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French Pages 321
Einstein et Poincaré
Jean-Paul Auffray
a fait ses études supérieures en physique mathématique à l'université Columbia, à New York, puis au Courant Institute of Mathematical Sciences où, en qualité de chercheur et d'enseignant, il a côtoyé quelques-uns des grands mathématiciens de l'Université de Gôttingen, émigrés aux États-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale. Scientifique de formation, mais aussi musicien, philosophe et historien, il est également l'auteur, au Pommier, de Newton ou le triomphe de /'alchimie, paru en 2000.
Jean-Paul Auffray
.... instein et Poincaré Sur les traces de la relativité
seconde édition
A
CONTRE-COURANT
Copyright © Le Pommier Tous droits réservés ISBN 2-746S-0233-X 239, rue Saint-Jacques, 75005 Paris www.editions-lepommier.fr
cI>vmç La nature Aristote, Métaphysique.
Avant-propos aux deux éditions Henri Poincaré et Albert Einstein ont incarné deux conceptions différentes de la quête du savoir. La différence qui les sépare tient en deux mots: « esprit mathématique ». Il fut inné chez Poincaré, il ne le fut pas chez Einstein, et nous verrons les conséquences que cela a entraînées.
Ce n'est plus un secret pour personne : le "rôle décisif joué par Henri Poincaré dans la découverte de la relativité a été largement occulté, dans des circonstances et pour des raisons que nous tenterons de préciser. Notre enquête ne sera ni tout à fait celle d'un historien, ni tout à fait celle d'un physicien: nous laisserons les acteurs de cette grande aventure nous expliquer eux-mêmes leurs motivations et leurs raisonnements, nous réservant tout au plus le droit - faut-il dire le devoir? - de sélectionner panni leurs propos ceux qui concernent plus directement notre sujet et l'éclairent en profondeur. Ce livre est un livre de philosophie, d'histoire et de science. Il apporte quelques réponses et pose des questions. Je suggère au lecteur de le lire en suivant les recommandations faites par Descartes à la publication, en 1647, de ses Principes de la philosophie: [... ] Je voudrais qu'on le parcourût d'abord tout entier ainsi qu'un Roman, sans forcer beaucoup son attention, ni s'arrêter aux difficul-
tés qu'on y peut rencontrer [... ]. [ensuite] Marquer d'un trait de plume les lieux où l'on trouvera de la difficulté et continuer de lire sans interruption jusqu'à la fin. Puis, si on reprend le Livre pour la troisième fois, j'ose croire qu'on y trouvera la solution de la plupart des difficultés qu'on aura marquées auparavant; & que, s'il en reste encore quelques-unes, on en trouvera enfin la solution en relisant.
Pour cette nouvelle édition de mon livre, j'ai approfondi le rôle joué par chacun des deux protagonistes dans cette grande aventure, tout en cherchant à éclairer quelques points laissés obscurs dans la première éclition. J'espère que le lecteur tirera un bénéfice nouveau de mes efforts. Avri/2005
I.
Questions inouyes Le titre de cette partie est celui d'un traité publié en 1634 par le père
Marin Mersenne, correspondant et ami de Descartes. Le titre complet en était Questions inouyes ou Récréation des Sçavans. Qui contiennent beaucoup de choses concernant la Theotie, la Philosophie et les Mathématiques. A Paris, chez Jacques Villery, 1634. Avec Privilège du Roy. - In_8c ; pièces liminaires et 180 pages. Ce traité était suivi de quatre autres, également publiés en 1634, intitulés Questions Harmoniques, Questions Theologiques, Les Mechaniques de Galilée et Les Préludes de l'Harmonie Universelle. Nous proposons au lecteur d'étudier ici avec nous deux" questions inouyes » dont l'analyse préliminaire facilitera notre entrée dans les arcanes de la relativité ...
L'aberration
Où le capitaine Pieroni regarde une étoile La gloire tient souvent à peu de chose. En 1639, l'ingénieur toscan Gio-
vanni Pieroni, ami de Galilée, fait en Allemagne, où il réside, une découverte qui eût fait de lui le découvreur du phénomène de l'aberration astronomique ... s'il avait pu l'interpréter correctement. Ayant, à de multiples reprises, observé avec précision la position de certaines étoiles dans le ciel, il s'aperçoit, sans qu'il lui soit permis d'en douter, qu'elles ne se trouvent pas tout à fait à l'endroit où, d'une observation sur l'autre, il s'attend à les voir, comme si elles avaient changé de place. Ce changement a beau être de três faible envergure - à peine quelques secondes d'arc -, il n'en est pas moins réel. Compte tenu des instruments optiques rudimentaires dont Pieroni disposait à cette époque, qu'il soit parvenu à détecter cet infime changement apparent de position ... et qu'il ait su y attacher de l'importance, est admirable en soi! Pieroni croit - mais il se trompe - avoir observé, pour la première fois dans l'histoire de l'astronomie, une « parallaxe » stellaire, c/est-àdire le simple« déplacement » apparent d 'un objet éloigné (en l'occurrence, une étoile) lorsque l'observateur se déplace par rapport à lui. Voyons comment cette parallaxe fonctionne. J'ai, dans mon champ de vision, deux objets éloignés, dont l'unque j'appellerai l'objet G - me paraît être à la gauche de l'autre. Lequel des deux est le plus proche de moi? Pour le découvrir, il me suffit de me déplacer légèrement vers la droite. Lorsque j'effectue ce mouvement, de deux choses l'une: ou bien les deux objets semblent se rapprocher l'un de l'autre - auquel cas l'objet G est plus éloigné de moi que l'autre objet; ou ils paraissent s'éloigner l'un de l'autre - dans ce cas l'objet G est plus proche de moi.
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QUESTIONS INOUYES
Pensant donc avoir observé une parallaxe, le capitaine Pieroni en informe aussitôt le Résident toscan à Venise, Francesco Rinuccini, qui transmet l'information à Galilée, retiré dans sa villa d'Arcetri, au sein des collines de Florence, où il vit les derniers mois de sa vie. Quelles conclusions peut-on espérer tirer d'observations si délicates à réaliser et si peu sùres quant aux nésultats? demande Galilée, qui émet là une remarquable réserve ' : il faudra en effet près d'un siècle avant que les travaux de Pieroni ne soient repris ... pour finalement déboucher sur des conclusions fort différentes de celles qu'avait envisagées le capitaine précurseur. Le jour de Noël 1725, le riche astronome amateur Samuel Molineux reçoit dans son observa toire particulier à Kew, près de Londres, la visite du jeune Dr James Bradley, professeur d'astronomie à l'université d'Oxford. Observant ensemble l'étoile y-Draconis, ils la trouvent plus au sud que prévu. Croyant d'abord à une erreur, ils répètent leurs observations à intervalles réguliers; après la mort de Motineux, Bradley confirme l'étrange résultat: si l'étoile change de position selon un cycle régulier, son mouvement apparent se produit. .. dans le sens contraire de celui qu'on attendrait dans le cas d'une parallaxe! Informant la Royal Society de sa découverte " il propose une explication de ce qu'il appelle « un nouveau mouvement des étoiles fixes» : le mouvement apparent de l'étoile dans le ciel n'est pas une parallaxe mais une « aberration» (du latin aberrare,« s'éloigner, s'écarter ») due à la vitesse de la lumière. L'explication que propose Bradley est - en apparence - toute simple. Un rayon lumineux en provenance de l'étoile entre dans la lunette. fi lui faut encore, avant d'atteindre l'œil de l'observateur, traverser la longueur de la lunette. Pendant ce trajet, aussi court soit-il, la Terre se déplace, entraînant la lunette et l'observateur avec elle. Pour compenser ce déplacement, l'observateur est obligé d'orienter la lunette dans une direction qui n'est pas tout à fait« la bonne ». fi voit donc l'étoile là où elle ne se trouve pas vraiment. C'est l'aberration. 12
L'ABERRATION
c
o
Un astronome regarde une étoile. Si celfe étoile est « fixe » dans le ciel au-dessus de fui, il/a voit dans sa « vraie » direction. En reuallche, si elle est en mouvement latéral par rapport à lui - ou lui par rapport à elle, cela reuient au même-, il est obligé, pour la voir, d'orienter SOli télescope dans une direction qui n'est pas tout à fait « la bonne ». L'angle de cette te aberration li peut atteindre une vingtaine de serundes d'arc. Les tentatives d'explication de l'aberration sont à l'origine des travaux qui ont amduit à la relativité.
