La Nouvelle Économie Géographique de Paul Krugman [PDF]

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Zitiervorschau

PERSPECTIVES. LA NOUVELLE ÉCONOMIE GÉOGRAPHIQUE DE PAUL KRUGMAN Apports et limites Steven Coissard Armand Colin | « Revue d’Économie Régionale & Urbaine » 2007/1 mai | pages 111 à 125

Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-d-economie-regionale-et-urbaine-2007-1-page-111.htm --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Steven Coissard, « Perspectives. La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN. Apports et limites », Revue d’Économie Régionale & Urbaine 2007/1 (mai), p. 111-125. DOI 10.3917/reru.071.0111 --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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ISSN 0180-7307 ISBN 9782200923235

Perspectives

La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN Apports et limites*

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Paul KRUGMAN’s new economic geography Contributions and limits

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Steven COISSARD Docteur en sciences économiques Espace Europe – CREPPEM Université Pierre Mendès France, Grenoble II BP 47 38040 Grenoble Cedex 9 [email protected] Mots clés : nouvelle géographie économique, Paul KRUGMAN, rendements croissants. Keywords: new economic geography, Paul KRUGMAN, increasing returns. Classification JEL : R0, R10, R30.

* Première version septembre 2005 ; version révisée septembre 2006 2007 - No 1 - pp. 111-125

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La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN

RÉSUMÉ Paul KRUGMAN, professeur d’économie à l’université de Princeton, est reconnu pour la modélisation des rendements croissants, tout d’abord dans la théorie du commerce international, puis dans son application à l’économie géographique. Ses modèles visent essentiellement à expliquer la localisation des activités et la concentration des entreprises sur une région, un territoire ou un pays. L’objectif est ici de présenter la participation de Paul KRUGMAN à l’évolution récente de l’économie géographique. Certes, son approche n’est pas novatrice, mais elle a donné un nouvel élan à cette « discipline » qui ne parvenait pas à sortir d’une certaine léthargie. Néanmoins, ses travaux n’ont pas reçu un accueil unanime de la part des géographes, du fait de leurs limites mais également parce que ses méthodes de travail sont différentes. Chacun aurait cependant à gagner à une mise en commun des recherches, à une approche réellement pluridisciplinaire.

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Introduction Depuis la fin des années 1980, la géographie économique connaît un second souffle à travers deux mouvements plus ou moins contradictoires : d’une part la nouvelle géographie économique émanant de géographes anglo-saxons tels que SCOTT, STORPER ou WALKER mais également français avec BENKO, LIPIETZ, COURLET ou PECQUEUR, et d’autre part, l’économie géographique de Paul KRUGMAN, vieille réminiscence de la regional science pour certains. Ce regain d’intérêt pour la géographie économique est principalement la conséquence de la globalisation économique. Effectivement, les anciennes théories ne pouvant plus expliquer la conjoncture économique, les spécialistes se sont portés sur de nouveaux axes de recherche. Ainsi, selon Alain LIPIETZ, un nouveau « champ d’économie [{] a vu monter comme une étoile filante Paul KRUGMAN » (BENKO, 1999a, p. 218) à travers un travail de rapprochement entre la nouvelle théorie du commerce international et l’économie géographique. Sur la base des nouveaux résultats établis dans la nouvelle théorie du commerce international, l’économiste de Princeton va appliquer ses modèles à la géographie économique, notamment en ce qui concerne la localisation des activités industrielles. Ainsi, il utilise le modèle de concurrence monopolistique originellement décrit par DIXIT et STIGLITZ en suivant une dynamique spatiale. Si ce dernier est fortement irréaliste, il constitue l’unique moyen d’inscrire les rendements croissants dans l’analyse géographique. De plus, il comporte l’avantage d’être flexible et malléable. Dès lors, les externalités seront une conséquence des interactions du marché permettant aux entreprises de réaliser et d’exploiter des économies d’échelle. Les bases du modèle de Paul KRUGMAN ont été exposées dans Increasing Returns and Economic Geography{ (KRUGMAN, 1991) puis réactualisées grâce aux nombreuses 112

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SUMMARY Paul KRUGMAN, professor of economics at Princeton University, is well-known for his models of increasing returns in the world trade theory and their use in economic geography. His aim is to explain the reasons for the localization of activities and the concentration of firms. The purpose of this paper is to set out KRUGMAN’s key role in the current evolution of economic geography. Even though his approach is not innovative it gave new impetus to this field, which could not get through a state of lethargy. Nevertheless, geographers did not welcome his research because of its limitation and also because his methodology is different. Still, everybody would benefit from sharing one another’s research, to concur in a multidisciplinary approach.

Steven COISSARD extensions, apportées notamment dans Globalization and the inequality of nations (KRUGMAN et VENABLES, 1995) et dans les chapitres 4 et 5 de son ouvrage écrit en collaboration avec Masahisa FUJITA et Tony J. VENABLES. L’objectif principal de Paul KRUGMAN lorsqu’il aborde l’économie géographique est de décrire les raisons de la localisation des activités productives dans l’espace. Par conséquent, il va développer, sur la structure DIXIT, STIGLITZ, KRUGMAN, un modèle centre-périphérie permettant d’aborder les questions de localisation mais également de développement, d’intégration économique, de régionalisation tout en tenant compte des conclusions de la nouvelle théorie du commerce international. Cependant, son travail de recherche a rencontré de vives critiques et nous devons nous demander en quoi son intérêt pour la géographie économique permet d’apporter des éléments nouveaux à la recherche ? Est-il possible de définir une géographie économique propre à Paul KRUGMAN ? Les critiques portées à son encontre sont-elles fondées et suffisamment puissantes pour remettre en cause son travail de recherche ?

