Géographie Politique, Géopolitique Et Géostratégie [PDF]

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Zitiervorschau

Stéphane Rosière

Géographie politique, géopolitique et géostratégie: distinctions opératoires In: L'information géographique. Volume 65 n°1, 2001. pp. 33-42.

Résumé Conformément à l'un de ces objectifs privilégiés, l'Information Géographique suit l'actualité conceptuelle et méthodologique de la discipline. Cette livraison de notre revue propose un dossier «géopolitique et géoéconomie», aspects de la géographie très présents dans les discours médiatisés. La «réintégration du politique dans l'ensemble du savoir géographique » (Stéphane Rosière) exprime un besoin maintenant bien admis par la communauté scientifique sans que se dégage un accord sur les objets ni même sur les finalités des approches qui y répondent. En proposant une clarification taxinomique, Stéphane Rosière avance des solutions opératoires susceptibles de borner le débat sans l'épuiser tout à fait. De son côté, Pascal Lorot observe comment, « dans ce monde en train de devenir global, les intérêts politiques des nations se soumettent à leurs intérêts économiques, signant l'ouverture d'une ère nouvelle, celle de la géoéconomie», comme si l'État restait l'unité d'évaluation incontestable. Les deux textes qui suivent sont là pour ouvrir un débat sur le monde d'aujourd'hui et la capacité de la géographie à répondre aux questions qu'il pose. Dans la prochaine livraison, une discussion reviendra sur ces mises au point avec l'espoir de susciter réactions et progrès. D'autres sujets comme celui de l'environnement et du développement durable, de la culture et de la mondialisation, de V aménagement du territoire devraient faire l'objet d'une tribune identique.

Citer ce document / Cite this document : Rosière Stéphane. Géographie politique, géopolitique et géostratégie: distinctions opératoires. In: L'information géographique. Volume 65 n°1, 2001. pp. 33-42. doi : 10.3406/ingeo.2001.2732 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ingeo_0020-0093_2001_num_65_1_2732

RECHERCHES

Dossier : « Géopolitique et géoéconomie » Conformément à l'un de ces objectifs pri vilégiés, l'Information Géographique suit l'actualité conceptuelle et méthodologique de la discipline. Cette livraison de notre revue propose un dossier «géopolitique et géoéconomie», aspects de la géographie très présents dans les discours médiatisés. La «réintégration du politique dans l'e nsemble du savoir géographique » (Stéphane Rosière) exprime un besoin maintenant bien admis par la communauté scientifique sans que se dégage un accord sur les objets ni même sur les finalités des approches qui y répondent. En proposant une clarification taxinomique, Stéphane Rosière avance des solutions opératoires susceptibles de borner le débat sans l'épuiser tout à fait. De son côté, Pascal Lorot observe comment, « dans

ce monde en train de devenir global, les intérêts politiques des nations se soumettent à leurs intérêts économiques, signant l'ou verture d'une ère nouvelle, celle de la géoé conomie», comme si l'État restait l'unité d'évaluation incontestable. Les deux textes qui suivent sont là pour ouvrir un débat sur le monde d'aujourd'hui et la capacité de la géographie à répondre aux questions qu'il pose. Dans la prochaine livraison, une discussion reviendra sur ces mises au point avec l'espoir de susciter réactions et progrès. D'autres sujets comme celui de l'environnement et du déve loppement durable, de la culture et de la mondialisation, de V aménagement du terri toire devraient faire l'objet d'une tribune identique.

Géographie géopolitique

politique,

et géostratégie:

distinctions

opératoires

Maître de Conférences Chargé au Stéphane Département de cours à l'Université deRosière géographie Paris de 1l'Université Nancy 2

Que sont la géographie politique, la géopolitique et la géostratégie? Qu'estce qui les distinguent, les lient ou les opposent ? Les réponses à ces questions apparaissent à la fois confuses et contra dictoires. En effet, si ces concepts font expressément référence à la terre (pré fixe géo), ils sont plus utilisés par les journalistes, ou les hommes politiques, que par les géographes. Chez les géographes, français en par ticulier, l'importance de ces disciplines

et leur contenu sont envisagés manières extrêmement variables.

de

Dans la lignée de Lucien Febvre (« le sol et non l'Etat, voilà ce qui doit retenir le géographe» l), beaucoup ont écarté toute réflexion concernant le politique de leur champ d'investigation 2. Ainsi, 1. Lucien Renaissance Febvre, du livre, La 1922, terrep. et78. l'évolution humaine, 2. Le terme politique, peut être entendu au sens strict comme ce qui est relatif à l'exercice du pouvoir, dans un sens plus large, comme ce qui est lié à l'organisation de la société.

