l’idée d’un coup d’État séduisait déjà certains. Dix ans plus tard, le projet devient réalité, soutenu par une alliance du secteur privé, des différentes formations conservatrices, des militaires, des Églises évangéliques et des médias privés (contrôlés par cinq des familles les plus riches du pays). Washington apporte également son concours, à travers l’Agence nationale de sécurité (NSA), dont on sait désormais qu’elle a inspiré la grande opération « anticorruption » surnommée « Lava Jato », destinée à discréditer le PT puis à empêcher la candidature de M. Luiz Inácio « Lula » da Silva à la présidentielle de 2018, qu’il était sur le point de remporter (4). Dès la destitution de Mme Rousseff, les nouveaux maîtres du pays orchestrent le virage qu’ils attendaient depuis si longtemps. Ils s’appuient sur « Le pont vers le futur (5) », un document stratégique publié en 2015 par la formation du nouveau président Michel Temer, qui détaille l’ensemble des mesures à prendre pour « moderniser » le Brésil et doper la rentabilité des entreprises : réforme du code du travail, refonte du système des retraites, privatisations, suppression de droits sociaux… On peut faire bien des reproches aux néolibéraux, pas celui de manquer d’ambition. Dès le mois de décembre 2016, M. Temer fait passer l’amendement constitutionnel 95, qui limite l’accroissement des dépenses publiques au niveau de l’inflation de l’année précédente : la mesure condamne le pays à un recul programmé de la protection sociale, à mesure que la population grandit.

Union de circonstance

E peuple regimbe, et les perspectives de la droite traditionnelle s’assombrissent à l’approche de la présidentielle de 2018. Inspirée par son passé colonial et guidée par une morale conservatrice, elle retrouve ses vieux réflexes autoritaires et s’en remet à un ancien capitaine, pourtant chassé de l’armée pour « complot » et « terrorisme »… Les réseaux évangéliques, puissants au Brésil (6), bénissent cette union de circonstance, rendue possible par la promesse de la nomination au ministère de l’économie de M. Paulo Guedes, un monétariste militant. Depuis son arrivée aux affaires, celui-ci épouse scrupuleusement le programme du « Pont vers le futur ». Non sans un certain succès pour le secteur privé : les chiffres du deuxième trimestre 2021 indiquent que les profits de dix des plus grandes entreprises cotées à la Bourse brésilienne ont été multipliés par dix en un an (7).

qui faisaient ou font partie du haut commandement de l’armée. Leur défense d’une idéologie, leur mode de pensée les dotent de caractéristiques associées aux partis politiques formels. Ses dirigeants et le capitaine [Bolsonaro] sont des amis proches et des collègues depuis 1973 (8). » Selon lui, la candidature de M. Bolsonaro surgit au sein de ce groupe. La question de l’existence formelle de ce « Parti militaire » reste ouverte, mais celle de l’implication croissante des hommes en uniforme dans la vie politique brésilienne ne souffre aucun doute (9). Et rien n’indique que tous souhaitent retourner dans leurs casernes et abandonner les postes qu’ils occupent aujourd’hui.

Une récente déclaration du colonel Marcelo Pimentel suggère une autre analyse – pas nécessairement incompatible – de l’arrivée au pouvoir de M. Bolsonaro. Critique de l’actuel président, le haut gradé pointe le rôle de ce qu’il nomme le « Parti militaire » : « Un groupe soudé, hiérarchique, discipliné, avec des caractéristiques autoritaires et des prétentions claires au pouvoir politique, dirigé par une poignée de généraux formés dans les années 1970 à l’Académie militaire d’Agulhas Negras,

La manipulation de l’opinion publique par l’équipe de M. Bolsonaro lors de la campagne électorale de 2018, à grand renfort de fake news, est désormais largement prouvée. Le Tribunal électoral supérieur (TSE) a ouvert une enquête qui pourrait conduire à la révocation du chef de l’État et de son vice-président, M. Hamilton Mourão. Le rapport du TSE sur la diffusion de fausses informations et l’existence de milices numériques d’extrême droite a été transmis à la Cour suprême, où l’enquête est pilotée par le juge Alexandre de Moraes, devenu l’une des principales cibles des partisans du président.

* Directeur de l’édition brésilienne du Monde diplomatique.

C’est que le « clan Bolsonaro » – presque autant détesté des médias que

© HENRIQUE OLIVEIRA, PHOTOGRAPHIE : EDUARDO ORTEGA, COURTESY GALERIE GP & N VALLOIS, PARIS

PAR

mie (10). En 2021, plus de 125 millions de Brésiliens, soit 58 % de la population, se trouvent en situation d’insécurité alimentaire et 20 millions connaissent la faim. Peu de ceux-là envisagent de voter Bolsonaro.

HENRIQUE OLIVEIRA. – « Tapumes - Casa dos leões » (Parements - Maison des lions), installation à Porto Alegre, 2009

le PT – dispose d’une puissante structure de communication basée sur les réseaux sociaux. Elle repose sur ce que la population connaît désormais sous le nom de « cabinet de la haine », installé au cœur du palais présidentiel et piloté par M. Carlos Bolsonaro, l’un des fils du président. La mission du cabinet ? Débiter des fake news qu’une centaine de sites disséminent à leur tour sur la Toile, alimentant la fournaise des colères bolsonaristes. Un exemple : l’idée que le système de vote électronique, utilisé sans anicroche depuis 1996, va permettre aux adversaires du président de le priver d’une victoire qu’il juge assurée lors de la présidentielle de 2022, alors même que tous les sondages le prédisent perdant. Raison pour laquelle M. Bolsonaro a exigé un retour au bulletin de vote en papier. Naturellement, il a interprété le refus du Congrès comme la preuve qu’une fraude électorale était en marche. Cette théorie lui vaut une deuxième poursuite pénale. Plus de cent trente procédures de destitution ont été engagées. Des partisans de M. Bolsonaro qui occupent des postes-clés empêchent toutefois que les dossiers n’avancent : le procureur général de la République, M. Antônio Aras, par exemple ; mais également le président de l’Assemblée nationale, M. Arthur Lira. Sans compter que l’ancien capitaine coopte – par le biais d’amendements parlementaires qui garantissent l’attribution de ressources (détournables) à leurs fiefs électoraux – des députés et des sénateurs de ce qu’on appelle le centrão (le « centre »), un ensemble de partis qui se vendent au plus offrant. La démarche assure au chef de l’État un socle parlementaire suffisant pour bloquer les procédures. Pendant longtemps, la popularité de M. Bolsonaro n’a pas semblé souffrir de ces obstructions. Mais la pandémie de Covid-19 a marqué un premier point d’inflexion pour le chef d’État, tenu pour responsable de plus de 585 000 décès liés au SRAS-CoV-2. La seconde aiguille enfoncée dans le matelas d’approbation qui soutenait le clan au pouvoir a été la fin du programme d’aide d’urgence que

M. Bolsonaro était parvenu à imposer à son ministre de l’économie (avant que le Congrès n’en double le montant). Un tiers de la population en bénéficiait pendant les neuf premiers mois de la pandé-

Certains secteurs militaires, opposés par principe à l’implication de l’armée dans le gouvernement, se sont éloignés du président, à l’image d’une fraction des classes moyennes, initialement séduite par la promesse de M. Bolsonaro d’en finir avec la corruption. Alors que le rétrécissement de sa base sociale amène ce dernier à radicaliser son discours et que, de toute évidence, sa barque prend l’eau, certains représentants du pouvoir judiciaire et du Parlement, hier proches, découvrent qu’il menace l’État de droit, et se tournent vers l’opposition. De leur côté, les grands patrons sourcillent aux menaces de coup d’État : l’instabilité politique n’est jamais bonne pour les affaires. Inutile, dans ces conditions, de continuer à afficher leur soutien à un dirigeant qui a désormais perdu toute capacité d’approfondir la « réforme » du pays.

Vers un « bolsonarisme sans Bolsonaro » ?

P

OUR l’heure, les sondages accordent 56 % des suffrages au premier tour à Lula, contre 31 % pour M. Bolsonaro. Une partie des classes supérieures semble considérer que la solution d’hier s’est transformée en problème et que les conditions ne sont pas réunies pour dégager une troisième voie entre l’ancien militaire et l’ancien syndicaliste. Lula représente à leurs yeux la meilleure option pour pacifier le pays, à condition qu’il accepte de gouverner sans chercher à reconstruire ce qui a été détruit depuis le coup d’État de 2016… D’autres estiment qu’il est urgent de destituer M. Bolsonaro afin de créer l’espace pour une candidature de droite « respectable ». Seul problème : aucun nom ne s’impose avec évidence et la clameur du « tout sauf Bolsonaro » monte.

Le contexte politique et judiciaire pousse l’actuel président à la radicalisation : seul le pouvoir lui permettrait d’éviter la prison où il risque de se retrouver avec une probabilité croissante à mesure que s’accumulent les accusations et les poursuites. S’il décidait de décréter l’état de siège pour renverser la table, il pourrait compter sur le soutien des forces de police, de certains secteurs militaires, mais aussi de milices lourdement armées. Le 7 septembre dernier, le jour de l’indépendance, M. Bolsonaro a tenté une démonstration de force : une « mégamobilisation » sur l’esplanade des ministères à Brasília, pour dénoncer le rôle « antidémocratique » du TSE, du Congrès et du système judiciaire. Mais l’événement n’a pas été à la hauteur des espérances du chef de l’État. D’importantes foules se sont réunies dans plusieurs grandes villes du pays, sans toutefois conduire au basculement que semblait espérer M. Bolsonaro.

Dès le lendemain, le président promet de respecter le résultat du scrutin de 2022 ainsi que les institutions du pays… mais ses équipes de choc tentent au même moment d’envahir le ministère de la santé et la Cour suprême fédérale. Des conducteurs de camion bloquent les routes dans seize États, exigeant la destitution des membres du TSE. Un galop d’essai ? Il n’est pas impossible que le président se trouve dépassé par les bases qu’il a chauffées à blanc : pressé par la crainte de perdre ses alliés au Congrès, M. Bolsonaro demande rapidement la démobilisation des chauffeurs routiers, ce qui lui vaut d’être surnommé « le lâche » parmi ses soutiens. Émerge ainsi la possibilité d’un « bolsonarisme sans Bolsonaro », avec lequel devra compter le prochain président, quel qu’il soit. (1) Datafolha, São Paulo, enquête des 29 et 30 août 2021. (2) Antônio Delfim Netto, « Entre a causa e seu efeito », Valor Econômico, São Paulo, 15 septembre 2015. (3) Lire Renaud Lambert, « Le Brésil est-il fasciste ? », Le Monde diplomatique, novembre 2018. (4) Lire Perry Anderson, «Au Brésil, les arcanes d’un coup d’État judiciaire », Le Monde diplomatique, septembre 2019. (5) « Uma ponte para o futuro », Fundação Ulysses Guimarães – Partido do Movimento Democrático Brasileiro (PMDB), Brasília, 29 octobre 2015. (6) Lire Lamia Oualalou, « Les évangélistes à la conquête du Brésil », Le Monde diplomatique, octobre 2014. (7) « Dez das maiores empresas da Bolsa veem lucro dobrar no 2º trimestre », Agência Estado, São Paulo, 8 août 2021. (8) René Ruschel, « O Brasil é refém do Partido Militar, diz coronel », Carta Capital, São Paulo, 30 mai 2021. (9) Lire Anne Vigna, « Le Brésil, une démocratie militarisée », Le Monde diplomatique, juin 2021. (10) Lire André Singer, « La cavalcade autoritaire de Jair Bolsonaro », Le Monde diplomatique, juillet 2020.

A NCRAGE

LOCAL OU STRATÉGIE GLOBALE

11

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

Les deux visages du djihad Ce cadre d’analyse bloque toute approche politique qui permettrait d’éviter l’impasse terroriste et de réintégrer les groupes armés dans le jeu. Bien sûr, on peut se demander pourquoi une telle réinsertion s’impose. La réponse est simple : lorsque ces mouvements disposent d’une base sociale et d’un pouvoir de mobilisation, le contre-terrorisme et l’action militaire, à eux seuls, ne permettent pas de les réduire. L’Afghanistan et le Mali montrent que fonder une politique de contre-insurrection sur le seul paradigme du recours à la force armée ne fonctionne pas. Cela vaut aussi pour la parade qui consisterait à maintenir les radicaux à distance le temps de construire un État de droit stable, démocratique et adepte de la bonne gouvernance. Toutes les tentatives en ce sens ont échoué. On ne s’interroge guère sur les raisons de ces déconvenues, sinon en avançant des arguments culturalistes : l’État de droit serait un modèle occidental non adapté aux sociétés musulmanes. On ne voit pas que nombre de ces sociétés ont bel et bien leur propre tradition étatique susceptible d’y mener, à commencer par l’Afghanistan. Le terrorisme existe évidemment. AlQaida en a fait sa pratique exclusive et l’Organisation de l’État islamique (OEI, ou « Daech ») l’a systématiquement associé au djihad. Mais celui-ci n’est pas indissociable du terrorisme, tant sur le plan théologique (il y a une tradition juridique qui régule la violence) que politique (les moudjahidins afghans ne se sont jamais lancés dans le terrorisme international contre des cibles soviétiques). Sans être fausse, l’idée que le terrorisme constitue une réaction à l’interventionnisme occidental armé au Proche-Orient (cela a toujours été l’argument d’Al-Qaida) demeure insuffisante. Elle n’explique pas la résonance différente de certaines guerres : pourquoi la Tchétchénie, où l’Occident n’était pas impliqué, et pourquoi la Bosnie-Herzégovine, où l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) se battait du côté des musulmans, ont-elles suscité

plus de solidarité auprès de jeunes radicalisés européens que le Sahel, où l’armée française intervient depuis 2013 ? Il faut donc y regarder de plus près. Il n’y a pas de lien systématique entre djihad local et terrorisme international. On a déjà évoqué les talibans : ils n’ont jamais exporté la violence en dehors de l’Afghanistan, et la plupart des attentats aveugles contre des civils ou des chiites à Kaboul durant les vingt ans de présence américaine ont été revendiqués par des groupes djihadistes, dont, récemment, la branche locale de l’OEI. Le cas du Mali semble encore plus paradoxal. Alors que la France combat en première ligne les groupes du Sahel, que l’armée claironne ses tableaux de chasse contre les terroristes – comme récemment après avoir abattu Adnan Abou Walid Al-Sahraoui, l’émir de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) –, que l’État malien est tenu à bout de bras par Paris, qu’il y a un passé colonial assumé, comment se fait-il qu’aucun terroriste n’ait été motivé par cette présence française ? Tous ou presque ont mentionné soit la Syrie et l’Irak (comme M. Salah Abdeslam aux premiers jours du procès des attentats du 13 novembre 2015 à Paris), soit le soutien des autorités françaises à l’hebdomadaire Charlie Hebdo après sa publication des caricatures du prophète Muhammad (Mahomet). Les immigrés maliens en France ne sont, certes, pas majoritaires et proviennent de groupes ethniques qui ne participent pas au djihad. Mais ceux venus de Fallouja ou de Mossoul ne rassemblent guère plus d’effectifs. Pourquoi tant de jeunes issus de la seconde génération d’immigrés maghrébins se mobilisent-ils pour la Syrie et l’Irak, mais pas pour le Sahel pourtant territorialement plus proche du pays d’origine de leurs parents ? Pourquoi un converti normand, breton ou réunionnais ne se réfère jamais au Mali, mais toujours à l’Irak ou à la Syrie, où les forces françaises ont joué un second rôle ? À ce jour en tout cas, plus de huit années de guerre française au Mali n’ont pas motivé d’actions terroristes sur le territoire national.

Montée de générations « déculturées »

P

OUR dénouer cette énigme, il faut distinguer djihads locaux et djihad mondial, même si les deux peuvent se croiser. Par djihad local, il faut entendre la volonté d’un groupe d’établir un émirat islamique gouverné par la charia sur un territoire donné, ayant à sa tête un émir (seule l’OEI a désigné un calife, c’està-dire un chef qui a vocation à diriger l’ensemble de l’oumma, rassemblant tous les croyants du monde). Ces entités locales se déploient essentiellement dans des zones tribales au sens large (1). Elles résultent de tensions et de mutations locales : revanche des clans mineurs sur l’aristocratie tribale, conflits concernant l’eau et la terre, impuissance de l’État face à la corruption et à la violence, montée de nouvelles générations plus « déculturées », c’est-à-dire ayant pris leurs distances par rapport aux codes traditionnels et aux coutumes. Sans oublier la référence à l’islam pour délégitimer l’État mais

locaux, face à cette offre de globalisation de leur propre guerre sainte, ont un choix à faire : conserver leur indépendance (ce que feront les talibans) ou se proclamer franchise de l’une des deux organisations, en faisant allégeance à l’émir d’Al-Qaida ou au calife de l’OEI, comme l’ont fait Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ou Ansar Beit AlMaqdis au Sinaï. Cette stratégie offre un avantage et un inconvénient. S’internationaliser donne une plus grande légitimité par rapport à d’éventuels rivaux locaux tout en offrant la possibilité d’accueillir des volontaires étrangers, ce qui accentue l’effet de peur sur le reste de la population. Mais elle comporte aussi le risque d’une intervention militaire extérieure.

aussi d’autres institutions (chefferies, tribus, confréries religieuses). Du Mali au Mozambique en passant par le Nigeria, le Tchad et le Soudan, des zones tribales afghanes et pakistanaises au Yémen en passant par le Nord-Est syrien et le Sinaï égyptien, l’apparition de groupes djihadistes s’ancre toujours dans l’anthropologie politique des sociétés concernées. Le développement des djihads locaux précède ou accompagne la montée des deux organisations globales, Al-Qaida et l’OEI. L’une et l’autre partent d’une même analyse : la victoire ne peut jamais être locale car, ou bien le territoire libéré sera vite reconquis, ou bien le nouvel État renoncera au djihad global pour se faire reconnaître par les grandes puissances. Il faut donc d’abord mettre à genoux l’Occident pour pouvoir espérer réunir les différents émirats en un même ensemble. Les djihadistes

TOUTES LES ARCHIVEES DEPUIS 1954 • plus de 750 numéros du journal • plus de 3 000 cartes • plus de 50 000 docum ments accessibles ibl en ligne li grâce â à un puissant moteur d de recherche

www w..monde-diplomatiqu ue.fr/archives

ABONNEZ--VVOUS

ritage d’Al-Qaida par le recours à des actions terroristes-suicides. Le califat proclamé en juin 2014 présente ainsi une synthèse inédite : de gain territorial en gain territorial, il lança des campagnes terroristes en Occident afin de pousser les opinions publiques à s’opposer aux interventions militaires contre lui. Il mena aussi une guerre-éclair au Proche-Orient en espérant que les régimes tomberaient comme des fruits mûrs. Mais cette stratégie était intenable : avec un territoire en expansion permanente, en ignorant les frontières, en pratiquant une épuration idéologique, et en finissant par se retourner contre les tribus, qui pouvaient l’avoir favorablement accueillie au début, cette organisation a précipité sa défaite. Par

au Mali. Ces conflits territorialisés ne doivent plus être vus comme de simples succursales d’une guerre sainte mondialisée, mais au contraire comme des mouvements profondément ancrés dans les sociétés où ils se déploient. Un peu d’anthropologie politique s’impose : tous les djihads locaux qui tiennent ne se contentent pas de tuer ou de faire régner la terreur. Les talibans doivent leur influence essentiellement à leur capacité à gérer les microconflits (sur la terre, l’eau, les vendettas, etc.) (3) ; les va-et-vient djihadistes dans le Sahel ne se comprennent que dans leur articulation avec des conflits déjà présents que les États s’avèrent incapables de régler (terre, eau, pâturages, tensions ethniques et sociales). Ces affrontements locaux atti-

© FLORIAN KLEINEFENN, COURTESY GALERIE MAGNIN-A, PARIS

(Suite de la première page.)

AMADOU SANOGO. – « Il est difficile de se battre contre soi-même », 2019

Le choix entre Al-Qaida et l’OEI peut certes être motivé par des liens personnels (par exemple la participation de dirigeants locaux à des guerres précédentes), mais il repose surtout sur des visions différentes du rapport entre islam et territoire. Al-Qaida a toujours refusé l’option territoriale et simplement vu dans les émirats un lieu où trouver refuge : Ben Laden a fait allégeance à l’émir des talibans, le mollah Omar, et non l’inverse. Son organisation n’est pas intervenue dans la gestion de leur régime politique ; elle s’est même mise à leur service sur le plan intérieur en assassinant leur principal adversaire, le commandant Massoud (le 9 septembre 2001), afin de mieux garder les mains libres dans son projet de terrorisme international. Pour Ben Laden, le djihad global l’emportait sur l’action territorialisée ; son successeur Ayman Al-Zawahiri dénonça en juin 2013 la formation par Abou Bakr AlBaghdadi de l’État islamique en Irak et au Levant. Les dirigeants d’AlQaida considéraient la territorialisation comme un piège qui risquait d’entraîner une attaque massive menée par des armées professionnelles disposant de la totale maîtrise de l’air. La suite leur donna raison.

ailleurs, son calcul à long terme comportait une erreur : l’armée américaine ne s’est pas enlisée, comme en Irak et en Afghanistan ; une fois le califat vaincu, elle a remis les clés aux milices chiites et aux forces kurdes et s’en est allée.

rent peu les volontaires étrangers et ne produisent pas ce qui fut la force principale d’Al-Qaida et de l’OEI : la construction d’un grand narratif millénariste faisant de jeunes radicaux internationalistes en rupture avec la société les héros d’un monde nouveau.

Désormais, et même si les risques d’attentats en Occident demeurent importants, le terrorisme international semble s’essouffler après avoir dominé la scène pendant plus de vingt ans. Une parfaite continuité existe dans le profil des terroristes agissant en Occident, de 1995 à 2015 : de Khaled Kelkal – impliqué dans la vague d’attentats commis en France en 1995 – à M. Abdeslam, on retrouve des musulmans de seconde génération et des convertis (2). Après 2016, les profils deviennent plus hétéroclites, les attentats plus individuels et artisanaux, les motivations plus floues et déconnectées des grands enjeux stratégiques. Cette évolution suggère que le djihad global n’a jamais eu d’ancrage sociologique profond. Les « terroristes » manquent de relais dans la société française : ils sont donc assez aisément défaits par leur attitude suicidaire et par l’amélioration de la coopération policière et des techniques de sécurité.

L’histoire des talibans, comme celle de la branche dissidente d’Al-Qaida en Syrie (Organisation de libération du Levant), démontre que les djihads locaux sont soumis à des contraintes politiques qui peuvent les amener à négocier et à se territorialiser dans un cadre acceptable pour la « communauté internationale » (respect des frontières, rejet du terrorisme global). C’est ce qu’ont fait les talibans, livrant ainsi une leçon pour les djihadistes de tout poil comme pour leurs adversaires : il n’y a pas de victoire militaire, seulement des victoires politiques.

Quant à l’OEI, elle demeure la seule organisation à avoir combiné territoire et globalisation, en reprenant à la fois la tradition des émirats locaux et l’hé-

On peut donc parler d’un déclin du djihad global. Mais pas des djihads locaux, comme le montrent la victoire des talibans et les difficultés de la France

O LIVIER R OY . (1) Nous avons analysé ce phénomène des émirats locaux, à partir de l’observation d’un autoproclamé « État islamique d’Afghanistan », fondé en 1985 au Nouristan, dans l’est du pays. Cf. Virginie Collombier et Olivier Roy (sous la dir. de), Tribes and Global Jihadism, Oxford University Press, 2018. (2) Cf. Olivier Roy, Le Djihad et la Mort, Seuil, coll. « Essais », Paris, 2016. (3) Lire Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, « Comment les talibans ont vaincu l’Occident », Le Monde diplomatique, septembre 2021.

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

E N I NDE ,

12

PRÈS DE SOIXANTE MILLE MORTS PAR AN DEPUIS DEUX DÉCENNIES

Les serpents tuent encore pharmaceutique pour exporter ses médicaments, en s’appuyant sur l’infrastructure et le savoir-faire acquis auparavant.

Fléau des pays pauvres, les morsures de serpent constituent l’une des maladies tropicales les plus négligées. En Inde, elles tuent plus que nulle part ailleurs dans le monde. Cobras, vipères et bongares pourraient aussi y avoir le pouvoir de soigner, à condition de lever les obstacles industriels, logistiques et culturels à la production des sérums.

PAR ALEXIA EYCHENNE ET ROZENN LE SAINT *

D

ES rizières du Kerala aux plaines semi-arides du Rajasthan, les serpents peuplent la terre et l’imaginaire des paysans indiens. Les cultes hindouistes et bouddhistes regorgent de nagas, des génies, moitié homme, moitié serpent, gardiens du sol. « Ils sont sources de danger comme de fécondité », décrit l’indianiste Michel Angot. « Dans le Pañchatantra, un recueil de fables [datant de 300 avant notre ère], un homme aperçoit un cobra au fond d’un puits et prend peur, relate le chercheur. Mais le serpent lui dit : “Tu sais bien que nous ne mordons que sur ordre”. » L’animal apparaît comme le bras armé du destin.

Mme Priyanka Kadam se heurte à ces mythes toujours vivaces. « Beaucoup d’Indiens attribuent les morsures de serpent à une malédiction, constate la fondatrice de la Snakebite Healing and Education Society, une association établie à Bombay, dans le sud-ouest de l’Inde. Quand ils sont touchés, leur réflexe est de se tourner vers des guérisseurs. » Cette travailleuse sociale sillonne le sous-continent pour informer les populations : « Comme une crise cardiaque, c’est à l’hôpital que les morsures doivent être traitées », martèle-t-elle. Chaque année, à l’échelle de la planète, environ 5,4 millions de personnes sont mordues et entre 81 000 et 138 000 d’entre elles succombent à ces attaques, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (1). Les victimes survivant

Dans les campagnes, les serpents pullulent, attirés vers les maisons par la présence de rongeurs. Le pays hébergerait une cinquantaine d’espèces de reptiles susceptibles de tuer s’ils se sentent menacés. Mme Kadam collecte des histoires glaçantes de drames qui sont aussi ceux de l’extrême dénuement. Tels ce trentenaire et sa fille de 6 ans attaqués par un bongare, un soir de mousson de 2018. Sept membres de la famille dormaient au sol, sans moustiquaire, dans une bicoque de paille dépourvue d’électricité. Le père et l’enfant sont morts à l’hôpital à peine deux heures plus tard. Le venin des bongares et des cobras paralyse le système respiratoire. Celui des vipères provoque caillots, œdèmes et nécroses. Sans injection d’un sérum, les morsures peuvent être mortelles. « Les premières heures sont décisives, mais beaucoup de villageois attendent que les victimes atteignent un état critique pour agir. Plus de la moitié meurent en route ou en arrivant à l’hôpital », insiste Mme Kadam. Car souvent il faut rejoindre le chef-lieu de district où se trouve l’établissement de soin, et parcourir « entre cinq et quarante kilomètres ». Une gageure pour des populations pauvres.

Cinq cents euros le gramme

RISTEMENT réputés pour leurs moyens dérisoires, les hôpitaux gouvernementaux délivrent gratuitement les antivenins… quand ils en ont. « Les États leur en distribuent sans toujours prendre en compte leurs besoins et le niveau des stocks, regrette Mme Kadam. Il n’existe aucun système d’information qui les recense et réapprovisionne les établissements en fonction. » Par ailleurs, une injection ne suffit pas toujours. « Au bout d’une heure, s’il n’y a aucun signe d’élimination du venin, le médecin doit administrer une nouvelle dose, précise JeanPhilippe Chippaux, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Il faut ensuite prendre en charge les réactions de l’organisme par un traitement symptomatique. » Par manque de personnel formé et de matériel adéquat, ce suivi fait souvent défaut.

Les morsures de serpent sont longtemps restées dans l’angle mort des politiques de santé publique. Les intoxications par venin (envenimations) « surviennent dans les pays pauvres, à plus de 95 % auprès de populations rurales. Et ce n’est pas chez eux que se prennent les grandes décisions pharmaceutiques et thérapeutiques », note le chercheur. Il a fallu attendre 2017 pour que, sous la pression d’organisations non gouvernementales telles que Médecins sans frontières (MSF) ou Health Action International, l’OMS les inscrive sur sa liste des « maladies tropicales négligées ». En 2019, elle s’est fixé pour objectif de réduire de moitié l’ampleur des victimes d’ici à 2030. Elle réclame * Journalistes. Cet article a été écrit dans le cadre d’un projet financé par le Centre européen de journalisme (EJC) à travers son programme de bourses consacré à la santé mondiale, Global Health Journalism Grants for France.

une hausse de 25 % des fabrications de sérums, dont le nombre s’est réduit comme peau de chagrin. Les multinationales du secteur pharmaceutique, les « Big Pharma », délaissent les médicaments les moins rentables – c’est-à-dire les plus anciens, qui n’offrent plus de monopole, ou les plus chers à concevoir pour un marché essentiellement constitué de pays pauvres. Les antivenins cochent les deux cases. Le français Sanofi a mis fin en 2010 à la production du FAVAfrique, principal sérum à destination du continent noir. « La concurrence croissante des pays émergents, avec des coûts de production que nous ne pouvions pas égaler, a progressivement contribué à concentrer la demande mondiale principalement sur des critères de prix », justifie le laboratoire. Entre les lignes, Sanofi vise les fabricants indiens. L’Inde compte parmi les rares pays victimes des serpents à pouvoir concevoir ses antidotes. Elle «est devenue la pharmacie du monde », rappelle M. K.M. Gopakumar, expert en propriété intellectuelle. À partir des années 1970, le pays a acquis des compétences pour copier médicaments et vaccins. Après avoir intégré l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en janvier 1995, l’Inde a dû se plier au droit de la propriété intellectuelle qui régit le secteur

La filière voit le jour en 1966 au sein d’une riche famille parsie de l’État du Maharashtra. Le père, M. Soli Poonawalla, s’illustre comme pionnier de l’élevage de chevaux de course. Un jour, un serpent tue l’un de ses destriers. Le fils, Cyrus, a l’idée de lancer la fabrication d’un antidote. Il crée le SII. L’entreprise est devenue depuis le premier producteur mondial de vaccins. Les Poonawalla ne font alors qu’appliquer une recette mise au point en 1894 par Albert Calmette, élève de Louis Pasteur : on injecte une « dose de cheval » de venin à un animal, en général un équidé, pour déclencher une défense immunitaire. Les anticorps de son sang sont récupérés et traités, avant d’être inoculés aux humains. Il n’existe pas de technique plus éprouvée, même si demeurent des impuretés, sources d’effets indésirables : démangeaisons, difficultés à respirer, voire choc anaphylactique (réaction allergique grave). L’archaïsme du procédé révolte par ailleurs les défenseurs des animaux. De plus, pour agir correctement, les antidotes doivent être préparés avec du venin extrait des espèces des pays concernés. Vins Bioproducts, le principal fabricant indien, est accusé d’avoir vendu à des pays africains des remèdes peu, voire pas du tout, efficaces face à leurs propres serpents, car fabriqués à partir de venins récoltés dans d’autres régions du continent. « Cela a pu arriver par le passé, reconnaît M. Ajit Nair, directeur du laboratoire. Mais depuis deux à trois ans, nous extrayons du venin au plus proche du marché à pourvoir. » En Inde, il provient pour l’essentiel du Tamil Nadu, sur la côte est du pays. Sur une bande de terre entre l’océan et un lac, des membres de la tribu des Irulas travaillent au Madras Crocodile Bank Trust, centre de conservation des reptiles fondé par l’erpétologiste Romulus Whitaker

« Ce que je pensais être une bonne idée dans les années 1970 ne l’est peutêtre pas tant que ça », glisse pourtant M. Whitaker. Outre la dangerosité des captures, difficile de réintroduire les serpents, toujours venimeux, dans leur milieu naturel, sans s’attirer les foudres des paysans qui y vivent… Les reptiles sont renvoyés vers des forêts excentrées, sans garantie qu’ils s’y plaisent. La qualité des sérums pâtit en outre du quasimonopole détenu par les Irulas – de l’ordre de 80 %, selon M. Whitaker –, car ils n’ont qu’une seule provenance, quand il faudrait diversifier pour adapter l’an-

R

tidote aux espèces locales. Le remède qui soigne l’attaque d’un mamba d’Afrique ne guérit pas d’un cobra indien. « Le venin des serpents d’une même espèce diffère selon les régions, notamment parce qu’ils mangent différemment », prévient Anita Malhotra, experte en zoologie à l’université de Bangor (Royaume-Uni). Le patron de Vins Bioproducts affirme être en mesure de se procurer des venins ailleurs qu’au Tamil Nadu. Premium Serums and Vaccines, autre laboratoire parmi les six grands producteurs nationaux, assure au contraire qu’il lui est impossible d’en obtenir autrement que par l’intermédiaire des Irulas. « Les pouvoirs publics devraient organiser leur propre collecte. Il faudrait produire un antivenin spécifique pour chaque région », plaide Kartik Sunagar, chercheur et coauteur d’une étude sur les failles des sérums (4). Mais les services forestiers ne distillent qu’au comptegouttes les permis de capture de serpents, tous protégés. Pour améliorer la traçabilité, « l’OMS recommande de collecter le venin sur des animaux d’élevage, comme aux États-Unis ou en Europe, précise M. Whitaker. Les Irulas vont devoir s’adapter, mais se reconvertir en éleveurs représente un changement énorme. J’ignore quand ce sera possible ».

Des antivenins dilués

ESTE que la recherche d’antivenins alternatifs prend aussi du temps. Avant 2017, Policy Cures Research, un think tank qui recense les efforts financiers en recherche et développement, n’identifiait pas d’investissements dans ce domaine. Depuis leur inscription sur la liste de l’OMS, 16 millions d’euros y ont été dévolus (5). Le Wellcome Trust, l’une des plus puissantes fondations caritatives au monde après celle de M. Bill Gates, finance par exemple à hauteur de 3,5 millions d’euros un projet sur les anticorps monoclonaux, popularisés par la recherche contre le Covid-19. Ceux-ci s’accrochent aux cellules pour empêcher les éléments toxiques du venin d’y entrer, telle une porte blindée qui bloquerait leur progression.