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Pour répondre à ces questions, nous allons tout d’abord essayer de définir l’économie géographique au sens de Paul KRUGMAN (partie I), puis nous analyserons quelle est l’importance de son travail de recherche (partie II) et enfin nous exposerons les principales critiques qui peuvent lui être adressées (partie III).

-1L’économie géographique selon Paul KRUGMAN By «economic geography»’, [il entend] «the localisation of production in space»; that is, that branch of economics that worries about where things happen in relation to one another. It is not worth trying to define my subject more exactly than that 1 ». L’économie géographique ne peut pas se définir comme un domaine structuré mais plutôt comme un ensemble d’idées rassemblées autour de l’axe de recherche auquel nous nous intéressons. Paul KRUGMAN envisage la géographie économique sous plusieurs angles : d’une part, comme OHLIN, il pense que l’économie géographique est une construction hybride obtenue à partir du rapprochement entre la théorie du commerce international et la théorie de la localisation. Effectivement, ces deux théories reposent sur des modèles de concurrence imparfaite aux économies d’échelle et soulignent l’importance des coûts de transport. Pourtant, il va encore plus loin, puisque dans The Self-Organizing Economy (KRUGMAN, 1998a), il définit la géographie économique comme un mouvement interdisciplinaire, de plus en plus important, rassemblant des concepts de physique, de biologie, de géographie et d’économie. En fait, tout en s’appuyant sur la théorie économique existante, Paul KRUGMAN propose de « trouver des façons de l’améliorer et de construire des ponts avec d’autres domaines en tenant compte des idées des théoriciens interdisciplinaires » (KRUGMAN, 1998a, p. 12). D’autre part, dans Geography and Trade, il considère la géographie économique comme une branche à part entière de la science économique, traitant du lieu de rencontre entre des éléments interactifs. Par économie géographique, il entend donc simplement une théorie sur la localisation de la production dans l’espace. En réalité, ce n’est pas aussi simple que cela, Paul KRUGMAN utilise la géographie pour expliquer 2007 - No 1

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La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN

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Le principal objectif de l’économie géographique est to make any sense of the buzzing complexity of the real world 2. Toutefois, nous pouvons identifier au moins trois autres objectifs intermédiaires : les déterminants de la concentration et de la localisation, l’explication du développement inégal et enfin de l’origine des crises. Tout d’abord, les travaux de Paul KRUGMAN ont relancé la question de la localisation des activités en formalisant une répartition endogène des activités. Le but poursuivi est de comprendre les motifs qui ont conduit à la concentration géographique industrielle américaine, ce que ne permettaient pas les théories traditionnelles. Ainsi, au lieu d’expliquer pourquoi une industrie va se concentrer dans une région plutôt que dans une autre, Paul KRUGMAN propose d’essayer d’appréhender les raisons pour lesquelles certaines activités se concentrent dans une région, alors que d’autres régions jouent le rôle de périphérie de ce cœur industriel. Dans ces conditions, le second objectif dépend implicitement du premier puisque les raisons d’un développement inégal reposent sur la concentration de l’activité industrielle dans une région, laissant d’autres régions dans un état végétatif. L’interaction entre les rendements croissants et les coûts de transport peut permettre d’expliquer le développement inégal à une grande échelle, avec une région qui en démarrant son industrialisation plus tôt, du fait de conditions initiales favorables ou en raison du rôle de l’histoire, attire toutes les capacités industrielles des autres régions. Dans cet objectif, FUJITA, KRUGMAN et VENABLES démontrent, dans leur dernier ouvrage, à partir de leur modèle de base auquel ils intègrent les biens intermédiaires (chapitre 14), les raisons de la division du monde en deux parties de développement inégal et l’essor industriel des pays asiatiques. Enfin, selon Paul KRUGMAN, la géographie économique est essentielle pour déterminer l’origine de crises n’ayant a priori aucune cause précise. À travers le caractère auto-organisateur de l’économie, il prend l’exemple de la croissance des ouragans et des embryons pour définir le principe d’« ordre à partir de l’instabilité ». En fait, il propose de décrire l’économie comme un système complexe où le « hasard et l’ordre semblent spontanément évoluer en un ordre inattendu » (KRUGMAN, 1998a, p. 10) ; or, la géographie économique est le moyen de le faire. Néanmoins, pendant plusieurs années, les travaux de géographie économique ont largement été ignorés par les économistes. Si la contribution de Paul KRUGMAN a, en quelque sorte, permis de réaliser l’importance de l’impact de la géographie sur les variables économiques, il nous faut analyser comment ont été perçues ses recherches, en quelque sorte quelle est sa place dans l’économie géographique.

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les différences de développement entre les régions parce qu’il pense que l’économie géographique est le cœur du processus « qui crée et qui entretient la richesse économique et les échanges d’un pays » (MARTIN et SUNLEY, 2000, p. 35). Les fins de la géographie économique sont donc multiples et au centre de plusieurs questions économiques déterminantes.