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Recherches

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des ouvrages ayant la volonté de présent er les développements de la science géographique comme Les concepts de la géographie humaine les ignore à peu près totalement3. La «nouvelle géogra phie» ne s'attache pas non plus à ces termes (Dans Les mots de la géogra phie,R. Brunet rappelle que le mot géo politique : « traîne derrière lui de lourdes connotations originelles que des efforts récents de réhabilitation [...] n'ont pas totalement dissipés») 4. Néanmoins, cette position paraît aujourd'hui en recul. Plus que l'ostracisme, c'est sur tout la confusion entre les termes qui règne. Une des causes de cette confu sionest la réputation sulfureuse de la géopolitique (la fondation de la géopoli tique en Allemagne et sa récupération par les Nazis) 5. En conséquence, beau coup de géographes ont développé dans la géographie politique - terme plus neutre -, des recherches et des analyses que d'autres considèrent comme de la géopolitique et d'autres encore comme de la géostratégie. Le foisonnement des définitions Si l'on s'en tient aux définitions, on constate cette redondance. André-Louis Sanguin, un des principaux représen tants de la géographie politique en France, considère sa discipline comme l'étude des «relations entre les facteurs géographiques et les entités politiques [...] Le but de la géographie politique est de déterminer comment les organisa tions politiques sont ajustées aux condi tions physiographiques et comment ces facteurs affectent les relations interna tionales » 6. Cette définition est proche de celle que propose la Fondation des Études pour la Défense Nationale (FEDN): «La géographie politique est une discipline qui essaie d'expliquer la formation et l'action des puissances politiques dans l'espace» 7.

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Pour la géopolitique, beaucoup de définitions proposées sont proches des précédentes. Ainsi, le général P. M. Gallois considère-t-il la géopolitique comme «la combinaison de la science politique et de la géographie» et plus précisément «l'étude des relations qui existent entre la conduite d'une poli tique de puissance portée sur le plan international et le cadre géographique dans lequel elle s'exerce» 8. Suivant ces définitions, la distinction avec la géo graphie politique paraît impossible. C'est d'ailleurs ce que concédait R. Kleinschmager pour qui: «L'usage indifférencié des deux termes paraît la seule voie possible » 9. Yves Lacoste, refondateur de la géo politique en France, appréhende plutôt la géographie politique comme une étape dans la formulation de la géopolitique. Il ne considère pas que l'existence d'une géographie politique distincte se justifie (il n'en donne pas de définition dans son Dictionnaire de géopolitique). En ce qui concerne la géopolitique, il en la résume en une formule originale, en tant qu'étu de «des rivalités de pouvoir sur un terr itoire» 10. Cette définition a été complét ée par Michel Foucher: «La géopoli tique est une méthode globale d'analyse 3. Antoine Bailly (dir.), Les concepts de la géographie humaine, Masson, 1984, 204 p. Alors que sont dévelop pés des thèmes pointus (chronogéographie ou géogra phiede la santé), la géographie politique et la géopoli tiquene sont abordées, indirectement, par Rodolphe de Koninck, que dans le chapitre consacré à la « géographie critique». 4. Roger Brunet, Les mots de la géographie, Reclus/Documentation Française, 1993, p. 240. 5. Pascal Lorot, Histoire de la géopolitique, Economica, 1995, 1 10 p., donne une vision synthétique de l'histoire de ces disciplines. 6. André-Louis Sanguin, La géographie politique, PUF, 1977, p. 7. 7. Cité par André-Louis Sanguin, « Géographie Politique, Géopolitique et géostratégie: domaines, pratiques et friches», Stratégiques, 1992, vol. 55, n° 3, p. 43. 8. Pierre M. Gallois, Géopolitique, Les voies de la puis sance, FEDN, Pion, 1990, p. 37. 9. Richard Kleinschmager, Éléments de géographie poli tique, Presses Univ. de Strasbourg, 1993, p. 8. 10. Yves Lacoste, Dictionnaire de Géopolitique, Flammarion, 1993, p. 587.

