Cause Freudienne de Psychanalyse49 [PDF]

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Zitiervorschau

Accueil Cliquer L'obscur de la jouissance ÉDITORIAL........................................................................................................................................................... 3 L’obscur de la jouissance Marie-Hélène Briole ............................................................................................... 3 L’ORIENTATION LACANIENNE ...................................................................................................................... 5 J. LACAN, «NOTE ITALIENNE», Autres écrits, PARIS, SEUIL, 2001, P. 310................................................. 5 Le réel est sans loi Jacques-Alain Miller ......................................................................................................... 5 ENSEIGNEMENT ............................................................................................................................................... 13 Le «nom de jouissance» et la répétition Éric Laurent.................................................................................... 13 L’EXPÉRIENCE DE LA PASSE ........................................................................................................................ 20 Vouloir ce qu’on désire Esthéla Solano-Suarez............................................................................................. 20 La racine de la position de l’analyste Hilario Cid Vivas ................................................................................ 26 Accommoder sur le sinthome Alain Merlet .................................................................................................... 28 La passe et le lien Marie-Hélène Roch ........................................................................................................... 30 L’ÉCOLE ET LA FORMATION DU PSYCHANALYSTE............................................................................... 36 La formation du psychanalyste Alexandre Stevens ........................................................................................ 36 Suite Francisco-Hugo Freda .......................................................................................................................... 41 Le désir d’École Christine Le Boulengé ........................................................................................................ 45 La passe et la formation de l’analyste Elisa Alvarenga .................................................................................. 47 Le désir, le souci et l’expérience Pierre Naveau............................................................................................. 52 LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE DU SYMPTÔME......................................................................... 57 Éléments d’analyse du symptôme Pierre-Gilles Guéguen ............................................................................. 57 Le symptôme au féminin Dominique Laurent ............................................................................................... 61 Exiger le symptôme Patrick Monribot........................................................................................................... 65 Le symptôme d’Armand Nathalie Georges-Lambrichs ................................................................................ 68 Le surdoué Hélène Bonnaud........................................................................................................................... 71 Le masque de la vérité Laure Naveau............................................................................................................. 74 Symptôme et surmoi Herbert Wachsberger .................................................................................................. 78 ÉTUDE ................................................................................................................................................................. 82 L’éthique du réel du rêve Javier Aramburu................................................................................................... 82

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ÉDITORIAL L’opération propre à la psychanalyse consiste précisément à rapporter la jouissance au sens pour la résoudre, la dénouer. Au terme du procès analytique, le résultat de la traversée du sens est un évidement : du signifiant, du sens, de la joui-sens. A la place de l’Autre apparaît un trou ; c’est la place propre au réel qui, par définition, exclut le sens. Cela peut même aller jusqu’à un certain ravalement de la pensée ; la géométrie des nœuds, précisément parce qu’elle laisse une place aux embrouilles, montre bien comment le savoir-faire l’emporte sur le savoir. Lacan s’est servi du nœud pour nous donner le concept de réel, qui implique du sans-fin, du sansconclusion. Pourtant on ne peut faire autrement que d’y mettre du sens – être, c’est avoir du sens. La passe ne serait-elle pas, dans cette logique-là, la dernière histoire que l’on se raconte à propos du réel ? La passe apparaît comme la trouvaille conceptuelle majeure, la trouvaille propre à chacun à partir de son analyse, la trouvaille qui était attendue de Lacan et qui a permis que son École ait une théorie de la fin de l’analyse. La passe s’est imposée comme le point de capiton de la tâche analysante, rejoint ou non, validé ou non par une procédure. Comme l’a souligné Jacques-Alain Miller dans son Cours L’orientation lacanienne, le sujet supposé savoir est une signification imaginaire déterminée par l’articulation symbolique et, in fine – c’est ce qui permet que ça s’arrête – se constitue, se cristallise et émerge quelque chose que Lacan a appelé l’objet a, et qui serait de l’ordre du réel. La passe suppose qu’à l’effet de sens imaginaire se substitue un effet réel, et c’est ce qui fait que l’objet a apparaît à la fin de l’enseignement de Lacan comme «une métaphore du réel». Ce qui rend nécessaire le nœud borroméen, ce qui le soutient, c’est bien de mettre en question cette métaphore du réel : «Le nœud borroméen est justement là pour corriger, pour rectifier les mirages qui sont induits par l’expérience analytique ellemême, et que l’émergence comme réel de l’objet a ne corrige pas parce qu’il fait partie de cette préférence». Il ne faudrait pas, en effet, que cela engendre chez le psychanalyste une préférence donnée en tout à l’inconscient, au point de croire que tout esi interprétable. La question de la formation du psychanalyste est d’autant plus complexe qu’il ne s’agit pas d’acquisition de savoir, mais bien plutôt d’une transformation de l’être du sujet qui s’effectue dans

L’obscur de la jouissance Marie-Hélène Briole L’inconscient freudien apparaît comme une logique qui s’impose au sujet, une loi souvent féroce, voire implacable. Il s’agit d’une nécessité logiquement articulable que l’expérience analytique se propose de dégager. Mais on est encore loin de l’exigence libidinale qui sera présente dans le symptôme à la fin de l’enseignement de Lacan, lorsque le symptôme s’égale à la pulsion comme volonté de jouissance. Quelque chose, alors, semble déborder l’inconscient et la puissance de l’interprétation. Cette exigence de jouissance s’avère ininterprétable, c’est-à-dire que l’interprétation de l’analyste, quelle que soit sa pertinence, n’aura sur elle aucun impact. Car le symptôme institue en lui-même un ordre, un mode de jouir. Le point de départ de Lacan consistait à libérer le sujet de la parole. Ensuite, à partir du Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, il va s’agir de libérer le sujet de la jouissance. De la répétition signifiante, on passe à la répétition de jouissance : le ça l’emporte sur l’inconscient, et le mode de jouir domine. Le corps est saisi comme substance jouissante, mais le symbolique lui-même apparaît comme moyen de jouissance, ou expression de la jouissance – «là où ça parle, ça jouit.» Le dernier enseignement de Lacan remet en question ce qui semblait acquis. Ce moment est un dénouement. Après avoir effectué son «retour à Freud», Lacan a pensé opportun de trouver une autre manière de saisir l’inconscient, et même la psychanalyse. Lorsque est contestée la suprématie du symbolique, la logique ne suffit plus à rendre compte de ce dont il s’agit dans l’expérience analytique. Le nœud borroméen lui donne alors l’instrument propre à soutenir et à justifier cet audelà du sens qui est orientation vers le réel. En attente, il y avait cette interrogation : en quoi le sens touche-t-il au réel ? Le sujet de l’inconscient, incluant le ça, s’est transformé en parlêtre. Lacan est alors préoccupé par l’autisme de la jouissance, par ce qui est profondément singulier et ne peut se partager. Si la jouissance est de l’Un, alors que le désir est de l’Autre, cela fait en effet apparaître la psychanalyse pour ce qu’elle est – un forçage de la jouissance de l’Un. La jouissance est du corps, elle n’a pas de sens, l’Autre n’y est pas impliqué. «Jouissance opaque d’exclure le sens», soulignera Lacan dans «Joyce le Symptôme». 3

Accueil Cliquer la cure. Qu’il y ait du psychanalyste – produit de la fin de la cure et vérifié dans la procédure de la passe – ne signifie pas pour autant que ce psychanalyste n’ait pas à poursuivre sa formation et à soumettre son acte au travail de contrôle. Dans cette perspective, la formation du psychanalyste relève d’un ne cesse pas et l’Ecole devient le dispositif susceptible de fournir une lecture de l’acte analytique.

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L’ORIENTATION LACANIENNE à l’effort solitaire de Freud, et qui nous a apporté l’inconscient et la pulsion et le transfert, et, pour suivre la liste que fait Lacan dans son Séminaire XI, la répétition. De fait, depuis lors, on répète cet appareil conceptuel. Ce n’est pas sans tracas, et même sans un certain sentiment d’effroi, que l’on peut songer à ébranler cet appareil conceptuel et à y voir, y souligner, l’artifice qu’il constitue. Pourrions-nous seulement y songer si Lacan lui-même, après en avoir dégagé cette liste de concepts fondamentaux, ne s’était pas, par un autre tour, engagé dans la voie de défaire cet appareil ? La réserve et le respect que j’ai pour ma part toujours gardés à l’égard de l’ultime enseignement de Lacan viennent de là. Ce n’est pas une affaire de manipulation de nœuds que l’on pratiquerait tranquillement, avec toujours de nouvelles configurations à apporter, certes complexes. Mais qu’est-ce que la complexité ? C’est bien plutôt la simplicité radicale de ce dont il s’agit qui est de nature à faire que l’on s’y prépare. On se prépare à prendre sur la psychanalyse la perspective qui fut la sienne et qui demande de désapprendre, de se désengluer de ce qui fait notre assise de praticien de l’analyse, par quelque bout qu’on la prenne, comme analysant ou analyste, analyste supposément analysé. C’est cette simplicité que j’essaye de communiquer, et dans sa radicalité. Cet appareil freudien va pour nous de pair avec la pratique, l’organise, la structure, nous permet d’y penser, permet aussi bien à l’analysant de s’y retrouver et entre dans son propos. Cet appareil a poussé comme une fleur sur le terreau de la pratique. À vrai dire cette fleur est plutôt une jungle. C’est ce qui a poussé Lacan, le Lacan qu’on enseigne, à en forger un second appareil.

«Là où ça parle, ça jouit.» J. LACAN, «NOTE ITALIENNE», Autres écrits, PARIS, SEUIL, 2001, P. 310.

Le réel est sans loi Jacques-Alain Miller Je m’apprêtais la dernière fois à vous faire comprendre cet énoncé : «Le réel est sans loi». * La compréhension «Faire comprendre» est une expression, une ambition, scabreuse. On le sait dans la psychanalyse où l’on procède par des voies qui échappent au comprendre, et que le comprendre s’efforce de rattraper comme il peut, et encore, à la condition qu’on en ait l’envie, l’intérêt, l’investissement pour ça. On peut très bien se contenter de l’évidence de la pratique analytique, laquelle a des effets patents, ne serait-ce qu’on en redemande. On doit en tenir compte, même si l’on reste quinaud quant au comment et au pourquoi. Cette pratique a aussi des résultats qui ne sont pas négligeables mais qui en même temps excèdent et découragent la compréhension. On n’aurait pas besoin de s’appuyer sur cette béquille que Freud a nommée l’inconscient si l’on pouvait recomposer, reconstituer, modéliser, tranquillement des rapports de cause à effet. Lorsqu’on s’y aventure, lorsqu’on s’y essaye, lorsqu’on monte des mécanismes – «j’ai dit ça», dit l’analyste, «alors le patient a fait ça, et puis lui est venu que…, et donc par conséquent il…» –, on doute que l’on soit vraiment dans la dimension de ce dont il s’agit. Suis-je sur cette pente à faire l’éloge de la bêtise, je veux dire à célébrer qu’on n’y comprenne rien ? Ce serait vraiment me renier. Mais une fois que l’on a tout compris, il faut faire sa place à ce que l’on ne comprend rien. Le pire, si je puis dire, c’est que même de ça l’on peut rendre raison.

Une nouvelle langue Il a inventé une nouvelle langue – je dis nouvelle langue plutôt que métalangue – et qui a été faite pour traduire celle de Freud. C’est une langue plus réduite, plus serrée, qui s’est déposée en formules, et qui est en même temps assez flexible pour être opératoire, pour épouser les méandres, les difficultés, voire les contradictions de la conceptualité freudienne. Elle y intègre aussi bien les post-freudiens et permet de commenter les phénomènes de la clinique et de les communiquer dans une certaine communauté.

1. Au-delà de Freud L’appareil freudien C’est un fait que sur cette pratique qui est pour nous, analystes et analysants, revêtue d’une certaine évidence et même d’une routine, il a poussé un considérable appareil conceptuel dû pour l’essentiel 5

Accueil Cliquer Faisant retour sur ce qui avait été son opération de traduction, Lacan s’est vanté d’avoir fait de la jungle freudienne, de cette œuvre touffue s’accroissant au fil des mois et des années, des jardins à la française. Il l’a exprimé en 1972, dans son écrit de «L’étourdit», juste avant de se lancer dans son dernier enseignement. Son dernier enseignement va au-delà de la traduction de Freud – plus de jardins à la française ! –, dans une direction qui reste à nommer exactement. On peut faire commencer ce dernier enseignement, pour prendre un repère commode, à sa conférence donnée en 1974 sous le titre de «La troisième» 1. Cet enseignement dernier s’est ensuite distribué en Séminaires : R. S. I., Le sinthome, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, Le moment de conclure, et, in fine, Dissolution. 2 Ces séminaires sont centrés sur le nœud borroméen, dont vous avez pu remarquer que je m’abstiens de l’amener en personne. Voyez-y une discipline que l’on peut considérer être inspirée par celle à laquelle Lacan s’oblige, dans son écrit de «L’Étourdit», d’évoquer des figures topologiques sans jamais en dessiner une, mais tentant de mettre en valeur les relations, les liens dont il s’agit, dans le discours. Ce dernier enseignement de Lacan cadré ainsi manque d’un écrit qui en fixerait le sens et en préciserait la portée. Il conserve donc un caractère ouvert et se présente avec une allure aporétique, comme si l’on butait sur un impossible-à-conclure. C’est sans doute cette ouverture, cet apparent inachèvement, qui nous permet de saisir en quoi il vise notre aujourd’hui et anticipe sur ce qui est notre aujourd’hui. En même temps, dans cet aujourd’hui où psychanalyse pure et psychanalyse appliquée sont dans une relation moins nette que jadis, ce dernier enseignement ouvert est peut-être de nature à nous secourir.

enseignement en faisant des va-et-vient de Freud à Lacan et de Lacan à Freud. On le lit en partie double. On distingue des ponctuations, dont on fait l’hommage à Lacan. La forclusion, par exemple – traduction du terme de Verwerfung attirant l’attention plus que le mot de rejet –, c’est une ponctuation du texte de Freud répondant à une exigence de rigueur logique. Si dans Freud l’on a isolé le mécanisme princeps de la névrose qui s’appelle le refoulement et celui de la perversion comme le démenti, alors il n’y a pas de raison qu’il n’en aille pas de même pour la psychose et qu’on ne puisse pas sélectionner le terme qui désignera le mécanisme en question. Le trait unaire qui permet à Lacan de signifiantiser l’identification est également à inscrire au registre de la ponctuation, et la castration est aussi un terme rescapé de Freud, après avoir été minoré, englouti par les commentateurs de Freud ayant précédé Lacan. De même, le moi, pivot de l’expérience analytique au moment où Lacan s’est mis à traduire Freud, est encore une ponctuation, celle de «Pour introduire le narcissisme», qui lui permet de construire son appareil second. Il rappelle ainsi que le moi est à situer à partir de ce texte de Freud et qu’il ne convient pas de faire l’impasse sur la nature narcissique de l’ego au profit de ce que cet ego semble être dans la seconde topique comme dans l’«Entwurf». Ces ponctuations, dont on s’est enchanté autour de Lacan, jusqu’à lui en disputer certaines en se voulant meilleur lecteur de Freud et en critiquant ce qui serait ses gauchissements, ces ponctuations vont jusqu’à des formalisations qui, quelles que soient leurs nouveautés, n’excèdent pas dans le fond le statut de ponctuation, et mettent certes en évidence la traduction.

Une traduction de Freud

Les ponctuations de Rome

C’est, pour le dire brièvement, d’une exploration de la psychanalyse comme impossible qu’il s’agit. Quel que soit le fil que l’on peut tenter de tirer dans la masse de ce dernier enseignement, on est ramené à cette définition de la psychanalyse comme impossible, mais en même temps cette exploration est supportée par une pratique qui apparaît d’autant plus réelle. Cette exploration, dis-je, même si Lacan s’est gardé de le formuler dans ces termes – mais le temps passé autorise cette audace –, va au-delà de Freud. Jusqu’alors le mouvement de l’enseignement de Lacan peut être considéré comme une traduction de Freud. C’est d’ailleurs ainsi que l’on manipule cet

Sans doute, en présentant ainsi les choses l’on ne pourra pas négliger la ponctuation fondamentale que Lacan a apportée à la lecture de Freud, qui est de ponctuer la fonction de la parole comme seule opératoire dans la pratique analytique, la fonction de la parole en tant que supportée par le champ du langage. Cette ponctuation inaugurale a été la première, à quoi répond «La troisième» inaugurant le dernier enseignement. En fait, le repère de Lacan pour dire «La troisième», c’est cette première-là, et leur trait commun le plus évident est local, puisque ça s’est trouvé, par on ne sait quelle contingence ou providence, avoir lieu à Rome. 6

Accueil Cliquer La première fois, c’est à Rome que Lacan a lancé cette ponctuation de la parole. La troisième fois, à Rome, cela a été pour inaugurer, à mon gré, tout à fait autre chose, un tout autre régime de pensée concernant la psychanalyse. Et peut-être bien que ce qui l’explique c’est la seconde fois où il a parlé à Rome, ou au moins préparé un écrit pour Rome, un petit écrit portant comme titre «Raison d’un échec». Cette «Troisième» est en quelque sorte le rebond de l’échec de la première enregistré dans la seconde. Cette première, la première sur l’élan de laquelle Lacan est resté et nous avec, ouvrait sur un répartitoire des éléments en jeu dans une analyse et dans la théorie analytique, un répartitoire entre réel, symbolique et imaginaire. Lacan a procédé en répartissant les éléments, les concepts, leurs références, entre trois registres de l’expérience. C’est ainsi qu’il invite à le lire. On en trouve les symboles les plus évidents dans les tableaux de répartition auxquels il procède. Vous en avez par exemple dans La relation d’objet à propos de la castration, ou dans son Séminaire de «L’angoisse» à propos des affects. Mais ce type de tableau, pour n’être pas explicité, est tout à fait présent dans la moindre de ces pages. Qu’est-ce que ces registres ? On pourrait dire – cela ferait image – que ce sont des sortes de tiroirs, termes dont Damourette et Pichon, qui furent une lecture de Lacan concernant la structure de la langue, faisaient usage dans leur grammaire inspirée. Disons que ce sont des ensembles. Admettons que ce sont des ensembles et qu’il y a un certain nombre d’éléments dont on considère que certains appartiennent à R, d’autres à I, et encore d’autres à S. x ∈R x ∈I x ∈S

de termes imaginaires et montrer qu’ils ont un corrélat dans le symbolique. Il y a ainsi un abord imaginaire du transfert, mais il y a aussi le transfert comme élément appartenant au symbolique. Le fantasme certes est imaginaire, mais il y a un statut du fantasme qui en fait un élément du symbolique. Etcetera. Avec la précision qu’impose cette posture de traduction : c’est déjà chez Freud, mais il ne dispose pas du bon répartitoire, qu’il faut donc ajouter. Ce transport de termes vers le symbolique qui s’appelle symbolisation, signifiantisation, est censé refléter aussi bien ce qui a lieu dans l’expérience analytique. Ainsi, le mouvement même de cet enseignement épouserait le mouvement même de la cure.