Steven COISSARD

-2Paul KRUGMAN dans l’économie géographique L’influence d’illustres économistes tels que Nicholas KALDOR ou Walter ISARD sur les travaux de Paul KRUGMAN nous amène logiquement à nous demander si l’économiste, qui a été à l’origine de la nouvelle théorie du commerce international, peut apporter quelque chose de nouveau et d’utile à la géographie économique. Néanmoins, avant de répondre à cette question, nous allons exposer quelles ont été les raisons qui ont poussé Paul KRUGMAN à étudier l’économie géographique.

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Dans les années 1980, l’économiste de Princeton a souligné l’importance de la concurrence imparfaite à l’aide du rôle des rendements croissants et des économies d’échelle. Par conséquent, la logique d’extension de cette analyse à d’autres domaines et l’économie géographique s’est imposée d’elle-même. Dans un premier temps, Paul KRUGMAN a approché la géographie économique dans le but de mieux appréhender les différents aspects du commerce international qui restent sa principale priorité. Pourtant, s’il décrit au moins trois causes pour lesquelles il est important de faire de la géographie économique, lui-même a more or less suddenly realized that [he has] spent my whole professional life as an international economist thinking and writing about economic geography, without being aware of it 3. Par la suite, il s’est rendu à l’évidence que la localisation des activités à l’intérieur des nations est un sujet important en lui-même. Pour un pays aussi grand que les États-Unis, l’allocation de la production entre les régions est, très certainement, un problème aussi important que le commerce international et, en tout cas, plus important que les questions traitées par la plupart des économistes. Ensuite, la relation entre l’économie internationale et l’économie régionale devient de plus en plus difficile à déterminer. Si nous devions ne citer qu’un cas, l’intégration européenne serait le parfait exemple. L’unification du marché européen, avec libre circulation du capital et du travail, ne permet plus de traiter les relations entre les nations avec les outils standards de la théorie du commerce international. Par conséquent, les questions qui se posent désormais sont celles de l’économie régionale et la géographie économique représente le moyen de les envisager. Enfin, le nouveau domaine de recherche empirique qu’elle fournit représente, selon Paul KRUGMAN, la principale raison pour laquelle il est important de s’intéresser à l’économie géographique. Les nouvelles théories du commerce, de la croissance et du cycle des affaires nous ont apporté une nouvelle vision du monde économique. Grâce à elles, le développement des rendements croissants et de la concurrence imparfaite, la possibilité d’équilibres multiples, le rôle souvent décisif de l’histoire ou des prophéties autoréalisatrices sont des idées qui sont devenues populaires. De plus, la géographie économique était un domaine relativement peu exploré, dans lequel il reste encore des choses à découvrir. Ainsi, Paul KRUGMAN a pour objectif d’offrir une première illustration de son importance, à la fois en tant que domaine au sein de la science économique mais également comme un moyen de comprendre l’économie actuelle. Cette expérience de pionnier offre à l’économiste de Princeton une nouvelle occasion de s’illustrer et donc d’accroître son influence en vue de la conquête du Prix Nobel. Enfin, l’économie géographique autorise l’utilisation de modèles, « péché mignon » de Paul KRUGMAN pour lequel, 2007 - No 1

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La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN Le plus grand frisson, dans la théorie, est le moment où le modèle vous dit quelque chose qui aurait dû s’imposer depuis le début, quelque chose que vous pouvez mettre immédiatement en relation avec ce que vous savez du monde et dont vous n’aviez pas, jusqu’à ce moment-là, pris réellement conscience. La géographie procure toujours ce frisson (BENKO, 1999b, p. 408).

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Fondateur de la nouvelle théorie du commerce international, Paul KRUGMAN peut être considéré comme l’un des piliers de la résurrection de la géographie économique. En effet, après avoir développé une nouvelle conception de la théorie des échanges internationaux, il reprend, dans Geography and Trade, l’analyse des rendements croissants à partir d’un nouvel angle de vue. En légitimant le rôle des rendements croissants dans le commerce international, Paul KRUGMAN s’est rendu compte que ces mêmes techniques pouvaient être utilisées pour conquérir un nouveau domaine jusqu’alors totalement proscrit, l’économie géographique. Par conséquent, avec l’introduction de la concurrence imparfaite, il va mettre en évidence l’implication des rendements croissants et des économies d’échelle dans la localisation de la production. Les attaques contre Paul KRUGMAN, sur le fait qu’il ne fait que reprendre la vieille science régionale de Walter ISARD, ne sont pas entièrement fondées. Effectivement, s’il ne renie pas l’héritage d’ISARD, il rajoute la critique émise il y a 50 ans par KALDOR, contre la théorie de l’équilibre pur et parfait, et les économies externes de proximité ou d’agglomération développées par MARSHALL. En fait, Paul KRUGMAN s’est engouffré dans une brèche laissée vacante par les tenants de la géographie économique et a construit, sur une base néoclassique, une théorie hybride composée de ce qu’il appelle les cinq traditions bannies : la théorie de la localisation, la physique sociale, la causalité cumulative, la modélisation de l’utilisation du sol et les externalités locales marshalliennes de la théorie « centre-périphérie. » Dans cette optique, il rejette les approches marxistes et régulationnistes en relation avec le « post fordisme » qui avaient remplacé les modèles quantitatifs. Encore une fois les critiques sont nombreuses parce que l’économie spatiale néoclassique néglige les aspects sociaux. Nous pouvons tout de même nous demander si l’ensemble de ces critiques ne tient pas au caractère intrinsèque de Paul KRUGMAN. Son arrogance et la condescendance de ses commentaires ont très certainement irrité les géographes en place. En effet, dans Geography and Trade, il dénonce le travail des géographes, the decision by international economists to ignore the facts that they are doing geography wouldn’t matter so much if someone else were busy{ looking at localization and trade within countries. Unfortunately, nobody is. That is, of course, an unfair statement. There 116