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géographique de situations socio-poli tiques concrètes envisagées en tant qu'elles sont localisées, et des représent ationshabituelles qui les décrivent» n. En ce qui concerne la géostratégie, terme «réservé à quelques spécialistes jusqu'aux années 70, (et) aujourd'hui passé dans le vocabulaire courant» 12, les définitions, n'insistant pas toutes sur la dimension militaire, sont parfois très proches de celles de la géopolitique, ainsi la FEDN définissait-elle la géos tratégie comme «méthode de l'action politique dans l'espace» 13. Ce qui cor respond presque à la définition de la géopolitique du général Gallois. Paul Claval, lui aussi, envisage plus les points communs de la géostratégie avec la géopolitique que ses différences 14. Sans chercher l'exhaustivité des cita tions, on constate que les définitions pro posées pour chacun de ces termes sont relativement indifférenciées. Elles relè vent autant de rivalités entre chefs de files universitaires que d'oppositions fondamentales (ainsi la «nouvelle géo graphie» intègre le politique mais exclut les termes de géographie politique ou de géopolitique. Lacoste réfute les concepts de «centres» et de «périphéries» sans démontrer leur inanité, etc.). Des recherches épistémologiques longues et complexes ne sont donc pas forcément le moyen le plus aisé pour tenter de déterminer les spécificités de ces disciplines. Il est plus simple, et plus utile, de réfléchir à la manière dont on considère l'espace pour fonder une distinction opératoire entre ces disciplines. L'espace et son approche Raymond Aron rappelait, dès le début des années 1960, que l'espace peut être successivement considéré comme «milieu, théâtre et enjeu» 15. Cette triple déclinaison avait le mérite de

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ligner le caractère plurivoque de l'espa ce, mais cette approche, alors que le but d'Aron était bien, avant tout, de déve lopper une théorie générale des Relations Internationales, était laissée en friche. Elle semble pourtant une bonne piste de réflexion pour distinguer géographie politique, géopolitique et géostratégie, pour autant que l'on refor mule cette proposition initiale. D'une part, la notion de milieu 16 apparaît trop contraignante et détermin iste alors que l'on envisage le monde d'un point de vue politique. Le milieu renvoie plutôt à une classification écolo gique (milieu naturel) ou sociologique (milieu social). C'est pourquoi, à cette notion, on peut préférer celle, plus neutre - mais moins utilisée par les géo graphes - de cadre et, plus précisément, celle de cadre politique. D'autre part, il paraît nécessaire de modifier l'ordre dans lequel ont été énumérés les termes du postulat. En effet, si l'espace est bien avant tout un cadre, il se doit d'être un enjeu avant d'être un théâtre. En effet, s'il n'y a pas d'enjeu, il n'y a pas de rivalité, ni d'affrontement, donc pas de «théâtre» au sens classique du terme (lieu d'affrontement de forces armées). On peut donc reformuler la proposition aronienne et considérer l'e space successivement comme cadre, enjeu et théâtre. 11. Michel Foucher, Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique, Fayard, 1991, p. 35. 12. Hervé Couteau-Bégarie, Traité de stratégie, Economica, 1999, p. 631. 13. André-Louis Sanguin, Géographie Politique, Géopolitique et géostratégie, op. cit., p. 44. 14. Paul Claval, Géopolitique et géostratégie, Nathan, 1994, p. 181 : «géopolitique et géostratégie se penchent sur les acteurs, sur leurs motivations et sur leurs calculs. [. . .] Elles relèvent du domaine des pratiques : elles sont inséparables de l'exercice du pouvoir et du commandement militaire». 15. Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1984, p. 188 : «L'espace peut être consi dérétour à tour comme milieu, théâtre et enjeu de la politique étrangère ». 16. Milieu: espace entourant les êtres vivants et influant sur eux.

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C'est en se fondant sur cette triple déclinaison que l'on peut poser les bases du champ d'investigation de la géogra phiepolitique qui considère l'espace comme cadre, de la géopolitique qui considère l'espace comme enjeu et, par déduction, de la géostratégie qui envisa ge l'espace comme théâtre. Chacune de ces approches se distingue ainsi structurellement des autres mais elles forment, ensemble, un raisonnement cohérent. En effet, la connaissance de la géographie politique apparaît nécessaire (mais non suffisante) pour formuler un raisonne ment géopolitique et la connaissance de la géopolitique apparaît nécessaire pour formuler un raisonnement stratégique. Ainsi, à une indifférenciation ou à une opposition fondamentale entre la géographie politique et la géopolitique, on peut préférer l'idée de complémentar ité de ces disciplines dans un ensemble cohérent comme le souligne l'examen du contenu de la géographie politique (1), de la géopolitique (2) et de la géos tratégie (3). LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE OU L'ESPACE EN TANT QUE CADRE Considéré comme un cadre, l'espace politique est formé d'une juxtaposition de territoires 17. Sa description inclut aussi les «lignes politiques» qui les délimitent (frontières) et les structurent (limites administratives), mais aussi d'autres «lignes politiques» significa tives comme les réseaux de communicat ion qui n'expriment pas seulement des réalités économiques mais aussi des rap ports de force politiques. Le cadre poli tique comprend enfin des «pôles» qui régissent les territoires et organisent les réseaux. La géographie politique peut donc être considérée comme la description géographique du cadre politique, à n'importe quelle échelle, ce cadre étant 36

