Psychiatrie, droits de l'homme et défense des usagers en Europe
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Zitiervorschau

PSYCHIATRIE, DROITS DE L’HOMME ET DÉFENSE DES USAGERS EN EUROPE

Collection Études, Recherches, Actions en Santé Mentale en Europe dirigée par Claude Louzoun

Bâtir un forum éditorial couvrant les champs de la santé mentale, de l’éthique et du droit, c’est affirmer en premier lieu une ambition de rencontre, de validation et de légitimation des approches critiques et transformatives. Y accueillir travailleurs de la santé mentale, hommes de lois, chercheurs, philosophes, représentants d’associations d’usagers, de familles et de défense des droits de l’homme, c’est bien sûr avouer une vocation interdisciplinaire. C’est avant tout mobiliser cette interdisciplinarité pour informer, traiter, débattre (et rendre accessibles aux professionnels et aux profanes) des enjeux, des problématiques, des élaborations, des pratiques, des réalisations qui œuvrent dans le sens de la communauté des citoyens. L’Europe est, de ce point de vue, un laboratoire et un vivier illustratifs de tous les progrès et de tous les dangers dans ces domaines. Offrir des espaces de critique pratique, de prise de position et d’exigence éthiques dans l’agir humain (tout à la fois social, symbolique, politique, technique, juridique) à l’œuvre dans ce vaste domaine et ses entrelacs, tel est notre objet. Voir les titres déjà parus en fin d’ouvrage.

Philippe Bernardet Thomaïs Douraki Corinne Vaillant

PSYCHIATRIE, DROITS DE L’HOMME ET DÉFENSE DES USAGERS EN EUROPE

érès

Conception de la couverture : Anne Hébert Illustration : L’abandon Bronze de Camille Claudel © ADAGP

ISBN : 2-86586-965-2 CF – 1100 © Éditions Érès 2002 11, rue des Alouettes, 31520 Ramonville Saint-Agne

www.edition-eres.com

Introduction Le traitement des troubles mentaux en Europe

Depuis une trentaine d’années, le cadre juridique de l’hospitalisation et du soin psychiatrique est l’objet d’un important débat et d’une refonte radicale ou partielle dans la plupart des pays européens. Ce débat accompagne une évolution des pratiques et de l’organisation du soin psychiatrique, résultant à la fois de la mise en œuvre de nouveaux moyens tels les neuroleptiques, comme de la mise en place progressive du soin ambulatoire et de structures extra-hospitalières. Il résulte peut-être surtout d’une volonté politique particulière tendant à renforcer l’approche médicale non seulement du trouble mental, mais encore et plus largement des difficultés relationnelles, propres au monde moderne. L’explosion de Mai 1968 avait pourtant conduit à mettre en cause la médicalisation des conflits de la vie quotidienne. Un mouvement davantage supporté par les professionnels de la santé mentale dénonça ensuite l’usage de la psychiatrie à des fins politiques dans les pays de l’Est, notamment pour contenir la dissidence. Mais, compte tenu du développement de la psychiatrie dans l’ensemble des pays européens, se pose, aujourd’hui, avec une plus grande acuité, la question du rapport au droit dans l’exercice psychiatrique et, singulièrement, celle de la qualité de sujet de droit de toute personne, souffrant ou non de troubles mentaux plus ou moins graves. Se pose par suite, également, la question de la citoyenneté du malade mental ; car, aussi extraordinaire que cela paraisse, une telle dimension de l’homme souffrant demeure, aujourd’hui encore, problématique, à en croire non seulement certaines pratiques ayant cours en psychiatrie dans l’ensemble des pays européens, mais aussi certaines appréciations posées par les diverses juridictions comme par les législateurs nationaux, voire par les organes de contrôle internationaux 1. 1. Voir notamment, D. Shelton et Th. Douraki, Rights of the Mentally Ill, research study presented to the Parliementary Assembly of the Council of Europe, Strasbourg, ASJUR, 1992 (43), 41 p.

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

Le développement des moyens chimiothérapiques et le recours toujours plus important à la contrainte de soins se substituant à la vieille logique asilaire posent en réalité de nouveaux problèmes quant au droit des personnes ; problèmes qui nécessitent un examen urgent et approfondi si l’on veut préserver au mieux les droits de l’homme, notamment la liberté de chacun. Aujourd’hui, la France connaît par exemple chaque année plus de 600 000 admissions en hôpital psychiatrique, dont au moins 60 000 internements officiellement recensés et une cohorte de 1 200 000 personnes régulièrement suivies sur les secteurs de psychiatrie publique. Ces chiffres impressionnants, en augmentation constante, ne peuvent laisser indifférent. Ils suscitent de nombreuses interrogations, comme les protestations de personnes traitées qui se plaignent de violences, des effets secondaires des traitements, de l’atteinte à leur vie familiale et privée, voire d’internements abusifs, là où l’encadrement psychiatrique entend agir pour leur bien. Enquêtant sur l’internement psychiatrique dans les cantons du Jura bernois et de Fribourg, Michel Berthe note ainsi que « plus de 50 % des personnes privées de liberté considèrent que cette privation de liberté ne les a pas aidées et n’a pas résolu leurs problèmes. Une minorité estime que cette mesure a été positive. Aussi bien dans le canton de Berne que dans celui de Fribourg, moins de 25 % des assistants sociaux considèrent que cette mesure a aidé le client à résoudre ses problèmes 2 ». Sous bien des aspects d’ailleurs, nous le verrons, droit à la santé et droit à l’autonomie s’opposent et sous-tendent, l’un et l’autre, des logiques différentes, instaurant un clivage entre pays latins et pays anglo-saxons. La construction de l’Europe, notamment le développement des recours aux organes de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tend cependant à réduire cette opposition et concourt à la refonte des anciens schèmes d’interprétation et d’action. Ce mouvement de remise en cause est général. Il s’accompagne néanmoins d’une diversité des situations propres à chaque nation. C’est d’ailleurs l’un des objectifs de ce livre que de mettre à jour cette variété des solutions mises en œuvre au niveau national dans le dépassement du vieux paradigme de l’aliénation mentale, de son enfermement, voire de sa négation. La situation de la France est à ce sujet, et sous bien des aspects, tout à fait particulière. La France a en effet conservé le principe de l’internement administratif à fin de sûreté, mais aussi d’assistance et, aujourd’hui, d’accès aux soins. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, voire au-delà, la loi du 30 juin 1838 avait constitué un modèle pour la plupart des pays européens en matière de prise en charge des aliénés et d’organisation du soin psychiatrique. Désormais, un tel système paraît atypique par rapport à l’effort de dépassement des vieux paradigmes du XIXe siècle, développé par les autres pays européens. 2. M. Berthe, « Synthèse d’un travail de recherche effectué dans les cantons de Fribourg et du Jura bernois au sujet de la privation de liberté à des fins d’assistance », dans La Législation sociopsychiatrique. Un bilan, M. Borghi (éd.), Institut du fédéralisme de l’univer sité de Fribourg, fondation suisse Pro Mente Sana, Fribourg, 1992, p. 69.

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Cette situation particulière de la France se traduit par quelques chiffres qui n’ont pas manqué d’interpeller non seulement l’opinion, mais encore l’administration publique. Le nombre de psychiatres, multiplié par douze en trente ans, fait de la France le pays qui, en Europe, dispose de plus de psychiatres par habitant, après la Suisse. La consommation des psychotropes et neuroleptiques y est également très nettement supérieure à celle des autres pays européens. Édouard Zarifian montre que la France consomme trois fois plus de médicaments psychotropes que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, et deux fois plus que l’Italie 3. Comment peut-on expliquer ces disparités, et notamment la place particulière de la France – mais aussi de la Belgique –, dans cette consommation des traitements psychiatriques ? Faut-il renvoyer à une morbidité singulière de ces deux pays par rapport à leurs voisins ? Cela paraît aventureux, car les données épidémiologiques qui pourraient servir d’indicateur de santé sont, d’une manière générale, sujettes à caution. Faut-il mettre en avant le facteur culturel, comme le suggère l’équipe de David Cohen de l’université de Montréal 4 ? S’agitil d’un arrière-effet du système de couverture sociale, voire du poids particulier des trusts pharmaceutiques et des politiques de lobbying ayant cours dans chaque pays ? Serait-on tout simplement mieux soigné en France et en Belgique que dans toute autre nation ? Il est encore impossible de répondre à de telles questions qui relèvent d’une analyse multi-factorielle bien délicate à conduire compte tenu, d’une part, de la multiplicité des variables qu’il faudrait faire intervenir pour la mener à bien, et, d’autre part, de la fragilité des diagnostics comme de la validité des prescriptions. Il faudrait en outre pondérer ces chiffres par la consommation réelle des traitements, car de nombreux médicaments prescrits, voire achetés ou diffusés dans les établissements, ne sont en réalité pas pris par les patients. En définitive, 11 % de la population française déclare prendre régulièrement des psychotropes, ce qui place la France au premier rang des consommateurs mondiaux de telles substances. Il s’agit là d’une indication finalement plus significative que toute autre. Ces chiffres s’éclairent par ailleurs de la comparaison des données relatives à l’internement psychiatrique propre à chaque pays. Il y a ainsi en France, selon les périodes prises en considération, deux à quatre fois plus d’internements qu’au Royaume-Uni et deux fois plus qu’en Italie pour des populations à peu près similaires. La spécificité de la France paraît donc bien se confirmer. Or il nous semble que parmi les facteurs structurant l’offre et la demande de soins psychiatriques se trouve également le rapport singulier que la justice et la psychiatrie entretiennent dans chaque pays. C’est l’un des buts de cet ouvrage que d’aider à mieux cerner un tel rapport, jusqu’alors peu étudié d’un point de vue comparatif, non seulement au regard des textes, mais encore et surtout à la lumière de la pratique du droit, comme de la médecine. Bien entendu, il ne saurait être question de faire l’impasse sur la gestion de la sûreté dans les divers 3. Édouard Zarifian, Le Prix du bien être, psychotropes et société, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 139 140. 4. Cité par Édouard Zarifian, op. cit., p. 70.

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pays et sur la place que peut y prendre la pratique psychiatrique, puisque tous les efforts des réformateurs ont précisément tendu, ces dernières années, à faire glisser le soin psychiatrique du domaine de la sûreté à celui de la santé. Les rapports entre la psychiatrie et la police administrative seront donc également examinés à la lumière de certains systèmes juridiques nationaux, notamment du système français qui demeure, sous bien des aspects encore, très sécuritaire, comme d’ailleurs le système belge. Pourtant, le cadre juridique de ces deux pays est désormais fortement contrasté. Le système français présente toujours des modalités d’internement strictement administratives, alors que le système belge offre, lui, une configuration exactement inverse. Le 26 juin 1990, a en effet été promulguée en Belgique une loi donnant exclusivement à l’autorité judiciaire le pouvoir de décider d’un internement psychiatrique. Aussi nous faudra-t-il tenter d’expliquer ce paradoxe. Ces quinze dernières années ont par ailleurs vu s’établir et se renforcer une jurisprudence européenne, en particulier des organes de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales concernant les garanties juridiques apportées aux malades mentaux en matière de privation de liberté, voire de soins contraints. Sous l’influence d’une telle jurisprudence, plusieurs États, membres du Conseil de l’Europe, ont été conduits à réformer leur législation afin de la rendre conforme aux principes ainsi plus fermement établis. D’importantes recommandations ont encore été adoptées par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ou par le Comité des ministres dudit Conseil. Parallèlement, l’on a vu naître, s’affermir et se développer un mouvement européen de défense des droits des patients et usagers de la psychiatrie, dont la manifestation la plus évidente est, sans aucun doute, la création à Zandvoort (Hollande, 1991) du Réseau européen des usagers et ex-usagers en santé mentale. Aussi paraît-il nécessaire de réaliser aujourd’hui une synthèse des principes comme de la jurisprudence acquise, qui soit accessible à un large public, mais encore d’analyser un tel phénomène en le replaçant dans le débat d’idées de ces trente dernières années, pour permettre à chacun de s’interroger sur l’évolution en marche. Tel est le but principal de cet ouvrage qui permet ainsi d’identifier et de caractériser les grandes tendances d’évolution, comme les fondements des principaux systèmes législatifs européens concernant l’hospitalisation, mais aussi le traitement, la vie extra-hospitalière, le suivi des malades mentaux ainsi que l’organisation générale du soin psychiatrique. À cette fin, ce livre donne les éléments de comparaison déterminants et présente les droits reconnus par la Convention européenne et la jurisprudence qui s’y rattache, ainsi que les normes internationales applicables en droit interne. Il montre comment, au niveau national, les professionnels, les patients et leurs conseils, et même leurs organisations, se sont saisis de ces normes pour tenter de réformer les pratiques ; il évoque les obstacles rencontrés tout au long d’un tel chemin, souvent complexe et laborieux, qui prend parfois l’aspect d’un véritable calvaire ou, à tout le moins, d’un parcours du combattant. Mais pour comprendre l’enjeu des débats qui animent actuellement les milieux professionnels, les organisations de patients comme les divers parlements nationaux et organisations internationales, il convient de brosser tout d’abord à grands

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traits l’évolution propre au domaine, laquelle fait apparaître un sens à l’histoire du rapport que les sociétés modernes entretiennent avec ce qu’il était encore convenu, il y a peu, de désigner sous le terme de « folie », auquel s’est progressivement substitué celui de « trouble mental », d’où l’élargissement singulier du champ d’intervention de la collectivité dans la vie privée des personnes. Rappelons cependant d’abord que depuis que le mouvement désaliéniste de l’après-guerre a mis en cause le caractère pathogène de l’enfermement psychiatrique, il a été établi 5 que le stress, le chômage de longue durée, la menace de précarisation, l’isolement social sont des épreuves qui, comme le souligne Édouard Zarifian, « génèrent chez ceux qui les vivent une souffrance psychique susceptible de décompenser des états psychiatriques, mais aussi de conduire à des actes auto ou hétéroagressifs comme le suicide, la violence urbaine, ou l’abus de produits toxiques 6 ». Une étude du CREDES sur la santé et les soins médicaux, menée en France de 1991 à 1992 sous la direction de C. Sermet, montre que la consommation d’anxiolytiques et d’hypnotiques varie en fonction de la catégorie socioprofessionnelle, les revenus, les diplômes de ceux qui les absorbent, et fluctue en sens inverse de la consommation des autres classes de substances thérapeutiques. Elle diminue ainsi au fur et à mesure que l’on s’élève dans l’échelle sociale. L’intervention et le traitement psychiatriques renvoient donc d’emblée, on le voit, à un débat de société qu’il ne saurait naturellement être question de traiter ici, mais que l’on ne peut pourtant pas ignorer. L’internement psychiatrique peut en effet être un instrument de contrôle social des populations marginales. Des études ont montré que les minorités ethniques et raciales sont davantage portées aux admissions involontaires que les majorités au sein des sociétés. Faut-il rappeler qu’« aliéné » dérive du latin alienus, étranger, et qu’« alien » signifie également étranger en anglais ? Au Royaume-Uni certains analystes ont conclu que les malades psychotiques noirs risquent deux fois plus que les Britanniques et les immigrants blancs d’être involontairement hospitalisés et que les malades asiatiques risquent aussi davantage de faire l’objet d’un placement involontaire 7. Pour les groupes minoritaires, il y a un diagnostic disproportionné de schizophrénie et de recours à des mesures restrictives et contraignantes. Ces groupes risquent davantage de se voir administrer de puissantes substances psychotropes et de recevoir un traitement électroconvulsif 8. Ils risquent aussi davantage d’être officiellement retenus ou détenus dans un service fermé 9.

5. Voir notamment Bernadette Roussille, La Santé en France, rapport du Haut Comité de la santé publique, Paris, La Documentation française, 1994. 6. Édouard Zarifian, op. cit. 7. M. Lipsedge et R. Littlewood, Aliens and Alienists : Ethnic Minorities and Psychiatry, 1982, p. 65. 8. Ibid. 9. P. Noble et S. Rodger, « Violence by psychiatric impatients », dans British J. of Psychiatry, 1989, p. 391 398.

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

La prévention à l’égard des sexes est également un problème, les femmes étant deux fois plus susceptibles que les hommes 10 de faire l’objet d’un diagnostic de dépression et de se voir prescrire des substances psychotropes en plus grande quantité. En Europe, l’éventail de l’utilisation d’anxiolytiques / sédatifs, par les femmes, varie de 21,4 % (Belgique) à 9,1 % (Pays-Bas) 11. Il apparaît que les médecins ont davantage tendance à estimer que la base de la maladie chez les femmes est d’ordre psychologique plutôt que somatique, ce qui les conduit naturellement à prescrire des substances psychotropes. Les personnes âgées figurent parmi les groupes vulnérables qui sont souvent « déposés » dans des établissements psychiatriques. En août 1985, un rapport de l’inspection générale des affaires sociales françaises (IGAS n° 850094) a signalé que 44 % des personnes hospitalisées ou internées dans des établissements psychiatriques n’avaient pas d’indication médicale et que pratiquement la moitié d’entre elles avaient plus de 60 ans 12. Seulement 2 % des malades mentaux hospitalisés étaient placés dans ces établissements dans le cadre de « l’hospitalisation d’office », c’est-à-dire involontairement, parce qu’ils étaient jugés dangereux. Le reste était considéré comme « patients volontaires » bien qu’ils aient souvent été internés à l’initiative de tiers. Le risque d’internement arbitraire et abusif a été démontré et reconnu internationalement dans deux situations où l’on a pris conscience de tels dangers.

– L’hôpital psychiatrique de Léros (Grèce), qui fut démantelé à la suite d’une mission d’expertise du Conseil de l’Europe, constitue le premier de ces cas. Depuis la fin des années cinquante, l’hôpital psychiatrique public de Léros constituait un dépotoir pour les malades mentaux, adultes et enfants, de toute la Grèce. Avec plus de 1 100 patients actuellement dans l’île, cet établissement psychiatrique compte deux psychiatres et une infirmière qualifiée qui travaillent dans l’établissement pour enfants handicapés mentaux PIKPA de triste notoriété, un organisme quasi-gouvernemental. Le reste du personnel est composé de personnes sans formation ni qualification ou d’anciens pêcheurs et bergers qui, pendant trente ans, se sont occupés des malades mentaux que les familles et les autres hôpitaux grecs rejetaient. En 1984 une équipe d’experts de la commission des Communautés européennes, conduite par le professeur Ivor Browne de l’université de Dublin, a examiné les installations de santé mentale en Grèce. L’équipe a produit un rapport pour la Communauté européenne qui était extrêmement critique et a recommandé des mesures immédiates à Léros. Elle relève l’utilisation de Léros pendant des années, peut-être même des siècles, comme dépotoir de « rebuts » (lépreux, repris de justice, exilés politiques et maintenant enfants handicapés et malades mentaux), provoquant une dégradation du mode de vie et de la culture 10. E. S. Payker, « Depression in women », dans British J. of Psychiatry, 1991, 158 (supp. 10), p. 22 29. 11. H. Ashton, « Psychotropic drug prescribing for women », dans British J. of Psychiatry, 1991, p. 158. 12. Voir Ph. Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Paris, Fayard, 1989, p. 313.

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de l’île. On n’y trouve pas le développement touristique ou l’activité économique qui existe dans le reste du pays mais plutôt une accumulation de la misère humaine 13. La Communauté européenne a voté une somme de deux millions de dollars entraînant une contrepartie du gouvernement grec, puisque cette somme doit être consacrée à l’amélioration des conditions à Léros. Six ans plus tard, l’offre est restée sans effet. Sur les 1 100 clients de l’établissement psychiatrique de Léros, des enquêtes montrent que 50 % pourraient vivre à l’extérieur avec un soutien et que 25 % n’ont pas besoin d’être dans un établissement psychiatrique ; 81 % n’ont aucun contact avec des parents 14. Les conditions épouvantables à Léros, qui résultent de la coopération entre le gouvernement, les psychiatres et les familles cherchant à occulter divers problèmes, ont été portées à l’attention du public par la presse et par le congrès international de l’Association mondiale de psychiatrie qui s’est tenu à Athènes en octobre 1989.

– Les dissidents politiques de l’ancienne Union soviétique constituent le second cas que les organisations internationales ont pris en considération. On a longtemps prétendu qu’en Union soviétique les dissidents politiques et religieux étaient systématiquement internés dans des hôpitaux psychiatriques. L’Association mondiale de psychiatrie a condamné l’Union soviétique pour abus politique en 1977 15. Six ans plus tard, la société soviétique des neuropathologistes et psychiatres démissionnait de l’AMP plutôt que d’affronter l’expulsion. Jusqu’à la visite d’une délégation officielle d’experts des États-Unis au début de 1989, le gouvernement soviétique a refusé l’accès aux patients et aux hôpitaux psychiatriques en question. Un grand nombre de personnes qui avaient été arrêtées pour activités politiques furent déclarées sujettes à de graves troubles mentaux sur la base de symptômes tels que « folie du réformisme » ou « pensées antisoviétiques ». Ces symptômes, même en l’absence d’infirmité apparente, de confusion ou de pensée, compréhension ou comportement illogiques aboutirent souvent à l’hospitalisation involontaire pour schizophrénie « torpide ». Les dossiers médicaux et les entrevues avec les malades ont fourni la preuve que des doses relativement élevées de médicaments neuroleptiques étaient données aux patients qui ne montraient aucun signe de psychose afin de traiter « les pensées antisoviétiques ». Selon les mêmes sources, un médicament entraînant une forte aversion, la sulfazine, administré à des fins punitives, produisait de fortes douleurs, immobilité, fièvre et nécrose musculaire. D’autres 13. Rapport sur les réformes des soins publics de santé mentale en Grèce pour la commis sion des Communautés européennes, V/1147/1984 EN. 14. Conseil régional européen de la Fédération mondiale pour la santé mentale, 1990. 15. La WPA a adopté la résolution ci après : « Que l’Association mondiale de psychiatrie prenne acte de l’usage abusif de la psychiatrie à des fins politiques et qu’elle condamne ces pratiques dans tous les pays où elles se rencontrent et qu’elle demande aux organisa tions professionnelles de psychiatrie de ces pays d’abandonner ou d’effacer ces pratiques de leur pays et que l’Association mondiale de la psychiatrie mette en œuvre la présente résolution en premier lieu en ce qui concerne les nombreuses preuves d’usage abusif systématique de la psychiatrie à des fins politiques en URSS. »

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traitements tels que des injections d’atropine, des comas insuliniques et des contentions physiques rigoureuses ont également été pratiqués sur les détenus. Les patients ne furent jamais consultés sur leur propre traitement. Au niveau international, ces différents constats ont conduit à réaffirmer la nécessité de garantir les droits des patients. Nous verrons que même dans les pays les plus avancés de l’Europe occidentale, certaines dérives, conduisant à une utilisation répressive, voire politique de la psychiatrie, existent et que les sanctions, par les organes européens, de diverses irrégularités commises sont désormais nombreuses. Les révélations de ce contentieux ne permettent plus d’ignorer les divers problèmes que pose la pratique psychiatrique au regard de la sauvegarde des droits de l’homme et les risques qu’elle comporte. Il devient urgent qu’un cadre légal et réglementaire, plus fermement défini, soit adopté afin de garantir au mieux la liberté de tous. C’est à cet effort de redéfinition des normes et des procédures, éclairées des apports de la pratique, que cet ouvrage entend contribuer.

De l’exclusion à l’accès aux soins et à la dignité du malade

L’EXCLUSION, MOYEN DE LA SPÉCIALISATION ET DE L’ASSISTANCE

Les limites de la sûreté

Certains auteurs 1 ont cru pouvoir affirmer que « la “psychiatrie asilaire” est apparue dans les pays industrialisés d’Europe septentrionale et d’Amérique du Nord au cours du siècle dernier, essentiellement pour répondre aux besoins des milieux défavorisés des villes ». Ils ont également constaté l’inadaptation d’une telle organisation aux besoins et aux exigences des populations rurales des pays du Sud. Cette organisation y fut toutefois imposée par les puissances coloniales, en même temps que la législation qui en est le corollaire. Il est vrai que la législation française du 30 juin 1838 participe d’un tel mouvement. Elle servit d’ailleurs de modèle à de nombreux pays européens et fut exportée dans les pays du Tiers-Monde appartenant à l’ancien empire colonial français, pays qui l’ont généralement conservée inchangée. Il en va de même des législations anglaises relatives au traitement des maladies mentales, législations qui furent appliquées aux différents pays de l’empire britannique. En 1834, Ferrus fait ainsi, en France, une première proposition de loi tendant à fixer l’établissement légal des aliénés, puis s’associe en 1837 à Falret et Esquirol pour constituer une commission ayant pour mission d’élaborer un projet qui débouchera, l’année suivante, sur le vote de la loi du 30 juin 1838. Or, en 1834, la France – comme la plupart des pays européens – connaît une grande agitation dans les villes. L’insurrection des canuts de Lyon demeurera longtemps gravée dans les mémoires. À cette époque, à la Chambre des pairs, l’on parle de juguler « les classes dangereuses ». C’est dans ce contexte social particulièrement tendu 1. « Législation sanitaire comparée », dans Recueil international de législation sanitaire, vol. 21, n° 1, 1978, p. 109.

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que la loi du 30 juin 1838 sera adoptée. Comme le rappellera, cent cinquante ans plus tard, M. d’Alteroche, premier président de la Cour d’appel de Riom2, cette législation tentera de répondre à deux préoccupations majeures : assurer la sûreté d’une part, développer et organiser l’assistance aux aliénés d’autre part. Elle succédait ainsi à cinquante ans de confusion. Dès 1788, en effet, les lettres de cachet qui permettaient à l’administration royale de porter, entre autres, atteinte à la liberté individuelle et de provoquer, notamment, la séquestration des correctionnaires comme des insensés, furent condamnées par le parlement de Paris, après avoir été fustigées par Mirabeau, Latude et Linguet. La loi des 1627 mars 1790 les abrogea définitivement. À partir de cette date, la séquestration des insensés ne sera plus, légalement, possible que par un jugement d’interdiction. Toutefois, l’Administration ne tardera pas à décider des internements, soit par décision du préfet de police, nouvellement institué à Paris, soit par décision des maires dans les autres communes, voire des chefs d’établissements. C’est en effet dès 1790-1791 que, dans le cadre du traitement de l’urgence, les lois de police municipale donneront à l’Administration un pouvoir d’intervention en l’autorisant notamment à placer provisoirement les insensés dans des dépôts de sûreté, puis à prendre toute mesure utile afin de « procurer la liberté et la sûreté de la voie publique », comme « d’empêcher que personne n’y commette de dégradation ». À l’époque, la question centrale demeurait, on le voit, celle de l’enfermement des insensés pour assurer la sécurité des biens et des personnes.

La modernité de la loi du 30 juin 1838 et l’obligation d’organiser l’assistance aux aliénés

La loi du 30 juin 1838 aura une tout autre ambition. Tout en intégrant les exigences de la sûreté, elle tentera surtout de donner un cadre légal et réglementaire aux soins délivrés par l’aliéniste, au point qu’elle créera d’ailleurs l’obligation, pour chaque département, de se doter d’un établissement public d’aliénés ou, à tout le moins, de traiter à cette fin avec un établissement privé qui leur sera réservé. Sa visée demeure, malgré tout, très circonscrite. Elle s’intéressera ainsi principalement aux aliénés en ce qu’ils peuvent devenir délinquants ou criminels à tout moment. L’article 11 de la loi du 30 juin 1838 définissait l’état d’aliénation comme celui d’une personne sujette à des actes ou accès de démence plus ou moins fréquents 3. C’est d’ailleurs la loi du 30 juin 1838 qui, à partir de 1852, permettra une véritable mise en œuvre de l’article 64 de l’ancien Code pénal adopté en 1810, lequel disposait : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque 2. Ordonnance du 10 novembre 1987, TGI de Clermont Ferrand, Marie Antoinette Boucheras. 3. Cette définition figurait encore à l’ancien article L. 336 du code de la santé publique, avant la réforme du 27 juin 1990, laquelle a substitué la notion de trouble mental à celle d’aliénation et a supprimé toute référence aux « actes ou accès de démence ».

De l’exclusion à l’accès aux soins et à la dignité du malade

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le prévenu était en état de démence au temps de l’action ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister 4. » Cette législation est donc résolument moderne en ce qu’elle est d’emblée une sorte de loi cadre de l’organisation du soin psychiatrique et de la prise en charge du dément, jugé pénalement irresponsable, susceptible de réitérer ses actes criminels. À l’époque, une telle prise en charge ne se conçoit guère en dehors de l’asile, milieu éminemment fermé. Cette législation consacre surtout le principe que les aliénés constituent une population à part qui ne saurait être assimilée à celle objet de la correction, du redressement et de la sanction, mais qui suppose la direction médicale à fin d’assistance au malade par la mise en œuvre du traitement moral. Il s’agit là d’une œuvre d’humanité, dans le droit fil du mouvement philanthropique (Robert Castel, 1978). La loi du 30 juin 1838 sort ainsi le fou – le dément – des prisons et du grand renfermement de l’hôpital du siècle précédent, où se côtoyaient, dans une même relégation, les marginaux de toutes sortes, correctionnaires, prostituées, malades vénériens, vagabonds et insensés. Mais elle le fait à une époque où, précisément, l’hôpital général s’ouvre sur la clinique moderne, grâce à la création de lieux spécifiques d’exclusion et d’enfermement pour chacune des catégories marginales dont l’hôpital est désormais libéré : maisons d’arrêt pour les correctionnaires, dépôts de mendicité pour les vagabonds, asiles d’aliénés où se retrouveront encore longtemps enfermés fous, prostituées et la plupart des délinquants sexuels. À la vérité, la loi du 30 juin 1838, comme nombre de législations européennes traitant de la matière, sauf en Angleterre et dans les pays de l’empire britannique, organise le soin psychiatrique autour d’une double exclusion du fou : – exclusion de la société tout d’abord, par l’enfermement ; – exclusion de la médecine générale ensuite en lui réservant des établissements spécifiques où les traitements sont délivrés et organisés par des médecins spéciaux dont la formation sera longtemps particulière. On a souvent dit que le modèle français assurait une parfaite répartition et un bel équilibre des pouvoirs, ce qui pourrait s’énoncer ainsi : le médecin conseille, l’Administration décide et le juge contrôle. En réalité, l’originalité du modèle français ne repose pas tant sur le choix opéré par le législateur entre le pouvoir médical ou administratif et l’autorité judiciaire pour décider, contrôler et administrer le soin psychiatrique, que sur l’énoncé d’une règle nouvelle consacrant la spécificité du soin psychiatrique et l’exclusion du malade mental de l’hôpital général. Une telle organisation du soin psychiatrique, centrée sur l’établissement spécialisé où les médecins disposent de tous les pouvoirs de gestion des biens et des personnes, rejaillit fatalement sur l’administration des traitements. Dans un tel système, l’on peut dire que le traitement de force est la règle ou, plus exacte4. Sur ce sujet, voir notamment A. Piernikarch, « Évolution du champ d’application de l’article 64 du Code pénal, de 1810 à nos jours, au regard de la notion d’enfermement », dans La Santé comme observable. Regards sur la santé mentale et la folie, colloque INSERM, vol. 192, Paris, 1989.

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ment, qu’il est indifférent de s’interroger sur la validité du consentement au traitement de l’hospitalisé. La volonté du patient ne peut être que niée ou, à tout le moins, mise entre parenthèses. Il est d’ailleurs censé ne point en avoir, si bien qu’on appellera « placement volontaire » l’internement fait à la demande d’un tiers dont seule la volonté sera prise en compte. Le malade, lui, ne saurait avoir de volonté. Dès lors que la volonté du patient est à tout jamais occultée, établir que dans un tel système, la décision d’admission appartient à l’Administration, au médecin, voire à un simple tiers, ne constitue plus qu’une question technique et ne présente qu’un intérêt secondaire. Dans ce genre de système, la prise en charge de la « dangerosité sociale » du malade mental conduit d’une part à associer le soin à une mesure de police et de sûreté, d’autre part à intégrer cette dangerosité au malade. Par là même, la dimension sociale du trouble mental demeure occultée autant que la volonté du patient. La violence tend à perdre elle-même toute connotation sociale, et l’hôpital psychiatrique concourt toujours davantage à rendre invisible « dans les cités de l’Occident industrialisé la misère sociale qui les habite 5 ». Le rôle de dépotoir et d’exclusion sociale de l’hôpital psychiatrique est ainsi intrinsèquement lié à son érection en établissement spécialisé. L’OUVERTURE DE L’ASILE COMME MODE D’ACCÈS AUX SOINS

Très tôt cependant, certains aliénistes tenteront de faire sortir quelques aliénés des structures fermées, rejoignant en cela le mouvement du no-restraint et de l’open-door promus par John Conolly en Écosse. Dès 1820, Ferrus emploie certains aliénés de Bicêtre aux travaux des champs voisins. La ferme de SainteAnne, à Paris, sera créée en 1832. Des pavillons nouveaux construits sur les lieux mêmes se caractérisent par l’absence de murs de clôture, de sauts-de-loups et par leur dispersion. Le traitement par le travail, qui assure de surcroît une certaine rentabilisation de la structure asilaire, vient compléter le traitement moral, même s’il s’agit encore et avant tout de « soumettre » de « dompter », de « sidérer » le malade par des traitements souvent barbares. Dans le même temps, quoique progressivement, la doctrine de la dégénérescence de Morel se substituera à la vieille monomanie sans délire de Pinel, avant de déboucher sur la théorie allemande des « constitutions » élaborée par Kraeplin, laquelle permettra de réorganiser l’asile par la séparation et la répartition des malades entre curables et incurables. Cette politique ségrégative, qui prend naissance au sortir du XIXe siècle, coïncide avec l’infléchissement du nombre des internés présents à l’asile, bien que la courbe des personnes distinctes, traitées durant l’année, poursuive inexorablement sa course, comme nous le verrons plus loin. Autant dire que si l’asile continue d’enfermer toujours davantage de personnes, les sorties commencent à 5. Maria Grazia Giannicheda, dans Législation de santé mentale en Europe, Rapport d’étude, Claude Louzoun, CEDEP, La Documentation française, Paris, 1990, p. 187.

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avoir une autre cause que le décès du malade. Durant cette période, Kraeplin évaluera d’ailleurs à 13 % le nombre de guérisons possibles. Ainsi, avant même le premier conflit mondial, cet édifice monolithique qu’est l’asile d’aliénés commencera à se fissurer sous l’effet des traitements de force, physiques ou biologiques (B. de Fréminville, 1977), se substituant petit à petit au traitement moral, avant que les traitements de choc ne prennent euxmêmes massivement le relais durant l’entre-deux-guerres. Les premières colonies familiales, reposant sur un équipement central léger, qui sert de relais entre l’asile, qui y transfère ses fous, et les familles de la région qui les accueillent en pension, prennent naissance à cette époque pour le traitement des « déments tranquilles » et des « chroniques non dangereux ». Demeurent toutefois exclues de ce dispositif, les « invalides », les « gâteuses », les « vicieuses » et les « violentes » ; car en vérité, un tel dispositif concernera essentiellement les femmes, du moins à ses débuts. Instaurées par analogie avec les placements des enfants abandonnés chez les nourrices de la campagne et par les hospices, ces colonies familiales, telle celle de Dun-sur-Oron, concerneront également les « enfants arriérés », et préfigureront les prochaines formes d’assistance extra-hospitalière. C’est également durant la décennie 1888-1898 que débute l’opposition entre les tenants de l’aliénisme, eux-mêmes enfermés dans les asiles, et les médecins, précurseurs de la neurologie, attachés à l’hôpital général, préfigurant les futurs neuropsychiatres d’hôpital, installés parmi les autres spécialistes médicaux. Cette opposition statutaire, qui confronte des pratiques institutionnelles distinctes, se renforcera du débat sur l’organogenèse et la psychogenèse de la maladie mentale, lequel déchirera longtemps encore l’univers psychiatrique. Cette scission se fondera pour les uns sur la doctrine des « constitutions » et sur les concepts de démence précoce et de maladie mentale autonome, puis, avec l’école suisse de Bleuler, sur la théorie de la schizophrénie, la dissociation du patient devenant signe de son incurabilité. Pour les autres, une telle scission débouchera sur les recherches concernant les facteurs toxiques, biologiques, voire génétiques, des psychoses. Cette opposition durera près d’un siècle, jusqu’au tournant des années soixante. Tout au long de la première moitié du XXe siècle, le traitement des troubles mentaux s’articulera ainsi autour de trois pôles : l’aliéniste asilaire, de plus en plus exclu du mouvement scientifique, même s’il revendique d’appartenir à la médecine en mettant en œuvre les thérapies de choc tout en insistant sur la psychogenèse des troubles ; le neuropsychiatre d’hôpital, qui fait allégeance à la neurologie, plus centré sur l’organogenèse ; et enfin le psychothérapeuteanalyste, situé en dehors des institutions, qui rompt totalement avec la médecine. Malgré l’isolement de l’aliéniste, le mouvement de médicalisation de la psychiatrie n’en est pas moins net dès l’entre-deux-guerres, surtout grâce à la mise en œuvre des traitements de choc, mais aussi aux acquis de la neurologie. Cette médicalisation de la psychiatrie coïncide avec un nouvel essor des internements qui portera à plus de 150 000, en France, le nombre d’internés avant le second conflit mondial.

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Au sortir de la Première Guerre mondiale, la première expérience de service ouvert sera tentée par Édouard Toulouse qui crée, en 1922, l’hôpital Henri-Rousselle à Sainte-Anne (Paris), qui comporte des lits d’hospitalisation libre, un dispensaire, un service social, des laboratoires de recherche et une unité d’enseignement. À la vérité, il s’agit toujours de lits d’hospitalisation libre dans des services fermés ; ce qui caractérisera longtemps la situation de la plupart des hospitalisations libres, en France, jusqu’au début des années quatre-vingt. Plus qu’un véritable service libre, l’hôpital Henri-Rousselle est le précurseur du dispensaire d’hygiène mentale. Dès sa création, il fonctionne d’ailleurs comme tel, pour l’ensemble de la capitale. En vérité, Édouard Toulouse a davantage promu, en psychiatrie, la notion de centre de prophylaxie que celle de service véritablement ouvert. Le Front populaire fera naître, quant à lui, l’idée d’une médecine sociale, entre 1936 et 1938. La circulaire Rucart de 1938, qui rebaptise les asiles d’aliénés en hôpitaux psychiatriques et les aliénistes en psychiatres, insiste déjà sur la nécessité « d’aller aux populations ». Se développe ainsi l’idée du service social, du dispensaire, des « médecins sociaux », qui tendent à faire sortir la fonction de médecine publique de son enfermement dans le service hospitalier où elle a été tenue depuis la réaction thermidorienne. L’organisation de l’hygiène sociale du début du siècle, visant la protection de l’enfance et la lutte contre les fléaux sociaux, au premier rang desquels figurera la tuberculose, servira de modèle. La lutte contre la tuberculose, organisée par les hygiénistes, s’inspirera des structures mises en place à Paris par la mission Rockefeller durant le premier conflit mondial. Ce modèle servira ensuite pour l’organisation du soin psychiatrique : un médecin par dispensaire, un secteur par dispensaire, une secrétaire, deux à trois assistantes sociales affectées chacune à un sous-secteur ; l’assistante sociale donnant au médecin du dispensaire, qui ne se rend pas sur place, l’information qui lui manque. Il faudra toutefois attendre les années soixante-dix pour que cette structure devienne véritablement opératoire en psychiatrie. Ce mouvement se dessine déjà, cependant, sous l’occupation allemande, période durant laquelle la psychiatrie infanto-juvénile posera, sous l’impulsion de Georges Heuyer, les premiers jalons de la psychiatrie de secteur. Dans ce contexte, une circulaire du 13 octobre 1937 incite à la création de services ouverts, distincts des services réservés aux aliénés et confiés à un médecin chef unique. Cette circulaire crée également des dispensaires psychiatriques chargés du « dépistage et du triage » et un service social au sein de ces dispensaires. À son article 2, l’arrêté ministériel du 5 février 1938, portant sur le règlement type des hôpitaux psychiatriques, autorise la mise en place d’unités destinées au traitement des maladies mentales et non plus seulement des aliénés, soumis aux dispositions de la loi du 30 juin 1838. Cet arrêté permettra la prise en charge d’autres affections mentales dans le cadre du droit commun de l’hospitalisation. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la « psychiatrie asilaire » est remise en cause, tant en Europe qu’aux États-Unis. Danielle Sivadon témoigne : « J’ai dû arriver à Ville-Évrard6, en 1943, j’avais 5 ans. La sœur de mon père 7 est 6. Hôpital psychiatrique de la banlieue parisienne. 7. On aura compris que le père de Danielle Sivadon était à l’époque médecin chef à Ville Évrard, avant d’en être nommé directeur.

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revenue de Ravensbrück dans une détresse physiologique absolue ; ensemble ils parlaient beaucoup et je sais que pour lui ça a dû être très important de comprendre qu’il était responsable d’un camp de concentration 8. » Certains psychiatres, comme Lucien Bonnafé, ne cesseront également de rappeler les 40 000 morts dans les hôpitaux psychiatriques français durant cette période, mais il faudra attendre 1987 pour que soit publiée une thèse soutenue en 1981 par le docteur Max Lafont sur ce qui sera dès lors appelé : « L’extermination douce. » En réalité, le mouvement désaliéniste français de l’après-guerre demeurera timide dans cette mise en cause. Il s’efforcera surtout d’ouvrir les portes de l’asile afin d’en faciliter l’accès. Aussi, contrairement à une idée reçue et largement répandue, le mouvement désaliéniste ne parviendra pas à faire diminuer le nombre des internements, qui ne cesseront en réalité de croître – sensiblement au même rythme de 1850 jusqu’en 1970 –, mais plutôt à accroître considérablement le nombre des admissions annuelles, tous modes de placement confondus, y compris celui de l’admission en service libre. On parlera d’ailleurs longtemps encore de « placement libre ». Le mouvement désaliéniste amorce en fait le raccourcissement des séjours, mais aussi leur multiplication tout au long de la vie du patient, tout comme il amorce le mouvement des admissions prétendument libres dans des services encore fermés pour la plupart. De la fin de la guerre jusqu’en 1960 peut néanmoins se développer, notamment en France, ce que l’on appellera la psychothérapie institutionnelle, qui tend à faire de l’institution elle-même un outil thérapeutique, en partant précisément du constat que l’institution de 1945 est malade et elle-même pathogène. Il s’agit donc de soigner en partie l’institution par une sorte de psychothérapie des soignants, qui s’inspire largement des techniques de groupe élaborées par Moreno. Cette remise en question socioprofessionnelle des soignants débouche sur une nouvelle psychothérapie des patients. La relation thérapeutique médecin/malade se déplace ainsi vers une relation soignants/soignés, le pôle soignant gravitant autour de la notion d’équipe médicale. Comme le note Raynaud (1989, p. 46), « c’est cette réflexion qui amènera par exemple la loi de 1968 séparant la notion d’incapacité majeure et celle de l’internement, fruit de la reconnaissance clinique de la séparation des couples auparavant peu dissociables : folie-irresponsabilité, aigu-chronique, soin-guérison ». Ainsi se développe la conception du caractère iatrogène d’un rapport à la folie qui exclut le respect du patient en tant que personne et, dans le même temps, la dimension sociale dudit patient. Pour combattre cet état de fait, la psychothérapie institutionnelle promeut la création d’ateliers et de clubs de patients, au sein même de l’institution, voire d’associations de malades, en partie gérés par eux. Cette doctrine unitaire de la psychiatrie française, qui prévaut à l’aprèsguerre, et qui tend à associer les soins à l’hôpital et la vie du sujet dans la société, ne tarde pas à renforcer l’idée d’une organisation d’un secteur psychiatrique extrahospitalier venant en alternative à l’hôpital. Dès 1957, Philippe Paumelle démarre 8. Recherches, n° 17, 1975.

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une expérience de psychiatrie dans la communauté, dans le 13e arrondissement de Paris, expérience dont la visée première consistait à promouvoir une forme d’alternative à l’hospitalisation en multipliant les interventions à domicile, y compris l’hospitalisation à domicile, les traitements ambulatoires, les thérapies familiales. Mais l’association privée ASM-13 9 ne tardera pas à assurer la gestion d’un hôpital privé (l’hôpital de l’Eau-Vive de Soisy-sur-Seine, qui fut notamment dirigé par le docteur Gladys Swain 10). Cette velléité de mise en place d’une psychiatrie de secteur sera portée à l’origine par un courant très inspiré des thèses sociogénétiques défendues par des intellectuels et des psychiatres, proches du parti communiste français. Comme le souligne encore Raynaud (1989, p. 47), dans cette période de guerre froide, « des hommes comme L. Le Guillant, P. Sivadon, L. Bonnafé, G. Daumezon, à la suite de G. Politzer, vont d’ailleurs s’affronter aux partisans de la psychanalyse, conçue comme un outil thérapeutique institutionnel, en privilégiant l’aspect sociologique de la folie ». Mais c’est bien évidemment la diffusion massive des neuroleptiques qui permettra de modifier radicalement la clinique et qui assurera le développement de la psychiatrie de secteur, laquelle supposera toutefois, on l’a vu, diverses actions administratives spécifiques pour sa mise en œuvre effective. L’on ne saurait dire cependant que la diffusion des neuroleptiques a, à elle seule, infléchi la pente des admissions annuelles. Un infléchissement bien plus net avait déjà pu être remarqué durant l’entre-deux-guerres, avec la mise en place des thérapies de choc. Au sortir du second conflit mondial, la réorganisation de la psychiatrie par le mouvement désaliéniste permet de repérer un nouvel infléchissement de la courbe des admissions annuelles, qui inaugure un certain turn-over ou moulinet psychiatrique, avant même la diffusion des psychotropes. Sous ce rapport, l’apparition des neuroleptiques ne fera, en définitive, qu’accompagner ce mouvement, le consolider, l’approfondir et en assurer la pérennité. Une circulaire du 15 mars 1960, donnant officiellement corps au secteur psychiatrique extra-hospitalier, précise par ailleurs, au titre des services libres 11 : « Il était apparu précédemment nécessaire, lorsque la création des services libres dans chaque hôpital psychiatrique a été préconisée, de prévoir qu’ils seraient séparés des pavillons du service fermé et qu’ils seraient dotés d’une entrée particulière. Il avait également été précisé primitivement que le service libre organisé dans un établissement ne pouvait être confié qu’à un seul médecin chef de service. À l’heure actuelle, compte tenu de l’évolution constatée tant dans les pays voisins du nôtre que dans certains hôpitaux psychiatriques de notre pays en ce qui concerne le recrutement des malades et les méthodes d’hospitalisation et de traitement, il s’avère indispensable d’ouvrir au maximum l’hôpital 9. Santé mentale et lutte contre l’alcoolisme dans le 13e arrondissement. 10. Marcel Gauchet et Gladys Swain, La Pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980. 11. Une circulaire du 28 février 1951 avait requalifié en « services libres » les anciens « services ouverts ».

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psychiatrique en réduisant progressivement le service fermé à quelques pavillons. En conséquence, chaque service médical doit comporter un service libre. Dans le plan d’une modernisation des locaux, aucune distinction n’est à faire sur le plan architectural entre les pavillons du service libre et ceux du service fermé. Il n’y a plus lieu de rechercher un accès différent pour le service libre », de sorte que l’hospitalisation libre se développera en effet dans des services dits libres, mais en pavillons… fermés 12 ! Notons par ailleurs que, parallèlement à l’hospitalisation psychiatrique publique, existent depuis le XVIIIe siècle des maisons de santé privées, qui subsisteront sous diverses formes tout au long des XIXe et XXe siècles, où la séquestration des personnes est interdite depuis la promulgation de la loi du 30 juin 1838, à moins que l’établissement privé en question ne soit érigé en établissement départemental, admis à participer au service public des aliénés. Dans les autres établissements privés, seule l’hospitalisation libre demeurait possible, bien que les séquestrations y fussent en réalité nombreuses. Il fallut attendre la loi « Sécurité et Liberté » du 2 février 1981 pour que ces établissements privés soient intégrés au système du contrôle périodique, confié aux représentants de l’Administration et de la justice. Enfin, la loi du 3 janvier 1968 dissociera définitivement la mesure d’internement du régime de protection des biens et des personnes. Jusqu’à cette date, en effet, les biens de l’interné étaient gérés d’office par un service spécial de l’hôpital. La nouvelle mesure de tutelle ou de curatelle aux biens fera désormais l’objet d’une instruction distincte de celle du placement à l’hôpital psychiatrique, et elle sera décidée par le juge des tutelles. La personne internée ne perdra plus automatiquement ses capacités de gestion. Cet assouplissement des mesures accompagnant l’internement va, en outre, concourir à étendre le champ d’intervention de l’hôpital psychiatrique. L’envol des admissions, que l’on constate surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui se poursuit à un rythme toujours aussi soutenu, se traduit ainsi par des chiffres quelque peu hallucinants. De moins de 10 000 admissions annuelles en 1918, on est passé à plus de 50 000 en 1940, et de 40 000 en 1945, on est passé à près de 400 000 admissions annuelles en 1990 et 600 000 en l’an 2000 ; cependant que le nombre de personnes distinctes, traitées chaque année par l’hôpital psychiatrique, passe de 150 000 à plus de 230 000 entre 1940 et 1990 et dépasse aujourd’hui les 250 000. Il faudra attendre 1970 pour observer un double mouvement de baisse : baisse du nombre des personnes présentes à l’hôpital qui, de 120 000 en 1970, tombent en dessous de 70 000 en 1990 ; baisse du nombre des internements officiellement enregistrés comme tels qui, de 80 000, tombent dans le même temps en dessous 12. En s’appuyant précisément sur ces particularités architecturales, M. Jean Pierre Donnadieu, qui fut officiellement admis en 1969 au quartier psychiatrique de Font d’Aurelle de l’actuel centre hospitalier universitaire de Montpellier, tente d’établir devant les juridictions administratives que son « hospitalisation libre » n’avait rien de libre, mais correspondait à un internement pur et simple (TA Montpellier, 25 novembre 1998, requête n° 941736, jugement déféré à la cour administrative d’appel de Marseille, requête n° 99 MA00198, en cours).

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de 30 000. Mais ce double mouvement de baisse sera sans aucune incidence sur la croissance, toujours aussi forte et régulière, du nombre total des admissions, tous modes de placement confondus, comme sur le nombre de personnes distinctes annuellement traitées par l’hôpital, lequel, rappelons-le, dépasse aujourd’hui 250 000 personnes. Un tel mouvement contradictoire s’explique par la place toujours plus importante réservée à l’admission libre qui s’est surtout développée entre 1970 et 1984 en alternative à l’internement. Depuis cette date, le nombre des internements officiellement enregistrés semble devoir se stabiliser entre 20 000 à 30 000 personnes distinctes internées chaque année, cependant que le nombre de personnes distinctes traitées annuellement sous le statut de l’hospitalisation libre continue, en revanche, de croître à un rythme régulier. Toutefois, depuis 1985, l’on assiste à une reprise des internements. Ils ont doublé en quinze ans, passant de moins de 30 000 à 60 000 entre 1985 et l’an 2000. Aujourd’hui, le rapport entre hospitalisation libre et hospitalisation involontaire est cependant totalement inversé en regard de ce qu’il était trente ans plus tôt. En 1970, près de 80 % des personnes traitées l’étaient officiellement sous le mode de l’internement, et 20 % sous celui de l’hospitalisation libre. Aujourd’hui, moins de 20 % d’entre elles sont admises involontairement et plus de 80 % le sont au titre de l’hospitalisation libre, mais, dans l’intervalle, le nombre des personnes concernées a augmenté de près de 60 %… Rapporté au nombre total des admissions, celles sans consentement ne concernent que 10 à 12 % du total. Plusieurs facteurs commandent une telle évolution. Sur le plan idéologique, le mouvement de 1968 a assuré une large diffusion des thèses de l’antipsychiatrie anglaise et de la « psychiatrie démocratique » italienne, tendant à une désinstitutionnalisation ou, à tout le moins, à une déspécialisation du soin psychiatrique. Si, au Royaume-Uni, le Lunacy Act de 1845 obligea les autorités locales à créer des asiles d’aliénés publics, comparables à ceux institués en France par la loi du 30 juin 1838, en réponse aux dénonciations des conditions scandaleuses de vie, de travail et de traitement dans les asiles privés et les workhouses 13, il faudra attendre le Lunacy Act de 1890 pour voir apparaître la première définition du mode d’admission dans les établissements d’aliénés britanniques. Dans l’entredeux-guerres furent fondés en Angleterre l’hôpital Maudsley et la clinique Tavistock, établissements privés recevant des patients en cure libre ou pour des traitements en externat. Ces deux établissements auront valeur démonstrative au plan des traitements et renforceront les réactions de l’opinion publique aux conditions faites aux malades mentaux dans les asiles, tout comme elles concourront à sensibiliser l’opinion publique contre le caractère abusif de certains internements. Ce mouvement d’opinion obtiendra la désignation d’une commission royale, laquelle définira la maladie mentale comme l’incapacité du patient à maintenir son équilibre social, tout comme elle affirmera qu’il ne saurait y avoir de ligne claire de démarcation entre maladie mentale et maladie 13. Réfugié à Londres, Karl Marx dénoncera lui même les workhouses dans son chapitre sur l’accumulation primitive du capital.

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organique. Dès lors, le Mental Health Act de 1930 autorisa l’admission en hospitalisation libre dans les asiles publics. Ces dispositions amorceront une nouvelle dynamique d’amélioration et d’ouverture de l’asile, qui se traduira d’une part par une politique d’open-door (d’ouverture des portes) et par un système d’asile en « cottage » à partir de 1965, d’autre part par le développement de centres externes dans les hôpitaux généraux, et enfin par la création de communautés thérapeutiques. C’est ainsi que durant la Seconde Guerre mondiale et les années de l’après-guerre, Maxwell Jones lance la communauté thérapeutique de l’hôpital de Belmont. Aujourd’hui encore, des communautés thérapeutiques existent à l’intérieur des hôpitaux, mais quelques organisations de volontaires entretiennent également de telles communautés hors de l’hôpital (The Richmond Fellowship, par exemple). Le Mental Health Act de 1959 définira ainsi la maladie mentale comme étant une maladie comme les autres, ce qui favorisera plus encore le développement de la psychiatrie dans les hôpitaux généraux et la fermeture de lits dans les hôpitaux psychiatriques. Dans le même temps, cette loi posera les bases administratives de soins communautaires sous l’appellation de Psychiatric Community Care, comportant des services ambulatoires et de réadaptation ou de réinsertion sociale, comme d’unités psychiatriques dans les hôpitaux généraux, avec réduction des lits des structures spécialisées. Mais cette législation se caractérise surtout par la généralisation de l’admission libre sur le modèle de l’admission en hôpital général, c’est-à-dire sans autre formalité particulière. Elle se caractérise encore par la médicalisation des admissions involontaires et par l’attribution d’un rôle spécifique aux travailleurs sociaux, nommés délégués municipaux d’aide aux malades mentaux, enfin par l’institution des tribunaux de révision des affaires de santé mentale. Cependant, à la fin des années cinquante, avec le développement des psychotropes, de l’électrochoc et de la psychochirurgie, un mouvement de contestation va se développer à l’encontre des « traitements dangereux », notamment « irréversibles », mouvement qui renouvellera la réflexion sur la validité du consentement à ce type de traitements et sur les modalités d’enregistrement d’un tel consentement. Cette réflexion sera plus particulièrement élaborée dans le cadre du Mental Health Act de 1983 issu des secousses du mouvement de l’antipsychiatrie. Le mouvement de la psychiatrie démocratique italienne s’enracine également dans le terreau de l’antipsychiatrie anglaise, comme dans le mouvement désaliéniste français. À cette époque, l’assistance aux malades mentaux est encore régie, en Italie, par une loi de 1904 qui la confie à la police et aux magistrats, au point même qu’en 1930 le fascisme fait inscrire la maladie mentale au casier judiciaire des personnes... Bouleversé par les conditions de vie carcérales des patients, mais favorablement impressionné par sa visite à la communauté thérapeutique de Maxwell Jones à Londres, le psychiatre Franco Basaglia, récemment nommé directeur de l’hôpital psychiatrique de Gorizia, petite ville proche de Trieste, programme la négation pure et simple de l’institution en s’entourant d’une équipe, en partie fondée sur une base militante, et en mettant en place une vie communautaire au sein même de l’hôpital comme dans les structures intermédiaires créées progres-

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sivement. Ainsi l’expérience italienne est-elle fondamentalement « anti-institutionnelle ». Le mouvement de contestation de l’institution psychiatrique déborde donc largement le cadre de l’hôpital psychiatrique. Il gagne les milieux intellectuels européens et se trouve au centre du débat idéologique du mouvement de Mai 1968, lequel, à l’instar de la « psychothérapie institutionnelle », sera également à l’origine de la création et du développement d’associations de patients, dont la variété traduit les différents modes d’approche possibles de la maladie et de l’organisation du soin. Parmi les facteurs d’évolution de la prise en charge psychiatrique, à partir des années soixante-dix, il convient également de signaler l’action de l’Administration qui a tenté de diminuer la charge financière que représente l’hospitalisation à plein temps et de longue durée. Selon les pays, cette tendance s’est traduite par la mise en place d’une psychiatrie communautaire, davantage tournée vers la mise en réseau d’institutions locales, psychosociales, soit encore, comme en France, par le développement d’une politique de secteur organisant de façon systématique l’extra-hospitalier. Le premier choc pétrolier et l’économie de crise qui en est résultée signalent le point de départ de la mise en œuvre d’une telle politique, dont la conception est toutefois souvent plus ancienne. La sectorisation psychiatrique française a ainsi fait l’objet, on l’a vu, de premières circulaires, dès 1960, lesquelles sont en vérité demeurées pratiquement lettres mortes durant plus de dix ans. Ce cadre réglementaire permit toutefois quelques expérimentations informelles et des initiatives parfois privées. Un tel cadre posait d’ores et déjà les éléments fondateurs de la psychiatrie contemporaine telle que « la continuité des soins par une même équipe, au plus près du lieu de vie des patients 14 ». Le mouvement antipsychiatrique dénoncera d’ailleurs la politique de secteur comme une volonté de quadrillage policier de la population et en bloquera quelque peu le cours ; mais la vague de contestation passée, l’administration française mettra en place, tout au long des années quatre-vingt, un nouveau statut des psychiatres. La loi prévoira ainsi que seuls peuvent être placés en « premier groupe », avec une importante différence de traitement, les psychiatres dont le service est sectorisé. « Rien de tel pour favoriser la motivation “à faire du secteur” », remarquera plus tard Wojcieckowski 15. Contrairement à l’expérience italienne où le mouvement démocratique mit au premier plan le mot d’ordre de destruction de l’asile – expérience dans laquelle la négation de l’institution asilaire passe par une pratique hospitalière mélangeant personnel et malades, ce qui déstructure donc les cloisonnements étanches des statuts habituels de la clinique –, la doctrine française du secteur se limitera à faire prendre en charge par les départements les actions de prophylaxie et de postcure et à distinguer ainsi, intra- et extra-hospitalier. Une fois les 14. J. P. Martin, Cahiers Pollen n° 1, 1994, p. 15. 15. J. B. Wojcieckowski, « Contribution à l’élaboration d’un “état des lieux” de la psychia trie française. Les indiens sans réserve », Journal du Comité national d’action et de réflexion sur la psychiatrie, n° 3, 1990, p. 13.

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institutions de secteurs mises en place, l’Administration opérera un recentrage sur l’hôpital à partir de 1985-1986, en replaçant l’hôpital psychiatrique, voire l’hôpital général, au centre du dispositif de soins 16. L’hospitalo-centrisme, qui caractérise en France l’organisation de la médecine et qui plonge ses racines dans un vieil et irréductible jacobinisme, si ce n’est dans une organisation administrative centralisée depuis Louis XIV, ne sera désormais plus contradictoire avec la mise en œuvre de la politique de secteur. Ce recentrement du secteur sur l’hôpital signera la reprise des internements dès 1985. Aussi l’extrahospitalier est-il aujourd’hui encore souvent dénoncé par de nombreux patients, comme par quelques plus rares psychiatres, comme une excroissance de l’asile de 1838, si ce n’est du « grand renfermement » du XVIIe siècle. En Italie, la négation de l’institution passait, on l’a vu, par la destruction de l’asile, mais encore par la destruction du statut de la clinique et par la remise en cause du rapport soignant/soigné. Une attention toute particulière sera portée à la sociogenèse des troubles mentaux. « De ce point de vue, note Wojcieckowski, l’expérience française reste très professionnalisée et a semblé correspondre en priorité au développement et à l’assise d’une profession : le médecinpsychiatre 17. » En France, la mise en cause s’arrêtera, en effet, aux murs de l’asile. On tentera d’innover hors les murs de l’asile, là où un certain degré de liberté demeurera administrativement toléré, et sans aller jusqu’à remettre véritablement en cause le rapport soignant/soigné, ce qui permettra bientôt à l’Administration de tout recentrer sur l’hôpital. Notons enfin que si la « psychiatrie démocratique » italienne eut tendance à rejeter la psychanalyse et à développer une approche plus sociale de la maladie mentale, tout comme le mouvement désaliéniste français de l’après-guerre, le mouvement qui, en France et à partir des années soixante-dix, supportera la mise en place de la psychiatrie de secteur n’opérera pas une telle rupture avec la psychanalyse, au point qu’aujourd’hui de nombreux psychiatres du cadre sont également psychanalystes, opérant ainsi une intégration de fait, à la médecine, d’une discipline qui s’en était éloignée au début du siècle. Il n’en demeure pas moins que cette ouverture de l’hôpital psychiatrique vers l’extérieur par la sectorisation, voire son éclatement dans le cadre d’une psychiatrie plus communautaire, telle qu’elle est mise en œuvre en Italie, en Espagne et au Royaume-Uni, a permis de poser avec une plus grande acuité la question de la réhabilitation et de la réinsertion du malade mental, et, singulièrement, des chroniques, même des handicapés mentaux, réinsertion sur laquelle, précisément, la « psychiatrie démocratique » italienne et la loi 180 du 13 mai 1978, dont il sera question plus loin, ont longtemps buté, du moins dans les premiers temps de leur mise en œuvre. En effet, si la « psychiatrie démocra16. Yves Buin Psychiatries, l’utopie, le déclin, Toulouse, Érès, 1999 montre bien les risques de cette intégration de la psychiatrie à l’hôpital général, notamment pour la « clinique psychothérapique ouverte » et les acquis de la psychiatrie du désaliénisme et de la psychothérapie institutionnelle telle que l’a pensée l’École française de psychiatrie à l’orée des années cinquante (voir p. 63 69). 17. Wojcieckowski, op. cit., p. 14.

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tique » italienne suscita des initiatives militantes locales tendant à apporter une réponse aux « besoins primaires » des patients et favorisa la création, par certaines administrations provinciales, catholiques et de gauche, de diverses structures alternatives, elle s’est toutefois très vite heurtée à certaines « difficultés partiellement entrevues, dans le cas des psychotiques et de leurs familles », comme le note Luigi Cancrini. Certes, l’assistance, surtout matérielle, apportera-t-elle quelques améliorations à l’état de certains malades, mais elle développera aussi une certaine dépendance à l’égard d’une telle aide, dont la maîtrise et la gestion ne tarderont pas à devenir délicates. Par ailleurs, replacées dans leur milieu d’origine, de telles personnes n’en nécessiteront pas moins rapidement une assistance professionnelle sur le terrain plus spécifique de la relation thérapeutique, assistance professionnalisée qu’un tel mouvement ne parviendra pas toujours à assurer, du moins lors de la mise en œuvre de la loi 180 de 1978. Aussi cette loi débouchera-t-elle sur un virulent courant d’opinion, largement animé, cette fois, par les organisations des familles des malades mentaux plus particulièrement en charge de tels psychotiques, s’inquiétant d’une assistance médicale et sociale à leurs yeux trop souvent improvisée, dénoncée comme menant à la dérive un bon nombre de psychotiques livrés à eux-mêmes et clochardisés ou laissés à la garde des familles dépourvues de tout soutien institutionnel. En outre, certains médecins, opposés à une telle réforme, iront jusqu’à l’appliquer à la lettre avant que des structures alternatives à l’hôpital ne soient créées, afin de rejeter ainsi systématiquement à la rue bon nombre de patients en discréditant par là même et volontairement la réforme. Des sorties « bureaucratiques » furent ainsi organisées par les opposants à la réforme, c’est-à-dire sans préparation et sans suivi, pouvant aller jusqu’à des actions spectaculaires tel le dépôt de patients en ville et par autocars, ou leur renvoi massif dans leurs villes d’origine, sans organisation de prise en charge ultérieure. À l’effet iatrogène de l’asile, dénoncé par la psychiatrie institutionnelle, répondra ainsi bientôt l’effet iatrogène d’une « psychiatrie démocratique » ou se voulant telle, si bien que de nombreuses associations et familles réclameront la suspension de la loi 180, jusqu’à ce que l’État organise la prise en charge nécessaire et efficace des malades. Toutefois, au fil des ans, la réforme finira par s’imposer comme loi cadre de la prise en charge des troubles mentaux. Elle sera acceptée par la société italienne de psychiatrie, puis, au congrès de 1990 par la coordination nationale des associations de familles. C’est, comme le constate Raynaud, non seulement la fin de l’épopée antipsychiatrique, mais encore la consécration de la remédicalisation de la folie à laquelle la loi 180 conduira en partie, en instaurant une contrainte générale – et non pas spécifique – du soin, et en intégrant les unités psychiatriques de soins contraints à l’hôpital général, mouvement qui s’observe également dans les autres pays européens, notamment en France, surtout depuis les années quatre-vingt. Maintes fois annoncée, la destruction de l’asile demeurera longtemps partielle et variable selon les régions. À l’aube du IIIe millénaire subsistait encore, en particulier dans le sud de l’Italie, de grands hôpitaux psychiatriques, comme la Maison de la Divine Providence près de Bari, qui accueille 2 000 patients.

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L’AFFIRMATION DES DROITS DES PATIENTS ET DE LA DIGNITÉ DU MALADE COMME MODALITÉS INCONTOURNABLES D’ACCÈS À DES SOINS APPROPRIÉS

Le mouvement de réforme législative en Europe

Cette révolution de la prise en charge psychiatrique, qui développe massivement le recours à l’hospitalisation, souvent à répétition et de courte durée et les structures extra-hospitalières de suivi et de recrutement des patients, s’est déroulée, en France, sous l’empire de la vieille loi du 30 juin 1838, demeurée pratiquement inchangée, bien qu’elle ne légiférât que pour l’enfermement des aliénés. C’est en réalité sur un plan réglementaire que la question d’une telle transformation de la prise en charge psychiatrique a été traitée dans l’Hexagone. En revanche, depuis une vingtaine d’années, des remodèlements législatifs significatifs ont lieu dans la plupart des autres pays européens, non pas tant pour insuffler une dynamique radicalement différente que pour accompagner celle existante, la renforcer et, parfois seulement, l’infléchir ; nouvelle dynamique qui se traduit partout par cette explosion de l’hospitalisation de plus courte durée, dans un cadre statutairement moins contraignant, pour réduire parfois l’internement à une mesure quasi résiduelle. Au Danemark, par exemple, moins de 2 % des admissions sont involontaires, contre plus de 10 % en France. Ces réformes législatives partielles – plus rarement radicales – résultent cependant, on l’a vu, d’un débat à la fois technique et culturel, voire politique, souvent violent, qui anime depuis une quarantaine d’années tant les professionnels que, plus récemment, les usagers de la psychiatrie, même si, depuis les années quatre-vingt, le débat a largement perdu de sa virulence. Malgré la spécificité des approches françaises et italiennes, force est de constater que, depuis les années quatre-vingt, deux grands mouvements réformateurs, propres à ces deux pays, se retrouvent en fait autour d’une politique d’accès aux soins qui rejoint, sans conteste possible, la visée du mouvement désaliéniste français de l’après-guerre. Pour les tenants d’une telle conception, l’important serait de lever toutes les barrières entravant l’accès aux soins, au point que la contrainte de soins se trouverait elle-même justifiée en ce qu’elle permettrait de lever l’hypothèque de la maladie, dès lors que celle-ci se traduit par sa négation et, souvent, par un refus de soin. À la notion d’internement, de placement, voire d’hospitalisation, l’Italie finira donc par substituer le « traitement sanitaire obligatoire », l’obligation portant tout autant sur les pouvoirs publics, contraints d’assurer la prise en charge des malades, que sur le patient, astreint à se faire soigner contre son gré. L’on conçoit aisément qu’une telle définition est loin de lever toutes les ambiguïtés et qu’elle ne saurait mettre un terme au débat comme aux mises en cause, non plus qu’à la contestation de certaines organisations de patients. Certaines d’entre elles ne cesseront ainsi d’insister sur le droit de refuser, si ce n’est les traitements dans leur ensemble, du moins certains traitements, comme les neuroleptiques, au point qu’en Suisse, en Allemagne et en Italie, diverses associations développent la notion de « testament psychiatrique » – acte écrit

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consignant les volontés du patient, rédigé lors des périodes de rémission et de lucidité et s’imposant aux médecins pour la mise en œuvre des traitements lors des rechutes ou des crises. Un tel « testament », qui consigne que l’intéressé refuse, en cas de crise ou de confusion, d’être traité par neuroleptiques, garantit que ce dernier ne pourra pas être traité en dehors du cadre ainsi défini. En Hollande, certains patients finiront même par faire reconnaître leur droit au suicide quand bien même il s’agirait de malades mentaux. La déclaration d’Amsterdam de 1994, sur la promotion des droits des patients en Europe, définit désormais le patient comme « un usager des services de soins de santé, qu’il soit sain ou malade ». Le texte final de la cinquième conférence des ministres européens de la Santé considère que l’individu est à la fois « citoyen, usager, consommateur, client et patient ». C’est bien l’ensemble de ces qualités que le mouvement associatif européen, dit des « patients », décline depuis une trentaine d’années.

La variété du mouvement associatif

Durant ces vingt dernières années, l’accès à la justice pour les personnes qui font l’objet d’une prise en charge psychiatrique s’est développé dans la mesure où le mouvement associatif s’est lui-même renforcé dans la plupart des pays européens. La jurisprudence française n’aurait ainsi probablement jamais vu le jour, sans l’action du Groupe Information Asiles. L’action de certains patients britanniques, y compris au niveau européen, n’aurait également pu avoir lieu sans l’appui d’une association telle que Mind. La jurisprudence suisse ne saurait davantage s’expliquer sans référence à l’action des « Sans Voix » de Genève ou de l’association Psychex de Zürich. En Italie, le mouvement Psichiatria Democratica joua sans aucun doute un rôle important dans la redéfinition des rapports entre justice et psychiatrie, même si son action, au niveau jurisprudentiel, fut plus limitée. Elle fut néanmoins fondamentale au niveau législatif. En Allemagne, le Patientenfront puis Krankheit im Recht développèrent encore un important contentieux dont les résultats demeurent malheureusement peu connus. Aux Pays-Bas, l’action du Clientenbond n’est certainement pas étrangère à certains résultats obtenus sur le terrain judiciaire. Quoi qu’il en soit, ce qui caractérise à ce niveau le mouvement associatif est probablement son extrême richesse. En effet, aucun profil associatif bien défini ne peut caractériser les mouvements qui se sont inscrits dans ce genre d’action, qui ont permis d’enrichir la jurisprudence. Cela va d’associations rassemblant principalement des patients – ou des personnes désignées telles – reconnaissant la spécificité de leur état, éventuellement pour en faire une arme de lutte, comme le Patientenfront (Allemagne), ou pour revendiquer le droit à une qualité de vie différente, comme le Clientenbond (Pays-Bas), ou bien, au contraire, visant principalement à dénoncer l’abus ou l’arbitraire d’une prise en charge psychiatrique, comme cherchent à le faire la plupart des membres du Groupe Information Asiles (France), jusqu’à des associations plus massivement constituées de professionnels soit de la santé, comme Psichiatria Democratica (Italie), Pro Mente Sana (Suisse), soit de juristes, comme Psychex (Suisse), en passant par des associations mixtes dont la

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composition varie d’ailleurs fréquemment d’une région, voire d’une localité à l’autre, comme pour l’association Mind (Royaume-Uni). Toutes ces associations ont naturellement eu recours aux services d’avocats plus ou moins spécialisés, qui font partie de l’association et organisent l’action juridique proprement dite, ou qui ont simplement manifesté leur sympathie pour ce genre de mouvement et accepté d’accorder une aide ponctuelle ou plus ou moins soutenue.

a) Les associations de patients et les associations mixtes (patients-professionnels)

C’est sans conteste l’association Mind qui au niveau judiciaire a obtenu les plus importants résultats. Elle n’hésita pas d’ailleurs à requérir à cette fin les services d’un juriste américain, Larry Gostin qui, entre autres, porta les affaires X., Ashingdane et Barclay Maguire devant la Cour européenne des droits de l’homme, que nous examinerons plus loin en détail. Cette association contribua fortement à la réforme du Mental Health Act de 1983, comme à celle des législations du pays de Galles et de l’Écosse en 1984. Ces réformes furent également insufflées par un formidable courant d’opinion, durant les années soixante-dix de l’antipsychiatrie anglaise, que couronnèrent, sur le plan juridique, le livre de Larry Gostin, A Human Condition, publié en 1975, et le rapport Butler. L’association Mind s’efforce, depuis, de promouvoir en particulier des structures d’aide juridique et de médiation en faveur des patients, service que l’on désigne habituellement sous le terme d’advocacy. La Ligue flamande de santé mentale a tenté de développer un mouvement comparable en Belgique, de 1990 à 1996, en créant des postes de « personnes de confiance » dans certains établissements, personnes chargées de défendre le point de vue des patients s’adressant à elles. Depuis 1997, une association française, Advocacy-France, tente également d’en promouvoir l’idée dans l’Hexagone en insistant ici sur la fonction de médiation du mouvement associatif entre patients et administration publique 18. La FNAPPsy (Fédération nationale des associations de patients et ex-patients « psy »), qui rassemble diverses petites organisations assurant surtout des actions d’entraide et de convivialité, n’intervient encore, en France, dans le domaine juridique, qu’au niveau normatif. C’est ainsi, entre autres, qu’elle a participé, en 1996 et 1997, en qualité d’expert, avec Rhésus (association de patients de diverses pathologies somatiques) et le Groupe Information Asiles, au Groupe national d’évaluation de la loi du 27 juin 1990 sur l’hospitalisation psychiatrique. Elle a notamment récemment pris position en faveur de la judiciarisation des hospitalisations sans consentement 19. En France, seules deux associations ont depuis les années soixante-dix imprégné et impulsé l’action judiciaire : Le Groupe Information Asiles et le 18. C. Deutsch, M. Dutoit Sola, Usagers de la psychiatrie : de la disqualification à la dignité, Toulouse, Érès, 2001. 19. P. Roy, « Les patients en psychiatrie demandent des droits et la parole », Le Quotidien du médecin, Le Généraliste, n° 6654 du 28 février 2000, p. 19.

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« Collectif d’études et d’enquêtes sur les pratiques psychiatriques » (CEEPP), aujourd’hui disparu. Le Groupe Information Asiles est né d’une contestation au sein des organisations syndicales des psychiatres du cadre. Certains internes en psychiatrie, proches des mouvements maoïstes, luttant contre le corporatisme syndical pour tenter d’insuffler un mouvement de masse contre l’usage répressif et normatif de la psychiatrie, dénoncèrent la collusion psychiatrie-police que manifeste selon eux d’une part le placement d’office, décidé par l’autorité préfectorale, et d’autre part l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris, qui dépend directement des services du ministère de l’Intérieur – comme ce fut d’ailleurs le cas de l’ensemble des structures psychiatrique jusqu’en 1956. Après le départ des médecins de l’association, au milieu des années soixante-dix, la participation des psychiatrisés s’est faite davantage sentir, mais la direction de l’organisation demeura assurée pour l’essentiel par des étudiants gauchistes. L’action du GIA s’articulera alors autour de trois axes principaux : 1) une campagne en faveur de la Charte des internés, précédemment élaborée avec le soutien de diverses associations, telle Handicapés méchants, cette campagne débouchant sur la création de groupes locaux dans quelques établissements ; 2) la lutte contre l’ergothérapie, sur la base de laquelle des contacts seront pris avec le milieu syndical pour obtenir la syndicalisation des patients travaillant en atelier pour le compte de concessionnaires ou affectés à diverses tâches d’entretien de l’hôpital ; 3) la dénonciation de l’abus et de l’arbitraire en matière de placement. Avec le repli militant des années quatre-vingt et le départ des étudiants, l’association, qui regroupait alors 200 adhérents cotisant et un millier de sympathisants, sera désormais formée à 95 % au moins de psychiatrisés. La rédaction du journal Psychiatrisés en lutte, tiré entre 3 000 et 5 000 exemplaires, sera abandonnée, faute de rédacteur et de structure suffisamment solide pour en assurer la diffusion. L’association se spécialisera alors dans la lutte juridique contre l’abus et l’arbitraire et pour la reconnaissance des droits des patients. Elle se dotera à cette fin d’une commission juridique qui développera quelque cinq cents procédures en une dizaine d’années, dont certaines seront l’occasion de campagnes de presse. Le Groupe Information Asiles obtiendra, dans l’intervalle, une centaine de sorties judiciaires, plusieurs centaines d’annulation de décisions irrégulières d’internement et quelques condamnations pécuniaires de responsables d’internements fautifs. À partir de 1991, certains de ses membres parviendront, avec succès, à saisir les organes européens et à faire condamner la France pour violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (voir infra). Cette association rassemble aujourd’hui encore des personnes aux sensibilités diverses, de la gauche à l’extrême droite, manifestant, parfois, quelques sentiments racistes ou xénophobes et passant de l’athéisme le plus résolu aux croyances les plus fermes, incluant même quelques religieux qui ont eux-mêmes été internés. Notons qu’un tel repli s’est accompagné de quelques effets pervers non seulement sur les rapports entre l’association et le corps médical, mais encore au sein même de l’organisation. C’est ainsi que les besoins propres aux patients revendiquant une prise en charge psychiatrique de qualité furent

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progressivement exclus des préoccupations de l’association. Une certaine ségrégation des patients se reconnaissant malades accentua ainsi les problèmes relationnels au sein de l’organisation, difficultés relationnelles d’autant plus nombreuses que l’usage du droit tend à renforcer l’attitude de ceux qui arrivent avec la certitude d’avoir raison en voulant prouver à l’autre qu’il a tort, comme le souligne Luc Pont de l’association suisse Pro Mente Sana, sans compter le caractère procédurier de certaines personnalités. Les membres de cette dernière fondation se sont heurtés à ce même écueil lorsqu’ils voulurent défendre les droits des patients. Relatant sa propre expérience, Luc Pont écrit : « Je soupçonnais que les hospitalisations non volontaires pouvaient être abusives, qu’il existait d’autres solutions, que les patients étaient des victimes du contrôle social et du pouvoir médical. Je n’étais pas loin de penser que le Goulag existait aussi dans notre pays. J’ai donc appris par cœur toutes les lois concernant les droits des patients, lu toute la jurisprudence et la doctrine, étudié toutes les conventions internationales. Le pouvoir médical trouverait à qui parler [...] Les premières situations, les premières demandes dont nous nous sommes occupés nous ont révélé une réalité quelque peu différente 20. » Et de citer le cas de cette femme appelant au secours de peur d’être internée par son voisinage et qui se disait martyrisée au point de ne pouvoir se déplacer. Sur place Luc Pont s’aperçut rapidement qu’elle se faisait des idées et révélait en réalité une importante angoisse pathologique. Quelques semaines plus tard cette personne se fit interner et ne manqua pas de faire appel à Pro Mente Sana pour obtenir sa sortie. L’association s’occupa de trouver un lieu d’accueil et lorsque la sortie fut prête, l’intéressée préféra rester quelque temps encore à l’hôpital. « En fait, conclut Luc Pont, notre intervention l’avait rassurée. Elle s’était sentie respectée et avait eu la preuve qu’elle pourrait quitter l’hôpital si elle le voulait vraiment. Elle avait capté notre intérêt et celui des soignants. Elle ne se sentait plus isolée ou persécutée mais protégée 21. » La substitution de relations de confiance à la fonction de représentation relève ainsi de ce constat : « Si un patient fait appel à nous, c’est qu’il a besoin d’aide, c’est que quelque chose ne va pas. Un juriste a tendance à répondre par les moyens qu’il connaît, dont il a l’habitude et qui le rassurent (lui, le juriste, pas le patient ; appel au droit : lettres comminatoires, recours, etc.). Or, même s’ils s’adressent à nous en disant : “Je veux quitter l’hôpital”, ce n’est pas la seule chose que veulent les patients la plupart du temps. En général, ils ne veulent pas aggraver le conflit, entrer en guerre contre la psychiatrie. Ils veulent une réponse à leur souffrance, ils veulent que l’on s’occupe d’eux avec gentillesse, qu’on les respecte, ils veulent être informés sur leur maladie, être pris au sérieux et considérés comme des partenaires. C’est pourquoi nous avons abandonné, de plus en plus souvent, les procédés juridiques et nous avons, pas à pas, élaboré d’autres méthodes d’action. » Il ne s’agit pas ainsi d’établir une relation de confiance seulement 20. Luc Pont, « Des moyens juridiques à la relation de confiance », in Législation sociopsy chiatrique. Un bilan, M. Borghi (éd.), Institut du fédéralisme de l’université de Fribourg, fondation suisse Pro Mente Sana, Fribourg, 1992, p. 167. 21. Ibid.

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avec le patient, mais également avec les médecins et les institutions : « Lorsque nous nous trouvions face au médecin concerné, nous ne parlions plus de plaintes, de recours, de droits. Nous n’arrivions plus avec la certitude d’avoir raison en voulant prouver à l’autre qu’il avait tort, ce qui résume assez bien la méthode juridique. Nous venions en disant : “Voilà, ce patient a un problème, comment pouvons-nous le résoudre ensemble ? Voilà le projet que nous avons préparé avec le patient. Qu’en pensez-vous ?” Nous avons le plus souvent abandonné le ton de l’avocat pour adopter celui du médiateur, du travailleur social, de l’ami 22. » Sur cette base, des conventions ont pu être signées par l’association avec diverses institutions, et notamment avec l’hôpital de Cery ; conventions qui règlent les modalités des interventions des membres de l’association dans l’établissement, qui leur permettent surtout d’avoir, en tout temps, des entretiens avec les patients qui le demandent, qu’ils soient internés ou librement admis, en isolement ou non, comme d’intervenir à tous les niveaux de la hiérarchie hospitalière en cas de besoin, tout en préservant le droit de l’association de faire appel à d’autres instances si le problème posé par un patient ne peut être résolu par la concertation. Pro Mente Sana a ensuite constitué des groupes d’entraide, de définition d’actions, de propositions et de solutions collectives qui débouchèrent sur la création d’un journal : Tout Comme Vous du GRAAP (Groupe d’Accueil et d’Action Psychiatrique), constitué à 99 % de patients psychiatriques 23 et qui milite pour que chaque personne soit respectée dans son quotidien, quelles que soient les crises qu’elle traverse. De ces groupes est également issu le restaurant du GRAAP de Genève sous l’enseigne : « Le Grain de sel. » Pour autant, Pro Mente Sana conseille les personnes souffrant de troubles psychiques, ainsi que leurs proches, essaie de promouvoir leurs droits et leur statut social et veut œuvrer pour « une société plus compréhensive vis-à-vis de la maladie mentale 24 ». Ce faisant, elle se heurte, surtout à Genève, à certaines particularités du droit cantonal. Sur ce canton, en effet, la loi K1-12 a récemment modifié la réglementation en officialisant le travail des « conseillers-accompagnants auprès 22. Ibid., p. 168. 23. Selon Christian Schenk : « Les lois, c’est bien mais ça ne suffit pas », dans La Législation sociopsychiatrique. Un bilan, M. Borghi (éd.), 1992, p. 275. Christian Schenk insiste sur la nécessaire « gentillesse » qui devrait caractériser l’approche soignante et qui inclut : « patience, générosité, respect, dignité, espoir », avant de conclure : « Comme vous le voyez, le problème n’est pas au niveau de la loi, on ne peut pas demander à une loi d’obliger un médecin à écouter son patient, un infirmier à avoir du respect pour son malade, une institution à faire régner un esprit chaleureux d’accueil, d’amitié et de compréhension. C’est pourtant de cela dont nous avons besoin. Nous ne le dirons jamais assez : ce n’est pas parce que nous avons un comportement bizarre, irrationnel, incom préhensible que nous sommes des fous. Non. À un moment donné de notre existence, nous allons mal, mais nous avons droit au respect, à l’estime, à l’amitié que l’on doit à tout être humain. Sans amitié, sans respect, un homme n’est plus un homme. Une bête peut vivre sans affection, l’homme pas. Comment la loi pourrait elle stipuler ça ?... » (ibid., p. 272). Sans entrer dans un commentaire de ce genre d’approche, nous rappellerons que tous ceux qui ont eu affaire à la gent animale savent qu’une bête, pas plus qu’un homme, ne peut vivre sans affection. Établir une relation de confiance, notamment avec un mammifère, est impossible sur la base d’un simple rapport de force et d’autorité. 24. Pro Mente Sana, Rapport annuel, 1994, p. 15.

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des patients hospitalisés », lesquels doivent être des professionnels. Il s’agit désormais, en l’occurrence, et le plus souvent, d’assistants sociaux extérieurs à l’association. Toutefois, la mission de droit cantonal concernant la coordination et la formation de ces conseillers a été confiée par le Département de l’action sociale et de la santé à l’antenne de Pro Mente Sana. En Italie, le mouvement de désinstitutionnalisation, insufflé par Psichiatria Democratica – c’est-à-dire, pour l’essentiel, par des professionnels –, s’est surtout traduit, au niveau associatif, par la mise en œuvre de coopératives de patients 25. Elles sont généralement formées de quelques membres, parfois lourdement touchés par la pathologie ou le handicap mental. Dans le cadre de la coopérative, ils gèrent un pavillon ou un appartement dans lequel ils vivent à quatre ou cinq, parfois davantage. Ils disposent d’un contrat de travail ou de service soit avec la municipalité, soit avec l’ancien établissement de soins, pour réaliser divers travaux allant de l’aménagement à la peinture en passant par le nettoyage de l’hôpital, voire des travaux de menuiserie ou de mécanique. Certaines coopératives interviennent également dans la restauration ; d’autres disposent d’une clientèle privée, mais la plupart demeurent dans le cadre institutionnel, avec, parfois, la rétrocession d’une partie du prix de journée, versé par les hôpitaux dont certaines de ces coopératives sont issues et continuent de dépendre. Une telle structure allège malgré tout les frais d’entretien étant autrement pris en charge par les établissements hospitaliers d’origine. L’hôpital réduit ainsi ses frais d’entretien pour un certain nombre de ses anciens chroniques qui, à n’en pas douter, gagnent en autonomie, même s’ils demeurent sous le contrôle étroit de l’institution. Un membre du personnel de l’établissement, ou de la municipalité, est parfois détaché pour assurer l’encadrement du travail productif, ou intervient ponctuellement pour aider la coopérative à assurer sa comptabilité et sa gestion. Cette structure a permis d’intégrer et de dynamiser certaines personnes jusqu’alors étiquetées chroniques et promises à l’internement à vie. Elle s’avère donc un important moyen de resocialisation et de réinsertion. Des initiatives similaires ont été mises en œuvre pour la réhabilitation d’un certain nombre de patients de l’île de Léros en Grèce, dont nous avons déjà parlé 26 ; mais ces tentatives sont plus difficiles à mettre en œuvre compte tenu du passé insulaire particulier qui en a fait une île vivant de la relégation de populations prisonnières puis supposées démentes. Les associations de patients de l’Europe du Nord se caractérisent davantage par une vocation conviviale. Elles sont ainsi généralement à l’origine de la création de clubs, de centres de formation, de lieux de réunions, de bars et de cafés plus particulièrement réservés aux patients et anciens patients psychiatriques. La plupart des organisations de ce genre sont en réalité issues de la pratique institutionnelle et se situent dans sa continuité, mais, parfois, la débor25. Sur l’analyse générale du contexte dans lequel sont nées ces coopératives, voir Paolo Henry, Cronicita, riabilitazione e associazioni di auto aiuto, dans Cahiers Pollen, n° 4, p. 20 25. 26. Voir à ce sujet, Maria Mitrosili, Study on the Social and Legal Status of Patients in the State Mental Hospital of Leros, et Th. Megaleoconomou, The History of Desinstitutionalisation Interventions in the SMHL, European Commission, Directorate general for Employment, Industrial Relations and Social Affairs, DGV, Athènes, 1995.

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dent. Peu de ces mouvements ont opéré une rupture nette avec le milieu, voire l’approche soignante. Le RSMH (Association suédoise pour l’hygiène sociale et mentale) est la plus importante association européenne de ce genre. Sa création remonte à une initiative de soignants exerçant dans le plus grand hôpital de Stockholm. Aujourd’hui, le RSMH est davantage un lieu de solidarité et d’entraide entre patients. Il comprend près de dix mille membres dont 95 % de personnes prises en charge par la psychiatrie ou d’anciens usagers. Il comporte une trentaine de sections régionales, une centaine de clubs locaux disposant d’appartements, parfois de maisons. Ces clubs sont organisés soit en groupes de pression, tant vis-à-vis des médias que des pouvoirs publics et de l’opinion, soit en lieux de vie ou en centres de convivialité assurant diverses activités sociales et culturelles, ouverts chaque jour de la semaine. Cet essor assez considérable n’a été rendu possible que grâce au soutien des pouvoirs publics. L’association put ainsi employer plusieurs permanents à temps plein, payés par l’État ou les collectivités locales, rémunérés au-dessus du salaire infirmier. Il est cependant probable que la remise en cause de l’État-providence conduira à quelques restructurations, si ce n’est à une radicalisation nouvelle du mouvement qui, jusqu’alors semblait avoir trouvé les moyens de son intégration. Au Danemark, l’association SIND (Association danoise pour la santé mentale), créée en 1960, ouverte à tous, soignants comme soignés, dispose actuellement d’une vingtaine de comités locaux et régionaux, d’une cinquantaine de clubs culturels, dont certains tentent de créer des cafés afin d’établir un réseau de convivialité entre les patients, mais elle anime encore des centres de formation susceptibles de participer à la réintégration et la resocialisation de patients dans la communauté. La Hollande dispose également d’une forte organisation d’usagers et d’anciens usagers, participant activement à la direction du mouvement : le Clientenbond (Ligue des clients), créé en 1971. L’association regroupe actuellement plus de 1 000 membres et dispose de deux permanents. Il s’agit d’une association pour le moins radicale, dont de nombreux militants semblent mettre en cause le bien-fondé de l’intervention psychiatrique, mais dont l’activité juridique et l’action judiciaire paraissent plus limitées que celles de certaines organisations britanniques ou françaises, bien que cet axe ait été renforcé ces dernières années. Le Clientenbond est par ailleurs à l’initiative d’un Rassemblement européen d’association d’usagers et d’ex-usagers des services de psychiatrie des divers pays européens, rassemblement en partie financé par la Commission des communautés européennes, et notamment par la DG V-E3 et le programme Helios II, le Conseil régional européen (CRE) de la Fédération mondiale pour la santé mentale et le ministère néerlandais de la Santé. Il convient d’ailleurs de souligner ici le rôle pionnier joué par la Fédération mondiale pour la santé mentale dans l’introduction des patients dans les débats, en particulier internationaux, les concernant. Comme le note d’ailleurs son secrétaire général, le professeur E. B. Brody : « Ceci est encore une fois une question de respect et de volonté des médecins d’abandonner l’attitude défensive qui consiste à posséder un pouvoir et un savoir paternaliste, total. Quand des patients seront capables de vivre dans un contexte qui favorise l’autonomie, avec le soutien de groupes d’anciens patients,

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en particulier dans des logements gérés par les utilisateurs où les normes de comportement seront établies par les utilisateurs eux-mêmes, la nécessité de s’occuper des droits des patients réduits par l’hospitalisation et le traitement obligatoires deviendra moindre 27 » (Brody, 1988). Le congrès constitutif du Réseau européen des usagers et ex-usagers s’est tenu aux Pays-Bas, en 1991 à Zandvoort ; il a réuni trente-neuf délégués, tous usagers et anciens usagers de services psychiatriques, représentant seize pays européens. À l’issue de ce rassemblement a été créé un réseau d’information et de coopération ayant pour tâche : – l’amélioration et la promotion, en matière juridique, des droits des personnes qui reçoivent des services de santé mentale ; – le recueil et la diffusion d’informations sur les médicaments psychiatriques ; – le droit d’influencer, à un niveau européen, la prise de décision en psychiatrie ; – la promotion du consentement en matière psychiatrique et le développement d’alternatives non médicales face à la psychiatrie. Un bulletin régulier devait être publié pour promouvoir les buts et les aspirations du réseau ; un centre d’information, localisé en Hollande, fut créé afin de recueillir et de diffuser l’information. Il semble toutefois que les objectifs ainsi définis ont quelque mal à être atteints, l’information circulant encore fort mal entre les associations engagées dans un tel mouvement, malgré la tenue du second congrès d’Elseneur au Danemark en mai 1994 et du troisième congrès de Londres de janvier 1997 28. Un tel rassemblement constitue néanmoins une étape marquante de l’histoire des associations de psychiatrisés. Aux côtés du Clientenbond, il convient de signaler aux Pays-Bas le LPR, une organisation de représentants de patients au sein même des hôpitaux qui fédère les conseils de patients institutionnalisés dans les établissements, disposant donc d’un soutien de l’administration centrale. Depuis 1991, il participe surtout à l’évaluation et se prononce sur la qualité des soins en santé mentale et des services sociaux. En 1996, une loi générale a été adoptée sur le fonctionnement des conseils. Il existe ainsi aujourd’hui trois cent cinquante conseils de patients en Hollande, actifs dans les institutions de santé mentale. Estimant que la qualité de la vie des « clients » ne trouve pas de réel débouché dans la logique médicale, ils ont décidé d’axer désormais l’évaluation sur l’autonomie et la recherche d’autonomie des patients par les différents services. Une autre fondation, le PVP, organise la représentation juridique des patients placés en hôpitaux psychiatriques. La part prise au sein de cette association par les patients à l’animation et la direction du mouvement paraît cependant plus limitée, compte tenu de l’encadrement institutionnel. Ces dernières années aux Pays-Bas 27. E. B. Brody, « Le respect absolu de la volonté du sujet : autonomie ou abandon ? », communication au colloque international Éthique et psyché. Les pratiques en santé mentale au regard de l’éthique, journée mondiale de la santé mentale, Fédération mondiale pour la santé mentale, Fédération française de santé mentale, Unité de bioéthique de l’UNESCO, 10 11 octobre 1996, p. 5. 28. Sur le dernier congrès de Londres, voir notamment, A. Szokoloczy Grobet, « Les patients européens s’attaquent aux racines de la psychiatrie », Aesculape, mai juin 1997, n° 6, p. 9 10.

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des postes de « médiateurs », qui recoupent en fait une partie de ce que l’on désigne sous le terme d’advocacy au Royaume-Uni, se sont ainsi développés. Le « médiateur » ne doit pas adopter un point de vue neutre pour faciliter la négociation et l’accord, mais le point de vue exclusif du patient. L’association nationale dont dépend le « médiateur » passe contrat avec l’établissement dans lequel il exerce, mais en demeure indépendante. Cette exclusivité de point de vue et d’intérêts est à ce point affirmée qu’il est interdit au « médiateur » de prendre ses repas à la cantine des soignants ; il doit en effet être clairement établi qu’il est du côté des soignés. Aussi ne peut-il intervenir qu’avec l’accord du patient. Cinquante plates-formes régionales ont ainsi été adoptées, qui organisent les rapports en vu d’aider les patients à formaliser et à déposer leurs éventuelles plaintes. Toutefois, elles ne sortent pas de l’établissement et sont destinées à être réglées en interne, dans le cadre d’une conciliation. Le « médiateur » peut cependant indiquer les voies de recours qui permettront de porter le contentieux à l’extérieur de l’hôpital, en saisissant, entre autres, la justice. Un rapport annuel est remis par l’association des « médiateurs » au ministre de tutelle. Au Royaume-Uni, il n’existe pas de réglementation nationale imposant une telle représentation. Toutefois, des établissements toujours plus nombreux se dotent d’un « conseil de patients » et intègrent des représentants d’usagers dans les différents organes de gestion de la santé mentale, tant au niveau local que régional. Le premier « conseil de patients » a été créé à Nottingham en 1986, à l’hôpital Mapperley. Il tient des réunions mensuelles en dehors de la présence de l’équipe soignante et de la direction, sauf invitation expresse. Les promoteurs d’un tel mouvement insistent sur la différence qu’il y a entre les réunions institutionnelles de patients, éventuellement organisées par les équipes, et celles tenues à l’instigation du « conseil de patients » qui en assure lui-même l’organisation et la direction. L’indépendance et l’autonomie sont d’ailleurs les maîtres mots de l’advocacy. Le Service national de santé (NHS) a également suscité l’élaboration de chartes locales des usagers de services de santé mentale et a, à cette fin, publié en 1994 un guide élaboré l’année précédente en liaison avec Mindlink, Survivors Speak Out et Ukan. La mission chargée de la rédaction d’un tel guide est par ailleurs intervenue en 1993 dans une dizaine de conférences régionales tenues par des usagers des services et rassemblant les commentaires de divers autres groupes locaux. Il s’agit ainsi non pas d’établir une norme nationale, mais d’inciter chaque service à négocier son règlement intérieur et certains principes directeurs avec les usagers du service. L’on voit, une fois encore, que l’on est assez loin d’une conception étroitement nationale à la française, rigide et s’imposant finalement à tous sans grande discussion. En France, la réforme de l’hospitalisation issue de l’ordonnance du 24 avril 1996 (décret du 30 octobre 1996) a prévu la représentation des usagers au sein des conseils d’administration des hôpitaux, y compris psychiatriques. Elle impose par ailleurs l’accréditation qui a pour effet de distinguer des niveaux de qualité ou de compétence entre établissements de même catégorie. Elle introduit en outre la notion de mesure de satisfaction des usagers, dont elle fait un des éléments de l’accréditation. L’on peut donc s’attendre au renforcement du rôle des associations d’usagers durant les prochaines années. Toutefois, cette direc-

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tive tarde à être mise en œuvre, compte tenu d’une part de la faiblesse du mouvement associatif français des patients psychiatriques et d’autre part de l’absence de véritables soutien et initiative, en ce domaine, de l’administration centrale. Elle n’a d’ailleurs débloqué aucun budget et n’a créé aucune structure pour permettre aux usagers de s’exprimer au sein des établissements dans un cadre associatif autre que celui à visée directement thérapeutique ou occupationnel, issu de la psychiatrie institutionnelle. Des initiatives ont cependant été prises par quelques établissements, comme celui de Saint-Maurice qui s’est doté d’une association de patients Esqui, mise en place par la direction de l’hôpital, dont l’un des membres siège au conseil d’administration de l’établissement.

b) Les associations de familles et de professionnels

L’action des familles dans le secteur psychiatrique peut paraître ambiguë, surtout aux yeux d’un grand nombre de patients, qui voient en ces familles des « interneurs ». Il est vrai que lorsque les associations d’usagers parlent d’internements abusifs ou arbitraires, certains responsables d’associations de familles, comme l’UNAFAM (Union des Familles et Amis des Malades mentaux) répondent par la dénonciation des « externements abusifs », qui replacent les familles dans les mêmes difficultés que celles qui avaient conduit à l’internement de l’un des leurs. Mais en vérité l’action des associations des familles est bien plus complexe. Face à ce que certaines ont pu dénoncer comme une démission des pouvoirs publics, elles ont tenté d’organiser des alternatives à l’hospitalisation psychiatrique en créant des structures d’insertion ou de réhabilitation de certains patients, notamment des centres d’aide par le travail pour handicapés mentaux. Dans le cadre de la prise en charge de l’autisme, elles ont également été conduites à créer des structures d’accueil et de prise en charge, comme le centre Aria ou l’Abri montagnard en Ariège. Tout dernièrement, elles ont, surtout en France, vigoureusement remis en cause l’intervention du milieu psychiatrique et la toute-puissance de la pédopsychiatrie dans la direction de la prise en charge des enfants autistes ; elles sont parvenues d’une part à faire reconnaître l’autisme comme un « surhandicap » particulier par le législateur (loi du 11 décembre 1996), d’autre part à faire adopter une loi instaurant une logique « œcuménique », pour reprendre les termes d’Hervé Gaymard, à l’époque secrétaire d’État à la Santé et à la Sécurité sociale, « dépassant l’opposition entre le “tout thérapeutique” et le “tout éducatif et pédagogique” 29 », après la mise en œuvre d’une circulaire spécifique du 27 avril 1995. En 1996, l’action des familles a également débouché, en France, sur un important débat à propos de la stérilisation envisagée comme mode de contraception définitive, incluant la stérilisation pour les personnes handicapées mentales. Ces questions ont fait l’objet de deux rapports du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé 30. Ces avis mentionnent ainsi la sollicitation de plus en plus soutenue du corps médical, interpellé par les 29. Compte rendu intégral, Assemblée nationale, 2e séance du 22 février 1996, JO, p. 1110. 30. Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, La Contraception chez les personnes handicapées mentales, Rapport n° 4, 9 3 avril 1996, et La Stérilisation envisagée comme mode de contraception définitive, Rapport n° 50, 3 avril 1996.

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familles ou par certaines institutions qui ont en charge des handicapés mentaux et doivent faire face aux problèmes que pose leur sexualité. Des études récentes 31 ont fait état de divers cas de stérilisation en Gironde et à Sens, dans l’Yonne, dénoncés par la presse 32. Pour sa part, l’UNAPEI (Union Nationale des Associations de Parents et amis de personnes handicapées mentales) approuve l’idée d’une décision collégiale, envisagée à titre d’hypothèse par le Comité consultatif national d’éthique, mais souligne que la famille et l’institution (association ou établissement) ayant en charge la personne handicapée se trouvent exclues de la Commission pluridisciplinaire, regroupant pour l’essentiel des professionnels, mentionnée par le texte du Comité. L’UNAPEI déplore tout particulièrement cette exclusion et souligne qu’en dernière analyse, et selon son degré d’autonomie mentale concernée, la décision doit appartenir à la personne handicapée et à sa famille ou son tuteur, ou exclusivement à son tuteur, à sa famille et/ou son tuteur, tout en rappelant que « cette position correspond aux dispositions juridiques relatives à la responsabilité légale des familles et des tuteurs ainsi qu’à la conception qu’a l’UNAPEI de la responsabilisation tant des personnes handicapées mentales que des familles 33 ». Ce débat particulièrement complexe, compte tenu des risques d’eugénisme, était d’autant plus aigu qu’en France, la stérilisation à fin contraceptive n’était pas légalement admise, contrairement à ce qui existe en d’autres pays comme le Canada ou les États-Unis, où la pilule joue un rôle dans le contrôle des naissances jusqu’à ce que soit atteint le nombre d’enfants souhaités 34. Depuis avril 2001, la France a légalisé la ligature des trompes ou des canaux déférents, avec pour les handicapés mentaux un article spécifique du Code de la Santé publique que dénonce l’UNAPEI 35. 31. Voir notamment Sylvie Beauvais, Eugénisme et handicap, Histoire des idées, université de Bordeaux, et Céline Pinard, La Stérilisation des personnes handicapées mentales : la réponse à une pathologie sociale, Université de Bordeaux, ou encore, Stériliser le handicap mental ?, Nicole Diedrich (dir.), Toulouse, Érès, 1999. 32. Voir Libération du 15 mai 1996. 33. Position de l’UNAPEI, Paris, 17 avril 1996. 34. Voir notamment Nicole Marcil Gratton et Évelyne Lapierre Adamcyk, « L’Amérique du Nord à l’heure de la troisième révolution contraceptive : la montée spectaculaire de la stérilisation au premier rang des méthodes utilisées », Espace, population, sociétés, 1989, 2, p. 239 248. Voir également Catherine de Guibert Lantoine, « Révolutions contraceptives au Canada », Population, 1996, 46 (2), p. 361 398. 35. Article L. 2123 2 : « La ligature des trompes ou des canaux déférents à visée contra ceptive ne peut être pratiquée sur une personne mineure, elle ne peut être pratiquée sur une personne handicapée mentale, majeure sous tutelle, que lorsqu’il existe une contre indication médicale absolue aux méthodes de contraception ou une impossibilité avérée de les mettre en œuvre efficacement. Si la personne concernée est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision, son consentement doit être recherché et pris en compte après que lui a été donnée une information adaptée à son degré de compréhen sion. L’intervention est subordonnée à une décision du juge des tutelles, qui se prononce après avoir entendu les parents ou le représentant légal de la personne concernée ainsi que toute personne dont l’audition lui paraît utile et après avoir recueilli l’avis d’un comité d’experts. Ce comité composé notamment de personnes qualifiées sur le plan médical et de représentants d’associations de handicapés apprécie la justification médicale de l’intervention, ses risques ainsi que les conséquences normalement prévi sibles sur les plans physique et psychologique. »

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En Hollande, certaines associations de parents de malades mentaux, comme Epsilon, n’hésitent pas à recourir à la justice pour exiger que des structures de soins appropriés soient mises à la disposition de leurs enfants. Nous avons vu par ailleurs le rôle joué par diverses associations professionnelles, notamment en France, pour la mise en place de structures de secteurs, de lieux de consultation et d’hôpitaux de jour, conçus, à l’origine, comme une alternative à l’internement en hôpital psychiatrique et comme une remise en cause de la vieille logique de l’enfermement. Nous n’y reviendrons donc pas, si ce n’est pour signaler que les associations de familles sont elles-mêmes souvent dirigées par des professionnels de la santé 36. Il faut signaler cependant l’important échange d’information et le lieu de réflexion qu’a été – et qu’est toujours – le CEDEP (Comité européen : droit, éthique et psychiatrie), composé de psychiatres, psychanalystes, infirmiers, travailleurs sociaux, sociologues, philosophes et juristes de divers pays européens, qui permit de mieux situer l’action juridique dans un cadre plus général et, particulièrement, dans le débat européen sur les modalités de la prise en charge psychiatrique. On le voit, l’ensemble de ce mouvement associatif tend à sortir le malade mental de la simple assistance et de sa dimension d’objet de soins pour lui permettre de participer davantage tant à la vie communautaire qu’aux décisions qui le concernent 37. Il vise peu ou prou à rappeler la dimension de sujet de droit du malade mental dont il s’attache ainsi à défendre la dignité. Il ne s’agit donc plus, ici, à proprement parler d’une refonte du rapport soignant/soigné, ni du rapport entre l’intra- et l’extra-hospitalier, non plus que de l’organisation d’une psychiatrie communautaire. Ce n’est pas seulement une remise en cause de l’enfermement et de l’isolement comme exclusion, ni davantage une simple revendication pour l’accès aux soins, mais pour un accès au droit et à la dignité de la personne humaine comme préalable à toute prise en charge authentiquement thérapeutique. Il s’agit donc d’une nouvelle prise en compte de la personne souffrant de troubles mentaux comme citoyen et sujet de droit à part entière, sur la base d’une revendication tendant à affirmer la dignité de tout être humain, quels que soient son statut, sa maladie, son handicap ou sa souffrance. 36. Une place particulière devrait encore être réservée aux associations caritatives, cultuelles et aux congrégations religieuses qui impriment encore leurs marques, même en France. L’association Sainte Marie de l’Assomption gère ainsi encore divers établisse ments psychiatriques privés, comme celui de Cayssiols, près de Rodez. Celle des frères Saint Jean de Dieu géra jusqu’en 1970 divers établissements comme celui de Lommelet, dans le Nord. Mais les congrégations religieuses sont surtout actives, en psychiatrie, en Italie et en Espagne. 37. Un tel mouvement s’appuie, notamment à cette fin, sur les diverses directives de l’OMS et de la Fédération mondiale pour la santé mentale, comme de nombreuses autres organi sations internationales, lesquelles proclament qu’il faut non seulement que les patients participent individuellement à tout le processus de décision et de prise en charge de leur maladie, mais encore qu’ils participent collectivement à la politique de santé mentale. Ils doivent ainsi participer à l’élaboration, la planification, la mise en œuvre de cette politique et faire partie des organes de décision et de consultation. Ces directives inter nationales résultent d’ailleurs, en grande partie, du lobbying associatif qui agit au sein des organisations internationales.

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Remarquons toutefois que c’est l’ouverture de l’hôpital et la mise en place de la psychiatrie communautaire, qui tend à réintégrer la personne malade, voire le handicapé, dans la communauté, qui ont permis que se pose avec plus de force la question des droits et de la dignité des patients. Si cela semble aller de soi, la pratique montre toutefois que rien n’est moins évident. Les innombrables plaintes des patients contre ce qu’ils considèrent comme un viol pur et simple de leur personne ou contre ce qu’ils désignent comme autant de sévices, comme celles de familles qui se plaignent du rejet de leur membre malade, de l’absence de prise en charge ou du caractère inapproprié de celle-ci, ne permettent plus de contourner ces questions fondamentales, même si la justice ne s’en trouve encore que fort peu saisie. En effet, les moyens d’accès à la justice demeurent, en ce domaine, encore dérisoires. C’est ce nouveau rapport du malade au droit qu’il nous faut interroger désormais selon la spécificité des divers systèmes nationaux, tout en ayant présent à l’esprit l’ensemble de l’évolution du traitement et de l’organisation du soin psychiatrique, sommairement brossé dans les pages qui précèdent.

Principales législations européennes et critères de contrainte

Naturellement, la défense des droits des personnes, objet d’une prise en charge psychiatrique, est étroitement déterminée par la façon dont chaque système aborde la question de la contrainte et dont il organise les rapports entre la psychiatrie et la justice. Nous nous attacherons donc à définir d’abord les principales caractéristiques de chaque système, avant de nous demander ensuite, plus précisément, comment chacun de ces systèmes délimite les pouvoirs du juge et traite de la contrainte comme du consentement aux soins, avant d’examiner les voies de recours qu’il prévoit et organise, mais surtout, permet réellement, tant en ce domaine il y a, entre la théorie et la pratique, plus qu’un simple fossé. Trois grands types de systèmes juridiques organisent, d’une façon originale, les rapports entre la psychiatrie et la justice : – un système français, purement administratif, reléguant l’appareil judiciaire au niveau d’un simple organe de contrôle ; – des systèmes mixtes, associant décisions administratives et décisions judiciaires (Royaume-Uni, Italie, Espagne) ; – un système belge purement judiciaire. Ces différents systèmes peuvent par ailleurs être regroupés de diverses manières, selon que l’on croise le type de rapport qu’ils instaurent entre la psychiatrie et la justice d’une part, et le critère de contrainte qu’ils supportent d’autre part 1. Ainsi, après avoir centré l’internement psychiatrique sur la notion d’aliénation mentale, qui renvoie à des actes ou accès de démence et à l’irresponsabilité pénale concomitante, le système administratif français se recentrera-t-il, en 1990, sur la notion de l’impossible consentement du malade à l’hospitalisation, 1. Pour l’analyse détaillée de chacun de ces systèmes, voir notamment Thomaïs Douraki, La Convention européenne des droits de l’homme et le droit à la liberté de certains malades et marginaux, Paris, LGDJ, 1986.

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en raison de sa pathologie, pour justifier la mesure de contrainte. De son côté, le système mixte anglais, promulgué en 1983, répartira les compétences de l’Administration et de la justice dans la modulation de la contrainte, en fonction du degré de gravité des troubles mentaux repérés. Il reposera dès lors sur une définition plus précise des troubles à prendre en considération, tout comme il sera conduit à créer des organes juridictionnels mixtes de contrôle et de décision, associant juristes, médecins, travailleurs sociaux et autres « sages ». Le système mixte italien, institué en 1978, partira, quant à lui, de la notion de « traitement sanitaire obligatoire » comme modalité d’accès aux soins et de défense de la santé de tous les citoyens. Le système mixte espagnol fondera l’intégration de la contrainte au Code civil, sur la notion de présomption d’incapacité du malade mental (1983), même si depuis 1996 cette notion a été écartée. Quant au système belge, proprement judiciaire, il s’établira en 1990 sur la base de la confrontation des droits de l’homme malade à ceux de la société, imposant l’arbitrage du juge pour décider de la mesure de contrainte et, par suite, de protection et de défense sociale. LE SYSTÈME ADMINISTRATIF FRANÇAIS ET L’IMPOSSIBLE CONSENTEMENT DU MALADE À L’HOSPITALISATION

Depuis 1838, on l’a vu, le système français confie à l’Administration le soin de décider des internements psychiatriques. Au vu d’un certificat médical circonstancié 2, le préfet ordonne l’hospitalisation d’office des personnes dont les troubles mentaux compromettent l’ordre public ou la sûreté des personnes (art. L. 3213-1 nouveau du Code de la santé publique). Le trouble à l’ordre public ou à la sûreté des personnes doit être actuel. Toutefois, de nombreux arrêtés de placement sont encore fondés sur la notion de risque, sans que la personne soit véritablement passée à l’acte. L’ancienne loi du 30 juin 1838 n’imposait pas, en effet, l’existence d’actes actuels, mais un état d’aliénation caractérisé par des actes ou accès de démence plus ou moins fréquents et connus de l’histoire du sujet, comportant donc un risque potentiel lors d’une crise ou d’un état d’exacerbation particulier. À vrai dire, le flou de telles notions a ouvert la porte à de nombreux abus. Un comportement gênant l’entourage ou le voisinage, accompagné de bizarreries et d’un refus de soin, a pu justifier de telles mesures 3. « En cas de danger imminent pour la sûreté des personnes, attesté par un avis médical ou, à défaut, par la notoriété publique, le maire et, à Paris, les commissaires de police arrêtent, à l’égard des personnes dont le comportement révèle des troubles mentaux manifestes, toutes les mesures provisoires nécessaires » (art. L. 3213-2 nouveau du Code de la santé publique). Le maire doit alors en référer dans les vingt-quatre heures au préfet 2. Avant la réforme du 27 juin 1990, un tel certificat n’était pas obligatoire. Toutefois, le Conseil d’État avait fini par considérer qu’une telle décision d’internement devait être au moins motivée sur un avis médical concordant. 3. Voir notamment les affaires Caralp et Lavable.

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qui statue sans délai sur la nécessité de l’hospitalisation d’office. Sans perdre de vue la mesure de sûreté qui se cache sous l’hospitalisation d’office, la loi du 27 juin 1990 tend, on le voit, à réduire le champ de cette sûreté en la limitant à des situations de danger effectif et non plus seulement potentiel et en ne justifiant les mesures provisoires, prises en cas d’urgence, que lorsque la sûreté des personnes est en cause. Mais c’est dans la redéfinition de l’hospitalisation à la demande d’un tiers 4 que la loi du 27 juin 1990 opérera sa principale rupture avec la précédente législation du 30 juin 1838. En ce cas, la décision d’admission demeure administrative, puisqu’elle est censée être oralement prononcée par le chef d’établissement 5, lequel, depuis 1960, n’appartient généralement pas au corps médical, à l’exception de quelques rares établissements privés ayant conservé quelques années encore une direction médicale. L’admission se fait au vu d’une demande écrite et signée de la main du tiers demandeur au placement et de deux certificats médicaux de médecins, dont un non attaché à l’établissement, sauf en cas d’urgence. Ces certificats doivent eux-mêmes être circonstanciés, mais surtout, ils doivent permettre de s’assurer, d’une part que les troubles de la personne rendent impossible son consentement et, d’autre part que son état impose des soins immédiats assortis d’une surveillance constante en milieu hospitalier. Avant le 27 juin 1990, le certificat médical fondant un internement à la demande d’un tiers devait seulement constater l’état mental de la personne à placer, indiquer les particularités de sa maladie et se prononcer sur la nécessité de la faire traiter dans un établissement réservé aux aliénés et de l’y tenir enfermée. Le médecin devait ainsi se prononcer sur la gravité des troubles et l’état d’aliénation de la personne et sur la nécessité de l’enfermement. Avec la réforme du 27 juin 1990, l’optique se trouve totalement modifiée. Le législateur part de la particularité des traitements à mettre en œuvre pour assurer la santé de la personne. Il faut ainsi que « des soins immédiats assortis d’une surveillance constante en milieu hospitalier » soient médicalement requis. Il faut ensuite que les troubles de la personne rendent impossible son consentement à de tels soins pour que soit justifiée une mesure d’hospitalisation à la demande d’un tiers. La notion de contrainte de soin est ainsi abordée d’un double point de vue. Celui, tout d’abord, de la nature des soins, lesquels doivent, par euxmêmes, nécessiter l’hospitalisation. Autant dire, donc, qu’il s’agit fatalement de traitements incisifs, nécessités par la survenue d’un état critique, et non plus seulement de la simple mise en œuvre d’un traitement psychiatrique quelconque que l’intéressé refuserait, à tort ou à raison. Il faut en outre que l’éventuel refus de l’intéressé de tels soins résulte de sa pathologie pour que l’on 4. Avant la réforme du 27 juin 1990, l’hospitalisation à la demande d’un tiers s’appelait « placement volontaire ». Cette appellation était particulièrement ambiguë puisqu’elle désignait l’internement d’une personne non consentante, provoqué à la demande d’un tiers. Pour autant, la loi de 1838 n’était pas incohérente. Légiférant pour les aliénés, censés dépourvus de volonté propre, le « placement volontaire » renvoyait ainsi non à la volonté du patient, mais à celle du tiers demandeur au placement. 5. En réalité par un simple préposé aux admissions, lequel n’a généralement reçu aucune délégation quelconque de pouvoirs du chef d’établissement.