Si l'explication que nous venons de donner paraît au lecteur difficile à accepter - Comment? Le mouvement de la lumière sur un trajet aussi court serait donc capable de produire un tel effet? -, que ce dernier se rassure: elle est difficile à accepter et, pour résoudre le problème qu'elle soulève, les meilleurs mathématiciens et physiciens de l'époque vont devoir mettre en jeu toute leur ingéniosité ...
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QUESTIONS INOUVES
Les modèles d'Euler Fils d'un pasteur protestant établi à Riehen près de Bâle, Leonhard Euler (1707-1783), pour satisfaire aux exigences de son père, étudie la théologie et l'hébreu à l'université de Bâle. TI y attire l'attention de Jean 1er Bernoulli, disciple de Leibniz, qui, devinant ses dons exceptionnels, lui donne gracieusement une leçon de mathématiques par semaine. Bientôt, Nicolas et Daniel Bernoulli, ms de l'éminent mathématicien, deviennent ses amis.
Appelé à siéger à l'Académie de Saint-Pétersbourg, il y arrive ... le jour de la mort de l'Impératrice Catherine Ire, qui avait succédé à son époux Pierre le Grand. En 1739, alors qu'il dirige la section de mathématiques de l'Académie, Euler prend connaissance des travaux de Bradley sur l'aberration, et essaie immédiatement de calculer cet effet. A cette époque, deux grandes conceptions s'opposent sur la nature de la lumière. Les uns suivent celle proposée par Christiaan Huygens (1629-1695) un siècle plus tôt : la lumière est un mouvement ondulatoire qui se propage dans un milieu élastique qui remplit l'espace, l'éther. Les autres adhèrent à la conception« balistique » d'Isaac Newton, pour lequel les rayons lumineux seraient composés de corpuscules (ce que Newton appelle des rais) qui se propagent en ligne droite à grande vitesse. Euler modélise pour l'étudier, de la façon la plus simple possible, le problème de l'aberration '. Imaginons avec lui une source lumineuse « en mouvement )} et un observateur « au repos ), La source émet un rayon - un rai - auquel elle communique son mouvement, donc sa
vitesse v. Le rayon se dirige vers l'observateur à une vitesse qui, selon la règle bien connue du parallélogramme de composition des vitesses, est la composée de sa « vitesse naturelle » c et de la vitesse v; par conséquent, il atteint l'oeil de l'observateur avec une vitesse différente en grandeur et en direction de celle qu'il aurait eue si la source avait été « au repos » . L'angle entre les vecteurs représentant les deux vitesses constitue l'aberration '. Ce modèle explique donc l'aberration par la compo-
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L'ABERRATrON
sition de la vitesse « naturelle » du rayon lumineux avec celle de la
source dont il émane, résultat qui enchante Euler, car il lui paraît « fort naturel ». n construit néanmoins un deuxième modèle où l'observateur se déplace à la vitesse v, tandis que la source est immobile. C'est le modèle « réaliste» - celui correspondant à la situation d'un observateur situé sur la Terre (donc en mouvement) qui observe avec sa lunette une étoile « fixe ». Pour faire fonctionner ce modèle, Euler imagine que la source et l'observateur constituent ensemble un système auquel il imprime - par la pensée - une vitesse égale, mais de sens contraire, à
celle de la source dans le premier modèle. Cette « transformation » met la source du deuxième modèle en mouvement et l'observateur au reposexactement comme ils l'étaient dans le premier modèle ... Mais Euler s'aperçoit que sa transformation ne permet pas de répondre à une question pourtant fondamentale : comment cette transformation affecte-t-elle le rayon lumineux? Lui communique-t-elle la vitesse - v telle qu'elle le fait à la source et à l'observateur? ou le laisse-t-elle indifférent? La question se pose d'emblée quand Euler construit un troisième modèle. Cette fois-ci, la lumière n'est plus un corpuscule, mais une onde se propageant dans l'éther de Huygens. Euler applique à ce modèle la transformation qu'il vient d'inventer. n lui faut alors se décider: la transformation imprime-t-elle, oui ou non, la vitesse - v au milieu intervenant entre la source et l'observateur - c'est-à-dire à
l'éther? Euler essaie les deux possibilités : la transformation n'imprime aucune vitesse à l'éther, après transformation l'éther est au repos par rapport à l'observateur; la transformation imprime la vitesse - v à l'éther, après transformation l'éther est au repos par rapport à la source. Laquelle des deux possibilités est la bonne 5? La réponse est vite 'trouvée : seule la seconde possibilité donne le résultat désiré, celui obtenu dans le premier modèle, qui « explique»
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QUESTIONS INOUYES
l'aberration. Mais alors, si cela est vrai, remarque Euler, « il apparaît clairement que la source au repos apparaîtra différemment à l'observateur en mouvement et différemment la source en mouvement à l'observateur au repos - même si le second mouvement est égal (en grandeur absolue) et opposé ». Pouvons-nous accepter cette différence? «Non! »s'exclame Euler. TI conclut donc - à regret - que, l'hypothèse ondulatoire ne fournissant pas d'explication satisfaisante de l'aberration astronomique, il faut lul préférer la théorie balistique, « mieux adaptée à notre entreprise et qui permet une composition du mouvement qul n'est pas possible avec la théorie ondulatoire [... ] ».
L'équation d'onde A la veille de la Révolution française, cinq ans après la mort d'Euler, Joseph Louis de Lagrange (1736-1813) publie, « avec Approbation et Privilège du roi chez la Veuve Desaint, libraire, rue du Foin SaintJacques à Paris », sa Mécanique analytique, traité fondant l'ère nouvelle de la physique mathématique '. Au derIÙer chapitre, reprenant des travaux entrepris avant lui par Jean Le Rond d'Alembert, Lagrange écrit une équation qui, selon lui, contient « la vraie théorie des ondes for-
mées par les élévations, & les abaissements successifs, & infiniment petits d'une eau stagnante & contenue dans un canal ou bassin peu profond ». Elle a ceci de remarquable qu'elle s'applique à la description de n'importe quelle onde se propageant dans n'importe quel milieu - ce qui fait qu'aujourd'hui nous la connaissons sous le nom d'« équation d'onde ». Selon Lagrange, l'étude de la propagation d'une onde sonore dans l'air s'appuie sur trois observations: 1. L'air se déplace et ce mouvement change (localement) la densité. 2. Le changement local de la densité entraîne un changement local de la pression. 16
L'A BERRATION
3. Les inégalités locales de la pression entraînent un mouvement de l'air, et ainsi de suite. En un mot, une fois déclenchée, la propagation constitue un véritable « cercle vicieux » . . . mais qui ne fonctionne pas n'importe comment. Le talent de Lagrange est d'avoir su en découvrir le mécanisme. La caractéristique fondamentale d'une ligne droite est d'être « droite ». A contrario, un cercle, une ellipse, une parabole sont intrinsèquement courbes. Allons plus loin. La courbure d'un cercle est la même sur tout le pourtour du cercle. Celle d'une ellipse varie d'un point à l'autre de la courbe, mais pas arbitrairement: elle passe progressivement d'une courbure faible là où l'ellipse est plutôt plate (aux deux extrémités du petit axe) à une courbure plus accentuée là où elle est plutôt ronde (aux extrémités du grand axe). Une onde qui se propage dans un milieu élastique possède un profil géométrique dont la courbure varie elle aussi d'un point à l'autre. Mais ses caractéristiques ne sont ni tout à fait celles d'un cercle, ni tout à fait celles d'une ellipse. L'équation d 'onde les décrit sous une forme mathématique remarquablement simple - et pourtant remarquablement efficace. Examinons-les dans le cas le plus simple, celui d'une onde qui se propagerait dans une seule direction, que nous appellerons 1'« axe des x ». La vitesse de propagation de notre onde est d éterminée par la nature du milieu: une fois l'onde amorcée, elle se propage dans ce milieu-là à cette vitesse-là, une fois pour toutes (tant que le milieu reste identique à lui-même '). Soit v cette vitesse et soit a l'amplitude de l'onde au point x à l'instant t. Selon Lagrange, la courbure du profil géométrique de l'onde s'exprime de deux façons différentes: soit en fonction de x à un instant donné - notons-la X; soit en fonction de t à un endroit donné- notonsla T. Ces deux représentations sont reliées entre elles par l'équation !J'X = T. C'est l'équation d'onde '. Pour l'instant, notons ce qu'elle a de simple et d'essentiel : ainsi en va-t-il souvent des grandes découvertes ...