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Si plusieurs auteurs restent sceptiques quant à l’apport de Paul KRUGMAN, trop ancré selon ces derniers à la science régionale, tous soulignent sa volonté de « réintroduire la géographie économique dans l’analyse économique » (MARTIN et SUNLEY, 2000, p. 37). Tout comme la crise financière asiatique a mis en évidence ses qualités de visionnaire, l’économie géographique confirme son rôle de pionnier, déjà révélé par l’économie internationale.

Steven COISSARD are excellent economic geographers out there{ They may do excellent work, but it does not inform or influence the economics profession 4.

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Il faut pourtant reconnaître l’importance de sa contribution, notamment grâce à l’application d’une méthode de travail, héritée du MIT, différente. Le style du MIT, pouvant se définir comme l’application de petits modèles aux problèmes réels en mélangeant l’observation et les mathématiques, va permettre à Paul KRUGMAN de devenir incontournable en géographie économique. En effet, si nous pouvons lui reprocher des références trop nombreuses, il est parvenu pour la première fois à modéliser des résultats issus d’une longue tradition. L’objectif de cette méthode réside dans l’obtention d’une certaine rigueur du travail en s’appuyant sur des démonstrations mathématiques. Ainsi, l’irréalisme des hypothèses n’entraîne aucun problème et ne doit pas être entendu comme un obstacle ; au contraire, elles peuvent être modifiées en fonction du résultat obtenu. En fin de compte, le modèle doit s’appliquer à un problème du monde réel afin d’en comprendre l’essence. Pour Alain LIPIETZ, cette méthode ajoutée à la faiblesse de la concurrence a permis à Paul KRUGMAN de devenir le leader de la nouvelle « économie géographique ». Ainsi, les critiques, de simplicité ou de réactualisation d’anciennes idées, portées à l’encontre de l’économiste de Princeton ne semblent pas totalement fondées : la configuration centre-périphérie dans laquelle toutes les unités de production sont concentrées dans une seule région avait déjà été développée par KALDOR mais restait à modéliser. Similairement, Paul KRUGMAN a formalisé les rendements croissants et les externalités pécuniaires définies par MARSHALL. En fin de compte, sa « principale réalisation » (BENKO, 1999b, p. 421) réside dans la création de modèles géographiques basés sur la concurrence imparfaite. En définitive, l’intérêt du travail de pionnier de Paul KRUGMAN a été de lancer un vaste champ de recherche. Tout d’abord, afin de lever les limites imposées par l’hypothèse de parfaite mobilité des travailleurs, Paul KRUGMAN et Anthony VENABLES ont introduit la notion de biens intermédiaires à partir de laquelle ils concluent à deux processus de concentration : dans un premier temps, la baisse des coûts de transport et les relations verticales entre les firmes (forces centripètes) conduisent à une structure « centre-périphérie » et à l’apparition de différentiels de salaires entre les régions. Ensuite, étant donnée l’immobilité des travailleurs géographiquement, les firmes vont chercher à profiter des disparités salariales (forces centrifuges). Ces deux résultats ont donné lieu à de nombreux développements. Sur le premier point, nous pouvons notamment citer les travaux de MARTIN et OTTAVIANO, lesquels ont rapproché les théories de la croissance endogène avec le modèle de KRUGMAN et VENABLES (MARTIN et OTTAVIANO, 1996), puis ont donné une explication de l’agglomération par les dotations initiales des régions en capital (MARTIN et OTTAVIANO, 1999), enfin ils ont introduit les concepts d’innovation et d’accumulation pour aboutir à une structure de centre-périphérie (BALDWIN et al., 2001). Sur le second point, les recherches les plus abouties sont celles menées par D. PUGA, d’abord avec VENABLES, en distinguant les industries selon leur intensité en travail (PUGA et VENABLES, 1996). Ensuite, en démontrant l’importance du rôle de la mobilité de la main-d’œuvre dans la localisation finale des activités (PUGA, 1999). Si les travailleurs sont mobiles géographiquement, alors les relations verticales entre les 2007 - No 1

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La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN firmes sont déterminantes dans la localisation (concentration). Dans le cas où la main d’œuvre est immobile, le différentiel de salaire est à l’origine de la dispersion des firmes, la convergence entre les régions est alors réalisable. THISSE et TABUCHI parviennent à une conclusion similaire en mettant en avant les comportements de travailleurs à travers leurs incitations à migrer. Selon eux, la localisation s’effectue en trois étapes, la première conduit à la dispersion, la seconde à l’agglomération pour finalement se conclure par une dispersion (TABUCHI et THISSE, 2002).