Mais cet espoir implique des programmes de recherche « trop coûteux », selon les industriels indiens. Ce n’est d’ailleurs pas la priorité de l’OMS. « Un nouveau produit met cinq à quinze ans à être développé, estime David Williams, toxicologue et consultant au département du contrôle des maladies tropicales négligées. L’urgence est plutôt d’aider les fabricants à assurer la

qualité de leur production, pour venir en aide aux personnes qui meurent chaque jour de morsures. » À commencer par les victimes des pays africains qui n’ont pas une seule unité de production de sérums. En juin 2021, l’OMS a établi une première liste d’antivenins certifiés sûrs à destination de l’Afrique. « Il est important de restaurer la confiance pour que les populations n’aient pas peur de les utiliser, souligne M. Julien Potet, conseiller politique à MSF. Comme les marges sont faibles, des fabricants indiens ont tendance à rogner sur les normes, en diluant les produits, par exemple. Il faut parfois vingt injections pour neutraliser les envenimations les plus sévères. » En Inde, le prix de vente d’un flacon est plafonné à environ 8 euros, proche du coût de production. À ce tarif, les antidotes indiens sont les moins chers du monde, mais aussi les moins rentables. « Sur le marché intérieur, il n’est pas possible de réaliser des bénéfices suffisants », assure M. Milind Khadilkar, dirigeant de Premium Serums and Vaccines. Son produit figure sur la liste de l’OMS des produits certifiés à destination de l’Afrique, le seul parmi ses concurrents indiens. Le laboratoire compte sur ce cachet pour augmenter ses exportations vers ce continent, où une ampoule se vend autour de 25 euros. Près de la moitié de ses ventes et de celles de Vins Bioproducts s’envolent déjà pour l’étranger. L’autre sert à soigner les Indiens qui demeurent, malgré tout, les premières victimes des morsures de serpent dans le monde.

© BUDDHADEV MUKHERJEE COURTESY GALERIE MIRCHANDANI + STEINRUECKE

T

avec de graves séquelles, comme des amputations ou des handicaps permanents, sont trois fois plus nombreuses. En Inde, ces morsures ont causé en moyenne 58 000 morts par an entre 2000 et 2019 (2).

Elle produit à présent en masse des molécules tombées dans le domaine public ou après accord avec les laboratoires détenteurs du brevet, comme c’est le cas entre le Serum Institute of India (SII) et AstraZeneca pour la production d’un vaccin contre le Covid-19. « Les entreprises indiennes sont devenues expertes en copie de médicaments à bas coût », poursuit M. Gopakumar. Si l’industrie se situe au troisième rang mondial pour le volume de médicaments vendus (3), la quantité et la qualité des sérums antivenins produits y sont notoirement insuffisantes.

dans les années 1970, à la faveur de lois sur la préservation de la faune sauvage. La coopérative emploie aujourd’hui plus de 300 attrapeurs de serpents (snake-catchers) payés au nombre de captures dans les champs alentour. Soit quelque 2 800 échides, 2 000 cobras, 2 000 vipères et 1 500 bongares par an. Les individus sont « hébergés » dans des jarres de terre. Pour extraire le venin, les Irulas les sortent à l’aide d’une perche. Saisis par le cou, les reptiles ouvrent grand la gueule. Leurs crocs se plantent dans l’opercule d’un récipient qui recueille le fluide translucide. En 2019, ils en ont collecté 1 577 grammes, qui se monnayent, selon les espèces, 280 à 500 euros le gramme, cinq à dix fois le cours de l’or. Les animaux sont relâchés après trois semaines.

BUDDHADEV MUKHERJEE. – De la série « In Search of Each Other (11) » (À la recherche de l’autre, n° 11), 2016

(1) « Morsures de serpents venimeux », Organisation mondiale de la santé, Genève, 17 mai 2021. (2) Wilson Suraweera et al., « Trends in snakebite deaths in India from 2000 to 2019 in a nationally representative mortality study », eLife, Cambridge, 7 juillet 2020, https://elifesciences.org (3) « Indian pharmaceuticals – a formula for success», InvestIndia, New Delhi, 2021, www.investindia.gov.in (4) Senji Laxme et al., « Beyond the “big four” : Venom profiling of the medically important yet neglected Indian snakes reveals disturbing antivenom deficiencies », PLOS Neglected Tropical Diseases, San Francisco, 5 décembre 2019, https://journals.plos.org (5) Parmi les donateurs figure la Fondation Bill-et-Melinda-Gates, qui finance aussi Policy Cures Research et le Centre européen du journalisme (EJC).

O UVERTURE D ’ UN

PROCÈS HISTORIQUE À

13

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

O UAGADOUGOU

Mais qui a assassiné Thomas Sankara ? Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara, dirigeant du Burkina Faso et figure du panafricanisme, était assassiné lors d’un coup d’État. Les circonstances de ce crime sont restées obscures jusqu’à la chute du président Blaise Compaoré en 2014. Le procès, qui s’ouvre à Ouagadougou le 11 octobre, devrait lever un coin du voile. Une question reste ouverte : le rôle joué par la France.

Inquiet du rayonnement de la révolution burkinabé, le président ivoirien Houphouët-Boigny, pilier de l’influence française dans la région, accueille et finance complaisamment ses opposants (13). De son côté, le président libyen Kadhafi reproche à Sankara de ne pas l’avoir soutenu dans son conflit avec le Tchad concernant la bande d’Aozou et d’avoir refusé l’installation d’une de ses légions islamiques à Ouagadougou. Ces tiraillements sont confirmés par de nombreux éléments issus des archives américaines (14). La sanglante guerre civile du Liberia rapproche l’Ivoirien Houphouët-Boigny, le Burkinabé Compaoré et le Libyen Kadhafi, qui soutiennent Taylor. Spécialiste de la « Françafrique », François-Xavier Verschave qualifie l’assassinat de Sankara de « sacrifice fondateur (15) » scellant l’alliance inattendue des trois hommes. C’est aussi l’opinion de M. Mousbila Sankara, alors ambassadeur du Burkina Faso en Libye, telle que rapportée par son homologue français Michel Lévêque dans un télégramme diplomatique du 9 novembre 1987.

L

E procès des assassins présumés du président burkinabé Thomas Sankara et de ses compagnons, lors du coup d’État du 15 octobre 1987, s’ouvre à Ouagadougou le 11 octobre 2021. Le chef du commando, M. Hyacinthe Kafando, toujours en fuite, et l’accusé le plus attendu, l’ancien président Blaise Compaoré, ne figureront pas dans le box des accusés. Exfiltré par les troupes françaises lors de l’insurrection populaire d’octobre 2014 (1), ce dernier s’est réfugié en Côte d’Ivoire. En revanche, le général Gilbert Diendéré, qui dirigea les opérations, ainsi que M. Jean-Pierre Palm, alors chef d’état-major de la gendarmerie, seront, eux, bien présents, avec onze autres prévenus.

Au pouvoir de 1983 à 1987, le capitaine Sankara promeut un développement économique autocentré, lutte drastiquement contre la corruption, soutient l’éducation pour tous et la libération des femmes. Ses orientations révolutionnaires et sociales – notamment sa dénonciation de la dette et des diktats des institutions financières internationales en juillet 1987 à la tribune de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) – font de lui un symbole d’émancipation toujours vivace en Afrique (2). Sa capacité à mobiliser la population burkinabé et son rayonnement international, en particulier ses positions en faveur de la Palestine, suscite l’irritation des chancelleries occidentales et des dirigeants africains « amis de la France ». Longtemps, la justice du régime de M. Compaoré (1987-2014) multiplie les manœuvres pour entraver l’enquête, en

dépit des actions menées depuis l’étranger par des avocats et des militants burkinabés, notamment la campagne « Justice pour Thomas Sankara, justice pour l’Afrique ». Contre toute évidence, le certificat de décès de l’ancien président comporte la mention « mort naturelle » jusqu’en avril 2008. Il faut l’insurrection des Burkinabés pour débloquer la situation. En février 2015, sous la pression populaire, le gouvernement de transition rouvre le dossier. Les autorités nomment un juge d’instruction, M. François Yaméogo, qui a démontré depuis son indépendance et son engagement (3). L’instruction – et c’est son premier apport important – a permis de reconstituer le déroulement des événements du 15 octobre. L’enquête judiciaire a confirmé l’identité des victimes enterrées sommairement à Ouagadougou. En prouvant la présence de soldats de la garde rapprochée de M. Compaoré parmi les membres du commando, les investigations ont établi la responsabilité directe de celui qui était alors ministre de la justice. Les tueurs sont partis de son domicile, certains empruntant même l’un de ses véhicules. Ils ont fait irruption dans une salle de l’organisation régionale du Conseil de l’Entente (4) où Sankara se réunissait avec six membres de son secrétariat et tiré sans sommation, ce qui démontre leur volonté d’assassiner et non d’arrêter. En outre, l’instruction a confirmé que l’adjoint de M. Compaoré, M. Diendéré – qui n’était alors que lieutenant – désignait les personnes à éliminer parmi les proches du capitaine et les officiers fidèles arrêtés dans leurs casernes.

L’implication américaine en question

C

ONFRONTÉ à la mauvaise volonté des États concernés, le juge Yaméogo a bouclé le volet « interne » du dossier tout en laissant ouvert celui de ses probables ramifications internationales. Le rôle de la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, soutien indéfectible de Paris, comme celui de la France, ancienne puissance coloniale, alors en pleine cohabitation entre le président François Mitterrand et le premier ministre Jacques Chirac, restent à élucider. D’autres pays pourraient être impliqués. En octobre 1987, alors que la guerre froide touche à sa fin, Paris soutient le Tchad dans son conflit avec la Libye de Mouammar Kadhafi, ancien allié de Sankara, pour le contrôle de la bande d’Aozou. C’est aussi à cette époque que le Libérien Charles Taylor – qui bénéficie d’importants soutiens à Tripoli, à Abidjan et à Washington – organise la rébellion armée qui va ensanglanter son pays et déstabiliser la Sierra Leone voisine pendant sept ans. Démêler le rôle des uns et des autres dans le coup d’État contre Sankara, très attaché à la stabilité régionale, se heurte toujours à des secrets bien gardés.

Lors d’un voyage au Burkina Faso, en novembre 2017, le président français Emmanuel Macron s’engage à lever le secret-défense, comme l’a officiellement demandé le juge Yaméogo. Cette promesse ne sera pas tenue. Les deux premiers lots de documents déclassifiés parvenus à Ouagadougou ne comprennent que des pièces secondaires. « Le contenu * Animateur du site Thomassankara.net, auteur de L’Insurrection inachevée. Burkina 2014, Syllepse, Paris, 2019.

ne comporte pas uniquement des notes diplomatiques, mais surtout des notes d’analyse, des notes de renseignements ou encore des documents locaux (tracts) », prend soin de préciser l’ambassadeur de France Luc Hallade, avant d’ajouter à propos du troisième lot remis le 17 avril 2021 qu’il s’agit d’« archives du ministère de l’intérieur (…) en lien avec le contexte de l’assassinat de Thomas Sankara (5) ». En clair, la livraison ne contient aucune pièce issue des cabinets de Chirac et Mitterrand. C’est l’enquête judiciaire burkinabé qui dévoile la présence d’agents français à Ouagadougou le 16 octobre 1987, le lendemain du coup d’État. À sa suite, les langues se délient. « Nous avons pris les archives d’écoute concernant Blaise Compaoré et Jean-Pierre Palm que nous nous sommes partagées et avons procédé à leur destruction, témoigne ainsi sous couvert d’anonymat un membre des services de renseignements burkinabé. Palm en personne est venu dans notre service, accompagné de Français (…) à la recherche des preuves qu’il était sous écoute (6). » Un autre évoque la présence du mercenaire français Paul Barril. C’est le deuxième apport essentiel de l’instruction. Jusqu’ici, peu d’éléments corroboraient une éventuelle complicité des autorités hexagonales. Les réactions hostiles de Paris à certaines initiatives de Sankara – comme son soutien à l’inscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste des territoires à décoloniser établie par les Nations unies – sont bien connues. Dans une lettre

© STEVE BANDOMA, KLEINEFENN COURTESY GALERIE MAGNIN-A, PARIS

PAR BRUNO JAFFRÉ *

STEVE BANDOMA. – « Treasure » (Trésor), de la série « Lost Tribe » (Tribu perdue), 2020

adressée à son ministre de la coopération Michel Aurillac, le premier ministre Jacques Chirac demande, en représailles, de réduire l’aide française au Burkina Faso (7). Partisan de la révolution burkinabé aujourd’hui décédé, le journaliste Elio Comarin a rapporté cette apostrophe du chef du gouvernement français : « Dites à votre “petit” capitaine qu’il range ses abattis [abats de volaille, pattes et ailes coupées], d’ici six mois on se sera occupés de lui (8). » D’autres manœuvres sont venues de l’entourage du président Mitterrand après un vif échange avec Sankara lors d’un dîner officiel le 17 novembre 1986 à Ouagadougou. Le jeune capitaine dénonce notamment les livraisons d’armes françaises à des pays en guerre et l’invitation à Paris du Sud-Africain Pieter Willem Botha, figure emblématique de l’apartheid. Guy Penne, conseiller Afrique du chef de l’État français, organise alors une campagne de dénigrement de la révolution burkinabé. Il met en contact François Hauter, alors grand reporter au Figaro, avec l’amiral Pierre Lacoste, ancien directeur de la direction générale des services extérieurs (DGSE). Les renseignements français fournissent au journaliste des documents destinés à alimenter une série d’articles à charge, décrivant de supposées atrocités commises par le capitaine révolutionnaire. Ils paraîtront en 1986. « J’ai le sentiment affreux d’avoir été manipulé », confie aujourd’hui Hauter (9). L’historien américain Brian Peterson, qui a pu consulter des archives du département d’État, relate une tentative de déstabilisation du Burkina Faso organisée par les régimes africains proches de Paris : la guerre dite « de Noël » entre le Mali et le Burkina Faso, en décembre 1985. Cette crise est montée de toutes pièces à partir d’accusations mensongères contre Ouagadougou selon lesquelles des éléments armés auraient illégalement franchi la frontière avec le Mali. Bamako, mais aussi la Côte d’Ivoire et le Togo, soutiennent contre toute évidence ces allégations. Les efforts de Sankara pour fournir des preuves de sa bonne foi sont systématiquement sapés. « Il est difficile de penser que les autorités maliennes ignorent que les rumeurs qui circulent sont fausses », affirme l’ambassadeur américain d’alors Leonardo Neher, cité par Peterson. Un câble de la Central Intelligence Agency (CIA) confirme la manipulation : « La guerre est née de l’espoir de Bamako que le conflit déclencherait un coup d’État au Burkina Faso (10). »

Peterson rejette l’hypothèse d’une implication américaine directe dans le coup d’État du 15 octobre 1987, pourtant évoquée dans plusieurs témoignages d’acteurs libériens (16). Il révèle en revanche la participation de M. Michel Kafando (17), leader avec Jean-Claude Kamboulé de l’opposition burkinabé en exil en Côte d’Ivoire, à une réunion de la World AntiCommunist League (WACL). Les relations entre Ouagadougou et Washington se sont distendues lorsque le Burkina Faso a rompu les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) en juillet 1987. L’historien souligne aussi que de nombreux officiers burkinabés ont participé au programme de formation américain International Military Education and Training. Lors d’une rencontre avec le président Houphouët-Boigny, en avril 1978, M. Herman Cohen, ambassadeur américain au Sénégal et en Gambie, aurait insisté pour qu’il le « débarrasse de l’influence de Sankara dans la région (18) ».

L’enquête judiciaire a éclairé un autre point crucial : la présence de Libériens, compagnons de M. Taylor, sur les lieux de l’assassinat n’est pas confirmée, contrairement à ce qu’affirmaient certains témoins (11). Faut-il pour autant exclure leur implication ? On sait que M. Taylor lui-même est venu au Burkina Faso en janvier 1987 demander l’aide de Ouagadougou pour s’emparer du pouvoir au Liberia. Sankara la lui aurait refusée, selon plusieurs témoignages. M. Compaoré, lui, aurait accordé son soutien en échange d’un appui au coup d’État du 15 octobre 1987, selon l’ancien mercenaire libérien Prince Johnson (12). Mais l’instruction n’a pu vérifier ce point, le juge burkinabé n’ayant pas obtenu la collaboration de la justice de Sierra Leone et du Liberia. La Côte d’Ivoire a, quant à elle, refusé d’extrader M. Compaoré.

Les éléments confirmant l’hypothèse d’une conjuration internationale restent limités mais ils existent. L’enquête judiciaire disposera-t-elle des moyens pour aller plus loin ? Les autorités des pays soupçonnés coopéreront-elles sincèrement en ouvrant leurs archives? Un long chemin reste à parcourir pour faire toute la lumière sur l’élimination de Sankara, qui continue d’inspirer de nombreux jeunes Africains.

(1) Lire David Commeillas, «Coup de Balai citoyen au Burkina Faso», Le Monde diplomatique, avril 2015. (2) Lire « Thomas Sankara ou la dignité de l’Afrique », Le Monde diplomatique, octobre 2007. (3) Cf. Amber Murrey (sous la dir. de), Certain Amount of Madness : The Life, Politics and Legacies of Thomas Sankara, Pluto Press, Londres, 2018. (4) Elle accueillait les chefs d’État membres de cette organisation régionale (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Niger, Bénin, Togo) lorsqu’ils se réunissaient à Ouagadougou. (5) « Affaire Thomas Sankara : la France “a tenu parole”, en déclassifiant les documents couverts par le secret national », 18 avril 2021, www.lefaso.net (6) Hervé d’Afrik, «Assassinat de Thomas Sankara : comment le complot a été organisé et exécuté », Courrier confidentiel, n° 226, Ouagadougou, 15 février 2021, www.courrierconfidentiel.net (7) Le Canard enchaîné, Paris, 21 octobre 1987. (8) L’Humanité, Saint-Denis, 11 avril 2021. (9) Pierre Firtion et Léa-Lisa Westerhoff, « Le rôle de la France : soupçons et démentis », quatrième chapitre du webdoc Qui a fait tuer Sankara ?, Radio France internationale (RFI), 2017, https://webdoc.rfi.fr

(10) Brian Peterson, Thomas Sankara : A Revolutionary in Cold War Africa, Indiana University Press, Bloomington, 2021. (11) Silvestro Montanaro, Ombre africane, documentaire diffusé le 15 juillet 2009 sur la chaîne de télévision publique italienne RAI 3. (12) Témoignage devant la Commission vérité et réconciliation du Liberia, 29 août 2008, repris dans « Derrière les révélations de Prince Johnson, les soutiens burkinabé et ivoirien à la rébellion du Liberia », 28 octobre 2008, www.rfi.fr (13) Cf. Lona Charles Ouattara, Les Dessous de la révolution voltaïque. La mélancolie du pouvoir, L’Harmattan, Paris, 2017. (14) Cf. Brian Peterson, Thomas Sankara : A Revolutionary in Cold War Africa, op. cit. (15) François-Xavier Verschave, Noir Silence. Qui arrêtera la Françafrique ?, Les Arènes, Paris, 2000. (16) Silvestro Montanaro, Ombre Africane, op.cit. (17) De novembre 2014 à décembre 2015, M. Kafando occupera le poste de président de transition. (18) « Quand Herman J. Cohen voulait la peau de Thomas Sankara », Africa Intelligence, 17 juin 2015, www.africaintelligence.fr

Discover our English edition: mondediplo.com

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

14 B ARRER

LA ROUTE AUX MIGRANTS ET AUX G

Ces murs de s qui surgissent au

Construire des murs ou des clôtures pour protéger un garder des frontières est une pratique courante à trave Elle s’étend désormais au continent africain pour entra migratoires. En toute discrétion, du Maroc au Niger en l’Algérie, les autorités érigent des parois de sable, lour par des policiers et des militaires, et surveillées par de PAR RÉMI CARAYOL

P

ARTI de sa Guinée natale avec un voisin sans savoir où il allait, Youssouf (1) a traversé le Mali en guerre, franchi les frontières algériennes, marché dans le sable brûlant du désert libyen et affronté le tumulte de la mer Méditerranée avant de poser le pied sur le continent européen, au bout d’un périple de plus de neuf mois. L’adolescent de 16 ans a échappé aux mines artisanales sur la route reliant la ville de Gao (Mali) à la frontière avec l’Algérie, aux policiers algériens à la redoutable réputation et aux milices libyennes qui rançonnent leurs proies à Tripoli. Il a dû se cacher, baisser les yeux, contourner les points de contrôle. Mais ce qui semble l’avoir le plus stupéfait, c’est ce mur de sable qui les a contraints, lui et ses compagnons de voyage, à marcher durant trois jours et trois nuits dans le désert pour franchir la frontière entre l’Algérie et la Libye. « C’était très impressionnant, se remémore-t-il depuis la petite ville du sud de la France où il est désormais scolarisé. Tout à coup, on s’est retrouvés face à une immense barrière de sable impossible à franchir avec une voiture. Notre passeur nous a déposés en nous disant de marcher jusqu’à ce qu’on arrive au mur. Une fois escaladé, on était en Libye. »

Ce mur de sable, tous les migrants venus d’Afrique subsaharienne l’ont vu lorsqu’ils ont franchi la frontière de l’Algérie. Les commerçants et les trafiquants sahariens ont appris à le contourner. Les habitants des villes situées aux confins du pays ont été contraints de s’y adapter. Mais rares sont les Algériens qui savent que la quasitotalité de leur territoire saharien est aujourd’hui ceinturée par un immense cordon dunaire artificiel pouvant atteindre deux à cinq mètres de hauteur. « À Alger, personne ou presque ne parle de cet emmurement », souligne le chercheur en géopolitique Raouf Farrah, qui a mené des enquêtes dans le Sud algérien (2).

Interdire au Front Polisario l’accès à l’océan Construire un mur ou une clôture pour protéger sa frontière est devenu chose courante un peu partout dans le monde, que les régimes soient autoritaires ou démocratiques (3). Le phénomène semblait jusqu’à présent avoir épargné l’Afrique du Nord et de l’Ouest. Ce n’est plus le cas. L’analyse des images satellites récentes révèle une multitude insoupçonnée de murs de sable (4). Le Sahara, souvent décrit comme un vaste espace désertique sans bornes, voire une « zone grise » où prolifèrent les trafics d’armes, de drogues, de cigarettes ou d’essence, et où circulent aisément contrebandiers, bandits, rebelles, combattants djihadistes et * Respectivement journaliste et géographe.

© EVAN SCHNEIDER - UN PHOTO - SIPA

Algérie, au Front Polisario, il n’interdit pas totalement le passage vers le sud.

migrants, est en réalité cloisonné par d’immenses barrières de sable depuis l’océan Atlantique jusqu’à la mer Rouge. La plus connue est celle qui traverse du nord au sud le Sahara occidental, un territoire occupé par le Maroc depuis le départ des Espagnols fin 1975, et revendiqué par le Front Polisario, un mouvement indépendantiste soutenu par Alger. Ce « mur de séparation », également appelé « ceinture de sécurité », a été érigé par Rabat dans les années 1980 sur plus de 2 500 kilomètres (5). Depuis lors, il est en perpétuelle consolidation avec des équipements électroniques de plus en plus sophistiqués, mais aussi en continuelle extension. En dépit des accords de cessez-le-feu signés en septembre 1991 sous l’égide des Nations unies, le génie militaire marocain a construit une nouvelle extension de 14 kilomètres jusqu’à la frontière mauritanienne. Il s’agit d’empêcher tout blocage de la seule route goudronnée transsaharienne et d’interdire au Front Polisario l’accès à l’océan Atlantique. En mars 2021, un nouveau mur de sable d’une cinquantaine de kilomètres a été érigé à l’extrême nord du Sahara occidental, au plus près de la frontière avec l’Algérie. Présenté par la presse marocaine comme un moyen de fermer l’accès des camps de Tindouf, situés en

ET

LAURENT GAG

la Mauritanie. C’est un remblai de deux à cinq mètres de hauteur, avec, en parallèle, une tranchée et une piste (ou parfois une route goudronnée) rejoignant des bases militaires distantes de dizaines de kilomètres. Les images satellites montrent qu’il peut s’éloigner de quelques kilomètres de la ligne frontalière en s’adaptant au relief et qu’il peut disparaître là où il est rendu inutile par la présence de dunes (ergs), de montagnes ou de rebords de plateau (hamadas) qui empêchent les véhicules motorisés de passer.

Longtemps considéré comme une exception, ce mur de sable apparaît désormais comme un modèle imité par les autres États, qui ont eux aussi entrepris de clôturer leurs frontières à grand renfort de bulldozers. La Tunisie et l’Égypte invoquent la nécessité de se protéger des incursions d’individus armés depuis l’effondrement de la Libye après 2011. Tunis s’est ainsi lancé dans la construction d’un mur de sable qui atteint déjà 200 kilomètres près du poste frontalier de Dehiba, et qui est doté, grâce à la collaboration financière et technique des États-Unis, d’un système électronique de surveillance intégré. Pour sa part, Le Caire a repris le tracé des « barbelés frontaliers » disposés sur plus de 270 kilomètres par l’Italie fasciste en 1931 depuis la Méditerranée jusqu’aux environs des oasis de Siwa et d’Al-Jaghboub (6). L’Égypte bénéficie elle aussi du soutien américain pour renforcer la surveillance électronique de ses frontières occidentale et méridionale avec la Libye et le Soudan. Un autre mur de sable s’étire à la frontière avec le Soudan du bord de la mer Rouge vers l’intérieur sur une trentaine de kilomètres, concrétisant l’occupation égyptienne du territoire contesté du « triangle » de Hala’ib.

Comme tout mur, il n’est pas totalement étanche et les passages clandestins nocturnes de piétons, comme peut en témoigner Youssouf, sont possibles. Mais il a rendu la traversée plus compliquée, et donc plus risquée. L’Union européenne, via l’agence Frontex, et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) se réjouissent de la chute observée en 2017 du nombre de migrants en provenance du Niger : 79 % de baisse aux points de suivi des flux d’Arlit et Séguédine par rapport à 2016. Elles attribuent cette baisse à l’efficacité de leurs actions et à l’adoption par le Niger en 2015 d’une loi criminalisant la migration irrégulière, mais ne citent jamais l’impact du mur de sable algérien, construit en 2016 à la frontière du Niger (7). Il rend pourtant un grand

(1) Prénom d’emprunt. (2) Cf. notamment Raouf Farrah, «Algeria’s migrations dilemma : Migration and human smuggling in south Algeria », rapport de la Global Initiative against Transnational Organized Crime, New York, décembre 2020.

L’Algérie se cadenasse derrière des remblais

(3) Stéphane Rosière, Frontières de fer. Le cloisonnement du monde, Syllepse, Paris, 2020. (4) Laurent Gagnol, « Géohistoire des frontières sahariennes. L’héritage nomade enseveli sous les murs de sable » (à paraître), Bulletin de l’Association des géographes français, Paris.

Mais la frénésie des murs de sable semble avant tout toucher l’Algérie. Ce dispositif impressionnant, constitué de tranchées, de levées de sable, de clôtures et de murs de béton, entoure désormais la quasi-intégralité du territoire algérien, soit 6 700 kilomètres. Plus de cinquante mille militaires patrouillent dans la seule partie saharienne. Le mur de sable érigé à la frontière libyenne date de 2015 et s’est ensuite étendu à celles avec le Niger, le Mali et

(5) Karine Bennafla, « Illusion cartographique au Nord, barrière de sable à l’Est : les frontières mouvantes du Sahara occidental », Espace politique, n° 20, Reims, 2013. (6) Costantino Di Sante, « La “pacification” italienne de la Cyrénaïque (1929-1933) », Revue d’histoire de la Shoah, n° 189, Paris, 2008. (7) Lire Rémi Carayol, « Les migrants dans la nasse d’Agadez », Le Monde diplomatique, juin 2019.

Alger Tunis

OCÉAN ATLANTIQUE

t Hau

TUNISIE

arien sah s a l At

Rabat as Atl

MAROC

Ras Jedir Dehiba

A

SAHARA OCCIDENTAL

Al-Joufra

A

R

A

MALI

MAURITANIE

Tilemsi

Bamako

Frontière Frontière fermée pour raison sécuritaire Barrière (mur de sable, tranchée, barbelés, clôture)

FEZZAN

Séguédine

El Akla

Kidal

Al-Jaghboub

Niamey

Siwa Ni l

LIBYE

MER ROUGE

ÉGYPTE Koufra

Hala’ib.

Tibesti

SOUDAN

TCHAD

Khartoum

Ennedi

NIGER

Gao

Le Caire

Benghazi

Passe de Salvador

Toummo Madama

Assamakka Arlit

Aguelhok

Oubari

Ghat

Bordj Tamanrasset Badji Mokhtar El P Tin Zaouatine ipe In Guezzam In Khalil

er Nig

Dakar

H

Ahaggar

Nouakchott

Syrte

ALGÉRIE S

Nouadhibou

Tobrouk

Tripoli

Tindouf

Zouérate

MER MÉDITERRANÉE

KANEM N’Djamena

Principale route transsaharienne Point de passage frontalier saharien Ville emmurée (cernée de murs de sable et de tranchées)

0

500 km

AGNÈS STIENNE

Sources : Laurent Gagnol ; « Displacement Tracking Matrix » (DTM), Organisation internationale pour les migrations (OIM), 2020 ; Africa Intelligence, février 2021 ; Mission des Nations unies pour l'organisation d'un référendum au Sahara occidental (Minurso) ; Sentinel Hub ; Satellites.pro ; Google Earth.

15

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

GROUPES ARMÉS

Les clichés qui accompagnent cet article sont d’Evan Schneider. Il s’agit de vues aériennes prises en 2016 du mur de sable qui traverse le sud-est du Maroc et le Sahara occidental.

sable u Sahara

territoire ou ers le monde. aver les flux n passant par rdement gardées es caméras. NOL

*

et discret service à la politique d’externalisation européenne des questions migratoires.

« C’est comme si on était prisonniers chez nous, déplore Mohamed, un commerçant arabe installé côté malien qui a requis l’anonymat. Avant, on pouvait aller d’un pays à l’autre sans difficulté. Mais c’est devenu compliqué. On ne peut plus travailler. » C’est d’autant plus problématique que, comme le rappelle sous le sceau de l’anonymat un journaliste malien qui se rend régulièrement dans cette zone,

Néanmoins, les murs de sable existent, là encore (9). Moins spectaculaires et moins surveillés, ils restent nombreux, s’étendant parfois sur plus d’une centaine de kilomètres. Plutôt que suivre le tracé des frontières, ils quadrillent le territoire. Ils n’ont pas été érigés par des forces armées nationales mais par des groupes armés qui s’en servent pour surveiller (et taxer) tout déplacement. Dressés aux abords des points de contrôle, ces obstacles permettent de sécuriser l’appropriation informelle des sites miniers aurifères – nombreux dans le sud de la Libye et le nord du Tchad –, de surveiller une piste ou une route asphaltée et enfin de contrôler l’accès à un puits, un site industriel, un aéroport ou une ville. Par exemple, la route qui relie Oubari à Ghat dans le sud-ouest de la Libye est contrôlée par un check-point prolongé par des murs de sable jusqu’aux contreforts montagneux qui l’encadrent. Koufra, dans le sud-est du pays, est entourée d’un vaste mur de sable qui interdit toute incursion clandestine. Des villes (avec leurs aéroports) sont désormais clôturées et même emmurées : Koufra donc, mais aussi Nouadhibou et Zouérate en Mauritanie, Tindouf, Bordj Badji Mokhtar et In Guezzam en Algérie, In Khalil, Kidal, Aguelhok et Gao au Mali, Syrte en Libye… © EVAN SCHNEIDER - UN PHOTO - SIPA

« ici, on vit de l’élevage, du commerce ou du transport. Il n’y a rien d’autre à faire pour gagner sa vie. Or pour chacune de ces activités, la mobilité est indispensable ». Nombre de jeunes possédant un pick-up vivent notamment de l’exportation de produits algériens subventionnés (semoule, pâtes, conserves de tomates) vers le Mali. « Si on nous enlève ça, on n’a plus de moyen de subsistance », s’alarme Mohamed.

© EVAN SCHNEIDER - UN PHOTO - SIPA

Cet ouvrage a en outre porté un coup aux échanges commerciaux qui font vivre la population locale touarègue et les commerçants arabes. C’est le cas notamment pour les habitants des villes jumelles dissymétriques qui se sont constituées de part et d’autre de la frontière entre l’Algérie, le Niger et le Mali. Côté Niger, le poste-frontière d’Assamakka, où on trouve les forces armées, les douaniers et les gendarmes nigériens ainsi que l’OIM, est peut-être le mieux loti. La population qui vit du commerce transfrontalier a fondé un quartier informel, dénommé El Akla, avec ses maisonsentrepôts et son marché de plein air qui existe depuis le début des années 2000, mais qui a grossi depuis 2013. Grâce à des autorisations dérogatoires de passage attribuées à la journée, le peuplement du village se maintient et le marché, semi-clandestin, prospère. La situation est plus compliquée à In Khalil, au Mali : fondé en 2000 par des Arabes de la vallée malienne du Tilemsi, ce village est devenu un lieu de trafic important, en particulier d’armes, ce qui a conduit à des opérations militaires algériennes. Depuis, Alger a renforcé le mur en créant une triple enceinte pour interdire tout passage. Une seule sortie a été aménagée lors de la construction de ces enceintes qui se situent en partie sur le territoire malien (de même que la localité est en partie sur le territoire algérien). Le marché a alors périclité. Les jeunes habitants de la ville jumelle algérienne de Bordj Badji Mokhtar parlent d’un sentiment d’« étouffement ». De lieu d’échanges, la ville est devenue un cul-de-sac. L’érection du mur a été accompagnée d’une militarisation de la zone qui empêche toute activité transfrontalière – le commerce, les trafics, mais aussi l’élevage.

les circulations transfrontalières semblent se réaliser avec une relative facilité. En témoigne l’incursion des rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) depuis le Fezzan libyen jusqu’au Kanem tchadien, qui a conduit à la mort sur le front de l’ex-président tchadien Idriss Déby Itno en avril dernier.