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QUESTIONS !NOUYES
Comment la lumière se propage-t-elle?
Se promenant un jour sur le rempart de Perpignan, un jeune garçon natif d'Estagel, petite commune des Pyrénées-Orientales, aperçoit un officier du génie supervisant des réparations. Il lui demande: " Comment êtes-vous arrivé si promptement à porter l'épaulette? - Je sors de l'École polytechnique. » Le jeune curieux, François Dominique Arago (1786-1853), alors âgé de quatorze ans, se procure les meilleurs traités mathématiques disponibles à l'époque, et les apprend par cœur, tout seul. Examiné sans complaisance à Toulouse par le frère cadet du grand Monge venu spécialement pour interroger les candidats, il est reçu sixième au concours d'entrée de Polytechnique en 1803. Il vient d'avoir dix-sept ans. Élu membre de l'Académie des sciences six ans plus tard, il se lance aussitôt dans un programme de recherches ayant pour but de déterminer la vitesse de la lumière réfléchie par les astres. Au moyen d'un instrument d'optique extravagant - une pile de prismes accolés - qui lui permet de déceler d'infimes différences dans la vitesse des rayons lumineux réfractés, il vise Pollux, Alpha d'Orion et l'Épi de la Vierge lorsque ces étoiles passent au méridien, à six heures du soir - nous sommes en hiver, il fait déjà nuit - alors que le point d'observation, dans le mouvement de rotation de la Terre sur elle-même, s'éloigne d'elles; puis il observe d'autres étoiles, qui passent au méridien à six heures du matin lorsque le point d'observation se rapproche d 'elles. Il pense que la vitesse de la Terre s'ajoutera à celle de la lumière dans le premier cas et se retranchera d'elle dans le second - différence que son instrument devrait lui permettre de détecter. A sa grande surprise, il n'en est rien! Il demande à son ami Augustin Fresnel (1788-1827) de lui dire si ce résultat négatif " pourrait se concilier plus aisément avec le système qui fait consister la lumière dans les vibrations d'un fluide universel ' » plutôt qu'avec celui de la théorie balistique de la lumière. C'est l'époque où Fresnel s'interroge, lui aussi : comment la lumière se propage-t-elle? et par quel moyen? Dans une lettre qu'il 18
L'ABERRATION
adresse à Arago en 1818, il lui propose une explication du résultat négatif obtenu par son ami.
n reprend l'idée que la
lumière est une
onde se propageant dans un milieu élastique invisible, l'éther. Si sa propagation s'y fait en accord avec l'équation d'onde, une question cependant se pose: l'éther lui-même, support d es ondes lumineuses, est-il un milieu stable? ou est-il susceptible d'être entraîné par les corps en mouvement qui le traversent? Pour rendre compte de la façon dont la lumière se comporte dans le phénomène d e l'aberration, Fresnel met alors au point une formule qui va devenir l'une des plus célèbres de l'histoire de la physique - et pour une bonne raison (même si les physiciens mettront un siêcle à la découvrir) : c'est la première formule « relativiste ». Le verre du télescope, explique Fresnel, contient un excès d 'éther commensurable avec son excès de densité par rapport à l'air. Lorsque le télescope est en mouvement - ce qui est le cas dans la pratique, puisqu'il est entraîné par la Terre dans son mouvement orbital autour du Soleil-, il entraîne avec lui cet excès d'éther - mais seulement partiel-
lement 10. Ce partiellement est la grande contribution de Fresnel à la physique. Qui plus est, loin de se contenter d'affirmer que l'éther est entraîné partiellement, Fresnel propose une formule qui précise que si v est la vitesse de translation de la Terre, la vitesse de cet « entraînement partiel » est égale à v(1-1/n 2), équation dans laquelle n représente l'indice de réfraction" du verre. C'est la « formule de Fresnel Il. Arago accepte l'explication: « Les théories, remarque-t-il, ne sont en général que d es manières plus ou moins heureuses d'enchaîner un certain nombre de faits déjà connus. Mais quand toutes les conséquences nouvelles qu'on en fait ressortir s'accordent avec l'expérience,
.
a
eIles prennent une tout autre unportance . » Tout cela se passe en 1818. En 1845, coup de théâtre! Le mathématicien irlandais sir George Gabriel Stokes (1819-1903) propose une explication du même phénomène fondée sur une idée profondément 19
QUESTIONS INOUYES
Un poisson dans un bocal se comporte de la même façon, que le bocal soit au repos ou qu'if soil entrafnl h vitesse rectiligne unifon"e, C'est le principe du « mouvement partagé" de Galilée. Comme le démontre un calcul effectué par Poincaré en 1888 - dix-sept ans avant la découverte de la relativité -, il en va de même des phénomèlll.'S optiques, tel celui de la réfraction d'Utl rayon lumineux Il 5011 entrée dorls l'eau,
différente: il affirme que l'éther est totalement entraîné par la Terre « à sa surface », et que par conséquent il est parfaitement « au repos» par rapport aux lunettes d'observation utilisées sur Terre! Laquelle de ces théories rivales est « la bonne »? Celle de Stokes est invraisemblable u. L'explication de Fresnel, moins simple, débouche néanmoins sur une formule qui « explique tout ». C'est donc elle qu'il faut retenir ... au moins jusqu'à trouver mieux.