formé de territoires, de lignes et de pôles. Les territoires politiques L'analyse des territoires politiques prend en compte leur superficie, leur forme (surtout en cas de morcellement) et leur situation (notamment par rapport aux espaces maritimes déterminant l'e nclavement, la littoralité ou l'insularité). Les territoires les plus classiques sont ceux des États. Chez F. Ratzel, ils étaient même les seuls à être pris en compte 18. Cette approche paraît aujour d'hui obsolète. Il est impossible de considérer l'État comme seul produc teurd'espaces politiques, d'autres «acteurs» produisent des territoires politiquement significatifs. La géographie politique doit donc prendre en considération d'autres types de territoires 19. Ce sont les territoires infraétatiques (ou subétatiques), que forment les régions et l'ensemble des entités administratives (territoires struc turés de manière différente dans les États centralisés et décentralisés - fédé raux); supraétatiques composés de réunions d'Etats en organisations inte rgouvernementales (OIG) à vocation régionale (encore embryonnaires à l'époque de Ratzel, elles sont devenues un élément incontournable de l'espace politique mondial : UE, ASEAN, etc.) ; transétatiques, c'est à dire sécants par rapport aux territoires des États. Ce sont essentiellement des territoires dont l'h omogénéité provient de leur population. Il s'agit d'une homogénéité sociocultu17. Territoire: espace approprié. 18. Friedrich Ratzel, La géographie politique, lre édition publiée en 1897 (vol. 1) et 1902 (vol. 2, au sous-titre: Géographie des États, du commerce et de la guerre); publiée en français, chez Fayard, 1988. 19. C'est ce que soulignait André-Louis Sanguin dès 1977 : « contrairement à une certaine époque où la géographie politique mettait uniquement l'accent sur l'Etat, on ne doit pas perdre de vue, aujourd'hui, le niveau supranat ionalet le niveau infranational », dans Géographie poli tique, PUF, 1977, p. 8. Au substantif «national», qui me paraît équivoque, j'ai préféré un plus neutre « étatique ».

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relie (linguistique, religieuse, socio-éc onomique- liée au niveau de vie moyen). La description du cadre socioculturel est plus délicate que celle des territoires administratifs puisque de nombreux fac teurs (multi-lingualité, existence de minorités, discordances économiques à grande échelle, etc.) la compliquent. Si les trois premiers types de territoires forment un pavage 20 emboîté, le qua trième est plus complexe et souvent dis cordant par rapport aux premiers. Les territoires transétatiques produi sent un pavage socioculturel qui se dif férencie souvent du pavage administrat if et institutionnel. Il est fondamental de décrire ces deux types de pavage dans le cadre de la géographie politique. En effet, c'est du décalage entre ces diffé rents pavages que naissent la plupart des tensions géopolitiques. Les lignes politiques Les lignes politiques fondamentales sont les frontières internationales (sépa rantdeux États, on devrait les appeler interétatiques), terrestres, maritimes et aériennes. Les limites administratives 21 sont aussi importantes car elles expri ment le rapport existant entre un pou voir et l'espace où celui-ci s'exerce. En raison du choix fait à propos des terri toires, on intégrera à l'étude des lignes politiques les frontières socioculturelles (linguistiques, religieuses, ou écono miques) si elles existent clairement, qui sont des lignes politiquement significa tives. Véritables lignes de failles indui sant localement une «tectonique des peuples» fondamentale: frontières li nguistiques en Belgique ou au Canada, frontières religieuses en Irlande ou au Soudan, etc. Enfin, dans un registre dif férent, on peut s'intéresser aussi aux réseaux de communication (dont l'étude est plus courante en géographie humai ne) dans la mesure où ils influent sur le cadre politique, privilégiant tel territoi re, telle ville, tel peuple, etc.