2. Dissolution des concepts freudiens

De la traduction à la dissolution Le dernier enseignement de Lacan marque évidemment un décrochage par rapport à ce répartitoire. J’ai déjà indiqué ce qui me semble actuellement le terme le plus approprié à celui de traduction. Avant de le montrer, je dirai qu’il ne s’agit plus là de traduction, de symbolisation, de formalisation des concepts de Freud. Ce que l’on constate comme effet dans ce dernier enseignement, peut-être comme ambition, c’est bien plutôt une dissolution des concepts freudiens. De la traduction à la dissolution. Vous avez déjà pu en avoir l’amorce la dernière fois quand j’ai souligné les réserves que Lacan pouvait faire sur le concept de pulsion comme n’étant qu’un nom que Freud a essayé pour désigner quelque chose du réel, mais étant entendu que rien ne dit que ça résiste à cette épreuve du réel, précisément parce que trop chargé de sens. 3 Lacan, dans son premier mouvement de traduction, était allé jusqu’au bout de mettre du sens dans le réel. Sur la pulsion, en faire carrément une chaîne signifiante inconsciente, utilisant un autre vocabulaire que ce qui est repéré au dictionnaire, comme la chaîne signifiante d’une langue pulsionnelle. Dans l’espace étrange, unheimlich, qu’ouvre le dernier enseignement de Lacan, le terme de pulsion apparaît au contraire comme une élucubration hautement douteuse de Freud. Ce n’est pas développé, mais c’est à la même moulinette que Lacan entend passer tous les

Est-ce que je vais définir ces ensembles ? Je me contenterai de dire de R que c’est toujours ce qui est de l’ordre du donné, qui a une certaine valeur de brut, que I c’est ce qui est représenté, la représentation étant conçue comme image, et que S c’est ce qui est articulé et structuré comme un langage. Le mouvement de traduction auquel procède Lacan va vers le symbolique. Ce qui est cueilli par Freud et ses élèves dans l’imaginaire – et la voie royale du rêve indique assez que la réserve essentielle est du côté de l’imaginaire – se trouve par Lacan transporté dans le symbolique, décalqué parfois dans le symbolique. Son enseignement procède ainsi, puiser dans la réserve 7

Accueil Cliquer sûr, il y avait une place pour le hors-sens comportant un ravalement du sens, mais c’était au bénéfice du signifiant, du savoir comme articulation hors sens des signifiants, au bénéfice des mathèmes, de l’écriture. Ce dont il s’agit dans le dernier enseignement de Lacan est d’une tout autre teneur. D’abord parce qu’il procède, non seulement à un ravalement du sens, mais aussi bien à un ravalement du signifiant et du savoir. On ne s’y retrouve pas si l’on n’aperçoit pas que le savoir est entraîné dans le ravalement du sens et de la parole. C’est là ce qu’enseigne Lacan contre Lacan dans son dernier enseignement. Le signifiant appartient à la parole. Le signifiant, dans sa nature, n’est que le support phonique du sens. Le signifiant est avant tout un phénomène de phonation. C’est ce qui insiste dans le discours de Lacan, au cours de ces années-là, d’une interrogation sur la phonation.

concepts de Freud. Il n’en a donné que des aperçus. Peut-être n’a-t-il pas voulu désespérer notre Billancourt ! Il n’est pas sûr que ce soit là une réserve qui puisse être levée si aisément, donc l’indiquer peut être suffisant. De la suprématie au ravalement Ce décrochage est en tout cas évident au simple niveau logique dès lors que, dans ce dernier enseignement, les ensembles de répartition qui figurent à droite du symbole de l’appartenance ensembliste deviennent à leur tour des éléments de l’ensemble nœud. x ∈R x ∈I x ∈S ↓ R ∈N I ∈N S ∈N Le dernier enseignement de Lacan se traduit par ce déplacement de gauche à droite du signe de l’appartenance. Il n’y a pas besoin pour cela de dessiner le nœud, de le configurer, et de le défigurer. Il faut s’apercevoir de ce qui se modifie de ce seul fait, et qui donc nous constitue ce que j’ai appelé N. Au niveau de l’ensemble, c’est un ensemble à trois éléments, et qui bien sûr ne suffit pas à caractériser ce qui s’y ajoute, à savoir le rapport borroméen de ces trois termes.

Une théorie de la double écriture Cela conduit, si l’on tient bien cette rampe, à ce que je suis obligé de nommer, pour qu’on s’y retrouve, même si ce n’est pas dit dans ces termes par Lacan, une théorie de la double écriture. Il y a une écriture qui est liée à la parole, qui constitue exactement une précipitation du signifiant, entendons une précipitation du signifiant phonique. C’est une forme de traduction. La parole est susceptible de se déposer sous forme d’écriture et d’être recomposée à partir de cette trace. Lorsque Lacan emploie le terme de précipitation, on ne peut pas s’empêcher de songer à ce qu’il image, dans son écrit «Lituraterre», le rapport de l’écriture à la parole sous les espèces de la pluie, comme si des nuages une fois crevés tombait une pluie ravinant, et là se glisserait l’écriture. 4 C’est une très jolie image, image très japonaise et en même temps sibérienne, de la liaison de l’écriture à la parole. Ce qui se dépose, sous forme de cette première écriture, c’est ce dont la voix, par ses accents, ses modulations, est le support. Il y a une autre écriture, une écriture autre qui n’a rien à faire avec la parole et avec la voix. C’est le pur trait d’écrit – le dessin, si l’on veut. Le nœud borroméen représenté, dessiné, est de cet ordre. Là, il y a écriture, mais dénouée de la voix et de la parole porteuse de sens. C’est pourquoi Lacan peut dire que le nœud, ce qu’il prend comme paradigme, change le sens de l’écriture, car c’est une écriture qui vient d’ailleurs que du signifiant, qui n’est pas de l’ordre de la précipitation du signifiant, et qui installe une autonomie de l’écriture par rapport au symbolique.

−N :{R,S,I} −Rapport borroméen Comme préalable à établir entre eux le rapport borroméen, il y a leur élémentisation, qui fait apparaître – et c’est hautement interrogé – chacun comme Un. Chacun reste séparé dans cet ensemble, et par là même échappe à ce qui domine le mouvement de traduction, à savoir la suprématie du symbolique, on peut même dire implique un ravalement du symbolique. Le symbolique, dans l’enseignement de Lacan, va de la suprématie au ravalement. C’est tout à fait sensible s’agissant de la parole, qui apparaît, dans l’enseignement de Lacan classique, comme la seule voie de salut. C’est vraiment le salut par la parole. Alors que, dans ses derniers enseignements, la parole a plutôt valeur de parasite, voire de cancer, d’épidémie, d’éclaboussure. On trouve évidemment dans cette voie un ravalement du sens. Déjà avant, chez Lacan, il y avait ravalement du sens comme signifié. Comme signifié le sens n’était qu’imaginaire. C’est d’ailleurs ce qui a permis à cet enseignement de s’introduire sans solution de continuité. Ce ravalement, dans le progrès de l’enseignement classique, se faisait au bénéfice du signifiant. Bien 8

Accueil Cliquer Il y a une écriture qui est l’écriture appliquée à la parole, qui reste en relation avec le sens, et puis il y a une écriture pure, dénouée du sens, et qui est par là susceptible de valoir pour le réel. C’est au niveau de cette écriture pure, de cette écriture autre, que Lacan place son nœud.

dans le ciel et à voir combien d’oiseaux vont y passer, et encore, cela doit se prêter à on ne sait pas quelle manipulation douteuse. Ici, si l’on admet cette fiction, le pile et le face sont disjoints, c’est-à-dire ce n’est pas parce que c’est tombé pile avant que l’on sache le moins du monde ce qui tombera le coup d’après. Autrement dit, le pile et le face sont aussi disjoints que les ronds du nœud borroméen pris deux à deux. Vous pouvez évidemment ramener la loi des grands nombres et dire : «Si la pièce est honnête, et si on pratique ce jet de la pièce un nombre suffisant de fois, on tombera sur du 50 %». Mais là, on s’arrête au rapport du coup d’avant et du coup d’après, et à chaque fois c’est disjoint. La loi des grands nombres ne vous aide en rien à prévoir le coup d’après. Ça, c’est le matériel. Ensuite, à quoi procède Lacan ? Il procède à des regroupements des symboles qui marquent ces coups, c’est-à-dire qu’il apporte des liens, il introduit une syntaxe. Et même, il le fait en deux temps. Premièrement, c’est le pur matériel aléatoire. Deuxièmement, regroupement en fonction de symétrie des regroupements. Et troisièmement, recomposition des groupes ainsi formés. On assiste autrement dit à une construction qui a trois étages, et dont Lacan note, déjà à l’époque, qu’on y voit comment se composent en trois étages, le réel, l’imaginaire et le symbolique. 6 Il prend le niveau 1 comme celui du réel, le niveau où il y a des regroupements symétriques comme celui de l’imaginaire, et le niveau où il recombine les groupes comme celui du symbolique. Tout son schéma est fait pour montrer comment on passe de l’un à l’autre. Dans ce petit jeu, on reste toujours dans le symbolique, parce que l’imaginaire et le réel sont en quelque sorte vus à partir du symbolique, par le moyen de ces petits symboles. Il y a une prévalence du symbolique dans toute cette histoire. Mais en même temps, on voit ici une liaison des trois qui est une architecture, les éléments délivrés par un des registres étant repris dans le suivant, et selon l’ordre réel, imaginaire, symbolique.

3. Un réel hors savoir C’est là que je peux vous reglisser le fameux «réel sans loi», qui n’est pas seulement un réel hors sens, mais aussi bien un réel hors savoir. Nous sommes évidemment formés à distinguer le sens et le savoir. Nous sommes formés à isoler le savoir comme pouvant se passer des effets de sens qu’il peut susciter, et nous nous repérons sur ce savoir comme hors sens. Sauf que, en croyant être hors sens, nous gardons tout du sens puisque nous gardons le signifiant, et nous gardons l’essentiel, c’est-à-dire les liaisons internes au signifiant, la syntaxe. La syntaxe, un avatar du sens La perspective de Lacan montre que la syntaxe est encore un avatar du sens. C’est encore un montage. C’est évidemment aller très loin dans le règne du Un. C’est avec le Un que l’on a une chance d’échapper au sens, parce que précisément on ne fait pas de liaisons. Le réel est sans loi, pour vous en donner un repérage possible, élémentaire, il me suffit de vous référer au Séminaire de Lacan sur «La lettre volée», précisément à son introduction publiée après, celle où figure le schéma des alpha, bêta, gamma, delta, qui est fait pour nous illustrer l’automatisme, à nous donner un support symbolique de l’inconscient comme mémoire. 5 De quoi parton dans cette construction ? On part – c’est le premier niveau – du pur aléatoire, de l’imprévisible, du jet de la pièce qui tombe d’un côté ou qui tombe de l’autre, pile ou face. C’est un objet qui ne se rencontre pas dans la nature, qui est déjà hautement trafiqué. On peut même trafiquer encore un peu plus et faire en sorte que ça tombe régulièrement sur pile. Cela permet de tricher. Ce n’est d’ailleurs pas moins trafiqué si c’est honnête, parce que, dans ce cas-là, c’est un objet justement soigneusement défini pour tomber au hasard, et c’est donc déjà le discours qui a prescrit de l’obtenir ainsi. Il y a évidemment d’autres façons d’essayer de capter ce qui se produit au hasard. Il y a les bonnes vieilles méthodes consistant à définir un périmètre

Une architecture Sous la réserve que c’est une illustration dans le symbolique, on voit en quoi au premier niveau le réel est sans loi. Au premier niveau, entre le premier coup et le deuxième coup, il n’y a pas de liaison. Vous n’avez aucune régularité à faire valoir entre le premier coup et le deuxième. Vous impliquez déjà ici le réel comme sans loi, et ce que vous allez fixer et articuler comme déterminations et comme lois va 9

Accueil Cliquer cela défie en même temps la manipulation, c’est-àdire l’imaginaire. C’est pourquoi toutes ces annéeslà, Lacan insistait à plaisir sur ses maladresses avec le nœud. Cela ne venait pas contrarier ce qu’il disait, mais venait au contraire à l’appui de ce qu’il s’agissait de communiquer. Il insistait sur sa maladresse, ses erreurs, les bévues, les embrouilles, la débilité où nous sommes à l’égard du nœud, et il faisait virer toute cette peine, tous ces malheurs, à faire preuve du réel du nœud. Il est allé jusqu’à dire : «Le nœud c’est le réel». Il a fait fort ce jour-là. Cela s’est d’ailleurs prêté depuis lors à une sorte de compréhension mystique, comme si l’ineffable était soudainement devenu palpable. Ce n’est pas «Ceci est mon corps, ceci est mon sang», c’est vraiment «Ceci est mon nœud, qui est le réel». Il s’agit chez Lacan d’une invitation à prendre le nœud tel quel, c’est-à-dire à le prendre en main et non pas à le concevoir, c’est-à-dire au moins ne pas l’élucubrer, et, si l’on veut, donner à voir qu’est mis au premier plan le faire à la place du savoir. Il a d’une certaine façon voulu faire en sorte que le nœud nous représente ce qui vient dans le trou du savoir et où le faire l’emporte sur le savoir. Sans doute, le faire et le savoir se rejoignent dans le savoir-faire. Seulement le savoir-faire prescrit un faire convenable, adéquat, mais dont il n’y a pas de savoir séparé. Un savoir-faire, ce n’est pas du savoir au sens du symbolique. Ce n’est pas un savoir de construction, d’empilement d’alpha, bêta, gamma. C’est un savoir qui est tout entier investi dans le faire.

dépendre de vos constructions que vous empilez sur le réel sans loi. À ce moment-là vous trouvez des tas de belles choses, bien sûr, bien déduites, bien construites, mais qui sont supportées par le niveau du réel sans loi. Ce que peut-être ensuite vous allez révérer comme la loi, ce n’est rien d’autre que ce que vous avez vous-même obtenu par vos élucubrations. À ce niveau-là, au regard du sans loi du réel, on peut dire que le savoir ne vaut pas mieux que le sens. Vous pouvez faire semblant que le savoir est dans le réel, c’est-à-dire imputer au réel les constructions auxquelles vous avez procédé, mais le dernier enseignement de Lacan consiste, à l’envers de cette construction initiale, à soustraire le pur réel sans loi, et au regard du pur réel sans loi, mettre en question, non seulement ce qui fait sens, mais aussi bien ce qui fait savoir. C’est dans cette même voie, que j’ai appelée «préférer le réel» 7, que Lacan a amené ce qu’il a appelé lalangue. Pour trouver quelque chose comme lalangue, cela suppose de nettoyer le langage et sa structure, cela suppose de faire tabula rasa du langage et de sa structure et de ramener ça au niveau d’une élucubration de savoir, cela suppose de dire que la linguistique ce n’est pas autre chose que la grammaire. Comme les alpha, bêta, gamma, delta, cela introduit des normes et des déterminations qui sont en sus du niveau du pur réel sans loi. C’est par ce procédé – c’est une perspective, on pourrait en faire un algorithme, séparer le savoir du réel – que l’on voit se dessiner ce que j’appelais la moulinette dans laquelle Lacan passe les concepts freudiens. Je l’ai évoqué pour la pulsion, mais cela n’épargne même pas l’inconscient. C’est une des directions que montre Lacan. Si l’on va jusqu’au bout dans la séparation du savoir et du réel, le concept même d’inconscient n’en sort pas indemne.

Épistémophobie C’est pourquoi, dans le même temps de son enseignement, Lacan prend clairement ses distances d’avec la science. C’est trop simple encore de parler comme je l’ai fait de sémantophobie S. Cela va de pair chez Lacan avec une épistémophobie. Cela va jusqu’au savoir au bénéfice de l’art, de l’art comme forme suprême du savoir-faire. Donc, distance prise par rapport à la science au bénéfice de l’art, en même temps que ravalement de la philosophie et de la pensée. Il y a eu chez Lacan, en effet, au début en tout cas de son dernier enseignement, une invitation à ne pas douter de lui, à s’y mettre, à le suivre dans son expérience. Pour ceux qui l’ont pris au pied de la lettre, comme il demandait à l’être, cela a donné ici et là une version des lacaniens qui sont des croyants du nœud, c’est-à-dire ceux qui logiquement ont fait du nœud leur symptôme en décidant d’y croire, si on définit le symptôme par là, c’est-à-dire qui ont fini par croire que le nœud allait parler. Alors que, bien

Le réel du nœud C’est dans cette voie aussi bien que Lacan trouve son nœud, dont il essaye de tout faire pour qu’il échappe au sens et au savoir. Bien sûr, il y a des théorèmes sur les nœuds, comme il y a des lois du hasard, mais ce n’est pas par ce biais-là qu’il prend le nœud. Il le prend comme le paradigme du réel en tant qu’il défie l’élucubration de savoir. Il note avec plaisir que l’élaboration mathématique n’a entrepris le nœud que très tard, qu’elle a favorisé de tout autres éléments, les surfaces, les poids, que la géométrie est allée dans une tout autre direction, avant de rattraper in extremis le nœud. Non seulement le nœud tel qu’il en a fait un paradigme défie l’élucubration, le symbolique, niais 10

Accueil Cliquer Cela suppose qu’il y ait des arêtes bien nettes, comme nous avons chez Euclide. Et quand il y a des arêtes bien nettes, en effet, il peut y avoir de l’arrêt. Je pose donc que l’absence de point de capiton est cohérente avec ce dont il s’agit, c’est-à-dire que le réel comme exclusion du sens implique un sans-fin, un pasde-conclusion. Cela ne peut pas être développé jusqu’au bout, car on ne peut pas faire autrement que d’introduire du sens. Le fait qu’on ne puisse pas faire autrement, c’est aussi ce qui met en valeur l’irrémédiable de la débilité mentale, catégorie qui fait rire, mais qui, à bien y regarder, mérite d’être élevée au rang de concept fondamental. Je pourrais même dire en court-circuit que Lacan remplace le concept freudien d’inconscient par celui de débilité mentale. Cela fait le même usage.

entendu, c’est Lacan, et ses élucubrations, qui le commande, qui l’utilise, qui met du sens. Il dit : «Chacun de ces ronds c’est le réel, le symbolique et l’imaginaire». Et bien sûr, quand il le fait, il fait bien voir qu’il est en infraction avec le pur réel du nœud. Sinon, quoi en faire ? Se prosterner devant ? Faire de la psychanalyse le rite du nœud, d’une forme de secte ? Bien entendu, il faut y mettre du sens en calibrant l’opération à sa place, en se rendant compte de ce que cela a d’exorbitant d’y mettre du sens. Et en effet, quand on y met du sens, on se décale d’un certain registre, on change de dit-mansion, c’est-àdire que déjà on introduit un autre lieu du dit. L’invitation de Lacan à prendre son nœud tel quel, à ne pas en douter, nous donne la valeur de ce que dans le même temps il appelait être dupe. L’invitation à être dupe c’est l’invitation à ne pas mettre du sens, ou à en mettre le moins possible, à ne pas mettre du sens parce qu’avec le sens s’introduisent les embrouilles, et qu’on glisse dans la débilité du sens.

La psychanalyse de la conséquence Cela demande un mode de lecture autre par rapport à celui auquel j’ai formé mon auditoire, après m’y être rompu moi-même. Cela demande de casser l’appareil à lire Lacan que j’avais mis au point. Cela donne aussi un autre regard sur la psychanalyse pure, qui n’est pas seulement la psychanalyse sans ménagement, sans tempérament. La psychanalyse pure, c’est la psychanalyse de la conséquence. Elle suppose une logification. Sur quoi s’appuie la première éthique de la fin de l’analyse ? Elle s’appuie très précisément sur ce que Lacan appelait la logique du fantasme. Logique, ça c’est la prévalence du symbolique, c’est-à-dire que cette problématique prend appui sur le signifiant, sur le savoir, sur l’élucubration de savoir. C’est son instrument. Cet instrument logique porte sur le fantasme. Or, le fantasme dont il s’agit est lui-même une construction. Comme fondamental, c’est une construction. C’est lui-même une élucubration de savoir, qui repose sur la notion d’une condensation de la jouissance par l’effet du symbolique. Le fantasme est ici l’héritier de ce que Lacan appelait au début de son enseignement la relation imaginaire. C’est la transformation de la relation au par l’introduction du sujet barré et l’élévation de la libido au rang de la jouissance supposée un des noms du réel. C’est justement ce qui, dans le dernier enseignement de Lacan, est mis en question. Vous pouvez le voir en court-circuit. Si la jouissance c’est du sens joui, peut-on encore attribuer la jouissance, entre guillemets, au «registre du réel» ? C’est bien parce que le fantasme est l’héritier de la relation imaginaire qu’il a, dans cette problématique, une

Un pas-de-conclusion Le non-dupe, qu’est-ce qu’il fait ? Le non-dupe sait que le sens est du semblant, mais il se tient au niveau du sens, alors que le dupe lacanien, sachant ce qui est semblant dans le sens, se tient, essaye de se tenir au niveau du réel. Il fait du réel sa référence, et il fait la différence entre semblant et réel. Le nondupe s’arrête à ceci qu’il n’y a que du semblant, et il méconnaît la thèse du réel. Le nœud, comme support du dernier enseignement de Lacan, donne lieu à des exercices limites, puisque Lacan ne peut pas faire qu’il ne mette du sens sur le nœud et sur ses composants, et se livre donc à des contorsions extraordinaires pour s’excuser de cette infraction. Mais il sait très bien ce qu’il fait. Ce qu’il a fait, c’est de se servir du nœud pour nous donner le sens du réel, le concept du réel, avec la précaution, en plus, que ce n’est pas le dernier mot. Il précise, une fois, que le croire ce serait de la paranoïa. Pas de dévotion au nœud. Le nœud borroméen est un simili dernier mot. L’absence de point de capiton est impliquée par la discipline du nœud. Peut-être dis-je cela pour sauver Lacan, sauver de ce que l’on pourrait stigmatiser comme inachèvement, enseignement mal ficelé, contradictoire, foutant le camp par tous les bouts, pas cohérent d’un paragraphe à l’autre. Mais je dis au contraire que ce n’est pas un défaut. Il faut savoir faire avec ça, parce que ce ne serait un défaut qu’au regard d’une forme parfaite, qu’au regard de l’idéal déductif procédant more geometrico.