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puisse considérer légitime une hospitalisation sans son consentement. Enfin, il appartient toujours à l’Administration de mettre en œuvre une telle contrainte sur l’avis des médecins. Pour autant, cette législation ne dit rien sur la légitimité de traitements de force dans le cadre d’une hospitalisation ordonnée sans le consentement de l’intéressé, comme si hospitalisation et traitement étaient identiques et les traitements forcés légitimes dès lors que l’hospitalisation sans consentement serait elle-même requise. Pourtant, de nombreux patients ne cessent de se plaindre de tels traitements de force. Par son silence, la loi permet toutes les interprétations et notamment celle selon laquelle l’hospitalisation sans le consentement de la personne étant motivée par les soins à entreprendre, ceuxci peuvent donc, en un tel cadre, être administrés de force, et sans autres modalités procédurales que celles prévalant à l’admission. Dès lors, tous les arbitraires sont permis en matière de traitements de force. Sous ce rapport, la loi du 27 juin 1990 n’a guère fait progresser. Il n’en demeure pas moins que la réforme du 27 juin 1990 part désormais du soin et de préoccupations d’ordre médical, non de la sûreté. Aussi la notion d’« hospitalisation » s’est-elle substituée à celle de « placement ». Toute référence à l’enfermement a été supprimée et la notion de trouble mental – au singulier comme au pluriel – s’est elle-même substituée à la vieille notion d’aliénation, comme à toute référence à quelque acte ou accès de démence. Enfin, le libre consentement aux soins est expressément affirmé dès les premiers articles de la nouvelle loi, car il ne s’agit plus d’une législation sur l’internement psychiatrique, ni même d’une loi sur l’hospitalisation psychiatrique, mais bien d’un texte qui entend légiférer pour l’ensemble des soins psychiatriques. L’article 1er de cette loi reformule ainsi l’article L. 326 (nouvel art. L. 3221-1) du Code de la santé publique : « La lutte contre les maladies mentales comporte des actions de prévention, de diagnostic, de soins, de réadaptation et de réinsertion sociale. » Toutefois, la loi n’apporte ensuite aucune précision quant aux actions de réadaptation et de réinsertion sociale et n’organise aucune action en ce domaine. La loi du 30 juin 1838, qui organisait l’assistance aux aliénés d’une façon originale pour l’époque, obligeait en revanche les départements à se doter d’établissements réservés à ces derniers, le législateur se donnant ainsi les moyens de sa politique. Rien de comparable n’existe dans la loi du 27 juin 1990 en matière de réadaptation et de réinsertion sociale, de sorte qu’une telle déclaration risque de demeurer longtemps encore un simple vœu pieux. Il est vrai que cette législation concerne surtout, en définitive, quoi qu’on en dise, l’hospitalisation. Son intitulé est d’ailleurs particulièrement clair : « Loi n° 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation. » C’est donc bien une législation centrée sur l’hôpital. Elle n’en sort pas et n’en fait guère sortir. Cette réforme s’inscrit par ailleurs dans le mouvement général tendant à réaffirmer le principe du libre choix de l’établissement et du thérapeute par le patient ou par son représentant légal, principe que la loi du 31 juillet 1991, portant réforme hospitalière, consacre pour l’ensemble des soins médicaux ; principe qu’en psychiatrie, l’article L. 326-1 (nouvel art. L. 3211-1, 2e al.) du Code de la santé, issu de la réforme du 27 juin 1990 énonce ainsi : « Toute personne hospitalisée

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ou sa famille dispose du droit de s’adresser au praticien ou à l’équipe de santé mentale, publique ou privée, de son choix tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du secteur psychiatrique correspondant à son lieu de résidence. » Toutefois, des circulaires d’application ainsi que la jurisprudence poseront que ce droit n’appartient pas aux personnes hospitalisées d’office sur ordre des préfets, lesquels ne peuvent faire admettre les personnes que dans les établissements qu’ils ont préalablement habilités à cet effet. La liberté de choix de l’établissement et du thérapeute n’appartient donc qu’aux personnes admises en hospitalisation libre ou à la demande d’un tiers. Précisons enfin, pour être complet, que les mesures d’hospitalisation sans le consentement de l’intéressé, décidées par l’Administration, sont limitées dans le temps et doivent être renouvelées à intervalle régulier de quinze jours à un mois pour une hospitalisation à la demande d’un tiers, d’un mois, de trois mois, puis tous les six mois, pour une personne hospitalisée d’office. L’une des principales précisions apportées en ce domaine par la réforme du 27 juin 1990 est que, faute de décisions de maintien à l’issue de chacun des délais prévus par la loi, « la mainlevée de l’hospitalisation est acquise » (art. L. 3213-4 nouveau du CSP) 6. En outre, les autorités ayant décidé de l’hospitalisation forcée peuvent désormais légalement ordonner des « sorties d’essai », maintenant la personne sous le régime juridique qui était le sien à l’admission, mais lui permettant de sortir de l’établissement, sous surveillance médicale, pour se rendre chez elle ou dans un autre domicile, voire dans une autre structure de soins ne comportant pas d’hospitalisation à temps complet. Ces sorties à l’essai sont ordonnées pour des périodes ne pouvant dépasser trois mois, mais elles sont indéfiniment renouvelables. Elles comportent obligatoirement une surveillance médicale et s’accompagnent, la plupart du temps, d’une astreinte au traitement, bien que le statut de cette contrainte de soins n’ait pas été strictement défini par la loi. En l’occurrence, la réforme du 27 juin 1990 n’a fait que légaliser une pratique fort ancienne qui reposait sur une circulaire de 1957, laquelle n’avait toutefois aucun fondement légal, comme l’a rappelé le ministre de la Santé lors des débats à l’Assemblée nationale concernant la réforme en question 7. Certains voient dans cette pratique des sorties à l’essai, qui s’applique parfois aux mêmes personnes durant des années, une sorte de chantage à l’internement et d’obligation de soins qui ne dit pas son nom. En effet, la sortie à l’essai peut être interrompue à tout moment par l’Administration qui peut décider de faire réintégrer la personne à l’hôpital, soit parce qu’elle ne se soumet pas au traitement, soit encore parce qu’elle ne suit pas telle autre prescription, l’obligation, 6. Ces dispositions salutaires ne sont cependant pas toujours respectées. Voir notamment les cas de M. G. G. et de M. René Chauffour, qui demeurèrent toutefois internés malgré l’annulation des arrêtés de maintien par le juge administratif, pour le premier, et l’absence de renouvellement d’arrêté de placement, dans les délais fixés, pour le second. En outre le ministre de la Justice considère que ces dispositions salutaires ne s’appliquent pas au cas des personnes internées à la suite d’une ordonnance de non lieu ou d’un jugement de relaxe (note du 23 mars 1992). Sur cette dernière question voir arrêt du 2 septembre 1999, cour d’appel de Nîmes, affaire Bénazet. 7. JO, 16 mai 1990, n° 24 [1] A. N. (C. R.), p. 1302, 1re séance du mardi 15 mai 1990.

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par exemple, d’aller travailler régulièrement au centre d’aide par le travail (CAT) ou de résider dans tel logement institutionnel. Ces pratiques, dont la légalité demeure douteuse, ne sont pas rares. La légalisation des sorties à l’essai a ainsi tendu à faire chuter les sorties définitives directes, lesquelles sont prononcées par les mêmes autorités administratives ayant ordonné l’hospitalisation sous astreinte (préfet en cas d’hospitalisation d’office, chef d’établissement, mais aussi médecin hospitalier en cas d’hospitalisation à la demande d’un tiers). Dans un tel système, l’autorité judiciaire n’intervient qu’au niveau du contrôle a posteriori, soit de façon régulière et périodique, soit à la demande des intéressés ou de leurs proches, qui ont la possibilité de solliciter du juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance la sortie immédiate lorsqu’ils contestent le bien-fondé d’une telle mesure (art. L. 3211-12 du Code de la santé publique), soit encore dans le cadre du contentieux de la réparation, comme nous le verrons plus loin. En l’occurrence, les juges ne peuvent décider d’aucune mesure de placement 8. Tout au plus peuvent-ils faire droit à une demande de sortie en cas d’internement injustifié, mais de nombreux obstacles, sur lesquels il nous faudra revenir, jalonnent la procédure de sortie judiciaire. Aussi une telle voie de recours n’est-elle, en définitive, que fort peu utilisée par les personnes concernées. LE DROIT BELGE DE L’INTERNEMENT JUDICIAIRE

Au tout administratif français, pourrait-on dire, s’oppose la loi belge, adoptée la veille de la réforme française du 27 juin 1990. Après vingt ans d’élaboration et de débats, la Belgique a en effet décidé de judiciariser complètement les modalités du placement psychiatrique. L’originalité du système belge est cette judiciarisation sans concession aucune à la logique administrative. Même les mesures d’urgence sont prises par l’appareil judiciaire, non par la police administrative ou par l’administration sanitaire, mais par le procureur du roi, au vu des éléments généralement fournis par la police (rapport de police, certificat médical). L’appareil judiciaire est donc seul en charge de la décision. Le juge de paix ordonne le placement (soit qu’il le fasse au vu du dossier remis, soit qu’il confirme la mesure prise par le procureur du roi, en cas d’urgence) ou il rejette la demande de placement ou ordonne la sortie.

8. Par le biais du code de procédure pénale, le juge d’instruction peut toutefois ordonner une mesure d’hospitalisation à l’encontre d’une personne poursuivie pour un crime ou un délit. Il ne semble cependant pas qu’une telle disposition soit utilisée en matière d’internement psychiatrique. Notons également que le juge répressif peut encore ordonner un traitement obligatoire, voire une hospitalisation dans le cas de la répression de la toxicomanie, mais aussi de crimes et délits commis sous l’emprise de l’alcool. Le juge des enfants peut également ordonner le placement d’un mineur en hôpital psychia trique au titre de la protection de l’enfance.

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On remarquera que l’instance judiciaire en charge de l’internement est le juge de paix, c’est-à-dire un magistrat de l’un des échelons les plus bas de la hiérarchie judiciaire, alors qu’il s’agit d’une mesure gravement attentatoire à la liberté individuelle. Par ailleurs, bien que la décision ne soit pas prise par un juge des tutelles, les mesures judiciaires de placement sont cependant considérées, ici, comme des « mesures de protection ». L’article 2 est particulièrement explicite : « Les mesures de protection ne peuvent être prises, à défaut de tout autre traitement approprié, à l’égard d’un malade mental, que si son état le requiert, soit qu’il mette gravement en péril sa santé et sa sécurité, soit qu’il constitue une menace grave pour la vie ou l’intégrité d’autrui. L’inadaptation aux valeurs morales, sociales, religieuses, politiques ou autres ne peut être en soi considérée comme une maladie mentale. » Les motifs de sûreté ne sont donc pas écartés et sont pris en charge par l’instance judiciaire, mais ils sont étroitement limités au péril quant à la santé et la sécurité de l’intéressé – ces deux conditions étant cumulatives – ou bien encore à « une menace grave pour la vie et l’intégrité d’autrui ». En droit belge, l’atteinte aux seuls biens ou à l’ordre public, du fait d’un trouble mental, ne justifie donc plus l’internement. Singulière restriction en regard du droit français, notamment, puisque les critères d’admission à la demande d’un tiers disparaissent purement et simplement et que ceux relatifs à l’hospitalisation d’office se réduisent à la seule référence à l’atteinte possible à la vie et à l’intégrité des personnes, qu’il s’agisse de l’intéressé ou d’autrui. Ainsi le droit belge fait-il face à la question de la dangerosité sociale de certains malades mentaux et ne légifère-t-il, en matière de contrainte, qu’en rapport à cette dangerosité étroitement circonscrite. La loi belge renvoie d’ailleurs expressément à celle du 1er juillet 1964 de « défense sociale à l’égard des anormaux et des délinquants d’habitude » (article 1er de la loi du 26 juin 1990). Il convient de s’attarder quelques instants sur diverses questions de procédure pour apprécier la portée d’une telle réforme, tant il est vrai que, dès lors qu’une compétence quelconque est donnée au juge, l’essentiel des garanties offertes se résout sur le terrain processuel. En matière judiciaire, en effet, les garanties ne résultent pas seulement de l’indépendance des magistrats, mais encore et surtout du fait de la stricte définition des règles de procédure. En Belgique, le juge de paix peut être saisi par simple requête par toute personne concernée, afin qu’il ordonne une mesure d’observation à l’égard d’un tiers. Il n’est pas utile de s’attarder plus longtemps sur les formalités auxquelles cette requête doit répondre. En effet, elles ne soulèvent guère de difficultés et sont habituelles. Précisons seulement que la requête doit être accompagnée d’un rapport médical circonstancié « constatant que les conditions de l’article 2 sont réunies ». On remarquera qu’il s’agit d’un « rapport » et non plus seulement d’un simple certificat. Lorsque le juge de paix ne décèle aucun motif d’irrecevabilité de la requête, et qu’elle lui paraît ainsi légalement formée et conforme aux exigences de la loi, il doit demander au bâtonnier de l’ordre des avocats de désigner, d’office et sans délai, un membre du barreau pour assister l’intéressé. Cette mesure nous paraît essentielle, même si, dans la pratique, elle demeure, nous le verrons, de portée limitée. Elle manifeste néanmoins le souci d’assurer au

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mieux la défense de la liberté individuelle en tenant compte non seulement de la nature de la mesure en cause, privative de liberté, mais encore de la situation d’impuissance et d’infériorité caractérisant celle des personnes promises à l’internement. Dans les vingt-quatre heures du dépôt de la requête, le juge de paix belge « fixe (...) les jour et heure de la visite à la personne dont la mise en observation est sollicitée et ceux de l’audience » ; cependant que, « dans le même délai, le greffier notifie, par pli judiciaire, la requête au malade » (article 7 § 1 et 2 de la loi du 26 juin 1990). Il convient ici d’insister. À l’alinéa 2 de cet article 7, la personne dont l’observation est sollicitée est d’emblée désignée par la loi comme « malade ». La loi a donc déjà en partie jugé ce sur quoi le magistrat doit statuer. L’esprit du législateur transparaît plus encore dans la disposition qui précède, imposant au juge de rendre visite à la personne avant toute audience. Il n’est en effet nul besoin de souligner le caractère exceptionnel d’une telle disposition de la procédure judiciaire. L’intéressé est traité comme un malade au chevet duquel il importe de se rendre. Le législateur a organisé la procédure de telle sorte que la justice puisse éviter de se confronter directement à la folie, dans l’enceinte du tribunal. Et elle n’hésite pas, semble-t-il, à recourir à ce stratagème, qui évite toute audition au tribunal. Une fois de plus, les garanties offertes aux personnes demeurent plus formelles que réelles, concrètes et effectives. L’article 8 § 1er de la loi dispose toutefois : « Les débats ont lieu en chambre du conseil, sauf demande contraire du malade ou de son avocat. Après avoir entendu toutes les parties à l’audience, le juge de paix statue en audience publique, par jugement motivé et circonstancié, dans les dix jours du dépôt de la requête. » Mais il convient de se souvenir qu’au stade de l’audience, un avocat assiste obligatoirement l’intéressé. Même si, en ce cas, la loi ne dit pas que l’avocat représente la personne, la pratique veut qu’habituellement l’avocat joue, au civil, plus un rôle de représentation que de simple assistance. L’assistance d’un avocat est davantage liée à la matière pénale, où l’avocat assiste l’accusé mais ne le représente pas, cependant qu’il peut représenter la partie civile. Dans la pratique, cette obligation d’assistance dans le procès civil, qu’est la procédure d’internement, conduit le plus souvent à une représentation pure et simple. La présence de l’intéressé à l’audience n’apparaît dès lors plus nécessaire : il s’y trouve représenté par son conseil. La personne concernée n’aura ainsi vu le juge qu’à l’endroit où elle réside ou à celui où elle est hospitalisée. Elle n’assistera pas aux débats relatifs à la mesure qui risque pourtant de la priver de liberté durant un temps plus ou moins long. Pour cette audience, elle doit s’en remettre à son avocat, à son éventuel médecin, comme au proche qu’elle a désigné en qualité de personne de confiance. La pratique révèle encore que, compte tenu des critères retenus par l’article 2 de la loi, qui justifie une telle mesure, la personne se trouve généralement déjà internée et traitée à titre provisoire, par décision du procureur du roi, lorsque le juge de paix se saisit de l’affaire. Carl Alexander (1994) évalue à plus de 70 % le nombre des admissions en urgence décidées par les procureurs du roi. Cela signifie donc que l’audition de la personne par le juge a finalement lieu à l’hôpital, alors que l’intéressé est

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déjà sous l’effet des traitements ; il importe ici de se souvenir que la loi belge ne légifère pas sur l’éventuel droit de refus des traitements par la personne internée. Les traitements de force, comme les mesures de contention et d’isolement au sein des unités de soins, paraissent d’ailleurs encore très fréquentes en Belgique, ces mesures étant laissées à l’entière discrétion du personnel soignant 9. Or, la durée de la mise en « observation » peut être de quarante jours. Passé ce délai, le juge de paix peut décider du maintien pour des durées n’excédant pas deux ans. De tels délais paraissent à première vue particulièrement longs en regard des autres législations européennes qui retiennent des délais de quelques jours ou d’une à deux semaines, voire de vingt-huit jours, au titre de l’observation, de un à six mois – et rarement, plus d’une année – au titre des maintiens pour traitement. Toutefois, en Belgique, la sortie peut être prononcée à tout moment par le juge de paix, saisi par l’intéressé comme par toute personne concernée. La sortie peut également être décidée par le médecin hospitalier chargé, en ce cas, d’établir un rapport et de le transmettre au juge. Le médecin hospitalier peut encore décider que la sortie aura lieu sous forme d’une postcure, assortie de soins, durant le temps de protection fixé par le juge (art. 16). La postcure ne peut cependant être décidée qu’« avec l’accord du malade ». Le chapitre IV de la loi du 26 juin 1990 organise, par ailleurs, les possibilités de recours à l’encontre des décisions du juge de paix ; mais il fixe le délai d’appel à quinze jours, à compter de la notification du jugement à l’intéressé. Or, l’acte de notification intervient généralement lorsque l’internement et le traitement sont déjà en cours. L’intéressé est donc souvent peu à même de réaliser la portée de l’acte de notification et hors d’état de recourir opportunément dans les délais prescrits. Il apparaît d’ailleurs peu compatible avec l’esprit protecteur de tels textes qu’une limitation du droit de recours soit ainsi fondée sur un acte de notification à une personne censée affaiblie par de graves troubles mentaux justifiant son internement 10. Rien ne saurait justifier ici un tel formalisme, d’autant que le droit civil reconnaît généralement la possibilité d’annuler tout contrat, voire tout acte de notification réalisé dans des conditions douteuses de validité du fait de l’altération des facultés mentales du signataire de l’acte. L’on ne voit donc pas ce qu’aurait de choquant ou de perturbant pour l’organisation judiciaire le fait de permettre à la personne d’introduire à tout moment, dans le cours de son internement, un recours contre la mesure initiale de placement. En France, les décisions de placement ne sont généralement jamais notifiées 11, avec la conséquence de laisser indéfiniment ouvert le droit de recours. Certains 9. Dans certains services, en 1988, B. Thomas et C. Jannes ont pu observer jusqu’à plus de 60 % de patients ayant, en cours d’enquête, été mis en chambre d’isolement. Voir notam ment, « Enquête concernant l’isolement et d’autres mesures coercitives dans le domaine de la psychiatrie en Flandres », Clinique psychiatrique de Gand, s.d. 10. Par un récent arrêt, le Conseil d’État français a lui même considéré que l’acte de notifi cation des décisions de placement aux personnes concernées fait courir le délai de deux mois du recours contentieux (voir plusieurs arrêts en ce sens, du 25 mai 1994 dans l’affaire G. G. c/préfet de la Creuse, confirmés par décision de la Commission européenne des droits de l’homme du 25 juin 1995, requête n° 19869/92, G. et N. G. c/France. 11. La pratique tend néanmoins à changer depuis 1998.

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internés ont ainsi pu saisir le juge administratif de la légalité des décisions de placement les concernant plus de vingt ans, voire plus de trente ans, après la prise des décisions en cause 12, sans que, pour autant, cela ait en quoi que ce soit porté atteinte aux intérêts supérieurs de la justice. Au contraire, cela a parfois permis aux intéressés de recouvrer, en partie, l’honneur et la réputation que l’internement leur avait fait perdre. Ainsi Mr Tougourdeau, interné trente-quatre ans plus tôt au vu de fausses déclarations, put-il faire établir, par le juge administratif de Nantes, qui annula l’ensemble des actes, l’irrégularité de son internement, lequel dura plus de six ans. Avant son décès, l’intéressé eut au moins la satisfaction d’avoir pu se faire entendre et d’obtenir, en partie, réparation. Le droit belge présente toutefois l’avantage de préciser que, lors de l’appel, le malade assisté d’un avocat doit être entendu à l’audience. À ce stade l’avocat ne peut donc plus représenter l’intéressé. La présence de la personne au procès est donc en principe requise. Ainsi peut-elle participer aux débats. Mais l’information recueillie ne permet guère de s’assurer du bon fonctionnement de telles dispositions. Les recours recevables, car formés dans les délais prescrits, sont en effet fort rares 13. Lorsqu’il est recevable en la forme, l’appel est instruit par le tribunal de première instance, par une chambre composée de trois juges. Le droit belge rappelle ainsi, non sans raison, l’importance de la collégialité en matière de privation de liberté. Mais force est de constater que, dans l’ensemble, ce droit n’est qu’un droit de second rang et de moindre importance puisque la décision de première instance est prise par un simple juge de paix. L’appel ne relève pas d’une cour d’appel, mais d’un tribunal de première instance. Il en va ici, en définitive, comme de l’instruction des mesures de tutelles, même si, en l’occurrence, la décision n’appartient pas au juge des tutelles. Tout se passe ainsi comme si l’atteinte à la liberté de la personne était de moindre gravité dès lors que l’intéressé est présumé mentalement malade, et comme si, par suite, le respect de ses droits, voire de la personne elle-même, constituait, en ce cas, un problème tout à fait secondaire. Si l’on veut au contraire réaffirmer clairement la dimension d’être humain et de citoyen à part entière de tout patient psychiatrique, il importe de faire en sorte que la décision judiciaire relative à sa privation de liberté relève en premier lieu, comme pour n’importe quelle autre atteinte à la liberté individuelle, de la compétence des tribunaux de grande instance (France), de première instance (Belgique) ou de district (Italie), comme, en second lieu, des cours d’appel, en cas de recours contre la décision judiciaire initiale. Il importe encore que la matière relève des premières chambres civiles des tribunaux, tant il est vrai que, dans une démocratie, il n’est rien de plus sacré que la liberté des personnes. Or, lorsque l’on s’est attaché à judiciariser les mesures d’internement, c’est encore un droit au rabais que l’on a concédé aux 12. Voir notamment : tribunal administratif de Pau, Fringant c/CHS Sainte Marie de Mont de Marsan, 14 décembre 1984 ; tribunal administratif de Clermont Ferrand, Marlouiset c/préfet de l’Allier, 23 juin 1988 ; tribunal administratif de Nantes, Tougourdeau c/préfet du Maine et Loire, 11 avril 1991. 13. Carl Alexander relève six cas d’appel dont un conduisant à la réformation du jugement du juge de paix sur 241 jugements examinés, pris durant l’année 1993.

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malades mentaux, en continuant par là même à les traiter comme des soushommes. La loi belge présente enfin la particularité de réaffirmer le droit des familles en autorisant des soins obligatoires en milieu familial « lorsque des mesures de protection s’avèrent nécessaires, mais que l’état du malade et les circonstances permettent néanmoins de le soigner dans une famille ». Par cet article 23, la loi belge est sans conteste une loi de contrainte de soins singulière puisque, lorsque le juge de paix fait droit à la requête qui lui est présentée, « il donne mission à une personne déterminée de veiller sur le malade et à un médecin de le traiter » (art. 24 § 1). La loi organise ainsi implicitement, mais non moins nécessairement, une contrainte de soin en milieu familial et une sorte de curatelle à la personne, par surcroît sur ordre du juge. LES SYSTÈMES MIXTES

Le traitement sanitaire obligatoire italien (TSO)

C’est de cette notion d’obligation de soin qu’est parti le réformateur italien de 1978. Le système italien est ainsi fondé sur l’idée de l’accès aux soins pour tous, y compris pour ceux dont l’état de santé ne permet pas de donner un consentement éclairé aux soins. Il centre donc le dispositif sur la notion de « traitement sanitaire obligatoire ». Avec la loi du 27 juin 1990, le système français s’est lui-même légèrement infléchi en ce sens, en traitant de l’hospitalisation à la demande d’un tiers sous l’angle de l’impossibilité de recueillir le consentement du patient, du fait de sa pathologie. Avec la législation italienne, la notion de contrainte de soin va devenir plus précise et pressante. Depuis la loi de 1978, l’hospitalisation sous contrainte ne peut ainsi intervenir en Italie que si la nature du trouble mental en question nécessite des interventions thérapeutiques d’urgence et que si le malade refuse de se soumettre au traitement, enfin si les conditions et les circonstances ne permettent pas de prendre, à temps, les mesures sanitaires extra-hospitalières opportunes et appropriées. Mais il faut immédiatement ajouter que l’obligation concerne aussi bien un examen qu’un traitement, qu’elle peut viser tout type d’examen ou de traitement et qu’elle ne concerne donc pas seulement le domaine psychiatrique. Toutefois, l’obligation ne peut porter que sur des personnes « atteintes de maladies mentales ». Pour autant, le législateur italien n’a cru devoir ni définir ce qu’il faut entendre par « maladie mentale », ni rappeler que l’obligation n’est justifiée que si le refus du patient ne peut être considéré que comme l’expression de sa pathologie, de sorte qu’en droit sanitaire italien, la question du consentement éclairé du patient et, par suite, de la légitimité de son éventuel refus, ne se pose pas vraiment. L’article 1er de la loi 180 du 13 mai 1978 relative, non pas à l’hospitalisation et aux soins psychiatriques, mais, plus généralement, « aux examens et traitements sanitaires volontaires et obligatoires » dispose ainsi : « Les examens et traite-

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ments sanitaires sont volontaires. Dans les cas prévus par la présente loi et ceux expressément prévus par la législation d’État, l’autorité sanitaire peut ordonner des examens et traitements sanitaires obligatoires en respectant dûment la dignité de la personne ainsi que les droits civils et politiques garantis par la Constitution, y compris, dans la mesure du possible, le droit au libre choix du médecin et du lieu de traitement. » Ainsi, la loi part du cadre général qui est celui du traitement volontaire, mais crée également, au second alinéa, un cas d’exception (« dans les cas prévus par la présente loi et ceux expressément prévus par la législation d’État 14 ») donnant, d’emblée, des pouvoirs à l’administration sanitaire d’ordonner des examens et des traitements, sans même se référer au libre consentement ou au droit de refus des personnes concernées. Avant tout, l’administration sanitaire ordonne, au vu de critères qui lui sont propres, et dans des cas que la loi va ensuite spécifier, dont celui de la maladie mentale. L’alinéa 1er de l’article 2 dispose ainsi : « Les mesures visées au deuxième aliéna de l’article ci-dessus peuvent être ordonnées dans le cas de personnes atteintes de maladies mentales », et c’est tout... Là encore, il n’est pas question de refus ou de consentement du patient, mais seulement de la nature de la pathologie. Ainsi, le traitement sanitaire obligatoire, contrairement à ce qui est souvent affirmé, concerne-t-il, potentiellement du moins, tous les malades mentaux, qu’ils soient ou non consentant aux traitements, qu’il s’agisse de soins ambulatoires ou hospitaliers. C’est, à l’évidence, d’une gestion encore très autoritaire des malades mentaux, au moins telle qu’elle est définie par les textes. Ce n’est qu’à l’alinéa 2 de l’article 2 que le refus du patient est pris en considération pour justifier l’hospitalisation forcée. Seule la détention conduit ainsi à prendre en considération le refus de l’intéressé. Mais cet éventuel refus n’est pris en considération que pour être encore mieux contourné et pour qu’il puisse y être passé outre. À aucun moment le législateur italien ne se pose la question de la légitimité d’un tel refus, manifestant ainsi, en réalité, un singulier mépris du malade mental. La porte est alors ouverte à la contrainte de soins à domicile. De ce fait, l’autorité sanitaire pourra, sans s’inquiéter de l’avis du malade, l’obliger à un examen ou à un traitement somatique, dès lors qu’une telle intervention ne nécessite pas son hospitalisation. Ce relatif désintérêt vis-à-vis du consentement du patient est en réalité déjà ancien. Il est, pourrait-on même dire, général en Italie. Un arrêt n° 1950 du 25 juillet 1967 de la Cour de cassation avait en effet consacré la jurisprudence selon laquelle le consentement du patient existe, en ce qu’il est implicite, dans l’accord pour la prise en charge. Or, il s’agissait là d’un cas de cécité à la suite d’une angiographie cérébrale effectuée sans l’accord exprès de l’intéressé... Dans la mesure toutefois où la législation italienne relative au traitement des troubles mentaux a fait du refus du patient l’un des principaux critères de décision du traitement sanitaire obligatoire en milieu hospitalier, cette question du refus du patient commence à être davantage prise en considération depuis la promulgation de la loi 180 de 1978, même si une telle interrogation ne débouche 14. Notamment en matière de vaccinations et d’examens médicaux périodiques, de lutte contre la lèpre, les maladies vénériennes et la toxicomanie.

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guère sur celle de la légitimité d’un tel refus. Ainsi Renato Piccione (1995) y consacre-t-il tout le chapitre XIII de son manuel de psychiatrie. Mais, ce refus est encore trop souvent analysé comme un simple symptôme de certaines pathologies mentales, et comme un problème plus particulier de la pratique psychiatrique, même si d’autres branches de la médecine peuvent s’y trouver parfois confrontées. L’auteur ne s’interroge guère sur le mode d’approche du patient par l’entourage comme par les soignants dans la structuration d’un tel refus. Il rappelle cependant à juste titre qu’un tel comportement du patient constitue un grave problème dans l’exercice psychiatrique, car se trouve ici immédiatement en jeu la relation thérapeutique. Il observe notamment que chez de nombreux psychotiques, le refus de traitement peut être une sorte de moyen de conserver sa dignité, dès lors que l’intéressé réfute le rôle de malade. Aussi convient-il de s’interroger sur les mécanismes psychologiques qui sont à la base du refus de traitement chez certains patients, comme de bien comprendre que le refus de traitement est souvent une manœuvre défensive par laquelle l’intéressé tente d’assurer sa propre protection. Ainsi, le refus n’est-il plus simplement envisagé comme une aberration mentale négligeable, mais bien comme un fait incontournable, à partir duquel il convient de s’interroger et de travailler. Renato Piccione observe en outre qu’un tel refus peut dépendre de la vision que le patient a du thérapeute. Structurer ce dernier comme « figure de l’autorité » et ne pas le tolérer peuvent renvoyer, par exemple, à certaines caractéristiques de l’histoire personnelle du sujet. Le refus peut encore être lié à la nécessité, pour une personnalité psychotique, de conserver sa propre identité, au point de développer une peur morbide de l’autre, qui peut entraîner le délire et l’agressivité. Le délire lui-même peut être un instrument de défense pour maintenir la cohérence et la cohésion de soi. Les sentiments de haine et d’agressivité pourraient avoir une fonction particulière en permettant au patient de maintenir à distance l’objet de ses craintes et de produire ainsi l’illusion d’un moi cohérent et distinct chez un sujet apparemment délirant où tout semble se confondre. L’on voit donc que loin d’être totalement refoulé, le refus du patient tend désormais à poser un véritable problème d’ordre clinique à la psychiatrie italienne. Renato Piccione parle même à ce sujet de « l’un des problèmes centraux de l’assistance psychiatrique moderne », alors qu’il n’existe pas, pour lui, de cadre proprement psychiatrique de l’urgence, qui se trouve étroitement liée au contexte précis, source de malaise, de peur, d’intolérance. De son côté, MariaGrazia Giannichedda (1990) insiste, au titre des « institutions de la désinstitutionnalisation », sur le rôle central des centres de santé mentale (CSM), ouverts 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, capables d’offrir des prestations ambulatoires et à domicile, une hospitalisation de jour, de nuit et à plein temps, comme d’assurer le passage d’une forme de prise en charge à une autre, sans transfert de responsabilité, garant de la continuité du rapport thérapeutique, puisque l’intéressé se trouve ainsi suivi par une même équipe, dans toutes les phases du trouble et dans toutes les formes de prises en charge possibles et nécessaires (aide à l’accès à un logement, provisoire ou définitif, à un travail, une coopérative de patients, tutelle, etc.). La richesse et la flexibilité de l’offre permettent, selon Maria-Grazia Giannichedda, de faire apparaître la complexité de la

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demande, en particulier lorsque cette demande émane d’un tiers, comme, le cas échéant, de mettre à jour le caractère éventuellement antagonique des intérêts matériels du patient et ceux de son environnement, notamment dans l’usage des biens communs, de l’organisation quotidienne de la vie familiale et sociale, etc. Par ailleurs, cette relative richesse de l’offre de prise en charge, d’aide ou d’assistance permet non seulement de doser l’éloignement ou les conditions du maintien dans le contexte de vie habituel, mais surtout donne un sens à la parole du patient ; elle relativise également la parole du tiers demandeur, ouvrant le champ d’une négociation sans passer par l’affrontement à un refus, tout autant du patient d’accepter l’offre de soin que de l’entourage d’accepter une telle offre qui ne se traduirait pas, comme par le passé, par l’enfermement du malade, ou, à tout le moins, par son isolement vis-à-vis de son environnement familial ou social habituel. Plus encore, un tel service demeure ouvert à divers intervenants, soit par le biais associatif, soit encore, plus simplement, du seul fait que l’accès des visiteurs est autorisé et stimulé sans contraintes horaires. En définitive, remarque encore Maria-Grazia Giannichedda, la politique de désinstitutionnalisation a eu, dès le début, l’intuition que le point central sur lequel il fallait intervenir pour libérer le malade de l’internement – mais également pour dépasser la logique de l’affrontement à son éventuel refus et maintenir toujours le plus possible ouvert un espace de négociation au sein duquel s’inscrit le rapport thérapeutique – est la séquence travail productif-ressources-citoyenneté. Bref, selon une telle conception, il ne faudrait pas hésiter à voir l’appareil psychiatrique s’immiscer ou s’introduire en des domaines qui, en apparence, ne sont pas les siens. Il s’agit donc d’une revendication en faveur d’ensembles, de limites et de règles plus ou moins flous, qui ne se pose donc pas la question de la limite de l’intervention psychiatrique, voire de la spécificité de son objet, mais qui décline toutefois son intervention dans le registre du « sanitaire », au nom de la prise en compte de la souffrance du malade. Pour autant, une telle conception insiste sur le fait que le service psychiatrique public (siège exclusif du TSO) ne repose plus sur le couple détention/défense sociale, mais sur la seule notion de santé individuelle, de sorte que le médecin-psychiatre ne peut plus intervenir comme s’il était un protecteur de l’ordre public. Le médecin n’a plus à prendre en charge qu’un conflit de compétence strictement sanitaire, « ce qui n’exclut pas qu’un malade mental menace ou commette des actes pénalement graves et qui donc réclame l’intervention de la sûreté nationale, en plus de celle du médecin 15 » ; cette conception tend donc à déconnecter le soin psychiatrique de la question de la prise en charge de la dangerosité sociale. Selon ce même auteur, il convient de mettre un terme au mélange du sanitaire et du juridique qui conduit à l’institution asilaire. Si, comme nous le verrons plus loin, Jacques de Person 16 observe que la justice peut se passer de la psychiatrie cependant que la psychiatrie ne saurait se passer de la justice, Maria15. Op. cit., p. 162. 16. J. de Person, « Différences fondamentales entre la judiciarisation des hospitalisations sous contrainte et la “non déjudiciarisation” des malades mentaux », Cahiers Pollen, 1999, n° 9, p. 27 31.

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Grazia Giannichedda affirme en revanche que les deux ne sauraient continuer d’être mélangées. Elle remarque qu’avec la loi 180, le droit a perdu « un des instruments dont il disposait pour le contrôle de la dangerosité sociale », qui n’était autre que le recours à l’internement psychiatrique. La dangerosité sociale demeure dès lors un « problème exclusif (et par ailleurs pierre d’achoppement) du système pénal, y compris quand elle se présente associée à la souffrance, psychique, et a besoin, en tout cas, d’autres éléments que le trouble psychiatrique pour être démontrée 17 ». En fait, pourrait-on dire, avec la loi 180, la justice est contrainte de se passer de la psychiatrie ou, à tout le moins, de ne plus compter que sur elle pour juger de certains crimes et délits commis par des personnes qu’elle désigne comme atteintes de troubles mentaux. On ne peut certes qu’être d’accord sur le fait que cette dangerosité sociale a désormais besoin d’autres éléments que le trouble psychiatrique pour être démontrée, et que le trouble mental ne saurait, dans l’intérêt même de la personne, être systématiquement source d’impunité ; mais peut-on pour autant nier l’existence de la dangerosité de certains malades mentaux et en occulter le caractère souvent réactionnel, si ce n’est même purement défensif, comme le rappelle clairement Renato Piccione, s’interrogeant sur la structuration du refus de certains patients et sur l’origine de certains sentiments de haine et d’agressivité ? Est-on seulement sûr que, dans la pratique, le TSO ne fonctionne pas, dans bien des cas, voire dans tous, comme « détention » du patient, selon l’ancien schéma asilaire, et en réponse à une dangerosité sociale telle que l’on ne la proclame plus, mais dont on continue de tenir compte ? Maria-Grazia Giannichedda en vient elle-même à dénoncer le paradigme du « nouvel internement » qui commence à prendre corps en Italie et qui, à l’inverse de ce qui vient d’être décrit plus haut, tend à faire du centre de santé mentale (CSM) un simple dispensaire d’hygiène mentale à la française, dispensateur des soins ambulatoires et simple relais de services psychiatriques de diagnostic et de soins (SPDC) intégrés à l’hôpital général, fonctionnant comme siège du traitement de courte durée de patients en TSO ou en hospitalisation libre, ce que tendent également à devenir les services psychiatriques des hôpitaux généraux de l’Hexagone. Cette organisation, qui maintient ainsi une coupure dans le suivi thérapeutique par chacune des équipes et conduit à la spécialisation de celles-ci comme des centres et des services, débouche sur une structuration technicienne et une gestion technocratique des soins, par lesquelles le malade « parcourt le circuit psychiatrique et social toujours comme déchet, risque, danger 18 ». Une telle organisation va de pair avec l’impuissance et l’irresponsabilité de tels services par rapport à l’existence matérielle du malade. Si, dans la pratique, il devient de plus en plus difficile de passer outre le refus du patient, il n’en demeure pas moins que la législation italienne actuelle conserve, quoi qu’on en dise, une connotation autoritaire qui permet non seulement un tel saut pardessus la volonté ou le refus du patient, mais encore de renouer avec la vieille logique asilaire, sans que le patient dispose de moyens efficaces pour s’y 17. Ibid., p. 163. 18. Ibid., p. 175.

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opposer. Tout dépend en définitive du bon vouloir de l’équipe soignante, si ce n’est de sa direction, de s’efforcer de rompre avec cette logique asilaire. La loi nouvelle ne garantit pas, à elle seule, une telle rupture. Ce caractère autoritaire de la législation italienne, fort peu souligné jusqu’alors dans la mesure où elle fut supportée par un mouvement qui affichait une volonté manifeste d’assurer une psychiatrie démocratique, trouve en vérité ses racines dans l’histoire de l’assistance et de la politique sanitaires italiennes et dans une conception latine de l’assistance. On comprend aisément que la notion d’accès aux soins pour tous ait séduit les milieux progressistes de gauche, y compris de nombreux membres du parti communiste italien, comme de l’extrême gauche italienne. Mais l’on ne saurait pour autant mésestimer les relents de totalitarisme et d’autoritarisme qui pouvait s’attacher à une telle conception, laquelle, sous bien des aspects, ne s’oppose guère aux positions des divers conservateurs de droite ou d’extrême droite, que craignent ou dénoncent de nombreux patients, organisés dans le milieu associatif européen. Cette ambiguïté de la législation italienne est d’ailleurs probablement à la base de son adoption ; car, en réalité, comme il est d’ailleurs fréquent en matière de législation en santé mentale, l’appartenance politique ne saurait être le critère déterminant de l’adoption d’un système plutôt qu’un autre 19. Ainsi a-t-on vu la politique de secteur française supportée tour à tour par divers courants politiques. Elle fut notamment mise en place, petit à petit, par l’Administration, tant sous le Front populaire que sous l’occupation nazie, puis défendue par de nombreux psychiatres membres ou proches du parti communiste, pour être officialisée par l’administration gaulliste, reprise et défendue par d’anciens « gauchistes » et finalement mise en place par l’administration giscardienne pour être parachevée par l’administration socialiste. Seule ombre au tableau : l’inspiration proprement libérale semble avoir manqué à la politique de secteur français, et ce n’est certes pas l’effet du hasard. Dans ces conditions, il paraît difficile d’afficher un bel optimisme vis-à-vis de dispositions qui ont paru, à leur époque, d’autant plus révolutionnaires et fracassantes qu’elles entendaient détruire l’hôpital psychiatrique, et donc tout lieu possible de relégation du malade mental. L’article 7 de la loi italienne dispose ainsi expressément : « Il est en tout cas interdit de construire de nouveaux hôpitaux psychiatriques, d’utiliser ceux actuellement existant comme divisions psychiatriques des hôpitaux généraux, d’établir dans les hôpitaux généraux des divisions ou des sections psychiatriques et d’utiliser en cette qualité les divisions ou sections de neurologie ou de 19. La loi française du 27 juin 1990 du ministre socialiste Claude Évin faillit même, quant à elle, être repoussée au Sénat par l’ensemble des sénateurs de gauche, et notamment socia listes. Elle ne passa que grâce aux votes de la droite et du centre droit. En revanche, elle fut majoritairement adoptée à l’Assemblée nationale par le groupe socialiste [...] La législation italienne de 1978 fut promue par la gauche et l’extrême gauche, mais adoptée sous le gouvernement de la démocratie chrétienne. Le Mental Health Act de 1983 fut davantage supporté par la sensibilité travailliste, bien qu’il fût adopté sous le gouvernement de Margaret Thatcher. Il est ainsi peu de domaine où il est possible d’observer de telles impré cisions et fluctuations dans la configuration politique de la décision parlementaire.

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neuropsychiatrie. » C’est donc bien le caractère spécialisé du soin psychiatrique, donnant lieu à des institutions spécialisées et refermées sur elles-mêmes, qui fut radicalement mis en cause par la loi 180. Là se trouve, probablement, le cœur même de la révolution psychiatrique italienne, plus encore que dans la notion de libre accès aux soins ou de « traitement sanitaire obligatoire ». C’est d’ailleurs cet aspect de la loi qui fut l’objet, ces dernières années, de velléités de retour en arrière. Le projet de loi présenté en 1992 par le Premier ministre socialiste prévoyait, notamment, que les hôpitaux psychiatriques pourraient à nouveau être utilisés comme « résidences sanitaires » pour les malades mentaux, et tout particulièrement par les anciens internés, ainsi que pour accueillir d’autres types de structures à « caractère social ». Il en va d’ailleurs de même du démantèlement progressif, en France, des anciens centres hospitaliers spécialisés, à l’intérieur desquels on crée des MAS (Maison d’accueil spécialisée), comme à PerrayVaucluse, où d’anciens pavillons sont reconvertis en centre d’accueil des sans abri. Mais le projet de réforme de 1992 de la loi italienne de 1978 prévoit également un assouplissement du contrôle judiciaire des TSO, comme la suppression du double contrôle médical. Agostino Pirella, psychiatre, ancien président de Psichiatria democratica, note en outre que bien des services psychiatriques des hôpitaux généraux reproduisent en fait le fonctionnement asilaire des anciens hôpitaux psychiatriques, tout comme il constate un désintérêt des milieux intellectuels pour les droits civils et sociaux des malades 20. Il importe cependant d’examiner plus précisément comment le législateur italien a entendu garantir les droits civiques et politiques des personnes, tout en faisant planer sur elles une obligation de soins. Tout d’abord, comme la loi française du 3 janvier 1968 sur les tutelles et curatelles, la législation sanitaire italienne de 1978 a abrogé toutes les dispositions de l’ancienne loi de 1904 qui accompagnaient automatiquement l’internement psychiatrique sur « la mort civile » de l’intéressé. La loi médicalise, ensuite, l’obligation, non seulement en intégrant l’hospitalisation psychiatrique obligatoire à l’hôpital général, mais encore en gommant toute référence à la notion de danger, comme à celle d’atteinte à l’ordre public et à la sûreté des personnes. La dimension de police, habituellement liée à la mesure d’internement, tend ainsi à disparaître. Il convient toutefois de remarquer que si la loi 180 a supprimé toute décision de placement à la demande d’un tiers, tel que le réglemente le droit français, voire, à sa façon, le droit britannique, elle n’en a pas moins confié au maire le soin de décider des « traitements sanitaires obligatoires ». D’aucuns verront dans cette disposition un relent du placement d’office provisoire, ordonné par les maires des communes en cas de danger imminent attesté par un certificat médical ou par la notoriété publique, tel qu’il figure dans le droit français. Il convient cependant de préciser que le maire n’est pas pris ici dans sa qualité de premier magistrat de la commune ou comme chef de la police munici20. Voir notamment A. Pirella, dans « Les perspectives d’harmonisation européenne en matière de droit et de protection des personnes présentant des troubles mentaux et/ou un handicap mental et en vue de l’amélioration de la santé mentale », Séminaire 93 du CEDEP, Cahiers Pollen n° 1, 1994, p. 15 17.

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pale, mais comme autorité sanitaire locale. Il n’en demeure pas moins qu’un simple changement de casquette, au gré des circonstances, ne paraît pas, à nos yeux, de nature à faire une réelle différence. Plus fondamental est l’avis sur lequel le maire doit s’appuyer pour prendre sa décision et les circonstances pouvant être prises en considération pour légitimer une décision de « traitement sanitaire obligatoire », donc, on l’a vu, d’hospitalisation forcée. Tout d’abord, le maire ne peut agir que sur une proposition motivée de deux médecins, dont un des services de santé publique. Ensuite, l’acte médical ne doit pas consister en un simple avis sur l’imminence d’un quelconque danger – comme c’est le cas en droit français – mais doit être une proposition de traitement sanitaire obligatoire précisant qu’un tel traitement ne peut être envisagé en dehors de l’hôpital, qu’il y a urgence à intervenir, malgré le refus du patient, cependant qu’il n’apparaît guère possible de prendre à temps les mesures sanitaires opportunes et appropriées en milieu extra-hospitalier. N’est-il cependant pas légitime de s’interroger sur la notion « d’urgence », validant une telle mesure ? Cette « urgence » ne dissimule-t-elle pas, parfois, un danger que l’on se refuserait à nommer, par pure démagogie ? Mais la principale innovation et garantie du droit italien est d’instituer un contrôle automatique de la décision du maire, par le juge des tutelles, dans un délai de quarante-huit heures, à compter de l’hospitalisation. Ce magistrat doit statuer dans un délai identique, et valider, s’il y a lieu, la mesure arrêtée par la maire. En cas de validation, la mesure est prolongée d’une semaine. En cas d’invalidation, l’article 3 alinéa 3 contraint le maire à ordonner qu’il soit mis fin au « traitement sanitaire obligatoire » en milieu hospitalier. Si la mesure d’hospitalisation sous contrainte doit se prolonger au-delà du neuvième jour, le médecin responsable du service de psychiatrie doit soumettre en temps utile une recommandation motivée au maire, lequel doit en informer le juge des tutelles qui n’est toutefois pas contraint de délibérer à nouveau. Mais surtout – ce qui est essentiel – le médecin qui recommande une telle prolongation doit expliquer pourquoi il n’a pas été possible, là où persiste la nécessité urgente d’une d’intervention, d’obtenir l’accord du patient (art. 35). Le « traitement sanitaire obligatoire » cesse sur décision des médecins qui en informent le maire, ou par décision du maire, lorsque le juge des tutelles ne valide pas la mesure arrêtée et que le maire est ainsi contraint d’y mettre fin. Enfin, toute personne soumise à un « traitement sanitaire obligatoire », comme toute personne intéressée, peut interjeter appel auprès du tribunal de district compétent, contre une décision confirmée par le juge des tutelles. Le président du tribunal peut, d’office, suspendre le « traitement sanitaire obligatoire », dans l’attente du jugement qui est pris par le tribunal après comparution des parties, après avoir reçu l’avis du ministère public et effectué des enquêtes comme avoir recueilli toutes les preuves prescrites par le tribunal ou demandées par les parties en cause. Le tribunal délibère en chambre du conseil, c’est-à-dire à huis clos. L’article 5 de cette loi est particulièrement intéressant, car il semble contraindre les juges à recueillir toutes les preuves demandées par les parties. En revanche, en France, la juridiction statuant sur de tels recours, dispose d’un pouvoir souverain et discrétionnaire d’accueillir ou de rejeter les offres de

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preuve des parties, si bien que, généralement, la décision judiciaire est prise au vu d’un simple rapport d’expertise. Aucune enquête, notamment sociale, n’est diligentée. Souvent, les magistrats français refusent même d’entendre les éventuels témoins, voire de prendre connaissance des attestations écrites fournies par l’entourage. Le droit de recours, tel que l’organise la loi italienne, apparaît donc, sous ce rapport, singulièrement protecteur des droits de la défense. Remarquons qu’en cas d’urgence, la procédure de 1904 permettait au préfet (pretore) de demander à la police l’admission provisoire à l’asile. Il devait s’appuyer sur un certificat médical et un acte de notoriété publique. La décision d’internement devait, déjà, être validée par le tribunal du siège de l’établissement, sur rapport du médecin-directeur, après une période d’observation inférieure à trente jours. Remarquons encore que la loi de 1904 n’accordait pas à la personne à placer le droit de se défendre devant le tribunal. Elle ne prévoyait pas davantage de droit d’appel. Toutefois, « par un arrêt d’importance capitale en matière d’hôpitaux psychiatriques et d’aspects procéduraux de la détention des aliénés », la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle la disposition de l’article 2 al. 2 de la loi de 1904 21. La Cour avait été amenée à se prononcer à la suite d’une ordonnance du tribunal de Ferrare rendue le 18 août 1966, qui se référait aux garanties procédurales dans les différentes phases de la procédure d’internement en hôpital psychiatrique d’un malade mental. Le tribunal précisait que l’article 2 de la loi de 1904 semblait violer les limites imposées par la Constitution relatives “au respect de la personne humaine”. L’arrêt de la Cour constitutionnelle – qui a d’ailleurs soulevé énormément de critiques – a qualifié la disposition de l’article 2 al. 2 de la loi de 1904 inconstitutionnelle par rapport à l’article 24 al. 2 de la Constitution, dans la mesure où elle ne permettait pas à l’aliéné de se défendre lors de la procédure d’internement en hôpital psychiatrique. Elle a estimé en particulier qu’il était inadmissible que le placement fût ordonné sur la base d’enquêtes que le malade n’avait pu contester. Pour cette raison, un appel contre la décision du tribunal ordonnant 22 le placement devait être possible, ainsi que le pourvoi en cassation ouvert en matière de restriction de la liberté individuelle 23 ». Avec la loi italienne de 1978, le débat contradictoire ne paraît cependant guère assuré avant toute procédure d’appel au tribunal de district. Le juge des tutelles n’est pas même tenu d’entendre la personne avant de valider la décision du maire ordonnant un « traitement sanitaire obligatoire ». Le contrôle automatique de la mesure privative de liberté peut donc, sauf recours particulier de la personne ou de tiers, se faire sur dossier, comme c’était déjà le cas avec la loi de 1904. La législation française impose, en revanche, au juge d’organiser ce débat contradictoire 24. Mais il est vrai qu’en France, le juge n’intervient pas automati21. Arrêt 74 du 27 juin 1968, Cour constitutionnelle (Giurisprudenza costitutionale, 1968, p. 1080). 22. Ou plutôt : validant la décision administrative de placement. 23. Thomaïs Douraki, La Convention européenne des droits de l’homme et le droit à la liberté de certains malades et marginaux, Paris, LGDJ, 1986, p. 171 172. 24. En France, c’est la loi « Sécurité et Liberté » du 2 février 1981, qui, réformant l’article L. 351 du code de la santé publique, a institué le débat contradictoire dans la procédure de sortie judiciaire.

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quement, mais seulement en cas de recours de la personne, ou de tout autre tiers, contre la mesure qui la frappe. En France, au stade de l’instruction de la décision administrative de placement, non seulement l’ordonnateur n’organise aucun débat contradictoire, mais encore n’entend-il pas davantage l’intéressé qui n’est informé de rien. Souvent, ce n’est que l’exécution de la mesure qui en révèle l’existence à la personne, à moins que son état pathologique ne l’empêche de prendre conscience de sa détention. Signalons encore qu’une loi italienne de 1968 avait institué l’hospitalisation libre qui assurait au malade admis à sa demande en hôpital psychiatrique qu’il ne perdrait plus ses droits civils, comme c’était jusqu’alors le cas des personnes internées. C’est la même année que, en France, non seulement pour les hospitalisés libres, mais encore pour les internés, la mesure d’internement fut dissociée de celle de protection (tutelle ou curatelle). Rappelons enfin que si le régime de l’hospitalisation libre fut établi en Italie en 1968, le texte réglementaire créant, en France, des services ouverts date quant à lui de 1938. Au Royaume-Uni, c’est dès le Mental Health Act de 1930 que la politique d’open-door fut fermement instituée. C’est donc en réalité avec trente ans de retard que l’Italie a ouvert ses services psychiatriques. Pour l’essentiel, la loi italienne de 1978 n’a donc fait que modifier les motifs de la décision de placement, en substituant l’urgence du soin au danger pour l’ordre public et la sûreté des personnes. Elle a également raccourci le délai de contrôle de la décision administrative par l’autorité judiciaire, en rapprochant celle-ci de l’intéressé, puisqu’elle en a confié la charge au juge des tutelles en lieu et place du tribunal de district statuant désormais en appel. Toutefois, elle a intégré le « traitement sanitaire obligatoire » à la procédure de tutelle, alors même qu’elle a dissocié la mesure de protection des biens de la mesure d’obligation de traitement. Il y a là, nous semble-t-il, un regrettable chassé-croisé. Car les raisons qui ont conduit le législateur, en France comme en Italie, à dissocier la question de la mesure de protection de celle de l’hospitalisation auraient dû l’amener à exclure le juge des tutelles du contrôle de la validité du placement administratif, de peur de transformer subrepticement la tutelle aux biens en une tutelle à la personne pour... le prétendu bien de celle-ci. Cette logique renforce en fait l’assujettissement que dénoncent la plupart des associations de patients.

La présomption d’incapacité et l’intégration de la contrainte dans le Code civil espagnol

Le lien entre la contrainte de soin et la mesure de protection est encore plus nette dans la législation espagnole. Avant 1983, la législation espagnole en matière de traitement des maladies mentales était quelque peu comparable à la législation française du 30 juin 1838, dont elle s’était inspirée. Toutefois, un décret du 3 juillet 1931 prévoyait déjà expressément l’hospitalisation libre, laquelle nécessitait un certificat d’un médecin extérieur à l’établissement d’accueil et une demande d’admission signée du patient. Au vu de ces pièces, le médecin-directeur de l’hôpital pouvait

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prononcer l’admission en hospitalisation libre. Cette autorité avait également la possibilité de transformer l’hospitalisation libre en internement pour raison médicale, dès lors qu’il lui était remis un certificat attestant de la nécessité de l’isolement en raison de la maladie mentale de l’intéressé ou de sa dangerosité d’origine psychiatrique. Ce décret-loi obligeait par ailleurs les hôpitaux psychiatriques à ouvrir des centres de consultations externes. Ces dernières dispositions résultent en grande partie de l’action menée depuis 1924 par l’Association espagnole de neuropsychiatrie (AEN), à laquelle appartenait la majorité des psychiatres éminents de l’époque ; action qu’il faut replacer dans l’important bouillonnement qui avait conduit, entre autres, le philosophe Lopez Balesteros à traduire systématiquement l’œuvre de Freud, auquel il avait rendu visite, au fur et à mesure de sa production. Mais le franquisme stoppera net cette évolution. Après la guerre civile, les centres de consultation externe des hôpitaux psychiatriques départementaux seront fermés pour être remplacés par des dispensaires où le médecin voyait en deux heures soixante-dix personnes qu’il orientait sur les divers spécialistes. Plus classiquement, aux termes de l’hospitalisation involontaire, le décret de 1931 disposait que le médecin-directeur pouvait également prononcer directement l’admission en internement, dès lors que lui était remise une demande du plus proche parent ou du représentant légal et un certificat médical faisant état des mêmes nécessités du placement ou de l’incompatibilité avec la vie en société, mettant en danger la santé du malade ou la vie et les biens des personnes. L’admission en urgence était également prévue, ainsi que l’internement par ordonnance administrative prise par le gouverneur civil ou le chef de la police dans les capitales de province, par le maire dans les autres communes, sur avis d’un médecin et, en cas de danger pour la personne ou autrui, comme en cas de danger imminent, « pour la tranquillité, la sûreté ou la propriété publique ou privée », y compris celle du malade. Cette dernière décision administrative devait toutefois être confirmée dans les vingt-quatre heures par un certificat du médecin-directeur de l’établissement psychiatrique, confirmant ou infirmant la mesure d’internement. En outre, avant la réforme de 1983, la législation espagnole avait, comme celle de la plupart des pays européens, hormis la France, instauré le placement judiciaire des délinquants et criminels souffrant de troubles mentaux. L’autorité judiciaire pouvait ainsi ordonner une mise en observation pour expertise psychiatrique ; un internement à la suite d’un non-lieu pris en raison des troubles mentaux de l’intéressé ; une détention en hôpital psychiatrique, en application de la loi sur la dangerosité et la réhabilitation sociale. Sous le franquisme, le placement judiciaire tendra à devenir la principale modalité du placement psychiatrique, mais il n’y aura jamais en Espagne de grands hôpitaux psychiatriques comme il en existe en France. Les unités d’hospitalisation ne dépasseront guère trois cents lits. Le poids de l’hôpital psychiatrique ne sera donc jamais très considérable. En revanche, et comme nous le verrons, la réforme de 1983 tendra à accroître, sur la psychiatrie communautaire, le poids des grands hôpitaux universitaires par l’intégration des lits d’hospitalisation psychiatrique dans les hôpitaux généraux. Avant la réforme de 1983, sauf dans le cas de placement judiciaire des médicolégaux, dont la sortie ne pouvait être prononcée que par l’autorité judiciaire elle-

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même, la sortie était décidée par le médecin-directeur de l’établissement. Toutefois, la personne objet d’une décision administrative de placement pouvait toujours adresser une plainte au juge d’instruction de la circonscription de son domicile pour internement abusif, ou au gouverneur de la province de l’établissement psychiatrique où elle se trouvait enfermée. Le traitement des médicolégaux avait donc déjà conduit le législateur espagnol, comme dans la majorité des pays européens, exception faite de la France, à judiciariser la procédure d’internement. La réforme du 24 octobre 1983 du Code civil espagnol va cependant prendre le contre-pied de cette « pénalisation » de l’internement psychiatrique en intégrant au Code civil la question de l’hospitalisation forcée, qu’elle aborde sous l’angle de l’interdiction, c’est-à-dire de l’incapacité. L’article 200 du Code civil espagnol pose ainsi comme cause d’interdiction « les maladies ou déficiences persistantes de caractère physique ou psychique qui empêchent la personne de se gouverner par elle-même ». Le nouvel article 211 dispose, quant à lui, que « l’internement d’un présumé incapable requiert au préalable l’autorisation judiciaire, à moins que des raisons d’urgence rendent nécessaire l’adoption immédiate de cette mesure. Il en sera rendu compte au juge au plus vite, et, en tout cas, dans les vingt-quatre heures ». L’on remarquera dès l’abord que le malade mental, objet d’une telle mesure de contrainte, est d’emblée présumé incapable, de sorte que la législation espagnole, loin de poursuivre le mouvement observé depuis 1968, tendant à dissocier l’hospitalisation psychiatrique forcée de la mesure de protection, s’y oppose radicalement en intégrant l’hospitalisation sous contrainte non seulement aux mesures de protection de la personne, comme le fait la loi italienne de 1978, mais aussi en réservant une telle mesure aux personnes présumées incapables. De ce fait, la législation espagnole occulte plus complètement encore que la législation italienne la question de la volonté du patient et ne s’affronte plus du tout à l’éventuel refus de la personne, pas plus qu’elle ne s’interroge sur la légitimité du consentement dans des situations d’impuissance, d’infériorité et de précarité qui caractérisent souvent les personnes prises en charge en psychiatrie. Par définition, la personne objet d’une telle mesure est présumée incapable à consentir et incapable de se gouverner elle-même. Ainsi donne-t-on la réponse avant même d’avoir posé la question. Le refus de soins ou de traitement ne peut être le fait d’un individu raisonnable et jouissant de sa pleine capacité. Il n’ y a, par conséquent, pas lieu de s’en préoccuper. Tout est donc décidé en dehors de l’intéressé. La législation espagnole de 1983 fait cependant un subtil distingo entre les personnes présumées incapables et relevant d’un internement, au titre de l’article 211 du Code civil, et l’internement des incapables, relevant de l’article 271. Quand on est présumé incapable, l’on n’est donc pas encore jugé tel, mais l’on peut avoir quelque crainte de l’être, comme d’être l’objet d’un internement. Pour les tenants de la réforme, l’important est cependant que la loi ne se réfère plus du tout à la notion de malade mental, et par conséquent abolisse toute ségrégation. Elle ne connaît plus le fou, le dément, l’aliéné, objet de relégation et d’isolement du reste de la population, mais, au sein de cette population, elle prend en considération les personnes présumées incapables pour diverses

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causes. Le Code civil en règle le sort, qui définit avant tout la citoyenneté des personnes. Madame Silvestra Moreno, présidente de la FEAFES (Fédération espagnole des amis et familles des malades mentaux) résuma parfaitement, aux Journées européennes de Madrid 25, le sens sous-jacent d’une telle réforme : « Pour jouir de la liberté, le citoyen doit avoir les moyens physiques et mentaux. S’il n’en dispose pas, c’est le droit à la santé qui doit primer le droit à la liberté. » Il importe d’autre part d’observer que le juge ne décide pas à proprement parler l’internement mais l’autorise ou ne l’autorise pas. En revanche, le second alinéa de l’article 211 dispose expressément que seul le juge peut, au-delà de six mois, décider de la poursuite ou non de l’internement. De même peut-il, dans l’intervalle, et à tout moment, y mettre fin d’office, ayant mission de chercher « à être informé sur la nécessité de poursuivre l’internement » et obligation de se prononcer au plus tard, tous les six mois. Plus fondamentalement encore, lorsque le juge est appelé à donner son autorisation à un tel internement, ou lorsqu’il est informé, dans les vingt-quatre heures, de la mise en œuvre d’une mesure d’urgence, il se doit de désigner un médecin qualifié afin d’en recueillir l’avis, mais surtout de rencontrer la personne concernée. L’article 301 du Code de procédure civile lui fait par ailleurs obligation de statuer dans les soixantedouze heures de sa saisine. Ainsi le juge ne peut-il donner son autorisation au placement au seul vu d’une demande d’un tiers accompagnée d’un certificat médical, comme pouvait le faire précédemment l’administration publique ou sanitaire espagnole et comme le fait toujours l’administration française. Il doit lui-même choisir un médecin chargé de formuler un avis et entendre personnellement la personne à placer. Sous ce rapport, donc, le droit espagnol est plus strict que le droit italien qui n’impose l’audition de la personne par le juge qu’en cas de recours, ou que le droit anglais qui, comme nous le verrons plus loin, n’impose qu’au travailleur social agréé d’avoir préalablement entendu la personne avant d’en solliciter l’admission. Ainsi, quoi qu’il en soit, le droit civil espagnol traiterait l’internement psychiatrique comme « une sentence prononcée lors d’une procédure d’incapacité » (art. 112) parmi d’autres mesures possibles prises à cet égard. Cette décision est révocable à tout moment en cas de survenue de circonstances nouvelles. Elle est également modifiable, une autre mesure pouvant se substituer à celle initialement prise. Toutefois, la loi organique 1/96 du 15 janvier 1996 a modifié le premier paragraphe de l’article 211 du Code civil et a substitué, à la notion de présomption d’incapacité comme justifiant un internement, « l’internement pour raison de traitement psychiatrique d’une personne qui n’est pas en condition de décider pour elle-même », tirant ainsi le droit espagnol de l’internement psychiatrique vers le traitement sans consentement, sans vraiment rompre toute à fait avec le droit de l’incapacité. L’intéressé, comme ses proches, dispose par ailleurs d’un droit de recours au procureur pour faire cesser ou modifier la mesure de protection (art. 213). Du reste, dans la mesure où la personne promise à l’internement est au moins 25. Journées d’études européennes, Responsabilité, droits et protection dans le champ de la santé mentale en Europe, Comité européen : droit, éthique et psychiatrie, Madrid, 7, 8, 9 octobre 1994.

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« présumée incapable », le ministère public est requis d’intervenir, car la loi lui ordonne d’assurer la défense lors et en dehors du jugement de tous ceux qui ne peuvent agir par eux-mêmes. Au reste, les résolutions judiciaires relatives à l’incapacité et, par suite, l’internement, sont inscrites sur le registre civil (art. 214). Mais la pratique révèle bien des dysfonctionnements. Tout d’abord, il convient de souligner que si la loi a prévu que le juge entende la personne, elle ne s’est cependant pas prononcée sur la nécessité d’instaurer un débat contradictoire entre les parties, de sorte que, la plupart du temps, le juge se rend sur place pour entendre l’intéressé et ne lui révèle que sommairement les éléments du dossier, puis il statue dans son cabinet sans jamais organiser d’audience. L’intéressé ne dispose donc que d’une information très succincte pour assurer son éventuelle défense. En outre, de nombreux magistrats invoquent l’absence de moyens pour assurer de tels déplacements et la surcharge de travail qui en résulte, et s’abstiennent ainsi de toute visite. Des situations anachroniques persistent, mixant des procédures proches de l’ancienne législation avec les dispositions nouvelles. Et nombreux sont encore les juges qui n’entendent qu’un nombre restreint d’internés. Souvent, l’autorisation est donnée par le juge sans audition de la personne et sans examen du dossier, mais au seul vu d’un certificat médical. Même lorsque l’urgence n’est pas invoquée, l’autorisation n’est souvent donnée qu’après que l’admission a eu lieu et pas avant, de sorte que l’autorisation du juge devient une autorisation à poursuivre l’internement et non plus à admettre quelqu’un sous la contrainte. C’est généralement dans les grandes villes que de telles pratiques ont cours. Soit l’autorisation judiciaire n’est même pas demandée, soit elle demeure purement formelle. De plus, d’épineux problèmes pratiques surgissent pour déterminer qui est habilité à se saisir de la personne, avant l’autorisation du juge, comme après, lorsque l’intéressé résiste. Parlant au nom des familles, Silvestra Moreno indiquait aux Journées de Madrid quelques propositions, dont la possibilité d’avoir accès à un service d’urgence, sans l’intervention de la police, et sans, notamment, que les menottes soient mises à la personne, ce qui arrive encore trop souvent. Elle invoquait également les difficultés de communication des familles avec l’instance judiciaire. Souvent, les familles, comme les patients, n’ont pas accès au dossier. Elles se plaignent parce que le médecin appelé en urgence ne transmet généralement pas le dossier au juge, de sorte que le juge ordonne la sortie, alors que la famille, qui estime l’internement nécessaire, ne peut produire les pièces utiles au placement. Ce souci des familles, que dénoncent, bien sûr, les associations de patients, démontre en tout cas combien la procédure d’internement judiciaire espagnole est bien peu contradictoire, et combien la question de l’accès aux pièces dans ce genre de procédure est déterminante. Dans ces conditions, il est très difficile d’évaluer, aujourd’hui encore, le nombre de personnes qui font l’objet de telles mesures de contrainte. La plupart d’entre elles sont enregistrées comme admises en hospitalisation libre, bien qu’elles soient, en réalité, l’objet d’une contrainte informelle, si ce n’est illégale. Une enquête menée en 1986 par l’Association espagnole de neuropsychiatrie (AEN) révèle que sur trente centres pour lesquels des informations sont disponibles sur les quatre-vingt-dix-neuf

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institutions publiques et privées contactées, seulement la moitié garantissait effectivement la liberté des intéressés. En revanche, six établissements n’admettaient encore aucune hospitalisation libre. D’autres s’arrogeaient le droit de retenir la personne durant quinze jours contre son gré, bien qu’ayant enregistré l’admission en service libre, ou bien n’autorisaient la sortie que sur accord exprès de la famille, sans informer le juge de telles mesures de contrainte. Cinq autres établissements saisissaient systématiquement ledit juge de toute admission libre... Un dernier établissement exigeait que le patient accepte tout traitement prescrit par l’équipe médicale sous peine d’ordonner sa sortie en lui faisant signer une lettre d’engagement par laquelle il était censé assumer « la responsabilité des risques de sa sortie ». Remarquons enfin que pour que la législation et les pratiques changent en ce domaine, il aura également fallu une action politique d’envergure. À partir de 1970, on assiste ainsi à l’essor d’un mouvement des professions de santé dont le Mouvement des internes et résidents (MIR), constitué, pour l’essentiel, d’internes en médecine et en psychiatrie, qui sera l’une des branches les plus virulentes, et la mieux connue en Europe. Ce mouvement, qui dominait la plupart des organisations d’internes des hôpitaux du pays, suscita de nouveau l’ouverture et la sectorisation de certains hôpitaux, un peu sur le modèle français. Tel fut le cas de l’hôpital psychiatrique d’Oviedo dans les Asturies, de Santa Cruz à Barcelone, de Saint-Jacques-de-Compostelle en Galice. Mais la répression qui s’est abattue sur un tel mouvement contraignit un grand nombre de participants à l’émigration vers la Suisse, la France, l’Angleterre. « Le changement suivant a eu lieu en 1982, après l’avènement du premier gouvernement démocratique en 1977. Entre-temps, la nouvelle génération de psychiatres est entrée en force à l’AEN, aidée par les retournés de l’exil. Il a fallu quand même attendre le triomphe du parti socialiste ouvrier espagnol en 1982 pour que les réformes se mettent en place 26. » Pour l’essentiel, il faut donc rappeler ici, à la suite d’Ana Isabel Romero (1994), que le mouvement de réforme espagnol résulte davantage d’une initiative de l’État que d’un mouvement de masse des professionnels ou d’autres catégories de la société. Entre 1982 et 1987, le gouvernement espagnol se voulait résolument progressiste, raison pour laquelle la législation espagnole traduit une attitude politique quelque peu volontariste. C’est ce qui explique, en partie, l’écart entre les textes, les déclarations d’intention et les pratiques de terrain. La loi organique du 25 mai 1984 instaura une procédure d’habeas corpus. La loi générale de santé de 1986 intégra la réforme de l’organisation du soin psychiatrique au cadre général de la médecine. L’article 20 de cette dernière loi assimile tout d’abord le malade mental « aux autres personnes qui ont besoin des services sanitaires et sociaux ». Il insiste par ailleurs sur le fait qu’en ce domaine, les soins doivent être réalisés en milieu communautaire, tout comme il souligne 26. A. I. Romero, communication, dans « Les perspectives d’harmonisation européennes en matière de droit et de protection des personnes présentant des troubles mentaux et/ou un handicap mental, et en vue de l’amélioration de la santé mentale », Cahiers Pollen, fév. 1994, 1, p. 12.

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la nécessité de réduire le plus possible les hospitalisations à temps plein en renforçant les moyens assistanciels au niveau ambulatoire et les modalités d’hospitalisation à temps partiel ou de prise en charge à domicile. De plus, l’hospitalisation ne doit avoir lieu que dans des unités psychiatriques des hôpitaux généraux. Cet article souligne la nécessité de développer « les services de réhabilitation et de réinsertion sociale nécessaires à la prise en considération, intégrale et adéquate, des problèmes du malade mental », comme de rechercher la coordination des services de santé mentale et des services sociaux. Il s’agit même de regrouper le secteur psychiatrique et le secteur médical, au point que dans les centres de soins primaires exercent des médecins généralistes, des pédiatres, des infirmiers, chargés de voir et de déceler les cas psychiatriques et, en cas de besoin, de les adresser au centre de santé mentale car, dans les centres de soins primaires, il n’y a pas de psychiatres. Ainsi, à l’inverse de la législation française, la législation espagnole tend à décentrer le soin psychiatrique par rapport à l’hôpital – y compris par rapport à l’hôpital général – au profit de la communauté, mais sa réalisation apparaît encore difficile. Seules quelques régions (Asturies, Andalousie, Madrid) ont réellement manifesté quelque volonté d’innovation. Partout ailleurs, les changements sont très faibles, voire inexistants. Et l’on assiste, dans la plupart des services psychiatriques des hôpitaux généraux, à une hypermédicalisation sur fond organiciste, au détriment des approches plus psychologiques et sociales de la maladie mentale 27. Cette tendance, inverse de celle souhaitée par les promoteurs des diverses réformes, se retrouve, précisément, dans l’ensemble des pays latins et notamment en France, en Italie et en Espagne. Il conviendrait d’ajouter que ce recentrement sur l’hôpital général développant des services psychiatriques d’hospitalisation et de soins intensifs, axe d’un système de soins fortement spécialisés, où la tendance organiciste s’affirme toujours davantage, s’accompagne également d’une nette diminution du temps d’hospitalisation et, une fois encore, d’une totale occultation de la question du droit au refus des patients.

Les divers degrés de gravité des troubles mentaux dans le système socio-sanitaire britannique

Sous bien des aspects, la situation au Royaume-Uni diffère de celle de la psychiatrie française. Nous avons déjà souligné que, dès le début du XXe siècle, des réformes ont rompu l’isolement de l’aliéné. Le Mental Health Act de 1930 avait ainsi posé que l’admission libre d’un malade (informal patient) dans un établissement hospitalier était conditionnée à la signature, par l’intéressé, d’une demande écrite d’admission, qui l’obligeait également à informer officiellement l’hôpital de son intention de sortir. Le Mental Health Act de 1959 introduisit un système encore plus souple et informel. Il suffisait pour qu’il soit admis, que le patient ne s’oppose pas à l’admission. La traduction statistique d’une telle évolution est

27. Sur cette question, voir M. A. G. Carbajosa, Cahiers Pollen, fév. 1994, 1, p. 13.

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manifeste. En 1930, 75 % des admissions avaient déjà lieu au titre de l’hospitalisation libre, 90 % en 1957 et plus de 95 % à la fin des années quatre-vingt. Rappelons que, dans le même temps, en France, ce pourcentage était en revanche quasi nul en 1930 et n’atteignait encore pas 10 % en 1957, pour atteindre moins de 90 % à la fin des années quatre-vingt. Cette approche britannique particulièrement originale de la prise en charge des malades mentaux se traduit par une définition et une classification des troubles mentaux par le législateur, mais également par la limitation de l’obligation de traitement dans un cadre hospitalier, qui ne concerne que les cas les plus graves du trouble psychopathique ou de l’altération mentale, caractérisés par une conduite agressive et particulièrement irresponsable, et uniquement dans la mesure où il peut être établi que le traitement est à même d’alléger ou de prévenir la détérioration de l’état du patient. De surcroît, les conduites immorales, la déviance sexuelle, la dépendance à l’alcool ou à la drogue sont d’emblée exclues du champ du trouble mental pris en considération par la loi sur l’hospitalisation et les traitements psychiatriques sous contrainte. Déterminant le champ d’application de la loi, la législation britannique définit ainsi plus précisément que la législation française le trouble mental justifiant une mesure de contrainte. Le Mental Health Act de 1983 distingue : – le « trouble mental » proprement dit (mental disorder) qui « s’entend d’une maladie mentale, d’un développement mental arrêté ou incomplet, d’un trouble psychopathique ainsi que de tout autre trouble ou infirmité des facultés mentales » ; – l’« altération mentale » (mental impairment) qui « s’entend d’un état de développement mental arrêté ou incomplet, comportant une altération importante de l’intelligence et du comportement » ; – l’« altération mentale grave » (severe mental impairment) comportant, de surcroît, une grave altération de l’intelligence et du comportement ; – le « trouble psychopathique » (psychopatic disorder) qui « s’entend d’un trouble mental ou d’une infirmité mentale durable (y compris ou non une altération importante de l’intelligence) ». Précisons que l’altération mentale comme l’altération mentale grave ou le trouble psychopathique doivent se caractériser par un comportement agressif ou gravement irréfléchi de la part de l’intéressé pour entrer dans le champ d’application de la loi. De telles définitions demeurent cependant singulièrement pauvres et permettent encore bien des interprétations divergentes. Le rapport Butler (1975) insistait déjà sur le fait que la notion de « troubles psychopathiques » a été introduite depuis près d’un siècle et a connu des acceptions et des usages pour le moins diversifiés, de sorte qu’il y a une multiplicité d’interprétations sur l’étiologie, les symptômes et le traitement de la « psychopathie », qui n’a de sens que par rapport à la conception particulière de chaque psychiatre. Il ne s’agirait donc plus d’un concept utile ou significatif, mais qui a toutefois été conservé par le législateur. Larry Gostin (1983) souligne également le caractère quelque peu pervers d’une classification qui intègre le handicap mental à la maladie mentale ou à un trouble passager pouvant être résorbé par le traitement, alors que, selon cet auteur, il ne saurait y avoir de cure du

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handicap mental, mais seulement une amélioration des problèmes comportementaux associés au handicap mental, due à la formation, l’éducation, la socialisation et à des soins appropriés. Il convient cependant de signaler que l’extension de la notion de handicap mental a été telle ces quinze dernières années, notamment en France, que l’objection de Larry Gostin n’a de pertinence que pour certains handicaps mentaux congénitaux ou, à tout le moins, d’origine organique. La classe des handicapés mentaux et invalides est devenue si large qu’il n’est plus possible de concevoir qu’une personne considérée comme telle, en raison de l’importance et la persistance de ses troubles, qui l’assimilent à un handicapé, ne saurait avoir d’évolution favorable dans les années à venir, ou peut être considérée comme un handicapé à vie. De son côté, le Département des services de santé mentale (dhss) a tenté de donner une définition plus circonstanciée de la maladie mentale 28 : par-delà ces imprécisions et ce flou qui, dans la pratique, renvoient à l’appréciation clinique et à une part d’arbitraire que dénonce Mind, ne convient-il pas de s’interroger sur la pertinence d’une définition du trouble mental et, plus encore, de la maladie mentale, voire du handicap mental, par l’Administration ou par le législateur ? Bref, la législation ou la réglementation doivent-elles définir précisément, comme elles le font lorsqu’il s’agit de la sécurité et de la protection de l’ordre public, une pathologie ou une constitution particulières, dont l’appréhension scientifique et administrative fluctue au cours des décennies, compte tenu de la pratique médicale, de l’évolution de la science et des politiques administratives en matière d’organisation des soins et de gestion des personnes ? Doivent-elles plutôt s’attacher à définir les manifestations d’une telle pathologie, voire le comportement induit, justifiant qu’on légifère à son sujet afin de circonscrire les rapports que les divers corps sociaux peuvent ou doivent avoir vis-à-vis des personnes qui en sont atteintes, mais justifiant également qu’on légifère sur la restriction de certains droits comme sur la mise en œuvre de mesures spécifiques ? Remarquons à ce sujet que certains défenseurs 29 d’une approche strictement professionnelle de la psychiatrie, qui militent pour qu’une marge de manœuvre aussi large que possible soit laissée au corps médical pour décider des soins et de la contrainte et qui, de ce fait, s’opposent aux divers courants légalistes, ont cru pouvoir tirer argument de ce que la psychiatrie opère nécessairement à partir de concepts vagues et incertains, admettant même que la notion de « maladie mentale » est probablement un concept fourre-tout, pour affirmer qu’une telle fluidité ne saurait s’accorder avec la rigueur et le formalisme légal. Pour les tenants d’une telle approche, dès lors que la maladie mentale constitue un champ de l’activité humaine difficilement prédictible, les législations qui s’y rapportent doivent être conçues de façon particulièrement ouverte et doivent être peu contraignantes pour les praticiens qui doivent conserver une grande liberté d’action. Un tel courant n’est pas pour autant abolitionniste, au contraire, il aspire habituellement à l’instauration d’une loi spéciale donnant des pouvoirs extraordinaires aux professionnels sur certaines catégories de personnes ; pouvoirs susceptibles 28. A Review of the Mental Health Act 1959, HMSO, 1976. 29. Voir notamment Kathleen Jones, A History of the Mental Health Services, London, Routledge and Keagan Paul Ltd, s.d.

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de leur garantir légalement un large champ d’action pour qu’ils puissent imposer sans risque leurs décisions et éviter les mises en cause et tracasseries diverses ultérieures. N’y a-t-il pas place toutefois pour une définition stricte du champ d’intervention de la contrainte, sans empiéter sur la liberté d’action et de décision du médecin et sans entrer dans des débats stériles de définition a priori des troubles mentaux ? Larry Gostin (1983) souligne d’ailleurs pertinemment que les définitions du trouble mental et les formes de troubles mentaux spécifiées par le Mental Health Act de 1983 sont des classifications juridiques instituées dans le but même de la loi. Elles ne doivent donc pas être confondues avec la nosographie médicale qui n’a aucune signification juridique particulière. Dans ce cadre, la « maladie mentale » est une classification spécifique du Mental Health Act alors que la schizophrénie et la dépression relèvent d’un diagnostic médical établi à l’issue d’une expérience et d’une formation professionnelle spécialisée. De tels concepts médicaux n’ont donc pas à figurer dans une législation de santé mentale. Il n’en demeure pas moins que la connotation médicale de l’approche conceptuelle de la législation britannique est patente. Mais les notions mêmes de « développement mental arrêté ou incomplet » ou de « troubles psychopathiques », quelque douteuse que soit l’expression, renvoient directement au champ spécialisé de la psychiatrie. Précisons d’ailleurs que, comme nous l’avons rappelé, la loi française du 30 juin 1838 faisait elle-même référence à un « état d’aliénation » défini par le législateur comme le retour plus ou moins fréquent d’actes ou accès de démence. Bernard Langlois, ancien président du Groupe Information Asiles, n’eut de cesse de souligner que l’aliénation visée par la loi française était une notion juridique et non pas un concept médical, notion juridique qui imposait donc aux juristes de prendre position. Mais il fut fort peu entendu des avocats et moins encore des magistrats, tant de l’ordre judiciaire que de l’ordre administratif, qui préférèrent s’en remettre purement et simplement aux médecins pour définir la norme juridique. Constatons en tout cas qu’une définition juridique, non des situations à prendre en considération, mais de l’état mental de la personne, qui se veut précise et qui laisse malgré tout planer de nombreuses zones d’ombre, s’intègre néanmoins à un système qui fit très tôt une large part à l’hospitalisation libre. Dans le cadre de la législation britannique, l’hospitalisation libre est ainsi le mode d’admission de référence depuis au moins l’entre-deux-guerres, alors qu’en France, le mode d’admission de référence sera, jusqu’au 30 juin 1990, celui de l’enfermement. Au Royaume-Uni, l’altération mentale, l’altération mentale grave et le trouble psychopathique ne servent qu’à distinguer diverses mesures, dans le champ de la contrainte, et notamment dans le cadre de la prise en charge des médico-légaux, c’est-à-dire du placement des délinquants et criminels considérés comme malades mentaux. Ces distinctions ne concernent en vérité qu’une infime partie des personnes hospitalisées en psychiatrie puisque, au Royaume-Uni, l’hospitalisation sans le consentement des personnes ne concerne – du moins officiellement – que moins de 5 % des admissions, dont les médico-légaux ne constituent encore eux-mêmes qu’une très faible proportion, inférieure à 10 %. Ces distingos qui se veulent subtils concernent ainsi moins de 0,5 % des admissions. C’est donc dire avec quel soin, quelle minutie et quel luxe de détails le législateur britannique a

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entendu traiter du sujet. C’est dire également l’importance et l’intérêt qu’il a porté à ce genre de question. En l’occurrence, l’apport du Mental Health Act de 1983, par rapport à celui de 1959, est de considérer qu’il n’est pas pertinent de détenir une personne souffrant de troubles mentaux mineurs au seul motif qu’il est raisonnable d’espérer pouvoir la traiter. Cette précision est de toute première importance au regard du droit français et de sa pratique. Remarquons également qu’en dehors du personnel médical, le législateur britannique a placé, au centre du dispositif, les travailleurs sociaux 30 spécialement formés et habilités, ayant passé un examen approprié. Ces travailleurs sociaux sont placés sous l’autorité locale de l’organisation des soins dans la communauté. Ils se voient confier un nombre assez considérable de missions, de la mobilisation des moyens locaux, régionaux et nationaux, privés et publics, y compris ceux issus du bénévolat, à la décision, en passant par l’écoute, le conseil, l’arbitrage, l’information et la saisine des diverses instances, éventuellement judiciaires. Ils sont, par ailleurs, personnellement responsables des décisions qu’ils prennent, ou ne prennent pas, dans le cadre de cette législation. Leur mise en cause est toutefois soumise à l’approbation préalable de la Haute Cour et demeure donc exceptionnelle. La place particulière accordée par la législation britannique au travailleur social résulte de l’économie même de cette loi. À l’inverse des juristes français, les juristes britanniques ont d’emblée insisté, comme on l’a vu, sur le fait que les définitions données par la loi à la maladie mentale et au trouble mental sont d’ordre juridique et non d’ordre médical. Le législateur a ainsi très tôt reconnu que le trouble mental ne saurait, à lui seul, justifier la détention, et qu’il fallait trouver d’autres critères. Il a ainsi expressément exclu tout critère purement médical. Il convient d’avoir présent à l’esprit la culture anglo-saxonne qui n’a jamais regardé le suicide comme un crime et a toujours reconnu aux adultes le droit de refuser des opérations, même si elles devaient leur sauver la vie. Cette culture attache une très grande importance à la décision individuelle dans la gestion autonome de son existence. Aussi, dans le cadre de la contrainte en psychiatrie, est-il rapidement paru évident qu’il convenait de tenir compte non seulement de l’avis médical et des exigences de la médecine, mais encore de la situation sociale des personnes, tout comme des possibilités d’alternative à l’hospitalisation que la communauté pouvait offrir. L’assistant social est ici le maillon central du dispositif, susceptible de provoquer et d’éclairer la décision, non comme un simple élément procédural, mais comme un agent décisif d’information et d’organisation de la prise en charge. Dans une telle conception, l’assistant social a lui-même la responsabilité d’assurer l’indépendance et l’impartialité de son intervention, pour replacer les besoins du patient dans leur contexte familial et social, comme pour déterminer ce que la communauté peut elle-même apporter à l’intéressé en matière de soins et de support matériel et 30. Le DAO, Duly Authorised Officer (MHA de 1930) ; le MWO, Mental Welfare Officer (MHA de 1959) ; le ASW, Approved Social Worker (MHA de 1983), qui pourrait être comparé aux assis tantes sociales en France, à la réserve près que l’Approved Social Worker reçoit une forma tion particulière concernant la législation sanitaire et passe un examen spécial en fin de formation pour être habilité.

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assistanciel. La responsabilité personnelle des assistants sociaux agréés serait ainsi, à elle seule, la garantie de l’indépendance de leurs actions et de leurs décisions. Mais cela suffit-il, dès lors surtout qu’il fut très vite nécessaire d’instituer un garde-fou en instaurant la Haute Cour comme filtre des éventuelles plaintes ? De nombreuses discussions eurent lieu pour savoir si les assistants sociaux attachés aux services hospitaliers pouvaient ou non être habilités à introduire des demandes d’hospitalisation sous contrainte et s’ils pouvaient être reconnus comme suffisamment indépendants, d’autant que, dans les zones rurales, il arrive fréquemment que les assistants sociaux agréés, non attachés aux services hospitaliers, soient en nombre insuffisant. Rappelons que la législation de 1959 instituait déjà l’assistant social comme demandeur au placement. En ce domaine, le Mental Health Act de 1983 n’a apporté que trois modifications substantielles : tout d’abord, l’assistant social doit être dûment habilité à introduire ce genre de demande ; ensuite, l’obligation, pour les assistants sociaux agréés, d’entendre la personne concernée, préalablement à toute demande de placement présentée par eux ; enfin, l’assistant social doit établir un rapport social sur la situation de l’intéressé 31. Pourtant, l’association de patients Survivors Speak out dénonce encore aujourd’hui les internements décidés sans audition préalable des intéressés par les assistants sociaux. De surcroît, le rôle de l’assistant social ne se limite pas à provoquer des admissions sous contrainte. Non seulement il doit s’enquérir des alternatives possibles, mais il doit encore suivre la personne internée et maintenir le contact avec l’entourage afin de faciliter, ensuite, la sortie et la réinsertion. Si l’assistant social est habilité à demander une admission sous contrainte, il ne saurait pour autant, et à proprement parler, en décider. La pratique tend cependant à faire de l’assistant social agréé le véritable décideur de la mesure. Du moins est-ce ainsi que le vivent de nombreux patients 32. Par ailleurs, le Mental Health Act de 1983 définit plusieurs sortes de mesures. Partant de la situation de la personne admise librement, il prévoit tout d’abord le cas de la rétention de la personne contre son gré, malgré son admission en hospitalisation libre, dès lors que sa sortie pourrait comporter un danger pour elle-même ou les autres. Seul le médecin chef ou son assistant peuvent décider de retenir contre son gré une personne librement admise. Mais cette détention ne peut excéder soixante-douze heures, et doit s’accompagner d’un rapport adressé à l’administration de l’hôpital qui décidera de la poursuite de la procé31. De telles dispositions résultent notamment d’une action judiciaire de MIND, requête n° INV 411/H/80 contre île de Wight, conseil du comté, 8/9/81. 32. Ce débat existe également en France. Voir notamment le récent jugement du Tribunal administratif de Dijon du 25 février 1997 (Mlle Prévost c/CHS de Sevrey), qui crut pouvoir établir « qu’il ressort également des travaux parlementaires que le législateur a entendu faire des assistantes sociales des équipes des secteurs psychiatriques des personnes pouvant agir dans l’intérêt des malades ; qu’en revanche la loi n’implique pas que l’auteur de la demande d’hospitalisation connaisse personnellement le malade pour lequel il rédige cette demande ; qu’ainsi la circonstance qu’il n’y ait pas eu entre Mlle Prévost et l’assistante sociale d’entretien préalable à la demande est, en toute hypothèse, sans incidence sur la régularité de la décision ». On le voit, sur cette dernière question, la France a déjà quinze ans de retard sur le Royaume Uni.

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dure de maintien sous contrainte. En cas d’absence du médecin responsable, le surveillant ou la surveillante (nurse of the prescribed class) peut surseoir à la sortie durant six heures, le temps pour le médecin responsable de se prononcer sur la nécessité de l’admission sous contrainte et pour l’établissement de son rapport. La législation britannique définit ainsi quatorze modes d’admission sous contrainte dont il n’est pas utile d’examiner ici le détail. Il suffira de signaler que la loi distingue d’une part le motif de l’admission (admission à fin d’observation, admission à fin de traitement), d’autre part la situation normale du cas d’urgence, enfin la qualité de délinquant ou non de l’intéressé et sa situation de prévenu, d’inculpé ou de condamné, voire de récidiviste, ainsi que la gravité des délits ou crimes commis. Les modalités de la prise de décision comme la durée de la mesure de contrainte varient en fonction de chacun de ces critères. Ainsi, en cas d’admission à fin d’observation, la durée maximale de l’hospitalisation est de vingt-huit jours. Elle ne peut être décidée, par l’administration de l’hôpital, qu’au vu d’avis médicaux concordants de deux médecins et d’une demande d’admission formulée par le plus proche parent 33 ou par un assistant social agréé, à condition que l’intéressé souffre d’un trouble mental dont la nature et l’ampleur justifient une mise en observation en milieu hospitalier pour une période limitée ou si cette détention est nécessaire dans l’intérêt de la santé ou de la sécurité du patient ou bien pour assurer la sécurité d’autrui. L’admission pour traitement est limitée à six mois renouvelables une fois, puis pour des périodes d’un an renouvelables. Elle n’est possible qu’à la suite de formalités quelque peu similaires à celles requises pour l’admission en observation, et elle ne peut concerner qu’une personne : – atteinte de maladie mentale, d’altération mentale (grave ou non) ou de trouble psychopathique ; – à condition toutefois que la nature et l’ampleur du trouble mental justifient qu’il soit nécessaire de lui administrer des traitements médicaux en milieu hospitalier ; – et, en cas de troubles psychopathiques ou d’altération mentale, à condition que de tels traitements soient de nature à améliorer son état de santé ou de prévenir sa détérioration ; – enfin, une telle détention ne se justifie que si ces traitements visent à assurer la santé et la sécurité de l’intéressé ou celle d’autrui et que s’ils ne peuvent lui être administrés qu’en régime de détention conforme à cette section particulière de la loi. Les conditions d’admission sous contrainte et de maintien sont, on le voit, beaucoup plus précises et restrictives qu’en France. En outre, les critères définissant le régime d’admission sont particulièrement complexes, ce qui, dans l’esprit français, conduit souvent à considérer qu’il s’agit d’une mauvaise loi. À la vérité, le système britannique définit sciemment des critères complexes d’admission pour lutter contre l’abus et l’arbitraire. La défiance vis-à-vis de l’État 33. En vérité, la loi définit le plus proche parent dans un sens très large. Ce peut être celui ou celle qui a vécu avec le malade, même s’il ne s’agit pas d’un parent à proprement parler. La loi prévoit par ailleurs le cas où une autorité locale peut remplacer le parent le plus proche d’un enfant ou d’un adolescent et le tribunal a le pouvoir de désigner une autre personne ou une autorité pour qu’elle remplisse les fonctions de plus proche parent.

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comme de toute mesure autoritaire limitant la liberté individuelle a notamment conduit les associations des pays anglo-saxons à adopter une stratégie de complexification croissante des critères d’admission. C’est également cette même stratégie qui a prévalu, en particulier dans la lutte contre l’électrochoc et la psychochirurgie, initiée par les associations de patients. À son dernier congrès, le Réseau européen des usagers et ex-usagers en santé mentale en a expressément rappelé le principe : complexifier les critères de validité et la procédure de mise en œuvre des électrochocs pour les rendre impraticables, à défaut de pouvoir les interdire. Il convient d’observer qu’en France, le système de l’hospitalisation forcée répond à une logique radicalement inverse : simplifier la procédure d’admission et complexifier les voies de recours. La logique anglo-saxonne de défiance vis-à-vis de l’immixtion de l’État dans la vie privée du citoyen s’oppose ainsi à la logique latine, particulièrement illustrée en ce domaine par la France, de soumission du citoyen à la « bienfaisance de l’État ». Dans cette dernière conception, rien ne doit entraver l’action de la collectivité, pas même la résistance des bénéficiaires supposés d’une telle action. La complexité se déplace ainsi des modalités d’admission vers la mise en œuvre des droits de recours et du contentieux de l’internement. D’autres sections de la législation britannique traitent de l’admission en urgence, dont la validité est réduite à soixante-douze heures et pour laquelle les formalités sont simplifiées (section 4), de l’admission en lieu de sûreté (section 136) sur décision d’un agent de police, dès lors que l’intéressé est interpellé dans un lieu public, après un examen médical et un entretien avec un assistant social agréé, et des admissions sur décisions judiciaires (sections 35 à 41), qui ne concernent, en fait, que les accusés et délinquants. L’internement peut alors être prononcé durant le procès pénal, soit pour observation, soit pour traitement, dans des délais également précis, à titre préventif ou à titre de substitution de peine, par les magistrats en charge de la procédure pénale. Par ailleurs, en cas de danger particulier, au vu de la nature de l’infraction ou des antécédents de la personne, lorsque le tribunal juge que le délinquant, malade mental, envers lequel un ordre d’hospitalisation a été émis, risque de commettre d’autres infractions, il peut prendre un ordre d’hospitalisation avec restriction (a hospital order with restriction) de durée indéterminée, plaçant l’intéressé sous l’autorité du ministre de l’Intérieur ou autant qu’il plaira à Sa Majesté, dès lors qu’il s’agit d’un militaire. De son côté, le ministre de l’Intérieur peut ordonner le transfert d’un prisonnier en hôpital, lorsque certaines conditions se trouvent réunies, tenant à son état de santé et à la nécessité d’entreprendre son traitement en milieu hospitalier afin d’améliorer sa santé ou de prévenir sa détérioration 34. On comprendra qu’à la lumière de tels découpages en tranches de la singularité des personnes, tout au long des 149 sections du Mental Health Act de 1983, la pratique a tendu à désigner sous le terme de sectioning l’internement psychia34. Ces dispositions remontent au début du XIXe siècle. En 1800, le Criminal Lunatics Act sur « l’internement en toute sécurité des aliénés mentaux coupables d’infractions » prévoyait que les prévenus disculpés de meurtre, trahison, ou crime en raison d’un état de démence au moment des faits devaient être internés sous stricte surveillance pour la durée qu’il plairait à Sa Majesté.

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trique de mode britannique. Pour sa part, l’association de patients Survivors Speak out préfère le terme de binning (de dust-bin, poubelle, au sens d’empaqueter ou de jeter au rebut). Pourtant, à la différence de la législation française, le Mental Health Act de 1983, en liaison avec d’autres textes, non seulement replace l’hospitalisation psychiatrique dans le cadre du soin, dans celui de la réinsertion et de la réadaptation, mais il crée également en ce domaine des obligations pour les services sociaux et les autorités sanitaires d’assurer certaines facilités aux personnes après traitement, comme pour les collectivités locales de procurer du travail ou certaines formations aux malades mentaux, et de créer, à cet effet, des centres de formation spécialisés pour adultes handicapés et des structures intermédiaires, susceptibles de favoriser la réinsertion du patient. Toutefois, ces dispositions tendent également à être éparpillées dans divers autres textes, de sorte que l’unité d’action apparaît quelque peu délicate. À en croire Survivors Speak out, de nombreux patients semblent bien souvent vivre l’hospitalisation psychiatrique comme une relégation plus que comme une mesure positive s’intégrant à un effort manifeste d’insertion sociale et de réadaptation, de sorte que la contrainte à l’hospitalisation apparaîtrait encore comme un acte arbitraire, souvent injustifié. Ce sentiment, légitime aux yeux de l’association, vis-à-vis de l’hospitalisation psychiatrique, serait d’ailleurs la principale source de la résistance de certains patients à l’hospitalisation, motivant par la suite la mesure de contrainte. Des mesures de protection (guardianship) de la personne peuvent, en outre, être prises, selon les même modalités que celles définies précédemment pour décider d’une admission en hôpital à fin de traitement, avec cette différence, cependant, que la demande de mise sous protection légale n’est pas faite par le « plus proche parent » ou par l’assistant social agréé, à l’administration de l’hôpital, mais à l’autorité locale. Ces mesures sont davantage une sorte de tutelle à la personne qu’une tutelle aux biens, puisque la personne qui s’en voit confier la charge peut déterminer la résidence du patient, exiger de lui qu’il prenne tel emploi ou se livre à telle formation ou tâche éducative, tout comme le « tuteur » (guardian) a le pouvoir de requérir tout médecin praticien, assistant social ou autres personnes pour apporter aide, assistance et soins à la personne protégée, quel que soit son lieu de résidence. La quatrième partie du Mental Health Act de 1983 (sections 56 à 64) apporte, par ailleurs, d’importantes précisions quant au consentement aux traitements proprement dits ; précisions qui constituent l’apport majeur de cette législation. Dans un certain nombre de cas, le patient involontaire peut, durant un laps de temps variable, refuser tout traitement 35, de même que la personne admise en hospitalisation libre qui ne fait pas l’objet, ensuite, d’une procédure de maintien sous contrainte. En outre, certains types de traitements nécessitent l’accord exprès du patient quel que soit son statut, et un second avis, notamment en matière de 35. En cas d’admission à fin d’observation, de maintien durant soixante douze heures après admission libre, ou de mesure de sûreté provisoire par la police durant un même laps de temps, comme durant vingt huit jours en cas de placement pour observation par les magistrats en charge d’une procédure pénale, ainsi qu’en cas de maintien à l’hôpital, malgré la cessation des mesures de restriction prises par le ministre de l’Intérieur à l’encontre d’une personne pénalement condamnée.

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psychochirurgie et d’implants hormonaux afin de réduire l’activité sexuelle masculine. Si la personne n’est pas en état de donner son consentement, de tels traitements sont prohibés, de même s’il n’est pas possible d’obtenir son consentement éclairé. De surcroît, une commission spéciale de contrôle, instituée par le Mental Health Act, la Mental Health Act Commission 36, délègue trois personnes, dont un médecin, au chevet du patient pour s’assurer de la validité de son consentement lorsqu’il a donné son accord à une telle intervention. D’autres traitements comme les électrochocs requièrent obligatoirement l’accord du patient ou un second avis, tout comme n’importe quel traitement administré depuis plus de trois mois à une personne objet de mesures de contrainte. Lorsque l’intéressé consent à ces traitements, le médecin-chef doit certifier, par écrit, que le consentement est valable, c’est-à-dire que l’intéressé comprend la nature du traitement, l’objectif et l’effet souhaité, et qu’il l’a accepté. Si le patient refuse, et si le médecin chef ne voit pas d’autres alternatives à ces traitements, ce dernier doit saisir la commission (la Mental Health Act Commission, MHAC), laquelle envoie un médecin praticien qui consulte le médecin chef, une infirmière et un tiers non soignant. Ce médecin a à charge d’émettre un second avis et d’établir un rapport. Le traitement envisagé ne pourra être entrepris que si le médecin de la commission conclut à sa nécessité, malgré le refus de l’intéressé, ou bien encore s’il conclut que la personne est incapable de comprendre la nature, la portée et l’effet souhaité d’un tel traitement. Le patient peut encore se rétracter après avoir donné son consentement, et provoquer ainsi la saisine de la commission par le médecin chef. On ne s’étonnera guère que, face à la complexité de ces mesures, bon nombre de médecins aient manifesté leur désaccord, bien que la section 62 du Mental Health Act de 1983 prévoie expressément que le consentement du patient au traitement n’est pas requis en cas d’urgence : soit pour sauver la vie de la personne, soit pour prévenir une sérieuse détérioration de son état, soit pour diminuer d’importantes souffrances, soit pour prévenir des actes de violence ou pouvant représenter un danger pour le patient ou autrui, notions qui ouvrent la porte à interprétations multiples. Remarquons en tout cas que la présence d’un tiers non soignant a souvent été la principale garantie, non seulement d’une pluridisciplinarité bien comprise, mais surtout du caractère accessible de l’information donnée au patient par le corps médical. Soulignons que les commissions de suivi des affaires de santé mentale n’ont pas le pouvoir d’élargir les personnes dont l’état ne justifie plus la détention. En revanche, au pays de Galles et en Angleterre existent des tribunaux spéciaux, les tribunaux de révision des affaires de santé mentale (Mental Health Review Tribunals, MHRT 37), formés de trois membres agréés. Un homme de loi, un médecin, un profane peuvent ainsi statuer sur les demandes de sortie. Certains patients n’y ont cependant pas accès : ceux qui sont détenus pour soixante-douze heures et certains médico-légaux. Ces tribunaux doivent par ailleurs statuer d’office et obligatoirement sur chaque cas à l’issue des six premiers 36. Il n’existe que trois commissions de ce genre, à Nottingham, Liverpool et Londres. 37. Il en existe quatorze en Angleterre et un au pays de Galles.

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mois d’hospitalisation, dès lors qu’aucune requête ne leur est parvenue dans l’intervalle, puis ils doivent statuer d’office tous les ans lorsque la personne demeure détenue. Les intéressés peuvent encore, et à intervalles réguliers, selon leur statut particulier lors de l’admission, saisir ces tribunaux spéciaux pour faire juger la légalité de leur détention. Il s’agit donc, une fois de plus, d’instances mixtes ayant une expérience et des connaissances appropriées, mais où les juristes demeurent minoritaires. Ces tribunaux de révision, institués dès 1959, ont une large compétence. Ils statuent aussi sur les demandes de sortie qui leur sont soumises et peuvent, à ce titre, prononcer une sortie définitive ou à l’essai, voire la différer, en fixant la date à laquelle la sortie devra avoir lieu, le temps, par exemple, pour le service social d’en organiser les conditions matérielles. Ils peuvent encore ordonner des transferts d’un établissement à un autre ou statuer sur la nécessité d’une mesure de protection (guardianship), telle qu’exposée plus haut. En définitive, le système britannique est un système mixte par excellence, puisqu’il répartit les pouvoirs de décision en matière d’admission sous contrainte entre divers corps de la société : – le médecin, tout d’abord, qui peut retenir durant soixante-douze heures une personne à l’origine librement admise ; – la police qui peut prendre, durant soixante-douze heures, des mesures provisoires d’urgence ; – l’administration de l’hôpital, ensuite, qui décide des admissions à fin d’observation, comme de celles décidées en vue d’un traitement ; – les services du ministère de l’Intérieur comme ceux du service personnel de la Reine dans certains cas particuliers ; – les juridictions pénales qui décident du sort des malades ayant commis des délits ou des crimes ; – enfin les instances mixtes de contrôle (commissions et tribunaux de révision) qui jugent des recours et organisent le contrôle a posteriori automatique. Mais l’on retiendra surtout la place prépondérante de l’assistant social qui met en route la procédure de contrainte dans 90 % des cas, et qui se voit également confier la charge d’organiser la réinsertion du patient, l’hospitalisation étant ellemême conçue comme partie intégrante de son processus de socialisation. La traduction statistique d’un tel système n’est pas sans intérêt, même s’il convient de manier avec précaution les données officielles qui, de surcroît, ne répondent pas toutes à la même définition de la liberté individuelle, ni du libre consentement des personnes. En 1985, par exemple, il y eut en Angleterre près de 240 000 admissions en services psychiatriques, dont 17 000 sous contrainte 38. 38. Il faut notamment tenir compte du fait que sur 11 000 admissions sous contrainte à titre d’observation, 3 500 le furent à titre de maintien en urgence après une admission libre et font l’objet d’une triple prise en considération, dès lors qu’elles font ensuite l’objet d’une « admission » en observation pour vingt huit jours, puis d’une « admission » pour traitement de six mois. De même, il y eut 1 800 mesures d’urgence prises par la police qui, au delà de soixante douze heures, furent l’objet d’une seconde prise en considération au titre d’une « admission » pour observation de vingt huit jours, puis d’une troisième admission au titre d’une « admission » pour traitement.

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7 % des admissions eurent ainsi officiellement lieu sans le consentement des personnes, voire contre leur volonté. Mais il convient de préciser que sur près de 17 000 admissions forcées, plus de 11 000 l’ont été à titre d’observation, dont 3 500 à titre de maintien en urgence après une admission libre, auxquelles s’ajoutent plus de 1 800 mesures d’urgence prises par la police, et seulement 2 000 pour traitement. Or, certaines personnes sont admises plusieurs fois dans l’année et sont donc comptabilisées autant de fois dans ces statistiques, de sorte qu’en réalité, la contrainte à l’admission ne concerne guère plus de 4 000 personnes chaque année. En France, durant cette même année 1985, il y eut près de 400 000 admissions proprement dites, dont environ 40 000 placements sous contrainte. Certes, là encore, il convient de rappeler qu’une même personne peut être admise plusieurs fois dans l’année. Il y eut, en réalité, au moins 15 000 personnes distinctes internées cette année-là. Comment, dès lors, ne pas s’interroger sur le fait que les admissions annuelles sont, en France, deux fois plus importantes qu’en Grande-Bretagne, alors que la population concernée est sensiblement identique, mais surtout sur le fait que les admissions sous contrainte sont quatre fois plus nombreuses ? Comment expliquer que pour toute l’Angleterre et le pays de Galles il n’y eut que 1 800 mesures provisoires de police en 1985, cependant qu’il y en eut plus de 2 000, rien que pour Paris et la banlieue proche la même année ? Comment expliquer enfin qu’en Angleterre, moins de 80 % des admissions sous contrainte concernaient, en 1985, des séjours de moins de vingt-huit jours, cependant qu’en France durant la même période la durée moyenne des hospitalisation sous contrainte dépassait encore cent jours ? Aujourd’hui encore, le Royaume-Uni dispose, en psychiatrie publique, de 20 000 lits, soit trois fois moins que la France. Il faut cependant préciser qu’entre 1990 et 1995, le nombre des personnes placées en vertu du Mental Health Act de 1983 s’est accru de 55 %, pour atteindre le chiffre de 27 100 39 admissions sous contrainte, ce qui ne représente encore que la moitié des admissions comparables connues en France 40. Mais une violente campagne dénigrant les soins communautaires et dénonçant la liberté accordée à des patients homicides secoue le Royaume-Uni depuis 1995, campagne qui s’est exacerbée en 1996 à la suite de divers incidents.

39. « Une politique psychiatrique insensée », The Economist, Courrier international, 5 11 septembre 1996, n° 305, p. 12. 40. Encore convient il de relativiser ces chiffres, comme précédemment.

Les pouvoirs du juge et la contrainte de soins en Europe

Il ressort de ce rapide parcours à travers les législations des principaux pays européens ayant légiféré ces vingt dernières années, d’une part une tendance à renforcer le rôle des juges dans l’appréciation des mesures de contrainte ou de mise en œuvre des soins sans le consentement des personnes, d’autre part une tendance à substituer la notion d’accès aux soins à celle, plus traditionnelle, de sûreté. Une telle évolution est-elle un bienfait pour la sauvegarde des droits de l’homme et de la démocratie ou ne risque-t-elle pas de déboucher également sur quelques effets pervers qu’il conviendrait d’éviter en en prenant d’ores et déjà conscience ?

LA TENDANCE À LA JUDICIARISATION DU SYSTÈME DE CONTRAINTE

Si les pouvoirs du juge apparaissent ainsi renforcés, force est cependant de constater qu’ils demeurent singuliers et propres à chaque pays. Dans le système français, le juge contrôle, a posteriori, l’opportunité et la régularité de la décision administrative de placement, mais il ne le fait qu’à la demande de l’intéressé 1. Son intervention est donc généralement différée et, lorsqu’elle survient, ce n’est que plusieurs semaines après l’admission, voire après plusieurs mois d’internement et de traitement plus ou moins intensif. 1. Au titre de l’article L. 3222 4 du Code de la santé publique, la loi prévoit cependant un contrôle périodique des établissements par des autorités administratives (maire, préfet) et judiciaires (procureur, juge du tribunal d’instance et juge du tribunal de grande instance) ; mais ces contrôles, institués dès 1838, sont plus formels que réels. En plus d’un siècle et demi, ils n’ont notamment pas permis de mettre à jour les illégalités sans nombre que l’action du Groupe Information Asiles a révélées ces vingt dernières années.

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Dans ces conditions, l’on imagine les difficultés auxquelles se heurtent, en cas de recours, l’intéressé, mais aussi son éventuel défenseur, et le juge lui-même, puisqu’il faut alors faire la part de la pathologie, de celle des éventuels effets secondaires ou iatrogènes des traitements, presque toujours contestés par le patient. Dans le système italien, le juge valide ou invalide, obligatoirement, la décision prise par l’autorité se voulant sanitaire. Ce contrôle est précoce puisqu’il survient dans les quarante-huit heures de la mesure administrative. Le magistrat doit nécessairement statuer dans le même délai. Le contrôle est donc rapide, si ce n’est succinct. Aussi le contrôle a posteriori du juge ne peut-il guère qu’être un contrôle formel de la décision administrative. Dans un pays comme la France, où le principe de séparation des pouvoirs est à ce point absolu que le juge judiciaire se refuse à connaître de la légalité formelle des décisions administratives, l’on voit qu’un tel système de contrôle systématique précoce ne présenterait en réalité aucun intérêt. Remarquons cependant que le système italien pallie en partie cet inconvénient en obligeant le magistrat qui valide l’ordre administratif à statuer sept jours plus tard. Et c’est en réalité lors de ce second contrôle que l’action du juge des tutelles italien acquiert toute sa pertinence, car, lorsque le médecin estime que le traitement sanitaire obligatoire doit se prolonger, il doit en saisir de nouveau le maire qui doit en informer le magistrat. Dans sa recommandation, le médecin doit rendre compte des raisons qui font qu’il y a toujours une nécessité urgente d’intervention, malgré le refus du patient. Il doit encore rendre compte du fait que, malgré plus d’une semaine de soins contraints, il n’est toujours pas possible de recueillir l’assentiment du patient à la mise en œuvre d’un traitement approprié. Le contrôle d’opportunité de la mesure de contrainte se fait donc ici plus finement ; mais, bien évidemment, il dépend beaucoup de l’intérêt du magistrat pour ce genre de cas et de son attachement à la défense des droits des personnes fragilisées par leur état de santé ou par les difficultés qui leur sont propres. La marge de manœuvre du magistrat est, en l’occurrence, d’autant plus grande que la loi ne l’astreint pas à statuer à nouveau après le premier acte de validation. Ce n’est en vérité que lorsqu’il considère que les conditions du TSO ne sont plus remplies qu’il statue à nouveau en invalidant la décision du maire. Dans tous les autres cas, il peut se contenter de ne rien dire. L’on imagine vers quelles dérives ces facilités procédurales peuvent conduire, notamment lorsque la charge de travail des magistrats devient lourde. Cette marge de manœuvre est cependant compatible avec les particularismes locaux, au risque d’entraver la mise en œuvre du principe d’égalité de tous devant la loi, auquel les démocraties sont légitimement attachées. Le juge peut ainsi s’abstenir d’affronter certaines pratiques anciennes de séquestration des aliénés, lesquelles perdurent encore dans certaines régions, notamment dans le Sud de l’Italie. En revanche, le magistrat qui le souhaite dispose de la possibilité d’appeler à son audience le médecin traitant hospitalier afin qu’il l’éclaire, le cas échéant, sur les raisons de l’échec de la thérapie entreprise comme sur le pronostic, et afin qu’il lui expose les recherches effectuées par l’équipe médicale pour tenter de trouver une alternative à l’hospitalisation sous « traitement sanitaire obligatoire ». La perspective d’une telle mise au point

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avec l’instance judiciaire de contrôle a ainsi pu inciter certaines équipes à innover comme à être plus attentives au caractère exorbitant de la contrainte que constitue tout TSO. Ces initiatives n’auraient peut-être pas eu lieu sans cette perspective de devoir rendre compte au juge des tutelles des résultats du traitement et des démarches entreprises. En droit britannique, le juge n’intervient de façon automatique qu’en cas d’admission pour traitement de six mois. Encore faut-il qu’un désaccord survienne entre l’assistant social agréé et le plus proche parent de l’intéressé quant à l’opportunité d’un tel maintien. Il faut en outre rappeler que la décision d’admission pour traitement de six mois ne peut intervenir qu’après une détention, pour observation, de vingt-huit jours, avec ou sans traitement, voire après une admission en urgence de soixante-douze heures, sans contrainte de soin possible. C’est dire que le contrôle judiciaire est ici différé de près d’un mois et est loin d’être aussi automatique qu’il pouvait paraître. L’éventuel différend entre l’assistant social agréé et le plus proche parent du patient est porté devant le tribunal du comté. Quant au reste, l’intéressé dispose d’un droit de recours au tribunal de révision des affaires de santé mentales (Mental Health Review Tribunal) quel que soit son mode d’admission (pour observation ou pour traitement) ; mais ce droit de recours est limité aux quatorze jours suivants l’admission, et ne peut s’exercer qu’une seule fois par période de détention (vingt-huit jours ou six mois, selon les cas). En droit britannique, le contrôle judiciaire a posteriori est donc à la fois plus systématique qu’en droit français et plus limité dans le temps, dans la mesure où l’intéressé dispose d’un droit de recours personnel plus circonscrit. Il est par ailleurs plus tardif et plus aléatoire qu’en droit italien puisqu’il n’intervient automatiquement qu’en cas de désaccord et après près d’un mois de détention. En revanche, en droit espagnol, le contrôle judiciaire tend à opérer a priori, puisque le juge est chargé d’autoriser ou de refuser l’internement proposé par la famille, l’entourage, notamment les personnes habilitées à solliciter l’ouverture d’une procédure d’incapacité, par exemple le tuteur, voire le ministère public. Cependant, en cas d’urgence, l’admission a lieu avant tout contrôle judiciaire. Elle ne donne lieu, par ailleurs, à aucune formalité particulière. Habituellement, la décision est considérée comme prise par le médecin hospitalier. Le juge doit, en ce cas, être saisi dans les vingt-quatre heures. Il validera ou invalidera la mesure, en ordonnant, en second cas, la sortie de l’intéressé, ce qui ne manquera pas de poser quelques problèmes quant à la détermination ultérieure de la responsabilité de telles mesures d’urgence, alors considérées comme inopportunes. La procédure d’admission en urgence rejoint ainsi le cas de figure observé en droit italien, lors de la mise en œuvre d’un « traitement sanitaire obligatoire », même si l’admission administrative initiale est, en Espagne, bien plus informelle. On pourrait craindre que l’absence de formalité de l’admission en urgence n’incite à recourir à ce mode de placement. Le risque de mise en cause ultérieure des responsables de l’internement, en cas d’invalidation par le juge automatiquement saisi de cette mesure qui lui paraîtrait infondée, est néanmoins dissuasif. Le flou qui caractérise la procédure d’admission en urgence permet en effet des mises en cause inattendues en cas d’invalidation. L’imprécision des

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textes peut ainsi créer une zone d’insécurité et éviter le recours trop massif à de telles procédures d’exception, permettant de contourner le contrôle judiciaire a priori voulu par le législateur. Encore faut-il qu’en cas de manquement ou d’abus, la sanction judiciaire se fasse sentir avec quelque rigueur pour que ces imprécisions aient un tel effet ; ce qui jusqu’à présent ne semble cependant pas avoir été le cas en Espagne. En effet, plusieurs années après la promulgation de la loi, on relevait encore l’absence de toute décision judiciaire à Palma de Majorque, aussi bien avant toute admission, qu’après 2... Certaines capitales provinciales, comme Valence, Séville ou Saragosse, comprenant plus d’un million et demi d’habitants, ne connaissaient encore que 200 décisions judiciaires annuelles, là où d’autres centres urbains, d’une population bien inférieure, totalisaient entre 300 et 500 décisions de ce type. C’est dire combien ce contrôle judiciaire a priori demeure très aléatoire et combien il fluctue d’une province à l’autre, et même d’une ville à l’autre. C’est en définitive, et une fois de plus, en Belgique, que, depuis 1990, le contrôle judiciaire apparaît effectif, puisqu’il est systématique. Mais est-il pour autant plus efficace pour la sauvegarde des libertés ? Là encore, la pratique révèle le recours fréquent à la procédure d’urgence, diligentée par le procureur du roi, lequel place ainsi le juge devant le fait accompli de l’internement et de la personne traitée d’emblée (70 % des cas). En outre, l’intéressé assiste rarement à l’audience du juge. Par ailleurs, le magistrat ordonne le placement ou sa poursuite, comme il peut en ordonner la levée, de sorte qu’il se trouve investi d’un pouvoir de contrainte à l’encontre de l’intéressé, mais aussi vis-à-vis du médecin hospitalier, obligé d’accueillir le patient que le juge ou le procureur lui adressent. En droit belge, le juge est investi d’un pouvoir de contraindre aux soins, et pas seulement d’attenter à la liberté de circulation et de résidence du patient. En outre, dans le débat de fond devant le juge, le ministère public se trouve lié par sa propre décision préalable de placement provisoire, de sorte qu’il n’est plus amené à jouer son rôle de défenseur de la liberté individuelle. Il se trouve réduit à son rôle de défense sociale, et ce n’est peut-être pas la meilleure des solutions. L’audition de l’intéressé, dans l’enceinte même de l’hôpital, n’est pas forcément la situation la plus appropriée pour l’expression des droits des personnes. Le tribunal, indépendant de l’établissement de soin, n’est-il pas plus à même de garantir à la personne la neutralité du lieu où elle pourra, le cas échéant, formuler ses plaintes et ses griefs à l’égard de la situation qui lui est faite à l’hôpital ? La Grèce a aussi été récemment conduite à réserver une place particulière au Parquet. Jusqu’en 1973, une législation proche de la loi française du 30 juin 1838, la loi MB de mars 1862, fut appliquée. La dictature militaire a réformé cette législation en 1973 en légalisant l’hospitalisation libre et en insistant davantage sur la dangerosité du malade mental. C’est ainsi que les procureurs se sont vus investis du pouvoir de décider des internements en cas de danger pour l’ordre 2. José Maria Mena, « L’internement du malade mental : actualité juridique en Espagne », Actes de la journée du 30 juin 1988, Les 150 ans de la loi du 30 juin 1838, Saint Denis, Paris, association Pierre Sémard, 1989, p. 48 51.