Ce sentiment d’être pris au piège est partagé par les habitants de Tin Zaouatine. Cette ville, située de part et d’autre de la frontière algéro-malienne – tracée au milieu d’un oued la plupart du temps asséché –, concentre les problématiques sensibles : lieu de passage de migrants, elle est aussi le fief de M. Iyad Ag Ghali, l’un des principaux chefs des groupes djihadistes sahélo-sahariens, que la France considère comme l’« ennemi numéro un ». La partie algérienne, où vivent dix mille personnes, est particulièrement enclavée puisque depuis Tamanrasset, la ville la plus importante du Sud algérien, il faut emprunter des pistes accidentées durant plus de neuf heures pour la rejoindre. La partie malienne, sans le moindre service public, héberge quant à elle quelques dizaines de familles. Désertée par l’État, elle se trouve sous le contrôle de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), une coalition de groupes armés signataires de l’accord de paix âprement négocié à Alger et signé à Bamako en 2015. Après avoir fermé officiellement la frontière avec le Mali en janvier 2013, au nom de la sécurité nationale, les forces armées

algériennes ont, en 2018, prolongé le mur de sable, surnommé « El Pipe », jusqu’en périphérie de la ville. Dans un article publié en 2020, Raouf Farrah constate que « la population n’a jamais été partie prenante de la réflexion autour de ce projet ». Or, ajoute-t-il, « sans l’adhésion des populations locales, sans un travail de proximité avec les jeunes qui maîtrisent les routes du désert, sans la prise en considération de l’écologie humaine du Sahara, tout effort sécuritaire, même légitime, devient une source de frustration qui alimente l’idée d’un mépris d’État et les tensions avec les services de sécurité (8) ». Cette colère s’est exprimée en juin 2020, lorsque les autorités ont prolongé le mur le long de l’oued qui marque la frontière en le surmontant d’un fil de fer barbelé, empêchant ainsi les habitants, et notamment les éleveurs, de se déplacer et d’accéder à leurs puits, jardins et pâturages situés en territoire malien, ainsi qu’aux mines d’or qui y sont exploitées. Exaspérés, des jeunes ont tenté d’arracher la clôture, se heurtant aux forces de sécurité. Des émeutes ont éclaté. Et un jeune d’à peine 20 ans, Ayoub Ag Adji, a été tué par balle. Deux jours plus tard, le chef de la région militaire annonçait le retrait du barbelé et l’ouverture de points de passage pour les éleveurs.

Pour contrôler un puits, un site industriel ou un aéroport Dans les parties sahariennes des pays maghrébins, les murs de sable matérialisent la fonction la plus dure – celle de barrière, de dispositif de sécurité, d’outil de défense – qui est assignée à la frontière. En situation de conflits, ils contribuent au maintien du statu quo. Dans l’est du Sahara, la situation se présente différemment. De la passe de Salvador (entre le Niger et la Libye) jusqu’à quelques encablures de la mer Rouge (entre le Soudan et l’Égypte),

Dans ce pays, le mur de sable en construction au nord du pays entre Syrte et la base aérienne d’AlJoufra est l’ouvrage le plus long (plus de cent kilomètres début 2021) et le plus stratégique. Il serait construit par le groupe russe Wagner pour le compte de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar (10). Ce mur correspond à la ligne de front entre les gouvernements de Tripoli et de Tobrouk, constituée après l’échec de la prise de Tripoli par l’ANL en 2020. La mise en place d’un gouvernement de transition en début d’année a sans doute relativisé son importance : il n’a avancé que de quelques kilomètres vers le sud depuis février 2021. Mais une inquiétude demeure : à terme, en cas d’échec du processus politique libyen, cette barrière pourrait-elle devenir une frontière et ainsi participer à « geler » le conflit, voire aboutir à la partition territoriale de la Libye ? Un tel scénario rappellerait celui observé au Sahara occidental il y a une quarantaine d’années. ET

R ÉMI C ARAYOL L AURENT G AGNOL .

(8) Raouf Farrah, «Tin Zaouatine, marginalisation et militarisation aux confins des frontières algériennes », Jadaliyya, WashingtonBeyrouth, 15 juillet 2020. (9) Jérôme Tubiana et Claudio Gramizzi, « Lost in Trans-Nation : Tubu and other armed groups and smugglers along Libya’s southern border », rapport de l’association Small Arms Survey, Genève, décembre 2018 ; Jérôme Tubiana et Claudio Gramizzi, « Les Toubou dans la tourmente : présence et absence de l’État dans le triangle Tchad-Soudan-Libye », Small Arms Survey HSBA Working Paper, n° 43, Genève, février 2018. (10) Lire Akram Kharief, « Libye, un afflux historique de mercenaires », Le Monde diplomatique, septembre 2020.

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

16

U NE

HISTOIRE DES GRÈVES

« Tu me prives de ma liberté, Depuis plusieurs décennies, la privation volontaire de nourriture et d’eau constitue une stratégie de revendication politique de détenus de l’extrême gauche turque ou affiliés à l’indépendantisme kurde. Face à ces protestations, parfois fatales pour les premiers, Ankara opte pour la manière forte. De nouveaux établissements pénitentiaires sont construits pour empêcher tout mouvement collectif.

UNE

«

E N Q U Ê T E D ’A R I A N E

J

E sais que j’ai raison, et que je n’ai rien fait de mal. En continuant de résister, l’humain se sent plus fort » : c’est sur cette phrase, à l’été 2019, que l’avocate turque Ebru Timtik prend congé d’une consœur belge venue lui rendre visite à la prison de Silivri, proche d’Istanbul. Les deux femmes ne se reverront plus jamais. À l’issue d’un « jeûne de la mort » de deux cent trente-huit jours, Timtik décède le 27 août 2020 en pleine pandémie de Covid-19, à l’hôpital de Bakrköy (Istanbul) où elle a été transférée. Condamnée à treize ans de détention pour « appartenance à une organisation terroriste », le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), une organisation d’extrême gauche armée fondée en 1978 sous le nom initial de Devrimci Sol (ou Dev Sol, Gauche révolutionnaire), cette avocate de 42 ans dénonçait la parodie de justice dont elle avait été l’objet et réclamait un procès équitable. Pour obtenir gain de cause, elle avait opté pour un « jeûne de la mort » (« ölüm orucu »), que l’on distingue en Turquie d’une grève de la faim (açlık grevi), laquelle peut être interrompue n’importe quand. Le « jeûne de la mort », à conno-

BONZON *

tation quasi mystique et dont l’issue est bien souvent fatale, s’inscrit quant à lui dans une démarche jusqu’au-boutiste que d’ordinaire seule une réponse positive des autorités aux revendications peut suspendre. Trois mois après le décès de l’avocate, plusieurs centaines de prisonniers politiques, eux rattachés au mouvement national kurde (1) et répartis sur une cinquantaine de prisons, lancent une grève de la faim « tournante », pour une durée indéterminée. Ils réclament la fin de l’isolement imposé au fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), M. Abdullah Öcalan, détenu depuis vingt-deux ans sur l’île-prison d’İmralı, et protestent contre les violations croissantes de leurs droits dans les prisons turques. Constitués en groupes, les grévistes de la faim se relaient pour permettre aux précédents de reprendre des forces : pas question pour le mouvement national kurde de « jeûne de la mort ». En juillet 2021, treize militantes proches du PKK détenues à la prison d’Elazığ s’engageaient à leur tour dans ce mouvement tournant de privation de nourriture.

Comme Bobby Sands

C

AR on ne mène pas une grève de la faim de la même façon, ni pour les mêmes raisons selon qu’on soit un militant engagé dans le mouvement de libération nationale kurde ou un militant de la gauche révolutionnaire turque. On n’en meurt pas non plus autant selon qu’on appartienne au premier groupe

* Journaliste.

(six décès en quarante ans) ou au second groupe (environ cent cinquante décès durant la même période, essentiellement dans les rangs du DHKP-C). Pourtant, au début des années 1980, les grèves de la faim collectives constituent un modus operandi commun entre le PKK et une partie importante des groupes d’extrême gauche qui prônent

ÉCOUTEZ

LE « DIPLLO »

et conduisent la lutte armée contre l’État. Les peines sont longues et les conditions de détention extrêmement dures pour ces militants que la junte militaire, en première ligne du bloc occidental contre le bloc communiste, a arrêtés par dizaines de milliers à la suite du coup d’État du 12 septembre 1980. Kurde et membre du Kawa, une organisation qui s’inspire du nom du forgeron qui s’opposa au roi despote Dehak dans la mythologie kurdo-persane, M. Ali Gürgöz (2) a 18 ans en 1981. Il est alors détenu dans la fameuse et sinistre prison « n° 5 » de Diyarbakır : « Ce sont les membres du comité central du tout nouveau et peu connu Parti des travailleurs du Kurdistan qui ont lancé la première grève de la faim collective, nous racontet-il (3). Comme eux, j’avais été mis à l’isolement pour trois mois ; en fait, on était entassés à plusieurs et enchaînés par les pieds et les poignets, traités comme des animaux auxquels on jetait de la nourriture et qu’on laissait dans leurs excréments, dans un espace d'un mètre et demi sur deux. » M. Tevfik Eskiizmirliler militait quant à lui à Dev Yol (Voie révolutionnaire), une organisation de masse « guévariste » des années 1970 d’où sera issue Dev Sol en 1978, auquel le DHKP-C succédera. Arrêté, torturé et emprisonné à Istanbul et à Izmir, il se rappelle que les grèves de la faim menées par les membres de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) avaient impressionné ses camarades, notamment celle de Bobby Sands, mort le 5 mai 1981 après soixante-six jours de privation volontaire de nourriture dans la prison de Maze : « Nous avions une approche philosophique identique à la sienne. » Le 14 juillet 1982, Kemal Pir, Hayri Durmuş, Akif Yılmaz et Ali Çiçek, tous cadres du PKK, refusent à leur tour de se nourrir jusqu’à en mourir. La « résistance des martyrs » de la prison « n° 5 » de Diyarbakır renforce l’assise populaire du parti. Une célèbre photo illustre la grande grève collective suivante d’avril 1984. Elle fut prise au tribunal de Metris lors du procès dit « des lieutenants » : les accusés sont d’anciens officiers ayant rejoint la gauche révolutionnaire. On les voit en caleçon, alignés en rang d’oignons face aux juges. Car, à peine leurs menottes retirées, et se privant déjà de nourriture, ils se sont débarrassés de l’uniforme contre le port obligatoire duquel ils s’élèvent. « Cette grève de la faim visait à s’opposer au règlement militaire qui leur était appliqué et à la tentative de rééducation politique dont ils étaient l’objet de la part de l’État », décrit la docteure en science politique Sarah Caunes, dont la thèse traite de la mobilisation des prisonniers politiques turcs entre 1980 et 2000 (4). Le PKK n’est pas de ce mouvement-là, mais participe à une autre action menée la même année, à la prison de Diyarbakır, l’une des toutes dernières fois que la gauche révolutionnaire et le mouvement de libération nationale kurde feront grève de la faim commune. Durant les années 1990, la guerre entre l’État et le PKK atteint son paroxysme. Une période difficile pour les militants. Les tribunaux spéciaux devant lesquels ils comparaissent pour

L’Imprimerie 79, rue de Roissy 93290 Tremblay-en-France

Origine du papier : Allemagne. Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le n° FI/37/001. Eutrophisation : Ptot = 0,007 kg/t de papier

p En ligne et en téléchargement (podcast). www.monde-diplomatique.fr/audio

Commission paritaire des publications et agences de presse : nº 0524 D 86051 ISSN : 0026-9395 PRINTED IN FRANCE À la disposition des diffuseurs de presse pour modification de service, demandes de réassort ou autre, nos numéros de téléphone verts : Paris : 0 805 050 147 Banlieue/province : 0 805 050 146.

séparatisme ou atteinte à la sécurité de l’État leur infligent des peines très lourdes. Les grèves de la faim expriment alors une détermination pour « priver l’État du droit de tuer, lui soustraire l’ensemble des instruments de coercition, pour reconquérir le droit sur soi, de se donner la mort. Le message de ces militants à l’État turc était le suivant : “Tu me prives de ma liberté et donc de ma vie, tu ne pourras pas me priver de ma mort” », explique l’historien et politiste Hamit Bozarslan. Réprimés et laminés, les membres du DHKP-C trouvent aussi dans les « jeûnes de la mort » un moyen de repousser les murs des prisons, c’està-dire de se faire entendre et par là même de continuer à exister. Cependant, les stratégies divergent. Le PKK de M. Öcalan fonde sa légitimité en dehors des prisons. La priorité étant la lutte armée avec le projet d’un Kurdistan indépendant, la grève de la faim est un moyen de lutte mais pas au risque de mourir : il faut se préserver pour la guérilla dans les montagnes. Le clivage ne cessera de se creuser avec la gauche révolutionnaire.

Pour canaliser les fortes et parfois violentes oppositions idéologiques, stratégiques et tactiques qui agitent les détenus, l’institution pénitentiaire attribue à chaque groupe politique son propre dortoir (koğuş). Lequel est « érigé par chaque parti ou organisation en une véritable microsociété, avec ses lois, son règlement, sa hiérarchie propres, ainsi que ses symboles et ses drapeaux : c’est un cadre de résistance », précise Sarah Caunes. La prison devient un lieu de socialisation et d’endoctrinement politique accéléré, en particulier pour les tout jeunes militants. Ancien membre du PKK, M. Aytekin Yılmaz a passé neuf ans et demi en prison. Il évoque un climat paranoïaque et l’existence de règlements de comptes internes au PKK et au DHKP-C vis-à-vis de leurs membres soupçonnés d’espionner, d’être trop critiques avec la ligne du parti ou bien encore lorsque les aveux de l’un auraient conduit à l’arrestation d’un autre : « Entre 1990 et 2000, dit-il, j’ai compté au moins quarante exécutions de prisonniers politiques par leurs codétenus, et c’est sans doute même beaucoup plus. »

Phalanstère carcéral

A

U milieu des années 1990, l’État turc veut en finir avec l’emprise de la gauche radicale dans les dortoirs. Il échafaude un vaste plan de constructions de nouvelles prisons avec cellules individuelles. Les cours communes sont supprimées. Un prototype a déjà été construit à Eskişehir, au nord-ouest du pays. Afin de s’y opposer, en 1996, le DHKP-C – dont, cette même année, un commando assassine l’homme d’affaires Özdemir Sabancı à Istanbul et mène plusieurs attaques contre des cibles militaires et policières – mobilise plusieurs groupuscules révolutionnaires de gauche. Au total, 2 500 détenus entrent en grève de la faim, dont 355 suivent un « jeûne de la mort ». Tournée dans l’un des dortoirs du DHKP-C, une vidéo circule alors sous le manteau. On y voit, émacié, l’un des cadres du parti reposer sur une table qui fait office de banc mortuaire. Les images témoignent de ce mélange de discipline militaire, de hiérarchie et d’ambiance quasi religieuse qui flotte durant la cérémonie organisée en hommage à ce nouveau « martyr ». Celui-ci porte un bandeau rouge autour du front, symbole de son appartenance au DHKP-C et du fait qu’il est alévi (5), à l’instar de nombreux membres de ce parti révolutionnaire.

Dirigé alors par l’islamiste Necmettin Erbakan, le gouvernement de coalition nomme un groupe de médiateurs afin de tenter de convaincre les détenus de stopper leur grève de la faim. Après soixanteneuf jours et douze morts, le projet de transfert de détenus politiques vers la prison d’Eskişehir est finalement annulé, l’établissement « pilote » est même fermé. Le gouvernement a cédé. Squelettiques, formant le « V » de la victoire, des dizaines de détenus sont transportés des prisons vers les hôpitaux. Atteints du syndrome de Wernicke-Korsakoff, une maladie neurodégénérative causée par une grave carence en vitamine B1, la majorité d’entre eux en garderont des séquelles toute leur vie. C’est ainsi que le système des dortoirs se renforce, comme en témoigne un militant de la Ligue révolutionnaire communiste de Turquie (TIKB, marxiste-léniniste hoxhaïste [du nom du dirigeant communiste albanais Enver Hoxha, au pouvoir de 1945 à 1981]), M. Ahmet Vural, arrêté et incarcéré à la prison d’Ümraniye deux ans plus tard : « Le premier étage du bâtiment était pour le TIKB et le second pour l’Union des communistes révolutionnaires de Turquie [TKP-ML, marxiste-léniniste maoïste]. On partageait la pièce du rez-de-chaussée pour cuisiner et se laver. Cette pièce donnait sur la cour ; de l’autre côté, il y avait exactement le même bâtiment de deux étages, occupé par deux autres groupes révolutionnaires. Chacun utilisait la cour à tour de rôle, de 6 heures du

matin à minuit, pour y faire de l’exercice, jouer au ballon et organiser le soir des concerts de saz [luth traditionnel turc] », décrit M. Vural. Outre les tâches domestiques, la matinée est en général consacrée aux séminaires et aux cours idéologiques. L’après-midi est plus ludique, selon l’ancien prisonnier politique : « Échecs, tavla [sorte de backgammon], courrier, lecture des journaux bourgeois et même des journaux révolutionnaires qui nous étaient apportés par les visiteurs. » À écouter M. Vural, on est saisi du paradoxe. Sa description de la vie des prisonniers politiques tient plus du phalanstère que de Midnight Express. La chercheuse Sarah Caunes n’en est pas étonnée. Elle aussi a récolté ce genre de témoignages « positifs » qui s’expliquent par le fait, dit-elle, qu’aux yeux des anciens détenus politiques ces acquis découlaient des victoires collectives remportées sur le système carcéral. Ainsi M. Vural énumère ce que les détenus ont obtenu à la suite des « jeûnes de la mort » de 1996 : « Cuisiner les produits apportés par les familles ; fouilles bimensuelles des dortoirs effectuées par les gardiens et non par les militaires ; éteindre les feux à l’heure qui nous convenait. » Dans la foulée, les organisations de gauche radicale se coordonnent de mieux en mieux. Les détenus élisent des représentants chargés de traiter avec l’administration pénitentiaire. Ils sont en liaison permanente – mais illégale – avec le comité central des prisonniers (CMK), qui siège à la prison de Bayrampaşa. À tout moment, ce comité peut décréter une grève de la faim dans toutes les prisons du pays. Alors que la société civile émerge à l’extérieur, entre les murs « un autre front de lutte se constitue qui fait échouer des pans entiers de la politique carcérale de l’État turc. Jusqu’au milieu des (1) Sous le terme de « mouvement national kurde », on regroupe le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), illégal en Turquie, le Parti de la paix et de la démocratie (BDP) et le Parti démocratique des peuples (HDP), représentés au Parlement turc, ainsi qu’une série d’associations, d’organisations et de syndicats liés à ces partis qui aspirent à une autonomie renforcée des Kurdes en Turquie. (2) Réfugié en Suisse, Ali Gürgöz est l’auteur de La Nuit de Diyarbakɩr. Être kurde en Turquie, L’Harmattan, Paris, 1997. (3) Sauf mention contraire, toutes les citations sont recueillies par l’auteure. (4) Sarah Caunes, « La bataille des prisons. Organisations et mobilisations des prisonnier.es politiques dans l’espace carcéral turc entre 1980 et 2000 », thèse de science politique soutenue le 18 septembre 2020 à l’université Paris-VIII, sous la direction de Laurent Jeanpierre. (5) Les Alévis (autour de 15 % de la population de la Turquie) pratiquent un culte hétérodoxe et syncrétique fait d’islam chiite, de mysticisme et d’inspirations religieuses variées proches du zoroastrisme et du christianisme.

DE LA FAIM EN

17

T URQUIE

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

tu ne me priveras pas de ma mort »

SELÇUK

M. Öcalan après que celuici – lequel n’a jamais observé de grève de la faim luimême – a reçu la visite de ses avocats.

années 1990, la plupart des mobilisations de prisonniers politiques sont en effet victorieuses », explique Sarah Caunes. Il va en être tout autrement des deux décennies suivantes. Erbakan, le mentor islamiste de M. Recep Tayyip Erdoğan, est déposé par le coup militaire dit « postmoderne » de 1997. La coalition dirigée par le social-démocrate Bülent Ecevit, qui lui succède, lance la construction des prisons d’isolement dites « de type F ». Voulant restaurer l’autorité de l’État en milieu carcéral, le ministre de la justice Hikmet Sami Türk invoque la nécessité de préserver les jeunes militants de la pression des groupes révolutionnaires. Mais, dans une société où le collectif l’emporte sur l’individuel, la fin des dortoirs et l’isolement sont toujours aussi insupportables aux détenus et à leurs familles.

« Nous ne voulions pas de cellules de type F, explique M me Yıldız Uygun, ancienne gréviste de la faim de 1996. Qu’un camarade y reste tout seul tout le temps, isolé de tout, c’est souhaiter qu’il meure en devenant fou. » Alors, le 20 octobre 2000, environ mille prisonniers appartenant à plusieurs organisations de gauche révolutionnaire s’engagent : « Au TIKB, on pouvait refuser de rejoindre la grève de la faim, raconte M. Vural, mais ça nous faisait perdre notre aura et les responsabilités dans le parti. Au DHKP-C, c’était plus radical : si tu refusais, tu te retrouvais vraiment isolé, tu ne pouvais même plus discuter avec les autres. » Un mois après le début de la grève de la faim, cent dix militants du DHKP-C vont plus loin et poursuivent par un « jeûne de la mort » auquel, au-dehors, de nombreux proches des prisonniers se joignent.

L’isolement des détenus

U

petite maison du gecekondu [bidonville ou quartier construit de manière illégale] d’Armutlu, à Istanbul, symbolise le bras de fer entre l’État et le DHKP-C. Trois jeunes femmes y sont alitées, bandeau rouge sur le front ; l’une d’elles, Şenay Hanoğlu, agit par solidarité avec son mari détenu et gréviste. Assis au bout du lit, son petit garçon de 10 ans assiste à l’agonie de sa mère en direct. Avec une diète améliorée d’eau sucrée, de thé et de vitamines, les militants peuvent tenir plus de trois cents jours. La souffrance est prolongée, mais cela donne plus de visibilité à la protestation des détenus et au parti. Des écrivains et des journalistes tentent, comme en 1996, de servir d’intermédiaires entre les prisonniers, les familles et le gouvernement afin que celui-ci abandonne le projet des cellules individuelles. Cette fois, c’est sans succès. NE

Le 19 décembre 2000, le gouvernement lance l’opération « Retour à la vie ». Équipés d’armes lourdes, d’hélicoptères et de bulldozers, des commandos militaires donnent l’assaut dans vingt établissements pénitentiaires avec ordre de transférer les détenus dans les prisons de type F, de force s’il le faut. « À la prison d’Ümraniye, les camarades de garde de nuit nous préviennent qu’une opération débute, se souvient

M. Vural. On réveille tout le monde, une rapide réunion du CMK décide de mettre en place des barricades. On démolit une partie du mur qui nous séparait du quartier de nos camarades prisonnières et on les récupère avec nous. On empile sommiers, frigos, télévisions, tables, bref, tout ce qui peut retarder l’entrée des militaires. On a tenu quatre jours en fabriquant des masques contre les gaz lâchés par hélicoptère. Les soldats tiraient à la mitraillette et l’électricité avait été coupée – heureusement ils avaient oublié de couper l’eau ! Durant ces quatre jours, cinq de nos camarades sont tombés sous les balles. » Toutes prisons confondues, l’opération « Retour à la vie » est une hécatombe : trente-deux détenus perdent la vie, sous les balles ou en s’immolant, deux gendarmes sont tués. Pour l’essentiel, le PKK est resté à l’écart. Ses militants ont été transférés dans les prisons de type F sans protester. Incarcéré depuis l’année précédente, M. Öcalan cherche alors à tendre la main à Ankara. À partir de 2002, le nouveau gouvernement, dirigé par le Parti de la justice et du développement (AKP), islamoconservateur, poursuit cette politique d’isolement. Ankara se justifie en invoquant les exigences du rapprochement de la Turquie avec l’Union européenne. « Sur le principe, la réforme carcérale a effectivement reçu l’aval de l’Union, confirme Élise Massicard, chercheuse

au Centre de recherches internationales (CERI) à Paris. Dans une perspective humaniste, les cellules individuelles sont considérées comme plus respectueuses de la vie privée que les dortoirs. Cependant, il est arrivé au Comité européen pour la prévention de la torture [lié au Conseil de l’Europe] d’appeler à alléger l’isolement des détenus. » Très vite, la suppression des dortoirs produit ses effets : le pouvoir des organisations politiques n’est plus ce qu’il était, les soulèvements, les barricades et les prises d’otages de gardiens ont quasiment disparu. Restent les grèves de la faim. Lesquelles se poursuivent, en prison et hors de prison, du fait du DHKP-C, jusqu’à ce qu’enfin, en janvier 2007, le gouvernement autorise des groupes de dix détenus à se retrouver pour converser pendant dix heures au maximum par semaine. Même ceux frappés de peines disciplinaires peuvent bénéficier de ce droit. C’est une petite victoire pour l’organisation de gauche radicale. Cependant, les grèves de la faim collectives du mouvement national kurde sont en termes d’efficacité d’une autre échelle que celles du DHKP-C : en 2012, les grévistes obtiennent la reprise des pourparlers de paix, commencés en 2009, et l’autorisation du kurde dans les tribunaux. Mais en 2015, ayant réalisé que les discussions profitaient électoralement bien plus au camp nationaliste kurde qu’au sien, le président turc y coupe court et entreprend de laminer méthodiquement l’aile kurde légaliste. Désormais doté d’un savoir-faire en matière de guérilla urbaine acquis en Syrie contre l’Organisation de l’État islamique (OEI, ou « Daech »), le PKK soutient de son côté la « guerre des tranchées » des jeunes militants, au Kurdistan turc, violemment réprimée par l’armée et les forces paramilitaires. Jusqu’en 2018, le PKK – parfois secondé par les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), qui mènent des opérations pouvant faire des victimes civiles – commet plusieurs attentats meurtriers. Début novembre 2018, M me Leyla Güven, députée kurde du HDP, démise de ses fonctions et incarcérée, comme plusieurs autres députés et maires de ce parti prokurde, refuse de se nourrir. Elle est rejointe par 3 235 prisonniers du PKK et des députés du HDP, libres ou en prison. Tous arrêtent sur demande de

De 2007 à 2017, le DHKP-C a quant à lui plutôt mené des opérations violentes : assassinats de policiers et de vendeurs de drogue, attaques armées et attentats-suicides à l’encontre d’établissements de l’État, de postes de police ou devant l’ambassade des États-Unis. Mais, à la suite du coup d’État manqué de 2016, la politique pénitentiaire a connu une nouvelle accélération (6) : 131 nouvelles prisons ont été mises en chantier, 100 établissements supplémentaires sont planifiés dont un complexe géant à Bursa pouvant accueillir 15 000 détenus, tandis que sur la même période le nombre de détenus serait passé de 180 000 à 300 000 (pour 83,6 millions d’habitants), soit le pire taux d’incarcération des 47 pays du Conseil de l’Europe en 2020. Car avec l’instauration de l’état d’urgence, la répression a redoublé. C’est au nom de causes d’intérêt général (réintégration des universitaires démis, procès équitables, permission de donner des concerts populaires) que le DHKP-C relance alors les grèves de la faim et les « jeûnes de la mort ». Or le recours à ceux-ci provoque débat et même scission au sein de la Confédération des syndicats des travailleurs du secteur public (KESK), laquelle exclut plusieurs membres du courant syndical jugé proche du DHKP-C. On retrouve ainsi au niveau syndical ce clivage tactique et idéologique entre le

E

mouvement national kurde, composante la plus nombreuse et puissante de la KESK, et le DHKP-C. « Derrière ce conflit s’en profile un autre : les Kurdes [PKK et Parti de l’union démocratique (PYD)] se sont alliés aux Américains en Syrie tandis que le DHKP-C, du fait de sa majorité alévie, est plutôt favorable au régime d’Assad », décrypte un syndicaliste, qui souhaite garder l’anonymat, et poursuit : « On peut partager certaines revendications du DHKP-C mais on rejette catégoriquement cette culture lamentable du martyr qui envoie tous ces jeunes à la mort comme si c’était l’acte révolutionnaire suprême le plus sublime. » Souvent présentées comme des initiatives individuelles, ces grèves de la faim font en vérité l’objet d’un long processus de décision interne au DHKP-C. Selon les témoignages que nous avons pu recueillir, chaque « candidat » doit écrire une lettre expliquant sa motivation. Puis le candidat est « testé » avant que le comité central ne se prononce. Être « choisi » par le parti est vécu comme un privilège. Enfin, lorsque la grève de la faim se transforme en « jeûne de la mort », une véritable stratégie de communication et de mobilisation politique est mise en place. Dans le gecekondu d’Armutlu, dans celui de Gazi Mahallesi, dans toutes ces banlieues pauvres d’Istanbul où le DHKP-C est bien implanté, les histoires ne manquent pas d’humiliations infligées par le parti à de jeunes militants, souvent des femmes, qui flanchent et abandonnent leur « jeûne de la mort ». Appelant à leur cracher au visage, à les maudire voire à les lyncher, des tracts les accusent d’avoir trahi les camarades déjà morts. L’une de ces jeunes femmes a dû s’exiler en Suisse pour sauver sa peau. Pour l’essentiel, on leur reproche de brouiller l’image révolutionnaire du parti. « Dans l’imaginaire politique de ces militants, il est essentiel de montrer sa supériorité morale et de dissimuler sa faiblesse stratégique en tant que parti mais aussi en tant qu’individu », précise Hamit Bozarslan.

Une logique autosacrificielle

N 2020, le décès de quatre des membres du DHKP-C (7) ayant suivi un « jeûne de la mort » aurait-il pu être évité ? Ce fut le cas deux ans plus tôt pour l’universitaire Nuriye Gülmen et l’instituteur Semih Özakça. Démis de leurs fonctions et interdits de voyager, ils réclamaient leur réintégration dans l’éducation nationale. Finalement, la commission de recours exceptionnel instaurée dans le cadre de l’état d’urgence a fait savoir qu’elle examinerait leur demande. Ils n’ont pas retrouvé leur emploi mais ont accepté de se nourrir de nouveau, au bout de trois cent vingt-quatre jours.

Autrement dit, un certain pragmatisme aurait pu prévaloir côté gouvernement et entraîner un pragmatisme du côté des militants. Juriste renommé, le député républicain du peuple (CHP, opposition kémaliste) Ibrahim Kaboğlu a plusieurs fois essayé d’intercéder auprès du gouvernement, à la demande des parents de jeûneurs. Mais «à peine a-t-on ouvert la bouche qu’on se fait traiter de terroriste, tout est piégé », explique-t-il en regrettant que son propre parti, le CHP, «n’[ait] pas eu une politique davantage courageuse et systématique pour soutenir les grévistes. À mes yeux, ce n’est pas leur appartenance au DHKP-C qui doit nous influencer, c’est le respect du droit ». L’enjeu est donc pour le DHKP-C de porter le sujet sur la scène internationale. Ainsi le cas d’Ebru Timtik, et de plusieurs de ses confrères de l’Association des avocats progressistes, orientée à gauche, également membres des Avocats du peuple (proches du DHKP-C), a trouvé un écho auprès des barreaux européens. Établie à Paris, l’avocate Rusen Aytac a suivi leurs procès dès 2013 : « On assiste clairement à une criminalisation de leur métier d’avocat, de leur manière de le pratiquer. » Comme le député CHP et juriste Ibrahim Kaboğlu, Mme Gioe, l’avocate belge qui

avait rendu visite à Ebru Timtik dans la prison de Silivri, considère que l’appartenance politique de ces « jeûneurs de la mort » est une question secondaire : « Nous n’avons pas débattu du fait de savoir s’ils appartenaient ou pas au DHKP-C ; ce serait faire le jeu du gouvernement turc. Tout ce qui compte, c’est le procès équitable et la défense du droit à la défense. » Face à l’intransigeance islamo-nationaliste, à la répression et au démantèlement de l’État de droit, les grèves de la faim et les « jeûnes de la mort » peuventils continuer à constituer une arme de contestation ? Ce qui est sûr, c’est que le PKK a un usage plus stratégique et moins mystique de cet outil que le DHKP-C. Tandis qu’avec vingt-cinq fois plus de décès et des milliers de handicapés à vie, ce dernier semble y avoir trouvé un renforcement autosacrificiel. De fait, la geste des adeptes DHKP-C du « jeûne de la mort » a acquis une dimension quasi religieuse. Elle compte désormais ses martyrs, ses codes, ses légendes. Et ses lieux de mémoire, dans les cimetières. Une symbolique dont ne veulent pas les autorités turques. Il y a quelques années, à peine commencionsnous à filmer la tombe d’un militant DHKP-C décédé dans un « jeûne de la mort » qu’une vingtaine de militaires surgissaient, nous mettant en joue avec les parents du jeune homme, des paysans anatoliens, venus se recueillir sur la sépulture de leur enfant.

A RIANE B ONZON . (6) Cf. Noah Blaser, « “We fell off the face of the Earth”», Foreign Policy, Washington, DC, 8 août 2021, https://foreignpolicy.com (7) Soient les musiciens Helin Bölek et Ibrahim Gökçek de Grup Yorum (ensemble très populaire, accusé d’être affilié au DHKP-C), l’avocate Ebru Timtik et le militant Mustafa Kokçak.

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

18

SELFIES, COURRIELS,

Pour réaliser des actions aussi impalpables qu’envoyer un courriel sur Gmail, un message sur WhatsApp, une émoticône sur Facebook, une vidéo sur TikTok ou des photos de chatons sur Snapchat, nous avons donc édifié, selon Greenpeace, une infrastructure qui, bientôt, « sera probablement la chose la plus vaste construite par l’espèce humaine (3) ». Les chiffres sont édifiants : l’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte représente trois fois celle d’un pays comme la France ou le Royaume-Uni. Les technologies digitales mobilisent aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde et rejetteraient près de 4 % des émissions globales de dioxyde de carbone (CO2), soit un peu moins du double du secteur civil aérien mondial (4). « Si les entreprises du numérique se révèlent plus puissantes que les pouvoirs de régulation qui s’exercent sur elles, le risque existe que nous ne soyons plus en mesure de contrôler leur impact écologique », avertit M. Jaan Tallinn, le fondateur de Skype et du Future of Life Institute, qui travaille sur l’éthique des technologies (5).