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Accueil Cliquer fonction d’interposition ou d’obtusion, d’où la notion de traversée du fantasme. C’est ce que l’on trouve déjà dans le schéma à quatre coins, où l’interposition de la relation imaginaire laisse place à une traversée symbolique. Le fantasme est l’héritier de cette relation.

appellent au réel. Ce qui peut ici nous inspirer, c’est une invitation salubre au réalisme, c’est-à-dire à être dupe du réel sans se raconter d’histoires. C’est évidemment en tension avec une psychanalyse, parce que, dans une psychanalyse, on se raconte des histoires, on se raconte en histoires, on fait des histoires. Il s’agit néanmoins de ne pas s’arrêter à ce qui a du sens, et même le sens du signifiant. Ce qui laisse à redéfinir dans ce contexte la passe. La passe est encore une histoire, en quelque sorte la dernière histoire qu’on se raconte, et ce serait la dernière histoire qu’on se raconte à propos du réel.

Mais le fantasme, est-ce bien du réel ? Est-ce que ça contient du réel ? Est-ce que c’est le voile du réel ? Quand Lacan introduit sa logique du fantasme, il ne dit pas autre chose que le fantasme tient la place du réel dans le clavier logique. C’est comme si c’était du réel quand on est dans la perspective du symbolique. Mais tout l’effort de ce dernier enseignement est justement de se déprendre de cette perspective du symbolique. Il se pourrait bien qu’ici cet objet petit a attribué au réel ne soit pas plus qu’un semblant, et un semblant qui ne va pas plus loin que l’être.

*«Le lieu et le lien», enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII, leçon du 24 janvier 2001. Texte établi par Catherine Bonningue. Publié avec l’aimable autorisation de J.-A. Miller. On se reportera au numéro 48 de La Cause freudienne où ont été publiées les deux leçons précédentes sous le titre «Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée et psychothérapie». 1. Cette conférence a été publiée dans le bulletin intérieur de l’EFP, Lettres de l’École freudienne de Paris, n°16. 2. Ces Séminaires ont été publiés dans Omicar ? dans les années 70 et 80. 3. Cf. «Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée & psychothérapie», La Cause freudienne n°48, Paris, Seuil, 2001, p. 30. 4. Cf. Lacan J., «Lituraterre», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 11-20. 5. Cf. «Le séminaire sur «La lettre volée», Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 11-61, et, pour l’Introduction, pp. 44-61. 6. Ibid., p. 50. 7. Cf. «Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée & psychothérapie», La Cause freudienne n°48, op. cit., p. 22. 8. Ibid., p. 16.

L’être, un fourre-tout C’est là qu’il faut sérieusement faire la différence de l’être et du réel. C’est ce qui chemine dans le Séminaire Encore. J’ai eu, il faut dire, un aperçu là-dessus, une indication, que je n’ai pas forcément prise au sérieux à l’époque. J’ai pensé qu’elle venait du côté positiviste, avéré, de mon maître Canguilhem, l’épistémologue. Je le vois encore, au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue Saint-Jacques, au moment où je lui indiquai que les vertus que j’acquerrais dans son séminaire d’Histoire des sciences ne m’empêchait pas de m’intéresser à Heidegger, et il m’a balancé, comme il savait le faire : «Ah ! Monsieur Miller, l’être c’est un fourretout.» J’ai trouvé cela un peu bas de plafond. Mais il n’avait pas tort. On ne peut pas mieux dire. L’être est un fourre-tout qui ne se laisse pas du tout emprisonner dans le propos «l’être est, le non-être n’est pas», pour la bonne raison que le non-être est dès lors qu’on en parle, et donc que l’être est dans la dépendance du logos, dans la dépendance du symbolique. Dès qu’on en parle, et dès qu’on donne du sens il y a être. L’être de fiction, c’est un être. Si je voulais aller jusque-là, pour fixer les choses aujourd’hui, je dirais : être, c’est avoir du sens, et c’est bien ce qui fait la distance de l’être au réel. Ce sont justement les extravagances de l’être qui en 12

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poétique du langage pour donner à son désir [celui de l’homme] sa médiation symbolique.» 1 Dans les années soixante, Serge Leclaire pouvait penser la fin de l’analyse autour de la «révélation» d’une formule. Au déchiffrement du symptôme freudien, aux fantasmes kleiniens, venait s’ajouter la chaîne phonétique «hors sens». Dans le cas de l’homme à la licorne, c’est la fonction de «poordjeli», formule retenue comme forme finale du déchiffrement du sens sexuel. L’isolement de la formule est incontestablement l’établissement d’une «séquence inconsciente» et dégage «l’articulation clans le symptôme des signifiants qui s’y sont trouvés pris» 2. Cependant, cet isolement n’est qu’un moment, une «spirale arrêtée» ; ce travail isole comme une «pièce détachée» 3, dit Lacan. Il restait à prendre en compte le fait que «du côté du vivant en tant qu’être pris dans la parole […], il n’y a d’accès à l’Autre du sexe opposé que par la voie des pulsions dites partielles où le sujet cherche un objet qui remplace cette perte de vie qui est la conséquence d’être sexué» 4. Les signifiants du sujet ont à être considérés dans leurs contextes d’emploi de «joui-sens» et à être complétés de la valeur d’objet. S1 doit se compléter sur un autre versant de la valeur a : (S1, a). C’est cet usage du signifiant que Jacques-Alain Miller a développé dans son Cours «Ce qui fait insigne». Il n’est pas sûr que nous ayons apprécié dans toute sa portée l’inscription de l’insigne comme (S1, a). Ce que cette «paire ordonnée» désigne, ce n’est pas un «nom» qui vienne marquer une référence qui serait finale. Elle vient plutôt désigner l’impossibilité qu’il y ait un nom qui puisse faire référence radicale, d’un nom qui vienne nommer effectivement. Si nous désignons comme «acte de parole» le fait de nommer, alors la perspective de l’insigne recouvre l’envers de ce que serait un «acte de parole» véritable. Une autre façon de le dire pourrait être d’affirmer qu’il n’y a pas de baptême de la jouissance possible. Il n’est pas sûr que, dans l’usage qui est fait, dans nos publications, du terme de «nom de jouissance», il soit tenu pleinement compte de cette opposition. La perspective de l’insigne (S1, a) ouvre à la répétition de la rencontre manquée. On peut la noter selon les structures de l’extimité (S, S, S, S, a). Finira-t-elle par nommer en un nombre de répétitions limitées ? On peut poser la question soit en termes de graphe, de circuit contraint, soit à travers la somme des termes. Lacan envisagera les

«Le savoir en jeu, (…) c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel, de rapport j’entends, qui puisse se mettre en écriture.» J. LACAN, LA MÉPRISE DU SUJET SUPPOSÉ SAVOIR», Autres écrits, op. cit… P. 336.

Le «nom de jouissance» et la répétition Éric Laurent Nous avons vu, dans une première approche du livre de Otto Kernberg intitulé Love Relations, ce qui se passe dans la psychanalyse lorsque tout s’intègre à partir d’un idéal particulier : «il existe du rapport sexuel» ; ou, pour mieux dire, quand un auteur s’ingénie à tout pour sauver le rapport sexuel. Pouvons-nous parler là d’un point de capiton ? Sur le graphe de Lacan, le symptôme, en tant que point de capiton, et l’idéal se croisent et ne se confondent pas.

Plus profondément, le «point de capiton» se produit lorsque, par rétroaction, un point d’arrêt sur le processus de déroulement de la chaîne s’accompagne d’une signification. Disons que c’est à lire Love Relations qu’un point de capiton se produit : l’intention de l’auteur est de sauver l’idéal du «rapport sexuel» et de maintenir la psychanalyse au rang des disciplines vertueuses et efficaces qui font partie de ce qui peut améliorer le fonctionnement de chacun. Réservons donc le «point de capiton» comme distinct d’un idéal. Le premier temps de l’enseignement de Lacan a pensé la fin de la psychanalyse en ces termes. Il s’agissait d’isoler quelque chose d’un «tu es cela», s’autorisant de la perspective ouverte par «Fonction et champ de la parole et du langage». L’expérience psychanalytique y est présentée comme celle qui «manie la fonction

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Accueil Cliquer différentes formes. En ce qui concerne la somme des termes des séries, il explorera les deux possibilités. Cette répétition ouvre à une série. Est-elle convergente, est-elle divergente ? Les deux versants s’ouvrent par la répétition du lieu «extime» de a dans l’Autre 5. La somme convergente des termes d’une série introduit la perspective d’une nomination par limite, d’une forme complexe de capitonnage. Mais, fondamentalement, la série est divergente, infinie comme l’indique l’écriture du rapport 6 1+

des parties séparées qui les compose… Deuxièmement, ce sont les contingences uniques de l’histoire et non les lois de la physique qui fixent les propriétés des systèmes biologiques complexes. Nos 30 000 gènes ne font qu’un pour cent du génome total. Le reste, y compris les bactéries immigrées et d’autres pièces et morceaux, a pour origine davantage des accidents de l’histoire que des nécessités prédictibles par des lois physiques». La fin du modèle un gène/une protéine énonce la fin d’un certain usage nocif du paradigme code/message en biologie. Ce qui nous ramène à la fin du modèle code/message dans les logosciences et dans la psychanalyse en particulier. Il nous faut profondément renoncer à l’assignation nécessaire du lien S/s. Le nom propre transporte cette illusion de façon tenace. Que le lien S/s soit assigné par convention, par arbitraire, ou par appropriation du mot à la chose, «signe correct du réel» comme on le dit depuis le Cratyle, la question reste la même. Il n’est pas sûr que la formule selon laquelle meaning is use nous ait délivré de cette illusion du nom propre. La ruine de cette illusion est ce à quoi Lacan s’est attaché à de multiples reprises au cours de son enseignement. On pourrait dire que chacun des «paradigmes de la jouissance» a amené sa propre critique de l’illusion du nom, à quoi pousse la pratique de la psychanalyse. Puisque nous nous interrogeons sur les conséquences de ces différentes approches à partir du paradigme du «non-rapport», nous allons considérer dans cette perspective la première leçon du Séminaire de 1975, «Joyce le sinthome», où se reprend la division entre le signifiant et le vivant. Elle commence par une critique de toute signification «naturelle» à partir du fait qu’il y a des choses nommées qui ne sont pas dans la nature, par exemple toutes celles que va nommer la science – l’exemple de Lacan n’est pas le gène mais la bactérie – ou ce que nomme la psychanalyse qui s’énonce «il n’y a pas, chez l’homme, de rapport naturellement sexuel». Suit un commentaire ébouriffant de la fable biblique et du logos grec, renvoyés dos-à-dos dans leur approche du langage. Bien entendu, à travers ce commentaire critique des grandes approches du langage, ce sont les logosciences contemporaines qui sont interrogées. Commençons par la Bible. Cette fable, l’histoire d’Adam, d’Ève et de Dieu, part du langage comme système de noms d’espèces, d’une sorte de totémisme animalier. Lacan note que Adam ayant été nommé, la première qui se sert de cette langue c’est Ève, «pour parler au serpent». Il s’agit d’une

comme «fraction infinie» a 1 + a ,etc.

L’écriture de l’inconscient comme pur trou ou droite infinie radicalise cette perspective. À partir des années soixante-dix, le terme de capiton disparaît de la plume de Lacan et ceux qui viennent – auxquels Jacques-Alain Miller nous a rendus attentifs – sont du registre de Encore, de l’événement de corps qui ne vient pas se capitonner dans un signifiant. Depuis notre dernière rencontre, une grande nouvelle, sur le plan du corpus du savoir sur le corps, a été annoncée : le déchiffrage précis du génome humain. Cette nouvelle a été annoncée selon une procédure signifiante qui mérite aussi notre attention. Ce fut révélé en même temps par deux journaux, «indépendants» comme l’on dit, Science et Nature, les deux grandes revues rivales de la publication scientifique. Chacune s’est fait l’écho d’une méthode particulière de deux groupes. Pour la première fois dans l’histoire des découvertes scientifiques nous avons, d’un côté, un groupe rassemblant des organismes de plusieurs États, et de l’autre, un groupe privé multinational. C’est le S1-S2 minimum de la nouvelle compétition dans l’ordre mondial. Les multiples commentaires qui ont entouré cette nouvelle convergent en un point : la surprise est grande de ne rencontrer que 30 000 gènes, alors qu’on en attendait il y a encore un an plus de 100 000. Le petit nombre de gènes est vraiment, comme le dit S. Jay Gould 7, le moment de «l’effondrement de la doctrine d’un gène pour une protéine et d’une seule direction causale depuis le code de base jusqu’à la totalité élaborée […]». D’une part, la clé de la complexité ne réside pas dans un plus de gènes mais dans un plus de combinaisons et d’interactions génétiques par moins d’unités de code, et par ailleurs beaucoup de ces interactions […] ne peuvent être expliquées qu’au moment de leur apparition, car elles ne peuvent pas être prévues à partir seulement 14

Accueil Cliquer parole qui s’adresse à la faille dans la création, le serpent qui pousse à la faute, au «faux-pas». Là est (S1, a), le fondement du sinthome. «Voilà la faute première, c’est l’avantage de mon sinthome de commencer par là, sin en anglais veut dire le péché» et à partir de là s’installe la répétition. «D’où la nécessité que ne cesse pas la faille». Lacan reprend donc la thèse freudienne qui fait du surmoi le noyau d’origine du symptôme. Le sin du péché s’oppose au Syn. de «l’ensemble» dans le symptôme. Cette logique freudienne est compliquée d’une logique modale. D’abord le nécessaire. Il s’agit plus exactement de la jouissance ou du joui-sens dans ses rapports avec le nécessaire. Ce rapprochement est un écho du titre de Carnap Meaning and Necessity mais retourné. La nécessité qui ne cesse par la faille du faux-pas. Il faut le péché pour que tiennent ensemble (S1, a). La jouissance entraîne la répétition qui ne rencontre comme limite que la castration, comme satisfaction, «la faille s’agrandit toujours sauf à subir le cesse de la castration comme possible». Mais la véritable question réside dans le fait de savoir comment, à partir de la répétition de l’écart entre signifiant et réel, vient à pouvoir se serrer ce que nomme le langage. La nomination de la liste totémique par Adam – ceci est… – vient recouvrir la vraie question : comment viendra donc se nommer un homme, ou une femme ? Le texte recule devant cette nomination : «L’homme donne un nom à toutes les bêtes (…) mais pour un homme, il ne trouve pas d’aide qui lui fut assortie» (Genèse). Côté grec, et non pas biblique, le langage n’est pas abordé par la suite des noms. Il est abordé par la logique du logos où s’impose bientôt l’universel. Et c’est à partir de l’universel de «tous les hommes sont mortels», suivi d’une nomination «Socrate est un homme», que vient la conclusion «Socrate est mortel». L’articulation de l’universel et du particulier est donnée à partir de la théorie du syllogisme. Dans ce rapport entre tout et un vient se glisser la querelle fondamentale en ce qui se perçoit et se nomme de l’universel et du particulier. Lacan oppose ou croise les deux approches. Côté biblique, le un vient de la femme, la seule qui parle. Elle est pure vie : «L’homme appela sa femme Ève parce qu’elle fut la mère de tous les vivants» (Genèse 320). «Ève est vie», dit Lacan. «Ève, l’unique, la femme, en ce sens que le mythe l’a faite singulière, l’unique». L’unique ne vient pas de l’adéquation d’un nom et de la chose en une unité signifiante S/s. Il y a d’une part la répétition qui s’ouvre, le ne cesse, et d’autre part l’unicité de la femme qui parle. En un premier sens, elle qui n’a pas de nom dans la série totémique devient nom de

nom : S(A). En un autre sens, elle est extime à la série des noms S(S(S(S1, a). Elle est l’extime d’Adam, son os. En un autre aspect encore, c’est de là que vient la nostalgie que la femme n’ait pas reçu un nom d’animal dans la série, la grenouille par exemple, comme l’a fait remarquer Lacan à propos d’une «conversation sacrée» de Bramantino exposée à Milan. Du côté grec, les choses paraissent progresser à l’inverse du côté hébreu. On élimine toute l’unicité que transporte le mythe. La logique extraite du logos ne concernera que l’universel qui permet la substitution. Si «tous les x» ont tel prédicat, on pourra toujours venir à bout de la particularité par la substitution. Comme le dit Lacan, «on remarque le côté futé d’Aristote qui ne veut pas que le singulier joue dans sa logique». C’est la particularité et non la singularité qui s’introduit en second, grâce à l’articulation du syllogisme : «Tout homme est mortel», «Socrate est un homme», donc «Socrate est mortel». Lacan met en doute la résorption de la singularité du «Socrate» dans l’universel. C’est une mise en cause de la résorption du «nom» de Socrate dans le «pour tout». Suivons sa phrase : «Contrairement à ce qu’il [Aristote] admettait, il faut dire que Socrate n’est pas homme puisqu’il accepte de mourir pour que la cité vive – car il l’accepte, c’est un fait» 8. Cette phrase est paradoxale puisqu’un des sens de la mort de Socrate est justement de se faire inoubliable pour la cité, pour la société des hommes libres. Mais décortiquons les thèses multiples qui sont là condensées. D’abord, il faut soutenir que Socrate a voulu se faire condamner. Lacan l’a soutenu dans ses Séminaires. Ce n’est pas admis par tous les spécialistes, mais certains constatent l’étrange contre-performance de Socrate : «Juridiquement parlant, le discours de Socrate est une prestation lamentable. Il commence par déclarer qu’il n’a aucun talent d’orateur, ce qui constitue en rhétorique une ouverture classique ; mais dans son cas, on pourrait estimer qu’il dit la vérité» 9. Par ailleurs, des amis avaient préparé son évasion dans le style Alcibiade, vers des adversaires de la démocratie, voisins d’Athènes, qui l’auraient volontiers accueilli. Le dialogue «Criton» en témoigne. Xénophon, qui considère que la plaidoirie de Socrate est «la plus vraie, la plus libre, la plus juste», même lui – si l’on suit Léo Strauss – estime que «Socrate parle avec tant de force du malheur de la vieillesse et de la maladie qu’il se sent contraint d’ajouter qu’il acceptera sa condamnation comme le résultat non recherché du fait d’avoir dit ce qu’il pensait de luimême et qu’il refuse de mendier honteusement sa 15

Accueil Cliquer vie : il ne provoquera pas sa condamnation de manière délibérée» 10. Ce que Lacan souligne, c’est que Socrate n’est pas homme au singulier en s’identifiant à tous les hommes ; en se résorbant dans l’Autre. Lacan ajoute : «De plus, à cette occasion, il ne veut pas entendre parler sa femme» 11. En ce sens, Socrate est l’envers d’Adam qui, au contraire, n’écoute Ève que trop. Dans ces renvois multiples, Lacan se livre à une sorte d’opposition où logique et mythe renvoient l’un à l’autre, dans des parallèles et inversions d’une virtuosité étonnante. «À cette occasion, il ne veut pas entendre parler sa femme» peut renvoyer à de multiples sens. En un premier sens, il s’agit d’un fait historique, attesté par le dialogue «Phédon». Lorsque les élèves de Socrate vinrent le voir en prison, le dernier jour, «il nous invita à entrer. Or, une fois entrés, nous voilà en présence, non pas seulement de Socrate, qu’on venait de détacher, mais de Xanthippe qui avait sur elle leur plus jeune enfant et était assise contre son mari. Mais aussitôt qu’elle nous vit, Xanthippe se mit à prononcer des imprécations et à tenir ces sortes de propos qui sont habituels aux femmes : "Ah ! Socrate, c’est maintenant la dernière fois que tes familiers de parleront et que tu leur parleras". Alors Socrate, regardant du côté de Criton : "Qu’on l’emmène à la maison Criton", ditil. Et pendant que l’emmenaient quelques-uns des serviteurs de Criton, elle poussait de grands cris en se frappant la tête.» («Phédon», 60, a. b). En un autre sens, cela s’inscrit à la fois en continuité et en rupture dans la série des dits sur les rapports habituels entre Socrate et Xanthippe, qui témoignent d’une acrimonie très particulière. Diogène Laerce rapporte : «À Xanthippe qui, l’injuriant d’abord, allait ensuite jusqu’à l’arroser : "Ne disais-je pas, dit-il, que Xanthippe en tonnant ferait aussi la pluie ? " À Alcibiade, qui disait que Xanthippe, quand elle l’injuriait, n’était pas supportable : "Pourtant moi, dit-il, j’y suis habitué, exactement comme si j’entendais continuellement des poulies (…) ". Une fois que, sur la place publique, elle l’avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d’user de ses mains pour se défendre : "Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise Bravo Socrate !, Bravo Xanthippe ! ? " Il avait commercé, disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les cavaliers avec des chevaux fougueux. "Eh bien, ditil, tout comme eux, une fois qu’ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m’adapter aux autres humains"» 12.