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public ou la sûreté des personnes, l’internement à la demande d’un tiers demeurant possible lorsque aucune question de dangerosité particulière ne se posait. Le tribunal n’intervenait que quand un patient ou un parent proche requéraient la sortie, alors que le psychiatre hospitalier s’y opposait. Sous l’impulsion de la CEE, et à la suite du scandale que provoqua la campagne de presse qui révéla les conditions de rétention à l’hôpital de Léros 3, une nouvelle réforme a été adoptée en 1992, dite loi 2071, déplaçant l’opposition entre internement à la demande d’un tiers et internement judiciaire en cas de dangerosité du patient, vers l’urgence à intervenir. Désormais, l’internement à la demande d’un tiers est possible, même lorsqu’un danger pour l’ordre public ou la sûreté des personnes est en cause. Le procureur n’intervient plus qu’en cas d’urgence. En outre, sa décision est provisoire et désormais systématiquement soumise dans les trois jours suivants au contrôle du tribunal qui statue. L’intéressé dispose d’un délai de dix jours pour recourir, le cas échéant, à l’encontre du jugement de placement. De plus, un rapport est lu tous les trois mois au procureur, qui peut saisir le tribunal en vue d’une éventuelle sortie. L’originalité de la nouvelle loi hellénique est ainsi d’avoir limité la judiciarisation au traitement de l’urgence, position qui ne manquera pas d’étonner le juriste français, plus accoutumé à l’idée de la nécessaire lenteur de la justice, au point que les habituelles propositions de judiciarisation des modalités de placement conduisent généralement à réserver des pouvoirs discrétionnaires à l’administration sanitaire, voire à la police administrative, pour faire face à l’urgence. Si le traitement de l’urgence tend ainsi, en France, à déroger à tout principe de judiciarisation, il est en revanche devenu la base de la judiciarisation en Grèce. Force est cependant de constater que la mise en œuvre de la réforme hellénique de 1992 apparaît délicate, non pas tant en raison du dispositif particulier de la loi que de la position des corps constitués et de l’inégal développement des structures de soins à travers le pays. En outre, les Grecs se sont habitués, ces dernières années, à une inflation générale de lois et règlements qui ne parviennent que rarement jusqu’à leur application effective. Dans le domaine du placement des malades mentaux, certains parquets ne transmettent toujours pas le dossier au tribunal et gèrent donc l’urgence comme ils géraient la dangerosité, sous l’empire de la réforme de 1973. Par ailleurs, le recours à la justice n’est habituellement perçu que comme mesure d’exception, et notamment en cas de désaccord sur l’opportunité de l’hospitalisation entre les deux médecins requis par la loi, voire avec l’entourage du patient, et non comme une mesure ordinaire visant à limiter la contrainte au strict nécessaire 4. D’un point de vue strictement formel, il apparaît pour le moins paradoxal d’ériger le procureur en garant des libertés du patient, alors précisément qu’en cas d’urgence, c’est lui qui prend l’initiative du place3. Sur l’effort de démantèlement et de désinstitutionnalisation de l’ancienne structure, voir notamment Maria Mitrosili et coll., Study on the Social and Legal Status of Patients in the State Mental Hospital of Leros, et Th. Megaloeconomou, The History of Deinstitutionalisation Interventions in the SMHL. 4. Sur ces dernières questions, voir notamment Maria Mitrossili, Dimitri Ploumpidis et Stelios Stylianidis, Cahiers Pollen, n° 5 6, 1996.

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ment. Or, comme exposé plus haut, c’est devant le procureur qu’un rapport est lu tous les trois mois pour garantir au mieux les droits des patients. Nous retrouvons là, dans le cadre du traitement de l’urgence par les parquets, la même difficulté que celle observée en droit belge. La judiciarisation des procédures de placement, telle qu’elle est mise en œuvre dans les différents pays européens, pose donc encore de nombreux problèmes, et apporte peut-être plus de questions qu’elle ne fournit de réponses. Force est cependant de constater que, par ces questions, elle fait progresser la réflexion quant au nécessaire rapport, toujours renouvelé, entre la justice et la psychiatrie, entre droit et médecine. Un point mérite cependant d’être éclairé davantage. C’est naturellement dans la question de la sûreté, posée par la situation du malade mental délinquant ou criminel, que le juge se sent habituellement le plus à l’aise. Les différentes législations nationales lui donnent d’ailleurs l’occasion, sauf en France, d’exprimer sa capacité de jugement. Nous avons vu que c’est, en effet, en matière pénale que la judiciarisation du système de contrainte apparaît le plus nettement. La plupart des pays européens confient ainsi au juge pénal le soin de déterminer la mesure de sûreté qu’appelle la prise en charge des médico-légaux. Mais cette mesure s’accompagne de droits particuliers. Ainsi au Royaume-Uni, la personne placée pour observation de vingt-huit jours par le juge pénal dispose-t-elle du droit de refuser tout traitement, là où ce droit est réduit à soixante-douze heures pour tout autre patient, lorsque son admission a lieu en urgence. Ultérieurement maintenu durant vingt-huit jours pour observation, le patient ne pourra jouir que du droit de refuser certains traitements comme les électrochocs, la psychochirurgie et autres traitements lourds, mais il ne pourra s’opposer à aucun traitement neuroleptique involontaire, comme le peuvent, en revanche, le délinquant ou criminel interné, qui jouissent donc d’un droit de refus plus étendu dans le temps que n’importe quel autre patient psychiatrique. Le droit britannique module encore la mesure de sûreté en fonction de la période d’apparition de l’affection mentale, selon qu’elle survient lors de l’instruction, durant la phase de jugement, lors du jugement ou de son exécution. Entrer dans le détail de telles mesures nous entraînerait trop loin et n’aurait, à vrai dire, guère d’utilité pour notre propos. Rappelons cependant que certains Länder allemands, la Rhénanie-Westphalie par exemple, accordent aux médico-légaux placés par autorité de justice un droit absolu de refus de tout traitement. Le droit britannique n’est donc pas unique en ce domaine. En revanche, dans d’autres pays, le juge répressif se voit confier un pouvoir d’injonction thérapeutique à l’encontre de certains délinquants ou criminels, notamment en matière de lutte contre l’alcoolisme, la toxicomanie ou de crimes et délits sexuels, comme c’est précisément le cas en France 5. Mais le juge d’ins5. Le décret n° 71 690 du 19 août 1971 a ainsi donné pouvoir au juge d’instruction d’ordonner des cures de désintoxication en désignant l’établissement où la cure aura lieu, lorsqu’il s’agit de personnes mises en cause pour usage de stupéfiants.

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truction, comme le juge d’application des peines ne sont pas dépourvus de moyens pour provoquer également une hospitalisation forcée ou un traitement 6. Ces dispositions particulières du Code pénal et du Code de procédure pénale français ne sont en réalité appliquées, sauf rares exceptions, qu’en matière de lutte contre la toxicomanie et l’alcoolisme. En outre, aucune peine ferme n’est habituellement prononcée avec obligation de soins. Ce n’est qu’au stade de l’aménagement de la peine que le problème est évoqué (en particulier en cas d’expertise préalable à une libération conditionnelle). Aussi n’y a-t-il pour ainsi dire pas d’obligation de soin en milieu carcéral (à la différence des peines et mesures restrictives – mais non privatives – de liberté). Cette situation particulière a d’ailleurs pu faire dire à certains qu’à cet égard, un condamné est plus libre en prison qu’en liberté. Et l’on observe que la plupart des condamnés, qui ne s’estiment pas malades, ne se soignent pas s’ils n’y sont pas incités. Enfin, la prise en compte d’un traitement à l’initiative du condamné dans le calcul des réductions de peine n’est pas davantage une pratique courante, malgré les dispositions de l’article D 253 du Code de procédure pénale faisant porter « l’appréciation de l’opportunité de la réduction de peine, mais aussi de sa durée [...] sur le comportement général [...] manifesté par le détenu 7 ». Les médecins se refusent par ailleurs très souvent à lier les soins à la durée de la peine. Certains magistrats revendiquent cependant l’extension de ce pouvoir d’injonction thérapeutique avec ses implications inévitables, vis-à-vis du secret médical, dans les mesures d’accompagnement et de suivi. Ils revendiquent ainsi la substitution 6. L’article 138 du Code de procédure pénale, résultant de la loi n° 70 643 du 17 juillet 1970, prévoit, au titre du contrôle judiciaire de tout inculpé encourant une peine d’empri sonnement correctionnel ou une peine plus grave, la possibilité, pour le juge d’instruc tion, de soumettre l’intéressé « à des mesures d’examen, de traitement ou de soins, même sous le régime de l’hospitalisation, notamment aux fins de désintoxication » (art. 138 10°). La même possibilité s’ouvre à la juridiction de jugement, comme au juge d’application des peines, au titre de la mise à l’épreuve (art. 132 45, 3° du nouveau Code pénal), mesure qui ne peut être inférieure à dix huit mois et supérieure à trois ans (art. 132 42 du nouveau Code pénal), mais qui se trouve réduite à un an, en cas d’ajournement avec mise à l’épreuve (art. 132 63 du nouveau Code pénal). De nombreuses dispositions existent encore dans le Code de procédure pénale, qui donnent des pouvoirs particuliers en ce domaine au juge de l’application des peines, dont certaines ont pu être comparées aux mesures d’observation en milieu ouvert ou de placement provisoire que peut ordonner le juge des enfants ; mais faute de précision sur la prise en charge financière de telles mesures, ces magistrats y recourent assez peu (sur ces questions, voir notamment « Groupe de travail sur la clarification des relations professionnelles entre praticiens médicaux et judiciaires dans la mise en œuvre des sanctions pénales », Justice et thérapie dans les procédures postsentencielles, rapport du groupe de travail juges de l’application des peines/psychiatres, institué pour les cours d’appel de Paris et Versailles pour les années 1995 1996). De son côté, Michel Mouchard constate : « Le juge des enfants tire également la possibilité des articles 375 3 du Code civil et de l’ordonnance du 2 février 1945 en matière pénale de placer un mineur dans un hôpital psychiatrique selon que “sa santé, sa moralité ou les conditions de son éducation sont compromises” ou qu’il est poursuivi ou condamné dans le cadre d’une affaire pénale » (Réflexions sur la judiciarisation des procé dures d’hospitalisation sous contrainte, 12 p. multgr.). 7. Ibid., p. 73.

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« aux actuels secrets, médical et judiciaire, un secret partagé sous certaines conditions bien précises », et font remarquer qu’« il s’agit là d’un cadre d’action déjà connu par d’autres pays tels que le Canada et la Belgique 8 » pour répondre à l’exigence de vérité qui caractérise le système inquisitorial de la juridiction pénale des pays latins. En France, la question de l’injonction thérapeutique a par ailleurs connu de nouveaux développements à l’occasion de récentes affaires de pédophilie et de délinquance sexuelle. TRAITEMENT OU HOSPITALISATION INVOLONTAIRE

L’hospitalisation s’intègre en effet au traitement, qui ne saurait se réduire à l’hospitalisation. Dès lors, lorsque le juge pénal ordonne, à titre de mesure de sûreté, l’internement de certains médico-légaux, il paraît bien difficile de ne pas faire l’amalgame regrettable entre peine et traitement, au risque de pervertir l’un et l’autre. C’est pourtant ce chemin qu’a suivi la quasi-totalité des pays européens, exception faite de la France qui a conservé, pour les malades mentaux criminels ou délinquants, l’internement administratif, sans toutefois, on l’a vu, ôter tout pouvoir en ce domaine au juge répressif, y compris au juge d’instruction, comme au juge d’application des peines. Compte tenu cependant de la prégnance de l’internement administratif, les magistrats français se sont habituellement abstenus d’ordonner un placement psychiatrique, réservant en cela les pouvoirs de l’autorité préfectorale. D’ores et déjà, la judiciarisation de la contrainte en psychiatrie, par l’intermédiaire du juge pénal, apparaît singulièrement problématique. L’on a vu avec le cas particulier de l’Italie, qui a conservé non seulement le placement judiciaire des médico-légaux, malgré la loi 180 de 1978, mais encore les hôpitaux psychiatriques judiciaires, réservés à cet effet. Loin d’être un progrès, l’internement décidé par le juge pénal risque fort, au contraire, de participer à une vision obsolète du traitement et de la peine. Les quatre hôpitaux de force (Unités pour malades difficiles ou UMD) qui, en France, jouent un rôle similaire, et les dérives qui ont pu y être observées 9, révèlent le risque d’un tel amalgame entre peine et traitement. Lorsque, dans les années 1970-1980, la question de la judiciarisation fut débattue en France, la plupart des psychiatres dénoncèrent ce type d’amalgame, sans voir que le juge pénal n’est pas le seul juge capable de se prononcer 8. Ibid., p. 76. Voir également Godefroy du Mesnil du Buisson, « Entre le juge et le théra peute, quelle place pour le condamné transgresseur sexuel ? », Revue de science criminelle, n° 3, juill. sept. 1996, p. 635 643. 9. Voir notamment le Rapport au gouvernement de la République française relatif à la visite effec tuée par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) en France du 27 octobre au 8 novembre 1991 et Réponse du gouvernement de la République française, CPT/Inf (93) 2, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 19 janvier 1993, et notamment les pages 67 et s. concernant les conditions de vie, de traite ment et détention à l’UMD de Montfavet. Voir également M. C. d’Welles, Le Séquestré de Montfavet. L’affaire Baudoin, Monaco, Éd. du Rocher, 1998.

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en matière de liberté individuelle. Le juge civil est également compétent. C’est d’ailleurs bien pourquoi l’article L. 3211-12 du code de la santé français l’érige en juge de la demande de sortie et, par suite, de la nécessité du maintien en internement en cas de désaccord entre l’intéressé, voire son entourage d’une part, l’administration et les médecins d’autre part. Il nous semble ainsi nécessaire de dissocier radicalement la sanction pénale de la mesure d’hospitalisation. La judiciarisation des modalités d’internement gagnerait à voir le juge pénal désapproprié de tout pouvoir d’hospitalisation psychiatrique sous contrainte, afin d’établir clairement que l’hospitalisation psychiatrique ne saurait, en aucun cas, être un substitut à la peine éventuelle. Le juge pénal se doit de limiter son intervention à la détermination de la responsabilité pénale de l’auteur de l’acte, tout comme il détermine la peine et en fixe le régime. Lorsqu’une mesure de sûreté s’impose, distincte de la détention correctionnelle ou criminelle, elle doit échapper au juge pénal. C’est bien ce qu’opère le droit français en donnant pouvoir à la police administrative – en l’occurrence au préfet – d’arrêter la mesure de sûreté 10. Mais n’est-il pas possible de judiciariser cette mesure de sûreté en en confiant la charge au juge civil, déjà compétent dans tous les pays européens pour statuer, en cas de désaccord, et en l’absence de crimes ou de délits, sur la nécessité du maintien en internement ? Le juge pénal ne devrait-il pas se voir précisément interdit de prononcer toute détention en milieu hospitalier ? S’il juge que la détention correctionnelle ou criminelle est compatible avec l’état de santé du criminel ou du délinquant, et correspond habituellement à la sanction de l’acte commis, il ne devrait pouvoir ordonner la détention qu’en prison. En revanche, si la détention carcérale lui paraît incompatible avec l’état de santé de l’auteur de l’acte, il ne devrait pouvoir prononcer, le cas échéant, qu’une peine de substitution ou exonérer l’intéressé de toute sanction. Si, une fois la sanction prononcée, une mesure de sûreté s’impose qui ne peut être résolue que par une éventuelle détention de l’intéressé en milieu hospitalier, cette mesure ne devrait pouvoir être ordonnée que par le juge civil, gardien de la liberté des personnes, et à la demande expresse du médecin qui sera en charge des soins, lorsque s’opposent ainsi les droits de la société à ceux de l’individu. La dissociation radicale du traitement et de la sanction, comme de la sanction et de l’éventuelle mesure de sûreté, laisse cependant subsister un second problème non moins épineux. L’injonction thérapeutique, lorsqu’elle concerne le traitement psychiatrique est-elle pertinente, même lorsqu’elle n’est pas prononcée par le juge pénal, mais par le juge civil ou par l’Administration ? Cette question appelle une remarque préalable : selon nous, la modulation de l’atteinte à la liberté individuelle, à laquelle le juge devrait pouvoir recourir, ne saurait avoir lieu sans débat contradictoire et sans que le juge puisse s’entourer d’avis médicaux centrés non plus sur la question de savoir quel est le meilleur moyen pour assurer la sécurité publique eu égard à la pathologie du sujet, mais 10. C’est ce principe que tente de mettre en œuvre la proposition de loi n° 366 du groupe parlementaire communiste et apparentés de l’Assemblée nationale, octobre 1997.

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sur la mesure la plus appropriée à l’état de santé de l’intéressé, au regard des exigences de sûreté définies par le juge. La mesure de sûreté doit alors être pensée de façon à interférer le moins possible dans le traitement en cours ou à entreprendre, et à préserver au mieux les tiers et l’intéressé des conséquences néfastes de ses actes. L’objet de la mesure privative de liberté change, et par là même l’avis médical requis pour éclairer la décision du juge. Le médecin n’a plus à se prononcer sur l’existence ou non d’un quelconque danger, ni sur son imminence, mais sur la compatibilité de l’atteinte à la liberté individuelle envisagée par le juge, ou déjà mise en œuvre à titre provisoire, avec l’état de santé de la personne, et les possibilités de mise en œuvre, ou de poursuite, dans ce cadre, d’un traitement réellement curatif. Jacques de Person écrit fort pertinemment : « De même que l’on demande aux médecins de ne pas soustraire un patient à la justice, en se prétendant eux-mêmes juges, on demandera aux juges de ne pas se substituer au médecin. » Ce même auteur fait encore remarquer : « Si le juge ordonnait l’“hospitalisation sous contrainte”, celle-ci placerait le médecin en position d’exécutant de l’ordre du juge. Même si le juge obéissait à un expert médecin, elle placerait le médecin hospitalier traitant en exécutant du médecin expert. Or un médecin expert ne peut être un médecin thérapeute (traitant) [...]. On souhaiterait seulement alors que celui-là même qui propose des soins diligents soit en état de les prodiguer tel qu’il les conçoit [...]. Il appartient aux médecins de diriger les soins pour éviter qu’ils ne dirigent des sujets ni ne contrôlent l’ordre public – sans aucun moyen pour le faire d’ailleurs 11. » De son côté, Jacques Merker observe : « Les personnes qui se trouvent souvent dans la fâcheuse position de mal connaître le patient sont celles-là mêmes auxquelles la loi confère le pouvoir d’interner : le médecin délégué, l’autorité de tutelle, le médecin chef de secteur [...] Où est l’alliance dans un tel processus ? Le médecin tentera de faire appel au bon sens du patient, à ce qui subsiste chez celui-ci de la relation à la réalité, à la confiance dont lui, le médecin, a jusqu’ici été l’objet. Ce faisant, le médecin cherche à s’allier avec ce que nous avons coutume d’appeler le “moi sain” du patient. Selon la nature de la psychopathologie et le moment, dans l’évolution de celle-ci, où l’intervention a lieu, la tentative d’alliance peut réussir. Mais la bonne issue de l’intervention dépend peut-être surtout de la nature de l’alliance thérapeutique qui précédait l’état de crise 12. » Ainsi importe-t-il de préserver la marge de manœuvre du médecin traitant habituel, comme de celui susceptible de prendre le relais, en sa qualité de spécialiste. Cela suppose donc qu’en matière d’hospitalisation, le juge ne puisse qu’autoriser la mesure proposée par d’autres, notamment indiquée par le médecin qui aura à traiter la personne et, en tout cas, qu’il ne puisse l’autoriser sans s’être préalablement assuré de l’accord du praticien hospitalier. Le juge ne doit ainsi pouvoir ordonner que des mesures de sûreté 11. J. de Person, « Différences fondamentales entre la judiciarisation des hospitalisations sous contrainte et la “non déjudiciarisation des malades mentaux”, Cahiers Pollen, 1997. 12. J. Merker, « La responsabilité du corps médical », dans La législation sociopsychiatrique. Un bilan, M. Borghi (éd.), Institution du fédéralisme de l’université de Fribourg, fondation suisse Pro Mente Sana, Fribourg, 1992, p. 164 165.

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autres que l’hospitalisation proprement dite, laquelle ne saurait y être assimilée, pas plus que n’importe quel traitement médical. Il ne s’agit donc pas tant de judiciariser la mesure d’hospitalisation sous contrainte que de la rendre compatible avec les exigences de la justice, en permettant de faire en sorte que les actes du patient et leurs conséquences ne lui échappent pas, mais également que le patient conserve l’intégralité de ses droits de citoyen. Il doit ainsi toujours pouvoir accéder à la justice. En matière de traitement, la justice ne saurait intervenir que pour garantir les droits du malade, et ne jamais rien ordonner ni prescrire qui soit de l’ordre de la thérapie, domaine naturellement réservé au médecin. En ce sens, tout le système des injonctions thérapeutiques ordonnées par le juge pénal, présentées un peu partout en Europe comme un remède miracle face à la délinquance sexuelle, est à revoir. Ce principe de l’autorisation judiciaire, tirée de la législation espagnole, plus que de judiciarisation des modalités de placement, a donc, on le voit, d’importantes conséquences dans le traitement des médico-légaux. Certains médecins, beaucoup plus rares il est vrai, vont même jusqu’à soutenir qu’il est impossible d’aboutir, en psychiatrie, à un effet curatif en usant de la contrainte. Selon eux, le traitement sous contrainte pourrait certes agir au niveau symptomatique, mais il s’opposerait à la visée curative de tout traitement psychiatrique. Il est vrai qu’en psychiatrie, le traitement sous contrainte à visée curative risque fort de s’assimiler à la quadrature du cercle, à moins de nier la spécificité de la psychiatrie pour la réduire à la médecine somatique. Dès lors que la psychiatrie s’attache à traiter le psychisme de l’individu comme susceptible d’être atteint autrement que par la voie organique et également en dehors des simples mesures éducatives, la contrainte risque fort de s’opposer radicalement à toute mise en œuvre véritable de tout traitement de cette nature. La demande du patient pourrait bien être, ici, une nécessité technique incontournable du traitement. C’est du moins l’opinion de Jacques de Person : « Plus l’individu est considéré comme sujet, plus sa dimension psychique est reconnue et plus la demande du sujet est nécessaire pour les soins 13 », écrit-il notamment. « En médecine souvent, la question du psychisme peut être considérée comme périphérique dans les soins. En psychiatrie elle devient centrale. » Gérard Dubret, psychiatre des hôpitaux, expert près la Cour d’appel de Versailles et conseiller national du Syndicat des psychiatres d’exercice public, développe des considérations analogues lorsqu’il remarque que, pour les délinquants sexuels notamment, c’est durant l’incarcération que les soins doivent pouvoir s’instaurer. Non pas sous une forme autoritaire, mais sous une forme contractuelle. Il critique dans le même sens la loi du 1er février 1994 qui, « d’un côté, prône l’instauration de soins pour les délinquants sexuels et, de l’autre, prévoit des peines incompressibles qui, en supprimant toute dynamique, ne permettent pas que ces soins s’instaurent. Il en va de même avec l’actuel projet de loi, où tout apparaît figé dès l’annonce de la sentence par la juridiction de jugement, qui fixe à la fois la 13. Op. cit.

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durée d’incarcération et la durée du traitement après la prison. Dans de telles dispositions, on voit mal ce qui pourrait pousser le condamné à s’engager dans des soins durant son temps d’incarcération puisque tout est déterminé à l’avance 14 ». En Suisse, Claude Mieville 15 estime également qu’une psychiatrie contractuelle, où le malade est libre de venir et de s’en aller, est tout à fait possible, y compris en milieu hospitalier, mais il n’exclut cependant pas qu’en cas de situations aiguës, un service puisse être fermé à clé, en tout ou en partie, ainsi qu’une chambre, pour quelques heures et, éventuellement, pour quelques jours. Remarquons cependant que, pour le moment, la Suisse ne se distingue guère des autres pays européens puisque l’évaluation menée par Marco Borghi mentionne que près de 40 % des patients n’acceptant absolument pas la thérapie ont néanmoins été admis avec le statut de « volontaires ». Ce pourcentage est encore supérieur au Tessin (56,5 %) 16. Il souligne d’ailleurs que « le critère juridique “volontaire/non volontaire” apparaît réductif et fallacieux 17 », ce que l’on a également pu observer en France. Cette dimension particulière du traitement psychiatrique se trouve approchée dans les pays anglo-saxons qui consacrent, en bien des endroits de leurs législations, nous l’avons vu, un droit de refus des patients en matière de traitement, là où, dans les pays latins, et singulièrement en France, les médecins dissertent à longueur de temps sur la nature de leur consentement. S’agit-il d’un consentement libre et éclairé, ou bien d’un consentement feint, voire de l’absence de tout consentement véritable ? L’on chercherait ainsi en vain, dans la législation française, un quelconque rappel d’un droit de refus concédé au patient. La loi « Sécurité et Liberté » du 2 février 1981, qui avait instauré le débat contradictoire en matière de sortie judiciaire, avait toutefois consacré ce droit de refus pour les patients admis en hospitalisation libre, en dehors des CHS, c’est-à-dire des hôpitaux psychiatriques habilités à recevoir des patients en internement. Elle insérait à cet effet un article L. 353-2 au code de la santé, mais cet article fut abrogé avec la réforme du 27 juin 1990, de sorte que toute référence au droit de refus du patient est de nouveau occulté par la législation française. La littérature française sur le droit au refus des patients est en outre excessivement pauvre 18, en regard de l’abondante recherche 14. G. Dubret, « Peut on condamner les délinquants sexuels à se soigner ? », Le Monde du 1er mars 1997, p. 19. 15. Claude Mieville, « Des ghettos asilaires aux lieux d’asile ou d’une psychiatrie insti tutionnelle à une psychiatrie contractuelle », Les Cahiers médico sociaux, Genève, 1981, 25e année, n° 4, p. 249 258. 16. M. Borghi et L. Biaggini, « Évaluation de l’efficacité de la législation sur la privation de liberté à des fins d’assistance », Pro Mente Sana, 1991, p. 69. 17. Ibid., p. 85. 18. Voir à ce sujet, Pascale Beau et Claire Gékière, La notion de refus de traitement en psychia trie, en France, comparaison internationale, université d’Auvergne, Clermont Ferrand, 1996. Voir également Anne Fagot Largeault, « Un consentement qui requiert évaluation », Pratiques. Les Cahiers de la médecine utopique, mars 1997, n° 47, p. 16 17.

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menée sur le sujet dans les pays anglo-saxons 19. À s’en tenir à la notion de consentement libre et éclairé, il faudrait rappeler que cela suppose, en premier lieu, que la personne reçoive du médecin une information suffisante et adéquate, non seulement sur la nature du traitement envisagé, mais encore sur ses effets secondaires éventuels, sur les risques de complication ainsi que sur les traitements alternatifs existants. Or cette information demeure en psychiatrie, et en bien des pays, tout à fait rudimentaire, si ce n’est totalement nulle. Dans ces conditions, le principe même du traitement involontaire est singulièrement sujet à caution, la résistance de l’intéressé à sa mise en œuvre pouvant résulter d’un défaut d’information et, par suite, d’un manque de confiance, pour le moins légitime. En toute logique, et compte tenu du très faible niveau d’information des patients traités en psychiatrie, en France, il ne paraît pas impossible d’affirmer qu’en psychiatrie tout consentement éclairé est impossible, pratiquement aucun patient n’étant mis en mesure de se déterminer en connaissance de cause. Pourtant le consentement éclairé est traditionnellement affirmé non seulement comme un droit du patient, mais encore comme un instrument thérapeutique. L’information du patient est ici fondamentale, y compris au strict point de vue médical et thérapeutique. Dans le canton de Genève comme dans le canton de Vaud, une politique de transparence a été mise en œuvre, qui autorise tout patient à accéder aux pièces de son dossier médical. Certains constatent qu’un tel accès est par lui-même un instrument thérapeutique en ce qu’il permet d’approfondir le dialogue entre le médecin et son patient et facilite l’instauration d’un climat de confiance ou « d’alliance thérapeutique ». Pourquoi en irait-il différemment de l’autre côté des Alpes ? La question de l’accès direct au dossier médical a récemment opposé, en France, médecins et associations de patients, au point que le projet de loi promis par le Premier ministre Lionel Jospin pour le printemps 2000 a été repoussé de plus d’un an, le gouvernement hésitant encore sur le contenu exact du projet et envisageant d’« introduire une clause permettant au médecin de refuser l’accès direct au dossier, au motif qu’il l’estime susceptible de mettre en danger le patient ». Dominique Gillot, alors secrétaire d’État à la Santé et aux Handicapés, proposait de réserver cette clause à « certains patients psychiatriques 20 », ce qui va à l’encontre de l’effort de déségrégation du malade mental comme de la pratique médicale, développée ces dernières années dans différents pays européens. Sur six cent trente médecins libéraux et hospitaliers ayant répondu à un questionnaire publié par 19. On aura un aperçu de cette littérature anglo saxonne, en consultant la bibliographie de l’ouvrage de Marco Borghi (op. cit.). Voir aussi les auteurs français, M. G. Schweitzer, Volonté et droit de la santé, étude critique, thèse pour le doctorat en sciences juridiques et politiques, université de Paris VII, 20 décembre 1994, 740 p., et A. Morin, Le Refus de soins, thèse de médecine, Tours, 1975, 197 p., ou encore, J. Pouletty, Le Refus éclairé, concours médical, 4 juillet 1970, p. 5989 5990. 20. P. Benkimoun, « L’accès direct au dossier médical divise toujours médecins et malades », Le Monde du 4 avril 2000. Voir également les communications présentées lors du colloque, présidé à l’Assemblée nationale par Jean Jacques Denis, député de Meurthe et Moselle, sur « L’accès au dossier médical et les droits de la personne malade », Staut et associés, Saint Cloud, le 15 mars 2000.

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le Quotidien du médecin, 59,5 % 21, seulement, sont opposés à l’accès direct du patient à son dossier, redoutant une modification de la relation médecin/malade, une atteinte au secret et une majoration de l’anxiété du patient. Pour eux, le médecin de famille demeure l’intermédiaire obligé entre le dossier médical et le patient. L’expérience de certains cantons helvétiques révèle pourtant que la consultation de son dossier, loin d’être source de difficulté ou d’angoisse pour le patient psychiatrique, permet au contraire d’approfondir la relation de confiance et facilite ensuite le soin en dehors de toute contrainte. Il est d’ailleurs étonnant que l’administration centrale comme le corps médical français se désintéressent des expériences menées à l’étranger et entendent légiférer ou codifier les pratiques sans mener aucune recherche comparative sur la question. Ignorant ces pratiques innovantes, ou feignant de le faire, de nombreux psychiatres tendent à mettre en cause le nécessaire lien entre hospitalisation et traitement involontaire que réaffirment, particulièrement en France, certaines législations récentes, afin notamment de promouvoir l’idée du traitement involontaire ambulatoire en dehors, donc, de tout recours à l’hospitalisation. La loi du 27 juin 1990 ne légifère, en matière de contrainte, que dans le cadre de l’hospitalisation psychiatrique. Même lorsque le patient est astreint à un suivi ambulatoire, il ne peut l’être que dans le cadre de la sortie d’essai, laquelle le maintient sous le régime qui était le sien avant sa sortie de l’hôpital. Le patient demeure ainsi juridiquement interné, en hospitalisation à la demande d’un tiers ou en hospitalisation d’office, même s’il n’est contraint qu’à un suivi en dispensaire, et réside chez lui le reste du temps 22. Un nombre croissant de psychiatres voudraient dissocier la contrainte de soins de la mesure d’hospitalisation, afin d’éviter précisément de recourir à l’internement pour la mise en œuvre de soins contraints. G. Vidon 23 plaide en faveur de soins obligatoires ambulatoires qui permettraient, dans de nombreux cas, d’éviter l’hospitalisation et, par suite, la double contrainte pour le patient, non seulement de se soumettre à des traitements, mais encore à une hospitalisation involontaire alourdissant la prise en charge comme l’atteinte à la liberté individuelle. Selon ce même auteur, le soin 21. Le Quotidien du médecin, n° 6666, du 15 mars 2000, p. 45 48. Cette enquête n’a pas valeur de sondage, comme le souligne à juste titre le Dr Alain Marié qui en assure l’ana lyse pour ce quotidien. En effet, seuls les médecins les plus motivés par la réforme envisagée y ont répondu. Mais il est difficile d’en conclure à une sur représentation des médecins favorables à l’accès direct, ou inversement. L’on notera toutefois que l’on est aujourd’hui bien loin de la quasi unanimité d’antan du corps médical français, contre un tel accès direct. En revanche, la quasi totalité des associations de patients s’avère désor mais favorable à cet accès direct. 22. Par arrêt du 13 juillet 1967, le Conseil d’État avait ainsi posé que le malade « en sortie d’essai » reste juridiquement « interné » dans l’établissement qui peut être déclaré respon sable des dommages qu’il cause au cours de la période probatoire (département de la Moselle, Rec. p. 341 ; D. 1967, 675, note F. Moderne ; AJDA, 1968, II, n° 103, p. 419, note J. Moreau ; Gaz. Pal. 1968, 1, 228 ; RDP 1968.391, note M. Walline ; RTDSS 1968 108, obs. J. Imbert. Voir également, tribunal administratif de Pau, 18 mars 1964, Sempe, D. 1965, 312, note F. Moderne). 23 .Voir notamment G. Vidon, « Pour des soins obligatoires en ambulatoire », Nervure, juin 1995, VIII 5 : 1 4.

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obligatoire ambulatoire, qu’il désigne par le sigle SOA, poserait un problème éthique de même nature que l’HDT (hospitalisation à la demande d’un tiers). Ce n’est pas certain. L’HDT n’est en effet indiquée que : 1) Lorsque les troubles mentaux de la personne rendent impossible son consentement ; 2) Lorsque « son état impose des soins immédiats assortis d’une surveillance constante en milieu hospitalier ». Or, c’est précisément cette seconde exigence qui devient superflue en cas de soins obligatoires ambulatoires. Par définition, en effet, ces soins supposent que l’hospitalisation n’est pas nécessaire, cependant que l’HDT n’est possible que dans des cas où, à l’inverse, les traitements à entreprendre supposent une surveillance constante en milieu hospitalier, ce qui renvoie donc à des traitements relativement lourds, si ce n’est incisifs, comme à une notion d’état critique puisque la loi prévoit qu’un tel état impose la mise en œuvre immédiate de ces traitements. La référence à l’hospitalisation involontaire indique donc ici une situation d’exception, si ce n’est une situation critique pour l’intéressé. Il en va généralement ainsi dans la plupart des législations européennes qui légifèrent sur la contrainte de soins avec ou sans hospitalisation. La législation britannique renvoie, on l’a vu, à la notion d’« urgente nécessité ». Le TSO italien se réfère, lui, à la nécessité d’interventions thérapeutiques d’urgence comme au refus du patient et aux circonstances particulières de l’espèce ne permettant pas de prendre à temps des mesures sanitaires extrahospitalières opportunes et appropriées. Le caractère d’exception de ce type de mesures se trouve ainsi associé à la notion d’hospitalisation involontaire, cependant que ce caractère disparaît en cas de soins obligatoires ambulatoires, au profit de la seule idée de l’action bienfaisante pour le patient du traitement sous contrainte. Agir pour le bien d’autrui autoriserait donc à le contraindre. Nous retrouvons là l’opposition habituellement signalée entre pays latins, qui mettent au premier plan la préservation de la santé et l’action bienfaisante de l’État, et pays anglo-saxons, qui supportent au contraire la notion d’indépendance et d’autodétermination des personnes qu’accompagne une certaine défiance vis-àvis du Prince, donc de l’État, en cohérence avec toute politique libérale. Il est temps de faire ici d’autres remarques. Suzanne Rameix souligne cette opposition entre la culture anglo-saxonne et les pays latins lorsqu’elle aborde la question de l’éthique du consentement en médecine 24. Elle rappelle notamment que dans les pays de culture latine, l’on insiste sur l’obligation d’assistance en se fondant sur l’incrimination de « non-assistance à personne en péril » et sur la notion de consentement éclairé du patient, là où les pays anglo-saxons tendent à consacrer, sous certaines conditions, un droit de refus de certains traitements, en s’appuyant d’une part sur l’idée de la propriété individuelle inaliénable de son propre corps par la personne (Locke, Hobbes), en renvoyant d’autre part vers l’incrimination de « coups et blessures », tout irrespect du refus légitime des personnes de se faire traiter contre leur gré. Au centre de ce dispositif se trouve 24. S. Rameix, « Du paternalisme des soignants à l’autonomie des patients », dans Justice et psychiatrie : normes, responsabilité, éthique, sous la direction de C. Louzoun et D. Salas, Toulouse, Érès, 1998 ; et « Refus de traitement et autonomie des personnes », Pratiques. Les Cahiers de la médecine utopique, mars 1997, n° 47, p. 12 15.

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la notion d’autonomie négociée, tirant vers l’antibureaucratisme et l’antiétatisme. Là où la culture latine fait de l’État le dépositaire du bien public, la culture anglo-saxonne consacre le droit de chacun à déterminer son propre bien. Là où la philosophie des Lumières continentale débouche sur la République une et indivisible, là où elle investit l’État du devoir d’assistance aux pauvres et aux invalides en restreignant l’intervention de la charité privée, la culture anglosaxonne oppose le pluralisme ethnique et politique et une logique du moindre État, suscitant la création de fondations privées de toute nature. Là où la Révolution française mit grand soin à n’interposer aucun tiers entre le citoyen et l’État (loi Le Chapelier), la culture anglo-saxonne multiplie les instances de médiation et les intermédiaires, dont la dernière création, pour le domaine qui nous occupe, consiste à promouvoir le mouvement dit de l’advocacy. À l’universalisme républicain, s’oppose ainsi le communautarisme anglo-saxon. Comment ne pas voir ici la filiation, en partie rappelée par Suzanne Rameix, entre l’esclavagisme, d’ailleurs dénoncée par certains patients dans le cadre de l’ergothérapie 25, et le rapport de dépendance personnel que consacre le droit romain, lequel sous-tend le paternalisme, toujours présent, en particulier dans les hôpitaux psychiatriques français, comme dans le rapport du médecin à son patient. Une même filiation existe entre la prééminence de l’État et du Prince sur ses sujets, et ce rapport singulier et sans intermédiaire entre le citoyen et l’État, fondé par la Révolution française sur la morale de la bienfaisance, qui place l’assisté en position de mineur au point, parfois, de l’infantiliser. Tout comme le père délivre ses bienfaits à son enfant, l’État dispense son action bienfaisante au citoyen assisté. Cette logique débouche d’ailleurs, au siècle des Lumières, sur l’idée que les citoyens appartiennent à l’État qui est seul souverain (Rousseau), lequel peut, par principe, user des corps des défunts à fins de greffes d’organes. Comment ne pas voir encore, singulièrement en France, que l’État se construit sur l’accaparement, par le Prince, du pouvoir de contrainte et de sanction, au point que la justice pénale, ici inquisitoriale, se fonde sur l’exclusion de la victime du procès qui la concerne. Comme le rappelle Sbriccolli 26, il n’y a historiquement de procès pénal qu’à partir du moment où l’action est menée au nom du souverain et non au nom de la victime directe, car la matrice du droit pénal est le crime de lèse-majesté ; si bien que la réparation du tort causé à la victime passe toujours au second rang, derrière la punition de l’atteinte à la souveraineté. Les membres du Groupe Information Asiles qui ont tenté de porter la question de leur internement devant la justice pénale ont fait l’amère expérience de leur paralysie ; car, en France, si la partie civile peut mettre en mouvement l’action publique, elle ne dispose en revanche d’aucun moyen de contrôle et d’orientation de cette action. Cela remonte aux... Carolingiens !... Remarquons en outre que le principe inquisitorial, qui prévaut encore en France et qui 25. Voir notamment requête n° 97535/6, jugement du tribunal administratif de Versailles du 26 février 2001, A. Bitton c/CHS de Perray Vaucluse, actuellement instruite par la Cour administrative d’appel de Paris ; et arrêt du 28 juin 2001 de la Cour administrative d’appel de Douai, n° 99 DA 00773, Omer Vermeersch contre CHS de Lommelet. 26. M. Sbriccolli, Crimen Laesae Majestatis, Milan, Giuffre, 1974.

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conduit à faire jouer un rôle central au juge d’instruction dans la procédure pénale, conduit à la recherche de la vérité, cependant que le principe accusatoire, qui prévaut dans les pays anglo-saxons, ne débouche pas sur cette recherche effrénée de la vérité, laquelle conduit fatalement à faire jouer au psychiatreexpert un rôle central dans le genre de procédure qui nous occupe, y compris lorsque la question posée est celle de l’hospitalisation psychiatrique. Dans les pays anglo-saxons, la transaction et le compromis entre deux parties sont davantage recherchés que la vérité sur les faits et le préjudice véritable de la victime. En France, la recherche de la vérité qui, en réalité, n’est souvent que la vérité institutionnelle passée par le filtre de l’expertise, prime sur tout le reste, au point que la question de la négociation concernant le traitement passe au second plan, lorsqu’elle n’est pas totalement occultée, y compris par le juge civil. Au lieu d’opposer le singulier à l’universel, le particulier et le général, le malade et le médecin, dans une dualité de relation excluant tout tiers, cette culture de la négociation pose la communauté entre le citoyen et l’État. Elle instaure des commissions de contrôle et des tribunaux de révision entre le malade mental et le psychiatre. Elle intègre la participation des patients dans la gestion et l’évaluation des services. Là, les patients deviennent des tiers au sein de la relation opposant Administration et professionnels de santé. Elle s’inquiète ainsi, toujours, des pouvoirs du souverain. Lorsqu’en France, on parle d’usagers en santé mentale, l’on ne saurait oublier que les pouvoirs de contrainte de l’État sont bien plus considérables chez nous que dans les pays anglo-saxons et ont un poids historique qui ne permet pas de faire l’économie d’une réflexion approfondie sur le caractère captif de l’usager du service public 27. Si l’on veut réduire cette captivité personnelle du sujet et permettre à l’intéressé d’accéder véritablement au rang d’usager, si ce n’est à celui de citoyen, il convient alors de lui assurer certains choix 28. Lorsque le délinquant n’a que l’alternative de subir la sanction ou de fuir l’institution pénale, il ne peut guère se reconnaître comme usager de cette justice, ni même comme sujet, au sens psychiatrique du terme. En revanche, lorsque le démentcriminel revendique une part de responsabilité et refuse l’irresponsabilité pénale de l’ancien article 64, voire l’impunité du nouvel article 122-1 du Code pénal français, cependant qu’on lui refuse son procès, on l’empêche d’accéder ainsi à cette position d’usager de la justice, qui lui permettrait pourtant d’intégrer la peine non seulement comme sanction, mais encore comme mesure éducative et qui lui permettrait surtout de revendiquer un droit de réinsertion et de réadaptation sociale 29 et de se structurer en tant que sujet de son propre devenir. Quand 27. Voir notamment, Ph. Bernardet, « Mais où sont donc passés les usagers de la contrainte ?... », lettre de l’Union syndicale de la psychiatrie, supplément n° 1 à Pratiques, La lettre du Syndicat de la médecine générale, n° 43, juin 1996, p. 5 6. 28. Sur la notion d’usager, voir M. Jaeger, « Le “droit des usagers” dans le secteur médico social : une notion qui échappe aux évidences », Cahiers Pollen n° 4, 1994, p. 26 28. 29. Voir à ce sujet la décision A. B. contre France de la Commission européenne des droits de l’homme du 19 mai 1995 et le livre posthume de Louis Althusser, L’Avenir dure longtemps, Paris, Stock/IMEC, 1992 ; ainsi que Serge Ferraton, Ferraton, le fou, l’assassin, Paris, Solin, 1978.

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on place un malade ou supposé tel devant l’alternative de l’internement ou du traitement obligatoire à domicile, on ne lui permet pas d’accéder à la position d’usager et de sujet. Non parce que la notion d’usager serait radicalement incompatible avec toute contrainte, mais parce qu’elle suppose, malgré tout, un certain degré de liberté et de choix entre services ou produits de même nature. Si l’on se place dans le droit de l’internement, il convient d’observer que l’intéressé ne peut accéder à la qualité d’usager que s’il lui est permis de choisir entre plusieurs établissements, et, ainsi, de négocier la contrainte, par établissement et équipes soignantes interposés, support d’une nouvelle alliance éventuelle. Si l’on se place dans le droit de l’obligation de soins, il faut alors remarquer qu’il ne peut accéder à la dimension d’usager que s’il lui est permis de choisir son thérapeute et de négocier ainsi la contrainte qui pèse sur lui. L’établissement ou le thérapeute jouent alors le rôle non pas de médiateur, mais de simple tiers ayant un certain poids – qui n’est pas celui de la neutralité, de l’arbitre ou du simple symbole, mais celui de l’acteur spécifique – de tiers entre l’intéressé et certaines exigences de la société, comme celle qui résulte, par exemple, de l’obligation d’assistance à personne en péril. Lorsque la décision contraignante relève d’une mesure de sûreté, il importe que l’équipe médicale n’y soit pas mêlée et que le droit, pour l’intéressé, de choisir celle-ci, soit garanti afin précisément qu’elle puisse intervenir en tant que tiers. En effet, si l’établissement ou le thérapeute sont imposés au sujet par le décideur de la contrainte, ils ne sont plus que de simples exécutants du premier, et l’intéressé ne dispose plus alors d’aucune marge de manœuvre et de négociation avec le décideur. Il n’est plus sujet de droit, mais simple objet de soins. Il devient entièrement captif de la décision prise et ne peut en aucun cas accéder à la condition d’usager. Il demeure passif, c’est-à-dire simple patient. L’Administration pourra toujours tenter de le proclamer usager, il ne parviendra jamais à se vivre réellement tel : il ne pourra qu’être la victime et l’objet de la contrainte, et ne pourra que s’en plaindre. Par ailleurs, dans la conception latine, surtout française et italienne, la contrainte de soin se justifie comme simple modalité d’accès aux soins et à la santé, mais à l’évidence, le soin obligatoire ambulatoire correspond à une banalisation de la contrainte. Or, il n’est pas certain qu’une telle contrainte puisse, du seul point de vue médical, être un véritable accès à des soins réellement curatifs. Elle risque fort, au contraire, d’être un réel obstacle à des soins appropriés. Le traitement involontaire, comme alternative à l’hospitalisation involontaire, donc à l’internement, pourrait bien être une impasse plutôt qu’une voie royale d’accès aux soins psychiatriques. Qui n’a d’ailleurs l’exemple, sous ses yeux ou tiré de son expérience, de tel patient dont la cure semble avoir été radicalement compromise parce que l’approche du soin psychiatrique a précisément été inaugurée sous la contrainte et, par suite, en raison de la violence dont le patient garde une trace indélébile, laquelle empêche que s’instaure quelque rapport de confiance entre l’intéressé et quelque psychiatre que ce soit. Le Groupe Information Asiles, plus qu’aucune autre organisation, exprime plus particulièrement cet aspect pervers de la contrainte, qui conduit nombre de patients à refuser toute prise en charge psychiatrique.

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S’il convient de dissocier l’hospitalisation sous contrainte de la contrainte de soin afin d’éviter que l’hospitalisation soit le seul moyen de cette contrainte, il ne faut pas en déduire que seule l’instauration de soins ambulatoires obligatoires permettra d’opérer cette rupture entre l’hospitalisation et la contrainte de soin. Non seulement, en effet, ces soins ambulatoires obligatoires ne peuvent être concrètement mis en œuvre sans la menace de l’internement, mais ils comportent encore de très grands risques d’extension de la contrainte, en dehors de l’hôpital et des cas d’impérative nécessité, du seul fait qu’un tiers (médecin) jugerait, à la place du patient, ce qui est bon pour lui, réduisant plus encore sa marge d’autonomie, déjà souvent fortement entamée par la maladie. Pour opérer la nécessaire distinction entre l’hospitalisation et le soin, comme entre la mesure de sûreté et le traitement, il faut, au contraire, réserver au patient hospitalisé un droit de refuser certains traitements, sinon tous. Si l’hospitalisation sous contrainte est elle-même un soin, comme le réaffirment aujourd’hui certains psychiatres, ce soin particulier peut alors, dans certains cas, suffire pour améliorer l’état de santé de l’intéressé, sans qu’il soit besoin de recourir en plus à la panoplie neuroleptique, en dehors de tout consentement du patient à une telle thérapie médicamenteuse, ou alors l’affirmation selon laquelle l’hospitalisation est elle-même un soin n’a pas grand sens et n’est qu’un effet rhétorique pour occulter toute dimension de sûreté à une telle mesure. Non seulement il convient de dissocier l’hospitalisation des autres soins psychiatriques possibles, en aménageant un droit de refus dans le cours même de l’hospitalisation, mais il convient également de poser que la contrainte de soin ne peut être fondée sur une simple méthode diagnostique. En effet, il n’y a pas de lien direct entre les différents types de pathologie repérés par la nosographie psychiatrique avec la capacité du sujet à décider d’un soin en fonction de choix de vie qui lui sont personnels. Il y a déjà longtemps que la médecine a démontré que de nombreux schizophrènes, ou considérés tels, sont capables de décider de leurs soins30. C. Jonas le rappelle : « C’est l’opinion subjective du patient lui-même, son empathie, qui permettent de savoir s’il est capable ou non de décider seul de ses soins et non le diagnostic de la pathologie dont il souffre 31. » Ainsi, pour déterminer la capacité à consentir aux soins, est-il préférable de s’appuyer sur « des critères dont la rigueur augmente en fonction de la gravité de la décision à prendre (conscience de la situation, compréhension des risques, implications globales du traitement) 32 », comme le propose J. Drane 33. On aurait toutefois tort de conclure de ce qui précède que la question du traitement obligatoire ambulatoire ne se pose pas dans les pays anglo-saxons. Depuis 1987, en effet, un débat s’est instauré au Royaume-Uni à propos de la 30. Voir les études américaines menées sur le sujet par R. Copelan Weinstock, A. Bagueri, Competence to Give Informed Consent for Medical Procedures, 12° Bulletin of Am. Acad. of Psychiatry and Law, 1984, p. 117. 31. C. Jonas, « Le consentement des malades mentaux à leurs soins », Nervure, n° spécial, 1990, 3 (1), p. 57. 32. Ibid. 33. J. Drane, Competency to Give Informed Consent, Jama, 1984, 252, p. 925.

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création d’une mesure de « traitement obligatoire dans la communauté » (Community Treatment Order ou CTO) ; mais se pose alors la question de la nature du traitement pouvant être imposé, ce qui au Royaume-Uni débouche sur de très nombreux problèmes en raison de la complexité de la législation en matière de traitement en milieu hospitalier et de définition juridique des divers états pathologiques autorisant la mise en œuvre de la contrainte intra-muros. En outre, Huw Richards 34 et L. Scott-Moncriff 35 remarquent qu’une telle mesure ne fonctionnerait que si le malade y consentait, car son refus provoquerait en réalité son internement. Le traitement obligatoire extra-muros ne se conçoit en effet que sous la menace de l’internement qui dissuade de ne pas poursuivre un traitement. Mais plus fondamentalement encore, ils observent que la situation d’une personne hospitalisée est différente de celle d’une personne qui ne l’est pas. La plupart des patients comprennent généralement assez vite que la meilleure façon de sortir de l’hôpital est de coopérer avec l’équipe soignante. De même réaliseront-ils que s’ils coopèrent le traitement obligatoire ambulatoire n’aura aucune raison de cesser. La contrainte en milieu extra-hospitalier risque donc de poser de redoutables problèmes et d’être un obstacle encore plus considérable à la cure psychiatrique. Les risques de dérapage sont en outre très importants. G. Vidon signale qu’en Italie, le TSO se traduit parfois, dans certaines régions, par le versement des pensions aux personnes nécessiteuses, mentalement perturbées, conditionné à l’injection préalable de neuroleptiques à effet retard. Ces pratiques détestables ne risquent-elles pas de proliférer avec la banalisation de la contrainte et de son extension aux situations où aucun danger n’existe, notamment pour la santé et la vie de l’intéressé ? À l’inverse de l’obligation de soins, des associations de patients et quelques juristes tentent de promouvoir, notamment en Suisse, l’idée du « testament psychiatrique 36 » par lequel un patient déclare, alors qu’il jouit de sa pleine capacité de discernement, attestée par un médecin, voire par un avocat, quels traitements il accepte ou refuse, dès lors qu’il viendrait à être considéré comme incapable de discernement ou à être interné comme aliéné. Par cet acte, il peut également désigner ses représentants légaux, qui devront être immédiatement avertis, les médecins étant déliés du secret médical à leur égard37. Cette disposition serait impraticable en France, puisque, en droit français, nul ne peut délier le médecin des secrets qu’il détient, pas même le malade. Le médecin français 34. Huw Richards, « Compulsory measures of care in the community : the case for Guardianship », communication au séminaire du Comité européen : droit, éthique et psychiatrie, 31 mars 1990, Londres. 35. Lucy Scott Moncrieff, « Comments on the discussion document of the Royal College of psychiatrists regarding community treatment orders », Bulletin of the Royal College of Psychiatrists, juin 1988, 12, p. 220 223. 36. L’idée du « Testament psychiatrique » a été promue, en 1982, par le Dr Thomas Szasz aux États Unis. Thomas S. Szasz, « The psychiatric will. A new mechanism for protecting personns against “ psychosis ” and psychiatry », American Psychologist, juillet 1982, 37 (7), p. 762 770. 37. Voir notamment Adrienne Szokoloczy Grobet, « Tout sur le testament psychiatrique », Le Courrier de Genève, 23 mai 1995, p. 4.

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demeure seul juge de l’opportunité de révéler, avec l’accord ou à la demande de son patient, les secrets en sa possession, quand bien même ces secrets auraient été confiés à ce médecin par l’intéressé. Nous verrons plus loin qu’à Genève, les bases du « testament psychiatrique » ont en partie été validées par la juridiction administrative compétente. En Europe, des modèles de testament psychiatrique ont vu le jour dans plusieurs pays, notamment en Allemagne 38, en Autriche et en Italie. À Genève, l’association APRES/Les Sans-Voix a élaboré avec maître Poggia, avocat spécialisé dans les droits des patients, un testament psychiatrique qui s’inscrit dans le cadre des dispositions légales genevoises. Mais, là encore, il faut souligner que le « testament psychiatrique » renvoie davantage à la logique anglo-saxonne, visant l’autonomie ou l’indépendance négociée, logique qui insiste donc sur la possibilité de négocier sa relation médicale. Dans ce modèle, la question de l’identité tient une grande place, d’une identité qui renvoie au même et qui est pour tout dire anhistorique. La logique du « testament psychiatrique » est celle de la négation du changement, ou de la négociation du changement, en ce sens que le but est de revenir au même, à l’état précédant la crise qui a suspendu la capacité de la personne ; de sorte que la crise n’est pas elle-même vécue comme structurant fondamentalement la personne, ni comme un maillon fondamental de son histoire et un moment unique, mais comme une sorte de parenthèses qui doit changer le moins possible le moment antérieur. Comme le souligne Suzanne Rameix, la conception latine est naturellement tout autre puisqu’elle met l’accent sur l’historicité, au point qu’il faille laisser à l’intéressé le temps de reconstruire autrement l’histoire personnelle, y compris dans et par la crise. L’important est alors de laisser le temps à un patient de se redéfinir soi-même, alors précisément qu’il n’est plus le même. De ce fait, le « testament psychiatrique » est inacceptable pour de nombreux psychiatres des pays latins. Il a pourtant l’avantage de régler en partie, du moins sur le terrain juridique, la question de la compétence de la personne dans l’abord de la délicate question de l’aptitude à consentir (en anglais : competence). Mais est-il possible de prodiguer des soins avec discernement lorsque l’on se trouve lié par un « testament » qui fige le rapport de l’intéressé à son traitement, précisément 38. « L’Irrenoffensive de Berlin, qui est un groupe de patients et d’ex patients extrêmement actifs, a fait un gros effort pour faire connaître et mettre en application le testament psychiatrique en publiant un modèle de testament à établir en présence d’un témoin et en recommandant d’en envoyer des exemplaires aux médecins et établissements psychia triques susceptibles d’entrer en ligne de compte, et de le déposer auprès d’un avocat en le chargeant d’intervenir en cas de non respect du testament par le corps médical » (Rolf Himmelberger, Une critique de la contrainte en psychiatrie, conférence prononcée le 19 octobre 1991 à Genève dans le cadre du symposium Médecine et contrainte Pédiatrie, psychiatrie, gériatrie, Société suisse d’éthique biomédicale, Genève, Folio Bioéthico, 1992, p. 18) ; voir également, Thomas S. Szasz, Das Psychiatrische Testament, mit einer Gebrauchsanweizung von Rechtsanwalt Hubertus Rolshoven, Peter Lehmann Antipscyhiatrieverlag, Berlin, 1987 ; et, Hubertus Rolshoven et Peter Rudel, Das formelle Psychiatriche Testament : Gebrauchsanweizung und Mustertext, communication aux Journées d’études européennes du Comité européen : droit, éthique et psychiatrie, Madrid, 7 9 octobre 1994.

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durant la période où l’effort de négociation est déterminant pour la définition d’une alliance réelle et d’un rapport thérapeutique entre le patient et son médecin ? Une telle disposition ne risque-t-elle pas d’empêcher le patient de « progresser », de se transformer, de modifier son rapport aux traitements, aux autres et à la société, bref de s’opposer à la cure véritable, comme de dissuader le médecin de s’efforcer d’informer le patient sur les tenants et aboutissants des traitements par principe exclus par le « testament » et conduire par suite à une sorte d’abandon ? Une troisième et dernière difficulté survient alors dans l’abord du traitement et de l’hospitalisation involontaire. Si le traitement commence, comme nous l’avons précédemment affirmé, à l’hospitalisation, l’hospitalisation sous contrainte, fût-elle ordonnée par le juge civil, n’en constituerait pas moins une injonction thérapeutique risquant de corrompre à tout jamais le traitement psychiatrique ultérieur. Faut-il pour autant conclure à l’impossibilité de toute contrainte à l’égard du malade mental et ainsi se résoudre à laisser libre cours à la folie ? Pour donner quelques éléments de réponse à une aussi délicate question, il convient de revenir sur la notion de danger et de dangerosité du malade mental. URGENCE ET DANGEROSITÉ

Distinguons d’abord trois notions : « danger », « dangereux » et enfin « dangerosité ». Il n’est pas inutile de rappeler ici l’étymologie du terme « danger ». « Danger » vient du latin dominarium, lequel renvoie à dominus, maître. L’idée sous-jacente est donc que la domination, la puissance et le pouvoir sont la source du danger, d’où l’idée d’être à la merci de quelqu’un ou hors de son pouvoir, de ses atteintes. Le dangier (XIIe siècle) désigne encore le péril couru par suite d’une domination arbitraire quelconque, mais il renvoie également à toutes sortes de périls ou de risques. Le danger est ainsi étroitement associé, du moins dans les pays latins, à la situation de celui qui se trouve sous l’emprise d’une puissance qui lui est étrangère. L’adjectif « dangereux » ouvre dès lors sur une polysémie. Du point de vue d’ego, un individu – et pas forcément celui qui le domine – peut être dangereux. Il peut en outre être dangereux pour la personne de se placer dans une situation déterminée, où elle sera sous une domination arbitraire, de sorte que sa propre velléité à s’y trouver peut représenter pour elle un danger. L’individu peut devenir dangereux pour lui-même s’il ne parvient pas à réfréner une telle tendance. Du point de vue temporel, l’adjectif « dangereux » ouvre encore sur la polysémie. En effet, la nature même du danger peut être actuelle comme elle peut n’être que potentielle, de sorte que le danger peut être présent ou à venir. Lorsqu’on dit qu’une personne est dangereuse ou qu’une situation est dangereuse pour soi ou pour tel autre, cela signifie que le danger est actuel ou qu’il a toute chance de survenir dans un avenir proche ou plus ou moins lointain, selon les circonstances du moment. Tout dépend précisément du contexte, donc des circonstances, lesquelles permettent seules d’évaluer la réalité du danger à un

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instant donné. C’est d’ailleurs pourquoi, en droit administratif français, l’énoncé des circonstances de fait, par les arrêtés préfectoraux de placement ou d’hospitalisation d’office, revêt une importance primordiale pour la sauvegarde des libertés, et a été l’objet d’une lutte singulière du Groupe Information Asiles devant les juridictions administratives pour obtenir que ces circonstances figurent, précisément et expressément, dans le corps même des arrêtés. Le concept de « dangerosité » renvoie, en revanche, à la qualité de ce qui est dangereux, et donc, à la source du danger. Aussi, quand on parle de « dangerosité du malade mental », rabat-on sur lui et sur sa pathologie la source du danger, tout comme au Moyen Âge ou dans les temps plus anciens on l’aurait rabattu sur le détenteur d’un pouvoir ou d’une puissance jugés arbitraires. En outre, la notion de dangerosité contient un élément prédictif. Le danger est ainsi contenu potentiellement dans l’individu ou la situation qui en est la source, même lorsque le danger ne se manifeste pas de façon actuelle 39. Un certain nombre d’acteurs de la santé mentale font cependant remarquer que la dangerosité du malade mental n’existe pas, ou bien encore que les malades mentaux ne sont pas plus dangereux que quiconque. Ils auraient même tendance à être moins dangereux que le commun des mortels. Ils ne commettent pas de violences plus graves, ni d’actes délictueux plus fréquents que les personnes jugées saines d’esprit 40. D’autres ont encore pu soutenir qu’il n’y a pas de malades mentaux dangereux, mais seulement des situations dangereuses, mettant en péril l’intéressé ou provoquant chez lui des réactions inappropriées. Il est fort probable qu’il en soit ainsi, bien que la comparaison paraisse assez illusoire. Combien y a-t-il, en effet, dans les pays développés, de supposés fous laissés sans traitement et déambulant dans la nature ou la rue ? Et combien de personnes commettent des crimes ou des délits parce que certains traitements ont levé leurs inhibitions ? Faute de pouvoir répondre à ces questions, l’on voit mal comment on pourrait répondre catégoriquement à la première d’entre elles. Il est en tout cas pour le moins douteux que cette sorte de danger puisse réellement être prédit de façon objective. La notion de « dangerosité du malade mental » pourrait bien être, malgré l’avis des experts qui ne cessent de se prononcer en ce domaine, une notion purement et simplement vide. Force est cependant de remarquer que l’acte dangereux de certains malades mentaux, 39. Huw Richards a analysé les diverses définitions du « danger », de l’« état dangereux » et de la « dangerosité », dans la littérature psychiatrique européenne (« À propos d’un concept qu’on ne trouve pas dans la législation écossaise : la “dangerosité” dans la déten tion civile et ses modes d’appel », communication aux IIes Journées de l’association Accueils, Paris, 29 30 septembre 1989 ; voir également Michel Foucault, « L’évolution de la notion d’“individu dangereux” dans la psychiatrie légale », Déviance et société, Genève, 1981 ; 5 (4), p. 416 422). 40. Voir notamment Boker W. et Hafner H., Gewalten Geistesgestörter eine Psychiatrihepidemiologisches Untersuchung, 1973 ; Montandon C. et Harding T., « The relia libility dangerousness assessments. A decision making exercise », Brit J. Psychiatr., 1984, 144, p. 149 155 ; Pouget R. et Costeja J. M., « eLa Dangerosité », Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, LXXXVI session, Bordeaux, 15 19 juin 1987, Paris, Masson, 1988.

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débouchant sur un délit ou un crime prévus et réprimés par la loi, n’est pas de même nature que l’acte d’un criminel ou d’un délinquant que réprime le droit pénal. La rationalité de l’intentionnalité, voire l’intentionnalité elle-même, peut parfois manquer au premier, cependant qu’elle se retrouve toujours chez le second, ou du moins peut-elle être repérée comme telle par l’entourage social, faute de quoi toute sanction de l’auteur de l’acte devient impossible. À vrai dire, il s’agit souvent, ici, de nuances. Et il se pourrait bien que la conception classique exclue l’intentionnalité de l’acte et sa rationalité chez le malade mental par simple commodité, à l’issue d’un réductionnisme illégitime. Il est en effet aisé de juger quelqu’un responsable d’un crime ou d’un délit lorsqu’on a pu établir clairement l’intention délictueuse, donc la conscience de transgresser la norme sociale, et lorsqu’un mobile a pu être clairement identifié ; ce qui permet de rapporter l’acte à un intérêt personnel, comme à un profit espéré, tant sur le plan matériel qu’affectif. Or, ce qui effraie la pensée commune est l’acte survenant sans raison apparente et qui, de ce fait, désigne habituellement la folie ; acte d’autant plus redouté qu’il est, par nature, imprévisible. En effet, comment pourrait-on prévoir ce qui échappe à la raison ? Ainsi, un individu plus ou moins perturbé mentalement agressera-t-il « sans raison » une personne dans le métro, qui ne lui a pourtant rien fait et qu’il ne connaît même pas. La psychologie clinique révèle toutefois que cette absence de raison n’est souvent qu’une fiction, de même que l’absence de conscience de transgresser un interdit. Habituellement, la victime n’est précisément pas prise au hasard. Elle n’est pas non plus totalement inconnue de l’agresseur. Elle est en vérité souvent le support d’une cristallisation – une représentation, si ce n’est même, pour l’intéressé, une incarnation – et en tout cas le support d’une projection de ce qui peut être honni ou conçu comme un obstacle à surmonter, à franchir ou à détruire. Et si la raison de l’intéressé n’est pas aisément accessible à l’observateur extérieur, non plus d’ailleurs qu’à la victime, voire à l’intéressé lui-même, c’est néanmoins souvent par abus que l’on conclut à la démence. Les rapports d’expertise mentale sont d’ailleurs à ce sujet extrêmement pauvres dans l’éclaircissement du lien pouvant exister entre la rationalité propre à l’auteur de l’acte et le choix de sa victime. Il est vrai que l’objet du rapport d’expertise n’est pas tant de révéler cette raison que d’exclure ce type de rationalité du champ de la raison, et de poser la démence de la personne comme excuse absolutoire. Il n’en demeure pas moins que la prise en considération de ce type de rationalité pose problème. Elle ne semble pas de nature à exonérer l’intéressé de toute sanction, ni de la responsabilité de son acte, mais simplement de nature à moduler la peine. Dans toute l’Europe, un grand nombre de psychiatres désapprouvent de plus en plus le constat d’irresponsabilité pénale du malade mental, qui s’oppose, bien souvent, à la structuration du sujet. L’accès à la sanction peut, en effet, être déterminant dans la structuration de la personnalité. Et l’absence de peine peut être un obstacle à cette structuration. Le combat mené par A. B. 41 contre le constat de 41. Voir notamment, décision de la Commission européenne des droits de l’homme, du 19 mai 1995, requête n° 18578/91, A. B. c/France.

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démence et d’irresponsabilité dont il fut l’objet est à ce propos exemplaire, parce qu’il tend à démontrer qu’il ne saurait y avoir de cure psychiatrique sans reconnaissance de cette responsabilité personnelle qui se fonde sur une rationalité particulière, si ce n’est singulière, laquelle, pour n’être point universelle, n’en est pas pour autant nulle ou aberrante 42. Pour peu que l’on s’efforce de l’entendre, il n’est pas exclu d’en comprendre le sens et les motifs et, par suite, d’en déterminer la logique, si ce n’est le système ; base à partir de laquelle il peut être possible de juger de la responsabilité individuelle, fondement de toute humanité. Bref, l’on voit qu’il n’est guère possible de réduire la dangerosité du malade mental à la dangerosité de n’importe quel délinquant ou criminel, mais qu’il ne paraît pas davantage pertinent de vouloir réduire à une rationalité unique tout délit ou crime. Cette attitude réductionniste n’est en réalité guère raisonnable, quand bien même elle aurait la raison pour support. Faire la part des choses est bien sûr extrêmement délicat, et il n’appartient pas tant au juge qu’au procès de la faire. Aussi est-il particulièrement grave de refuser l’accès à son procès au délinquant ou criminel, sous prétexte qu’il aurait agi sous l’emprise de la démence. C’est bien le sens de la protestation de A. B. qui s’insurge contre le fait qu’on ne lui a pas permis d’exposer ses raisons, pour délirantes qu’elles aient pu paraître au premier abord, et de revendiquer sa part de responsabilité, comme de définir celle qu’il attribue à la société et à sa famille dans l’acte qui lui était reproché. « Le destin du non-lieu, écrit Louis Althusser, c’est en effet la pierre tombale du silence 43. » L’on voit que les notions de danger et de dangerosité sont, en réalité, très pauvres, car elles ne sont pas susceptibles de rendre compte de la richesse des situations et des expériences parmi lesquelles un danger particulier se manifeste et où une pathologie mentale entre en jeu. Elles ne permettent pas de faire le procès de cette dynamique qui finit par constituer le danger. C’est d’ailleurs par pure commodité qu’une fois de plus, on a, dans la pratique, recours à de telles notions ; rares, en effet, sont les législations qui en matière d’internement psychiatrique se réfèrent expressément à la notion de danger, et plus rares encore sont celles qui renvoient à la dangerosité de l’intéressé. Même la législation française du 30 juin 1838, loi de sûreté et d’assistance par excellence, qui assure la prise en charge de la dangerosité sociale du malade mental, ne parle pas expressément de danger, ni de dangerosité dans la prise en charge habituelle de l’aliéné, placé en dehors de tout consentement. Au titre de l’ancien placement d’office, cette loi ne concernait que les personnes dont l’état d’aliénation compromettrait l’ordre public ou la sûreté des personnes. Ce n’est qu’en cas d’urgence que le législateur du 30 juin 1838 parlait de danger imminent, attesté par un certificat médical ou la notoriété publique. Il n’en demeure pas moins qu’implicitement du moins, la notion de danger n’a cessé d’avoir une place centrale en droit français, car la législation psychiatrique française dérive directement du traitement des malades mentaux criminels ou délinquants. Certes, la loi du 30 juin 1838 ne 42. Concernant cette quête en responsabilité, l’on se reportera encore à Serge Ferraton, Ferraton, le fou, l’assassin, Paris, Solin, 1978. 43. Louis Althusser, L’Avenir dure longtemps, Paris, Stock/IMEC, 1992, p. 15.

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faisait-elle intervenir la notion de danger pour l’ordre public ou la sûreté des personnes qu’en cas de placement d’office et demeurait-elle muette sur le sujet en cas de « placement volontaire », c’est-à-dire à la demande d’un tiers ; mais c’est dans la mesure où le droit du siècle dernier entendait maintenir, et même renforcer, ou à tout le moins confirmer le droit des familles, lesquelles, face à l’aliéné, conservaient le droit, si ce n’est le devoir, de pourvoir à ses besoins et de prendre toute mesure utile. La famille ou l’entourage recevaient ainsi le pouvoir de provoquer la séquestration de l’aliéné. En ce sens, le dément, pris en charge et assisté, ne pouvait représenter quelque danger que ce soit. Un danger ne pouvait apparaître que pour l’aliéné, délaissé par sa famille ou son entourage, divaguant sur la voie publique, source de scandales, et susceptible, en raison de sa divagation, de se livrer de nouveau à quelques crimes ou délits ne pouvant être sanctionnés, car ces actes conduisaient à la mise en œuvre d’un nouvel article 64 du Code pénal. C’est donc pour répondre à cette situation particulière qu’en 1838, l’administration préfectorale reçut le pouvoir de placer d’office ces personnes. Le danger dont il était question n’était pas n’importe quel danger, mais celui résultant de l’abandon du dément à son triste sort par un entourage indifférent ou inconscient des risques qu’il y avait à laisser un tel individu libre de circuler sans aucune entrave. La loi du 30 juin 1838 renvoyait donc plus encore à la notion de risque. Le législateur de 1838 recourait d’ailleurs au conditionnel, forme définissant le danger comme un risque potentiel d’un acte prévisible à venir, mais n’ayant pas encore connu de début d’exécution. Avec la réforme du 27 juin 1990, la logique est tout autre. Le régime de l’hospitalisation à la demande d’un tiers et celui de l’hospitalisation d’office renvoient à des situations radicalement différentes. L’hospitalisation à la demande d’un tiers suppose, d’une part que l’état de santé de la personne nécessite du point de vue médical la mise en œuvre de traitements particuliers, d’autre part que ces traitements ne puissent être administrés que dans un cadre hospitalier, sous surveillance constante. Enfin, il faut encore que les troubles de la personne rendent impossible son consentement. À ce stade de l’article L. 3212-1 nouveau du code de la santé publique, rien n’est dit de la situation de danger éventuellement en cause, car le législateur français n’a pas cru devoir préciser que cette modalité d’admission sous contrainte ne serait légitime que si le retard dans la mise en œuvre d’un tel traitement comportait un risque quelconque pour la santé de l’intéressé ou plus encore pourrait conduire à une détérioration de ses facultés mentales, voire mettre en cause sa sécurité ou sa vie même. Ce sont pourtant ces considérations qui sont prises en compte par la législation britannique en matière de maintien pour traitement, comme par la loi belge lors de tout placement judiciaire, ainsi que par le TSO italien, lequel renvoie expressément, nous l’avons vu, à la notion d’urgence. En ce sens, la législation française instaure une contrainte de soin bien plus large que les législations belge, britannique ou italienne. Au niveau de l’admission sous HDT (hospitalisation à la demande d’un tiers), le législateur français n’aborde la question du danger qu’au titre précisément de l’urgence. L’article L. 3212-3 nouveau du code de la santé publique dispose ainsi : « À titre exceptionnel et en cas de péril imminent pour la santé du malade dûment constaté par le médecin, le directeur de l’établis-

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sement pourra prononcer l’admission au vu d’un seul certificat médical émanant éventuellement d’un médecin exerçant dans l’établissement d’accueil. » Le danger ici retenu est donc celui exclusif du péril imminent pour la santé de l’intéressé. La dangerosité sociale est d’emblée exclue du cadre de l’HDT, même en cas d’admission en urgence. En revanche, les dispositions relatives à l’hospitalisation d’office telles qu’elles résultent de la réforme du 27 juin 1990, qui confie des pouvoirs discrétionnaires aux préfets des départements, donc à l’Administration, considèrent des situations d’une tout autre nature et un danger tout à fait particulier. La jurisprudence administrative a ainsi établi que les dispositions de l’article L. 3213-1 nouveau du code de la santé publique, relatif à l’hospitalisation d’office, doivent s’appliquer indépendamment de celles définies à l’article L. 3212-1 au titre de l’hospitalisation à la demande d’un tiers. Or, le nouvel article L. 3213-1 dudit code ne renvoie ni à la nécessité de mettre en œuvre un traitement particulier – et moins encore un traitement qui, par nature, suppose une hospitalisation et une surveillance médicale constante –, ni à l’impossibilité d’obtenir le consentement de l’intéressé. L’article L. 3213-1 ne retient qu’une seule condition : que les troubles mentaux de la personne compromettent l’ordre public ou la sûreté des personnes. Il ne s’agit donc plus de se substituer à un entourage défaillant et de se placer, par suite, dans une logique de la subsidiarité. Il s’agit d’intervenir dans une situation spécifique : celle de l’ordre public ou de la sûreté des personnes compromis par les troubles mentaux du malade. Il ne s’agit pas davantage d’éviter un passage à l’acte et de répondre à un simple risque, mais de prendre des mesures de sûreté pour mettre fin à un acte qui compromet l’ordre public ou ladite sûreté, d’où l’emploi du présent de l’indicatif en lieu et place du conditionnel figurant à l’ancien article L. 343 du CSP, issu de la loi du 30 juin 1838. Or, qu’est-ce qu’un acte compromettant l’ordre public ou la sûreté des personnes, si ce n’est un acte entrant habituellement dans la catégorie des délits ou des crimes, définis par le Code pénal ? L’on retiendra surtout que, dans le cadre de l’hospitalisation d’office, le législateur français n’a pas cru devoir articuler cette nécessaire réponse au danger pour autrui, aux particularités propres du traitement et de sa nécessité, ouvrant ainsi la porte au plus grand arbitraire de l’action administrative, déjà singulièrement grand en ce domaine. C’est toutefois par abus et commodité que les autorités parlent couramment dans les arrêtés de placement ou d’hospitalisation d’office, comme on parle dans les décisions judiciaires ayant trait à une demande de sortie de danger pour lui-même ou autrui, car, on l’a vu, la loi n’emploie pas une telle terminologie, mais évoque soit un état d’aliénation qui compromettrait l’ordre public ou la sûreté des personnes (loi du 30 juin 1838), soit des troubles mentaux qui compromettent l’ordre public ou la sûreté des personnes (loi du 27 juin 1990), ce qui renvoie donc davantage à la notion de risque ou d’actes particuliers et appelle, par suite, une détermination relativement fine des circonstances de l’espèce, lesquelles doivent d’ailleurs être énoncées avec précision depuis la réforme du 27 juin 1990 (art. L. 3213-1 nouveau du CSP). En revanche, le canton de Genève n’autorise l’atteinte à la liberté individuelle en raison des troubles mentaux de la personne que si son état constitue un danger grave pour lui-même ou pour autrui. Il faut en outre ajouter que l’on doit

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pouvoir démontrer qu’un traitement et des soins dans un établissement psychiatrique s’avèrent nécessaires 44. La restriction est donc double puisqu’il faut non seulement un danger pour l’intéressé ou autrui, mais encore un danger grave. En outre, le danger pour l’ordre public, comme pour les tiers, se trouve écarté. Si de leur côté, les promoteurs de la réforme italienne de 1978 ont voulu rompre avec le couple dangerosité/incapacité du malade mental, au profit de la notion d’accès aux soins, en tenant compte du fait que les particularités mêmes de la pathologie mentale pouvaient, dans certains cas, être un obstacle à un tel accès, force est de reconnaître que la notion de danger ne saurait être considérée comme totalement absente du droit sanitaire italien. Ainsi, le TSO ne peut-il déboucher sur l’hospitalisation que si la nature du trouble mental en question nécessite des interventions thérapeutiques d’urgence [...] et si les conditions et les circonstances ne permettent pas de prendre à temps les mesures sanitaires extra-hospitalières opportunes et appropriées. Or, à quoi renvoie ce type de situation si ce n’est précisément à un danger ? Danger qui pourrait se traduire par la mise en jeu de la santé de l’intéressé, voire de sa vie, si l’intervention se trouvait différée. Ce faisant, la loi 180/1978 exclut bien de son domaine la dangerosité sociale du malade mental, et notamment le danger pour autrui, en ramenant les conséquences fâcheuses du comportement de la personne, et de l’éventuel défaut d’intervention, sur l’intéressé lui-même et sa santé. Comme le note d’ailleurs Maria-Grazia Giannichedda, le TSO entend répondre « au risque qui, en psychiatrie, est structurel du fait que la souffrance psychique s’associe, plus ou moins souvent, à des comportements antisociaux, ou susceptibles d’être perçus comme tels, et à des formes de grave indigence et/ou de perte grave de la contractualité sociale 45 ». Il s’agit donc d’éviter l’expression de comportements antisociaux du malade qui pourraient conduire à son exclusion par le corps social ou, à tout le moins, d’éviter l’expression ou plus exactement le développement critique de comportements qui pourraient être perçus comme antisociaux par l’entourage, comme d’éviter la déchéance tant sociale que personnelle de l’intéressé. Bref, ne s’agit-il pas, en fait, d’éviter que personne ne se place en situation de danger ? Ainsi la législation italienne traite-t-elle la contrainte sous l’angle du danger pour soi-même que l’intéressé fait courir à sa propre personne, soit directement par son attitude, et notamment par son refus de soin, soit indirectement par les réactions induites de son entourage vis-à-vis d’un comportement jugé asocial. Si l’Italie a pourtant tendu à s’éloigner de la question de la dangerosité et si de nombreux psychiatres français souhaiteraient pouvoir faire de même, il n’est pas certain qu’elle y soit réellement parvenue. Force est, de plus, de rappeler que, comme l’ensemble des pays européens, la France exceptée, elle réserve un placement judiciaire des médico-légaux, en prenant tout particulièrement en considération la question de la dangerosité sociale du malade mental délinquant ou criminel. Cette judiciarisation du placement des médico-légaux est en réalité 44. Art. 24 de la loi du 7 décembre 1979 sur le régime des personnes atteintes d’affections mentales et sur la surveillance des établissements psychiatriques. 45. Claude Louzoun, 1992, p. 161.

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fort ancienne en Italie puisqu’elle remonte à 1876 et a été légalisée en 1891. En vérité, le législateur italien considère, comme la plupart de ses homologues européens, que la prise en considération des troubles mentaux dans le cadre du traitement pénal des crimes et délits constitue un cas particulier auquel il convient de répondre par la mise en place d’une procédure spécifique, si possible adaptée à la situation en cause. Le Code pénal italien, dit code Rocco, approuvé le 19 octobre 1930, demeure pratiquement inchangé, malgré la réforme partielle résultant de l’article 31 de la loi n° 663 du 10 octobre 1986, et malgré la réforme du Code de procédure pénale du 24 octobre 1989. L’article 202 du Code pénal italien prévoit que des mesures de sûreté peuvent être prises à l’encontre des personnes jugées dangereuses ayant commis un délit ou un crime. Au titre de l’article 203, est socialement dangereuse la personne éventuellement non punissable et à qui un délit ou un crime ne saurait être imputé, mais ayant toutefois commis un tel acte, alors que le risque de récidive demeure probable. La législation pénale italienne conduit donc à l’évaluation de la qualité de personne socialement dangereuse, qualité qui peut n’être que présumée, et qui n’a pas besoin d’être avérée pour légitimer la mesure de sûreté. En droit pénal italien, la présomption de dangerosité est possible à l’encontre de toute personne ayant commis un acte criminel ou délictueux – dix ans plus tôt s’il s’agit d’un malade mental, et cinq ans plus tôt dans tous les autres cas. Au titre de la dangerosité sociale, la maladie mentale constitue donc une circonstance aggravante en Italie, puisqu’elle double le délai au-delà duquel la présomption de dangerosité ne peut plus s’appliquer, non plus que la mesure de sûreté. Par ailleurs, le jugement de dangerosité sociale débouche, en l’espèce, sur une mesure d’internement en hôpital psychiatrique judiciaire, où les conditions de vie et d’hospitalisation ont pu être vigoureusement dénoncées 46. La loi 180/1978, qui a supprimé certains articles du Code pénal, a précisément laissé en vigueur les dispositions relatives à l’internement en hôpital psychiatrique judiciaire. Seule modification apportée ici par la Cour constitutionnelle italienne 47 : toute personne, objet d’une telle mesure d’internement prononcée à l’issue de son procès pénal et à titre de substitution de peine, peut demander le réexamen de sa situation et la révocation de la mesure d’internement, laquelle comportait précédemment une durée d’hospitalisation forcée incompressible de deux ans en services spéciaux. En 1981, il y avait ainsi 1 783 personnes internées sous ce régime, pour toute l’Italie, soit plus du double de la population des UMD françaises (unités pour malades difficiles) qui, de surcroît, n’accueillent pas que des médico-légaux, mais également des patients n’ayant commis aucun crime ni aucun délit, mais qui perturbent le fonctionnement des autres services. L’article 89 de la loi italienne de 1930 apporte cependant une pondération en prévoyant seulement une diminution de peine pour le délinquant ou le criminel atteints d’un simple « dérèglement mental partiel », notion 46. Voir notamment le rapport de l’Association pour la prévention de la torture, exercice 1992. 47. Voir l’arrêt n° 110 du 13 avril 1974.

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qui, en droit français, renverrait à celle de circonstances atténuantes, également mise en œuvre à partir de 1905 dans l’Hexagone. Le droit britannique repose quant à lui, nous l’avons vu, sur la notion d’« urgente nécessité » à traiter la personne souffrant d’un trouble mental. La mesure prise est conçue comme intervenant dans l’intérêt de la santé ou de la sûreté de l’intéressé. Elle peut encore viser la protection d’autrui. L’association de l’urgence et de la nécessité de l’intervention pour la santé ou la sûreté de l’intéressé, voire pour assurer la protection d’autrui, renvoie en définitive à la notion de danger, puisque l’absence d’intervention débouche sur un risque de voir se dégrader la santé de la personne ou sur la mise en cause de sa sûreté ou de celle d’un tiers. C’est d’ailleurs une particularité de l’ensemble des droits nationaux que de renvoyer de façon implicite ou explicite, sous couvert de traitement de l’urgence, à la notion de danger. D’un danger qui ne renvoie pas seulement à l’intéressé, mais bien davantage à des circonstances particulières, donc à une situation imposant une intervention rapide pour faire cesser un risque quelconque, soit pour la personne, soit pour autrui. Peut-on d’ailleurs concevoir en psychiatrie une situation d’urgence qui ne renverrait pas à ces notions de risque ou de danger ? Et tout d’abord, qu’est-ce que l’urgence en psychiatrie ? Si les nécessités de préserver l’ordre public et la sûreté des personnes imposent souvent une intervention rapide renvoyant à la notion d’urgence, il n’est pas certain, en revanche, que la clinique psychiatrique se satisfasse toujours d’un tel critère, car la réponse précipitée à une situation de crise n’est pas forcément, au niveau clinique, la plus appropriée à la question posée par la maladie mentale, laquelle suppose bien plus souvent la possibilité de se donner le temps d’intervenir, de façon adéquate, et en un temps donné, qui peut ne pas être celui immédiat de la crise et qui, en tout cas, peut nécessiter la mise en œuvre d’autres mesures que celles résultant des exigences de la sûreté. Les juristes assimilent plus volontiers les notions d’urgence et de danger, précisément parce qu’ils visent essentiellement la sûreté des personnes, voire l’ordre public. Cyril Clément a eu l’occasion de faire le point sur cette question dans l’abord de la jurisprudence française relative au principe du consentement en droit médical et hospitalier 48. L’on notera au passage, à la lecture de l’extrait ci-dessous, l’absence de toute référence à une quelconque jurisprudence concernant le domaine psychiatrique ; en effet, et aussi bizarre que cela paraisse, il n’y en a pas, tant le droit est, à ce sujet, demeuré inaccessible, malgré la place centrale que revêt la question du consentement en psychiatrie, et ce n’est pas l’un des moindres paradoxes. Cyril Clément s’interroge ainsi en juriste : « La question se pose tout d’abord de savoir ce qu’est l’urgence. À la lecture de la jurisprudence, on peut dire que l’urgence s’entend au sens de danger. Autrement dit, il y a urgence lorsque la vie d’un homme est menacée. Là encore 48. C. Clément, « Quelques propos sur le principe du consentement en droit médical et hospitalier », Les Petites Affiches, 24 juin 1996, n° 76, p. 6 10. Voir également Jean Marie Clément et Cyril Clément, Les Principales décisions de la jurisprudence hospitalière, Paris, Berger Levrault, 1995.

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– il faut s’en féliciter – les juridictions suprêmes des deux ordres ont des positions convergentes (CE, 19 mai 1983, Moudjahed, Leb. tables décennales, p. 5596 et Cass. civ. 1re, 11 octobre 1988, Mme D. c/Le Sou médical, JCP 1989. II. 21358, note Dorsner-Dolivet). Il faut toutefois préciser qu’il doit s’agir d’un danger immédiat. Par conséquent, le médecin qui exerce son art en dehors du consentement alors que le danger n’est que futur, voire éventuel, commet une faute. Il faut donc en déduire que la notion d’urgence est strictement entendue par les juges. Ils s’en tiennent à une “nécessité évidente” comme le souligne Mme Dorsner-Dolivet dans sa note précitée. Et il faut s’en réjouir car – on ne le répétera jamais assez – c’est le respect de la personne humaine qui est en jeu. Une jurisprudence récente n’emploie pas le terme urgence mais, en vérité, c’est bien de cela dont il s’agit. Le juge use d’une périphrase : “En l’absence d’alternative thérapeutique et de la nécessité vitale...” (CAA de Bordeaux, 11 juin 1991, Consorts Guignard, req. n° 90BX00005 [...]). Peut-être serait-elle plus explicite ? On peut l’admettre. Enfin, lorsque le patient a consenti à un tel acte médical avec un protocole bien déterminé, tout changement dans celui-ci n’étant pas justifié par l’urgence est constitutif d’une faute (CE, 17 février 1988, Mme Morette-Bourny, Leb, p. 73) 49. » L’on voit qu’avec l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux dans l’affaire des consorts Guignard, on n’est plus très éloigné des critères retenus par le législateur italien de 1978 en matière d’hospitalisation sous le régime du « traitement sanitaire obligatoire ». La nouvelle loi polonaise de 1994, qui comble le vide juridique maintenu jusqu’alors en ce domaine et organise un contrôle systématique des mesures de placement par le juge des tutelles, retient la notion de danger imminent pour la vie du patient ou pour la vie ou la santé d’autrui, en cas d’admission en urgence. Elle n’autorise ensuite le maintien en internement qu’à la double condition de l’existence d’une maladie mentale et d’une détérioration de la santé mentale du patient ou son incapacité à assurer lui-même les besoins vitaux de son existence. Ainsi, le droit polonais ne retient-il que la notion de danger pour soi pour justifier un tel maintien et réserve-t-il une place essentielle à l’appréciation de la capacité de la personne à assurer elle-même sa survie pour déterminer le niveau de contrainte. La loi belge du 26 juin 1990 se réfère quant à elle expressément, on le sait, à celle du 1er juillet 1964 dite de « défense sociale à l’égard des anormaux et des délinquants d’habitude » (art. 1er de la loi du 26 juin 1990). Le danger – si ce n’est la dangerosité sociale du malade – est donc ici clairement affirmé comme référence centrale de la loi « relative à la protection de la personne des malades mentaux ». Les motifs de sûreté sont cependant étroitement limités à « une menace grave pour la vie ou l’intégrité d’autrui », ou bien encore au péril pour la santé et la sécurité de l’intéressé ; ces deux dernières conditions sont cumulatives et non plus seulement alternatives. L’atteinte aux seuls biens ou à l’ordre public du fait du trouble mental n’autorise plus l’internement. 49. Ibid., p. 10.

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Certaines législations récentes des pays européens sont encore revenues récemment sur cette notion de dangerosité du malade mental pour mieux l’affirmer, la préciser et l’approfondir 50. L’arrêt Winterwerp contre Pays-Bas, du 24 octobre 1979 de la Cour européenne des droits de l’homme, n’a fait, en Hollande, que renforcer cette tendance. Cet arrêt a amené la Cour de cassation néerlandaise à introduire, dès 1982, le critère du danger comme nécessaire motif de l’internement psychiatrique en plus, bien sûr, de l’existence de troubles mentaux. La Cour de cassation considéra notamment que le fait que la santé mentale de la personne risquait de s’aggraver sérieusement en cas de sortie était insuffisant pour justifier son maintien en internement, dès lors que sa santé physique ne risquait pas d’être compromise. Depuis, plusieurs arrêts précisent les trois catégories de danger généralement invoquées : le danger pour soi-même, le danger pour autrui, le danger pour la sûreté des personnes et des biens. Mais, on l’a vu, du point de vu du juriste néerlandais, l’aggravation de la santé mentale de la personne ne constitue pas toujours un réel danger pour l’intéressé, tant qu’elle ne compromet pas sa santé physique et, par suite, qu’elle ne porte pas atteinte à sa sûreté. Pour la Cour de cassation néerlandaise, la forte diminution de chances de guérison sur le plan psychiatrique ne saurait être vue comme un « danger que l’intéressé représente pour lui-même ». Également après vingt ans de débat, ce mouvement de remise en cause, qui renvoie expressément à la notion de danger, aboutit en Hollande à la réforme de janvier 1994, de la vieille loi de 1884 sous l’empire de laquelle M. Winterwerp s’était trouvé placé. Ginneken 51 cite par ailleurs un singulier arrêt de cette même cour ayant considéré comme justifié l’internement d’un psychotique qui, troublant la nuit la paix de son voisinage, s’exposait à la brutalité de celui-ci. À cette occasion, elle retint la notion de « danger pour lui-même » que faisait courir l’intéressé en raison de son comportement. Le TSO italien, on l’a vu, n’est pas opposé à une telle logique puisqu’il permet à certains praticiens de prendre en considération non seulement les comportements antisociaux associés à la souffrance psychique, mais encore ceux susceptibles d’être perçus comme tels par l’entourage, ainsi que la perte grave de la contractualité sociale. Cette solution paraît néanmoins surprenante. Cette situation n’est pourtant pas exceptionnelle, bien que la solution retenue par les juristes diffère d’un pays à l’autre. Prenons un exemple français : Mlle Marie-Antoinette Boucheras, opposée à la chasse, se retrouva en conflit avec des voisins qui n’hésitaient pas à venir chasser sur ses terres. Elle fut internée en placement d’office, par arrêté du maire de Sauviat, puis du préfet du Puy-de-Dôme, afin d’assurer sa sécurité personnelle, les chasseurs n’hésitant plus à tirer dans ses volets pour la faire taire. Elle obtint sa sortie deux ans plus tard, du président du Tribunal de grande instance de 50. Voir à ce sujet Thomaïs Douraki, « Dangerosité, traitement psychiatrique et Convention des droits de l’homme », Revue internationale de criminologie et de police technique, Genève, 1994, 4. 51. PPJN Ginneken, « La notion de danger comme condition exigée à l’hospitalisation contrainte dans un hôpital psychiatrique aux Pays Bas », Cahiers Pollen, 1995, 5 6, p. 21 24.

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Clermont-Ferrand par ordonnance du 10 novembre 1987. Celui-ci rappela que si la loi française du 30 juin 1838 est une loi de sûreté et d’assistance, elle n’a cependant pas pour objet de prévenir, par l’internement, les violences qu’une personne pourrait subir à la suite de la réaction de son entourage à sa propre attitude provocatrice. Une ordonnance du vice-président du Tribunal de grande instance de Rennes 52 mérite également d’être citée. Elle concerne une personne dont le certificat de placement mentionnait « un état d’agitation avec menaces de mort verbales, coups de poing, menaces de coups de couteau vis-à-vis de ses proches... ce malade présentant des troubles psychiatriques le rendant dangereux pour l’ordre public et la sécurité des personnes ». Pour ordonner la sortie immédiate, le magistrat constate que dans le certificat de vingt-quatre heures, « il a été noté que M. X. était conscient de la nécessité de son hospitalisation ». Puis il poursuit : Attendu que cette mention établit que, abstraction faite de tout diagnostic médical, l’état d’agitation de M. X. avait disparu dans les vingt-quatre heures et que sa conscience se trouvait suffisamment empreinte de lucidité pour que l’on en déduise dès (le jour de la prise de l’arrêté préfectoral de placement) que l’ordre public était moins menacé qu’antérieurement par un malade ayant recouvré un certain degré de conscience ; Attendu que depuis cette date, il n’a été établie aucune étude médicale approfondie permettant d’une part de poser un diagnostic certain de maladie mentale évolutive, d’autre part de concrétiser un état de dangerosité évident qui, au sens de l’article L. 342 du code de la santé publique, pourrait justifier le maintien de la mesure afin d’éviter que ne soit de nouveau compromis l’ordre public ou la sûreté des personnes ; Attendu cependant que la mesure de placement d’office est une mesure grave qui ne peut être confondue avec toute autre mesure de protection ou de traitement médical tel le placement sous tutelle ou le placement consenti, à objet curatif ; Qu’il importe donc de caractériser très précisément les éléments médicaux qui sont de nature à convaincre du caractère inévitable de la contrainte imposée ; [...] Qu’il se déduit enfin de la teneur de l’avis médical que la dangerosité de M. X. est dénoncée en réalité comme un risque virtuel découlant de l’environnement de ce dernier, potentiellement conflictuel, avec notamment ses proches parents ; Attendu qu’ainsi cerné le risque doit être tenu à la fois pour permanent mais sans lien direct avec la nécessité d’un traitement qui devrait être assuré en milieu hospitalier, lequel traitement tel qu’actuellement appliqué n’étant d’ailleurs pas énoncé, en sorte qu’il y a lieu de penser qu’il tient à la seule assurance d’un sevrage forcé ; [...] Attendu en définitive qu’aucun trouble ou menace de trouble à l’ordre public ne sont démontrés, ni davantage une menace à la sûreté des personnes, M. X., se présentant au cours de l’entretien, ainsi que cela a pu être noté par le Dr Y. comme « calme coopérant inséré dans le réel », et ainsi que cela a été noté par le Dr Z. comme « conscient » de la situation du moment ; Attendu que dans ce contexte il y a lieu d’ordonner mainlevée de la mesure de placement en cours ». 52. Ordonnance du 24 décembre 1991.

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L’on voit que le magistrat prend grand soin d’écarter le danger qui résulterait de l’environnement potentiellement conflictuel et le risque virtuel en découlant, comme susceptible de justifier une hospitalisation d’office, mais aussi de constater l’absence de diagnostic certain de maladie mentale évolutive pour fonder sa décision. Contrairement à la jurisprudence administrative, il cumule par ailleurs les exigences de l’HDT et de l’HO puisqu’il constate l’absence de lien direct entre le risque permanent, invoqué pour justifier le maintien, avec la nécessité d’un traitement, et constate que l’intéressé était conscient de la nécessité de son hospitalisation dès le jour de son admission. Cette jurisprudence rappelle la gravité de la mesure que constitue une hospitalisation d’office et la nécessité de la réserver aux cas extrêmes. De même, le droit helvétique fait de la situation de « grave état d’abandon » le principal critère de dangerosité, seul retenu au niveau fédéral. Précisons encore que certains Länder de l’ancienne RFA intègrent la « négligence de soi » dans la définition de la dangerosité pour soi-même parmi les critères justifiant un internement. Il nous faut donc revenir plus en détail sur la situation d’incurie et sur son traitement juridique. Se maintenant radicalement dans la logique de l’ancien texte français – celui du 30 juin 1838 – et ayant d’ailleurs à traiter d’un cas relevant de cette législation, le président du Tribunal de grande instance de Libourne, dont la décision fut commentée par Thierry Fossier 53, n’a pas hésité à faire jouer la clause de subsidiarité que comportait l’ancien texte en constatant qu’une mesure de tutelle ou de curatelle aurait fort bien pu être mise utilement en œuvre en lieu et place de l’internement, pour répondre aux difficultés présentées par la personne. Et, sur la base de ce constat, il a ordonné la sortie immédiate, en soulignant : « Le recours au placement d’office n’est pas un substitut à une carence ou, en l’espèce, à une difficulté passagère de communication entre un suivi médical et un patient, mais un mode d’action particulier pour soustraire un individu à raison de sa dangerosité pour les autres ou, éventuellement, pour lui-même, à raison des conséquences pour les autres. Dans ces conditions, il y a lieu d’ordonner la mainlevée du placement d’office. » L’on observera que la logique retenue par ce magistrat – logique qui, selon lui, animerait la législation française du 30 juin 1838 – est l’inverse de celle adoptée par la Cour de cassation néerlandaise. Le danger pertinent est ici le danger pour autrui, de sorte que même le danger pour soi ne saurait être pris en considération que dans ses conséquences pour autrui. Aux Pays-Bas, en revanche, la Cour suprême considère que la prise en considération du danger pour soi peut aller jusqu’aux conséquences réactives de l’entourage à son propre comportement. Le législateur français du 30 juin 1838 voyait en priorité le risque social. Par l’effet d’une sorte de boucle de rétroaction, le juriste néerlandais revient, quant à lui, sur le risque personnel, issu de la réponse sociale au comportement ou à l’acte de l’intéressé. On observera encore que la situation d’incurie, décrite dans la précédente ordonnance du président du Tribunal de 53. La Semaine judiciaire, Ed. G., n° 6, jurisprudence 1990, 21408.

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grande instance de Libourne, légitimerait sans aucun doute en droit français contemporain une hospitalisation à la demande d’un tiers, notamment depuis la promulgation de la réforme du 27 juin 1990. Est-on cependant sûr qu’une telle mesure de contrainte de soin, moins respectueuse du droit de libre détermination de la personne, serait vécue par celle-ci comme salutaire et, par suite, pourrait avoir un réel effet bénéfique sur son équilibre psychique? Est-on sûr qu’en de tels cas, la contrainte de soin est le plus sûr chemin de l’accès aux soins ? Seul, en définitive, le droit espagnol a radicalement gommé toute référence au danger en matière d’internement psychiatrique, ce qui est généralement peu remarqué, car c’est le droit italien qui est ici constamment mis en avant, nous semble-t-il. En Espagne, la loi laisse tout pouvoir au juge d’apprécier l’opportunité de cette mesure dès lors que le juge constate l’incapacité de la personne à consentir au traitement envisagé. On ne lui demande ni de tenir compte d’une urgence particulière, ni d’une nécessité de traitement, non plus que d’un danger quelconque pour l’ordre public ou la sûreté des personnes. La plus grande marge d’appréciation lui est laissée. Mais cette extrême latitude laissée au juge ne comporte-t-elle pas un grand risque d’arbitraire ? S’il apparaît légitime de lui laisser le soin de statuer sur l’opportunité d’un internement, convient-il pour autant dans une démocratie de laisser au juge la liberté de définir les critères de son intervention ? Ne convientil pas, au contraire, de fixer des bornes à l’exercice d’un tel pouvoir, autres que celles de l’évaluation de la capacité de la personne à consentir à ce genre de soin comme à gérer sa vie et les situations dans lesquelles elle se trouve volontairement ou involontairement investie ? En droit pénal, Pouget et Costeja 54 ont pu souligner cette fonction de la notion de dangerosité : « L’introduction de la dangerosité rend au juge une grande liberté d’appréciation que le Code pénal classique lui avait ôtée, donc plus de pouvoir. Après 1930, les mesures de sûreté que l’on retrouve dans de nombreux codes deviennent subjectives. » L’introduction de cette subjectivité qu’assure la confusion entre peine et mesure de sûreté par dangerosité interposée s’articule assez mal aux principes démocratiques d’équité et de justice. Il résulte d’ailleurs de ce qui précède que la plupart des pays européens tendent à limiter le recours à l’hospitalisation involontaire, même dans le cadre du droit civil, aux cas les plus graves, quand un risque pour la santé de la personne, même pour sa vie, est en cause, comme aux situations où la sûreté des personnes, voire des biens et l’ordre public sont compromis ou risquent de l’être. Cette tendance n’est pas nouvelle puisque le Recueil international de législation sanitaire, publié en 1978, l’observait déjà au niveau mondial 55. On constate en outre une tendance à abandonner la notion de risque potentiel, à l’évaluation imprécise, au profit de notions plus actuelles que renferme la référence de plus en plus fréquente à l’urgence ou à l’immédiateté de l’intervention, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce ; cette intervention 54. Op. cit., p. 36 55. Op. cit., p. 108.

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peut alors se traduire par l’hospitalisation involontaire, et même par l’obligation de traitement. Nous ne reviendrons pas sur les réserves précédentes relatives à la pertinence d’une quelconque injonction thérapeutique en psychiatrie, mais nous nous attacherons à souligner que dans le cadre d’une telle contrainte, les situations prises en considération tendent, en définitive, à cerner une insécurité plus ou moins critique pour l’intéressé ou la société, en partie structurée par la pathologie mentale. Le professeur Eugene B. Brody, secrétaire général de la Fédération mondiale pour la santé mentale, ne dit finalement pas autre chose lorsqu’il affirme : « Il y aura toujours des cas dans lesquels la sécurité de la communauté réclamera le placement urgent de personnes psychotiques violentes. Mais ceux-ci sont une minorité. L’objectif dans ces cas-là n’est pas le traitement, ni le rétablissement des capacités de l’individu, mais une immobilisation temporaire 56. » Dès lors, n’est-il pas possible de distinguer cette fois encore, et plus radicalement, la mesure de sûreté, qui consiste à restreindre la liberté d’aller et venir d’une personne, de la nécessité d’administrer un traitement ? Une fois nettement distinguée des nécessités du traitement, une telle mesure de sûreté pourrait alors consister tout aussi bien en un internement qu’en une simple assignation à résidence en un lieu précis, qui pourrait être parfois le domicile même de l’intéressé comme un lieu de détention, pas forcément hospitalier, mais qui pourrait être aussi un lieu d’accueil, une communauté de vie comme le sont aujourd’hui certaines coopératives de patients italiens, un appartement thérapeutique, ou toute autre structure existante ou à créer. Mais par-delà ces questions de définition du danger et des situations à prendre en considération, il convient de s’interroger sur la personne qui peut être habilitée à prendre en compte de tels critères. L’instruction relative à l’existence d’un danger nous paraît devoir résulter des actes de police et de la procédure judiciaire. Le médecin ne devrait être appelé à se prononcer, ni pour établir l’existence du danger, ni pour définir la nature de la mesure à arrêter, si ce n’est pour en préciser les conséquences prévisibles sur l’état de santé de la personne concernée ou pour en déterminer la compatibilité avec le traitement entrepris ou à entreprendre. Il appartient au corps médical de proclamer haut et fort que la question de la dangerosité ne relève pas du médical. Il lui appartient de dire qu’il ne saurait lui incomber d’avoir à se prononcer à ce sujet, et moins encore de décider de l’opportunité de l’éventuelle privation de liberté. Le médecin ne saurait en effet être en charge de la sécurité publique, car il manquerait alors au premier de ses serments : primum non nocere. La question de la dangerosité sociale du patient ne saurait en vérité concerner le psychiatre, à moins qu’il ne s’agisse d’apprécier le danger pour soi-même. Et même en ce cas, il ne devrait être amené qu’à donner un avis, non à décider de la mesure de sûreté à mettre 56. E. B. Brody, « Le respect absolu de la volonté du sujet : autonomie ou abandon ? », Communication au Colloque international, Éthique et Psyché. Les pratiques en santé mentale au regard de l’éthique, Journée mondiale de la santé mentale, Fédération mondiale pour la santé mentale, Fédération française de santé mentale, unité de bioéthique de l’UNESCO, Paris, Maison de l’UNESCO, 10 11 octobre 1996, p. 4.

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éventuellement en œuvre. Il apparaît donc logique de confier au juge civil le soin d’apprécier le danger, d’en cerner l’ensemble des causes, par l’instruction du procès, et de déterminer l’éventuelle mesure de sûreté ou de protection, tant de la personne que de la société. Nous en sommes naturellement encore bien loin en France, où les experts psychiatres sont constamment amenés à se prononcer dans le cadre de l’instruction pénale sur la dangerosité de la personne ; de plus, l’article 722 du Code de procédure pénale contraint à une évaluation de cette dangerosité lors de l’expertise en vue d’une éventuelle libération conditionnelle. C’est en outre la question habituellement posée aux experts par le juge civil saisi d’une demande de sortie judiciaire fondée sur l’article L. 3211-12 du code de la santé publique. Pourtant les situations en cause débouchent souvent sur l’intervention des forces de l’ordre, lesquelles mettent généralement en œuvre une garde à vue plus ou moins longue. Dans ce cadre, l’agitation de la personne peut parfois nécessiter l’intervention d’un médecin, avant même que toute autre autorité ait pu être saisie. L’intervention doit alors être quasi immédiate pour éviter que l’intéressé ne mette sa vie ou son intégrité physique en danger. Dans ces cas extrêmes et limités, devraient donc pouvoir jouer, vis-à-vis du médecin requis par les services de police, les dispositions relatives à l’obligation d’assistance à personne en péril. La mise en œuvre d’un traitement sédatif, ayant des effets sur quelques heures, laissant le temps de saisir le magistrat de permanence, susceptible d’arrêter toute mesure provisoire utile, comme le refus, par ce médecin, d’entreprendre tout traitement de ce type à l’encontre de la personne sans son accord exprès engageraient donc la responsabilité personnelle du praticien. En dehors de ces cas critiques, en réalité fort rares dans la clinique psychiatrique, l’ensemble de la procédure de placement, même en situation d’urgence, semble pouvoir être judiciarisée sans induire la mise en œuvre d’un traitement de force systématique. De nombreux placements sous contrainte ont en effet lieu, aujourd’hui, sans que la personne, une fois maîtrisée par la police, n’oppose de réelle résistance à son placement, ni ne développe une agitation particulière. La mise en œuvre d’un traitement contre le gré de l’intéressé du seul fait de son excitation passagère ou des actes commis quelques instants plus tôt n’est donc pas légitime et ne saurait, en tout cas, avoir lieu sans une autorisation préalable du juge, au vu des explications du médecin traitant de la nécessité dudit traitement, et malgré les risques de perversion de la cure psychiatrique que ce type d’astreinte comporte. Une telle autorisation, toujours exceptionnelle, et particulièrement motivée, ne devrait pouvoir intervenir sans que la personne ait pu, directement ou par l’intermédiaire de son représentant, avocat comme tout autre tiers ou personne de confiance, expliquer les raisons de son opposition à ce traitement. En tout état de cause, le juge ne devrait pas avoir à enjoindre quelque traitement que ce soit. Tout au plus devrait-il pouvoir autoriser ou refuser au médecin qui prend expressément en charge la personne d’entreprendre un traitement limité dans le temps, en dehors du consentement de l’intéressé, voire malgré son refus. Circonscrire cette autorisation à sept jours, dans les cas les plus extrêmes, comme le fait le TSO italien, paraît raisonnable.

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Mais ce n’est pas la voie vers laquelle se sont orientés les services du ministère français en charge de la santé publique. Le groupe de travail, mis en place à la fin de l’année 1995 pour évaluer l’application de la réforme du 27 juin 1990 et préparer le débat parlementaire (toujours en attente) à ce sujet, tente de promouvoir la notion de garde à vue sanitaire de soixante-douze heures, confiée au chef d’établissement ; une demande formalisée d’un tiers ne serait pas nécessaire, mais une prescription médicale suffirait pour répondre aux situations d’urgence, y compris celles relevant actuellement de l’admission en urgence à la demande d’un tiers en cas de péril imminent pour la personne (actuel article L. 333-2 du CSP) ; garde à vue sanitaire durant laquelle la personne n’aurait pas même le droit de refuser un traitement. Un tel dispositif continue à amalgamer la mesure de sûreté à la prise en charge médicale, et maintient inchangés les pouvoirs de l’Administration. Plus encore, cette disposition conduit à étendre les pouvoirs de l’Administration à un domaine jusqu’alors réservé à l’intervention privée de l’HDT puisqu’aucun tiers n’intervient plus, pas même en qualité de demandeur. Pourtant, dans de nombreux cas, l’intervention du tiers et la concertation avec le psychiatre permettent de dédramatiser la situation, comme d’éviter de rigidifier la prise en charge. Il n’est donc pas certain que cette garde à vue sanitaire représentera un quelconque progrès du point de vue de la sauvegarde des droits de l’homme, laquelle, comme chacun sait et peut en faire chaque jour l’expérience, demeure assez peu compatible avec l’extension des pouvoirs de l’Administration sur les personnes. En outre, le Recueil international de législation sanitaire de 1978 soulignait déjà tiré les leçons de l’expérience. Il a montré que lorsque la période initiale d’observation est très courte (un à trois jours), elle ne permet guère, quand elle s’achève, une nouvelle évaluation véritable de l’état de la personne, surtout lorsque l’intéressé se trouve sous l’effet d’une médication avant ou après son hospitalisation. Dans un délai aussi bref, la personne est encore souvent sous le coup du syndrome d’admission et pas en mesure de prendre une décision concernant l’éventuelle poursuite du traitement, d’où la prolongation du régime de contrainte 57. Pour éviter ces effets pervers, il semble donc préférable de porter la validité des mesures d’urgence à une semaine, ce que fait d’ailleurs plus ou moins la législation italienne de 1978. DE QUELQUES CAS PARTICULIERS

Avant de conclure sur la judiciarisation des modalités de contrainte en psychiatrie dans les divers pays européens, il nous faut revenir sur les particularités de certains droits nationaux.

57. Op. cit., p. 97.

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Les particularités du droit fédéral

Le droit fédéral (Suisse, Allemagne, par exemple) conduit généralement à distinguer les libertés fondamentales, codifiées à l’échelon national (Code civil, Code pénal) des mesures particulières, d’ordre sanitaire ou social, qui font l’objet d’une réglementation spécifique à chaque État, pays, ou canton formant la fédération ou la confédération. Le Code civil helvétique définit, par exemple, à l’article 397-a à f (chapitre VI du titre X « De la privation de liberté à des fins d’assistance »), le cadre général à l’intérieur duquel chaque canton demeure libre d’adopter ses propres lois, à condition de respecter les principes ainsi déterminés, lesquels sont, en l’occurrence, et pour l’essentiel, ceux qui suivent : – Une personne ne peut être retenue dans un établissement approprié qu’en raison « de maladie mentale, de faiblesse d’esprit, d’alcoolisme, de toxicomanie, ou de grave état d’abandon » dès lors que « l’assistance personnelle nécessaire ne peut lui être fournie d’une autre manière » ; mais elle doit être libérée dès que son état le permet (art. 397-a). On notera qu’au niveau fédéral, le droit suisse ne retient pas le danger comme critère pertinent ; mais il n’interdit pas qu’un canton s’y réfère expressément à titre de critère supplémentaire. En outre, la mise en œuvre d’une telle disposition n’a pas manqué de poser problème lorsqu’il s’est agi de définir le droit d’une personne entrée librement mais qui demande à sortir avant que les médecins aient pu obtenir le résultat des examens pratiqués ou de l’enquête sociale sur ses conditions de vie en dehors de l’établissement. Le tribunal fédéral a estimé qu’une personne entrée librement doit attendre ces résultats 58. « En pratique, note Rolf Himmelberger, le Conseil de surveillance psychiatrique ne se gêne pas de maintenir en clinique (donc de priver de liberté) des malades entrés volontairement et qui veulent sortir “prématurément” 59. » – L’article 397-b définit la compétence territoriale de l’autorité apte à statuer, et retient ici celle dont relève le domicile de la personne, ne tolérant qu’en cas d’urgence une autre compétence territoriale. Il énonce par ailleurs que l’autorité ayant ordonné la mesure « est aussi compétente pour en prononcer la mainlevée ». – L’article 397-c crée une obligation d’information de l’autorité de tutelle du domicile de la personne. – L’article 397-d instaure la possibilité, pour l’intéressé, comme pour tout proche, d’en appeler par écrit au juge, dans les dix jours de la communication de la décision, ainsi qu’en cas de rejet de la demande d’élargissement. 58. La Semaine judiciaire, 1983, p. 175. 59. Rolf Himmelberger, « Les nouvelles dispositions du C.C.S. sur la privation de liberté à des fins d’assistance sont elles réellement un progrès pour les malades ? », Patientenrecht. Droits des patients Quel diagnostic ?, s.d., p. 206 ; voir également la réponse du Conseil d’État du 23 mars 1983 à la question n° 2663, du 14 octobre 1982, de Mme Jacqueline Gillet, député, Mémorial des séances du Grand Conseil, 1983, p. 1118.

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– L’article 397-e confie au droit cantonal le soin de fixer la procédure à partir de ces grands principes, en émettant certaines réserves sur le droit de la personne d’être informée des motifs de la décision, comme de son droit d’en appeler au juge. Le droit fédéral fixe que cette information doit être immédiate et écrite. Parmi ces réserves figure encore l’obligation de s’assurer du concours d’experts pour toute « décision touchant un malade psychique ». – L’article 397-f énonce que « le juge statue suivant une procédure simple et rapide, prévoit l’octroi, en cas de besoin, d’une assistance juridique à l’intéressé et l’obligation, faite au juge de première instance, d’entendre la personne ». Marco Borghi montre d’ailleurs que l’audition de la personne par le juge de première instance n’a encore lieu que trois fois sur cinq, alors que l’article 397-f al. 3 CCS rend cette audition obligatoire 60. Quant au reste, le pouvoir réglementaire est laissé à chaque canton qui décide notamment de confier soit aux médecins, à l’Administration ou au juge, le soin de décider du placement. Thomas Fleiner-Gerster observe cependant que, très souvent, les cantons ne sont pas confrontés au droit fédéral, mais à la Convention européenne des droits de l’homme et à la jurisprudence qui s’y rattache 61. Ainsi, souligne cet auteur, l’autonomie des cantons trouve sa limite dans les droits de l’homme. Il fait remarquer que le fondement des droits de l’homme se trouve dans la nature humaine qui ne peut être étrangère aux données locales62. Plusieurs arrêts du tribunal fédéral suisse ont par ailleurs souligné que si l’injection de médicaments psychotropes est une violation de l’intégrité corporelle et constitue une restriction de la liberté individuelle, dès lors que l’intéressé n’y a pas consenti, les articles 397-a et suivants du Code civil ne fournissent pas une base légale aux traitements forcés, mais seulement à des hospitalisations non volontaires. La législation cantonale est, en l’espèce, déterminante 63. Le traitement forcé devient donc une simple mesure d’ordre sanitaire échappant aux prescriptions de la loi fédérale. Pourtant dans d’autres arrêts, mais ne relevant pas du domaine psychiatrique, le tribunal fédéral suisse a rappelé à maintes reprises que « l’exigence du consentement du patient et le devoir d’informer celui-ci ont leur fondement dans les droits de la personnalité et tendent aussi bien à garantir la libre détermination du patient qu’à protéger son intégrité corporelle 64 ». On pourrait dès lors s’attendre à ce que toute mesure portant ainsi atteinte aux droits de la personnalité comme à l’intégrité corporelle trouve son fondement dans une disposition spéciale du droit fédéral, autorisant une telle immixtion, comme l’article 397 du Code civil le fait en matière 60. M. Borghi et L. Biaggini, op. cit., 1991, p. 99. 61. Th. Fleiner Gerster, « Die Europäische Menschenrectskonvention und die Kompetenzen der Kantone im Gesundheitswesen », dans La législation sociopsychiatrique. Un bilan, M. Borghi (éd.), Institut du fédéralisme de l’université de Fribourg, fondation suisse Pro Mente Sana, 1992, p. 49 59. Voir également Jean François Aubert, « Un droit social encadré », dans Le 700e Anniversaire de la Confédération suisse, RDS, 1991, vol. 110, n° I 1. 62. Op. cit., p. 52. 63. Arrêt TF, M. c/Conseil d’État du canton de Zürich, 7 octobre 1992. 64. Voir arrêt TF, 117 I b 197, JT 1992, II, 214.