Un quart de siècle après la mort prématurée de Fresnel à Villed'Avray en 1827, Armand Hippolyte Fizeau (1819-1896) réalise une expérience dans laquelle il utilise deux rayons lumineux provenant
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L'ABERRATION
d'une même source. TI leur fait traverser deux tubes parallèles remplis d'eau, d'une longueur d'environ 1,5 mètre. A leur sortie, ces rayons donnent des franges d'interférences qui sont observées avec un oculaire muni d'un micromètre. Quand il fait se mouvoir l'eau des tubes en sens opposé, Fizeau constate un déplacement des franges. Le déplacement a lieu tantôt à droite, tantôt à gauche, suivant le sens du mouvement de l'eau. Le calcul effectué dans J'hypothèse où la vitesse d'entrainement est celle donnée par la formule de Fresnel « conduit à une valeur du déplacement [des franges] très voisine de celle trouvée expérimentalement 14 ». Ces résultats sont bientôt confirmés en Angleterre: à Greenwich, l'astronome britannique sir George Biddell Airy (1801-1892) observe une étoile, puis remplit d'eau sa lunette et répète l'observation. TI s'attend à une forte différence ". Eh bien non! L'aberration est la même, que le télescope soit ou non rempli d'eau. TI essaie la formule de Fresnel: elle donne un coefficient d'entrainement partiel de 44% environ pour l'eau. Cet entrainement partiel compense exactement l'effet attendu 16 ! Venant après les résultats négatifs obtenus par Arago et Fizeau, ce résultat - négatif lui aussi - conforte la théorie de Fresnel: quelque chose dans la nature semble« compenser» (de façon exacte!) les effets attendus, causés par la réfraction de la lumière dans le phénomène de l'aberration. Et s'il faut en croire la formule de Fresnel- pour l'instant, c'est la seule dont les physiciens disposent -, ce quelque chose est 1'« entraÛlement partiel» de l'éther par le milieu réfringent que la lumière traverse. Se sentant désormais obligés de travailler dans le cadre de cette explication, les physiciens vont perdre quelque peu de vue le fait que toute hypothèse formulée dans le but explicite de sauver les apparences du phénomène qu'elles cherchent à représenter est nécessairement suspecte et pour le moins sujette à révision ... à la moindre provocation. 21
QUESTIONS INOUYES
Notes 1. Galilei G., Lettre à Francesco Rinuccini, 23 mars 1641, Biblioteca nazionaIe centrale, Florence. 2. Bradley J., An Accoun t of a New Discavered Motion of the Fix'd Stars, Philosopllical Transactions, vol. XXXV, 1727-1728, p. 637-661. 3. Eu1er L, Explicatio pltnenomenorum quae Q motu lucis successive oriuntur, 1739, Opera Omnia, vol. ru, 5, p. 4f>.80. 4. La tangente de cet angle est égale au rapport de v à c (vic). 5. La transfonnation considérée par Euler est une « expérience de pensée »; il peut donc choisir la façon dont il faut qu'elle fonctionne : l'objectif est de trouver celle qui donne le résultat désiré. 6. Lagrange J. L. de, Mécanique analytique, 1788. Dans la préface de ce traité, Lagrange explique: « On ne trouvera point de figures dans cet Ouvrage. Les méthodes que j'y expose ne demandent ni constructions, ni raisonnements géométriques ou mécaniques, mais seulement des opérations algébriques, assujetties à une démarche régulière et unifonne. »C'est le commencement de la physique mathématique moderne. 7. Le son, par exemple, a une vitesse dans l'air, une vitesse dans l'eau, etc. 8. Dans la notation technique utilisée par les mathématiciens, l'équation d'onde s'écrit "zV 2• =a2a/iJI2 ou, mieux encore, [V2 - (1/"z)a2/iJI2]a =O. L'emploi de ces symboles, comme celui de tous les autres, n'a d'autre but que de simplifier l'écriture des équations. 9. Fresnel A., Œuvres complètes, Imprimerie impériale, Paris, t. II, 1868, p. 628. 10. Fresnel A., « Lettre à Arago », septembre 1818, Œuvres complètes, op. cil., t. II, p.627-636. 11. Si c est la vitesse de la lumière dans le vide et si c'est sa vitesse dans le verre, l'indice de réfraction au passage de l'air dans le verre est donné par n = clc'. Par convention, n = 1 pour l'air (n = 1,5 environ pour le verre ordinaire). 12. Arago F. D., cité dans Maurice Daumas, Arago, Paris, Gallimard, 1943, réimpression Belin, coU. « Un savant, une époque », 1987, p. 104. 13. Si on admet que l'éther est « incompressible )), alors un entraînement total de l'éther ne peut se produire qu'avec un très fort ( glissement)) à la surface de la Terre, ce qui contredit l'hypothèse fondamentale de Stokes. 14. Fizeau H., Comptes rendus de l'Acodémie des sciences, vol. 33, 1851, p. 349. L'explication de l'expérience de Fizeau rapportée dans notre texte s'appuie sur celle donnée par Poincaré dans ses Théories mathématiques de la lumière, Georges Carré 00., Paris 1889, éditions Jacques Gabay, 1995, p. 385. 15. Comme la lumière va nettement moins vite dans l'eau que dans l'air, elle passe plus de temps dans la lunette remplie d'eau que dans celle remplie d'air; l'aberration aurait donc dû s'en trouver aggravée. 16. Selon la fonnule de Fresnel, si le télescope rempli d'eau se déplace à la vitesse v, l'éther qu'il entraîne se déplace à la vitesse O,44v.
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L'électrodynamique
« Expériences terribles »
Tandis que les astronomes étudient l'aberration, les pionniers de la physique observent quant à eux les phénomènes de l'électrostatique, distinguent deux sortes d'électricité, inventent les condensateurs, déterminent la loi des attractions électriques et « comprennent la nature de la foudre ». Suivons quelques étapes de ces recherches: elles nous mèneront au pas de la porte qui ouvre sur la découverte de la relativité. A Leipzig en 1743, Georges Mathias Bose (1710-1761) reprend l'idée d'une « machine électrique» développée par son collègue, le professeur de mathématiques Christian August Hausen (1693-1743). Elle consiste en un globe de verre que l'on met en mouvement à l'aide d'une roue. Bose lui ajoute un (modeste) perfectionnement: un tube de fer-blanc ouvert, servant de conducteur. il constate que la personne qui électrise la bollie en la frottant avec sa main, alors que la bollie tourne, est tout aussi électrisée qu'elle! Se tenant debout sur un baril de brai', des flammes jaillissent peu à peu de son corps, en commençant par les pieds et en remontant jusqu'à la tête, autour de laquelle se forme une sorte d'auréole - phénomène qu'il baptise du nom de « béatification ». A Leyde, deux ans plus tard, un amateur nommé Cunaeus assiste à une démonstration de Petrus Van Musschenbroek (1692-1761) : celuiei prétend que l'eau s'électrise beaucoup mieux si on la met dans une bouteille de verre. Chez lui, Cunaeus répète l'expérience, en la modifiant par inadvertance: tenant d'une main la bouteille dans laquelle plonge le fil métallique attaché au conducteur, il l'éloigne du conducteur et saisit le fil de l'autre main. n reçoit aussitôt dans les bras et la poitrine une violente secousse: l'infortuné vient de découvrir ... le cou23
QUESTIONS INOUYES
rant électrique ! Iniormé de ces« expériences terribles », l'abbé Nollet s'en fait l'écho à Paris. fi restait à étudier le phénomène de plus près pour en élucider le fonctionnement dans ses détails subtils.
Le « conflit électrique » A Côme, en 1800, Alessandro comte Volta (1745-1827) empile plusieurs disques de zinc et de cuivre séparés par des rondelles de drap qu'il imprègne d'eau. C'est la première pile électrique, appelée - et pour cause - pile voltaïque. Professeur à l'université de Copenhague, le physicien danois Hans Christian Œrsted (1777-1851) est, en 1820, un adepte de la Naturphilosophie, système interprétatif de la nature selon lequel la matière est l'apparence sous laquelle se manifestent des forces primitives, attractives et répulsives, dont le jeu engendre la diversité observée des corps pondérables. Pour rendre compte de ce jeu, il propose une nouvelle hypothèse : l'électricité et le magnétisme, mais également le calorique (fluide hypothétique dont on pensait qu'il transportait la chaleur) et la lumière, seraient les effets d'un même « conflit électrique ». fi recherche donc un phénomène où l'électricité et le magnétisme pourraient conju"" guer leurs effets et le découvre en reliant l'un à l'autre par un fil métallique les deux pôles d 'une pile voltaïque. Le contact provoque le conflit attendu dans le fil. rendu manifeste par la déviation d'une aiguille aimantée placée sous le fil. Selon les conceptions alors en vigueur, notamment en France, le fil «conjonctif » aurait dû anéantir le courant, et non pas faire pivoter l'aiguille sur elle-même. Œrsted répète l'expérience. Même résultat. fi publie aussitôt un mémoire, rédigé en latin, relatant cette observation '. Une traduction en français paraît en Suisse en août. En visite à Genève, Arago en prend connaissance et y lit avec étonnement cette phrase : « fi est assez évident par ce qui précède que le conflit électrique n'est pas enfermé dans le conducteur ou fil d'union, 24
L'ÉLECTRODYNAMIQUE
mais qu'il se répand dans l'espace environnant, et même assez loin. » n s'enthousiasme. De retour à Paris le 11 septembre (1820), il reproduit l'expérience devant les membres de l'Académie des sciences. Deux semaines plus tard, il la décrit aux membres du Bureau des longitudes. Poète, mathématicien et rêveur, André Marie Ampère (1775-1836) assiste à la séance. Fasciné par ce phénomène surprenant, il se livre, au début de l'automne et en l'espace de quelques semaines, à une fulgurante série d'expériences et de calculs ' . n généralise le « simple fait isolé du physicien danois », remplace l'aiguille aimantée par un second fil conjonctif' car il pense que le premier « agira sur le second comme sur l'aiguille aimantée ». D'un lundi à l'autre, il établit les lois qui régissent la création des champs magnétiques par les courants électriques et déterminent l'action des champs magnétiques sur les courants, réunissant ainsi l'électricité et le magnétisme en une seule science. L'ensemble de ces recherches le conduit à formuler cet énoncé, qu'il lit le 28 avril 1822 devant les membres de l'Académie des sciences 5 : « Onne peut attribuer [l'action qui émane des piles voltaïques] qu'à des fluides en mouvement dans le conducteur qu'ils parcourent en se portant rapidement d'une des extrémités de la pile à l'autre extrémité. » n introduit un terme nouveau: « Parce que les phénomènes dont il est ici question ne peuvent être produits que par l'électricité en mouvement, j'ai cru devoir les désigner sous la désignation de phénomènes électro-dynamiques '; celle de phénomènes électromagnétiques, qu'on leur avait donnée jusqu'alors [ ... ] ne pouvait plus présenter qu'une idée fausse depuis que j'avais trouvé qu'on produisait des phénomènes du même genre sans aimant. » Quelques phrases plus loin, il parle ouvertement de « molécules électriques ' » et se déclare « bien convaincu que toute recherche de ce genre doit être précédée de la connaissance purement expérimentale des lois, et de la détermination, uniquement déduite de ces lois, de la valeur des forces élémentaires dont la direction est nécessairement celle de
la droite menée par les points matériels entre lesquels elles s'exercent 8 ». 25
QUESTIONS INOUYES
La loi qu'il a découverte intervient donc entre des
«
points » et
s'exerce « nécessairement» le long de la droite menée entre ces points:
en un mot, Ampère nous propose une « loi de point ». li parlera désormais de 1'« action mutuelle» d'éléments de courant !J, qui s'exerce toujours exclusivement le long de la droite menée d'un élément à l'autre, permettant ainsi à l'action exercée par un élément d'être égale et de sens opposé à celle exercée par l'autre JO. li manquait à cette façon de voir un élément fondamental que les mathématiciens de l'école allemande de Gôttingen vont s'appliquer à découvrir, propulsant par là l'électrodynamique au premier rang des disciplines de la physique.