Dans le «Banquet» de Xénophon, une danseuse exécute un numéro difficile : «La représentation – une véritable prouesse – fit observer à Socrate que la nature féminine n’est à aucun point de vue inférieure à celle de l’homme sinon en ce qui concerne le jugement et la force ; par conséquent, quiconque a une femme doit en toute confiance lui enseigner ce qu’il aimerait qu’elle sache afin qu’elle lui soit utile (…). L’exhortation de Socrate poussa Antisthène à lui demander pourquoi il n’avait pas éduqué Xanthippe et pourquoi, au lieu de cela, il vit avec elle, qui est de toutes les femmes présentes, passées et futures, la plus difficile (…). Socrate souhaitant vivre avec des êtres humains, choisit Xanthippe parce que s’il pouvait la maîtriser ou la supporter, il pourrait facilement administrer tous les autres humains» 13. Ces exemples montrent que Socrate tenait le plus grand compte des propos de Xanthippe et de ses réactions, aussi tendus qu’ils soient. Pour Lacan, si Socrate a eu un rapport avec le «tout» de «tous les hommes», ce n’est pas en le rejoignant, c’est en y faisant obstacle. Il fut «la femme qui manque à la société de tous les hommes libres», le «tout… mais pas ça». Il reste l’obstacle à ce que le tout se résorbe. Ce Socrate «féminin» est une radicalisation du Socrate hystérique. En ce sens, le sinthome a cette structure. Il est l’obstacle à ce que tout tourne rond dans la cité. Il indique la place de S(A) qui vient assurer le trou dans le savoir. Venons-en maintenant à la liaison établie entre la faute et la nécessité dans le «que ne cesse la faille». On voit en un premier aspect que se nouent de façon paradoxale la jouissance et la nécessité, alors que la jouissance se produit en une première fois comme rencontre contingente. Mais, une fois surgie, la rencontre manquée se répète nécessairement. Le nom, le sens, le modal La psychanalyse a besoin d’une théorie modale car sa pratique en est baignée. Elle est toute entière tendue dans cette opposition. C’est une position délicate, une position difficile à tenir entre contingence et nécessité. Nous avons appris, avec J.A. Miller, à démêler ce nouage finement effectué à l’époque de l’«Introduction à l’édition allemande des Écrits» 14, «Comment ne pas considérer que la contingence ne soit pas où l’impossibilité se démontre». Il faut faire attention car, très vite, vient à l’esprit la définition de Queneau sur la pataphysique comme «science des contingences nécessaires». Elle résonne avec le dit de Lacan : «Ne surtout pas faire de la psychanalyse la science de l’objet a». 16

Accueil Cliquer Pour nous aider à nous orienter dans ce lien du nom et de la faille qui ne cesse, intéressons-nous dans cette perspective à la «nouvelle théorie de la référence», comme l’appelle un livre récent 15, c’està-dire la théorie de la référence formulée par Kripke en 1970. Ce livre reprend les circonstances de la genèse de la sémantique modale de Saul Kripke, depuis la sémantique de Carnap en passant par les réflexions sur la logique modale de D. Follesdal et A. Smullyan [que J.-A. Miller nous a fait connaître dans les années soixante-dix]. C’est un méchant livre où se débat un soi-disant plagiat de Kripke. Son intérêt est de redonner le contexte d’une génération toute entière tournée vers le franchissement de l’interdit posé sur la possibilité d’une logique modale qui tienne. Kripke en est arrivé à penser que, si quelque chose comme un nom pouvait fonctionner en logique modale, il fallait qu’il puisse échapper aux inconvénients de la théorie de la «description définie». À partir d’une définition des «noms» en logique modale, comme noms autorisant une substitution dans les contextes possibles ou «à travers tous les mondes possibles», Kripke en est venu à proposer une théorie nouvelle sur ce qu’on appelle un «nom» après Russell. Comme le dit Stephen Neale 16, «Une des grandes contributions de Naming and Necessity est que les deux extrêmes russelliens sont intenables : les noms ordinaires ne sont ni des descriptions définies, ni des noms logiques proprement dit». Ils réfèrent sans pour autant le faire par un acte de perception en dernière instance. La théorie de la description définie type «Socrate fut le maître de Platon» suppose en fait que, pour référer, il faut reformuler la phrase «il n’existe qu’une chose et une seule qui soit exactement la description que l’on donne». Les seuls noms authentiques pour Russell, les «noms propres logiques» proprement dit, ne sont que les «mots logiques» «ceci» ou «cela». Cette théorie implique toujours à un moment un «acte de perception directe» en dernière instance. À l’opposé de cette théorie, faire des noms un opérateur de référence authentique (et non de description), en dehors des «noms propres logiques», n’implique plus «l’acte de perception directe». Pour Neale, «Kripke suggéra que nos usages de "Socrate" désignent [refer] Socrate parce qu’elles s’appuient sur une pratique authentifiée par une chaîne d’usages, culminant par un acte plus ou moins formel dans lequel Socrate est baptisé "Socrate"». C’est ce qui fait que Kripke, contrairement à la logique positiviste, «souhaite que des propositions soient nécessaires, bien qu’elles ne soient pas déclarées telles par sa logique seulement

(…)». En dernière analyse, il n’y a pas de raison pour Kripke «qu’une affirmation ne soit pas à la fois empirique et nécessaire, avec une conception adéquate de la nécessité (…)». Cette conception d’un nom lié à une première présentation puis à une répétition, à un usage, donne une toute autre conception que la conception naïve de «l’usage», d’un nom lié à une intention d’usage. Ce serait alors un langage réduit à un signe/signal. Cette conception n’est pas si éloignée de celle que Lacan reprenait de Lévi-Strauss dans son Séminaire «L’identification». Nous suivrons là les indications de lecture données dans la Conversation d’Arcachon. Dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss critique les conceptions du nom propre qui le séparent du nom commun avec une essence séparée. Si le nom propre est «hors sens» – selon l’expression lacanienne –, c’est qu’il est conçu comme limite du sens, de la signification : «Les noms propres représentent des quanta de signification au-dessous desquels on ne fait plus rien que montrer». Comme le dit J.-A. Miller dans la Conversation d’Arcachon, «Lévi-Strauss a une thèse très forte qui dit que le nom propre fait partie du système de classification et que finalement c’est un nom d’espèce [et non d’individu]» 17. Il n’y a, dans cette nomination, que des degrés différents de classification, d’espèces à plusieurs ou à un seul individu, mais toujours d’espèces. La fausse évidence qui sépare les noms propres des noms communs est liée à l’usage actuel des systèmes de parenté dans une société où la transmission du patrimoine est individualisée. En un premier sens, l’effet-nom propre est lié au Code civil. En un autre sens, c’est un effet du familialisme délirant. Un nom propre est un nom qui «individualise», qui ne vient «référer» qu’en tant qu’il désigne qu’une individualité a été atteinte de façon satisfaisante. Cette satisfaction peut varier selon les cultures mais, même si un nom paraît être une description définie du type «taureau assis», il ne vient nommer de façon nécessaire qu’un seul individu de la société en question. La facticité du système d’individuation apparaît dès que l’on touche au statut juridique du nom, qui confirme bien que les systèmes de parenté des sociétés complexes sont nos systèmes juridiques. Les noms, dans notre culture, sont pris dans un marché. Ils deviennent rares par suppression d’un des noms lors du mariage. Le patronyme a des conséquences funestes sur l’autre nom. Un projet de loi touche à la vieille prééminence du patronyme, d’une part au nom de la rareté introduite artificiellement sur le marché des noms, d’autre part 17

Accueil Cliquer au nom de la parité. La parité est une excellente chose, mais elle n’est là que le voile transparent du fait qu’il n’est maintenant nul besoin du patronyme pour individuer. On peut faire ce que l’on veut car le vrai nom de chacun est son numéro de «sécurité sociale» – qui pourrait d’ailleurs être ainsi bien nommé «d’insécurité sociale», quand on se rappelle qu’il a été mis au point par l’administration française dans une période funeste pour être bien sûr d’individuer chacun. Du point de vue du marché, les noms sont devenus rares aussi pour les entreprises car tous les noms «descriptifs» sont déjà pris. La naissance des nouvelles technologies a multiplié les dot. coms et leur nom de domaine. Des cabinets de consultants mettent au point des noms plus ou moins bizarres pour les entreprises multinationales qui doivent, de façon pratique, traverser toutes les langues. Le grec et le latin, langues mortes, ont l’avantage de ne plus se parler et sont sollicités. Thomson CSF devient Thalès, British Post Office Group devient Consignia PLC, ou encore Andersen Consulting devient Accenture. Un banquier résumait la situation de façon pragmatique. Alors que le nom de Diageo avait été très critiqué, les bénéfices de la société ont satisfait tout le monde et donc le nom a été accepté. C’est exactement ce que Lévi-Strauss aurait appelé un principe d’individuation suffisant. Le nom devient alors folklore. Dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss dit : «Quand les noms propres entrent en scène, les rideaux se lèvent sur le dernier acte de la représentation logique, mais la longueur de la pièce et le nombre d’actes sont des faits de civilisation et non de langue» 18. Au fond, la classification s’arrête au dernier acte lorsque le public est content. Dironsnous que, sur la faille, tombe la barre de la castration, de la satisfaction limite ? Un autre critique de la théorie de Russell, Strawson, notait à la façon de Lévi-Strauss : «Notre choix des noms est partiellement arbitraire et pour une autre part, il dépend de l’observance de règles sociales et légales. Il serait parfaitement possible de concevoir un système de noms complets, fondé, par exemple, sur les dates de naissance [ce sont les numéros de SS] ou sur une classification très minutieuse de différences anatomiques et physiologiques [cf. LéviStrauss]. Cependant le succès d’un tel système serait entièrement subordonné à l’adéquation de l’attribution des noms aux références multiples qui en découleraient (…)» 19. Le réel critère par lequel on pourra figer un système de nomination est un critère d’usage. Strawson invente à cet endroit le concept de «quasi-noms». Ce sont des locutions qui,

dans l’usage que nous avons de la langue, ont un usage sémantique particulier qui se marque à l’écrit par des lettres majuscules. Par exemple : la Grande Guerre ou la Terreur. Ce ne sont pas des noms propres, ce sont des noms communs qui fonctionnent en tant que noms propres : «De telles expressions se trouvent imprimées ou écrites lorsqu’un membre d’une certaine classe d’événements ou de choses est d’un intérêt tout à fait primordial dans une certaine société» 20. Et Strawson ne recule pas à désigner ces quasi-noms comme symptômes d’une certaine société. Ne reculons pas non plus à considérer, dans les symptômes, nos quasi-noms. Ce sont les noms du malaise dans la civilisation, de nouvelles traductions de la jouissance, échappant au sens, multiple. Pour le philosophe, l’acte de faire référence témoigne de cet intérêt. Dans l’expérience de la psychanalyse, le moment où un signifiant réfère, c’est le moment où il y a virage de l’encaisse-jouissance à l’inconscient, dont nous parle Lacan dans Radiophonie, inscription de (S1, a). Il faut une marque, un trait par où se marque le quasi-nom ou le symptôme. Ce peut être les majuscules de la Grande Guerre, ce peut être aussi l’invention d’un caractère nouveau, l’accent circonflexe dans le cas de Coûfontaine sur lequel Lacan a attiré notre attention. C’est l’inscription de la dimension du symptôme dans la langue. Lacan a qualifié la limite du nom propre en disant que, dans les mondes possibles qui nous intéressent, les langues, il ne se traduit pas. Traduction se dit alors au sens de la description définie, car il faut des dictionnaires de traduction de noms propres à l’occasion. Par exemple, Firenze se dit Florence en français et pour un Anglais cela ne va pas de soi de savoir à quoi ce nom de Florence réfère, puisque Firenze ne se traduit pas. C’est un sous-produit de l’histoire des rapports entre le français et l’italien et du fait que les Médicis aient donné deux reines à la France. La dimension du langage mise au jour par la nomination, une fois découverte par l’usage du nom propre, s’avère contaminer les noms d’espèces, les noms de substance et une bonne partie des noms communs. La nomination fait apparaître un vide de description, un trou dans la dimension du sens. Les noms font trou dans le sens et le brochent en même temps. Ils viennent à indiquer le lieu de la jouissance et de la défense du sujet contre elle. Le nom propre est plutôt la faille entre deux noms, la trace du sujet entre deux signifiants qui s’engouffre dans la faille. La chaîne fictive s’élance dans ce que J.-A. Miller a isolé comme «quelque chose dans le 18

Accueil Cliquer nom propre qui appelle toujours un complément» 21. On peut le noter a, S2, selon le versant où l’on se tient. Dans la philosophie, Russell et son acte de désignation, ou Kripke et la chaîne des nominations, sont autant de façons d’apercevoir ce que Lacan énonce : «Depuis toujours, ça a été une invention qui s’est diffusée à mesure de l’histoire, qu’il y ait deux noms qui lui soient propres à ce sujet» 22. [Deux noms propres, comme le fait que pour un homme il y ait deux femmes]. Retrouvons notre fil. La dimension de la référence ne cesse de se déplacer le long de la suite des noms notée (1 ou 1 + a), laquelle suite ouvre ainsi le ratage de la référence. J.-A. Miller a décrit ce point comme une opération topologique : la chaîne du nom propre rentre dans le trou qui s’est ouvert. «C’est un paradoxe : combler avec un trou». Joyce avait fait dans la langue anglaise des trous suffisants pour y engouffrer toutes les autres langues, celles d’Etienne (Stephen), premier martyr chrétien, et celle de Daedalus (Dédale), premier martyr du paganisme. Il en a tant fait qu’en un sens toute la langue est devenue symptomatifiée, hors sens, en exclusion interne. Le fait que le nom propre «appelle toujours un complément» indique la place de la répétition. Le nom aura nommé, la chose reste soumise aux conséquences à venir. Le nom propre aussi, plus purement qu’un autre, dépend de la chaîne de pratique qu’il instaure et inaugure. Une analyse peut être décrite en tenues de «représentation logique où la longueur de la pièce et le nombre d’actes dépendent de la satisfaction finale». On peut la décrire en termes d’histoires successives comme l’a fait J.-A. Miller, ou en termes de noms. Ces actes de représentation logique ouvrent à la suite de la résonance le long de la droite infinie. En ce sens, un point de capiton doit lui aussi être marqué du temps. Non pas le temps logique que nous connaissons mais le temps d’une autre topologie, celle qui se lie au «bouchage du trou par le trou» : la droite infinie qu’est un trou résonne à travers les bords du trou du corps. Un point de capiton ne tient que pour un certain temps. Alors on pourra dire que l’expérience de l’analyse révèle successivement plusieurs noms. D’abord le nom de symptôme, puis le nom de fantasme, puis le nom qui s’atteint dans la passe ou nom de sinthome ; puis la recherche de la conséquence du nom se poursuit. Elle ne cesse. La structure logique de chacun de ces noms est distincte. La logique du symptôme n’est pas celle du fantasme, qui n’est pas celle du sinthome.

Je suis Poordjeli, je suis celui qui se fascine pour la corne de la licorne qui n’est pas à sa place, dont je reste idolâtre. Dans la passe, en traversant ce fantasme, j’aurais atteint le nom de mon sinthome, j’aurais pu en tirer ses conséquences. Mais cela n’a qu’un temps. La répétition m’entraîne. Mon nom n’est pas Poordjeli ou Taureau assis ou Danse avec les loups. Il n’est pas non plus «personne», Capitaine Nemo ou pas… Je ne suis pas «non identifié». Mon nom est Encore ou fuis-sens, dans la mesure où je poursuis la conversation avec le partenaire-symptôme, celui que je n’atteins qu’avec la pulsion partielle alors que je le vise par le signifiant que je lui adresse. Psychanalysants, psychanalystes, sujets divisés, malheureux que nous sommes tous, encore un effort dans le débrouillage du nœud. 1. Lacan J., «Fonction et champ de la parole et du langage», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322. 2. Lacan, «Position de l’inconscient», Écrits, Paris, Seui1, 1966, p. 842. 3. Ibid., p. 834. 4. Ibid., p. 829. 5. Miller J.-A., «Extimité», L'orientation lacanienne, Cours d u d é p a r t e m e n t d e psychanalyse, Université de Paris 1/111,1985-1986, inédit. 6. Cf. Charraud N., « Compte rendu du Groupe Psychanalyse et mathématiques », Courrier du Champ freudien, septembre 2000, qui commente dans une perspective différente les références de Lacan au nombre d'or. 7. Jay Gould S., «Genetic Good News : Complexity and Accidents», New York Times reprinted in the International Herald Tribune, 20 février 2001. 8. Lacan J., «Joyce le sinthome», Ornicar ? n°6, leçon du 18 novembre 1975, p. 5. 9. Gottlieb A., Socrate, Paris, Seuil, coll. Points, mars 2000, p. 21. 10. Strauss L., Le discours socratique de Xénophon suivi de Le Socrate de Xénophon, Combas, Éditions de l’éclat, 1992, p. 182. 11. Lacan J., «Le Sinthome», op. cit. 12. Laerce D., Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1999, pp. 241-242. 13. Strauss L., Le discours socratique de Xénophon, op. cit., p. 186. 14. Lacan J., «Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits», Scilicet n°5, Paris, Seuil, 1975, pp. 11-17. 15. Humphreys P.-W., Fetzer J.-H., The New Theory of Reference: Kripke Marcus ans its origins, Paul W. Humphreys and James H. Fetzer, editors, 2000. 16. Neale S., «No plagiarism here», TLS, 9 février 2001, pp. 12-13. 17. Miller J.-A., La Conversation d’Arcachon, Paris, Agalma, Seuil, 1997. 18. Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 258. 19. Strawson P-F., On referring, d’abord publié dans Mind (1950), republié in Oxford readings in philosophy, Meaning and Reference, edited by A. W. Moore, Oxford University Press, 1993, p. 76. Traduction française in Études de Logique et de linguistique, Seui1, 1977. 20. Ibid., p. 35. 21. Miller J.-A., Séminaire de Barcelone, «Joyce avec Lacan», La Cause freudienne n°38, Paris, Seuil, 1998, p. 10. 22. Lacan J., «Joyce le sinthome», Omicar ? n°8, séance du 10 février 1976,Paris, Seuil, 1976, p. 13.