-3Les limites de l’approche Krugmanienne Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.248.149.216 - 25/05/2018 13h35. © Armand Colin

La principale faiblesse de l’économiste de Princeton, se retrouve dans la plupart de ses travaux. Sous des apparences de respectabilité mathématique, Paul KRUGMAN parvient à rendre compte de tout et de son contraire. Cette limite est à nuancer puisqu’elle est moins valable si nous considérons l’ensemble du champ auquel les travaux de Paul KRUGMAN ont donné naissance. En outre, il est très difficile de décrire une vue d’ensemble de son œuvre étant donnée la profusion et la constante évolution, remettant parfois en cause ses anciennes publications de son travail. Nous rejoignons les commentaires de Ron MARTIN et Peter SUNLEY qui se sont heurtés à cette « tendance{ [de] revenir sans cesse sur ses idées antérieures voire à les rejeter », ce qui les a « réduit à tenter de viser une cible mouvante » (MARTIN et SUNLEY, 2000, p. 79). En outre, Paul KRUGMAN essaie toujours de « coller » le plus possible à la théorie, puis décrit ce qui peut être possible empiriquement. Par conséquent, le lecteur doit faire un effort pour différencier les deux et faire très attention aux conclusions. En ce qui concerne plus particulièrement l’économie géographique, certains tenants de la théorie traditionnelle accusent les écrits de KRUGMAN de se tourner vers des vieilles théories qu’ils avaient critiquées. Ainsi, dans un entretien donné à Géographie, Économie et Sociétés, Alain LIPIETZ constate l’arrivée en force d’un économiste qui, sans étude réelle de l’espace, remet la regional science au goût du jour à l’aide de modèles mathématiques. Ajouté à cela les sarcasmes de Paul KRUGMAN, il n’en fallait pas plus pour que l’auteur de Geography and Trade ne devienne la cible des géographes. Enfin, avant de définir les limites du modèle, nous pouvons exprimer une dernière faiblesse reposant sur le fait que son travail soit un peu trop américanocentré. Effectivement, en ce qui concerne la mobilité de la main-d’œuvre, point d’orgue du modèle centre-périphérie, la différence entre les États-Unis et l’Union Européenne est relativement sensible. De ce fait, les applications du modèle de Paul KRUGMAN à l’Union Européenne semblent, sous cette condition, un peu limitées. 118

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Paul KRUGMAN peut sans nul doute être considéré comme le père et le chef de file de la nouvelle géographie économique, d’une part, parce qu’il a permis de modéliser les rendements croissants et les a utilisés pour comprendre la localisation des activités, d’autre part, parce que ses travaux sont à l’origine de plusieurs développements et élargissements. Néanmoins, pour être tout à fait objectif, nous devons désormais nous pencher sur les limites de son approche.

Steven COISSARD Après ces faiblesses d’ordre général sur son travail, nous allons maintenant nous recentrer sur les limites intrinsèques à ses modèles de base.

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L’économiste américain est conscient que son modèle de type « centrepériphérie » n’est pas parfait. Plusieurs contradictions, voire carences, sont présentes dans le but d’obtenir une plus grande malléabilité. Avant de rentrer réellement au cœur du modèle, nous allons dégager certaines faiblesses d’ensemble. Tout d’abord, l’objectif avoué du livre de FUJITA, KRUGMAN et VENABLES est de définir une nouvelle approche de la localisation et de l’espace, notamment grâce à l’apport de la théorie du commerce international. Toutefois, toute leur argumentation s’établit sur la base d’un espace uni-dimensionnel, soit le long d’une ligne, soit autour d’un cercle (hormis dans le chapitre 13). Il aurait été intéressant de développer le modèle DIXIT-STIGLITZ dans un espace bi-dimensionnel même si les résultats mathématiques auraient pu paraître repoussants. Or, cela n’est pas fait et les auteurs ne donnent aucune référence sur le sujet. Pire, nous ne savons jamais dans quel espace nous nous situons : pays, régions, villes{ Ce qui est possible au niveau régional peut ne pas être applicable au niveau national. Hormis cela, le principal défaut de la description centre-périphérie repose sur son irréalisme. En effet, la représentation de la concurrence imparfaite et la formalisation mathématique nécessitent l’application d’hypothèses peu réalistes. Certes, la simplification des hypothèses permet de rendre compte de certains éléments qui n’auraient pas pu l’être autrement, mais lorsqu’il s’agit d’appliquer le modèle à d’autres problèmes, ces hypothèses engendrent une difficulté supérieure à l’avantage de malléabilité qu’elles produisent. Ainsi, si cette simplification peut être nécessaire dans un premier temps, les résultats doivent faire l’objet d’une plus grande robustesse. En outre, le modèle ne tient pas bien compte du contexte géographique et historique. Paul KRUGMAN décrit le processus de concentration actuel à partir de l’agglomération réalisée au XIXe siècle. Même si quelques sous-entendus peuvent nous permettre de comprendre l’évolution de la concentration dans le temps, les fondements historiques du modèle auraient nécessité davantage d’explications afin d’enlever toutes ambiguïtés et d’apporter plus de clarté pour le lecteur. Au contraire, en reprenant toujours les mêmes principes déterminants le processus de localisation (rendements croissants, concurrence imparfaite{), le modèle devient statique et ne prend jamais en compte le long terme. De ce fait, cette caractéristique ne permet pas d’analyser de façon satisfaisante les causes et les conséquences des chocs régionaux sur la croissance à long terme. Effectivement, selon lui, l’unique explication du mécanisme d’ajustement régional repose sur la spécialisation industrielle. Cela n’est pas suffisant, nous aurions aimé connaître, par exemple, les raisons poussant certaines régions à mieux résister que d’autres à des chocs externes, pourquoi des régions prospères peuvent se retrouver subitement dans une situation plus précaire{ La spécialisation industrielle et la flexibilité du marché du travail ne peuvent pas tout expliquer, d’une part, le modèle de Paul KRUGMAN suppose le plein emploi des facteurs, et, en réalité, il est rare de rencontrer un pays ou une région satisfaisant cette condition. D’autre part, les possibilités de migration des travailleurs sont supposées suffisamment souples pour leur permettre d’accéder aux différences de salaires. Cependant, cette hypothèse ne peut être vérifiée dans certaines régions du monde, 2007 - No 1