Les lois de point En 1833, Wilhelm Weber (1804-1891) est à Gôttingen le collaborateur du grand Gauss, le P,ince des mathématidens ", avec lequel il invente et construit le premier télégraphe électrique ! En 1850, il fonde l'Institut de « physique mathématique » de Gôttingen, le premier du genre, où il accueille, parmi ses étudiants, un jeune homme modeste et talentueux, Bernhard Riemann (1826-1866). En l'espace de quelques années, Weber, Riemann et Gauss - chacun à sa manière - ont cherché à résoudre le problème fondamental de la physique mathématique à cette époque : exprimer la loi de point - qu'ils appellent « loi fondamentale » - de la transmission de la force électrique entre corps en mouvement.
Ent,e corps en mouvemelll : c'est la nouveauté. Car tout porte à croire que l'action mutuelle entre éléments de courant chère à Ampère n'est pas la même lorsque les charges qui circulent dans ces éléments sont en mouvement relatill'une par rapport à l'autre - considération qu'Ampère n'avait pas prise en compte. Selon la loi dite de Coulomb ", deux charges électriques e et e' placées à la distance, l'une de l'autre exercent l'une sur l'autre une force F supposée agir instantanément « à distance », proportionnelle à et' /,2. 26
L'ÉLECTRODYNAMIQUE
Weber s'interroge: que se passe-t-i1 si les deux charges sont en mouvement l'une par rapport à l'autre? Pour répondre à cette question, il s'appuie sur trois observations: 1. Deux éléments de courant placés dans le prolongement l'un de l'autre se repoussent ou s'attirent selon qu'ils sont parcourus par le courant dans le même sens ou en sens opposé.
2. Deux éléments de courant placés parallèlement l'un à l'autre - et perpendiculairement à leur ligne de jonction - s'attirent ou se repoussent selon qu'ils sont parcourus par le courant dans le même sens ou en sens opposé. 3. Un élément de courant placé dans le prolongement d'un élément de conducteur induit dans ce dernier un courant dirigé dans son propre sens ou en sens inverse suivant que sa propre intensité diminue ou augmente. Weber déduit de ces trois observations que la formule qu'il recherche doit faire intervenir, d'une part, la vitesse v avec laquelle les charges électriques s'éloignent ou se rapprochent l'une de l'autre, d'autre part l'accélération a du mouvement relatif de ces charges entre elles. Comment exprimer par une formule, le plus simplement possible, l'idée que la force n'est pas simplement F = ee' / r2 (comme le veut la loi de Coulomb), mais qu'elle dépend aussi de la vitesse relative des éléments de courant?
Weber pose Fv = F(1 - kv) et réalise aussitôt que le produit kv qui entre dans cette équation doit correspondre à un « nombre » (pour que l'on puisse le retrancher de 1). Le facteur k représente par conséquent l'inverse d'une vitesse V.
TI pose donc k = 1/Y, V représentant une vitesse dont la valeur reste à déterminer. Son équation devient Fv = F(1- v/V). TI lui faut maintenant introduire un second terme dans sa formule, terme qui dépendra de l'accélération a du mouvement relatif. TI pose donc: Fv = F(1 - v/V + bal. Sa formule contient désormais deux para27
QUESTIONS INOUYES
mètres -la vitesse V et la constante b - dont les valeurs restent à déterminer. Mais, la formule étant simple, Weber espère bien pouvoir l'ajuster de façon à obtenir les résultats désirés. TI fait alors une découverte qui se révélera l'une des plus fécondes de l'histoire de la physique. TI s'aperçoit que, pour que sa formule fonctioIUle correctement, il faut que b = 2r1V2. La loi fondamentale devient Fv = F(I- v IV + 2ar IV2) et ne dépend plus désormais que d'un seul paramètre, la vitesse V - un résultat des plus encourageants. Puis il note que, lorsque l'accélération est nulle, la formule se réduit à Fv =F(1 - v IV). Qui plus est, si v = V, alors Fv =a! La vitesse V est donc celle pour laquelle la force entre les charges s'annule, bref, celle pour laquelle l'action électrodynamique contrebalance exactement l'action électrostatique! Le paramètre V est donc intimement lié au rapport de l'unité électrostatique à l'unité électrodynamique ., - un résultat qui enthousiasme Weber. Avec l'aide du physicien expérimentaliste Rudolf Kohlrausch, il mesure V et obtient V = 311 000 km.s -1 . Surprise! C'est, à peu de chose près ... la vitesse de la lumière dans le vide! Weber communique ce résultat remarquable à Gauss. Le prince des mathématiciens ne se montre pas entièrement satisfait. Selon lui, il faudrait pouvoir déduire les forces qui se produisent entre les charges, non d'une action instantanée s'exerçant à distance, mais d'une action se propageant de proche en proche, à la manière d'une onde. TI explique qu'il avait, en 1839, tenté de formuler une loi fondamentale fondée sur cette idée, mais que, la formule obtenue par lui ne représentant pas de façon correcte le phénomène de l'induction, il avait abandoIUlé son projet. En 1850, Bernhard RiemaIUl arrive à G6ttingen et se passioIUle à son tour pour le problème. Pour le résoudre, il formule une théorie révolutioIUlaire selon laquelle toute particule électrisée produit un potentiel" qui se propage dans l'espace à la vitesse de la lumière, pour atteindre en un temps rie les points situés à la distance r. TI en déduit lui aussi une loi fondamentale ...
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L'ÉLECTRODYNAMIQUE
L'électromagnétisme En 1873, le physicien écossais James Clerk Maxwell (1831-1879), qui vient de créer le célèbre Cavendish Laboratory à l'université de Cambridge", publie son grand traité en deux volumes On Electricity and Magnetism". Dans la préface à la première édition du traité (datée du 1er février 1873), il explique ce qu'il faut entendre, selon lui, par l'expression « électromagnétisme» :
«Certains corps, quand on les frotte, semblent attirer d'autres corps. Ces phénomènes ont été classés sous le nom de phénomènes électriques, le mot grec TJ"-"lld ordre (proportionnels à Vl/c.J.) devront être pris en compte - même si, de toute évidence, ils sont très petits. 16. Ibid., § 238.