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L’EXPÉRIENCE DE LA PASSE poursuivre notre réflexion, ouvrons une parenthèse pour noter que la volonté, à la différence du désir, n’est pas un concept analytique – lequel en revanche trouve très tôt dans l’œuvre de Freud son statut et sa place topique en rapport avec l’inconscient. En effet, la volonté est une notion issue du domaine de la philosophie, et plus particulièrement de la morale antique.

«Le savoir qui ne se livre qu’à la méprise du sujet, quel peut bien être le sujet à le savoir avant ?»

Vouloir ce qu’on désire Esthéla Solano-Suarez Il n’est pas nécessaire d’insister sur les incidences de l’expérience analytique à l’égard du désir. En revanche, notre réflexion ne s’est pas suffisamment portée sur les incidences de l’expérience d’une analyse à l’égard de la volonté, dans son rapport au désir. Cette question, issue de ma propre expérience d’analysante, a trouvé des échos le 12 janvier 2000 lorsque Jacques-Alain Miller 1 porta son attention sur les rapports du désir et de la volonté, ouvrant ainsi une voie vers de nouvelles perspectives. Notre travail répond dès lors à son invite de creuser davantage le sillon ouvert. Prenons comme point de départ l’indication de Jacques Lacan dans son écrit «Remarque sur le rapport de Daniel Lagache», selon laquelle, au terme de l’analyse qui amène le sujet au-delà de l’Idéal, «c’est comme objet a du désir, comme ce qu’il a été pour l’Autre dans son érection de vivant, comme le wanted ou l’unwanted de sa venue au monde, que le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire…» 2. Ce dit de Lacan nous amène à considérer qu’il y a un lien nouveau entre la volonté et le désir – en termes d’accord et non pas de disjonction – susceptible d’être interrogé à partir de la fin de l’analyse telle qu’il la conçoit dès lors. Néanmoins, cette indication de Lacan fait valoir que ce lien nouveau entre la volonté et le désir suppose un changement du statut du sujet. En effet, le trajet d’une analyse devrait permettre au sujet de dégager sa condition d’objet petit a dans le désir de l’Autre. Ceci est un préalable nécessaire, pour qu’il ait la possibilité de répondre à la question concernant la singularité de son être, accédant par là «à ce point au-delà de la réduction» 3 de l’universel de l’Idéal. Cette voie n’est autre que celle de l’impératif freudien : «Wo Es war, soll ich werden», laquelle «commande une révision de l’éthique» 4. Ainsi, le point de départ que nous avons choisi chez Lacan nous porte au cœur de l’éthique de la psychanalyse, faisant venir au jour ce rapport nouveau entre le désir et la volonté qui se profile à l’horizon de l’expérience analytique. Avant de

Culture de la volonté Dans le champ de la morale antique, la volonté se trouve corrélée à l’idéal de sagesse. Les pionniers de cette perspective furent les Stoïciens, lesquels avaient une «culture de la volonté, au point de viser une identification du sujet à sa volonté, ce qui laisse même soupçonner chez eux une jouissance de la volonté» 5. Ainsi le sage, par l’exercice de sa volonté, ne connaît pas la douleur. Il est riche parce qu’il sait, il est libre même sous les chaînes. Tel Latéranus, donné en exemple par Epictète dans ses Entretiens : «Souviens-toi du courage de Latéranus. Néron lui ayant envoyé son affranchi, Epaphrodite, pour l’interroger sur la conspiration où il était entré, il répondit : – Quand j’aurai quelque chose à dire, je le dirai à ton maître. − Tu seras traîné en prison. − Mais faut-il que j’y sois traîné en fondant en larmes? − Tu seras envoyé en exil ! − Qu’est-ce qui empêche que je n’y aille gaiement, plein d’espérance et content de mon sort? - Tu seras condamné à mort. − Mais faut-il que je meure en murmurant et en gémissant? - Dis-moi ton secret. − Je ne le dirai point, car cela dépend de moi. − Qu’on le mette aux fers ! − Que dis-tu mon ami, est-ce moi que tu menaces de mettre aux fers? Je t’en défie. Ce sont mes jambes que tu y mettras, mais pas ma volonté. Zeus luimême ne peut la vaincre...» 6 On mesure ici «l’artifice des Stoïciens» 7 à l’égard de la volonté de jouissance, lui opposant le mépris comme réponse, accusant ainsi leur refus de subjectiver la douleur, afin de parer à la division subjective. Cette position subjective nous confronte à l’exercice d’une volonté qui n’est pas sans évoquer les accents

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Accueil Cliquer de la «destitution subjective» repérée par Lacan dans Le guerrier appliqué 8. Ainsi, la liberté des Stoïciens trouve son essence dans la pensée. Pour cela, la sagesse stoïcienne repose sur la compréhension de l’implication des événements entre eux, s’appuyant sur la logique. La logique est le critère et la condition de la pensée juste. Le vrai et le bien trouvent leur consistance dans la rationalité 9. Les jugements, quand ils sont droits, font la volonté bonne. Celle-ci tire sa force de l’acquiescement. Acquiescement à la nature, par où on peut adhérer au bien qui est le vrai, qui est la vie, qui est l’utile, puisqu’en accord avec la vie. En conséquence, le sage «accepte avec réflexion les événements qui résultent du destin ; […] s’il sait que le destin le veut mutilé ou pauvre, il accepte cette mutilation ou cette pauvreté. «Non paréo Deo sed assentior», dit Sénèque (Lettre 97) ; je n’obéis pas à Dieu, j’adhère à ce qu’il a décidé» 10. Acquiescer, c’est accepter la volonté de Dieu. On trouve ici le deuxième volet de la volonté inaliénable des Stoïciens, reposant sur l’acquiescement à la volonté de Dieu : «N’agissons pas d’une façon déraisonnable, avec lâcheté […] car cela […] Dieu ne le veut pas : il a besoin d’un monde comme le nôtre […]. Mais s’il donne le signal de la retraite, comme à Socrate, il faut obéir à celui qui donne le signal, comme à son général» 11. Tel l’exemple de Socrate cité par Epictète qui, condamné à mort, s’écria : «Si cela plaît à Dieu, qu’il en soit fait ainsi» 12… On peut dès lors constater que le principe de la volonté, dans la morale stoïcienne, comporte l’accomplissement de la liberté de la conscience de soi 13, fondée d’une part sur la rationalité, et d’autre part sur l’acceptation de la volonté de l’Autre : «Que ta volonté soit faite !». Ce principe traversera les siècles, pour s’incarner plus tard dans la morale issue du christianisme. On trouve esquissé dans cette position ce que Lacan appelle la voie du courage, dès lors qu’il s’agit «de s’affronter à cet Autre», afin «d’éprouver non pas sa demande, mais sa volonté» 14. Cependant la voie de l’analyse diverge radicalement de celle des Stoïciens, dans la mesure où elle ne conduit pas le sujet à momifier le désir dans l’accomplissement de la position ataraxique.

connaissance proprement dite de la fin : la volonté est «une certaine inclinaison qui procède d’un principe intérieur connaissant», à différence «de l’appétit naturel» qui, lui, est «sans connaissance» 15. Pour cela, l’homme seul veut, car il a le principe de l’orientation de son mouvement. La «volonté n’a d’autre fin que le bien […]. Le bien est ce que l’on désire […]. Or la volonté est un désir raisonnable ; elle est donc le désir d’un bien connu par la raison» 16. Nous constatons qu’il y a un rapport étroit entre la volonté et la raison, au point qu’elles sont indissociables, quoique différenciées : «Il y a donc inclusion réciproque et, par là-même, motion réciproque de l’entendement et de la volonté. Une chose peut en mouvoir une autre parce qu’elle en constitue la fin» 17. De ce fait, «l’ignorance engendre l’involontaire par la raison même qu’elle exclue la connaissance, [laquelle] doit précéder un acte pour qu’il soit volontaire» 18. Nous esquissons ici un rappel, peutêtre trop hâtif, de la conceptualisation de la volonté d’après Saint Thomas, mais nous avons voulu mettre l’accent sur le rapport éminent qui prévaut chez lui entre le savoir et la volonté, au point de faire de la volonté une passion épistémique. En conséquence, la volonté et l’acte volontaire, fondateur du libre arbitre, ne sont concevables qu’en tant que conséquences de l’articulation signifiante, fondatrice du savoir. Le règne de la volonté est réservé seulement aux êtres qui habitent le langage. Volonté de jouissance Mais on sait bien que la volonté n’est pas seulement appétence du Souverain Bien, la volonté n’est pas seulement adhésion au bien en général et «à la fin dernière, qui est la béatitude» 19. Freud, avec son Malaise dans la Civilisation, démontre l’existence d’un domaine où la volonté se met au service du mal. Il éclaire ainsi cette zone d’ombre, par où la volonté qui habite les actes humains s’avère aussi être une volonté de jouissance. Lacan signale, d’ailleurs, que Sade est ici le pas inaugural d’une subversion, dont Kant est le point tournant. Cette rupture s’opère avant Freud, et «doit cheminer cent ans dans les profondeurs du goût, pour que la voie de Freud soit praticable» 20. On conçoit dès lors qu’il n’est pas possible d’aborder la problématique de la volonté sans convoquer l’éthique de la psychanalyse, telle que Lacan en a tracé les coordonnées fondamentales dans son enseignement 21, suivant la voie ouverte par Freud. Si l’éthique des Biens est une éthique qui met au centre de l’acte le rapport du sujet au principe de

Volonté, acte et savoir Nous sommes revenus avec plaisir vers la source philosophique de la Théologie morale chrétienne, Saint Thomas. Selon sa conception, la volonté est fonction de la connaissance car, suivant Aristote, la volonté est corrélée à la science, c’est-à-dire à la 21

Accueil Cliquer plaisir, de l’homéostase, la psychanalyse est venue révéler l’existence et l’action d’un au-delà du principe du plaisir, qui s’accomplissent dans le rapport du sujet à sa jouissance.

la nécessité fatale de ce désir [de la mère] que rien ne retient», signale Lacan 27. Le commentaire de Lacan, à propos de la position d’Hamlet, nous procure un bel exemple de ravage causé par le désir de la mère, chez un homme. De ce fait, le désir d’Hamlet subit une «abolition», une «destruction», à cause de la rencontre avec le désir de «l’Autre réel, de la Mère», avant d’ajouter que le désir de la mère, ici, «est moins désir que gloutonnerie, voire engloutissement» 28. On peut trouver à ce propos la trace du «piétinement d’éléphant du caprice de l’Autre» 29, qui caractérise «la volonté sans loi» propre au registre du caprice qui régit le désir de la mère 30. Dans la tragédie d’Hamlet, tragédie du désir, la volonté féminine de la mère s’exprime comme volonté de jouissance, dont le principe de l’action n’est autre qu’un «parce que je le veux !» 31, allant jusqu’à «l’irrémédiable, absolue, insondable, trahison de l’amour» 32, s’inscrivant contre le devoir qui fonde l’ordre du monde. Cependant, s’il y a impasse entre désir et volonté, elle est de structure, car «le désir de l’homme est le désir de l’Autre, où le de donne la détermination dite par les grammairiens subjective, à savoir que c’est en tant qu’Autre qu’il désire» 33. Lacan nous donne, dans son graphe du désir, la vectorialisation du désir du sujet. La question de son désir, «qu’est-ce que je veux ?», ne peut être abordée par le sujet qu’à travers la question du désir de l’Autre, en fonction de l’extimité du désir. C’est comme «question de l’Autre» énoncée à travers un «Che vuoi ? que veux-tu ?» 34 – que revient au sujet la réponse concernant son désir. Dans ce lieu de l’Autre vers lequel «le sujet s’avance avec sa question, ce qu’il vise au dernier terme, c’est l’heure de la rencontre avec lui-même, avec son vouloir» 35. Lacan indique aussi que le discours élémentaire de la demande soumet le besoin du sujet au consentement, au caprice, à l’arbitraire de l’Autre. Il s’agit pour le sujet de trouver, dans le discours qui le modèle, sa propre volonté. Sa propre volonté, c’est d’abord cette chose problématique, à savoir «ce qu’il désire vraiment» 36. L’interrogation du sujet sur ce qu’il veut est celle qui dessine le crochet interrogatif du graphe. Cet x du désir suit le circuit inconscient du désir, dans l’au-delà du lieu de l’Autre. Ce circuit qui dessine le graphe de Lacan, commence au deuxième étage du graphe, en haut à gauche, au point marqué par la lettre J où s’inscrit la jouissance, passe ensuite au niveau du message inconscient S(A), pour aller vers le code inconscient S ◊ D, où Lacan inscrit la pulsion comme trésor

Le désir de l’Autre Le névrosé arrive à l’analyse se plaignant de ses difficultés concernant le désir. Ce qu’il voudrait faire, il ne le peut pas ; ce qu’il désire, il ne le sait pas ; ce qu’il souhaite, il ne l’accomplit pas ; ce qu’il entreprend, il ne le poursuit pas. Il voudrait bien y parvenir, mais ce qu’il désire ne se trouve pas en accord avec sa volonté. Il y a embrouille entre désir et volonté. Comme Lacan le note, «ce qu’il désire se présente à lui comme ce qu’il ne veut pas, forme assumée de la dénégation où s’insère singulièrement la méconnaissance de lui-même ignorée, par quoi il transfère la permanence de son désir à un moi pourtant évidemment intermittent, et inversement se protège de son désir en lui attribuant ces intermittences mêmes» 22. Lacan dessine un portrait du névrosé et de son rapport compliqué au désir dans l’étude qu’il consacre à Hamlet 23, au cours de sept leçons de son Séminaire, en 1959. Hamlet, dit Lacan, est celui qui ne sait pas ce qu’il veut. Hamlet lui-même s’en plaint : «J’en reste toujours à dire, c’est la chose qui est à faire». «Pourquoi Hamlet n’agit-il pas ? Pourquoi ce feel, cette volonté, ce désir, paraît-il en lui suspendu ?» demande Lacan. Et il répond que le problème, pour Hamlet, consiste en ceci : «il ne peut pas vouloir» 24. Ce qui met Hamlet dans un rapport problématique à l’acte, c’est un désir qui n’est pas son propre désir. C’est le désir de sa mère. Hamlet «rend les armes devant ce désir qui lui paraît inéluctable, ne pouvoir être soulevé» 25. Le désir d’Hamlet se trouve écrasé par le désir de sa mère. Quel est donc le désir de cette mère ? Il faut dire qu’il s’agit du désir de la mère d’Hamlet, en tant que femme, et cela concerne plus particulièrement la façon dont elle se tient après la mort de son mari. Hamlet dit à ce propos – ce que souligne Lacan – que «le repas des funérailles sert le lendemain aux noces – Économie, économie ! » 26. À peine son mari vient-il de mourir qu’elle a tout de suite un autre homme dans son lit, et pas n’importe lequel. Lacan évoque, à ce propos, le dialogue d’Hamlet avec sa mère comme étant un moment de paroxysme dans la pièce : «Ne détruis pas la beauté, l’ordre du monde, ne confonds pas Hypérion même [son père] avec l’être le plus abject». Mais il se produit chez Hamlet ce mouvement de retombée du désir «devant 22

Accueil Cliquer des signifiants, puis revient vers le désir, et de là va vers le fantasme. S ◊ a Cette voie est une voie de retour par rapport à l’inconscient, et sur cette ligne de retour, le désir a un rapport au fantasme, rapport qui est homologue au rapport du moi avec l’image. On peut alors s’apercevoir que le circuit inconscient du désir prend son départ du vecteur supérieur, celui que J.-A. Miller nous a appris à reconnaître comme la ligne où se déploie l’intention de satisfaction en tant que volonté de jouissance, où se réalise «ce qui veut jouir», en opposition au premier étage du graphe, celui de l’intention de signification, où s’accomplit «ce qui veut dire». Tiraillé entre signification et jouissance, le sujet peut trouver à résoudre l’équation du désir, «s’il se met, grâce au savoir-faire d’un partenaire du nom de psychanalyste, à la reprendre, [...] dans le sens d’un : Que me veut-il ?» 37.

version de la part impossible de la jouissance de la mère, traitée par le semblant phallique. En ce sens, le fantasme donne une version de la jouissance de la mère en tant que jouissance féminine répondant au principe de l’illimité, échappant à la métaphorisation du père, dans le cadre délimité par le semblant phallique. À cet égard, le fantasme ment, car il donne une version œdipienne de la jouissance féminine, accordée à la limite de la fonction phallique, et de l’objet petit a comme semblant. Cette version est solidaire du principe du plaisir. Par le fantasme, le sujet se soutient comme désirant ; mais au même temps le fantasme, qui est une défense, donne au désir son caractère de désir en éclipse, voire de désir vacillant. C’est là que prend racine son caractère d’insatisfaction ou d’impossibilité, selon qu’il se décline sur le versant de l’hystérie ou sur celui de l’obsession. L’impératif de jouissance Le fantasme est corrélatif de l’impératif de jouissance, dans la mesure où il conjoint désir et culpabilité. Le fantasme est donc un agent de l’injonction surmoïque : «Jouis !». Mais l’impératif de jouissance ne se contente pas des limites posées par le fantasme, car l’impératif comporte l’illimité, dans la mesure où il répond au principe qui exige «encore, et encore plus». Par l’impératif de jouissance, la part non symbolisée de la jouissance de l’Autre, la part pas-toute phallique de la mère en tant que femme, cette part qui échappe à la métaphore œdipienne et au fantasme comme cicatrice, fait retour sous les espèces de l’injonction. Celle-ci caractérise la gourmandise du surmoi. Tandis que le fantasme répond chez les hommes et les femmes au principe de la jouissance corrélée à la logique de l’Un-Tout, propre à la logique œdipienne et à la sexuation masculine, le surmoi en revanche est corrélé à la logique du Pas-Tout, où s’inscrit la logique de l’au-delà de l’Œdipe et de la féminité. En effet, Lacan introduit le surmoi comme impératif de jouissance dans le séminaire Encore 39, et prête au surmoi une voix de femme dans L’étourdit 40. Il est légitime de considérer les affinités entre la jouissance féminine et la logique de la fonction du surmoi, à partir du principe du «sans limites» qui les caractérise. Rappelons ici la maxime sadienne du droit à la jouissance, laquelle s’exerce «sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir» 41. Freud nous a enseigné, par rapport à l’impératif du surmoi, que plus on est sage, plus on en pâtit. À cet égard, la voie d’un juste rapport avec la jouissance ne passe pas par l’assujettissement à la limite fixée par le

Désir et défense Dans cette voie, le sujet trouvera à se confronter aux embrouilles de son désir. Ces embrouilles sont corrélées à la fonction même du désir, qui est celle de la défense, «défense d’outrepasser une limite dans la jouissance» 38. Le fantasme chez le névrosé peut être placé comme un point de capiton de la défense, nouant les registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. En conséquence, le fantasme conjoint une version de la jouissance de l’Autre, en tant que volonté de jouissance, dans les limites qui sont celles du principe du plaisir. Ce que les témoignages de passe nous apprennent, c’est que le fantasme articule une 23

Accueil Cliquer seulement, la volonté peut se trouver débarrassée de la défense, pour s’accomplir comme désir décidé 44. Un désir décidé est un désir qui, une fois débarrassé de l’embrouille, «passe à l’acte» comme «désir qui veut», comme «désir qui devient volonté». 45 La volonté, comme désir décidé, est le solde d’une position subjective nouvelle qui se fait jour à la fin de l’analyse. C’est ainsi que l’on peut entendre ce que Lacan appelle «un désir inédit» 46.