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Les pôles politiques Peuvent être qualifiés de pôles tous les points (presque toujours des villes) qui organisent l'espace et régissent les territoires 22. Ces pôles sont les capitales (d'État, de région, d'OIG) et les chefslieux d'entités administratives. On peut intégrer à cet ensemble d'autres types de pôles décisionnels: sièges permanents d'OIG, d'ONG, sièges d'Église (siège d'institution, évêché chez les catho liques, patriarcat chez les orthodoxes, etc.), d'entreprise (siège social). On peut aussi inclure dans cet ensemble les pôles intellectuels ou spirituels à forte valeur identitaire (villes universitaires, lieu de naissance de personnalité, champ de bataille, lieu de pèlerinage, etc.). Dans tous les cas, l'étude de la géo graphie politique n'est pas une fin en soi. Elle constitue plutôt un premier pas réunissant les prolégomènes géogra phiques nécessaires à l'analyse géopolit ique. LA GEOPOLITIQUE OU L'ESPACE EN TANT QU'ENJEU Lorsque l'espace est envisagé en tant qu'enjeu, il devient l'objet de la géopol itique. Les problématiques géopoli tiquessont très nombreuses, il est diffi cile d'en dresser une typologie. On peut par contre définir trois thèmes incon tournables (mais pas nécessairement suffisants) pour mener une analyse géo politique: l'étude des dynamiques terri toriales, celle des acteurs et celle des enjeux qui les motivent. 20. Pavage : répartition des territoires sur un espace donné. La notion de «maillage» illustre la même réalité mais privilégie la trame frontalière. 21. Suivant la nature des entités administratives, la ligne sépa ratrice peut être qualifiée de «limite» si elle n'entraîne aucune discontinuité significative (dans un État centralisé) ou de «frontière» si elle sépare deux entités régies par des juridictions différentes (États fédéraux). Ainsi, en Allemagne, on peut parler de frontières entre les Lander. 22. La nouvelle géographie lui préfère le terme de « centre » que l'on peut considérer comme synonyme.

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Dynamique des territoires L'étude de la dynamique des terri toires est un élément incontournable de toute analyse géopolitique qui s'attache à décrire l'évolution du cadre politique et à l'expliquer. L'analyse géopolitique n'est pas seu lement affaire de « grands espaces », elle se préoccupe de toutes les échelles et donc de tous les types de territoires : éta tiques mais aussi infra-, supra- et transé tatiques. La géopolitique (ce «savoir penser l'espace» suivant la formule d'Yves Lacoste) est une analyse diatopique: elle se développe à différentes échelles. La grande échelle (le local) est souvent fondamentale pour expliquer certains phénomènes, pour montrer où se situent les points névralgiques. La petite échelle (le mondial), complète cette première approche. Les intersections d'ensemble sont fondamentales puisque les maillages frontaliers (OIG, État, région) et les ter ritoires socioculturels forment des ensembles sécants qui génèrent des riva lités de pouvoir et diverses dynamiques géopolitiques (voir plus bas). Tous les types de territoires doivent être compar és pour déterminer les intersections et donc les causes d'instabilité. P. Lorot et F. Thual ont proposé l'étu de des «régions focales» (territoires à partir desquelles se sont développés les États) et de la morphogenèse (évolution spatiale des territoires) ou le «bilan ter ritorial» des États, autant de concepts utiles pour développer une analyse et une méthode géopolitiques 23. Le bilan territorial inclut toutes les dynamiques territoriales fondamentales - dont, paradoxalement, aucun répertoi re géographique ou géopolitique ne fait la recension intégrale, soit, par ordre alphabétique : annexion, autodéterminat ion, balkanisation, irrédentisme, libanisation, rattachisme, sécession, 38

me, (ré)unification. Autant de termes utilisés parfois à tort et à travers dans les médias ce qui s'explique largement par les définitions variables qu'en donnent les géographes. Les acteurs Si l'on considère l'espace comme un enjeu, c'est qu'il est disputé par des acteurs. Une étude géopolitique doit décrire des acteurs identifiables, déve loppant chacun des «représentations territoriales» et une stratégie, ou mode opératoire, pour atteindre leurs objectifs. Les acteurs en géopolitique sont tous ceux qui, dotés d'un projet, luttent et s'affrontent pour la domination ou le contrôle du territoire. Parmi eux, le plus classique est assurément l'État (qui est donc objet de la géographie politique et sujet de la géopolitique 24), cependant celui-ci est concurrencé par d'autres acteurs. Parmi ceux-ci, on peut citer les «peuples» 25. On entend par «peuple» le terme générique désignant toutes les formes de groupes humains organisés et différenciés (ethnie, nation, classe, clan, tribu, caste, etc.). La géopolitique accor de une attention particulière à toutes les formes de dispersion, les diasporas et les minorités (allogènes, allophones, ou allothrisques 26) en particulier, qui génè rentdes tensions spécifiques. 23. Pascal Lorot, François Thual, La géopolitique, Montchrestien, 1997, p. 51-53. Proche de ces idées: Durand, Lévy & Retaillé, Le monde, espaces et sys tèmes, PFNSP/Dalloz, 1992, p. 19: «On peut appeler logique géopolitique l'ensemble des processus qui ont l'existence et l'intégrité des territoires pour enjeu ». 24. Il paraît impossible d'envisager une situation géopoli tique qui ne concerne aucun État. 25. Immanuel Wallerstein (avec Etienne Balibar), Race, Nation, Classe, Les identités ambiguës, La Découverte, 1997, p. 104: «dans les sciences sociales historiques, le terme de "peuple" n'est pas d'usage très fréquent. Les trois termes les plus courants sont plutôt ceux de "race" de "nation" et de "groupe ethnique", dont on peut penser qu'ils désignent tous trois des varaiétés de "peuples" dans le monde moderne». 26. Allogène: d'une autre origine, allophone: d'une autre langue, allothrisque : d'une autre religion (du grec, thriskos : foi).