Pour mesurer son impact environnemental, l’industrie s’intéresse surtout à ses émissions de CO2. Or cette méthode comptable éclipse souvent d’autres pollutions, telles que l’impact sur la qualité des eaux des rejets de produits chimiques. Dès les années 1990, le MIPS se focalisait plutôt sur les dégradations environnementales impliquées dans la production des marchandises et des services. Regarder ce qui entre dans un objet plutôt que ce qui en sort, voilà un renversement complet de perspective. Concrètement, le MIPS évalue l’ensemble des ressources mobilisées et déplacées durant la fabrication, l’utilisation et le recyclage d’un vêtement, d’une bouteille de jus d’orange, d’un tapis, d’un smartphone… Tout y passe : les ressources renouvelables (végétaux) ou non (minerais), les mouvements de terrain générés par des travaux agricoles, l’eau et les produits chimiques consommés, etc. Prenons un tee-shirt : sa fabrication dans un atelier indien a nécessité de l’électricité, elle-même produite grâce à du charbon, pour l’extraction duquel on a abattu une forêt de pins…

Aujourd’hui encore, Jens Teubler, chercheur à l’Institut Wuppertal, n’en revient pas. Il y a quelques années, ce scientifique allemand assistait à une conférence donnée dans ce centre de recherche établi dans la ville du même nom, en Westphalie, dans l’ouest de l’Allemagne. C’est alors, se rappelle-t-il,

Sac à dos écologique

C

ETTE approche se traduit par un chiffre, le « sac à dos écologique », c’est-àdire le coefficient multiplicateur de chacune de nos actions de consommation. La méthode n’est pas parfaite : « La plupart des données utilisées pour le calcul du MIPS résultent d’opinions et d’estimations d’experts » où l’imprécision est souvent la règle, tempère Jens Teubler. Il n’empêche, on ne peut que tomber des nues devant sa redoutable franchise : la bague contenant quelques grammes d’or a un MIPS de… trois tonnes ! On peut également mesurer le MIPS d’un service ou d’une action de consommation : 1 kilomètre en voiture et une heure de télévision mobilisent respectivement 1 et 2 kilogrammes de ressources. Une minute au téléphone « coûte » 200 grammes. Quant à un SMS, il « pèse » 632 grammes. Pour de nombreux produits, le MIPS peut révéler un ratio assez bas : ainsi la fabrication d’une barre d’acier nécessite « seulement » dix fois plus de ressources que son poids final. Mais « dès qu’une technologie est impliquée, le MIPS est plus élevé », explique Jens Teubler. Les technologies

Éléments présents dans les smartphones en 2021, par composant Électronique Microélectronique Micro-condensateur Puce Vibreur Aimants (micro et haut-parleurs)

numériques le prouvent bien, compte tenu du grand nombre de métaux qu’elles contiennent, en particulier « des métaux rares difficiles à extraire du soussol », poursuit le chercheur. Ainsi, un ordinateur de 2 kilogrammes mobilise, entre autres, 22 kilogrammes de produits chimiques, 240 kilogrammes de combustible et 1,5 tonne d’eau claire (7). Le MIPS d’une télévision varie de 200 à 1 000/1 quand celui d’un smartphone est de 1 200/1 (183 kilogrammes de matières premières pour 150 grammes de produit fini). Mais c’est le MIPS d’une puce électronique qui bat tous les records : 32 kilogrammes de matière pour un circuit intégré de 2 grammes, soit un ratio de 16 000/1.

Lithium Béryllium 3

Li

Be

4

K

20

Ca

37

38

Sr

Baryum

Batterie Coque Indéterminé

Bore

55

87

Fr

56

Ba

88

Ra

Élements présents dans un téléphone

5

B

21

Sc

22

Ti

V

23

Y

39

40

Zr

24

Cr

25

Mn

Fer 26

Fe

72

104

Rf

Nickel

Cuivre

27

28

29

Molybdène 41

Nb

42

Mo

73

Ta

105

Db

74

W

106

Sg

Tc

44

Ru

75

Re

107

Bh

76

Os

108

Hs

45

La

58

Ce

59

Pr

Cu

60

Nd

46

47

Rh

Pd

Iridium

Platine

Or

Pt

Au

Ir

77

109

Mt

Lanthane Cérium Praséodyme Néodyme 57

Ni

Zinc 30

78

110

Ds

Zn

Ag

79

111

Rg

48

Cd

80

Hg

112

Cn

14

Si

31

Ga

49

32

Ge

Étain 50

Pm

62

Sm

63

Eu

64

Gd

65

Tb

P

15

33

As

8

O S

16

51

Sn

Sb

Thallium

Plomb

Bismuth

Tl

Pb

Bi

81

113

Nh

82

114

Fl

66

Dy

67

Ho

83

115

Se

52



84

Po

116

Mc

Lv

Erbium

Thulium

68

Er

Fluor 9

F

2

Néon 10

Ne

Chlore 17

Cl

18

Ar

Brome 34

Antimoine Tellure

In

Europium Gadolinium Terbium Dysprosium 61

7

N

Oxygène

Gallium Germanium Arsenic

Palladium Argent Cadmium Indium 43

Hafnium Tantale Tungstène

Hf

Cobalt

Co

6

C

Azote

Aluminium Silicium Phosphore Soufre 13

de 1960 de 1990

Carbone

Al

Rubidium Strontium Yttrium Zirconium

Dalle tactile

He

Mg

19

Cs

Affichage des couleurs

Fe

Potassium Calcium Scandium Titane Vanadium Chrome Manganèse

Rb

Vitre

Symbole chimique

Hélium

Numéro atomique

26

12

Na

Soudure

Écran

Fer

Sodium Magnésium 11

E

Le smartphone, dévoreur de matières premières

1

69

Tm

35

Br

36

Kr

Iode

I

53

85

At

117

Ts

70

Yb

54

Xe

86

Rn

118

Og

71

Lu

Américium 89

Ac

90

Th

91

Pa

U

92

tème de climatisation, un bug informatique… En 2017, par exemple, une panne géante dans un centre de données de la compagnie British Airways a conduit à l’annulation de 400 vols et bloqué 75 000 passagers à l’aéroport de Heathrow, à Londres. Une défaillance durable des serveurs Amazon poserait un grave problème économique en Occident. Dans un contexte sans cesse plus concurrentiel, de nombreuses sociétés d’hébergement s’engagent à ce que leurs infrastructures fonctionnent 99,995 % du temps, soit vingt-six petites minutes d’indisponibilité du service par an. « Quant à ceux qui subissent des noirs complets réguliers, ils sortent de ce métier », assène M. Philippe Luce, président de l’Institut Datacenter. Pour tendre vers la disponibilité absolue, les hébergeurs multiplient les précautions. Ils pratiquent d’abord la « redondance » des réseaux de distribution d’énergie. « Tu te retrouves avec deux arrivées électriques, deux groupes électrogènes et des salles remplies de batteries au plomb vastes comme des bibliothèques municipales pour assurer la continuité entre la panne et le moment où les groupes vont prendre le relais », explique Paul Benoit, de Qarnot Computing. Une logistique souvent gigantesque accompagne ce dispositif. Ainsi, les toits de plusieurs centres de données situés en plein cœur de New York « sont des excroissances vertigineuses », comprenant « des tours de refroidissement d’eau pour l’air conditionné (…), des réservoirs d’eau en cas de coupure, des grues pour faire monter les générateurs diesel depuis la rue… Leurs sous-sols sont bardés de câbles, équipés de réservoirs de fioul de plusieurs centaines de milliers de litres pour approvisionner les générateurs », énumèrent Cécile Diguet et Fanny Lopez, deux chercheuses ayant conduit une étude mondiale sur les centres de données (8). En clair, conclut Philippe Luce, « il n’y a pas de bâtiment qui, au mètre carré, coûte plus cher qu’un centre de données de haut niveau ».

« Serveurs zombies »

« Les gens sont souvent surpris par l’écart entre l’effet perçu et l’impact réel de leur décision d’acheter un bien de consommation », confirme Jens Teubler. Et pour cause : c’est la zone géographique la plus en amont de la chaîne de fabrication qui paiera le plus lourd tribut matériel, bien loin du magasin de vente. Ainsi le numérique a-t-il fait – insensiblement –

Hydrogène

H

groupe Bird s’autorise même à enrichir votre profil d’informations glanées auprès de différentes sociétés détenant déjà des données sur vous et de s’enquérir de votre solvabilité auprès d’agences d’évaluation du crédit ! En enfourchant ce deux-roues, vous consentez également à ce que l’opérateur partage certaines de vos données « avec des parties tierces à des fins de recherche, de commercialisation et pour d’autres objectifs », indique par exemple le groupe Lime, sans plus de précisions. Ces spécifications « sont écrites dans des termes opaques et vagues, ça doit rester inintelligible », note M. Tajsar. Ce flot d’informations personnelles qui nourrira OTOBONG NKANGA. – « The Apparatus » (Le dispositif), 2015 des profils individuels vendus à prix d’or aux entreprises prend immanquablement le exploser notre « empreinte matière ». chemin d’un centre de données – le Avec les milliards de serveurs, antennes, nuage ou cloud. routeurs et bornes WiFi actuellement en fonctionnement, les technologies « démaLa collecte systématique et mondiale térialisées » ne sont pas seulement de toutes sortes de données « décuple les consommatrices de matières ; elles sont besoins en centres de données », analyse en voie de constituer l’une des plus vastes un professionnel chez Bolt. Les cloud entreprises de matérialisation jamais cities (« cités-nuages »), spécialisées dans engagées. le stockage de données, essaiment en Parmi ces infrastructures bien réelles, Chine. D’ailleurs, le plus grand centre de les centres de données occupent une données de la planète s’étend dans la ville place de choix. Ces monstres de béton de Langfang, à une heure de voiture au et d’acier confits de serveurs se multisud de Pékin, sur près de 600 000 mètres plient au rythme du déluge d’informacarrés, c’est-à-dire la surface de… tions produites par notre univers numé110 terrains de football ! La consommarique : cinq milliards de milliards tion des centres de données en eau et élecd’octets par jour, soit autant que toutes tricité, nécessaires pour refroidir les les données produites depuis les débuts machines, croît d’autant plus que les fourde l’informatique jusqu’en 2003. De nisseurs de services mettent tout en œuvre quoi remplir la mémoire de dix millions pour éviter ce que l’on appelle, dans l’inde disques Blu-Ray, qui, empilés, s’élèdustrie, un « noir complet » : la panne veraient à quatre fois la hauteur de la générale, due à un défaut d’alimentation tour Eiffel. Une allumette, comparée à électrique, une fuite d’eau dans le sysce que généreront les centaines de milliards d’objets connectés à la 5G qui déferleront bientôt sur le monde. Il suffit pour considérer cette fuite en avant d’observer une simple trottinette élecT, comme si cela ne suffisait pas, trique en libre-service. les hébergeurs dédoublent également les Combien d’utilisateurs de ces engins centres de données eux-mêmes, non savent que les entreprises qui les louent sans s’être assurés que le site miroir a « collectent énormément de données été édifié sur une plaque tectonique générées par les habitudes de mobilité différente ! Il ne faudrait tout de même des utilisateurs », explique M. Mohampas qu’un tremblement de terre nous mad Tajsar, avocat au sein de l’Union empêche de poster le contenu de notre américaine pour les libertés civiles assiette sur Instagram ou retarde une (ACLU). Au moment de créer un rencontre sur Tinder. Lors d’une confécompte sur une application dédiée, vous rence donnée autour de 2010, des ingépartagez vos nom, prénom, adresse cournieurs de Google auraient expliqué que riel, postale, numéro de téléphone, coorla messagerie Gmail était dupliquée six données bancaires, historique de paiefois, tandis que la règle générale veut ments, etc. Puis l’entreprise de location qu’une vidéo de chats soit stockée dans pourra collecter toute information relaau moins sept centres de données à trative à vos trajets grâce aux capteurs fixés vers le monde. L’industrie est donc hansur la trottinette et aux données transtée de « serveurs zombies », aussi gloumises par votre téléphone mobile. Le tons que les autres.

93

Np

94

Pu

95

Am

96

Cm

97

Bk

98

Cf

99

Es

100

Fm

101

Md

102

No

103

Lr

Sources : Compilation de l’auteur, Michael Ashby et Jean-Pierre Raskin; Compounds Interest, 2021.

qu’il est « tombé en arrêt devant l’illustration d’un homme qui portait à la fois une bague de mariage… et un énorme sac à dos sur les épaules, correspondant à l’empreinte réelle de son alliance. Cette image m’a marqué ». L’institut représentait ainsi une méthode de calcul inédite de l’incidence matérielle de nos modes de consommation, développée par ses chercheurs dans les années 1990 : le material input per service unit (MIPS), c’est-à-dire la quantité de ressources nécessaires à la fabrication d’un produit ou d’un service (6).

(Suite de la première page.)

© OTOBONG NKANGA - COURTESY GALERIE IN SITU-FABIENNE LECLERC, PARIS

Quand le numérique

Lecture du graphique : en 2021, un smartphone se compose d’une grande diversité de matières premières (signalées en couleurs) ; le titane est utilisé dans la fabrication d’une puce (bleu clair), le cobalt dans celle de la batterie (orange). Présent dans la coque (jaune), l’hydrogène entrait déjà dans la composition des téléphones de 1960 et 1990. Par contre, l’hélium, le molybdène ou encore le cadmium ont disparu des appareils de nouvelle génération. FANNY PRIVAT

Enfin, les hébergeurs surdimensionnent les infrastructures pour anticiper les pics de trafic. Résultat, « si un routeur fonctionne à 60 % de sa capacité, c’est un maximum », estime la chercheuse en informatique Anne-Cécile Orgerie. Corollaire de cette intempérance, une fantastique gabegie électrique. Une vieille enquête du New York Times (22 septembre 2012) révélait que certains centres de données trop peu utilisés pouvaient même gaspiller jusqu’à 90 % de l’électricité qu’ils consommaient. Lors d’une conférence donnée fin 2019 au salon Data Centre World (l’un des grands rassemblements des professionnels du cloud), à Paris, un cadre fit cette déclaration sidérante : « Nous nous sommes rendu compte que les centres de données allaient capter un tiers de l’électricité du Grand Paris (9). » Quant à Amazon Web Services, qui s’étend depuis 2017 en Île-de-France, « il aurait signé, en France, un contrat de fourniture de 155 mégawatts d’électricité, soit les besoins d’une ville de plu(3) « Clicking clean : Who is winning the race to build a green Internet ? », Greenpeace International, Amsterdam, 2017. (4) « Lean ICT : pour une sobriété numérique », op. cit. (5) Sauf mention contraire, les propos sont tirés d’entretiens avec l’auteur. (6) Michael Ritthoff, Holger Rohn et Christa Liedtke, « Calculating MIPS : Resource productivity of products and services », Wuppertal Spezial 27e, Institut Wuppertal pour le climat, l’environnement et l’énergie, janvier 2002. (7) Frédéric Bordage, Aurélie Pontal, Ornella Trudu, « Quelle démarche Green IT pour les grandes entreprises françaises ? », étude WeGreen IT réalisée en collaboration avec WWF France, octobre 2018. (8) Cécile Diguet et Fanny Lopez, «L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires », rapport de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), Angers, février 2019. (9) Intervention de José Guignard, de Gaz réseau distribution France (GRDF), Data Centre World, novembre 2019.

19

VIDÉOS EN LIGNE …

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

détruit la planète espoirs de progrès pour l’humanité. Avec elles, nous allons allonger l’espérance de vie des hommes, sonder les origines du cosmos, généraliser l’accès à l’éducation et modéliser les prochaines pandémies. Elles stimuleront même de formidables initiatives écologiques. Pour la première fois dans l’histoire, une génération se lève pour « sauver » la planète, traîner des États en justice pour inaction climatique et replanter des arbres. Des parents soupirent d’avoir « trois Greta Thunberg à la maison », vent debout contre la consommation de viande, le plastique et les voyages en avion. Simultanément, cette cohorte recourt davantage que les autres au commerce en ligne, à la réalité virtuelle et au gaming. Elle raffole de la vidéo en ligne et ne connaît pas d’autre monde que celui des hautes technologies. © OTOBONG NKANGA - COURTESY GALERIE IN SITU-FABIENNE LECLERC, PARIS

Aussi faut-il abandonner toute candeur au moment de nous engager dans la grande bataille de ce siècle naissant : le numérique tel qu’il se déploie sous nos yeux ne s’est pas, dans sa très grande majorité, mis au service de la planète et du climat. Élément d’apparence évanescente, il est paradoxalement celui qui, plus que les autres, nous projettera audevant des limites physiques et biologiques de notre maison commune.

G UILLAUME P ITRON . (10) Ben Tarnoff, «To decarbonize we must decomputerize : Why we need a Luddite revolution », The Guardian, Londres, 18 septembre 2019. (11) Cécile Diguet et Fanny Lopez, op. cit. (12) Lire Sébastien Broca, « Le numérique carbure au charbon », Le Monde diplomatique, mars 2020. (13) Mike Hazas, intervention à la conférence « Drowning in data – digital pollution, green IT, and sustainable access », EuroDIG, Tallinn (Estonie), 7 juin 2017. (14) « Cisco Annual Internet Report (2018-2023) White Paper », San José (États-Unis), mis à jour le 9 mars 2020. (15) James Vincent, « Send scam emails to this chatbot and it’ll waste their time for you », The Verge, Washington, DC, 10 novembre 2017. (16) Juan Pablo Pardo-Guerra, Automating Finance : Infrastructures, Engineers, and the Making of Electronic Markets, Cambridge University Press, 2019. (17) «The passives problem and Paris goals : How index investing trends threaten climate action», rapport du Sunrise Project, Surry Hills (Australie), 2020. (18) « Who owns the world of fossil fuels ? A forensic look at the operators and shareholders of the listed fossil fuel reserves », InfluenceMap, Londres, décembre 2018 (mis à jour le 4 janvier 2019). (19) Nicky Burridge, «Artificial intelligence gets a seat in the boardroom», Nikkei Asia, Tokyo, 10 mai 2017. (20) Conrad De Aenlle, «A.I. has arrived in investing. Humans are still dominating », The New York Times, 12 janvier 2018. (21) Karen Hao, « Training a single AI model can emit as much carbon as five cars in their lifetimes », MIT Technology Review, Stanford, 6 juin 2019.

OTOBONG NKANGA. – « Whose Crisis Is This ? » (À qui appartient cette crise ?), 2013

Bien sûr, d’autres réglages pourraient privilégier les valeurs décarbonées ; mais

V

Faut-il a payer la

OIR

DETTE?

N° 173 /// OCTOBRE-NOVEMBRE 2020 8,50 EUROS FRANCE FR MÉTROPOLITAINE A

V

OIR

LA histoir M Ee R enjeux menaces

N° 178 /// AOÛ ÛT - SEPTEM MBRE 2021 8,50 EUROS FRANCE MÉTRO OPOLITAINE

` RE DE MAN IER E

V

OIR

Vérités et mensonges Au nom dee la

SCIENCE

www.monde-d diplomatique.fr/bou utique

8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE

Quels seront les impacts écologiques d’un monde dans lequel des essaims de véhicules autonomes marauderont, vides, à travers des cités endormies, et où des armadas de logiciels en décou-

` MAN IERE E DE

` RE DE MAN IERE E

N° 179 /// OCTOBRE - NOVEMBRE 2021

détruisent aujourd’hui davantage l’environnement que leurs homologues dirigés par les humains. C’est la conclusion à laquelle parvient Thomas O’Neill, un chercheur qui a mené dès 2018 une enquête pour l’organisation britannique Influence Map (18). En étudiant notamment les fonds passifs gérés par BlackRock, il constate que ces derniers avaient enregistré, en 2018, « une “intensité charbon” de plus de 650 tonnes par million de dollars, alors que ses fonds actifs (… ) font état d’une intensité bien moindre, de l’ordre de 300 tonnes par million de dollars ». D’après le chercheur, l’ensemble des fonds passifs dans le monde serait surexposé aux ressources fossiles, bien plus que les fonds actifs. Paramétrés pour générer le profit plutôt que pour prévenir la fonte des glaces, les fonds algorithmiques accélèrent la crise climatique.

les dirigeants de ces institutions financières opposent à cette solution les engagements qui les lient à leurs clients, auxquels échoit, disent-ils, la responsabilité de leurs investissements. Bientôt la question ne se posera peut-être plus. En 2017, un fonds hongkongais, Deep Knowledge Ventures, a annoncé la nomination d’un robot, baptisé Vital, à son conseil d’administration (19), au point que plus aucune décision ne sera prise sans avoir recueilli son analyse. Quant à la société américaine EquBot, elle s’attache dorénavant les services d’une « intelligence artificielle » surpassant « les faiblesses émotionnelles et psychologiques qui encombrent le raisonnement humain (20) », comme le déclare le fondateur de la société.

IMAGE : ANNE-GAËLLE AMIOT

R les fonds pilotés par des machines

Retrouvez toutes s les publications s du Monde diplomattique AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMA GNE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • A U TRICHE 8,90 € • BEL G IQUE 8,90 € • CANAD A 12 ,7 5 $ C AN • E SPA G NE 8,90 € • ÉTAT S-UNIS 13, 5 0 $ U S • GRANDE-BREETA G NE 7,95 £ • GRÈ CE 8,90 € • ITA ALIE 8 90 € • J A PON 1600 Y • L UXEMBOURG 8 90 € • MAROC 85 0 0 DH • PAYS-B A S 8 90 € • PORTUGAL CONT. 8 90 € • SUIS SE 13 8 0 CHF • T O M 17 00 XPF • TUNISIE 11 9 0 D T.

Un robot au conseil d’administration

Les technologies digitales sont le miroir de nos inquiétudes contemporaines, de notre nouvelle écologie angoissée. Elles portent néanmoins de fabuleux

IMAGE : BENJAMIN GRANT / WWW.OVER-VIEW.COM

O

À côté des fonds dits « actifs », où les arbitrages incombent encore majoritairement aux humains, se multiplient des « fonds passifs », où les opérations de finance sont progressivement placées en pilotage automatique. Il s’agit souvent de fonds indiciels, qui suivent des indices boursiers (par exemple le S & P 500, basé sur les cinq cents plus grosses entreprises cotées sur les Bourses américaines) et investissent à long terme dans les entreprises qui s’y trouvent. On retrouve ici BlackRock, Vanguard, Renaissance Technologies ou encore Two Sigma. Les investissements portés par les fonds passifs dépassent aujourd’hui, aux États-Unis, ceux de la gestion active (17). C’est ainsi l’ensemble de la finance qui devient, de plus en plus, une affaire de lignes de codes, d’algorithmes et d’ordinateurs.

dront sur le Web, vingt-quatre heures par jour, tandis que nous vaquerons à nos loisirs ? Ils seront colossaux – probablement plus considérables que l’ensemble de la pollution numérique d’origine humaine. Un indice : des chercheurs ont récemment calculé que le fait de nourrir une intelligence artificielle avec d’importants volumes de données pouvait générer autant d’émissions de CO2 que cinq voitures durant tout leur cycle de vie (21). Aussi, se concentrer sur les répercussions de nos comportements numériques risque de s’avérer vain et illusoire, tant la 5G change la donne.

AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMA G NE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • A U TRICHE 8,90 € • BEL G IQUE 8,90 € • CANAD A 12 ,7 5 $ C AN • E SPA G NE 8,90 € • ÉTAT S-UNIS S 13, 5 0 $ U S • GRANDE-BRETA GNE 7,95 £ • GRÈCE 8,90 € • ITALIE A 8,90 € • J A PON 1600 Y • L UXEMBOURG 8,90 € • MAROC 85 , 0 0 DH • PAYS-B A S 8,90 € • PORTUGAL CONT. 8,90 € • SUIS SE 13, 8 0 CHF • T O M 17 00 XPF • TUNISIE 11 ,9 0 D T.

Ce n’est qu’un début puisque aux robots répondent dorénavant… d’autres robots. Depuis 2014, des « réseaux antagonistes génératifs » permettent par exemple à des logiciels de produire de fausses vidéos qui remplacent un visage ou modifient les propos d’une personnalité (ou deepfakes). Or à ces réseaux s’opposent des algorithmes chargés de les détruire. « Aucun humain n’a écrit les

L’univers des fonds d’investissement s’avère de moins en moins peuplé de traders s’affrontant pour réaliser les meilleurs profits. Dans ce monde, soutient le professeur Juan Pablo PardoGuerra, auteur d’un ouvrage sur la question, « les individus jouent, au mieux, un rôle partiel (16) »… Un ancien analyste estime que « le fantasme absolu des fonds quantitatifs, c’est même de ne presque plus avoir d’employés, qui tourneraient quelques boutons de temps en

temps pour que tout fonctionne ». On devine la suite… « Une fois que toute cette infrastructure fonctionne, nul besoin d’une grande imagination pour se dire : “Peut-être que l’ordinateur pourrait en fait prendre lui-même la décision [d’investissement]” », avance Michael Kearns, professeur de théorie de l’informatique.

AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMA GNE 8 90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • A U TRICHE 8,90 € • BEL GIQUE 8,90 € • CANAD A 12 ,7 5 $ C AN • E S PA G N E 8,9 0 € • ÉTTAT S - U N I S 1 3, 5 0 $ U S • G R A N D E - B R E TA G N E 7,9 5 £ • G R È C E 8,9 0 € • ITA ALIE 8,90 € • JAPON 1600 Y • L U XEMBOURG 8,90 € • MAROC 85 ,00 DH • PAYS-BAS 8,90 € • PORTUGAL CONT. 8,90 € • SUIS SE 13, 8 0 CHF • T O M 17 00 XPF • TUNISIE 11 ,9 0 D T.

Internet modèle un monde où l’activité humaine stricto sensu n’est plus la seule à animer l’univers numérique. « Les ordinateurs et objets communiquent entre eux sans intervention humaine. La production de données n’est plus cantonnée à une action de notre part », confirme Mike Hazas, professeur à l’université de Lancaster (13). Ce phénomène génère bien entendu un impact environnemental… sans que nous soyons capables de le calculer, voire de le contrôler. Une question dérangeante se pose : en fait d’activité numérique, les robots pourraient-ils laisser un jour une trace écologique plus profonde encore que celle des humains? Plus de 40 % de l’activité en ligne provient déjà d’automates ou de personnes payées pour générer une attention factice. « Trolls », « botnets » et « spambots » envoient des courriers indésirables, amplifient des rumeurs sur les réseaux sociaux ou exagèrent la popularité de certaines vidéos. L’Internet des objets accélère bien entendu cette activité non humaine : en 2023, les connexions entre machines (on parle aussi de M2M pour « machine to machine »), tirées en particulier par les maisons connectées et les voitures intelligentes, devraient totaliser la moitié des connexions sur le Web (14). Quant aux données, le non-humain s’est déjà mis à en produire davantage que l’humain, et ce depuis l’année 2012.

codes pour produire ces contenus et des machines tournent pour démasquer ces deepfakes. C’est un combat entre machines », résume Liam Newcombe, ingénieur britannique spécialiste d’Internet. Autre exemple : pour contrer les spammeurs (eux-mêmes souvent des robots), une association néo-zélandaise a récemment créé Re:scam, un logiciel qui engage une interminable conversation avec les arnaqueurs automatisés, afin de leur faire perdre un temps précieux (15). Dans le secteur de la finance, la spéculation automatisée représente 70 % des transactions mondiales et jusqu’à 40 % de la valeur des titres échangés. Nous basculons d’un réseau utilisé par et pour les humains à un Internet exploité par, voire pour les machines.

IMAGE : ADRIÀ FRUITÓS

sieurs millions d’habitants », révèle un spécialiste qui préfère rester anonyme. Le secteur représenterait à ce jour entre 1 % et 3 % de la consommation électrique mondiale selon les estimations, un chiffre qui, compte tenu du rythme de la croissance du cloud, pourrait être multiplié par quatre ou cinq d’ici à 2030 (10). Autrement dit, concluent Cécile Diguet et Fanny Lopez, les centres de données figureront « parmi les plus importants postes de consommation électrique du XXIe siècle (11) ». Or la principale source d’énergie utilisée pour produire du courant n’est autre que le charbon (12).

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

20

P ROPOSITIONS

POUR SORTIR DU CONSUMÉRISME EFFRÉNÉ

Éloge de la décroissance

PAR VINCENT LIEGEY *

U

NE plate-forme internationale de débats féconds s’anime aujourd’hui autour de la notion de décroissance (1). Pour des raisons environnementales évidentes, la possibilité d’une croissance infinie dans un monde fini ne peut plus faire illusion. Dans une société inégalitaire, productiviste et consumériste, le « toujours plus » atteint ses limites. La décroissance ouvre, selon ses partisans, des perspectives de justice sociale, d’émancipation et de joie de vivre.

À leurs yeux, la croissance telle qu’elle est mesurée aujourd’hui par l’augmentation annuelle de la valeur ajoutée constitue une aberration physique, car elle est directement corrélée à la production et à la consommation. Qu’elle soit rouge, verte ou noire, soutenable ou inclusive, sa quête perpétuelle leur paraît absurde : 3 % de croissance par an conduit à doubler notre production (et notre consommation) tous les vingt-quatre ans. À ce rythme, dans un siècle, nous produirions dixhuit fois plus qu’actuellement. Le bon sens voudrait que nous sortions de cette quête qui a épuisé les bénéfices d’hier en termes de bien-être social (2). Car qui peut prétendre que nous sommes globalement trois fois plus heureux qu’il y a cinquante ans ? Un mouvement en sens inverse serait tout aussi absurde. L’enjeu n’est pas de décroître, mais de « décroire », de sortir de la religion de la croissance (3) et de passer d’une approche étroitement quan-

titative, qui perd de vue les finalités de l’économie, à une réflexion qualitative sur le sens de nos activités et de nos vies. D’expérimenter et de mettre en place d’autres manières de questionner. De répondre à nos besoins fondamentaux de manière soutenable, bien sûr, mais aussi conviviale et juste. Malgré tout, cette religion de la croissance reste très présente, aussi bien à droite qu’à gauche, et même chez nombre d’écologistes (lire l’encadré ci-dessous). Pour répondre à l’urgence climatique, le dogme s’appuie désormais sur le pari du découplage : continuer à accroître notre production de biens et de services, tout en réduisant de manière significative à la fois les impacts environnementaux et l’extraction des ressources. Pourtant, si on a pu observer ici ou là des découplages partiels, régionaux, sectoriels ou temporaires, un processus à l’échelle globale ne s’est jamais produit (4). L’un des plus grands défis à relever serait une réduction drastique de nos rejets de gaz à effet de serre. Mais, à moins de dépasser les lois de la physique, il semble peu probable que l’on arrive à remplacer les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), qui représentent encore 84 % de notre consommation. Faute d’équivalent facilement stockable et transportable, dense en énergie et – du moins pour le moment – facilement exploitable, nous n’avons pas d’autre solution que d’en réduire notre consommation.

Convivialité, autonomie, joie

M

ALGRÉ d’énormes investissements récents, l’éolien ou le solaire représentent encore moins de 3 % de l’énergie primaire mondiale, tout en induisant déjà des tensions dans l’approvisionnement de certains matériaux comme le cuivre, mais aussi dans l’utilisation des espaces. La transition énergétique ne pourra donc se faire qu’avec une réduction de nos activités les plus énergivores. Ainsi, la mise en place de solutions de rechange aux fossiles ne prend sens que dans des économies sobres, solidaires, ouvertes et relocalisées (5).

Aujourd’hui, on ne retient que la dimension économique de l’innovation, synonyme de progrès technique. La décroissance invite à remettre cette idée au service d’autres valeurs comme la convivialité, l’autonomie, la joie de vivre, l’écoféminisme, les communs, le temps libre, les low-tech, la permaculture, l’autogestion ou encore la réciprocité (6). Nul refus de l’innovation technique lorsqu’elle est ancrée dans une réflexion sociale et culturelle. Une augmentation infinie de la population sur Terre est aussi absurde qu’une hausse de la consommation énergétique infinie. Le projet de décroissance répond à la question centrale de la démographie en mettant en avant l’objectif d’une justice sociale planétaire. L’histoire enseigne que les populations atteignant des conditions de vie décentes et un accès large à l’éducation réduisent par choix leur nombre d’en* Ingénieur, co-coordinateur de la coopérative sociale Cargonomia à Budapest, coauteur (avec Anitra Nelson) d’Exploring Degrowth : A Critical Guide, Pluto Press, Londres, 2020, et (avec Isabelle Brockmann) de La Décroissance, fake or not, Tana Éditions, Paris, 2021.

fants. Près d’une centaine de pays, sur pratiquement tous les continents, ont déjà une fécondité inférieure au remplacement des générations (7). Si l’inertie des phénomènes démographiques pourrait nous conduire à être plus de dix milliards de Terriens dans quelques décennies, le problème de la maîtrise de la population ne reste aigu que dans une partie de l’Afrique subsaharienne. C’est aussi une affaire de partage, en particulier de nourriture et d’accès à l’eau, ce qui implique la remise en question de nos modes de production et de consommation. Le défi du vieillissement des populations nécessite par ailleurs que l’on consacre davantage de ressources et de temps à la santé, au soin, ainsi qu’aux services et à la production d’une alimentation de qualité, moins carnée, relocalisée et régénératrice de biodiversité. Pour nécessaire qu’elle soit, une sortie du capitalisme ne suffit pas. L’enjeu est aussi de renoncer au productivisme, au consumérisme, et de ne plus percevoir et organiser la société par le seul prisme de l’économie. Il convient d’adjoindre à cette réflexion une critique radicale du technoscientisme, cette aliénation selon laquelle la technique pourrait tout résoudre. Ce n’est pas un hasard si la décroissance a pris naissance autour de la critique du développement. Le modèle de civilisation occidental a été imposé par la violence, d’abord aux populations des territoires où il est né, comme en Angleterre, avec les enclosures, au XVIe siècle (8), et au XIXe siècle avec la révolution industrielle, puis étendu à l’ensemble de la planète par la colonisation.

© BIANCA ARGIMÓN - WWW.BIANCAARGIMON.COM

Le rebond de l’économie mondiale rassure médias, investisseurs et décideurs. Mais le retour de la croissance d’hier peut-il durablement assurer l’avenir de l’humanité ? Parmi ceux qui refusent ce modèle, certains plaident pour la décroissance. Ils avancent des propositions pour une nouvelle approche des défis environnementaux, sociaux et démocratiques à l’échelle de la planète.