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La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN même au sein de l’Union Européenne dont l’intégration économique est avancée, cette mobilité reste relativement faible. Ces limites portent sur l’environnement du modèle, celles que nous allons décrire maintenant sont inhérentes au modèle. Nous examinerons successivement les retombées technologiques, le comportement stratégique des entreprises, l’effet pro-compétitif, les aspects sociaux, les coûts de transport et la formalisation.

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Dès 1920, Alfred MARSHALL avait indiqué les raisons de la localisation des entreprises en décrivant trois sortes d’externalités. Le modèle de Paul KRUGMAN s’appuie largement sur cette description, mais, s’il insiste sur les deux premières : la mise en commun du marché du travail et la disponibilité de fournisseurs spécialisés, il néglige l’impact de la troisième : l’existence d’effets d’entraînement des connaissances techniques. Pourtant, dans la théorie du commerce international, il affirme que les échanges produisent des externalités positives parce que les entreprises innovantes ne parviennent pas à conserver le monopole des connaissances qu’elles produisent. Une fois encore, il se contredit. La raison explicative de « son manque d’enthousiasme à mettre en avant les effets d’entraînement technologiques comme déterminants majeurs des regroupements d’activités actuels » (MARTIN et SUNLEY, 2000, p. 50) réside dans la difficulté de modéliser ces externalités dont l’envergure est soit nationale, soit internationale. La minimisation de l’importance de ces externalités amène KRUGMAN à interpréter la concentration moderne avec les forces de localisation présentes au XIXe siècle. En outre, l’héritage du modèle de CHAMBERLIN renforce l’éviction des effets fondés sur la connaissance technique. Effectivement, cette approche suppose que les économies d’échelle sont internes aux entreprises et, qu’elles-mêmes, produisent des biens différents. En définitive, si nous tenons compte du fait qu’une infime partie des économies externes est utilisable, en négliger une réduit d’autant plus la portée du modèle.

3.2. Le comportement stratégique des entreprises Une limite importante du modèle concerne le comportement des entreprises. L’une des hypothèses principales du modèle DIXIT-STIGLITZ-KRUGMAN suppose que les firmes ne sont pas stratégiques. Cette hypothèse permet d’affirmer que la quantité produite par chaque entreprise sera constante. En effet, les firmes ne tiennent pas compte de l’influence qu’elles peuvent avoir les unes envers les autres, mais seulement de l’impact de leur prix sur la demande. Cela n’aurait pas été plus grave que cela si cette hypothèse n’avait pas été associée avec une fonction d’utilité de type CES. Le résultat de cette combinaison est certes très pratique, mais également fortement improbable, un mark up constant, c’est-à-dire que le prix fixé par les entreprises ne dépend ni de la taille de la demande, ni de sa localisation, ni du nombre de concurrents ! Paul KRUGMAN reconnaît d’ailleurs cette limite et écrit :

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3.1. Les retombées technologiques

Steven COISSARD Above all, the assumed symmetry among varieties, and the resulting absence both of monopoly rents in equilibrium and of strategic behaviour by firms, means that DixitStiglitz analyses undoubtedly miss much of what really happens in imperfectly competitive industries (KRUGMAN, 1998b, p. 164).

En fait, la « myopie » des entreprises permet de simplifier le modèle mais est surtout nécessaire pour corroborer la libre entrée des firmes sur le marché. En effet, si elles avaient un comportement stratégique, elles essaieraient de créer des barrières artificielles à l’entrée ou de mettre en place une intégration verticale pour bénéficier des externalités provenant de la combinaison entre les biens intermédiaires et les rendements croissants.

3.3. La négligence de l’effet pro-compétitif Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.248.149.216 - 25/05/2018 13h35. © Armand Colin

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L’une des conséquences directes de l’éviction du comportement stratégique des entreprises et donc du mark up constant repose sur la négligence de l’effet procompétitif ou pro-concurrentiel. Cet effet peut s’entendre comme une force centrifuge tendant à réduire les prix, les profits et l’attractivité de la région au fur et à mesure que la concurrence s’accroît dans une localité. Cette hypothèse est particulièrement atypique dans les études traditionnelles de concurrence spatiale puisqu’elle ne fait pas la différence entre concurrence sur les prix et concurrence sur les quantités. Par conséquent, l’effet stratégique de baisse des prix du fait de la concurrence, élément essentiel dans un modèle de type HOTELLING, est absent.