semblant du père. Plus on se met à servir le père, plus on est poussé vers le pire. Comme la clinique de la névrose le démontre, plus on va dans le sens de l’interdiction, s’accordant à une volonté qui met de l’ordre – l’ordre de la loi dans l’illimité capricieux de l’impératif de jouissance – plus on est assiégé par la férocité de l’impératif. Symptôme et pulsion Il faut tenir compte ici du réel de la pulsion. Une volonté de satisfaction s’exprime au niveau du réel pulsionnel, dont le symptôme est le résultat, en terme de compromis entre défense et satisfaction. Freud s’est interrogé jusqu’à la fin de sa vie sur ce que l’on peut espérer d’une analyse concernant la pulsion. En effet, dans son texte «L’analyse avec fin et l’analyse sans fin», Freud se demande si l’on peut dompter définitivement la revendication pulsionnelle par l’analyse 42. Il répond qu’on ne peut y arriver que partiellement. C’est-à-dire qu’il y aurait la possibilité d’un accord, limité, entre la pulsion et le moi, qui rendrait caduque la défense du sujet ; mais sans que cela comporte la réduction définitive de ce qui, au niveau de la revendication pulsionnelle, répond au principe de l’illimité. Pour avancer sur cette question, prenons appui sur les formules trouvées par Lacan dans son dernier enseignement. En conséquence, admettons que l’analyse défait le nœud d’équivoques par où le symptôme accomplit un sens-joui 43. Par la voie du Witz, l’analyse rend caduque la réponse du sujet comme réponse du réel qui, à l’appui du cristal de la lalangue, condense une version de la jouissance. Les sèmes de la lalangue cristallisent pour chaque sujet une version de jouissance, qui s’inscrit à la place du réel, lequel ne cesse pas de ne pas s’écrire. À cet égard la jouissance pulsionnelle, d’un côté est branchée aux sèmes, à la sémantique langagière, et à ce titre participe du Symbolique et de l’Imaginaire, mais de l’autre est jouissance de la vie, s’inscrivant à l’intersection du Réel et de l’Imaginaire, et comportant ainsi l’impossible. En ce qui concerne la pulsion, nul n’est libéré jusqu’à la fin de ses jours de la volonté capricieuse provenant du réel, en tant qu’impossible. Néanmoins on peut dire que la fin de l’analyse comporte comme limite, la rencontre de l’illimité où s’inscrit le Réel comme impossible. L’expérience d’une analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on est empêtré. On est empêtré à cause du réel, c’est de là que provient notre embrouille. Mais qu’on le sache veut dire qu’on a pu cerner le nœud du sujet, en tant que nœud du sinthome. À cette condition

Le désir de l’analyste Cette position est celle de l’analyste en tant que «désirant pur» 47, soutenant la place de la cause du désir pour l’analysant, ce qui suppose d’être au-delà de l’angoisse suscitée par le désir de l’Autre, de l’inhibition comme défense devant le désir de l’Autre, et de l’appétit d’être désirable, comme désir d’être le phallus. L’embarras de l’acte chez l’analyste se produit lorsque l’angoisse du désir de l’Autre le déloge de sa place, ou bien lorsque l’inhibition le mène à vouloir comprendre, c’est-à-dire à être prisonnier du sens de l’Autre, ou encore lorsque son narcissisme lui joue le mauvais tour de vouloir être désirable. Ce nouveau rapport au désir, qui caractérise le désir de l’analyste, comporte que le désir «ne soit pas soutenu tout à fait à la petite semaine» 48. Libéré de ses intermittences, ce nouveau désir est un désir qui se rend homologue au caprice de la pulsion. En cela le désir de l’analyste est une volonté, une volonté qui ne connaît d’autre loi que celle qui s’accomplit dans l’opération analytique par le caprice du Witz. Le Witz joue capricieusement de l’équivoque entre le son et le sens pour ouvrir vers un sens nouveau, inédit, hors code, hors norme, en dehors de la loi, de la convention, du bon sens. Le Witz opère en fonction de son caprice, jouant avec les mots et, comme Humpty Dumpty, il le décide ainsi «parce qu’il le veut». Disposer de l’acte comporte d’aller contre le sens, pour toucher au réel qui, pour Lacan, est antinomique au sens. L’opération analytique rendrait ses armes devant l’impuissance, si le désir du sujet ne se faisait pas partenaire d’un désir qui est une volonté, laquelle s’exerce dès la place de semblant que tient l’analyste. Le désir de l’analyste s’accomplit dans le sens d’une volonté – volonté de mener encore, et encore plus loin, le travail de l’analysant. La formation de l’analyste, à mon sens, comporterait cette visée fondamentale, susceptible d’être vérifiée dans la passe : que l’expérience d’une analyse amène le sujet à une position où le désir se trouve débarrassé de son propre embarras, jusqu’au point 24

Accueil Cliquer voulut lâcher prise, arrêter, partir. La volonté s’y opposa fermement. De son côté, le désir défaillant, se croyant volonté, décida que cette fois-ci, il ne se laisserait pas intimider par ce ton péremptoire. Maintenant, elle dirait : «Non monsieur, je ne viens plus, fini, terminé, basta !» Mais la volonté se fit toute douce et, d’une voix de miel, une voix de velours, lui répondit : «Ma chère, revenez demain, car je dois conduire votre analyse jusqu’au bout !» Et alors la sotte compris, tout d’un coup, grâce à cette réponse, qu’elle n’exprimait pas sa volonté, mais seulement sa lâcheté de ne pas vouloir ce qu’elle désirait, puisqu’elle était venue demander à cet analyste une analyse qui la conduise jusqu’à la passe ! Il fallait en conséquence prendre acte de la lâcheté de son désir et acquiescer à la volonté, afin de suivre la voie sans retour – vouloir ce qu’elle désirait.

où le désir vire à la volonté pour se réaliser comme un désir qui veut ce qu’il désire, étant pour cela un désir inédit. C’est le solde que l’on peut espérer d’une analyse. Mais pour parvenir à cette fin, il est nécessaire que l’analysant dès le début de l’expérience rencontre, comme partenaire de sa demande, un désir décidé. Je vais me permettre d’introduire ici un bout de témoignage, petit, infiniment petit, comme une cellule prélevée sur la structure d’une analyse où l’on peut lire le tracé de son programme. Il s’agit d’un sujet qui avait quitté son pays, dans l’attente de faire une analyse qui la mènerait jusqu’à la passe. L’analyse qu’elle avait faite auparavant dans son pays l’avait conduite vers un point d’impasse. Elle voulait aller plus loin car elle souffrait toujours de son symptôme et, par ailleurs, elle voulait occuper légitimement la place d’analyste. à Elle va frapper la porte de celui qu’elle estimait capable de la conduire là où elle voulait aller : au-delà de son embrouille. D’abord elle se présente, poussée par l’urgence, sans rendez-vous. La secrétaire lui explique qu’il faut demander un rendez-vous par téléphone. Elle téléphone. On lui répond qu’elle doit appeler ultérieurement, car le Docteur est très occupé. Elle le fait, au jour et à l’heure qu’on lui a indiqués. Mais, cette fois non plus, il n’est pas possible de parler avec le Docteur, il faut rappeler. Chose qu’elle fera, encore et encore, autant des fois qu’on le lui indiquera. Elle appelle, et enfin, un jour, le Docteur est là, au bout du fil, qui lui dit : «-Vous voulez me voir ? -Oui, répond-elle, je veux vous voir. -Et pourquoi voulez-vous me voir ? lui demande-t-il. -Pour faire une analyse. − C’est urgent ? − Non, cela peut attendre. - Venez tout de suite !» Elle venait de faire la rencontre d’un désir décidé. Ce fut la leçon inaugurale du parcours qui allait commencer. Ce parcours l’arracha à un mode de désirer, celui de la procrastination du désir, qui est en soi une jouissance. Encore fallait-il poursuivre la mise à l’épreuve de son désir dans la confrontation avec une volonté. Cette volonté ne la lâcha pas, la menant jusqu’au bout des hésitations et des intermittences du désir. Le parcours ne fut pas dépourvu de grands moments de défaillance, particulièrement chaque fois qu’il était question de se confronter à ce terrifiant «encore et encore» soutenu par la volonté, jusqu’aux limites du supportable. Mais un jour, n’en pouvant plus, ou croyant ne plus pouvoir soutenir l’épreuve, elle

1. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Les us du laps» (1999-2000), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII, leçon du 12 janvier 2000. 3. Lacan J., «Remarque sur le rapport de Daniel Lagache», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 682. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 683. 5. Miller J.-A., loc. cit. 6. Épictète, Entretiens, 1, 4. Trad. J. Brun, Le Stoïcisme, PUF, pp. 108-109. 7. Lacan J., «Kant avec Sade», Écrits, op. cit., p. 771. 8. Lacan J., «Discours prononcé par J. Lacan le 6 décembre 1967 à », Scilicet n°2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 22. 9. Hegel G. W. F. (1807), La phénoménologie de l’Esprit, Tome I, Paris, Aubier-Montaigne, 1975, p. 171. 10. Bréhier E., Histoire de la philosophie, vol. I, Paris, P. U. E, Quadrige, 1987, p. 289. 11. Epictète, Entretiens, L. I, chap. XXIX, Paris, les Belles Lettres, 1950, p. 94. 12. Ibid., Livre I, chap. XXIX, 16, p. 93. 13. Hegel G. W. F. (1807), op. cit. 14. Lacan J., «Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien», Écrits, op. cit., p. 826. 15. Gilson E., Saint Thomas Moraliste, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1974, pp. 69-70. 16. Saint Thomas, Sum. Théol., la Ilae, qu. 8, art. 1., cité par GILSON E., op. cit., p. 75. 17. Gilson E., Le Thomisme, Introduction à la Philosophie de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1965, p. 305. 18. Saint Thomas, Sum. Théol., Ia IIae, qu. 6, cité par Gilson E., Saint Thomas Moraliste, op. cit., p. 72. 19. Gilson E., Le Thomisme…, op. cit., p. 303. 20. Lacan J., «Kant avec Sade», op. cit., p. 765. 21. Nous renvoyons le lecteur à Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, aussi bien qu’à l’écrit «Kant avec Sade», op. cit. 22. Lacan J., «Subversion du sujet…» op. cit., p. 815. 23. Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, «Le désir et son interprétation» (195859), Ornicar ? nos 24 (1981), 25 (1982) & 26/27 (1983), Paris, Lyse. 24. Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, «Le désir et son interprétation» (1958-59), Ornicar ? n°25, Paris, Lyse, 1982, leçon du 18 mars 1959, p. 19. 25. Ibid… p. 21. 26. Ibid., p. 23. 27. Ibid., leçon du 8 avril 1959, p. 33. 28. Ibid 29. Ibid., p. 23. 30. Miller J.-A., loc. cit. 31. Ibid., Commentaire de la Satire VI de Juvénal. 32. Lacan J., Le Séminaire Livre VI…, Ornicar ? n°25, op. cit., p. 31. 33. Lacan J., «Subversion du sujet…», op. cit., p. 814. 34 ; Ibid., p..815 35. Lacan J., Le Séminaire, Livre VI…, Ornicar ? n°25, op. cit., p. 29. 36. Ibid., page 22. 37. Lacan J., «Subversion du sujet…», op. cit., p. 815.

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Accueil Cliquer 38. Ibid., p. 825. 39. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 10. 40. Lacan J., «L’étourdit», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, 41. Lacan J., «Kant avec Sade», op. cit., pp. 768-769. 42. Freud S., «L’analyse avec fin et l’analyse sans fin», Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF., 1985, p. 240. 43. Lacan J., «Télévision», Autres écrits, op. cit., p. 516. 44. Miller J.-A., loc. cit. 45. Ibid. 46. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, op. cit., p. 309. 47. Lacan J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 428. 48. Ibid., p. 430.

sein avec un bâton de rouge à lèvres, mais l’enfant qui, paraît-il, avait un vocabulaire très avancé pour son âge, s’était clairement fait entendre en ordonnant : «efface ça !». Alors, quelqu’un eut l’idée géniale de mettre sous le soutien-gorge de la mère un singe en peluche. Au moment où le petit suçoteur s’apprêtait à prendre sa part de l’adorable sein maternel, il tomba sur la peluche, et tout se passa comme si à la place du singe il y avait un ressort, car l’enfant s’enfuit à toutes jambes, tournant le dos au sein de sa mère. Mais le plus drôle pour la famille fut que le jeune enfant, à partir de cet instant, n’a plus jamais demandé à sucer le sein, ni exprimé aucune plainte, ni même fait référence à l’incident en question. Pour être tout à fait juste avec la famille du petit suçoteur, il faut considérer le contexte. Ce n’est pas une scène se déroulant aujourd’hui aux États-Unis, où les droits de l’enfant et un juge décidé peuvent mettre toute une famille en prison. Non. Cette histoire eut lieu au tout début des années cinquante, dans l’Espagne franquiste.

La racine de la position de l’analyste Hilario Cid Vivas Au moment où dans le Champ freudien se pose la question de la formation de l’analyste, isolons et considérons les deux «types» d’analystes que sont l’AE et l’AME – si on considère l’AE du côté de l’analyse et l’AME du côté de la pratique. Toute contribution à ce problème peut nous aider à éclairer ce que révèle cette problématique concernant, à l’heure actuelle, la question du péril de l’absorption de la psychanalyse par la psychothérapie. Pour aborder ce thème, je vais prendre un sujet commun aux AE et aux AME, le désir de l’analyste ou la position de l’analyste, car au fond il s’agit de la même chose 1. L’analyste lacanien se définit comme analyste parce qu’il a le désir de l’analyste. C’est avec cela qu’il opère dans sa pratique. Pouvoir repérer, de quelque façon que ce soit, le désir de l’analyste est donc essentiel pour la nomination d’un analyste comme AE ou AME. Mais cela implique qu’une certaine transmission du désir de l’analyste soit possible. Et si une certaine transmission du désir de l’analyste est possible, qu’est-ce qui, de ce désir de l’analyste, peut être transmis – et comment ?

Le trauma et sa fiction Je vais appeler trauma l’événement en lui-même, et sa fiction toutes les histoires qui l’environnent. Cette division simple tente de considérer deux versants : d’une part celui qui touche au réel, au sens de la jouissance, et d’autre part, celui qui touche au semblant – j’entends par là le symbolique et l’imaginaire de l’histoire, c’est-à-dire l’élément signifiant ainsi que l’élément signifié. Mais pourquoi est-ce que j’emploie le mot trauma ? Premièrement, parce qu’on voit difficilement quel autre mot Freud aurait pu employer à propos de cette scène. Deuxièmement, parce que c’est un événement qui «laissera des traces dans la vie subséquente du parlêtre» 2, définition simple et précise que donne J.A. Miller du trauma. Prenons maintenant ce que j’ai nommé la fiction du trauma. Ce que j’appelle la fiction du trauma peut être aussi décomposé en deux parties. La première comprend tout ce qui s’est passé dans ce que nous pouvons appeler l’histoire consciente du sujet. C’est une histoire banale, celle d’un événement dont il n’y a aucune trace mnésique et qui, sans qu’on sache très bien pourquoi, provoque un vague sentiment de malaise chez le sujet. Pour avoir accès à la seconde partie, que nous appelons inconsciente ou mieux encore refoulée, tout un travail analytique a été nécessaire. Après ce travail, plusieurs traits de l’histoire affleurent au premier plan. Ainsi le rire du père est apparu comme

Un événement infantile Je vais centrer ma démonstration sur un événement de ma propre vie qui a sa logique propre, si on considère que cet exposé a eu lieu pendant mon mandat d’AE. Cet événement n’est pas un souvenirécran, mais un événement que le sujet connaît car il a été maintes et maintes fois raconté au sein de sa famille. C’est un événement qui faisait joyeusement rire toute la famille, mais beaucoup moins le petit acteur principal ! L’enfant avait alors treize ou quatorze mois. Il continuait encore à téter le lait de sa mère de temps en temps. Le sevrage du petit était devenu le problème de toute la famille. La situation était spécialement préoccupante pour la grand-mère maternelle, qui voyait sa fille unique être dévorée par le petit monstre. On a eu l’idée de maquiller le 26

Accueil Cliquer tombe à un moment donné, justement au moment où l’analysant s’aperçoit que son rapport à l’Autre n’est pas uniquement un rapport de communication, ou un rapport de fiction. C’est le moment où l’analysant s’aperçoit qu’il reçoit de l’Autre, non seulement son propre message, mais «sa propre jouissance sous la forme de la jouissance de l’Autre» 3. C’est alors que se produit vraiment la chute de l’Autre. Mais il reste cependant le corps de l’Autre. C’est le moment, comme le dit J.-A. Miller, «de ce qui est l’intolérable majeur, c’est-à-dire, que le but interne de la pulsion, ne soit que la modification du corps propre ressenti comme satisfaction» 4.

le son, la mélodie qui module vraiment la scène, face à une mère qui y consent. Le jeune enfant apparaît alors comme l’objet dont il est question. C’est lui qui est l’objet du rire, chose encore plus spectaculaire quand on se souvient du prénom que ses parents lui avaient choisi. Évidemment, cette histoire infantile a donné lieu à bien des développements. Mais c’est grâce au travail analytique que nous pouvons, dans toute cette trame fictionnelle, isoler un noyau. Ce noyau peut être réduit à un enfant objet du rire du père, et je crois qu’il n’est pas difficile d’y voir des connotations sadomasochistes. Le fantasme que l’enfant va construire, pour donner une signification au mystère de sa jouissance, est modulé sur le noyau de cette histoire. Il n’est pas difficile de donner à l’incident une signification de «coup», et de construire un fantasme du type «On bat un enfant». Nous avons donc le fantasme fondamental construit avec les débris de ce que j’appelle la fiction du trauma. Je peux même poser l’hypothèse qu’au moins dans ce cas, le fantasme fondamental fait partie de cette fiction du trauma. Mais revenons au trauma proprement dit. Je désigne par-là l’impact de l’événement sur la jouissance du petit sujet. Je dois avouer que, très peu de temps encore avant de finir mon analyse, la possibilité d’aborder cet épisode infantile du point de vue de la jouissance, me semblait tout à fait délirante. C’est devenu possible après la traversée du fantasme. Peut-être le névrosé, délesté du fantasme fondamental, devient-il capable de délirer un peu. Moi, j’en ai profité pour aller vers ce que j’appelle la scène du trauma. Et j’ai isolé ce qui n’apparaissait pas dans la version racontée par la famille. C’est un élément qui se réfère à la jouissance en question. On peut aisément comprendre que, dans ce trauma, la jouissance orale était au premier plan. Mais ce que j’ai cerné, principalement au travers de l’analyse du symptôme, c’est un autre élément, aussi important que la jouissance orale. Il s’agit du regard de l’Autre qui apparaît à ce moment-là. Le regard vide du singe en peluche qui se déplace vers le regard foudroyant de la grand-mère, qui sans doute se tenait derrière la mère. Entre un regard vide et un regard haineux, le regard de la mère qui tombe, avec l’objet oral perdu à jamais. Comment appeler ce regard de l’Autre, tel qu’il apparaît ici, sinon la jouissance de l’Autre ? Le regard de l’Autre avec toutes les significations qu’on peut lui donner, et que je peux résumer comme la présence permanente de l’Autre ou, en empruntant un terme ancien de Lacan, l’immixtion de l’Autre,

Ce qui de la jouissance est écrit Comment peut-on arriver à ce point là ? J’ai déjà dit que, pour arriver jusque-là, il faut se délester du fantasme, et pouvoir délirer un peu. Mais il faut dire qu’on ne peut arriver jusque-là, que parce que c’est écrit. C’est écrit avec une lettre. C’est pour cette raison que tout ça n’est pas un délire. Comme le rappelait J.-A. Miller dans son cours «Cause et consentement», le délire est un discours sans référent. Mais ici il y a un référent. La lettre est le référent même. Oui, le trauma a laissé pour toujours un reste écrit chez le jeune enfant, et nous pouvons aussi appeler cette lettre objet petit a, en suivant le Lacan de «Lituraterre» 5. Dans le cas qui nous occupe, nous pouvons même écrire cette lettre. C’est un V penché, qui représente le regard, et la bouche ouverte, en même temps que l’initiale du nom maternel avec sa signification de vie, de sexe féminin et de castration maternelle. Bref, cette lettre fait littoral entre la jouissance et le sens. C’est la lettre qui, moyennant le sens, permet de lire la jouissance. Et ce sur quoi je mets l’accent, c’est que le trauma écrit le réel et sa fiction, c’est-à-dire écrit la jouissance – soit le trauma proprement dit et les histoires construites autour. Pour autant, il ne faut pas mépriser ce que nous appelons la fiction ou le semblant, car la fiction est la voie qui peut conduire à notre réel, au réel propre à la psychanalyse. Deux hypothèses Je vais être plus radical dans cette affaire du trauma. Le trauma au sens de Lacan, comme le rappelle J.-A. Miller, au fond «c’est l’incidence de la langue sur l’être parlant», et c’est pour cela que «le noyau de l’événement traumatique, n’est pas rapportable à un accident, ou ça l’est toujours» 6. Cela signifie qu’un accident n’explique pas le tout de la structure, mais 27

Accueil Cliquer aussi que l’accident est un phénomène de la structure et qu’à travers lui, on peut avoir la chance d’arriver au mécanisme de la structure elle-même. L’hypothèse que je propose est celle-ci : si le trauma est l’effet de la collision de lalangue sur le corps et sa jouissance, c’est-à-dire l’embrouille du langage et de la jouissance, il reste que des réactions subjectives différentes peuvent répondre à cette collision. En d’autres termes, nous pouvons observer, par exemple, dans la pratique analytique avec les enfants, que la réaction du petit parlêtre au trauma dépend, d’une part de l’accident concret que véhicule le trauma, et d’autre part de la position subjective de l’enfant. Cela me conduit à formuler une autre hypothèse. Ce que nous appelons le désir de l’analyste, et que Lacan va désigner de différentes façons selon le contexte, «désir de la différence absolue» 7, ou «désir de savoir» 8, a sa racine dans la position subjective que l’on obtient après le trauma. Bien sûr, il faut maintenant nuancer tout cela. Je ne crois pas que ce soit généralisable. Mais ce que je propose c’est que le trauma est le modèle du rapport du langage à la jouissance, et la position de l’analyste est la position qui tient compte de cette problématique d’une façon très particulière.

seconde condition, la rencontre avec un analyste qui rende possible la lecture de la lettre.

1. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 308. 2. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «L’expérience du réel dans la cure analytique.», 1999-2000, inédit. 3. Lacan J., Le Séminaire, Livre min, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 74. 4. Miller J.-A., «L’expérience du réel dans la cure analytique», op. cit. 5. Lacan J., «Lituraterre», Autres écrits, op. cit., p. 16. 6. Miller J.-A., ibid. 7. Lacan J., Le Séminaire, Livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 248. 8. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, op. cit., p. 308. 9. Lacan J., «Télévision», Autres écrits, op. cit., p. 520.

Accommoder sur le sinthome Alain Merlet Avoir une juste appréhension de son sinthome exige une relecture, voire même une modification de son inconscient, eu égard à l’opacité du sexuel. Avant qu’il n’aborde cette question dans son dernier enseignement, Lacan, déjà dans les Séminaires XI et XII, partant de ce que le signifiant lui-même est oblivium et censure primordiale, avait repéré chez Freud, en partant du symptôme de l’oubli du nom Signorelli, quelque chose qu’il qualifie de «point aveugle». Pour Lacan, cet oubli était avant tout causé par l’identification de Freud au Herr, cette figure du maître à qui s’adresse celui que le sexe trahit dans l’acte sexuel, et dans cette identification Freud perd quelque chose même de son désir. Autrement dit, et c’est la question qui se pose, on peut se demander si la conception freudienne de l’inconscient, eu égard au sexuel, n’est pas d’abord phobique. Ainsi fus-je amené à m’intéresser tout particulièrement à la question de la défense, avant que ladite défense ne se trouve soudain ébranlée à la fin d’une cure, d’une façon pour moi inoubliable.

Une conclusion À la suite de mon analyse, je suis arrivé à la conclusion que ma position subjective après le trauma était la racine qui m’a permis de retourner lire ce qui y était écrit. C’est une position subjective où le réel et sa fiction vont ensemble. C’est une position de dupe, où le sujet est dupe de la fiction. Mais si nous nous rappelons que, selon Freud, aux environs de la cinquième année tout est décidé pour le parlêtre, alors mon hypothèse n’est pas aussi radicale. Il faut faire attention. Je ne suis pas en train de dire qu’à l’âge d’un an et demi, j’avais déjà le désir de l’analyste. Pas du tout. Je dis qu’une certaine position subjective où je consentais à être l’objet du rire de l’Autre, était peut-être la racine d’un autre consentement. Cependant, dans le premier consentement, il y avait une jouissance masochiste. Pour la deuxième position, au contraire, il faut que l’analyste soit sec de jouissance, comme le dit Lacan dans Télévision 9. Et c’est cela, précisément, la démonstration qu’une analyse peut toucher la jouissance – tout au moins la déplacer. Il faut donc ajouter autre chose. Si, comme je le dis, une certaine position subjective de l’enfant après le trauma est nécessaire pour obtenir un psychanalyste, elle n’est pas pour autant suffisante. Il y faut une

L’exposé du cas Alors que le sujet se trouvait encore une fois sur le divan où il avait rapporté deux rêves inédits dans les séances précédentes, le tableau qui lui faisait face, et dont il avait fini par oublier la présence, s’imposa soudain à sa vue comme un trou. Ce fut décisif et surprenant : en un éclair, il entrevoyait la trajectoire de son analyse inaugurée, longtemps auparavant, pour une histoire d’œil et de regard. Rentré chez ses parents, au décours d’une garde de chirurgie éprouvante, il s’était soudain trouvé confronté par surprise au regard d’une femme en deuil dans l’encadrement de la porte, alors qu’il croyait ouvrir à son père. Angoissé, il crut pouvoir se récupérer, pour ainsi dire, en se regardant dans 28

Accueil Cliquer enfant soudain séparé de sa mère quasi à l’agonie après la naissance d’un frère appelé Pierre, une telle interrogation «Qu’est-ce qui est sous pierre ?» – avait un effet quasi-oraculaire. L’analysant en exploita la mine jusqu’à épuisement. C’est alors qu’il fut désigné comme passeur. Cette expérience ne contribua pas à lui ouvrir les yeux, les passants se livrant à une sorte de concours du signifiant devant un jury atone, hormis Lacan, qui un jour finit par se lasser au point de quitter la salle sans prévenir. La dissolution de l’École freudienne poussa son analyste à vouloir enterrer prématurément Lacan et à se conduire comme un maître, figure paternelle bien connue de l’analysant. Tel un ex-voto, un rêve acheva de le convaincre de partir : nichée dans un mur, il voyait une statuette au-dessous de laquelle on pouvait lire «Forrester Griffith», autrement dit, «faut rester gris fils» sous le pavé de l’Autre. Deux ans plus tard, il décida de parler d’un patient à un analyste débutant mais réputé logicien. Il s’agissait d’un contrôle bien particulier parce qu’il concernait quelqu’un de déjà mort, et il s’aperçut bien vite qu’il s’agissait de lui-même. Avec cet analyste, aussi présent que silencieux, la tâche était plus ardue. Épeler à nouveau ses signifiants revenait à célébrer une messe de plus en l’honneur d’un Autre qui avait perdu de sa consistance. De cette cérémonie, l’analyste ne se fit pas le servant, et cette troisième analyse réalisa en quelque sorte une mise en perce du «joui-sens» révélé par l’interprétation magistrale du deuxième analyste. Il n’empêche que son inconscient, incorrigible jouisseur, interprétait, ce que lui signifia son analyste en interrompant le récit d’un énième rêve : «Croyez-vous en vos rêves ?» L’assise du sujet supposé savoir se trouvait enfin ébranlée. Sous pierre, finalement, il n’y avait rien à voir, pas plus que sous les jupes des filles qui l’attiraient dans son enfance. L’inconscient changeait de statut, le S1 montrait sa face de semblant. Ce fut une salve de rêves ironiques et brefs. Dans le premier rêve, il se disait face à une statue de pierre qui bougeait : «je suis imité par les statues». Dans le second, aucune image, mais seulement une phrase énigmatique : «je suis interprété par les femmes». Ce dernier rêve l’amena à évoquer le refrain d’une chanson idiote mais salace, qu’il s’amusait à fredonner enfant en la savourant sans trop la comprendre, et où il était question d’une «bayadère trempant son c… dans la soupière». Dans l’après coup de ce parcours, nous pouvons, semble-t-il, saisir ce que Lacan dit de l’inhibition

une glace. Mais horreur, en lieu et place de ses yeux, deux trous le fixaient – soit ses pupilles dilatées comme l’étaient justement celles du blessé à la mort duquel il venait d’assister. Du même coup, sa propre existence se symptomatisait pour ainsi dire, et il n’eut de cesse de trouver quelqu’un capable d’entendre ce qu’un tel bouleversement le poussait à dire. II était devenu brusquement agoraphobe. Un analyste de l’IPA donna asile à son symptôme qui perdit de sa virulence. La cure révéla une névrose infantile associant phobie et culpabilité. Cette phobie portait sur ce qu’enfant il appelait «le fantôme» dont il redoutait l’apparition la nuit. Le jour, par contre, il ne craignait rien ni personne, exception faite d’une minuscule déchirure dans une tapisserie de sa chambre : sa vue lui en était insupportable. L’agoraphobie cessa lorsque cette phobie infantile fut connectée avec une parole de sa mère le mettant en garde, dès son plus jeune âge, contre le péché mortel risquant de tacher son âme à jamais s’il venait à mourir. Deux rêves angoissants marquèrent cette analyse, mettant en scène deux face à face menaçants : l’un avec le père, l’autre avec un animal au regard implorant. Quoi qu’il en soit, l’analyste, considérant le sujet guéri de son symptôme, lui conseilla d’entamer une nouvelle cure chez un didacticien de renom à Paris. Il hésitait à suivre ce conseil, lorsqu’un événement imprévu le sortit de son indécision. Alors qu’il écoutait la radio, une voix soudain l’interpella : «Vraiment, à tout instant il se passe quelque chose aux Galeries Lafayette.» Cela suffit à réveiller l’angoisse de celui qui croyait avoir été guéri : la faille, littéralement, s’ouvrait à nouveau. Il s’adressa, cette fois, à un lacanien qui lui fit très vite découvrir la primauté du signifiant. Une fois revenu de la surprise causée par ce changement de registre, il retrouva bientôt son équilibre jusqu’à ce que, soudain, une interprétation le sidère et résonne en lui de façon incompréhensible. Alors qu’il venait d’évoquer encore une fois le petit rituel qui le poussait à soulever, chez ses parents, le couvercle d’une soupière en porcelaine chinoise, il s’entendit interpeller par son analyste : «Qu’est-ce qui est sous Pierre ?» La dérive de l’association libre jouant avec le signifiant stoppa net. Un rêve dans lequel sa course s’interrompait brusquement en laissant voir, comme un cartouche, les contours de son pied, marqua le coup. Un signifiant-maître de son enfance avait été touché. Pour le phobique qui, enfant, en proie à la peur des fantômes, imaginait de se remparer dans un donjon inexpugnable, pour cet 29

Accueil Cliquer épisode cruel et comique à la fois de son enfance où, sous les quolibets de ses camarades, il avait cru devoir se défaire de sa chemise devant un mur, pour obéir à une injonction dont il n’avait pas perçu l’équivoque : «Montre tache mise au mur !» À cette bévue répondait un rêve, jusque-là non analysé dans sa deuxième cure, où il voyait la tache aveugle de sa propre rétine tandis que s’énonçait dans le patois de la région originaire de son père que «la sexualité obéit aux lois de l’optique». Pour ce père, la mutilation des doigts de son fils ainsi que sa myopie avaient eu signification de castration imaginaire. Acheter en cachette la statue du gardien du tombeau avait eu valeur d’acting-out, mais s’en séparer était un acte. Accommoder sur son sinthome est complexe, mais demande sans doute qu’on ose considérer les deux faces de la jouissance qui contribuent à le fixer.

quand il la définit comme «un symptôme mis au musée». Ne restait du commandement surmoïque «Forrester Griffith» («faut rester gris fils»), qu’un souvenir-écran désormais obsolète, la marque des griffes au bas d’une porte. Une signature illisible mais indélébile d’un événement de corps avait orienté son existence sur un mode plutôt phobique, soit s’être fait broyer deux doigts qu’il avait laissé traîner par mégarde dans la charnière d’une porte. C’est à ce temps de la cure que le tableau faisant face au divan lui apparut comme un trou à partir duquel il prit l’initiative de lire son analyse. Quelques années plus tard, à l’occasion d’un problème de santé dont la négligence aurait pu lui coûter très cher, il retourna quelque temps sur le divan. De quelle jouissance était porteur ce revenant qui, enfant, avait si peur des fantômes ? Il se débarrassa, plutôt qu’il ne la donna, d’une très précieuse statuette chinoise, un gardien de tombeau qu’il avait acheté fort cher, sans le dire à sa femme. L’analyste l’empocha sans mot dire. L’analysant avoua du même coup une passion pour des appareils de photo aussi prestigieux qu’inutilisés, réceptacles dérisoires du regard fétichisé. Il réalisa qu’il était venu se faire voir de façon impayable. Malgré tous ses efforts, il ne trouva pas le mot de la fin et finit par se satisfaire d’en rester là.

La passe et le lien Marie-Hélène Roch «Ce qui reste en dehors du nœud, c’est le lien.» (J. A. MILLER,, 2 MAI 2001) Le lieu et le lien /Effets de formation

Que conclure ?

Mon sentiment, à l’écoute du Cours de JacquesAlain Miller intitulé «Le lieu et le lien» 1, c’est que, cette année encore plus que les précédentes, il s’agit de penser «avec ses pieds». Lacan emploie cette expression au début de la «Note italienne» 2 en 1973, quand il cherche à mobiliser le groupe italien composé de trois personnes (seulement) autour de la passe et de ce qui aurait pu alors devenir l’expérience d’une école des AE. Ils étaient trois comme les trois pieds d’un tripode. Cela suffisait-il à Lacan pour asseoir le discours analytique ? Suffisaitil d’un tripode pour en faire le siège ? À l’usage, nous le savons, le trépied n’a pas suffi. C’était sans doute un rêve de Lacan. Sans l’interpréter, je souhaiterais seulement faire remarquer que Lacan, me semble-t-il, calculait, évaluait ici une probabilité d’ex-sistence de la psychanalyse et son devenir par le moyen et l’usage de la passe dans l’expérience d’une École. «Penser avec ses pieds» invitait alors à ce qu’on ne traîne pas pour le suivre : «Je voudrais frayer ici cette voie s’il veut la suivre», dit-il quelques lignes plus loin. La voie à suivre se réfère à ce qui précède, c’est-à-dire «que ne fonctionnent que des analystes»3. L’accent ne porte pas seulement sur le

Chaque fois inaugurés par l’angoisse, il y eut, pour ce sujet, trois types d’analyse, avec un rajout particulier pour la dernière. La première fut naïve, thérapeutique, mais laissa ce sujet en proie à une détermination qu’il ignorait. La deuxième découvrit le signifiant-maître mais le laissa figé comme être de jouissance non écornée, d’autant que son analyste se posa comme le garant de la vérité. La troisième réussit à le dégager de la jouissance où se dénuda le trou du «il n’y a rien à voir». Enfin, dans un dernier temps, ce sujet fit l’épreuve de la fuite du sens et de la désidéalisation de l’inconscient. Reste à expliquer la cession de cette statuette encombrante. Cet acte s’imposa comme la cession d’une jouissance honteuse, et l’aveu concernant les appareils photos est à situer dans le même registre. Il y a sans doute de multiples raisons à cela, mais la plus évidente est qu’il lui avait fallu, dans le même temps, payer un excès de jouissance et conjurer le mauvais sort. L’excès de jouissance avait sans doute trait à celle de la lalangue nourrissant le sinthome, soit la comptine de la soupière et de la bayadère. Quant au mauvais sort, il le mit sur le compte d’un 30

Accueil Cliquer versant de la production de l’analyste, mais aussi sur celui de la pratique du psychanalyste, sur son acte. On peut aujourd’hui retenir l’expression comme discipline, pour suivre J.-A. Miller dans la zone qu’il est en train de défricher et qui se réfère au deuxième enseignement de Lacan : penser avec ses pieds, suivre sans trop traîner, en nous aidant des bornes qui sont sur ce passage. Par exemple, l’une indique : Pas-à-lire. Définition lacanienne de l’écrit. Quelque chose comme «Chien méchant» ou «Défense d’entrer» 4. Ces mots font figure d’écriteau placé à l’orée du volume de Lacan paru au Seuil pour son centenaire, avec ce titre : Autres écrits. Avertis que défense et désir sont intimement liés, nous devrons compter sur un troisième lien pour former la commune mesure de la psychanalyse lacanienne qui s’avance, le pari qui lui est inhérent, sachant par définition qu’on ne peut savoir s’il va être gagné ou perdu. C’est pourquoi il doit pouvoir se calculer avec son orientation. Pas-à-lire, et non à comprendre, les écrits de Lacan. II dit lui-même qu’il est illisible dans le Séminaire Encore 5. Dans le même mouvement, il conseille de lire Joyce pour voir comment le langage se perfectionne quand il sait jouer avec l’écriture. Le pas à lire est sans aucun doute un pas à faire encore, et qui concerne toujours notre position de sujet. J’ai aussi le sentiment que nous n’avançons pas à l’aveugle. Cette zone, certes, n’a pas de capiton. L’orientation a quitté la grandroute, celle du Nom-du-Père, comme Lacan la nommait à la fin de son Séminaire Les psychoses 6 qui reste pour nous un capiton. Mais il y a encore bien des chemins à défricher et cette agrafe qui n’est pas un capiton – le nœud borroméen – Lacan l’a dessinée à partir de son expérience propre du réel. Son invention donne à la désorientation lacanienne, comme J.-A. Miller l’appelle aujourd’hui, une borne pratique servant au traitement de la jouissance en excès. Cette agrafe n’est pas moindre puisque Lacan en fait la vie même pour chacun, son réel dans toute sa permanence, son insistance et son incohérence ; réel sans loi, dit-il, car de la vie nous ne savons rien. J’ose dire que cela laisse toutes les chances ; les chances étant orientées par le sinthome. Nous avançons avec ce savoir que le réel est horssens et qu’il a une probabilité d’ex-sistence dans l’expérience de chacun. Il y faut le discours analytique et sa frappe pour que ça vienne à se dire, à se savoir à la longue d’une expérience, qu’il y a du non-rapport sexuel. Il est à l’entrée d’une analyse faite de la rencontre avec ce qui ne va pas ; mais nous ne le saurons, pour une part maudite, qu’à la fin de l’expérience parce qu’on en sort avec esprit.