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d’atteinte à la liberté des personnes nécessitant une assistance particulière. Bien que ce ne soit pas le cas, force est de constater que la distinction qu’opère le droit fédéral entre libertés fondamentales et mesures sanitaires conduit à s’interroger sur ce qui est de l’ordre du fondamental, référé aux droits de l’homme – ce qui donc devrait relever du Code civil ou pénal plutôt que des codes annexes éventuels ou de législations spécifiques à tel état, canton ou région – et sur ce qui peut être considéré comme une simple mesure sanitaire relevant, le cas échéant, d’un code de la santé, adopté à l’échelon d’un canton, d’un pays, voire de l’ensemble d’une nation pour les États non fédéraux. Le législateur espagnol, en intégrant la mesure d’internement au Code civil, a marqué le caractère fondamental du droit à la liberté dans nos démocraties. L’article 397 du Code civil suisse va dans le même sens, même s’il confie le soin de fixer le détail de la procédure au droit cantonal qui peut donc décider de confier au corps médical la charge de statuer sur la privation de liberté, en qualité d’autorité de tutelle. C’est d’ailleurs ce que fait, en partie, la législation du canton de Genève, qui permet au médecin prescripteur de l’internement de faire procéder, au besoin de force, à l’exécution de sa décision. Dans les trois jours de l’admission toutefois, le Conseil de surveillance psychiatrique, composé de six médecins, dont quatre psychiatres, un(e) infirmier(ère) en psychiatrie, un magistrat de l’ordre judiciaire, deux avocats et de deux travailleurs sociaux, psychologues ou professionnels de la santé, doit décider du maintien ou de la sortie. Mais le canton de Genève, comme bien d’autres, dispose encore de deux autres modalités de placement : celle ordonnée par la Chambre des tutelles, en application du Code civil suisse, et celle ordonnée par le juge pénal en application des articles 43 et 44 du Code pénal suisse. Les raisons de l’internement sont alors données par l’instance judiciaire prenant la décision de tutelle ou statuant sur la sanction pénale. Notons par ailleurs que le délai d’appel laissé à la personne pour dénoncer toute mesure de placement qu’elle conteste est très court, seulement dix jours. Mais l’équipe soignante de l’établissement a mission d’aider les intéressés dans leurs démarches pour saisir soit le Conseil de surveillance psychiatrique, soit la Cour de justice, selon les cas. La personne peut faire appel à un avocat, mais aussi à une personne de confiance ici désignée sous le terme de « conseiller-accompagnant ». Les IUPG (Institutions universitaires de psychiatrie de Genève) ont par ailleurs, édité une petite brochure de vingt pages, comportant en annexes les législations correspondantes, qui explique sommairement les diverses modalités d’admission et de recours et donne les adresses utiles. Cette brochure fournit également des renseignements sur les modalités du traitement, l’information pouvant et devant être donnée, le consentement de l’intéressé, les soins, l’accès au dossier, les « conseillers-accompagnants », le séjour et les règles à respecter en matière d’alcool, d’argent, de congés, de courrier, tabac, téléphone, visite, etc., ainsi que sur les modalités de sorties et donne divers renseignements pratiques dont un plan de l’établissement. Cette brochure est remise à l’admission à tout entrant 65. Deux cantons 65. Un arrêté ministériel du 7 janvier 1997, relatif au contenu du livret d’accueil des établissements de santé, devrait aboutir, en France, à une réalisation similaire.

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romands ont toutefois renoncé à habiliter des « offices appropriés » – notamment des médecins – pour prononcer la privation de liberté à des fins d’assistance aux malades psychiques : il s’agit de Fribourg et de Neuchâtel 66. À Fribourg, la compétence pour la décision de placement appartient à la justice de paix et, en cas de « péril en la demeure », à un juge de paix seul ou au préfet du domicile ou du lieu de séjour. Il en va de même dans le canton de Vaud. À Neuchâtel, la chambre des tutelles est compétente pour prononcer un placement et, lorsqu’il s’agit de placer un malade mental, comme en cas de péril imminent, le président de cette même chambre ou son suppléant décident du placement. Les autorités neuchâteloises ont ainsi voulu éviter la multiplication des instances compétentes 67. Dans le droit allemand, l’intégrité corporelle bénéficie d’une protection constitutionnelle, de sorte qu’en cas d’internement, les traitements de force ne peuvent être administrés que sous certaines conditions, qui doivent être précisées. En Rhénanie-Westphalie, par exemple, en cas de placement décidé par le juge civil68, le traitement contre le gré de la personne ne peut être administré qu’après accord exprès du même juge. Cette autorisation légale est impérative et résulte de l’obligation posée à l’échelon fédéral. La législation fédérale allemande fixe également qu’il appartient au juge répressif de décider, le cas échéant, de l’internement d’un délinquant ou criminel en raison de ses troubles mentaux, suivant les prescriptions de la procédure pénale. Mais les législations propres à chaque Land sur les aides et le placement des malades mentaux non délinquants et des lois spécifiques au placement en psychiatrie légale précisent les règles relatives à l’exécution de la mesure et au déroulement du placement. La question demeure donc entière. Peut-on considérer l’hospitalisation psychiatrique involontaire comme une simple mesure d’ordre sanitaire, qui peut donc échapper au droit civil et figurer parmi les législations sanitaires et sociales, comme sortir, le cas échéant, du droit fédéral ? Ou bien convient-il d’insister sur le caractère exorbitant que représente toute mesure de détention, fût-elle motivée par des raisons d’ordre médical, pour en justifier l’intégration au Code civil, ou, à tout le moins, au droit fédéral, comme le fait en partie le droit espagnol, suisse et allemand ? La même interrogation vaut en matière de traitement de force et, au-delà, pour tout ce qui concerne la contrainte de soin dès lors que l’intégrité physique et psychique de la personne est en cause. Bref, la contrainte faite à une personne, quel qu’en soit le motif, ne met-elle pas en cause des droits si fondamentaux qu’il paraît peu compatible de les traiter par des législations spécifiques qui ne renverraient pas directement aux principes et garanties essentielles des codes civils et des codes de procédure civile propres à chaque pays ? Que la mesure attentatoire à la liberté individuelle soit conçue 66. Pour la législation applicable dans les cantons romands, voir U. Cassini, « L’internement psychiatrique : sécurité juridique et insécurité personnelle », Les Cahiers médico sociaux, Genève, 1981, 25e année, 2, 11 147. 67. Voir à ce sujet Rolf Himmelberger, op. cit., s.d., p. 204. 68. La législation du Land confie au juge le soin de se prononcer, dans les vingt quatre heures, sur toute admission involontaire.

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comme une mesure de protection ne saurait suffire à fonder l’exclusion de ce domaine du champ défini par le Code civil qui garantit, au premier chef, la citoyenneté des personnes. Remarquons qu’en France, l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958 fait du juge de l’ordre judiciaire le gardien naturel de la liberté individuelle ; par diverses décisions, le Conseil constitutionnel a rappelé que la liberté individuelle constituait l’un des domaines réservés au juge de l’ordre judiciaire 69, d’autre part, qu’il ne saurait y avoir d’atteinte importante à la liberté individuelle qui ne soit pas automatiquement soumise à l’appréciation d’un tel juge. Ainsi en va-t-il, par exemple de la rétention des étrangers : au-delà de quelques jours de détention administrative, la décision doit obligatoirement être soumise au juge judiciaire70. Dans ces conditions, depuis la promulgation de la Constitution de la Ve République, la loi du 30 juin 1838 a perdu toute assise constitutionnelle et celle du 27 juin 1990 apparaît manifestement sujette à caution puisque le contrôle du juge n’est que facultatif et toujours tardif. Mais cette loi ne fut pas soumise à l’examen de la haute juridiction ni par le gouvernement qui l’a promulguée, ni par le Parlement qui l’a adoptée, de sorte que l’Administration et les juges se trouvent contraints d’appliquer un texte qui viole pourtant la Constitution, ce qui n’est à l’honneur ni de l’exécutif, ni de la députation, ni même du corps sénatorial. Nous nous sommes suffisamment appesantis sur la critique de la prétendue action bienfaisante des organes de l’État dans les pays de culture latine et sur les risques d’assujetissement qu’elle comporte, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister davantage sur le risque d’asservissement que comporte un rapport de protection qui s’élargirait jusqu’à absorber l’atteinte à la liberté individuelle des personnes ; ce rapport de protection et d’assujettissement est d’ailleurs dénoncé par de nombreuses personnes placées, en France, sous tutelle ou curatelle. L’inflation du nombre de personnes ainsi « protégées », au fur et à mesure que s’accroissent le chômage et la marginalisation d’une partie de la population, ne permet plus d’occulter ces questions 71. Les risques que comporte l’assimilation de la mesure privative de liberté à une simple mesure de tutelle, souvent peu à même de garantir les droits de la défense, ne permettent plus de faire l’économie de telles interrogations. D’ailleurs, il n’apparaît pas que la privation de liberté, non plus que la contrainte de soin puissent jamais passer pour de simples mesures sanitaires, chacune mettant en jeu des droits si fondamentaux qu’on ne saurait les considérer du seul point de vue médical. Pourtant, le canton du Jura admet qu’une mesure de traitement ambulatoire, telle que prévue par le droit 69. Voir notamment la décision 224 DC du 23 janvier 1987, dite Conseil de la concurrence, considérant 15. 70. Voir, entre autres, décisions 75 DC du 12 janvier 1977, dite « fouille des véhicules », et 325 DC des 12 13 août 1993, dite « maîtrise de l’immigration ». Voir également la décision relative à la législation dite de bioéthique, 343 344 DC du 27 juillet 1994. 71. Voir notamment, J. B. Foucauld et al., Rapport d’enquête sur le fonctionnement du dispo sitif de protection des majeurs, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, ministère de la Justice, ministère de l’Emploi et de la Solidarité, Paris, juillet 1998, 76 p. + annexes.

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cantonal (art. 52 ss de la loi du 24 octobre 1985 sur les mesures d’assistance et de privation de liberté, LMAPL) « n’est pas une mesure de privation de liberté à des fins d’assistance au sens des art. 397-a ss CC 72 ». Nous verrons que, sous ce rapport, la Commission européenne des droits de l’homme ne lui donnerait pas tort si elle était saisie de la question. Est-ce pour autant satisfaisant ?

L’absence de législation spécifique

Au titre de la judiciarisation des modalités de placement, une attention particulière doit être portée à la situation ayant eu très longtemps cours au Portugal. C’est en 1945 que le Portugal a légalisé l’hospitalisation libre, tout en recentrant le soin psychiatrique sur l’hôpital (loi n° 2006). Vingt ans plus tard, en 1963, la loi n° 2118, visant à développer l’organisation du soin psychiatrique dans la communauté, a débouché sur la création de centres régionaux et a déterminé quatre types d’admission : ordinaire, en urgence, en service public ou privé. Il n’est pas inutile de souligner ici que la loi de 1963 est intervenue dans un contexte politique très particulier, et notamment sur fond de guerre coloniale (1961) et d’activité politique contre la dictature. En 1976, la nouvelle Constitution a rendu obligatoire la judiciarisation des modalités de placement en unités psychiatriques et a donc, de fait, rendu caduques les anciennes lois de 1945 et de 1963, créant ainsi un vide juridique, d’autant que certains juges se sont refusés à ordonner les internements. Dans ce contexte, l’internement n’est plus guère prononcé qu’en cas d’urgence, bien que, là encore, la décision appartienne à l’appareil judiciaire. En outre, depuis 1992, les unités psychiatriques tendent, comme partout ailleurs, à être intégrées à l’hôpital général. Un certain arbitraire subsiste en raison du flou juridique créé par la caducité des anciennes lois, vide juridique que s’emploie à combler la nouvelle loi de santé mentale, préparée depuis 1996. La situation au Portugal présente l’intérêt, on le voit, de réaliser ce que certains – rares, il est vrai – proposent, et qui tend à affirmer qu’il n’y a pas de judiciarisation à promouvoir en psychiatrie. Il faudrait au contraire déspécifier de façon radicale la prise en charge psychiatrique en replaçant le malade face à la justice, comme n’importe quel autre citoyen, afin qu’il rende compte de ses actes et afin de régler les éventuels problèmes de sûreté qu’il pose au même titre que n’importe qui. Une telle position conduit, on le voit, à rabattre la question de l’internement sur celle du traitement de l’urgence, mais elle se heurte également aux atermoiements des magistrats peu enclins à abandonner les cadres que les lois spécifiques apportent à l’exercice de leur mission. D’autre part, il n’est pas certain que les problèmes de sûreté que pose parfois la maladie mentale puissent être assimilés à toute autre question de ce genre, d’autant que dans une démocratie, la sûreté est rarement assurée par la détention de la personne considérée saine d’esprit, qui cause un trouble quelconque à l’ordre public ou à autrui, bien qu’elle puisse être provisoirement nécessaire à l’encontre d’une personne mentalement perturbée. 72. ATF 118 II, 14 septembre 1992.

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a) Le comblement du vide juridique en Pologne

Dans un contexte social et politique différent, la Pologne nous offre également un point de comparaison. Jusqu’en 1994, en effet, l’hospitalisation psychiatrique n’était l’objet d’aucune législation spécifique, de sorte que le corps médical disposait des pleins pouvoirs et n’était soumis à aucun contrôle particulier. Un bilan a pu être fait pour les années 1990-1991, qui fait apparaître entre 150 000 à 155 000 admissions au titre de premières prises en charge pour un volume total de 700 000 personnes traitées par an dans les institutions de santé mentale, y compris les alcooliques, soit 2 % de la population ; c’est assez considérable puisque cela représente près de deux fois les chiffres connus en France. Les autorités ministérielles polonaises reconnaissent d’ailleurs 20 % d’hospitalisations psychiatriques motivées par des raisons sociales et concernant notamment des sans domicile fixe ou des personnes exclues de leurs familles, pour lesquelles aucun trouble mental n’avait en réalité été repéré, auxquels s’ajoutent 10 % d’hospitalisations psychiatriques renvoyant en fait à des diagnostics non psychiatriques et 15 % à 20 % d’observations sans diagnostic défini 73. L’importance de l’hospitalisation psychiatrique inadéquate, si ce n’est abusive, apparaît donc tout à fait considérable, sans qu’il soit naturellement possible de l’imputer uniquement à l’absence de législation spécifique à l’hospitalisation psychiatrique sous contrainte. Il ne semble cependant pas pour autant que l’abus et l’arbitraire aient régné en ce domaine plus qu’ailleurs, même si ces chiffres peuvent surprendre. Aucune donnée n’existant à ce sujet dans les démocraties occidentales, la comparaison paraît bien difficile. L’approche de l’abus et de l’arbitraire est en outre très diversifiée. Compte tenu du relatif développement des structures psychiatriques polonaises, il n’est pourtant pas exclu de penser que la répression et l’oppression passèrent également par des instances autres que médicales. L’utilisation politique de la psychiatrie ne semble pas avoir connu ici le développement observé dans l’ex-Union soviétique durant l’ère brejnevienne. Ces chiffres ne peuvent cependant manquer d’interpeller ceux qui militent pour l’absence totale de toute législation spécifique. Soulignons qu’il faudra également attendre 1980 pour que la Roumanie se dote d’une législation spécifique, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir car elle pose quelques problèmes particuliers en matière de contrainte de soins. L’expérience de ces pays et l’évolution de leur législation tendent donc à montrer que l’absence de cadre précis à l’exercice de la justice en matière de contrôle des hospitalisations psychiatriques n’est pas la situation la plus propre à sauvegarder au mieux les droits de l’homme. Même lorsqu’il s’agit de confier le pouvoir d’internement au juge civil, des bornes doivent être posées par le législateur à l’exercice de l’autorité judiciaire pour éviter de nouveaux dérapages. 73. Communication d’Elzbieta Bobiatynska, au séminaire du Comité européen : droit, éthique et psychiatrie, Bois d’Amont, 20 23 mai 1993.

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Du point de vue législatif, la Pologne présente donc la particularité d’avoir tenté ces dernières années de combler un vide juridique peu compatible, malgré tout, avec l’esprit des droits de l’homme. Elle opta pour une procédure mixte, en ce sens que l’admission sous contrainte, prononcée par un ou deux médecins selon l’urgence, doit obligatoirement être confirmée ou infirmée par la juridiction des tutelles dans les deux semaines suivantes. Un juge entend sur place l’intéressé. La décision écrite de la juridiction ayant statué doit être notifiée par écrit à la personne et, en cas d’incapacité notoire, à ses proches. À l’admission, le médecin informe oralement l’interné des raisons de sa détention, de ses droits et des possibilités de recours. Le médecin hospitalier doit encore l’informer du protocole thérapeutique envisagé. L’article 23 de la loi prévoit l’admission en urgence. Elle suppose la réunion de deux éléments : l’existence d’une maladie mentale de l’ordre de la psychose et un danger imminent pour la vie du patient ou pour la vie ou la santé d’autrui. Le maintien par décision de la juridiction des tutelles suppose également deux conditions : l’existence d’une maladie mentale et une grave détérioration de la santé mentale du patient ou son incapacité à assurer lui-même les besoins vitaux de son existence. Le danger justifie ici une admission en urgence, mais débouche ensuite sur la notion de détérioration ou d’atteinte aux besoins vitaux de la personne lors du maintien ultérieur. Un certain parallélisme peut être fait à ce sujet avec la prise en considération de l’état de santé du patient par le législateur britannique dans la définition des régimes d’admission et de maintien. En prenant en considération les droits de l’homme dans l’exercice d’une pratique psychiatrique jusqu’alors uniquement réglementée par la déontologie médicale, la Pologne en vient donc à organiser un contrôle judiciaire automatique de chaque admission contraignante et à réduire les critères justifiant la prolongation de la contrainte, en réservant l’admission initiale sous contrainte au cas de danger imminent pour les personnes, tout en excluant le seul danger pour les biens ou l’ordre public, et en motivant le maintien en internement par le risque d’une grave détérioration de l’état de santé mentale de la personne ou par son état d’incurie.

b) Le traitement médical obligatoire en Roumanie (TMO)

Si certains ont pu dénoncer la possibilité d’utiliser la psychiatrie roumaine pour réprimer la déviance sociale, il ne semble pas, en revanche, que l’internement politique ait revêtu une importance particulière, si souvent dénoncée dans les pays de l’ancien bloc soviétique. En réalité, la police politique roumaine disposait certainement d’un pouvoir si étendu qu’elle n’eut guère besoin d’utiliser la psychiatrie afin de réprimer la dissidence politique. C’est d’ailleurs peutêtre dans cette situation particulière qu’il faut rechercher la principale raison de la médicalisation complète du système d’admission sous contrainte et d’obligation de soins. Le 14 octobre 1980, Nicolae Ceaucescu promulgua en effet un décret sur l’« Assistance aux malades psychiques dangereux » de Roumanie, et confia la décision portant obligation de soin aux médecins, tout en organisant des droits

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de recours des intéressés aux instances judiciaires. D’après certains, pour limitée qu’ait pu être cette réforme, elle n’en aurait pas moins permis à de nombreux patients de prendre conscience qu’ils n’avaient pas à être privés de liberté quand la société le voulait, mais seulement lorsqu’ils commettaient quelques actes de violence et manifestaient un comportement dangereux. En fait, l’article 2 du décret retient comme cause de contrainte que le patient puisse, en raison de sa pathologie mentale, attenter à sa propre sécurité ou troubler gravement et d’une manière répétée les conditions normales de travail ou de vie familiale ou sociale. En définitive, le droit roumain retient donc le danger pour soi-même et le trouble à l’ordre public ou familial, conçu au sens large, puisqu’il inclut la perturbation des conditions normales de travail. Pour les raisons qui précèdent, l’on pourrait s’attendre à ce que l’appréciation d’un tel danger relevât d’une autorité administrative ou d’une autorité judiciaire. Il n’en est rien. Le droit roumain médicalise au contraire totalement la contrainte, et ceci d’une double façon. Tout d’abord il confie à une commission médicale de trois membres, étendue à cinq lorsque l’unanimité ne peut être assurée, le soin de décider de la mesure 74. Ensuite parce que la décision n’est pas une simple décision privative de liberté. L’article 3 du décret précise en effet expressément que les malades psychiques dangereux doivent être obligatoirement traités sur un plan strictement sanitaire, soit à l’hôpital, soit en ambulatoire. L’article 9 stipule que le « traitement médical obligatoire » ambulatoire doit être ordonné « chaque fois qu’il n’y a pas une nécessité médicale majeure pour l’internement du malade à l’hôpital ». L’existence d’une dangerosité, liée à un état pathologique, ne saurait donc justifier à elle seule l’internement. Même en ce cas, le traitement ambulatoire doit être préférentiellement recherché. L’internement ne doit résulter lui-même que d’« une nécessité médicale majeure ». La décision prise par la commission médicale de trois ou cinq membres doit être écrite et motivée, et signée par l’ensemble des médecins qui la composent. Dans les vingt-quatre heures, l’intéressé ainsi qu’un membre de sa famille ou un proche et le procureur de la République reçoivent par écrit notification de la décision ; ils peuvent alors recourir au tribunal territorialement compétent du ressort de la commission médicale en cause. Le tribunal doit statuer en urgence après avoir obligatoirement, et dans tous les cas, entendu l’intéressé, lequel doit alors comparaître à l’audience. Un avocat lui est commis d’office lorsqu’il n’en a pas choisi un lui-même. À l’audience, la présence du procureur est obligatoire. L’article 26 du décret offre une possibilité d’appel 74. La procédure normale est en réalité définie aux articles 6 à 10 du décret. La personne doit, normalement, être examinée par un médecin, généralement son médecin traitant, lequel saisit le comité ou le bureau exécutif du Conseil populaire, c’est à dire l’équivalent du maire ou de son représentant. Il appartient à ce dernier d’accorder son soutien au personnel pour procéder à des constatations directes et écrites sur l’état et les manifesta tions de la personne. Le médecin doit alors transmettre le rapport tant médical qu’admi nistratif à la polyclinique territorialement compétente où l’intéressé sera de nouveau examiné par un médecin de l’établissement. Le cas échéant, ce médecin prescrira l’examen de la personne et du dossier par la Commission médicale de la polyclinique, chargée de statuer.

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contre un tel jugement et l’article 27 renvoie expressément au Code de procédure civile pour toutes les questions d’ordre procédural liées à ces recours. L’article 39 édicte la gratuité totale des recours et des soins, et l’article 34 renvoie au Code pénal et au Code de procédure pénale pour l’internement des médicolégaux. Enfin l’article 16 prévoit le réexamen de chaque cas tous les deux mois, et aussi souvent que nécessaire, mais aussi à la demande expresse des proches de la personne. En dehors de cette médicalisation stricte de la décision d’internement ou de contrainte de soin, qui ne fait encore aucune place à l’éventuel droit de refus de l’intéressé, c’est l’obligation stricte qui pèse sur l’administration sanitaire de délivrer certains types de soins, qui retiendra notre attention. Elle pourrait paraître spécifique au droit roumain, si ce n’étaient les considérations précédentes, relatives au fondement de la contrainte de soin en droit sanitaire italien et français. L’article 14 du décret fait obligation aux directions sanitaires d’assurer les traitements médicaux appropriés, dont la psychothérapie, la thérapie récréative et l’ergothérapie. L’article 20 fait encore obligation à l’unité sanitaire de réinsérer le patient au travail selon les prescriptions de la commission médicale. En cas d’inadaptation, la commission doit procéder à une autre affectation de travail. Dans la pratique cependant, la plupart des personnes promises à l’internement le sont à la demande de la famille et sont souvent amenées de force à l’hôpital par la police. En cas d’urgence, un seul médecin procède à l’admission dans l’attente que la commission médicale se prononce. Ce système n’a pas évité des traitements abusifs et injustifiés, mais le mode de leur dénonciation a suivi un chemin quelque peu original. C’est en effet l’Association des psychiatres libres de Roumanie qui a dressé une liste nominale des personnes qui, selon le corps médical lui-même, ont été soumises à des traitements abusifs ou non justifiés ; il semble en effet que le décret de 1980 a au moins développé l’idée que l’on ne saurait contraindre aux soins une personne uniquement parce que certains médecins l’estiment nécessaire. Quelques psychiatres considèrent désormais que lorsqu’une personne admise volontairement refuse le traitement, la seule décision admissible est de prononcer son externement, c’est-à-dire sa sortie. D’autres encore dénoncent le paternalisme excessif du corps médical roumain, la minimisation, voire l’ignorance, des droits des patients ainsi que l’incompétence ou la superficialité de nombreux psychiatres. Il faut encore souligner le caractère répétitif des troubles à l’ordre public, expressément prévu par le décret de 1980. Un simple trouble ponctuel à l’ordre public ne saurait suffire à justifier la mise en œuvre d’un TMO à l’encontre d’un malade mental. Sous ce rapport, un parallèle peut être fait avec la fréquence des actes ou accès de démence que comportait l’ancien article L. 336 de la législation française, issue de la loi du 30 juin 1838. La loi française du 27 juin 1990 a, en revanche, abandonné la notion de démence et celle de la fréquence de tels actes ou accès, de sorte qu’aujourd’hui un simple trouble ponctuel à l’ordre public, associé à quelque trouble mental, suffit à justifier une mesure d’hospitalisation d’office. Si l’on s’en tient au texte, le droit roumain ne permet toujours pas une telle extension de la contrainte. Il n’est pas certain que du point de vue de la sauvegarde et du développement des droits de l’homme,

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l’évolution constatée en France représente sous ce rapport un réel progrès. Il n’est par ailleurs guère besoin d’insister longuement sur les emprunts inattendus de Ceaucescu au TSO italien : comment ne pas remarquer la similitude des dénominations ? Certes, le TMO roumain renvoie-t-il expressément au malade dangereux et tend-il à répondre principalement à la dangerosité sociale du patient, mais il le fait également pour assurer un meilleur accès aux soins pour l’intéressé, et fait en ce sens peser l’obligation aussi bien sur l’administration sanitaire que sur le patient, comme en Italie, tout comme il fait entièrement dépendre la mesure de considérations médicales, qui donne d’ailleurs tout le pouvoir de décision aux médecins. La législation roumaine prévoit en outre le « traitement médical obligatoire ambulatoire » comme une alternative à l’hospitalisation, voire comme une obligation pour le corps médical de mettre en œuvre cette alternative chaque fois que l’hospitalisation peut être évitée. La différence avec les « SOA » (soins obligatoires ambulatoires), préconisés en France par certains psychiatres et repris par le Groupe national d’évaluation de la loi du 27 juin 1990, paraît donc assez mince. Aussi est-il surprenant de voir ces propositions se rapprocher des réalisations roumaines de l’ère de Ceaucescu. Il n’est pas sans intérêt de souligner à ce sujet que les professionnels intervenant dans le champ de la psychiatrie roumaine se plaignent de la prédominance, dans un tel contexte fortement médicalisé, de l’approche organiciste 75 et de la prégnance de la catégorie des incurables qui la caractérise, de sorte qu’après la destitution de Ceaucescu, la situation des malades mentaux et de leur prise en charge n’aurait fait qu’empirer, aucune dynamique nouvelle n’ayant encore pu être insufflée. Comment ne pas s’interroger toutefois sur le fait que le TMO ait pu conduire de nombreux patients à prendre conscience qu’ils n’avaient pas à être contraints en l’absence d’un tel danger ; la prise en compte du danger pour soimême ou pour autrui, voire pour l’ordre public, ayant été ici le levier de la prise de conscience de leur citoyenneté, par certains patients roumains. Que restera-til, en effet, de cette citoyenneté le jour où, dans d’autres pays européens se voulant démocratiques, la contrainte n’aura plus à être légitimée par ce danger, mais deviendra à ce point banalisée par la notion de bienfait pour l’intéressé, subjectivement appréciée par autrui, qu’on pourra la monnayer en dehors de l’hôpital par le versement de pensions ou la jouissance d’autres avantages matériels et économiques, conditionnée à l’injection préalable à effet retard ? N’est-ce pas alors le point ultime de la dépendance et de l’asservissement des personnes qui aura été atteint, sous prétexte de développer l’accès aux soins – point de non-retour de la dépersonnalisation et de l’exclusion sociale du patient psychiatrique comme de l’exclusion de toute citoyenneté du sujet ?

75. Communication de Bogdana Tudorache au séminaire du Comité européen : droit, éthique et psychiatrie, Bois d’Amont, 20 23 mai 1993.

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LES PRINCIPAUX APPORTS DES JURISPRUDENCES NATIONALES

Le consentement et la contrainte de soin La jurisprudence française en matière de sortie à l’essai

Récemment, les tribunaux judiciaires français ont eu à se prononcer sur la situation de personnes maintenues en sortie à l’essai sous le régime de l’HDT (hospitalisation à la demande d’un tiers). L’une des décisions les plus remarquables est sans conteste celle que fut amené à prendre le président du Tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône, à l’occasion de l’instruction d’une demande de sortie immédiate formulée par M. Michel G., une de ses amies et le Groupe Information Asiles. À l’époque, l’intéressé se trouvait maintenu en sortie à l’essai sous le régime de l’hospitalisation à la demande d’un tiers. Il contestait l’obligation de suivi psychiatrique par les médecins hospitaliers dont il était l’objet, comme la poursuite, contre son gré, d’un lourd traitement de neuroleptiques majeurs. Après avoir pris connaissance des conclusions de l’expert spécialement désigné, le magistrat devait ordonner la sortie immédiate, au motif que « le respect des libertés individuelles qu’inspirent de manière toujours plus accentuée les législations, réglementations et jurisprudences nationales et supranationales du monde occidental doit permettre à un individu ne présentant pas un état d’aliénation mettant en péril l’ordre public et la sûreté des personnes de choisir lui-même le ou les thérapeutes qui lui prescriront les traitements adaptés à son état ». Ainsi, selon ce magistrat, les dispositions législatives et réglementaires du monde occidental ne sauraient autoriser une quelconque contrainte de soin, sauf pour les personnes dont l’état d’aliénation met en péril l’ordre public ou la sûreté des personnes. C’est donc le danger qui, une fois de plus, constitue le

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critère discriminant 1. Le Conseil d’État a en outre cru pouvoir établir que les décisions de sortie à l’essai sous placement d’office ou HDT constituent une mesure d’aménagement du traitement, de sorte que ces décisions ne seraient susceptibles d’aucun recours au juge de l’excès de pouvoir et ne pourraient donc être annulées 2. Le Conseil d’État distingue ainsi la décision de sortie d’essai, de durée limitée à trois mois, des décisions de maintien en HDT, conformes à l’ancien article L. 337 (actuel article L. 3212-7) du code de la santé publique, de durée limitée à un mois, ou en HO (ancien art. L. 345) (actuel article L. 3213-4) de durée maximum de six mois. Seules ces dernières décisions sont susceptibles d’annulation. Mais l’on entre alors dans un système d’une complexité sans fin, puisque la durée des décisions de sortie à l’essai ne coïncide pas avec celle des décisions de maintien en hospitalisation sous contrainte. On rencontre ainsi des décisions de sortie à l’essai de trois mois dans le cadre d’une HDT, dont la validité est pourtant limitée à un mois… Ces considérations ne résolvent pas davantage l’aberration de la situation de personnes en sortie d’essai sous HDT. En effet, ce mode d’hospitalisation sans consentement n’est possible que si les troubles mentaux de la personne rendent impossible son consentement et nécessitent des soins immédiats, assortis d’une surveillance constante en milieu hospitalier. Or, la sortie d’essai, sous HDT, n’est possible que si d’une part la personne accepte de suivre un traitement et est donc apte à consentir, et d’autre part si ces traitements ne nécessitent pas de surveillance constante en milieu hospitalier. Ces deux conditions de la sortie d’essai sous HDT sont donc radicalement contraires à celles propres à l’admission sous HDT, alors que la juridiction administrative considère que la sortie d’essai ne modifie pas le statut juridique de la personne qui demeure placée sous le régime qui était le sien à l’admission… L’évidente contradiction de la personne en sortie d’essai débouche généralement sur le prononcé de la sortie immédiate par le juge civil lorsqu’il est saisi d’une telle demande par une personne maintenue dans cette situation. Le juge ne peut en effet que constater que les conditions de maintien en HDT ont cessé avec l’octroi de la sortie à l’essai, qui démontre par elle-même que la personne ne remplit plus les conditions de ce maintien, tel que défini à l’article L. 333 du CSP 3.

1. C’est ainsi que le président du Tribunal de grande instance de Strasbourg, a, de son côté, été conduit à ordonner la sortie immédiate de M. Yves L., jusqu’alors maintenu en sortie à l’essai, également sous le régime de l’HDT, « au motif que la loi de juin 1990 dans sa lettre comme dans son esprit ne permet pas de maintenir M. L., hospitalisé sous contrainte » alors qu’il ne présente plus de signes psychopathologiques évolutifs et qu’il accepte de se faire suivre par un psychiatre » (ordonnance du 29 juin 1995). 2. Arrêt, CHS Esquirol de Limoges c/René Nouhaud, 11 mars 1996. Voir a contrario, tribunal administratif de Nantes, Tougourdeau c/CHS Sainte Gemme sur Loire, 11 avril 1991 et Tribunal administratif de Strasbourg, Yves L. c/CHS d’Erstein, 25 avril 1995 ; Tribunal administratif de Lille, Bernard V., 19 décembre 1991. 3. Voir notamment, ordonnance TGI de Strasbourg, Y. L. c/CHS d’Erstein, 29 juin 1995, n° RG 9501124 et ord. TGI de Chalon sur Saône, Groupe Information Asiles c/CHS de Sevrey, 30 juillet 1990.

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Consentement éclairé et refus des traitements neuroleptiques dans la jurisprudence helvétique

Mais c’est probablement la Suisse qui, en matière de traitement obligatoire, a le mieux précisé, ces dernières années, les droits des patients. Dans une jurisprudence datant de quelques années, le tribunal fédéral a dit que les dispositions pertinentes du Code civil helvétique servent de base à l’hospitalisation non volontaire mais qu’on y chercherait en vain une base légale aux traitements non volontaires. Pour que des traitements puissent être administrés contre le gré de l’intéressé, voire simplement sans son consentement, il faut une base légale cantonale, à moins d’une urgence vitale. Il faut aussi que l’intérêt du public et le principe de la proportionnalité soient respectés. Aussi a-t-il pu être soutenu qu’il n’existe pas de base légale en Suisse aux traitements involontaires, à l’exception du canton du Tessin 4. Cela n’a cependant pas empêché le tribunal fédéral, dans un arrêt contestable qui concernait un cas d’espèce zurichois, d’estimer qu’il y avait une base légale suffisante à une telle contrainte. La chambre des tutelles du tribunal d’arrondissement de Seebezirks eut ainsi dernièrement à trancher le litige opposant une personne internée et sous tutelle qui demandait l’arrêt de ses injections de neuroleptiques. Les médecins s’opposant à cette demande obtinrent satisfaction par une première décision du 31 octobre 1994. L’intéressé sollicita l’annulation du jugement, laquelle fut ordonnée le 17 février 1995. La chambre des tutelles rappela ainsi qu’une personne sous tutelle conserve sa liberté de décision concernant sa personne et la sauvegarde de son intégrité physique et psychique, cependant qu’un traitement forcé peut être préjudiciable au psychisme de l’individu. De même, par arrêt du 7 mars 1995, le tribunal administratif de Genève a rappelé que les malades mentaux ont droit au respect du principe du consentement libre et éclairé, comme tout autre malade. S’agissant d’un arrêt de principe singulièrement motivé, il n’est pas inutile d’en reproduire ici quelques extraits : « Aucune intervention médicale ne peut être pratiquée sur un patient sans qu’il ait donné son consentement libre et éclairé, ce qui suppose qu’il ait été informé par le praticien quant à la nature et aux conséquences de l’intervention et qu’il y ait donné son accord préalable. Le droit de l’individu d’être informé et de se décider en conséquence se déduit directement de son droit à l’intégrité personnelle et à l’intégrité physique (ATF 114 Ia 358). L’administration forcée de neuroleptiques, comme tout traitement administré contre le gré du patient, constitue une atteinte à la liberté personnelle qui nécessite une base légale claire et non équivoque, doit être justifiée par un intérêt public et respecter le principe de proportionnalité (ATF non publié, du 7 octobre 1992 en la cause M. ; ATF 114 Ia 357). » À Genève, la question du consentement aux traitements médicaux est réglée par la LRMPS et également, en ce qui concerne les patients psychiatriques, par la LPAM. 4. Telle est notamment la position des Sans Voix et, plus particulièrement d’Adrienne Szokoloczy Grobet ; voir également Paul Mottier, Le Statut juridique du patient psychique, en particulier sa liberté de décision face à l’hospitalisation et au traitement psychiatriques, mémoire de licence, faculté de droit, université de Neuchâtel, novembre 1994.

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[…] « Du moment que le consentement éclairé est expressément exigé par la loi genevoise, y compris pour les admissions non volontaires, il n’est évidemment plus possible de soutenir que le principe même de celles-ci justifie les traitements forcés. La thèse retenue par le tribunal fédéral, dans son arrêt du 29 mars 1990, qui concernait des faits antérieurs à l’adoption de la LMRPS, et par la chambre des tutelles dans sa décision du 22 septembre 1992, ne peut donc être retenue […]. Les intimés n’ont pas contesté qu’en tant que tels les neuroleptiques ne peuvent avoir pour effet direct de sauver la vie de Mme X. Ils viseraient plutôt à l’empêcher d’accomplir un acte ou d’adopter un comportement susceptible de mettre sa vie en danger […] En fait, les IUPG 5 ont essentiellement évoqué deux hypothèses de risque vital urgent. D’une part le cas où une hallucination ordonnerait à Mme X. de se tuer, d’autre part le risque qu’elle se néglige au point de se laisser mourir de faim, soit en fait le risque de suicide, brutal ou lent, en état d’incapacité de discernement. Or, dans ces deux hypothèses, la contrainte physique, expressément acceptée par Mme X., permettrait d’écarter le risque. Que cette contrainte déplaise aux IUPG, de façon tout à fait compréhensible, ne change rien au fait que la possibilité d’y recourir exclut que l’administration de neuroleptiques soit la seule mesure susceptible de sauver la vie de Mme X. Au demeurant, vu le refus formel de celle-ci de se voir administrer des neuroleptiques, il est probable que la contrainte physique devrait être utilisée pour imposer un tel traitement. Dès lors que Mme X. a clairement déclaré préférer la contrainte physique à l’administration de neuroleptiques, la présomption de l’article 5 alinéa 3 LRMPS ne permet pas de lui imposer la seconde solution, lorsque la première peut lui sauver la vie. Le but de cette disposition est en effet de sauver la vie du patient qui n’est pas en état d’exprimer un consentement. Si ce but peut être atteint tout en se conformant à la volonté exprimée du patient, fût-ce de façon anticipée, ce serait détourner l’article 5 alinéa 3 LRMPS de son but que d’adopter une autre solution […] Le recours doit ainsi être admis en ce sens qu’il sera dit que la volonté de Mme X. de ne recevoir aucun neuroleptique doit être respectée par le IUPG, alors même que celle-ci serait ultérieurement jugée incapable de discernement. » Par cet arrêt, le tribunal administratif de Genève alloue en outre à la requérante une indemnité de 3 000 F suisses, mise à la charge de l’État. Cet arrêt est d’autant plus remarquable qu’il ne tranche pas seulement la question du consentement libre et éclairé du patient, lequel suppose une information suffisante de l’intéressé par les médecins, mais encore le droit au refus d’un type particulier de traitement, en l’occurrence des neuroleptiques, quand bien même il y aurait une nécessité vitale et urgente à intervenir, dès lors que d’autres types de traitement, dont la contention physique, seraient susceptibles de préserver la vie de l’intéressé et de répondre aux intérêts publics. En outre, cet arrêt présente la particularité de statuer pour l’avenir en reconnaissant à la personne le droit de refuser les traitements neuroleptiques quand bien même elle serait jugée ensuite incapable de discernement et internée. La requérante avait en effet présenté à cette instance une demande visant, entre autres, à faire valider son testament psychiatrique par lequel elle précisait refuser, en cas d’une 5. Institutions universitaires de psychiatrie et de gériatrie.

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hospitalisation à venir et d’une éventuelle incapacité à consentir, tout traitement neuroleptique ; elle désignait également des personnes chargées, dans cette hypothèse, de la représenter. Le tribunal n’a pas entendu trancher ce dernier point, pour des questions de procédure sur lesquelles il n’est pas utile de s’attarder. Et sans valider expressément le principe même du testament psychiatrique, cheval de bataille de diverses associations de patients helvétiques, le tribunal administratif de Genève n’en a pas moins reconnu le droit, pour une personne, de préférer la contention physique aux traitements neuroleptiques forcés. Par de nombreux arrêts 6, le tribunal fédéral avait déjà eu l’occasion d’expliciter son point de vue sur le consentement éclairé. Un arrêt du 7 octobre 1992 (M. contre Conseil d’État du canton de Zurich) a établi que la législation cantonale zurichoise fournit une base suffisante pour des traitements contre le gré des personnes, dans des situations d’urgence particulières. Il s’agit notamment de dispositions concernant des patients incapables de discernement, qui prévoient, par ailleurs, l’accord du représentant légal. À défaut de représentant légal, ces dispositions assurent du respect de la volonté présumée du patient et de ses intérêts objectifs. Traiter un patient contre son gré requiert ainsi, selon le tribunal fédéral, une situation d’urgence aiguë. Aussi la médication forcée ne peut-elle être administrée que durant de courtes périodes. Il ne peut donc pas s’agir de pratiquer de force une véritable thérapie. En l’espèce, l’urgence a pu être caractérisée par des circonstances particulières : violences du patient envers le personnel ou état catatonique et mutique pendant une longue durée. Des actions pénales ont également conduit au rappel de ces mêmes principes 7. Dans d’autres arrêts, le tribunal fédéral a expliqué que l’information à donner au patient doit comprendre les avantages, les risques et les alternatives au traitement proposé, de même que les implications économiques et financières, sans jamais exclure les malades mentaux de telles dispositions. En revanche, par arrêt du 28 mars 1988 8, la IIe cour civile du tribunal fédéral, statuant sur un arrêt de la chambre des tutelles du tribunal cantonal vaudois, a établi que lors d’un placement fondé sur la faiblesse d’esprit, l’autorité de tutelle ne cause pas de préjudice à un individu atteint d’oligophrénie profonde en omettant de lui indiquer par écrit son droit d’en appeler au juge, dans la mesure où elle en a informé des personnes proches de l’intéressé. Ce même arrêt consacre en outre l’interprétation large de la qualité pour appeler au juge en cas de privation de liberté à des fins d’assistance, au point d’autoriser le recours de la personne chez qui l’handicapé avait été placé. L’attention portée à ces questions en Suisse est manifestement importante. Il est vrai que les milieux juridiques y sont d’autant plus sensibles que chacun a à l’esprit le cas du professeur Peter Noll, qui fut juge à la Cour suprême du canton de Zürich et qui préféra mourir d’un cancer de la vessie plutôt que de subir une opération qui lui aurait imposé ensuite le port d’une poche artificielle 9. 6. ATF 117 Ib 197, JT 1992 II 214. 7. Voir notamment ATF 99 IV 208 ss ; Pra. 63, 1974, nr. 95 ; JT 1974 IV 132 ss. 8. ATF, 114, II. 9. Peter Noll, Diktate über Sterben und Tod, mit Totenrede von Max Frisch, Zurich, Pendo Verlag, 1984 ; en français : Choisir sa mort, Paris, Albin Michel, 1987.

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Consentement et information du patient dans les jurisprudences italiennes et françaises

Les tribunaux italiens ont également eu à se prononcer récemment sur la question du consentement du patient, sans toutefois aborder la question particulière du malade mental. La place accordée à la volonté du patient et la prise en compte du refus en cas de traitement sanitaire obligatoire, tel que régi par la loi 180, résulte d’ailleurs en partie de la jurisprudence s’attachant à cette question en matière de traitements non psychiatriques. M. Molinero cite de récents arrêts des chambres civiles et pénales de la Cour de cassation 10 : « Un chirurgien qui, en l’absence d’une véritable nécessité et sans urgence thérapeutique, avait pratiqué sur une patiente âgée une intervention plus lourde que celle prévue, et n’ayant eu le consentement préalable que pour cette dernière intervention, a été reconnu responsable de lésions volontaires. De même, la patiente étant décédée dans la période postopératoire (sans faute commise de la part du médecin), le médecin a été condamné du chef d’homicide involontaire 11. » L’on retiendra en revanche qu’en 1993, le parquet ouvrira une enquête pénale à l’encontre d’un médecin qui, respectant la volonté du sujet qui refusait des transfusions sanguines en raison de ses convictions religieuses, ne l’a pas obligé à accepter le traitement, cependant que le patient devait décéder quelque temps plus tard en raison de ce refus. Par un arrêt de 1991, la chambre civile de la Cour de la cassation a encore établi que la contribution du patient à la faute du médecin, alerté trop tardivement par le malade sur les conséquences de l’erreur diagnostique dont il était la victime, doit être évaluée en considérant seulement le comportement de la personne lésée. S’agissant en l’espèce d’une personne mineure au moment du traitement, et par suite sans autonomie décisionnelle, la Cour a donc exclu toute participation du malade à la faute du médecin 12. La jurisprudence française est quelque peu parallèle 13. Il n’y a pas, à proprement parler, de jurisprudence sur la question du consentement au traitement du malade mental, comme si cette difficulté pourtant centrale de l’exercice psychiatrique ne posait subitement plus aucun problème. Nous avons déjà eu l’occasion de signaler le rapprochement que la jurisprudence fait entre l’urgence à intervenir et le danger pour la personne. Nous n’y reviendrons que pour souligner un récent arrêt du Conseil d’État français validant la sanction infligée par son ordre à un médecin qui avait respecté le refus du malade de subir un traitement 10. Communication aux Journées d’études européennes, CEDEP, Madrid, 7, 8, 9 octobre 1994. 11. Cette affaire est publiée dans le Traité de cassation pénale, section V, 21 avril 1992, Cour d’assises de Florence, 18 octobre 1990. 12. Voir Traité de cassation civile, section III, 7 mars 1991. 13. Pour une comparaison des législations étrangères en médecine générale, voir notam ment la thèse d’O. Guillod, Le Consentement éclairé du patient, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1986. Concernant le soin psychiatrique, voir, entre autres, C. Jonas, « Le consentement des malades mentaux à leurs soins », Nervure, spécial, 1990, 3 (1), p. 55 58.

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chirurgical ou radiothérapique alors qu’il souffrait d’une affection cancéreuse 14. Soulignons cependant, à la suite de C. Clément 15, que « le nouveau code de déontologie 16 prévoit en son article 36 que “le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous les cas”. Ce qui signifie que le médecin est tenu à l’obligation d’obtenir le consentement du malade. Toute défaillance de sa part est constitutive d’une faute dont la nature juridique varie suivant le statut du médecin. D’autre part, pour qu’il y ait acceptation en connaissance de cause de l’acte médical, il faut que le patient ait été informé de la portée dudit acte. Et selon la jurisprudence, il s’agit d’une véritable obligation d’information à la charge du médecin. Cela permet d’affirmer que l’obligation d’information du médecin est le corollaire du consentement et à ce titre, l’absence ou la mauvaise information correspond à l’absence de consentement. » Cette obligation influe sur la nature de la faute. Il s’agit en effet d’une obligation professionnelle et déontologique qui s’impose à toute personne exerçant la médecine et qui, par suite, transcende le contrat qui pourrait exister entre le médecin et son patient. De ce fait, la Cour de cassation a jugé que le médecin hospitalier qui faillit à son obligation d’information commet une faute personnelle détachable du service 17. Dans ces conditions, la victime peut assigner personnellement le médecin devant les juridictions civiles et n’est donc pas limitée à ne rechercher que la responsabilité de l’établissement hospitalier devant la juridiction administrative. « Cette obligation d’information médicale au bénéfice du malade afin que celui-ci puisse donner un consentement éclairé a été élaboré par la jurisprudence (Cass. civ., 29 mai 1951, D. 1952, p. 53, note R. Savatier). Ainsi, lorsqu’il existe un contrat entre le patient et le médecin, deux obligations pèsent sur ce dernier : une obligation principale, celle de soigner selon les données actuelles de la science, et une obligation accessoire, celle de renseigner le patient sur la portée de la décision médicale. Et lorsqu’il n’existe pas de contrat médical 18, le médecin est également 14. CE, Garnier, 29 juillet 1994. Statuant en cassation, le Conseil d’État a ainsi estimé que le Conseil national de l’ordre des médecins « a pu légalement décider que, nonobstant le refus par sa patiente d’un traitement chirurgical ou radiothérapique, M. Garnier avait commis une faute de nature à justifier une sanction en acceptant de la traiter par des remèdes illusoires qui l’ont privée d’une chance de guérison ou de survie ». Pourtant, tout en respectant le refus de sa patiente de se soumettre à une ablation du sein gauche, le Dr Jacques Garnier n’en avait pas moins prescrit des produits homéopathiques et des séances d’acupuncture pour soulager ses douleurs, et thérapeutiques à base de plantes pour soutenir ses défenses immunitaires avant de l’envoyer consulter un médecin diplômé en cancérologie qui, se heurtant à son tour au refus d’intervention chirurgicale et de radiothérapie de la patiente, prescrivit également un traitement homéopathique. 15. Op. cit., p. 9. 16. Décret n° 95 1000 du 6 septembre 1995, JO du 8 septembre 1995. 17. Arrêt Cour de cassation, 28 janvier 1942, D. 1942, p. 63. La faute professionnelle se définit encore comme « un manquement volontaire et inexcusable à des obligations d’ordre professionnel et déontologique », Cass. crim., 2 avril 1992, JCP 1993, II, 22105, note Vallar, voir aussi, Jean Marie Clément et Cyril Clément, Les Principales décisions de la jurisprudence hospitalière, Paris, Berger Levrault, 1995. 18. C’est le cas notamment pour le patient à l’hôpital public, souligne Cyril Clément ; mais il convient de rappeler l’exception de la clinique ouverte (CE, 4 juin 1965, hôpital de Pont à Mousson, D. 1965, p. 746, note Piquemal), c’est à dire de la personne admise sur l’un des lits réservés à la clientèle privée du chef de service.

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tenu à une obligation de soins, et non pas de guérison, et à une obligation de renseignement (Cass., 28 janvier 1942, D. 1942, p. 43) »19. De son côté, le nouveau code de déontologie médicale français parle « d’information claire, loyale et appropriée ». Et, comme le souligne une fois encore Cyril Clément 20 : « N’oublions pas que l’information que reçoit le malade permet la confiance de celui-ci en son médecin. Et la confiance est une condition sine qua non à toute réussite thérapeutique. » La jurisprudence française a également cru devoir tenir compte des difficultés inhérentes à l’art médical pour établir que l’information n’a lieu de porter que sur les risques prévisibles 21. Elle énonce ainsi que le patient doit être informé « des risques normalement prévisibles en l’état des connaissances scientifiques » 22, ce qui suppose que les risques soient identifiés 23. Or il n’est pas certain qu’en psychiatrie les risques, issus notamment du traitement à long terme par différentes substances psychotropes, soient clairement identifiés, comme le souligne notamment, le professeur Édouard Zarifian. Toutefois, l’AAA-VAM (association d’aide aux victimes des accidents des médicaments), que préside M. Georges19. Cyril Clément renvoie ici, pour une étude récente, aux articles de Françoise Alt Maes à la RDSS, 1994, p. 381, et de Jean François Barbieri, Les Petites Affiches, 4 janvier 1995. 20. Ibid. 21. Arrêt Cour de cass. civ. 1re, 8 novembre 1955, D. 1956, p. 3. Voir également arrêt du Conseil d’État, 21 juillet 1972, Dame Rabus, Leb., p. 594, et la récente Charte du malade hospitalisé, circulaire DGS/DH n° 95 22 du 6 mai 1995. Signalons par ailleurs que, d’une manière constante, la jurisprudence refuse d’engager la responsabilité de l’hôpital ou du médecin, lorsque les risques sont exceptionnels (CE 1er mars 1989, Gelineau, Leb., p. 65 et Cass. civ. 1re, 9 mai 1983, D. 1984, p. 121, note Penneau). « Le risque exceptionnel, commente Cyril Clément (op. cit. p. 10), est celui qui est infime statistiquement parlant. Mais on peut légiti mement se demander si une telle jurisprudence perdurera compte tenu de l’arrêt Bianchi (CE, 9 avril 1993, Leb. p. 127 […]).Car on sait que par cette décision, le Conseil d’État a accepté d’indemniser sans faute les risques exceptionnels et connus. » On notera enfin que la jurispru dence administrative est passée de la technique de la présomption de faute (CE, 7 mars 1958, Meier, Leb. p. 153), en raison d’un souci d’indemnisation des victimes, à la technique de la perte de chance (CE, 24 avril 1964, hôpital hospice de Voiron, Leb. p. 259) afin de réparer ce qui paraît injuste, puis à la technique de la démédicalisation qui, comme le souligne toujours Cyril Clément, « a permis au juge administratif d’exiger la preuve d’une faute simple aux dépens de la faute lourde » (ibid.) (voir également Claudine Esper, « Le dernier état de la responsabilité des hôpitaux publics », La Gazette du Palais, 12 13 juillet 1995, p. 3. 22. L’obligation d’informer sur tous les risques encourus a encore été dernièrement rappelée en chirurgie esthétique par un arrêt du Conseil d’État du 15 mars 1996, Mlle Durand, requête n° 136 692. Voir Cyril Clément, « Chirurgie esthétique : l’obligation d’information du praticien », Les Petites Affiches, 16 septembre 1996, n° 112, p. 6 8. Voir encore, deux arrêts C. cass., civ. 1re, 7 octobre 1998, Mme C. c/Clinique du Parc et autres, et MRCM et autres, Les Petites Affiches, 5 mai 1999, n° 89, p. 4 12, obs. Ch. Noiville. Le Conseil d’État a suivi le mouvement dans différents arrêts récents, notamment du 10 décembre 1999, req. n° 98 530 ; 14 février 1997, CHR de Nice c/Mme Quarez, req. n° 133 238, Les Petites Affiches, 28 mai 1997, n° 64, p. 23 32, obs. S. Aloiteau. Voir également, TA Versailles, 26 juin 1997, M. Mohamed Lahioui c/CHG Longjumeau, Les Petites Affiches du 23 février 1998, n° 23, p. 12 15, obs. J. Krulic. 23. Sur cette dernière question, voir la communication de Bernard Glorion, président du Conseil national de l’ordre des médecins, « Actes du Colloque », Le Risque médical, 6 octobre 1994, Forum du droit des affaires.

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Alexandre Imbert, a fini par obtenir que les benzodiazépines (tranquillisants et hypnotiques) portent désormais une mise en garde contre le risque de suicide associé à leur prise. Cette association lutte en effet depuis plusieurs années pour faire reconnaître que certains médicaments ont pour effet de lever des inhibitions et facilitent ainsi le passage à l’acte, hétéro- ou auto-agressif. En novembre 1999, quatre-vingts anciens patients psychiatriques ont engagé des poursuites judiciaires contre les services publics de santé anglais pour avoir été traités au LSD dans les années 1950-1960. « Tous affirment avoir souffert de graves effets secondaires : dépression, cauchemars récurrents et troubles de la personnalité » 24. De son côté, le Conseil d’État a récemment établi que l’obligation d’information du patient par le médecin concerne également les risques exceptionnels connus 25. Par ailleurs, un important revirement de jurisprudence a été opéré en 1997 par la Cour de cassation qui, en matière d’information du patient sur les risques d’un traitement, a renversé la charge de la preuve. Cet arrêt est d’une portée plus générale puisqu’il pose le principe selon lequel il appartient au débiteur d’une obligation d’apporter la preuve qu’il y a positivement répondu 26. Le nouvel article 16-3 du Code civil français devrait être également un important moyen pour limiter les abus en matière de contrainte de soins puisqu’il dispose que : « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité thérapeutique pour la personne. Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement, hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même de consentir. » Par arrêt du 19 mars 1997 27, la Cour de cassation a ainsi rappelé qu’il résulte de l’article 16-3 du Code civil que nul ne peut être contraint, hors les cas prévus par la loi, de subir une intervention chirurgicale. Cet article pourrait notamment être utilisé dans le contentieux des traitements de force par piqûre. Les solutions adoptées en médecine générale par la jurisprudence pourraient, à l’évidence, et sans trop de difficulté, être transposées au cas des malades mentaux traités contre leur gré ; mais il ne semble pas que des actions judiciaires aient, en ce domaine, d’ores et déjà abouti, voire été réellement tentées. L’on retiendra en tout cas que l’information conditionne le consentement, mais aussi et surtout la part de plus en plus active prise en ce domaine par le médecin, qui se doit désormais, avant même de constater toute impossibilité de recueillir le consentement de la personne, de s’être efforcé de le rechercher en délivrant une information appropriée au cas de l’intéressé. De toute évidence ceci est, en psychiatrie, fondamental. C’est pourtant l’un des domaines de la médecine où l’information donnée aux patients demeure des plus rudimentaires. 24. Le Monde du 18 novembre 1999. 25. CE, 5 janvier 2000, Assistance publique Hôpitaux de Paris, req. n° 198 530, et consorts T., req. n° 181 899, Les Petites Affiches, 25 février 2000, n° 40, p. 15 19, obs. C. Clément, Actualité juridique, Droit administratif, 20 février 2000, p. 180 183. 26. Cass. civ. 1re, 25 février 1997, Hédreul c/Cousin et autres, Les Petites Affiches, 16 juillet 1997, n° 85, pp. 17 20, obs. A. Dresner Dolivet. 27. C. cass., civ. 2e, 19 mars 1997, Mutuelle du Mans et autre c/Compagnie La Mondiale et autres.

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Le libre choix du médecin et de l’établissement par le patient

La liberté, pour le patient, de choisir son médecin et son établissement de soin, pose en France de redoutables problèmes, notamment lorsque l’intéressé se trouve hospitalisé dans le secteur public, et plus encore lorsqu’il se trouve l’objet d’une hospitalisation sans son consentement, comme cela arrive encore fréquemment en psychiatrie. En ce cas, en effet, le malade ne se trouve pas dans une situation contractuelle avec son médecin, mais dans une situation légale et réglementaire. Il n’est pas à proprement parler client de son médecin, mais usager du service de médecine publique. En second lieu, parce qu’elle est légale et réglementaire, la situation d’un usager se présente aussi comme générale et impersonnelle. Les règles de fonctionnement, définies par l’État, sont ainsi identiques pour tous. Elles attribuent à chacun des droits et des obligations identiques. Ces règles peuvent en outre être unilatéralement modifiées par l’autorité publique, pour répondre aux exigences du service ou pour toute autre raison d’ordre politique, alors que, dans un rapport contractuel, le contrat ne peut être modifié que par l’accord conjoint des parties. Comme le rappelle Lin Daubech : « L’égalité devant le service public se déduit directement de l’impersonnalité du statut. C’est parce qu’il met le malade dans une situation juridiquement impersonnelle que le service public hospitalier ne connaît ni l’âge, ni le sexe, ni les convictions, ni la race, ni le mode de vie ou les mœurs, ni la condition de fortune de la personne admise 28. » Le patient hospitalisé en psychiatrie sans son consentement se trouve ainsi, même lorsqu’il est admis dans un établissement privé, dans une situation de droit public, en raison notamment de la participation de cet établissement au service public de la police des aliénés et de la lutte contre les maladies mentales, conçues comme un fléau social. Les deux premières caractéristiques de la situation de ce patient ont ainsi pour effet de générer des règles différentes de celles du droit commun de l’hospitalisation, de sorte que les litiges entre les usagers et le service public en cause ressortissent à la compétence des juridictions administratives. Comme le souligne Lin Daubech, ces trois éléments de définition (1. Situation légale et réglementaire ; 2. Générale et impersonnelle ; 3. De droit public) traduisent en fait une conception particulière de la relation qu’entend nouer le service public avec son usager, caractérisée par la cœxistence d’un principe de subordination et d’un principe de protection 29, sur lequel nous ne nous attarderons pas, l’ayant suffisamment examiné lors de l’approche comparative du soin en pays latins et anglo-saxons. L’absence de toute négociation se trouve ici habituellement justifiée par la fourniture d’un service d’intérêt général, dont l’usager ne pourrait bénéficier autrement ou dans des conditions plus difficiles 30. De la situation impersonnelle du patient découlait jusqu’alors le fait que le malade ne disposait pas du droit de choix de son thérapeute. Seul le décret du 14 janvier 1974 sur les droits des malades lui concédait le droit de choisir son 28. L. Daubech, « Le statut du patient hospitalisé : vers l’incertitude juridique ? », dans La Situation juridique des patients, n° spécial, Les Petites Affiches, 21 mai 1997, p. 10 11. 29. Op. cit., p. 9. 30. Ibid.

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service de soins, sous réserve qu’un lit y soit disponible. Lin Daubech souligne la grande cohérence de cette construction juridique : « Parce qu’il était impersonnel, le malade n’avait aucune raison de manifester une quelconque préférence pour un médecin lui-même impersonnel. En contrepartie, il appartenait au service public de s’organiser pour offrir à chacun de ses malades les compétences les meilleures et les plus adaptées à sa pathologie 31. » Ainsi, à la relation médecin/malade fortement personnalisée du contrat de droit privé, s’oppose la situation statutaire, impersonnelle, elle, du droit public. Mais il existait à l’évidence un hiatus fondamental entre la situation impersonnelle du patient, comme celle du médecin, définie par le statut, et l’objet même du soin hospitalier public, surtout en psychiatrie, lequel suppose une relation personnelle entre le médecin et son malade. Cette impersonnalité juridique cadre donc mal avec le fait que les médecins ne peuvent faire autrement qu’entrer dans l’intimité de leurs patients. Aussi, la loi du 31 juillet 1991, portant réforme hospitalière, a-t-elle introduit, dans le code de la santé publique français un article L. 710-1, selon lequel le malade a désormais le choix de son médecin à l’hôpital. Ainsi, pour la première fois en France, « la loi reconnaît à un usager le droit explicite d’avoir une préférence à l’égard des professionnels, appelés à le prendre en charge, et en conséquence, renonce au principe d’impersonnalité caractéristique du statut 32. » Toutefois, en matière d’internement psychiatrique, la jurisprudence apparaît encore très conservatrice. C’est ainsi qu’à l’occasion d’une affaire G. G., sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir à plusieurs reprises, le Conseil d’État a entendu s’en tenir à la situation qui avait cours dans le cadre du droit commun de l’hospitalisation publique, toutes disciplines confondues, avant la promulgation du décret du 14 janvier 1974, dont il a été question plus haut. Le 25 mai 1994, il a ainsi jugé « qu’une personne hospitalisée d’office ne peut se prévaloir, pour obtenir son placement dans un autre établissement du département ou dans un établissement d’un autre département, des dispositions des articles L. 326-1 et L. 710-1 du code de la santé publique qui ne lui sont pas applicables ; que d’ailleurs, si les dispositions de l’article L. 326-3 du même code et de l’article 8-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne lui donnent pas un droit à une telle mesure, le préfet du département du lieu d’hospitalisation, auquel il appartient, le cas échéant, de prendre sa décision conjointement avec le préfet du département de l’établissement d’accueil et qui a été saisi d’une demande de transfert notamment pour des raisons médicales ou familiales, ne peut s’y opposer, eu égard aux termes de ces textes, que pour des motifs tirés des nécessités de l’ordre public et de la sûreté des personnes, du bon fonctionnement des établissements hospitaliers, ou de l’état de santé de l’intéressé 33. » Et, sur ce fondement, le Conseil d’État rejeta le recours, au motif qu’il ne ressortirait pas des pièces aux dossiers que le préfet, pour refuser le transfert sollicité, n’avait pas procédé à un examen de la situation. 31. Ibid., p. 13. 32. Ibid. Remarquons toutefois que la loi du 27 juin 1990 en avait posé antérieurement le principe, en psychiatrie, pour les hospitalisés libres, comme pour ceux admis à la demande d’un tiers (art. L. 326 1, 2e alinéa du code de la santé publique). 33. Conseil d’État 25 mai 1994, M. G. G. contre préfet de l’Indre, req. n° 149072.

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L’on voit donc jusqu’à quel point la haute assemblée entend maintenir la personne en hospitalisation d’office dans une situation légale et réglementaire, générale et impersonnelle, relevant du seul droit public, réduisant à néant toute la littérature médicale sur le contrat thérapeutique et le contrat de soin qui fleurit pourtant en psychiatrie.

Le contrôle du bien-fondé de la détention

Le maintien de la mesure de sûreté dans la jurisprudence italienne

La Cour constitutionnelle italienne a déclaré non constitutionnel le fait que certaines dispositions du Code pénal italien ne subordonnent pas la mesure de sûreté que constitue l’internement en hôpital psychiatrique judiciaire des médico-légaux, au constat de la persistance de la dangerosité sociale de l’intéressé 34. La magistrature italienne a donc bien perçu la difficulté, mais elle n’a pu que constater les limites de la loi. Par un jugement du 3 octobre 1983, le tribunal de Turin a ainsi été conduit à remarquer que l’expert désigné avait relevé que si l’intéressé, atteint de troubles mentaux, pouvait être dangereux dès lors qu’il se trouvait placé dans certaines circonstances, il n’en demeurait pas moins que son placement en hôpital psychiatrique judiciaire ne serait pour lui d’aucune utilité. Et le tribunal ajoutait que les autres structures psychiatriques ne paraissaient guère appropriées à la prise en charge de ce genre de cas. Aussi ordonna-t-il l’élargissement de l’intéressé dans l’attente de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, saisie, à ce sujet, par la personne en cause. La réponse de cette dernière intervint le 30 janvier 1985 : « En cas d’acquittement pour maladie psychique et persistance certifiée de la dangerosité sociale [les dispositions du Code pénal italien] imposent l’hospitalisation de l’accusé en hôpital psychiatrique judiciaire sans consentir l’adoption de mesures alternatives adaptées aux conditions du sujet et à ses exigences thérapeutiques. » Il n’appartient pas au juge de se substituer au législateur en proposant des innovations réglementaires comportant l’exercice de choix discrétionnaires. En l’occurrence, les exigences de la sûreté publique priment les exigences individuelles de la santé. Il importe seulement de s’assurer, à la suite de la réforme pénitentiaire de 1975 qui lui confie la révocation anticipée de la mesure de sûreté, que le juge d’application des peines a bien évalué la persistance de la dangerosité sociale résultant de la pathologie de l’intéressé au moment de l’application de la mesure, et non plus seulement au moment des faits incriminés, pour justifier la décision de placement en hôpital psychiatrique judiciaire 35.

34. Arrêts n° 139 du 27 juillet 1982 et n° 249 du 15 juillet 1983 ; voir Thomaïs Douraki, La Convention européenne des droits de l’homme et le droit à la liberté de certains malades et margi naux, LGDJ, 1986, p. 171 172. 35. Voir arrêt de la Cour constitutionnelle n° 139 du 27 juillet 1982.

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Le nouveau Code de procédure pénale, entré en vigueur le 24 octobre 1989, a malgré tout rompu avec une telle rigidité, en permettant le traitement des médicolégaux dans le cadre des structures sanitaires habituelles, y compris sous le mode du TSO, tout en réservant au juge un pouvoir d’intervention dès lors qu’un risque de décision tardive ou inappropriée des services sanitaires apparaîtrait. Le juge dispose ainsi du pouvoir d’ordonner, provisoirement, l’internement de l’accusé « dans une structure adaptée du service psychiatrique hospitalier », c’est-à-dire en service psychiatrique de diagnostic et de soin (SPDC) et non plus exclusivement en hôpital psychiatrique judiciaire (CSM). Le caractère asilaire des SPDC, que dénonçait Maria-Grazia Giannichedda, dans un usage strictement spécialisé et hospitalier, plus tourné vers le traitement que vers le simple accueil, se trouve ainsi singulièrement renforcé. Précisons encore que ces aménagements du nouveau Code de procédure pénale ne concernent que l’accusé, c’est-à-dire celui dont le jugement d’acquittement n’a toujours pas été prononcé et dont le procès demeure en cours. Pour les malades mentaux acquittés en raison de leurs troubles, l’ancienne procédure de placement judiciaire en hôpital psychiatrique judiciaire s’applique.

La nécessité du traitement dans la jurisprudence helvétique

Observant l’activité du Conseil de surveillance psychiatrique depuis sa création en 1979, Rolf Himmelberger 36 constate en avril 1993 que cette instance n’a accueilli favorablement aucun recours dirigé à l’encontre d’une décision d’admission… Il mentionne encore 37 un étonnant jugement de la cour de justice qui, statuant en appel, a cru pouvoir déclarer : « Il n’appartient pas à l’autorité judiciaire de déterminer la durée du traitement devant être poursuivi à la clinique. L’intérêt bien compris de la recourante commande que ce traitement soit mené à son terme, de façon à permettre la reprise d’une existence normale dans de bonnes conditions 38. » L’autorité judiciaire ne pourrait donc pas s’immiscer dans le déroulement d’un traitement, de sorte qu’elle ne saurait statuer sur la privation de liberté dès lors que celle-ci est la condition de mise en œuvre ou de la poursuite du traitement médical. L’on voit que le juge libérateur genevois n’entend guère pousser bien loin ses investigations. Pourtant, sur 170 recours contestant non plus l’admission, mais le maintien en internement, le Conseil de surveillance a accordé dix-sept sorties durant l’année 1989, malgré l’opposition du médecin de l’établissement 39. 36. Rolf Himmelberger, « Pourquoi une loi spéciale pour la psychiatrie », Débats, mensuel socialiste genevois, avril 1993, 12, p. 11. 37. Rolf Himmelberger, « Les nouvelles dispositions du CCS sur la privation de liberté à des fins d’assistance sont elles réellement un progrès pour les malades ? », dans Patientenrecht. Droits des patients Quel Diagnostic ?, vol. 5, s.d., p. 202 203. 38. Semaine juridiciaire, 1981, p. 448. 39. Rolf Himmelberger, « Une critique de la contrainte en psychiatrie », conférence prononcée le 19 octobre 1991 à Genève, dans le cadre du symposium Médecine et contrainte pédiatrie, psychiatrie, gériatrie, Société suisse d’éthique biomédicale, Folia Bioethica, 1992, 8, p. 10 ; voir également du même auteur, « Le testament psychiatrique : une solution à la controverse sur la problèmatique des traitements forcés ? », Pro Mente Sana, compte rendu du congrès 1990, Traitement forcé en psychiatrie, Annexe I, p. 90 et 91.

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L’existence d’un danger dans la jurisprudence européenne

Nous ne reprendrons pas ici les différents arrêts de la Cour de cassation des Pays-Bas qui ont concouru à réaffirmer la notion de danger pour légitimer un internement psychiatrique, comme à définir les différentes sources de danger à prendre en considération et susceptibles de justifier une telle mesure, parmi lesquelles, nous l’avons vu, figure le comportement susceptible d’être perçu comme provocateur par l’entourage et de susciter ses réactions négatives, au point de mettre en danger le patient. Nous ne reviendrons pas davantage sur le désaccord de certains magistrats français avec une telle conception 40, non plus qu’avec celle tendant à légitimer un internement en cas d’incurie de la personne 41. Nous soulignerons cependant la tendance de plus en plus marquée des magistrats à conditionner le maintien en internement à la persistance d’un risque que le patient fait courir, soit à lui-même, soit à son entourage, en raison de sa pathologie. Signalons ici quelques décisions importantes de jurisprudence française. Par arrêt du 2 mars 1987, la Cour d’appel de Bordeaux a ainsi pu réformer l’ordonnance du président du Tribunal de grande instance de Bordeaux du 26 juin 1986 et ordonner la sortie immédiate de M. René Chauffour au motif que les considérations énoncées par l’arrêt, « tirées de l’examen objectif des données de l’espèce, conduisent la cour à constater qu’il n’est pas apporté la démonstration que l’affection mentale de l’appelant aliène celui-ci dans une mesure telle que son état le rend dangereux pour lui-même ou autrui, démonstration nécessaire pour décider que doit être maintenue la mesure privative de liberté décidée par l’arrêté de placement d’office du 18 janvier 1985. » Dans une ordonnance du 5 novembre 1991, le président du Tribunal de grande instance d’Évry 42 ordonne également la sortie immédiate en constatant : « Le docteur N… conclut dans ces termes : « La meilleure adhésion au projet de soins ne constitue pas pour autant une raison suffisante pour abroger un placement d’office qui s’avère encore bénéfique. » Il en ressort à l’évidence que la mesure ne se justifiait plus par la protection de l’ordre public ou de la sûreté des personnes. Dans son dernier certificat, le docteur N… envisageait d’ailleurs soit une abrogation, soit des permissions de sorties d’essai. Aussi, en raison : – de l’absence de décision préfectorale dans les trois jours précédant la fin du premier mois de placement ; – de l’absence de référence à une quelconque menace pour l’ordre public ou la sécurité des personnes dans les certificats médicaux consécutifs à la mesure de placement, il échet d’ordonner la sortie immédiate de Marc S… » De même, par ordonnance du 27 avril 1988, cette même instance a ordonné la sortie immédiate de Mme Violette M.-L. après avoir souligné : « Pour expliquer la nécessité du maintien, les docteurs G. et H. écrivent enfin que “sa suspension rapide ne pourrait que confirmer la malade dans son délire de persécution et de préjudice”. À ceci, il doit être répondu en droit que le placement d’office n’est pas une prescription thérapeutique, mais une mesure de police qui doit être strictement 40. Voir à ce sujet l’affaire Boucheras, précédemment invoquée, ord. Ferrand, 10 nov. 1987. 41. Voir l’affaire de Mlle M., TGI de Libourne, 15 juin 1989, déjà citée. 42. Ord. TGI d’Évry, M. Marc S., 5 novembre 1991.

TGI

Clermont

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limitée aux cas prévus par la loi. On peut en outre ajouter qu’un tel placement effectué dans des conditions aussi traumatisantes et maintenu, en dehors de tout critère sérieux, alimenterait davantage la paranoïa de Mme M.-L et la conforterait dans l’idée qu’elle est victime d’agissements malveillants. Au contraire, la reconnaissance de ses droits pourrait éventuellement permettre l’amorce d’un dialogue très souhaitable avec ses thérapeutes en qui elle devrait avoir désormais toute confiance. » Les décisions qui valident un maintien en internement au prétexte que le médecin traitant hospitalier ou l’expert désigné considèrent comme nécessaire la poursuite d’un traitement, cependant que l’adhésion du patient n’est pas encore assurée, se font ainsi désormais plus rares, surtout lorsque la personne a été admise en hospitalisation d’office 43. Mais cette tendance se retrouve également en matière d’hospitalisation à la demande d’un tiers 44.

Le risque suicidaire dans la jurisprudence française

Dans le cadre de l’action diligentée par Mme Madeleine Ledrut 45, les magistrats français ont cependant eu à se prononcer sur la question de savoir si le risque suicidaire s’intègre à la notion d’aliénation mentale, susceptible de justifier une hospitalisation d’office. Pour mesurer la portée de l’arrêt de la Cour, il nous faut retracer à grands traits les principaux faits de cette affaire. Le couple Ledrut vivait dans un appartement cossu de l’avenue de la Grande-Armée, à Paris. M. Jean Ledrut, compositeur de musiques de films célèbres, dont Austerlitz d’Abel Gance et Le Procès d’Orson Welles, tiré du roman de Kafka, se vit détourner certains de ses droits d’auteur. Le couple fut ruiné et ne put bientôt ni payer son loyer ni trouver un nouveau logement, faute de pouvoir donner des garanties à un autre propriétaire. Il ne parvint pas davantage à obtenir l’octroi d’un logement social. Poursuivi par les huissiers du propriétaire et de divers créanciers, M. Ledrut décéda d’une crise cardiaque. Le préfet de police de Paris, condamné à payer l’arriéré de loyers, mit à exécution l’expulsion de Mme Ledrut, différée durant plusieurs années compte tenu de l’état de santé de son mari. Pour ce faire, l’autorité préfectorale ordonna la conduite de l’intéressée à l’infir43. Voir dans le même sens, ord. TGI d’Évry du 6 janvier 1992, Juliette Brindejonc, consta tant qu’il résulte du rapport d’expertise « que si Mme Brindejonc souffre d’une psychose paranoïaque à thèmes persécutifs et à mécanismes interprétatifs, elle ne s’est jamais montrée agres sive physiquement avec autrui ; qu’actuellement elle ne paraît pas présenter d’état dangereux pour elle même et pour autrui. […] Dans ces conditions, bien que le refus de tout traitement volontaire permette d’envisager une aggravation de la situation sociale et financière de la malade, en l’absence d’état dangereux pour autrui, il convient d’ordonner sa sortie immédiate du centre hospitalier spécialisé de Perray Vaucluse à Épinay sur Orge. » Voir dans le même sens l’ordonnance de sortie de M. G., prise le 31 juillet 1990 par le président du TGI de Chalon sur Saône, déjà citée. 44. À titre d’exemple d’une telle évolution, notamment en France, citons l’ordonnance de sortie récemment prise par le vice président du tribunal de grande instance de Lyon, le 24 mai 1996 (aff. Claudette F.). 45. Pour le détail sur cette affaire, voir Ph. Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Paris, Fayard, 1989, pp. 61 90.

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merie psychiatrique de la préfecture de police de Paris. Le jour de l’intervention de police, Mme Ledrut, qui n’en avait pas été prévenue, protesta, affirmant que si elle avait su que c’était pour son expulsion qu’on l’avait convoquée au commissariat, la fin de cette histoire aurait été tout autre. Dans son esprit en effet, elle aurait de nouveau diligenté une mesure de sursis à exécution en saisissant le juge des référés. Mais cette affirmation suffit à justifier d’un risque suicidaire, invoqué par la suite par les services de police pour rendre compte du bien-fondé du transfert à l’IPPP, puis de l’internement. Par jugement du 5 décembre 1988, le Tribunal de grande instance de Paris avait répondu par la négative à la question de savoir si le risque de suicide pouvait justifier à lui seul une mesure de placement d’office. Mais ce jugement fut infirmé par la Cour d’appel de Paris, par arrêt du 30 mai 1991, que valida la Cour de cassation par arrêt du 22 novembre 1995. De son côté, le dernier rapport du Conseil économique et social sur le suicide, paru au Journal officiel de la République française en juillet 1993, ne reconnaît que 30 à 40 % de cas de suicide d’origine psychopathologique 46. « Dans une étude réalisée entre 1987 et 1991 dans une région d’Angleterre, note encore Édouard Zarifian, les raisons principales des suicides achevés se répartissent ainsi : maladie physique intolérables (20 % des cas), troubles psychologiques (32 % des cas), détresse sociale (48 % des cas) 47. Bien sûr, on peut être triste, voire déprimé, en cas de difficulté sociale et cela nécessite un traitement antidépresseur, mais en aucun cas celui-ci ne rendra un travail à celui qui se désespère d’être au chômage. C’est faire ainsi peu de cas de tout le contexte de la dépression et des déterminants sociaux du suicide achevé. Pourtant, il existe des aides non médicamenteuses dans ces éventualités, qui peuvent venir s’ajouter à un traitement en lui-même fort utile. Nul ne songerait à contester le rôle des dépressions graves non traitées dans la survenue de suicides, mais laisser entendre que les suicides sont quasi exclusivement le fait de déprimés ou d’anxieux est préjudiciable aux actions de santé publique 48. » Vouloir à toutes fins faire relever la tentative de suicide de l’internement psychiatrique, c’est souvent risquer d’aggraver le mal-être de la personne, si ce n’est son trouble ou sa pathologie, et c’est rendre par là même la sortie quasi impossible ou à tout le moins problématique, voire accroître le danger d’une tentative, qui serait, elle, réussie. Édouard Zarifian fait également état d’une étude publiée en 1996 par Le Concours médical, portant sur la prévention du suicide organisée par plusieurs équipes du CHU de Grenoble. Cet article précise : « Il faut mettre la prescription médicamenteuse à sa juste place. Une angoisse peut être atténuée ou supprimée momentanément, mais elle revient toujours. Elle témoigne de notre vie psychique ; l’éteindre équivaudrait à l’extinction du sujet. Le patient doit en être prévenu : les psychotropes ne font qu’aider à un mieux-être, mais ne peuvent le transformer, le changer en un autre. Ils doivent être administrés pour l’aide à affronter ses difficultés et non à y échapper ou à « s’échapper » […]. Cette réalité a bien du mal à être acceptée dans notre société 46. Voir notamment Édouard Zarifian, op. cit., p. 214. 47. P. Meats, B. Solomka, « A perspective on suicides in the ‘90s », Psychiatr. Bull., 1995, 19, p. 666 669. 48. Édouard Zarifian, op. cit.

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baignant dans l’illusion qu’il y a toujours un médicament pour guérir, un objet pouvant combler un manque et qu’il suffit de « se le procurer » […] 49. » C’est sans doute en tenant compte de cette dimension sociale et existentielle du suicide que, face à la tentative de suicide qui mena Mlle Dominique M. en réanimation avant de la conduire en internement psychiatrique, et qui n’était en réalité qu’un appel au secours, la Cour d’appel de Lyon a considéré cet internement comme abusif et inapproprié, en plus d’être irrégulier, et qu’elle accorda un dédommagement à la victime 50. Il est à l’évidence regrettable que certains magistrats, mais surtout certains experts, tendent à considérer d’emblée le risque suicidaire comme relevant quasi systématiquement d’une mesure d’internement psychiatrique. Pourtant, dans bien des cas, comme le révèle d’ailleurs l’histoire de Dominique M., relatée dans Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique 51, l’internement entraîne de nouvelles tentatives. Un simple passage en réanimation, suivi d’une prise en charge psychothérapique appropriée, habituellement acceptée par l’intéressé, ou débouchant sur un autre type de prise en charge ambulatoire, adaptée aux problèmes rencontrés par la personne, voire une simple écoute attentive, suffisent souvent à diminuer l’angoisse et à éviter le passage à l’acte. L’attitude proprement sécuritaire conduit souvent, en revanche, à une impasse et ne permet que rarement de résoudre véritablement la difficulté 52.

La pathologie mentale dans la jurisprudence française

Dans le même sens, et toujours dans le cadre du traitement de la dangerosité, citons, en France, une décision assez exceptionnelle du président du Tribunal de grande instance d’Avignon, prononçant la sortie immédiate de l’intéressé et conduisant à établir l’existence d’un internement abusif. Dans son ordonnance de sortie du 31 juillet 1990, ce magistrat a eu l’occasion de rappeler que la mesure d’internement d’un criminel ou délinquant ne suppose pas seulement l’existence d’une dangerosité sociale de la personne, mais, bien sûr et surtout,

49. C. Horiuchi, M. Mallaret, V. Heckman, J. L. Debru, M. Guignier, « Une meilleure prévention du suicide par le médecin est elle possible ? », Le Concours médical, 13 janvier 1996, 118 (2), p. 67 70. 50. Cour d’appel de Lyon, arrêt du 1er décembre 1988, ultérieurement confirmé par la Cour de cassation. 51. Philippe Bernardet, op. cit., p. 275 295. 52. Le 10 juin 1997, la Cour de cassation a toutefois été amenée à rejeter le pourvoi formé par un médecin psychiatre contre un arrêt de la Cour d’appel de Lyon du 9 février 1995, le jugeant civilement responsable du suicide d’un de ses patients, lui même médecin, qu’il avait autorisé à quitter la clinique où il était soigné, après avoir augmenté le traite ment. De retour à son domicile, l’intéressé s’était suicidé avec sa carabine. En première instance, le Tribunal de grande instance de Lyon avait condamné le médecin psychiatre à verser 160 000 F à la famille, au titre du préjudice moral, 300 000 F de provision au titre du préjudice financier et 30 000 F en remboursement de frais d’obsèques (jugement du 24 février 1994). De son côté, tout en engageant la responsabilité civile du médecin psychiatre, la Cour d’appel estima qu’il n’y avait pas lieu à dommages intérêts.

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l’existence d’une pathologie mentale : « De toute évidence, l’enfermement psychiatrique ne saurait avoir pour fonction, dès lors qu’aucune maladie mentale n’est diagnostiquée, de continuer à protéger la société contre les agissements potentiels d’un délinquant, après que celui-ci a purgé la peine qui a sanctionné ses actes, en prévenant, de la sorte, toute récidive de la part de ce délinquant 53. » Cette salutaire conception sera confirmée par les organes européens qui condamneront la France à verser à l’intéressé une satisfaction équitable de 230 000 F, après avoir constaté la violation de l’article 5 § 1 e) de la Convention et jugé arbitraire cet internement. « Comme le juge interne, la Commission considère que la dangerosité potentielle d’un individu sur le plan criminologique ne peut justifier son internement à l’issue d’un emprisonnement pénal qui a sanctionné ses agissements. Or tout laisse à penser qu’à l’approche de la libération prochaine du premier requérant, les autorités ont voulu éviter de le remettre en liberté et voulu prolonger sa détention par d’autres moyens. Au vu des pièces du dossier, la Commission arrive donc à la conclusion que l’internement du premier requérant a été détourné de sa finalité pour prévenir une récidive de sa part, en dehors des conditions posées par l’article 5 par. 1 e) de la Convention. Or, dans une société démocratique adhérant à la prééminence du droit, une détention arbitraire ne peut jamais passer pour régulière (arrêt Winterwerp […] p. 18, par. 39). Il en résulte que l’internement du premier requérant du 26 août 1989 au 27 juillet 1990 était contraire aux dispositions de l’article 5 par. 1 e) de la Convention 54. » La pratique qui, selon certains avocats français, tendrait à se développer ces dernières années et qui consiste à interner des délinquants ou criminels, notamment sexuels, après qu’ils ont purgé leur peine, se trouve ainsi fermement condamnée. En de telles circonstances, l’internement ne peut survenir que s’il s’avère que l’état de santé mentale de la personne s’est considérablement détérioré durant sa détention pénale, au point que les troubles mentaux, dont elle serait désormais affectée, comporteraient un risque pour l’ordre public ou la sûreté des personnes dès lors qu’elle serait remise en liberté. Mais se poserait ensuite la question du caractère approprié de l’incarcération précédente, pouvant alors être considérée comme la cause directe de l’aggravation de l’état de santé, et, par suite, celle de la responsabilité financière de l’État du fait d’une mesure sans doute justifiée pénalement, mais manifestement inadaptée à l’état psychique de la personne. La situation se complique cependant dès lors que l’on admet la responsabilité pénale du malade mental, comme tendent à le faire de plus en plus de psychiatres et de juristes, et que l’on n’exclut plus son éventuelle incarcération en prison lorsqu’il a commis un crime ou un délit. Il n’est cependant pas certain qu’à sa sortie de prison l’intéressé présente un équilibre psychique et une santé mentale améliorés, au point de ne plus poser de problèmes de sûreté, liés à sa situation, notamment à sa pathologie 55. Comment, dans ces conditions, éviter de retomber 53. Ordonnance de sortie du 31 juillet 1990, TGI d’Avignon, aff. Georges L. 54. Rapport de la Commission européenne des droits de l’homme du 6 septembre 1995, req. G. et M. L. c./France n° 17734/91, p. 11, § 43 44, adopté par le comité des ministres du Conseil de l’Europe, résolution DH (97) 394 du 17 septembre 1997. 55. La mise en cause des conditions de traitements dans certaines prisons françaises a d’ailleurs conduit des médecins à dénoncer au début de l’an 2000 le nombre croissant de malades mentaux en prison, qui ne peuvent donc bénéficier d’un traitement approprié.

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dans la logique de l’internement psychiatrique, ou, à tout le moins, de la privation de liberté faisant suite et se cumulant à une sanction pénale d’ores et déjà purgée ? Comment éviter, en particulier chez le sujet en cause, l’amalgame entre l’administration de la peine et l’administration de la mesure de sûreté, si ce n’est, comme nous l’exposions précédemment, en faisant instruire séparément chacun de ces procès, par des instances distinctes, afin de clarifier au mieux les enjeux ; clarification que ne permet pas la mesure administrative de placement, laquelle demeure, au stade de son instruction du moins, discrétionnaire. Quoi qu’il en soit, l’éventuel internement à la sortie de prison, même lorsqu’il peut être considéré comme justifié, pose, on le voit, d’épineuses questions de compatibilité avec le traitement ultérieur, comme avec l’intériorisation de la sanction passée, par la personne en droit d’attendre des actions positives de réhabilitation et de réinsertion de la part de la société plutôt que la prolongation de sa détention par un biais détourné. Cela suppose, à tout le moins, un singulier travail d’explication, auquel pourrait fortement concourir la procédure de placement judiciaire, conduite par les instances civiles, comme nous le proposions plus haut.

L’abus dans la jurisprudence française

Si en France la reconnaissance de l’irrégularité de certains internements ne fait désormais plus aucun doute, il n’en va cependant pas de même de la reconnaissance judiciaire du caractère injustifié de certains internements. Les juridictions civiles françaises n’ont en réalité reconnu que quelques très rares cas d’internements injustifiés. Françoise Guilbert 56 signale l’arrêt de la Cour d’appel de Dijon du 15 juillet 1942 ayant condamné l’État à verser à Machinot la somme de 12 000 F, sanctionnant ainsi l’acte du préfet qui avait ordonné le réinternement de l’intéressé, alors que les experts désignés avaient considéré qu’il n’était pas atteint d’aliénation mentale. Elle mentionne également l’arrêt de la Cour d’appel de Toulouse du 23 janvier 1956 condamnant le préfet de Haute-Garonne à payer trois millions de dommages-intérêts à un médecin interné d’office sans examen médical préalable, et le jugement du Tribunal de grande instance de la Seine du 23 octobre 1963, accordant 120 000 F à une personne souffrant de troubles mentaux, admise en placement volontaire puis transférée sous placement d’office dans divers établissements. Le tribunal retint ici que « l’état de déséquilibre mental ne pouvait suffire à motiver la conversion du placement volontaire en placement d’office ». Citons dans le même sens un jugement du 4 février 1977 du Tribunal de grande instance de Paris condamnant l’État à verser à M. Michel Caralp 57, interné d’office, la somme de 10 000 F, après avoir déclaré abusif son maintien à l’hôpital psychiatrique L’Eau-vive de Soisy-sur-Seine. 56. F. Guilbert, Liberté individuelle et hospitalisation des malades mentaux, Paris, Librairies techniques, 1974, p. 108 111. Sur la question de l’internement arbitraire, voir également L. Wetzel, Un internement politique sous la Ve République. Barbouzes et blouses blanches, Paris, Odilon Média, 1997, 253 p. 57. Sur cette affaire, voir également « Défendons nous en attaquant. La psychiatrie devant les tribunaux », supplément au n° 7 8 du journal Psychiatrisés en lutte, Paris, 1977, p. 47.

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Le contrôle de la juridiction civile sera parfois très précis, opposant la réalité des faits à l’interprétation des psychiatres. C’est ainsi que par jugement du 3 janvier 1975, le Tribunal de grande instance de Paris condamnera l’agent judiciaire du Trésor à verser 15 000 F à Mme Lavable, après avoir dit que son internement n’était pas justifié, et après avoir souligné : « que « l’état d’excitation » relevé par le médecin, la « logorrhée intarissable », et… « le système d’interprétation à la limite de la décompensation délirante » peuvent s’expliquer par les difficultés rencontrées par dame Lavable, notamment sur le plan conjugal, et par les circonstances même de son transfert à l’infirmerie de la préfecture de police […] ; que les déclarations du médecin devaient être accueillies avec d’autant plus de prudence qu’il n’avait pas jugé utile de consigner dans son certificat médical, remis directement aux services de police, une quelconque mention quant au caractère dangereux de l’aliénation mentale de dame Lavable ; qu’il n’avait pas précisé davantage l’époque à laquelle il l’avait examinée et que, en outre, les assertions du certificat relatives à l’absence de fréquentation scolaire des enfants étaient controuvées par les déclarations recueillies par l’enquêteur de police. » Le 26 janvier 1981, le Tribunal de grande instance de Toulouse devait également condamner l’État à verser 170 000 F à M. Marc Blanc-Lapierre après avoir dit « que le placement d’office de Marc Blanc-Lapierre en milieu psychiatrique était justifié dans la phase initiale de son internement à l’hôpital Marchant à Toulouse et qu’en conséquence, l’arrêté ordonnant cette mesure pris par le préfet de la HauteGaronne à son encontre le 17 septembre 1952 ne saurait être annulé ; dit par contre le maintien, au-delà d’une année maximum, de Marc Blanc-Lapierre en milieu psychiatrique sous le mode du placement d’office non fondé et abusif au regard des dispositions de l’article L. 343 du code de la santé publique 58 ». De son côté, par jugement du 9 octobre 1989, le Tribunal de grande instance de Rouen a condamné le CHS du Rouvray à verser à M. Xavier Pigache 59 la somme de 50 000 F pour trente-trois jours de rétention arbitraire, les débats et l’audition des témoins ayant rapporté la preuve que l’intéressé avait été admis en service fermé et avait subi le même régime que tout hospitalisé d’office, alors qu’il avait été admis officiellement en cure libre, malgré ses véhémentes protestations. Déjà, le 9 juin 1980, le même tribunal avait condamné pour une même somme le même établissement pour l’internement abusif d’une semaine de M. Daniel Desailly, dentiste. La Cour d’appel de Lyon a plus faiblement indemnisé le préjudice né de sept mois d’internement abusif et illégal par le versement d’une somme de 60 000 F à l’intéressée et de 5 000 F à sa mère qui avait signé la demande d’admission de sa fille en placement volontaire, donc en internement. En effet, la mère avait cru ratifier ainsi des formulaires de prise en charge par les caisses d’assurance maladie, des frais d’une hospitalisation qu’elle avait toujours pensé être libre 60.

58. Sur cette affaire, voir également, Psychiatrisés en lutte, ibid., p. 42 43. 59. Sur cette affaire et pour l’exposé détaillé des faits, se reporter au jugement avant dire droit du TGI de Rouen du 13 mai 1985. 60. Cour d’appel de Lyon, Dominique M. c/Centre psychothérapique de l’Ain, 1er décembre 1988, confirmé par arrêt de la Cour de cassation du 20 juin 1993. Pour le détail de cette affaire, voir également Ph. Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Paris, Fayard, 1989, p. 275 295.

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Les circonstances de l’espèce expliquaient aisément que la mère de l’intéressée avait ainsi été trompée. La requérante, dyslexique, gauchère contrariée et sourde d’une oreille, avait en effet été d’autant plus handicapée dans son travail que cette dyslexie n’avait été diagnostiquée que bien après son internement. Les difficultés ainsi rencontrées avaient fini par provoquer chez elle un état plus ou moins dépressif et par motiver une prise en charge par un psychiatre privé. Une tentative de suicide – en réalité véritable appel au secours à son psychiatre – provoquera son admission en réanimation, avant son transfert en internement. C’est ce transfert qui avait été contesté et qui avait été organisé dans les conditions précipitées, après deux jours passés en service de réanimation. Pendant son internement, l’intéressée sera interdite de visite durant plusieurs semaines et subira sept électrochocs sans anesthésie et soixante comas insuliniques ! Après sa sortie, deux autres tentatives de suicide ne motiveront plus d’internement ; quelques jours passés en service de réanimation suffiront à mettre fin au risque encouru. C’est la découverte ultérieure de sa dyslexie et la procédure engagée contre son internement qui couperont ce circuit infernal dans lequel l’intéressée se trouvait engagée depuis des années, l’internement de 1966 n’ayant fait qu’accroître ses difficultés au lieu de les aplanir. Enfin, par arrêt du 13 avril 1999, la Cour d’appel de Paris a accordé 200 000 F à un autre requérant, et 30 000 F à sa mère pour l’internement abusif de M. René Nouhaud, hospitalisé d’office à la suite d’un incident qui l’avait opposé à un huissier venu réclamer le versement de la redevance de télévision, d’un montant inférieur à 500 F. Alors que l’intéressé s’efforçait d’expliquer à l’huissier que sa qualité d’invalide l’en exonérait et que les poursuites ne le concernaient pas, mais intéressaient l’un de ses deux homonymes stricts de son village, l’huissier avait sorti de sa poche un pistolet d’alarme et tiré dans les lunettes du prétendu mauvais payeur qui s’était retrouvé à l’hôpital. En quittant les lieux, l’huissier avait porté plainte contre M. Nouhaud pour menace. Un an plus tard, le juge d’instruction avait conclu au non-lieu sur le fondement de l’article 64 du Code pénal. Au vu de cette ordonnance, le préfet de la Haute-Vienne avait ordonné l’internement de la victime, dont la plainte sera classée sans suite à l’issue de l’internement, au motif que la violence de l’agression aurait été proportionnée à l’attaque. Par jugement du 2 octobre 2000, le Tribunal de grande instance de Paris a encore indemnisé à hauteur de 300 000 F le préjudice subi par Mme Arlette Vanleene-Delanneau, arbitrairement internée onze jours, en 1978, à l’hôpital de Lagny *. Ce jugement intervint après que le tribunal administratif de Versailles eut annulé l’ensemble des décisions de placement et de maintien, et constaté l’existence d’une voie de fait. Le Tribunal de grande instance de Paris a en outre entendu réparer le préjudice né des décisions de maintien en placement volontaire sous le régime de la sortie d’essai, décisions qu’il a annulées comme étant illégales. C’est dans le cadre d’une mésentente conjugale que Mme Delanneau avait été internée à la demande de son mari, alors qu’elle s’était rendue à l’hôpital pour soigner une jambe sur laquelle elle avait reçu des coups. Le * Cette décision a fait l’objet d’un appel actuellement en cours.

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tribunal accorda par ailleurs une indemnité supplémentaire de 50 000 F à chacun de ses deux enfants ainsi que 5 000 F au Groupe Information Asiles. À propos d’une autre affaire, le Tribunal de grande instance de Paris devait déclarer l’internement de la requérante principale, justifié à l’origine en raison d’un risque suicidaire. Dans son jugement du 16 juin 1997, il n’a pas moins accordé 50 000 F de dommages-intérêts à Mme Andréa Carlier, « en réparation du préjudice que lui a causé son maintien non médicalement justifié du 14 octobre au 19 octobre 1988 au Centre hospitalier de Villejuif », et 8 000 F à ses enfants, soit une somme de 10 000 F par jour de détention abusive, ce qui n’est malgré tout pas négligeable. Dans le même sens, le 5 juillet 2001, la Cour d’appel de Paris 61 a accordé 300 000 F d’indemnité à M. Giovanni Granata, ingénieur atomiste, à sa mère et à son frère en raison de son internement injustifié de neuf jours. La mère du requérant, âgée et résidant en Sicile, avait été très choquée à l’annonce de l’internement de son fils. Quant à son frère, vice-préfet de Catane, il s’était spécialement déplacé jusqu’à Aix-en-Provence pour tenter d’obtenir de son homologue français la levée immédiate de la mesure. Une singulière affaire mérite encore d’être signalée. Une avocate, victime d’un véritable guet-apens, fut internée contre son gré à la clinique d’Épinay-sur-Seine, bien que cet établissement enregistrât son admission comme « libre ». L’intéressée entendit faire tout d’abord juger le vol de ses bijoux à son entrée. Pour trancher la question de la responsabilité de l’établissement, les juges durent préalablement statuer sur le caractère contraignant de cette hospitalisation. Il appartient en effet à la personne hospitalisée librement de procéder elle-même au dépôt de ses objets de valeur entre les mains des préposés pour pouvoir engager ensuite la responsabilité de l’établissement en cas de perte ou de vol 62. En revanche : « La responsabilité […] s’étend sans limitation aux objets de toute nature détenus lors de leur entrée dans l’établissement par les personnes hors d’état de manifester leur volonté ou devant recevoir des soins d’urgence et qui, de ce fait, se trouvent dans l’incapacité de procéder aux formalités de dépôt dans les conditions prévues […]. Dans ce cas, ces formalités sont accomplies par le personnel de l’établissement 63. » Constatant que l’avocate avait été admise contre son gré, contrairement à ce que soutenait la clinique, et qu’il appartenait donc à l’établissement d’assurer d’office la mise en sûreté des bijoux de la victime, la Cour d’appel de Paris condamna la maison de santé d’Épinay-sur-Seine à payer à l’intéressée la somme totale de 30 000 F en réparation du préjudice né du vol dénoncé, augmentée de 10 000 F pour les frais irrépétibles de procédure 64.

Les sanctions pénales dans la jurisprudence française

Notons que durant ces deux derniers siècles, il n’y eut en France que cinq condamnations pénales pour internement abusif ou illégal, voire pour tentative

61. Cette affaire demeure à l’instruction de la Cour de cassation. 62. Art. 1er de la loi n° 92 614 du 6 juillet 1992. 63. Art. 3 de la même loi. 64. Cour d’appel de Paris, 25e chambre, section B, 3 décembre 1999, RG n° 1997/25378.

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d’internement par l’établissement de certificats médicaux fautifs 65. Encore aurat-il fallu attendre 1969 pour voir la première condamnation de ce genre, sanctionnant l’internement abusif de Mme Pnu à l’instigation de son mari qui la trompait et de son beau-père, surveillant-chef de l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise 66 ; puis 1977 pour voir également censurer la légèreté avec laquelle avait été effectuée l’admission de M. Éric Burmann, à l’insu du directeur de l’hôpital, lequel déclara en audience ne pas se préoccuper de ce genre de problème et n’avoir pas même pris soin de vérifier qui procédait jusqu’alors, en son nom, aux formalités d’admission 67. M. Éric Burmann avait été arrêté par la police lors d’une manifestation de soutien à Alain Geismar, l’un des leaders de Mai 1968. Puis il avait été interné à la suite d’un malaise survenu durant son arrestation 68. Plus récemment, la Cour d’appel d’Orléans a, par arrêt du 12 novembre 1991, pénalement sanctionné l’irrégularité de l’admission en placement volontaire de Mme Marcelle Roze en condamnant le médecin chef du service psychiatrique de Blois. La Cour d’appel de Metz (chambre des appels correctionnels) a également sanctionné, par arrêt du 10 avril 1991, la tentative d’internement dont Mme Boutin a été la victime, en condamnant pénalement le médecin prescripteur à six mois de prison avec sursis et une amende, et l’époux de l’intéressé, ancien confrère du premier, à dix-huit mois de prison avec sursis, assortis d’une amende et de cinq ans d’interdiction d’exercice, comme à verser des dommages et intérêts à la victime. Cette dernière condamnation rejoint celle, plus ancienne, prononcée par le tribunal correctionnel de Montbéliard, le 25 mars 1977, dans une affaire Camille Dornie, à l’occasion de laquelle le médecin prescripteur de l’internement et l’épouse du plaignant furent condamnés à une peine d’amende ainsi qu’au versement de dommages et intérêts au profit de la victime. Dernièrement encore, des infirmiers psychiatriques ont été condamnés pour diverses violences faites sur des personnes hospitalisées. Le 2 décembre 1994, la chambre correctionnelle de Besançon a condamné quatre infirmiers de l’hôpital psychiatrique de Novillars à des peines allant de dix ans de prison, dont six avec sursis, à trois mois avec sursis. Ces peines furent renforcées en appel par arrêt du 2 juin 1998 pour certains infirmiers condamnés, qui se virent infliger dix-huit mois de prison, dont douze avec 65. Soulignons que, contrairement à la jurisprudence administrative et civile, postérieure à 1983, les sanctions pénales dont il vient d’être question ne résultent pas d’une action particulière du Groupe Information Asiles qui a très tôt abandonné le terrain de l’action pénale compte tenu de ses difficultés. 66. Arrêt de la Cour d’appel d’Amiens, chambre des appels de police correctionnelle, du 20 avril 1969, confirmant le jugement du tribunal correctionnel de Beauvais du 8 mai 1968. Notons que le médecin prescripteur fut également condamné pour « établissement conscient d’un certificat faisant état de faits matériellement inexacts ». 67. Arrêt de la Cour d’appel d’Orléans, 9 décembre 1977. Pour le détail de cette affaire, voir également, Défendons nous en attaquant. La psychiatrie devant les tribunaux, supplément au n° 7 8 du journal Psychiatrisés en lutte, Paris, 1977, p. 25 39. 68. Une affaire de séquestration arbitraire, en relation avec un placement d’office, avait déjà été examinée par la Cour de cassation : époux Clerc c/Simon, Gachkel, Chertok, Tallon, Cass. crim. 16 juin 1973, Bull. crim. n° 277.

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sursis, assortis d’interdiction des droits civils, civiques et de famille durant cinq ans, voire d’une interdiction d’exercice de la profession d’infirmier, à l’occasion duquel ont été commises les infractions. Le pourvoi en cassation, interjeté par les infirmiers condamnés, a été rejeté par arrêt de la chambre criminelle du 15 juin 1999. De même, par arrêt du 21 mai 1997, la Cour d’appel de Limoges a condamné un surveillant et un infirmier de l’hôpital psychiatrique de La Cellette à deux ans de prison avec sursis. Un aide-infirmier a été condamné à neuf mois de prison avec sursis. Enfin, par arrêt du 23 mars 1999 la cour d’assises du Doubs a condamné un infirmier psychiatrique à dix ans de réclusion criminelle pour viols et agressions sur personnes vulnérables par personne ayant autorité 69 et à verser 170 000 F de dommages et intérêts aux trois victimes, handicapées mentales et hospitalisées.

Internement arbitraire et voie de fait dans la jurisprudence française

De son côté, le Conseil d’État a constaté l’existence d’une voie de fait lorsqu’une personne se trouve retenue dans un service psychiatrique d’hôpital général non habilité à séquestrer les aliénés, sans diligenter une procédure de transfert sous placement d’office ou à la demande d’un tiers dans un établissement prévu à cet effet 70. Le 30 mai 1996, le tribunal administratif de Versailles a également considéré que la décision du chef d’établissement de maintenir une personne en placement volontaire (hospitalisation à la demande d’un tiers), au vu d’un arrêté préfectoral de conversion de placement d’office en placement volontaire, sans que lui soit remis d’autre demande d’internement, constitue une voie de fait 71. Toutefois, par un surprenant arrêt, le Conseil d’État considère « qu’une personne majeure présentant des signes de maladie mentale et dont le comportement paraît présenter un danger imminent pour sa propre sécurité, ou pour celle d’autrui, peut être retenue contre son gré dans un établissement d’hospitalisation général ou spécialisé, pendant le temps strictement nécessaire à la mise en œuvre des mesures d’internement d’office ou de placement volontaire prévues par le code de la santé 69. Notons également la condamnation à dix huit mois d’emprisonnement dont douze avec sursis et privation de droits civiques et civils pendant cinq ans d’un interne en psychiatrie pour proxénétisme, bien que les actes de prostitution n’aient concerné, semble t il, que sa compagne et non ses patientes (TGI de Guéret, 21 novembre 1997). 70. Arrêt Mme Brousse c/hôpital de Lariboisière, 18 octobre 1989. 71. Tribunal administratif de Versailles, Mme Rose Marie Leuch c/CHS de Perray Vaucluse, 30 mai 1996 ; voir, mutatis mutandis, le jugement de ce même tribunal, du 10 octobre 1996, pris dans le cadre de l’affaire Ledrut. Ce dernier jugement est particulièrement important, car il contrevient à l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, du 30 juillet 1991, confirmé par arrêt de la Cour de cassation du 22 novembre 1995, qui avaient, tous deux, considéré comme légal et régulier le maintien de la requérante sous le régime du « placement volontaire », à la date du 27 juin 1984. Voir également le jugement de ce même Tribunal administratif de Versailles du 26 septembre 1996, dans le cadre d’une affaire Arlette Vanleene Delanneau et Groupe Information Asiles contre CH de Lagny, ainsi que celui du Tribunal administratif de Nantes, Deshayes c/ CHS de la Sarthe et autre, 23 février 1993.

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publique 72. » De ce fait, il a conclu que le directeur du CHS qui admet la personne présentant de tels signes, amenée par les services de police, n’entache pas sa décision d’illégalité dès lors que, dans les vingt-quatre heures de l’admission, le maire de la commune prend un arrêté de placement d’office provisoire conforme aux dispositions de l’ancien article L. 344 du code de la santé publique (actuel art. L. 3213-2), quand bien même l’arrêté municipal s’avérerait ensuite, comme en l’espèce, irrégulier, et serait annulé. Ce faisant, la haute assemblée ajoute manifestement une procédure nouvelle aux mesures d’hospitalisation d’office, expressément prévue par la loi en cas de danger imminent. Pour sa part, la Commission européenne des droits de l’homme, saisie de la difficulté, a considéré « qu’en matière de régularité de la détention, y compris l’observation des voies légales, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale. Mieux placée que les organes de la Convention pour vérifier le respect du droit interne (cf. Cour eur. DH, arrêt Quinn c/ France du 22 mars 1995, série A, n° 311, p. 19, par. 47), les juridictions nationales ont constaté en l’espèce la régularité de la détention initiale du requérant lors de son admission au CHS. Aucun élément du dossier ne permet à la Commission d’arriver à une conclusion différente 73 ». Toutefois, la Cour d’appel de Paris devait réduire à néant la portée de ce singulier arrêt du Conseil d’État en jugeant irrégulier et injustifié cet internement dès l’origine 74.

La jurisprudence relative à la légalité formelle de la procédure de placement en France

L’on ne saurait dresser ici l’inventaire des centaines de décisions d’internement annulées par la juridiction administrative française comme étant irrégulièrement formées 74. Précisons cependant que ce n’est que depuis 1984, soit près d’un siècle et demi après la promulgation de la loi du 30 juin 1838, que les juridictions administratives françaises ont été amenées, sous l’impulsion de l’action du Groupe Information Asiles, à censurer de telles décisions. MariePierre Champenois-Marmier et Jean Sansot ont établi qu’entre 1968 et 1979, le préfet de police de Paris n’avait été mis en cause que six fois devant le tribunal administratif. Aucun de ces recours n’aboutit à une décision d’annulation de l’ordre de placement. Pourtant, à l’occasion de divers jugements de 1986 et 1987, dans les affaires Courson et Ledrut notamment, le contentieux initié par le

72. CE, 17 novembre 1997, M. Granata, req. n° 155 196. 73. Comm. eur. DH, déc. du 21 octobre 1998, req. n° 39626/98, Giovanni Granata c/France, p. 9 § 3. c. 74. Cf. arrêt CA Paris du 5 juillet 2001, précité. 75. Pour les plus importantes, voir Ph. Bernardet, « Les causes de déviations éthiques en psychiatrie et les risques d’abus et d’arbitraire en démocratie : le mauvais exemple français », communication à la Conférence internationale Éthique et Psychiatrie, Association des psychiatres libres de Roumanie, Bucarest, 2 4 oct. 1992, 40 p. multigr. ; voir également du même auteur, Le Contrôle de l’hospitalisation psychiatrique par le juge administratif, de 1838 à 1998, université de Paris X Nanterre, faculté de droit, mémoire de DEA de droit de l’homme et libertés publiques, Nanterre, novembre 1998, 341 p.

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Groupe Information Asiles devait révéler la caducité de l’ensemble des arrêtés de placement pris par cette autorité, au point que celle-ci en vint par la suite à modifier le libellé des imprimés et à prévoir la retranscription, du moins sommaire, de certains faits figurant le cas échéant au procès verbal de police. Or, jusqu’à cette date, l’autorité préfectorale s’était contentée de viser purement et simplement le rapport de police et le certificat médical de son infirmerie psychiatrique, sans jamais annexer ni produire aucune de ces pièces. Ainsi, même lorsque par extraordinaire, la personne parvenait à obtenir copie de l’arrêté de placement qui de plus ne lui était jamais notifié, elle ne parvenait pas à connaître pour autant les motifs exacts de la mesure qui l’avait frappée. Ces mêmes auteurs mentionnent encore qu’entre 1930 et 1980, le Conseil d’État n’a été saisi que vingt-six fois à fin d’annulation de mesures de placement d’office provisoire ou définitif, pour l’ensemble du territoire national et DOM-TOM, sans jamais censurer une seule des décisions attaquées. Pourtant, celles qui furent annulées plus tard par les divers tribunaux administratifs, à la suite de l’action du Groupe Information Asiles, et qui firent l’objet d’un appel devant le Conseil d’État, furent également, à quelques exceptions près, censurées par la haute assemblée. Le Conseil d’État annula même des arrêtés de placement d’office que les premiers juges avaient considérés réguliers, par exemple dans l’affaire José Francisco 75. On aurait tort de croire que le constat de l’irrégularité formelle des actes de placement et leur annulation sont sans conséquences ni intérêt. Outre le fait qu’un tel constat ouvre droit à réparation du préjudice, essentiellement moral, né de ces irrégularités, le juge administratif a pu rappeler qu’un tel jugement d’annulation a pour conséquence de faire disparaître la décision qui est ainsi censée n’avoir jamais existé ; de sorte que l’intéressé est alors bien fondé à solliciter la destruction intégrale de toutes les pièces s’y rapportant, en possession des services de police, leur conservation étant susceptible d’influencer les relations ultérieures de la personne avec ces services 76. Un tel jugement prend d’autant plus de relief qu’en France, durant ces quinze dernières années, des centaines de décisions de placement et de maintien en internement ont été annulées pour insuffisance de motivation, voire pour défaut de notification 77 ou

75. CE, 18 octobre 1989, José Francisco. 76. Tribunal administratif de Paris, 18 décembre 1998, Denis Buican, req. n° 9513027/4. Ce jugement est d’autant plus important que l’autorité ministérielle n’a pas interjeté appel et est donc censée y avoir acquiescé. 77. Bien que le Conseil d’État n’ait cessé d’affirmer que le défaut de notification des décisions de placement est sans incidence sur leur légalité, certains tribunaux adminis tratifs, se saisissant notamment des dispositions des paragraphes 2 et 4 de l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamen tales, ont, par exception, annulé certains arrêtés de placement d’office, au seul motif qu’il n’avait pas été notifié ; voir, à ce sujet, tribunal administratif de Dijon, 5 janvier 1993, req. 88944 et 88953, Michel G. c/préfet de police de Paris et préfet du Val de Marne, tribunal administratif de Marseille, 23 février 1993, req. n° 90 3838, Maurice Mercier c/préfet du Vaucluse ; Tribunal administratif de Paris, 5 janvier 1995, Mlle Gilberte N. c/préfet de police de Paris ; voir également Edmond Honorat et Éric Baptiste, AJDA, 20 mai 1989, p. 308 312.

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pour violation des formalités substantielles de la loi lors de l’admission, comme pour incompétence de l’auteur de l’acte. C’est ainsi notamment que le 5 janvier 1993, le tribunal administratif de Dijon annula les mesures provisoires prises par les services de police de la ville de Gentilly, en lieu et place du maire 78. Le tribunal administratif de Paris confirma par la suite l’incompétence de la police des villes de la banlieue parisienne à arrêter de telles mesures, alors que lesdits services ont procédé, depuis les années soixante, à des dizaines de milliers d’internements arbitraires de cette sorte 79. Toutefois, de tels jugements perdent en partie de leur pertinence avec l’arrêt pris par le Conseil d’État dans l’affaire Granata (cf. supra). De la même manière, le Conseil d’État a cru pouvoir établir que les décisions d’admission en placement volontaire (ou d’hospitalisation à la demande d’un tiers), prises par les chefs d’établissement, peuvent ne pas être écrites et, par suite, n’ont pas à être motivées 80. Il paraît cependant pour le moins osé d’admettre, dans une démocratie, des décisions orales non motivées pouvant maintenir la personne séquestrée durant de nombreux mois, si ce n’est durant des années. Remarquons, une fois encore, que la Commission européenne des droits de l’homme n’a pas jugé ces pratiques contraires à la Convention. La question de l’accès à la motivation des décisions de placement demeure d’ailleurs en France la bouteille à l’encre. Depuis un arrêt Fervel de 1911 81, le Conseil d’État avait en effet admis la motivation des arrêtés de placement d’office par simple référence à un certificat médical circonstancié. Le Groupe Information Asiles s’est attaché à mettre en cause un tel principe dans la mesure où, en droit français, ce certificat médical est rarement accessible à l’intéressé. Une telle procédure place cependant le corps médical dans une position délicate, en l’érigeant en conseil obligatoire de la personne et en garant de la contradiction des débats devant le juge administratif, voire de l’accès à cette juridiction, alors que le médecin est rarement avocat. Elle constitue, par ailleurs, une pression sur le corps médical, difficilement compatible avec sa nécessaire indépendance et avec le fait que le secret médical est, en France, général et absolu ; de sorte que le malade ne peut délier le médecin des secrets qu’il détient. Le médecin est ici entièrement libre et responsable de son appréciation. Qu’adviendra-t-il le jour où le requérant ne trouvera aucun médecin pour lui communiquer le contenu du certificat médical ayant fondé la décision d’internement ? Dans cette hypothèse, qui interviendra, dans le cas des patients les plus déshérités, incapables de s’adresser à plusieurs médecins, pour trouver un praticien compréhensif si ce n’est complaisant, car la personne ne sera défendue ni par elle-même ni par son avocat, éventuellement commis par l’aide juridic78. Tribunal administratif de Dijon, Michel G. c/commissaire de police de Gentilly, 5 janvier 1993. 79. Tribunal administratif de Paris, M. Benjamin E. P. c/commissaire de police de Kremlin Bicêtre, 8 juillet 1993, et Mme D. c/commissaire de police de L’Hay¨ les Roses, 16 décembre 1994. 80. Arrêt Mlle C. W. c/CHS Paul Guiraud de Villejuif, 25 mai 1994, et Centre hospitalier spécialisé Sainte Marie de Cayssiols c/M. Ch. F., 26 juillet 1996. 81. Arrêt dame veuve Fervel et fils Fervel, 21 juillet 1911, Lebon, p. 844.

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tionnelle. Elle ne pourra pas davantage communiquer le certificat à la juridiction administrative, quand bien même elle le souhaiterait. Une telle procédure conduit à défavoriser les internés qui disposent de faibles relations, c’est-à-dire la majorité. Elle conduit encore à faire pression sur le corps médical en l’incitant à rompre le secret afin de préserver les droits d’accès à la justice des patients, ce qui risque de placer les médecins qui accepteront de recevoir de tels certificats dans une position bien délicate vis-à-vis de leurs confrères mis en cause, comme vis-à-vis de leur ordre. Par l’arrêt de section du 25 mai 1994 déjà cité 82, sur lequel il faut désormais nous attarder quelques instants, la haute assemblée, annulant le jugement du tribunal administratif de Limoges, lequel avait accédé audit certificat de placement sans mettre en mesure le requérant d’en connaître le contenu, rappela toutefois les termes de cette nouvelle procédure, inaugurée par le tribunal administratif de Caen. Il considéra cependant que, dans le cas d’espèce, il n’était pas nécessaire de prendre connaissance du certificat médical. Les énonciations précises figurant à l’arrêté suffisant à satisfaire aux exigences de motivation, il le déclara légal et régulier. Cet arrêt du Conseil d’État a une importance considérable, car il tend à établir qu’au titre de la motivation des décisions d’internement, le juge administratif n’a plus qu’à s’assurer d’une motivation suffisante au regard du seul danger. Le constat de l’aliénation mentale de la personne lui échappe à ce point qu’il n’a plus à vérifier si l’Administration l’interne au motif qu’elle l’estime atteinte d’un trouble mental quelconque. Il suffit que des faits, réels ou fictifs, figurent à l’arrêté – faits sur lesquels l’administration s’appuie pour conclure à l’existence d’un danger –, pour qu’à son tour l’arrêté soit considéré comme suffisamment motivé par la juridiction administrative 83. La dimension médicale de la mesure disparaît ainsi totalement. S’assurer que l’administration invoque des troubles graves pour justifier sa mesure ne paraît plus la concerner. Dans ces conditions, l’accès au certificat médical ne présente plus d’intérêt, sauf si aucune circonstance de fait ne figure directement à l’arrêté ; auquel cas le juge administratif tentera de vérifier si des faits particuliers sont énoncés sur le certificat visé par l’arrêté de placement, non sans avoir préalablement recueilli l’accord du patient pour accéder audit certificat. Il n’est pas certain qu’une telle jurisprudence soit de nature à faire progresser les droits des personnes, car, en matière d’internement psychiatrique, s’assurer que c’est par référence à l’existence de troubles mentaux et à la gravité de ces troubles que la décision est prise importe bien plus que de s’assurer de l’invocation d’un éventuel danger, tant il est vrai que dans une démocratie l’on ne saurait admettre l’internement psychiatrique sans, d’abord, se convaincre de l’existence de troubles mentaux graves, le danger intervenant par surcroît. En revanche, le Conseil d’État a été amené à préciser, par quatre autres arrêts du même jour 84, 82. CE, G. G. et autre, Groupe Information Asiles, nos 140157, 140718 du 25 mai 1994. 83. Cette primauté du danger, au regard de la motivation, plutôt que de la pathologie mentale, ressort encore dans l’arrêt relatif à l’affaire Giovanni Granata dont il a déjà été question. 84. Arrêts CE, G. G. nos 152 081, 152 082, 152 085, 152 094 du 25 mai 1994.