3.4. La prise en compte des aspects sociaux Si dans son modèle « centre-périphérie », Paul KRUGMAN parvient à rendre compte des causes de la concentration des activités, il parle très peu des contreparties négatives accompagnant généralement cette concentration. Selon lui, le développement régional dépend de l’arbitraire des conditions historiques initiales et des évènements accidentels. Par la suite, cette situation s’enracine et s’auto-entretient de sorte qu’il est difficile d’en sortir. De ce fait, si l’agglomération des activités produit des inégalités, elles proviennent d’une évolution historique figeant les conditions initiales. Il s’en remet une fois encore au rôle des rendements croissants et des externalités, parce qu’il est relativement difficile de formaliser les aspects sociaux. La critique que lui adresse Georges BENKO et Alain LIPIETZ dans La richesse des nations (BENKO et LIPIETZ 2000) est sans doute un petit peu forte, mais reflète parfaitement la principale différence entre leur géographie économique et l’économie géographique de Paul KRUGMAN. De leur côté, ils considèrent l’espace comme « la dimension matérielle des rapports sociaux ». Ils reprochent donc à KRUGMAN de partir d’une page blanche « sans approche généalogique », c’est-à-dire sans tenir compte du fait que le passé social des régions peut être à l’origine de la concentration. Les coûts sociaux engendrés par la concentration géographique sont, pour ces raisons, largement absents du modèle de KRUGMAN. Il s’agit d’un choix délibéré de sa part puisqu’il affirme laisser aux sociologues le soin de traiter les facteurs non économiques. Certes, il admet l’existence de coûts d’ajustement caractérisés par les investissements nécessaires à la refonte du secteur productif. Ces ajustements peuvent 2007 - No 1

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La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN engendrer un coût social important notamment en matière d’emploi et de chômage. Pourtant, si Paul KRUGMAN reconnaît que cela pourrait justifier certaines compensations, il ne donne aucune recommandation politique pour faire face à ces coûts d’ajustement. La limite sous-jacente à l’absence des aspects sociaux est évidente, Paul KRUGMAN ne peut définir aucune politique visant à réduire les inégalités. Cette négligence a d’ailleurs fait l’objet de développements, notamment de la part de Marie-Françoise CALMETTE et de Jacques LE POTTIER (CALMETTE et LE POTTIER, 1995). Cette limite devant tout de même être atténuée par le fait que Paul KRUGMAN n’a jamais prétendu couvrir toutes les disciplines et notamment la sociologie.

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Dans le modèle « centre-périphérie », les coûts de transport jouent un rôle essentiel puisqu’ils représentent le moteur de la concentration. En effet, suivant la valeur qu’ils prennent, ils engendrent la mise en œuvre d’un processus soit d’agglomération, soit de diversification. Or, les coûts de transport font l’objet d’une hypothèse sur laquelle nous devons nous attarder. Il y a plusieurs années, Paul SAMUELSON a mis en évidence une forme particulière des coûts de transport : l’« iceberg ». Cette hypothèse est très fonctionnelle puisqu’elle permet d’affirmer que la technologie utilisée pour exporter les biens est la même que celle qui a été employée pour les produire. Afin de valider sa supposition, Paul KRUGMAN fait référence au modèle développé par VON THÜNEN en 1826. Dans celui-ci, l’économiste allemand supposait que le coût principal du transport pouvait être interprété comme le grain consommé par les chevaux tout au long du trajet. Or, comme les marchandises transportées étaient elles-mêmes des produits agricoles, en l’occurrence du grain, nous pouvions dire que la technologie de production et de transport sont identiques. Certes, cela peut être encore valable aujourd’hui, mais, de toute évidence, il s’agit d’une situation particulière. En outre, le modèle de Paul KRUGMAN suppose que seul les biens industriels supportent un coût de transport, les produits agricoles pouvant, quant à eux, être transportés librement. Donald DAVIS (DAVIS, 1998) démontre qu’une telle hypothèse est susceptible de neutraliser l’effet lié au marché domestique, d’autant plus que, dans le monde réel, les coûts de transport sur les biens agricoles sont au moins aussi importants que ceux s’appliquant aux biens industriels. Dans le chapitre 7 de The Spatial Economy{, Paul Krugman engage une approche identique, sans aucune référence à Davis, mais parvient à un résultat différent. Selon Davis, il n’existe aucune preuve formelle de l’influence de la taille du marché du secteur industriel, alors que pour Krugman, une réduction des coûts de transport agricoles pourrait déclencher la concentration. Quoi qu’il en soit, étant donnée l’importance des coûts de transport dans le modèle F.K.V., ils ne devraient pas reposer sur des hypothèses trop restrictives.

3.6. La formalisation Réaliser de jolis modèles mathématiques amène souvent à négliger les éléments difficilement formalisables. Alain LIPIETZ et Ron MARTIN ont parfaitement vu que Paul KRUGMAN n’échappe pas à la tradition. Dans l’entretien qu’il a accordé à Géographie, Économie et Société en 1999, Alain LIPIETZ reproche au père de la théorie 122

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3.5. Les coûts de transport

Steven COISSARD du commerce international d’arriver en néophyte dans la géographie et d’appliquer les mêmes méthodes que celles qu’il a utilisées pour renouveler la théorie des échanges internationaux. Ainsi, selon l’un des tenants de l’écologie politique, Paul KRUGMAN n’analyse que les paramètres qu’il peut formaliser sans chercher à aller plus loin en ce qui concerne le reste. Alain LIPTIEZ dénonce, par exemple, son incompétence à expliquer les conséquences des externalités de l’offre ou pour dépasser ce qu’il appelle la rhétorique marshalienne de l’« atmosphère industrielle ». En fait, la principale critique qu’il lui adresse, c’est d’arriver en disant « c’est tout fait, alors que c’est à faire, et si ce n’est pas fait, je l’ignore », ainsi, « il y a des économies d’agglomération (sinon je ne peux pas expliquer l’agglomération), des économies du côté de la demande (évidemment, plus il y a de densité, plus il y a de demande localisée) ».