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Cependant, les «peuples» sont rar ement des acteurs conscients. Ils sont représentés par de multiples structures qui sont généralement les véritables acteurs et qui jouent un rôle fondament al dans la transmission des représenta tions territoriales. Ces structures sont de nature politique (partis), socioculturelle (Églises, associations), économique (en treprises, syndicats), médiatique (revues, journaux, radio, télévision), ou militaire (armées, guérillas, milices, etc.). - Les représentations territoriales Comme le souligne Y. Lacoste, qui a développé ce concept, chaque acteur développe des représentations territo riales. Une représentation territoriale est une conception de l'espace et du cadre politique propre à un acteur. La représentation territoriale peut s'apparenter à une revendication territo riale, à une hiérarchisation des terri toires distinguant un espace central (région économique, région focale, région d'importance symbolique) et des périphéries moins importantes. Une représentation est aussi le choix d'un mode de gestion du territoire (centralisé ou fédéral par exemple, c'est à dire admettant ou non une certaine autono mie pour les entités administratives). Ainsi, dans le cadre de la construction européenne deux représentations s'af frontent privilégiant l'Europe des nations ou l'Europe des régions.

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nement, du parlement, de l'armée, etc.), le développement de la propagande, tou jours tributaire d'un certain contrôle des médias. Le mode opératoire peut être économique privilégiant le soutien, l'i nvestissement (Plan Marshall) ou la rétorsion économique (Loi d'Amato), le blocus. Il est aussi diplomatique ou militaire, privilégiant ou non l'usage de la force. On retrouve là la distinction entre Soft power (pouvoir de séduction) et Hard power (pouvoir de coercition) proposée par Joseph Nye 28. Par ailleurs, l'acteur peut privilégier le contrôle direct (dont le nec plus ultra serait l'i ncorporation à son territoire) ou la domi nation (en contrôlant non pas le territoire mais le pouvoir local). Le mode opératoire des acteurs privi légie donc, suivant les lieux et les périodes, l'action civile, économique, diplomatique ou militaire. Les enjeux La notion d'enjeu peut presque être considérée comme synonyme d'object if. Les enjeux varient selon les acteurs (par ailleurs, à chaque type d'enjeu est souvent associé un type d'acteur), les périodes et les territoires. Les enjeux sont de toutes natures.

- Le mode opératoire Pour arriver à ses fins (atteindre ses objectifs) un acteur déploie une straté gie ou mode opératoire si l'on veut évi ter toute confusion avec une dimension militaire 27.

Le territoire est parfois un enjeu pour lui-même, fut-il dépourvu de richesse. L'enjeu est alors symbolique, mais il réside souvent dans l'intérêt que repré sente le territoire, soit en terme de richesses, soit en terme de sécurité. Ainsi, peut-on définir des enjeux poli tiques (contrôle ou domination), symbol iques, économiques (ressources natu relles, régions industrielles, pôles éco nomiques), stratégiques.

Le mode opératoire est le moyen choisi par l'acteur pour arriver à ses fins. Tout acteur géopolitique choisit un mode opératoire. Il peut être civil, basé sur le jeu électoral dans les démocraties, le contrôle des institutions (du

27. P. Lorot et F. Thual, op. cit., p. 75-78 envisagent cet aspect sous le terme de «processus géopolitique». 28. Joseph Nye, Soft Power, Foreign Policy, 80, automne 1990, p. 150-171. 29. Yves Lacoste, Dictionnaire de Géopolitique, Flam marion, 1993, p. 587 : «La géopolitique traite des rivali tés de pouvoir sur un territoire ».

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On considérera donc la géopolitique comme la description des rivalités dont le territoire est l'enjeu 29. L'analyse géo politique inclut, au moins, la description des dynamiques territoriales, des acteurs géopolitiques, de leurs repré sentations territoriales et de leurs modes opératoires ainsi que des enjeux qui les motivent.