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que les actes de notification faits à l’intéressé, interné comme aliéné « quel que soit son état de santé à la date à laquelle il a signé l’avis de réception », font courir le délai du recours contentieux. Par jugement du 15 décembre 1987, le Tribunal administratif de ClermontFerrand avait en revanche considéré que les actes de notification faits à une personne internée comme aliénée ne sont pas de nature à faire courir le délai de deux mois du recours contentieux ; car, en un tel cas, il apparaît pour le moins difficile de fixer la date à partir de laquelle il serait possible de considérer qu’elle a retrouvé toute sa conscience 85. Mais la haute assemblée a préféré limiter la notion d’incapacité du malade mental interné à une mesure expresse d’interdiction et considérer l’aliéné interné en placement d’office depuis des années pour des troubles mentaux supposés graves comme capable de maîtriser, malgré tout, toutes les subtilités du droit administratif français 86. L’on voit donc que ces dernières années, les questions de l’information du patient et de la notification des actes a revêtu en France une très grande importance dans le contentieux de l’internement. Coupant court à la discussion sur la validité de la motivation des arrêtés de placement d’office par référence à un certificat médical couvert par le secret professionnel, la cour administrative d’appel de Paris, statuant en séance plénière, annula l’arrêté de placement d’office qui avait frappé M. Albin Ballestra, pour vice de forme, au motif que l’autorité préfectorale, qui n’avait pas notifié sa décision à l’intéressé non plus que ses motifs, n’avait pas précisé, dans le corps de sa décision, les modalités de l’information qui devait être délivrée à la personne. La cour observa en effet qu’il résulte de l’article 5 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que la personne arrêtée ou détenue doit être informée, dans le plus court délai et dans un langage simple et accessible, des raisons de sa détention, cependant que l’article 9 § 2 du pacte de New York, relatif aux 85. Tribunal administratif de Clermont Ferrand, Mlle Marthe Boyer Manet c/préfet de la Haute Loire, 15 décembre 1987. 86. Dans cette même affaire G. G., le juge administratif est allé encore beaucoup plus loin. Après avoir annulé la décision d’admission en placement volontaire qui avait retenu la personne séquestrée durant deux ans, et après avoir rejeté son recours à l’encontre de l’arrêté de placement d’office pris par l’autorité préfectorale le jour même où le commis saire du gouvernement du tribunal administratif de Limoges avait conclu à l’annulation de l’admission en placement volontaire, le tribunal administratif annula, comme dépourvus de motivation suffisante, les quatre arrêtés de maintien ; mais il se déclara incompétent pour ordonner, de ce fait, la sortie de l’intéressé. Plus de deux ans plus tard, le préfet de la Creuse prit de nouveaux arrêtés à effet rétroactif. Se replaçant ainsi deux ans en arrière… il régularisa la situation. L’intéressé demeura donc séquestré. Le tribunal administratif saisi de l’illégalité d’une telle régularisation a posteriori d’un acte privatif de liberté annulé, et censé par suite n’avoir jamais existé, valida cependant les arrêtés de régularisation. Ce sont ces quatre derniers jugements que M. G. G. avait portés à la censure du Conseil d’État, lequel rejeta ses recours dans les conditions qui précèdent. Par la suite, le tribunal administratif de Limoges annula quatre autres arrêtés de maintien sans que ces annulations aient plus d’effet que les premières sur la situation concrète de l’interné.

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droits civils et politiques, impose que ces raisons lui soient notifiées. Dans le silence des textes français concernant la matière, et compte tenu des caractéristiques du secret médical, le préfet qui motive son arrêté par simple référence à un certificat médical se doit donc de préciser la procédure d’information à suivre en direction de la personne placée. Le préfet qui omet d’apporter cette précision entache son arrêté d’un vice de forme entraînant son annulation 87. Cet arrêt, qui rend illégaux pratiquement tous les arrêtés de placement d’office pris en France depuis 1981, voire depuis 1974, est d’une importance d’autant plus considérable qu’il n’a pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État et a donc, désormais, l’autorité de la chose jugée. Dans le cadre du contentieux de la sortie judiciaire, la Cour d’appel de Douai a, quant à elle, rappelé que si les mesures provisoires, arrêtées par les maires des communes, peuvent, depuis la réforme du 27 juin 1990, reposer sur un simple avis médical, lequel ne requiert pas obligatoirement un examen médical préalable de l’intéressé, le placement d’office arrêté par l’autorité préfectorale suppose, en revanche, que le certificat médical fondant cette dernière mesure fasse suite à un examen médical de la personne par le praticien, sauf à corrompre de ce seul fait toute la procédure d’internement et à justifier le prononcé de la sortie immédiate 88. La jurisprudence française des juridictions civiles a également connu un certain développement, ces dix dernière années, toujours sous l’impulsion de l’action du Groupe Information Asiles, notamment en matière de réparation du dommage né d’un internement, médicalement justifié, mais résultant de décisions administratives irrégulièrement formées. Mme Madeleine Ledrut, dont nous avons déjà parlé, a ainsi obtenu 100 000 F de dommages et intérêts de la Cour d’appel de Paris 89 en réparation du préjudice né d’une détention irrégulière de plus de sept mois en placement d’office jugé néanmoins médicalement justifié. De la même façon, M. Jean Seidel, ancien président du Groupe Information Asiles, a obtenu 50 000 F de dommages et intérêts du Tribunal de grande instance de Paris 90 après l’annulation de son arrêté de placement d’office par jugement du tribunal administratif de cette même ville du 9 février 1989. Là encore, la juridiction civile n’a entendu réparer que le préjudice moral né de l’irrégularité de la détention, ayant autrement considéré l’internement comme médicalement fondé. L’irrégularité des actes privatifs de liberté a encore été sanctionnée par la juridiction administrative, en particulier par le tribunal administratif de Lille. Après avoir annulé les décisions d’internement, de sortie à l’essai et de réinternement de M. René Loyen 91, également ancien président du Groupe Information Asiles, le tribunal administratif de Lille a 87. CAA Paris, plénière, 7 juillet 1998, Albin Ballestra, conclusions M. Heers, « Compatibilité de l’hospitalisation d’office avec la Convention européenne des droits de l’homme », RDSS, 35 (1), janvier mars 1999, p. 112 et s. 88. Arrêt Cour d’appel de Douai, Bernard V. c/préfet de police du Nord, 30 septembre 1991. 89. Arrêt de la Cour d’appel de Paris du 30 mai 1991. 90. Jugement du Tribunal de grande instance de Paris, 13 janvier 1992. 91. Tribunal administratif de Lille, 14 avril 1994, Loyen c/préfet de police du Nord et autres.

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ensuite condamné l’État et l’Établissement public de santé mentale d’Armentières à lui verser une indemnité proche de 500 000 F (intérêts compris) 92. D’autres décisions du même genre ont été prises en 1996 par ce même tribunal 93 et, l’année précédente, par le Tribunal administratif de Paris 94. Ces dernières années, les juridictions administratives et civiles ont également sanctionné le défaut d’information des personnes placées d’office, surtout le défaut de notification des arrêtés de placement 95 et de levée de placement 96. Le 22 décembre 1982, le Conseil d’État a par ailleurs condamné l’État à verser la somme de 5 000 F à M. Bissery en réparation de la faute commise par l’Administration qui avait mis vingt jours pour se prononcer sur la nécessité du maintien en placement d’office du requérant, lequel avait été admis à titre provisoire, par décision du maire de la commune Lencloître. De même, par arrêt du 10 février 1984, la haute assemblée a condamné l’État à verser à Mme Dufour une indemnité de 20 000 F pour un même délai de onze jours, jugé excessif.

92. Tribunal administratif de Lille, 9 juin 1994, Loyen c/État et divers, req. n° 89 2254, 89 2296, 93 1206 et 93 2198. Ce jugement a été confirmé par arrêt de la cour administrative d’appel de Nancy du 31 décembre 1997. 93. Par jugement du 17 octobre 1996, le tribunal administratif de Lille a annulé les décisions de placement d’office concernant Mme Anne Marie Bacquet et lui a accordé une indemnité de 50 000 F avec intérêts au taux légal à compter du 2 juin 1989. Par jugement du 20 juin 1996, ce même tribunal a annulé les décisions d’internement en placement d’office de M. Michel Lempereur et a condamné l’État à verser au requérant la somme de 80 000 F avec intérêts au taux légal à compter du 1er février 1989. 94. Par jugement du 14 avril 1995, le Tribunal administratif de Paris a ainsi accordé 5 000 F d’indemnité à Mlle Gilberte Nollet, après avoir annulé, par un précédent jugement du 5 janvier 1994, l’arrêté de placement d’office qui la frappait. 95. Le Tribunal de grande instance de Paris a ainsi accordé 80 000 F de dommages et intérêts à Mme Petit (jugement du 5 avril 1993) et à Mme B. (jugement du 9 mars 1992), mais la Cour d’appel de Paris a ramené cette somme à 50 000 F, augmentés de 20 000 F pour frais de procédure (arrêt Petit du 5 juillet 1996). Par ses jugements concernant les affaires Loyen, Lempereur et Bacquet, le tribunal administratif de Lille a également tenu à réparer le défaut d’information né de l’absence de notification des actes durant l’internement comme lors de la sortie. 96. Par arrêt du 9 mars 1993, la cour administrative d’appel de Lyon a ainsi accordé une indemnité de 1 000 F à la requérante, en réparation du préjudice né de l’absence de notifi cation de l’arrêté de levée de placement d’office du 19 octobre 1963. Précédemment, par arrêt du 22 octobre 1986, le Conseil d’État avait posé « que si la décision du préfet mettant fin à l’internement d’office de Mme Doursoux a fait l’objet des notifications prévues par l’article L. 347 du code de la santé publique, aucune notification n’a été faite à Mme Doursoux ; que le préfet était tenu, même en l’absence de texte l’imposant expressément, de notifier cette décision à la personne qu’elle concerne directement ; qu’ainsi, en n’informant pas Mme Doursoux qu’il avait décidé de mettre fin à son internement d’office le 15 mars 1971, le préfet de la Charente a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’État » (arrêt n° 35.666 du 22 octobre 1986).

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Le conflit de compétence entre les juridictions administratives et judiciaires françaises

Comme on le voit, les juridictions administratives et civiles se déclarent tour à tour compétentes pour connaître du préjudice né de l’irrégularité des décisions administratives d’internement, comme du défaut d’information des personnes. À l’occasion de divers arrêts, la juridiction civile a entendu réaffirmer sa compétence. Le gouvernement français s’est efforcé de faire reconnaître la compétence exclusive de la juridiction administrative à réparer le préjudice né des irrégularités formelles des actes administratifs de placement et de limiter la compétence de la juridiction de l’ordre judiciaire au seul examen du bien-fondé de telles mesures et des conséquences dommageables résultant d’un internement injustifié. À cette fin, il a systématiquement élevé le conflit au tribunal des conflits à partir de 1994. Toutefois, par un arrêt du 17 février 1997, pris dans le cadre de l’affaire Menvielle, le Tribunal des Conflits a enfin réparti clairement les compétences respectives pour tout un pan du contentieux de la réparation en l’affectant au juge de l’ordre judiciaire, tant pour ce qui concerne le dommage né du caractère injustifié de la mesure que pour ce qui concerne les vices de forme qui peuvent l’affecter. Précédemment, dans le cadre d’une affaire Boucheras, le tribunal des conflits avait par ailleurs établi, par arrêt du 27 novembre 1995, la compétence de la juridiction administrative à réparer le préjudice né d’un défaut de notification des actes de placement, sans dire pour autant laquelle des juridictions était compétente à réparer non plus seulement le préjudice né d’un défaut de notification, mais celui né d’un défaut d’information, entravant l’accès au juge judiciaire de l’article L. 351 du code de la santé publique (actuel article L. 3211-12), susceptible d’ordonner la sortie judiciaire 97. La confusion arrive à son comble avec un jugement du tribunal administratif de Strasbourg 98 qui, statuant sur le contentieux de la pension de réversion de l’époux d’une militaire décédée, a conclu que le juge administratif est le juge de la constitutionnalité des lois antérieures à la promulgation de la Constitution du 4 octobre 1958. Il constate en effet que le Conseil constitutionnel n’est le juge de la constitutionnalité que des lois postérieures, alors que, dans une démocratie, le contrôle de constitutionnalité est une garantie essentielle qui ne saurait permettre l’application de lois ayant échappé à un tel contrôle ; ce qui impose donc que le juge de droit commun se saisisse de la constitutionnalité des lois antérieures. Observons qu’un tel raisonnement peut être repris par le juge de l’ordre judiciaire. Il s’ensuit que, dans les contentieux relatifs aux internements antérieurs au 1er juillet 1990, fondés sur la loi du 30 juin 1838, le contrôle de constitutionnalité de cette dernière législation risque de ne bientôt plus échapper au juge administratif non plus qu’au juge judiciaire. La loi du 27 juin 1990 échap97. Cour d’appel de Paris, Mme B., 7 juillet 1994, M. Christian Menvielle, 31 mai 1996 ; Cour de cassation, Ledrut, 22 novembre 1995. 98. Tribunal administratif de Strasbourg, 14 octobre 1997, M. Aurélio Maronese c/ministre du Budget, req. n° 93 2035. La solution adoptée par le tribunal a été approuvée par la conférence de stage des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, le 13 avril 1999, par 13 voix contre 7 (Les Petites Affiches, 20 avril 1999, n° 80, p. 2).

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pera, toutefois, à un tel contrôle, puisqu’elle n’a pas été soumise au Conseil constitutionnel, par négligence manifeste du gouvernement et des assemblées. La France risque ainsi d’être bientôt placée dans une curieuse situation qui consistera à voir sanctionné, comme inconstitutionnel, l’internement administratif, initié par la loi du 30 juin 1838, et perdurer ce même système de l’internement administratif sous l’empire de la loi du 27 juin 1990. Par ailleurs, le contrôle de constitutionnalité des législations antérieures au 4 octobre 1958 risque de déboucher bientôt sur la réaffirmation de la compétence exclusive du juge de l’ordre judiciaire à connaître, tant du bien-fondé que de la régularité formelle des décisions administratives d’hospitalisation sans consentement (HO et HDT). La compétence du juge administratif repose, en effet, sur l’ordonnance du 31 juillet 1945 – qui fait du Conseil d’État le juge de droit commun des décisions administratives – comme sur les lois des 16-24 août 1790 et sur le décret du 16 fructidor de l’an III, qui imposent une séparation stricte des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. Or, par décision 224 DC du 23 janvier 1987, le Conseil constitutionnel a établi que ces lois du XVIIIe siècle n’ont aucune valeur constitutionnelle. Tout en rappelant la réserve de compétence de la juridiction administrative, il a en outre expressément rappelé l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire 99, au premier rang desquelles figure, bien sûr, l’atteinte à la liberté individuelle (article 66 de la Constitution). L’ordonnance de 1945 ne peut donc plus faire obstacle à la compétence du juge de l’ordre judiciaire à connaître de la légalité, tant interne (bienfondé) qu’externe (régularité formelle), des décisions d’hospitalisation d’office ou à la demande d’un tiers, comme à sa compétence à annuler les actes fautifs de l’Administration, privatifs de liberté. Remarquons que cette unification du contentieux entre les mains du juge de l’ordre judiciaire, qu’appellent de leurs vœux certains juristes 100 et les associations de patients, ne concerne pas seulement le contentieux indemnitaire, mais aussi celui de la procédure de la sortie judiciaire.

La première décennie du IIIe millénaire risque donc, en France, d’être particulièrement perturbée par ces questions de compétence des juridictions administratives et judiciaires à connaître de la légalité externe des décisions de placement. Ces questions de compétence, particulièrement complexes, gagnent désormais le contentieux de la réparation du préjudice né du caractère inapproprié de certains traitements administrés durant l’internement. Si, par jugement avant dire droit du 9 juillet 1992, le Tribunal de grande instance de Bobigny avait ainsi cru pouvoir retenir sa compétence pour juger de l’opportunité des traitements psychiatriques durant l’internement de la requérante, tout en renvoyant celle-ci devant la juridiction administrative pour l’examen de la validité des traitements délivrés ensuite en ambulatoire comme avant son réinternement, le Tribunal de grande instance de Paris vient, quant à lui, de juger « que le grief […] tiré d’un traitement imposé pendant la période d’hospitalisation d’office contre la volonté de Mme Brindejonc est susceptible de constituer une faute autonome sans 99. Considérant 15. 100. Voir notamment Francis Mallol, pourtant conseiller de tribunal administratif, « Contentieux de l’hospitalisation d’office : illustration du problème posé par la dualité de juridiction » (CE, 1re sous sect., 11 mars 1996, req. n° 164 453 ; JCP, éd. G., 1996. II, 22743).

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incidence sur l’appréciation du bien-fondé de l’internement de Mme B. dont est saisi le tribunal, dès lors que n’est pas contestée la nature du traitement mais seulement son administration sans le consentement du malade 101 ». Cette solution ne semble guère cadrer avec la jurisprudence déjà ancienne du Conseil d’État, qui, par un arrêt du 8 janvier 1959 102, avait établi la compétence de la juridiction administrative à connaître de l’éventuel dommage né d’un traitement au cardiazol et d’un examen radiologique fautif, administrés sur une personne internée. La solution récemment adoptée par le Tribunal de grande instance de Paris ne semble pas davantage cadrer avec le fait que si les traitements psychiatriques administrés contre le gré de l’intéressé devaient être reconnus comme dépourvus de fondement légal, n’étant pas expressément prévus par la loi du 27 juin 1990, la voie de fait qui résulterait de ces actes donnerait alors obligatoirement compétence à la juridiction civile pour réparer le préjudice qui en serait issu. Enfin, l’on voit mal comment un juge pourrait évaluer le préjudice né d’un traitement, s’il ne pouvait par ailleurs connaître la situation de contrainte grâce à laquelle le traitement a été administré – surtout en une matière où l’adhésion du patient au traitement est une donnée essentielle de l’efficacité de ce traitement et par suite de son caractère approprié et opportun 103. De son côté, par un arrêt du 31 décembre 1997, la cour administrative de Nancy a considéré que : « M. Loyen n’est pas fondé à se prévaloir, au soutien de ses conclusions incidentes, des conditions de sa prise en charge psychothérapeutique “qui auraient, selon lui, empêché les médecins de constater plus tôt que sa place n’était pas dans cet établissement”, un tel moyen ressortissant à l’appréciation de la nécessité du placement. » La cour affirme ainsi la compétence du juge de l’ordre judiciaire à connaître d’un tel moyen. Mais si le requérant s’était plaint du stress que lui avait causé le manque d’un soutien psychologique approprié, notamment la double visite quotidienne des médecins prévue par le règlement modèle du 5 février 1938, toujours applicable, le juge administratif n’aurait pas pu décliner sa compétence 104. C’est d’ailleurs ainsi que, par jugement du 6 décembre 1999, le tribunal administratif de Paris s’est déclaré compétent à 101. Tribunal de grande instance de Paris, Mme Juliette Brindejonc c/agent judiciaire du Trésor et autres, 16 décembre 1996. 102. Sieur Chirpatris c/centre hospitalier du Mans, req. n° 31.475 et 31.636. 103. Sur ces questions de compétence, voir notamment arrêt Conseil d’État, 11 mars 1996, commune de Saint Herblain, JCP n° 22743, p. 483 486, note F. Mallol. 104. La cour administrative d’appel de Douai, saisie de ce moyen dans le cadre de la requête n° 99DA00773, Omer Vermeersch c/État et autres, a néanmoins écarté le moyen par arrêt du 28 juin 2001, le tribunal administratif de Lille s’étant, préalablement, déclaré incompétent à connaître du caractère approprié des traitements psychiatriques adminis trés dans le cours d’un internement (jugement du 24 juin 1997). Voir également les jugements pris par le tribunal administratif de Versailles dans le cadre de l’affaire André Bitton c/CHS de Perray Vaucluse par lesquels le tribunal se considère incompétent à connaître du préjudice né des fautes entachant la décision de placement (jugement n° 971814214 du 20 décembre 2000) et des traitements éventuellement inappropriés administrés dans le cours d’un internement, mais se déclare en revanche compétent à juger de ces mêmes traitements délivrés lors d’une hospitalisation libre (jugement n° 9704164 6 du 26 février 2001 et n° 975395 du 26 février 2001) ou en ambulatoire dans le cadre d’un centre médico psychologique (jugement n° 993938 et 004670 du 12 mars 2001).

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connaître du caractère inhumain et dégradant des traitements résultant des conditions d’accueil et d’hébergement à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris 105. En revanche, par divers jugements du 3 octobre 2000, le tribunal administratif de Marseille s’est déclaré incompétent à connaître des conditions de traitement et de détention au sein de l’unité pour malades difficiles de Montfavet 106, comme du défaut de contrôle opéré en cette matière par le maire de la ville d’Avignon 107 et par le préfet de Vaucluse 108. L’on mesure ainsi davantage le degré extrême de complexité auquel aboutit en France le contentieux de l’internement psychiatrique ; cette complexité fait naturellement obstacle à l’accès à la justice par les victimes d’abus, d’arbitraire et d’irrégularités de tous genres comme de traitements inappropriés.

Le droit à la liberté de la correspondance dans la jurisprudence française

De son côté, par un premier arrêt du 27 novembre 1995, la cour administrative d’appel de Bordeaux a condamné le Centre hospitalier de Cadillac-surGaronne à verser au requérant la somme de 10 000 F, augmentés de 3 000 F de frais de procédure, pour avoir ouvert systématiquement durant plusieurs mois le courrier qu’il adressait à une personne placée d’office à l’annexe Boissonnet (unité pour malades difficiles) du CHS de Cadillac-sur-Garonne. Puis, par un second arrêt du 14 octobre 1996, elle a condamné ce même établissement à verser au requérant une somme supplémentaire de 3 000 F pour avoir remis les courriers qui lui étaient destinés, aux services postaux à fin d’acheminement, sans même prendre le soin de les refermer, au risque de les rendre ainsi publics 109. Le 11 février 1999, le Tribunal administratif de Strasbourg a annulé de même la décision du médecin chef de l’unité pour malades difficiles (UMD) du CHS de Sarreguemines au double motif, d’une part « qu’en limitant de façon systématique les communications téléphoniques reçues par les malades de l’unité pour 105. Tribunal administratif de Paris, 6 décembre 1999, Denis Buican c/ville de Paris et État. 106. Tribunal administratif de Marseille, 3 octobre 2000, req. n° 97 7156. 107. Tribunal administratif de Marseille, 3 octobre 2000, req. n° 97 4286. 108. Tribunal administratif de Marseille, 3 octobre 2000, req. n° 97 6568. 109. Cour administrative d’appel de Bordeaux, Ph. Bernardet c/CHS de Cadillac sur Garonne, 25 novembre 1995 et 14 octobre 1996. Par ce dernier arrêt, la cour s’est en outre refusée à rectifier l’erreur matérielle contenue par le premier, présentant le requérant comme ayant été lui même interné, au même titre que son correspondant, à l’annexe de force de Boissonnet… En effet, le droit administratif français ne permet de rectifier que les erreurs matérielles ayant préjudicié à l’examen du fond de l’affaire, ce qui, d’après la cour, n’était pas le cas… Cette dernière question est l’objet de deux instances pendantes devant le tribunal administratif de Paris, dirigées contre le président de la République et contre le Premier ministre, instances enregistrées sous les nos 0004727/7 et 0004733/7. Dans le cadre d’une seconde affaire, le tribunal administratif de Bordeaux a considéré qu’une simple limitation du droit de correspondance ne constituait pas une faute (jugement n° 992117 du 6 février 2001, Philippe Bernardet c/CHS de Cadillac. Ce jugement est l’objet d’un appel devant la Cour administrative d’appel de Bordeaux, requête 01BX01028).

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malades difficiles à deux par mois et en leur interdisant de donner toute communication téléphonique, le médecin-chef […] a méconnu les dispositions du règlement intérieur de l’unité ; d’autre part que le CHS de Sarreguemines ne pouvait légalement avoir instauré, par la décision verbale contestée, un contrôle de la correspondance reçue ou adressée par les malades hors des cas et des garanties prévues par les stipulations conventionnelles » de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales 110. Si la jurisprudence nationale a évolué ces vingt dernières années, il fallut néanmoins attendre les années quatre-vingt pour voir trancher des questions aussi fondamentales que l’exigence de la persistance d’un trouble mental et d’un danger pour justifier la prolongation d’un internement (arrêts de la Cour constitutionnelle italienne), la nature du danger susceptible de fonder une telle mesure (arrêt de la Cour de cassation néerlandaise), la légalité formelle des décisions administratives d’internement (jurisprudence administrative française), comme pour voir sanctionner quelques médecins, auteurs de certificats médicaux frauduleux. Il fallut encore attendre les années quatre-vingt-dix pour commencer à voir se préciser les droits des patients à choisir les modalités de leurs traitements, notamment consacrer leurs droits de refuser des prescriptions de neuroleptiques (jurisprudence helvétique), comme il fallut attendre le milieu des années quatre-vingt-dix pour commencer à voir, en France, se déblayer les délicates questions de compétence respective des juridictions administratives et judiciaires en matière de contentieux de l’internement et de traitement psychiatrique. Ce seul constat suffit à montrer dans quel état de nondroit ont jusqu’alors été tenus les malades mentaux ou supposés tels, malgré les garanties que la loi était censée leur apporter. Un tel constat pose naturellement la question des conditions d’accès à la justice par la personne objet de telles mesures et traitements. LES PRATIQUES QUI ONT CONDUIT À CETTE JURISPRUDENCE

La jurisprudence précédemment commentée résulte d’une part d’une collaboration plus ou moins étroite d’avocats et de juristes avec des associations de patients et de l’orientation particulière de certaines d’entre elles, d’autre part, d’un mouvement plus général de promotion des droits des patients ; certains gouvernements se sont engagés dans ce mouvement, suivant en cela les directives d’organismes européens qui tendent à développer la participation des usagers à l’évaluation du fonctionnement des services de l’État, des pratiques et de la politique sanitaires, pour, notamment, en réduire les coûts et optimiser les investissements. De nombreux obstacles s’opposent pourtant à l’établissement d’une telle jurisprudence et au développement des actions qui concourent à la 110. Tribunal administratif de Strasbourg, 11 février 1999, Philippe Bernardet c/CHS de Sarreguemines. Voir, dans le même sens, CE, 12 mars 1980, CHS de Sarreguemines c/maître Vigliano.

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produire. Certains de ces obstacles tiennent au rapport particulier de l’avocat à son client, notamment lorsque celui-ci est atteint de pathologie mentale. D’autres résultent des difficultés d’organisation du monde associatif des patients en psychiatrie. D’autres encore tiennent aux spécificités du droit, français par exemple, dont l’extrême complexité ne peut plus échapper à personne.

Les difficultés organisationnelles des associations de patients agissant dans le domaine juridique

En ce domaine, la procédure administrative, qui ne concerne pas le fond de chaque affaire, mais la légalité formelle des actes, et qui est essentiellement écrite, dont la longueur paraît à bien des égards singulièrement déraisonnable, fut le support inattendu de la stabilité et de l’organisation du Groupe Information Asiles. En effet, parce qu’elle contraint les personnes à un engagement de nombreuses années, la procédure administrative, qui évolue à un rythme particulièrement lent, a assuré la pérennisation du rapport associatif et de l’entraide ; elle a permis de fidéliser certaines personnes à leurs avocats en leur permettant d’intégrer peu à peu les méandres de la procédure. En définitive, les abandons en cours de route ont été fort rares car, chacun ayant particulièrement à cœur de mener sa procédure à terme, se trouve pour ainsi dire condamné à se tenir informé de l’évolution de la jurisprudence acquise par l’association, et aussi de l’avancement de son action. Chacun fut donc peu ou prou contraint de participer à la vie associative durant près d’une dizaine d’années, voire plus. L’engagement à long terme qui en résulte, malgré les ruptures, les périodes de découragement et d’abandon qui le jalonnent, est également une caractéristique importante et inattendue de ce type de regroupement, qui a permis de stabiliser les rapports entre avocats et clients, les seconds étant autrement enclins à changer d’avocat à chaque difficulté rencontrée dans la procédure, parsemée d’embûches. Le retour, après deux à trois ans de silence, et parfois après des mises en cause plus ou moins sévères de ceux qui animent ce type d’organisation, n’est pas rare ; il révèle la solidité de ces structures dont le fonctionnement apparemment incohérent conduit tout observateur extérieur ou militant pressé à conclure à son extrême fragilité et à un manque patent de crédibilité. À la vérité, la situation de ce type d’association est bien plus complexe, compte tenu précisément de sa cohésion, issue de la force même de son objet, malgré son impossible organisation. Mais cet aspect positif de l’un des travers de la procédure administrative française précédemment souligné ne saurait faire oublier les difficultés qui en résultent pour les professionnels du droit comme pour les militants engagés dans le combat collectif, pour faire aboutir chaque affaire et parvenir à faire entendre les griefs des internés. Ces procédures sont naturellement totalement inappropriées pour des personnes qui les utilisent pour faire simplement reconnaître leur droit ou sortir d’une situation embarrassante. Seuls ceux qui considèrent avoir quelques comptes à régler ou qui refusent d’admettre avoir été placés dans une telle situation parviennent, tant bien que mal, à y

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trouver leur compte. Ce qui conduit quelques membres du corps psychiatrique, souvent enclins à réduire la complexité des rapports à un travers pathologique, à considérer que ce genre d’associations est le simple ramassis de quelques paranoïaques douteux. C’est pourtant l’une des missions de ces associations que de tenter de sortir les personnes les plus combatives de cette logique du règlement de comptes et d’essayer de dépassionner les mises en cause ; elles doivent aussi faire ressortir l’aspect institutionnel des questions posées par chaque affaire, surtout pour permettre à d’autres personnalités moins rigides et moins fortes de s’exprimer et de faire valoir d’autres attentes et points de vue. Un débat constant – mais toujours avorté – ne cessa ainsi d’avoir lieu au sein du Groupe Information Asiles ; il s’agissait de savoir s’il fallait prendre position sur l’existence ou non de la maladie mentale, sur la possibilité d’une bonne psychiatrie, dont les principaux contours étaient à définir ; s’il fallait limiter l’action à la mise en cause des seuls internements jugés abusifs ou arbitraires ou prendre également en considération les droits de ceux qui, estimant avoir besoin de soins, affirmaient malgré tout avoir été l’objet d’abus ou arbitraires et revendiquaient la possibilité d’être hospitalisés sans risquer à tout moment d’être contraints à plus que ce qu’ils avaient souhaité ou demandé. Là encore, la procédure administrative a fortement contribué à neutraliser l’agressivité de certains et la personnalisation des reproches ; elle a permis d’éviter d’entrer trop aisément dans une logique du bouc émissaire et du tout ou rien. Elle a révélé qu’il était possible de traiter des droits des personnes, abstraction faite de leur éventuelle affection, et par suite, de prendre conscience de l’importance, dans une démocratie, des questions de pure forme, principal support – mais aussi rempart – de la tolérance, si ce n’est de la liberté individuelle face à l’intolérance des autres ou d’un groupe ou de l’arbitraire d’un État. La procédure administrative a donc partiellement permis d’expérimenter concrètement la force de la loi et des formalités substantielles qu’elle édicte ; elle a aussi montré qu’il n’y a pas de traitement de la réalité possible sans une mise en forme particulière qui doit retenir toute l’attention, et dont l’enjeu est parfois considérable pour les libertés de chacun. Mais la procédure administrative débouche aussi sur une lourdeur du contentieux, difficilement gérable par un cabinet d’avocats, contentieux qui met en jeu un rapport particulier de l’avocat à son client, sur lequel il nous faut nous attarder quelques instants.

Le rapport de l’avocat à son client

Représentons-nous d’abord la relation particulière qui s’établit entre un avocat et son client, un client, disons « ordinaire », qui va voir un avocat pour lui confier la défense de ses intérêts. Il le choisit parce qu’il a confiance en lui et attend de lui qu’il remplisse au mieux la mission pour laquelle il le rémunère. « Au mieux », c’est-à-dire qu’il attend un résultat – de préférence celui qu’il escompte. De son côté, l’avocat exige la confiance et la collaboration de son client pour élaborer sa défense. Bien qu’elle soit une relation de confiance, la

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relation avocat-client n’en est pas moins en butte aux tensions, aux malentendus, aux attentes parfois paradoxales du client. Celui-ci rémunère une personne qui devient « son avocat », qu’il entend bien souvent avoir à son entière disposition. Il sollicite de sa part une attention de tous les instants comme s’il était son seul client, tout en exigeant de lui les conseils d’un « spécialiste » qui traiterait quotidiennement des dossiers du même type. Que le client soit l’objet d’une prise en charge psychiatrique ne change a priori rien à l’affaire. Tout ce qui définit la relation avocat-client reste valable : nécessité d’une confiance mutuelle, échange d’informations et de pièces, collaboration du client, exigence d’une réelle compétence de l’avocat et attente de résultats. Mais l’ensemble est ici plus difficile, plus aléatoire, pour deux raisons essentielles, qui tiennent à la place particulière que la société, et donc la Justice, fait au malade mental. D’abord, lorsque l’avocat intervient, son client est ou a été interné, le plus souvent contre son gré, dans un établissement psychiatrique, dont nous verrons qu’il échappe, pour l’avocat, à toutes les codifications qui régissent un établissement pénitentiaire, d’où des entraves à la fois pratiques et psychologiques. Ensuite, n’oublions pas, comme nous l’avons vu, que dans la plupart des pays européens, lorsque le malade mental commet une infraction, il n’est pas pénalement responsable dès lors qu’il était atteint, au moment des faits, d’un trouble mental ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. Il ne répond donc pas de ses actes devant un juge et devient « hors champ ». A fortiori lorsqu’il est victime et qu’il revendique des droits comme les autres, il est difficilement reconnu par le système judiciaire comme sujet de droit. Ce qui, on en conviendra, complique singulièrement la tâche de son conseil. La pratique des avocats montre ainsi à quel point droit et psychiatrie ont du mal à cohabiter, ce au détriment des droits des malades, et simplement du respect dû à chaque être humain.

Les difficultés liées à l’enfermement

Les avocats sont peu habitués à quitter leurs cabinets et leur confidentialité pour rencontrer leurs clients. Leurs règles professionnelles leur imposent en effet, notamment en France, de recevoir leurs clients dans leurs cabinets, et si les circonstances l’exigent, en tout lieu compatible avec la dignité de la profession et qui préserve l’indépendance et le secret professionnel. À l’exception de certains avocats d’affaires qui assistent aux conseils d’administration d’entreprises ou de ceux qui assitent à des réunions de copropriété, seuls les avocats pénalistes doivent quitter leurs cabinets pour aller voir leurs clients, puisqu’ils résident dans un lieu d’enfermement : la prison. L’hôpital psychiatrique est aussi un lieu d’enfermement, d’où la comparaison avec la prison. Cette comparaison, éclairante à plus d’un titre, permet d’appréhender les difficultés spécifiques que rencontre l’avocat qui défend une personne internée. En prison, les détenus peuvent communiquer avec l’extérieur, notamment avec leur avocat. Ils peuvent lui écrire, recevoir des lettres, en vertu de la loi qui garantit les droits de la défense. Sans discussion et sans discrimination, en

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exécution de textes précis, la communication de l’avocat avec son client est très clairement prévue, organisée et garantie. Dès lors que le détenu l’a désigné et en a informé le juge, l’avocat se voit remettre un permis de visite qui l’autorisera, muni de sa carte professionnelle, à rencontrer son client en toute tranquillité dans un parloir spécialement aménagé à cet effet, seul à seul, pendant la durée qu’il souhaitera. En France, tout cela est réglementé par le Code de procédure pénale et par ses circulaires d’application, strictement interprétés et sanctionnés en cas de non-respect. Rien de tel à l’hôpital, malheureusement. Avant la loi du 27 juin 1990, aucun texte ne précisait que le malade mental enfermé disposait de ses droits les plus élémentaires : pouvoir communiquer avec l’extérieur et bénéficier de l’assistance d’un avocat. Pour les patients hospitalisés sans leur consentement, l’article L. 326-3 (actuel art. L. 3211-3) du code de la santé publique a de plus intégré les garanties rappelées par la convention européenne des droits de l’homme, sur lesquelles nous reviendrons plus loin en détail, et notamment, le droit : – d’être informé dès son admission, et par la suite à sa demande, de sa situation juridique et de ses droits ; – de prendre conseil d’un médecin ou d’un avocat de son choix ; – d’émettre ou recevoir des courriers ; – de consulter le règlement intérieur de l’établissement et recevoir les explications qui s’y rapportent. Malheureusement, le non-respect de ces dispositions n’est assorti d’aucune sanction efficace et rapide. Or, si le médecin s’oppose à ce que l’interné prenne tout contact avec l’extérieur, comment le malade pourra-t-il concrètement faire respecter les droits dont il dispose, mais dont le plus souvent il ignore jusqu’à l’existence ? Aujourd’hui encore, le texte de la loi du 27 juin 1990 n’est guère diffusé. De plus, l’information est rarement transmise de façon adéquate compte tenu de l’état de faiblesse dans lequel se trouve le patient. Par ailleurs, les décrets relatifs à l’instauration d’un règlement intérieur ne sont toujours pas publiés. Finalement, on peut considérer que les droits de la défense sont plus clairement définis et protégés pour un détenu pour vol, viol ou assassinat, jugé pénalement responsable, que pour un malade mental qui n’a commis aucune infraction. En tout état de cause, le respect des droits du patient reste à la discrétion de l’hôpital. En détention de droit commun, les règles sont claires : du gardien au directeur de prison, chacun exécute purement et simplement les instructions d’un juge. Ils ne sont pas responsables de la détention, ni appelés de quelque manière que ce soit à influer sur son cours. Seul le juge ordonnera la mise en liberté. À l’hôpital au contraire, ceux qui soignent, gardent, organisent la communication du malade avec son avocat, ne sont pas étrangers au processus d’enfermement. Pour le patient, le médecin est à la fois un soignant, avec la relation de confiance que cela implique, et un « juge » qui « statue » sur sa privation de liberté. En France, c’est encore le médecin hospitalier qui rédige les certificats légaux qui permettent au directeur de l’établissement pour l’hospitalisation à la demande d’un tiers, ou au préfet pour l’hospitalisation d’office, de décider de maintenir l’intéressé enfermé ou non. C’est également le médecin hospitalier qui formule

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toutes les propositions de sortie à l’essai ou qui rédige un certificat de situation destiné au procureur de la République ou au juge chargé du contrôle de la détention. C’est dans l’intérêt du malade et en vertu du traitement qu’il a mis en œuvre, que le médecin peut empêcher le patient de communiquer avec son avocat. À ce titre, le médecin chef est un tiers obligé dans la relation avocatclient. Et l’hôpital n’est pas, comme la prison, un lieu neutre. L’avocat vient perturber ce système clos, au fonctionnement homogène : il est l’intrus. Dès lors, entre le droit et la psychiatrie, ce sont deux logiques, deux pouvoirs qui s’affrontent, dans un rapport de force qu’il est parfois bien difficile d’éviter en l’état actuel des pratiques et des mentalités. Chaque étape de la communication entre l’avocat et son client devra être soumise à négociation ; elle n’existe pas de droit et fait l’objet de discussions avec le médecin qui a tous les moyens pour la permettre ou l’empêcher.

Mais si un malade exprime le souhait de sortir de l’hôpital ou même simplement d’obtenir des conseils sur sa situation et sur ses droits, comment trouverat-il son interlocuteur ? En France, il est rare que la liste des avocats du barreau soit affichée dans les hôpitaux, comme elle l’est systématiquement dans les parloirs des prisons, les couloirs des mairies ou des tribunaux. Pas d’annuaire téléphonique non plus. Guère de possibilités pour le bouche à oreille de fonctionner. Sauf exceptions très rares, ce ne sont pas les malades de l’hôpital qui vont pouvoir communiquer le nom d’un conseil. Le recours à un avocat ne va pas de soi pour un interné (contrairement au détenu), c’est juste une possibilité, qu’il ignore souvent. Les services sociaux ou l’administration de l’hôpital ne donnent pas ces informations : pour eux, le malade a besoin d’être soigné, et lui fournir un avocat semble décidément incongru. Les associations du type du Groupe Information Asiles commencent seulement à être connues en France et il faut encore un relais à l’extérieur pour rechercher leurs coordonnées et nouer le contact, coordonnées qui sont très rarement mises spontanément à la disposition des internés. Dans d’autres pays, l’accès à l’avocat semble mieux garanti, surtout en Belgique où l’internement résulte d’une décision judiciaire intervenant après un débat contradictoire pendant lequel le malade est obligatoirement assisté d’un avocat. On peut supposer que pour la mise en œuvre de cette procédure, une communication est facilitée. Il en va de même en Allemagne, dans les Länder où le placement résulte d’une décision judiciaire et où le malade est obligatoirement assisté d’un avocat. En Belgique, le pli judiciaire, qui fixe la date de l’audience, indique également les coordonnées de l’avocat désigné au titre de l’aide juridictionnelle par le tribunal. Au Royaume-Uni, des dispositions particulières prévoient l’assistance à la demande de l’intéressé ou d’office dès que l’internement est ordonné ou prolongé par un tribunal. Dès lors, l’avocat dispose d’un statut protégé qui lui permet d’intervenir plus facilement. Il existe par ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé, des mouvements puissants d’associations d’usagers qui assurent un meilleur accès à l’assistance juridique par des professionnels et des bénévoles. Les difficultés d’accès à l’information, en France, expliquent en partie des gestes qui ressemblent davantage à des

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bouteilles à la mer qu’à une démarche raisonnée : il est parfois plus facile pour un interné d’adresser une lettre au président de la République, à Amnesty International ou à la Ligue des droits de l’homme, voire au procureur de la République, que de prendre contact avec un avocat en disposant de ses coordonnées. Il faut encore pouvoir téléphoner, mais l’usage du téléphone est soumis à des conditions prohibitives. En France, par exemple, téléphoner ne fait pas partie des droits élémentaires prévus par l’article L. 3211-3 du code de la santé publique, même si, nous l’avons vu, la jurisprudence prohibe toute limitation manifestement excessive. Il faut néanmoins que l’établissement dispose de cabines indépendantes accessibles aux malades. Les intéressés doivent donc posséder cartes ou pièces pour pouvoir les utiliser. Et, dans ce contexte, la communication avec l’avocat ne bénéficie pas d’un traitement particulier. Quand elle peut avoir lieu, les règles de la confidentialité ne sont pas toujours respectées : comment, en effet, expliquer que l’on se sente injustement privé de liberté et maltraité lorsqu’on téléphone au milieu des infirmiers ou des médecins ? De plus, certaines cabines téléphoniques d’établissements, lorsqu’elles sont mises à disposition des patients, font parfois l’objet d’écoutes administratives. Il est vrai qu’en règle générale, un détenu n’est pas autorisé à téléphoner à son avocat, mais il peut lui écrire et recevoir ses courriers, lettres qui ne seront ni retenues ni lues par l’Administration. Pour l’interné, c’est une autre histoire. En France, la loi rappelle que toute personne hospitalisée sans son consentement a le droit d’émettre et de recevoir du courrier. Des sanctions pénales sont prévues si le directeur retient un courrier destiné à la commission départementale des hospitalisations psychiatriques ou au procureur de la République ou encore au président du tribunal. Cependant, ces sanctions pénales ne sont prononcées qu’après plainte et instruction, c’est-à-dire à l’issue d’une procédure longue de plusieurs mois, voire de plusieurs années, où il faudra que l’intéressé prouve qu’il a rédigé des lettres qui ont disparu. Vaste programme, et peu de jurisprudence en la matière… De surcroît, cette protection ne concerne pas le courrier de l’avocat. Ainsi, le règlement intérieur d’un centre spécialisé précisait à ce sujet, avant la loi de 1990 : « À l’exception des lettres adressées aux autorités et visées à l’article 29 de la loi du 30 juin 1838, le médecin chef de service a le droit de contrôler et au besoin retenir la correspondance reçue par les malades de son service ou adressée par eux. » S’agissant de l’unité pour malades difficiles (UMD) de cet établissement, le courrier est par principe ouvert et lu dans des conditions déterminées par le médecin responsable. C’est d’ailleurs le médecin qui apprécie le moment où cette censure prend fin, pour qui et dans quelles conditions. De plus, il n’existe manifestement pas d’exception pour le courrier de l’avocat. Le médecin reste donc le seul maître, si ce n’est de la censure, du moins de la confidentialité du courrier échangé. Les lettres sont souvent lues, plus ou moins discrètement, en bafouant le secret de la correspondance avec l’avocat, principe que même la prison ne viole pas. Certaines lettres des clients parviennent ostensiblement ouvertes ou bien grossièrement refermées, ou plus élégamment et non moins ouvertes, refermées et signées : « Ouvertes par le vaguemestre. » Faut-il dès lors s’étonner de recevoir d’anciens internés des lettres barricadées de scotch ? Fautil vraiment mettre ces luxes de précaution sur le compte de leur paranoïa ? Un

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avocat signale qu’après l’une de ses réclamations, un médecin lui avait remis une dizaine des lettres destinées à des tiers, lettres qu’il retenait écrites par l’un des clients de cet avocat, sous prétexte que sur l’enveloppe de l’une d’elles était dessiné un cercueil. Il n’était pas venu à l’idée du médecin, d’en parler avec l’intéressé, de lui rendre le courrier en lui faisant remarquer la présence de ce dessin, ou de lui demander de modifier l’enveloppe. Sa première réaction avait été de retenir l’ensemble de cette correspondance. Tout cela n’augure naturellement pas d’une communication facile avec l’autorité médicale. En Belgique, l’article 32 de la loi du 26 juin 1990 dispose également qu’aucune requête ou réclamation ne peut être retenue, mais cette protection s’étend à toute correspondance adressée au malade ou par le malade, qui ne peut être retenue ou supprimée. Des sanctions pénales sont également prévues en cas de violation de cet article. Magistrats et inspecteurs du ministère de la Santé publique exercent le contrôle sur l’application de la loi. Une visite des institutions est prévue au moins une fois par an, qui permet notamment le contrôle du règlement intérieur des services psychiatriques dont les dispositions ne peuvent pas porter atteinte aux droits fondamentaux du malade pendant son séjour à l’hôpital, dont le droit à la communication. Le texte est donc plus protecteur que la loi française, mais dans les faits, que se passe-t-il ? L’association The Flemish Survivor’s Movement répond : « Les lettres envoyées par les patients aux autorités, et notamment à l’inspection du Ministère de la Santé publique, n’obtiennent aucune réponse. Lorsque j’écris au procureur du roi ou au juge de paix (dans ma position de personne de confiance), je n’obtiens aucun résultat et quelquefois aucune réponse. L’article 37 de la loi envisage l’application de sanctions pénales. En réalité, ces infractions ne sont jamais sanctionnées, même quand le patient est assez fortuné pour prendre les conseils d’un bon avocat. Je me suis aperçue que la correspondance était ouverte et retenue. » On le voit, en Belgique comme en France, la loi peine à se faire respecter. Le même schéma se reproduit régulièrement. Une personne téléphone à l’avocat pour lui demander de venir la voir et la défendre. Ce conseil lui demande de lui écrire pour le lui confirmer. Il a en effet besoin d’un mandat exprès pour pouvoir engager une procédure, demander la communication du dossier ou tout simplement pénétrer à l’hôpital. Les jours passent et il ne reçoit rien. L’interné s’impatiente du silence de son avocat, le rappelle, lui réécrit et insiste sur le fait qu’il a bien envoyé du courrier. De téléphone en fax à la direction, tout le monde affirmera que cette personne n’a jamais écrit à l’avocat (il est fou d’ailleurs… rien d’étonnant), et puis très étrangement, le conseil recevra quelques jours plus tard toutes les lettres de son client d’un seul coup. Ce scénario se répète fréquemment, si l’on en croit du moins l’expérience des quelques avocats spécialisés dans ce domaine. Contraindre l’hôpital à respecter la loi nécessite en fait d’engager une procédure. Des procédures d’urgence existent (référé d’heure à heure) pour faire cesser le trouble illicite que sont la violation de la correspondance ou l’interdiction de prendre contact avec un médecin ou un avocat de son choix, à moins que la question ne relève, comme en France, du droit administratif. Mais encore une

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fois, l’interné n’a pas les moyens, ni financiers ni intellectuels, de lancer une telle procédure, qui nécessite l’intervention d’un avocat et des contacts extérieurs, notamment l’intervention d’un huissier lorsque la juridiction civile est compétente, ce qui survient en France lorsque la personne est détenue dans un établissement privé. Sinon, il s’agit de procédures longues et difficiles, dont le résultat se fait attendre. Et puis l’enfermement créé l’urgence : être privé de sa liberté quand on estime que c’est injuste, est insupportable. L’urgence est de saisir un juge pour sortir et non de faire de la procédure pour faire respecter des textes préservant les droits de l’homme. L’urgence contraint d’ailleurs l’avocat à abandonner parfois la défense des principes pour « bricoler » (sortie du courrier par des visiteurs, etc.) afin de répondre à la demande du client plutôt que de saisir le juge. Ceci n’est pas non plus de nature à conforter la relation de confiance entre l’interné et son avocat, non plus qu’avec l’équipe médicale. L’intéressé ne tarde pas à découvrir, en effet, que s’il dispose de garanties, elles ne sont pas aisément consacrées dans les faits, et que son avocat est bien impuissant à faire sanctionner les manquements par un juge. En revanche, il pourra découvrir que ce qu’il lui était interdit la veille lui est soudainement autorisé. Il semble que les dispositions sont plus protectrices au Royaume-Uni. Le Mental Health Act de 1983 précise, en effet, comme celui de 1959, les dispositions applicables selon la nature et le lieu de détention. Il est d’abord rappelé que le courrier des personnes hospitalisées avec leur consentement ne peut être retenu, ni lu. Dans les NHS Hospitals (lieux publics d’enfermement), le courrier expédié ne peut être retenu que si le destinataire a expressément demandé à ne pas recevoir de lettres du malade. Le courrier reçu n’est ni lu ni retenu. Pour ceux qui sont enfermés dans des hôpitaux spécialisés, il peut y avoir une retenue de l’envoi du courrier pour des raisons précises et définies (refus du destinataire, danger pour un tiers, etc.), dans l’intérêt du malade. Le courrier peut aussi être ouvert, mais le malade doit au moins en être informé dans un délai de sept jours, et il dispose d’un recours. En tout état de cause, les courriers reçus de ou envoyés à un avocat ne peuvent être retenus et donc, a priori, ils ne devraient pas être lus. Il n’existe pas, semble-t-il, de textes sur la censure 111. Pour l’avocat, visiter son client interné pose également de nombreux problèmes. De son côté, la loi belge stipule très clairement en son article 32 : « Dans tout service psychiatrique, le malade peut recevoir la visite de son avocat et du médecin de son choix et, conformément au règlement intérieur, de la personne de confiance ou, sauf contre-indication médicale, de toute autre personne. » En France, le principe du droit de visite est posé, mais pas ses applications concrètes. En l’absence d’un règlement intérieur type qui s’imposerait à tous les établissements, l’aléa reste la règle. Vouloir rencontrer un client privé de visites pour des raisons thérapeutiques ressemble dès lors à un parcours du combattant. Pour y parvenir, il faut engager de multiples démarches, et souvent insister. Point d’horaires fixés ou bien au contraire des horaires très stricts. Point de lieu aménagé pour préserver l’intimité de l’entretien. Un exemple parmi tant 111. Voir à ce sujet, Larry Gostin, A Practical Guide to Mental Health Law. The Mental Health Act 1983 and Related Legislation.

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d’autres : dans l’un des pavillons, récemment repeint, tout semble avenant (distribution d’un plan de l’hôpital à l’arrivée, horaires libres) ; il faut simplement que l’avocat prévienne et passe d’abord par le bureau du médecin chef, pour un entretien informel destiné à savoir qui est cet avocat (où il n’est jamais question de fournir à l’avocat des informations sur son client) ; l’avocat sera ensuite conduit dans un service fermé et abandonné dans la chambre de l’intéressé, lequel est couché à moitié nu sur son lit. L’informer de cette visite eût sans doute été un luxe inutile, comme de lui permettre de s’entretenir avec son conseil dans une situation et une tenue respectant sa dignité. Cela ne pouvait que confirmer l’image entretenue : l’intéressé est le malade qui déraisonne, et l’avocat est un médecin, la raison est de son côté. Il est intéressant de constater qu’en Angleterre, la charte des usagers des services de santé mentale prévoit de façon plus générale le droit au respect de la dignité humaine, et notamment la possibilité que les entretiens, les conseils, les consultations, les conversations personnelles puissent avoir lieu sans être écoutés ou interrompus. En France, si avant ou après cet entretien l’avocat souhaite prendre connaissance du dossier administratif (n’étant pas médecin, il ne verra pas les certificats médicaux, même s’ils sont à l’origine du placement et du maintien), c’est encore une partie de quitte ou double qui devra se jouer : réaction de panique, appels téléphoniques en série vers la direction ; refus catégorique, la plupart du temps, et sentiment d’une impunité totale. « Puisque vous allez nous attaquer, vous en prendrez connaissance à ce moment-là. La détention est forcément régulière. Il n’y a pas d’internement abusif… » Toutes ces réflexions alors même que le conseil ne demande qu’à voir le livre de la loi pour procéder à des vérifications élémentaires ou tout simplement pour pouvoir informer son client de sa situation réelle. Il arrive, mais c’est rare, que l’on puisse prendre connaissance simplement et sans difficulté de ces documents. Dans un tel contexte, il est difficile pour l’avocat de faire son travail, et le client qui a du mal à comprendre que lui non plus n’ait pas accès à ces informations, tend à douter de la sincérité de son avocat. C’est le climat de confiance entre l’intéressé et son conseil qui en pâtit. Au-delà de ces anecdotes, les principes restent les mêmes : si l’avocat est incontournable, qu’il fasse son travail est vécu comme une agression. Il existe cependant des services où cette communication s’établit désormais de plein droit, sans difficulté, et où le médecin l’encourage comme une démarche d’autonomisation du malade, pour favoriser son retour dans la société. Ces comportements demeurent toutefois exceptionnels, du moins en France. En outre, la personne internée reçoit, généralement sans son avis, un traitement à base de neuroleptiques puissants. Si elle a pu solliciter les services d’un conseil, le dialogue sera donc souvent difficile, parfois impossible. La personne tente, la voix pâteuse et la bouteille d’eau à la main, de dire, de réunir quelques mots : « Je ne me sens pas bien, je veux sortir. » Les mains tremblent, et les plaintes portent surtout sur le traitement imposé de force et sa cohorte d’effets secondaires. L’avocat doit alors apprendre à communiquer, à construire un dossier, mandat qui demeure fragile dans ces conditions. Et comment discuter l’avis médical ? L’internement apparaît, sous cet angle, fondé, et l’abrutissement n’aidera pas à penser le contraire. Dans certains services, si l’on dit simplement qu’un avocat

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va vous rendre visite, les doses sont doublées. Les pressions médicales s’exercent dans un sens comme dans l’autre. La situation personnelle de l’interné peut brutalement s’améliorer à quelques heures avant l’arrivée de l’avocat : droit de sortir dans le parc, de téléphoner, de récupérer quelques affaires personnelles, amélioration du confort de la vie quotidienne, toutes ces demandes jusque-là vainement formulées sont soudainement satisfaites. Mais l’inverse aussi existe. Un avocat peut représenter une forme de provocation qui vaut de petites punitions : pressions intervenues avant la visite, après, avant la procédure, à tout moment, qui perturbent plus encore le malade. Au Royaume-Uni, ce problème se pose aussi et de façon plus large dans une charte spécialement élaborée. Il s’est en effet avéré nécessaire de proclamer le droit du malade de déposer plainte ; cette plainte doit être instruite et l’intéressé doit être informé rapidement de son suivi ; le malade ne doit pas être « victimisé » parce qu’il a déposé plainte. Il est également stipulé expressément que le dépôt d’une plainte ne doit entraîner aucune conséquence sur le traitement et que l’on ne doit pas craindre les pressions. En France, l’avocat n’a définitivement pas sa place à l’hôpital où tout le monde agit pour le bien de l’intéressé, du médecin à l’infirmière, en passant par l’assistante sociale. Tout ce bien réuni est indiscutable, surtout lorsqu’il est prodigué par des gens qui savent, qui ont les connaissances, les diplômes et le pouvoir de l’expérience. L’avocat est alors l’intrus de l’histoire, celui qui vient introduire une dualité, un contradictoire, une discussion, voire une remise en cause. Le malade est généralement perdu entre tous ces gens qui agissent pour son bien, ce qui ne l’aide guère à clarifier ses rapports, tant avec l’équipe soignante qu’avec son avocat. S’il suit les conseils de ce dernier, il ne tarde pas à s’opposer au médecin qui lui a promis une sortie rapide à condition de prendre son traitement. L’autorité médicale conditionne ainsi fréquemment la sortie à l’abandon de la procédure ; ou, plus insidieusement, le médecin explique à l’intéressé que dorénavant le juge en décidera, puisqu’il l’a saisi. Il lui faudra néanmoins attendre plusieurs mois avant d’obtenir une décision. S’il n’avait pas diligenté de procédure, tout aurait été plus vite… Ainsi l’interné ne tarde-t-il pas à penser qu’il a été mal conseillé, qu’il a un mauvais avocat. À tout le moins, ces procédés placent le conseil en porte-à-faux, dans la mesure où aucune collaboration entre médecin et avocat n’est encore possible. Car l’information est fausse du point de vue juridique. Si le médecin estime que les conditions de l’hospitalisation sous contrainte ne sont plus réunies, il peut en effet, à n’importe quel moment, rédiger un certificat de sortie en cas d’hospitalisation à la demande d’un tiers, ou, lors d’une hospitalisation d’office, adresser un certificat au préfet. Si, parfois, les préfectures sont réticentes ou lentes à rapporter l’arrêté de placement, la procédure de sortie devant le juge engagée, en parallèle, accélère souvent, au contraire, le processus administratif. Le chantage est erroné ; mais comment l’interné peut-il le savoir, lui qui ignore sa situation juridique et ses droits ? Qui croire entre l’avocat et le médecin, qui se posent tous deux en protecteurs et garants de ses droits ? Si l’avocat a pu résister face à ce conflit soigneusement entretenu, l’intéressé a en revanche de quoi y perdre la tête ! Seule solution : la confrontation.

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Il y a quelques années, un patient, pas si fou, avait posé le dilemme, remarque un de ces conseils. « Il voulait sortir et que je prenne sa défense. Le médecin estimait qu’il ne le fallait pas. Lors de l’une de mes visites, il a donc demandé la présence de son médecin. Nous mettant face à face devant lui, il a lancé naïvement : « Expliquez-vous. » Il a compté les points ! » Dans ce système, l’avocat remet en cause la bienfaisance médicale, dès lors qu’il pose des questions ou tout simplement entend discuter et vérifier les dires des médecins. Il est vrai que si l’on se range systématiquement à l’avis médical, qui dit le bien, il n’y a plus de discussion, donc plus de problème, et alors l’intéressé ne risque pas de sortir. « Les médecins quant à eux, comme le dit Claude Louzoun, considèrent que c’est sur eux que reposent les garanties des malades 112. » La parole du « fou » est difficile à comprendre, à porter, mais il a tout de même le droit à une vérification des conditions de sa détention, également pour son bien. Ce qui est, du point de vue médical, difficile à admettre. Tandis que l’avocat, confronté à l’enfermement, est forcément mal à l’aise, face à une folie qu’il ne côtoie pas tous les jours. Il est en position d’infériorité dans le rapport malade-médecin, fondé sur la science. L’avocat n’est pas protégé par un statut, par une place qui lui donnerait le droit au respect quel que soit le bien-fondé de la demande de son client. Son rôle n’est ni clairement défini ni donc accepté. Après le choix de l’avocat se pose en outre très vite le problème de son coût. Si le malade est soutenu à l’extérieur par une famille, des amis ou un employeur, ceux-ci pourront l’aider à choisir et à rémunérer l’avocat. Mais cette situation est exceptionnelle, parce que la plupart du temps, si le malade dispose de moyens financiers, il a alors généralement la possibilité de choisir son propre médecin, son traitement et un lieu d’hospitalisation agréable (clinique privée…). Ceux qui se retrouvent hospitalisés sous la contrainte, dans la majeure partie des cas, sont déjà marginalisés, car abandonnés du travail (invalidité, congé de longue durée, etc. et de la famille. Comme l’analyse fort justement le Flemish Survivor’s Movement : dans le cadre de la procédure d’enfermement, le client a le choix de l’avocat, mais la plupart des personnes hospitalisées dans de telles conditions sont démunies, car provenant d’une classe sociale marginale. De surcroît, même dans l’hypothèse où l’individu a été socialisé, l’hospitalisation sous contrainte intervient de façon brutale, et interrompt ce processus. Elle arrache l’individu à son environnement et il se retrouve de fait dépourvu de tout son univers, de tous ses moyens, comme de ses affaires personnelles. Reste alors toujours la possibilité de demander la désignation d’un avocat par le biais de l’aide juridictionnelle. Encore faut-il le savoir et pouvoir se procurer le dossier à remplir pour en bénéficier, démarche impossible lorsque l’on est sous traitement médical et dépossédé de tous ses papiers personnels. Ce dossier se retire à l’extérieur, à la mairie ou au palais de justice en France. Les hôpitaux psychiatriques n’en disposent pas. 112. La lettre de l’Union Syndicale de la Psychiatrie, mai 1995.

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Écrire, attendre sont les premiers obstacles. Ce dossier doit être enregistré. Et, pour l’être, il doit être accompagné de multiples pièces dont il faut joindre une copie. Cela revient à une mission impossible en milieu fermé. Il est exact qu’en cas d’urgence, le président saisi d’une demande de mise en liberté peut désigner d’office un avocat à titre provisoire, mais à charge pour lui de compléter ensuite le fameux dossier. Il faut toutefois déjà avoir réussi à saisir le tribunal, l’avocat étant a priori désigné d’abord pour être informé de ce que l’on peut faire et ensuite pour pouvoir saisir ce même tribunal. Il est encore possible, en introduisant la demande d’aide juridictionnelle, avant toute demande de sortie, de solliciter du procureur de la République le bénéfice de l’aide juridictionnelle provisoire. Mais qui le sait parmi les internés ? L’instruction de la demande de secours est en outre parfois fort longue, selon les juridictions. Elle peut prendre plusieurs mois. Un avocat français faisant part de son expérience signale d’ailleurs s’être vu exposer par un magistrat la procédure mise en place lorsqu’il se trouvait saisi d’une demande de sortie judiciaire par lettre, alors qu’il estimait devoir appliquer les règles du référé, lesquelles imposent l’assignation de l’adversaire par voie d’huissier. Il se rendait habituellement sur place pour rendre visite à l’intéressé et n’oubliait pas de se munir d’un formulaire vierge d’aide juridictionnelle. L’on imagine l’impression que pouvait faire sur le patient une telle visite, peu habituelle en France. Le magistrat expliquait à l’interné, lorsqu’il était en état de le comprendre, qu’il ne pouvait se considérer comme régulièrement saisi par le courrier reçu. Il lui fallait être en possession d’une assignation délivrée au préfet ou au chef d’établissement, selon le régime d’hospitalisation. Il exposait encore que cette assignation supposait le recours à un huissier, que la personne ne pouvait généralement pas rémunérer. C’est alors que le magistrat complaisant sortait de son porte-serviette un formulaire d’aide juridictionnelle. Il remarquait ensuite qu’en remplissant cette demande, non seulement la personne pourrait obtenir la prise en charge financière des frais d’huissier, mais encore se voir attribuer un avocat rémunéré par l’État. Mais il fallait attendre environ six mois avant qu’une réponse soit apportée, par le bureau d’aide juridictionnelle compétent, à la demande d’attribution d’aide juridictionnelle. Ce n’est donc qu’après un tel délai que la procédure de sortie pourrait être mise en route. Après ces explications, le magistrat remettait le formulaire de demande et s’en allait, non sans recueillir les remerciements empressés du supposé malade, dont généralement, il… n’entendait plus parler ! Ce magistrat pouvait se vanter de n’avoir qu’une douzaine de recours à instruire par an, bien qu’il contrôlât trois établissements dont une unité pour malades difficiles ! L’effet dissuasif du délai d’instruction de la demande d’aide juridictionnelle avait suffi à désengorger son tribunal… En Suisse, le tribunal fédéral 113 a eu l’occasion d’établir que même si l’article 397 f alinéa 2 du Code civil prévoit que le juge accorde, en cas de besoin, une assistance juridique, cette assistance ne saurait concerner les personnes internées pour maladie mentale. Selon cette juridiction en effet, l’instruction du 113. ATF 107 II 14, JT 1982 I 454. Voir également le commentaire de ce jugement par Rolf Himmelberger, 1992, p. 11.

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recours, confiée au magistrat chargé, comme en France, de procéder aux vérifications nécessaires, n’impose pas que la personne à placer ou internée, dispose de l’assistance d’un avocat pour être conseillée sur les problèmes juridiques que pose son internement. Si on en décidait autrement, on devrait alors accorder l’assistance juridique, précisément dans les cas des maladies psychiques les plus graves, c’est-à-dire quand le besoin d’assistance – au sens où la loi autorise l’internement – ne fait justement aucun doute. Cela irait dès lors à l’encontre de la loi sur la privation de liberté à des fins d’assistance, ajoutée en 1978 par les chambres fédérales, et constituant désormais le chapitre VI du titre 10 de la troisième partie du Code civil suisse, traitant de la tutelle. À la bienfaisance du médecin répond ainsi tout naturellement la compétence du juge. L’on retrouve ici l’ambiguïté de la matière gracieuse, c’est-à-dire de celle qui n’a pas pour objet de faire trancher un litige entre parties adverses, qui n’impose donc pas un débat contradictoire, mais qui tend simplement à déterminer ou à organiser une mesure d’assistance, conçue comme un bien pour l’intéressé ; logique à laquelle répond habituellement la procédure de tutelle. En Belgique, l’aide judiciaire existe, et elle semble plus facile d’accès. L’article 7 § 1 de la loi du 26 juin 1990 précise que dès la réception de la requête, le juge de paix demande au bâtonnier de l’Ordre des avocats ou au bureau des consultations et de défense, la désignation d’office et sans délai d’un avocat. La convocation à l’audience transmet systématiquement à l’intéressé les coordonnées de l’avocat désigné, tout en lui précisant (article 7 § 2) qu’il a le droit de choisir un autre avocat, un médecin psychiatre et une personne de confiance. Au Royaume-Uni, la défense devant le Mental Health Review Tribunal peut être exercée par toute personne, à l’exception d’un autre interné de l’hôpital. La plupart du temps, il s’agit d’un avocat, depuis que la loi a étendu à ces procédures le bénéfice de l’aide judiciaire. La loi prévoit l’assistance de l’interné selon diverses situations. Quand un interné ne veut pas se défendre lui-même et ne mandate personne, le tribunal peut lui désigner un avocat d’office. Mais le malade n’est pas tenu d’accepter celui qui est désigné. Il peut en choisir un autre ou se défendre seul. Le tribunal peut également désigner un conseil, mais ce n’est pas une obligation. Ces systèmes sont-ils efficaces ? En Belgique, les critiques ne portent habituellement pas sur les facilités de désignation, ni sur la fonction de l’aide juridictionnelle, mais sur la compétence, la disponibilité et la formation des jeunes avocats désignés à ce titre, comme sur leur manque de motivation. Le Flemish Survivor’s Movement signale que certains patients se voient parfois désigner un avocat qui ne veut pas assurer leur défense ou qui approuve l’hospitalisation sous contrainte, ou bien encore qu’ils ne voient jamais, ou avec lequel ils ne pourront jamais parler et qui parfois ne se présente même pas à l’audience. Des critiques similaires s’observent en France où les avocats désignés à l’aide juridictionnelle se voient attribuer une indemnité d’autant plus dérisoire que la procédure de sortie judiciaire a lieu sur simple requête, de sorte que les bureaux d’aide juridictionnelle classent ces affaires sous cette rubrique et n’accordent à l’avocat que le tiers environ de l’indemnité, déjà très faible, à laquelle le conseil

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peut prétendre dans n’importe quel autre domaine du contentieux civil. L’indemnité allouée couvre à peine les frais de secrétariat, ce qui ramène en fait l’intervention du professionnel à la dimension du bénévolat. L’on comprendra dès lors aisément que les avocats, puisqu’ils peuvent refuser d’être désignés à l’aide juridictionnelle, réservent ainsi ces commissions à leurs jeunes confrères, récemment inscrits au barreau. Parfois cependant, la matière parvient à intéresser un jeune avocat, tout droit sorti de l’université et persuadé du soutien qu’il peut apporter à une personne en détresse. Mais ces exceptions ne font, le plus souvent, que confirmer la règle commune : les membres du barreau sont peu attirés par une matière singulièrement complexe, incapable de rémunérer leurs efforts. Le système britannique semble plus efficace car l’indemnisation financière correspond davantage à la réalité des dépenses effectuées. Lorsque l’avocat intervient dans un strict but de conseil, indépendamment de la procédure, il peut être indemnisé au titre d’une consultation. L’aide juridictionnelle devant le MHRT semble couvrir par une indemnité tous les autres frais exposés.

Les difficultés liées à la pathologie mentale

Pour l’avocat, la pathologie mentale de son client peut être source de difficultés, mais elle n’est pas, en quelque sorte, son « sujet ». C’est ce qui fait d’ailleurs toute la différence avec le médecin psychiatre dont la fonction est spécifiquement d’affronter et de traiter la maladie. Face à un client malade mental, l’avocat est d’abord un représentant de la société civile, confronté à quelqu’un qui a perdu ses repères sociaux. Le malade mental, par définition, est exclu de la société, du monde du travail, des normes sociales et des codes de communication communs. Le séjour à l’hôpital, les traitements neuroleptiques l’excluent plus encore. Les entraves pratiques rencontrées par l’avocat avec ces clients, sont de ce fait de même nature qu’avec tout client en situation marginale. Fixer un rendezvous et le voir respecté est déjà un exploit. Le client viendra ou ne viendra pas : c’est toujours la surprise. Dépourvu de repères dans le temps, il est susceptible de faire irruption à n’importe quel moment, n’importe quel jour, à n’importe quelle heure, et il comprendra difficilement que l’avocat ne puisse le recevoir. Incité à rappeler l’avocat occupé au téléphone, il débarquera au cabinet dix minutes plus tard. Cette absence de repères dans le temps ou dans l’espace pose indubitablement des problèmes aux avocats. Très difficile aussi – comme toujours avec des clients socialement démunis, mais particulièrement ici – de rendre compréhensible à un malade mental la logique du monde judiciaire. Entre l’avocat et lui, ce sont deux langages, deux mondes avec leurs exigences différentes qui se heurtent. Plus que tout autre, l’interné a du mal à comprendre que sa parole ne suffit pas, inonde son avocat de documents inutiles, ne saisit pas les éléments importants ou accessoires nécessaires à sa défense. Il est désarmé aussi bien devant la justice-institution que devant son conseil qui parle le même langage que l’institution : « L’institution cherche à les prendre au piège de

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leur propre parole, le plus souvent maladroite, toujours étrangère à celle de l’institution », explique Henri Leclerc 114. « Certes l’avocat est là pour traduire leur parole, mais pour cela il faut la dire, et souvent cette parole qui s’exprime dans une langue presque étrangère pour eux renforce encore le sentiment d’exclusion de leur propre affaire. » Henri Leclerc parle là des exclus en général. On ne saurait dire mieux au sujet des malades mentaux. La pathologie mentale ne vient que renforcer ce sentiment d’étrangeté. L’avocat doit savoir affronter les discours parfois incohérents, les hurlements soudains, les déambulations dans les couloirs, les agitations diverses, l’irruption au milieu d’un discours raisonné d’un total irrationnel. Le client peut ainsi être soudain en colère, ou faire sa crise de délire ou d’humeur sur le palier ou dans le bureau ou se mettre soudain à injurier la secrétaire sans motifs. Il faut aussi apprendre à ne pas avoir peur de l’autre, différent, même s’il est impressionnant. Parfois, si le malade souffre d’une maladie mentale aiguë, il apparaît à l’avocat comme vivant dans un monde fermé et incompréhensible où la communication est impossible. Mais il peut aussi apparaître complètement sain d’esprit et capable de donner des instructions claires, intelligibles et rationnelles. Au cours de la relation, il peut être les deux à la fois. Par crainte de la désapprobation médicale, il peut renoncer en cours de route ; il peut aussi avoir peur de quitter l’hôpital. Ces débordements et revirements en tout genre, conversations qui n’en finissent plus, ou au contraire clients fantômes, exigent beaucoup de patience, d’humour et aussi d’autorité de la part de l’avocat. Les travers de la relation classique avocat/client s’en trouvent exacerbés au plus haut point. Le procédurier va harceler l’avocat de courriers minutieux, et le paranoïaque va le suspecter à chaque instant de trahir ses intérêts (lettres interminables, logorrhées téléphoniques…). « L’avocat est en permanence dans la situation du gardien au moment du penalty. La pratique lui apprend qu’il a beaucoup d’ennemis réels ou virtuels, son client pouvant devenir le premier d’entre eux. La gestion des relations avec le client n’est pas ainsi chose aisée », écrit Alain Weber, en décrivant fort justement les tensions inhérentes à toute relation avocat/client. « Combien de clients cherchent à manipuler leur avocat. Le praticien doit maintenir sa vigilance aiguisée pendant tout le suivi du dossier. Il apprend à accepter d’endosser seul la responsabilité d’un échec quand il survient. Il apprend aussi à être dépossédé du succès qu’il a obtenu. Il n’y a pas de gratitude à attendre. Le client ne doit rien à l’avocat même si celui-ci lui a sauvé la vie 115. » La situation n’est pas fondamentalement différente avec un malade mental, plus radicale, simplement plus extrême. Tout cela peut provoquer légitimement chez l’avocat des réactions d’agressivité et de rejet parfois difficiles à maîtriser. On retrouve, vis-à-vis d’un malade mental qui conteste son internement ou son traitement, les mêmes sentiments que suscite une victime enfermée dans son statut : la victime provoque d’abord la sympathie, la compassion, puis à la longue, elle fatigue avec ses plaintes et ses récriminations, et finit par exaspérer. Elle entretient l’idée que personne ne 114. Henri Leclerc, « Justice et exclusion », dans La Justice, Paris, Autrement, 1994. 115. Extrait de « Pratiques : danse avec les juges », dans La Justice, Paris, Autrement, 1994.

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pourra jamais comprendre ni réparer ce qu’elle a subi. Bref, le mandat reste fragile, et la confiance plus encore. Parfois même, les difficultés de communication sont telles qu’aucune défense ne parvient à se construire. Dans ce contexte, la présence d’une association d’usagers aux côtés du malade mental peut s’avérer fort utile, voire indispensable, à condition, bien sûr, de respecter quelques règles de conduite élémentaires permettant à tous de cohabiter en bonne intelligence, c’est-à-dire en reconnaissant la spécificité et le rôle de chacun. Les associations sont de nécessaires relais. D’abord parce qu’il s’agit de lieux de parole, qui plus est une parole prolixe et désordonnée que l’avocat – comme ensuite le juge – n’aura ni le temps ni la fonction d’entendre. Or il est indispensable qu’un interné, qui s’estime victime, puisse raconter, dérouler tous les fils, pour qu’ensuite puisse s’opérer un tri, car la plupart de ses propos sont inutiles à sa défense. Son avocat sera toujours amené à limiter son discours et son écoute, ne recueillant ainsi que méfiance et agressivité. Si cette écoute est possible ailleurs et dans un climat militant, cela permet à l’avocat de mieux gérer le dossier et donc de remplir sa mission, à l’intéressé de ne pas se sentir oublié et à l’association de se nourrir d’expériences nouvelles. L’intéressé acceptera beaucoup plus facilement alors les réflexions et les conseils émanant de ceux qui ont vécu la même expérience que lui. L’association peut aussi être le lieu de motivation, d’explication de l’intervention de l’avocat et de sa nécessité, qui n’est pas toujours perçue par le client. L’association devient alors immédiatement ce tiers qui permet de faire le lien entre ce client étrange et l’avocat, entre le flot déversé d’une vie d’exclusion et sa traduction en langage juridique. À ce titre, son intervention s’impose, en raison même de la particularité de ce client malade mental. Elle joue quasiment le rôle d’interprète, lequel traduira en retour les mots de l’avocat pour en permettre une meilleure compréhension par le client. Elle peut ainsi être amenée à jouer la médiation quand des incompréhensions surgissent (et les occasions ne manquent pas) compte tenu des difficultés de l’intervention de l’avocat dans ce domaine. Mais cela signifie un nécessaire respect de chacun et de sa spécificité. Respect par l’association du travail et du statut de l’avocat, comme de sa nécessité. Si certaines démarches peuvent être faites par les intéressés eux-mêmes ou par elle directement devant les tribunaux, l’association ne peut se substituer, ni se mettre en concurrence avec l’avocat, sauf à rendre toute collaboration impossible. De même, si l’association relaie et entretient les ressentiments habituels des clients à l’égard de l’avocat, jeté dans le même sac que le juge et la justice. De son côté, l’avocat doit accepter que l’association et ses membres soient des militants qui, par leur action, tendent à promouvoir leurs idées et leur combat, et donc respecter leur mode d’action et leur discours, même s’ils dérangent. La présence de l’association aux côtés du client modifie forcément les rapports habituels avocat/client – c’est la contrepartie de l’aide qui est apportée – puisqu’elle oblige l’avocat à discuter d’une stratégie de défense, non plus seulement avec son client, mais avec un tiers, qui plus est « averti », davantage en charge d’un intérêt collectif, avec lequel s’instaure donc une sorte de collaboration. Il faut dès lors parfois composer avec l’association dans l’intérêt même du client. Seul, en effet, ce dernier n’aura

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souvent pas les forces de mener ces procédures souvent complexes et obscures pour qui n’est pas juriste. À notre avis, l’avocat se doit de rester en marge de l’association et ne pas interférer dans son fonctionnement. L’indépendance de chacun peut seule être la garantie d’une réelle liberté d’action et d’une meilleure efficacité dans la défense des internés. Le Groupe Information Asiles travaille ainsi en relation avec une quarantaine d’avocats, parfois depuis plus de quinze ans. Aucun n’a adhéré à l’association, bien que rien ne l’ait jamais interdit dans les statuts de cette organisation. Certains militants le regrettent, d’autres le déplorent ou ne parviennent pas à le comprendre. Mais l’efficacité de cette association sur le plan juridique et judiciaire ne résulte-t-elle pas, justement, de cette limite, qui s’est établie d’elle-même, à l’investissement des avocats dans le combat mené par cette organisation ? L’association a su ne pas exiger de ces professionnels ce qu’ils n’auraient pu donner qu’en se niant, en abandonnant toute spécificité et, par suite, en limitant leur apport. En revanche, la plupart des cabinets d’avocats ne peuvent guère assurer une réponse régulière à un courrier parfois abondant de la part de tels clients. Le rôle d’intermédiaire des associations de patients est là encore primordial pour éviter que ne se développent des incompréhensions, à partir de non-réponses, essuyées par les intéressés, et éviter que les rapports entre clients et avocats ne se dégradent au point de rendre la défense des patients impossible. Certains patients finissent d’ailleurs par voir plus d’une dizaine d’avocats sans que leurs affaires progressent. L’association, devenue l’interlocuteur privilégié du client, permet de filtrer ou de reformuler ses demandes, et rend ainsi possible la réponse de l’avocat sur le point technique utile à la poursuite de la procédure. On aurait tort de minimiser ce rôle de médiateur ou d’advocate des représentants des associations de patients auprès des avocats, car il est souvent le garant de la continuité de l’action des intéressés et du renforcement des droits des patients.

Les difficultés de l’avocat face au système judiciaire

Depuis 1968, nous l’avons vu, le malade mental est en théorie considéré, en France, comme n’importe quel sujet de droit. Auparavant, en effet, le statut d’interdiction du psychiatrisé résultait de son enfermement. La gestion de ses biens était notamment automatiquement confiée à un administrateur spécial de l’hôpital. Aujourd’hui, l’enfermement et l’incapacité civile ne sont plus corollaires. Le malade mental, enfermé ou non, doit bénéficier des règles de procédure civile de droit commun. Il peut donc, en droit, demander sa mise en liberté ou contester la validité comme le bien-fondé de la mesure d’internement dont il a fait l’objet, même lorsqu’il est placé sous tutelle. Voilà pour la théorie. La pratique, malheureusement, se heurte à de multiples résistances dans le respect des règles de procédure. Les procédures les plus fréquemment engagées dans les dossiers psychiatriques sont les demandes de sortie judiciaire et/ou, a posteriori, la contestation de l’internement et la demande d’indemnisation. Mais ces deux types de procédure sont rendus extrêmement aléatoires parce que le demandeur est un malade mental. Le code de procédure

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pénale est très précis à toutes les phases de la procédure : le texte réglemente strictement la forme de la demande de mise en liberté, son mode de transmission, son enregistrement, le délai de réponse et sa notification qui incombe au juge d’instruction. En cas de non-respect de ces dispositions, la sanction est sans appel. À défaut de réponse dans les dix jours à une demande de ce type et dans les formes, le détenu est automatiquement remis en liberté. Pour une personne privée de sa liberté par une hospitalisation sous contrainte, l’article L. 3211-12 du code de la santé publique prévoit que l’intéressé, sa famille, ses amis peuvent à tout moment et par simple requête saisir le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance du lieu d’hospitalisation qui, statuant en la forme des référés et après un débat contradictoire, ainsi qu’après les vérifications nécessaires, ordonnera s’il y a lieu la sortie immédiate. Cette procédure d’apparence simple soulève en fait tout au long de son déroulement de multiples questions, dont nous avons donné quelques exemples, qui égarent l’intéressé lorsqu’il s’y aventure seul. Au flou de la loi s’ajoute l’intérêt, on ne peut plus flottant, des instances judiciaires pour ce type de dossier. Les juges méconnaissent parfois l’étendue de leur compétence et, par exemple, subordonnent la sortie à des conditions non prévues par la loi. À défaut d’une formation spécifique, l’avocat se trouve lui-même démuni face au juge, lequel ignore la plupart du temps les règles applicables, comme le respect du code de procédure civile. Il est arrivé à l’avocat de devoir fournir l’article applicable dans sa version récente devant certains tribunaux ou cours d’appel, qui en étaient dépourvus… Dans chaque situation, l’avocat devra choisir entre céder sur les questions de procédure, afin d’obtenir l’examen par le juge de la demande de son client dans l’espoir de sa libération dans les meilleurs délais, ou discuter pied à pied dans la défense des règles de droit, au risque de voir la procédure s’éterniser plusieurs mois, voire plusieurs années. Comme le client est enfermé et qu’il y a urgence à obtenir sa sortie, le choix est généralement vite fait en faveur de la première attitude, laquelle conduit à renoncer, de guerre lasse, à l’exigence du respect des lois et à la stricte application du nouveau code de procédure civile. En cas d’échec, c’est devant la Cour d’appel que la discussion juridique pourra être menée, au risque à nouveau de différer l’issue du procès. Au travers de la procédure française, il est possible de voir combien l’application des règles simples de procédure – convocation, communication de pièces, respect du contradictoire – devient excessivement complexe quand le demandeur est un malade mental ; mais ces problèmes se retrouvent également à plus ou moins grande échelle dans les autres pays européens. En France, nous l’avons dit, le juge est saisi par simple requête. On pourrait croire qu’il suffit d’adresser une lettre simple, voire une lettre recommandée, au tribunal pour que celui-ci soit saisi de la demande et contraint de l’examiner. En réalité, en droit procédural français, cette notion de simple requête renferme bien des ambiguïtés, qui, dans de multiples cas, ont provoqué le classement sans suite des demandes. Ainsi, la saisine d’un tribunal par requête est-elle une des caractéristiques de la matière gracieuse, c’est-à-dire d’une procédure où le tribunal ne tranche pas de litige, mais accède ou non à une demande présentée par un seul requérant et sans adversaire ni débat (exemple : adoption, change-

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ment de régime matrimonial, etc.). Cette matière s’oppose à la matière contentieuse où le tribunal est saisi d’un litige entre parties, litige qu’il lui est demandé de trancher. On peut légitimement penser qu’une demande de sortie relève de la matière gracieuse. Toutefois, l’article L. 351 (actuel article L. 3211-12) précise, depuis 1981, que le juge statue comme en matière de référé et après un débat contradictoire, ce qui sous-entend l’existence d’un contentieux entre les parties. Il y a donc là une contradiction. L’ambiguïté ne s’arrête pas là, puisque la requête est le mode de saisine normal en matière gracieuse, l’assignation par huissier celui de la matière contentieuse. Précisons en outre qu’en matière gracieuse, la représentation par avocat est obligatoire et que la requête est déposée au greffe du tribunal, qui convoquera ensuite les parties. La procédure de référé dispense, en revanche, du ministère d’avocat, mais impose, par contre, l’assignation de l’adversaire par huissier 116. Il est donc arrivé que des personnes saisissent le juge par simple courrier et se voient renvoyées par le tribunal à saisir préalablement un avocat pour déposer leur requête. Parfois même, l’avocat ayant saisi le juge par requête se voit sommé par le tribunal d’assigner par huissier les défendeurs. Les pratiques varient selon les tribunaux, et au sein même des tribunaux selon les présidents qui se succèdent. En l’absence de formalisme quant à l’enregistrement de ces recours, il est arrivé que des requêtes déposées par des avocats s’égarent. Fort peu de recours formulés par les internés à l’aide d’une simple lettre non recommandée sont instruits, voire simplement enregistrés. Parfois, certains présidents n’hésitent pas à transmettre ces courriers au parquet. Ils estiment en effet qu’ils relèvent de l’examen du procureur dans sa qualité d’organe chargé du contrôle et de la surveillance des hôpitaux psychiatriques et ne s’estiment pas saisis au titre de l’article L. 3211-12. Une réforme de celui-ci mettrait sans doute fin à ces errances et ces pratiques diverses et faciliterait l’exercice des droits de la défense. La loi du 26 juin 1990, qui a réformé la législation belge, a fixé des règles de procédure simples, dépourvues d’ambiguïté. De ce point de vue, la procédure est plus protectrice des droits de l’interné. Les droits de la défense sont plus facilement respectés par la rédaction d’un texte clair. Il est en effet précisé que le juge de paix, qu’il soit amené à statuer sur la mise en observation, sur le maintien ou sur l’opposition d’un malade à son transfert, est toujours saisi par lettre recommandée avec accusé de réception. Mais est-il facile pour un interné de poster une lettre recommandée avec accusé de réception ? Peut-il seulement accéder aisément aux formulaires utiles de l’administration de la Poste ? Au Royaume-Uni, le mode de saisine du MHRT (Mental Health Review Tribunal) semble aussi simplifié. Toute requête écrite peut être raisonnablement interprétée comme une demande qui saisit valablement le tribunal. S’il manque des mentions indispensables pour son examen, le tribunal est toutefois saisi et demandera simplement à l’intéressé de compléter les mentions manquantes. 116. Sur ces délicates questions, voir notamment Bertrand Louvel, « Le régime procédural de l’art. L. 351 du Code de la santé publique », La Gazette du Palais, 8 10 mars 1998, p. 2 17.

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Cette façon d’aborder la question nous paraît mieux tenir compte de la situation réelle des patients. En France, aucun délai n’est fixé entre la saisine du juge et la date à laquelle la décision répondant à cette demande doit être rendue. Seule la mention « statuant en la forme des référés » laisse supposer qu’il s’agit là d’une procédure d’urgence et qu’en conséquence la décision doit être rapidement rendue. Mais rien n’oblige le tribunal ayant reçu une requête par lettre recommandée à audiencer celle-ci à la première date utile. Des problèmes administratifs (vacance de personnels, nécessité d’adresser les courriers par lettre recommandée, absence du président, etc.) laissent ainsi toute latitude au tribunal dans l’appréciation de cette urgence et de ces délais. Il n’existe pas de jurisprudence en la matière. Et, encore une fois, en l’absence de texte dont il pourrait réclamer l’application et en demander la sanction, l’avocat ne peut, dans l’immédiat, qu’user de persuasion et s’acharner à voir fixer une date d’audience en réitérant ses appels, ses télécopies ou ses courriers. Selon l’intérêt du magistrat chargé de ce dossier, la procédure sera plus ou moins rapidement diligentée. Les délais varient donc de quelques jours à quelques semaines, parfois même quelques mois. En Belgique, l’article 8 § 1 de la loi précise que le juge de paix doit statuer dans les dix jours du dépôt de la requête. Il est vrai que, dans la procédure ordinaire belge, le juge est saisi pour ordonner le placement et non pour faire droit à une demande de sortie. Toutefois, même en cas de procédure de sortie judiciaire, il semble possible de fixer un délai par un texte en l’assortissant de sanction en cas de non-respect. En raison de l’absence de précisions du texte français ainsi que des divergences d’interprétation sur le caractère gracieux ou contentieux de cette procédure, les pratiques sont encore diversifiées à propos de la tenue des audiences. Certains considèrent, et notamment le Tribunal de grande instance de Bobigny il y a quelques années, qu’il n’y a même pas lieu de fixer une audience, mais directement d’ordonner une mesure d’expertise sans avoir préalablement convoqué ni l’intéressé, ni les responsables de la mesure, ni même le procureur de la République. Le tribunal estime qu’il s’agit là des vérifications nécessaires prévues par l’article L. 3211-12. Il ne fixera une date d’audience qu’après dépôt du rapport d’expertise, et sans avoir entendu l’intéressé, ni même son avocat. Aucune discussion sur la validité de la procédure d’internement ne peut alors intervenir, non plus que sur l’opportunité d’une telle expertise comme sur la définition de la mission confiée à l’expert. Aussi ne peut-il pas être envisagé qu’une sortie soit ordonnée sans expertise médicale, au simple examen des pièces à l’origine du placement, voire des éléments médicaux figurant au dossier du parquet (certificat de vingt-quatre heures, quinzaine, mensuel), dont la seule lecture permet parfois de se convaincre de l’inutilité d’une telle mesure. Quelques années auparavant, le même Tribunal de grande instance de Bobigny organisait systématiquement une audience dans les plus brefs délais, dès réception de la requête. L’on voit ainsi que la pratique d’un tribunal peut changer à l’occasion d’une simple mutation de magistrat, et pas forcément en mieux. Des divergences opposent également les tribunaux sur les parties qui doivent être convoquées à cette audience. Ainsi, à trois mois d’intervalle, dans deux tribu-

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naux relevant de la même Cour d’appel, deux décisions contraires ont été rendues sur la convocation ou non à l’audience des responsables de l’internement. Pour le Tribunal de grande instance de Bobigny 117, il ne résulte pas de l’article L. 3211-12 que la personne, l’organisme ou l’autorité à l’origine de l’entrée du malade à l’hôpital doivent intervenir aux débats, dans la mesure où le tribunal ne doit statuer que sur l’état présent de la personne retenue. Selon lui, seul le ministère public peut agir pour la défense de l’ordre public à l’occasion des faits portant atteinte à celui-ci. Pour le Tribunal de grande instance d’Évry 118 au contraire, il résulte de l’article L. 3211-12 l’obligation, pour le juge, d’entendre non seulement le malade lui-même, mais également la personne ayant demandé le placement, et tout spécialement le préfet. La présence aux débats du ministère public n’assure pas assez cette contradiction, car il a des pouvoirs spécifiques différents de ceux du préfet. La décision du Tribunal de grande instance d’Évry semble s’être imposée. Remarquons d’ailleurs que la présence du préfet ou du chef d’établissement est d’autant plus nécessaire que l’autorité qui a décidé le placement est aussi celle qui ordonne le maintien en refusant la sortie, ce que ne fait pas le procureur de la République qui, en l’occurrence, n’a aucun pouvoir de décision. En outre, pour que le débat ait lieu, il faut tout d’abord que l’intéressé, qui demande sa sortie de l’hôpital, soit entendu personnellement. En France, il a fallu imposer cette audition, qui semble devenue la règle, bien qu’elle ne figure pas expressément dans le texte. Les difficultés demeurent devant certaines juridictions qui considèrent que l’avocat le représentant, son client n’a pas à être entendu, même lorsqu’il est présent à l’audience. De même, les conditions dans lesquelles la personne est transportée de l’hôpital au tribunal, peuvent être déterminantes. Certains hôpitaux obtempèrent facilement et conduisent les intéressés à l’audience pour laquelle ils sont convoqués, d’autres opposent parfois de la résistance. Si, sur l’insistance de l’avocat, le tribunal estime cette audition nécessaire, il dispose des moyens de sommer l’hôpital de faire conduire l’intéressé devant le juge. Le président n’est toutefois pas toujours très enclin à se retrouver face à un malade mental. L’audition de l’intéressé et ses modalités sont, on l’a vu, expressément codifiées par la loi belge (article 7 § 2 et 7 § 5) qui prévoit même que le juge de paix se déplace du tribunal à l’hôpital pour rencontrer l’intéressé seul, assisté cependant de son conseil. Ces dispositions sont conformes à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Au Royaume-Uni, le tribunal doit interroger le malade, mais uniquement si celui-ci le lui demande. Cette audition n’est donc pas systématique. Après avoir convaincu le président de l’utilité d’entendre personnellement son client, l’avocat est confronté à d’autres problèmes. Si tant est que l’hôpital l’ait effectivement conduit à l’audience, encore faut-il que l’intéresssé soit en état 117. TGI Bobigny, 9 novembre 1987, préfet de police c/Chapuis, Gazette du Palais, 6 8 décembre 1987, p. 19. 118. TGI d’Évry, 10 juillet 1987, préfet de police de Paris c/Delaquaize et autres, Gazette du Palais, 6 8 décembre 1987, p. 20.

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de comparaître devant un juge. Nous retrouvons là le rôle du médecin, « tiers obligé ». À l’audience, certains avocats ont retrouvé des clients plus drogués qu’à l’accoutumée, ou bien revêtus de vêtements qui ne leur appartenaient pas, ou mieux, en robe de chambre et pantoufles. Dans ces conditions, plaider que l’hospitalisation d’office n’est plus justifiée relève de la gageure. Le fou est plus fou que nature. L’intéressé est hors d’état de pouvoir expliquer en quelques mots les raisons de sa demande et de réunir les quelques bribes de sa vie. Tout dépendra encore de la personnalité du magistrat qui mène l’audience. Dans cette dernière affaire, le magistrat n’a d’ailleurs pas été dupe, et cette manipulation a tourné à l’avantage de l’interné. Le juge de paix belge ne peut échapper lui non plus à cette pression, même s’il se déplace à l’hôpital Pour qu’un véritable débat contradictoire s’instaure et que le magistrat puisse opérer les vérifications nécessaires et statuer sur la demande de mise en liberté, encore faut-il que le tribunal et l’intéressé puissent discuter les éléments juridiques et médicaux qui ont conduit à l’internement. Or, la plupart du temps, l’intéressé saisit le tribunal sans connaître précisément les raisons qui ont conduit ces autorités à le priver de sa liberté. Ces documents ne sont pas spontanément communiqués à l’avocat lorsqu’il prend contact avec l’hôpital et son client. Ils devront donc être communiqués, préalablement à l’audience, selon les règles habituelles de procédure, par la préfecture ou par l’hôpital, ce qui ne va pas sans mal ! Lorsque la personne se défend sans le secours d’un avocat, ces documents ne lui sont naturellement jamais produits. Bien peu savent même qu’ils sont en droit de les demander, voire qu’ils existent. Or, pour être régulier, l’internement doit être justifié par la production d’un certain nombre de certificats médicaux, lesquels sont également adressés au procureur de la République. Ces pièces finissent en général par être communiquées directement au juge, par télécopie, le matin même de l’audience, sans qu’ainsi le principe du contradictoire soit réellement respecté par la partie adverse comme par le tribunal. Inutile de préciser que cette communication de pièces n’est pas spontanée et donc non conforme au nouveau Code de procédure civile. Il faut souvent insister, voire ruser, pour pouvoir en prendre connaissance, même lorsqu’on est avocat. Certains tribunaux, imposent d’en prendre connaissance, sans qu’il puisse en avoir copie, ni même prendre de notes… Si l’avocat souhaite réellement les discuter, il sera contraint de solliciter un renvoi, ce qui retardera d’autant la demande légitime de son client de sortir de l’hôpital. Et lorsqu’il se plaindra ultérieurement de ces délais, les organes de la Convention européenne des droits de l’homme ne manqueront pas de lui reprocher d’avoir contribué luimême à allonger la procédure et rejettera sa requête 119… Plutôt que de retarder encore, l’avocat sera donc contraint de s’accommoder de cette piètre situation. L’article 32 de la loi belge semble permettre un meilleur exercice de la défense des internés. En effet, l’avocat et le médecin de son choix peuvent, lors de leur visite à l’hôpital, se faire présenter le registre de la loi où sont inscrits les 119. La Commission européenne a ainsi considéré que la demande de copie des pièces, faite par le conseil de l’intéressé ayant provoqué un report d’audience d’une semaine, a contribué à allonger la procédure de sortie (déc. Boucheras c/France, 11 avril 1991).

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éléments fondant la mesure d’internement. Ils peuvent par ailleurs obtenir tous les renseignements utiles sur l’appréciation de l’état du malade. Le médecin conseil du requérant peut, quant à lui, obtenir communication du dossier médical. Rappelons en effet qu’en Belgique, le malade mental susceptible d’être interné contre sa volonté peut, outre l’assistance d’un avocat, obtenir la désignation d’un médecin psychiatre pour l’assister. Si le malade n’a pas donné les coordonnées du médecin qu’il souhaite voir à ses côtés, le tribunal en commet un d’office. Le médecin-conseil de l’intéressé est rémunéré aux frais avancés de l’État, ce qui facilite sa désignation. Il résulte par ailleurs de l’article 34 de la loi que même si l’intéressé est débouté de sa demande de sortie, il n’aura pas à supporter les honoraires du médecin. Dans un tel domaine, qui comporte nécessairement une discussion médicale, voire psychiatrique, où chacun rivalise de concepts spécialisés, l’assistance d’un médecin-conseil au côté de l’avocat constitue une aide précieuse pour l’exercice réel et efficace des droits de la défense, pour la communication des pièces comme pour leur discussion. En France et aux termes d’une jurisprudence constante, il est maintenant établi qu’on entend par « vérifications nécessaires », prévues par le texte, la vérification du caractère régulier et justifié de l’internement au moment où la décision a été prise, comme de l’examen au jour où le juge tranche de la situation de l’intéressé au regard des dispositions impératives de la loi. Pourtant la seule mesure d’instruction ordonnée par le juge demeure l’expertise psychiatrique. En fait, de nombreux magistrats entendent encore limiter leur contrôle au bienfondé du maintien en internement, se détournant de ses causes. Aussi aucune enquête n’est-elle diligentée sur les faits à l’origine du placement. Il appartient à l’intéressé de réunir lui-même ses preuves (alors même qu’il est hospitalisé dans les conditions relatées ci-dessus), de retrouver les témoins des faits, de contacter des amis ou la famille qui pourraient intervenir et proposer une solution alternative à l’enfermement. La discussion est donc située par les juges exclusivement sur le terrain psychiatrique. D’où la difficulté pour l’avocat, juriste, d’entrer dans ce débat d’experts, et d’y être reconnu. Dans ce domaine, les obstacles sont parfois inimaginables et l’avocat doit rester vigilant. Il est en effet arrivé que soit désigné comme expert le médecin chef du service dans lequel se trouvait la personne qui demandait sa sortie… On n’ose imaginer que dans une affaire de construction, le tribunal désigne comme expert l’architecte du chantier mis en cause… Pour l’avocat, il est particulièrement nécessaire, à chaque fois, de veiller à ce que l’expert n’exerce pas dans l’établissement où est interné l’intéressé. La pratique démontre en effet que plus les experts sont éloignés géographiquement du lieu de l’internement, plus ils ont la liberté de discuter l’avis de leurs confrères, et plus, en conséquence, leurs conclusions sont susceptibles de remettre en cause l’avis médical discuté. Mais, très souvent, surtout en province, les juges désignent comme experts des médecins de l’établissement où la personne se trouve enfermée. En Belgique, la désignation d’un médecin-conseil doit certainement permettre une meilleure discussion de ces rapports. Par ailleurs, contrairement à la procédure française, quand le juge de paix belge intervient, rien n’est encore

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joué pour l’intéressé, puisque c’est ce même juge qui décide ou non l’enfermement. Il entend donc directement les personnes dont il estime l’audition nécessaire. Le véritable débat contradictoire prévu par la loi du 26 juin 1990, peut selon monsieur Brandon, juge de paix, réellement s’instaurer dans ce cadre 120. Il précise toutefois qu’il en va tout autrement dans la procédure dite d’urgence, procédure à laquelle les médecins ont majoritairement recours à l’heure actuelle et où le juge intervient alors que le malade est d’ores et déjà enfermé, traité et mis en observation par le procureur du roi, souvent depuis une semaine. Dans ces conditions, l’état initial de l’intéressé au moment de son internement restera toujours invérifiable, tant par le médecin chargé d’assister le malade que par l’expert, le juge ou l’avocat. Selon le juge Brandon, le véritable débat contradictoire ne peut, en conséquence, s’instaurer. Il faut en outre préciser que le juge de paix rencontre également fréquemment les médecins lors de l’audition de l’intéressé à l’hôpital. Il peut être amené à les rencontrer séparément. L’avocat doit être présent à chaque audition, ce qui naturellement accroît la charge du conseil, souvent commis d’office. Il n’est pas certain qu’en pratique cette règle soit respectée. Les plaintes réitérées du Flemish Survivor’s Movement ne peuvent que le laisser penser. Enfin, le caractère contradictoire de l’audience s’exerce de façon particulière, puisque, en réalité, il n’y a pas de débat entre toutes les parties, mais des auditions séparées avant le retour du juge au tribunal, où il prend seul sa décision. Au Royaume-Uni, le tribunal opère de plus amples vérifications (par rapport à la France et à la Belgique) puisque la loi prévoit une triple enquête. Le tribunal, chargé de statuer sur une demande de transfert, de mise en liberté ou de maintien de l’intéressé, demande systématiquement avant l’audience la remise de trois rapports : – un rapport administratif concernant l’hospitalisation de l’intéressé, son état civil et les précédentes procédures diligentées ; – un rapport médical le plus récent, faisant l’historique de la maladie et précisant les conditions mentales de la personne ; – un rapport social à jour, sur la famille du malade, l’attitude de ses proches, les possibilités d’emploi en cas de libération, la situation financière de l’interné. Ces vérifications, beaucoup plus complètes qu’en France, devraient permettre un débat plus ouvert, et surtout alléger la tâche de l’avocat qui, disposant de moyens plus limités que le tribunal, n’a plus à faire lui-même l’enquête sociale. Cependant, si le tribunal communique apparemment ces trois rapports au conseil de l’intéressé, il peut néanmoins décider que certains documents ne seront pas divulgués à la personne elle-même. Le tribunal doit alors rédiger un rapport sur les raisons pour lesquelles il entend censurer certains documents (par exemple si un proche s’oppose à la sortie et l’a indiqué à l’un des enquêteurs et ne souhaite pas que l’intéressé le sache). Si l’intéressé n’est pas assisté d’un conseil, on peut considérer qu’il y a là une violation de la Convention 120. Extrait de G. Benoit, I. Brandon, J. Gillardin, Malades mentaux et incapables majeurs. Émergence d’un nouveau statut civil, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires de Saint Louis, 1994, p. 81.

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européenne. S’il est représenté, son avocat ou représentant (médecin, professionnel, association ou autres) reçoivent tous les documents ; mais le conseil sera alors tenu de ne pas communiquer à son mandant les parties censurées par le tribunal. Ce qui peut l’empêcher de préparer sérieusement le dossier et surtout endommage la relation habituelle client/avocat, en accroissant chez le malade un sentiment d’injustice, en diminuant la confiance en son conseil. Si, par ailleurs, les informations censurées sont importantes, il faudra que l’avocat livre un premier combat avant l’audience pour obtenir leur totale communication. Dans l’hypothèse où le tribunal rejette sa demande, l’avocat ne pourra même pas examiner le contenu de ces informations avec l’intéressé, ni même l’évoquer. En outre, un médecin fait partie de la composition du tribunal, examine l’intéressé avant l’audience et fait un rapport sur son état mental aux deux autres membres du tribunal. Ce rapport n’est pas transmis à l’avocat, ce qui le handicape forcément, car le tribunal dispose alors d’informations qu’il ignore et qu’il ne peut discuter. Il s’agit là d’une sérieuse entorse aux droits de la défense. Celle-ci est donc difficile, car elle est multiple. Enfin, le juge qu’il soit français, belge ou britannique, a naturellement tendance à s’en remettre à l’avis médical, lequel raisonne en termes de maladie à soigner et non pas en termes de défense de la liberté. Or, les multiples sorties ordonnées par les juges judiciaires français furent fondées, non pas sur l’absence de trouble mental ou d’aliénation, mais sur l’absence de dangerosité pour l’ordre public ou la sûreté des personnes. On peut espérer que ceci permettra, à l’avenir, d’élargir la défense au-delà de la simple discussion médicale. Concernant les voies de recours à l’encontre de la décision de justice, les ambiguïtés demeurent, en droit français, entre procédure gracieuse et procédure contentieuse. En matière gracieuse, l’appel est formé par un avocat au greffe de la juridiction qui a rendu la décision. En matière contentieuse, l’intéressé doit constituer un avoué, qui seul sera habilité à interjeter appel au greffe de la Cour d’appel. Par ailleurs, certaines juridictions ont accepté la régularisation d’un appel en matière gracieuse, mais sans avocat 121. La disparité des pratiques est à la mesure du dilemme qui se pose. Il n’a pas été prévu de procédure particulière pour l’exercice des voies de recours dans les affaires d’internement psychiatrique. C’est donc, en théorie, le droit processuel général qui s’applique. Or, il est inadapté à la particularité de la situation de l’interné, toujours pour la même raison : l’information sur ses droits et sur les moyens à mettre en œuvre pour les exercer lui est inaccessible. En outre, le statut du recours de première instance n’est pas clairement déterminé. En réalité, la procédure la plus appropriée serait la plus simple, c’est-à-dire celle applicable en matière de tutelle : l’appel par l’intéressé ou par son représentant est adressé sous forme de lettre recommandée avec accusé de réception au greffe du tribunal qui a rendu la décision. Le législateur a eu le soin d’écarter la complication de l’exercice du droit à d’autres personnes considérées en situation de faiblesse – économique (pour les prud’hommes) – ou résultant de la détention. Étrangement, il semble que le 121. Cour d’appel de Toulouse, M., 17 octobre 1988.

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malade mental, privé de liberté, n’entre pas dans cette catégorie. Ce qui a pour effet, volontaire ou non, de limiter ici les procédures d’appel. Bien souvent, le requérant abandonnera les voies de recours. Sinon, il devra être, dans l’urgence, essentiellement pragmatique, c’est-à-dire dire engager la procédure de droit commun sans se risquer dans une bataille de principes pour l’accès au droit. Pour cela, il doit donc se doter d’un représentant supplémentaire en la personne de l’avoué. Nouvel interlocuteur, nouveaux problèmes de communication. Cette démarche entraîne, en outre, un surcoût pour sa défense, ou la nécessité de constituer un nouveau dossier d’aide juridictionnelle avec les difficultés que cela comporte. Enfin, il n’est pas prévu spécifiquement dans le texte que la procédure d’appel doit être diligentée dans un délai rapide. Ainsi donc, ces affaires, comme celles de droit commun, peuvent attendre plusieurs mois avant d’être audiencées. Certes, le code de procédure prévoit-il la possibilité d’accéder à des délais beaucoup plus courts, en obtenant l’autorisation du président d’assigner à jour fixe devant la Cour d’appel, mais à quel prix ! Ce procédé, même en droit commun, reste réservé à une élite économique. En Belgique, les observateurs relèvent qu’il existe peu d’appels à l’encontre des décisions rendues par le juge de paix. Phénomène qui s’explique, selon eux, par l’absence d’information des malades sur l’exercice des voies de recours (délais, modalités pratiques), ainsi que par le traitement médical. Imaginons maintenant un malade remis en liberté qui souhaite tout simplement et préalablement à toute procédure connaître les raisons de cet enfermement, afin que son conseil puisse évaluer s’il est possible ou non d’engager une action avec quelques chances de succès : les pièces ne sont jamais spontanément communiquées à l’avocat pendant l’enfermement de son client ; elles ne le seront pas davantage après sa sortie ! Si l’intéressé s’adresse directement à l’hôpital ou à la préfecture pour demander simplement cette communication comme tout citoyen, il n’obtiendra généralement pas de réponse. Il sera donc obligé de recourir à une procédure pour accéder à ses propres pièces. La loi du 17 juillet 1978 destinée à améliorer, en France, les rapports entre l’Administration et le public, a institué un droit à l’accès aux documents administratifs réservé aux personnes. Ainsi, notre interné pourra-t-il obtenir la copie de son dossier administratif en respectant certaines règles de procédure : – saisine de l’administration par lettre recommandée avec accusé de réception ; – en cas de non-réponse dans un délai d’un mois, saisine de la commission d’accès aux documents administratifs ; – la commission rendra un avis favorable ou défavorable à la communication ; – l’administration sera tenue de se conformer à cet avis ; – mais elle pourra encore résister et le tribunal administratif devra alors être saisi d’une requête en annulation de la décision implicite de rejet de la demande de communication de documents administratifs. Le tribunal devra statuer dans les six mois de sa saisine, bien que, sur ce genre de question, il statue habituellement dans un délai d’un à deux ans. L’administration fautive n’est condamnée à aucune indemnisation pour sa résistance fautive. À ce stade, le citoyen normal est déjà égaré dans les méandres administratifs. Imaginons un instant ce qu’il en est pour une personne exclue et malade mentale de surcroît ou psychologiquement

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fragile. Si elle souhaite obtenir copie des documents médicaux, la loi prévoit que cette communication ne peut intervenir que par l’intermédiaire d’un médecin. Il faudra alors que le malade convainque un médecin de recevoir ces documents, si ce n’est d’en solliciter la communication, et de lui en transmettre la teneur, au risque, pour le médecin, d’encourir les pressions diverses du milieu médical et, parfois, du conseil de l’Ordre le rappelant à la prudence. Ces difficultés se retrouvent désormais, nous l’avons vu, dans le contentieux administratif de l’excès de pouvoir concernant les décisions d’internement motivées par simple référence à un certificat médical couvert par le secret professionnel. Si le médecin accepte, la communication n’aura pas forcément lieu pour autant, surtout si le médecin n’atteste pas avoir besoin des documents pour assurer le suivi médical de son patient, ce qui n’est généralement pas le cas. La même procédure que celle relative à l’accès aux pièces purement administratives devra alors être suivie en cas de résistance de l’administration ou de l’hôpital. Il est à noter qu’en France, ce sont essentiellement les hôpitaux qui opposent une résistance certaine à la communication du dossier. Certains ont déjà été condamnés par les tribunaux administratifs, et ont vu leurs refus purement et simplement annulés ; mais nombre d’entre eux continuent à jouer la montre afin de décourager les demandeurs, d’autant que les jugements d’annulation ne sont assortis d’aucune sanction financière autre que, le cas échéant, la prise en charge d’une partie des frais de procédure du demandeur 122. Par ailleurs, si l’intéressé demande la communication de son dossier médical, il n’en obtiendra qu’une communication partielle, ne comportant que les certificats médicaux imposés par les textes. S’il souhaite connaître les observations journalières des médecins comme celles formulées par le personnel infirmier figurant au cahier de liaison, ou bien savoir quel traitement il a reçu, il lui faudra faire d’autres demandes, qui seront instruites selon la même procédure. Ceci est excessivement complexe et décourageant. Sans l’aide d’une association spécialisée, ce parcours d’obstacles est impossible. Et l’on mesure mieux, ici, le travail effectué par le Groupe Information Asiles dans la constitution des dossiers. Seule l’intervention d’une association d’usagers peut être en mesure de gérer ces échanges de courriers en respectant les délais et apporter aide et assistance aux internés comme à leurs conseils. Pour des raisons de coût, de disponibilité et de temps, l’avocat ne peut 122. Toutefois, en ce cas, la personne pourra tenter d’obtenir réparation de son préjudice né d’un tel retard en engageant une nouvelle procédure, de plein contentieux cette fois, à l’effet de voir l’administration condamnée à lui verser une indemnité. Mlle Elisabeth Bouilly (TA Orléans, 12 février 1998, req. n° 95 438) et M. René Loyen (TA Lille, 20 mai 1998, req. n° 97 361) ont ainsi obtenu respectivement la condamnation du CHR d’Orléans et de l’EPSM de Lille Métropole à leur verser une indemnité de 20 000 F. Pour sa part, le tribunal administratif de Pau a condamné les hôpitaux de Lannemezan à une astreinte de 500 F par jour de retard (jugement du 26 mai 1998, req. n° 97 1421, M. Menvielle), liquidée à la somme de 38 500 F (jugement du 15 décembre 1998, req. n° 98 1442, M. Menvielle ; voir également, dans le même sens, TA de Strasbourg, 3 mai 1999, M. Roth c/CHS de Rouffach, req. n° 98 5902). Mais pour parvenir à ces résultats, les intéressés auront dû se battre trois ans de plus devant les juridictions administratives.

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assumer une telle charge, destinée simplement à réunir les pièces qui permettront son intervention. D’autres possibilités existent, mais elles nécessitent, encore une fois, la mise en place d’une procédure. L’intéressé peut directement décider de déposer plainte pour privation de liberté arbitraire entre les mains du doyen du juge d’instruction, lequel désignera un juge chargé d’instruire l’affaire, qui, la plupart du temps, saisira le dossier administratif et médical. On peut espérer que, dans ces conditions, l’avocat désigné par l’intéressé pourra ainsi prendre connaissance de l’ensemble du dossier tant administratif que médical. Mais le juge d’instruction peut aussi ordonner une expertise psychiatrique destinée à savoir si l’intéressé pourra ou non prendre connaissance de son dossier, ou simplement pour examiner le dossier médical auquel le juge d’instruction peut s’interdire l’accès direct, comme l’interdire au plaignant et à son représentant. La plainte pénale n’a quasiment aucune chance d’aboutir en France, puisqu’il faudrait démontrer l’intention de nuire des auteurs de l’enfermement ; mais au moins at-elle permis d’accéder à certaines pièces après… plus de dix ans d’instruction 123 ! En se fondant sur l’article 145 du nouveau Code de procédure civile, il est également possible de saisir en référé le tribunal, afin d’obtenir la communication des pièces. Cette procédure a abouti dans certains cas, mais elle nécessite encore une fois la saisine d’un avocat et d’un huissier. Là encore, certains magistrats ont cru pouvoir se limiter à commettre un expert pour se faire communiquer tous les documents et en faire rapport 124, seul accessible au requérant ou à son représentant. Dans certains cas, l’absence de ces pièces condamne l’accès même au droit. Par exemple, lorsque l’intéressé souhaite poursuivre l’annulation d’une décision d’hospitalisation d’office, le tribunal administratif n’est valablement saisi que si la requête de l’intéressé est accompagnée de la décision attaquée. Que faire quand cette décision ne lui a pas été communiquée ? Ensuite, lorsque l’intéressé a eu connaissance de l’arrêté d’hospitalisation d’office, celuici est fondé, la plupart du temps, sur un certificat médical qui ne lui est pas communicable. C’est encore l’une des principales fonctions des associations de patients que d’aider les personnes à accéder aux pièces de leurs dossiers d’internement ; elles les soutiennent dans la rédaction des demandes de communication formulées sur le fondement de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978, modifiée par celle du 12 avril 2000, relative à l’amélioration des relations de l’Administration avec le public, comme dans la saisine de la commission d’accès aux documents administratifs, voire le tribunal administratif d’un recours en 123. Voir notamment les affaires de José Francisco et de Mlle Boyer Monet, dans Ph. Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Paris, Fayard, 1989, et la décision de la Commission européenne des droits de l’homme du 4 juillet 1994, Francisco c/France (rapport de la Commission européenne du 13 septembre 1995), la décision du 1er septembre 1993, Boyer Manet c/France (rapport de la Commission européenne du 11 janvier 1995), les décisions du 5 mai 1993 et 11 janvier 1995, Lambert c/France (rapport de la Commission européenne du 18 otobre 1995). 124. TGI d’Angers, ordonnance de référé, Taugourdeau, 24 mai 1984.