BIANCA ARGIMÓN. – « À l’ouest d’Eden », 2017

Si les Occidentaux n’ont aucune légitimité à interdire aux autres de les suivre dans l’impasse consumériste qui fut la leur, ils ont la double obligation de reconnaître leur responsabilité dans les catastrophes en cours et à venir et d’arrêter l’exploitation des pays du Sud. Seule une décroissance des consommations au Nord permettra à ceux-ci d’espérer se réapproprier leur destin. C’est la condition indispensable pour rompre avec l’exploitation de leurs ressources qui engendre les ingérences politiques et économiques. Continuer dans la même voie avec une croissance dite « verte » ne ferait que perpétuer cette dynamique coloniale, comme le rappellent les exemples du Congo, pays stratégique pour ses mines de cobalt (nécessaires au numérique et aux nouvelles technologies), ou de la Bolivie, avec ses ressources en lithium (utilisé pour les batteries électriques). L’accès de classes moyennes au mode de vie occidental en Chine, en Inde ou au Brésil ne doit pas faire oublier la critique du développement, ni l’importance de ses méfaits dans ces régions. Car enfin, les Chinois sont les premières victimes des pollutions liées à la production de ce qui est consommé dans les pays occidentaux. Le Nord étant à l’origine de plus de 90 % des rejets de gaz à effet de serre (9), on ne sortira de l’impasse dans laquelle la planète entière est embarquée que par un dialogue avec le Sud et les pays émergents, en reconnaissant cette responsabilité historique. L’enjeu est de partager. Penser la décroissance conduit à s’intéresser aux

notions de revenu de base, de gratuité ou encore de systèmes d’échange locaux. C’est ce que l’on retrouve dans l’idée de dotation inconditionnelle d’autonomie, qui fait le lien entre le revenu de base, l’accès gratuit à des services publics et à des biens de première nécessité (10). Cette dotation garantit à chacun, de la naissance à la mort, de manière individuelle et inconditionnelle, des conditions de vie dignes. Elle serait attribuée en droits de tirage sur des ressources (eau, énergie, surface pour se loger ou mener des activités, nourriture), d’accès à des services (éducation, santé, transports, information et culture), mais

«

D

Couplé à l’exigence d’un revenu maximum et à une réflexion sur la redistribution du patrimoine, vecteur principal des inégalités, ce projet général réclame aussi la mise en place d’audits de la dette (publique et privée) et une réflexion sur le rôle des banques centrales et de la création monétaire.

Se réapproprier ses désirs

U pain et des roses », clamait au siècle dernier un poème de James Oppenheim devenu l’hymne de nombreux mouvements ouvriers. Il faut toujours du pain, bien entendu, mais goûteux et si possible produit localement, à partir de farines biologiques, issues de méthodes de production régénératrices de biodiversité. Du pain que l’on partage autour de bons mets, en prenant le temps. Et des roses aussi, mais pas cultivées dans d’effroyables conditions sociales et environnementales en Afrique, puis importées en avions frigorifiés (11). La décroissance interroge le rapport au temps, aux territoires, à l’autre ; aux activités, aux besoins, aux usages. Elle articule le projet de se réapproprier ses désirs, aussi bien au Nord qu’au Sud, en se libérant de la manipulation publicitaire, ainsi

Un mot toujours tabou chez les Verts

L

aussi en s’appuyant sur d’autres systèmes d’échange non spéculatifs, comme des monnaies locales. Des systèmes démocratiques plus directs et plus délibératifs pourraient enfin poser les questions primordiales : que produit-on, comment, pour quel usage ?

« Projet pour une République écologiste » d’Europe Écologie - Les Verts (EELV) pour 2022 critique à plusieurs reprises le « modèle de la croissance à tout prix ». Mais le terme de « décroissance » n’est pas mentionné une seule fois dans les 83 pages de ce document censé encadrer le « travail collectif » qui doit aboutir cet automne au programme du candidat à l’élection présidentielle. E

Trois candidats EELV à la primaire écologiste ont boudé ce thème abordé lors d’un débat sur LCI, le 8 septembre. M. Éric Piolle se dit « pas fan » du terme. M. Yannick Jadot ne veut pas « qu’on ait un débat théorique devant les Français, où ils se perdent ». Quant à Mme Sandrine Rousseau, elle estime que « ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est le partage des richesses ». Seule Mme Delphine Batho en a fait son axe de campagne, martelant à chaque apparition publique qu’il fallait « faire de la décroissance le mot d’ordre de l’écologie », celle-ci étant la « seule réponse réelle pour ne pas aller dans le mur » (1). Ce positionnement lui a permis d’arriver à la troisième place du premier tour de la primaire, alors que son passé socialiste et son parti, Génération écologie, l’associaient à des politiques libérales, voire à l’idée de « croissance verte ». Dans un sondage réalisé en pleine crise sanitaire, les deux tiers des Français s’estimaient favorables au concept de la décroissance (« très favorables », 13 % ; « plutôt favorables », 54 %) définie comme la réduction « de la production de biens et de services pour préserver l’environnement et le bien-être de l’humanité » (2). Les personnes favorables étaient 79 % chez les sympathisants d’EELV, 86 % chez ceux de La France insoumise, et encore 50 % chez ceux du parti Les Républicains.

P HILIPPE D ESCAMPS . (1) La Décroissance, n° 182, Lyon, septembre 2021. (2) Sondage Odoxa pour le Mouvement des entreprises de France (Medef), mai 2020.

que des médias qui encadrent une société d’inégalités et de gâchis. L’altermondialiste malienne Aminata Traoré rappelle souvent l’urgence de rompre avec le « viol de l’imaginaire » que constitue la société de croissance (12). De s’en émanciper. Avec pour ambition de mettre de l’abondance là où s’étend la misère, et de la frugalité là où les excès prolifèrent (13).

(1) Cf. Rémi Noyon et Sébastien Billard, « Fautil avoir peur de la décroissance ? », L’Obs, Paris, 13 mai 2021. (2) Cf. Timothée Parrique et Giorgos Kallis, « La décroissance : le socialisme sans la croissance », Terrestres, 18 février 2021, www.terrestres.org (3) Lire Serge Latouche, « La décroissance ou le sens des limites », Manuel d’économie critique du Monde diplomatique, 2016. (4) Cf. Timothée Parrique et al., « Decoupling debunked : Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability », Bureau européen de l’environnement, Bruxelles, juillet 2019. (5) Cf. Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, « Ni protectionnisme, ni néolibéralisme mais une “relocalisation ouverte”, base d’une nouvelle internationale », Bastamag, 4 novembre 2015, www.bastamag.net (6) Un grand nombre de ces concepts et réflexions sont analysés en profondeur dans la collection « Les précurseurs de la décroissance » aux éditions Le Passager clandestin. (7) Lire « La bombe humaine. Pression démographique sur la planète », Manière de voir, n° 167, octobre-novembre 2019. (8) Cf. Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 1983 (1re éd. : 1944). (9) Jason Hickel, « Quantifying national responsibility for climate breakdown : an equality-based attribution approach for carbon dioxide emissions in excess of the planetary boundary », The Lancet, vol. 4, n° 9, Londres, 1er septembre 2020. (10) Cf. Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, Éditions Utopia, Paris, 2013. (11) Lire Zulma Ramirez et Geoffroy Valadon, «Allons voir si la rose… », Le Monde diplomatique, février 2020. (12) Aminata Traoré, Le Viol de l’imaginaire, Fayard - Actes Sud, Paris-Arles, 2002. (13) Cf. Jean-Baptiste de Foucauld, L’Abondance frugale. Pour une nouvelle solidarité, Odile Jacob, Paris, 2010.

H IÉRARCHIE

21

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

DES PRIORITÉS EN TEMPS DE PANDÉMIE

Le footballeur et le chercheur Quarante millions d’euros par an, soit 110 000 euros par jour ou 4 500 euros par heure, même en dormant : le salaire du footballeur Lionel Messi au Paris-Saint-Germain atteint un niveau si exorbitant qu’il devient difficile de se le représenter. Comparer cette rémunération avec l’argent investi dans la recherche en biologie-santé éclaire les priorités qui structurent la société, en dépit de la pandémie.

prises qui coûte 7 milliards d’euros par an, presque deux fois le budget du CNRS, et dont l’efficacité a été remise en cause, y compris par la Cour des comptes (5). On pourra objecter que les arbitrages pour l’allocation des fonds publics et l’investissement des capitaux privés n’obéissent pas à la même logique, que ces ressources financières ne relèvent pas du même ordre de grandeur, que les contraintes commerciales et de rentabilité diffèrent radicalement, que les salaires hors normes ne concernent qu’une petite minorité de sportifs de très haut niveau dans un marché du travail mondialisé. On pourra ajouter que l’État percevra plus de 35 millions d’euros d’impôts directs et indirects par an avec la venue de ce joueur et qu’il s’agit donc d’une opération lucrative en termes de recettes fiscales. On pourra souligner, enfin, que l’indignation ressentie relève d’un registre moral, n’ayant rien à voir avec la raison économique. Mais les comparaisons ont vocation à éclairer la réalité, quitte à être intempestives. On peut ainsi considérer que la référence aux lois irrévocables du marché sert à tout justifier, même, et surtout, la concentration des richesses. Que cette invocation rituelle vise à induire l’acceptation résignée d’un système économique intrinsèquement inégalitaire.

L

ES coïncidences sont parfois instructives. Le 10 août, le quotidien Le Monde nous apprend que le salaire du footballeur Lionel Messi au Paris-SaintGermain (PSG) sera de 40 millions d’euros net par an, et que la rémunération moyenne des patrons du CAC 40 passera de 3,8 millions d’euros en 2020 à 5,3 millions en 2021. Quelques pages plus loin, nous découvrons que le budget annuel du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) s’élève à 6 millions d’euros par an. Ainsi, le salaire d’une star du football correspond aux ressources de presque sept années d’une institution qui comprend 195 États membres, coordonne le travail de centaines de scientifiques internationaux et assure une fonction essentielle dans la compréhension des causes et conséquences du réchauffement climatique.

Nous proposons d’utiliser le montant du salaire de Messi comme nouvelle unité de mesure. Nous l’appellerons « année-GF », pour « année grande fortune ». Ce chiffre de 40 millions d’euros se trouve sans doute très en dessous de la réalité puisque l’estimation par le magazine Forbes des revenus de ce joueur en 2020, en incluant les contrats

D

publicitaires, atteint 126 millions de dollars (103 millions d’euros). Mais retenons 40 millions, soit tout de même 110 000 euros de revenu par jour, ou encore de quoi payer, pendant un an, 1 500 Français au salaire moyen. Ce salaire étalon mérite d’être rapporté au budget de la recherche en biologie-santé, dont on pourrait penser qu’en temps de crise sanitaire elle constitue une priorité pour le gouvernement. Deux rapports récents font un point détaillé sur ce sujet (1). Première constatation, la part du budget du ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur consacrée à la biologie-santé a diminué de 400 millions d’euros entre 2015 et 2020. Deuxième observation, la subvention versée par l’État à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et à l’Institut des sciences biologiques du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) stagne depuis une quinzaine d’années, entre 56 et 57 millions d’euros hors salaires. Cela donne donc 1,4 année-GF pour environ quatre cents unités de recherche, dans lesquelles travaillent plus de trente mille personnes en sciences de la vie et en santé humaine.

Course aux appels d’offres

ANS ces conditions, les équipes de recherche doivent obtenir la majeure partie de leurs financements via d’autres sources que les dotations publiques annuelles, qui couvrent à peine les frais de fonctionnement de base et l’entretien des plates-formes techniques des laboratoires. Ces financements additionnels peuvent être publics, en particulier ceux alloués par l’Agence nationale de la recherche (ANR), provenir de collectivités territoriales, de l’Union européenne, d’associations caritatives… Comme le taux de succès en réponse aux appels d’offres demeure faible – environ 16 % à l’ANR (2) –, les chercheurs consacrent une très grande partie de leur temps à la quête de subventions auprès des multiples guichets existants, sans parler de celui qu’ils passent à évaluer les projets de leurs collègues, au détriment de leurs tâches d’enseignement et de recherche. En outre, après l’obtention des précieux crédits, ils doivent justifier leur utilisation adéquate en rédigeant une série de rapports d’étape et de comptes rendus d’activité qui soustraient encore du temps à leurs travaux.

Dans ce contexte très compétitif et pour prendre un exemple directement lié à la crise sanitaire, l’ANR a financé entre mars 2020 et mars 2021 279 projets portant sur le Covid-19 pour une somme totale de 36 millions d’euros. Dit autrement, les moyens consacrés par cette agence pour soutenir l’ensemble de la recherche nationale sur une question essentielle de santé publique équivalent à moins d’une année du salaire de Lionel Messi. Au total, en incluant les financements européens, la Francea investi 530 millions d’euros (13,25 années-GF) sur la même période dans toute la recherche sur le Covid, quand l’Allemagne et le Royaume-Uni dépensaient le triple (3). * Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), rattaché au Centre de recherche en cancérologie de Lyon. L’auteur s’exprime en son nom, et non en celui du CNRS.

Concernant la situation de l’emploi scientifique, les effectifs de permanents baissent dans les organismes de recherche tout en étant relativement stables dans les universités, dans un contexte où le nombre d’étudiants croît massivement. Au CNRS, près de 1 500 emplois de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens ont été perdus en une quinzaine d’années. Dans une

PHOTOGRAPHIE : CENTRE POMPIDOU, RMN-GRAND PALAIS © MAN RAY 2015 TRUST-ADAGP, PARIS 2021

PAR MARC BILLAUD *

MAN RAY. – « Objet non euclidien », de la série « Objects Miscel » (Objets divers), vers 1932-1933

situation où les nouvelles embauches de permanents ne compensent toujours pas les départs, le gouvernement a choisi de réduire encore le nombre de recrutements. Or le coût d’un poste de chercheur pour quarante années d’activité (mais souvent moins du fait de l’âge tardif des recrutements) représente un budget compris entre 3 et 4 millions d’euros, soit entre 0,075 et 0,1 année-GF, et celui d’un ingénieur ou d’un technicien est de l’ordre de 0,09 année-GF. Ainsi, neuf années du salaire de Messi permettraient de financer cinquante postes de chercheurs et le même nombre de postes de techniciens, cotisations patronales incluses, pendant quarante ans. La pandémie de Covid-19 a révélé et amplifié le déclin de la recherche française en biologie-santé. En dépit de quelques avancées scientifiques remarquables, en particulier sur les mécanismes

HAUTS-DE-FRANCE VILLENEUVE-D’ASCQ. Le 14 octobre, à 20 heures, salle Raoul-Masqueliez, 167, avenue Jules-Guesde : rencontre avec Thomas Vescovi pour son livre L’Échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël (La Découverte). En partenariat avec l’Association France-Palestine Solidarité. ([email protected]) ÎLE-DE-FRANCE

BRETAGNE RENNES. Le 13 octobre, à 18h30, à l’auditorium de la Maison internationale : présentation du livre collectif Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale (Éditions Amsterdam), avec Sophie Eustache et Renaud Lambert. ([email protected])

LA-PLAINE-SAINT-DENIS. Le 14 octobre, à 19 heures, à La Belle Étoile, 14, allée Saint-Just : rencontre avec Gilles Dorronsoro, autour de son article « Comment les talibans ont vaincu l’Occident », publié dans le numéro de septembre. En partenariat avec la Compagnie Jolie Môme. ([email protected]) NORMANDIE

TOURS. Le 8 octobre, à 20 h 30, au Foyer des jeunes travailleurs, 16, rue BernardPalissy : débat autour du dossier du numéro de septembre, « Vers la fin des guerres sans fin ? ». ([email protected])

BERNAY. Le 28 octobre, à 19 heures, au Jardin de la couture, 11, rue Taillefer : présentation du livre collectif Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale (Éditions Amsterdam), avec Gérald Le Corre, Anne Marchand et Allan Popelard. Possibilité de suivre la rencontre à distance. ([email protected])

GRAND EST

NOUVELLE-AQUITAINE

METZ. Le 14 octobre, à 18 h 30, petite salle des Coquelicots, 1, rue Saint-Clément : « café-Diplo » sur le thème « Fin de vie : un droit à la mort ? ». ([email protected])

GIRONDE. Le 14 octobre, à 18 h 30, à la médiathèque de Cestas, place du Souvenir : rencontre avec Danièle Linhart autour de son livre L’Insoutenable Subordination des salariés (Érès). Le 19 octobre, à 19 heures, au Théâtre Le Levain, 26, rue de la République à Bègles : « Où en est le mouvement zapatiste au Mexique ? », avec Françoise Escarpit. ([email protected])

CENTRE-VAL DE LOIRE

GUADELOUPE LE MOULE. Le 12 octobre, à 19 heures, au cinéma Robert-Loyson : projection-débat du film La Cravate, d’Étienne Chaillou et Mathias Théry. ([email protected])

HAUTE-VIENNE. Dans le cadre de la deuxième édition du festival « Foutez-nous

contrôlant la réponse immunitaire dirigée contre le virus SRAS-CoV-2, la multiplication des essais cliniques n’a permis aucune percée médicale significative. À ce jour, aucun vaccin provenant d’un laboratoire hexagonal n’a été mis sur le marché. La France pointe à la seizième place au palmarès de l’indice mondial d’innovation (consacré à l’innovation médicale) et à la dix-huitième place du classement pour l’innovation contre la pandémie de Covid-19 (4). À cet égard, on peut déplorer que la loi de programmation pour la recherche votée en 2021 ne change pas fondamentalement la donne, ni sur l’emploi statutaire ni sur le montant des subventions d’État destinées aux établissements de recherche. En revanche, le gouvernement persiste à financer des dispositifs dispendieux comme le crédit impôt recherche, un mécanisme fiscal de soutien à la recherche et au développement des entre-

la paix ! », du 21 au 31 octobre à SaintJunien. Le 28 octobre, à 19 h 30, au CinéBourse : projection du film documentaire de Davy Rothbart 17 Blocks, suivie d’un débat avec Charlotte Recoquillon et Medea Benjamin. Le 30 octobre, à 19 heures, à La Mégisserie, 14, avenue Léontine-Vignerie : conférence sur la politique étrangère des États-Unis avec Serge Halimi. ([email protected]) OCCITANIE AUDE. Le 14 octobre, à 20 heures, au cinéma Le Colisée, 10, boulevard OmerSarraut à Carcassonne, le 15 octobre, à 20 h 30, salle municipale de Granès et le 16 octobre, à 17 h 30, au Théâtre + Cinéma de Narbonne : projection du film Aube dorée. L’affaire de tous, suivie d’une rencontre avec la réalisatrice, Angélique Kourounis. Le 28 octobre, à 20 heures, au cinéma Le Colisée à Carcassonne : projection de Josep, suivie d’une rencontre avec le réalisateur, Aurel, et Georges Bartoli (neveu de Josep). En partenariat avec l’Amicale mémorielle des chemins de l’exil républicain espagnol dans l’Aude. ([email protected]) GERS. Le 3 octobre, à 21 heures, au cinéma Le Sénéchal à Lectoure : projection du film d’Emmanuel Cappellin Une fois que tu sais, suivie d’un débat avec Guillaume Carbou et Jean-Michel Hupé, de l’Atécopol. ([email protected]) TARN. Du 8 au 10 octobre, à LabastideRouairoux, 14 e édition du festival « Échos d’ici, échos d’ailleurs » sur le thème « C’est quoi ce travail !? », avec Gérard Mordillat (détail du programme sur www.echosdudoc.fr). (jpcremoux@ orange.fr) MONTPELLIER. Le 9 octobre, à 10 heures, à La Carmagnole, 10, rue Haguenot : « Franc CFA. Domination écono-

La disparité des moyens ne se résume pas à une question économique. Elle reflète aussi l’échelle des valeurs propres à notre société. En l’occurrence, la place secondaire accordée à la connaissance, qui constitue pourtant notre patrimoine commun et dont dépend la capacité à faire face aux défis sanitaires et écologiques. Si « un tien vaut mieux que deux tu l’auras », que penser alors de la morale du fabuliste quand certains détiennent mille, dix mille fois plus qu’un tien ? Faut-il encore se contenter de ce que l’on a ? (1) Arnold Migus et al., «Réformer la recherche en sciences biologiques et en santé», Académie nationale de médecine et Académie nationale de pharmacie, Paris, 2021; «Le financement et l’organisation de la recherche en biologie-santé», rapport n° 4373 au nom de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques,Assemblée nationale, Paris, 15 juillet 2021. (2) Un renforcement des moyens de l’ANR est prévu dans le cadre de la loi de programmation pour la recherche avec une hausse de 1 milliard d’euros sur sept ans, de façon à porter à 30 % le taux de succès pour les appels à projets. (3) Solveig Godeluck, « Recherche sur le Covid : la Cour des comptes fustige l’absence de “chef de file” », Les Échos, Paris, 29 juillet 2021. (4) Cf. « Le financement et l’organisation de la recherche en biologie-santé », op. cit. (5) «Le budget de l’État en 2019. Résultats et gestion», rapport de la Cour des comptes, Paris, avril 2020.

mique », avec Fanny Pigeaud. ([email protected]) TOULOUSE. Le 12 octobre, à 20 heures, au Bijou : projection du film Aube dorée. L’affaire de tous, suivie d’une rencontre avec la réalisatrice, Angélique Kourounis. ([email protected]) PAYS DE LA LOIRE ANGERS. Le 7 octobre, à 20 heures, salle du Doyenné, 56, boulevard du Doyenné : « Les enjeux politiques de la dette publique », avec David Cayla et David Rees. ([email protected]) PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR AVIGNON. Le 21 octobre, à 20 heures, au Fenouil à vapeur, 145, rue Carreterie : « Les achats publics : une arme pour lutter contre l’esclavage moderne », avec Brigitte Demeure. ([email protected]) AIX-EN-PROVENCE. Le 22 octobre, à 20 h 30, à la Maison des jeunes et de la culture, 24, boulevard de la République : débat sur le thème « Contrôler les chômeurs pour discipliner les salariés », avec Hadrien Clouet, dans le cadre de la présentation du livre Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale. ([email protected]) MARSEILLE. Le 22 octobre, à 19 heures, à la librairie L’Hydre aux mille têtes, 96, rue Saint-Savournin : présentation du livre collectif Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale (Éditions Amsterdam), avec Allan Popelard, Nathalie Quintane, Grégory Rzepski et Félix Tréguer. ([email protected]) NICE. Le 7 octobre, à 19 h 45, Chez Pauline, 4, rue Bavastro : « café-Diplo » autour de l’article de Pierre Rimbert « La société des asociaux » (septembre). ([email protected])

OCTOBRE 2021 –

LE MONDE diplomatique

22

S OCIOLOGIE

DE LA HAUTE

Recette pour devenir Jadis cantonnés à leurs fourneaux, les grands chefs occupent désormais la scène publique. Ils apparaissent dans des publicités, ils animent des émissions à succès, les magazines célèbrent leur génie. Mais tout n’est-il qu’une affaire de talent ? Une plongée dans le milieu de la haute gastronomie montre que l’excellence sait fort bien se conjuguer avec l’entre-soi et la cooptation…

PAR RICK FANTASIA *

E 24 février 2003 dans l’après-midi, Bernard Loiseau, un des plus grands chefs français, se donne la mort dans sa chambre avec son fusil de chasse. Si l’autopsie médicale ne laisse aucun doute quant au suicide, l’absence de mot d’explication pousse la famille, les médias, la profession à partir en quête d’un mobile.

Presque immédiatement, les spéculations se concentrent sur la rétrogradation de son restaurant La Côte d’Or par le guide Gault & Millau, qui avait récemment baissé sa note de 19 à 17 sur 20. Paul Bocuse, ami de longue date de Loiseau et probablement alors le plus respecté des chefs français, a des mots très durs : « Bravo Gault & Millau, vous avez gagné, votre appréciation aura coûté la vie d’un homme (1). » Jacques Pourcel, chef réputé, alors président de la Chambre syndicale de la haute cuisine française, fait circuler une lettre auprès de ses collègues. Elle accuse les médias d’être responsables du décès de Loiseau ; de son côté, François Simon, critique culinaire au Figaro, insinue que La Côte d’Or était sur le point de perdre sa troisième étoile au Guide Michelin (2). Quant au Gault & Millau, il rejette toute responsabilité. Son directeur, M. Patrick Mayenobe, assure : « Ce n’est pas une note qui tue, ni une étoile en moins. (…) Ce grand cuisinier avait certainement d’autres problèmes, d’autres soucis (3). » Ainsi, les chefs ont accusé les guides et les critiques gastronomiques ; les guides et les critiques culinaires ont mis en avant les finances du cuisinier ; son

P

conseiller financier a démenti ses problèmes d’argent et suggéré que Loiseau était psychologiquement fragile ; enfin, son épouse, propriétaire et gérante des sociétés du chef (et qui continuait d’avoir besoin de la reconnaissance des guides et des rédacteurs culinaires), a insisté sur les pressions liées à la profession. Vu de manière globale, l’entourage proche de Loiseau – ceux qui se sont manifestés pour tenter de trouver une explication à son suicide – a composé une image en miniature de l’univers de la gastronomie française, du « champ gastronomique » (4). Dans un essai sur la haute couture, le sociologue Pierre Bourdieu relève les caractéristiques essentielles des marchés des biens culturels de luxe (5). Premièrement, c’est dans la rareté du producteur, plutôt que dans la rareté du produit, que se trouve la source de la valeur. Ensuite, la rareté du producteur est ellemême fonction de la rareté de sa position dans un champ. Enfin, la foi dans la magie de la signature du producteur (la griffe) permet que son charisme soit transféré au produit culturel. Suivant ce raisonnement, l’analyse du champ de la gastronomie implique de s’attacher tout d’abord à la manière dont la croyance dans la virtuosité du chef ou dans la valeur de la haute cuisine est forgée. Ce qui suppose de prêter attention à l’ensemble des agents engagés dans la production de cette croyance : les différents guides gastronomiques, les revues et magazines spécialisés, les journalistes et les critiques culinaires, les fondations, les musées et les monuments…

La puissante Patricia Wells

ARMI ceux-ci, le Guide Michelin règne en maître sur le monde de la gastronomie française. Sa suprématie, qui réside essentiellement dans son pouvoir de consécration, est l’expression de son monopole de la légitimité culinaire, soit le pouvoir de dire (avec autorité) qui est autorisé à se proclamer « grand chef ».

Publiée en 1900, aux débuts de l’ère de la voiture, par la société des pneumatiques Michelin, et distribuée gratuitement aux automobilistes dans le but de promouvoir ce nouveau mode de tourisme, la première édition du livre à la couverture rouge, tirée à 35 000 exemplaires, comportait les cartes de treize villes françaises et indiquait les adresses des hôtels, des bureaux de poste, des gares, des médecins et des pharmacies, ainsi que des stations-service avec mention du prix de l’essence. D’abord manuel pratique à l’usage des automobilistes et du grand public, le Guide Michelin n’est devenu qu’après la seconde guerre mondiale la référence en matière de gastronomie. Dans les années 1920, le tirage annuel oscillait entre 60 000 et 90 000 exemplaires ; puis il augmente pour se fixer au-dessus des 100 000 pendant toute la décennie 1930. Il progresse encore après la seconde guerre mondiale, pour atteindre les 600 000 exemplaires dans les années 1970 et se stabiliser entre 500 000 et 700 000 (6). On avait ainsi toutes les chances de trouver un Michelin dans la boîte à gants des automobiles. Cependant, son rôle institutionnel dans le champ de la haute cuisine ne dépendait que partiellement de la taille de son lectorat. Son influence et la place qu’il * Sociologue, auteur de Gastronomie française à la sauce américaine. Enquête sur l’industrialisation de pratiques artisanales, Seuil, coll. « Liber », Paris, 2021, dont ce texte est adapté.

occupe encore aujourd’hui s’expliquent surtout par son système de notation des restaurants, dont les effets culturels se sont répercutés bien au-delà du cercle des voyageurs à la recherche de renseignements sur le gîte et le couvert. Dans le vaste domaine de la gastronomie française, le Guide Michelin et ses étoiles constituent le mètre étalon de la valeur culinaire (lire l’encadré ci-dessous). Si les guides gastronomiques (le Michelin, mais aussi le Gault & Millau ou le Bottin gourmand) occupent une

© GIUSEPPE ARCIMBOLDO - BRIDGEMAN IMAGES

L

Bouchet, Frédéric Anton… « Tenez-le-vous pour dit : si c’est la première fois que vous entendez parler de Frédéric Anton, ce n’est certainement pas la dernière, écrivait-elle dans le Herald Tribune (4 avril 1997). (…) Anton illustre avec brio tout ce qu’il a appris à l’école du maître, en y ajoutant son talent particulier à bousculer les ingrédients, à créer des combinaisons qui font chanter le palais, et surtout qui le comblent. »

GIUSEPPE ARCIMBOLDO. – « Le Cuisinier », 1570

place incontestable dans le système de production de la croyance dans la haute cuisine en France, ils n’en constituent qu’une partie. Une multitude de revues et de périodiques font entendre leurs voix et leurs opinions. Des journalistes comme François Simon, au Figaro pendant seize ans (jusqu’en 2013), et Jean-Claude Ribaut, au Monde à peu près à la même époque, ont compté parmi les plus éminents critiques culinaires français, sans parler de l’Américaine Patricia Wells, officiant à l’International Herald Tribune, édité à Paris (et avant cela à L’Express), qui a peut-être été plus influente encore. Pendant un quart de siècle, les chroniques de Wells ont contribué au rayonnement de la grande cuisine hexagonale dans le monde entier. Elle avait le pouvoir de peser sur les choix des riches touristes et hommes d’affaires américains, part importante de la clientèle des grands restaurants. Wells savait se montrer élogieuse. Elle était notamment connue pour son attachement à la cuisine de Joël Robuchon, l’une des quelques « superstars » dans le domaine, qu’elle a qualifié de « meilleur chef du siècle » au moment de sa retraite

et avec qui elle a coécrit un livre de cuisine (7). Non seulement elle a défendu la cuisine de Robuchon, mais elle a veillé sur son héritage, en appuyant la carrière professionnelle de ses nombreux descendants : Benoît Guichard, Dominique

E

Des lignées de cuisiniers

N RÈGLE générale, les jurys pour la cuisine-gastronomie sont composés de chefs français réputés. Entre 1989 et 2011, le jury de la finale du MOF était présidé par Bocuse, alors sans doute le chef le plus célèbre dans le monde. Le titre procure au lauréat un grand prestige au sein de la profession ; même le fait d’être finaliste est très valorisé, souvent perçu comme un exploit en soi, mentionné dans les articles du magazine Le Chef, dans des notices biographiques et des publications officielles. Mais, si devenir MOF relève du tour de force et attire à soi l’attention d’institutions et d’acteurs majeurs du monde culinaire, et si le simple fait d’accéder aux finales peut lancer la carrière d’un jeune chef, un cuisinier qui franchit ce seuil a, le plus

« Michelin », le mètre étalon

I

L existe trois catégories de notes au Michelin. Un restaurant une étoile propose (dans le jargon caractéristique du guide) « une très bonne cuisine dans sa catégorie », il s’agit d’« une bonne étape sur votre itinéraire ». Un établissement deux étoiles est un lieu où l’on peut s’attendre à une « cuisine excellente », qui « mérite un détour ». Un trois-étoiles, enfin, désigne « une des meilleures tables » et « vaut le voyage » : « On y mange toujours très bien, parfois merveilleusement. Des vins fins, un service irréprochable, un cadre élégant. »

Une mythologie entoure ce système de notation. D’abord le culte du secret associé au mode d’inspection des restaurants. Non seulement le nombre précis d’inspecteurs travaillant pour le guide reste un mystère, mais ceux-ci préservent scrupuleusement leur anonymat auprès du personnel des établissements qu’ils visitent, réglant eux-mêmes l’addition à la fin du repas (contrairement à d’autres critiques qui, après avoir décliné leur identité auprès de la direction, dînent souvent gratuitement). Outre sa discrétion légendaire, un autre élément contribue au mythe du Michelin : son désintéressement. Cette qualité reconnue doit beaucoup au fait que, pendant quatre-vingtcinq ans environ, toute publicité y a été interdite (contrairement aux autres guides gastronomiques). Une telle posture, liée à la protection financière que la société Michelin apportait à son guide, l’a préservé des soupçons de conflits d’intérêts (d’ordre financier du moins). À l’abri du risque de souillure par

Autre moyen de reconnaissance, les concours culinaires se comptent par centaines en France. Le plus convoité, et qui sert de modèle aux autres, est celui qui désigne le Meilleur Ouvrier de France (MOF). Le titre, créé en 1924, est décerné par le biais de la Société nationale des meilleurs ouvriers de France, une association à but non lucratif parrainant des concours pour plusieurs dizaines de savoirfaire différents dans un large éventail de métiers. Le concours de « cuisine-gastronomie » réunit au départ plusieurs centaines de candidats, après quoi ne resteront que trente à quarante finalistes, dont quatre ou cinq seulement seront récompensés. Les lauréats les plus connus du MOF sont généralement des chefs restaurateurs dont les établissements ont obtenu trois étoiles au Michelin, tels Bocuse (1961), Jean Troisgros (1965), Guy Legay (1972), Roger Vergé (1972), Alain Chapel (1973), Joël Robuchon (1976), Philippe Legendre (1996) ; mais la plupart des chefs trois étoiles n’ont jamais obtenu ce titre.

des considérations commerciales, le Guide Michelin a pu tenir son rôle de pilier symbolique de l’édifice de la gastronomie française (même lorsque ses ventes ont baissé ou que les commentaires et notes sur Internet se sont popularisés). Le troisième ingrédient de l’aura entourant le Michelin tient à l’intemporalité que le guide cherche à incarner, fruit à la fois de son ancienneté, de son calendrier de publication (sa parution annuelle relève du rituel) et de son conservatisme (toujours la même couverture rouge, avec une présentation et une mise en page qui varient peu). En outre, l’impression de sérieux et de fiabilité est accentuée par les liens du guide avec une entreprise industrielle familiale auréolée de respectabilité, solidement implantée. La quatrième composante du mythe Michelin découle des trois précédentes : son pouvoir de consécration, souvent relayé par la presse et accru par la place de choix qu’occupe la cuisine dans le patrimoine culturel national. Lorsqu’il obtient une troisième étoile, un chef est investi d’un pouvoir culturel considérable. Tous les ans, la parution du guide est traitée comme un événement médiatique. Son « tableau d’honneur », avec ses vainqueurs et ses perdants, passionne de nombreux Français (d’autant que la plupart des chefs trois étoiles sont des célébrités). La mythologie entourant le Michelin permet ainsi de perpétuer la croyance dans le pouvoir culturel de la gastronomie.