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De son côté, Ron MARTIN (MARTIN, 1999) fait, à quelques choses près, les mêmes remarques. Pour lui, la formalisation mathématique est la principale cause de la négligence du monde réel. Par conséquent, l’une des différences majeures entre l’économie géographique de Paul KRUGMAN et la géographie des géographes se traduit par la distinction entre théorique et empirique. La question est donc de savoir si un modèle théorique est nécessaire pour étudier les phénomènes de concentration que nous pouvons réellement observer dans notre économie. Cela peut paraître bizarre de porter cette critique sur le travail de KRUGMAN qui s’est toujours placé en dehors de l’orthodoxie traditionnelle. Dans Development, Geography and Economic Theory, Paul KRUGMAN a même dénoncé le développement de la formalisation en géographie économique qu’il considère comme un retour en arrière puisque depuis, le modèle décrit par DIXIT-STIGLITZ reste toujours la seule référence disponible pour représenter la concurrence imparfaite. Le modèle « centre-périphérie » et l’approche développés par Paul KRUGMAN comportent d’indéniables limites, nous aurions pu en citer d’autres, telles que le choix des unités mais cela nous aurait engagé trop loin dans l’analyse des modèles et ce n’est pas l’objectif de ce texte. Pourtant, nous devons les nuancer parce que ce modèle apporte quelque chose de nouveau à la géographie économique. En effet, les travaux de l’économiste américain sont très rapidement devenus, à partir de 1991 avec l’article paru dans le Journal of Political Economy, l’une des seules références utilisable pour proposer des politiques économiques alternatives à travers la modélisation. Comme le montre Peter NEARY, l’ouvrage de FUJITA, KRUGMAN et VENABLES ne contient aucune recommandation de ce type, exceptée peut-être une légère discussion sur la taille des villes et la loi ZIPF. Pourtant, de nombreux développements sont possibles, Paul KRUGMAN, lui-même, aborde la question dans Geography and Trade, que ce soit à propos de l’Union européenne, de la politique commerciale ou de la politique industrielle, mais il n’est pas le seul. En définitive, si le modèle « centre-périphérie » comporte certaines limites, il reste la condition sine qua none à toute étude de localisation des activités dans l’espace. Les travaux de Paul KRUGMAN en économie géographique sont aussi importants que ceux à l’origine de la nouvelle théorie du commerce international. Pourtant les relations entre l’économiste américain et les tenants de la géographie sont restées relativement tendues. Nous avons déjà souligné les propos acerbes de 2007 - No 1

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La nouvelle économie géographique de Paul KRUGMAN

Bibliographie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.248.149.216 - 25/05/2018 13h35. © Armand Colin

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KRUGMAN à l’encontre des géographes, mais plusieurs autres éléments poussent à la divergence : tout d’abord, leurs méthodes de travail sont, si ce n’est opposées, du moins différentes. De son côté, Paul KRUGMAN s’appuie sur une modélisation mathématique, alors que les géographes préfèrent une approche plus empirique. Cette différence explique pourquoi les études de l’économiste de Princeton n’ont reçu, dans un premier temps, qu’un impact limité parmi les géographes et ont même été rejetés par certains. D’autres oppositions existent sur les questions de structure industrielle, d’externalités et des relations non marchandes. Pourtant, par certains aspects, ses conclusions se rapprochent de celles de ses détracteurs, notamment en ce qui concerne la compétitivité régionale ou les gains liés au libre échange, et donc de l’intégration économique. En fin de compte, tout le monde aurait à gagner dans une mise en commun, MARTIN et SUNLEY annoncent ainsi un nouveau défi pour les deux parties qui « consiste à rechercher un échange de plus en plus étroit entre l’“économie géographique” de KRUGMAN et la nouvelle géographie industrielle et économique » (MARTIN et SUNLEY, 2000, p. 80).

Steven COISSARD

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NOTES 1 - « Par ‘‘géographie économique’’ [il entend] ‘‘la localisation de la production dans l’espace’’ ; c’est-à-dire la branche des sciences économiques qui s’intéresse au lieu où les choses se produisent et leurs relations entre elles. Cela ne vaut pas la peine de définir mon sujet plus exactement », P. KRUGMAN, 1992, Geography and Trade, 2nd Printing, MIT Press, Cambridge, p. 1. 2 - « De donner un sens à la complexité confuse du monde réel », P. KRUGMAN, 1992, Geography and trade, op. cit. p. 2. 3 - « A plus ou moins subitement réalisé qu’il avait passé l’ensemble de sa vie professionnelle comme un économiste international pensant et écrivant sur l’économie géographique sans en avoir conscience », P. KRUGMAN, 1992, Geography and Trade, op. cit. p. 1. 4 - « La décision prise par les spécialistes de l’économie internationale d’ignorer qu’ils faisaient de la géographie n’aurait pas autant d’importance si certains s’occupaient [{] à étudier la localisation et les échanges dans les pays. Malheureusement, personne ne le fait. Bien sur, c’est injuste. Il existe d’excellents spécialistes de géographie économique [{] Ils font un excellent travail mais ce dernier ni n’éclaire ni n’a d’impact sur le monde économique », P. KRUGMAN, 1992, Geography and Trade, op. cit. p. 3-4.

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