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annulation de refus de communication de pièces, si nécessaire, tout en respectant les délais stricts de procédure. Remarquons que la situation des justiciables n’est pas forcément plus enviable dans d’autres pays. Dans le cadre du droit fédéral, nous avons vu que la législation relative au droit sanitaire, auquel s’intègre habituellement le droit de l’internement, relève des dispositions propres à chaque État intégré à la Fédération. Il en va naturellement ainsi en Suisse et en Allemagne. Il s’ensuit évidemment une difficulté particulière, résultant de la diversité des règles ; difficulté à laquelle se heurtent les juristes, personnes de confiance et intéressés, agissant dans les divers États, régions ou cantons, ou appelés à s’y déplacer ou à y résider périodiquement. C’est notamment l’une des difficultés majeures du droit helvétique que dénonce une association comme Psychex, par exemple. Tel ne serait pas le cas si le droit de l’internement psychiatrique, conçu comme une atteinte fondamentale à la liberté individuelle, figurait dans la loi fédérale, comme les dispositions relatives à la détention des délinquants et criminels. Soulignons encore que lorsque l’organe de contrôle est constitué d’une commission ou d’un comité mixte, comme à Genève, voire d’un tribunal spécial, comme au Royaume-Uni, par exemple, le poids des professionnels de la santé est souvent considérable et fait en réalité souvent obstacle à un traitement réellement juridique de la matière. Cela s’oppose donc à un véritable respect des droits de la personne. L’exemple du canton de Genève permet de mieux mesurer l’ampleur de la difficulté. Dans des conditions si difficiles, la défense du plus faible constitue un cas limite, une défense extrême, qui renvoie l’avocat à l’essence de son métier et qui, à bien des égards, constitue la pierre angulaire de toute construction juridique et de tout droit. C’est ce qui, pour l’avocat, en constitue tout l’intérêt, à condition cependant que sa tâche finisse par être reconnue, et qu’on lui permette de remplir sa mission. En fait, face à un malade mental, peut-être davantage que face à tout autre client, l’avocat se trouve au cœur de sa fonction, au plus près de l’essence même de son métier. C’est ce qui fait tout le prix de la défense en cette matière. En effet, dit Daniel Soulez-Larivière, l’avocat constitue l’un des rouages de la cohésion sociale. Il permet l’adhésion des citoyens à leur institution en leur donnant le sentiment qu’ils disposent d’une sortie de secours en cas de confrontation. Il est, avec ses limites, un facteur important de paix civile. Il contribue, modestement, à son niveau, à ce que la justice relative, moyenne, évite aux uns et aux autres de s’étriper. Pour ce faire, le premier travail capital de l’avocat consiste à permettre au client d’établir une distance entre lui-même et l’appareil judiciaire auquel il est confronté, c’est-à-dire à restaurer la distance entre l’individuel et le social. Cette fonction modeste et irritante d’agent de cohésion sociale met à mal son image de marque. Pour rétablir ce rapport entre son client et la réalité de l’appareil judiciaire, il est nécessaire de s’occuper précisément de lui tout en lui présentant une exacte image du réel. C’est pourquoi, Daniel Soulez-Larivière soutient que c’est face à des clients malades mentaux, qu’il s’est senti « le plus avocat de sa vie : attentif à chaque mot pris à la lettre, à chaque soupçon, formulé dans ses moindres détails, apparemment anodins ou délirants, j’ai renvoyé à ces clients l’exact reflet d’un homme « normal » mais juriste à qui un conseil

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purement technique est demandé sans aucune espèce de préjugé. Je leur ai toujours donné le sentiment d’être disposé à engager tout procès contre n’importe qui, à condition de disposer des preuves judiciaires nécessaires. Et s’ils me les avaient apportées, j’aurais soutenu le procès. Grâce à cette attitude que je suis parvenu à leur communiquer, ces gens sont repartis de mon cabinet rassérénés, apaisés, ayant pu savoir, de façon certaine, ce que pouvait faire vraiment pour eux un mercenaire du droit dans les contraintes de la loi 125. » LA NÉCESSITÉ DU DÉBAT CONTRADICTOIRE JUGE DES TUTELLES ET JUGE DE PAIX

L’accès au droit des patients psychiatriques ne dépend pas seulement des motifs retenus par le législateur, justifiant un internement ou la contrainte de soins, ni de l’interprétation fixée par la jurisprudence, non plus que des pratiques des différents intervenants (avocats, médecins, juges et associations), il dépend surtout des règles de procédure parmi lesquelles l’exigence d’un débat contradictoire prend une place essentielle, sur laquelle il nous faut désormais insister. Depuis 1989, diverses actions ont été menées dans le canton de Genève pour obtenir du Grand Conseil l’introduction du débat contradictoire dans la procédure de recours devant le Conseil de surveillance psychiatrique 126. Nous avons vu qu’il fallut attendre 1981 pour qu’en France, le débat contradictoire soit instauré dans le cadre de la procédure de sortie judiciaire. Vingt ans après son instauration, ce débat demeure encore formel. Il est en effet très rare, même lorsque la personne est assistée ou représentée par un avocat, qu’elle parvienne à obtenir des administrations mises en cause la production de conclusions écrites avant l’audience, justifiant le refus d’élargissement, alors qu’il est de règle qu’en matière civile les parties concluent par écrit avant l’audience. Les arguments de l’administration préfectorale ou hospitalière se découvrent donc, très souvent, le jour même de l’audience. L’avocat ne peut alors guère en discuter avec son client, et l’intéressé ne peut plus tenter de réunir preuves ou témoignages pour organiser sa défense. Il doit tout improviser à l’audience, comme son avocat. Lorsqu’une expertise est diligentée, l’intéressé n’a souvent accès qu’aux conclusions, pas au rapport proprement dit. Quant à l’avocat, nous l’avons vu, il n’en reçoit souvent copie qu’à sa demande expresse, et au dernier moment. Quoi qu’il en soit, l’instauration du débat contradictoire est une garantie essentielle de la procédure judiciaire, notamment en une matière où un conflit 125. D. Soulez Larivière, L’Avocature, Document, Ramsay, Paris, 1982, p. 326. 126. Voir notamment le projet de loi 6370 déposé le 23 juin 1989 (proposition de Mmes Christiane Magnenat Schellak, Liliane Johner et M. Guy Loutan) ; voir également Adrienne Szokoloczy Grobet, « Personnes atteintes d’affections mentales. Genèse d’un projet de loi genevoise », Revue médicale de la Suisse romande, 1990, 10 : 575 578, et Tout comme vous, n°4/90 ; voir aussi Rolf Himmelberger, op. cit., 1992, p. 10 11.

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existe entre les intérêts de la personne et, à tout le moins, la société ou son entourage, puisque son enfermement est requis pour assurer, entre autres, la sécurité de ces derniers. Aussi importe-t-il de remarquer qu’en cas de « judiciarisation » des modalités de placement, la décision judiciaire autorisant l’hospitalisation sous contrainte ne devrait pouvoir intervenir qu’après un tel débat contradictoire entre la personne ou son représentant d’une part, et d’autre part le demandeur au placement, ou le représentant de l’Administration (services de police, services sociaux, services de santé) requérant une mesure de sûreté, voire l’hospitalisation. En ce sens, le juge des tutelles, souvent évoqué en un tel cas, que retint d’ailleurs en 1990 la Commission des lois du Sénat français 127, ne paraît pas être le magistrat approprié. En effet, s’il requiert l’avis du procureur de la République, le juge des tutelles n’organise pratiquement jamais de débat contradictoire. Arrêtant une mesure de protection, il statue comme en matière gracieuse, non en matière contentieuse. Pour l’intéressé, le débat devant le juge des tutelles se limite souvent à sa plus simple expression. Le juge des tutelles est d’ailleurs habilité à se dispenser d’entendre la personne, tout comme il peut prévoir que la personne n’aura pas notification directe de sa décision. L’intéressé pourra même ne pas être informé de la procédure en cours, qui pourtant le concerne au premier chef. Le tuteur désigné aura parfois la charge de déterminer la nature et le mode selon lesquels il informera son « protégé » de la mesure qui le frappe et qui limite sa capacité de gestion. Confier le pouvoir de décider de l’internement au juge des tutelles a par ailleurs un autre effet pervers. Cela conduit en effet à faire de la mesure privative de liberté une mesure tutélaire dont l’objectif tend à éviter la dégradation de la situation de la personne en cause, qui pourrait avoir pour conséquence sa mise sous tutelle 128. L’internement répond ainsi, dans la pratique, à un autre motif que celui fixé par la loi. Aujourd’hui plus de cinq cent mille personnes résidant en France sont l’objet de telles mesures de protection. La loi du 27 juin 1990 a même tendu à étendre la tutelle aux biens à une curatelle à la personne (nouvel article L. 3211-9 du Code de la santé publique). Entrer dans les détails de la procédure de mise sous tutelle ou curatelle nous entraînerait trop loin, mais l’on imagine, à la lumière de ce qui précède, combien en ce domaine la personnalité juridique de la personne promise à une mesure de protection peut être mise à mal et combien il est dangereux, du moins en France, de vouloir rabattre, comme certains le proposent, le droit de l’internement sur le régime de l’incapacité en confiant le pouvoir de décision au juge des tutelles 129. Au Royaume-Uni, le guardianship correspond déjà davantage à la curatelle à la personne. Le « tuteur » peut ainsi décider du logement de l’intéressé, choisir 127. Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale, avis n° 241, seconde session ordinaire de 1989 1990, présentée par M. Michel Dreyfus Schmidt, sénateur, annexe au procès verbal de la séance du 17 avril 1990. 128. Pour ce qui concerne la pratique dans le canton de Fribourg, notamment, voir Noëlle Chatagny, dans Borghi, 1982, op. cit., p. 137. 129. C’est ce qu’avait proposé la Commission des lois du Sénat comme contre projet à la réforme Évin du 27 juin 1990.

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le médecin, l’établissement de soins. Il peut même choisir son employeur. Mais il ne peut le faire que pour accroître l’autonomie du patient, autrement plus dépendante encore du fait de son incapacité ou de son handicap. L’article L. 326-1 (actuel article L. 3211-3) du Code de la santé publique, français, également issu de la loi du 27 juin 1990, donne déjà pouvoir au tuteur de consentir à l’hospitalisation en lieu et place du majeur protégé qui peut ainsi, malgré ses protestations, être admis à la demande du tuteur en… hospitalisation libre. Nous avons vu par ailleurs que le juge de paix, tant en Belgique qu’en Suisse, en particulier dans le canton de Fribourg, n’offre en vérité qu’une garantie toute relative. Il s’agit en effet d’un magistrat disposant généralement d’une formation juridique souvent limitée, alors que la décision en cause, privative de liberté, est de la plus haute importance. Les facteurs à prendre en considération sont d’une grande complexité et revêtent souvent un caractère très technique 130. Or, en l’espèce, il devrait s’agir davantage de juger au sens plein et noble du terme que de gérer. Aussi paraît-il pour le moins paradoxal de confier ce genre de décision à des magistrats peu formés. Ce genre de matière devrait au contraire revenir à des magistrats particulièrement chevronnés. Il nous paraît donc préférable de confier la décision en matière d’hospitalisation sous contrainte, ou de toute mesure de sûreté concernant un malade mental, aux juges qui, actuellement en France, sont en charge des procédures de sortie judiciaire et qui, malgré l’obligation qui leur est faite depuis 1981 et la grande habitude qu’ils ont du débat contradictoire, hésitent encore à l’organiser. L’on imagine ainsi aisément les difficultés que les intéressés rencontreraient dans l’organisation de ce type de débat contradictoire si celle-ci incombait au seul juge qui ne le pratique jamais, alors que ceux qui y ont habituellement recours et en ont l’obligation rechignent toujours à le mettre ici en œuvre 131. On le voit, la défense du droit des internés psychiatriques se trouve finalement confrontée à des mondes qui ne l’ont ni prévue ni codifiée. L’avocat, intrus dans l’univers médical, introduit, face à la maladie mentale de son client, une rationalité qui lui est étrangère, de même que le monde judiciaire. Le patient ne peut y intervenir qu’en forçant la porte, avec de très lourds handicaps qui ne tiennent pas seulement à sa pathologie, mais aussi à sa situation de sujet de droit singulier, objet d’un droit souvent complexe et inadapté à son état. C’est toutefois à cette bataille, sur son terrain, que l’avocat peut se livrer avec quelques chances d’y peser. Car la reconnaissance de la défense des internés passe par la loi. Or ce droit, en effet peu pratiqué, notamment en France, n’a permis qu’une élaboration tardive de la jurisprudence. Pour progresser véritablement dans le respect du droit des psychiatrisés, une réforme de la loi française s’impose, qui

130. Voir notamment le commentaire de Ph. Juvet pour le canton de Fribourg, en Suisse, dans Borghi, 1982, op. cit., p. 123. 131. C’est ainsi que le vice président du Tribunal de grande instance de Bordeaux, Mme O’yl, statuant sur la demande de sortie judiciaire de M. Baudoin, hospitalisé d’office à l’UMD Boissonnet du CHS de Cadillac sur Garonne, a rejeté la requête sans organiser de débat contradictoire avec la préfecture (ord. du 19 février 1999).

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assurerait au malade mental d’être enfin reconnu comme sujet de droit à part entière et d’être en conséquence défendu, si tant est que la société entende réellement protéger les plus faibles. Il apparaît notamment que, dans les pays où l’enfermement résulte d’une décision judiciaire, les droits de la défense sont mieux garantis. C’est également vers cette voie que semblent conduire les organes du Conseil de l’Europe. En outre, en cas de judiciarisation, il importerait d’unifier les compétences entre les mains d’un même juge. De ce point de vue, accorder une compétence exclusive au juge des tutelles ne paraîtrait guère satisfaisant, en France en particulier où le Tribunal de grande instance semble devoir conserver ses attributions classiques en matière de liberté individuelles 132. La « judiciarisation » des modalités de placement ne saurait donc faire l’économie d’une réflexion approfondie sur le statut du juge appelé à statuer en ce domaine 133. L’étude des principes du droit international applicable et de la jurisprudence des organes européens nourrira naturellement cette réflexion et pourra, le cas échéant, apporter quelques précisions sur la procédure liée à l’internement psychiatrique et sur les formalités substantielles susceptibles de préserver au mieux les droits de l’homme. C’est à cet aspect de la question des droits de l’homme en psychiatrie qu’il nous faut maintenant nous attacher.

132. Voir à ce sujet la fiche n° 3, « La judiciarisation », diffusée par la Direction générale de la santé au groupe national d’évaluation de la loi du 27 juin 1990, p. 5 133. Sur cette question, voir notamment, Ph. Bernardet, « Quel débat pour un interne ment ? Étude de la jurisprudence depuis 1981 », L’Évolution psychiatrique, 1997, 62, 3, p. 591 616.

L’apport des principes du droit international

LES INSTRUMENTS ADOPTÉS AU SEIN DU CONSEIL DE L’EUROPE

L’organisation internationale qui a joué un rôle majeur pour l’obligation de soins et les droits en santé mentale est bien le Conseil de l’Europe. Fondé en 1949, le Conseil de l’Europe est, selon l’article premier du statut, une organisation européenne de coopération intergouvernementale, dont l’objectif est de réaliser une union étroite entre ses membres, de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social. Composé d’un comité des ministres et d’une assemblée parlementaire, il a agi à trois reprises en matière de santé mentale : en 1977, par la recommandation 818 de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative à la situation des malades mentaux ; en 1983, par la recommandation R(83)2 du comité des ministres portant sur la protection juridique des personnes atteintes de troubles mentaux et placées comme patients involontaires ; et en 1994 par la recommandation 1235 de l’assemblée parlementaire sur la psychiatrie et les droits de l’homme, qui préconise que seul un juge doit pouvoir décider des hospitalisations psychiatriques involontaires. Mais l’apport le plus important du Conseil de l’Europe sur les questions de santé mentale se situe dans l’adoption de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et dans la jurisprudence de la Commission et de la Cour européenne des droits de l’homme.

Le Conseil de l’Europe

L’œuvre majeure du Conseil de l’Europe « inhérente à sa nature même 1 » fut la vigilance et l’innovation en matière de protection des droits de l’homme et des

1. Conseil de l’Europe, Le Conseil et les droits de l’homme, Strasbourg, 1995.

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libertés fondamentales, œuvre consacrée le 4 novembre 1950 par la signature de la Convention européenne des droits de l’homme. La structure du Conseil de l’Europe est calquée sur les institutions démocratiques des États membres : – un comité des ministres, composé des ministres des Affaires étrangères et surtout des représentants permanents des États membres qui siègent tout au long de l’année. Outre un terrain de dialogue, le comité des ministres organise la coopération intergouvernementale et agit par voie de recommandation ou par la conclusion des conventions et accords européens. Ces recommandations ne sont pas obligatoires pour les États, mais le comité des ministres invite les gouvernements à lui faire connaître la suite donnée. Il s’assure par ailleurs de l’exécution des arrêts de la cour ; – une assemblée parlementaire, composée de parlementaires choisis par les parlements nationaux des États membres. Il s’agit d’un organe consultatif, agissant par voie de recommandation au comité des ministres. Mais c’est surtout un forum de réflexion et d’initiative, jouant son rôle d’entraînement et de promotion de la coopération européenne. En 1989, l’assemblée parlementaire a créé le « statut d’invité spécial », afin d’établir des liens étroits avec les parlements des pays d’Europe centrale et orientale ; – la conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe est un organisme de nature parlementaire, visant à l’échange d’expériences entre représentants de la démocratie locale et régionale et à l’expression de leurs points de vue et intérêts dans la coopération européenne. Dès sa création, le Conseil de l’Europe s’est doté d’instruments de contrôle et de surveillance des idéaux et des principes démocratiques. C’est le principe même de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950, les deux autres structures étant la Charte sociale européenne et la Convention pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains et dégradants. Par ses multiples activités et réflexions, le Conseil de l’Europe a contribué à l’élaboration d’une politique européenne de santé. Ainsi, nous pouvons mentionner la résolution de l’assemblée parlementaire (84)3 sur une politique cohérente en matière de réadaptation des personnes handicapées, la discussion engagée en 1982 sur le médecin et les droits de l’homme et l’Accord partiel édité en 1977 de la « Pharmacopée européenne » dont les normes d’uniformisation, de production, de contrôle et d’échanges commerciaux des spécialités pharmaceutiques ont force de loi pour les États signataires. Les travaux du Conseil de l’Europe ont également porté sur la transfusion sanguine, les greffes d’organes, la promotion de la santé mentale et la prévention des conduites addictives 2. Devant les développe2. Recommandation R(76)40 concernant l’organisation des services préventifs de santé mentale ; recommandation R(78)12 sur les mesures à prendre par les États membres pour l’information et l’éducation, concernant les problèmes de jeunes qui voyagent dans les régions où la drogue est acquise aisément ; recommandation R(82)5 concernant le traite ment et la resocialisation des toxicomanes ; recommandation R(78)46 sur la prévention des problèmes liés à l’alcool.

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ments des technologies médicales et des problèmes médico-éthiques posés, le Conseil de l’Europe a participé à la réflexion ouverte avec la création du Comité européen d’éthique, composé de trente-deux membres originaires des pays signataires, qui ont un rôle important puisqu’ils procèdent à l’examen des protocoles de recherche. Dans sa recommandation 1044 (1986) relative aux problèmes éthiques et sociaux liés à la recherche biomédicale pratiquée sur des êtres humains, y compris les embryons et les fœtus, l’assemblée parlementaire a rappelé que « l’embryon et le fœtus humains doivent bénéficier en toutes circonstances du respect dû à la dignité humaine et que l’utilisation de leurs produits et tissus doit être limitée de manière stricte et réglementée en vue de fins purement thérapeutiques et ne pouvant être atteintes par d’autres moyens ». L’action du Conseil de l’Europe ne se limite pas à l’action des organes de surveillance, mais, par la voie parlementaire ou du comité des ministres, son rôle s’est étendu au domaine de l’égalité entre les femmes et les hommes 3, la lutte contre l’intolérance, le racisme et la xénophobie 4, la protection des droits des personnes appartenant aux minorités 5, la liberté d’expression et d’information 6 notamment envisagée dans le domaine médiatique, son évolution technologique et économique, l’éducation et la culture. Signée à Turin en 1961, la Charte sociale européenne est entrée en vigueur en février 1965 et garantit aux ressortissants des parties contractantes la jouissance d’un ensemble de dix-neuf droits économiques et sociaux. La Charte sociale révisée a été ouverte à la signature le 5 mai 1996. À titre d’exemple, nous mentionnerons les actions pratiques de la Charte sur la législation française : l’égalité de traitements entre étrangers et nationaux pour certaines prestations de Sécurité sociale, la suppression du dépôt de caution qui pouvait être exigé d’un étranger pour être partie à une action en justice, suppression de certaines discriminations envers les étrangers en matière syndicale, concernant l’accès aux fonctions d’administration et de direction et la suppression qui a été faite aux personnes relevant de l’assistance publique de se présenter à certaines élections locales. La Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants est entrée en vigueur le 1er février 1989. Elle a pour origine l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme 7. Son but est la prévention de la torture, par la mise en place d’un mécanisme non judiciaire à caractère préventif, fondé sur des visites, fonctionnant parallèlement aux mécanismes judiciaires de la Convention européenne des droits de l’homme. Le Comité pour la prévention de la torture

3. Déclaration sur l’égalité entre les femmes et les hommes du 16 novembre 1988. 4. Déclaration sur l’intolérance une menace pour la démocratie, 1981. 5. Déclaration sur la liberté d’expression et d’information du 29 avril 1982. 6. Déclaration sur la liberté d’expression et d’information du 29 avril 1982 ; Recommandations 1134 (1990), 1177 (1992), 1201 (1993), 1255 (1995) de l’Assemblée parle mentaire, et Résolution R (92)10 du Comité des ministres. 7. Article 3 : Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

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a pour tâche de prévenir les mauvais traitements potentiels, d’ordre physique ou mental, à l’encontre de personnes privées de liberté. Il peut visiter des lieux de détention de toute nature (prisons, postes de police, casernements militaires, hôpitaux psychiatriques publics) afin d’examiner le traitement des personnes privées de liberté et, le cas échéant, d’adresser des recommandations à l’État concerné en vue de renforcer la protection de ces personnes contre les mauvais traitements 8.

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales complétée par ses protocoles 1, 4, 6 et 7 est le dernier instrument important. La Convention européenne protège les droits ayant pour objet essentiel de préserver l’intégrité, la dignité et la liberté de la personne humaine. L’inspiration de la Convention, tout comme celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme, procède de l’égalité de tous et du droit fondamental d’être un homme. La Convention européenne des droits de l’homme a été signée le 4 novembre 1950, à Rome, et est entrée en vigueur le 3 septembre 1953. Elle a été complétée par onze protocoles additionnels. Le sommet qui s’est tenu à Vienne le 8 octobre 1993 en a proposé une réforme afin d’améliorer son application. L’originalité et l’efficacité de la Convention ne résident pas dans son texte même, ou dans l’étendue des droits protégés, mais essentiellement dans sa nature de traité juridiquement contraignant pour les États signataires et dans le mécanisme de contrôle de l’application des droits de l’homme au niveau national par ses organes juridictionnels. « Le principe de l’institution par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales d’une cour internationale souveraine au jugement de laquelle les États européens ont accepté de soumettre leurs actes pour en faire contrôler la conformité aux droits de l’homme a fait franchir à l’Europe en 1950 une étape qui, à l’époque, tenait du prodige 9. » La Convention constitue un ordre juridique commun aux États membres du Conseil de l’Europe, auquel ils acceptent de se conformer, et elle est régie par un ensemble de principes. Les États, en signant la Convention, ont contracté des engagements, non à l’égard des autres États parties de la Convention, mais à l’égard des individus eux-mêmes. La Convention n’est pas soumise à la réciprocité, à savoir qu’un État ne peut se délier de ses engagements sous prétexte qu’un autre État ne les respecte pas. Ainsi la violation par un État d’un droit énoncé par la Convention n’autorise pas les autres parties contractantes à mettre

8. Dans son rapport du 19 janvier 1993 (CPT/Inf. (93) 2), il a fermement dénoncé les risques de traitements inhumains et dégradants que comportait le fonctionnement de l’UMD de Montfavet et a demandé la fermeture immédiate des cellules jugées totalement inappro priées (p. 67 73), tout en soulignant l’absence de programmes thérapeutiques individua lisés, de soutien psychologique, de psychothérapie, d’activités de groupe comme de toute autre forme de thérapie sociale. Son rapport annuel pour 1997, publié en 1998, mentionne des normes de traitement des patients placés sans leur consentement en établissement psychiatrique. 9. I. Sace, « Les droits de l’aliéné dans la jurisprudence européenne et la loi belge », dans Présence du droit public et des droits de l’homme, Mélanges offerts à Jacques Velu, 1992, Bruxelles, collection de la faculté de droit, université libre de Bruxelles, Bruylant.

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fin au traité ou à suspendre son application. La Convention a une applicabilité directe en droit interne, ce qui signifie qu’elle crée directement des droits pour le particulier. L’individu est sujet de droit de la Convention européenne. C’est ce que stipule l’article 1 de la Convention : « Les hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis dans la présente Convention. » La Convention a instauré le premier instrument juridique de sauvegarde et de promotion des droits de l’homme. Nous verrons la composition de ses organes et la procédure suivie. Installés à Strasbourg. Ces organes sont la Commission européenne des droits de l’homme, le comité des ministres du Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme. Depuis le 1er novembre 1998, la Cour européenne assure seule le contrôle du respect des dispositions de la Convention. Ce système de contrôle particulier repose sur le principe de garantie collective : les droits font partie du patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques. Parce qu’il s’agit d’un patrimoine commun, les États et les individus ont la charge d’assurer collectivement et solidairement la sauvegarde des droits et la mise en mouvement de cette garantie collective. Depuis l’entrée en vigueur de la Convention, l’organe de contrôle peut être saisi de requêtes étatiques, par lesquelles tout État partie à la Convention peut dénoncer les manquements à la Convention qu’il croit pouvoir imputer à un autre État contractant. Les États participent ainsi au maintien de ce qu’on a appelé l’ordre public européen. Dixhuit requêtes étatiques ont ainsi été soumises à la Commission par des États. Citons les requêtes du gouvernement grec contre le Royaume-Uni à propos de certaines mesures en vigueur dans l’île de Chypre (1956), alors sous administration britannique, et la requête de l’Autriche contre l’Italie (1960). De 1967 à 1970, les gouvernements du Danemark, de la Norvège, de la Suède et des Pays-Bas ont présenté à la Commission cinq requêtes successives contre la Grèce pour une série de violations par le régime des colonels. Après l’enquête de la Commission, le comité des ministres décida l’exclusion de la Grèce du Conseil de l’Europe. La requête de la république d’Irlande contre le Royaume-Uni alléguant le recours à la torture en Irlande du Nord fut soumise à la Cour européenne des droits de l’homme. Enfin, la Turquie a été l’objet de huit requêtes, de la part Chypre, à la suite des événements de 1974, portant violations massives des droits de l’homme, et de la part de la France, du Danemark, des Pays-Bas, de la Norvège et de la Suède, sur les conditions d’emprisonnement dans les prisons turques. Les garanties prévues par la Convention sont mises en œuvre non seulement par les États contractants, mais aussi par les individus eux-mêmes. L’article 34 (ancien art. 25) confère à toute personne victime d’un manquement aux droits et libertés protégés par la Convention un droit d’action directe, par un véritable recours contentieux qui aboutit à une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée, permettant à l’individu d’obtenir une satisfaction équitable si une violation est constatée. Ce recours individuel devant les organes judiciaires du Conseil de l’Europe est d’une tout autre portée que les simples pétitions prévues par les autres instruments de protection des droits de l’homme. Le mécanisme de contrôle par voie judiciaire instauré par la Convention est de toute première importance et d’une action capitale.

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L’ÉVOLUTION DU DROIT EUROPÉEN

Ce mécanisme de contrôle a permis de créer une jurisprudence européenne en matière des droits de l’homme, laquelle donne tout son effet à la Convention, d’autant que la Commission et la Cour européennes des droits de l’homme ont appliqué le texte de la Convention comme un traité normatif, c’est-à-dire qu’elles s’efforcent « de rechercher quelle est l’interprétation la plus propice à atteindre le but et à réaliser l’objet du traité et non celle qui donnerait l’étendue la plus limitée aux engagements des parties 10. Cette interprétation est guidée par une volonté progressiste, la Convention étant un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions d’aujourd’hui. Ainsi la Cour adapte-t-elle sa jurisprudence à l’évolution des mœurs et des mentalités. Elle s’appuie sur l’évolution du droit interne de la majorité des États membres pour inclure cette évolution dans le droit européen des droits de l’homme et dénoncer, en contrepoint, les législations non conformes.

L’effectivité

La préoccupation dominante dans l’esprit des organes européens est d’assurer au système de sauvegarde et aux droits garantis une véritable effectivité : « Il s’agit de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs 11. » Ainsi, la recherche de l’effectivité d’un droit conduit ces organes à découvrir les éléments nécessairement inhérents au droit. Ces éléments nécessaires imposent, non seulement de s’assurer de la conformité de législations nationales au droit européen, mais aussi à l’obligation d’adopter les mesures permettant sa mise en œuvre. Par exemple, le droit à un procès équitable suppose qu’un système d’assistance judiciaire gratuite ou un système de traduction pour les étrangers soient organisés. Le droit interne doit assurer le respect des droits fondamentaux. La Convention vise à pallier les défaillances du droit interne, dont elle est complémentaire. Ainsi les principes et décisions jurisprudentielles de la Commission et de la Cour doivent trouver leurs applications directes dans le droit interne. Ce sont les juges nationaux qui en sont les garants et les utilisateurs, et ils ont la charge d’interpréter et d’appliquer la Convention. Les dispositions normatives contenues dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme ont, nous l’avons vu, des effets directs dans l’ordre judiciaire interne. Elles engendrent des droits individuels que les juridictions nationales doivent promouvoir et sauvegarder. Ces normes européennes priment en cas d’incompatibilité avec les dispositions de droit interne. Les arrêts de la Cour possèdent ce qu’il est convenu d’appeler l’autorité de la chose interprétée, qui procède de ce que, par la spécificité de sa fonction, la Cour apparaît comme particulièrement qualifiée pour dégager le sens et la portée des notions le plus souvent 10. Arrêt de la Cour du 27 juin 1968, affaire Wemhoff. 11. Arrêt de la Cour du 9 octobre 1979, affaire Airey.

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autonomes qu’utilise la Convention, avec cette conséquence que cette autorité ne saurait être méconnue par le juge national sans exposer l’État, dont ce juge est l’organe, aux diverses sanctions juridiques que comporte, dans le système de la Convention, la mise en œuvre de la responsabilité internationale des États contractants.

La subsidiarité

Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention a un caractère subsidiaire par rapport aux juridictions et aux droits nationaux. Ce caractère subsidiaire implique la reconnaissance de l’autonomie nationale et la notion de la marge d’appréciation. La Convention a un caractère second par rapport au droit interne : elle ne le supplante pas, mais le complète ou pallie les défaillances de celui-ci. Aucune uniformité ne s’impose cependant aux États, la Commission et la Cour reconnaissant la diversité européenne et notamment des cultures juridiques. Si les principes de la Convention et l’effectivité de la jurisprudence s’appliquent à tous, les moyens, les caractéristiques de fond et de procédure sont, eux, pluralistes et témoignent de la variété des législations européennes. Les États disposent ainsi d’une certaine marge d’appréciation dans l’application de la Convention. Cette marge d’appréciation comporte un pouvoir discrétionnaire laissé aux États dans la mise en œuvre des limitations aux droits protégés. Mais la Cour fixe l’étendue de ce pouvoir discrétionnaire et l’étendue du contrôle qu’elle exerce sur ces mesures limitatives.

Les réserves et la souveraineté nationale

La Convention européenne autorise des dispositions modulant les engagements étatiques à son égard. Cette concession à la souveraineté nationale a permis, dans un premier temps, la signature et la ratification du texte de la Convention, même incomplet. Les réserves de la Convention permettent aux États, en ratifiant le traité, de préciser l’étendue de ses obligations. De même, le recours individuel et la compétence de la Commission sont des dispositions facultatives. Les réserves ont été largement utilisées par les États signataires. La France est loin d’être exemplaire en ce domaine. Elle n’a ratifié la Convention qu’en 1974 et n’a accepté le recours individuel devant la Commission qu’en 1981. Elle a émis des réserves en ce qui concerne l’article 5 à propos des dispositions relatives au régime disciplinaire dans les forces armées et concernant les dérogations autorisées en cas de circonstances exceptionnelles, évitant ainsi que les décisions prises par le président de la République, dans le cadre des pleins pouvoirs que lui confère l’article 16 de la Constitution française, ne soient soumises au contrôle des organes de la Convention. Toutefois, l’évolution montre une acceptation de plus en plus large de la Convention. Ainsi, les derniers États ayant ratifié la Convention ont accepté les dispositions facultatives du recours individuel et de la compétence de la Cour.

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Le mécanisme de protection internationale instauré par la Convention européenne des droits de l’homme

La Convention européenne a été signée par tous les États membres du Conseil de l’Europe, c’est-à-dire par ceux de la Communauté européenne et par l’Albanie, Andorre, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Finlande, la Géorgie, la Hongrie, l’Islande, La Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, Malte, la Moldavie, la Norvège, la Pologne, La Roumanie, la Russie, Saint-Marin, la Slovaquie, La Slovénie, la Suisse, la Turquie, la République tchèque et l’Ukraine. La Commission européenne des droits de l’homme remplissait jusqu’alors essentiellement une mission de filtrage des requêtes, d’enquête et de conciliation. Dans un premier temps, elle décidait de la recevabilité des requêtes. Si la requête était recevable et s’il n’était pas possible de parvenir à un règlement amiable, elle rédigeait un rapport dans lequel elle prenait notamment position sur la question de savoir s’il y avait eu, à son avis, violation de la Convention. L’affaire pouvait alors être déférée à la Cour. Si celle-ci n’était pas saisie, il appartenait au comité des ministres de statuer sur l’affaire. Depuis le 1er novembre 1998, la Cour remplit l’ensemble de ces fonctions. Le comité des ministres du Conseil de l’Europe ne s’assure plus que de la bonne exécution des arrêts de la Cour. La Commission européenne des droits de l’homme a, quant à elle, disparu. La Cour européenne des droits de l’homme est désormais seule compétente pour prendre la décision judiciaire à caractère obligatoire pour les parties en litige sur la question de savoir si, dans un cas d’espèce, la Convention a ou n’a pas été violée par un État contractant. La Cour est composée de juges indépendants dont le nombre est égal à celui des États membres du Conseil de l’Europe. Ceux-ci sont élus par l’assemblée consultative sur une liste de candidats présentés par les États membres, chaque État ayant le droit de présenter trois candidats, dont deux au moins doivent être de sa nationalité. Les juges sont élus pour neuf ans. Les chambres de la Cour, chacune formée de sept juges, statuent sur le fond de l’affaire par un arrêt qui, sous certaines conditions, peut être l’objet d’un appel à la grande chambre, laquelle est constituée de dix-sept juges. L’arrêt de la Cour peut accorder une réparation ou satisfaction équitable à la partie lésée. Il n’est pas investi de titre exécutoire dans le sens qu’il n’existe pas de mécanisme obligeant l’État à le respecter ; cela dit, le prestige de la Cour étant très important, il n’y a pas eu, jusqu’à présent, de cas de résistance de la part d’un État à l’exécution d’un arrêt de la Cour.

Les garanties juridiques des droits de l’homme au niveau des États

Comme la Cour européenne des droits de l’homme l’a souvent rappelé, les États sont les premiers garants de la protection des droits fondamentaux des individus. Il ne servirait à rien, en effet, d’avoir tous les mécanismes possibles pour le contrôle international du respect de ces droits si cette tâche n’était pas assurée, en premier lieu, au niveau national. C’est pourquoi, dans tous les pays

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démocratiques du monde, la consécration des droits de l’homme est réalisée sur le plan législatif, et tout d’abord dans la Constitution nationale. Une autre garantie juridique des droits de l’homme au sein des États est l’applicabilité directe, en droit interne, de certaines normes internationales. En vertu de ce principe, il est possible de demander directement l’application d’une règle de droit international à une juridiction nationale, alors même que l’État concerné n’aurait pris aucune disposition spéciale pour introduire la règle internationale en droit interne. Cette particularité n’est pas possible dans tous les systèmes constitutionnels. Elle est ainsi irréalisable dans le Common Law britannique, mais elle est parfaitement concevable en droit belge, français, allemand, hollandais, italien, etc. L’existence de cette applicabilité directe est particulièrement utile dans le cas où un État a souscrit sur le plan international à des engagements qui n’ont pas encore fait l’objet d’une consécration en droit interne. Il est alors possible à l’individu d’en réclamer immédiatement le bénéfice devant les juridictions nationales. En Belgique, par exemple, une législation spécifique sur la protection de la vie privée a beaucoup tardé, et, s’il était possible d’invoquer l’un ou l’autre article du code civil accordant une garantie partielle, il était encore plus simple de se référer à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’interprétation qu’en avait donné la cour de Strasbourg qu’au droit interne. Pour bénéficier de cette garantie juridique supplémentaire, il faut non seulement que le système constitutionnel le permette, comme nous l’avons vu plus haut, mais encore que quelques autres conditions soient également remplies. La norme internationale doit faire partie d’un traité en vigueur et ce traité doit avoir été ratifié par l’État concerné. Il convient ensuite de rechercher la volonté des États qui sont parties contractantes dudit traité. En effet, les négociateurs du traité doivent avoir marqué la volonté de leur État de conférer un effet directement applicable à ce traité ou à certains de ses articles : cela peut se faire explicitement et être inscrit dans les travaux préparatoires qui ont conduit à l’adoption du traité, mais cela peut aussi être le résultat implicite de la rédaction même des articles. Enfin, dernière condition, il est indispensable que la norme internationale soit suffisamment complète par elle-même pour permettre une application directe, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas exiger l’adoption d’une disposition législative interne complémentaire en vue de produire ses effets. Il est généralement reconnu que la Convention européenne des droits de l’homme, dans la plupart de ses articles 12, bénéficie de ce caractère d’applicabilité directe 13. C’est également le cas pour le pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU. On voit dès lors à quel point ce principe d’applicabilité directe représente une garantie juridique supplémentaire pour la protec12. Il y a notamment discussion entre certains auteurs au sujet de l’article 13 de la Convention. 13. J. Velu, « Les effets directs des instruments internationaux en matière de droits de l’homme », dans L’effet direct en droit belge des traités internationaux en général et des instru ments internationaux relatifs aux droits de l’homme en particulier, Bruxelles, Bruylant, 1981, p. 292 316.

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tion des droits de l’homme. En vertu de l’article 46 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 68 de la Convention américaine de même nom, les États s’engagent à se conformer aux décisions de la Cour. Il s’agit là d’une garantie juridique supplémentaire pour les individus, qui peuvent ainsi espérer une solution favorable à leurs problèmes en dernière instance, au niveau international. Il importe de souligner que dans la grande majorité des cas, les États qui ont ratifié la Convention européenne se sont effectivement inclinés devant les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, modifiant leurs pratiques ou leur législation, le cas échéant, et allant même parfois jusqu’à une révision constitutionnelle 14. Ce résultat nous paraît remarquable dans le contexte international, car il illustre bien la primauté des droits de l’homme, même vis-à-vis de la souveraineté des États. À l’inverse de la Cour de justice des Communautés européennes de Luxembourg 15, la Cour de Strasbourg ne dispose malheureusement pas d’une compétence pour renvoi préjudiciel, mais l’article 47 § 1 de la Convention lui reconnaît autorité pour toutes les affaires concernant l’interprétation et l’application de la Convention. À ce titre, s’il n’existe pas d’applicabilité directe des arrêts de la Cour de Strasbourg, il faut cependant admettre que dans le cas où cette interprétation concerne un article directement applicable, ce dernier conservera cette caractéristique, telle qu’interprétée par la Cour. C’est ce que le professeur Velu a appelé « l’autorité de la chose interprétée 16 ». Cette constatation ne vaut évidemment que lorsque l’interprétation donnée par la Cour européenne ne nécessite pas l’adoption d’une réglementation complémentaire par les États, c’est-à-dire que si elle n’a pas pour effet d’enlever à l’article de la Convention une des conditions indispensables à l’applicabilité directe. En principe, les conventions internationales protégeant les droits de l’homme s’imposent uniquement aux États. À une époque où la violation des droits fondamentaux peut provenir plus que jamais de particuliers, on est cependant en droit de se demander si ces conventions ne possèdent pas aussi un effet erga omnes ou Drittwirkung 17, c’est-à-dire pour et contre tous. Analysant la Convention européenne, Karel Vasak estime qu’elle s’impose également aux rapports entre individus 18 : il le déduit notamment du texte de l’article 17 de la Convention. Dans les faits néanmoins, la Commission a toujours déclaré irrecevables les requêtes d’un individu se plaignant d’une violation d’un droit qui aurait été le fait d’un autre individu. La Commission s’est tenue à une interprétation rigoureuse de l’ancien article 25 (actuel art. 34), qui précise une des condi14. J. Velu et R. Ergec : La Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 1990, p. 1068 et s. ; S. Marcus Helmons, « La Contribution de la consécration internatio nale des droits de l’homme au développement du droit », dans Mélanges offerts à G. Levasseur, Paris, Litec, 1992, p. 227 237. 15. Art. 177 du traité CEE. 16. J. Velu, R. Ergec, op. cit, p. 1073 et s. 17. E. A. Alkema, « The third party application or “Drittwirkung” of the European Convention on Human Rights », dans La Protection des droits de l’homme : la dimension européenne, Cologne, Heymans, 1988, p. 33 et s. 18. K. Vasak, La Convention européenne des droits de l’homme, LGDJ, Paris, 1964, p. 78 79 et p. 249 et s.

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tions de recevabilité de la requête individuelle en stipulant bien qu’elle doit être adressée par une personne « qui se prétend victime d’une violation par l’une des hautes parties contractantes… » Mais s’il n’existe aucun recours au niveau international contre une violation commise par un autre individu, il ne faut pas oublier que cet effet erga omnes peut cependant se réaliser dans le droit interne des pays qui ont ratifié la Convention. Rappelons, en effet, le caractère directement applicable de nombreux articles de la Convention. Et d’ailleurs, cet effet erga omnes a été admis parfois dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, avec certaines nuances 19. LES GARANTIES JURIDIQUES DES DROITS DE L’HOMME AU NIVEAU INTERNATIONAL

S’il est vrai que toute protection des droits fondamentaux doit nécessairement être réalisée d’abord au sein des États, il est tout aussi évident qu’une telle sauvegarde ne suffit pas. Même au sein des pays authentiquement démocratiques, le respect des droits fondamentaux n’est pas toujours total. Dans tel État pourtant fier de ses traditions démocratiques, on exécute de jeunes adultes qui ont été condamnés à mort pour un crime commis avant l’âge de 16 ou 18 ans. Dans tel autre État, certains postes de police sont soupçonnés de recourir occasionnellement à la torture. Dans un troisième État, toujours démocratique, il est de notoriété qu’on emploie clandestinement de jeunes enfants à des travaux souvent pénibles… Et l’on pourrait évidemment continuer l’énumération ! Par ailleurs, on trouve aussi des États parfaitement de bonne foi dans la méconnaissance de certains droits fondamentaux. Le châtiment corporel pour de jeunes adolescents de sexe mâle était considéré comme un système éducatif parfaitement normal en Grande-Bretagne 20. En Belgique, compte tenu des fonctions très particulières de la Cour de cassation, aucun juriste n’avait été choqué de la présence du ministère public aux délibérations de cette haute juridiction 21. Cependant dans ces deux derniers cas, la Cour de Strasbourg a considéré qu’il y avait violation de la Convention européenne. Ainsi l’on constate l’utilité d’un contrôle exercé par une juridiction internationale. En effet, les juges qui siègent au sein d’une Cour internationale viennent d’horizons différents. Ils sont parfois formés à d’autres traditions juridiques, et leurs expériences sont généralement différentes. À ces titres, ils procèdent à une analyse des problèmes qui est souvent plus objective et plus impartiale que celle de magistrats habitués à certaines manières de faire ou de penser. Les pays de 19. Notamment affaire Young, James et Webster, arrêt de 13 août 1981, série A n° 44, § 49 et affaire X et Y c./Pays Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A, n° 91, § 23. 20. Voir Cour eur. DH, affaire Tyrer, arrêt du 25 avril 1978, série A n° 26. 21. Voir Cour eur. DH, affaire Borgers, arrêt du 30 octobre 1991, série A n° 214 S. Marcus Helmons, « La présence du ministère public aux délibérations de la Cour de cassation ou l’affaire Borgers », dans Présence du droit public et des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 1992, p. 1379 1390.

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l’Europe occidentale, réputés pour leur respect de la démocratie, l’ont appris à leurs dépens : tous les États qui ont ratifié la Convention Européenne et reconnu la compétence de la Cour instituée par ce traité se sont entendu dire un jour ou l’autre que leurs pratiques ou leur législation n’étaient pas conformes à la Convention. Le contrôle du respect des droits de l’homme par une juridiction internationale est donc une réelle garantie juridique supplémentaire pour les personnes. Cependant, l’expérience montre que si ce contrôle est exercé à un niveau universel, il risque de manquer d’efficacité. En effet, à l’échelle planétaire, les problèmes prennent un aspect politique. Compte tenu de la diversité des cultures et des opinions, il est très difficile d’obtenir un commun dénominateur pour toutes les nations du monde. Toutes les discussions et négociations déboucheront rapidement sur un terrain politique où chaque gouvernement redoutera de perdre la face. Devant la variété des points de vue et de l’intransigeance de certains intervenants, il faudra trouver des solutions de compromis qui seront parfois éloignées d’une conception rigoureuse de l’équité et des droits de l’homme. Par contre, sur un plan régional, il sera possible d’obtenir une réponse plus efficace entre des États qui ont la même expérience historique, qui ont partagé certaines traditions culturelles et qui ont atteint des degrés de développement économique assez voisins les uns des autres. On peut alors espérer, en matière de contrôle du respect des droits de l’homme, un accord consistant en un véritable transfert de souveraineté sur le plan international. Si les aspects politiques des problèmes n’ont pas disparu, il seront cependant minimisés et l’on constatera dès lors qu’au niveau régional, voire continental, des solutions plus respectueuses des droits fondamentaux seront trouvées. Cela explique parfaitement la multiplicité des conventions régionales en matière de droits de l’homme, tendance qui – nous l’avons souligné plus haut – se développe parallèlement aux efforts accomplis par l’Organisation des Nations unies dans ce domaine. Une des particularités du modèle européen de protection des droits de l’homme est le système appelé la garantie collective. Illustrant ce que nous venons de dire, les États européens qui ont souscrit à la convention de Rome de 1950 ont accepté réciproquement une diminution de leur souveraineté. En effet, les uns envers les autres, ils sont garants du respect, par chacun d’eux, de tous les droits consacrés par la convention. Remarquons pour terminer que ce système de garantie collective, clé de voûte de la Convention européenne, existe aussi dans la Convention inter-américaine de 1969 ; mais, dans ce dernier traité, cette procédure exige un accord préalable spécial de la part de l’État soupçonné d’une violation (art. 45 de la Convention inter-américaine). À cela s’ajoute, comme nous l’avons déjà vu, la possibilité offerte aux individus d’introduire un recours devant une juridiction internationale lorsqu’ils estiment un de leurs droits violé et n’avoir pas obtenu de solution acceptable au niveau national.

Les principes généraux de la défense des droits du malade

La défense des droits du malade n’a été mise au point que dans très peu de pays (États-Unis, Royaume-Uni). De nombreux États ne jugent pas opportun de

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se doter d’un système de défense : une telle structure exige des effectifs supplémentaires et il est possible que d’autres impératifs aient la priorité, notamment en ex-URSS, où la défense des dissidents internés fut annihilée. Si l’amélioration des garanties de l’interné dépend d’une réaffirmation des droits, elle est aussi tributaire de l’humanisation du traitement.

Les principes

À l’échelon régional européen, on relève plusieurs textes adoptés par l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, notamment la recommandation 818 relative à la situation des malades mentaux 22, ou encore la recommandation 925 relative à la contribution du Conseil de l’Europe à l’Année internationale des personnes handicapées 23. Jusqu’à présent, les effets de ces dispositions sur le droit positif ont été assez limités. Dans de nombreux pays, il existe une discordance entre la loi en vigueur et les objectifs des programmes en cours. Le reproche le plus fréquent tient au fait que la législation est dans l’ensemble périmée et ne correspond pas aux besoins du moment. Rares sont les pays où la loi favorise l’essor de nouvelles options en matière de santé mentale. Mais comment modifier la législation ? Le plus difficile dans l’élaboration d’une législation future est la conciliation des exigences de la médecine avec les droits du malade d’une part, et avec les intérêts de la société d’autre part. À ce sujet, remarquons que la psychiatrie s’intéresse à l’individu alors que la loi concerne le groupe sous l’angle des besoins sociaux. Si le juriste étudie le problème des malades mentaux sous l’angle de la liberté et de la dignité des individus et sous celui de la protection de leurs intérêts civiques et économiques, le médecin l’étudie sous l’angle du traitement médical et de la réintégration sociale. L’internement psychiatrique révèle ainsi un dualisme permanent entre l’individu et la société. C’est pourquoi il incombe à l’État, par le biais du législateur, de tempérer ce dualisme et de concilier à la fois la protection des malades mentaux et celle de la société. Paradoxalement, la situation relative aux malades mentaux se heurte au puissant mouvement favorable à une garantie internationale des droits de l’homme né des émotions suscitées dans tous les milieux par les violations massives des droits de l’homme pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1948, l’assemblée générale des Nations unies adopta la Déclaration universelle des droits de l’homme 24 qui est fondée sur la dignité inhérente à tous les peuples et sur leurs droits égaux et inaliénables. Les problèmes se posent lorsqu’il s’agit de protéger les droits des personnes handicapées. Toutefois, nombre de textes relatifs aux droits de l’homme et aux droits 22. Recommandation sur la situation des malades mentaux, assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 8 octobre 1977. 23. Recommandation relative à la contribution du Conseil de l’Europe à l’assemblée internationale des personnes handicapées, assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 1983. 24. Déclaration universelle des droits de l’homme, AG, résolution 217 a (III, 10 décembre 1948, in Droits de l’homme, recueil d’instruments internationaux des Nations unies, New York, 1967, p. 1 3.

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civils mettent à la charge des gouvernements l’obligation de veiller au respect des droits et du bien-être des handicapés qui n’ont pas les moyens de se protéger eux-mêmes. Ainsi, à l’échelon international, on relève un certain nombre de déclarations particulières de l’assemblée générale des Nations unies : la Déclaration des droits de l’enfant adoptée en 1959 25, la Déclaration des droits du déficient mental adoptée en 1971 26, la Déclaration des droits des personnes handicapées 27.

L’affirmation des droits du malade mental

La Déclaration des droits du déficient mental réaffirme qu’en toute justice : « Le déficient mental doit, dans toute la mesure possible, jouir des mêmes droits que les autres humains 28. » Elle énumère les droits du déficient mental et prévoit de sérieuses garanties juridiques lorsqu’il se révélera nécessaire de limiter ou de supprimer ces droits : « Si, en raison de la gravité de leur handicap, certains déficients mentaux ne sont pas capables d’exercer effectivement l’ensemble de leurs droits, ou si une limitation de ces droits ou même leur suppression se révèle nécessaire, la procédure utilisée aux fins de cette limitation ou de cette suppression doit préserver légalement le déficient mental contre toute forme d’abus. Cette procédure devra être fondée sur une évaluation, par des experts qualifiés, de ces capacités sociales. Cette limitation ou suppression des droits sera soumise à des révisions périodiques et préservera un droit d’appel à des instances supérieures 29. » Plus récemment, la Déclaration des droits des personnes handicapées réaffirme énergiquement le principe selon lequel le handicapé a les mêmes droits fondamentaux que ses concitoyens. Elle mentionne également la nécessité d’une protection juridique contre tout abus susceptible de se produire lorsqu’une limitation de ces droits se révèle justifiée 30. À propos de ces deux textes, il est utile de revenir sur les termes employés. Le texte de 1971 parle de « déficient mental », celui de 1975 utilise le terme de « personnes handicapées », en prenant soin dans son article premier de donner une définition du terme handicapé 31. Le déficient mental n’est-il pas un handicapé ? Le second texte, faisant double emploi avec le premier, répond par l’affirmative 25. Déclaration des droits de l’enfant, AG, Résolution 1386 (XIV), 20 novembre 1959, dans Droits de l’Homme, Recueil d’instruments internationaux des Nations unies, New York, 1967, p. 98 99. 26. Déclaration des droits du déficient mental, AG, Résolution 2856 (XXVI), 20 décembre 1971, dans Droits de l’homme, recueil d’instruments internationaux des Nations unies, New York, 1978, p. 131 138. 27. Déclaration des droits des personnes handicapées, AG, Résolution 3447 (XXX), 9 décembre 1975, dans Droits de l’homme, recueil d’instruments internationaux des Nations unies, New York, 1978. 28. Résolution 2856 (XXVI), article 1. 29. Ibid., article 7. 30. Résolution 3447 (XXX), articles 3 et 10. 31. Le terme handicapé désigne toute personne dans l’incapacité d’assurer par elle même tout ou partie des nécessités d’une vie individuelle et/ou sociale normale, du fait d’une déficience congénitale ou non, de ses capacités physiques ou mentales.

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en englobant plus de catégories d’individus, et notamment les déficients mentaux 32, et en précisant que le handicap n’est pas exclusivement physique. Sur le plan régional, le comité hospitalier de la communauté économique européenne a adopté le 9 mai 1979 la charte du malade usager de l’hôpital 33. Cette charte déclare en son article premier : « que le malade usager de l’hôpital, possède des droits fondamentaux en ce qui concerne la prestation des services dans un hôpital, et que ces droits sont étroitement liés au caractère profondément humanitaire de ces prestations. » Il est encore précisé : « La charte concerne tous les malades usagers de l’hôpital compte tenu de la législation en vigueur dans chaque pays. » Ce texte réaffirme qu’il existe certaines catégories de malades (par exemple les malades psychiatriques) qui requièrent une protection complémentaire de leurs droits. Cependant, cette charte se veut une expression générale des droits fondamentaux de tous les malades usagers de l’hôpital (art. 3). Dans le même sens a été adoptée, en 1994, à Amsterdam, la Déclaration sur la promotion des patients en Europe, lors de la consultation internationale réunie à l’initiative du gouvernement néerlandais et de l’OMS 34. Certaines législations garantissent les droits de l’individu. Ces garanties peuvent poser d’importants principes juridiques qu’on peut invoquer pour tenter une action judiciaire au nom du malade mental. Toutefois, de telles garanties générales peuvent être difficiles à mettre en œuvre, tant la situation des droits du déficient mental est particulière. Dans cet esprit, quelques développements théoriques semblent opportuns pour mieux approcher le problème qui s’articule autour de deux thèmes : – la confirmation des droits due à la spécificité de l’interné ; – le développement des moyens de recours.

La confirmation des droits, due à la spécificité du malade mental

La confirmation des droits due à la spécificité du malade mental sous-entend les droits antérieurs au traitement et les droits durant le traitement. Les droits antérieurs au traitement

L’internement ne doit pas être supprimé mais les critères le justifiant doivent être redéfinis en tenant compte de nouvelles données. Le Conseil de l’Europe invite ainsi les États membres : « VI. à établir un groupe de travail au Conseil de l’Europe composé d’experts gouvernementaux et d’experts criminologiques et chargé de redéfinir les critères d’aliénation et d’anomalie mentale et d’en préciser les conséquences 32. « Rappelant les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme 1/ des pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme 2/ de la Déclaration des droits de l’enfant 3/ et de la Déclaration des droits du déficient mental… », résolution 3447 (XXX), Préambule, paragraphe 3. 33. Vingtième assemblée plénière tenue à Luxembourg en mai 1979, dans Recueil interna tional de législation sanitaire, 1980, vol. 31, p. 467 469. 34. Bureau régional de l’organisation mondiale de la santé pour l’Europe. Déclaration sur la promotion des droits des patients en Europe, Document ICP/HLE/121, Copenhague, 1994.

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en droit civil et pénal, tout en prenant en considération les données modernes de la psychologie et de la psychiatrie et l’expérience des États membres du Conseil de l’Europe en la matière 35. » De son côté, le Comité européen de coopération juridique du Conseil de l’Europe essaie d’élaborer des principes relatifs à l’internement psychiatrique qui devraient figurer dans un instrument juridique contraignant : « Internement obligatoire uniquement lorsque l’état du malade présente un danger pour sa personne ou celle d’autrui 36. » Cependant, le critère de dangerosité ne permet pas de fournir une solution à toutes les situations ; en effet, qu’en est-il de l’hypothèse où la maladie mentale ne constitue un risque direct que pour le déficient lui-même ? Dans ce cas, les mesures d’internement forcé sont couramment appliquées, bien qu’on ait pu se demander si, en l’absence de danger immédiat pour le corps social, l’on ne serait pas en présence d’une entorse manifeste à la nécessaire proportionnalité entre le risque et l’atteinte aux droits individuels du malade. À ce propos, un passage du Rapport du Conseil de l’Europe mérite d’être cité : « Dans quelle mesure les médecins peuvent-ils violer leur (celle des malades) intégrité physique et morale, lorsque l’argument dangereux pour autrui n’est plus valable ?… » Dans la communication qu’il a faite devant la Commission, le professeur Pierre Pichot, de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, a qualifié de « monstrueuse », dans certains cas spécifiques, l’attitude qui consiste à refuser l’hospitalisation parce que le malade s’y oppose. Voici ce qu’il a déclaré : « Je prendrai comme exemple celui de la dépression mélancolique. Nous sommes en présence d’un sujet dont nous savons qu’il est atteint d’une affection guérissable mais que, s’il n’est pas soigné, il présentera pendant la durée de sa maladie des souffrances morales particulièrement pénibles pour lui-même et pour son entourage, et que le risque qu’il se suicide est considérable. Quelle doit être notre attitude si ce sujet refuse l’hospitalisation ? Certains dans la ligne Szasz déclarent qu’on doit le laisser libre. Personnellement, je considère une telle attitude comme monstrueuse. Lorsqu’un sujet se trouve dans le coma après un accident de la voie publique, personne n’ose soutenir que, parce qu’il est incapable de prendre une décision, on doit l’abandonner à son sort. Or, le déprimé mélancolique est exactement dans la même situation. S’il est incapable de demander à être soigné, c’est à cause de sa maladie 37. » Il résulte par ailleurs des réflexions et jurisprudences des organes européens que la durée de l’hospitalisation devrait être déterminée à l’avance, ou que la décision d’hospitalisation devrait faire l’objet de révisions régulières. Dans plusieurs États, des dispositions imposent un contrôle périodique de l’état de chaque malade et obligent à libérer ceux qu’il apparaît souhaitable de faire sortir après ce contrôle. Les anciennes législations obligeaient les hôpitaux à rendre compte de l’état des malades, parfois de façon périodique, à des commissions de visiteurs, ou sous forme de rapports écrits. Au XIXe siècle, et jusqu’à une époque encore récente, les rapports, qui ne variaient guère, étaient une simple formalité sans grande utilité, car les internés étaient soignés comme des malades 35. Recommandation 818 sur la situation des malades mentaux, op. cit. 36. Conseil de l’Europe, Bulletin d’information sur les activités juridiques, juin 1980, n° 7, p. 24. 37. Rapport sur la situation des malades mentaux, op. cit., p. 9 10.

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chroniques à qui on n’administrait que des soins asilaires. Au cours de ces dernières années, les législateurs nationaux se sont de nouveau penchés sur le problème de la révision de l’internement. La situation a évolué, et la population des hôpitaux psychiatriques a diminué grâce à de meilleures techniques d’accueil et de traitement, même si, sous bien des aspects, tout cela demeure très insuffisant et très archaïque. Le contrôle périodique est néanmoins devenu plus efficace. Les efforts faits pour instituer un contrôle périodique ont été stimulés lorsque l’assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration des droits du déficient mental. Celle-ci préconise, face à la possibilité légale de limitation ou de suppression des droits du malade mental, l’aménagement d’une procédure le protégeant contre toute forme d’abus. En outre, « cette procédure devra être fondée sur une évaluation, par des experts qualifiés, de ces capacités sociales. Cette limitation ou suppression des droits sera soumise à des révisions périodiques et préservera un droit d’appel à des instances supérieures 38. » Le contrôle périodique pratiqué le plus couramment est celui qui accompagne la prolongation des décisions de placement. Lorsque la décision initiale de placement est prise pour trois ou six mois, un nouvel examen clinique et un rapport à l’autorité judiciaire sont exigés à l’issue de ce délai. Par la suite, l’examen clinique et le rapport sont encore exigés pour chaque période de renouvellement, généralement à intervalles de deux ans pour les malades chroniques en régime de placement d’office. Les dispositions les plus efficaces exigent expressément que l’examen clinique soient effectués par le médecin chargé du patient et qu’on ne se contente pas d’une simple demande de renouvellement signée par le directeur de l’hôpital. Toutefois, aucune loi n’exige formellement que le contrôle périodique ou l’examen de renouvellement de la demande de placement soit effectué par des psychiatres indépendants ne faisant pas partie du personnel de l’hôpital. De son côté, la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme relative à l’internement des malades mentaux ne protège pas suffisamment les personnes intéressées. En fait, la Commission européenne des droits de l’homme n’a examiné que le respect de la procédure prescrite par la législation nationale, qui, dans la plupart des cas, manque de précision. Au lieu d’étudier son contenu, elle n’a contrôlé que la forme et non pas le fond. De surcroît, pour ce qui concerne la durée de l’internement, la Commission européenne des droits de l’homme a déclaré qu’elle considérait comme normal l’internement pour une période indéterminée, sous réserve toutefois que le malade puisse demander à intervalles raisonnables que l’on réexamine son cas. Or, il est douteux qu’un internement pour une période indéterminée ait des effets psychologiques positifs sur le malade 39. Le droit au traitement

Le droit au traitement ou aux soins médicaux figure dans plusieurs instruments internationaux, notamment dans la Déclaration universelle des droits de 38. Résolution 2856 (XXVI), article 7, op. cit. 39. Rapport sur la situation des malades mentaux, op. cit., p. 11.

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l’homme 40, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels 41, la Charte sociale européenne 42. Il est également consacré par des déclarations concernant les droits de certaines personnes désavantagées 43. Ce droit au traitement s’applique dans le cadre de l’obligation générale faite aux États d’assurer la protection de la santé de leur peuple. Le préambule de la constitution de l’Organisation mondiale de la santé le formule ainsi : « La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale 44. » Le droit au traitement est également reconnu aux aliénés en prison. D’après la résolution 73 (5) du Conseil de l’Europe sur l’ensemble des règles minima pour le traitement des détenus, qui reprend le texte des Nations unies, les établissements psychiatriques doivent assurer le traitement psychiatrique des détenus qui nécessitent un tel traitement. Celui-ci peut continuer, même après la libération. S’il faut admettre que, dans les locaux pénitentiaires, les exigences de sécurité l’emportent sur toute autre considération, néanmoins, les droits fondamentaux de l’être humain s’appliquent tout autant à la population pénitentiaire qu’aux malades internés dans des hôpitaux psychiatriques. Les délinquants malades mentaux ne doivent pas être les victimes d’une discrimination. Le droit au traitement est difficile à faire respecter car son application n’est pas automatique. Dans chaque cas particulier, il convient de s’interroger sur sa nécessité. Si le droit au traitement n’est pas respecté, la sanction logique est la libération du malade prononcée par un tribunal ; solution juridique qui a un effet clinique inverse pour le sujet qui désire se faire soigner. Et si le malade est censé être dangereux, tout tribunal répugnera à le faire sortir car, malgré l’inadéquation du traitement prodigué, la protection de la société n’en demeurera pas moins un motif légitime de contrainte. Le droit de refuser le traitement intervient dans l’obligation d’obtenir le consentement du malade pour certaines procédures thérapeutiques. Ce droit pose un dilemme aux thérapeutes : d’une part, ils souhaitent que tous les malades soient traités comme des volontaires, mais, d’autre part, ils tiennent à ce que leurs prescriptions soient exécutées dans l’intérêt des malades. Le médecin risque de faire pression sur le sujet et d’imposer son traitement si le malade soulève une objection qui lui paraît déraisonnable. Ce genre de situation est d’autant plus fréquent que le malade et la famille remercient souvent le clinicien d’avoir fait preuve d’autorité. Dans le domaine de la psychiatrie, les moyens d’imposer un 40. Résolution 217 A (III), op. cit., article 25. 41. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, résolution 2200 A (XXI), 16 décembre 1966, article 12, dans Recueil d’instruments internationaux des Nations unies, New York, 1967, p. 8 16. 42. Charte sociale européenne, 18 octobre 1961, art. 13, dans Nations unies, recueil des traités, volume 529, p. 89. 43. Déclaration des droits de l’enfant, AG, résolution 1386 (XIV), op. cit., principe 5 ; Déclaration des droits du déficient mental, résolution 2856 (XXVI), op. cit., article 2 ; Déclaration des droits des personnes handicapées, résolution 3447 (XXX), op. cit., article 6. 44. Constitution de l’OMS, adoptée en 1946.

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traitement au malade sont plus coercitifs que dans les autres domaines de la médecine. La plupart des législations régissant le placement non volontaire comportent, on l’a vu, le droit d’imposer le traitement. D’après ces textes, le malade est interné afin d’être soigné. Le malade qui est incapable de prendre une décision raisonnée reçoit de l’autorité judiciaire l’ordre de subir un traitement que l’hôpital est chargé d’exécuter. Bien que le traitement obligatoire soit juridiquement fondé, le consentement du malade ou de ses représentants légaux est souvent requis pour certaines thérapies, l’électrochoc ou la psychochirurgie par exemple. Néanmoins, le 9 mars 2000, le comité des ministres du Conseil de l’Europe a rendu public un Livre blanc sur la protection des droits de l’homme et de la dignité des personnes atteintes de troubles mentaux, en particulier des malades placés comme patients involontaires dans un établissement psychiatrique. Ce texte fait le point sur les dispositions et les idées retenues par les experts du groupe de travail Psychiatrie et droits de l’homme en vue de l’élaboration prochaine d’une recommandation spécifique du Comité des ministres, qui doit compléter celle de 1983, R (83) 2. Parmi ces propositions figure la nécessité de dissocier la procédure d’hospitalisation sans consentement, de celle d’administration de traitements involontaires ; en effet l’hospitalisation sans consentement ne doit pas dispenser de la recherche du consentement du patient aux soins. Peut-on par ailleurs forcer les malades mentaux admis volontairement à accepter le traitement ? Logiquement, ils devraient pouvoir le refuser, puisqu’ils peuvent quitter l’hôpital à tout moment. Pour rendre le traitement obligatoire, l’hôpital doit faire passer le malade sous le régime de l’internement, et dans de nombreux pays, cette modification n’est possible que si l’hôpital prouve que le malade serait dangereux pour lui-même ou pour autrui s’il était libéré. Ainsi, le refus du traitement proposé ne peut justifier une modification du régime de placement. Le problème du refus du traitement psychiatrique a souvent été soulevé à propos des délinquants malades mentaux. Cette question a été examinée dans certains pays européens et des objections ont été formulées à l’encontre de l’utilisation de thérapies coercitives. Le droit à l’information

Il tend également à être de plus en plus affirmé. La combinaison des dispositions des article 12 du pacte de l’ONU relatif aux droits économiques, sociaux et culturels reconnaissant un droit à la santé, et 19 du pacte relatif aux droits civils et politiques affirmant le droit de toute personne de recevoir des informations permet d’établir un fondement au droit à l’information du malade. Au niveau régional européen, le Conseil de l’Europe ainsi que le Comité hospitalier de la Communauté européenne ont adopté certaines dispositions confirmant le droit à l’information du malade. Les principes dégagés s’inscrivent essentiellement dans la perspective de soins dispensés au sein d’unités hospitalières, car la nature contractuelle de la relation malade/médecin devrait, normalement, dicter une obligation d’information plus rigoureuse à la charge du médecin, tant au moment de la formation du contrat que pendant son exécution. En fait, le problème est fort complexe ; comme le fait remarquer le doyen

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Jean-Maire Auby 45 : « Ce problème a donné lieu à de vives discussions doctrinales concernant essentiellement la question de la vérité due au malade. Certains juristes… estiment que le médecin ne doit rien cacher au malade ni sur son état, ni sur les risques d’un acte médical. Ils accusent d’impérialisme ou de paternalisme ceux des médecins qui estiment, dans l’intérêt du malade, qu’il ne convient pas de donner à celui-ci des informations absolument complètes. » Pourtant, dans certains pays comme les ÉtatsUnis, l’exercice du droit à l’information revêt un caractère quasi inconditionnel, comme en témoigne la déclaration de l’American Hospital Association sur les droits de l’homme malade du 17 novembre 1972 : « Le malade a le droit de recevoir de son médecin les informations qui lui permettront d’accepter en connaissance de cause toute intervention et/ou traitement. Dans le cas d’urgence, des explications précises devraient lui être fournies sur l’intervention et/ou le traitement, les risques encourus et la durée probable de l’incapacité. Lorsque plusieurs méthodes de traitement sont possibles, le malade doit en être informé et les renseignements qu’il demande à ce sujet doivent lui être donnés. Le malade a également le droit de connaître le nom du médecin chargé de l’intervention et/ou du traitement 46. » Il en va de même, par exemple, dans certains cantons suisses, notamment dans le canton de Vaud. En France, l’article 35 du nouveau code de déontologie 47 ne reconnaît toujours pas un caractère absolu au droit à l’information lorsqu’il déclare : « Toutefois, dans l’intérêt du malade et pour des raisons légitimes que le médecin apprécie en conscience, un malade peut être laissé dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic grave, sauf dans les cas où l’affection dont il est atteint expose les tiers à un risque de contamination. Un pronostic fatal ne doit être révélé qu’avec circonspection, mais les proches doivent en être prévenus, sauf exception ou si le malade a préalablement interdit cette révélation ou désigné des tiers auxquels elle doit être faite. » Le droit à l’information doit effectivement être nuancé. La vérité peut être mesurée car le droit d’être informé dépend de la capacité de compréhension par le patient, a fortiori par le malade mental. La Charte du malade usager de l’hôpital, adoptée par le Comité hospitalier de la Communauté économique européenne, affirme le droit à l’information pour le malade, mais elle précise également que « c’est l’intérêt du malade qui doit être déterminant pour l’information à lui donner 48 ». Face à la problématique soulevée par ces dispositions, d’autres textes européens tentent de se situer dans une optique plus extensive. Ainsi, une recommandation du Conseil de l’Europe souligne : « Le droit des malades à la dignité et à l’intégrité, ainsi qu’à l’information et à des soins appropriés, doit être défini avec précision et accordé à tous 49. » Le droit à l’information du malade doit contenir des indications relatives au personnel et aux conditions d’hospitalisation. Ce droit implique : « Pour le malade, le droit de recevoir des médecins et du personnel qualifié des informations 45. J. M. Auby, Droit de la santé, Paris, PUF, Theurin, 1981, p. 324 2. 46. Texte annexé au Rapport sur les droits des malades et des mourants, assemblée parlemen taire du Conseil de l’Europe, 26 janvier 1976, Doc. 3699, p. 33. 47. Décret n° 95 1000 du 6 septembre 1995, portant code de déontologie médicale, Journal officiel, Lois et décrets, 8 septembre 1995, p. 13305 13310. 48. Op. cit., articles 4 et 5. 49. Recommandation 779 relative aux droits des malades et des mourants, Assemblée parle mentaire du Conseil de l’Europe, 29 janvier 1976.

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adéquates sur son propre état ; le droit de faire donner à sa famille les informations nécessaires ; le droit de faire donner à ses médecins traitants par le corps médical hospitalier, dans les plus brefs délais, tout au long de l’hospitalisation aussi bien qu’après, communication du dossier médical 50. » L’information peut être assurée par la distribution d’une brochure d’accueil donnant au malade d’utiles renseignements sur la vie à l’hôpital. L’article 10 de la Convention des droits de l’homme et de la biomédecine garantit par ailleurs à toute personne le droit de connaître toute information recueillie sur sa santé. Et l’article 5 de la même Convention stipule « qu’une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé […]. La personne concernée peut à tout moment librement retirer son consentement », ce qui implique : – la participation active des patients aux soins, soit individuellement, soit organisés en association ; – l’information du patient et son consentement à toute intervention ; – le droit à l’accès au dossier médical. En matière de droits des patients, la politique du Conseil de l’Europe ressort ainsi d’une multitude de textes, conventions, accords et recommandations, relevant, pour l’essentiel, de quatre grands principes : – droit à ne pas être soumis à une discrimination ; – droit à des soins de santé appropriés ; – droit à l’information pour assurer un consentement libre et informé ; – droit à la confidentialité 51. La confirmation des droits de l’interné doit être étendue aux droits durant le traitement. Les droits durant le traitement

En matière de droits des malades, le problème le plus fréquent est l’absence de protection contre l’exploitation des malades dans les hôpitaux. Cette protection est pourtant recommandée par la Déclaration des droits du déficient mental : « Le déficient mental doit être protégé contre toute exploitation 52. » Toutefois, cette protection pose des difficultés quant à sa mise en œuvre lorsque l’hôpital prétend que le travail, y compris le nettoyage des salles et le lavage des vêtements et de la literie, fait partie du traitement et de la réadaptation du malade. La plupart des législations s’orientent cependant vers la sauvegarde des droits des malades mentaux. Cette tendance illustre le mouvement en faveur des droits civils : le déficient mental est toujours titulaire des droits civils et politiques ; il bénéficie toujours d’une présomption de capacité juridique, comme tout autre citoyen : « Le handicapé a les mêmes droits civils et politiques que les autres êtres humains 53. » 50. Rapport sur les droits des malades et des mourants, op. cit., p. 11. 51. Sur le sujet, voir notamment, H. Scicluna, « Droits des patients dans les textes du Conseil de l’Europe », dans La Situation juridique des patients, n° spécial, Les Petites Affiches, 21 mai 1997, p. 31 32. 52. Résolution 2856 (XXVI), op. cit., article 6. 53. Résolution 3447 (XXX), op. cit., article 4.

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Dans le domaine de la santé mentale, cette notion revêt actuellement une grande importance pratique, car un bon nombre de malades pris en charge vivent dans la collectivité. Du point de vue de la réadaptation sociale, il est souhaitable qu’ils conservent leur capacité juridique. Ceci s’applique aux droits civils classiques, comme le droit de vote. En effet, dans la plupart des pays, le droit de vote pour les arriérés mentaux est une question passée sous silence. Pourtant, les malades mentaux capables de comprendre la signification d’une élection devraient jouir du droit de vote et être inscrits sur les listes électorales. Les organes de bien-être mental pourraient être habilités à décider des personnes qui sont dans l’incapacité de voter. Pour que le droit de vote puisse être exercé, il faut assister les malades, les aider pour l’inscription, les aider à lire, à écrire, et il faut les informer des intérêts en jeu et sur les candidats. Aussi, la recommandation 818 du Conseil de l’Europe invite-t-elle les États : « V. À mettre en application le droit de vote pour ceux des malades mentaux qui comprennent la signification d’un vote et à prendre les mesures nécessaires pour leur faciliter l’exercice de ce droit, en veillant à ce qu’ils soient tenus au courant des affaires publiques, en les informant des formalités à remplir (délais, inscription sur les listes électorales, etc.) et en offrant toute l’aide matérielle requise à ceux d’entre eux qui souffrent d’un handicap physique, les malades frappés d’interdiction de voter devant disposer d’un droit de recours. » D’autres droits sont également concernés : le permis de conduire, les autorisations et permis professionnels, le mariage, le divorce, la garde des enfants ou encore la gestion du patrimoine. En effet, l’internement s’accompagne parfois pour le malade d’une incapacité juridique à gérer son patrimoine. La question est de savoir si un malade mental est capable ou non de s’occuper de ses propres affaires. Dans ce cas, c’est le juge qui est confronté au conflit entre l’intérêt général et les intérêts du patient. Les expériences médicales confirment qu’à l’exception des instants de délire, beaucoup de malades sont lucides et peuvent prendre des décisions quant à leurs propres affaires. Dans ces conditions, le juge devrait, en ce qui concerne la responsabilité civile, limiter la mesure à certaines périodes de la vie du sujet souffrant de troubles mentaux. Lorsque les biens du malade qui se trouvent à l’extérieur de l’établissement psychiatrique peuvent être placés sous tutelle, la mesure doit s’accompagner de sérieuses garanties et l’exercice de la gestion du patrimoine du malade par le tuteur doit faire l’objet de contrôles judiciaires. La situation des droits du déficient mental est ainsi particulière : il est toujours titulaire des droits civils et politiques comme les autres citoyens, mais l’exercice de ces droits se trouve limité. Or, les déclarations de l’Organisation des Nations unies manquent parfois de précision. La Déclaration des droits des personnes handicapées, après avoir posé le principe selon lequel le handicapé jouit des droits civils et politiques, se rétracte en prévoyant la possibilité d’une limitation ou d’une suppression de ces droits (art. 4). Cette disposition se retrouve dans la Déclaration des droits du déficient mental qui affirme : « Si, en raison de la gravité de leur handicap, certains déficients mentaux ne sont pas capables d’exercer effectivement l’ensemble de leurs droits, ou si une limitation de ces droits ou même leur suppression se révèle nécessaire, la procédure

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utilisée aux fins de cette limitation ou de cette suppression doit préserver légalement le déficient mental contre toute forme d’abus. » En outre, la limitation de l’exercice des droits du déficient mental ne devrait pas être présumée. Elle devrait faire l’objet d’une analyse cas par cas. C’est cette idée qui a incité l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à inviter les États (recommandation 818, 1977) : « IV. À modifier les règles concernant la capacité civile appliquée aux malades mentaux afin que l’hospitalisation ne frappe pas automatiquement les intéressés d’incapacité juridique, créant ainsi des difficultés en matière de droits de propriété et autres droits économiques. » Cette approche des droits du déficient mental conforte l’idée selon laquelle les restrictions apportées à l’exercice des droits du malade mental ont un caractère d’exception. Toute limitation à l’exercice de ces droits doit être justifiée par l’état du malade et doit être limitée dans le temps et contrôlée. Quant au personnel de santé mentale, il doit collaborer avec les malades en vue de préserver leurs droits. Ainsi, s’agissant des patients atteints de maladie mentale, l’Association médicale mondiale (AMM) a posé des principes d’éthique devant régir la relation médecin/patient (Bali, 1995) : « La relation thérapeutique doit être fondée sur la confiance ; il ne sera administré de traitement contre la volonté d’un patient que si celui-ci se trouve dans un état grave et que s’il constitue une menace pour lui-même ou pour autrui 54. » Mais, l’affirmation de ces droits risque de demeurer lettre morte si des mécanismes de contrôle efficace ne sont pas prévus. Le contrôle peut être assuré par des commissions ou des tribunaux indépendants. C’est en ce sens que s’est prononcée la recommandation 818 qui invite les États : « II. À créer des commissions ou des tribunaux indépendants de bien-être mental, chargés de protéger les patients. » Les comités de visiteurs, commissions de contrôle et commissions d’aliénation mentale permettent d’assurer une surveillance du fonctionnement des hôpitaux psychiatriques. Ces organes comprennent généralement des citoyens qui ont la charge de visiter les hôpitaux, d’écouter les plaintes des malades, de formuler des recommandations aux établissements et aux pouvoirs publics dans le but d’améliorer la situation de la population des asiles. Ce genre d’activité se rencontre en Australie, en Égypte, en Inde, en Norvège, en Suisse, en France. Elle gagnerait à se généraliser davantage. Mais il faut surtout reconnaître au patient le droit d’être entendu. La protection des droits du malade exige en effet plus que l’adoption d’un texte. Cette idée a été reprise par le Conseil de l’Europe qui propose aux États membres : « III. De faire en sorte que les décisions judiciaires ne soient plus prises uniquement sur la base de rapports médicaux, mais que l’on donne au patient, comme à toute autre personne, le droit de se faire entendre et que dans les affaires où un délit aurait été commis un avocat soit présent pendant toute la durée du procès. » L’article 9 § 4 du pacte de New York, relatif aux droits civils et politiques, garantit ainsi un droit de recours à toute personne détenue, et l’article 5 § 4 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit à l’aliéné interné le droit de saisir un tribunal pour qu’il statue, à bref délai, sur la légalité de sa 54. Sur ce sujet, voir notamment C. Byk, « De l’éthique médicale à la bioéthique : le rôle des organisations non gouvernementales », dans La Situation juridique des patients, n° spécial, Les Petites Affiches, 21 mai 1997, p. 33 36.

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détention et ordonne sa libération si l’internement n’apparaît pas légal. La Convention européenne des droits de l’homme comprend ainsi plusieurs dispositions applicables au traitement des malades mentaux, dispositions que nous allons maintenant examiner.

Les apports spécifiques de la Convention européenne des droits de l’homme

La Convention intéresse le domaine de la détention, de l’obligation de soins et de la protection des personnes atteintes de troubles mentaux, dans ses articles 3, 4, 5, 6, 8, 10 et 13. Au titre de l’article 5, la Convention garantit contre l’abus et l’arbitraire, et assure la régularité de la procédure d’internement (art. 5 § 1 e). Elle garantit en outre le droit à l’information (art. 5 § 2) et le droit de recours (art. 5 § 4). Au titre de l’article 6, elle garantit l’accès à un tribunal afin de faire entendre équitablement sa cause, dans le cas d’une contestation relative à un droit civil ou une accusation au pénal. Cette disposition générale s’applique également aux droits particuliers du malade mental, interné ou non, notamment en ce qui concerne le contentieux de la réparation pécuniaire du dommage éventuellement subi. L’article 3 protège contre tout traitement inhumain ou dégradant ; il concerne aussi bien le malade mental que la personne saine d’esprit. L’article 8 préserve la correspondance, le domicile, la vie familiale et privée des personnes, de toute ingérence injustifiée des organes des États contractants. Il protège également contre tout traitement forcé que ne commanderait pas la protection de la santé, la contrainte devant répondre ici au principe de proportionnalité. L’article 10 confirme le droit d’expression et d’opinion, y compris pour la personne internée. Quant à l’article 13, il consacre un droit de recours général contre toute violation de la Convention. Même si, parfois, certaines restrictions peuvent y être apportées, elles doivent elles-mêmes répondre au principe de proportionnalité.

La définition de l’aliénation et de la légalité de la détention

Les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme l’ont ainsi amenée à se prononcer sur la définition juridique du terme aliéné, sur les conditions minimales pour qu’une hospitalisation non volontaire soit « régulière et ordonnée selon les voies légales », sur les dispositions juridiques nécessaires pour un droit de recours conforme à la Convention, sur les droits d’une personne hospitalisée, ainsi que sur la nature de certains soins psychiatriques. Ajoutons une précision à propos de certains termes employés par le texte de la Convention et par la Cour : « détention » est à comprendre comme privation de liberté sans juger du motif et de la forme de cette privation, ce qui englobe bien le traitement obligatoire, avec ou sans hospitalisation, dans un service fermé ou non. Les termes « arrestation » et « accusation » de l’article 5 § 2 ont, eux, une connotation pénale nette. La Cour a cependant estimé que, l’article 5 formant un tout, l’article 5 § 2 devait aussi s’appliquer en cas de détention d’aliéné. Quant au

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terme « aliéné », si l’on peut le juger archaïque, il a eu ses lettres de noblesse, ne serait-ce que lors de la discussion de la loi française de 1838. Il présente l’avantage d’insister sur la gravité et la nature particulière des troubles mentaux à prendre en considération. C’est ainsi qu’on a pu soutenir que pour légitimer l’internement, les troubles mentaux doivent aliéner la personne au point de la rendre dangereuse pour l’ordre public ou les personnes 55. La Commission et la Cour continuent, quant à elles, à utiliser le terme aliéné, lorsqu’elles jugent, à la lumière de la Convention, les affaires qui leur sont soumises. Mais elles utilisent par ailleurs, les expressions maladie mentale ou troubles psychiques. Il est certain que le mot aliéné sonne comme un anachronisme. Et c’est à juste titre qu’il a été remplacé dans la recommandation R (83) 2 du comité des ministres du Conseil de l’Europe par « personnes atteintes de troubles mentaux », dès lors que ne sont plus seulement en cause les personnes pénalement irresponsables du fait de leur état de démence, mais tout malade mental relevant d’une intervention sans son consentement. L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dans sa recommandation 818, utilise l’expression « malades mentaux ». La Cour européenne des droits de l’homme, lors de l’affaire Winterwerp, sur laquelle nous reviendrons, a tenté de cerner la notion d’aliéné en précisant qu’il n’y a pas de définition, ni d’interprétation définitive de l’aliénation mentale. Elle stipule que « son sens ne cesse d’évoluer avec le progrès de la recherche psychiatrique, la souplesse croissante du traitement et les changements d’attitude de la communauté envers les maladies mentales, notamment dans la mesure où se répand une plus grande compréhension des problèmes des patients 56. » Il y a donc, pour l’appréciation juridique de la maladie mentale, deux critères importants : les conceptions psychiatriques et l’attitude, la compréhension de la communauté à l’égard des troubles psychiques. En 1977, l’assemblée parlementaire n’a pas voulu donner de définition de la maladie mentale en constatant que « les critères changent d’une époque à l’autre, et d’un lieu à un autre et que le rythme du travail, le stress et la structure sociologique de la vie moderne ont créé des troubles psychiques d’un genre nouveau. » Dans son article 2, la recommandation R (83) 2 du comité des ministres se réfère cependant à la science médicale : « Les psychiatres et les autres médecins doivent se conformer aux données de la science médicale lorsqu’ils ont à déterminer si une personne est atteinte d’un trouble mental nécessitant le placement. » Mais la Commission et la Cour ont surtout prévu ce qui ne pouvait pas rentrer sous le terme aliéné, à savoir qu’« on ne saurait considérer que l’alinéa e) de l’article 5 § 1 autorise à détenir quelqu’un du seul fait que ses idées ou son comportement s’écartent des normes prédominant dans une société donnée 57 ». Il faut souligner aussi que dans le texte de la Convention, les toxicomanies et l’éthylisme sont séparés de l’aliénation mentale et peuvent justifier d’une détention du fait de la dépendance aux drogues. À notre connaissance, il n’y a pas eu d’affaire traitée par les organes de la Convention pour violation de l’article 5 § 1 e) dans ce cadre. Par ailleurs, la recommandation 818 du Conseil de l’Europe dans son article 9 prévoit que « les 55. Cour d’appel de Bordeaux, René Chauffour, 2 mars 1987. 56. Arrêt Winterwerp contre Pays Bas du 24 octobre 1979, p. 16, § 37. 57. Ibid.

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anomalies de comportement relevant de la morale et de la foi ne sont pas en elles-mêmes assimilables aux maladies mentales. » Aux mêmes fins, le comité des ministres dans l’article 2 de la recommandation R (83) 2 poursuivait : « Les difficultés d’adaptation aux valeurs morales, sociales, politiques ou autres, ne doivent pas être considérées, en elles-mêmes, comme un trouble mental. »

Critères nécessaires à une hospitalisation involontaire

La Commission et la Cour adoptent l’opinion selon laquelle « l’on ne saurait interner quelqu’un comme aliéné sans des preuves médicales révélant chez lui un état mental propre à justifier une hospitalisation forcée ». La Cour précise que pour priver quelqu’un de sa liberté, « on doit, sauf dans les cas d’urgence, avoir établi son aliénation de manière probante […] par une expertise médicale objective. En outre, le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement. Qui plus est, ce dernier ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble 58 ». La jurisprudence européenne retient donc comme critères à une admission forcée l’existence de troubles mentaux « d’un caractère ou d’une ampleur tels qu’ils légitiment la privation de liberté », voire l’existence d’une dangerosité présumée.

Conditions minimales à l’hospitalisation psychiatrique involontaire

La portée de l’article 5 § 1 e) est d’assurer à toute personne atteinte de troubles psychiques et hospitalisée sous contrainte, qu’elle le soit « régulièrement et selon les voies légales » en vigueur dans son pays, à condition que la loi nationale soit conforme à la Convention. Le respect des voies légales est une exigence générale, énoncée en tête de l’article 5 § 1 et applicable à toute privation de liberté. La régularité de la détention est en revanche une condition énoncée séparément pour chaque rubrique, sauf pour la détention préventive, prévue par l’alinéa c). La jurisprudence de la Commission et de la Cour a constaté un chevauchement entre la régularité de la privation de liberté et le respect des voies légales 59. Les deux conditions forment un tout, dont le but est d’assurer le droit à la liberté dans une société démocratique en empêchant les détentions arbitraires. La régularité de l’hospitalisation involontaire implique des conditions minimales dégagées par la Cour lors de l’affaire Winterwerp. Ainsi, le respect des voies légales porte sur la procédure suivie dans chaque cas, telle qu’elle est prévue par la loi nationale.

La régularité

En ce sens, la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme ont énoncé, lors de l’examen de l’affaire Winterwerp, les conditions minimales pour

58. Ibid. 59. Ibid., p. 17, § 39.

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la régularité de la privation de liberté d’une personne atteinte de troubles mentaux : l’état d’aliénation du malade doit être établi de manière probante, à l’aide d’une expertise médicale objective, devant l’autorité compétente. Cette autorité, en fonction du système suivi par la législation nationale, peut être un tribunal, une autorité administrative ou une instance médicale. L’expression « expertise médicale » peut être comprise comme un examen pratiqué par un médecin spécialiste. Toutefois, ce n’est pas le sens que lui a accordé la Cour dans des arrêts ultérieurs, notamment lors de l’affaire Wassink, où elle considère qu’un médecin non spécialiste a tout à fait la compétence exigée pour cette expertise. L’expression « expertise objective » contient essentiellement l’idée que le certificat attestant de la nécessité d’une détention en vue de traitement, doit être détaillé, motivé et contenir les éléments propres à prouver cette nécessité. Rappelons que pour la Cour, l’existence d’un trouble mental n’est pas suffisant pour autoriser la privation de liberté. Il est nécessaire que ce trouble revête un caractère et une ampleur tels que l’hospitalisation soit la seule possibilité de traitement ou de protection de la personne et de la collectivité. Elle a en outre envisagé l’éventualité que l’urgence ne permette pas de suivre les procédures prévues par la loi qui seules garantissent les exigences de la Convention. Dans certains cas, vu la rapidité nécessaire en raison notamment d’une dangerosité supposée imminente, les impératifs de la protection du public prévalent sur la liberté individuelle et des mesures d’urgence peuvent être prises par une autorité autre que celle qui est normalement compétente, sur la base d’un examen sommaire, voire sans aucun avis médical.

Le droit de recours et le contrôle d’une hospitalisation involontaire

L’apport de la Convention se fait surtout sentir dans le droit de recours offert à la personne hospitalisée contre son gré pour contester son hospitalisation. La Cour insiste sur la nécessité de voies judiciaires de recours et de contrôle périodique. Le contrôle judiciaire doit porter à la fois sur les faits qui motivent l’hospitalisation et sur la procédure qui y conduit. Ce contrôle doit être de nature judiciaire, au sens propre du terme, c’est-à-dire offrir les garanties de procédure et d’indépendance. Il est notamment impératif que le patient soit entendu et qu’il puisse se défendre luimême, ou par l’intermédiaire d’un représentant qui ait connaissance de l’ensemble du dossier. Enfin, un certain nombre d’affaires ont porté sur la durée de la procédure, que la Cour, comme le comité des ministres du Conseil de l’Europe, ont jugée trop longue dans des affaires mettant en cause la France. Nous l’avons vu, le contrôle juridictionnel de toute détention est prévu au paragraphe 4 de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cet article correspond en termes presque identiques à ceux d’autres textes internationaux relatifs aux droits de l’homme. Nous citerons par exemple l’article 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a le droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la Constitution ou par la loi. » La particularité de la Convention est que ce paragraphe 4 concerne toute personne

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visée par le paragraphe 1 de l’article 5, à savoir aussi bien les personnes en état d’arrestation ou en détention pour actes délictueux que toute personne privée de sa liberté dans une visée socio-médicale, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de l’alinéa e) de l’article 5 § 1, les aliénés, les toxicomanes et alcooliques, les vagabonds et les patients contagieux. Si le droit de faire appel en contestant une décision administrative ou judiciaire apparaît, du moins dans les pays d’esprit démocratique et au pouvoir judiciaire indépendant, comme un droit intangible et pour ainsi dire naturel, il est d’autant plus étonnant que la Cour européenne des droits de l’homme ait pu constater autant de violations dans les affaires portant sur des hospitalisations involontaires. La violation de l’article 5 § 4 a été alléguée dans de nombreuses requêtes, de façon isolée ou, le plus souvent, associée aux autres paragraphes de l’article 5. La Cour a conclu à cette violation à propos d’une dizaine d’affaires et le comité des ministres du Conseil de l’Europe a établi cette violation en adoptant les rapports de la Commission européenne dans cinq affaires mettant en cause la France 60. Ceci est significatif ; car, si toutes les législations internes, prévoient en Europe, des voies de recours ou des procédures de contrôle, leur application manque de rigueur et ne respecte pas les garanties exigées par la Convention européenne des droits de l’homme. Les organes de la Commission ont dû rappeler que le droit de contrôle devant un tribunal suivant une procédure rapide est un droit très important pour une personne privée de sa liberté qui doit être soumise à un traitement, et que cette voie de recours doit être connue, d’accès facile, simple dans ses démarches et d’application effective, d’autant qu’il s’agit de personnes souffrant de troubles mentaux et ayant du mal à se lancer dans une procédure judiciaire : « Il est essentiel que dans une détention psychiatrique, il y ait un contrôle extérieur et indépendant, à savoir que la procédure suivie et les motifs de la détention soient examinés et contrôlés par un tribunal 61. » Le patient hospitalisé sans son consentement a le droit au contrôle selon l’article 5 § 4, dans trois circonstances particulières : – quand la décision initiale a été prise par une autorité administrative ; – sous forme de contrôle périodique et à des intervalles réguliers et raisonnables, en cours d’hospitalisation ; – à tout moment de l’hospitalisation, si un contrôle périodique et à intervalles réguliers n’est pas prévu par la loi. Le droit de recours découle d’une série de textes à vocation universelle ou régionale. Le principe fondamental figure dans la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle » (art. 10). On retrouve, ici, presque mot pour mot, la formulation de l’article 6 § 1 de la Convention, bien que la Commission 60. Affaires Benazet c/France, G., A. G. et C. J. c/France, G. et M. L. c/France, J. C. C. c/France, Delbec c. France, voir infra. 61. Rapport de la Commission, Wassink c/Pays Bas, requête n° 6301, ECHR, série B, n° 31, p. 75, 1978 1981.

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européenne considère que cette disposition ne s’applique pas au contentieux de l’internement psychiatrique, mais seulement aux droits civils de l’interné ou à toute accusation pénale dont il serait par ailleurs l’objet 62. De son côté, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit que : « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraires. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévue par la loi » (art. 9 § 1). « Quiconque se trouve privé de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale » (art. 9 § 4). Mais les dispositions des instruments internationaux, relatives au droit de recours, manquent de netteté et sont susceptibles d’être interprétées et appliquées selon les circonstances propres à chaque cas d’espèce. Le problème d’interprétation le plus délicat concerne le moment auquel l’individu se fait entendre. En ce qui concerne les incidences juridiques du droit d’être entendu, la Commission européenne des droits de l’homme de Strasbourg considère que si un malade mental ne peut pas être entendu par un juge qui ordonne son internement, il doit pouvoir l’être ensuite. Après un recours introduit par un malade mental interné de force, la Cour européenne des droits de l’homme a par ailleurs tiré une conséquence importante du droit de recours garanti par l’article 5 § 4 pour les personnes internées par décision de justice : « on méconnaîtrait le but et l’objet de l’article 5 […] si l’on interprétait le paragraphe 4 […] comme exemptant en l’occurrence la détention de tout contrôle ultérieur de légalité pour peu qu’un tribunal ait pris la décision initiale. Par nature, la privation de liberté dont il s’agit paraît appeler la possibilité de semblable contrôle, à exercer à des intervalles raisonnables 63 ». D’après la Cour, il est indispensable que le malade mental interné ait accès à un tribunal et l’occasion d’être entendu lui-même ou au moyen d’une forme de représentation. De même, le 5 novembre 1981, l’affaire X. contre le Royaume-Uni a donné à la Cour l’occasion de réaffirmer le droit de recours et de définir la notion de tribunal : « En vertu de l’article 5 § 4, un aliéné détenu dans un établissement psychiatrique pour une durée illimitée ou prolongée a donc en principe le droit, au moins en l’absence de contrôle judiciaire périodique et automatique, d’introduire à des intervalles raisonnables un recours devant un tribunal pour contester la « légalité » – au sens de la Convention […] – de son internement, que ce dernier ait été prescrit par une juridiction civile ou pénale, ou par une autre autorité. Ainsi, par « tribunal », l’article 5 § 4 n’entend pas nécessairement une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires du pays. Tel que l’emploie la Convention dans plusieurs de ses clauses, dont l’article 5 § 4, ce mot sert à désigner des organes présentant non seulement 62. Voir à ce sujet, l’ensemble des décisions prises par la Commission européenne des droits de l’homme dans le contentieux dirigé contre la France, depuis la décision Loyen contre France du 11 mai 1994. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme a, sur le premier de ces points, renversé la jurisprudence de la Commission européenne en posant que l’article 6 § 1 s’applique au contentieux de la liberté individuelle, définie comme un droit civil (arrêts AERTS c/Belgique, 30 juillet 1998 et Vermeerch c/France, 30 janvier 2001). 63. Arrêt Winterwerp c/Pays Bas, 24 octobre 1979.

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des traits fondamentaux communs, au premier rang desquels se place l’indépendance par rapport à l’exécutif et aux parties […], mais encore les garanties, adaptées à la nature de la privation de liberté dont il s’agit, d’une procédure judiciaire dont les modalités peuvent varier d’un domaine à l’autre. » LA JURISPRUDENCE DES ORGANES DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME RELATIVES AUX HOSPITALISATIONS INVOLONTAIRES

Le développement de la jurisprudence

Avant l’affaire Winterwerp, la Commission avait été appelée à connaître de nombreuses affaires concernant des hospitalisations involontaires de malades mentaux 64. Selon sa jurisprudence, elle ne se considérait pas compétente à examiner si le droit national avait été correctement interprété et appliqué par les autorités nationales dans le cas des requérants malades mentaux privés de liberté par suite d’internement 65. Sa tâche s’était alors limitée à s’assurer que l’hospitalisation involontaire n’avait pas constitué un acte arbitraire. De plus, chaque fois que la loi autorisait un tribunal à ordonner l’internement d’un accusé qui avait commis un délit, la Commission estimait que la détention en question tombait sous le coup de l’article 5 § 1 a), interprétant la notion de condamnation figurant à cet alinéa, dans un sens large, qui comprenait aussi les mesures privatives de liberté ordonnées par le juge sous forme de complément de la peine, ou qui se substituait à celle-ci. La Cour, par son arrêt relatif à l’affaire de vagabondage mettant en cause la Belgique, a créé une nouvelle jurisprudence en s’attribuant la compétence de s’assurer de l’application correcte du droit interne au requérant et d’examiner si celui-ci avait été détenu conformément au droit national, lequel devait, à son tour, être conforme à la Convention. Elle prenait alors la compétence d’une Cour de cassation supranationale 66, traitant des requêtes non seulement en regard des 64. Requête n° 590/59, Muller c/RFA, 2 avril 1960, vol. 1960 1. ; requête n° 950/60, Engelhardt c/RFA, 11 mai 1962, vol. 1962 1 ; requête n° 973/61, Lidau c/RFA, 6 mars 1962, vol. 1962 1. 65. La dernière affaire de ce genre sur laquelle la Commission a été appelée à statuer est celle de M. Giovanni Granata contre la France (req. n° 39626/98, déc. du 21 octobre 1998). Le requérant se plaignait notamment que le Conseil d’État ait pu juger son admission au CHS Montperrin d’Aix en Provence régulière, bien qu’elle ait eu lieu sous la contrainte et sur décision de la police, vingt quatre heures avant que les mesures d’urgence, prévues à l’ancien art. L. 344 du CSP, aient été prises par le maire compétent. Le Conseil d’État avait validé cette procédure, pourtant non prévue par la loi. La Commission européenne a considéré que les juridictions nationales étaient mieux placées que les organes de la Convention pour vérifier le respect du droit interne, en se référant à cet effet à l’arrêt de la Cour européenne Quinn c/France du 22 mars 1995, série A, n° 311, p. 19, par. 47. 66. Th. Douraki, La Convention européenne des droits de l’homme et le droit à la liberté de certains malades et marginaux, Paris, LGDJ, 1986.

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principes de la Convention, mais aussi de procédures nationales. Trois requêtes 67 ont ainsi précédé l’affaire Winterwerp. Et après s’être assurée que le droit interne mis en question était conforme à la Convention et avait été respecté lors de l’affaire, la Commission avait jugé la détention conforme à l’article 5 § 1 e), notamment au vu des expertises médicales. La jurisprudence de la Commission et de la Cour en matière d’hospitalisation involontaire s’est développée à partir de l’affaire Winterwerp, portée devant la Cour en 1978. Nous développons, ci-après, une quinzaine d’affaires traitées par la Cour. Il nous a semblé important de reprendre les circonstances des hospitalisations, en plus des points de droit interne concernés. Nous verrons que, tout au long de ces arrêts, la jurisprudence de la Commission et de la Cour évolue, se précise et étend son domaine de protection. L’évolution du travail de la Cour est intéressante à noter. Depuis l’affaire Winterwerp, en 1979, qui a conduit au premier arrêt de la Cour sur une affaire de « détention d’aliéné » , il y a eu trois autres affaires traitées avant 1990 (X. c/Royaume-Uni en 1981, Ashingdane c/Royaume-Uni, en 1985 et Luberti c/Italie, en 1984), et plus d’une dizaine d’affaires depuis 1990 (E. c/Norvège, Van der Leer c/Autriche, Kœndjbiharie, Keus, Wassink c/Pays-Bas, tous en 1990, Megyeri c/Allemagne fédérale et Herczegfalvy, c/Autriche, en 1992, pour ne citer que les principales, sur lesquelles nous nous arrêterons plus loin) ; on voit ainsi la progression du nombre des requêtes portées à la Cour et l’actualité de la jurisprudence. De même, si la Cour a dû initialement se prononcer sur les conditions minimales d’une hospitalisation non volontaire et d’un recours effectif, conditions qu’elle a énoncées dans son arrêt Winterwerp et qu’elle a précisées, affinées, lors des arrêts suivants, elle ne s’est intéressée au droit d’une personne hospitalisée et aux soins psychiatriques qu’en 1992 avec l’affaire Herczegfalvy. On doit constater que le nombre d’arrêts concluant à une violation d’un ou de plusieurs articles de la Convention est désormais important : – quatre détentions irrégulières (Van der Leer et Wassink c/Pays-Bas, Varbowov c/Bulgarie et Aerts c/Belgique) sur huit affaires jugées au regard de l’article 5 § 1 e ; – une violation de l’article 5 § 2 ; – huit violations du droit de recours prévu à l’article 5 § 4 (Winterwerp, Van der Leer et Kœndjbiharie c/Pays-Bas, X. c/Royaume-Uni, Luberti c/Italie, E. c/Norvège, Herczegfalvy c/Autriche et Delbec c/France) ; – sept violations de l’article 6 (Winterwerp c/Pays-Bas, Bouilly, Ballestra, Donnadieu et Francisco et Vermeersch c/France et Aerst c/Belgique) ; – il n’y a pas eu de violation constatée de l’article 3 sur les deux requêtes (Kœndjbiharie et Herczegfalvy) de traitement inhumain ; – la violation des articles 8 et 10 a été constatée, lors de la seule affaire qui en a traité (Herczegfalvy). 67. Requête n° 5692/74, X c/Belgique, décision du 13 mars 1975, Décision et rapports, vol. 2 ; requête n° 5859/74, X. c/Belgique, décision du 2 novembre 1975, Décision et rapports, vol. 3 ; requête n° 6852/74, X. c/Pays Bas, décision du 5 décembre 1978, Décision et rapports, vol. 15.

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Par ailleurs, le comité des ministres du Conseil de l’Europe, adoptant les rapports de la Commission européenne, a constaté plusieurs violations de la Convention, notamment par la France : – une violation de l’article 5 § 1 e) pour détention arbitraire d’un an (affaire G. et M. L. c/France) ; – une violation de l’article 5 § 2 pour défaut d’information (G., A., G. et C. J. c/France) ; – trois violations de l’article 5 § 4 pour la durée excessive des procédures de sortie judiciaire (affaires précitées, mais aussi J.-C. c/France) ; – huit violations de l’article 6 § 1 concernant la durée d’instruction des plaintes pour séquestration, comme la durée des recours indemnitaires (deux affaires Loyen, deux affaires Ledrut, mais encore Boyer-Manet, Eyoum-Priso, Lambert, Mathieu) ; – une violation du protocole additionnel n° 1 pour l’absence de protection des biens d’une personne internée et mise sous tutelle (affaire Ledrut). Enfin, trois accords amiables ont été conclus avec le gouvernement français alors qu’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention était en cause, en raison du délai déraisonnable d’une procédure d’instruction pénale (affaire Francisco) et d’une procédure indemnitaire instruite par la juridiction administrative (affaire Bacquet) ainsi que d’une procédure indemnitaire civile (affaire Pulvirenti). Un accord amiable mettant en cause la violation de l’article 5 § 4 a également été conclu dans le cadre d’une affaire (Y. L. c/France). Une dernière remarque générale sur la provenance des requêtes : jusqu’en 1998, le royaume des Pays-Bas totalisait à lui seul six plaintes sur quatorze ayant abouti devant la Cour. Cela peut s’expliquer autant par une loi interne présentant des défauts certains que par la connaissance des avocats néerlandais de la Cour européenne des droits de l’homme, comme par le fait que la détention étant prononcée par un organe juridictionnel, l’épuisement des voies de recours interne est beaucoup plus rapide qu’en France, où le contentieux national peut s’éterniser parfois sur plus de dix, voire vingt ans. Il faut ainsi attendre 1991 pour voir le contentieux de l’internement concernant la France se développer devant la Commission européenne et le Comité des ministres du Conseil de l’Europe. Aussi reviendrons-nous plus en détail sur celui-ci après avoir exposé les arrêts de la Cour européenne concernant les autres pays. La première affaire d’internement psychiatrique portée à la Cour européenne des droits de l’homme date de 1972. Depuis, plusieurs législations ont été modifiées afin de suivre la jurisprudence des organes de la Convention et l’évolution des idées sur le droit en santé mentale. Plusieurs axes méritent d’être soulignés : – l’évolution de la conception de la maladie mentale a conduit à définir de façon plus précise la qualification juridique des personnes qui sont susceptibles de subir une hospitalisation involontaire ; – les procédures d’hospitalisation involontaire sont, à l’heure actuelle, de nature juridique. Le juge est devenu, dans le plus grand nombre de législations européennes, l’autorité qui décide en la matière ; – le droit de recours et de contrôle a été confirmé, mais surtout largement amélioré, dans le respect des droits de l’homme ; – les droits à la vie privée ont été inscrits dans les textes de lois.

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Les principales affaires portées devant la Cour européenne Affaire Winterwerp

M. Fritz Winterwerp a saisi en 1972 la Commission européenne des droits de l’homme d’une requête dirigée contre le Royaume des Pays-Bas à propos de l’internement psychiatrique dont il avait fait l’objet et qu’il estimait arbitraire. La requête a été enregistrée en 1973 et a été déclarée recevable le 30 septembre 1975, la Commission estimant que les questions soulevées au titre de l’article 5 de la Convention, s’agissant tant de la régularité de la détention de M. Winterwerp pour cause de maladie mentale que des recours qu’il a disposés pour demander sa mise en liberté, étaient si complexes que leur solution devait relever d’un examen du bien-fondé de l’affaire. Le rapport de la Commission a été adopté le 15 décembre 1977 et la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie par la Commission et le gouvernent néerlandais le 3 mars 1978. Les faits

Fritz Winterwerp, né le 4 février 1924, est sujet du royaume des Pays-Bas. Marié depuis 1956, père de plusieurs enfants, il travaillait depuis la fin de la guerre au ministère néerlandais de la Défense. Il a été interné une première fois en 1966, puis hospitalisé sur sa demande en 1967.

Internement de 1968 à 1973 Le 17 mai 1968, Winterwerp est interné dans un hôpital psychiatrique sur l’ordre du maire d’Amersfoort, à titre de mesure d’urgence. La décision est fondée sur les faits suivants : Winterwerp a dérobé des documents dans les registres d’état civil de la commune et, la police l’ayant incarcéré, il s’est trouvé nu sur le lit de sa cellule. Le médecin consulté a attesté des troubles mentaux. Le procureur de la reine a prolongé le délai de détention d’une durée de trois semaines supplémentaires ainsi que le lui permet la loi néerlandaise. Six semaines plus tard, le 24 juin 1968, Mme Winterwerp sollicite auprès de la justice de paix d’Amersfoort la prolongation de l’hospitalisation par une mesure d’internement provisoire de son mari dans un établissement psychiatrique dans l’intérêt de l’ordre public et de son époux. Cette demande est accompagnée d’un certificat médical d’un médecin généraliste, qui n’était pas son médecin traitant, lequel attestait que Winterwerp était « un schizoïde souffrant d’idées imaginaires et utopiques, se détruisant depuis assez longtemps lui-même ainsi que sa famille ». Le juge de paix autorise l’internement provisoire d’une durée de six mois en s’appuyant sur ce certificat, sans entendre l’intéressé ni un médecin psychiatre. En novembre 1968, Mme Winterwerp adresse au tribunal d’arrondissement d’Utrecht une demande d’autorisation d’internement pour une durée d’un an. Cette demande est accompagnée des annotations journalières et hebdomadaires du médecin traitant de l’hôpital psychiatrique où est hospitalisé M. Winterwerp, ainsi que de l’attestation concernant la nécessité de la poursuite du traitement. Le juge du tribunal d’arrondissement accorde l’autorisation d’internement pour un an, autorisation qu’il renouvelle en 1969, suite à la même procédure. Dans le courant de l’année 1970, M. Winterwerp est transféré

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dans un autre hôpital psychiatrique (le Rijks Psychiatrisch Inrichting d’Eindhoven), plus éloigné du domicile de sa femme. En décembre 1970, le procureur requiert de nouveau la prolongation pour un an de l’internement du requérant en s’appuyant sur les annotations médicales et la déclaration du médecin d’Eindhoven, ainsi libellée : « Le patient souffre de maladie mentale ainsi caractérisée : psychopathe vindicatif et comploteur, tendance paranoïaque, très peu digne de confiance, présente des signes de démence se manifestant par un effacement affectif, tendance égocentrique : a besoin d’un grand contrôle et de soins particuliers. Il faut considérer comme nécessaire la poursuite du traitement en asile 68. » L’internement a ensuite été renouvelé en 1971, 1972 et 1973. Les quatre demandes de mise en liberté

En février 1969, M. Winterwerp a adressé à la direction de l’hôpital une demande d’élargissement qui fut transmise, avec un avis défavorable du directeur de l’hôpital, au procureur qui a soumis cette demande au juge du tribunal d’arrondissement. Après avoir entendu le requérant à l’hôpital, ce dernier a rejeté la requête d’élargissement. Winterwerp a déposé ensuite trois demandes successives de mise en liberté, en avril 1971, juillet 1972 et en février 1973. Il formule les mêmes arguments, à savoir qu’il est sain d’esprit et accusé à tort de délits et qu’il ne constitue pas de danger pour lui-même ou pour autrui. Le procureur à qui l’administration de l’hôpital a envoyé les demandes, après avoir entendu le requérant, a classé les demandes sans saisir le tribunal, estimant qu’elles ne pouvaient manifestement pas être satisfaites. Congé et mise sous tutelle

Au cours de ces années, M. Winterwerp a bénéficié de congés, qui ont été le plus souvent suivis de rechutes avec trouble du comportement ou incurie dans son logement, imputables à l’arrêt de son traitement médicamenteux. Il a aussi dû être rapatrié d’Allemagne où il errait au hasard. La Commission note d’ailleurs dans son rapport : « À la poursuite de projets chimériques, il s’est rendu à l’étranger avec toutes les économies familiales et s’est rapidement trouvé sans ressources, sans réaliser l’état d’abandon dans lequel il laissait sa famille, ni sa propre dépendance à l’égard des autorités consulaires qui durent l’assister et le rapatrier 69. » M. F. Winterwerp a été privé de sa capacité de gestion de ses biens au moment de son hospitalisation involontaire, comme prévu par la loi de 1884. Il a bénéficié d’un tuteur nommé par le tribunal d’arrondissement en 1971.

Droit néerlandais 70

À l’époque des faits, l’internement des malades mentaux était régi aux PaysBas par la loi du 27 avril 1884. Cette loi a été amendée à plusieurs reprises,

68. Remarquons que le certificat cité dans le rapport de la Commission et l’arrêt de la Cour diffèrent en quelques points dans sa traduction : « revendicateur » pour « vindicatif, contrôle strict » pour « grand contrôle » , mais surtout « paranoïde » à la place de « paranoïaque ». 69. Rapport de la Commission, p. 37, § 77. 70. D’après les arrêts Winterwerp, Van der Leer, Wassink, Keus et Kœndjbiharie.

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notamment en 1970, en 1985 et en 1994. Un projet de réforme a été proposé au Parlement en 1995. Internement en cas d’urgence

La loi néerlandaise prévoit qu’en cas d’urgence et de dangerosité manifeste, le maire a le pouvoir de prescrire l’admission involontaire d’une personne dans un hôpital psychiatrique. Jusqu’en 1972, un avis médical n’était pas nécessaire avant l’admission, et la mesure d’urgence valait pour trois semaines 71, mais avant l’expiration de ce délai, le procureur pouvait décider de l’interruption ou de la poursuite de la mesure d’urgence. La loi de 1970 a modifié ces dispositions : l’article 35 qui remplace l’article 14 impose l’avis d’un psychiatre, ou à défaut d’un médecin non spécialiste, avant la décision par le maire d’un internement en urgence. Dès qu’il a ordonné l’internement, le maire informe le procureur de sa décision et des motifs en joignant les déclarations médicales. Le président du tribunal est alors saisi dans les vingt-quatre heures et, après une enquête, il prolonge, le cas échéant, l’internement pour trois semaines, renouvelable une fois, après quoi s’applique la procédure relative aux demandes d’internement provisoire. Autorisation d’internement provisoire

Sauf dans des cas de procédure d’urgence, l’internement en hôpital psychiatrique ne peut se faire, depuis 1884, qu’en vertu d’une décision judiciaire d’autorisation de l’internement. Cette décision permet l’hospitalisation involontaire, elle ne l’ordonne pas. Le juge de paix se décide sur la demande écrite d’un proche parent ou de toute personne intéressée dans l’intérêt de la collectivité ou de la personne concernée 72. Le président du tribunal d’arrondissement est, lui, saisi de la demande du procureur de la reine 73. La demande d’internement doit être accompagnée d’une déclaration médicale rédigée au maximum sept jours auparavant par un médecin n’exerçant pas dans l’établissement d’accueil. Il doit être précisé sur ce certificat que le traitement dans un hôpital psychiatrique est nécessaire ou souhaitable. De plus, il doit être précisé si son état rend l’audition de l’intéressé par le juge absurde ou médicalement contre-indiquée. Jusqu’en 1972, la législation néerlandaise n’obligeait pas le juge à entendre le patient. La nouvelle loi l’y contraint, sauf si la déclaration médicale contre-indique l’audition. Le juge est habilité à adjoindre d’office ou à la demande de l’intéressé un conseil juridique 74. Il a, de plus, toute possibilité d’entendre témoins et experts 75. L’autorisation d’internement provisoire est valable six mois. Elle n’est susceptible d’aucun recours, ni, du reste, signifiée à l’intéressé. Le médecin traitant de l’établissement consigne ses constatations dans un registre, d’abord quotidien71. Article 14 de la loi de 1884, cité dans l’arrêt Winterwerp. 72. Article 12. 73. Article 13. 74. Article 17 § 3. 75. Article 17 §§ 5 et 6.

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nement puis, passé les quinze premiers jours, sur une base hebdomadaire pendant six mois, et mensuelle par la suite. Deux semaines après l’admission, le médecin traitant adresse au procureur de l’arrondissement où se trouve l’établissement une déclaration motivée sur l’état mental du patient et sur la nécessité ou l’opportunité de poursuivre l’hospitalisation 76. Autorisation d’internement

Dans le délai de six mois à compter de la délivrance de l’autorisation d’internement provisoire, une nouvelle demande pour le maintien du patient à l’hôpital psychiatrique pour une période maximale d’un an peut être adressée au tribunal d’arrondissement. Le juge peut se prononcer sur les annotations et déclarations motivées du médecin responsable, sans être obligé d’entendre l’intéressé ou son conseil. Non susceptible de recours, la décision n’est ni prononcée en public ni signifiée à l’intéressé. La pratique, modifiée depuis les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, laissait à la direction de l’hôpital le soin d’apprécier si et quand pareille communication se justifiait médicalement. La prolongation de l’internement autorisée, le médecin de l’établissement peut accorder au patient un congé de durée déterminée ; et, sur proposition du médecin, la direction de l’établissement peut décider de la mise en liberté. Le patient, la personne qui a demandé l’internement ou un parent peuvent requérir, par écrit, l’élargissement à la direction de l’hôpital. En cas de désaccord, la direction transmet au procureur qui en principe défère la requête au tribunal d’arrondissement 77. Le tribunal se prononce à l’issue d’une procédure identique à celle qui vaut pour une autorisation d’internement. Capacité civile

L’article 32 de la loi de 1884 prévoyait en outre que tout individu placé en hôpital psychiatrique perd, de plein droit, sa capacité d’administrer ses biens et son patrimoine. Il ne recouvre cette capacité qu’une fois officiellement élargi, mais non durant un congé. Cet article a été abrogé. Subsistent les dispositions du code civil permettant à toute personne de demander au tribunal d’arrondissement la nomination d’un administrateur provisoire, selon l’article 378. L’application de la loi lors de l’internement de M. Winterwerp et les questions posées aux organes de la Convention

M. Winterwerp a été hospitalisé sous contrainte avant la réforme de 1970 de la loi sur les malades mentaux de 1884. Le maire était donc autorisé à ordonner une procédure d’urgence, sans certificat médical préalable, et d’une durée de trois semaines. Le procureur pouvait prolonger cet internement d’urgence pendant trois semaines. L’autorisation d’internement provisoire d’une durée de 76. Article 21. 77. Toutefois, la loi de 1884 (art. 29) n’obligeait pas le procureur à transmettre la demande au tribunal si elle lui paraissait non fondée ou si le tribunal avait déjà rejeté une requête au cours de la période d’internement autorisée et lorsque les circonstances étaient demeu rées inchangées.

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six mois a été prise en conformité avec la loi par le juge cantonal, sans qu’il lui soit nécessaire d’entendre le patient ou son conseil. Une des autorisations de renouvellement de l’internement (celle de 1971) a été prise avec un retard de trois semaines à peu près. Quant aux demandes d’élargissement de Winterwerp, le procureur de la reine avait, selon l’article 29, la possibilité, au vu des circonstances, de ne pas en saisir le tribunal. Dès l’admission involontaire, M. Winterwerp perdait sa capacité civile d’administration de son patrimoine.

Violation alléguée de l’article 5 § 1 e)

S’appuyant sur le caractère exhaustif des dérogations permises par la Convention au droit à la liberté, le conseil de Winterwerp insiste sur le fait que la détention d’un aliéné est une mesure exceptionnelle, qu’elle doit être interprétée strictement et qu’elle ne peut être conçue que comme mesure spécifique de protection d’autrui ou de l’intéressé. L’aliénation mentale doit donc être constatée par des experts psychiatres, qui doivent aussi constater que la « maladie mentale rend la détention nécessaire ou, en d’autres termes, que le malade présente un danger sérieux pour autrui ou lui-même et qu’il n’existe pas d’alternative thérapeutique satisfaisante ». Le conseil précise que les éléments relatifs à l’état mental du patient doivent être vérifiés lors de l’admission, mais aussi tout au long de l’internement. En l’espèce, le conseil de Winterwerp estime que la déclaration de juin 1968, en vue de l’internement provisoire, est « incohérente, ne reposant que très partiellement sur des observations personnelles du médecin ». De même, il estime que les certificats ultérieurs « sont trop laconiques, contradictoires et répétitifs ». La Convention autorise la détention d’un aliéné, selon les voies légales, à savoir assortie de garanties de procédure. L’avocat doute qu’on puisse parler de procédure en l’espèce, puisque la procédure s’est déroulée à l’insu du requérant, qui n’a jamais comparu devant le juge, ni reçu signification des autorisations. Le conseil proteste du caractère routinier de la procédure d’autorisation d’internement, alors même qu’aux termes de la Convention, il s’agit d’une privation de liberté nécessitant des garanties juridiques.

Droit au traitement

L’objectif et la justification de la détention d’un aliéné étant l’administration d’un traitement, l’avocat estime que le patient avait droit à un traitement efficace « permettant de limiter au strict nécessaire la durée de sa privation de liberté ». Il indique que son client « n’a eu que des tranquillisants, sans véritable thérapie psychiatrique et que les rencontres avec le psychiatre (étaient) trop rares et brèves 78 ».

Violation alléguée de l’article 5 § 4

Le conseil rappelle que l’article 5 § 4 garantit le contrôle de la légalité formelle d’une détention, mais aussi de sa justification matérielle. Quant aux renouvellements semestriels, puis annuels de l’autorisation d’internement, l’avocat en récuse la portée, puisque l’intéressé est exceptionnellement entendu. 78. Arrêt Winterwerp, p. 21 § 51.