R. F.

souvent, été déjà préparé au rôle de grand chef. Par exemple, sur les dix-neuf finalistes au titre de MOF sur lesquels nous disposons d’informations qui ont concouru en 1991 dans la catégorie « cuisine-gastronomie », douze avaient déjà travaillé ou été apprentis dans les cuisines d’un restaurant trois étoiles, ou avaient directement travaillé aux côtés d’un chef trois étoiles, ou avaient déjà remporté un prix culinaire important. Cela ne signifie pas que les marques antérieures de reconnaissance et les relations déjà établies ont influencé les jurys ; simplement, ayant déjà occupé un poste au sein de la grande cuisine, ces jeunes chefs (l’âge moyen des finalistes était de 37 ans) avaient pu être quotidiennement exposés aux normes, aux attentes, aux techniques et aux manières de faire des grands chefs et des aspirants. En ce sens, le label de finaliste peut aussi bien confirmer la place occupée dans un groupe restreint de chefs qu’offrir un ticket d’entrée au sein de ce club. Dans cet univers presque entièrement masculin, l’entrée dépend de sa capacité à avoir obtenu comme chef ou cuisinier (1) Cité dans Craig S. Smith, « Bitterness follows French chef’s death », The New York Times, 26 février 2003. (2) Cité dans William Echikson, « Death of a chef », The New Yorker, 12 mai 2003. Un porte-parole du guide avait indiqué que les étoiles de Loiseau « n’étaient pas menacées – du moins pour cette année ». (3) Cité dans « La disparition tragique du chef Bernard Loiseau », Le Monde, 25 février 2003. (4) Un champ, au sens sociologique, est un domaine d’activité humaine distinct et relativement fermé sur lui-même, avec son histoire, ses règles et ses institutions propres, mais aussi ses antagonismes, ses ententes, ses ressources et ses récompenses. (5) Pierre Bourdieu (avec Yvette Delsaut), « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 1, Paris, 1975. (6) Jean-François Mesplède, Trois Étoiles au Michelin. Une histoire de la haute gastronomie française, Gründ, Paris, 1998. (7) Cuisine actuelle : Patricia Wells Presents the Cuisine of Joël Robuchon, Macmillan, Londres, 1993.

23

GASTRONOMIE

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

un grand chef les bons passe-droits, explicites et implicites. Il s’agit notamment des diplômes et autres cachets d’approbation officiels, reconnus et codifiés dans les programmes scolaires et les réglementations nationales, ainsi que des compétences théoriques pouvant être spécifiées et testées lors d’examens. Mais cela inclut également un apprentissage en immersion, durant lequel les connaissances théoriques de la profession sont intégrées dans l’exercice d’une activité pratique en cuisine (ou en salle). Le chef Joël Robuchon a très bien formulé cette idée de sens pratique dans le champ culinaire : «Quelle que soit la compétence de votre personnel, il y a certains principes de cuisine qu’on ne peut pas expliquer par des mots ou par des actes. C’est le cas de la fixation, ou de la stabilisation, des saveurs. Par exemple, lorsque je cuisine un ragoût de truffes, il y a un moment – on le reconnaît à l’arôme – où toute la saveur de la truffe est libérée, et c’est à ce moment précis que je dois intervenir. (…) Si j’interviens pile au bon moment, les saveurs sont fixées. Quand on aime cuisiner, ce principe peut s’apprendre, mais seulement par l’expérience, par tâtonnements (8). »

Ducasse, Solivérès et Sarran s’ancrent dans le patrimoine de la profession ; de son côté, en faisant savoir qu’il a formé Ducasse et Solivérès, Vergé montre ce qu’il laisse en héritage à la cuisine française. Cette préoccupation de la lignée a sans doute atteint son expression ultime avec l’Association des disciples de Paul Bocuse, créée en 1976 par une centaine d’anciens apprentis et commis du monde entier pour perpétuer, à l’occasion de son 50e anniversaire, le nom et l’héritage du chef. Quant à Bocuse, lui-même membre d’une prestigieuse lignée culinaire, descendant à la fois de la « mère Brazier » de Lyon et du légendaire Fernand Point du restaurant La Pyramide, où il fut apprenti pendant deux ans, il a formé cinq lauréats du titre de MOF. Les liens biologiques jouent également un rôle important. Sur trente-sept chefs qui ont obtenu trois étoiles au Michelin dans les années 1990, vingt et un avaient

des parents ou des grands-parents qui ont travaillé dans le secteur culinaire, en tant que chefs, aubergistes ou cafetiers. De tels liens les ont préparés, dès leur plus jeune âge, à envisager la cuisine comme un métier économiquement viable, en plus de les familiariser avec les techniques culinaires de base et les rythmes d’un restaurant, et de faciliter leur entrée en apprentissage. Autrement dit, ils arrivaient à l’âge adulte avec un « don » pour le métier, là où d’autres devaient faire leurs preuves et acquérir progressivement ces connaissances. Les relations de parenté servent également à resserrer le périmètre de l’uni-

S

« S’encanailler avec un industriel »

I l’on considère les « liens familiaux » au sens large, c’est-à-dire en y incluant les lignées professionnelles établies grâce au système de l’apprentissage et les dynasties familiales aptes à transmettre leur influence de génération en généra-

tion, le champ gastronomique a conservé une certaine indépendance par rapport au jugement extérieur. La succession s’effectue à travers cet entonnoir et reste à l’abri des modes d’évaluation et de jugement imposés par la logique du marché ou par le système d’éducation. Concrètement, la succession s’effectue via les circuits professionnels autant que familiaux, ce qui a pour effet leur renforcement mutuel. Par exemple, Pierre Orsi (chef de cuisine à la tête du restaurant qui porte son nom à Lyon, qui avait une étoile au Michelin et trois au Bottin gourmand) a fait son apprentissage avec Bocuse (et a été membre de l’Association des disciples de Paul Bocuse). Par la suite, Orsi a formé les chefs Gérard Vignat, Jacques Rolancy et Stéphane Gaborieau (qui à son tour a formé Pascal Cayeux, Sébastien Chambru, Sylvain Dereau et Katsumi Ishida). Parallèlement à cette chaîne professionnelle se déploie la lignée familiale d’Orsi, dont les quatre fils ont rejoint la restauration dans différents pays (parmi lesquels Laurent, qui a été apprenti avec Roger Jaloux chez Bocuse !).

Pour autant, l’expérience pratique et personnelle du chef n’est pas l’unique élément à prendre en compte. Il faut aussi considérer l’expérience qui s’organise dans et par un système plus large de relations formelles et informelles. Ce qui compte, ce n’est pas ce que vous connaissez, mais qui vous avez connu.

© GIUSEPPE ARCIMBOLDO - BRIDGEMAN IMAGES

Les personnes avec qui on fait son apprentissage ne marquent pas seulement une carrière, elles déterminent sa trajectoire. Lorsqu’un chef peut clairement rattacher sa carrière à l’héritage d’un prédécesseur reconnu, il peut revendiquer son affiliation à un « groupe de parenté » spécifique, et ainsi accumuler un capital social très valorisé dans le champ de la gastronomie, en particulier en ses espaces les plus exclusifs. C’est pour cette raison que, dans la plupart des écrits consacrés à un chef, on mentionnera les restaurants où il a travaillé et les personnes qui l’ont formé. La mise en évidence de ces lignées (Roger Vergé a engendré Alain Ducasse, qui a engendré Michel Sarran et Alain Solivérès, qui a engendré Marc Miretti, etc.) ne bénéficie pas seulement aux nouveaux entrants ou aux moins établis, mais aussi aux plus anciens. Par exemple, Ducasse tire parti de ses liens de « famille » avec Vergé, ainsi qu’avec Michel Guérard et Chapel, qu’il désigne également comme ses mentors, même s’il les a sans doute surpassés en termes de reconnaissance et de notoriété. En se réclamant tous les trois de Vergé,

vers déjà relativement fermé de la haute cuisine. Ainsi, plusieurs de nos trente-sept chefs ont travaillé en étroite collaboration avec des membres de leur famille : parmi eux, les jumeaux Jacques et Laurent Pourcel (chefs cuisiniers à Montpellier), les duos père et fils que formaient Michel et Jean-Michel Lorain à Joigny d’une part, Marc et Paul Haeberlin à Strasbourg d’autre part ; au moins cinq chefs étaient alors considérés comme les héritiers de véritables « dynasties » culinaires familiales, dont trois (Blanc, Pic et Troisgros) représentaient quasiment des institutions gastronomiques.

GIUSEPPE ARCIMBOLDO. – « Le Maraîcher », 1590

Le fait d’avoir été apprenti, commis ou chef de partie dans un restaurant réputé équivaut à peu près au fait d’avoir travaillé aux côtés d’un chef consacré. La validation par une institution confère à son destinataire le droit d’en diffuser l’aura. Tout laisse à penser que l’expérience acquise dans un restaurant dûment reconnu l’a préparé à occuper un poste dans un restaurant digne d’une reconnaissance comparable, qui saura le recommander et assurer qu’il a « tout ce qu’il faut » pour opérer à un niveau de compétences et de statut professionnels équivalents. Le nombre des restaurants à même d’octroyer cette validation est limité, et ils ne correspondent pas nécessairement aux chefs influents et réputés. En France, très peu d’établissements jouissent d’une reconnaissance plus élevée que celle des chefs qui y ont travaillé. En tête de liste, on trouve les res-

taurants parisiens La Tour d’Argent et Le Taillevent, suivis par Le Grand Véfour ou le Pavillon Ledoyen. Cependant, il est difficile pour les établissements les plus renommés de conserver cette reconnaissance sans le renouvellement apporté par un chef ou un propriétaire reconnu. Ainsi, Loiseau fut engagé pour redorer le prestige d’un restaurant en Bourgogne. Au moment de sa mort, le chef se trouve dans une spirale vertueuse. Les interviews et les articles à son sujet lui ouvrent des perspectives commerciales qui l’enrichissent, ce qui amplifie sa notoriété et augmente encore ses chances de se développer. Loiseau marchait ainsi dans les pas de Michel Guérard, le premier des grands chefs à avoir franchi le Rubicon commercial, au milieu des années 1970. Les Prés d’Eugénie, son restaurant situé dans le sud-ouest de la France, comptait alors parmi les mieux cotés dans les principaux guides gastronomiques. Reconnu comme l’un des chefs de file de la « nouvelle cuisine », Guérard était également l’auteur d’un livre à succès, La Grande Cuisine minceur, publié en 1976. Cette même année, il signa un contrat avec la marque Nestlé. Dans un numéro qui dévoilait son palmarès des « huit meilleurs chefs de France », Gault & Millau interrogeait Guérard sur la « violation du garde-fou » dont il s’était rendu coupable : provocateur, le chef assumait d’avoir été le « premier chef français à s’encanailler avec un industriel ». Il s’agissait, selon lui, d’apporter à Nestlé « le savoir-faire, l’imagination et le raffinement » – au moment même où la firme internationale emboîtait le pas de ses filiales américaines en lançant en France, sous la marque Findus, une gamme de produits de « cuisine légère ». Une fois franchie, la frontière entre artisanat et industrie n’a cessé de s’ouvrir. Bocuse, Ducasse, Robuchon… Tous ont cherché à pénétrer le monde industriel, en signant des contrats, en prêtant leur renommée à des marques de produits surgelés, à des supermarchés, à des chaînes de restaurants… Marc Veyrat, connu pour cultiver son image de chef rebelle et proche de la nature, a ainsi travaillé plusieurs années comme consultant pour la multinationale de la restauration collective Sodexo. Et aujourd’hui, on peut s’acheter des gants de cuisine au nom de Thierry Marx, des couteaux japonais à l’effigie de Cyril Lignac, du matériel de pâtisserie floqué Pierre Hermé ou des moules écologiques siglés Christophe Michalak…

R ICK F ANTASIA . (8) Cuisine actuelle, op. cit.

Naissance du restaurant La cuisine française a longtemps été fractionnée en corporations : les traiteurs vendaient des ragoûts, les taverniers du vin, les rôtisseurs de la viande… Puis, au milieu du XVIII e siècle, est apparu le restaurant.

A

PRÈS des origines qui remontent aux premiers « livres de cuisine » publiés en Allemagne et en Italie à la fin du XVe siècle, coïncidant avec les premiers ouvrages imprimés, les conditions de la pratique gastronomique française furent établies en 1651, avec la publication du Cuisinier françois, de La Varenne (1). Cet ouvrage résume les procédés culinaires de la noblesse et décrit une manière de cuisiner typiquement française, distincte des habitudes alimentaires du Moyen Âge, grâce notamment à l’utilisation de nouvelles épices et saveurs ainsi que d’innovations techniques dans la préparation des aliments. Cette ligne de démarcation se verra confirmée par la publication, au cours des décennies suivantes, de plusieurs ouvrages

du même type qui défendront chacun leurs propres pratiques (au moyen de recettes et d’observations) en désavouant les autres. Toutefois, la genèse du champ gastronomique français ne se limite pas à ces premiers textes. Si ces écrits en définissaient les paramètres symboliques, la pratique avait aussi besoin d’un ancrage institutionnel. C’est la Révolution qui a créé les conditions du développement de cette base institutionnelle, avec la création du restaurant. Le lien historique exact entre l’une et l’autre, sujet du film Délicieux, d’Éric Besnard, qui vient de sortir sur les écrans, reste discuté. L’explication la plus simple soutient que les cuisiniers qui officiaient autrefois dans les maisons aristocratiques ont été contraints d’ouvrir des établissements lorsque leurs maîtres ont fui le pays ou péri sous la Terreur. Toutefois, comme l’ont fait remarquer Stephen Mennell et d’autres, « le premier lieu de cette nouvelle forme de restauration ouverte au public – qu’on a appelé le restaurant – a fait son apparition à Paris au cours des deux décennies qui ont précédé la Révolution (2) ». L’explication sans doute la plus convaincante est qu’en supprimant le système des corporations, la Révolution a

créé les conditions d’un transfert des pratiques culinaires artisanales de l’aristocratie vers la bourgeoisie, par l’intermédiaire de la nouvelle institution du restaurant (3). Traditionnellement, des enseignes indépendantes vendaient des bouillons «restaurats» (ou bouillons «restaurants »), c’est-à-dire des consommés à base de viande propres à restaurer les forces affaiblies. Vers 1765, un certain Boulanger, fournisseur de « restaurants », ou bouillons, ouvrit une enseigne à Paris qui proposait, en plus de ses restaurants, des aliments dont la vente était assujettie au système corporatif. La corporation des traiteurs (à la fois cuisiniers et fournisseurs) lui intenta un procès, à l’issue duquel la cour donna raison à Boulanger, signifiant ainsi la disparition prochaine du système des corporations et encourageant du même coup le développement de ces nouveaux établissements qui vendaient des aliments cuits à consommer sur place. Bien qu’il fallût plusieurs décennies avant que le terme « restaurant » soit officiellement reconnu dans son acception actuelle, ces nouveaux établissements prirent leur essor dès après la Révolution. On en comptait déjà cinq cents ou six cents sous l’Empire et environ trois mille sous la Restauration (1814-1848).

On a sans doute là une illustration du triomphe de Paris sur le reste de la France, de la même façon que la Révolution a triomphé de la monarchie : en mettant un terme à la division entre Paris et Versailles, celle-ci a déplacé les axes de la politique, de la culture et du commerce vers la capitale, qui en est devenue le centre incontesté. Par ailleurs, tandis que Paris fondait désormais sa réputation sur ses restaurants, la mystique liée à cette institution amplifiait la construction symbolique de Paris, comme l’a noté Rebecca Spang : « À mesure que la renommée des restaurants de la ville grandissait, le mythe de Paris comme grand couvert de la nation se diffusait (4). » Une fois implantés dans la capitale, les restaurants se multiplièrent rapidement dans le reste du pays, tandis que les cabarets traditionnels et les guinguettes se transformaient eux-mêmes en restaurants et qu’un style de grandeur et d’excès aristocratique, conservé dans la gelée de la haute cuisine, se transmettait depuis Paris vers différents avant-postes en province. Comme l’écrit Jean-Robert Pitte : « Quant au raffinement des anciennes maisons aristocratiques, il se retrouve dans les restaurants de luxe des grands

boulevards à Paris (Café Riche, Café Anglais, etc.), de la place Bellecour à Lyon ou des allées de Tourny à Bordeaux. Là sont mises en œuvre les recettes élaborées et codifiées naguère par Antonin Carême, le cuisinier des “extraordinaires” (repas officiels des grandes occasions) de l’Empire et de la Restauration, puis par ses successeurs – Dugléré, Urbain Dubois, Escoffier enfin. On y apprête les plus beaux poissons et crustacés, le foie gras de Strasbourg – devenu un symbole de la bonne chère (5). »

R. F. (1) Réédité sous le titre Le Cuisinier françois, préface de Mary et Philip Hyman, Manucius, Houilles, 2001. (2) Stephen Mennell, All Manners of Food : Eating and Taste in England and France from the Middle Ages to Present (2e éd.), University of Illinois Press, Chicago, 1996. (3) C’est le point de vue exprimé par Jean-Robert Pitte dans Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion, Fayard, Paris, 1991. (4) Rebecca Spang, The Invention of the Restaurant : Paris and Modern Gastronomic Culture, Harvard University Press, Cambridge, 2000. (5) Jean-Robert Pitte, « Naissance et expansion des restaurants », dans Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (sous la dir. de), Histoire de l’alimentation, Fayard, Paris, 1996.

OCTOBRE 2021 – LE

MONDE diplomatique

24

AMÉRIQUES

SOCIÉTÉ

POLITIQUE

RELIGIEUSES EN AMÉRIQUE LATINE. Invisibles mais indispensables. – Véronique Lecaros, Ana Lourdes Suárez et Brenda Carranza

LA PRESSE QUOTIDIENNE RÉGIONALE. – Franck Bousquet et Pauline Amiel

POPULISME ET NÉOLIBÉRALISME. Il est urgent de tout repenser. – David Cayla

La Découverte, Paris, 2021, 128 pages, 10 euros.

De Boeck supérieur, Louvain-la-Neuve, 2020, 300 pages, 19,90 euros.

« La presse quotidienne régionale [PQR] est la meilleure école pour débuter », dit-on aux étudiants en journalisme. L’importance du travail de terrain et son maillage territorial très fin en font un bon moyen d’acquérir de l’expérience – en vue souvent de rejoindre dès que possible un titre national… Si sept des dix quotidiens français les plus diffusés sont des titres régionaux, la PQR jouit d’un capital symbolique bien plus faible que la presse nationale. Ce petit livre établit un constat plutôt inquiétant : porosité originelle entre patrons de presse et personnalités politiques, exclusion des femmes des postes à responsabilité, recours massif aux consultants en marketing, dépendance croissante aux annonceurs publicitaires… Chutant de 153 titres en 1945 à 51 en 2018, elle est aujourd’hui entre les mains de quelques groupes qui n’hésitent pas à s’entendre pour s’assurer de confortables monopoles régionaux. La PQR est ainsi passée d’une presse « de services » (aux lecteurs) à une presse « au service » de barons locaux. Quand M. Bernard Tapie a racheté La Provence, il disait « ne pas avoir acheté un journal mais une marque »…

Contrairement aux économistes Gérard Duménil et Dominique Lévy, pour lesquels le néolibéralisme a été « conçu de façon à accroître les revenus des classes supérieures », David Cayla estime qu’« il n’est pas démontré » que tel ait été l’objectif de ses promoteurs. Selon lui, ce régime « théorise un État impuissant à répondre au mécontentement social et uniquement concerné par la préservation de l’ordre du marché ». Raison pour laquelle il engendrerait presque mécaniquement un populisme ici défini comme un rejet du cadre en vigueur (souvent) porté par de grandes figures du monde de l’entreprise incapables de construire un avenir distinct. Riche et documentée, la démonstration soulève de nombreuses questions et la définition – restrictive – du phénomène populiste ne convainc pas toujours. Mais la cible de Cayla est ailleurs. Car l’auteur vise surtout à montrer comment la gauche se condamne à l’échec en puisant dans les mécanismes de marché les remèdes qu’elle entend opposer aux dysfonctionnements néolibéraux. Sur ce point, le propos s’avère d’une redoutable efficacité.

L’Harmattan, Paris, 2021, 320 pages, 33 euros. Elles sont plus nombreuses que les hommes au sein de l’Église catholique latino-américaine. Pourtant, la vie de ces religieuses est bien moins documentée que celle de leurs homologues masculins. C’est pour «rendre visible» leur «apport essentiel à la société latino-américaine» que plusieurs chercheuses ont constitué ce recueil de dix-neuf textes portant sur l’arrivée des congrégations religieuses féminines en Amérique latine pendant la période coloniale, leur engagement pour l’éducation, la santé et les pauvres lors de la construction des jeunes nations au XIXe siècle, ou encore la résistance héroïque de certaines sous les dictatures militaires... Les auteures, dont certaines sont des religieuses, plaident pour une plus grande reconnaissance des femmes dans l’Église. Constatant un déclin des vocations chez les femmes depuis les années 1960, la chercheuse Véronique Lecaros craint que la surdité de l’institution face aux revendications féministes n’ait «réussi à briser l’engagement jusqu’ici fort des femmes envers l’Église». ANNE-DOMINIQUE CORREA

EUROPE LA ODISEA DE PODEMOS. De la Puerta del Sol a Moncloa. – José Antonio Gonzalez Casanova El Viejo Topo, Barcelone, 2021, 236 pages, 18 euros. Mai 2011. Les «indignés» s’installent sur la place Puerta del Sol à Madrid. L’économie est en pleine récession ; le chômage des jeunes atteint 47 %. Excédé par la précarité et par la corruption, le mouvement prône la fin de l’austérité et une redéfinition du rapport au politique. Le 7 janvier 2020, Unidas Podemos, qui réunit Podemos (parti issu des « indignés »), Izquierda Unida et des partis régionaux, entre dans le premier gouvernement de coalition de gauche depuis la guerre civile (1936-1939). L’auteur retrace chaque pas – politique, intellectuel, tactique – qui a mené au pouvoir. Il raconte les victoires : l’entrée au Parlement européen en 2014, puis au Parlement espagnol. Il décortique chaque défi : l’organisation territoriale, les scissions, les manœuvres médiatiques et judiciaires du Parti populaire, les négociations avec les socialistes… Puis, une fois à la Moncloa, l’obtention de l’application du pacte de coalition, et la gestion de la pandémie. Une odyssée systématiquement éclairée par ses interactions avec le contexte européen et catalan. LÉONORE MAHIEUX

JÉRÉMIE FABRE

LE RETOUR À LA TERRE. Une histoire orale. – Aaron Cometbus Demain les flammes - Nœuds éditions, Toulouse-Montréal, 2021, 128 pages, 9,50 euros. Pur produit de l’Amérique urbaine, le punk et marchand de livres Aaron Cometbus, auteur d’un délicieux Bestiaire des bouquinistes (Tahin Party, 2020), s’est inquiété dans les pages de son fanzine Cometbus de la situation réelle, morale et sociale, des acteurs des successifs retours à la terre qu’ont connus les États-Unis. En interrogeant au cours d’une enquête fouillée les enfants de ces « migrants » verts puis les parents eux-mêmes, il dresse un paysage contrasté de ce fantasme pris au pied de la lettre par des hippies ou des citadins lassés du bitume et de la société de consommation. Souvent désillusionnés, voire meurtris par des expériences difficiles, la plupart des témoins concèdent que le rêve fut moins édénique que prévu. Propriétés collectives difficiles à assumer, champs récalcitrants à se laisser exploiter, échanges sociaux souvent réduits, la vie verte n’est pas une sinécure. Une occasion de redécouvrir, tout en rêvant à la petite maison plantée dans la prairie que l’on a tous au cœur, que l’humanité a inventé la ville pour se protéger de la nature… ÉRIC DUSSERT

PROCHE-ORIENT LE LIBAN D’HIER À DEMAIN. – Nawaf Salam Sindbad - Actes Sud, Arles, 2021, 176 pages, 17 euros. À travers huit articles, l’auteur, ancien diplomate libanais et haut fonctionnaire international, retrace ce qui fait la singularité, mais aussi l’incongruité du système politique de son pays, menacé dans son existence par une triple crise (économique, politique et morale). À ses yeux, les accords de Taëf de 1989, qui mirent un terme à la guerre déclenchée en 1975, ont ramené une paix précaire, sans toutefois ériger un État de droit progressivement déconfessionnalisé, comme le prévoient les dispositions de l’article 95 de la Constitution. «État fromager» dévoré par des communautés omnipotentes (dix-huit confessions), le Liban est un pays où la notion de citoyenneté ne peut pas s’affirmer, les quotas confessionnels alimentant le népotisme et le clientélisme. À la fois juriste et politiste, Nawaf Salam propose plusieurs réformes urgentes : d’abord celles du code électoral et de la Constitution; sans oublier celles, vitales, visant à refonder les institutions, l’économie et la protection sociale.

DANS LA PEAU DES GAMERS. Anthropologie d’une guilde de World of Warcraft. – Olivier Servais Karthala, Paris, 2020, 342 pages, 25 euros.

LA QUESTION KABYLE DANS LE NATIONALISME ALGÉRIEN (1949-1962). – Ali Guenoun Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2021, 508 pages, 16 euros. L’actualité récente montre que la question kabyle suscite toujours des passions. Elle ne date pas d’hier. La définition de la nation algérienne ouvre en 1949, au sein du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), ce qu’on appelle la « crise berbériste ». Pendant la guerre d’indépendance, la wilaya III, celle de la Kabylie, dirigée par Krim Belkacem, connaît une importance considérable au sein du Front de libération nationale (FLN) et de l’Armée de libération nationale, sa branche militaire. Cet ouvrage tiré d’une thèse de doctorat ose aborder un sujet délicat et douloureux. Son approche apaisée ouvre de nouveaux débats en situant les enjeux et les forces en présence au sein du mouvement national. Les obstacles auxquels se sont heurtés les indépendantistes ont été surmontés davantage par le rapport de forces que par la réflexion commune. Leur gestion par le nationalisme radical a entraîné, en deçà et au-delà de l’indépendance, la montée d’un mouvement identitaire amazigh puis kabyle. La question, sur fond de tensions géostratégiques, reste encore posée. AREZKI METREF

Le Passager clandestin, Paris, 2020, 242 pages, 17 euros. Corédacteurs en chef du magazine en ligne Frustration, Selim Derkaoui et Nicolas Framont proposent une fresque des stratégies linguistiques créées pour consolider la domination de la bourgeoisie, et nous « priver peu à peu des mots et des expressions qui permettent de donner au réel des noms ». Manifeste politique, illustré avec un humour mordant par Antoine Glorieux, l’ouvrage décortique les mots qui démobilisent, annihilent la pensée. Réduire les conquêtes de la classe ouvrière à des mots négatifs (« charges sociales »…). Brouiller les frontières de classe (un « collaborateur » ou un « salarié » ?) et en invisibiliser les conflits par l’usage du concept de « classe moyenne ». Parler d’« inégalités sociales » pour maquiller la captation du capital par une minorité. Promouvoir l’« égalité des chances » et fournir un contingent de bons pauvres méritants. Puissance de la novlangue, « la pensée humanitaire a remplacé, à la fin du XXe siècle, la lutte des classes ». Qui, malgré la « pédagogie », est et sera violente. HÉLÈNE-YVONNE MEYNAUD

VIOLENCES POLITIQUES EN FRANCE DE 1986 À NOS JOURS. – Sous la direction d’Isabelle Sommier, avec la collaboration de Xavier Crettiez et François Audigier Les Presses de Sciences Po, Paris, 2021, 416 pages, 24 euros.

L’anthropologue Olivier Servais propose le résultat de quatre années d’«observation participante» pendant lesquelles il a partagé le quotidien d’une communauté de joueurs en ligne – une « guilde ». Ces derniers se connectent plusieurs heures chaque jour pour discuter et mener à bien diverses « missions » dans l’univers de World of Warcraft, l’un des plus populaires jeux vidéo. Servais analyse ce qui les conduit à consacrer leur temps libre à leur guilde, et ce qui s’y déploie. Il évite d’invoquer les logiques de l’addiction et du refuge virtuel, généralement retenues pour expliquer les pratiques de jeu intensif. Il observe que souvent les compétiteurs subissent une situation de « déphasage social » : ils travaillent de nuit ou comme saisonniers, sont des parents isolés ou des étudiants précaires, tous relégués dans les «marges imposées par la société». La guilde, qui valorise l’esprit collaboratif et les talents de stratège, est alors pour eux un espace de « reliance », leur apportant sentiment de sécurité, confiance en soi et dans les autres, ce qui contribue à reconstruire le lien social brisé.

Matérialiser et quantifier les violences « contre la sûreté de l’État et la sécurité publique » commises « dans un cadre politique collectif en rupture avec les normes sociales des démocraties de marché », tel est le but de cet imposant et rigoureux ouvrage, qui étudie une base inédite de six mille épisodes de violences politiques – allant de la violence physique à la dégradation de matériels –, regroupées selon la nature de la cause défendue (idéologique, indépendantiste, professionnelle, sociétale). Cette étude livre un résultat éloigné des surenchères médiatiques : de 1986 à 2017, la violence politique a reculé constamment. Si les manifestations contre la loi travail, en 2016, suivies à partir de l’automne 2018 par le mouvement des « gilets jaunes », ont influencé la tendance, reste ouverte cette interrogation : assiste-t-on à un cycle de mobilisation, une « vague croissante puis décroissante d’actions collectives étroitement liées et de réactions à celles-ci » ? Par la judiciarisation des opposants et la militarisation de la police des foules, l’État a choisi d’anticiper la réponse.

VINCENT DE MAUPÉOU

GILLES LUCAS

TIGRANE YÉGAVIAN

MAGHREB

RENAUD LAMBERT

LA GUERRE DES MOTS. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie. – Selim Derkaoui, Nicolas Framont

L I T T É R AT U R E S

Place nette pour le business L’Eau rouge

de Jurica Pavičić Traduit du croate par Olivier Lannuzel, Agullo, Villenave-d’Ornon, 2021, 363 pages, 22 euros.

C

’EST le roman d’un journaliste, c’est le roman d’un écrivain. Né à Split, et y résidant toujours, Jurica Pavičić raconte, comme en creux, l’histoire récente de la Croatie, à travers un fait divers criminel, du moment où il se produit à sa quasi-résolution, presque trente ans plus tard. On pense aux Suédois Maj Sjöwall et Per Wahlöö, qui présentaient, par le biais des enquêtes du commissaire Beck, un portrait « du développement et de la chute de l’État-providence scandinave (1) ». Pavičić recourt ici brillamment au « roman noir » pour accompagner des vies ordinaires prises dans l’écroulement du communisme, la montée des nationalismes et le choc des guerres. Silva, 17 ans, disparaît lors d’une fête dans son petit bourg de la côte dalmate, Misto, en septembre 1989. Deux mois plus tard, ce sera la chute du mur de Berlin, puis celle du bloc communiste, viendront la guerre croatoyougoslave, la dislocation de la République fédérative socialiste de Yougoslavie… La police, en dépit des efforts de Gorki Šain, l’inspecteur dépêché sur place, n’avance pas et avoue son impuissance. D’autant que l’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît : la jeune fille, scolarisée à Split, trafiquait de l’héroïne avec des réseaux bien établis… Des petits copains de Silva sont soupçonnés, le village s’enferme dans le mutisme, cimenté par la méfiance et la haine qui croissent au fur à mesure que l’enquête piétine et que le temps passe. De son côté, la famille se délite, en dépit de l’opiniâtreté du combat mené, notamment par le frère jumeau de la disparue, Mate. Quand une jeune femme dit l’avoir aperçue, le lendemain de sa disparition, tout va se figer dans un espoir à jamais en suspens, laissant ouvertes les blessures des habitants, et l’attente dans sa famille. Est-ce un hasard si l’absence de résultats coïncide avec les soubresauts du pays ? L’inspecteur, qui n’a pourtant pas démérité, cumule les indicateurs honnis de l’ancien monde : non seulement il se prénomme Gorki, mais il est le petit-fils d’un héros de la résistance titiste. Il n’est plus rien au moment de l’éclatement de la Yougoslavie. Rétrogradé, il démissionne : « Gorki s’était réveillé dans un nouveau monde dans lequel il était devenu un pestiféré. » Tout au long du roman, tous se passent le témoin d’une quête impossible en ces temps qui verront deux guerres : celle d’un droit au bonheur et à une existence normale. Le village subit, impuissant, le rouleau compresseur d’un affairisme politique qui, au début des années 2000, dépèce des héritages cédés à vil prix aux promoteurs d’un tourisme de vacances. L’histoire du soldat Adrijan, le fils du boulanger, enrôlé malgré lui dans la toute jeune armée croate, est comme un petit conte cruel ciselé dans la douleur. Mate, devenu adulte, sillonnera l’Europe à la recherche de sa sœur. Gorki se reconvertit dans l’immobilier de luxe, la côte dalmate doit devenir une Riviera… Cette chaîne de destinées mélancoliques, cette succession d’entrées ratées des enfants du pays dans la mondialisation, forme une somme d’histoires individuelles tendues jusqu’au tout dernier souffle du récit. À la manière d’un voile opaque, l’histoire de la Croatie travaille et étouffe les personnages comme confinés dans l’épaisseur de cette œuvre puissante et méditative.

B ERNARD DAGUERRE . (1) Citation tirée de la préface de Hanna Holt au roman Les Terroristes (Rivages/Noir, 2020).