D'emblée, la continuité entre la géo politique et la géostratégie doit être affirmée. Un problème géopolitique devient géostratégique s'il y a conflit. Le niveau stratégique n'annulant jamais la dimension politique, fondamentale, on peut donc considérer la géostratégie comme un développement spécifique de la géopolitique.

L'analyse géopolitique doit présenter les points de vue contradictoires des dif férents acteurs : passer du discours parti san(la pratique) à la méthode universit aire. Ce fut certainement un des échecs du Zeitschrift fiir Geopolitik, la revue de Karl Haushofer, le fondateur de la Geopolitik, que de confondre point de vue allemand, représentations all emandes et réalité objective. Ce travers de la géopolitique, largement dénoncé par ses détracteurs (R. Brunet ou C. Raffestin 30) s'explique non par l'am bivalence intrinsèque de cette discipline mais, comme le rappelait fort utilement Michel Foucher, parce que «la géopoli tique n'est pas qu'une méthode, elle est aussi une représentation et une pratique» 31. De ce point de vue, la géopolitique se rapproche de la stratégie ou de l'écologie qui sont des savoirs tout autant que des guides pour l'action.

Géopolitique et géostratégie se disti nguent dans la mesure où la première est d'abord civile, politique (objet de débats et de polémiques publiques, ayant pour but ultime de «former des citoyens» 32) et la seconde militaire. Par définition, la géostratégie n'est pas objet de débats. Elle est au contraire marquée par le sceau du secret.

Si la représentation et la pratique géo politiques ont bien pour objectif d'assu rer à un acteur d'arriver à ses fins, la méthode se doit - elle - de présenter l'ensemble des points de vue de manière aussi neutre que possible. LA CÉOSTRATÉGIE OU L'ESPACE EN TANT QUE THÉÂTRE Lorsque l'espace est considéré comme « théâtre » (lieu de la confrontat ion de forces armées) il reste un enjeu, mais la rivalité, la confrontation entre les acteurs, se développe avec des moyens militaires (on peut aussi envisa ger une compétition et une lutte écono miques, objet de la géoéconomie). 40

Géostratégie ou géotactique ? Les stratèges utilisent l'expression de «théâtre des opérations» pour désigner plus précisément l'espace où se déroule la confrontation militaire, le lieu où une tactique est mise en œuvre. Ils disti nguent la stratégie, qui envisage les pro blèmes militaires à petite échelle (échel le mondiale ou continentale) et la tac tique, qui les envisage à grande échelle (locale). La tactique est l'application locale d'une stratégie. L'espace considéré comme théâtre pourrait donc être l'objet d'une géostra tégieou d'une géotactique suivant l'échelle à laquelle on s'attache. Le terme de géostratégie est d'ailleurs sou vent compris comme analyse des rap ports de force sur les «grands espaces». Cette interprétation se confond, pour d'autres analystes, avec une stratégie des États dont le but serait «d'évaluer les capacités globales d'un État ou d'une zone » 33. La géostratégie est aussi 30. Claude Raffestin, Géopolitique et histoire, Payot, 1995, 330 p. 31. Michel Foucher, Fronts etfrontières, Fayard, 1991, p. 33-35. 32. Yves Lacoste, Introduction au Dictionnaire de Géopolit ique,Flammarion, 1993, p. 34. 33. Hervé Couteau-Bégarie, op. cit., p. 663.

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Géographie politique, géopolitique et géostratégie

parfois présentée comme stratégie «unif iée» (terre, mer, air). Dans tous les cas, elle est généralement pensée comme mondiale. Géostratégie ou stratégie ? L'adjonction du préfixe «géo» est parfois critiquée. On peut objecter qu'il s'agit d'une tautologie, comme Roger Brunet qui précise que, «au sens res treint et originel de stratégie (conduite des armées en campagne), le préfixe (géo) serait inutile puisque par défini tionune stratégie se déploie dans l'espa ce» 34. Cette précision n'est cependant pas si pertinente. Les polémologues (Hervé Couteau-Bégarie 35) font en effet la distinction entre la stratégie totale (relevant d'une direction politique) et la stratégie générale militaire 36. La straté gie totale implique des modes de « mise en œuvre», d'enrôlement de la société, de mobilisation financière, économique, politique et diplomatique, autant de paramètres qui ne sont pas géogra phiques. À la suite de ce constat, il est tentant, comme le fait Jean-Marie Mathey, de limiter la géostratégie à la part géogra phique de la stratégie totale 37. La géos tratégie ne concernerait donc que la stra tégie générale, les systèmes d'alliance, le déploiement de la logistique dans l'espace ou la conduite des opérations sur le terrain. La géostratégie peut donc être comprise comme l'étude des para mètres géographiques de la stratégie. Son étude souvent chronologique, pourr aitêtre structurée, ad minima, comme la géographie politique, en territoires, lignes et pôles stratégiques. L'adjectif stratégique qualifie aussi tout ce qui représente une valeur fonda mentale pour un acteur (il y a ainsi des ressources stratégiques d'importance mondiale, d'autres seulement régional e). Un territoire peut être considéré comme «stratégique» pour ces