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Le mystère s'épaissit .. . Les déboires d'Albert Michelson L'un des plus acharnés à vouloir mettre en évidence, par des moyens optiques, le mouvement de la Terre à travers l'éther s'appelle Albert Michelson. Né en Prusse polonaise en 1852, ayant émigré très jeune aux États-Unis où il est devenu « le » spécialiste de l'optique, il est de deux ans l'aîné de Poincaré. En 1885, à trente-trois ans, il fait une dépression nerveuse; l'année suivante, un incendie ravage son laboratoire à la Case School of Applied Science de Cleveland, où il enseigne l'optique. Il trouve refuge auprès de son ami Edward Morley, professeur de chimie à l'université Western Reserve'. En avril 1887, celui-ci écrit à son père: « Michelson et moi avons entrepris une nouvelle expérience : nous voulons voir si la lumière se déplace à la même vitesse dans toutes les directions. 2 » Trois mois plus tard, Michelson envoie un message découragé à Lord Rayleigh, son mentor en Angleterre: « Avons complété notre expérience. Résultat d écidément négatif '. » Les deux amis annoncent le résultat de leur expérience dans l'Ameriean Journal of Science en décembre 1887, puis, pour être sûrs d'être lus également en Europe, dans le Philosophieal Magazine de Londres, quinze jours plus tard '. Le principe de l'expérience de Michelson et Morley est tout simple : il cOI)siste à mesurer avec précision le temps mis par un rayon lumineux pour faire un trajet aller-retour entre une source lumineuse et un miroir réfléchissant placé à la clistance L de la source. A la veille de la grande expérience, Michelson et Morley, comme d'ailleurs tous les physiciens, pensaient que la durée du trajet ne serait pas la même si ce trajet avait lieu dans le sens du mouvement de la 55
DES IDÉES ET DES HOMMES
Terre ou, au contraire, verticalement par rapport à ce mouvement. nest facile de comprendre pourquoi. Imaginons que le rayon lumineux en question soit un petit projectile se déplaçant à la vitesse e. Première opération : l'interféromètre est placé parallèlement au mouvement de la Terre, supposée se déplacer ~ans l'espace à la vitesse v. Pendant que le projectile avance vers le miroir à la vitesse e, celui-ci, entraîné par le mouvement supposé de la Terre, s'éloigne de lui à la vitesse v. C'est l'histoire d'Achille poursuivant la tortue! C'est donc la distance L + vt - et non simplement la distance L - que notre projectile doit franchir pour atteindre le miroir. Au retour, effet contraire : la source se rapproche progressivement du projectile au fur et à mesure que celui-ci avance vers elle; la distance à parcourir n'est plus L mais L - vt. Si on calcule le temps mis par le projectile pour effectuer chacun de ces deux trajets à la vitesse e, on trouve L/(e - v) pour l'aller et L/(e+ v) pour le retour, pour un temps total de L/(e - v) + L/(e + v) pour l'aller-retour, c'est-à-dire égal à (2L/c)/(1- v2le2) . Seconde opération: l'interféromètre est placé perpendiculairement au mouvement supposé de la Terre. Le trajet aller et le trajet retour, dans ce cas, sont tous les deux allongés d'une même distance qui se calcule facilement grâce au théorème de Pythagore; ce qui donne pour l'allerretour 2L!v'(1 - v2lc2 ) : la longueur du trajet aller-retour n'est plus, comme précédemment, égale à (2L/c)/(1- v2le2), mais à cette distance multipliée par le facteur v(l- v21 c2). (Ce facteur fait intervenir un terme qui dépend du carré de l'aberration. Nous l'avons mis en évidence car il va jouer un rôle fondamental dans la suite de notre histoire.) L'interféromètre de Michelson était suffisamment sensible pour détecter la différence effective de la longueur des deux trajets calculée ci-dessus, aussi petite cette différence puisse-t-elle paraître. Jugez donc de la stupeur - et de la déception - des deux savants découvrant que leur appareil, pourtant si bien construit, si méticuleusement mis au point, refusait de mettre en évidence la moindre différence!
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LE MYSTÈRE S'ÉPAISSIT
Coïncidences Interprétant quelques mois plus tard l'expérience de Michelson et Morley, le physicien irlandais George Francis Fitzgerald (1851-1901) constate qu'il est possible de rendre compte de son résultat négatif, en supposant que tout corps en mouvement à la vitesse v subit un raccourcissement dans le sens de son déplacement proportionnel au facteur V(1- v2 /c2 ). Fitzgerald explicite cette hypothèse simple, mais hardie, dans une lettre qu'il adresse en 1889 à la revue américaine Science, laquelle la publie aussitôt '. Science ayant, suite à des difficultés financières, provisoirement interrompu ses publications peu de temps après, Fitzgerald croit que sa lettre n'a pu être publiée à temps et l'oublie. Trois ans plus tard, le physicien hollandais Hendrik Antoon Lorentz (18531928) - qui ignore tout de la suggestion de Fitzgerald - formule la même explication. Apprenant deux ans plus tard que Fitzgerald a fait la découverte avant lui, il déclare aussitôt publiquement que la priorité en revient à Fitzgerald, auquel il rend hommage. Mais les choses se compliquent quand Fitzgerald, qui continue de croire à la faillite de Science, insiste pour céder la priorité à Lorentz ... qui la refuse. Tous ces problèmes de préséance importent peu au vu de ce qui se passe, presque au même moment, à l'université de Giittingen. Le physicien Woldemar Voigt (1850-1919), contemporain de Poincaré (et par conséquent de Michelson), s'intéresse à un autre problème concernant la lumière: celui de l'effet découvert par Fizeau et rendu célèbre par Doppler, selon lequel la fréquence d'une onde augmente (ou diminue) lorsque la source dont elle émane est en mouvement par rapport à l'observateur. li se propose de donner de ce phénomène une théorie plus précise que celle existante, et, pour mettre en œuvre ce programme, écrit l'équation d'onde' pour une source et un observateur immobiles l'un par rapport à l'autre, puis la réécrit pour un observateur immobile et une source en mouvement par rapport à lui à la vitesse v. 57
DES IDÉES ET DES HOMMES
Une surprise (désagréable) l'attend: l'équation n'est pas la même dans les deux cas. " Une équation est une équation », se dit Voigt. Si elle doit changer de forme chaque fois que l'on passe d'un système de référence à un autre, alors ce qu'elle décrit ne saurait correspondre à aucune réalité physique et ne serait que pure fiction - une illusion dépendant du point de vue duquel on se place pour observer la nature - en un mot, un mirage. Avec une facilité déconcertante, Voigt découvre que l'équation d'onde conserve la même form e si on y remplace les variables x et t, qui spécifient l'espace et le temps, par les variables x' =k(x - vI) et l' =k(t - vx/V2) respectivement, nouvelles variables dans lesquelles v désigne la vitesse de déplacement de la source, V la vitesse de propagation de l'onde, et où le facteur k est égal à lN(l - v2/V2). Lorsque le phénomène étudié est celui de la lumière (plutôt que celui du son, par exemple), c'est-à-dire lorsque V = c, le facteur k devient celui de la " contraction » de Fitzgerald - dont, bien entendu, Voigt ignore tout! Fort bien, mais le changement de variables qu'il vient d'inventer paraît à Voigt ne constituer qu'un artifice de calctù dont le seul mérite est de préserver l'intégrité de l'équation d'onde et d'éviter ainsi qu'elle ne décrive que des mirages. TI ne voit vraiment pas comment pareille procédure, à caractère purement mathématique, pourrait présenter un intérêt quelconque du point de vue de la physique. Ses interrogations ne l'empéchent cependant pas d'utiliser sa petite invention pour établir une nouvelle théorie de l'effet Doppler ... qui fonctionne à merveille. TI décrit le changement de variables et son application à l'effet Doppler dans" aber das Doppler'sehe Princip », article qui paraît en 1887 dans le journal de l'université de Gôttingen, le Gottinguer Nachrichten '. Le texte passe totalement inaperçu ... Et pourtant, la découverte de Voigt constitue ce qu'on appellera quelques années plus tard la clé de voûte de la relativité, la transformation ... de Lorentz 8.