M AG H R E B

L

De quelle Algérie rêver ?

pandémie de Covid-19 et une implacable répression judiciaire ont freiné l’élan du Hirak, ce mouvement pacifique né le 22 février 2019 pour réclamer le départ du président Abdelaziz Bouteflika et un changement du système politique. L’avenir dira si cette dynamique protestataire est définitivement cassée ou si elle renaîtra un jour. En attendant, demeure le rêve d’un avenir meilleur, pour reprendre ce qui fut un slogan officiel du régime dans les années 1980. Dans un ouvrage collectif, gratuit et disponible sur Internet, quatorze contributions – témoignages, récits ou fictions – répondent à une question simple : de quelle Algérie rêvez-vous (1) ? Plusieurs textes se rejoignent sur un point majeur : si espérance onirique il y a, c’est en opposition avec le cauchemar actuel, celui d’un pays où rien, ou presque, n’est satisfaisant. Le rêve de la féministe Wiame Awres, cofondatrice du site Féminicides Algérie, le montre bien. Ce qu’elle espère, c’est juste une Algérie « normale » où existerait enfin ce qui fait le quotidien banal d’autres pays. Pas de grandes attentes, pas d’ambition démesurée, juste la normalité. Une manière de rappeler que la « malvie », ce parcours du combattant qui jalonne n’importe A

quel acte routinier, s’ajoute aux affres de l’autoritarisme et aux violences engendrées par le patriarcat et la misogynie. L’écrivain Samir Toumi ne dit pas autre chose quand il imagine une contre-dystopie. Plus d’un siècle après le 22 février 2019, son pays est enfin apaisé, sa jeunesse ne rêve plus d’Europe et l’écologie, absente aujourd’hui du discours officiel, est au cœur de tout. Immense onde de choc politique et sociale, le Hirak a permis à la jeune génération de peintres algériens de mieux se faire connaître. Dans un contexte marqué par le désintérêt méprisant des autorités à l’égard du monde artistique, ces peintres de la protestation – comme les appelle la plasticienne et écrivaine Myriam Kendsi, qui leur consacre un ouvrage (2) – occupent le terrain à leur façon, revisitant le travail de leurs aînés ou celui des grands maîtres. C’est le cas de Yasser Ameur, figure emblématique de cette génération qui n’hésite pas à détourner des œuvres pour se focaliser «sur la dénonciation politique, économique et sociale ». Parler du Hirak, c’est aussi évoquer, souvent de manière lapidaire, la «décennie noire» (1990-2000) dont

le souvenir a longtemps empêché les Algériens de protester massivement contre le régime. C’est sur les prémices de cette période sanglante qui opposa des groupes islamistes armés aux forces de l’ordre que revient l’ouvrage du journaliste Amer Ouali (3). Avec une précision clinique, il y détaille le processus qui conduisit au drame : la naissance du Front islamique du salut (FIS), sa montée en puissance, les contradictions et les compromissions des autorités, sans oublier les funestes élections législatives de décembre 1991 dont l’annulation précipita l’Algérie dans l’abîme. Un livre nécessaire pour comprendre ce que la génération Hirak doit encore surmonter.

A KRAM B ELKAÏD. (1) Collectif, J’ai rêvé l’Algérie, avant-propos d’Amina Izarouken, éditions Barzakh, avec le soutien de la Fondation Friedrich-Ebert Algérie, Alger, 2020, 192 pages. (2) Myriam Kendsi, Les Protest Painters algériens, préface de Achour Ouamara, Revue A & Marsa Publications, Rilhac-Rancon, 2021, 52 pages, 15 euros. (3) Amer Ouali, Le Coup d’éclat. De la naissance du FIS aux législatives avortées de 1991, préface de Mustapha Hammouche, Éditions Frantz Fanon, Boumerdès (Algérie), 279 pages, 2021, 18 euros.

25

DU MONDE

Regarder le vivant de Klaus Modick Traduit de l’allemand par Marie Hermann, Rue de l’échiquier, Paris, 2021, 176 pages, 16 euros.

UAND Mousse, son premier roman, paraît en Allemagne, en 1984, les compatriotes de l’auteur, Klaus Modick, sont en train de protester dans la rue contre les centrales nucléaires. Die Grünen, le parti Les Verts, vient tout juste d’être créé. Tchernobyl, l’ouragan Katrina, Fukushima et le Covid – pour ne citer qu’eux – vont remettre en lumière son texte, traduit aujourd’hui en français et en anglais.

Un roman écologique ? Écopoétique ? D’écofiction ? À trop se perdre dans la terminologie, on passe à côté de l’essentiel, pense son narrateur, Lukas Ohlburg, un botaniste retiré dans les bois de l’Ammerland pour revoir son rapport à la nature, aux mots pour la décrire. « De la critique de la terminologie et de la nomenclature botaniques », c’est là l’ouvrage qu’il veut laisser à sa mort – Ohlburg a le cœur fatigué, et se sait en sursis, à 74 ans. Il sait aussi « que les plantes ressentent une plus forte attirance envers les humains qu’envers les autres vivants ». Ce à quoi on pourrait ajouter que ce n’est sans doute pas réciproque, sinon pour Ohlburg. « J’aurais dû revenir ici plus tôt. Ai-je eu peur des souvenirs ? », s’interroge-t-il dans la maison où, enfant, il passait ses vacances. Il observe le pelage blanc ou vert des mousses, tout autour. La synthèse de l’eau, de la terre, de l’air et de la lumière, qui produit le vivant. « Une synthèse magique », s’exclamait Mandelbaum, son professeur. Qui expliquait pourquoi les marins sont nécessaires à la vie du trèfle. « Vous avez compris, Ohlburg ? Un cycle. Pas de début. Pas de fin. Tout est un. » Au fur et à mesure qu’il réexamine sa vie, la barbe gagne son visage. Comme jadis la mousse recouvrait peu à peu le toit, provoquant l’ire de son père, qui demandait à ses enfants de l’éliminer à la brosse métallique : « L’humidité, gémissait-il, est malveillante. » La malveillance a eu des acteurs autrement puissants en Allemagne… quand les nazis

ÉCONOMIE

IDÉES

EN FINIR AVEC LE CAPITALOVIRUS. L’alternative est possible. – Jean-Marie Harribey

UN ROUMAIN À PARIS. – Dumitru Tsepeneag

Dunod, Malakoff, 2021, 216 pages, 17,90 euros.

Mousse

Q

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

furent au pouvoir. La famille n’est pas aryenne, elle doit déménager à Londres. Mais, grâce au fermier Wilhelm Hennting, leur propriété reste à leur nom, durant l’exil. Ohlburg rend visite à Hennting, à présent vieux et diminué, mais dans ses moments de lucidité, il s’en prend aux Verts, des politiques incapables de distinguer un frêne d’un chêne. Qui oublient ce que les mythes et les religions doivent aux arbres. Le mot allemand Kirche (église) vient du latin quercus, le chêne. Et le frêne (Esche), en vieux norrois askr, a donné Ask, le premier homme dans la mythologie nordique. Quand ses souvenirs remontent, Ohlburg revoit Marjorie, qui est retournée dans la verdure des Highlands, au moment où Munich virait « marron ». Il se souvient de la bonne, d’un pique-nique près d’un lac, dans lequel il a frôlé son corps nu. Dans ce petit monde intime, il y a surtout son frère Franz. À la taverne de Spohle, il partage quelques bières avec lui. Franz le met en garde contre une retraite trop éloignée de la vie, alors que le narrateur pense n’en avoir jamais été aussi proche. C’est Franz qui retrouvera son frère, mort, bizarrement couvert de mousse, et qui récupérera son manuscrit. Pour ceux qui se priveraient du plaisir de lire Mousse : les marins meurent en mer et laissent leurs veuves se consoler auprès de leur chat. Les chats mangent les souris des bois, qui, elles, s’en prennent aux nids des bourdons. Seuls les bourdons butineraient la fleur du trèfle, à en croire Darwin. Tout est un.

PASCAL C ORAZZA .

P.O.L, Paris, 2021, 632 pages, 25,90 euros.

« Quelle est cette économie qui a besoin que les travailleurs meurent pour nous rendre compte de leur utilité sociale ? » Une économie malade, répond Jean-Marie Harribey. Pas d’un quelconque coronavirus, mais du capitalisme. Et l’économiste d’exposer, de façon concise et efficace, les analyses sur lesquelles il travaille depuis longtemps dans l’optique de « guérir » le monde : suraccumulation du capital, effondrement tendanciel des taux de profit, catastrophe écologique, urgence de démocratiser l’entreprise, impasse du revenu d’existence universel, émergence des biens communs au lieu et place des marchandises, retour de la monnaie dans la caisse à outils politique, planification… Le passage en revue des sujets couverts – de façon très pédagogique – pourrait laisser imaginer que la construction d’une société moins triste requerra une bonne dose de détermination. En ce qui concerne la première étape, celle de l’examen des causes et des solutions, les deux cents pages de cet ouvrage dessinent un projet enthousiasmant. Reste alors à le mettre en œuvre… R. L.

JEAN-ARNAULT DÉRENS

ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE DES POLITIQUES PUBLIQUES. – Yannick Gabuthy, Nicolas Jacquemet et Olivier L’Haridon

ARPENTER LE MONDE. Mémoires d’un géographe politique. – Michel Foucher

La Découverte, Paris, 2021, 128 pages, 10 euros.

Robert Laffont, Paris, 2021, 333 pages, 20 euros.

Le monde créé par Cass Sunstein et Richard Thaler est habité par deux types d’Homo sapiens : les « econs », impeccablement rationnels, et les humains, qui le sont notoirement moins. Les auteurs de Nudge sont à l’origine du paternalisme libéral, une théorie recommandant aux gouvernements d’inciter les individus à des décisions améliorant leur bien-être tout en préservant leur libre arbitre. Depuis la nomination par M. Barack Obama de Sunstein à la tête du Bureau de l’information et de la réglementation de la Maison Blanche en 2009, de nombreuses institutions nationales et internationales se sont inspirées de cette théorie pour concevoir leurs politiques publiques, dans les domaines de l’alimentation, de la santé ou de l’environnement, mais aussi de l’épargne, de l’assurance, de la retraite ou de l’emploi. Voire de la gestion de la crise sanitaire… L’ouvrage, coécrit par des universitaires, présente un panorama actualisé de ces méthodes, qui s’appuient sur les déterminants sociocognitifs des comportements économiques révélés par Daniel Kahneman et Amos Tversky, notamment en matière de consommation.

Grand spécialiste des fronts et frontières, riche de ses voyages dans quelque 125 pays, Michel Foucher, qui a combiné carrière de chercheur et d’enseignant et celle de conseiller du politique (il le fut pour le ministre des affaires étrangères Hubert Védrine), livre son « retour d’expérience ». Un passionnant et instructif examen des points chauds du monde (ligne Durand entre Afghanistan et Pakistan, Israël-Palestine, Afrique australe, Asie émergente). Il relate aussi son parcours de géographe au cœur de l’État, lorsqu’il fut associé aux réflexions menées, au cours des années 1990, sur les limites de l’Europe, l’imbroglio balkanique, les influences et perceptions extérieures de la France. La géographie est une science, un art, mais aussi une politique qui inspire les décideurs. Son rôle sera d’autant plus efficace qu’elle aura su éclairer ceux-ci sur les longues durées. Elle est toujours présente, avec ses repères et ses références : frontières, nations, échelles d’exercice du pouvoir, régions, métropoles, océans, nature, ressources, menaces sanitaires… et le temps qu’il fera demain.

ANDRÉ PRIOU

EUGÈNE BERG

ÉCOLOGIE

H I S TO I R E

P

C’est un précieux témoignage sur la vie intellectuelle et politique de l’Europe durant la guerre froide. Le Roumain Dumitru Tsepeneag, né en 1937, s’est installé en 1970 à Paris, où il vit toujours. Chef de file de l’onirisme, un courant proche du surréalisme comme du nouveau roman, il n’est pas à proprement parler un « dissident ». Son journal, enfin traduit en français (par l’écrivain Virgil Tănase), révèle son obsession de trouver un « modus vivendi » avec les autorités roumaines, qui lui aurait permis de circuler entre les deux pays. Efforts vains. Il fut déchu de sa nationalité en 1975. Sans illusion sur la « mystique anticommuniste » de l’émigration roumaine, il a les yeux tournés vers la gauche et s’enthousiasme d’un meeting trotskiste de soutien à la dissidence tchèque, mais déplore les diverses ornières idéologiques. La droite regarde avec bienveillance le « national-communisme » de Nicolae Ceaușescu, les « nouveaux philosophes » préemptent la cause des dissidents. Lui plaide en faveur de ces intellectuels d’Europe de l’Est, « regardés avec suspicion par la gauche comme par la droite, traités soit avec une indulgence méprisante, soit avec haine ».

LES ZOONOSES. Ces maladies qui nous lient aux animaux. – Gwenaël Vourc’h, François Moutou, Serge Morand et Elsa Jourdain

Les insurgées de 1871

à plusieurs titres, le livre d’Édith Thomas, désormais en poche (1), restitue une existence concrète aux combattantes de la Commune : métier, mode de vie, amours, origine géographique, implication dans ce moment révolutionnaire, tout en précisant les conditions de vie et les salaires des classes populaires. Titré Les «Pétroleuses» pour mieux remettre en cause le mythe de femmes incendiaires, l’ouvrage rappelle que les obus des versaillais ont largement brûlé Paris, même si, l’incendie étant une arme de guerre, il fut aussi l’ultime moyen de défense des fédérés. La préfacière, Chloé Leprince, souligne que reconstituer cette histoire, y compris à travers des éléments lacunaires et mal conservés, permet d’établir un contrerécit, de redonner aux femmes leur place de sujet. Active dans la Résistance, cofondatrice du Conseil national des écrivains en 1943, la journaliste et écrivaine Édith Thomas s’estime à même de les comprendre : «L’objectivité est un leurre. (…) Le regard que l’on pose sur la Commune est différent selon qu’on la considère comme la révolte d’un peuple exaspéré justement par la défaite et l’injustice sociale, ou comme une entreprise de subversion criminelle contre l’ordre établi.» Et elle précise : «Mais si l’historien a le droit d’être passionné, en tant qu’homme, en tant que femme, (…) cette passion ne doit en aucun cas l’autoriser à passer sous silence les documents gênants, ni lui masquer la vérité.» RÉCURSEUR

Inédit en France, longuement cherché, retrouvé dans les archives de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et reconstitué par l’historienne Nicole Cadène, le journal d’Hubertine Auclert (1848-1914), qui couvre les années 1883-1886, provient de documents éparpillés au fil des transferts d’archives (2). Il témoigne de l’isolement et de la bravoure, y compris intellectuelle, de celle qui sera la première suffragette française. Elle a le sens des actions qui auront un retentissement dans la presse – ainsi, elle s’invite dans un mariage pour proclamer que la femme ne doit pas accepter la soumission légale au mari. Elle crée l’association Le suffrage des femmes, et fonde le journal La Citoyenne. Arrivée à Paris en 1873, elle s’impliquera avec les socialistes pour les remises de peine des communardes. Elle militera pour la féminisation des noms de métiers et de fonctions, usera du terme «féministe» en 1882 «pour désigner celles et ceux qui luttent pour l’égalité des sexes». Les Mémoires de Louise Michel ont quant à eux été réédités à de nombreuses reprises et complétés par leur

deuxième partie retrouvée il y a vingt ans par la bibliothèque Marguerite-Durand (3). On se régale de ses propos : «Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.» Document hybride, émaillé de poésies, de chants, de souvenirs personnels et de réflexions politiques sur son engagement au péril de sa vie et l’action révolutionnaire comme mode de vie, c’est un manuel de courage. Pour sa part, l’historienne Ludivine Bantigny choisit d’écrire aux «communeuses et communeux», en s’appuyant sur des archives et des documents souvent inédits, correspondances, procès (4)… Louise Michel, Élisabeth Dmitrieff, Rosa Bordas, Victor Hugo, mais aussi Benoît Malon, Eugène Varlin, Jules Vallès sont ses destinataires,

Quæ, Versailles, 2021, 171 pages, 16 euros, version numérique en accès libre.

et nombre «des femmes et des hommes ordinaires qui créent de l’extraordinaire». Cent photos achèvent de relier les luttes d’hier à celles d’aujourd’hui.

H ÉLÈNE -Y VONNE M EYNAUD. (1) Édith Thomas, Les « Pétroleuses », Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 2021(1re édition : 1963), 394 pages, 9,20 euros. Les éditions de L’Amourier l’avaient réédité en 2019. (2) Hubertine Auclert, Journal d’une suffragiste, édition de Nicole Cadène, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2021, Paris, 240 pages, 7,50 euros. (3) Louise Michel, Mémoires. 1886, édition de Claude Rétat, Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 2021, 576 pages, 9,70 euros. (4) Ludivine Bantigny, La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, La Découverte, Paris, 2021, 397 pages, 22 euros.

DESSIN

L

L’interrogation sur l’origine de la pandémie actuelle a remis en lumière les zoonoses, ces maladies qui, affectant l’espèce humaine, nous sont transmises par des virus, bactéries ou parasites hébergés par d’autres espèces animales. L’ouvrage en propose une présentation synthétique. Il met en évidence les facteurs historiques de transmission que sont l’héritage phylogénique (relatif au développement des espèces vivantes dans le temps), l’alimentation, la chasse, la domestication, le compagnonnage ou la commensalité (fait d’être le compagnon de table de quelqu’un). Malgré les progrès réalisés dans la compréhension des cycles de transmission grâce à la biologie moléculaire, la diversité des épidémies rend particulièrement ardue l’explication de l’augmentation des zoonoses. Parmi les facteurs incriminés, figurent la perte de biodiversité et l’intensification de l’élevage, ainsi que les trafics de faune sauvage et les modifications de la couverture forestière, qui chamboulent les aires de répartition des vecteurs et des hôtes de ces maladies. A. P.

Traces de la douleur

A peinture n’est pas faite pour décorer les appartements ; c’est une arme offensive et défensive contre l’ennemi. » La déclaration de Picasso à propos de Guernica pourrait être celle de Najah Albukai, arrêté à deux reprises en Syrie après avoir manifesté lors du soulèvement de 2011, puis en 2014. L’artiste et enseignant connaîtra non seulement la torture dans les centres des services de renseignement de Damas, mais il devra aussi charrier les dépouilles de ceux qui, parmi ses compagnons d’infortune, succombent, par centaines, aux coups, à la dénutrition ou aux infections. Réfugié à Beyrouth – grâce à l’action de sa famille parvenue à acheter au prix fort sa libération – puis en France, il ne cesse depuis de graver et dessiner au kalam (crayon) ou au pinceau tout ce que sa mémoire a engrangé, dans de petits ou grands formats. L’effet en est sidérant. S’y conjuguent avec puissance la mise en accusation d’un univers carcéral d’une terrifiante violence et la volonté de faire front. Responsable de la collection « Sindbad » (Actes Sud), Farouk Mardam-Bey, qui ne cesse d’alerter sur le calvaire syrien et la « syrianisation du monde », a entrepris d’éditer cette œuvre impressionnante, accompagnée d’une vingtaine de textes d’écrivains (Alaa El Aswany, Laurent Gaudé,

BIOGRAPHIE LES AVENTURES EXTRAORDINAIRES D’UN JUIF RÉVOLUTIONNAIRE. – Alexandre Thabor

«

Temps présent, Paris, 2020, 320 pages, 24 euros.

Nancy Huston, Daniel Pennac…), avec le soutien de l’association Pour que l’esprit vive (1).

M ARINA DA S ILVA . (1) Farouk Mardam-Bey (sous la dir. de), Tous témoins, Actes Sud et Pour que l’esprit vive, Arles, 2021, 143 pages, 25 euros.

Né en 1928 à Tel-Aviv, Alexandre Thabor retrace la vie saisissante de son père Sioma, témoin et acteur d’un monde désormais disparu. À Odessa, d’abord. Ville traversée par le bouillonnement révolutionnaire mais qui n’échappe pas à l’antisémitisme et aux pogroms. Amoureux de Tsipora, sa future femme qui mourra à Auschwitz, Sioma est très tôt conscient des divisions de classe au sein même de la communauté juive. Déçus par l’évolution politique, ils partent en Palestine rejoindre les rangs des « binationalistes », un courant aujourd’hui oublié du sionisme qui défendait l’idée d’un seul État pour Juifs et Arabes. Mais bientôt Sioma s’embarque pour rejoindre en Espagne les Brigades internationales. La défaite des républicains l’oblige à un nouveau départ. Ce sera la France, l’emprisonnement au camp du Vernet (Ariège) puis, sous le régime de Vichy qui ne veut pas de « rouges judaïques », le camp de Djelfa, en lisière du Sahara algérien. Viendront ensuite d’autres départs et déchirements : Moscou, Jérusalem, Paris. Ce récit d’une vie épique est préfacé par Edgar Morin, et postfacé par Dominique Vidal. LYES SI ZOUBIR

OCTOBRE 2021 – LE

MONDE diplomatique

26

IDÉES

POÉSIE

DANS LES REVUES

L’objet du combat

LA FABRIQUE DU PRÉ. – Francis Ponge Gallimard, Paris, 2021, 141 pages, 20 euros. En 1971, paraissait chez Skira La Fabrique du pré, de Francis Ponge, onzième volume de la collection « Les Sentiers de la création ». Le poète y livrait sa « méthode créative », permettant à son lecteur d’assister à la fabrication du Pré, texte mêlant prose et vers, publié des années plus tôt. Bel objet, le présent volume comporte notamment la transcription des quatre-vingtonze folios, deux illustrations de l’édition originale ainsi que la reproduction en fac-similé de dix-huit folios, extraits du manuscrit. De cette poétique de l’esquisse et de la matérialité des traces résulte une forme neuve. Originalité portée, çà et là, par l’image du pré (« mille aiguillées de fil vert » ; « moraine des forêts » ; « vérité qui soit verte »), et dont témoigne toute une érotique du texte, où foisonnent les notations sexuelles : écriture séminale, coït, jouissance. Ici, comme ailleurs, l’auteur compose par les signes – matériau, non pas outils –, voix voguant de terre en ciel, captant l’œil autant que l’oreille, en confusion des sens. Une singulière vitalité : c’est ce qu’on éprouve en parcourant cette œuvre de haute exigence, visuelle, superbement sonore. PALOMA HERMINE HIDALGO

HISTOIRE LORRAINE CŒUR D’ACIER. Histoire d’une radio pirate, libre et populaire (19791981). – Vincent Bailly et Tristan Thil Futuropolis, Paris, 2021, 88 pages, 17 euros. Printemps 1979. La Confédération générale du travail (CGT) lance la fréquence Lorraine cœur d’acier (LCA) à Longwy, en Meurthe-et-Moselle. Radio libre avant l’heure, LCA sera le porte-voix des oppositions au vaste plan gouvernemental de démantèlement de la sidérurgie française qui vient d’être décidé. Ce bref roman graphique raconte les dix-huit mois pendant lesquels LCA ouvre son micro, sans esprit de chapelle. Les journalistes Marcel Trillat et Jacques Dupont invitent Alain Krivine, le dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire… contre l’avis de la CGT. Le récit de Vincent Bailly et Tristan Thil fait revivre une époque où, déjà, les médias dominants éludaient les revendications des travailleurs en lutte. « Le cœur de Paris livré aux casseurs», titrait L’Aurore au lendemain de la grande manifestation parisienne du 23 mars 1979. Contraception, droit à l’avortement, situation des salariés immigrés : élargissant son champ d’intervention, LCA devient une radio populaire de libre antenne. Trop indépendante pour la CGT, qui met un terme à cette utopie concrète en septembre 1980.

À

son essai Mélancolie postcoloniale (1), paru en 2004 en langue anglaise, dans un contexte marqué par la « guerre contre le terrorisme » et les déclarations sur la « faillite du multiculturalisme » en Europe, Paul Gilroy, auteur de L’Atlantique noir (2), livre un plaidoyer en faveur du cosmopolitisme, en soutenant que « le passé impérial et colonial continue de façonner la vie politique des pays surdéveloppés et censément eximpériaux », tout en invitant à « nous éloigner complètement de la “race” pour prendre à bras-le-corps la puissance durable du racisme ». Opposé aux théories d’Arthur de Gobineau ou de Samuel P. Huntington – qui partageraient la même obsession des « conséquences désastreuses de toute tentative de brassage » –, l’universitaire britannique estime que « le racisme et l’absolutisme ethnique façonnent les institutions gouvernementales » – Gilroy traite ici du « racisme institutionnel » –, et explique leur résurgence par le « déclin des mouvements socialistes et féministes promoteurs d’une solidarité de type ouvert et non national ». Le propos, stimulant malgré ses néologismes superflus, est truffé de références littéraires ou savantes, adossées à des digressions moins conventionnelles, notamment à propos d’Ali G – le loufoque intervieweur influencé par le hip-hop, inventé par l’humoriste anglais Sacha Baron Cohen –, afin de se démarquer tant des milieux conservateurs que des critiques, jugées anachroniques, qui mobilisent de nos jours le concept d’« appropriation culturelle ». TRAVERS

William Edward Burghardt Du Bois (1869-1963) se trouve parmi les personnalités les plus citées par Gilroy, qui estime que la « portée translocale majeure de [sa] pensée humaniste (…) a certainement de quoi éclairer notre propre situation dans le contexte de la mondialisation ». Après Les Âmes du peuple noir et Les Noirs de Philadelphie (3), on peut enfin lire la traduction de son autobiographie (4), qui offre une réflexion sensible sur le parcours d’une figure centrale du combat des Afro-Américains pour les droits civiques. Du Bois, l’un des fondateurs en 1909 de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), retrace, en 1940, son itinéraire, à la lumière du « concept de race » qui lui permet d’interroger son «lien, physique et spirituel, avec l’Afrique», et d’évoquer

sa controverse avec Booker T. Washington. Ce dernier portait l’accent sur le perfectionnement individuel et l’entrée de plus en plus effective dans la vie économique pour sortir de la ségrégation, quitte à négliger l’exigence de certains droits civiques. Dans sa préface, Jean Pavans souligne le « racialisme » de Du Bois qui, en dépit de son métissage (il est le fils d’un métis et d’une mère noire), prônait « un séparatisme racial, autre terme pour apartheid, dans tous les secteurs d’activité du pays ». Il rompt en 1934 avec la NAACP, qui désapprouve son séparatisme, et sera un militant du panafricanisme. Un numéro de Riveneuve Continents (5), coordonné par Makeda Moussa, est consacré au mouvement culturel afro-américain de l’entre-deux-guerres, la Harlem Renaissance. Cette effervescence artistique, dont Du Bois fut le contemporain, comptait parmi ses représentants Langston Hugues, Anne Spencer ou Claude McKay (6). L’œuvre de ce dernier, dont certains aspects furent critiqués par Du Bois, faisait l’objet de recensions dans la presse ouvrière, à l’instar de L’Humanité, qui lui reprochait néanmoins d’apporter « à la bourgeoisie blanche une distraction, un souffle d’air lointain qui l’aidera à reprendre haleine pour mieux écraser la masse noire ». La revue publie également un article d’Armando Coxe, organisateur d’une exposition consacrée à McKay à Marseille, où un passage porte son nom depuis 2015.

N EDJIB S IDI M OUSSA . (1) Paul Gilroy, Mélancolie postcoloniale, Éditions B42, Paris, 2020, 207 pages, 23 euros. (2) Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Éditions Amsterdam, Paris, 2017. (3) Les deux titres ont été publiés aux éditions La Découverte (Paris), respectivement en 2007 et 2019. (4) W.E.B. Du Bois, Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race, Vendémiaire, Paris, 2020, 424 pages, 22 euros. (5) Riveneuve Continents. Revue des littératures de langue française, no 28, hiver 2019 - été 2020, Riveneuve, Paris, 226 pages, 20 euros. (6) Claude McKay, Les Brebis noires de Dieu, Nouvelles Éditions Place, Paris, 2021, 168 pages, 22 euros. Lire aussi la recension de Romance in Marseille (Héliotropismes), par Maëlle Mariette, dans Le Monde diplomatique de juillet 2021.

DAVID GARCIA

Plus de neuf siècles d’histoire de la forêt durant lesquels se mêlent conceptions coutumières, communales, royales, économiques, puis environnementales, tel est le propos ambitieux de cet ouvrage. L’évolution de la forêt épouse celle de l’organisation sociale. Disparates, les autorités médiévales pensent trouver là l’opportunité d’une unification qui, au fil des siècles, tend vers la constitution de l’État moderne ; les usages se confrontent aux lois et décrets. Eux-mêmes cherchent à mesurer les troubles que les pratiques coutumières risquent de susciter. Lentement va se constituer une conception de la forêt comme « substance permanente du patrimoine de notre pays », après que, pendant des décennies, les législateurs ont évoqué, oublié puis ranimé des décisions sur la gestion de l’emprise sylvestre. Entre-temps, l’industrie aura fait son œuvre dans la volonté de profit le plus rapide possible, contrairement au temps de la forêt dont le maintien, reconnu comme vital pour la biodiversité, s’inscrit dans la durée. L’approche environnementale qui s’affirme lentement semble aller, alors, à contre-courant de la valorisation contemporaine de la vitesse. G. L.

CINÉMA DEBOUT LES FEMMES ! – Gilles Perret et François Ruffin Sortie en salles le 13 octobre, 85 minutes. Piège pour M. François Ruffin? S’il obtient la direction d’une mission parlementaire «sur les métiers du lien», le député insoumis est affublé, pour la mener à bien, de M. Bruno Bonnell, un des députés les plus caricaturaux du parti présidentiel. S’il refuse, c’en est fini de sa proposition de loi sur ce secteur pesant près de 2,5 millions d’emplois, occupés à 90 % par des femmes, la plupart à temps partiel et payées largement audessous du salaire minimum (auxiliaires de vie sociale, accompagnatrices d’enfants en situation de handicap, agentes d’entretien). Dans ce «roadmovie parlementaire», il paie une fois de plus de sa personne et fait «ami-ami» avec un député de la majorité, quitte à ce que certains les taxent de connivence. Entre Dieppe et Amiens, en plein confinement, ils écoutent et suivent ces femmes dans leurs tâches auprès de personnes âgées isolées pour qui elles représentent le dernier lien social. Ces travailleuses témoignent d’une grande humanité, malgré d’éprouvantes conditions de travail, tant dans le secteur public que privé. Il n’y aura pas de loi Ruffin. Mais elles auront pu ici se faire entendre, et même s’exprimer en chanson… PHILIPPE PERSON

A RT S

Photomontage et retour au réel

D

une quinzaine d’années, on n’en finit pas de (re)découvrir Charlotte Perriand (19031999) : architecte, créatrice de meubles, collaboratrice de Le Corbusier pour l’« équipement de l’habitation », membre fondatrice de l’Union des artistes modernes (UAM), participante des Congrès internationaux de l’architecture moderne (CIAM)… Son autobiographie, Une vie de création (Odile Jacob, 1998), les nombreuses publications dues à Arthur Rüegg, notamment le très bel album Charlotte Perriand. Livre de bord (1928-1933) (Infolio, 2004), une exposition au Centre Pompidou (2005-2006), ont fait reconnaître la place majeure de son travail. L’exposition des dernières Rencontres photographiques d’Arles et l’album qui l’a accompagnée mettent l’accent sur un aspect moins connu : son investissement politique voire militant et son rapport à la photographie – plus précisément au photomontage mural (1). « Comment voulons-nous vivre ? », demande-t-elle dans les années 1930. Elle et son compagnon, Pierre Jeanneret (cousin de Le Corbusier), sont proches du Parti communiste français, membres de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), et entendent sortir du « cercle fermé » de l’architecture. Pendant l’été 1936, elle écrit à Jeanneret : « L’humanité se réveille et nous, nous continuons à rester à côté, (…) en dehors des réalités prolétariennes. » Le leitmotiv de cette missive : « Donner le goût au peuple de ce que nous faisons, (…) et nous apprendrons de lui peut-être plus qu’il n’apprendra de nous… » Premières manifestations de ce retour au réel social après des années de recherches de laboratoire, les fresques photographiques s’étendant sur seize mètres de long et trois de haut puis huit mètres sur cinq, dénonçant La Grande Misère de Paris en 1936, c’est-à-dire une action « en amont » de toute construction ou d’ameublement des habitations bon marché qu’on lui propose de réaliser. Auparavant, elle a séjourné à deux reprises en Union soviétique, rencontré El Lissitzky et les graphistes rompus à ces environnements immersifs et pédagogiques : statistiques, titres interpellant le visiteur, contrastes d’images frappantes (avant/après, ici/ailleurs) loin du pathos des panneaux décoratifs du fascisme italien, entièrement voués au culte du Duce, ou de l’imagerie EPUIS

o P ROSPECT . Pourquoi l’OTAN ne pouvait que perdre en Afghanistan ; une vraie politique étrangère féministe plutôt que « des hommes blancs qui protègent des femmes de couleur contre des hommes de couleur » ; plus d’un siècle après que le mouvement ouvrier a enfanté des partis socialistes, la crise climatique favorise une poussée écologiste. (N° 301, octobre, mensuel, 5,95 livres sterling. – Londres, Royaume-Uni.) o L’HISTOIRE. Dans le dossier sur « les ÉtatsUnis et le monde, 2001-2021 » : relations avec la Chine, enlisement et désengagement au Proche-Orient, soft power numérique… Également au sommaire : du XVIe siècle à nos jours, comment l’Académie française s’est mêlée de l’orthographe. (N° 487, mensuel, septembre, 6,40 euros. – Paris.) o T HE B AFFLER . Comment J. D. Vance, essayiste à succès de l’Amérique périphérique et auteur de Hillbilly Elegy, est devenu candidat du Parti républicain à une élection sénatoriale. La demande de reconnaissance d’une souffrance, thérapie ou politique ? De la vacuité intellectuelle des cadres supérieurs et des chefs d’entreprise américains. Au nom de l’art, l’exploitation. (N° 59, septembre-octobre, bimestriel, 14 dollars. – New York, États-Unis.) o THE DIPLOMAT. Quelles formes a prises la « guerre contre le terrorisme » en Asie ? L’article analyse la lutte contre l’« islam radical » en Asie centrale mais aussi au Pakistan, en Inde et en Chine. À noter également un retour sur l’alliance entre les États-Unis et les Philippines (N° 82, septembre, mensuel, abonnement un an : 30 dollars. – Washington, DC, États-Unis.) o PERSPECTIVES CHINOISES. Entre la montée du « capitalisme agraire » et l’essor de nouvelles expériences plus respectueuses de l’environnement et des paysans, l’agriculture chinoise connaît aujourd’hui une phase de restructuration. (N° 2021/2, trimestriel, 20 euros. – CEFC, Hongkong, Chine.) o LA CHRONIQUE D’AMNESTY. Onze pages consacrées à la société de sécurité privée russe Wagner avec, toujours, le risque de faire passer l’usage de mercenaires et leurs exactions comme une spécificité du Kremlin. (N° 418, septembre, mensuel, 3,50 euros. – Paris.)