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sources de son sous-sol (hydrocarbures, minerais), de son sol (eau, matières pre mières agricoles), pour son rôle dans l'organisation des forces productives (région industrielle ou économique, li ttoral, concentration de population) ou sa dimension symbolique (lieu de mémoir e, région focale). D'un point de vue plus strictement militaire, un territoire est stratégique s'il a une importance dans le déroulement des opérations. De nombreuses hiérar chisations des territoires sont possibles distinguant sanctuaire et glacis, zone de sécurité, no man's land, territoires contrôlés, territoires non-contrôlés («libérés»), etc. La géostratégie déve loppe une terminologie propre (que l'on retrouve dans les lexiques et atlas de stratégie). Les lignes stratégiques sont toutes les frontières internationales (dont le fra nchissement est le casus belli par excel lence), les fronts, s'ils existent, mais aussi les réseaux de circulation fonda mentaux (rôle des routes, comme la voie sacrée qui permit en 1916-17, le ravi taillement du champ de bataille de Verdun, rôle des routes maritimes). Les pôles stratégiques, sont tous les points d'importance vitale dans la mise en œuvre des forces militaires (aéro port, port, garnison, stock d'armes, postes d'écoute, de contrôle ou de com mandement) ou, dans le sens premier, dans l'organisation d'un territoire (pôles politiques, économiques, pôles de peuplement).

34. Roger Brunet, Les mots de la géographie, La document ation française/Reclus, 1992, p. 221. 35. Hervé Couteau-Bégarie, Traité de stratégie, Economica, 1999, 998 p. 36. Jean-Marie Mathey, Comprendre la stratégie, Econo mica, 1995, p. 11. 37. J.-M. Mathey, op. cit., p. 13: «L'étude de l'espace dans la stratégie - objet de la géostratégie. . . ».

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CONCLUSION En différenciant l'espace en tant que cadre, enjeu et théâtre, on peut structu rer toute l'étude géographique des faits politiques et proposer une classification à la fois opératoire et pédagogique entre des savoirs plus ou moins sécants. La géographie politique s'inscrit net tement comme une branche délaissée de la géographie humaine à laquelle elle appartient pourtant de manière évident e. Cette marginalisation injustifiée liée au caractère pregnant des para digmes febvriens dans la formulation du savoir géographique -, contribue à la carence des repères géographiques chez les lycéens et les étudiants, le cadre politique toujours représenté mais jamais étudié étant un des éléments fo ndamentaux permettant de se repérer dans l'espace. La géopolitique est très différente. Prenant en considération l'espace, le temps et les dimensions culturelle, socia le et politique, elle s'impose comme une discipline de synthèse. Sa dimension clairement pluridisciplinaire est sa richesse et son point faible: discipline utile, sinon unique, pour décrire des situations régionales complexes, elle risque aussi la dilution si elle n'est pas bornée dans un cadre prédéfini bien clair (primat de la dimension spatiale la dis tinguant des Relations Internationales).

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La géostratégie, entendue comme dimension géographique de la stratégie, est absente du champ classique de la géographie mais plus souvent intégrée à l'histoire, ce qui ne se justifie pas (on trouve, par exemple, des cartes de la bataille d'Austerlitz dans les manuels d'histoire et non pas de géographie). La guerre n'étant que la poursuite de la politique par d'autres moyens, la géos tratégie doit surtout être considérée comme un prolongement spécifique de la géopolitique, nécessitant un vocabul aire spécifique. La taxinomie ici proposée entre la géographie politique, la géopolitique et la géostratégie doit être comprise comme une contribution à un débat loin d'être clos et l'expression d'un souhait: la réintégration du politique dans l'ensemble du savoir géographique. En effet, la géographie a pour but d'ex pliquer certains phénomènes que l'his toire ou les sciences politiques n'ont pas mission de décrire. En rejetant l'étude des phénomènes politiques, les géo graphes (au moins ceux qui se préoccu pent de géographie humaine) ont à la fois tronqué leur discipline d'un des ver sants les plus décisifs et se sont margi nalisés dans les débats de société. Ils ont pourtant un point de vue important et tout à fait spécifique à faire connaître.

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