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LE MYST~RE S'ÉPAISSIT
L'électron entre en jeu Quatre ans plus tard, en 1892, Lorentz, que nous avons fugacement rencontré, introduit sa théorie des électrons. Né à Arnhem, petite ville de la Gueldre sur le Rhin, Lorentz avait hérité de son père une étonnante faculté de mémoire, caractéristique qu'il partageait avec Henri Poincaré, son contemporain. Doué d'un regard vif et pénétrant, toujours souriant, il parle couramment plusieurs langues: le néerlandais, bien sûr, mais aussi le français, l'anglais et l'allemand. Dans son premier grand mémoire, publié en français en 1892, La Théorie électromagnétique de Maxwell et son application aux corps mouvants " il présente la première ébauche de ce qui deviendra, au fil des ans, la théorie des électrons. Dans la préface de son traité, nous l'avons vu, Maxwell avait constaté l'impérieuse nécessité de lier les fertiles découvertes des mathématiciens aux idées d'origine expérimentale exprimées par Faraday ~. Il avait cité explicitement les travaux de Laplace, Poisson, Gauss, Weber et Riemann, travaux fondés sur la théorie de l'action à distance dépendant soit du mouvement relatif de corpuscules, soit de la propagation d'un potentiel ou d'une force d'un corpuscule à l'autre, et s'était insurgé contre cette façon de voir, lui préférant les conceptions de Faraday fondées sur l'idée de champs de force. n reconnaissait cependant que l'idée de corpuscules électrisés avait, elle aussi, ses mérites. C'est aussi l'opinion de Lorentz. Fervent admirateur de Maxwell, il se donne pour mission principale de réconcilier son point de vue avec celui de Gauss, Weber et Riemann. Prenant résolument la théorie de Maxwell pour point de départ, il y introduit une nouveauté: il affirme que le champ électromagnétique décrit par les équations de Maxwell est engendré dans l'espace par des corpuscules électriquement chargés, se ralliant de cette façon à Gauss, Riemann et Weber. n baptise ces corpuscules les « électrons ». Le nom leur est resté, mais soyons clair à cet égard: l'idée de l'existence de corpuscules électrisés 59
DES IDÉES ET DES HOMMES
dans la nature n'est pas nouvelle et la d émarche de Lorentz s'inscrit même parfaitement dans le cadre proposé par Maxwell en ces termes : « D'un point d e vue philosophique, il est d e première importance que
les d eux méthodes soient comparées l'une à l'autre étant donné qu'elles ont, l'une comme l'autre, réussi à expliquer les principaux phénomènes électromagnétiques, en particulier celui d e la propagation de la lumière et le calcul de sa vitesse, alors même que les conceptions de ce qui se passe réellement s'opposent l'une à l'autre si radicale-
ment. » Si la d émarche de Lorentz n'est ni nouvelle, ni incompatible avec le point d e vue d e Maxwell, ce qui est nouveau, c'est sa façon particulière de tenter la fusion théorique de deux points de vue si radicalement opposés en apparence. Nous apprendrons à mieux connaître la théorie d es électrons. Observons pour l'instant le premier usage que Lorentz a tenté d'en tirer : expliquer le succès d e la formule de Fresnel. Cette première tentative l'amène au bord de la crise de nerfs. Le 18 août 1892, il écrit à Lord Rayleigh : « L'hypothèse de Fresnel [d'un éther immobile] prise conjointement avec sa formule 1 _1/,,2 pour le coefficient d 'entraînement partiel de l'éther rend compte admirablement bien d e tous les phénomènes optiques observés - si ce n 'était pour le résultat d e l'expérience de Michelson [... ] qui semble contredire les vues de Fresnel. Je me sens tout à fait incapable d 'expliquer cette contradiction et pourtant j'estime que si nous devions abandonner la théorie d e Fresnel nous n'aurions aucune théorie adéquate pour la remplacer, les [deux] conditions que M. Stokes s'est vu obligé d'imposer au mouvement de l'éther dans sa théorie étant incompatibles l'une avec l'autre H. " (cf p. 19) fi ajoute - et c'est là que se manifeste son esprit créatif:
«
Je n'ai
trouvé qu'une seule façon d e réconcilier ces résultats négatifs avec la théorie d e Fresnel. Elle consiste à supposer que la droite qui joint deux points d 'un corps solide, lorsqu'elle est parallèle à la direction du mou-
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LE MYSTÈRE S' ÉPAISSIT
vement de la Terre, ne conserve pas la même longueur si on la fait pivoter de 90°. » Nous le voyons, Lorentz marche, sans le savoir, sur les pas de Fitzgerald et de Voigt ... D'autant plus que, pour réaliser son idée, il invente une technique qui rappelle étrangement celle utilisée par Voigt quatre ans plus tôt et que celui-ci avait rangée dans un tiroir, la jugeant trop ... mathématique. Cette technique, qui constitue l'ossature de toutes les tentatives pour expliquer l'électron, l'espace et le temps pendant cette période de l'histoire de la physique, sera, notamment, le point de départ des travaux de Poincaré et d'Einstein sur la relativité. fi importe donc de l'étudier en détail.
Lorentz met au point une méthode étrange pour décrire l'électron Nous avons vu comment Voigt avait découvert le changement de variables sous lequel l'équation d'onde conserve la même forme. Lorentz s'attaque au même problème. A cette époque, chacun avait ses petites préférences concernant le choix des symboles représentant les choses. Nous adopterons ici une notation unique pour rapporter tous les travaux portant sur la relativité dont nous aurons à prendre connaissance. Pour conunencer, introduisons deux coordonnées, l'une pour représenter l'espace - nous l'appellerons x -l'autre pour représenter le temps - nous l'appellerons t. Pourquoi donc ulle seule coordonnée d 'espace, alors que l'espace possède trois dimensions? Tout simplement parce que seule nous intéressera désormais la directioll du mouvement supposé de la Terre à travers l'éther. C'est dans cette seule direction que les choses qui nous occupent vont se passer. Elle sera pour nous l'axe des x. Nous laisserons donc de côté dans nos équations les deux autres dimensions de l'espace - que les mathématiciens appellent généralement y et z. 61
DES IDÉES ET DES HOMMES
Lorentz considère un électron isolé quelque part dans l'éther. Pour décrire son mouvement, il introduit, de facto, trois systèmes de coordonnées. Il imagine un premier système, que j'appellerai système de coordonnées absolues x, t, supposé être fixe dans l'éther (lui-même supposé être« immobile" dans l'espace). Puis un deuxième système, que j'appellerai système de coordonnées relatives x r' tf' supposé être entraîné par la Terre dans son mouvement à travers l'éther. Un troisième système enfin, que j'appellerai système de coordonnées fictives x', t', supposé être attaché à l'électron, que celui·d soit immobile dans l'éther ou en mouvement à travers lui. En un mot, l'électron traîne partout avec lui les coordonnées fictives, comme un escargot traîne sa coquille. Lorentz se propose d'utiliser ses coordonnées fictives pour faire des calculs - dans un système où l'électron est donc parfaitement immobile - puis de retourner aux coordonnées absolues pour obtenir le résultat physique final désiré. Tout le problème consiste à découvrir comment passer d 'un système à l'autre de façon à toujours s'y retrouver. Pour tout compliquer, Lorentz accomplit ce trajet à l'envers : 1. Il définit d'abord comment passer des coordonnées absolues aux coordonnées relatives en posant x r = x-vt, tr = t (exprimant la relativité du m ouvement selon Galilée
1);
2. Il passe ensuite des coordonnées relatives aux coordonnées fictives en posant x' =kx r, t' = t - k2vxr/c2 avec k =1!v'(1- v2/c2). Les deux premières équations nous disent que lors du passage des coordonnées absolues aux coordonnées relatives ... rien d 'extraordinaire ne se produit (raison pour laquelle on se demande pourquoi Lorentz a tenu à conserver cette étape dans son raisonnement). Les deux équations suivantes - celles qui permettent de passer des coordonnées relatives aux coordonnées fictives - sont en revanche extraordinairement intéressantes. Elles nous apprennent qu'à ce passage la coordonnée d'espace subit une dilatation dans la direction du 62
LE MYSTÈRE S' ÉPAISSIT
x Pour décrire l'électron en mouvement, Lorentz utilise lrois systèmes de coordonnées absolu lx, II, relatif Ix" trI et fictif lx', t'J. Les« cI/allgements de variables» qui permettent de passer d'wl système à l'autre cOnstitllent la contribution lûstorique de Lorentz à la théorie de la relativité.
mouvement de translation et que la coordonnée de temps subit, elle aussi, un changement. Lorentz appellera bientôt le temps mesuré dans le système fictif le « temps local » . Encore bien imparfaites, ces équations n'en marquent pas moins le point de départ de ce qui va devenir la théorie de la relativité. Nous n'irons, pour l'instant, pas plus loin dans notre analyse de ce qu'elles impliquent. Intéressons-nous plutôt aux deux conséquences, pour le moins inattendues, qu'elles entraînent. La première est agréable : l'hypothèse de la dilatation des longueurs exprimée par l'équation x' ~ kx donne un résultat satisfaisant quand on l'applique au problème de l'aberration. Pour vic très petit, les équations permettent de retrouver la formule de Fresnel de l'entraînement partiel! La seconde l'est beaucoup moins: imaginons un rayon lumineux se propageant à la vitesse c dans la direction x. Quelle est sa vitesse dans le système fictif? Passant des coordonnées absolues aux coordonnées fictives - de x et t à x' et t' - Lorentz obtient" x' ~ ct' Ik : la vitesse de la lumière n'est égale à c dans le système fictif que si on prend k ~ 1, c'est-à-dire si on néglige les termes de l'ordre du carré de l'aberration, v2/c2. Ce résultat pose problème.