LA FORÊT FRANÇAISE. Une histoire politique. – Daniel Perron Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2021, 427 pages, 26 euros.

o F OREIGN A FFAIRS . Les désastres de la « guerre contre le terrorisme » : l’ennemi détermine les priorités de politique étrangère, les libertés publiques sont jugées secondaires, l’espionnage numérique des opposants se généralise, l’extrême droite occupe le terrain. Également : usages et abus des sanctions américaines comme moyen de coercition économique. (Vol. 100, n° 5, septembre-octobre, bimestriel, abonnement un an : 74,95 dollars. – New York, États-Unis.)

monumentale figée du nazisme. À cet égard, on ne suivra pas Romy Golan qui regroupe ces diverses démarches « nationales » sous la dénomination fourretout de « totalitaire » (2). En 1937, le ministre de l’agriculture socialiste demande à Perriand de décorer la salle d’attente du ministère. Elle conçoit des photomontages géants de cinq mètres de haut évoquant la vie des paysans et l’apport que leur promettent l’électricité, l’adduction d’eau, les routes, l’organisation coopérative. Puis elle s’associe à Fernand Léger pour concevoir un diorama pour le pavillon de l’agriculture à l’Exposition universelle de 1937 : dix-huit photomontages rehaussés ou sur fonds de couleur sur quarante mètres linéaires. Un travail, dira-t-elle plus tard, dans une harmonie totale et une amitié absolue. L’ouvrage rassemble la plus grande partie de ces visuels (tous disparus après démontage) et s’attache également à donner un aperçu des archives photographiques pléthoriques qu’elle avait réunies. Avec le photomontage, elle recadre, déplace, détourne même les images originales. « On fait dire ce qu’on veut à la photographie en la coupant, la découpant, la triturant : c’est un mode d’expression réaliste accessible, compréhensible, efficace », écrit-elle dans ses Mémoires. Damarice Amao, attachée de conservation du Musée national d’art moderne - Centre Pompidou – co-commissaire de l’exposition « Photographie, arme de classe » (2018) –, a dirigé cette recherche appelée à se développer encore tant le territoire entrevu est plein de promesses. Il vient opportunément compliquer le schéma interprétatif de Golan dans son gros ouvrage pourtant passionnant et en plus d’un point novateur.

F RANÇOIS A LBERA . (1) Damarice Amao (sous la dir. de), Charlotte Perriand. Politique du photomontage, Actes Sud, Arles, 2021, 256 pages, 39 euros. Les citations suivantes en sont extraites, sauf indication contraire. (2) Romy Golan, Muralnomad. Le paradoxe de l’image murale en Europe (1927-1957), Macula, Paris, 2019, 396 pages. Également, l’exposition « Charlotte Perriand and I », Espace Louis Vuitton Venezia, à Venise, du 22 janvier au 21 novembre 2021.

o HÉRODOTE. Une livraison complète pour expliquer la complexité de la situation géopolitique libyenne. Le diktat des groupes armés, l’extrême fragmentation de la société, la versatilité des acteurs politiques et les interventions extérieures contribuent au chaos. (N° 182, troisième trimestre, trimestriel, 22 euros. – La Découverte, Paris.) o D ÉMOCRATIE & S OCIALISME . Dans un article sur l’histoire de la gauche française qui maltraite l’orthographe de certains noms propres très connus, une citation, elle, peu connue : en février 1968, socialistes et communistes se déclaraient prêts à « faire échec aux tentatives de toute nature » destinées à les empêcher de respecter leur programme. (N° 287, septembre, mensuel, 40 euros par an. – Saint-Jean-du-Pin.) o CAUSE COMMUNE. Dans la « revue d’action politique » du Parti communiste français (PCF) : une dénonciation argumentée du rôle pris par les consultants privés dans la gestion de l’État ; une histoire des secrétaires régionaux du PCF (1934-1939) ; un dossier sur les rapports entre islam et communisme. (N° 24, juillet-août, mensuel, 8 euros. – Paris.) o ENTREPRISES ET HISTOIRE. Une livraison passionnante traitant des entreprises socialistes : maintenance et réparation en Pologne de 1945 à 1970, la séparation des fonctions dans les entreprises d’État cubaines, la transformation stratégique de Gazprom… (N° 103, juin, trois numéros par an, 85 euros par an. – Paris.) o L A D ÉCROISSANCE . Le biopouvoir en guerre contre la population ; interview de Delphine Batho : elle se réclame de la décroissance mais, plutôt que la « dénumérisation » défendue par le journal, elle défend une « sobriété numérique ». (N° 182, septembre, mensuel, 3 euros. – Lyon.) o SAVOIR/AGIR. Paul Jorion perce la bulle de la théorie monétaire moderne, qui gagne la planète bien que conçue aux États-Unis avec une monnaie spécifique en tête : le dollar américain. (N° 56, juin, trimestriel, 10 euros. – Éditions du Croquant,Vulaines-sur-Seine.) o MOUVEMENT. Le « revenu universel » est peut-être l’idée politique la plus radicale de ces dernières années. Mais seulement à certaines conditions, avertit l’économiste Antonella Corsani. (N° 111, septembre-octobre-novembre, trimestriel, 10 euros. – Paris.) o LE RAVI. Faire du vélo en Provence-AlpesCôte d’Azur, un chemin de croix ; comment le sport électronique, ou « e-sport », est devenu un business ; enquête sur Eurolinks, une usine de munitions à Marseille. (N° 198, septembre, mensuel, 4,40 euros. – Marseille.)

27

MUSIQUE

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2021

La fête interdite o THE NEW YORK REVIEW OF BOOKS. Un article revient sur les fondements juridiques du procès de Nuremberg, où ont été jugés les dignitaires nazis, et donne l’une des clés de la sévérité des juges soviétiques : il est plus facile d’être indulgent « quand l’ennemi a tué dans votre pays 1 citoyen sur 320 (cas des États-Unis) plutôt que 1 sur 7 (Union soviétique) ». (Vol. LXVIII, n° 14, 23 septembre, bimensuel, abonnement un an : 115 dollars. – New York, États-Unis.) o CAHIERS D’HISTOIRE IMMÉDIATE. La revue qui présente une nouvelle formule avec nombre de documents photographiques et de reproductions se veut un pont entre les recherches académiques et un public amateur. Ce numéro est consacré au « travail en Europe (XIXe-XXe siècles)». (N° 55, printemps, semestriel, 20 euros. – Éditions Cairn, Morlaàs.) o ÉTUDES. Un entretien avec l’historien Benjamin Stora et le juriste Tahar Khalfoune à propos de l’héritage colonial et de la « culture de guerre » qui marquent et façonnent encore les relations franco-algériennes. (N° 4285, septembre, mensuel, 13 euros. – Paris.) o NAQD. Il y a un siècle, Abdelkrim Al-Khattabi déclenchait la révolte du Rif contre les occupants espagnol et français. Un hors-série qui dresse l’inventaire de l’un des premiers mouvements anticolonialistes du XXe siècle. (N°5, premier semestre, disponible sur www. cairn. info – Alger.) o PRESCRIRE. La revue médicale consacre un article aux inégalités d’accès aux vaccins contre le Covid-19 et fait le lien entre l’important traitement médiatique de la pandémie et l’existence de troubles de l’anxiété. Elle fait également le point sur la médecine scolaire, en grande difficulté. (N° 455, septembre, mensuel, 55 euros. – Paris.) o ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES. Un numéro consacré aux questions

de santé : les travailleurs des très petites entreprises ont-ils le droit d’être malades ? Comment les urgentistes accueillent-ils les patients roms ? Politiser la santé en quartier populaire, retour sur les expériences des années 1970. (N° 239, septembre, trimestriel, 16,20 euros. – Paris.) o MIT TECHNOLOGY REVIEW. Un numéro consacré au cerveau : une molécule dopant la mémoire peut-elle aider à combattre la maladie d’Alzheimer ? Comment le cerveau évolue à mesure que nous vieillissons ? Que se passe-t-il quand nous tombons amoureux ? (Vol. 124, N° 5, septembre-octobre, 9,99 dollars. – Cambridge, États-Unis.) o FUTURIBLES. Le déclin français dans la compétition internationale en recherche et développement ; les géants du Net face aux États ; la lutte contre le changement climatique passe-t-elle par l’hydrogène ? (N° 444, septembre-octobre, bimestriel, 22 euros. – Paris.) o LES UTOPIQUES.Le système éducatif français, au dernier rang mondial concernant la résorption des inégalités sociales : pourquoi et que faire? Une réflexion critique sur l’adoption internationale. Histoire : les crèches vues par la Commune de Paris. (N° 17, été, quadrimestriel, 8 euros. – Paris.) o LA DÉFERLANTE.La revue féministe explore l’engagement des corps féminins dans la lutte politique, des «black blocs» aux insurrections armées en passant par la militante féministe lesbienne Alice Coffin, qui signe un récit inédit. Plongée dans les tribunaux en Espagne,où les féminicides ont chuté de 25 % ces dernières années. (N° 3, septembre, trimestriel, 19 euros. – Paris.) o LE MONDE LIBERTAIRE. La revue propose un parcours dans ses archives depuis 1954. « Tribune ouverte à tous les courants de la pensée anarchiste, prévenait l’éditorial du numéro 2, ce journal ne sera jamais au service exclusif d’une tendance ou d’une“majorité”.» (N° 1831,septembre, mensuel, 4 euros. – Paris.)

o ALTERNATIVE LIBERTAIRE. Une mise au point contre l’interprétation « simpliste » présentant la théorie décoloniale comme antiuniversaliste ou antimoderniste ; un article sur le bitcoin et ceux qui en profitent, ainsi qu’un hommage à une résistante oubliée nommée Suzanne Morain. (N° 319, septembre, mensuel, 3 euros. – Paris.) o REVUE DES SCIENCES HUMAINES. De l’anglais élisabéthain au japonais moderne, de la scène à l’écran, d’hier à aujourd’hui : traduire, adapter et réécrire Shakespeare, le plus souvent en réalisant les trois opérations d’un même élan. (N° 342, avril-juin, trimestriel, 29 euros. – Presses universitaires du Septentrion,Villeneuve- d’Ascq.) o SCIENCES HUMAINES. Un recueil des « meilleurs articles » que le magazine a publiés sur le pouvoir de la littérature avec de nombreux extraits d’œuvres en écho. Sur la mémoire, le neurochirurgien Marc Tadié est ainsi prolongé par Marcel Proust. Une question centrale, posée par Alexandre Gefen : la littérature doit-elle contribuer au « vivre-ensemble » ? (Hors-série, juin-juillet, 12,50 euros. – Auxerre.) o ESPRIT. Consacré au « tournant » éthicopolitique de la littérature actuelle, un dossier le confronte notamment à l’histoire de l’écrivain engagé et à la question de l’« universel », censé servir à nier l’altérité. (N° 576, juillet-août, dix numéros par an, 22 euros. – Paris.)

Retrouvez, sur notre site Internet, une sélection plus étoffée de revues : www.monde-diplomatique.fr/revues

La musique, quand elle n’est pas « savante », tend à être considérée comme porteuse de risques divers. Elle est donc, à coups de brutaux limiteurs de son et de normes de sécurité draconiennes, encadrée. L’histoire des rapports entre les autorités et les fêtes techno témoigne d’une longue défiance qui se durcit en répression.

PAR ANTOINE CALVINO *

L

E 19 juin 2021, M. Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur, lançait en pleine nuit quatre cents gendarmes à l’assaut d’une free party organisée à Redon, en Bretagne, en hommage à Steve Maia Caniço, tombé dans la Loire pendant une intervention policière lors de la Fête de la musique à Nantes en 2019. Tandis que pleuvaient grenades et coups de matraque, les pompiers étaient empêchés d’intervenir pour venir en aide aux blessés, parmi lesquels un jeune homme à la main arrachée. Au matin, du matériel de sonorisation d’une valeur de plus de 100000 euros était détruit à coups de hache, en dehors de toute procédure légale.

Si cette violence exceptionnelle semblait motivée par un affichage de fermeté à la veille des élections régionales, la pression qui pèse sur la scène free party est constante depuis une bonne vingtaine d’années. La free party (à ne pas confondre avec la rave payante) est une fête libre et gratuite, où sont diffusées des musiques électroniques, organisée dans les campagnes ou sur une friche industrielle par un collectif de bénévoles, le sound system. Apparue en France il y a une trentaine d’années, elle est rejetée par les pouvoirs publics, ce qui la maintient dans la clandestinité. C’est ainsi toute une pratique culturelle en amateur qui est marginalisée – contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne, par exemple. Pourtant, on recense aujourd’hui, d’après la Coordination nationale des sons (CNS) – une organisation qui fédère près d’un cinquième de la scène française –, quelque mille collectifs organisant environ quatre mille événements par an, souvent au beau milieu de déserts culturels. La répression a toujours accompagné l’histoire de la musique techno. D’abord en raison de la consommation de drogue qui lui est attachée (1), mais aussi parce que ces fêtes réfractaires au contrôle de l’État sont fantasmées comme des îlots de résistance symbolique à une société sous surveillance constante. Dès 1993, poussés par une campagne de presse alarmiste, les pouvoirs publics se raidissent et la première grande rave française, Oz, est annulée. En réaction, tous les organisateurs de France sont conviés près de Beauvais au premier Teknival, une sorte de festival gratuit ouvert à tous les sound systems. En 1995, une circulaire interministérielle qualifie les raves (au sens de fête techno en général) de soirées à risque et enjoint aux forces de l’ordre de tout faire pour empêcher leur tenue. À partir de 1998, il devient impossible de louer une salle. Les free parties profitent de leur furtivité pour exploser et, le week-end du 1er mai 2001, le Teknival de Marigny accueille trente mille personnes. Le 14 juillet, le président Jacques Chirac affirme que « les raves-parties en soi ne posent pas vraiment de problème. Ce qui pose problème, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui les free parties ». Quelques mois plus tard, la majorité socialiste vote l’amendement du député Thierry Mariani (Rassemblement pour la République [RPR], aujourd’hui Rassemblement national [RN]) à la loi sur la sécurité quotidienne adoptée après les attentats du 11-Septembre. Les autorités peuvent dorénavant saisir les systèmes de sonorisation des manifestations à but non lucratif de plus de 250 participants qui n’ont pas fait l’objet d’une autorisation. Comme les préfectures n’en délivrent quasiment jamais – trois par an pour toute la France en moyenne –, cela revient à une interdiction de fait. En 2003, ce sont des affrontements entre gendarmes et « teufeurs » qui poussent M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, à la discussion. Il déclare le 26 septembre devant les préfets : « La musique techno est une réalité incontournable, que cela nous plaise ou non. On recense plus de 300 000 adeptes des free parties dont beaucoup pourraient être nos propres enfants. Ce n’est pas en interdisant aveuglément et systématiquement que nous trouverons une solution intelligente. Nous ne ferons que radicaliser plus encore ces mouvements, que les inciter à la clandestinité et au rejet de la loi. (…) En encadrant les raves, nous poursuivons en outre un objectif d’ordre public et de sécurité publique pour tout le monde. (…) Ce que nous faisons au niveau national, vous devez le faire au niveau local. Nous y avons tous intérêt. Les raves* Journaliste.

© HOLLY FREAN - BRIDGEMAN IMAGES

DANS LES REVUES

HOLLY FREAN. – « A Pack of Blue Dancers No. 2 » (Une bande de danseurs bleus n° 2), 2015

parties doivent se banaliser (2). » Les collectifs acceptent de coorganiser avec le ministre et le préfet du territoire concerné les Teknivals, dont l’affluence grimpe alors parfois jusqu’à près de 100 000 participants, mais les préfectures continuent de refuser les fêtes locales. « Nous n’avions pas besoin de Sarkozy pour organiser les Teknivals, nous explique M. Ben Lagren, l’un des porte-parole de la CNS. Cela signifiait moins d’autonomie, moins de liberté, moins de poésie… Nous avons accepté en échange d’une normalisation des free parties tout le reste de l’année (3). » Ces dernières n’obtiennent pas davantage d’autorisations préfectorales, toutefois le seuil pour la déclaration passe en 2006 à 500 participants, ce qui protège la majorité des événements. Le statu quo n’est pas jugé satisfaisant : depuis quinze ans les «teufeurs» organisent régulièrement des « manifestives » pour réclamer l’abrogation de l’amendement Mariani et le retour au régime de droit commun, qui ne suppose, en temps ordinaire, une autorisation préfectorale qu’à partir de 1500 participants.

facile de trouver des maires prêts à concéder des terrains, car ils s’inquiètent des histoires de drogue et d’alcool. C’est hypocrite, il y en a autant dans nos fêtes traditionnelles comme la feria de Béziers. » Le sénateur trouve des emplacements mais se rend compte que les préfectures ne délivrent jamais d’autorisation. « Les bras m’en sont tombés, ces jeunes sont dans l’impossibilité d’organiser des manifestations légales. Un gendarme m’a même dit “on préfère un mort dans une manifestation non déclarée qu’un blessé dans une manifestation autorisée”… » Il persévère, mène une étude auprès de cent cinquante maires, tente une démarche de concertation à l’échelon national. « Mais le ministère de l’intérieur a tout fait capoter en 2017. Ce sont les élus locaux qui en subissent les conséquences. » Interrogée, la Place Beauvau nous répond laconiquement par courriel que « les rassemblements festifs organisés dans le respect de la réglementation seront accompagnés, comme toute manifestation légale ».

Le ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse tente pourtant depuis 2004 d’accompagner cette scène. M. Éric Bergeault, le référent national des rassemblements festifs organisés par les jeunes, diffuse des guides sur la médiation à l’intention des préfets, des acteurs de la santé et des organisateurs. L’École nationale d’administration (ENA) lance au début des années 2010 une formation sur l’organisation des Teknivals, qui aborde des questions de circulation, de santé, de police et de voisinage. Entre 2008 et 2012, les préfectures de Bretagne et des Pays de la Loire mettent en place avec M. Samuel Raymond, de l’association Technotonomy, un système de coopération qui aboutit à un réseau de « multisons ». « On a réussi à monter une grosse fête d’une vingtaine de collectifs tous les quinze jours entre mai et octobre, se souvient ce dernier. On avait le soutien du conseil régional pour avoir des toilettes sèches, de l’éclairage, des talkies-walkies, des gilets jaunes… La préfecture s’est beaucoup investie, il y avait un fort appui du ministère de l’intérieur pour louer du matériel, indemniser les agriculteurs en cas de besoin, organiser des réunions locales. Les gendarmes s’habituaient à parler aux mêmes interlocuteurs, les liens se resserraient. Certains nous accusaient d’être des vendus, mais 95 % des collectifs de l’Ouest ont participé à ces multisons. À l’élection de François Hollande en 2012, nous espérions généraliser cet exemple. » Mais le nouveau pouvoir se désintéresse du dossier et le dispositif se démantèle peu à peu. Dès 2015, les Teknivals deviennent à nouveau illégaux, à la satisfaction d’ailleurs d’une bonne partie de la scène qui souhaite s’organiser par ellemême, et les free parties continuent d’être réprimées.

L règne en réalité un malentendu autour de la loi, comme le souligne l’avocate Marianne Rostan, spécialisée dans la défense des collectifs : « Les élus et les gendarmes pensent à tort que les free parties sont forcément illégales. Or ces fêtes doivent faire l’objet d’une déclaration en préfecture uniquement lorsqu’elles accueillent plus de cinq cents personnes ou que le site choisi est dangereux. Si ces critères ne sont pas remplis, l’événement n’a pas à être déclaré. Il est d’ailleurs permis de s’installer pour la nuit sur le terrain d’autrui pour y organiser une fête s’il n’est pas fermé, il est juste interdit d’en faire son habitation. Cela n’empêche pas les forces de l’ordre d’interrompre ces fêtes et de procéder à des saisies de matériel.» Généralement, les procédures engagées contre les organisateurs, pour délit d’agression sonore ou abandon de déchets, ne tiennent pas. «La principale infraction, c’est en fait une simple contravention pour organisation sans déclaration préalable. Nous traitons trente à quarante saisies par an via le fonds de soutien juridique de la CNS, qui est financé par un système de dons. Elles se soldent par une restitution du matériel dans 90 % des cas, assortie d’amendes de faibles montants. Lorsque les fêtes réunissent moins de cinq cents personnes dans un champ, la procédure aboutit systématiquement à une relaxe. »

M

ONSIEUR Henri Cabanel, sénateur socialiste de l’Hérault, a également tenté de faire évoluer les choses. En 2015, à la demande des élus de sa circonscription, il fait annuler une free party. «Elle s’est simplement déplacée ailleurs et la commune concernée a subi une gêne, alors qu’au départ il y avait un cahier des charges de prévu », déplore-t-il. Il organise alors une réunion entre les collectifs et les élus. « Le “deal”, c’était un terrain contre la gestion du bruit et des déchets. On était sur du gagnant-gagnant. En plus, il y a des retombées économiques. Les participants achètent à manger dans les commerces des villages. Mais ce n’était pas

I

Selon M. Bergeault, si les pouvoirs publics continuent de décourager ces rassemblements, c’est en raison de leur image médiatique. «Les jeunes vont autant en free party qu’en festival, pourtant la presse les diabolise systématiquement. Dans les Teknivals, les équipes de télévision préfèrent s’intéresser à des gens fatigués en fin de fête plutôt qu’aux DJ et aux organisateurs. » Une normalisation de la scène permettrait aux autorités de mieux encadrer les événements et… de proposer des espaces plus adaptés. Après Redon, le dialogue a repris entre l’État et les collectifs. Sans véritable résultat jusqu’à présent. (1) L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies recense en France dans les années 2010 une moyenne de vingt à trente intoxications mortelles par an à la MDMA, la molécule active de l’ecstasy, la drogue traditionnellement associée à la fête techno. (2) Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, à la réunion des préfets à Paris le 26 septembre 2003, disponible sur www.vie-publique.fr (3) Tous les propos rapportés viennent d’entretiens avec l’auteur.

OCTOBRE 2021 – LE

MONDE diplomatique

28

Les lacets de Harry MARC RIBOT *

L était une fois un homme appelé Harry qui ne savait pas nouer ses lacets. Il n’était pas stupide : en d’autres lieux, Harry avait démontré une intelligence vive et réalisé de belles choses. Employé comme ingénieur spatial, il avait conçu plusieurs fusées. Bien que nouer ses lacets ne semblât point requérir des compétences scientifiques pointues, il était, pour des raisons mystérieuses, incapable d’accomplir cette tâche.

Il savait pertinemment qu’avec ses lacets dénoués, il risquait à tout moment de trébucher et de se rompre le cou. Et quand bien même il eût oublié les risques qu’il prenait, on ne manquait jamais de les lui rappeler. Par l’une de ces extravagances qui caractérisaient le comportement humain, les conventions sociales qui d’ordinaire empêchaient les gens d’adresser la parole à un inconnu se volatilisaient dès l’instant où ce dernier portait des lacets dénoués. Alors, le timide s’enhardissait, l’affable devenait agressif et la personne aimante se chargeait de haine (de même que la haine tire volontiers prétexte de l’amour, les réactions de colère soulevées sur son passage se justifiaient rationnellement par l’inquiétude de voir l’homme aux lacets dénoués « trébucher et se rompre le cou »). À chacun de ses fréquents voyages à l’étranger, il était frappé de constater qu’au-delà des infinies variables des normes culturelles locales, l’« exception des lacets » s’imposait comme la seule constante. Un jour, dans une zone rurale du Sénégal, il s’était même vu enjoindre de nouer ses lacets par un homme qui ne portait pas de chaussures. Tout se passait comme si le tabou universel interdisant une communication intime ou intrusive avec des étrangers se transformait, en présence de lacets dénoués, en une compulsion, ou un anti-tabou, y compris parmi les gens qui n’auraient jamais songé à intervenir si Harry s’était promené avec une hache enfoncée dans le crâne ou une seringue pendant de son bras. Rien ne paraissait contrarier le contre-tabou des lacets, même dans les contrées où les habitants regardaient ailleurs lorsqu’un enfant se faisait molester dans la rue ou refusaient de « se mêler de ce qui ne les regardait pas » lorsqu’une femme se faisait poignarder à mort dans une zone résidentielle densément peuplée. Harry se voyait sans cesse interpellé par des inconnus qui lui tapaient sur l’épaule sans ménagement, lui secouaient le bras ou l’apostrophaient depuis l’autre extrémité du couloir d’un aéroport bondé : « Excusez-moi, vous êtes au courant que vos lacets sont défaits ? » « Vos lacets sont défaits ! » « EH, VOS LACETS SONT DÉFAITS ! » «NOUEZ VOS LACETS, SINON VOUS ALLEZ TRÉBUCHER ET VOUS ROMPRE LE COU ! » * Guitariste et auteur de Unstrung : Rants and Stories of a Noise Guitarist, Akashic Books, New York, 2021, dont ce texte est tiré.

À chaque fois, Harry tentait de rassurer les bonnes âmes, même lorsque le risque de trébucher avant de parvenir, disons, jusqu’au siège confortable du café vers lequel il se dirigeait lui paraissait proche de zéro. Alors il posait un genou à terre, malgré une ancienne déchirure du cartilage qui le faisait encore souffrir, et bien que la crainte de rouvrir cette blessure lui semblait plus menaçante à cet instant que le risque de trébucher et de se rompre le cou. Mais tous ses efforts étaient vains. Il réussissait correctement à faire l’oreille de lapin en tenant fermement le lacet entre le pouce et l’index. Et il comprenait parfaitement l’astuce consistant à faire glisser le serpent autour de l’oreille. Mais à l’étape suivante, au moment où il lui fallait introduire la boucle du serpent dans celle de l’oreille, il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas, ou qui était mal fait, ou qui manquait de conviction… de sorte que le nœud se défaisait après quelques minutes de marche. Harry avait appris – ou échoué à apprendre – la méthode décrite ci-dessus grâce aux enseignements de son père. Le père de Harry avait lui aussi été un ingénieur spatial. Pour tout dire, il avait été un ingénieur nettement plus performant, plus célèbre et mieux payé que son fils ; les fusées qu’il avait construites étaient non seulement plus grandes, mais aussi plus significatives en termes d’impact géopolitique. Le père de Harry n’était pas simplement le père de Harry : il était surtout le « père de la science moderne des fusées». Quand le petit Harry arriva à l’âge adulte, tous les grands principes et calculs de la science des fusées avaient déjà été découverts ou inventés. À présent que Harry atteignait l’âge de 57 ans, et que son père était mort depuis vingt ans, il était trop tard pour retourner le voir et lui demander ce qui ne collait pas avec cette histoire de serpent et d’oreille du lapin. Avec le temps, il avait pu constater néanmoins que durant toutes ces années passées à arpenter le monde avec des lacets défaits, pas une seule fois il ne s’était rompu le cou. Et les quelques fois où il lui était arrivé de trébucher, jamais ses lacets défaits n’en avaient été la cause. Et il commença à réfléchir à la question de savoir pourquoi, compte tenu de son innocuité, cette différence particulière méritait d’être ainsi pointée du doigt en place publique. Une partie de son travail de concepteur de fusées consistait à procéder à une évaluation des risques. Ainsi qu’aimait à le dire son supérieur à la direction des satellites du groupe de télécommunications : « Le risque zéro n’existe pas quand on lance des fusées, notre mission c’est donc de réduire les risques ! » Harry entreprit par conséquent d’évaluer les risques liés à la pratique de la marche à pied lacets défaits, en croisant le taux estimé de la population concernée avec le nombre de blessures ou de décès imputables à cette pratique. Il confronta les données ainsi obtenues avec les statistiques des compagnies d’assurances et les études de l’Agence américaine

© PEPCARRIO.COM

I

PAR

PEP CARRIÓ. – « Navegando, caminando… » (Naviguer, marcher…), 2020

pour la sécurité et la santé au travail. Puis, avec l’aide d’un vieux copain du lycée, il accomplit l’exploit de mettre la main sur des statistiques militaires récemment déclassifiées, en conclusion de quoi il énonça que, hors contexte militaire, et exception faite des sites sidérurgiques et des gros chantiers de construction, des lacets défaits étaient très modérément dangereux. En fait, Harry découvrit que la probabilité statistique de perdre la vie ou la santé à la suite d’un incident causé par des lacets défaits était aussi faible que dans le cas de l’ouverture d’un billard dans un établissement servant de l’alcool, ou à l’occasion d’un barbecue à l’extérieur. Pourtant, dans pareilles circonstances, personne ne s’estime autorisé à protester auprès du gérant – « Sortez ce truc tout de suite ! Vous ne vous rendez pas compte que vos clients pourraient s’entre-tuer s’ils perdent la partie ? » –, ni à invectiver le type chargé de la cuisson des côtelettes : « Vous êtes dingue ou quoi ? Ça pourrait exploser et vous brûler toute la peau du visage ! »

S

ANS parler des statistiques sur les bougies, oh mon Dieu, qui les a lues ? Ah bon, c’est romantique, une bougie ? Vous m’en reparlerez quand vous aurez réduit en cendres votre fichue maison avec tous vos enfants à l’intérieur.

Il y avait quelque chose d’irrationnel – d’injuste, même – dans l’anti-tabou des lacets défaits ! Un jour, pour des raisons tout aussi mystérieuses que celles de son inaptitude à nouer ses lacets, Harry décida qu’il en avait assez. En son propre nom, ainsi qu’au nom de toutes les personnes qui ne pouvaient ou ne voulaient nouer leurs lacets n’importe où, il se promit de contre-attaquer. Il commença par ignorer tout simplement les commentaires qu’il recueillait sur son passage, poursuivant sa route d’un air imperturbable. Mais il ne fallut pas attendre longtemps avant qu’il répondît

SOMMAIRE PAG E 2 : S’affranchir des intuitions. – Courrier des lecteurs. – Coupures de presse.

PAG E 11 : Les deux visages du djihad, suite de l’article d’OLIVIER ROY. PAG E 12 : Les serpents tuent encore, par ALEXIA EYCHENNE ET ROZENN LE SAINT.

PAG E S 4 E T 5 : En Géorgie, l’obsession de la Russie, par P IERRE DAUM . – La dénonciation des « traîtres », une passion nationale (P. D.).

PAG E 13 : Mais qui a assassiné Thomas Sankara ?, par BRUNO JAFFRÉ.

PAG E S 8 E T 9 : Combat de l’aigle et du dragon en Amérique latine, par A NNE DOMINIQUE CORREA. PAG E 10 : Stratégie de la tension au Brésil, par SILVIO CACCIA BAVA.

Il fit le serment de marcher autour du monde avec ses lacets toujours défaits, et s’il ne dépassa point le Missouri, il avait déjà à ce stade attiré l’attention des grands médias. D’autres se joignirent à sa marche, et assez rapidement il prit conscience qu’il était devenu le leader d’un mouvement global. On l’invita à des émissions de débats, sous des intitulés comme « Lacets dénoués : une nouvelle pratique déviante ? », « Non-conformité des lacets, race et genre : une approche intersectionnelle », « Les cultures de la basket dans le Royaume-Uni de l’aprèsguerre » et « Les réseaux de résistance par le lacet dans la lutte globale ». Tout se passait bien, un projet de loi interdisant le « lacet-shaming » était même en discussion au Congrès. Puis survint un incident malheureux. La remarque émise par son ancien chef au sujet de l’impossibilité de garantir le risque zéro pour un lancement de fusée s’appliquait également à des activités plus terre à terre. Sur le chemin de son épicerie, Harry trébucha sur ses lacets défaits, se rompit le cou et mourut. Sa notice nécrologique dans le New York Times citait le message que lui passait l’un de ses voisins, M. Robert Chaucette : « Je te l’avais bien dit. »

Octobre 2021

PAG E 3 : Fusion TF1-M6, pour lutter contre Netflix ?, par MARIE BÉNILDE.

PAG E S 6 E T 7 : Taïwan, pièce manquante du « rêve chinois », par TANGUY L EPESANT. – Cet institut au parfum d’ambassade, par A LICE HÉRAIT.

à ses conseillers non sollicités, d’abord par un subtil « j’aimerais mieux pas », puis, s’enhardissant chemin faisant, par des répliques de plus en plus cinglantes, depuis « ces lacets défaits relèvent de mon choix de conscience » à « votre micro-agression m’est désagréable : veuillez cesser tout de suite », voire jusqu’à « laisse mes pieds tranquilles, espèce de porc normalisateur de lacets ! ». Cependant, la colère qui habitait ses reparties les plus militantes était sans commune mesure avec la réaction furieuse que celles-ci provoquaient chez leurs destinataires. Il fut la cible de coups, de crachats et d’insultes. Harry néanmoins resta droit dans ses chaussures, le corps meurtri mais la tête haute, et les lacets fièrement défaits.

PAG E S 14 E T 15 : Ces murs de sable qui surgissent au Sahara, par RÉMI CARAYOL ET LAURENT GAGNOL. PAG E S 16 E T 17 : « Tu me prives de ma liberté, tu ne me priveras pas de ma mort », par ARIANE BONZON. PAG E S 18 E T 19 : Quand le numérique détruit la planète, suite de l’article de GUILLAUME PITRON.

www.monde-diplomatique.fr

PAG E 20 : Éloge de la décroissance, par VINCENT LIEGEY. – Un mot toujours tabou chez les Verts, par PHILIPPE DESCAMPS. PAG E 21 : Le footballeur et le chercheur, par MARC BILLAUD. PAG E S 22 E T 23 : Recette pour devenir un grand chef, par RICK FANTASIA. – « Michelin », le mètre étalon (R. F.). – Naissance du restaurant (R. F.). PAG E S 24 À 26 : LES LIVRES DU MOIS : « L’Eau rouge », de Jurica Pavi č i ć , par BERNARD DAGUERRE. – « Mousse », de Klaus Modick, par PASCAL CORAZZA. – De quelle Algérie rêver ?, par AKRAM BELKAÏD. – Les insurgées de 1871, par HÉLÈNE-YVONNE MEYNAUD. – Traces de la douleur, par MARINA DA SILVA. – L’objet du combat, par NEDJIB SIDI MOUSSA. – Photomontage et retour au réel, par FRANÇOIS ALBERA. – Dans les revues. PAG E 27 : La fête interdite, par ANTOINE CALVINO. Le Monde diplomatique du mois de septembre 2021 a été tiré à 216 609 exemplaires.