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De même, il relève les anomalies de la loi de 1884 : « nul droit d’assistance par un conseiller, nul droit de faire entendre des témoins ou des experts, aucun droit d’être informé des décisions rendues, qui ne sont pas susceptibles d’appel 79 ». Quant aux demandes d’élargissement, le pouvoir de filtrage du procureur est une atteinte au droit de recours. Mais aussi, si la première demande a été portée devant le tribunal, le fait, pour son avocat, que Winterwerp n’ait pas été assisté par un conseiller et qu’il n’ait pas reçu l’indication de l’intérêt de cette forme de représentation, ni de la possibilité d’une contre-expertise, rend la procédure irrégulière. Son avocat a en outre introduit, en cours de procédure, après que la Commission se fût prononcée sur la recevabilité de la requête, le grief supplémentaire, portant sur la perte automatique de la capacité de gestion de son patrimoine lors de l’admission involontaire, qui constitue une atteinte à ses droits et obligations de caractère civil, non assortie de garantie d’une procédure judiciaire. Avis de la Commission et arrêt de la Cour sur la violation de l’article 5 § 1 e)

M. Winterwerp se plaint d’être victime d’une violation de l’article 5 § 1 qui s’applique en l’espèce comme suit : « Toute personne a le droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : […] e) s’il s’agit de la détention régulière […] d’un aliéné […]. » La Commission puis la Cour se sont appliquées « à examiner si la privation de liberté du requérant est couverte par l’alinéa e), comme une détention régulière d’aliéné, et si cette privation de liberté s’est effectuée selon les voies légales 80 ».

Définition du terme aliéné Après avoir précisé, comme exposé plus haut, ce que l’on entend par le terme aliéné, la Cour conclut dans cette première affaire que la législation néerlandaise qui autorise l’internement d’un malade mental dans son intérêt ou dans celui de l’ordre public, sur la foi d’un certificat médical attestant que l’intéressé « se trouve dans un état de démence et que son traitement dans un asile est nécessaire ou souhaitable » répond au critère de l’article 5 § 1 e). La Commission avait, par ailleurs, noté dans son rapport que « la pratique générale des juridictions néerlandaises consiste à autoriser l’internement de ceux-là seuls que la nature ou la gravité de leurs troubles mentaux rendent dangereux pour eux-mêmes ou autrui 81 ». La régularité de la détention Le deuxième point étudié par la Cour est la régularité de la détention, selon l’article 5 § 1 e). La Cour rappelle que la Convention stipule la prééminence du droit : ainsi « une détention arbitraire ne peut jamais passer pour “régulière” ». L’adjectif régulier englobe à la fois la procédure et le fond. Un certain chevau79. Rapport de la Commission, p. 28, § 49. 80. Rapport de la Commission, p. 35, § 72. 81. Rapport de la Commission, p. 36, § 76.

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chement existe donc entre lui et l’exigence générale du respect des voies légales. La Commission avait apporté une précision supplémentaire : « Encore faut-il que la détention autorisée sur la base de la loi échappe à tout arbitraire, c’est-à-dire que le patient n’ait été admis ni surtout maintenu dans une institution psychiatrique sans qu’il ait été médicalement établi et confirmé que son état mental pouvait justifier une hospitalisation forcée 82. » À la lumière des critères précédemment définis par la Cour, l’internement de Winterwerp a été jugé régulier, les preuves médicales révélant en substance un trouble mental, la dangerosité étant d’ailleurs attestée par des actes assez graves commis par Winterwerp sans qu’il en mesure l’importance, trouble qui a duré pendant l’internement. Il est intéressant de noter que le point sur lequel la Cour aurait pu conclure à une irrégularité porte sur l’internement d’urgence prononcé par le maire, et surtout sur le délai avant le jugement d’autorisation. La Cour dit que « si la nécessité de prolonger un tel internement durant non moins de six semaines peut inspirer des hésitations, ce délai n’a pas été excessif au point d’entraîner l’irrégularité de la détention ». Ajoutons que Winterwerp avait émis des doutes sur les motivations du maire d’Amersfoort. La Cour mentionne qu’elle ne dispose pas « d’indices d’après lesquels la privation de liberté incriminée aurait eu un but illicite 83 ». Cette réponse de la Cour montre bien qu’elle s’est considérée comme compétente pour examiner une requête, non seulement au niveau de la forme juridique, mais aussi du fond de l’affaire.

Privation de liberté selon les voies légales La Commission et la Cour ont donc estimé que l’internement de Winterwerp était régulier. Pour la Commission, la régularité, attestée par l’existence de certificats médicaux, suffit à déterminer l’absence de violation de l’article 5 § 1 e). En revanche, la Cour estime qu’il est nécessaire d’examiner l’affaire quant au respect des voies légales. La détention selon les voies légales se réfère à la loi nationale et à la nécessité de suivre la procédure qu’elle prévoit. Mais de plus, le droit interne doit être conforme à la Convention et à la jurisprudence de la Cour. Selon l’avocat de M. Winterwerp, les autorisations d’internement présentaient deux vices de forme : le tribunal d’arrondissement n’était constitué que d’un seul juge et l’autorisation pour un an du 16 décembre 1969 était expirée quand le tribunal régional a renouvelé cet internement le 7 janvier 1971. Sur le premier point, la discussion a porté sur des notions jurisprudentielles néerlandaises qui ne rentrent pas dans notre sujet. Il est suffisant de noter que ce point est en conformité avec la loi néerlandaise. En revanche, la conclusion de la Cour sur le retard de l’autorisation de renouvellement de l’internement est, à notre sens, surprenante, puisqu’elle conclut : « On ne saurait considérer que le retard observé ait entraîné une privation arbitraire de liberté : l’intervalle de deux semaines entre expiration et renouvellement de l’autorisation ne peut en aucune manière passer pour déraisonnable ou excessif 84. » 82. Arrêt de la Cour, p. 18, § 39. 83. Arrêt de la Cour, p. 19, § 42. 84. Arrêt de la Cour, p. 21, § 49.

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Droit prétendu à un traitement adapté M. Winterwerp avançait que l’article 5 § 1 e) englobe « le droit à un traitement adéquat assurant de ne pas demeurer détenu au-delà du strict nécessaire » et il se plaignait que « les rencontres avec un psychiatre étaient trop rares et brèves ». La Cour a, au contraire, conclu, comme la Commission, que « le droit d’un patient à un traitement adapté à son état ne saurait se déduire en tant que tel de l’article 5 § 1 e) 85 ». Dans son rapport, la Commission faisait expressément référence au droit au traitement approprié du malade mental enfermé dans un hôpital psychiatrique, qu’elle considère comme un élément, certes important, mais secondaire par rapport à celui de la protection de la société du danger que fait courir ce malade : « De l’avis de la Commission, le droit pour le patient à un traitement médical approprié à son état ne découle pas, en tant que tel, de la disposition de l’article 5 par. 1 al. e de la Convention. L’admission forcée dans un établissement psychiatrique doit, certes, remplir une double fonction, thérapeutique et sociale. La Convention traite uniquement de la fonction sociale de protection, en autorisant, sous certaines conditions, la privation de liberté d’un aliéné 86. » Malgré cette interprétation beaucoup trop restrictive (suivie également par la Cour dans son arrêt), la Commission poursuit en abordant une série de questions rhétoriques et relève les points très délicats des fins de la détention et du traitement du malade mental : « Sans doute, l’absence ou le refus de traitement pourraient-ils, selon les circonstances, faire naître des interrogations : le malade n’est-il pas en fait, à la suite d’un détournement de pouvoir, détenu à des fins punitives, en violation de l’article 18 de la Convention, combiné avec l’article 5 ? N’est-il pas soumis à un traitement inhumain, prohibé par l’article 3 87 ? » Cela dit, la Commission considère que « des entretiens trop brefs et trop espacés avec le psychiatre et une médication trop centrée sur des tranquillisants », ne rendent pas la privation de liberté contraire à l’article 5 § 1 e) de la Convention. Il est clair que le motif principal justifiant la détention est bien la protection contre le danger que représenterait le malade pour la société, le traitement adéquat à l’amélioration de son état n’étant que secondaire. Les considérations propres au traitement n’échappent cependant pas totalement aux prescriptions de la Convention ; mais, comme nous le verrons plus loin, notamment lors de l’examen de l’affaire Herczegfalvy, elles résultent davantage des dispositions de l’article 8.

Sur la violation de l’article 5 § 4

La Commission et la Cour ont par ailleurs étudié si les renouvellements d’autorisation de l’internement et les procédures de recours qu’avaient entrepris M. Winterwerp étaient conformes à l’article 5 § 4 de la Convention. La Commission rappelle que le contrôle ouvert par la procédure de recours couvre aussi bien le respect de la procédure d’internement, telle qu’elle est prévue par la législation en vigueur, que la justification matérielle de la privation de liberté, à savoir la persistance de l’état mental pathologique, nécessitant l’hospitalisa85. Arrêt de la Cour, p. 22, § 51. 86. Par. 84 de l’arrêt Winterwerp. 87. Ibid., par. 85.

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tion. « L’article 5 § 4 doit donc être interprété comme ouvrant à toute personne qui s’estime abusivement placée dans une institution psychiatrique, au terme d’une procédure que la Convention laisse largement à la discrétion des États, le droit à une vérification juridictionnelle de la légalité matérielle et formelle de sa détention 88 » ; dernier point que ne tranche pas la Cour et qui posera dès lors, en droit français, de nombreux problèmes, que nous examinerons plus loin.

Nécessité d’un contrôle judiciaire La Cour rappelle son arrêt de Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, par lequel elle a établi que « si la décision privative de liberté émane d’un organe administratif, l’article 5 § 4 astreint les États à ouvrir au détenu un recours auprès d’un tribunal », mais rien n’indique qu’il en aille de même quand elle est rendue par un tribunal statuant à l’issue d’une procédure judiciaire. Dans cette dernière hypothèse, le contrôle voulu par l’article 5 § 4 se trouve incorporé à la décision. Toutefois, la Commission estime que cet avis ne peut valoir pour l’internement d’une personne en tant qu’aliéné, du moins lorsqu’il est prononcé pour une durée indéterminée. La Cour insiste sur le fait que du moment que les motifs qui justifiaient à l’origine l’internement peuvent cesser d’exister, il est nécessaire de prévoir un contrôle régulier par une instance judiciaire. La Cour précise par ailleurs que toute détention régulière et légale en matière de santé mentale ne dispense en aucun cas d’un contrôle ultérieur de la légalité. Ainsi, après une décision administrative d’hospitalisation involontaire, un contrôle judiciaire est nécessaire. Mais de plus, même après une décision judiciaire, dans un délai raisonnable, un contrôle périodique doit être effectué. En matière d’hospitalisation involontaire, la Convention considère que la meilleure protection et le meilleur respect du droit de recours est la pratique d’un contrôle périodique à intervalles raisonnables. Ce contrôle doit être, aux termes mêmes de la Convention, assuré par un tribunal, ce qui implique des garanties de procédure.

Droit à la représentation Le gouvernement néerlandais plaidait par ailleurs que Winterwerp avait bénéficié d’un contrôle périodique semestriel, puis annuel lors des décisions de renouvellement par le juge de paix, puis le tribunal d’arrondissement. La Commission et la Cour ont cherché à savoir si ces derniers répondaient au caractère d’un tribunal. Le juge de paix, ainsi que le tribunal d’arrondissement constituent des tribunaux du point de vue organique, dans le sens qu’ils sont indépendants des parties en cause, ainsi que de l’exécutif. Mais lors de la procédure d’internement, ces instances judiciaires n’ont pas fourni les garanties fondamentales propres à un tribunal, en l’espèce la présence ou la représentation de la personne en cause. Ce point est considéré par la Commission et la Cour comme « le noyau irréductible d’une procédure judiciaire », et ce droit est, pour l’intéressé « de présenter ses moyens et de contredire les constatations médicales et sociales invoquées en faveur de sa détention ». Or, la loi néerlandaise n’oblige pas la présence ou la représentation de la personne concernée. Le gouvernement 88. Rapport de la Commission, p. 40, § 90. Voir aussi décision du 2 octobre 1975, sur la requête n° 6859/74 c/la Belgique, Décision et rapports, vol. 3, p. 139.

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néerlandais soutenait même devant la Cour que, selon lui, l’article 5 § 4 « n’oblige pas un tribunal à entendre en personne un individu que son état mental, établi sur la base d’un avis médical objectif, rend incapable de toute déclaration utile en justice ». Si la Cour admet que « les maladies mentales peuvent amener à restreindre ou modifier ce droit dans ses conditions d’exercice, […] elles ne sauraient justifier une atteinte à son essence même 89 ». Le gouvernement néerlandais a encore plaidé que Winterwerp avait omis de consulter un avocat, ce qu’il avait eu maintes occasions de faire. La thèse défendue par le gouvernement est que, puisque l’intéressé n’a jamais essayé de s’adresser aux tribunaux par l’intermédiaire d’un avocat, lors, notamment, du renouvellement des autorisations d’internement, il n’est pas possible de considérer qu’il se soit vu refuser le droit d’introduire un recours. La Cour considère, au contraire – et elle le développera dans des arrêts ultérieurs – que « l’article 5 § 4 n’exige pas que les individus placés sous surveillance à titre d’ « aliéné », s’efforcent eux-mêmes, avant de recourir à un tribunal, de trouver un homme de loi pour les représenter 90 ». La Commission estime quant à elle qu’« il appartient […] au législateur national, ou au juge saisi d’une affaire particulière, d’organiser ces droits de la manière qu’il estime la plus appropriée : audition du recourant par le juge ou représentation par un avocat, un tuteur […] ; désignation par le juge d’un expert indépendant ou droit pour le recourant de produire les conclusions d’un médecin de son choix 91 ».

Renouvellement des recours Winterwerp a bénéficié du recours prévu à l’article 5 § 4 lors de sa première demande d’élargissement en 1969 où il avait été entendu par le tribunal d’arrondissement. Mais ses trois demandes ultérieures n’ont pas été transmises au tribunal. Le procureur, et même si celui-ci avait entendu Winterwerp et avait pu estimer, sans doute à juste titre, inutile de poursuivre la procédure, ne peut être considéré comme offrant les garanties nécessaires à un recours selon l’article 5 § 4 de la Convention. En l’espèce, Winterwerp a été privé par trois fois de son droit de recours par décision administrative, aucun tribunal n’ayant été saisi pour se prononcer sur ses demandes d’élargissement. La Cour conclut donc à une violation de l’article 5 § 4 au vu de l’absence de recours malgré trois demandes du requérant. Sur la violation de l’article 6 § 1

Après que la Commission eût été appelée à se prononcer sur la recevabilité de la requête, l’avocat avait introduit le grief supplémentaire, portant sur la perte automatique de la capacité de son client à gérer son patrimoine du moment où il était interné. Pour l’avocat, cette décision, sans garantie judiciaire, entre en violation de l’article 6 § 1 ainsi libellé : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en 89. Arrêt de la Cour, p. 24, § 60. 90. Arrêt de la Cour, p. 26, § 66. 91. Rapport de la Commission, p. 42, § 101.

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matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public […], lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent. » Après avoir conclu à la recevabilité du grief malgré sa tardiveté, la Cour se prononce à l’unanimité sur la violation de l’article 6 § 1, estimant que la garantie exigée par cet article, à savoir le droit à un tribunal, n’a pas été respectée dans la privation de la capacité d’administrer ses biens. Sur l’application de l’article 50 (actuel art. 41)

La Cour a rendu un nouvel arrêt le 27 novembre 1981, qui entérine l’accord survenu entre M. Winterwerp, son curateur et le gouvernement néerlandais. À partir de 1979, Winterwerp n’était plus interné, mais restait hospitalisé volontairement. L’accord portait sur l’admission dès que possible dans un foyer thérapeutique et le versement à son curateur de la somme de 10 000 florins destinée à couvrir certains frais que le requérant devrait exposer après son admission au foyer… Enfin, le gouvernement néerlandais a soumis en 1980, à la deuxième chambre du Parlement, un projet de loi révisé sur « le placement en hôpital psychiatrique dans des cas spéciaux ».

Affaire X. contre Royaume-Uni 92

Le requérant, sujet britannique, né en 1934, s’est plaint auprès de la Commission, le 14 juillet 1974, d’une violation de l’article 5 §§ 1, 2, et 4, contre le Royaume-Uni. Les faits remontent à 1971 et la loi alors en vigueur à propos des hospitalisations sous contrainte était le Mental Health Act de 1959. La législation a été modifiée en 1983. Les faits

X. avait été hospitalisé en 1965 et en 1966, pour « psychose paranoïde ». En octobre 1968, il frappe un collègue au visage à l’aide d’une lourde clef. Le 22 octobre 1968, il comparaît devant les assises de Sheffield et est reconnu coupable de blessures ayant causé des lésions corporelles graves. Il est alors placé en détention provisoire pour expertise psychiatrique. Le tribunal entend les rapports de deux psychiatres sur l’état mental de X. et décide son internement à l’hôpital de Broadmoor, établissement spécial de sécurité pour délinquants aliénés, en vertu de l’article 60 de la loi de 1959. Elle prend, de plus, une ordonnance restrictive valable pour une durée indéterminée, en application de l’article 65. L’article 60 habilitait les juridictions, lors d’une procédure pénale, à décider du traitement médical d’une personne reconnue coupable. Cette décision est prise, à la fois sur les attestations de deux médecins, dont un au moins spécialiste, concluant à un trouble mental qui, par son caractère ou son ampleur, 92. Arrêt X. c/Royaume Uni, du 5 novembre 1981, série A, n° 46 ; rapport de la Commission, affaire X. c/Royaume Uni, ECHR, série B, n° 41.

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justifie une hospitalisation pour traitement, mais aussi en prenant en compte l’ensemble des circonstances (nature de l’infraction, antécédents psychiatriques et autres solutions possibles…). L’ordonnance de restriction (restriction order) pour une période donnée ou indéterminée relevait de l’article 65 § 1 et était appliquée si la dangerosité de la personne semblait nécessiter des garanties pour sa sortie. Dans la loi de 1959, la sortie de l’hôpital d’une personne sous ordonnance de restriction ne relève que du ministre de l’Intérieur (Secretary of State). Le ministre peut décider le prolongement de l’internement ou décider à tout moment d’ordonner la sortie, avec ou sans condition. X. est donc hospitalisé en 1968. En 1970, le ministre de l’Intérieur décide de prolonger l’hospitalisation à Broadmoor après avis de la commission de santé mentale. C’est en mai 1971 que X. bénéficie d’un élargissement sous conditions selon l’article 66 § 2 de la loi de 1959. Les obligations auxquelles il devait se conformer étaient de loger au domicile conjugal, de rester sous surveillance d’un agent et d’être suivi par le psychiatre d’une clinique psychiatrique. Il revient vivre avec son épouse et, après une période de chômage, retrouve un emploi. Durant trois ans, il sera ainsi suivi par un psychiatre de Sheffield et recevra régulièrement la visite de l’agent de probation. Bien que souffrant toujours de troubles mentaux, il ne semblait pas avoir besoin d’hospitalisation. Mais le 5 avril 1974, sa femme se plaint de son comportement auprès de l’agent de probation et le décrit comme « halluciné, menaçant et usant de termes obscènes, l’accusant de mœurs relâchées et s’adonnant à la boisson 93 ». Elle indique son intention de le quitter dès le lendemain. L’agent de probation alerte alors le médecin traitant de Broadmoor, lequel saisit le ministre de l’Intérieur. Celui-ci ordonne la réintégration immédiate à l’hôpital spécial, fondant sa décision sur ses antécédents d’impulsivité et de dangerosité. X. est appréhendé par la police le soir même, au retour de son travail, sur mandat du ministère, et réhospitalisé le lendemain. Il est examiné après son admission à l’hôpital psychiatrique, examen qui confirme la nécessité de soins en milieu hospitalier. Selon X., aucune explication ne lui a été notifiée, si ce n’est l’avis de mandat. De même, les motifs de sa réintégration ne lui sont pas fournis par son psychiatre traitant. X. plaide devant la Commission qu’après quelques entretiens avec ce dernier, il suppose que sa réadmission a été provoquée par les griefs de sa femme. Le gouvernement argumente, à propos de cette absence d’éclaircissement sur l’avis de réintégration, que X., « plein d’amertume, perturbé et sujet à des hallucinations, peut ne pas avoir entièrement compris ou assimilé les éclaircissements fournis 94 ». Dès le premier jour, X. charge ses avocats de réclamer un mandat d’habeas corpus. En réponse à la demande des avocats de X. sur les motifs de sa réintégration, le ministère de l’Intérieur se borne à invoquer que d’après l’agent de probation et le psychiatre-conseil de Broadmoor, l’état de X. « inspirait des soucis ». La Divisional Court, chargée du recours d’habeas corpus, examine le recours en juin 1974 et le rejette. Elle considère que la procédure de réintégration était tout à fait conforme au sens de l’article 66 § 3 ; elle ne s’est prononcée sur la nécessité de cette 93. Arrêt de la Cour, p. 8 § 23. 94. Arrêt de la Cour, p. 8 § 25.

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hospitalisation qu’en reprenant le principe de cet article et en concluant que « sans l’accord des autorités de Broadmoor, du psychiatre-conseil et du ministre de l’Intérieur, on ne peut relâcher des gens comme X., que dans des cas très exceptionnels. La seule manière d’y arriver consiste à les libérer sous conditions, moyennant une surveillance des plus étroites, et sauf à réagir d’emblée à tout signe de danger nouveau 95. » En juillet 1975, X. demande au ministère de l’Intérieur de déférer son cas à la commission de santé mentale. Celle-ci entend la cause en octobre 1975 et donne l’avis que si X. souffre d’une maladie mentale, il peut être relâché s’il demeure assujetti à certaines conditions. Ni l’intéressé ni son conseil n’ont eu connaissance de cet avis. En décembre de la même année, le médecin note une amélioration et le ministre consent à l’élargissement sous conditions. X. sort en congé en février 1976 et obtient sa mise en liberté sous conditions en juillet de la même année. Il meurt en janvier 1979, à l’âge de 45 ans. La procédure devant les organes de la Convention européenne est poursuivie par ses héritiers.

Le recours

X. se plaint d’avoir dû réintégrer l’hôpital de Broadmoor après trois ans de vie normale sans avoir au préalable comparu devant un tribunal et sans avoir été examiné par un médecin avant son admission (violation de l’article 5 § 1 e). Il se plaint aussi de ce que la procédure d’habeas corpus n’ait été prononcée que sur la compatibilité de la décision de réinternement avec le droit anglais et non sur le bien-fondé de cette décision (violation de l’article 5 § 4). Enfin, il invoque une violation de l’article 5 § 2, parce qu’il n’a pas eu d’explications suffisantes lors de sa réintégration. Dans son rapport du 16 juillet 1980, la Commission estime qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 5 § 1 de la Convention, mais qu’il y a eu infraction aux paragraphes 2 et 4 de l’article 5. L’arrêt de la Cour sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 e)

La Cour a dû tout d’abord trancher le différend entre la Commission et le gouvernement anglais. Celui-ci plaidait que X. avait été régulièrement détenu après condamnation d’un tribunal (au sens de l’article 5 § 1 a). En revanche, pour la Commission, il était clair que l’alinéa (e) régissait le cas d’un accusé aliéné que l’on interne à des fins curatives plutôt que répressives. La Cour admet que la condamnation, à savoir la déclaration de culpabilité, relève bien de l’alinéa (a), mais que du fait qu’il n’y a pas eu prononciation de peine, mais bien détention pour traitement, l’alinéa (e) s’applique à la détention de X.

Conditions minimales et hospitalisations d’urgence La Cour rappelle les conditions minimales qu’elle avait énoncées dans son arrêt Winterwerp. Le conseil de X. plaide que l’article 66 § 3 du Mental Health Act de 1959 concernant la réintégration sur mandat du ministère de l’Intérieur ne pouvait être considéré comme conforme à l’article 5 § 1 e) et aux conditions minimales exigées par la Convention dans l’arrêt Winterwerp. Il remarque que, effectivement, la détention n’a pas été décidée par une autorité compétente sur 95. Arrêt de la Cour, p. 10, § 29.

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une attestation médicale d’aliénation et de dangerosité. Toutefois, la Cour a admis, dans l’arrêt Winterwerp, que les cas d’urgence sont considérés comme « une exception au principe interdisant de priver de sa liberté l’individu concerné sans avoir établi son aliénation de manière probante ; il n’a pas jugé que dans chacune des hypothèses imaginables l’expertise médicale objective doit précéder, et non point suivre, l’internement de quelqu’un d’un chef d’aliénation mentale. La Cour précise que quand l’un des buts d’une disposition de droit interne consiste à permettre l’internement, au titre de l’urgence, de personnes risquant de présenter un danger pour autrui, on ne saurait en pratique exiger un examen médical approfondi antérieur à toute arrestation ou détention 96 ». Ainsi l’article 66 du Mental Health Act de 1959 est-il compatible avec la notion de « détention régulière d’un aliéné ».

Examen des faits La Cour a ensuite cherché à savoir si la réintégration de X. à l’hôpital de Broadmoor était motivée, à savoir régulière dans sa matérialité. La Cour précise préalablement que « l’économie de sauvegarde instaurée par la Convention assigne les limites à l’ampleur du contrôle ; les autorités nationales se trouvant mieux placées pour apprécier les preuves produites devant elles, il faut leur reconnaître en la matière une certaine latitude et la tâche de la Cour se borne à examiner leurs décisions sous l’angle de la Convention 97 ». Toutefois nous avons déjà signalé que la Cour s’est déclarée compétente pour se prononcer sur le fond des affaires qu’elle traite et sur la légalité matérielle d’une détention. En tenant compte des faits que nous avons exposés plus haut, en s’appuyant sur les certificats médicaux avant et surtout après la réintégration, la Cour ne retient pas de violation de l’article 5 § 1 e). L’internement d’urgence visant la protection « pour le public et particulièrement pour la femme de X. » peut ne pas s’entourer des garanties habituelles qu’impliquent l’article 5 § 1 e). L’hospitalisation à Broadmoor est bien entourée des garanties nécessaires, les certificats médicaux révélant, en l’espèce, la persistance d’un état psychotique et la nécessité de l’hospitalisation. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4

Nécessité d’un contrôle périodique Dans un premier temps, la Cour rappelle que la détention d’un aliéné forme une catégorie spécifique en ce qui concerne le recours prévu par l’article 5 § 4 et elle reprend les conclusions de l’arrêt Winterwerp en soulignant qu’une décision d’hospitalisation involontaire par un tribunal ne dispense en aucun cas d’un contrôle périodique ou, à défaut, de la possibilité d’introduire « à des intervalles raisonnables un recours devant un tribunal pour contester la légalité de cette privation de liberté au sens de la Convention ». Ainsi dans l’affaire X., le fait d’avoir été détenu sur décision d’un tribunal ne pouvait en aucun cas être un argument d’absence de recours lors de sa réintégration, trois ans après le jugement, contrairement à ce que plaidait le gouvernement britannique. La Cour reprend ses arguments en comparant une incarcération pénale, où les faits reprochés 96. Arrêt de la Cour, p. 14, § 41. 97. Arrêt de la Cour, p. 15, § 43.

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ayant motivé la détention sont évidemment inchangés tout au long de la détention, à une privation de liberté à fin de traitement, où l’état mental de la personne concernée est susceptible de s’améliorer.

Étendue d’une procédure de recours X. a joui de son droit de recours lors de la procédure d’habeas corpus. Mais la Cour a cherché à savoir si cette procédure était conforme aux garanties exigées par l’article 5 § 4. Si X. a bien eu accès à un contrôle judiciaire par une instance ayant les caractères propres à un tribunal, à savoir indépendance et débat contradictoire, la Commission et la Cour ont reproché à la procédure d’habeas corpus une étendue du contrôle trop restreinte. En effet, le contrôle ouvert se limite uniquement à la conformité de la détention avec le droit anglais, au respect de la légalité formelle et non à une « vérification juridictionnelle de la légalité à la fois formelle et matérielle d’une détention ». La légalité au sens de la Convention est une notion plus large qu’en droit interne britannique. La Cour a notamment observé que les certificats médicaux avaient été produits par les avocats de X. Dans la procédure d’habeas corpus, le ministère de l’Intérieur n’est pas tenu de justifier l’existence d’un trouble mental nécessitant la réintégration de X. La Divisionnal Court n’avait, en réponse au recours, qu’à vérifier que X. était un malade libéré sous conditions, soumis à une ordonnance restrictive, et que les prescriptions de l’article 66 § 3 en matière de rappel par mandat étaient respectées. La Cour précise que le caractères du contrôle offert par la procédure d’habeas corpus « représente une arme efficace contre l’arbitraire […]. On pourrait la trouver satisfaisante au regard de l’article 5 § 4 de la Convention pour des mesures d’urgence tendant à l’internement de personnes comme aliénés. Pareilles mesures, pourvu qu’elles vaillent pour une période courte, peuvent ne pas s’entourer des garanties habituelles 98 ». Mais un recours aussi réduit ne peut suffire pour une privation de liberté prolongée. Le contrôle doit donc être suffisamment ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité et à la légalité de la détention d’un aliéné, « d’autant que les motifs propres à justifier cette détention à l’origine peuvent cesser d’exister ». La Cour a donc conclu à une violation de l’article 5 § 4.

Nullité d’un contrôle par une instance non judiciaire Le gouvernement britannique a plaidé que la procédure d’habeas corpus n’était pas la seule voie de contestation d’une détention et signale que quatre possibilités étaient offertes à toute personne soumise à un ordre de restriction : le médecin traitant, un parlementaire et le patient lui-même peuvent demander l’élargissement au ministre et le patient peut saisir à tout moment la commission de contrôle psychiatrique. Tout en reconnaissant « la valeur indéniable des ressources ainsi offertes », la Cour a pu considérer que ces voies ne palliaient pas les déficiences du recours d’habeas corpus. En effet, le recours auprès du ministre ne constitue pas un contrôle par un organe indépendant du pouvoir décisionnel. Quant à la saisine de la commission psychiatrique, il est important de noter que

98. Arrêt de la Cour, p. 19, § 58.

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la Cour l’aurait considérée comme un tribunal, si la procédure s’était entourée de garanties suffisantes et si l’indépendance de la commission avait été avérée dans la pratique, mais surtout si celle-ci avait eu la compétence d’ordonner une libération. En effet, l’article 5 § 4 mentionne que le tribunal « ordonne la libération si la détention est illégale ». Or, la loi de 1959 ne donnait à cette commission que des attributions consultatives. Nous verrons plus loin que le Mental Health Act de 1983 a élargi les compétences de la commission de contrôle psychiatrique, suivant en cela la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Sur la violation alléguée de l’article 5 § 2

La Cour précise tout d’abord que l’article 5 § 2, ainsi libellé : « Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle », s’applique bien à toute personne visée par l’article 5 et donc aussi à une personne hospitalisée contre son gré. Elle reconnaît que les termes arrestation et accusation sont particulièrement inadaptés à la privation de liberté autorisée par l’article 5 § 1 e). Il faut donc les comprendre comme « les motifs de l’admission ». La Commission a estimé que, dans le cas de la réintégration de X., les explications fournies à ses conseils étaient tout à fait insuffisantes. En revanche, elle n’a pas cherché à savoir si les policiers ou le médecin avaient suffisamment renseigné le plaignant. La Cour estime en outre qu’il ne s’impose pas de trancher la question de la violation alléguée de l’article 6 § 1. Elle constate que l’obligation de renseigner le patient sur les motifs de son hospitalisation ressort du droit de recours. Ayant déjà constaté la violation de l’article 5 § 4, elle se dispense de se prononcer à propos de l’article 6 § 1. Toutefois, M. le juge Evrigenis a exprimé l’opinion dissidente que le droit à être informé des raisons de la privation de liberté constitue une garantie « dont l’importance […] ne saurait être sous-estimée 99 » et un droit autonome, distinct de celui protégé par le paragraphe 4. Dans son arrêt du 18 octobre 1982 à propos de l’application de l’article 50 (actuel art. 41), la Cour prend acte des différents amendements insérés dans le projet de loi sur la santé mentale par le gouvernement britannique et de l’accord conclu entre celui-ci et les héritiers au sujet des frais attribuables aux procédures menées devant les organes de Strasbourg et rejette la demande de satisfaction équitable en faveur des héritiers.

Affaire Luberti

Luciano Luberti a saisi la Commission en mai 1980 ; il se plaint d’avoir été arbitrairement interné et de la longueur de la procédure de recours. Les faits

Le 20 janvier 1970, à Rome, Luciano Luberti tue sa maîtresse de plusieurs coups de feu. Il quitte ensuite son domicile, puis, trois mois après, il avertit la 99. Arrêt de la Cour, opinion dissidente de M. le juge Evrigenis.

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police au moyen d’une lettre où il s’accuse du crime. Le corps de la victime est alors découvert. Une procédure pénale s’engage contre lui et il n’est arrêté que le 10 juillet 1972. Il est condamné en janvier 1976 par la cour d’assises de Rome à vingt et un ans d’emprisonnement. Le requérant avait plaidé non coupable et avait évoqué la thèse du suicide de sa compagne. M. Luberti interjette appel et soulève pour la première fois, entre autres arguments, le fait qu’il était en état de démence à la date du crime. Lors de la procédure d’appel, deux expertises pratiquées en 1976 conclurent que M. Luberti était atteint d’un syndrome paranoïaque le privant de sa capacité de vouloir (capacità di volere) et, en 1978, trois autres experts parvinrent à la même conclusion, la partie civile ayant contesté l’opinion des deux premiers experts. Devant la mégalomanie, le complexe de supériorité à l’égard des experts, la conviction d’être immortel que présente M. Luberti, ils confirment la maladie paranoïaque. Il se prétend, de surcroît, victime de vastes complots internationaux. Les trois experts estiment qu’à l’instant du crime sa capacité de comprendre lui avait manqué, autant que celle du vouloir (capacità d’intendere e di volere). Ils notent aussi que le requérant est encore dangereux et nécessite un traitement qui ne peut être mené qu’en milieu hospitalier. La cour d’assises d’appel de Rome se prononce en novembre 1979 sur le recours : Luberti est acquitté en raison de sa maladie mentale (infermità psichica) et est interné sur décision judiciaire le 21 novembre 1979 à l’hôpital psychiatrique judiciaire d’Aversa. Le requérant s’oppose alors à la décision de plusieurs manières, utilisant tous les recours disponibles : il se pourvoit en cassation, plaidant toujours le suicide de sa compagne. Il présente dès le 19 novembre, soit trois jours après la décision d’internement, une demande de levée de celui-ci à la section de surveillance de Rome. Dans un premier temps, cette section de surveillance a instruit cette demande puis, en août 1980, s’est déclarée incompétente en raison du pourvoi en cassation (incompétence selon le code de procédure pénale et la jurisprudence de la Cour de cassation). M. Luberti saisit alors la Cour de cassation, laquelle juge en décembre 1980 que c’est la Cour d’appel de Rome qui a seule compétence pour instruire le recours. Saisie en août 1980, le Cour d’appel suspend la procédure de recours en raison de l’évasion de l’intéressé de l’hôpital psychiatrique, à l’issue d’une permission de huit heures, accordée par le juge de surveillance de Naples, compétent pour cet internement puisque l’hôpital se trouvait près de cette ville. Le requérant est arrêté en mars 1981 et la procédure reprend alors en appel. La Cour rejette le recours en mai 1981. Mais, en août 1980, Luberti avait adressé à la section de surveillance de Naples la même demande de levée de l’internement. Dans un premier temps, la Cour attend le résultat final de la procédure engagée à Rome et finit par fixer l’audience au 12 mai 1981, puis, tenant compte du certificat du médecin chef de l’hôpital qui conclut que du point de vue clinique rien ne s’oppose à la levée de la mesure de sûreté, décide, le 4 juin 1981, la levée de l’internement. Quant au pourvoi en cassation, il fut rejeté le 17 juin 1981. Arrêt de la Cour sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 e)

M. Luberti se plaint d’avoir été interné, alors qu’il ne souffrait pas de troubles mentaux. La Cour reprend les conditions qu’elle avait développées lors de

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

l’affaire Winterwerp et ne voit pas, dans la procédure et la décision de la Cour d’appel, de tort imputable : l’aliénation, ainsi que son ampleur et son caractère dangereux étaient attestés par les expertises, non seulement au moment des faits, mais aussi lors de la décision d’internement. Elle cherche à savoir si cette détention, compatible initialement avec l’article 5 § 1, a continué au-delà de la période justifiée par le trouble mental. Elle conclut que rien ne permet d’établir que cette période ait été trop longue. Il faut souligner qu’à propos de l’attestation du médecin chef de l’asile judiciaire, la Cour note que « naturellement, ledit rapport ne constituait pas l’acte ultime de la procédure ; il ne présentait pas le caractère et ne déployait pas les effets juridiques d’une décision. [La section de surveillance] devait encore s’assurer que l’état mental de M. Luberti justifiait son élargissement. La levée de l’internement d’un individu reconnu jadis, par une juridiction, comme un aliéné dangereux pour la société, concerne, outre l’intéressé, la communauté dans laquelle il va vivre si on l’élargit ; en l’occurrence il s’agissait de l’auteur d’un homicide, ce qui accroissait la difficulté inhérente à toute appréciation dans le domaine psychiatrique. Partant, la section de surveillance devait témoigner de prudence et elle avait besoin de quelque temps pour examiner la demande 100 ». Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4

M. Luberti proteste : les tribunaux qu’il a saisi en recours n’ont pas statué à bref délai. La Cour rappelle que quand la décision d’internement a été prise par un organe de caractère judiciaire, « il doit y avoir place pour un contrôle ultérieur, à exercer à des intervalles raisonnables, car les motifs qui justifiaient à l’origine la détention, peuvent cesser d’exister ». La Cour note bien que M. Luberti a posé son premier recours trois jours à peine après l’arrêt et qu’il a multiplié les voies légales : pourvoi en cassation, demande de levée de l’internement devant la section de surveillance de Rome, puis celle de Naples. De plus, en contestant la décision d’incompétence prise par la section de Rome devant la Cour de cassation, au lieu de la Cour d’appel, il n’a fait qu’allonger la procédure. De même, son absence irrégulière ne permettant pas de nouvelle expertise ne pouvait qu’ajourner la procédure de recours. Elle remarque, en outre, que la loi italienne ne prescrit pas de délai avant le recours d’une décision d’internement et que l’on ne peut pas dénier à un interné le droit « d’employer l’ensemble des ressources juridiques dont il dispose pour se défendre », même si la multiplication des recours avait rendu les procédures particulièrement complexes. Toutefois, même si la durée de la procédure de recours est imputable à la propre attitude du requérant, cela ne saurait expliquer le délai particulièrement long du recours devant la section de Rome, qui a duré plus d’un an et demi, « frappant par sa longueur, dépassant le bref délai dont l’article 5 § 4 de la Convention prescrit le respect », ce dont convint le gouvernement italien. En revanche, vu les circonstances, le délai de neuf mois et vingt-cinq jours concernant sa demande devant la section de Naples ne paraît pas exagéré. Il était tout à fait justifié que la section de Naples 100. Arrêt de la Cour, p. 11, § 29.

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ait sursis à statuer, jusqu’à ce que la Cour d’appel de Rome eût décidé à propos de la première demande. La Cour note que, une fois connue cette décision, la section de surveillance de Naples a statué avec la célérité souhaitée : délai de un mois pour l’arrêt, et quinze jours entre l’adoption de l’ordonnance et l’application, à savoir la levée de l’internement, délai d’application que la Cour ne trouve pas excessif. La Cour se prononce donc pour une violation de l’article 5 § 4 seulement en raison des retards excessifs qui ont marqué la procédure suivie à Rome. Sur l’application de l’article 50 (actuel art. 41)

Le requérant réclame une indemnité de 20 000 000 de lires pour dommages moral et matériel, justifiée selon lui par une année de souffrances dans un asile psychiatrique. Il « prie la Cour d’avoir égard […] à la dépréciation de la monnaie ». La Cour ne retient pas de dommage moral ni matériel, la détention ayant été régulière et réalisée selon les voies légales. Elle estime que rien ne permet d’estimer que l’internement aurait été levé plus tôt si le recours avait été instruit plus rapidement. En revanche, elle accepte la demande de M. Luberti sur le remboursement de ses frais de défense devant la section de surveillance de Rome et la Cour d’appel, qu’il chiffre à 1 000 000 de lires.

Affaire Ashingdane 101

Leonard John Ashingdane a déposé sa requête contre la Royaume-Uni le 26 octobre 1977 devant la Commission européenne des droits de l’homme. Tout comme lors de l’affaire X. contre le Royaume-Uni, la législation en vigueur lors des faits est le Mental Health Act de 1959. Les circonstances de l’affaire

Ashingdane est citoyen britannique né en 1929. En novembre 1970, il est reconnu coupable de conduite dangereuse et de détention d’armes à feu. Les expertises médicales demandées par le juge concluent que M. Ashingdane souffre d’une schizophrénie paranoïde qui, par son ampleur et son caractère dangereux, justifie son hospitalisation forcée dans un hôpital psychiatrique en vertu de l’article 60 du Mental Health Act de 1959, assortie de restrictions à la libération pour une durée indéterminée. Il est d’abord interné à l’hôpital local d’Oakwood dans le Kent. Mais à la suite de deux évasions réussies, il est transféré à l’hôpital de Broadmoor, hôpital de haute sécurité. Durant la période de 1971 à 1978, il est hospitalisé dans cet hôpital sans grande amélioration de sa santé mentale. Les rapports réguliers de son médecin traitant, les quatre contrôles de la commission de contrôle psychiatrique, ainsi que les deux entretiens avec des médecins indépendants qu’il avait demandés ont régulièrement conclu à la nécessité de la poursuite de son hospitalisation forcée à l’hôpital de Broadmoor. 101. Arrêt Ashingdane c/Royaume Uni du 28 avril 1985, série A, n° 93 ; rapport de la Commission, affaire Ashingdane c/Royaume Uni, ECHR, série B, n° 76.

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C’est en octobre 1978 que son médecin traitant, le Dr Maguire signale que Ashingdane « avait cessé de constituer une menace » et recommande son transfert à Oakwood. En mars 1979, le ministre de l’Intérieur consent à son transfert, mais l’autorité sanitaire d’Oakwood le refuse. En effet, depuis 1975, les syndicats des infirmiers de cet hôpital, estimant ne pas disposer des moyens nécessaires, refusaient l’admission des malades délinquants, assujettis à des ordonnances restrictives. Imposer cette admission comportait de sérieux risques de grèves… M. Ashingdane est donc resté à Broadmoor. La commission de contrôle psychiatrique, consultée à ce sujet par le ministère de la Santé, a jugé que si l’hospitalisation dans un hôpital local est souhaitable, la mesure d’internement était encore nécessaire. Pendant ce temps, l’autorité sanitaire du Kent négocie avec les syndicats et ne trouve de compromis qu’en septembre 1980, sous la forme d’un recrutement de personnel supplémentaire. L’avis médical étant toujours en faveur de la poursuite de l’hospitalisation dans l’hôpital local, les ministres de l’Intérieur et de la Santé ont accepté ce transfert. En 1985, M. Ashingdane demeure hospitalisé à l’hôpital d’Oakwood, en service ouvert ; il rentre à son domicile les week-ends. La Commission européenne s’est intéressée aux conditions d’hospitalisation à Broadmoor. Les services sont fermés. L’hôpital est entouré d’un haut mur d’enceinte. Les sorties des pavillons se font sous escorte. M. Ashingdane travaillait dans les jardins potagers de l’hôpital. Les sorties accompagnées hors de l’hôpital « ne sont autorisées qu’à titre exceptionnel et pour des raisons humanitaires ». Le requérant n’en bénéficia qu’à deux reprises de 1971 à 1980.

Avis de la Commission et arrêt de la Cour sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 e)

M. Ashingdane admet que son internement a eu lieu selon les voies légales, mais il en conteste la régularité. Son argument principal, que ses avocats n’ont pas développé devant la Cour, est qu’il n’avait pas présenté de troubles mentaux d’un caractère ou d’une ampleur nécessitant l’internement. Après avoir rappelé les conditions énoncées lors de l’arrêt Winterwerp, la Cour se base sur les certificats médicaux et ne doute pas « de l’objectivité et de la solidité de ces avis ». Ses avocats développent, par contre, les thèses subsidiaires du requérant : puisqu’il était décidé par le ministre de l’Intérieur qu’il était apte à être transféré à l’hôpital d’Oakwood, transfert qui ne se fit qu’en octobre 1980, les 20 mois supplémentaires d’hospitalisation à Broadmoor étaient irréguliers. Les avocats de M. Ashingdane plaident, en premier lieu, que les différences de conditions d’hospitalisation entre Broadmoor et Oakwood étaient telles que la décision de transfert équivaut au passage d’une détention à une hospitalisation avec limitation de la liberté de circuler. La détention se serait donc prolongée au-delà de la nécessité, en infraction avec la troisième condition énoncée dans l’arrêt Winterwerp. La Cour a objecté que du moment qu’il était prévu que M. Ashingdane serait hospitalisé dans un service fermé à l’hôpital d’Oakwood, il était bien détenu au sens de la Convention et que son transfert ne modifiait pas la nature de son hospitalisation. Le deuxième argument de M. Ashingdane contre la régularité de sa détention sur cette période de vingt mois est le suivant : la détention dans un hôpital spécial n’était pas motivée par sa dangerosité et comportait un risque pour sa

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santé mentale, comme l’avait d’ailleurs noté dans une attestation son psychiatre traitant. Ainsi sa détention n’était pas régulière, puisqu’elle ne poursuivait pas son but, à savoir sa guérison. Ses avocats s’appuient sur l’article 18 de la Convention : « Les restrictions qui, aux termes de la […] Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. » La Cour admet cette thèse. « La régularité d’une détention doit marquer tant l’adoption que l’application de la mesure privative de liberté. » Une détention doit bien être conforme à l’article 18. De même, « il faut un certain lien entre, d’une part, le motif invoqué pour la privation de liberté autorisée et, de l’autre, le lieu et le régime de la détention102 ». Toutefois, la Cour rappelle « que le traitement ou le régime adéquats ne relèvent […] pas, en principe, de l’article 5 § 1 e) » comme elle l’avait déjà stipulé dans l’arrêt Winterwerp. Dans le cas présent, la Cour n’estime pas que les différences de régime entre Broadmoor et Oakwood étaient telles qu’elles modifiaient le caractère de sa privation de liberté. De plus, la Cour estime que le retard de son transfert s’expliquait par un souci de sécurité et tenait compte des relations de travail. Il n’y pas eu de malveillance, ni « d’indifférence consciente pour le bien-être de l’intéressé ». La Commission avait toutefois estimé « déplorable de constater que ce sont des motifs de revendications sociales et non de thérapeutique qui ont empêché le transfert103 ». La Cour conclut donc que M. Ashingdane « a subi une injustice en devant endurer le régime plus strict de Broadmoor » mais que ce tort infligé ne relève pas de la protection de l’article 5 § 1 e). Il n’y a donc pas de violation de l’article 5 § 1. Dans son opinion dissidente, le juge français Pettiti émet toutefois des réserves sur cette absence de violation de l’article 5 § 1. Il s’appuie sur les certificats médicaux où il est clairement indiqué que l’hospitalisation dans un service ordinaire est utile au traitement et il rappelle qu’une détention d’aliéné a pour but le traitement et la protection de la société. Ainsi, la période passée à l’hôpital de Broadmoor, après que son transfert eut été jugé nécessaire, n’avait plus un but thérapeutique. M. Pettiti conclut donc, mais avec une certaine pondération, que la détention devenait irrégulière104. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4

M. Ashingdane se plaint d’une violation de cet article à propos de la procédure qu’il avait engagée contre son maintien à Broadmoor. La Cour constate que puisque ce recours portait sur un hébergement et un traitement plus appropriés, et non sur la base juridique de sa détention, ce recours ne relève pas de l’article 5 § 4.

Affaire Nielsen 105

La jurisprudence de la Convention européenne des droits de l’homme révèle le besoin d’une protection spéciale des enfants afin d’éviter qu’ils soient injustement placés et maintenus dans des hôpitaux psychiatriques à la demande de 102. Arrêt de la Cour, p. 22, § 48. 103. Avis de la Commission, cité à la suite de l’arrêt de la Cour, p. 36, § 79. 104. Arrêt de la Cour, opinion dissidente de M. le juge Pettiti, p. 30. 105. Arrêt Nielsen c/Danemark, du 28 novembre 1988, série A, n° 144.

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leurs parents pour des affections ne justifiant pas l’hospitalisation. L’arrêt rendu par la Cour en 1988 dans l’affaire Nielsen met en lumière ce problème. John Nielsen, garçon de 12 ans, ne souffrant pas de maladie mentale, fut placé au pavillon de psychiatrie infantile de l’hôpital public à la demande de sa mère qui en avait la garde exclusive. Les représentants du garçon ne purent pas obtenir sa sortie parce qu’il avait été placé à la demande de sa mère et non pas en vertu d’une procédure d’office du droit danois. Le garçon fit valoir que son incarcération était involontaire et constituait une privation injustifiée de liberté en violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Il fit en outre valoir que l’absence de procédure permettant de contester cette privation de liberté équivalait à une violation de l’article 5 § 4. La Commission européenne a estimé que, le psychiatre en chef de l’hôpital étant responsable de la prise de la décision finale concernant l’admission du garçon, le consentement de la mère n’était pas déterminant. Toutefois, la Cour a estimé, par une majorité de neuf voix contre sept, que la décision relative à la question de l’hospitalisation était en fait prise par la mère en sa qualité de titulaire de l’autorité parentale. Bien que la Cour européenne ait admis que les droits parentaux ne sauraient être illimités, elle a estimé que les restrictions imposées à la liberté de mouvement du garçon ne constituaient pas une détention au sens de l’article 5. Il n’avait pas été détenu en tant qu’aliéné au sens de l’article 5 § 1 e). Son hospitalisation devait être abordée comme tout autre cas de soins reçus par un enfant dans un hôpital à la demande de ses parents, sur avis médical. En conséquence il n’y avait pas eu violation de l’article 5. Les juges en désaccord se sont déclarés très préoccupés par la nature de l’internement du garçon : « En effet, nous pensons que les conditions particulières dans lesquelles le requérant a été admis à l’hôpital, placé contre son gré dans le pavillon psychiatrique, ainsi que la durée et les modalités d’application de l’internement sont des critères importants pour déterminer si le requérant a été privé de la liberté. Comme la Commission, nous tenons pour important qu’il s’agissait de l’internement pendant plusieurs mois, dans un pavillon psychiatrique, d’un garçon de 12 ans qui n’était pas un malade mental. Cela constituait, à notre avis, une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention. » Dans une opinion dissidente, le juge français Pettiti soulignait également que, dans le cadre de la Convention européenne, notamment au titre de l’article 5, dans un domaine aussi délicat que celui de l’internement psychiatrique, on doit marquer une vigilance sans défaut pour éviter les déviations des systèmes législatifs et des structures hospitalières… Or, en raison même de la vulnérabilité de ceux qui font l’objet de décisions d’internement, la protection de l’article 5 doit jouer pleinement, plus encore que pour la détention de droit commun.

Affaire Van der Leer

Mme Van der Leer a déposé en mai 1984 sa requête dirigée contre le royaume des Pays-Bas devant la Commission.

Les faits

Mme Hendrika Wilhelmina Van der Leer est née en 1922. Elle demeure à La Haye.

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En septembre 1983, Mme Van der Leer est internée, selon la procédure d’urgence, dans un hôpital psychiatrique de La Haye sur décision du bourgmestre de cette ville. Conformément à l’article 35 (c) de la loi de 1884 amendée en 1980, le président du tribunal d’arrondissement est averti et prend la décision, dans les trois jours prévus par la loi, de ne pas autoriser la prolongation de cet internement d’urgence. La patiente accepte de rester hospitalisée volontairement. Toutefois, en novembre de la même année, à la demande de son mari, le juge cantonal (Kantonrechter) autorise l’internement provisoire de Mme Van der Leer dans l’hôpital même où elle est hospitalisée. Le juge a pris la décision au vu du certificat médical émanant du psychiatre de cet hôpital. Il ne tient pas d’audience (et donc il n’y a pas de procès-verbal). Il ne juge pas utile d’entendre la patiente, estimant que le certificat médical lui suffit, alors que ce certificat répond par la négative à la question de savoir si l’audition de Mme Van der Leer est inutile ou médicalement contre-indiquée. L’internement provisoire est régi par l’article 12 de la loi du 27 avril 1884. Cette décision est du ressort du juge cantonal, initiée par la demande d’un membre de la famille et accompagnée d’une déclaration par un médecin agréé, spécialiste des maladies mentales et nerveuses. L’article n’exige pas l’élément de dangerosité pour soi-même ou pour autrui, et indique seulement que l’internement provisoire est prononcé lorsque le traitement en hôpital est « nécessaire ou souhaitable ». Le juge a l’obligation d’entendre l’intéressé, sauf s’il déduit du certificat que cette audition serait inutile ou médicalement contre-indiquée 106. Il doit se renseigner auprès de l’auteur de la demande et des plus proches parents dans la mesure du possible. Il est prévu, par ailleurs, la présence d’un greffier aux auditions. L’article 17 § 1 et 8 précise que la décision n’est pas susceptible d’appel, ni notifiée à la personne concernée. Le patient peut, à tout moment, demander sa libération à la direction de l’hôpital. Si cette demande est refusée par la direction, elle est transmise au procureur de la reine qui saisit le tribunal d’arrondissement. Cette mesure d’internement provisoire est d’une durée de six mois et renouvelable. Mme Van der Leer n’a donc pas été informée de son internement, ainsi que l’autorise la loi néerlandaise. Elle n’a pris conscience du caractère forcé de son hospitalisation que le 28 novembre 1983, lorsqu’elle a été placée en isolement. Elle s’est alors mise en rapport avec son avocat. Celui-ci demande à la direction de l’hôpital la levée de l’hospitalisation, ce qui est refusé. Conformément à la loi, le tribunal de La Haye est donc saisi de cette demande en février 1984. Le tribunal prend, en mai 1984, la décision de libérer la requérante. Entre-temps, avec l’aide de son mari, Mme Van der Leer avait quitté l’hôpital sans autorisation. Arrêt de la Cour sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 e)

Sur ce point, la Cour renvoie à la législation nationale et souligne à nouveau l’obligation du respect des normes, aussi bien de procédure que de fond. Le fait de ne pas avoir entendu Mme Van der Leer, contrairement aux dispositions légales, constitue un vice de procédure. La Cour précise toutefois, qu’ « à tout le moins [le juge] aurait dû indiquer, dans sa décision, les raisons qui l’incitaient à s’écarter à cet égard 106. Article 17 § 3.

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de l’avis du psychiatre ». La Cour se dispense donc d’examiner les autres griefs (dangerosité surestimée, manque d’objectivité de l’attestation médicale, nonaudition du mari de la requérante, absence de greffier…) que contiennent la requête. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 2

La requérante allègue par ailleurs un défaut d’information et, par suite, une violation de l’article 5 § 2. Le gouvernement plaide que si Mme Van der Leer devait être informée promptement de la nature de son hospitalisation, il ne peut être imputé de violation de l’article 5 § 2, les mots arrestation et accusation ne valant que pour les personnes tombant sous le coup d’une inculpation pénale. Mais la Cour s’est rangée à l’avis de la requérante ; consciente de la connotation pénale des termes elle considère que le paragraphe 2 ne peut pas être isolé au sein de l’article 5 et ne concerner que les personnes visées par l’alinéa (a) du paragraphe 1. L’article 5 a pour but de protéger toute personne privée de sa liberté quelles que soient la nature et les raisons de cette privation. Elle souligne, de plus, que le respect de l’article 5 § 4 nécessite l’application de l’article 5 § 2. Pour avoir le droit d’introduire un recours en vue d’une décision rapide, il est nécessaire d’être d’abord informé des raisons pour lesquelles il y a eu privation de liberté. Ces arguments avaient déjà été développés lors de l’arrêt X. contre le Royaume-Uni, mais la Cour s’était alors dispensée de trancher la question de la violation de l’article 5 § 2. Mme Van der Leer n’ayant été avisée ni de la manière voulue, ni dans les délais voulus par l’article 5 § 2 des mesures privatives de sa liberté, il y a bien eu violation de cet article. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4

La Cour examine ensuite cette question sous l’angle de la notion de décision à bref délai, incluse dans l’article 5 § 4, et note que, dans cette affaire, le délai a été de cinq mois. Elle considère, en premier lieu, que ni la fuite de la requérante, ni l’octroi d’un congé à l’essai par l’hôpital ne peuvent expliquer ou excuser le délai d’instruction du recours. La Cour estime, de surcroît, qu’au vu des manquements antérieurs de la procédure (absence d’audition, manquement à l’obligation d’informer l’intéressée), il était nécessaire que ce recours soit instruit avec toute la célérité requise. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4. Sur l’application de l’article 50 (actuel art. 41)

La Cour constate que l’intéressée a dû souffrir un certain tort moral et elle lui alloue la somme de 15 000 florins, somme que le gouvernement néerlandais avait proposée devant la Commission, en vue d’un règlement amiable.

Affaire Kœndjbiharie 107

En mars 1985, M. Kœndjbiharie a saisi la Commission d’une requête dirigée contre le royaume des Pays-Bas. La Cour a été saisie en décembre 1989 et devait

107. Arrêt Kœndjbiharie c/Pays Bas du 25 octobre 1990 ; rapport de la Commission du 12 octobre 1989.

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juger si les faits de la cause révèlent un manquement de cet État aux exigences de l’article 5 § 1 et 4 et de l’article 6 § 1 et 3.

Les faits

M. Jonas Mohamed Rafiek Kœndjbiharie est né au Surinam et réside à La Haye. Il a été condamné en juin 1979, sur appel par la Cour d’appel de La Haye, pour un viol avec récidive, à neuf mois de prison et à sa mise à disposition du gouvernement pour une durée de deux ans. Cette disposition suit l’article 37 du Code pénal néerlandais de 1928. Aux termes de cet article, qui a été modifié par la loi du 19 novembre 1986, l’auteur d’une infraction n’est pas punissable s’il souffre d’une déficience ou d’une maladie mentale et peut être placé à la disposition du gouvernement en vu de traitement. Si la responsabilité est seulement atténuée par l’état mental déficient, cette mise à disposition peut alors faire suite à une sanction pénale avec circonstances atténuantes. La mesure est valable deux ans. Elle peut être interrompue par le gouvernement sur avis médical et prolongée par jugement pour une période d’un à deux ans. C’est le procureur de la reine qui est chargé d’adresser une demande de prolongation, deux mois au plus et un mois au moins avant l’expiration du terme. Le tribunal décide sur le rapport médical, entend, si possible, la personne en cause, et en tout cas son avocat. Il peut décider d’entendre des témoins et des experts. Il dispose d’un délai de deux mois pour se prononcer, délai durant lequel l’intéressé reste à la disposition du gouvernement. À tout moment, la personne mise à disposition peut demander au ministre de la Justice la révocation de cette mesure. Celui-ci peut, avec ou sans conditions, lever la mesure, sans recourir à la procédure judiciaire. Ainsi Kœndjbiharie est-il interné, après neuf mois de prison, dans une clinique psychiatrique d’État, dont il s’échappe en septembre 1981. Il est appréhendé en avril 1982 et placé en détention préventive, car il lui est imputé un nouveau viol. Il est toutefois acquitté en juillet 1982. Entre-temps, en avril 1982, la Cour d’appel de La Haye a prolongé sa mise à disposition jusqu’en avril 1984. Mais, en mars 1984, le ministre de la Justice décide que cette mesure doit se poursuivre jusqu’en juillet 1984, puisque M. Kœndjbiharie se trouvait en détention préventive d’avril à juillet 1982 et que l’article 37 prévoit que la mise à disposition est interrompue par toute incarcération pénale. M. Kœndjbiharie et son avocat saisissent le tribunal d’arrondissement en mai 1984 d’une demande d’élargissement fondée sur l’argumentation suivante : son acquittement rend sa détention préventive arbitraire ; sa mise à disposition s’interrompt en avril 1984 et n’a pas été renouvelée dans le délai légal. Cette demande est rejetée. Selon le gouvernement, le procureur de la reine sollicite le renouvellement de la mise à disposition en mai 1984, dans le délai prévu par la loi. L’audience a lieu en juin 1984, mais la décision de prolongation n’est prise qu’en septembre 1984. L’avocat de Kœndjbiharie avait mentionné un projet de mariage, en argumentant une diminution des risques de récidive de viol. La Cour avait alors demandé au médecin de la clinique de se présenter à l’audience du 17 août 1984 pour l’éclairer sur ce point, mais il ne se présenta pas et la décision fut ajournée. De toute façon, Kœndjbiharie n’avait plus l’intention de se

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marier, et il s’évade en septembre 1984. Il se présente de lui-même en avril 1985 à la clinique, et est à nouveau interné. Il entreprend alors avec son avocat plusieurs démarches pour faire interrompre sa mise à disposition en motivant sa demande sur le délai excessif de la décision de prolongation en 1984, qui a effectivement duré cinq mois. À trois reprises, ces demandes furent rejetées. C’est donc en mars 1985 qu’il saisit la Commission européenne des droits de l’homme.

Arrêt de la Cour sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 e)

La Cour estime que comme il s’agit de la prolongation d’une détention, il convient d’examiner la décision de septembre 1984 sous l’angle de l’article 5 § 4.

Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4

Kœndjbiharie s’appuie sur le fait qu’au terme de cet article, le tribunal chargé du recours doit statuer à bref délai. La Cour a estimé qu’« un laps de temps supérieur à quatre mois ne cadre pas avec la notion de brièveté ». Elle s’appuie d’ailleurs sur la nouvelle législation néerlandaise qui a fixé à trois mois le délai exceptionnel dont dispose un tribunal qui, après la première audience, estime nécessaire de recueillir de plus amples renseignements. La Cour a donc conclu à une violation de l’article 5 § 4 et estime ne pas avoir à examiner les autres griefs tirés de l’article 5. Sur l’application de l’article 50 (actuel art. 41)

La Cour a rejeté la demande de dédommagement réclamé par Kœndjbiharie de 100 florins par jour de détention illégale en estimant que « la procédure a pu inspirer à l’intéressé un certain sentiment de frustration, mais pas au point de justifier l’octroi d’une indemnité ; le constat d’une violation de l’article 5 § 4 constitue en soi une satisfaction équitable suffisante à cet égard ». En revanche, le gouvernement néerlandais a été tenu de verser la somme de 18 989 florins moins les 12 397 florins d’assistance judiciaire au requérant pour les frais et honoraires de son avocat.

Affaire Keus 108

L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission, le 13 décembre 1989, après qu’en juin 1986 celle-ci a été saisie, par M. Keus, d’une requête contre le royaume des Pays-Bas. Les circonstances de l’espèce

M. Jacobus Keus, accusé de meurtre et tentative de vol à main armée, fut condamné en décembre 1981 par le tribunal d’arrondissement à quatre ans d’emprisonnement et à sa mise ultérieure à disposition du gouvernement, selon l’article 37 du Code pénal de 1928, actuellement profondément révisé par la loi du 19 novembre 1986 109. Le requérant s’est échappé à plusieurs reprises de

108. Arrêt de la Cour du 25 octobre 1990, série A, n° 185 C. 109. Voir sur ce point l’affaire Kœndjbiharie.

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prison. Il demeure illégalement en liberté pendant un peu plus de trois mois. Il est placé dans une clinique psychiatrique en février 1983, donc avant la fin de ses quatre ans d’emprisonnement. L’ordonnance du ministre de la Justice, marquant le début de la mise à la disposition du gouvernement pour une durée de deux ans, date du 1er mai 1984. La décision éventuelle de prolongation était donc prévue pour mai 1986. C’est d’ailleurs cette date qu’avait retenue Mlle Later (qui avait été l’avocat de M. Kœndjbiharie). Mais le ministre décida, courant mai 1984, que la détention, sauf prolongation, s’achèverait en janvier 1986. Selon lui, il fallait considérer que les cent neuf jours passés hors de prison constituaient une période de mise à la disposition du gouvernement. Ni l’avocat ni M. Keus n’ont été au courant de cette date, retenue par l’autorité ministérielle. Le tribunal tint audience le 7 janvier pour statuer sur la prolongation de l’hospitalisation sous contrainte. Toutefois, le patient, une nouvelle fois en cavale, n’est pas présent à l’audience, ni même son avocat, qui n’avait pas été tenu informé. Le tribunal avait chargé la police de notifier à M. Keus la convocation au tribunal. M. Keus apprend la décision de prolongation de son hospitalisation en téléphonant à l’hôpital. Par la suite, il s’y rend de lui-même et y est retenu en vertu de l’ordonnance du tribunal. Il bénéficie d’une liberté provisoire en janvier 1987. En 1988, le procureur de la reine ne demande pas une seconde prolongation étant donné l’amélioration de la santé mentale de l’intéressé. M. Keus se plaint de ce qu’il ne lui avait pas été notifié que la décision de prolongation de son internement interviendrait en janvier 1986, au lieu de mai 1986, et qu’il n’avait pas pu assister à l’audience. Il invoque une violation de l’article 5 § 1 e), ainsi que de l’article 5 § 4, c’est-à-dire de la légalité du contrôle de son hospitalisation involontaire. Arrêt de la Cour sur la violation alléguée de l’article 5 § 4

Nous nous limiterons ici à présenter les opinions divergentes qui ont été formulées lors de cette affaire. Effectivement, par cinq voix contre quatre, la Cour a estimé qu’il n’y avait pas eu de violation de l’article 5 § 4, mais la Commission, ainsi que les quatre juges de la Cour qui ont formulé des opinions dissidentes ont estimé le contraire. La Cour a jugé, à la majorité, que le jugement de prolongation constituait bien un contrôle périodique et automatique au sens de l’arrêt X. contre le Royaume-Uni et qu’on ne pouvait reprocher au tribunal de s’être prononcé en l’absence de M. Keus, d’ailleurs absent de l’hôpital, devant la nécessité d’une décision prise en respect du bref délai exigé. Mais la décision était de fait litigieuse en l’absence même de l’intéressé. Néanmoins, « le requérant conservait le droit prévu par l’article 5 § 4 : en effet, il pouvait saisir en référé le président du tribunal d’arrondissement pour s’opposer à la décision du tribunal. Qu’il n’ait pas utilisé cette voie n’indique pas de violation de l’article 5 § 4 ». C’est sur ce recours en référé devant le président du tribunal d’arrondissement que porte le désaccord des quatre juges. Ils relèvent que M. Keus et son avocat ignoraient cette possibilité de recours en référé. Pour Keus, la seule démarche qu’il pouvait effectuer était une demande auprès du ministre de la Justice (démarche qui ne peut être considérée comme un recours devant un tribunal). Mais, de plus, devant la Commission, le gouvernement lui-même

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n’avait pas mentionné ce recours en référé, admettant même que M. Keus n’avait pas de possibilité de recours après la décision de prolongation. Ce n’est que devant la Cour, en réponse à une question, que le Conseil du gouvernement révéla cette procédure. Signalant qu’il « appartient au gouvernement défenseur d’indiquer avec la clarté voulue l’existence d’un recours répondant aux exigences de l’article 5 § 4 », les juges expriment l’opinion dissidente d’une violation de cet article.

Affaire Wassink 110

La Commission a été saisie par M. Wassink en octobre 1986. La Cour rendit son arrêt en août 1990. Cette affaire développe un point de procédure précis dans la décision judiciaire d’hospitalisation involontaire en droit néerlandais, tel que nous l’avons déjà décrit lors des affaires Winterwerp et Van der Leer. Elle rappelle la nécessité du respect des voies légales.

Les faits

M. Jan Wassink est interné en novembre 1985 sur ordonnance du bourgmestre d’Emmen selon la procédure d’urgence 111, sur la base du certificat médical d’un psychiatre, attestant qu’il souffre d’un « déséquilibre mental présentant un danger immédiat pour lui-même, pour autrui et pour l’ordre public ». Il avait déjà proféré des menaces envers sa famille et agressé une voisine. Selon le droit interne néerlandais, applicable depuis 1972 112, le président du tribunal d’arrondissement doit ordonner le placement dans les trois jours. Il entend pour cela un médecin psychiatre et la personne de confiance du requérant. Dans le cas en question, le magistrat a consulté au téléphone l’épouse de M. Wassink ainsi que deux autres médecins qui le connaissaient. Par la suite, il ordonne la prolongation de la détention pour une durée de trois semaines, conformément à l’article 35. Le juge note dans sa décision que la présence d’un greffier lors de l’audition n’avait pas été possible. Le conseil de Wassink reçoit les documents du dossier, ainsi que les raisons de l’absence du greffier. M. Wassink reste hospitalisé jusqu’à fin décembre. Après sa sortie de l’hôpital, il se pourvoit devant la Cour de cassation contre l’ordonnance d’internement en contestant à la fois sa justification et la nature du danger qu’il aurait présenté, mais aussi la légalité de la procédure en raison de l’absence de greffier. Il se plaint de surcroît que le magistrat ne lui ait pas communiqué le contenu des entretiens téléphoniques. La Cour de cassation estime la plainte fondée à propos de l’absence de greffier, mais rejette les autres moyens de la requête et déclare le pourvoi irrecevable puisque Wassink n’est plus soumis à la décision d’internement provisoire. 110. Arrêt de la Cour du 25 septembre 1990, série A, n° 185 ; rapport de la Commission du 12 juillet 1989. 111. Article 35 b. 112. Révision de 1970 de la loi de 1884.

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Avis de la Commission et arrêt de la Cour sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 e)

La Cour rejette les deux plaintes de Wassink sur la dangerosité et l’absence de communication du contenu des entretiens téléphoniques. Le magistrat a appuyé sa décision sur quatre avis médicaux et il a informé oralement la personne de confiance de Wassink du contenu de ces entretiens. La Cour analyse les risques inhérents à l’interrogatoire par téléphone de l’épouse de M. Wassink et de deux médecins, mais elle conclut que ces entretiens sont « à l’initiative et sous la responsabilité d’un magistrat indépendant agissant dans le cadre d’une procédure d’urgence dont les effets sont, de surcroît, limités dans le temps113 ». Notons que la Cour, à propos de la constatation du « danger », estime « qu’il incombe aux autorités nationales lorsqu’elles se prononcent sur l’internement d’un individu comme “aliéné” d’apprécier les preuves produites devant elles ». La notion de dangerosité, loin d’être juridiquement cernée, est donc laissée à l’appréciation du décideur au temps et au lieu de la décision. En revanche, la Cour estime, ce que ne conteste pas le gouvernement néerlandais, que la procédure n’était pas conforme aux voies légales, en raison de l’absence de greffier, et qu’elle eut donc bien lieu en infraction de l’art. 5 § 1 e) de la Convention. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4

M. Wassink conteste le recours qui lui était offert, s’appuyant sur le fait qu’il n’avait pas eu communication des entretiens téléphoniques et qu’il ne pouvait donc valablement se défendre. La Cour ne retient pas de violation de cet article. Le juge est bien une autorité indépendante qui a entendu la personne de confiance de l’intéressé et lui a fourni l’ensemble du dossier. Même si les voies légales ne furent pas exactement respectées, le juge n’en a pas moins contrôlé la légalité de l’internement, répondant à l’article 5 § 4. La Cour réitère l’option que les décisions de détention doivent être signifiées à la personne concernée ou à son représentant. M. Wassink réclame 15 000 florins pour dommages et la somme de 11 987 florins pour frais et honoraires de l’avocat. La Cour reconnaît « un certain sentiment de frustration [du fait de l’absence du greffier], mais pas au point de justifier l’octroi d’une indemnité ». Elle accorde le remboursement des frais et honoraires de l’avocat.

Affaire Megyeri 114

L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des droits de l’homme le 19 avril 1991. À son origine se trouve une requête dirigée contre la République fédérale d’Allemagne par un citoyen hongrois, M. Megyeri, qui avait saisi la Commission le 22 octobre 1986. M. Megyeri a exprimé son intention de participer à l’instance, répondant à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 (d), et son souhait d’être représenté par M. Bernsmann, professeur de droit. 113. Arrêt de la Cour, p. 9, § 33. 114. Arrêt de la Cour du 12 mai 1992 ; rapport de la Commission du 26 février 1991.

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

Les faits

En mars 1983, M. Zolton Istvan Megyeri, citoyen hongrois vivant en Allemagne depuis 1975, est interné dans un hôpital psychiatrique sur ordonnance du tribunal régional de Cologne en vertu de l’article 63 du Code pénal, pour des actes délictueux qu’il avait commis, mais dont il ne put pas être tenu responsable, puisqu’il souffrait de troubles mentaux. Le tribunal s’appuie sur une expertise médicale ayant conclu à une « psychose schizophrénique avec des signes de paranoïa ». Lors de la procédure, M. Megyeri a été défendu par un avocat commis d’office. En septembre 1984, en août 1985 puis en juillet 1986, le tribunal régional d’Aix-la-Chapelle prescrit la poursuite de l’internement, selon l’article 67 (e) du Code pénal, qui prévoit un contrôle périodique tous les ans. En 1986, le tribunal fonde sa décision sur le rapport de trois psychiatres qui conclut que « la santé mentale de M. s’est dégradée, qu’il ne consent pas à subir un traitement et qu’il témoigne d’une nette propension à un comportement agressif et à la violence ». En septembre 1986, la Cour d’appel de Cologne écarte le recours de M. Megyeri contre la dernière décision du tribunal d’Aix-la-Chapelle. La question posée à la Cour lors de cette affaire porte sur la représentation juridique de M. Megyeri. En effet, en 1986, l’intéressé n’a pas été représenté par un avocat. Pourtant, en mars 1986, il a invité le tribunal à remplacer l’avocat qui avait agi en son nom en 1983 et, à cette occasion, il avait demandé les raisons pour lesquelles celui-ci n’avait pas assisté aux procédures de contrôle ultérieures. Cette question de la défense d’un accusé par un conseil se trouve régie par l’article 140 du Code de procédure pénale. Le président désigne, sur demande ou d’office, un défenseur lorsque, en raison de la gravité de l’acte ou de la complexité des données de fait ou de droit de la cause, le concours d’un défenseur paraît nécessaire ou lorsque l’inculpé ne peut manifestement pas se défendre lui-même. La Cour constitutionnelle fédérale, saisie par Megyeri sur ce point en vue d’annuler les décisions du tribunal régional et de la Cour d’appel, a estimé, en février 1987, que « la non-désignation d’un conseil par les tribunaux, dans la procédure de 1986, ne peut soulever aucune objection en droit constitutionnel, car jusque-là il n’était pas manifeste que sa maladie rende le requérant inapte à se défendre lui-même ». Pourtant il avait été jugé, en septembre 1984, par le tribunal administratif de Cologne que M. Megyeri se trouvait incapable de mener luimême une procédure judiciaire, et le tribunal d’instance de Cologne avait décidé, en mars 1987, la mise sous tutelle de l’intéressé après l’avoir entendu et après une expertise qui eut lieu un an plus tôt. Lors des contrôles ultérieurs, Megyeri est représenté par un avocat commis d’office. En janvier 1989, le tribunal ordonne sa libération conditionnelle pour une durée de trois ans. Il vit alors dans un pavillon ouvert de l’établissement psychiatrique de Cologne.

Arrêt de la Cour

M. Megyeri s’est plaint auprès de la Commission d’une violation de l’article 5 § 4 du fait que l’article 140 du code de procédure pénale sur la désignation d’un défenseur avait été enfreint. Après avoir rappelé sa jurisprudence relative à l’article 5 § 4, la Cour conclut qu’« une personne détenue dans un établissement psychiatrique pour avoir accompli des

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actes constitutifs d’infractions pénales, mais dont ses troubles mentaux empêchent de la juger responsable, doit, sauf circonstances exceptionnelles, jouir de l’assistance d’un homme de loi dans les procédures ultérieures relatives à la poursuite, la suspension ou la fin de son internement. L’importance de l’enjeu pour elle – sa liberté – combinée à la nature même de son mal – une aptitude mentale diminuée – dicte cette conclusion115 ». La Cour a analysé sous cet angle la procédure et les faits concourants jusqu’en 1986. Elle note l’existence d’une pathologie psychiatrique attestée par des certificats médicaux, l’aggravation de cette pathologie en 1986, et vise la décision judiciaire de mise sous tutelle. Elle indique qu’une des questions posées lors du contrôle de 1986 était de savoir si le requérant, au cas où il bénéficierait d’une libération à l’essai, représenterait un risque pour la collectivité. Elle précise en outre qu’elle doute que M. Megyeri pût aborder de « manière adéquate le problème juridique » et « par ses propres moyens, ordonner et bien exposer des arguments en sa faveur sur ce thème qui exigeait des connaissances et compétences médicales116 ». La Cour conclut donc à une violation de l’article 5 § 4. Le tuteur de M. Megyeri, demande une indemnité pour préjudice matériel sous la forme d’un manque à gagner, en argumentant que « M. Megyeri pouvait recouvrer sa liberté plus tôt, puis trouver un emploi si un avocat l’avait assisté dans la procédure litigieuse ». La Cour a écarté cette demande, ne pouvant présumer d’une issue plus favorable à l’examen judiciaire de 1986, si le requérant avait été assisté d’un avocat. En revanche, la Cour estime qu’il y a eu préjudice moral appelant l’octroi d’un dédommagement financier. M. Megyeri, « faute d’avoir eu l’assistance d’un avocat a dû éprouver un certain sentiment d’isolement et de désarroi ».

Affaire Herczegfalvy 117

L’affaire Herczegfalvy marque surtout une évolution car elle aborde les questions du respect des droits à la vie privée et la notion de traitement inhumain. M. Herczegfalvy a saisi la Commission en novembre 1978. L’affaire a été déférée devant la Cour en avril 1991. Les circonstances

M. Istvan Herczegfalvy est un citoyen qui vivait à Vienne depuis 1964. Il a été condamné en 1972 pour coups et blessures et il purgea de 1972 à 1977 deux peines d’emprisonnement. Il a fait l’objet, au cours de sa détention, de nouvelles poursuites pour coups et blessures contre ses gardiens, ses codétenus, et pour des menaces envers les magistrats. Dans le cadre de ces nouvelles procédures judiciaires, il a été maintenu en détention provisoire. Lors des débats devant le tribunal, en janvier 1978, Herczgfalvy a injurié et craché au visage du président. L’acte d’accusation a alors été révisé, à la suite de l’avis de plusieurs experts qui ont conclu qu’il souffrait de « paranoïa quérulente, équivalent à une maladie mentale, 115. Arrêt de la Cour p. 8 § 23. 116. Arrêt de la Cour, p. 9 § 25. 117. Arrêt Herczegfalvy c/Autriche du 24 septembre 1992 ; rapport de la Commission du 1er mars 1991.

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qui le rend irresponsable ; très agressif, il n’est pas capable de saisir l’illicéité de ses actes et sa présence à l’audience risque de nuire à sa santé 118 ». Le tribunal a ordonné son transfert à la prison spéciale pour délinquants aliénés. En juin 1978, le parquet a modifié son acte d’accusation et a demandé son internement. Toutefois, Herczegfalvy est resté jusqu’en juin 1979 dans la prison spéciale, bien qu’il ait déposé un recours contre la décision d’internement et contre le psychiatre traitant ayant préconisé son maintien à la prison spéciale pendant la durée de la procédure. Mais il a été transféré d’urgence en juin 1979 en hôpital psychiatrique, en raison des soins qu’il nécessitait, avant d’être renvoyé en maison d’arrêt, le 23 juillet 1979. Le traitement

M. Herczegfalvy entame alors en août 1979 une grève de faim pour manifester son désaccord avec les décisions et la procédure suivie. « Tombé d’inanition119 » le 28 août, il est hospitalisé pour recevoir un traitement médical urgent. Il est transféré en septembre 1979 en hôpital psychiatrique. Vu son affaiblissement, une alimentation forcée est engagée. « Rejetant tout contact et tout examen ou traitement médical, le requérant se vit en outre administrer contre son gré des sédatifs […], puis les 14 et 15 septembre, attacher à un lit de sûreté dont il réussit à sectionner le filet et les courroies. Le 17 septembre, il reçoit un autre neuroleptique. Il cesse de repousser toute nourriture le 27 septembre 1979, après avoir obtenu une chambre individuelle et une partie de ses dossiers120. » Il observe une nouvelle grève de la faim de mi-novembre à mi-décembre, puis il accepte de se faire nourrir par sonde une fois par jour. Devant son état de détérioration physique, on décide un traitement par perfusion, qui n’est possible qu’associé à un traitement provoquant un état de sédation. « Comme il s’y était violemment opposé, l’équipe de secours a dû le maîtriser. » Après un séjour en réanimation et de retour au quartier fermé, « on lui met des menottes et une courroie autour des chevilles en raison du risque d’agression et des menaces de mort qu’il profère121 ». À partir de février 1980, M. Herczegfalvy devient plus calme et plus coopérant. Il continue à injurier épisodiquement le personnel, mais il accepte de communiquer avec son entourage et consent qu’un médecin le nourrisse par sonde deux fois par semaine. « Le 22 février, on lui donne du papier et un stylo122. » M. Herczegfalvy porte plainte pour coups et blessures, chaque fois qu’il lui est administré des médicaments. Fin 1980, il se voit interdire de regarder la télévision, à la suite d’un différend à propos de sa correspondance. À partir de 1982, il accepte de se nourrir autrement que par sonde, comme c’était encore le cas. En 1983, un expert estime qu’il est possible de le mettre en liberté conditionnelle, son état s’étant beaucoup amélioré, au point de ne plus représenter de danger. Il quitte l’hôpital en 1984, après une nouvelle expertise. 118. Arrêt de la Cour, p. 4 § 13. 119. Arrêt de la Cour, p. 7 § 24. 120. Arrêt de la Cour, p. 7 § 28. 121. Arrêt de la Cour, p. 7 § 25. 122. Arrêt de la Cour, p. 8 § 29.

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La correspondance et l’information

M. Herczegfalvy a adressé de nombreuses plaintes et requêtes relatives aux soins et aux procédures judiciaires. La direction de l’hôpital avait convenu avec le curateur de l’intéressé que son courrier lui serait régulièrement transmis et que le tuteur déciderait s’il devait être posté, sauf les lettres adressées à son avocat et au tribunal des tutelles, qui étaient transmises sans restriction. En quittant la clinique, Herczegfalvy se vit remettre six classeurs contenant une partie de ses lettres, ainsi qu’une cinquantaine de lettres qui n’avaient pas été envoyées, bien qu’adressées au parquet. En outre, M. Herczegfalvy s’est plaint d’avoir été privé de lecture, de radio et de télévision pendant de longues périodes de sa détention et que « tant sa cellule que le pavillon étaient dépourvus de téléviseurs ». Arrêt de la Cour

Nous n’envisagerons pas en détail l’arrêt de la Cour à propos de la violation allégués des articles 5 § 1 e) et 5 § 4. Nous signalerons seulement que la Cour a conclu à l’absence de violation de l’article 5 § 1, mais a une nouvelle fois dû conclure à la violation de l’article 5 § 4 lors de deux recours de M. Herczegfavy pour lesquels la décision n’est intervenue qu’au bout, respectivement, de quinze mois et de deux ans. Nous nous attarderons plus longuement sur les autres griefs du requérant concernant les traitements subis et l’ingérence dans sa correspondance. Sur la violation alléguée de l’article 3

M. Herczegfalvy estime qu’en lui administrant de force de la nourriture et des neuroleptiques, en l’isolant et en l’attachant à l’aide de menottes à un lit de sûreté, on lui a infligé un traitement inhumain, incompatible avec l’article 3. Rappelons que l’article 3 stipule que « nul ne peut être soumis à la torture, ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». La Commission européenne des droits de l’hommes estime qu’il y a eu « un manquement aux exigences de ce texte dans le mode d’application du traitement : violentes et prolongées à l’excès, les différentes mesures incriminées auraient, combinées, revêtu un caractère inhumain et dégradant, contribuant même à aggraver l’état du patient123 ». La Cour analyse les traitements, les mesures d’isolement et de contention qu’a subis Herczegfalvy durant son internement. Elle estime qu’approuvés par son curateur, ils n’ont jamais cessé de viser un but thérapeutique et ont été interrompus dès que l’état du malade l’a permis. La Cour estime que la durée du maintien des menottes pendant quinze jours et du lit de sûreté est effectivement préoccupante. Toutefois, elle accepte la thèse du gouvernement qui plaidait que ce traitement était justifié par l’impératif médical. La Cour ne retient pas de violation de l’article 3, mais elle développe son opinion sur les traitements coercitifs : « Selon la Cour, la situation d’infériorité et d’impuissance qui caractérise les patients internés dans des hôpitaux psychiatriques appelle une vigilance 123. Arrêt de la Cour, p. 22 § 80.

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accrue dans le contrôle du respect de la Convention. S’il appartient aux autorités médicales de décider sur la base des règles reconnues de leur science des moyens thérapeutiques à employer, au besoin de force, pour préserver la santé physique et mentale des malades entièrement incapables d’autodétermination et dont elles ont donc la responsabilité, ceux-ci n’en demeurent pas moins protégés par l’article 3, dont les exigences ne souffrent aucune dérogation. Les conceptions médicales établies sont en principe décisives en pareil cas : ne saurait, en général, passer pour inhumaine ou dégradante une mesure dictée par une nécessité thérapeutique 124. »

Sur la violation alléguée de l’article 8

M. Herczegfalvy allègue que le traitement qu’il a reçu et les limitations imposées à son courrier constituent une atteinte au respect de sa vie privée selon l’article 8, ainsi rédigé : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » La Cour ne retient pas de violation de l’article 8 quant au traitement, mais elle analyse le grief du requérant à propos de sa correspondance. Le gouvernement plaide que si la pratique d’envoyer chaque lettre du requérant au curateur à des fins de sélection constitue une ingérence au droit au respect de sa correspondance, cette ingérence servait à protéger la santé du patient. La Cour estime qu’une limitation du droit de correspondance est une atteinte à l’article 8, sauf si elle est prévue par la loi et si elle poursuit un but légitime au regard de l’alinéa 2. Si la pratique d’ingérence dans l’exercice du droit au respect de sa correspondance est prévue par la loi autrichienne, à la fois dans le code civil et dans la loi sur les hôpitaux, la Cour juge que « ces textes, au libellé très vague, n’indiquent ni l’étendue ni les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation. Or de telles limites apparaissent d’autant plus nécessaires en matière d’internement psychiatrique que les intéressés se retrouvent souvent à la merci des autorités médicales, le courrier restant alors leur seul contact avec l’extérieur125 ». La Cour conclut donc à une violation de l’article 8, sur le fait que la loi autrichienne ne précise pas le but, la durée, l’étendue et le contrôle de la restriction du droit au respect de la correspondance. Sur la violation alléguée de l’article 10

M. Herczegfalvy se plaint de même des limitations à l’accès à l’information. Sans développer la question, La Cour reconnaît la violation de l’article 10. Comme pour la violation de l’article 8, elle estime que l’article de loi qui prévoit une restriction du droit à l’information doit prévoir une protection minimale contre l’arbitraire de cette restriction. 124. Arrêt de la Cour, p. 22 § 82. 125. Arrêt de la Cour, p. 24, § 91.

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Sur l’application de l’article 50 (actuel art. 41)

M. Herczegfalvy, de manière indicative, chiffre le tort moral qu’il a subi à la somme de 2 737 753 802 schillings autrichiens et il fournit un décompte… La Cour a évalué le préjudice résultant des violations retenus à 100 000 schillings et au remboursement des frais d’avocat et de voyage.

Affaire Bouilly 126

L’affaire Bouilly confirme l’application des dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention européenne au contentieux de la réparation du préjudice né du retard à la communication des pièces administratives et médicales d’hospitalisation. Les faits

Cherchant à connaître les circonstances exactes qui l’avaient conduite à être hospitalisée en clinique psychiatrique à deux reprises, et dans des conditions qu’elle contestait, la requérante avait tenté d’obtenir copie des pièces de son dossier du CHR d’Orléans, qui l’avait préalablement prise en charge avant de l’orienter en cliniques psychiatriques. Après avoir obtenu du tribunal administratif d’Orléans l’annulation du refus tacite de communication de pièces, par jugement du 17 décembre 1992, et avoir saisi la section du rapport et des études du Conseil d’État en vue d’une exécution forcée de ce jugement, la requérante eut communication de 138 documents complémentaires que l’établissement prétendait, pourtant, avoir précédemment détruits. Le 12 août 1993, la requérante forma auprès du directeur du CHR d’Orléans une demande d’indemnisation en réparation du préjudice né d’un tel retard. Puis elle saisit le tribunal administratif d’Orléans le 27 février 1995. Par jugement du 12 février 1998, le tribunal condamna l’établissement à verser à la requérante 20 000 F en réparation de son préjudice, augmentés des intérêts à compter du 12 août 1993, ainsi que 2 000 F supplémentaires au titre des frais de procédure. Arrêt de la Cour

Mlle Élisabeth Bouilly s’est plainte auprès de la Commission européenne des droits de l’homme d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du délai déraisonnable d’instruction de sa demande indemnitaire, qui s’était échelonnée sur quatre ans et demi en première instance. Elle s’est plainte, en outre, de la violation de l’article 13 puisque le droit administratif français ne lui ouvrait aucune voie de recours pour tenter de mettre fin à la violation de l’article 6 § 1, en lui permettant de faire instruire plus rapidement sa requête. Par décision du 9 septembre 1998, la Commission européenne déclara la requête recevable, qui fut ensuite instruite par la Cour en raison de la dissolution de la Commission, deux mois plus tard. Par décision du 16 mars 1999, la troisième 126. Requête n° 38652/91, Élisabeth Bouilly c/France, arrêt du 7 décembre 1999, IIIe section.

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section de la Cour confirma la décision de la Commission quant à la recevabilité des griefs tirés de la violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention ; puis, par arrêt du 7 décembre 1999, cette même section constata la violation de l’article 6 § 1 et, de ce fait, n’estima pas nécessaire de se placer, de surcroît, sur le terrain de l’article 13 de la Convention ; elle se référait, à cette fin, à son arrêt Pizzetti c/Italie du 26 février 1993 127. La Cour accorda, en outre, à la requérante, 40 000 F à titre de satisfaction équitable. À notre connaissance, il s’agit du premier arrêt pris par la Cour en matière de contentieux relatif à la réparation du préjudice né du retard à la communication de pièces médicales d’un dossier d’hospitalisation, et également du premier arrêt de la Cour dans une affaire mettant en cause la France dans un cas concernant une prise en charge psychiatrique. Cette affaire revêt d’autant plus d’importance que le Premier ministre, Lionel Jospin, a fait connaître son intention de saisir le parlement français, durant l’an 2000, d’un projet de loi concernant, entre autres, l’accès du patient à son dossier médical 128.

Affaires Ballestra et Vermeersch

La Cour européenne des droits de l’homme eut par ailleurs à statuer en 2000 et 2001 sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 au contentieux diligenté, en France, devant les juridictions administratives, concernant un internement administratif fautif 129. Dans l’affaire de M. Albin Ballestra, elle n’eut à statuer que sur la longueur du contentieux de la réparation porté devant cette juridiction 130. Dans l’affaire de M. Vermeersch, elle dut en revanche se prononcer sur le contentieux de l’annulation des décisions irrégulières de placement et dut, à cette fin, opérer un important revirement de jurisprudence.

127. Série A n° 257 C, p. 37, § 21. Depuis l’affaire Kudla, la Cour européenne semble néanmoins avoir abandonné sa vieille jurisprudence relative à l’absorption des disposi tions de l’article 13 par les garanties posées à l’article 6 § 1 de la Convention. Dans cette dernière affaire, elle statue en effet séparément sur le grief tiré de la violation de l’article 13 (arrêt du 26 octobre 2000, Kudla c/Pologne). 128. L’opposition d’un grand nombre de médecins à un tel projet a néanmoins conduit à repousser la discussion parlementaire à la fin de l’année 2001. Voir projet de loi, Droits des malades et qualité du système de santé, Lionel Jospin, Élisabeth Guigou, Paris, 5 septembre 2001, Assemblée nationale, Les documents législatifs de l’Assemblée nationale, n° 3258, 175 p. 129. Par un troisième arrêt du 13 novembre 2001, la troisième section de la Cour a constaté la violation de l’article 6 § 1 dans une affaire José Francisco c/France et alloué 60 000 F à titre de satisfaction équitable et 8 000 F au titre des frais de procédure. 130. Par arrêt du 27 février 2001, la Cour européenne statua également sur la violation de l’article 6 § 1 dans le cadre d’une procédure civile indemnitaire, relative à un internement psychiatrique, en constatant l’existence d’une telle violation et en accordant 23 000 F au requérant à titre de satisfaction équitable (req. n° 39066/97, Jean Pierre Donnadieu c/France).

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L’affaire Ballestra

Les circonstances 131 M. Albin Ballestra, alors âgé de 22 ans et balayeur de la ville de Paris, fut arrêté le 14 mai 1982 pour avoir franchi les services d’ordre du Parc des Princes lors de la finale de la coupe de France de football pour offrir une rose au président de la République. Transféré le lendemain à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris (IPPP), il fut ensuite interné en unité pour malades difficiles du centre hospitalier spécialisé de Villejuif durant plusieurs mois, et maintenu enfermé dans cet hôpital jusqu’en octobre 1985, date à partir de laquelle il obtint des sorties occasionnelles, puis régulières, avant d’obtenir sa sortie judiciaire par ordonnance du président du tribunal de grande instance de Créteil du 26 mai 1987, magistrat qu’il avait saisi un mois et demi plus tôt. Le 28 juin 1988, il introduisit devant le tribunal administratif de Paris plusieurs recours en annulation des décisions de placement et de maintien. Par jugement du 18 février 1991, le tribunal administratif de Paris fit partiellement droit à ses demandes. Il se pourvut néanmoins devant le Conseil d’État qui rejeta son recours par arrêt du 11 juin 1997. Dans l’intervalle, le 1er septembre 1989, M. Ballestra se présenta au domicile personnel du président de la République afin d’expliquer son geste de 1982, de lui faire part de ses conséquences et d’obtenir de lui un emploi à la télévision. Il téléphona en outre à l’interne de garde de l’hôpital de Villejuif pour le tenir informé de ses démarches. La police, alertée, le plaça sous surveillance rapprochée durant plusieurs jours, et bien qu’elle n’observât rien d’anormal, elle se saisit de lui le 16 septembre 1989 sur ordre du commissaire de Vitry-sur-Seine, qui le fit transférer une nouvelle fois à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris. Le lendemain, il fut de nouveau interné au CHS de Villejuif, sur ordre du préfet du Val-de-Marne. Le 26 septembre 1989, M. Ballestra s’évada, mais il fut de nouveau arrêté le 15 novembre, alors qu’il s’apprêtait à prendre le train pour se rendre à l’audience du 16 novembre du président du Tribunal de grande instance de Créteil qu’il avait saisi d’une nouvelle requête en sortie immédiate. Maintenu au CHS de Pierrefeu-du-Var jusqu’au 22 novembre 1989, il fut transféré à cette date au CHS de Villejuif d’où il sortit le 15 février 1990 sur ordre du magistrat précédemment saisi, s’appuyant sur un rapport d’expert du 15 janvier 1990 qui concluait à son absence de dangerosité. Parallèlement, M. Ballestra introduisit, devant les juridictions administratives, un recours tendant au remboursement du forfait hospitalier journalier qu’il avait dû payer, ainsi que diverses requêtes de plein contentieux visant à obtenir réparation du préjudice né des irrégularités de forme qu’il dénonçait dans ses précédents recours. Par jugement du 12 février 1991, le tribunal administratif de Paris rejeta son recours relatif au remboursement du forfait journalier. La cour administrative d’appel de Paris annula en revanche ce jugement par arrêt du 31 mars 1992 et donna partiellement gain de cause au requérant ; mais, par arrêt du 26 juillet 1996, le Conseil d’État, saisi par l’hôpital d’un pourvoi en cassation, annula l’arrêt de la Cour administrative d’appel au motif que l’appel formé par l’avocat du requérant, 131. Concernant l’histoire de M. Albin Ballestra, voir notamment Ph. Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Paris, Fayard, 1989, p. 25 33.

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désigné à l’aide juridictionnelle, avait dépassé de vingt-quatre heures le délai de deux mois, prévu à l’article R. 229 du Code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. Quant au recours indemnitaire, introduit le 25 juillet 1998 auprès du ministre de l’Intérieur, il fut rejeté le 6 décembre suivant. Le requérant saisit alors le tribunal administratif de Paris d’une requête de plein contentieux qui fut rejetée par jugement du 4 décembre 1991, le tribunal se déclarant incompétent pour connaître de ses prétentions indemnitaires. L’intéressé interjeta appel le 12 avril 1992 à la Cour administrative d’appel de Paris qui ne statua que le 26 février 1998 en concluant à l’incompétence de la juridiction administrative. Le recours indemnitaire diligenté dans les mêmes délais à l’encontre de l’hôpital de Villejuif connut le même sort, le Conseil d’État rejetant son recours par arrêt du 11 juin 1997. En revanche, par jugement du 16 octobre 2000, le Tribunal de grande instance de Paris, saisi le 29 décembre 1998, lui accorda une indemnisation de 280 000 F en réparation de son préjudice.

L’arrêt de la Cour européenne Le gouvernement français n’ayant pas formulé d’exception sur la recevabilité du grief tiré de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne, la Cour examina d’emblée le grief tiré de la longueur excessive de la procédure. Constatant que le gouvernement français ne fournissait aucune explication de ces divers délais, elle conclut donc à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne, par arrêt du 12 décembre 2000 132.

Sur l’application de l’article 41 M. Ballestra faisait valoir un pretium doloris résultant de la longueur excessive de la procédure, qui a conduit à sa mise en invalidité pour raisons psychiatriques, et réclamait 300 000 F au titre d’une perte de chance et de réinsertion. Il estimait en outre son préjudice moral à 750 000 F. Le gouvernement français jugeait quant à lui les prétentions du requérant excessives et proposait de lui verser 15 000 F en réparation du préjudice moral. Statuant en équité, la Cour lui accorda 85 000 F à titre de préjudice moral et 15 300 F au titre des honoraires de son mandataire devant les organes européens, soit une somme totale de 100 300 F à titre de satisfaction équitable.

L’affaire Vermeersch

À l’origine de cette dernière affaire se trouve la requête introduite, le 30 mai 1997, par M. Omer Vermeersch contre la France devant la Commission européenne des droits de l’homme. Cette affaire présente l’intérêt de fixer la jurisprudence des organes européens concernant l’applicabilité des dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention au contentieux administratif français relatif à un internement psychiatrique, en opérant un revirement important. Les faits Entre 1980 et 1987, M. Vermeersch connut divers déboires (décès de son fils, puis accident du travail avec perte de quatre doigts) qui le plongèrent dans un

132. Arrêt Ballestra c/France, 12 décembre 2000, req. n° 28660/95, Comm. eur., 20 mai 1998.

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état dépressif pour lequel il se fit suivre et traiter. Toutefois, il n’arrêta pas son travail et continua à gérer son garage. Ses difficultés s’accrurent d’une mésentente familiale et d’un conflit avec un médecin, premier adjoint au maire de la commune de Verlingheim, avec lequel il échangea quelques invectives. À la suite d’un incident, un autre médecin de cette même commune rédigea, le 20 octobre 1987, un certificat médical succinct d’internement qui suffit au premier adjoint au maire pour ordonner, en lieu et place du premier magistrat de la commune, le placement d’office de l’intéressé. Le 30 octobre 1987, le préfet du Nord prit un arrêté de placement d’office. Le 8 février 1988, M. Vermeersch adressa une demande de sortie immédiate au président du Tribunal de grande instance de Lille, lequel ordonna sa sortie immédiate, un mois plus tard, estimant qu’au vu du certificat médical de situation du 26 février 1988, son maintien en établissement psychiatrique n’était plus nécessaire. Durant l’été 1989, l’intéressé introduisit plusieurs recours en annulation des décisions d’internement et de maintien devant le tribunal administratif de Lille, qu’il assortit ensuite de divers recours indemnitaires, introduits devant cette même instance en novembre 1989, février et juin 1990, puis en janvier 1994 et en janvier 1995, à l’encontre de l’État, de l’établissement et des diverses communes concernées, dont celle dont dépendait l’hôpital. Estimant que le délai d’instruction pris par les juridictions administratives devait conduire les organes européens à conclure à l’épuisement des voies de recours internes, M. Vermersch entendit se plaindre non seulement de la longueur de la procédure en annulation des actes qu’il estimait fautifs, comme de la procédure visant à obtenir réparation de son préjudice, mais encore des diverses violations de la Convention européenne dont il avait saisi le juge administratif français et que révélait, selon lui, son internement. Il compléta ultérieurement sa requête du grief selon lequel les règles de répartition des compétences entre juridictions administrative et civile étaient, en France, si peu assurées qu’il fallut attendre l’arrêt du tribunal des conflits pris le 17 février 1997, dans une affaire Menvielle, pour que le juge de la réparation soit clairement identifié.

Procédure devant la Commission européenne Statuant le 21 octobre 1998 sur la recevabilité de la requête, la Commission européenne déclara irrecevable les griefs relatifs à l’internement et au traitement du requérant, soit pour non-épuisement des voies de recours, soit parce qu’ayant obtenu l’annulation de certains actes, le requérant devait être considéré comme ayant obtenu réparation de la violation alléguée et avait, par conséquent, perdu sa qualité de victime au sens de l’article 25 de la Convention. Aussi ne retint-elle que les griefs tirés de la violation de l’article 6 § 1 concernant le délai des procédures pendantes devant la juridiction administrative, de la violation de l’article 5 § 5 de la Convention qui résulterait, selon le requérant, de l’impossibilité d’obtenir la réparation pécuniaire de son préjudice, faute de pouvoir déterminer avec la certitude voulue, le juge compétent pour en connaître, et de la violation de l’article 13 en ce qu’il ne disposait d’aucun moyen de recours pour faire cesser les violations alléguées des articles 6 § 1 et 5 § 5. Ce faisant, la Commission revenait sur son ancienne jurisprudence qui, jusqu’à

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

cette date 133, considérait que l’article 6 § 1 ne s’appliquait pas au contentieux de l’annulation des décisions de placement, s’agissant de litiges relatifs à l’atteinte à la liberté individuelle non de litiges concernant un droit civil.

Arrêt de la Cour La Cour devait donc trancher deux questions importantes par son arrêt du 30 janvier 2001. Tout d’abord l’application des dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention au contentieux de la privation de liberté, ensuite le caractère accessible, en droit français, du juge de la réparation du préjudice né d’un internement psychiatrique formellement fautif. Le gouvernement français invoquait en effet une exception d’irrecevabilité. Il soutenait que la requête de M. Vermeersch était incompatible ratione materiae avec l’article 6 § 1 de la Convention du fait que la procédure d’internement d’office dont l’intéressé avait été l’objet traduit l’exercice de prérogatives de puissance publique qui priment sur l’aspect patrimonial des demandes indemnitaires et qu’en tout état de cause, les demandes visant à faire constater l’irrégularité d’un acte administratif ne rentrent pas dans le champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour devait donc rappeler l’arrêt Aerts c/Belgique 134 : « Le droit à la liberté a un caractère civil. Dès lors, l’issue des actions engagées par le requérant et visant à faire statuer sur la légalité de son internement était déterminante pour les droits de caractère civil de celui-ci 135. » Elle rejeta donc l’exception invoquée par le gouvernement défendeur. Ce faisant, elle réduisit à néant l’ancienne jurisprudence de la Commission européenne, constamment rappelée depuis 1984, selon laquelle « les procédures relatives à l’internement d’une personne en hôpital psychiatrique ne portent pas sur des droits et obligations de caractère civil. L’article 6 de la Convention ne s’y applique donc pas 136 ». Concernant les requêtes engagées par M. Vermeersch devant la juridiction administrative et visant à obtenir une indemnisation, la Cour estime donc naturellement que, l’action se rapportant à un droit purement patrimonial, l’article 6 § 1 s’y applique 137. 133. Voir également la décision de la Commission européenne des droits de l’homme du 21 octobre 1998 prise dans le cadre de l’affaire José Francisco c/France (req. n° 3845/97). En vérité, la Commission marqua en ce domaine un premier infléchissement au regard de son ancienne jurisprudence, lorsqu’elle eut à examiner la recevabilité de la requête J. P. D. c/France, n° 39066/97 ; examen à l’occasion duquel elle commença, deux mois avant sa dissolution, à tirer les conséquences de l’arrêt de conflit Menvielle (voir déc. du 9 septembre 1998). 134. Arrêt Aerts c/Belgique, 30 juillet 1998, Recueil des décisions et arrêts, 1998 V, p. 1964, § 59. 135. Arrêt Vermeersch c/France, 30 janvier 2001, p. 8. 136. Voir notamment les requêtes n° 11200/84, déc. 14.7.87, D.R. 53, p. 50, et n° 10801/84, L. c/Suède, déc. 3.10.88, DR 61, p. 74 75, § 86 à 88. Voir également, plus récemment et concernant la France, les requêtes n° 27038/95, Monique d’Esposito (déc. Comm. eur., 10 septembre 1997) et, pour la dernière d’entre elles, n° 39066/97, J. P. D. c/France (déc. Comm. eur., 9 septembre 1998, déjà citée). 137. La Cour se réfère ici aux décisions prises par la troisième section, le 4 mai 2000 dans le cadre des affaires Granata c/France (req. n° 3926/98), et Pulvirenti c/France (req. n° 41526/98).

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Quant au grief tiré de la violation de l’article 5 § 5 de la Convention, la Cour rappelle que le droit garanti par cet article ne peut naître que lorsqu’une violation de l’article 5 § 1 à 4 a été préalablement établie 138. Elle constate que tel est bien le cas, puisque les arrêtés de placement d’office des 20 et 30 octobre 1987 furent annulés par le jugement du tribunal administratif de Lille du 24 juin 1997. Mais elle remarque aussitôt que l’article 5 § 5 ne garantit que l’existence d’un droit à réparation et ajoute : « Il ne prévoit ni une réparation d’un montant déterminé ni les conditions procédurales d’exercice de ce droit. En l’occurrence, la Cour observe que dès avant l’arrêt du tribunal des conflits du 17 février 1997, le requérant bénéficiait du droit à réparation prévu par l’article 5 § 5 puisqu’en cas d’illégalité d’un arrêté de placement, il pouvait saisir les juridictions administratives d’une demande de réparation de l’illégalité constatée. L’arrêt du tribunal des conflits, qui a modifié la répartition des compétences entre juridictions judiciaire et administrative, en donnant compétence exclusive au juge judiciaire pour tout le contentieux de la réparation en matière d’internement, s’est limité à simplifier le système antérieur en permettant aux intéressés de ne s’adresser désormais qu’à un seul juge pour être indemnisés. Dès lors, la Cour est d’avis que le problème de la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction avant 1997 ainsi que la simplification intervenue depuis lors, ne sont pas de nature à empêcher l’exercice du droit à indemnisation garanti par l’article 5 § 5 de la Convention 139. » Après sa prise de position particulièrement ferme qui aura, sans nul doute, d’importantes répercussions dans le contentieux administratif français de l’internement psychiatrique, la Cour européenne rejette néanmoins la requête de M. Vermeersch, après avoir observé que le délai d’instruction de ses requêtes s’explique en grande partie par sa propre attitude qui l’aurait conduit à multiplier ses écritures. Elle constate que, pour un même internement, l’intéressé a introduit quinze recours et cinquante-cinq mémoires, sans tenir compte du fait que le droit administratif français impose d’introduire autant de requêtes qu’il y a d’actes attaqués et autant de mémoires de capitalisation qu’il y a de défendeurs, de recours indemnitaires et d’années écoulées. En l’occurrence, les cinq recours indemnitaires, visant des administrations distinctes, supposaient l’introduction non seulement de cinq requêtes différentes, mais encore de trente-cinq mémoires de capitalisation des intérêts, la procédure ayant duré plus de sept ans en première instance. Mais la Cour estima que la multiplication des recours ne pouvait que contribuer à retarder leur examen et exclut donc toute contribution du gouvernement français au retard pris par le tribunal administratif de Lille dans l’examen des requêtes de M. Vermeersch. Par voie de conséquence, ne constatant aucune violation des articles 5 § 5 et 6 § 1 de la Convention, elle rejeta dans le même temps le grief tiré de la violation alléguée de l’article 13 de la Convention, qui ne lui semblait pas fondé. 138. La cour renvoie à ce sujet à la décision prise le 29 août 2000 par la troisième section, dans le cadre de l’affaire Francisco c/France (req. n° 3945/97). 139. Arrêt Vermeersch c/France, p. 13. Voir, dans le même sens, la décision de la troisième section du 23 février 1999, prise dans l’affaire A.B. c/France (req. n° 39586/98).

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Les décisions de la Commission et les résolutions du Comité des ministres du Conseil de l’Europe concernant la France

Ces dix dernières années, plusieurs dizaines de requêtes ont été portées devant la Commission européenne des droits de l’homme par des personnes qui ont été internées en France et qui contestaient leurs internements. Certaines de ces affaires ont débouché soit sur des décisions d’irrecevabilité, soit sur des accords amiables entre les requérants et le gouvernement français, soit sur des résolutions du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, constatant une violation de la Convention et accordant une satisfaction équitable aux victimes. Aucune n’a été portée par la Commission ou par une haute partie contractante à la connaissance de la Cour, de sorte qu’avant la dissolution de la Commission européenne des droits de l’homme en novembre 1998, aucun arrêt de la Cour n’avait pu être pris concernant le système français de l’internement psychiatrique, malgré sa complexité, difficilement compatible avec les exigences de la Convention. Nous n’examinerons ces requêtes que dans la mesure où elles apportent malgré tout un éclairage particulier, voire nouveau, au regard de la jurisprudence de la Cour précédemment commentée.

Violation de l’article 6 § 1

Compte tenu de la complexité du droit français en matière de réparation du préjudice né d’un internement irrégulier et de l’abondante jurisprudence administrative concernant la matière, acquise ces quinze dernières années par le Groupe Information Asiles, l’on ne s’étonnera pas que le contentieux européen relatif à l’internement psychiatrique français mette principalement en cause le délai déraisonnable d’instruction des recours. Ce sont en effet les garanties posées à l’article 6 § 1 de la Convention qui, en premier lieu, ont permis à certains requérants ayant été internés en France de déboucher devant les organes européens.

Pour délai déraisonnable de la procédure en réparation financière et du contentieux du forfait journalier

Rappelons en effet que l’article 6 § 1 de la Convention n’exige pas l’existence d’une décision, mais d’une contestation sur les droits et obligations de caractère civil ; de sorte que, lorsque le délai d’instruction d’un recours indemnitaire apparaît trop long, il est possible de saisir la Commission avant même l’issue du contentieux devant les juridictions nationales. Il suffit de démontrer qu’en droit interne, l’intéressé ne dispose d’aucun moyen propre à faire accélérer une procédure qui traîne en longueur ou s’ensable, ce qui est malheureusement courant. Sous l’empire de l’article 6 § 1, le gouvernement français n’a pas invoqué de moyens de recours propres à faire accélérer l’instruction d’une affaire, dont disposerait l’intéressé. Dès qu’un délai de deux à trois ans est dépassé en première instance, la saisine des organes européens est donc possible et n’a guère posé de grosses difficultés jusqu’en 1999. Précisons que les dispositions de cet article s’appliquent tant à la procédure civile en dommages et intérêts qu’à la

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procédure indemnitaire du plein contentieux administratif. Devant les juridictions administratives, il suffit que la personne prétende obtenir la réparation financière de son dommage pour que la procédure initiée devant le tribunal administratif entre dans le champ de l’article 6 § 1, à condition toutefois qu’elle ait respecté les règles propres au contentieux administratif et qu’elle ait donc introduit un recours gracieux préalable devant l’administration, avant de saisir le tribunal administratif de ses prétentions indemnitaires. Par résolution du 26 juin 1996, le Conseil des ministres a ainsi adopté le rapport de la Commission européenne du 29 juin 1994 et accordé à Mlle Dominique M. une somme de 40 000 F, augmentée de 8 402 F au titre des frais encourus devant la Cour de cassation française et la Commission européenne, après avoir constaté la violation de l’article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable 140 dans l’instruction de sa requête concernant le dommage né de son internement, jugé abusif et irrégulier. Nous avons déjà eu l’occasion de signaler cette affaire et de résumer sommairement les faits de l’espèce. Nous n’apporterons donc ici que quelques précisions sur la procédure critiquée. En juin 1966, la requérante avait été transférée à l’hôpital psychiatrique Sainte-Madeleine de Bourg-en-Bresse où elle fut internée jusqu’au 27 janvier 1967, après avoir été hospitalisée quelques jours en service de réanimation à la suite d’une première tentative de suicide. De 1972 à 1981, Mlle Dominique M. tentera d’obtenir, en vain, la reconnaissance, par la juridiction administrative, du caractère inapproprié de son hospitalisation psychiatrique et saisira, à cette fin, le tribunal administratif de Lyon, puis le Conseil d’État. Après avoir pris contact avec le Groupe Information Asiles, et au vu des documents rassemblés, elle orientera différemment sa mise en cause à partir du mois de juin 1982, en saisissant, cette fois, le tribunal de grande instance de Bourg-en-Bresse d’une action en responsabilité civile contre l’hôpital du fait du caractère abusif et illégal de son internement comme du caractère inhumain et dégradant des traitements subis. La procédure se soldera, après maintes péripéties, par un arrêt de la Cour de cassation du 20 juin 1993. La Commission européenne ne prendra en considération que le délai écoulé entre 1982 et 1993, refusant de tenir compte des procédures administratives antérieures, au motif que la requérante avait saisi la Commission au-delà du délai de six mois de l’ancien article 26 de la Convention, lequel avait commencé à courir à compter de l’arrêt du Conseil d’État, bien que la question posée par la suite à la juridiction civile fût en grande partie la même que celle invoquée devant la juridiction administrative. L’ensemble du contentieux n’en aura pas moins duré près de… vingt-cinq ans ! Dans le cadre de l’affaire de M. René Loyen 141, la Commission européenne eut à examiner à la fois la longueur de la procédure indemnitaire introduite devant le tribunal administratif de Lille et le délai d’instruction de la requête en 140. Requête n° 15483, décision de la Commission européenne du 13 février 1992, et décision finale sur la recevabilité du 1er décembre 1993 ; rapport de la Commission du 29 juin 1994 ; résolution DH (96) 258 du 25 juin 1996 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe. 141. Requête n° 17724/91, décision de la Commission du 11 mai 1994 ; rapport de la Commission du 30 novembre 1994 ; résolution DH (96) 257 du 25 juin 1996.

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dommages et intérêts, déposée par le requérant devant le tribunal de grande instance de cette même ville, cette dernière instance civile ayant sursis à statuer dans l’attente de la décision du juge administratif, décision qui survint le 9 juin 1994, après sept ans d’instruction… L’instruction civile demeure en cours, en 2001, devant la Cour d’appel de Douai, soit quinze ans après la première mise en cause… Par sa résolution du 25 juin 1996, le comité des ministres du Conseil de l’Europe, adoptant le rapport de la Commission, constatant la violation de l’article 6 § 1, accorda au requérant, à titre de satisfaction équitable, une somme de 50 000 F augmentée de 18 000 F pour les frais et dépens. Rappelons que, par jugement du 4 juin 1994, le requérant avait déjà obtenu une somme de près de 500 000 F (intérêts compris), en réparation du dommage né des fautes de services commises et ayant conduit à l’annulation des actes de placement par un précédent jugement du 14 avril 1994. Les circonstances de cette affaire sont assez singulières et méritent d’être rappelées. En 1983, M. René Loyen avait acheté sur un chantier des pavés pour en garnir l’allée de sa maison de campagne. Un voisin, président d’une association d’anciens combattants, l’ayant vu prendre ces matériaux, s’imagina qu’il les avait volés. Accompagné de ses deux fils, il entreprit d’aller le trouver à son domicile pour lui demander quelques explications. Les trois acolytes brutalisèrent M. René Loyen qui fut hospitalisé une vingtaine de jours à la suite des coups reçus. La plainte qu’il déposa fut classée par le parquet de Lille comme accident de la circulation, ce qui ne manqua pas de provoquer les protestations de l’intéressé. Le 20 décembre 1985, M. René Loyen se rendit au tribunal de grande instance de Lille pour rencontrer le procureur de la République et obtenir, enfin, des éclaircissements sur les raisons d’un tel classement. L’accès du bureau du procureur lui étant refusé, il fit un scandale dans le hall du tribunal, ce qui motiva l’intervention de la police et son internement en placement d’office. Plus tard, la Cour d’appel de Douai devait lui donner gain de cause, en condamnant ses agresseurs à lui verser une indemnité de 80 000 F et au paiement des frais hospitaliers. Quinze ans après son internement, les héritières de M. René Loyen, décédé dans l’intervalle après une transplantation cardiaque, tentent encore d’obtenir réparation de l’intégralité de son préjudice. Malgré le délai d’ores et déjà écoulé, le tribunal de grande instance de Lille ne s’est prononcé que le 6 juillet 2000 en déclarant l’internement injustifié et en accordant près de quatre millions de francs aux héritières. La Cour d’appel ayant été saisie, il est probable que l’affaire sera ensuite portée devant la Cour de cassation. Ce n’est donc qu’après ce long parcours (vingt ans) que les héritières pourront – comme Mlle Dominique M. dont il vient d’être question – s’adresser opportunément aux organes de la Convention 142. Notons enfin que, toujours dans cette affaire Loyen, la Commission a établi que le contentieux relatif au forfait journalier, visant à faire prendre en charge par l’État la partie des frais d’hébergement résultant d’un internement psychiatrique, relève également des dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention 143. Adoptant le rapport de la 142. Voir également dans le même sens, requête n° 19619/92, Madeleine Ledrut c/France, déc. du 18 octobre 1994. 143. Requête n° 26915/95, René Loyen c/France, déc. du 27 juin 1996. Voir également, requête n° 24352/94, Benjamin Eyoum Priso c/France, déc. du 19 octobre 1995.

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Commission concluant, une fois de plus, à la violation de l’article 6 § 1, le comité des ministres du Conseil de l’Europe a pris une nouvelle résolution DH (98) 228, le 25 septembre 1998, précisant que la France devra de nouveau verser 30 000 F supplémentaires à l’intéressé 144. Toutefois, et alors que le gouvernement français avait été amené à conclure certains accords amiables concernant le contentieux de la réparation du dommage né de l’irrégularité ou du caractère abusif d’un internement (aff. José Francisco et Anne-Marie Bacquet), ou avait été sanctionné à ce sujet par la Commission européenne des droits de l’homme et le Comité des ministres du Conseil de l’Europe (affaires Marthe Boyer-Manet, Roger Lambert, Madeleine Ledrut, René Loyen), ce même gouvernement n’hésita pas à soutenir 145, durant l’été 1999, qu’en cas de litige sur le montant de la réparation du préjudice né d’un internement injustifié et formellement irrégulier, « la demande indemnitaire du requérant n’est pas dissociable du contentieux de la légalité de l’internement comme de l’examen des conditions de la privation de liberté par le juge judiciaire et que […] l’aspect financier de l’affaire n’est pas une condition suffisante pour qu’elle relève du champ d’application de l’article 6 par. 1 de la Convention 146 ». Ainsi le gouvernement français entendait-il soutenir désormais que non seulement le contentieux de l’excès de pouvoir (recours en annulation des actes fautifs devant le juge administratif), mais aussi le contentieux indemnitaire relatif à l’internement se trouvent exclus des garanties posées par la Convention européenne du seul fait que le litige porte sur la mise en œuvre des prérogatives de puissance publique, relevant de la souveraineté de l’État. Seul le droit à réparation se trouverait ainsi garanti par l’article 5 § 5 de la Convention européenne en cas d’internement illégal, mais pas le droit à l’accès à un tribunal indépendant et impartial, statuant à délai raisonnable, ni à l’écoute équitable de sa cause et à la publicité des débats en cas de litige sur un tel droit à réparation pécuniaire de son dommage… Il n’est pas certain que ce soit en adoptant de tels moyens que la France concourra 144. Requête n° 26915/95. Voir, dans le même sens, la résolution DH (98) 362 (req. n° 24352/94, Benjamin Eyoum Priso c/France, du 12 novembre 1998), accordant au requé rant une somme totale de 6 000 F à titre de satisfaction équitable pour violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans l’instruction du litige relatif au paiement d’un forfait journa lier de 594 F concernant son précédent internement, la Commission européenne et le Comité des ministres prenant en considération l’importance du litige au regard de la situation économique particulièrement précaire de l’intéressé, alors que la modicité de la somme en cause conduisait le gouvernement français à conclure au rejet de la requête. 145. Sous la plume de Rony Abraham, commissaire du gouvernement au Tribunal des conflits, maître des requêtes au Conseil d’État, professeur associé à l’université de Paris X Nanterre, dans le cadre du DEA de Droits de l’homme et libertés publiques, dirigé par le professeur Danièle Lochak, présidente du GISTI (groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés), ancien rapporteur général de la Commission d’accès aux documents administratifs, et récemment nommé directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères, et donc, désormais en charge de l’ensemble du conten tieux des droits de l’homme devant la Cour européenne, pour le compte du gouverne ment français (voir mémoire du 12 juillet 1999, puis dans le cadre de la requête Giovanni Granata c/France n° 39626/98). 146. Mémoire du 12 juillet 1999, déposé par le gouvernement français dans le cadre de l’affaire Giovanni Granata c/France (req. n° 39626/98).