63
DES ID~ES ET DES HOMMES
Dans un article qu'il publie peu après ", Lorentz, cherchant néanmoins à justilier cette méthode de calcul, se lance dans l'explication suivante: « Qu'est-ce qui détermine la taille et la forme d'un corps solide? Évidemment, les forces intermoléculaires. Toute cause qui modifierait ces forces influencerait donc également la taille, la forme et la dimension [des corps solides]. » TI formule alors son « hypothèse des forces moléculaires ». Elle revient à supposer que les forces qui déterminent la forme des corps solides agissent, elles aussi, par l'intermédiaire de l'éther et sont, par conséquent, affectées par le mouvement à travers l'éther - de la façon décrite par l'hypothèse de la « contraction » des longueurs.
Lorentz invente]'electrische Kraft Peu satisfait des résultats obtenus, Lorentz publie l'année suivante une version améliorée de sa théorie. Le mémoire dans lequel il l'expose, généralement connu sous le premier mot de son titre, le Versuch 15, comporte deux contributions historiques. Imaginons que l'Univers contienne un unique électron plongé dans le champ électromagnétique régi par les équations de Maxwell. En raison de sa charge, l'électron subit l'action du champ, laquelle se manifeste sous la forme d'une force que Lorentz baptise electrische Kraft. Elle est connue aujourd'hui sous le nom de « force de Lorentz ». Le Hollandais ne se contente pas de donner un nom à sa force, il lui consacre une formule. Pour apprécier le rôle qu'elle va désormais jouer dans la physique, familiarisons-nous avec quelques termes fondamentaux de la théorie des électrons. Pour Lorentz comme pour Maxwell, le champ électromagnétique est défini à chaque point de l'espace si l'on se donne à ce point l'intensité et la direction de la force électrique, E, et du champ magnétique, B. L'electrische Kraft de Lorentz comporte deux composantes. La première est E; la seconde, plus subtile, ne se manifeste que lorsque l'électron 64
LE MYSTÈRE S'ÉPAISSIT
est en mouvement Soit v sa vitesse. Si v est perpendiculaire à B, cette seconde composante est nulle; si v est parallèle à B, elle possède sa valeur maximale, égale à v B. Si v et B font entre eux l'angle ' = q>/k. 94
KAUFMANN ET ABRAHAM BALISENT LA PISTE
• il
B
Un électron au repos engendre un potentiel sphérique; en mouvement, il constitue un courant électrique tout en engendrant un potentiel vecteur. Selon le mouvement de l'électron le potentiel vecteur prendra diverses formes .par exemple, si l'électron tourne le long du fil d'un solénoide, le potentiel vecteur s'enroule, lui aussi, autour du solénoide. Ensemble, le potentiel sphérique et le potentiel vecteur constituent une entité physique quadridimensionnelle. C'est en remnrquant ce fait, et pour en rendre compte utilement du point de vue mathématique, 'que Poincaré a inventé l'espace-temps. NB: les flèches sur ce diagramme représentent le mouvement d'une charge positive et non celui d'un électron.
Cela établi, Abraham résout tranquillement son équation de Poisson pour le système dans lequel l'électron est immobile, ce qui lui donne '1>' ; puis il convertit le résultat obtenu pour cp' en résultat pour cp au moyen de la transformation cp = kcp', et trouve cp proportionnel au logarithme de (1 + v)/(l - v). Il utilise ce résultat pour 95
RELATlVlTt LA GRANDE AVENTURE COMMENCE
obtenir Ax à partir de Ax = vcp, passe ensuite du système cp, A au système E, B et obtient ainsi les composantes E et B du champ électromagnétique, ce qui lui donne le Lagrangien L = E2 - B2 tant désiré! TI utilise ce dernier par le biais de p = aL/ av pour obtenir la quantité de mouvement contenue dans le champ. Ce calcul fait apparaître une dépendance de la quantité de mouvement à la vitesse de l'électron. C'est le résultat escompté - même s'il semble quelque peu compliqué U - , celui qui justifie tout le calcul, Kaufmann ayant montré, nous l'avons vu, que la masse de l'électron - donc la quantité de mouvement transportée - augmente avec la vitesse. TI nous reste deux petites étapes à franchir. Abraham introduit une nouvelle approximation, « pièce maîtresse» que nous retrouverons dans les calculs de tous ses successeurs et dont Poincaré donnera, deux ans plus tard, une définition rigoureuse. Contentons-nous pour l'instant de la version simplifiée 12. Appelée « approximation du mouvement quasi stationnaire », elle envisage un électron en mouvement, mais insuffisamment sollicité par ce mouvement pour émettre de l'énergie, en un mot, un électron faiblement accéléré. Abraham obtient deux résultats différents selon qu'il fait le calcul dans la direction du mouvement ou dans la direction perpendiculaire au mouvement. L'électron posséderait-il deux masses d'origine électrodynamique? Abraham appelle l'une la masse longitudinale (notons-la m=), l'autre la masse transversale (m.Ll. TI trouve qu'aux très faibles vitesses les deux masses sont égales, mais qu'aux plus grandes vitesses, m= varie en fonction de v comme 1 + 6v 2 /5 +... et m.L comme 1 + 2v2 /5 + ... Le résultat de tout cela est double: non seulement Abraham a réussi à définir une masse d'origine électromagnétique pour l'électron - même si le résultat final de son calcul laisse à désirer, comme nous le verrons plus en détail-, mais surtout il a introduit plusieurs
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KAUFMANN ET ABRAHAM BALISENT LA PISTE
notions qui vont devenir l'ossature de tous les calculs portant sur l'électrodynamique ... jusqu'à l'intervention décisive d'Henri Poincaré en 1904.
Notes 1. Poincaré H., LA Science et l'Hypothèse, op. cit., p. 246. 2. La masse observée - celle que Kaufmann mesure dans ses expériences. 3. Kauhnann W., Physikalische Zeitschrift, vol. Iv; 1902, p. 54.
4. En 1902, à respectivement trente et un et vingt-sept ans, Walter Kaufmann et Max Abraham sont à Gëttingen deux des plus brillants, des plus talentueux jeunes savants travaillant à l'Institut de physique -l'Institut de Gauss, Weber et Riemarm! 5. Abraham M., Physikalisclze Zeilscllrift, vol. IV, 1902, p. 57, e t Annalen der Physik, vol. X, 1903, p . lOS. 6. Du nom du mathématicien irlandais, sir William Rowan Hamilton (1805-1865), qui en a fait grand usage dans ses calculs. 7. L'utilisation du Lagrangien dans les calculs constitue l'une des fa çons modernes de faire de la physique. Elle permet en particulier de calculer la quantité de mouvement p transportée par Je système considéré à partir de l'équation p = iJL/ ÙV, Voir par exemple Poincaré H., « De l'explication mécanique des phénomènes physiques », LA Science et l'Hypothèse, op. cit., chap. xii, p. 219-224. 8. La mécanique quantique a ajouté un terme, d 'origine purement « quantique », à la formule d 'Abraham, mais à l'époque personne ne pouvait en soupçonner la nécessité, 9. Sans difficultés autres que d 'ordre mathématique, on peut toujours p asser du système E, 8 au système