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

au développement des droits de l’homme dans le monde et dans l’Hexagone, comme elle s’y est pourtant engagée en ratifiant la Convention européenne. Heureusement, la Cour européenne des droits de l’homme ne valida pas ce raisonnement spécieux et se contenta de constater : « La procédure concernait le droit à indemnisation des requérants à la suite notamment d’illégalités constatées par le tribunal administratif de Marseille. Dès lors, la question de l’allocation de dommagesintérêts aux requérants se rapportait à un droit purement patrimonial et la Cour en conclut que l’article 6 § 1 s’applique à la procédure » (cf. mutatis mutandis, arrêt Cazenave de La Roche c/France du 9 juin 1998, Rec. 1998-III, p. 1326, 1327, § 41 à 44) (décision de la troisième section de la Cour européenne du 4 mai 2000, Giovanni Granata, req. n° 39626/98, et Maria Pulvirenti, req. n° 41526/98, p. 5). Nous avons vu en outre que par arrêt du 30 janvier 2001 pris dans le cadre de l’affaire Vermeersch (voir supra) et se référant à son précédent arrêt Aerst c/Belgique, la Cour européenne est allée plus loin et a définitivement réglé le problème en affirmant le caractère civil du droit à la liberté et en considérant dès lors que l’article 6 § 1 s’applique également au contentieux administratif de l’annulation des décisions d’internement fautives 147. Pour délai déraisonnable de la procédure d’instruction pénale

La Commission européenne a en revanche été amenée à établir que les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention s’appliquent à la procédure d’instruction diligentée devant un juge d’instruction, saisi d’une plainte avec constitution de partie civile, visant la séquestration arbitraire issue d’un internement psychiatrique dénoncé comme abusif 148, à condition toutefois que l’intéressé ait pris soin d’assortir sa plainte d’une demande indemnitaire quelconque, ne serait-ce qu’en faisant figurer une certaine somme, requise au titre de la réparation du préjudice subi, dans le formulaire de demande d’aide juridictionnelle. À défaut d’une telle indication, la plainte pourrait ne pas mettre en jeu les dispositions de l’article 6 § 1 ; en effet, elle pourrait être alors considérée comme ne tendant pas à obtenir réparation du préjudice, mais seulement à mettre en mouvement l’action publique et à aboutir à la condamnation pénale des coupables éventuels, ce qui ne constituerait pas un droit civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. La Commission européenne rejette ainsi toute interprétation extensive de l’article 6 § 1 de la Convention, bien que dans l’affaire José Francisco contre France, elle ait pu constater la difficulté en déclarant recevable l’un de ses moyens : « En l’espèce, le droit présente selon le requérant un caractère civil 147. Remarquons qu’il y a déjà plus de dix requérants français devant les organes européens morts depuis 1994. Empêtrés dans un droit inaccessible et complexe, ils n’ont pu mener à terme la procédure mettant en cause leur précédent internement ; dix, vingt, voire trente ans de procès ont achevé ce que leur internement psychiatrique avait inauguré. 148. Voir notamment, requête n° 18437/91, Mlle Marthe Boyer Manet c/France, résolution DH (96) 249 du Comité des ministres du 15 mai 1996 ; rapport de la Commission du 11 janvier 1995 ; requête n° 19619/92, Roger Lambert c/France, décision de la Commission européenne du 11 janvier 1995 ; requête n° 17996/91, Mme Arlette Vanleene c/France, résolution DH (96) 86 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, du 5 décembre 1994, rapport de la Commission du 5 juillet 1994.

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résultant non seulement de la possibilité d’obtenir une réparation pécuniaire de l’éventuel préjudice subi par lui du fait de la séquestration, mais encore de l’objet même du droit à réhabilitation. La privation de liberté résultant d’un internement psychiatrique ne concerne, selon lui, pas seulement la liberté d’aller et venir, mais met également en cause la réputation de l’intéressé et sa vie familiale et privée ; se trouve ainsi en jeu l’article 8 de la Convention dont l’objet est éminemment civil. Le requérant soutient ainsi la thèse de l’interprétation extensive de l’article 6 § 1 de la Convention, la liberté individuelle étant un droit absolu dans une société démocratique. Ainsi, réduire les garanties offertes à la victime pour obtenir réparation du préjudice qu’elle subit du fait d’agissements fautifs de tiers reviendrait à mettre en cause le fondement même de la Convention qui tend à préserver les droits démocratiques149. » Mais, en définitive, ce n’est pas ce moyen qui sera retenu comme pertinent par la Commission européenne, lors de l’examen des autres requêtes du même genre, mais le fait que l’intéressé avait, dans le formulaire d’aide juridictionnelle, mentionné une somme tendant à la réparation pécuniaire de son préjudice bien qu’il se soit agi d’introduire une plainte pénale avec un tel secours. L’on voit que la recevabilité de certains recours peut ainsi tenir à un fil. Il est vrai que les intérêts en jeu sont souvent considérables puisque, comme nous le verrons plus loin, la reconnaissance d’une violation de la Convention par les organes européens peut amener à modifier la législation et la réglementation nationales, non seulement du pays concerné, mais encore des divers pays membres du Conseil de l’Europe. En l’occurrence, cette affaire devait déboucher sur un accord amiable avec le gouvernement français qui, sans reconnaître la violation de l’article 6 § 1, accorda néanmoins au requérant une somme de 60 000 F 150, avant qu’il ne décède en octobre 2000, sans connaître l’issue de ses procédures relatives au bien-fondé de son internement.

Violation de l’article 5 § 4

Pour non-respect du « bref délai »

C’est encore au regard des délais d’instruction des procédures de sortie judiciaire, introduites sur le fondement de l’ancien article L. 351 du code de la santé publique, que la violation de l’article 5 § 4 a été constaté, à l’occasion de recours concernant la France. Mais en la matière se posait une question particulière de recevabilité. Dans le cadre des affaires Benazet et Lempereur notamment, le gouvernement souleva « d’emblée une exception tirée de ce que l’épuisement des voies de recours au sens de l’article 26 de la Convention ne serait pas réalisé. Il [faisait] valoir que le requérant disposait d’une voie de recours pour mettre en cause la responsabilité de l’État à raison de la privation de liberté dénoncée par le requérant au titre de l’article 5 de la Convention. Il s’agit notamment de l’action en responsabilité de l’État du fait d’un fonctionnement défectueux du service de la justice, en application de 149. Requête n° 19213/91, José Francisco c/France, déc. du 4 juillet 1994, p. 9 10. 150. Rapport de la Commission européenne du 13 septembre 1995. Voir, dans le même sens, les affaires Roger Lambert et Boyer Manet c/France.

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

l’article L. 781-1 du code de l’organisation judiciaire. » Selon la Commission : « L’épuisement des voies de recours interne n’implique l’utilisation des voies de droit que pour autant qu’elles sont efficaces ou suffisantes, c’est-à-dire susceptibles de remédier à la situation dénoncée. » Tel n’est pas le cas de la voie de recours indiquée par le gouvernement qui ne permet, tout au plus, que d’obtenir réparation du préjudice non de contraindre la juridiction saisie à statuer à bref délai 151. Une fois écarté ce moyen d’irrecevabilité, la Commission put statuer au fond et constater la violation dudit article. Par une résolution DH (95) 250 du 20 novembre 1995, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, constatant la violation de cet article et adoptant le rapport de la Commission du 25 juin 1993, a accordé à Jean Benazet 152 une somme de 30 000 F à titre de satisfaction équitable. Le requérant avait en effet introduit une requête le 24 août 1987 auprès du président du Tribunal de grande instance de Bordeaux afin d’obtenir sa sortie immédiate de l’annexe de force de Boissonnet, à Cadillac-sur-Garonne, où il était détenu depuis près de dix ans ; mais le tribunal égara sa requête qui dut être confirmée le 7 octobre 1987. Après avoir désigné deux collèges d’experts, le vice-président du tribunal de grande instance de Bordeaux rejeta la demande de sortie. Le requérant fit appel à la Cour d’appel de Bordeaux qui confirma l’ordonnance par arrêt du 23 mars 1989. Quelques mois plus tard, toutefois, le préfet devait ordonner sa sortie administrative. La procédure judiciaire de sortie immédiate avait néanmoins duré… un an et huit mois 153. Dans le cadre de la requête Boucheras contre France, la Commission européenne a pu préciser que « de prime abord, une durée de près de trois mois jusqu’à ce qu’il soit statué sur une demande de sortie immédiate formulée dans le cadre d’une procédure de référé, en application des dispositions de l’article L. 351 du code de la santé publique, peut paraître excessive. Seules des circonstances particulières qui s’expliquent par la nécessité d’un examen sérieux et approfondi de la demande, mais 151. Requête n° 14493/88, Lempereur c/France, rapport de la Commission du 30 juin 1992, p. 10. 152. Pour le détail de cette affaire, voir Ph. Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, p. 154 184. 153. Sur un fondement voisin, la Commission européenne a déclaré recevable la requête n° 18526/91, J. C. C. c/France, déc. des 11 mai et 30 novembre 1994, et a conclu à la viola tion de l’article 5 § 4 (rapport du 23 janvier 1996 adopté par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe par résolution DH (98) 5 du 18 février 1998) qui a accordé au requé rant la somme de 43 000 F à titre de satisfaction équitable. La Commission a également constaté la violation de l’article 5 § 4 dans le cadre de la requête n° 14493/88, Michel Lempereur c/France, rapport de la Commission du 30 juin 1992, mais le décès du requé rant, en cours de procédure, n’a pas permis que cette affaire débouche sur une résolution du Comité des ministres. Voir également la requête n° 17734/91, G. et M. L. c/France, déc. du 29 juin 1994 et rapport de la Commission du 6 septembre 1995, adopté par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 17 septembre 1997, résolution DH (97) 394. Voir encore, requête n° 30349/96, Y. L. c/France, décision du 1er juillet 1998 et rapport du 31 mai 1999 constatant la conclusion d’un accord amiable avec le gouvernement français qui a accepté de verser à l’intéressé une somme de 40 000 F, alors que le grief tiré de la violation de l’article 5 § 4 avait été déclaré recevable par la Commission européenne.

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aussi par le comportement de l’intéressée seraient susceptibles de le justifier154 » ; ce qui, précisément lui parut être le cas. L’on voit donc que la jurisprudence française et celle de la Commission européenne des droits de l’homme sont très éloignées des revendications helvétiques qui s’offusquent du fait qu’en Suisse, la majorité des décisions est rendue après trois semaines d’instruction 155. Pour vice de procédure

La Commission européenne a par ailleurs été saisie du moyen selon lequel la législation française ne saurait répondre aux exigences de l’article 5 § 4. En effet, comme exposé précédemment, cet article garantit à l’intéressé « le droit à une vérification juridictionnelle de la légalité matérielle et formelle de sa détention 156 ». Le juge, chargé de statuer sur la légalité de la détention, doit pouvoir ordonner la libération lorsqu’elle apparaît illégale. Or, en droit français, le juge libérateur se refuse habituellement à examiner la régularité formelle des décisions de placement et de maintien, et invoque la compétence exclusive de la juridiction administrative. Aussi ne contrôle-t-il que la légalité matérielle des actes – ou, si l’on veut, le bien-fondé de la mesure, encore désigné sous le terme de légalité interne, par opposition à la légalité externe du ressort de la juridiction administrative. De son côté, le juge administratif, saisi d’un recours en annulation des décisions d’internement fautives, parce que irrégulièrement formées, n’oublie jamais de rappeler 157 qu’il ne dispose pas du pouvoir de donner d’injonction à l’Administration ; de sorte qu’en prononçant l’annulation il ne peut, dans le même temps, ordonner la sortie. Les internements irréguliers ne cessent donc de se multiplier en France. Il apparaît au demeurant singulier que les formalités substantielles édictées par la loi pour lutter contre l’abus et l’arbitraire puissent, en un domaine aussi sensible que celui de la liberté individuelle, échapper ainsi au contrôle du juge de l’ordre judiciaire, gardien naturel de la liberté, aux termes de l’article 66 de la Constitution française du 4 octobre 1958. En outre, dès lors que les formalités tendent à lutter contre l’abus, il apparaît prioritaire, avant l’abord de toute question de fond, de pouvoir s’assurer, en premier lieu, du strict respect de telles formalités, toute infraction pouvant vicier l’ensemble de la procédure et notamment tout examen pertinent du fond de l’affaire. Pouvoir s’assurer que les pièces au dossier sont régulièrement formées, et pouvoir, par suite, s’interroger sur les raisons de tout vice de forme éventuel de la procédure de placement, apparaît en effet, en bien des cas, essentiel pour apprécier le bienfondé d’une telle mesure. Contraindre le juge judiciaire à statuer sur l’opportunité d’un internement avant qu’il ne puisse s’assurer de la régularité de la procédure, c’est, le plus souvent, le lier définitivement à l’avis d’experts, qui pourtant 154. Requête n° 14438/88, Boucheras c/France, déc. de la Commission européenne du 11 avril 1991, p. 10. 155. Voir M. Borghi et L. Biaggini, 1991, p. 97. 156. Arrêt Winterwerp, précité, p. 40, § 90. 157. Voir à ce sujet, TA de Limoges, G. G. c/préfet de la Creuse, jugements 92347 et 92142 du 9 juillet 1992, n° 92919, 92920, 92921, 921158 du 15 avril 1993, et arrêts du Conseil d’État n° 141198, 141199 du 25 mai 1994.

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

n’ont pour mission que d’éclairer son jugement. C’est donc le priver, parfois, de la possibilité de juger en toute connaissance de cause. L’on pouvait légitimement s’attendre à ce que la difficulté invoquée suscitât la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme par la Commission, car elle était à l’évidence d’une certaine force ; mais la commission préféra rappeler « que s’il est vrai que l’article 5 § 4 ne consacre pas le droit à un examen judiciaire d’une portée telle qu’il habiliterait le tribunal, sur tous les aspects de la cause, à substituer sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision, il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables, selon la Convention, à la régularité ou légalité de la détention d’un individu comme aliéné […]. Pour la Commission, le contrôle judiciaire, tel qu’il est prévu en droit français répond aux critères de l’article 5 § 4 dans la mesure où l’autorité judiciaire est appelée à examiner le bien-fondé de la mesure d’internement en vue de son maintien ou de l’élargissement de l’intéressé 158 ». Saisie de nouveau du moyen dans le cadre de l’affaire G. et N. G. contre France 159, la Commission crut pouvoir rappeler, au titre de « l’étendue et [du] caractère équitable du contrôle judiciaire de l’internement », que : « en vertu de l’article 5 § 4, un aliéné détenu dans un établissement psychiatrique pour une durée illimitée ou prolongée a le droit, au moins en l’absence de contrôle judiciaire périodique et automatique, d’introduire à des intervalles raisonnables un recours devant un tribunal pour contester la légalité de son internement. Toutefois, il n’entre pas dans les attributions des organes de la Convention de rechercher en quoi consisterait, en la matière, le système de contrôle le plus adéquat, car différents moyens de s’acquitter de leurs engagements s’offrent au choix des États contractants […] En l’espèce, le droit français prévoit deux types de recours : l’action en sortie immédiate devant le juge judiciaire, en application de l’article L. 351 du code de la santé publique, et le recours en annulation devant le juge administratif, portant sur la régularité formelle des actes administratifs relatifs à l’internement. […] Toutefois, seul le juge civil a le pouvoir de se prononcer sur le bien-fondé de la privation de liberté et d’ordonner l’élargissement. Il s’ensuit qu’aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention, c’est le recours prévu par l’article L. 351 du code de la santé publique qui doit être pris en compte. En effet, l’action devant le juge administratif, portant sur un contrôle formel des décisions en cause, a pour seul effet éventuel l’annulation des actes irréguliers, mais ne peut conduire à la libération de l’intéressé. Dès lors, il ne s’agit pas d’un recours pertinent sous l’angle de l’article 5 § 4. » Pour la Commission, le juge administratif n’est donc pas le juge de l’article 5 § 4 bien que dans le cadre de l’affaire G., A. G. et C. J. contre France, elle ait eut connaissance du fait que le recours au juge administratif avait permis la sortie du requérant, le soir même du prononcé du jugement, par le Tribunal administratif de Rennes, lequel annula l’arrêté initial de placement vieux de quatre ans. Elle ne semble pas s’émouvoir davantage de ce que le juge de l’article L. 351 ne puisse connaître de la régularité de la procédure d’internement – ce qui a 158. Requête n° 14438/88 Marie Antoinette Boucheras c/France, déc. du 11 avril 1991. Voir également la requête n° 17734/91, G. et M. L. c/France, déc. du 29 juin 1994. 159. Requête n° 19869/95, G et N. G. c/France, déc. du 26 juin 1995 (Commission plénière).

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conduit à la prolifération des irrégularités, comme l’a montré le contentieux initié par le Groupe Information Asiles, depuis les années quatre-vingt, devant les juridictions administratives. Il paraît pourtant difficile d’admettre, au regard des principes du droit démocratique, qu’il ne puisse être mis fin, à bref délai, à un internement manifestement irrégulier, alors, d’une part, que tout délinquant détenu au vu d’une ordonnance de mise sous écrou irrégulièrement formée, obtient sa libération immédiate, et, d’autre part, qu’en matière d’internement, l’administration dispose, notamment en France, du pouvoir de provoquer le réinternement de la personne, de façon régulière cette fois, dès lors que celle-ci viendrait, à l’occasion d’une sortie éventuellement prématurée, de compromettre de nouveau l’ordre public ou la sûreté des personnes. En revanche, la Commission européenne a constaté la violation de l’article 5 § 4 de la Convention, non seulement en raison du délai anormalement long pris par le président du Tribunal de grande instance compétent pour statuer sur les deux demandes de sortie judiciaire formulées par Mme Annick Delbec, mais encore en raison des vices de procédure qui entachèrent ces procédures. La Commission relève ainsi que « le président n’a pas estimé utile d’effectuer les « vérifications nécessaires » mentionnées à l’article L. 351 précité, à savoir ordonner, comme cela est la pratique habituelle en la matière, une expertise psychiatrique confiée à un expert indépendant, soumise à l’examen contradictoire des parties et éventuellement complétée par une contre-expertise. Il n’a pas davantage organisé d’audience où la requérante et le CHS auraient pu exposer leurs arguments. En l’espèce, le juge s’est uniquement fondé sur les appréciations du médecin du CHS, sans qu’il apparaisse que la requérante ait été à même de les contester, voire d’en prendre connaissance. Qui plus est, alors qu’il avait procédé à l’audition de la requérante lors de la première requête, il n’a pas jugé opportun de l’entendre de nouveau lors de la seconde requête et s’est appuyé sur les mêmes éléments médicaux précédemment fournis par l’hôpital. Ainsi que la Commission l’a déjà énoncé, le « noyau irréductible » d’une telle procédure judiciaire consiste dans le droit, pour l’intéressé, de présenter ses moyens et contredire les constatations médicales et sociales invoquées en faveur de sa détention (affaire Winterwerp c/Pays-Bas, rapport Comm. 15.12.77, série B, p. 42, § 102, cité in Cour européenne DH, arrêt du 24 octobre 1979, série A n° 33, p. 24, § 60). Au vu des circonstances de l’espèce, la Commission arrive à la conclusion que tel n’a pas été le cas en l’espèce et que la requérante n’a pas bénéficié d’un contrôle de la légalité de sa privation de liberté qui satisfasse aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention tel qu’interprété par la jurisprudence 160 ».

Violation de l’article 5 § 2

Dans le cadre du contentieux français de l’internement, la Commission européenne a également été amenée à se prononcer, à plusieurs reprises, sur la portée de l’article 5 § 2. Saisi du moyen tiré du défaut de notification des actes et de l’irrespect de la règle interne propre à la matière, elle s’est contentée de rappeler que l’article 5 § 2 « n’exige pas que les raisons de la détention soient fournies

160. Rapport Comm. eur. n° 26514/95, § 39 à 41.

DH

du 18 février 1998, Annick Delbec c/France, req.

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par écrit ni sous quelque autre forme spéciale (cf. n° 1211/61, Annuaire 5, p. 224 ; n° 22621/65, Annuaire 9, p. 474 ; n° 8098/77, déc. 13.12.78, DR 16, p. 11). Il suffit que la personne détenue se voie indiquer, dans un langage simple accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté (Cour européenne DH, arrêt Fox, Campbell et Hartley du 30 août 1990, série A n° 182, p. 19, § 40)161 ». C’est donc en considérant que M. G. J. n’avait pas eu, durant les quatre années de son internement, une information suffisante, même orale, sur les motifs de sa privation de liberté, qu’elle conclut à la violation de l’article 5 § 2 162. Une fois encore, la position de la Commission paraît critiquable lorsqu’on sait qu’en droit français tout recours en annulation devant le juge administratif doit être accompagné de la copie de la décision attaquée 163 ; de sorte que, faute de leur notification les actes d’internement ne peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir, et l’intéressé ne peut s’assurer de la régularité de la procédure d’internement qui le frappe. Mais il est vrai que, comme nous venons de le voir, selon la Commission, le juge administratif n’est pas le juge libérateur de l’article 5 § 4. Sous ce rapport, son accès ne présente donc guère d’intérêt. Toujours selon la Commission, et pour les raisons qui précèdent, il n’était pas davantage le juge de l’article 6 § 1 lorsqu’il statuait en annulation d’un acte. Ainsi, l’information nécessaire à l’accès au juge administratif ne pouvait-elle relever, pour la Commission, des exigences de l’article 5 § 2, bien que toute annulation par le juge administratif d’une décision d’internement pour défaut de motivation correspondît, pour la Commission, à une reconnaissance, « en substances », d’une violation dudit article 164. L’on voit combien le contrôle de la Commission européenne était jusqu’en 2001 précis, pour ne pas dire pointilleux. Il en va de même de la Cour. On le comprend lorsqu’on a à l’esprit qu’il s’agit d’instances internationales qui se doivent de préserver, entre autres, la souveraineté des États et qui doivent éviter de déstabiliser l’un d’eux par toute décision intempestive ou précipitée ; mais on le comprend moins lorsque, dans la balance, l’on fait peser les droits de l’homme qui, par principe, doivent primer les intérêts des États et des nations d’autant que dans une démocratie, les droits de l’homme ne sauraient guère s’opposer à l’intérêt supérieur des nations. Tout au contraire, toute nation, contrainte de respecter au mieux les droits de l’homme, ne peut qu’être renforcée par une telle exigence ; car qu’est-ce qui, mieux que le strict respect des droits de l’homme – et, par suite, de l’équité et de la justice – est de nature à unifier une nation ? N’est-ce pas ce principe, tendant à renforcer l’unité entre les États, qui a conduit

161. Requête n° 17724/91 Marie Louise et René Loyen c/France, déc. du 11 mai 1994, p. 7. La Commission prendra des décisions similaires dans les affaires déjà citées, J. C. C. c/France du 11 mai 1994 et G. et M. L. c/France du 29 juin 1994. 162. Requête G., A. G. et C. J. c/France n° 18657/91, décision du 12 octobre 1994, rapport du 11 avril 1996, résolution du comité des ministres du Conseil de l’Europe DH (98) 136 du 11 juin 1998. 163. Ancien article R. 84 du Code des tribunaux administratifs, et actuel article R. 94 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. 164. Voir notamment les nombreuses décisions d’irrecevabilité prises en ce domaine par la Commission européenne depuis sa décision (plénière) du 19 mai 1995, A. B. c/France, requête n° 18578/91.

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les hautes autorités contractantes à adopter la Convention en question, comme l’affirme le préambule de ce texte ? Les membres du Conseil de l’Europe sont ainsi convenus de respecter de telles dispositions : « Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, et que l’un des moyens d’atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales […] Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique d’une part, et d’autre part sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont ils se réclament. »

Violation de l’article 5 § 1 e)

Compte tenu de l’étroite marge de manœuvre laissée aux organes de la Convention européenne et de la difficulté d’accès en droit français au juge de l’excès de pouvoir comme au juge réparateur, l’on ne s’étonnera guère que la Commission n’ait retenu que deux requêtes sous l’angle de la violation de l’article 5 § 1 e) 165. La première d’entre elle concerne M. G. L. 166 qui, après avoir purgé douze ans de réclusion criminelle pour des rapports incestueux qu’il eut avec ses fils, se vit interner en section de force, à Montfavet, à sa sortie de prison. Le requérant obtint sa sortie immédiate après onze mois de procédure, par ordonnance du président du tribunal de grande instance d’Avignon, le 31 juillet 1990. Par décision du 29 juin 1994, la Commission déclara la requête recevable. Cette requête posait la délicate question du traitement des délinquants sexuels, et notamment de ceux accessibles à la sanction pénale et condamnés comme tels. Comment peut-on ainsi contraindre une personne à un internement psychiatrique de peur de quelque récidive, alors qu’on l’a tout d’abord condamnée et emprisonnée durant de longues années au motif que ses actes criminels ne résultaient pas d’une pathologie mentale ? « Comme le juge interne, la Commission considère que la dangerosité potentielle d’un individu sur le plan criminologique ne peut justifier son internement à l’issue d’un emprisonnement pénal qui a sanctionné ses agissements. Or tout laisse à penser qu’à l’approche de la libération prochaine du premier requérant, les autorités ont voulu éviter de le remettre en liberté et voulu prolonger sa détention par d’autres moyens. Au vu des pièces du dossier, la Commission arrive donc à la conclusion que l’internement du premier requérant a été détourné de sa finalité pour prévenir une récidive de sa part, en dehors des conditions posées par l’article 5 § 1 e) de la Convention. Or dans une société démocratique adhérant à la prééminence du droit, une détention arbitraire ne peut jamais passer pour régulière (arrêt Winterwerp précité, p. 18, § 39). Il en résulte que

165. Il convient néanmoins d’ajouter que par décision du 1er juillet 1998, la Commission européenne a ajourné l’examen de la recevabilité du grief tiré de la violation de l’article 5 § 1 e), dans une affaire L. R. R. c/France (requête n° 33395/96), qui demeure à l’instruc tion de la troisième section de la Cour. 166. Requête n° 17734/91, déjà citée.

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

l’internement du premier requérant du 26 août 1989 au 27 juillet 1990 était contraire aux dispositions de l’article 5 § 1 e) de la Convention167. » Adoptant le rapport de la Commission, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe devait décider, le 28 janvier 1997, que le gouvernement français verserait au requérant la somme de 230 000 F à titre de satisfaction équitable, dont 30 000 F pour frais de procédure exposés en France et devant la Commission européenne 168. L’on remarquera que, pour la première fois depuis un demi-siècle, les organes européens sanctionnaient, à cette occasion, un internement arbitraire de plusieurs mois, en l’occurrence de près d’un an. La France est donc le premier pays européen à ouvrir la liste des personnes internées arbitrairement durant une longue période ; ce qui, de la part de la patrie des droits de l’homme, ne manquera pas de surprendre. La seconde affaire traitant de la question et mettant en cause la France est celle de M. G. J., enregistrée par la Commission sous les initiales G., A., G. et C. J. contre France 169, qui présente la particularité de concerner une personne ayant obtenu sa sortie immédiate à l’issue d’un jugement d’annulation pris par le tribunal administratif de Rennes, lequel statua pratiquement dans le mois de sa saisine et avant que le juge de l’ordre judiciaire, également saisi d’une demande de sortie immédiate, n’ait même eu le temps de commettre un expert. Situation donc tout à fait exceptionnelle, pour ne pas dire unique en plus d’un siècle et demi de contentieux concernant la matière. En outre, le requérant présentait encore la particularité d’avoir été détenu quatre ans dans le service du médecin chef qu’il avait menacé ; menaces qui avaient motivé son internement dans ledit service… En outre, ces menaces avaient fait l’objet d’une instruction pénale dans le cadre de laquelle l’expert désigné déclara l’intéressé atteint de démence, de sorte qu’il fut fait application de l’article 64 du code. Lorsque le requérant saisit une première fois le juge de l’article L. 351 du CSP, après plus d’un an d’internement, celui-ci commit en qualité d’expert celui-là même qui avait été désigné dans le cadre de l’instruction pénale et qui ne pouvait guère se déjuger. Devant la Commission, le requérant soutenait donc que son internement était irrégulier et violait l’article 5 § 1 e), comme l’avait d’ailleurs reconnu le tribunal administratif de Rennes, et qu’il n’avait en outre pas fait l’objet d’une expertise médicale objective, le médecin qui le détenait étant celui qu’il avait menacé. Il ne pouvait par conséquent l’avoir examiné avec l’impartialité requise. C’est pourtant au vu des certificats médicaux de ce médecin qu’il s’était retrouvé séquestré et maintenu durant quatre ans. Quant à l’expert judiciaire, son examen, dans le cours de la première demande de sortie, ne pouvait davantage passer pour objectif. Dans ces conditions, et « après avoir examiné l’argumentation des parties, la Commission [estima] que ce grief soulevait des problèmes de droit et de fait qui nécessitaient un examen au fond 170 ». Mais dans son rapport du 11 avril 1996, la Commission observa que, par jugement du 7 février 1991, le requérant avait 167. Rapport de la Commission du 6 septembre 1995, p. 11 12, § 43 et 44. 168. Résolution DH (97) 394 du 17 septembre 1997. 169. Requête n° 18657/91, déjà citée, déc. du 12 octobre 1994. 170. Requête précitée, déc. du 12 octobre 1994, p. 11.

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obtenu du juge administratif l’annulation de l’arrêté préfectoral de placement. « La Commission estime donc que le non-respect des voies légales a été reconnu en substance par les autorités nationales et réparé par l’annulation des actes. Par ailleurs, le requérant dispose, en droit français, de la possibilité de demander réparation de l’irrégularité constatée. La Commission considère en conséquence que le requérant ne peut plus se prétendre victime, au sens de l’article 25 [ancien] de la Convention, d’une violation de l’article 5 § 1. » Elle rejeta donc le grief 171. Dès lors, pour pouvoir se plaindre opportunément de la violation de l’article 5 § 1, le requérant devra introduire une longue procédure indemnitaire de plusieurs années devant les juridictions françaises. Et ce n’est qu’en cas d’échec qu’il pourra, le cas échéant, saisir de nouveau la Cour européenne de son grief.

Violation de l’article 8

Dans cette même affaire G., A., G. et C. J., la Commission a déclaré recevable le grief tiré de la violation de l’article 8 de la Convention. Devant la Commission, le requérant faisait en effet valoir « que le traitement massif de neuroleptiques qu’il a subi portait atteinte à son intégrité physique et était disproportionné ». Apportant diverses preuves, il soulignait, « en outre, qu’après sa sortie de l’hôpital psychiatrique et une diminution du traitement médical, son état de santé s’[était] amélioré, au point que la curatelle [avait] pu être levée172 ». Mais, examinant le grief au fond, la Commission estima que le requérant, qui après sa sortie continua à relever d’un traitement neuroleptique lourd, ne rapportait pas la preuve d’une violation dudit article dans le cours de son placement tout en soulignant la marge d’appréciation dont jouissent, en la matière, les autorités nationales 173. La question des traitements neuroleptiques a également été examinée, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, dans le cadre de l’affaire J.-C. C. contre France, déjà citée 174. Pour l’essentiel, le requérant soutenait devant la Commission : « que les buts de protection de l’ordre, de la sûreté publique et des droits des tiers ainsi que de prévention des infractions pénales ayant été assurés par son internement, l’impossibilité de choisir l’établissement et l’obligation de suivre un traitement médical, tant au cours de l’internement que sous le régime de la sortie d’essai, ne sont pas justifiées au regard des prescriptions de l’article 8 § 2 ». L’on remarquera ici que c’est un raisonnement quelque peu comparable à celui suivi, dans une autre affaire, par le tribunal administratif de Genève 175, dont nous avons déjà parlé, qui déboucha sur cette déclaration de recevabilité du grief. Après avoir déclaré le grief recevable, la Commission, l’examinant au fond, la rejeta par huit voix contre cinq, au motif : « que les autorités, dès qu’elles ont eu 171. Rapport du 11 avril 1996, p. 14. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe devait approuver ce rapport par résolution DH (98) 136 du 11 juin 1998. 172. Ibid., p. 14. 173. Voir notamment Cour européenne DH, arrêt Olsson du 24 mars 1988, série A, n° 130, p. 31 et s., § 67. 174. Requête n° 18526/91, J. C. C. c/France, déc. du 11 mai 1994, p. 9. 175. Arrêt du 7 mars 1995.

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connaissance des répercussions sur la santé du requérant du traitement neuroleptique qu’il devait impérativement suivre, l’ont tout d’abord arrêté, puis lui en ont prescrit un autre. Les experts notaient d’ailleurs : « Il n’est […] pas certains que ce traitement puisse être poursuivi. Il y aura donc un autre équilibre thérapeutique à trouver et à rechercher. » Il ne peut donc être reproché aux autorités de ne pas avoir fait le nécessaire pour trouver une alternative thérapeutique au premier traitement suivi par le requérant, dès que les effets négatifs en sont apparus. La Commission relève d’ailleurs qu’il ne ressort pas du dossier que le traitement poursuivi ensuite par le requérant, notamment après sa sortie d’essai, aurait eu des conséquences néfastes sur sa santé176 ». Toutefois, les questions soulevées par un tel traitement neuroleptique lourd étaient telles, au regard de la sauvegarde des droits de l’homme, que cinq membres de la Commission européenne 177 jugèrent nécessaire de faire publier l’opinion dissidente suivante : « Le rapport des experts relève en effet que les traitements neuroleptiques administrés au requérant ont provoqué successivement une agranulocytose qualifiée de « sévère », puis une « augmentation anormale des transaminases ». Ces constatations font donc apparaître que, bien que nécessité par l’état mental du requérant, le traitement neuroleptique a provoqué de graves répercussions sur sa santé physique et plus particulièrement sur le fonctionnement de sa moelle épinière et de son foie. Dès lors, je suis d’avis que ce traitement, par les conséquences sérieuses qu’il a entraînées sur l’état physique du requérant, a constitué une ingérence disproportionnée dans sa vie privée. J’en conclus donc qu’il y a eu, de ce fait, violation de l’article 8 de la Convention178. » L’article 8 est également applicable pour ce qui concerne les rapports de l’hospitalisé avec les membres de sa famille. Dans l’affaire G., A. G. et C. J. contre France, la Commission a considéré recevable le moyen tiré de la violation dudit article du fait de certains refus de permission de sortie pour permettre à l’interné de se rendre chez ses parents à l’occasion de fêtes familiales. De même, dans l’affaire G. et M. L. contre France, a-t-elle considéré recevable le moyen selon lequel l’éloignement d’environ 800 km du requérant et de sa famille, à l’occasion de son transfert dans une section de force, met en cause les dispositions de l’article 8 de la Convention. Toutefois, dans les rapports finaux concernant ces affaires, elle a conclu à l’absence de violation de l’article 8 ; et le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a approuvé lesdits rapports par résolutions précitées. Dans l’affaire G. et N. G. contre France, la Commission européenne a encore considéré que le refus de transfert dans un établissement du département voisin n’a pas violé ces mêmes dispositions, bien que la demande de transfert tendît à permettre un rapprochement entre l’intéressé et l’une de ses filles. La requête de Mme Delbec, récemment déclarée recevable par la Commission européenne 179, pose quant à elle un problème particulier sous l’angle de 176. Rapport du 23 janvier 1996, p. 15 § 88 et 89. 177. Opinion partiellement dissidente de M. I. Cabral Barreto, à laquelle se rallièrent MM. G. Jôrundsson, L. Loucaîdes, M. A. Nowicki et J. Mucha. 178. Rapport, précité, p. 18. 179. Requête n° 23321/94, Annick Delbec c/France, déc. de la Commission européenne du 15 janvier 1987.

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l’article 8. En raison de ses conduites jugées dangereuses, impulsives et violentes et de ses précédents internements, la police s’est opposée à lui communiquer l’adresse de son ex-mari, information nécessaire pour engager la procédure afin d’obtenir, le cas échéant, un droit de visite pour ses enfants. Elle se plaint de ce fait d’une immixtion dans sa vie privée, incompatible avec les dispositions de l’article 8 de la Convention européenne. Durant la session de février-mars 1997, la Commission européenne a également déclaré recevable la requête J. T. contre Royaume-Uni, fondée sur l’article 8 de la Convention et ayant trait à l’impossibilité, pour une personne hospitalisée dans un établissement psychiatrique, de demander le changement de désignation de parent le plus proche au sens de la législation britannique applicable, en l’occurrence la mère de l’intéressée, au profit d’un autre tiers 180. Dans son rapport du 20 mai 1998, elle a conclu à la violation dudit article en soulignant qu’un tel empêchement et une telle ingérence apparaissaient disproportionnés au regard du but poursuivi. Sous l’angle du respect de la vie privée des personnes, l’on peut également signaler une requête, récemment portée à la connaissance du gouvernement suisse par la Commission européenne, lors de la session de janvier 1997. Cette requête porte en effet sur des observations faites par le département de la justice, selon lesquelles le requérant aurait été condamné à une peine de prison s’il n’avait pas bénéficié d’un non-lieu au motif qu’il était hospitalisé dans un établissement psychiatrique 181. Durant cette même session, la Commission a décidé de communiquer au gouvernement de la Finlande une requête ayant trait aux restrictions apportées aux communications téléphoniques de plusieurs requérants hospitalisés dans un établissement psychiatrique 182. L’on voit donc que, depuis quelques années, les organes européens commencent à être plus pertinemment saisis de questions dépassant celles relatives à la seule détention psychiatrique.

Violation de l’article 3

Dans le cas de l’affaire de Mlle Dominique M. dont nous avons déjà parlé, qui subit soixante comas insuliniques et sept séances d’électrochocs sans anesthésie en sept mois, et qui doubla de poids sous l’effet des traitements durant son internement, la Commission européenne a cru pouvoir valider l’arrêt de la cour d’appel de Lyon qui, accordant 60 000 F de dommages et intérêts à l’intéressée pour internement abusif et illégal refusa toutefois de reconnaître l’existence de traitements inhumains et dégradants 183. 180. Requête n° 26494/95, J. T. c/Royaume Uni, déc. de la Commission européenne du 26 février 1997. 181. Voir requête n° 27613/95 c/Suisse, session de la Commission européenne des 13 24 janvier 1997. 182. Voir requête n° 30271/96 c/Finlande. 183. Voir à ce sujet les décisions de la Commission, requête n° 15483.89, Dominique M. c/France, décision du 13 février 1992, et requête n° 24434/94 Do M. et De M. c/France, déc. du 15 mai 1995.

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Récemment, la Commission européenne a également déclaré irrecevable la requête présentée par M. Mohamed Achbab sur le fondement de l’article 3. Objet d’une procédure d’expulsion après avoir été l’objet de nombreuses poursuites judiciaires durant son adolescence et condamné pour vols puis pour viol sur mineur avec menaces, le requérant fut interné au printemps 1996 cependant que l’arrêté d’expulsion, pris dix ans plus tôt par le ministre de l’Intérieur, n’avait toujours pas été exécuté. Devant la Commission, il invoquait que son expulsion constituerait un traitement inhumain et dégradant dans la mesure où « les possibilités de réhabilitation dans un milieu social étranger s’avèrent illusoires ». Pour rejeter sa requête, la Commission prit notamment en considération le fait « que les autorités françaises, dans le cas d’un renvoi éventuel, prendront contact avec les autorités marocaines qui seront informées de l’état de santé déficient du requérant ; avant l’expulsion éventuelle, toutes les dispositions seront prises pour assurer au requérant un traitement médical approprié dans son pays d’origine. Il apparaît donc que le requérant bénéficiera à son retour d’un traitement médical adapté à son état de santé. Au demeurant, si la qualité ou le type de soins ne sont pas identiques en France et au Maroc, cette différence ne saurait être considérée comme relevant d’un traitement inhumain ou dégradant au regard de l’article 3 de la Convention (cf. n° 28980/95, déc. 7.3.96 non publiée)184 ». Plus surprenante est la décision prise durant la session de février-mars 1997 par la Commission européenne, qui a déclaré irrecevable une requête concernant le décès d’un patient antillais dans un établissement psychiatrique britannique, à la suite d’une injection forcée de psychotrope 185. Dans cette dernière affaire, qui mettait notamment en cause les articles 3 et 8 de la Convention, il avait été prescrit une injection de 150 mg de Modecate. Mais pour assurer une réponse plus immédiate face à l’agressivité du patient, le médecin décida d’y associer une injection de 150 mg de Promazine. Maîtrisé par plusieurs infirmières le temps des injections, le patient décéda d’un arrêt cardiaque dans les minutes qui suivirent. Bien que deux autres cas similaires aient eu lieu en 1984 et 1988 dans le même hôpital de Broadmoor et qu’ils aient également concerné deux Antillais, la Commission européenne considéra qu’en l’espèce il n’y avait eu violation ni de l’article 3 ni de l’article 8 de la Convention.

Violation de l’article 1er du protocole additionnel n° 1

L’affaire de Mme Madeleine Ledrut, déjà invoquée, posait une question particulière sous l’angle de l’article 1er du protocole additionnel n° 1, lequel dispose : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit. […] Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent néces-

184. Requête n° 31362/96, Mohamed Achbab c/France, déc. du 23 janvier 1997, p. 6. 185. Voir requête n° 28323/95 Clara Buckley c/Royaume Uni, déc. de la Commission du 26 février 1997.

L’apport des principes du droit international

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saires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. » Or non seulement Mme Madeleine Ledrut avait été irrégulièrement internée, mais de plus, une grande partie de ses affaires avaient été volées ou perdues à l’occasion de son internement, bien qu’elle ait été mise sous tutelle, précisément pour protéger ses biens… À sa sortie d’hôpital, l’intéressée porta plainte pour vol. L’instruction ne déboucha, après plusieurs années d’enquête, que sur le constat des disparitions et des négligences multiples des divers intervenants : huissiers, commissaire de police, commissaire-priseur, tuteur, etc., mais on ne retrouva jamais ni les voleurs ni les affaires, les meubles et les bijoux de la plaignante. Saisie le 29 septembre 1992 d’une requête dirigée contre la France pour violation des articles 6 § 1, 8 §§ 1 et 2, et pour violation de l’article 1er du protocole additionnel n° 1, la Commission devait déclarer recevables « les griefs de la requérante tirés de la durée de la procédure, de l’absence d’un recours à cet égard et de son droit au respect de sa vie privée, de son domicile et de ses biens 186 ». Dans son rapport du 17 octobre 1995, la Commission européenne, siégeant en séance plénière estima, à l’unanimité des vingt-neuf membres présents, « que le juste équilibre entre l’intérêt général et le respect des droits fondamentaux de la requérante a été rompu » et conclut à la violation du protocole 187. Par Résolution DH (97) 483 du 29 septembre 1997, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe approuva le rapport et accorda à la requérante une somme de 144 500 F à titre de satisfaction équitable.

186. Requête n° 19618/92, Madeleine Ledrut c/France, déc. du 18 octobre 1994, p. 9. 187. Rapport du 17 octobre 1995, p. 9 10, § 50 à 54.

Les difficultés d’accès aux organes européens de contrôle

L’examen du contentieux français, porté à la connaissance des organes de la Convention, montre que l’accès à ces instances n’est rien moins qu’évident. LA MARGE D’APPRÉCIATION CONSIDÉRABLE LAISSÉE AUX ÉTATS

Dans un droit qui multiplie les décisions et répartit les voies de recours possibles entre plusieurs ordres de juridiction, l’on comprendra aisément que l’exigence d’épuisement des voies de recours interne devienne parfois une condition impossible à remplir. Le contentieux de la réparation peut ainsi s’échelonner, on l’a vu, sur plus de vingt ans. Bien souvent, les intéressés s’épuisent plus qu’ils ne parviennent à épuiser les voies de recours ! Et les organes de la Convention ont dès lors toutes les chances de ne jamais connaître leurs affaires. Tel fut d’ailleurs le cas pour la France, jusqu’en 1990. Jusqu’à cette date, en effet, la Commission ne fut appelée à statuer qu’en 1984 dans une affaire Dufour 1, laquelle déboucha sur une décision d’irrecevabilité. Après le constat des irrégularités et l’annulation des actes par la juridiction administrative 2, la requérante avait obtenu du Conseil d’État le versement d’une indemnité de 20 000 F 3. La Commission considéra dès lors que l’intéressée avait obtenu réparation et ne pouvait plus prétendre à la qualité de victime au sens de l’article 25 de la Convention : « S’agissant de la détermination du caractère adéquat de la réparation prévu à l’article 5 § 5, la Commission relève qu’en principe les États contractants bénéficient d’une marge d’appréciation considérable et qu’il convient donc d’accorder dans chaque cas d’espèce un grand poids à l’analyse et aux conclusions des tribunaux internes lorsque ceux-ci se sont déterminés sur le montant d’une indemnité à 1. Requête n° 9866/82, déc. du 11 octobre 1984. 2. Voir à ce sujet, tribunal administratif d’Orléans, jugement du 9 janvier 1981. 3. Arrêt du Conseil d’État du 10 février 1984.

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

allouer par application de l’article 5 § 5 de la Convention […]. La Commission quant à elle relève, parmi les critères susceptibles, entre autres, d’être pris en considération, le fait que cette indemnité de 20 000 F équivaut à l’allocation d’une somme actuellement cinq fois supérieure environ au montant mensuel du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) fixé par l’État.[…] Dans ces conditions et compte tenu également du fait que la détention de la requérante a duré environ quinze jours, la Commission estime que l’allocation d’une indemnité de 20 000 F représente une réparation adéquate du dommage matériel et du tort moral subis par la requérante du fait de l’irrégularité de la sa privation de liberté. […] Eu égard aux circonstances de la présente affaire, la Commission est donc d’avis que la requérante ne peut plus se prétendre victime, au sens de l’article 25 de la Convention, d’une violation de l’article 5 § 5 de celle-ci, et que dès lors la requête doit être rejetée par application de l’article 27 § 2 de la Convention pour défaut manifeste de fondement. » LA NOTION D’ÉQUITÉ SELON LA COMMISSION EUROPÉENNE

Cependant, dans le cadre de l’affaire de Mlle Dominique M., déjà examinée, cette même Commission a considéré qu’en ordonnant le versement d’une somme de 60 000 F, il ne lui semblait pas « que la cour d’appel ait évalué de manière déraisonnable le montant de la réparation à accorder à la […] requérante pour l’indemniser de sa privation de liberté jugée illégale. L’examen de cette partie de la requête ne révèle donc aucune apparence de violation de l’article 5 § 5 de la Convention 4 ». Une telle somme était pourtant fort éloignée de celle accordée à Mme Dufour par le Conseil d’État qui, dans cette dernière affaire, ne répara que le préjudice né des fautes de service commises, abstraction faite des conséquences de la privation de liberté et sans qu’il ait eu à se prononcer sur le bien-fondé d’une telle mesure. En revanche, l’internement de Mlle M. avait été reconnu irrégulier et également abusif par la Cour d’appel de Lyon, laquelle n’entendit plus seulement réparer le préjudice né de simples fautes de service, mais également sept mois de privation abusive de liberté d’une personne psychologiquement fragilisée avant même la survenue de cet acte arbitraire. À l’issue de cette détention, l’intéressée fit d’ailleurs deux nouvelles tentatives de suicide, avec, cette fois, la réelle intention de mettre fin à ses jours, et non plus avec l’idée d’un simple appel au secours, traumatisée qu’elle fut par cet internement singulièrement éprouvant, physiquement et psychologiquement. Or, l’instance européenne prit soin de préciser que « selon une jurisprudence constante, la Commission n’est pas compétente pour examiner des requêtes portant sur des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction nationale sauf si elles lui semblent susceptibles d’avoir entraîné une atteinte à la Convention. La Commission observe que les présents griefs de la […] requérante portent sur l’appréciation des éléments de preuve par les juridictions internes, point qui relève essentiellement du droit interne, et que rien dans le dossier ne vient étayer la thèse selon laquelle cette appréciation n’aurait pas revêtu le caractère 4. Requête n° 24434/94, Do. M. et De. M. c/France, déc. du 18 mai 1995.

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équitable voulu par l’article 6 de la Convention ou serait fondée sur une quelconque discrimination contraire à son article 14 5 ». La notion d’équité, au sens où l’entend la Commission, peut ainsi paraître singulière, surtout lorsque l’on observe que ces différences de traitements entre les requérants ne la conduisent pas à constater ne serait-ce que l’apparence d’une violation des principes de la Convention et qu’elle rejette tout moyen fondé sur une telle disparité, comme étant manifestement mal fondé. L’on s’en étonnera plus encore lorsqu’on apprendra que par arrêt du 2 décembre 1987, la Cour européenne a fixé à 100 000 F, augmentée de 135 350 F de frais d’avocats, le montant de la satisfaction équitable que l’État français dut verser à M. Lorenzo Bozano6, assassin d’une jeune fille de nationalité suisse, âgée de 13 ans, dont il avait dissimulé le cadavre, non sans avoir dans le même temps tenté d’extorquer une rançon au père, industriel. Réfugié en France, Lorenzo Bozano sera arrêté puis expulsé en direction de la Suisse. Sans remettre en cause la légalité et le bien-fondé de la mesure d’expulsion, la Cour constatera que la détention de onze heures sur le sol français fut quant à elle irrégulière. Et, sur ce seul fondement, refusant de considérer que cette irrégularité pouvait remettre en cause le bien-fondé de la peine infligée en Italie, mais prenant en considération qu’« après la levée, le 26 octobre 1979, du contrôle judiciaire sous lequel il se trouvait depuis le 19 septembre, il pouvait espérer demeurer en liberté sur le territoire français quelque temps au moins », la Cour fixa le montant de la satisfaction équitable visée à l’article 50 (actuel art. 41) de la Convention. À ce sujet, elle observa encore : « Il aurait dû en principe pouvoir gagner, au besoin sous surveillance […], un pays autre que la Suisse. Assurément, rien ne dit que cet autre pays ne l’aurait pas lui aussi livré à l’Italie, en vertu, voire en l’absence, d’un traité d’extradition applicable à leurs relations mutuelles ; la remise aux autorités italiennes aurait pourtant connu, pour le moins, un certain retard. Le transport forcé de Limoges à la frontière franco-suisse causa donc à M. Bozano un dommage réel quoique non susceptible d’une appréciation exacte 7. » C’est ce dommage singulier que les 100 000 F accordés furent censés réparer, la Cour ne manquant pas de préciser : « Il s’agit là d’une conséquence non de la mesure d’expulsion elle-même, comme l’affirme le gouvernement, mais bien de ses conditions d’exécution, de la privation de liberté irrégulière et arbitraire subie en France par le requérant dans la nuit du 26 au 27 octobre 1979 8. » C’est donc bien uniquement les conséquences de l’irrégularité de la détention que la Cour a entendu prendre en considération et réparer en partie, de même qu’un interné irrégulièrement détenu revendique parfois, devant les juridictions nationales ou les organes de la Convention, la réparation des conséquences de l’irrégularité de son internement, en n’obtenant cependant qu’une somme équivalente, non pour onze heures de détention irrégulière, mais pour plusieurs mois de séquestration 5. Ibid., p. 5. 6. Pour le détail de cette affaire, voir l’arrêt du 18 décembre 1986. Pour la fixation du montant de la satisfaction équitable, voir l’arrêt du 2 décembre 1987 de la Cour européenne. 7. Arrêt du 2 décembre 1987, p. 4, vol. 124 F. 8. Ibid.

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illégale… Comment peut-on, en outre, considérer que le fait de ne pouvoir différer illicitement l’exécution d’une peine régulièrement prononcée, et ainsi de ne pouvoir y échapper un certain temps, est constitutif d’un préjudice ? Comment enfin peut-on imaginer qu’un tel préjudice puisse être plus important que celui subi par un simple citoyen, qui n’a enfreint aucune loi et qui, pour autant, ne put régulièrement jouir de sa liberté durant plusieurs mois ? À bien des égards, la raison des organes de la Convention paraît, au simple citoyen, suivre des voies singulièrement impénétrables. LA VOIE ROYALE D’ACCÈS AUX ORGANES DE LA CONVENTION : LE DÉPASSEMENT DU DÉLAI RAISONNABLE DE L’ARTICLE 6 § 1

Les voies d’accès aux organes de la Convention sont ainsi très étroites et paraissent souvent, pour le profane, quelque peu sinueuses, pour ne pas dire tortueuses. L’on aurait tort de laisser croire au simple citoyen qu’il lui suffit de s’armer de son bon droit pour être assuré d’aboutir et de faire constater la violation dont il peut être la victime. Il n’y a, en l’espèce, qu’une seule voie royale d’accès : la violation de l’article 6 § 1 pour délai déraisonnable de procédure. Mais il s’agit là d’une bien maigre consolation pour qui a subi les affres d’un internement abusif ou illégal. Et l’on sait que depuis le mois de juillet 1999, le gouvernement français entend remettre en cause cette voie d’accès à la Cour européenne en contestant l’application de l’article 6 § 1 au contentieux de la réparation pécuniaire du dommage né d’un internement illégal (voir supra) 9. Mais, nous le savons depuis la décision Vermeersch du 30 janvier 2001, la Cour ne l’a pas suivi et a, au contraire, définitivement consacré l’applicabilité des dispositions de l’article 4 § 1 au contentieux de l’internement psychiatrique. La plupart des requérants se trouvent en outre généralement placés devant l’alternative suivante : soit ils n’ont pas épuisé les voies de recours internes, soit ils ont obtenu l’annulation des actes fautifs et une maigre indemnisation après deux décennies de procédure et ont dès lors perdu la qualité de victime ; en effet, la qualité de victime ne se perd pas seulement par le versement d’une indemnité, très souvent dérisoire, accordée par les juridictions nationales, mais également par l’annulation des actes fautifs. Dans tous les cas, on le voit, le requérant se trouve en réalité dans une impasse.

9. Cela ne l’avait pas empêché de conclure un règlement amiable, le 29 novembre 1999, en acceptant de verser à Mme Anne Marie Bacquet la somme de 60 000 F alors qu’elle se plaignait de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne à la suite du retard pris par le tribunal administratif de Lille pour statuer sur sa demande indemnitaire relative à l’irrégularité de son internement, cette instance lui ayant accordé une indemnité de 50 000 F assortis des intérêts (arrêt Cour eur. DH, troisième section, 1er février 2000).

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LA PERTE DE LA QUALITÉ DE VICTIME, AU SENS DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION 10

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Ainsi, dans l’affaire Dufour, « la Commission relève que par jugement du 9 janvier 1981, le tribunal administratif d’Orléans a annulé l’arrêté de placement d’office pris par le préfet le 6 août 1976 au motif qu’en prenant une décision tardive (onze jours après la date de l’arrêté de placement d’office provisoire pris par le maire le 26 juillet 1976) et insuffisamment motivée, le préfet avait excédé ses pouvoirs en violation des articles L. 343 et L. 344 du code de la santé publique. […] Pour la Commission, il ressort clairement de ce jugement que la privation de liberté subie par la requérante a été déclarée illégale par la juridiction interne pour défaut de respect des voies légales. La Commission estime donc superflu d’examiner si, au regard de l’article 5 § 1 e), la privation de liberté subie par la requérante se justifiait ou non d’après son état de santé mentale : il lui suffit en effet de constater que celle-ci n’était pas conforme aux voies légales au sens de l’article 5 § 1 e) 11 ». À partir de la décision A. B. contre France du 19 mai 1995, dont nous avons déjà parlé, la Commission a adopté le même raisonnement, dans tout le contentieux français, relatif à la violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 5 : « La Commission rappelle les conditions posées par les organes de la Convention pour qu’un requérant cesse d’être victime, au sens de l’article 25 précité, des violations qu’il allègue : il faut que les autorités nationales [aient] reconnu explicitement ou en substance, puis réparé, la violation (cf. notamment Cour eur. DH, arrêt Eckle du 15 juillet 1982, série A n° 51, p. 30, § 66 ; N° 7826/77, déc. 2.5.78, DR 14, p. 197). […] La Commission observe qu’en l’espèce le tribunal administratif a considéré que l’arrêté préfectoral du 7 février 1986 était illégal, dans la mesure où il ne comportait pas l’énoncé des circonstances ayant rendu le placement d’office nécessaire et où le certificat médical mentionné n’était pas annexé, et qu’il l’a en conséquence annulé. […] La Commission estime donc que, dans le cas d’espèce, le non-respect des formalités légales et le défaut d’information du requérant sur les causes de l’internement ont été reconnus en substance par les autorités nationales, et réparés par l’annulation de l’acte. […] La Commission relève en outre que le requérant a la possibilité, à la suite du jugement du tribunal administratif, de demander devant cette juridiction réparation de l’illégalité constatée […] Il s’ensuit que le requérant ne peut plus, en ce qui concerne la régularité formelle de son internement, se prétendre victime au sens de l’article 25 de la Convention et que l’exception du gouvernement doit être accueillie12. » On remarquera ainsi que tout comme il importe, pour pouvoir saisir opportunément les organes européens, d’avoir, au moins en substance, saisi les instances nationales des griefs tirés de la violation de la Convention européenne, si ce n’est avoir expressément visé certaines de ses dispositions devant le juge national, pour pouvoir prétendre ensuite avoir épuisé les voies recours internes, au sens de l’article 35 de la Convention 13, la Commission admet également qu’un État, par l’intermédiaire de ses juridictions, répare une telle violation par 10. Ancien article 25. 11. Déc. du 11 octobre 1984, p. 17 18. 12. Requête n° 18578/91, A. B. c/France, déc. du 19 mai 1995, p. 8. 13. Ancien article 26.

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une simple reconnaissance « en substance », quand bien même la juridiction en cause, comme il arrive souvent lorsqu’il appartient à la juridiction administrative française de statuer, prendrait grand soin de ne surtout pas viser dans son arrêt la Convention européenne des droits de l’homme. Cette mise à égalité des parties – de l’État et des requérants – a manifestement quelque chose d’éminemment artificiel, car, à l’évidence, il n’y a rien de comparable entre un État et une personne physique ou morale. Il appartient notamment aux seuls organes de l’État de dire le droit. Et il paraît pour le moins paradoxal d’accepter, au titre de la sauvegarde et du développement des droits de l’homme, que la justice puisse être rendue de façon implicite et non pas expresse, par des organes qui tiennent ainsi le droit sous silence ; car alors, le gouvernement pourra toujours contester, devant les organes européens, la portée d’un jugement qui n’a statué qu’« en substance ». Bien souvent, d’ailleurs, le gouvernement français ne s’est pas privé d’user de cette possibilité, sans que la Commission y ait trouvé à redire 14. En suivant ce raisonnement, les organes de la Convention finissent d’ailleurs parfois par ne plus rien dire du tout ! C’est du moins le sentiment que certains requérants peuvent avoir à la lecture de quelques décisions d’irrecevabilité, prises par les comités restreints de trois membres. De telles décisions ne manquent pas de créer un sentiment de frustration et d’injustice, difficilement compatible avec l’objet même de la Convention, tel qu’il est défini par son préambule. Pour éclairer cette question, il n’est pas inutile de s’attarder quelques instants sur l’affaire du professeur Denis Buican, scientifique de renom international, titulaire de trois doctorats, dont deux doctorats d’État, historien des sciences et professeur titulaire de chaire à l’université de Paris-X-Nanterre, auteur d’une théorie de l’évolution et de plus d’une vingtaine d’ouvrages, notamment de biologie. Le professeur Denis Buican est d’origine roumaine. Il appartient à la haute aristocratie de son pays. Invité en 1970 par le président Georges Pompidou à venir travailler en France, il obtint sa naturalisation, dès 1972, avant l’expiration des délais habituellement prescrits par décret spécial pris en Conseil d’État, considérant l’intérêt exceptionnel d’une telle naturalisation. L’on imagine aisément qu’à cette époque un tel établissement en France d’un scientifique roumain et une naturalisation si rapide ne manquèrent pas d’inquiéter, voire de déplaire ou de gêner. Aussi, durant une dizaine d’années, le professeur Denis Buican fut-il l’objet de multiples tracasseries et provocations, semble-t-il de la part de divers membres de services spéciaux comme de l’administration française et de la police. Plusieurs fois agressé dans la rue par des inconnus, il porta plaintes auprès des services de police, mais ceux-ci, ainsi que le parquet, n’hésitèrent pas, à partir de 1981, à tenter de le faire passer pour fou, au lieu d’instruire ses plaintes. Avant même l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, il fut convoqué à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris (IPPP) ; mais il ne s’y rendit pas. Il fut ensuite convoqué 14. Voir notamment requêtes n° 22251/93, 22249/93, 22251/93, 22252/93, 22253/93, M. G. c/France, déc. du 26 février 1997.

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au dispensaire d’hygiène mentale de son quartier comme à la consultation d’un psychiatre, où il n’alla pas davantage. L’on n’osa toutefois pas prendre les devants en tentant de le quérir chez lui. Pour autant, les provocations continuèrent, aussi bien dans la rue qu’à son domicile. En 1990, prenant contact avec le Groupe Information Asiles, il s’enquit de son dossier, constitué à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris (IPPP) et par les renseignements généraux. Plusieurs recours durent, à cette fin, être introduits devant le tribunal administratif de Paris et le Conseil d’État pour forcer ces administrations à communiquer les documents en leur possession. L’accès au dossier des renseignements généraux n’a pourtant toujours pas eu lieu. La Commission nationale de l’informatique et des libertés, présidée par Jacques Fauvet, ancien directeur du journal Le Monde, y a, en effet, mis quelques obstacles. L’accès aux pièces de l’IPPP permit toutefois de découvrir qu’en 1981, avant même qu’il ne se rendît à toute convocation, un certificat médical avait déjà été rédigé, synthétisant des éléments extraits des fiches de police. Il ne restait plus au médecin qu’à poser le diagnostic et, le cas échéant, à prescrire l’internement. Le stratagème fut renouvelé en mai 1992 et faillit cette fois aboutir. Agressé de nouveau alors qu’il se rendait chez lui en traversant le Jardin des Plantes, il fut transféré au commissariat de police du 5e arrondissement de Paris où le commissaire s’évertua à vouloir transformer l’agressé en agresseur. Il pouvait d’autant mieux espérer y parvenir que ses services avaient refusé d’entendre le seul témoin de la scène, qui put toutefois attester, plusieurs jours après, que le professeur Buican était bien celui qui fut invectivé puis brutalisé et non l’inverse. Mais dans l’intervalle, et de nouveau, la police avait fait libérer l’agresseur et conduire le professeur Denis Buican à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris, où il demeura en cellule du début de soirée jusqu’au lendemain midi et où les conditions de rétention sont d’autant plus critiquables que les médecins de cette infirmerie dépendent directement de la préfecture de police de Paris et sont payés par elle ; ce qui conduisit le professeur Buican à parler d’un véritable Moscou-sur-Seine… Comme souvent en ce genre de circonstances, cet internement eut lieu durant des congés, en l’occurrence un week-end. L’interne de garde hésita à se prononcer seul, et fit venir le médecin-chef de l’infirmerie le lendemain, dimanche. Au vu des explications de l’intéressé et de la procédure engagée devant la juridiction administrative, les médecins le relâchèrent, malgré tout, après dix-huit heures de détention. Il n’est pas sans intérêt de préciser ici que deux jours après son arrestation, le professeur Buican devait prendre l’avion pour Bucarest afin d’y tenir plusieurs conférences scientifiques durant les mois de mai et juin. Son internement aurait sans aucun doute provoqué un incident diplomatique. Était-ce l’effet recherché ? La procédure diligentée devant les juridictions administratives françaises révèle que le professeur Buican fut placé « sous surveillance attentive de la police », à compter du 30 juin 1981, puis « sous surveillance étroite », par ordre du directeur de la protection du public de la préfecture de police de Paris, à compter du 12 mai 1992 jusqu’au 26 mai 1996, soit durant quinze ans, ce qui n’empêcha pas le commissaire du 5e arrondissement de Paris d’affirmer, en 1992, que cette prétendue surveillance policière

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n’était que le fruit de l’imagination supposée maladive de l’intéressé et d’en convaincre les médecins de l’IPPP15… Autre incident curieux que d’aucuns trouveront révélateur : lorsque le Groupe Information Asiles chercha à publier un communiqué de presse sur cette affaire, le responsable de l’époque, M. Jean Seidel, qui fut également quelque temps président de l’association, reçut un appel téléphonique du commissaire de police Patisson, qui avait pris la décision de conduite à l’IPPP, qui chercha à dissuader l’association de poursuivre son soutien au professeur Buican, allant jusqu’à prétendre que l’intéressé n’avait jamais été professeur de quoi que ce soit, qu’il avait tout juste le niveau du baccalauréat, et que le Groupe Information Asiles se discréditerait à poursuivre son action en faveur d’un individu manifestement aliéné. Bien évidemment, l’association ne suivit pas ce judicieux conseil, et l’intéressé ne manqua pas de saisir le tribunal administratif de Paris pour attaquer la légalité de son transfert à l’IPPP, survenu en des conditions aussi rocambolesques. Par jugement du 16 décembre 1994, le tribunal administratif de Paris annula la mesure de police. Après un rappel de la motivation figurant au rapport de police, le tribunal poursuivit et statua en considérant « qu’en dépit de son apparente précision, une telle motivation ne suffit pas, en l’absence d’avis médical qui n’a pas été recueilli en la circonstance, pour caractériser un danger imminent pour la sûreté des personnes ». Il annula, par suite, la décision de conduite à l’IPPP, non sans avoir préalablement entendu M. Aureille, commissaire du gouvernement dudit tribunal, regretter cette déplorable affaire, et féliciter le professeur Denis Buican, non seulement pour ses travaux scientifiques, dont il ne pouvait guère juger, mais encore pour son talent manifeste de pédagogue, car il avait eu la chance de pouvoir lire certains de ses ouvrages destinés aux étudiants, et l’occasion d’en apprécier la qualité ; il suggéra que les agressions dont le professeur Denis Buican se plaignait devaient avoir pour origine quelques services spéciaux étrangers. Fort de ces jugements, le professeur Denis Buican devait ensuite saisir la Commission européenne de l’ensemble de ces faits. Sans même prendre la peine de recopier l’argumentation développée dans les affaires Dufour et A. B. contre France, comme de toutes celles qui suivirent, et sans même déférer l’affaire à une chambre de la Commission, un comité de trois membres, présidé par M. Gozubuyuk, de nationalité turque, rejeta le recours en à peine trois lignes. Après deux ans d’instruction, le comité restreint recourut à la phrase désormais consacrée : « Toutefois, dans la mesure où les allégations ont été étayées et où il est compétent pour en connaître », le Comité n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Bien des personnes sursauteront à la lecture d’une telle affirmation. Pour sa part, le 15. Le contentieux administratif révéla également que toute personne qui ressort libre, après un passage à ladite infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris ou qui, malgré sa convocation, ne s’y rend pas, est systématiquement l’objet d’une telle mise sous surveillance de police, et est signalée à son commissariat de quartier. Seules les personnes qui, après leur passage à l’IPPP sont internées ou hospitalisées ne font pas l’objet d’une telle surveillance de police systématique, ce qui ne manque pas de surprendre.

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comité ne prit pas même la peine de résumer succinctement les faits de l’espèce, non plus que les griefs du requérant. La décision de rejet tient ainsi en une demipage. Les organes de la Convention sont donc également capables de dire le droit de façon elliptique, même à l’occasion d’affaires assez singulières. Une telle attitude conduit de nombreuses personnes à penser qu’ils garantissent ainsi davantage le droit des criminels que celui des véritables victimes d’une quelconque raison d’État. Les séries télévisées américaines diffusées à longueur d’antennes, qui ne cessent de mettre en scène des policiers paralysés par les règles de la démocratie, avec l’inévitable héros qui n’hésite pas à les enfreindre pour finalement faire triompher le bien et éliminer les méchants, ne sont évidemment pas là pour permettre à ces personnes de développer un autre sens critique. Mais on aurait tort de croire qu’un tel sentiment est dénué de tout fondement et que le bon sens populaire est seulement le terreau du fascisme. En vérité, la sauvegarde et le développement des droits de l’homme passent par la prise en compte de ce sentiment naturel, et pour tout dire normal, des populations, par les instances en charge du contrôle. Toute instance démocratique doit prendre en considération non seulement les victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, mais également, et tout particulièrement, toute victime innocente, c’est-à-dire toute victime n’ayant commis aucun crime ou délit. Elle doit notamment s’attacher à rendre sa décision compréhensible par tous, en tenant compte de chaque cas d’espèce, sans recourir de façon systématique à l’usage, certes bien pratique, mais souvent pervers, de formules toutes faites, si ce n’est de simples formulaires. C’est également par ce souci et cette attention aux intérêts de la victime que la démocratie se préserve et se renforce et que se défend la paix civile. BREF RETOUR À L’AFFAIRE G. ET N. G. CONTRE FRANCE

La Commission fut encore appelée à prendre en considération un cas de figure inattendu : le maintien en internement d’une personne parvenue à obtenir, dans le cours de son internement, l’annulation par le juge administratif des décisions d’internement et de maintien, juge qui statue habituellement, en France, après plusieurs années d’instruction… Il s’agit ici de l’affaire G. et N. G. dont nous avons déjà abondamment parlé et sur laquelle nous ne nous attarderons donc guère, si ce n’est pour mieux montrer les obstacles auxquels se heurtent les personnes qui tentent d’accéder aux organes de la Convention. Rappelons que le requérant, interné à l’origine sous le régime du placement volontaire, fut ensuite maintenu en placement d’office dès qu’il apparut que le juge administratif s’apprêtait à annuler, comme illégaux et irréguliers, son admission et son maintien durant un an, sous le premier régime. Par la suite, le requérant obtint l’annulation de divers arrêtés de maintien en placement d’office, mais il ne parvint pas à faire annuler l’arrêté initial convertissant son placement volontaire en placement d’office. Il ne parvint pas davantage à obtenir de la juridiction administrative le prononcé de sa sortie, dans le même

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temps qu’elle annulait les actes fautifs. En outre, faute d’avoir pu régulièrement saisir le Conseil d’État de cinq pourvois dans le délai de deux mois de la notification des jugements refusant l’annulation des arrêtés de régularisation, le requérant ne put empêcher que ceux-ci devinssent définitifs. Saisie le 3 février 1992 de l’ensemble de ce contentieux, la Commission relève pour sa part « que le juge administratif a reconnu l’irrégularité formelle de certains arrêtés. Toutefois, la Commission observe que ces jugements n’ont pas eu d’effet sur la situation du […] requérant, dans la mesure où il est resté interné et où les actes annulés ont été remplacés par d’autres. La Commission estime que cette affaire se distingue de l’affaire A. B. c/France (n° 18578/91, déc. 19.5.95, non publiée), où le requérant était sorti d’internement lorsqu’il a saisi le tribunal administratif. La Commission estime également devoir tenir compte de ce que, en droit français, le juge administratif n’a pas le pouvoir d’adresser des injonctions à l’Administration et ne peut donc lui ordonner de libérer un interné. Dès lors, la Commission considère que les autorités françaises n’ont pas réparé, au sens de la jurisprudence précitée, les violations reconnues. […] Il en résulte que le requérant peut toujours se prétendre victime des violations de la Convention liées aux décisions annulées et que l’exception du gouvernement ne peut être accueillie 16 ». Mais si cette qualité de victime fut ainsi reconnue, ce fut pour mieux constater par la suite l’irrecevabilité de la requête, au motif que le requérant n’avait pas épuisé les voies de recours internes, en ne saisissant pas le Conseil d’État dans le délai de deux mois de la notification des jugements défavorables. La Commission estime ainsi « que son placement sous tutelle, qui visait à préserver ses biens, ne constitue pas […] une circonstance de nature à l’exonérer de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes », non plus que sa situation d’interné et le fait que, pour recourir valablement au Conseil d’État, il lui fallut introduire cinq pourvois en trois exemplaires, accompagnés des jugements attaqués en un nombre identique, comme des diverses pièces de chaque dossier, puis envoyer le tout en recommandé avec AR. À croire que pour les organes de la Convention, les hôpitaux psychiatriques français mettent naturellement tout un secrétariat à disposition des internés, ainsi que toute une bureautique et un service des postes. Dans cette affaire, la Commission observa encore que « le […] requérant avait préalablement formé de nombreux recours devant le Conseil d’État et n’allègue aucune circonstance particulière qui l’aurait empêché de le saisir à nouveau 17 ». Cette instance ne semble donc pas faire de différence entre le fait de devoir en l’espace de deux mois introduire cinq pourvois, et le fait d’avoir pu en introduire précédemment autant, mais de façon bien plus échelonnée et à plusieurs mois d’intervalle. Quant au reste, la Commission considéra que le requérant ayant attendu l’issue de la première procédure administrative pour la saisir, il n’avait pas répondu à l’exigence du délai de six mois pour se plaindre opportunément des conditions de sa première requête de sortie judiciaire, et le déclara hors délai 18. De même le déclara-t-elle forclos à se plaindre de l’irrégularité de sa détention sous le régime du placement volontaire, le requérant s’étant efforcé d’attaquer 16. Requête n° 19869/92, G. et N. G. c/France, déc. du 26 juin 1995, p. 12 13. 17. Ibid., p. 14. 18. Ibid., p. 13.

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l’arrêté de conversion de son placement volontaire en placement d’office avant de saisir la Commission dans le délai de six mois du jugement annulant la décision d’admission. L’on pouvait pourtant difficilement faire grief au requérant d’avoir fait un tel choix, qui était celui le plus à même de préserver au mieux ses chances de sortie. Si l’intéressé s’était évertué à saisir en priorité la Commission plutôt qu’à tenter d’annuler l’arrêté de conversion, les organes européens n’auraient à l’évidence pas manqué de lui reprocher de n’avoir pas attaqué cette dernière décision et, par suite, épuisé les voies de recours internes… En outre, le délai d’instruction d’environ quatre ans de la Commission européenne ne lui permettait pas d’espérer une sortie plus rapprochée – bien au contraire – qu’en attaquant directement l’arrêté de placement d’office devant le tribunal administratif de Limoges, lequel avait, par exception, statué en quelques mois sur son recours dirigé à l’encontre de la décision d’admission en placement volontaire. Par une seconde décision du 26 janvier 1996, la Commission européenne rejeta définitivement l’ensemble de la requête. M. G. G. demeure donc interné désormais depuis plus de dix ans, avec la seule consolation d’avoir obtenu des organes de la Convention la reconnaissance de… sa qualité de victime – ce que, depuis un certain temps déjà, ne s’estimant pas l’aliéné que certains prétendent, il n’ignorait pas tout à fait… Il n’est pas inutile de revenir plus précisément sur cette dernière décision, car elle est plus révélatrice qu’un long discours sur le type de preuve invoquée par la Commission pour déclarer une requête irrecevable. Par sa première décision du 26 juin 1995, la Commission avait en effet retenu le grief tiré de l’éventuelle violation de l’article 5 § 2 de la Convention. Mais, examinant cette fois le bienfondé du grief à l’occasion de sa seconde décision, « la Commission relève que le requérant a adressé au préfet, le 17 juin 1991, une première lettre dans laquelle il demandait son transfert, en indiquant qu’il avait été attendu que le tribunal administratif de Limoges statue le 13 juin 1991 pour diligenter à son encontre « toute une série d’actes ». Le 7 juillet 1991, dans une autre lettre à la même autorité, il lui demandait, en se référant expressément à l’article L. 326-3 du code de la santé publique, de « notifier [la] décision de placement d’office du 13 juin 1991 ainsi que le texte de sa motivation ». […] Pour la Commission, cela implique nécessairement qu’il avait d’ores et déjà reçu une information suffisante sur l’acte fondant sa détention ainsi que sur le régime auquel il se trouvait soumis et, à tout le moins, une indication de ses motifs. En effet, dans le cas contraire, il aurait demandé non le texte de la motivation, mais les raisons de son hospitalisation d’office. Cela signifie enfin qu’en faisant cette demande, le requérant préparait le recours qu’il a effectivement introduit ultérieurement devant le tribunal administratif, dans lequel il soulevait l’insuffisance de motivation de l’arrêté du 13 juin 199119 ». Pour aliéné que le requérant soit censé être, l’on voit que pour la Commission européenne des droits de l’homme, cela ne saurait le dispenser d’une parfaite rigueur sémantique et maîtrise de la langue comme de l’écriture. Il n’est pas certain que de telles incohérences soient de nature à sauvegarder, et surtout développer les droits de l’homme, mais plutôt à les faire régresser. La Commission oublia probablement que c’est parce que le requérant s’occupa de 19. Décision du 26 février 1996, p. 7.

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cette dernière mise en cause qu’il n’eut guère le temps d’introduire simultanément un recours à la Commission dans le délai de six mois du jugement ayant annulé la décision d’admission en placement volontaire ; d’autant qu’il avait compté sur le fait qu’en droit français, les décisions des tribunaux administratifs ne sont définitives qu’à l’issue d’un délai de deux mois de la notification du jugement, non frappé d’appel. Il ne pouvait guère s’imaginer que la Commission considérerait que le délai de six mois de l’article 26 relatif à la décision interne définitive ne court pas à compter du jour où, en droit français, la décision interne devient définitive, mais à compter du jour où… elle est prise, ou à tout le moins notifiée, c’est-à-dire précisément lorsqu’elle n’a encore acquis aucun caractère définitif !… Mais, comme nous l’avons vu précédemment lors de l’analyse de la jurisprudence française sur la liberté de choix du patient, le plus extraordinaire dans cette affaire est peut être que malgré l’effort de M. G. G. à faire valoir ses droits de citoyen, à être traité par les médecins et dans l’établissement de son choix, comme à résider enfin dans le département de certains membres de sa famille, il n’ait pu aboutir, devant la Commission européenne des droits de l’homme, qu’à deux décisions d’irrecevabilité 20, après plus de quatre ans d’instruction ! D’emblée, il convient de signaler l’extrême limite des réelles capacités de sauvegarde et de développement des droits de l’homme dont jouissent les organes de la Convention européenne. La personne irrégulièrement internée doit donc, non seulement s’efforcer de faire annuler toutes les décisions administratives de placement et de maintien – quitte à se le voir reprocher ensuite, comme M. Vermeersch, à qui la Cour européenne fit grief d’avoir multiplié ses recours et ainsi largement concourru à en retarder l’instruction par le tribunal administratif de Lille (voir supra) – , mais aussi de ne pas oublier de vérifier quelle décision juridictionnelle pourrait, aux yeux des organes de la Convention, passer pour définitive au sens de l’article 35 de la Convention, sans se fier à la définition propre du droit national. Faute de jurisprudence établie pour chaque cas concret, il lui faudra imaginer la pire des hypothèses. Car il est probable que ce sera celle retenue par les organes européens qui s’efforcent ainsi de préserver au mieux la souveraineté des États, avant même que ceux-ci ne soient amenés à formuler quelque objection sur la recevabilité du recours. Jusque dans les années quatre-vingt, en effet, les organes de la Convention attendaient que les États soulevassent eux-mêmes de telles exceptions d’irrecevabilité ; mais le contentieux est devenu si lourd, que la Commission ne tarda pas à se saisir d’office de tels moyens, en lieu et place de la haute partie contractante mise en cause. Il est probable que les nouvelles formations de la Cour, se substituant à la Commission, feront de même. Il est évident que les requérants ne peuvent guère admettre une telle évolution, qui les conduit à avoir comme adversaire, non seulement l’État en question, mais encore les organes de la Convention. Le sentiment de frustration dont nous parlions plus haut ne peut qu’en sortir renforcé, et les vertus démocratiques en sont d’autant discréditées. Il y a là, à l’évidence, un fonctionnement institutionnel qui tend à devenir contraire à l’objet même de la Convention, lequel vise 20. Décisions des 26 juin 1995 et 25 février 1996, requête n° 19869/92, G. G. c/ France.

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pourtant à éviter le retour à la barbarie qui caractérisa le second conflit mondial. Il devient forcément difficile d’y faire obstacle, dès lors que les institutions démocratiques elles-mêmes se trouvent contraintes d’user de tels expédients qui détournent une masse toujours plus grande des idéaux démocratiques. Les idéologies les plus extrémistes trouveront donc ici un terreau fertile assurant leur plein épanouissement dont les récentes menées terroristes nous ont déjà donné quelques exemples. Pour franchir la barre de la recevabilité, la personne devra également prendre soin d’introduire autant de requêtes que de décisions pouvant passer pour définitives ; car là n’est encore pas le moindre des tours de passe-passe de la Commission que d’avoir décomposé la requête des anciens articles 25 et 27 de la Convention en autant de parties distinctes qu’il y a de griefs ; de sorte que ce n’est plus véritablement la recevabilité de la requête qui est examinée par les instances européennes, mais la recevabilité de chaque grief, chacun faisant courir à sa manière le délai de six mois de l’ancien article 26 (actuel art. 35). On aurait pu croire que la décision interne définitive en matière d’internement psychiatrique est notamment la décision qui permet la sortie, ou bien qui vide le contentieux de l’illégalité d’une telle mesure. Telle n’est pas l’interprétation de la Commission. Si, dans l’intervalle, la personne a introduit, en vain, plusieurs requêtes de sortie, ou a obtenu l’annulation de certaines décisions, elle ne pourra se plaindre devant la Commission que de l’irrégularité de la dernière période de maintien si elle n’a pas pris soin de saisir auparavant les organes européens à l’issue de chacune des procédures de sortie qui ont échoué ou de chaque jugement ou arrêt annulant certains actes. En ce cas, en effet, elle perdrait devant ces organes le bénéfice de ces annulations et ne pourrait plus jamais contester devant eux les vices éventuels de procédure dans l’instruction de ses précédentes demandes de sortie. C’est bien ce qui arriva à M. G. G., semble-t-il destiné à demeurer jusqu’à la fin de ses jours une victime – peut-être pas totalement innocente, mais en tout cas non satisfaite… – de violations multiples de la Convention et surtout totalement impuissante face à l’arbitraire de l’Administration. En effet, évacuant ainsi un à un chaque grief, en découpant un internement en multiples tranches, dont l’issue respective fait courir le délai de six mois, la Commission parvint, en fin d’examen, à rejeter l’ensemble de la requête comme irrecevable et par anéantir des années de lutte. Pour fastidieux que soient tous ces détails, ils ne sont pas inutiles pour prendre l’exacte mesure de ce que les organes de la Convention considèrent comme « l’état d’impuissance et d’infériorité » du malade mental interné comme aliéné, non plus que pour comprendre ce qu’ils considèrent comme « manifeste » lorsqu’ils estiment une requête « manifestement mal fondée » et la déclarent irrecevable. Pour aboutir, le requérant doit à l’évidence, en plus d’être interné, avoir une parfaite maîtrise de la langue, ainsi que du droit national, ne rater aucun des maillons de la procédure interne, quand bien même l’État aurait à son endroit violé tous les textes. Il doit être un juriste hors pair, un secrétaire exceptionnel et un comptable parfait. C’est alors, qu’à l’occasion, il peut être… malade mental ! Pour importante que soit la protection apportée par les organes de la Convention, elle apparaît malgré tout, on le voit, quelque peu dérisoire en

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pratique, et risque de conduire à bien des illusions, si les conditions d’accès auxdits organes ne sont pas repensées de manière à définir plus souplement les critères de recevabilité, et cela de façon quelque peu radicale. Mais ce souhait se heurte en vérité aux exigences visant à préserver la souveraineté des États, exigences qui contraignent les organes de la Convention à limiter considérablement leur contrôle, en particulier des faits. Pourtant, pour la plupart des plaignants, les faits importent plus que la procédure. Comment ne pas le comprendre ? Pour la victime d’un abus ou d’un arbitraire de l’État, s’il est important de savoir comment cet abus et cet arbitraire ont été possibles, il est essentiel qu’ils soient reconnus comme tels et dénoncés. La reconnaissance de l’abus et de l’arbitraire de soins inadaptés, de mauvais traitements, d’un enfermement injuste, est plus importante que de savoir qu’un maillon de la procédure d’internement a été omis, ce qui a rendu l’abus possible, surtout quand, une fois une carence constatée, l’on s’abstient de se prononcer sur de tels abus. Mais les organes de la Convention se refusent à jouer le rôle de « quatrième instance 21 » et s’en remettent donc, pour l’essentiel, à l’établissement des faits par les juridictions nationales. Comment faire établir, aujourd’hui, par les juridictions turques, par exemple, des faits susceptibles de faire apparaître l’existence d’un internement arbitraire ? Or, sans ce premier constat, les organes de la Convention eux-mêmes ne pourront rien faire. Ce n’est donc qu’en cas de contradiction importante entre les avis médicaux, ou de prise de position explicite des juges de l’ordre interne, qu’elle pourra, le cas échéant, constater en l’espèce une violation de l’article 5 § 1 e). Habituellement, un tel cas de figure ne peut guère survenir, d’une part, parce qu’il est peu courant que les psychiatres se contredisent entre eux, d’autre part parce que, comme on l’a vu plus haut, lorsque les juridictions internes reconnaissent l’illégalité d’une détention, la personne perd sa qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention, et ne peut donc plus saisir opportunément les instances européennes… Telle est la principale raison pour laquelle, jusqu’en 1997, la Cour ou la Commission n’ont reconnu qu’un seul internement, de relativement longue durée, abusif dès son origine, celui de M. G. L. 22, dont il a été question plus haut, mettant précisément la France en cause. Tout au plus ont-elles pu considérer, dans les autres cas, que la durée de l’internement ne se justifiait pas et constituait donc une violation de l’article 5 § 1 e), ou que l’internement résultait d’une procédure formellement irrégulière. Cette absence de constat d’abus et d’arbitraire, jusqu’en 1997, ne veut nullement dire que de tels internements injustifiés n’existent pas en Europe comme en France, elle montre que les organes européens n’ont pas les moyens institutionnels de les faire apparaître ; constat assez grave eu égard à la mission de telles institutions.

21. J. C. Soyer et M. de Salvia, Le Recours individuel supranational. Mode d’emploi, Convention européenne des droits de l’homme, Paris, LGDJ,1992, p. 184. 22. Décision du comité des ministres du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1997, requête G. et M. L. c/France.

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UNE COMPLEXITÉ ET UNE OPACITÉ SUBITEMENT LIMPIDES

Malgré tout, le 12 octobre 1994, dans le cadre de la requête G., A., G., et C. J. c/France, dont il a déjà été question, la Commission crut pouvoir déclarer recevable le grief tiré de la violation de l’article 5 § 5 du fait de la complexité des règles de procédure française en matière de contentieux de la réparation d’un internement jugé irrégulier 23. Par la suite cependant, la Commission a conclu différemment, notamment après l’examen de la requête A. B. contre France. Depuis cette dernière décision du 19 mai 1995, elle a en effet considéré invariablement que lorsque la personne obtient l’annulation des actes par jugement ou arrêt de la juridiction administrative, elle « dispose de la possibilité de faire un recours devant le tribunal administratif pour obtenir réparation de l’illégalité que ce dernier a constatée 24 ». Ainsi a-t-elle voulu ignorer le conflit développé par le gouvernement français, depuis 1994, le conduisant à saisir systématiquement le tribunal des conflits dès qu’une juridiction civile se déclarait compétente à réparer le préjudice né d’une détention psychiatrique irrégulière ou résultant d’un défaut de notification des actes de placement. Probablement estimait-elle qu’il appartenait aux juridictions françaises de gérer et de résoudre ce conflit de compétence et d’interpréter le droit national, bien qu’elle ait fini par juger à sa place, en affirmant la compétence du juge administratif à se prononcer sur la réparation pécuniaire du dommage né des irrégularités formelles qu’il avait pu préalablement constater. Mais il est bien évident que, dans l’attente, les requérants en ont d’autant plus été trompés. Avoir indiqué aux intéressés, à partir de mai 1995, la voie du recours indemnitaire devant la juridiction administrative est en effet particulièrement regrettable puisque, par arrêt du 17 février 1997, le tribunal des conflits a définitivement établi la compétence exclusive de la juridiction civile en matière de réparation d’un internement abusif ou irrégulièrement formé. Les décisions de la Commission ont ainsi fourvoyé de nombreux requérants dans une impasse. Il fallut attendre le mois de juillet 1998 pour que la Commission européenne commençât à prendre en considération la portée de l’arrêt de conflit du 17 février 1997. Preuve, s’il en était besoin, qu’il aurait été préférable que la Commission s’en tînt à la règle stricte qui veut que seules les juridictions internes peuvent interpréter la portée du droit national. Mais alors, elle n’aurait pas pu faire obstacle au moyen tiré de la complexité, en droit français, des règles de compétence, et, par suite, de l’inaccessibilité, de fait, du juge réparateur. Ainsi aurait-elle dû constater la violation des articles 5 § 5 et 6 § 1 en prenant acte du conflit existant entre juridictions administratives et civiles. Maintenant que le droit est fixé, après cent soixante ans de flou et de brumes opaques, la Cour européenne ne manque pas de rejeter le grief au motif que le droit français est désormais… limpide 25. Une dizaine de requérants 23. Décision précitée du 12 octobre 1994, p. 13. 24. Décision précitée du 19 mai 1995, p. 10. Voir également requête n° 22643/93, Menvielle c/France du 16 janvier 1996, Pansart c/France, J. C. S. c/France et Benjamin Eyoum Priso c/France déjà citées. 25. Décision sur la recevabilité de la requête A. B. c/France n° 39586/98, de la troisième section de la Cour, du 23 février 1999.

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n’auront pas moins fait les frais, ces deux dernières années, du revirement de la Commission à l’occasion de l’instruction de cette même affaire A. B. Il n’apparaît toutefois pas envisageable que le Conseil de l’Europe répare un jour le tort que la Commission leur a fait. Vouloir, dans ces conditions, parler de l’accès à la justice et de sauvegarde des droits de l’homme paraît une véritable gageure. L’INCOMPATIBILITÉ DE LA REQUÊTE AVEC LES DISPOSITIONS DE LA CONVENTION

Il faut cependant reconnaître que, par application de l’ancien article 27 § 2 de la Convention, la Commission européenne avait pour mission de déclarer « irrecevable toute requête introduite par application de l’article 25, lorsqu’elle estime la requête incompatible avec les dispositions de la présente Convention, manifestement mal fondée ou abusive ». L’on perçoit désormais plus concrètement ce qu’il faut entendre par ces termes. Désormais, il appartient aux comités de trois membres et aux sections de la Cour de jouer ce rôle de filtre. « Incompatible avec les dispositions de la présente Convention » signifie que doit être déclarée irrecevable toute requête dont la prise en considération impliquerait, pour les organes européens, de se substituer aux instances nationales dans l’appréciation des faits de l’espèce et de la portée de la règle interne ; toute autre attitude, en effet, empiéterait sur la souveraineté des États. L’on vient de voir qu’une telle attitude peut également conduire à une évidente iniquité pour les requérants lorsque, pour déclarer irrecevables leurs recours, les organes européens s’aventurent à interpréter la règle nationale en lieu et place des juridictions internes ; car rien ne garantit l’exactitude de cette interprétation, même lorsqu’elle coïncide, comme en l’espèce, avec celle de l’État défendeur. Quand les juridictions nationales manifestent leurs désaccords, les organes de la Convention devraient donc s’abstenir d’admettre l’interprétation gouvernementale, et tirer toute conséquence de droit du conflit qu’ils constatent. En outre, bien que la Convention ne garantisse pas des droits théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs 26, les organes institués par ce texte n’ont cependant pas pour objet de juger de la compatibilité de la norme nationale avec celle de la Convention, et cela pour la même raison que celle qui précède. Ils ne peuvent ainsi que statuer, non en théorie, mais au cas par cas, et de façon concrète et circonstanciée, bien que, toujours pour la même raison, ils ne puissent exercer leur contrôle qu’en surface. De cette contradiction fondamentale résultent les atermoiements, pour ne pas dire – dans certains cas – la paralysie des organes européens de contrôle. La Cour, jusqu’alors débarrassée par la Commission de ces délicats problèmes de recevabilité, a pu aborder les questions de fond avec une plus grande sérénité. Aussi la seule lecture des arrêts de la Cour ne rend-elle qu’imparfaitement compte des difficultés d’accès à cette instance. La nouvelle organisation de la Cour européenne devrait ainsi rendre 26. Cour eur. DH, plénière, arrêt Van Droogenbrœck c/Belgique, 24 juin 1982. Voir égale ment, arrêt Airey c/Irlande, 9 octobre 1979.

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plus évidentes ces difficultés, puisqu’il y sera statué désormais directement par la Cour après une instruction publique des recours, dès leur introduction, alors que l’instruction devant la Commission demeurait secrète. Dans ces conditions, l’on ne s’étonnera pas d’apprendre que le taux de recevabilité des plaintes parvenant à la Commission européenne entre 1978 et 1995 fut d’environ … 2 % 27. Le taux de transmission des plaintes reçues à la Cour et le taux de constat final d’au moins une violation de la Convention, comme le taux de règlement par le Comité des ministres ou la Cour fut, quant à lui, inférieur à 1 % des plaintes parvenant à la Commission. Encore convient-il de rappeler qu’il faut, pour arriver à ce dernier résultat, avoir épuisé les voies de recours internes. Et l’on aura alors une image plus précise des difficultés rencontrées par les requérants tentant d’accéder aux organes de la Convention pour défendre les droits de l’homme ! UN MANIFESTE BIEN PEU MANIFESTE

De leur côté, Jean-Claude Soyer, professeur de droit à l’université Paris-II, ancien commissaire français de la Commission, et Michel de Salvia, secrétaire adjoint, puis secrétaire de cet organe, parlent, au sujet des dispositions de l’article 27 § 2 de la Convention, d’un « manifeste parfois peu manifeste28 ». Ils observent que l’irrecevabilité d’un recours, en droit national, découle généralement de raisons préliminaires à l’abord du fond de l’affaire. Il s’agit habituellement soit de questions de procédure, soit de questions de compétence. « De sorte que l’irrecevabilité, par hypothèse, empêche le juge de considérer le fond du litige. Le système de la Convention est tout autre. La Commission [aujourd’hui une section de la Cour] peut déclarer une requête irrecevable pour des motifs tirés de l’examen du fond. Comment expliquer cela ? La réponse est qu’il s’agit, ici, d’un mal-fondé qui saute aux yeux, d’un manifestement mal-fondé, de sorte qu’on arrive à le constater, même en restant à la surface de l’affaire. Cependant, remarquent-ils encore, il est difficile de se satisfaire d’une telle explication. Car, assez souvent, des affaires sont déclarées irrecevables comme manifestement mal fondées au terme d’échanges répétés d’écritures et même de longs débats d’audience entre les parties. Le manifestement est bien peu manifeste. La véritable explication doit donc être recherchée moins dans la logique que dans la pratique29. » Et nous avons vu ce qu’il en est de cette pratique… qui

27. Selon l’Aperçu des travaux statistiques du Conseil de l’Europe pour l’année 1995, entre 1978 et 1995, 92 557 plaintes sont parvenues à la Commission. Seulement 21 426 ont abouti à un enregistrement. Les trois quarts des plaintes se trouvent ainsi d’ores et déjà éliminés à l’occasion des premiers échanges de courriers entre les plaignants et le secrétariat de la Commission ou les référendaires à la Cour, depuis novembre 1998. Sur 21 426 requêtes enregistrées par la Commission, 18 611 avaient fait l’objet de décisions sur la recevabilité à la fin de l’année 1995, dont 15 951 furent déclarées irrecevables et seulement 2 660 recevables. J. C. Soyer et M. de Salvia, op. cit., p. 269, font état de chiffres semblables pour la période 1975 1991. 28. Op. cit. p. 183. 29. Ibid.

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conduit à rejeter comme manifestement mal fondés des griefs qui, pour le sens commun apparaissent, au contraire, manifestement bien fondés… Il n’est pas certain que cette inversion sémantique comme cette primauté de la pratique institutionnelle sur la règle communément et régulièrement admise, intervenant à un moment décisif de l’instruction d’un contentieux particulièrement délicat – puisqu’il survient après l’épuisement des voies de recours internes et souvent après plus d’une dizaine d’années de procédure – puissent réellement cadrer avec les valeurs démocratiques affichées par les organes européens. De tels choix ne peuvent que renforcer le sentiment d’injustice, ressenti par la plupart des requérants. Ils ne peuvent encore que détourner certains d’entre eux des valeurs démocratiques en cause et renforcer, par suite, les dérives extrémistes. Ils sont ainsi radicalement contraires aux buts même de la Convention européenne, tels qu’ils se trouvent formulés dans son préambule. Aussi est-il surprenant que ces choix procéduraux aient été jusqu’alors si peu critiqués par les commentateurs comme par la doctrine. DE LA SOUVERAINETÉ DES ÉTATS À LA PRIMAUTÉ DES DROITS DE L’HOMME

Dans ces conditions, il est certain qu’un grand nombre de requérants ne peuvent que ressentir un sentiment d’injustice à la déclaration d’irrecevabilité de leurs recours, comme étant « manifestement mal fondé », alors qu’en ce domaine, et à l’évidence, rien n’est moins manifeste que la raison d’irrecevabilité retenue par les organes de la Convention. M. G. G., interné depuis plus de dix ans dans les conditions précédemment décrites, ne peut que nourrir un tel sentiment d’injustice et d’incompréhension, peu compatible avec un bon équilibre psychique, à moins qu’il ne soit l’aliéné que certains semblent vouloir qu’il soit, et ne se soit ainsi pas rendu compte du caractère dramatique de sa situation. Malheureusement, serait-on presque tenté de dire, il est peu probable qu’il en soit ainsi ; mais, en droit international, la préservation de la souveraineté de chaque État est souvent à ce prix. Il n’est cependant pas certain qu’un tel prix soit compatible avec les exigences des droits de l’homme. À ce sujet, le combat des malades mentaux – ou supposés tels – pour faire valoir leur personnalité juridique et leur dimension de sujet de droit pourrait bien être essentiel au développement des droits de l’homme. En effet, le combat de l’homme, malade mental ou affaibli psychologiquement, voire défaillant psychiquement, pour faire reconnaître ses droits, pourrait bien être de nature à forcer à penser de façon plus radicale non seulement la question du rapport de l’individu à la collectivité, du particulier à l’universel, mais encore celle de la souveraineté nationale, comme à remettre en cause les prérogatives qui s’y rattachent, pour déboucher, finalement, sur la définition de la souveraineté du simple citoyen, en tant que porteur et titulaire des droits de l’homme et de la primauté de ces droits sur les intérêts des nations qui se veulent libres et démocratiques. N’est-ce pas d’ailleurs la reconnaissance de cette primauté qui conduisit à instituer des organes européens de contrôle dont les décisions s’imposent aux États contrac-

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tants, par-delà leur souveraineté nationale respective ? Et n’est-ce pas pour permettre à cette Déclaration des droits de l’homme d’être effective et non pas seulement symbolique, que de tels pouvoirs étendus de contrôle ont été institués ? Mais Christine Faure 30 montre que ces grandes déclarations internationales des droits sont toujours produites dans des circonstances variées à l’occasion d’événements politiques majeurs : indépendance, révolution ou guerre. Nous avons vu que la Convention européenne tend elle-même à éviter le retour de la barbarie nazie et résulte donc des traumatismes et des horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Les déclarations des droits répondent ainsi toujours à des situations singulières qu’on ne saurait assimiler à l’universalité de l’expérience morale, malgré l’apparence que prennent ces textes. L’humanité des droits de l’homme et des systèmes de contrôle qui s’y rattachent est toujours le résultat d’une construction culturelle relative, d’une volonté politique et d’une conjoncture historique précise. Il ne faut donc pas s’attendre à pouvoir régler par la seule raison, l’éthique et la morale, les questions que pose actuellement la procédure devant les organes de la Convention.

30. C. Faure, Ce que déclarer des droits veut dire : histoires, Paris, PUF, 1997.

Quelques conseils pratiques pour l’accès aux organes de la Convention européenne

L’ANNULATION DES ACTES IRRÉGULIERS DANS LE COURS DE L’INTERNEMENT ET LA SORTIE JUDICIAIRE COMME VOIE D’ACCÈS AUX ORGANES DE LA CONVENTION

En réalité, ce n’est que lorsque la personne a obtenu l’annulation des actes fautifs tout en demeurant internée, et qu’elle a pu saisir les organes de la Convention dans le délai de six mois du jugement d’annulation, qu’elle peut avoir quelques chances de voir aboutir sa requête fondée sur la violation de l’article 5 § 1 e). C’est également lorsqu’elle a obtenu sa sortie immédiate du juge de l’article L. 3211-12 du code de la santé publique, et lorsqu’elle s’adresse aux organes européens dans le délai de six mois de l’ordonnance de sortie qu’elle peut encore prétendre saisir valablement ces organes sur ce même fondement, à condition que dans son dossier médical figurent expressément des avis médicaux concluant fermement au caractère inapproprié de l’hospitalisation – ce qui, naturellement, n’arrive pratiquement jamais. M. Michel G. vit ainsi sa requête rejetée par la Commission pour les motifs suivants : « En tout état de cause, la Commission relève que, si le juge civil a ordonné la sortie immédiate du requérant, cette décision n’a pas été motivée par la reconnaissance du caractère arbitraire de son internement mais par la considération qu’il ne présentait plus de dangerosité et que sa situation ne justifiait pas un placement volontaire. La Commission estime, quant à elle, qu’il n’a été nullement établi que l’internement du requérant n’ait pas correspondu aux conditions posées par la disposition en cause 1 . » Retenons toutefois que pour la Commission, le recours en sortie judiciaire, lorsqu’il débouche favorablement, permet d’invoquer l’épuisement des voies de recours internes quant au bien-fondé du placement, et permet de saisir les organes européens, dans les six mois de la sortie, sans avoir à rechercher au préalable l’obtention d’un dédommagement de la part des juridictions nationales. Cette possibilité n’est pas sans intérêt, notamment en droit français où 1. Requête n° 18835/91, Michel G. c/France, déc. du 2 décembre 1992, p. 4.

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l’accès au juge de la réparation financière du dommage était, jusqu’à l’arrêt de conflit du 17 février 1997 (affaire Menvielle), d’une redoutable complexité. Mais d’autres pièges peuvent encore attendre le requérant, surtout quand, avant d’obtenir sa sortie judiciaire définitive, il a été mis en sortie d’essai. S’il attend l’issue de la procédure judiciaire pour saisir la Cour européenne, il risque de se voir opposer l’irrecevabilité de son recours, dès lors qu’un délai de plus de six mois se serait écoulé entre la date de la sortie à l’essai et cette saisine. Dans ce cas, en effet, selon la Commission européenne, la requête aux organes européens doit être introduite dans les six mois suivant la sortie d’essai, quand bien même la procédure de sortie judiciaire demeurerait pendante, la Commission ne validant pas l’interprétation du Conseil d’État selon lequel la personne en sortie à l’essai demeure, juridiquement, internée 2. L’on voit donc que la recevabilité d’un recours se joue souvent dans un mouchoir de poche, et que la règle selon laquelle les organes de la Convention ne peuvent guère interpréter le droit interne, en lieu et place des juridictions nationales, peut fluctuer de façon difficilement prévisible, au gré des circonstances. Quoi qu’il en soit, les arrêts de la Cour, précédemment analysés, concernant le droit néerlandais, ont au moins fixé avec une relative certitude que le recours en sortie judiciaire vide le contentieux du bien-fondé de la mesure, au sens de l’article 35 de la Convention ; on peut donc espérer, en droit français, pouvoir faire l’économie d’un recours indemnitaire, dès lors qu’on a obtenu sa sortie judiciaire, pour tenter d’accéder directement aux organes de la Convention. Les pays qui disposent d’une législation confiant au juge le soin de décider d’un internement ou qui organisent un contrôle judiciaire systématique de toute décision de placement favorisent singulièrement l’accès aux organes de la Convention, car l’épuisement des voies de recours coïncide alors automatiquement avec la décision de justice confirmant l’internement ou ordonnant la fin de la mesure. En ce sens, le droit néerlandais a manifestement facilité l’accès auxdits organes, ce qui explique en partie l’ampleur du contentieux des Pays-Bas et du Royaume-Uni déféré à la Cour en ce genre de matière. En droit français, cette possibilité d’accès direct aux organes européens, après l’obtention de sa sortie judiciaire, n’a rien d’automatique puisque cette dernière est tributaire du recours de l’intéressé. Elle fait cependant parfois gagner entre six à plus de vingt ans de procédure. Il importait d’y insister pour donner une dimension pratique à ce qui précède. AVOIR INVOQUÉ, NE SERAIT-CE QU’EN SUBSTANCE, LA CONVENTION EUROPÉENNE DEVANT LES JURIDICTIONS NATIONALES

Pour pouvoir saisir les organes européens avec quelques chances d’aboutir, il convient de s’assurer que devant les juridictions nationales, l’on a bien invoqué l’essentiel des moyens dont on se prévaudra par la suite devant la Cour européenne, même si, dans certains cas, les organes européens ont admis que la 2. Voir à ce sujet, la requête n° 18835/91, M. G. c. France, précitée.

Quelques conseils pratiques pour l’accès aux organes de la Convention européenne

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Convention ait pu être invoquée au moins en substance. Lorsque, par exemple, l’on se plaint de l’irrégularité de son internement et du non-respect des voies légales, la Commission a ainsi admis que l’on ait mis en jeu les dispositions de l’article 5 § 1 e). Il est cependant plus prudent d’être le plus explicite possible devant les juridictions nationales en se référant expressément à ce niveau à la Convention européenne et en développant, sur cette base, ses griefs particuliers. Ainsi a-t-il pu être considéré par la Commission que le fait de se plaindre de l’absence de notification des actes n’avait pas, même en substance, saisi les organes internes de la violation de l’article 5 § 2 de la Convention 3. Donc, faute d’avoir expressément indiqué, devant les juges nationaux, les dispositions de l’article 5 § 2, tout grief ultérieurement invoqué devant la Commission, tiré de la violation de cet article, sera considéré comme irrecevable pour n’avoir pas épuisé les voies de recours internes. De même, s’être plaint, devant le Conseil d’État, de ce que la décision d’admission en « placement volontaire », n’a fait l’objet d’aucune décision écrite, au seul motif que cela ne paraissait pas acceptable en droit, même si la règle nationale ne disait rien à ce sujet, sans dire expressément que cela violait l’article 5 § 1 e) de la Convention européenne, ne permettait pas de soutenir que la requérante avait, même en substance, saisi les juridictions nationales du grief tiré de la violation de la Convention, et avait, par suite, répondu aux exigences de l’ancien article 26 (actuel art. 35) et épuisé les voies de recours internes 4. On voit ainsi que la précision ne concerne pas seulement les recours aux organes européens, mais également les recours diligentés devant les organes juridictionnels nationaux. L’INSTRUCTION DE LA REQUÊTE

Au reçu du formulaire de requête, le greffe affecte un nouveau numéro, et enregistre la requête à une date qu’il indique au requérant. À ce stade le plaignant devient requérant. Les requêtes officiellement enregistrées ne concernent ainsi qu’un cinquième environ des plaintes reçues. Et il importe naturellement d’en tenir compte lorsqu’on établit les statistiques des recours devant les organes de la Convention. Dans le cas contraire, on peut être conduit à quelques erreurs d’interprétation. La requête est ensuite attribuée à l’une des sections de la Cour qui en examine tout d’abord la recevabilité ; c’est un comité de trois membres qui statue au vu d’un rapport dressé par un référendaire. Si le comité n’a pas rejeté la requête à l’unanimité, la section concernée l’examine et statue par une première décision, souvent partielle, sur la recevabilité ; elle ajourne 3. Voir à ce sujet la requête n° 19455/92, Mlle Marthe Boyer Manet c/France, décision du 2 septembre 1992 et 6 septembre 1994. Cette appréciation est d’autant plus critiquable que la requérante se plaignait de l’insuffisante motivation des décisions de placement la concernant qui furent d’ailleurs annulées de ce chef. Or la Commission considère, depuis l’affaire A.B. c/France (1995), on l’a vu, que de telles annulations constituent une recon naissance, en substance, de la violation de l’article 5 § 2. 4. Voir à ce sujet la requête n° 26987/95, C. W. c/France, décision de la Commission du 29 juin 1995.

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Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe

l’examen de certains griefs qu’elle porte à la connaissance du gouvernement défendeur, et rejette le surplus des griefs sans même ouvrir de débat à leur sujet. Après échange entre les parties sur les griefs retenus, la section statue définitivement sur la recevabilité des griefs. Les parties sont alors invitées à conclure sur le bien-fondé de ceux-ci. Dans ce cadre, le requérant doit présenter ses demandes au titre de la satisfaction équitable qu’il entend obtenir, sous peine d’être considéré y avoir renoncé. À ce stade, un accord amiable entre les parties peut être recherché. À défaut d’un tel accord, la section statue sur le bien-fondé de la requête par un arrêt de section, à moins qu’elle ne se dessaisisse en faveur de la grande chambre, si elle estime que « l’affaire soulève une question grave relative à l’interprétation de la Convention ou de ses protocoles, ou si la solution d’une question peut conduire à une contradiction avec un arrêt rendu antérieurement par la Cour » (art. 30 de la Convention). Lorsque la section statue sur le litige, toute partie à l’affaire peut, dans un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt, demander un renvoi de l’affaire devant la grande chambre. La demande est alors soumise à un collège de cinq juges de ladite formation, qui vérifient si l’affaire soulève « une question grave relative à l’interprétation ou l’application de la Convention ou de ses protocoles, ou encore une question grave de caractère général » (art. 43 de la Convention). QUELQUES RÉFLEXIONS À PROPOS DU FORMALISME DES PROCÉDURES

L’on mesure ainsi l’ampleur de la complexité de la procédure devant de tels organes, et la limite du contrôle qu’ils opèrent des réelles violations des droits de l’homme et de la Convention. Certes, en droit, la Convention prévoit que toute personne peut saisir la Cour, mais en réalité, si l’intéressé n’est pas représenté par un juriste particulièrement spécialisé dans le domaine concerné, ses chances d’aboutir sont quasi nulles. L’on ne pourra bien sûr que le regretter, car, une fois de plus, le formalisme qui, en démocratie, vise à protéger le faible des empiétements du plus fort, s’inverse ici, comme bien souvent ailleurs, en son contraire. Seul le plus fort – en l’occurrence les États et leurs organes internationaux – maîtrise réellement le formalisme de la procédure conventionnelle ; le droit au recours individuel, bien qu’il ne soit pas inexistant, demeure donc très difficilement accessible aux simples particuliers ; il est par conséquent encore trop souvent illusoire. On a vu que le formalisme de la loi du 30 juin 1838 de la législation française sur l’internement psychiatrique, qui tendait également à protéger les droits des personnes, objets de telles mesures, ne fut réellement accessible aux intéressés que plus d’un siècle et demi après sa promulgation, et après que les intéressés se fussent regroupés et organisés pour parvenir à maîtriser eux-mêmes un tel formalisme, lequel servait jusqu’alors essentiellement à l’Administration pour faire obstacle à toute velléité de contestation du bien-fondé comme de l’irrégularité de ses décisions. Et c’est au moment où ce formalisme commence à servir les intérêts des principales personnes concernées qu’il est remis en cause par l’appareil central…

Quelques conseils pratiques pour l’accès aux organes de la Convention européenne

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Il n’est pas sans intérêt de remarquer ici que la Convention pose, en revanche, un certain nombre de principes, dépourvus en grande partie de tout formalisme précis. Au niveau du contrôle opéré par les organes de la Convention, le formalisme n’intervient qu’au stade de la procédure proprement dite ; il ne fut véritablement fixé que par une pratique à cet égard critiquable, de la Commission. Comme le soulignaient déjà J.-C. Soyer et M. de Salvia, c’est bien la pratique de la Commission qui fut ici déterminante, pas les engagements internationaux des États, ni le texte même de la Convention européenne. Au regard des exigences de la démocratie, une telle pratique apparaît des plus douteuses ; il n’est pas certain, en effet, que ce formalisme, qui tend davantage à garantir la souveraineté nationale et les intérêts des États que ceux du simple citoyen, soit véritablement compatible avec l’objet même de la Convention qui est de participer à la sauvegarde et au développement des droits de l’homme. Dans le cadre de l’affaire Ringeisen contre Autriche 5, la Cour avait d’ailleurs déjà eu l’occasion de souligner que les requêtes individuelles émanent souvent de profanes qui, plus de neuf fois sur dix, écrivent aux organes de la Convention sans l’assistance d’un juriste. Une application formaliste de l’article 26 (actuel art. 35) entraînerait dès lors des conséquences inéquitables. Dans le cadre de l’affaire Winterwerp contre Pays-Bas, la Cour n’avait pas hésité à déclarer recevable le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, lequel avait pourtant été invoqué par le conseil du requérant après que la Commission se fût prononcée sur la recevabilité de la requête, et, par suite, bien plus de six mois après la décision interne définitive prise en considération. Il est à l’évidence dommage que la Commission européenne n’ait pas été incitée à donner toute sa portée à de tels arrêts, qui, il est vrai, furent pris avant les années quatrevingt ; c’est-à-dire à une époque où l’engorgement des organes de la Convention n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Le formalisme est en effet universellement décrié. Son arbitraire a même été dénoncé par des magistrats 6. « Le caractère artificiel de ses prescriptions apparaît aux yeux du public comme un archaïsme de mauvais aloi, source de lenteur et de frais inutiles 7. » Cependant, comme l’écrivaient les professeurs Solus et Perrot, le formalisme « n’en est pas moins utile et bienfaisant, voire nécessaire 8 ». L’on ne saurait nier en effet que le formalisme demeure, en droit, l’une des garanties des justiciables et un moyen fondamental pour la sauvegarde des droits de l’homme. Comme le soulignent ces mêmes auteurs, ce n’est donc pas au principe même du formalisme, mais « à l’excès de formalisme 5. Arrêt de la Cour européenne du 16 juillet 1971. 6. Voir notamment Mimin, « Les hésitations du formalisme dans les jugements », JCP, 1958, I. 1447. 7. Bruno Mathieu, « Considération sur le formalisme procédural », Les Petites Affiches, 17 juin 1996, n° 73, p. 4. 8. Solus et Perrot, Droit judiciaire privé, t. I, n° 19, p. 22. 9. Op. cit., n° 20, p. 24. Voir également les articles publiés in Mélanges offerts à Ripert, 1950, t. I, Solus, « Les réformes de procédure civile », p. 192, et Jacques Flour, « Quelques remarques sur l’évolution du formalisme », p. 92. 10. Code de procédure civile, exposé des motifs des livres I et II de la première partie, Paris, Renaudière, 1806, p. 2 3.

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qu’il convient de s’attaquer 9 ». Devant le Corps législatif, français, Treilhard 10 s’exclamait déjà à la tribune, le 4 avril 1806 : « De toutes parts s’élève un cri violent contre la complication des formes : eh ! sans doute, il faut que les formes soient simples ; mais pour simplifier les formes, gardons-nous bien de les détruire, car il faut dans les procès une marche fixe qui ne permette pas l’arbitraire dans le jugement. » C’est encore cet équilibre qu’il importe de trouver, y compris dans la procédure devant les organes de la Convention, pour garantir au mieux les droits de l’homme. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cet équilibre n’a pas encore été atteint, malgré les arrêts Ringeisen et Winterwerp, et que la balance penche encore beaucoup trop en faveur des États pour que l’action des organes de la Convention assure une réelle sauvegarde et un réel développement des droits de l’homme. À bien des égards, les règles de procédure, telles qu’elles sont appliquées ou définies par la Commission européenne, révèlent bien davantage l’inhumanité des droits de l’homme que leur humanité. Rien que pour le contentieux français de l’internement porté à la connaissance de la Commission européenne depuis 1991, l’on compte déjà plus d’une dizaine de morts, avant même que lesdits organes aient statué en temps utile sur leurs requêtes. La complexité de ces procédures est telle que personne ne peut espérer aboutir sans de très gros sacrifices, hors de portée de la plupart. Il s’agit de procédures qui laissent l’individu quasiment seul face à un gouvernement, voire des gouvernements passés ou successifs, mais aussi face à des organes internationaux davantage en charge de l’intérêt des États que des droits de l’individu. Véritable combat de David contre Goliath, dont l’issue est d’autant moins assurée que le David en question se trouve souvent affaibli mentalement, psychologiquement et économiquement, et qu’il ne dispose d’aucune fronde pour mener à bien son combat. Il ne peut conduire ce combat qu’à la force de son bon droit, ce qui, dans la procédure, notamment internationale, est souvent bien loin de suffire et s’avère la plus mauvaise des armes !

Le rayonnement de la jurisprudence de la Convention européenne sur la réalité juridique des États membres

Malgré les limites de l’action des organes de la Convention, leur influence est très loin d’être négligeable. Elle se fait sentir au niveau interne, non seulement dans l’interprétation de la législation nationale, mais également dans la définition ou la redéfinition de la norme interne ; elle conduit ainsi, parfois, à d’importantes réformes. Cette influence est telle, qu’une décision de la Commission ou un arrêt de la Cour concernant un pays peut avoir d’importantes répercussions dans d’autres pays du Conseil de l’Europe. Plus encore, cet effet positif survient parfois quand bien même l’action devant les organes européens a échoué et a débouché sur une décision d’irrecevabilité de la requête ; en effet, les différents gouvernements du Conseil de l’Europe sont parfaitement conscients des obstacles qui s’opposent à l’accès des requérants à ces organes. Et un échec qui survient après d’importants débats de principe, qui ont fait apparaître une difficulté majeure, écartée pour préserver la souveraineté de l’État concerné, peut malgré tout aboutir à une modification des pratiques du pays en cause, voire susciter une réforme de la législation nationale. L’INFLUENCE DE LA JURISPRUDENCE EUROPÉENNE SUR L’INTERPRÉTATION DE LA RÈGLE INTERNE PAR LES JURIDICTIONS NATIONALES

Nous avons déjà signalé que les arrêts pris par la Cour européenne contre les Pays-Bas ont conduit la Cour de cassation néerlandaise à redéfinir les conditions de validité des mesures d’internement en insistant notamment sur la notion de danger et en précisant la nature du danger à prendre en considération. L’instruction des requêtes de Wilde, Ooms et Versyp, dirigées contre la Belgique, fut elle-même l’occasion d’un revirement de la jurisprudence du Conseil d’État belge, avant même que la Cour n’ait tran