La décision intime qui porte sur la cession d’un objet de jouissance produit sa cause. Nous avançons avec notre expérience et celle de Lacan qui est un exemple, car il n’y a pas d’enseignement dernier même si nous abordons ce que nous appelons «son dernier enseignement». La passe suit la courbe de ce que le Cours d’orientation lacanienne fait apparaître. Ainsi, nous apprenons que Lacan donne un rapport borroméen au nœud, c’est-à-dire que le nœud est – à la façon des anneaux olympiques – fait de cercles indépendants qui tiennent ensemble du fait de trois. Lacan les nomme chacun du nom des registres RSI qui nous sont connus parce qu’ils forment les dimensions de l’expérience clinique. Le Réel, le Symbolique, l’Imaginaire servent à éclairer la position du symptôme et l’exercice de la jouissance selon l’orientation de ces registres. D’autre part, ils nous sont connus parce qu’ils ont servi à nous orienter dans l’œuvre de Freud, et bien sûr dans celle de Lacan. Enfin, ils forment ce qu’on peut appeler le projet politique de Lacan. Dans le «Préambule» qui suit l’«Acte de fondation » 7, il annonce que ses intentions sont freudiennes ; ce qui signifiait en 1964, au moment où il fonde son École, rendre au message freudien sa lettre en souffrance, étant donné la façon dont elle était alors ravalée, en sa portée radicale, à un usage de psychothérapie. Il nous faudra reconnaître dans un premier temps que l’inconscient est structuré comme un langage. L’orientation du nœud selon Symbolique, Imaginaire et Réel, mettra à l’épreuve la parole dans sa fonction symbolique jusqu’à l’épuiser en ses limites. Ça a pris du sens, rangé comme ça, dira-t-il dans «La troisième» 8 de ses conférences données à Rome, en 1974. Le réel de Lacan, celui distingué par le nœud, nous conduit à la maxime du marquis de Sade : «Encore un effort pour être… lacanien !» La pratique, la formation et l’expérience de l’École sont remises à l’œuvre. Le nœud borroméen serait-il, à sa façon, un nouveau tripode ? Fera-t-il le siège du discours analytique, comme Lacan le souhaitait à l’heure de la «Note italienne» ? Réelle insistance de l’expérience du parlêtre, le nœud suffira-t-il à coincer le réel au centre de la formation du psychanalyste de l’École ? Commençons par le faire avec ces trois dimensions selon le principe du nœud borroméen. Ainsi, la première sera celle de l’enseignement de Lacan qu’il a situé en dehors de l’École. Prenons note du fait que, dans son «Préambule» 9, il fait savoir que son enseignement est seule garantie de la décision de son acte. Il apparaît à la lecture que, pour ceux qui 31

Accueil Cliquer jouissance faite sens» 10. Il conclut la séance sur cette chute qui fait valoir la difficulté propre à la psychanalyse en ce qui concerne le réel «expulsé du sens», dont la production pourrait dans la passe se définir comme étant de l’ordre d’une accession du réel (d’un bout de réel) au symbolique. Cette thèse nous invite à prendre acte des avancées de la passe enfin concrète et effective à l’ECF, et à suivre le mouvement frayé par J.-A. Miller vers une troisième version de la passe 11. En 1967, dans son compte-rendu d’enseignement de «L’acte psychanalytique» 12, Lacan met l’accent sur l’aperçu de la faille du sujet supposé savoir et le mouvement de recul (de scandale, affirme-t-il, faisant sans doute allusion aux refus que sa Proposition sur la passe a essuyés) que l’aperçu de la méprise du supposé savoir peut provoquer. Il fait remarquer que c’est «le point dont toute stratégie vacille de n’être pas encore au jour de l’acte psychanalytique». Ce point ignoré, négligé, retarde l’acte du psychanalyste en sa pratique ; d’où l’insistance de Lacan à la mise à jour du désir de l’analyste au centre de l’expérience d’une École. Cette exigence engage un sujet à l’épreuve de vérité, ce qu’il isolait dans le Séminaire XI comme solde cynique, reste de l’opération vérité ; offrant ainsi quelque chance au sujet de l’expérience de ne pas s’installer dans cette position. À mon avis, pour s’en sortir quand on est névrosé et ainsi dupe de la méprise du supposé savoir, il faut que le mensonge du symbolique soit levé par le démenti du réel de l’acte analytique. Ce que l’inconscient perd en amour, l’analyse le gagne en acte. On peut noter qu’à cette date l’accent est mis sur l’épreuve de vérité, comme J.-A. Miller le fera remarquer. Le résultat en 1967 est la «production… d’un irréel» 13. Cette production marque la continuité entre imaginaire et réel pour un sujet, et pourrait bien traduire la façon dont la passe à cette date dans son École aura été une chimère. Il s’agit bien, en 1967, de parvenir à lever le voile de l’ignorance, de la négligence que l’inconscient masque. En 1975, Lacan donne un tour d’écrou à la production de fin d’analyse en précisant dans RSI que le savoir est supporté par le symbolique mais – c’est un point important – il est «concevable non pas à la limite mais par la limite H il ne consiste que dans le trou qu’il fait» 14. Le savoir de la psychanalyse se supporte de la fuite du sens. Sur le versant de la temporalité logique de la cure supportée par le symbolique, la consistance est celle du symptôme. Son chiffrage marque la béance entre symbolique et réel. Cela peut s’écrire S(A). Ce

voulaient le suivre dans une expérience d’École, cela faisait partie de la mise. Une mise de confiance à risquer dans une évaluation permanente. D’autre part, l’enseignement de Lacan participe de la rencontre d’un sujet avec la psychanalyse. L’autre dimension sera celle d’une analyse. Accordons-nous pour dire que chacune est indépendante mais qu’elles s’entrelacent dans leur progrès orienté vers le réel, que chacune serait déliée de l’autre si elles ne tenaient ensemble selon la contingence d’une troisième que j’identifie comme la passe à l’École. C’est un fait d’expérience. La passe met en tension les deux autres dimensions pendant le temps logique d’une analyse, avant de finir par les nouer de sa résistance propre au cœur même du désir le plus décidé. La tension tient en éveil l’analysant lors de son recul de sujet au cours de sa tâche. Le progrès se mesure en terme de défense. Ce qui fait reculer, c’est le désir insistant et sa défense pour la passe – dont la présence maintenant active dans l’École ne peut être ignorée. L’analysant est conduit à se former le temps qu’il faut avec ces outils que sont l’orientation lacanienne et son analyse. Ils pourront l’amener à conclure sur un certain nombre d’effets obtenus de cette rencontre, et à produire des résultats. À l’aune du témoignage, la passe engage les options qui font les mouvements temporels de la cure et sa politique ; autant de ponctuations de séances qui auront eu leur portée réelle. Les effets réels d’une analyse sont au futur antérieur. Ainsi se transmet une version propre à chacun de la psychanalyse lacanienne. Comment une langue, lalangue lacanienne que tu ignorais, devient peu à peu vivante, de ce que tu la portes à tes propres signifiants de parlêtre. Le réel existe, certes, mais pas sans le discours analytique. Il y faut ses opérations pour qu’il vienne à se cerner, à se sçavoir. Lacan écrit «sçavoir», ce qui met l’accent sur la production exigible dans la passe. S’il arrive qu’on puisse en faire le pas dans son analyse et le mettre à jour dans la procédure de la passe, l’écart entre psychothérapie et analyse se marque, et l’enseignement ne peut plus se définir comme un apprentissage. Quand le sinthome vient à nommer le mode de jouissance d’un parlêtre, il ne traduit pas seulement une version de l’exil du sujet, il contre le réel de la ségrégation qui nous vient de l’universel ; enfin, il forme ce qui pourra le lier à d’autres sinthomes. Le lieu et le lien /Deux versions de la passe Dans le Cours du 28 février 2001, J.-A. Miller distingue deux versions de la passe en indiquant qu’en 1967 l’accent est mis par Lacan sur l’épreuve de vérité ; en 1976, sur une satisfaction – «une 32

Accueil Cliquer forage du réel fait la formation d’un trou symbolique. Dans la «Note italienne», il avait donné sa valeur particulière au savoir issu et insu d’une analyse en ce qu’il est «horreur de savoir»15. Lacan en exige la production au centre de l’expérience d’une École de psychanalyse. Il faudra le temps pour qu’il y ait de l’analyste. Ce rapport au savoir – à la fois spécifique, car c’est un «savoir sans sujet» 16, et «immonde» 17 (il est inhérent à l’humanité) – rend l’acte analytique original en ce qu’un sujet de l’expérience peut vouloir sa destitution au terme de la tâche par lui assignée et que l’acte se vérifie en lui. La destitution subjective est une version du Guerrier appliqué de Jean Paulhan. Elle est dite salubre par Lacan. L’acte porte à conséquence dans la passe, et finit par marquer de façon décisive la fin de l’analyse. La version de 1976, celle dont J.-A. Miller fait état dans son élaboration, a besoin qu’on prenne en compte les changements conceptuels produits dans son Cours concernant l’enseignement de Lacan. Il nous a préparés à concevoir ce pas exorbitant pour la psychanalyse, celui de montrer les limites de la magie de la parole, de la puissance du symbolique. Quelles en seront les conséquences pour la fin de l’analyse ? Nous savons – c’est un fait d’expérience analytique – qu’il n’y a pas de réponse si l’on considère l’Autre comme complet. On peut admettre qu’il ait fallu à Lacan une autre logique basée sur (A). C’est par cette barre sur l’Autre que Lacan voit la possibilité de passer de la parole (du symbolique) au réel, pas sans le corps bien qu’imaginaire. L’Autre n’est pas seulement le lieu du signifiant, c’est aussi le lieu du corps affecté. Cette affirmation nouvelle – L’Autre c’est le corps ! 18 – aura été cruciale en 1967 pour l’élaboration de a dans «La logique du fantasme» ; elle suppose un Lacan orienté par de nouvelles questions concernant l’acte, et au premier chef l’acte sexuel. Y a-t-il, par exemple, un acte qui conjoindrait un être masculin et un être féminin ? Avec quoi un corps peut-il s’approcher d’un autre corps ? L’essentiel de la réponse se trouve dans la logique du fantasme. Les objets a sont détachables et pourtant entièrement reliés au corps (sein, scybale, voix, regard). Dans son Séminaire, Lacan affirme que, pour s’engager dans la logique du fantasme, il y faut le corps ; et, en ce qui concerne la jouissance, il affirme qu’il n’y a pas d’autre jouissance que celle du corps propre. Il y a un pas de plus à faire dans les conséquences. «Le partenaire symptôme» 19 annonce le point de rebroussement de l’enseignement de Lacan. La remise en question de la puissance du symbolique va

ouvrir la voie et laisser circuler ce que Lacan appellera lalangue. Le langage est lui-même appareil de jouissance, et il s’agit de calculer avec cette conséquence clinique selon laquelle la «jouissance n’est plus affaire de reste, elle est partout» 20. Le nœud vient sur la lancée du dynamisme de cette nouvelle axiomatique de la jouissance et nous met à l’exercice du «Là où ça parle, ça jouit» 21 dans notre pratique quotidienne. Le sens, le signifiant ne seront plus les seuls référents de lecture de l’inconscient : ce qui fait limite d’une terre, c’est le littoral ; ce qui fait limite de la parole, c’est le littéral. La lettre n’est pas la parole, le signifiant. Lacan sépare l’inconscient comme ce qui se lit. Et il se lit, nous le savons depuis «La direction de la cure», en suivant le déplacement de la lettre – le désir pris à la lettre 22 – il sépare ce qui se lit de ce qui s’en écrit. Dans son Séminaire Encore, il marque la frontière : «ce que vous lui apprenez à lire n’a alors absolument rien à faire, en aucun cas, avec ce que vous pouvez en écrire» 23. Le titre du chapitre, «La fonction de l’écrit», indique la pointe de ce que peut promettre la déprise du supposé savoir, puisque ce «n’est rien d’autre, votre histoire de l’inconscient» 24, si on pousse un peu plus loin que sa méprise. Ce qu’on peut vouloir, c’est sa lettre de jouissance qui s’écrit sans aucun effet de sens (S1) «rature d’aucune trace qui soit d’avant» 25, homologue à l’objet a. Pour Lacan, cette lettre prend fonction dans l’écriture du discours analytique. Elle a sa place d’agent dans l’acte. Le lieu et le lien /La troisième version Elle s’est imposée avec l’apport du dernier enseignement de Lacan et sous la rupture de la consistance symbolique que la passe, grâce à l’effectivité de la procédure, rend saisissable. La «Note italienne» en donne quelques prémisses et en amorce le dessin. Certes, après avoir mâché avec patience et temps le symbolique, Lacan pourra vraiment commencer à distinguer le réel quand les dimensions (ces «trois», comme il les appelle) du nœud seront rendues homogènes et libres. Nous sommes sur la lancée du dynamisme de son Séminaire Encore et à l’orée de son enseignement sur les nœuds. Mais dans cette Lettre adressée aux Italiens en 1973, voici qu’il les invite à laisser en suspens l’imagination – qui est courte sur le rapport sexuel – et à tenter «d’agrandir les ressources [pour se passer de ce fâcheux rapport et] faire l’amour plus digne». Soit, dit-il plus haut, «de mettre à contribution le symbolique et le réel qu’ici l’imaginaire noue». Et il ajoute, dans une parenthèse : «c’est pourquoi on ne peut le laisser 33

Accueil Cliquer tomber» 26. Cette parenthèse est intéressante quand on fait le saut de la lire avec l’appui de son Séminaire «Joyce le sinthome», et de la nouvelle topique que sert Joyce. Le corps rabouté – chez Joyce, c’est la lettre – fait sinthome et contribue à faire tenir ensemble la structure ou, dit autrement, le nœud classique, borroméen. Nous savons, en prenant leçon sur Joyce, que le corps à cette date n’est plus représentation, surface. La lettre n’est pas le signifiant. Et notre corps, dont l’inconscient ne peut se passer, depuis ce séminaire est quelque chose de beaucoup plus calé. Il l’est dans ces trois dimensions, avec un objet a coincé au centre. L’objet a dans cette topique est l’objet dont on n’a pas idée 27. C’est ainsi que Lacan en fait cas dans «La troisième». Cette orientation le pousse à distinguer le réel des étoffes de la vérité, du fantasme qu’il s’agit de réduire à sa satisfaction d’appareil.

du signifiant. La surface est symbolique et sentimentale. On peut dire «j’ai un corps», en avoir le sentiment et l’habiller de métaphores, de libido. Si l’on prête maintenant attention au registre imaginaire, on peut déduire du schéma que le corps a été touché dans son image qui est bien plus qu’un leurre, bien plus qu’une chimère, bien plus qu’un bout de corps ; c’est une préférence. Elle prend sa source de l’angoisse : au joint de l’imaginaire et tout contre le réel, Lacan inscrit l’angoisse. Il faut comprendre dans quelle erre nous sommes. Il faut saisir que le nœud (la consistance qu’il prend dans le dernier enseignement de Lacan) vient rompre avec ce qui nous est familier et qui structure la névrose, la croyance dans la vertu du signifiant, la passion du sens et du père – qui reste un sinthome. Quand on aperçoit la topologie que ça définit à être non-dupe de l’autoroute, comme le dit Lacan dans «La troisième», cela fait que l’image se sépare de la vie, et ce corps on ne sait pas trop ce que c’est, si ce n’est qu’il se jouit. La préférence de l’inconscient est rompue. Cette nouvelle définition du corps que Lacan avance dans «Les non-dupes errent» 34 introduit ce corps, la vie même, dans son opacité et dans une recherche où il lui faut toujours d’autres termes pour que ça tienne debout. À savoir rien de moins que ce nœud, dit-il, dans cette même séance. Le nœud borroméen est la structure du corps que nous préférons oublier. Nous sommes passés d’une géométrie euclidienne à une consistance torique. Chacun peut donner sa version de la passe parce que X a un corps et qu’il appartient aux trois dimensions. Tenir la corde que nous tend J.-A. Miller implique d’y mettre du sien. La troisième version s’est imposée à partir de ce qui s’est isolé pour l’AE dans la passe, du fait d’une aporie. L’aporie, si elle est saisie dans une temporalité logique de la cure, on peut s’en convaincre, se verra doublée par un mouvement de fortune, la hâte dépassant le calcul logique dans lequel l’aporie était prise. L’événement est toujours imprévu, c’est un pari sur le hasard qui n’est pas pur puisqu’il y a lalangue et ses alluvions : «La psychanalyse, son réel (comme le dit Lacan) est affaire de fortune» 35. Le deuxième enseignement de Lacan porte sur une probabilité de l’objet a. Je mets l’accent sur la probabilité de l’objet pour dire que l’aporie est à ce point dans l’expérience psychanalytique. Si le sujet entre dans la passe, il invente le savoir dont il n’a pas l’idée. Le souffle lui vient de l’écart qui s’est creusé entre inconscient et passe. Alors il faut mettre du sien pour décider d’un trait (S1) marquant le réel traumatique, condition de la faille et de son

Le lieu et le lien /Le corps Dans la troisième conférence prononcée à Rome qui ouvre sur son dernier enseignement, si le corps reste imaginaire (nous pouvons le constater dans le schéma qu’il dessine du nœud), il gagne en dignité du fait de ses trois dimensions ; et en opacité, du fait du passage du corps comme forme au corps comme «enforme» 28. Dans cette nouvelle géométrie, Lacan nous fait perdre tout espoir d’atteindre le réel par la représentation, l’imaginaire, sa projection sur une surface symbolique. Il emploiera des expressions comme «crever la boudouille», réduire la «panse», «rapetasser» 29 la corde, une manière de creuser la béance entre sens et réel – et de nous réveiller. Ce que supporte le corps, ce n’est pas l’image toujours prégnante et prévalente pour l’homme, ce n’est pas le sens, c’est la ligne de consistance : ça «n’a d’aspect que d’être ce qui résiste, ce qui consiste avant de se dissoudre» 30. Dans cet extrait de «RSI», Lacan donne une définition de ce qu’est la consistance : c’est ce qui résiste, consiste, n’oublions pas «avant de se dissoudre». Dans cet autre extrait relevé dans «Le sinthome», il la définit comme «ce qui tient ensemble» 31. Et il ajoute cette phrase surprenante : «et c’est bien pour cela que c’est symbolisé dans l’occasion [je souligne] par la surface». Ainsi, nous symbolisons en raison de notre pauvreté. Car nous ressentons notre corps «comme peau retenant dans son sac un tas d’organes» 32. Si l’on met à plat son schéma 33, on voit que le sens est inscrit au joint de l’imaginaire et du symbolique, ce qui fait que nous le représentons, l’articulons avec 34

Accueil Cliquer 26. Lacan J., «Note italienne», op. cit., p. 311. 27. Lacan J., «La troisième», op. cit., p. 183. 28. C’est le mot qu’a trouvé E. Laurent pour mettre l’accent sur l’au-delà du narcissisme ; ses recherches et conférences sur le sinthome, la nouvelle topique à laquelle le sinthome invite, m’ont particulièrement éclairée. 29. Lacan J., respectivement Le Séminaire Livre XXII, «RSI», op. cit., leçon du 13 janvier 1975 & «La troisième», op. cit., p. 197. 30. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXII, «RSI », op. cit., leçon du 18 février 1975. 31. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, «Le sinthome» (1975-76), leçon du 13 janvier 1976, inédit. 32. Ibid. 33. Le schéma se trouve dans Lacan J., «La troisième», op. cit., p. 199. 34. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXI, «Les non-dupes errent» (1973-74), leçon du 12 mars 1974, inédit. 35. Lacan J., «La troisième», op. cit. J.-A. Miller l’a démontré en acte pour produire trois petites notes de Lacan qu’il a édité dans le volume Autres écrits, et qui ont eu l’effet de doubler le calcul logique dans lequel s’appliquait – à partir de son Cours et de mon expérience de la passe – mon élaboration sur cette fameuse troisième version de la passe. 36. Lacan J., «La troisième», op. cit., pp. 198-199. 37. Lacan J., «Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines» (1975), Scilicet n°6/7, Seuil, Paris, 1976, pp. 59-60.

émergence comme sujet de l’inconscient. Ce S1 ne serait qu’une sentimentalité si ce trait, avec sa constance propre, ne s’était formé d’un événement de corps, marque du réel. C’est ainsi que peut se dénouer la défense propre au désir qui est formée d’une angoisse intime. Je me réfère au cri de Lacan, lorsqu’il hurle «De quoi avons-nous peur ? De notre corps», mais il précise plus loin : «C’est le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps». Notre angoisse, c’est la «peur de la peur» 36. Lacan apporte cette nuance à l’angoisse dans «La troisième». Ainsi, ce que j’appelle ici la troisième version de la passe fait usage de nouveaux termes que nous avons pu relever au cours de l’enseignement de Lacan – comme lalangue, l’apparole, l’agrafe, l’équivoque, la séance, le parlêtre, l’ex-sistence. On peut y ajouter des actions : l’action de tordre, contourner, courber, retourner la langue, de la boucler ; mais aussi briser le sens, le concasser, le réduire, et puis encore mettre du jeu entre les liens, prêter attention au nouage, le privilégier. Une discipline, ce que Lacan appelait «se briser à la pratique des nœuds» 37. "Ce texte est la reprise écrite d’un exposé fait au Cours de J.-A. Miller, L’orientation lacanienne, les 16 et 23 mai 2001. 1. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le lieu et le lien» (2000-2001), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII. 2. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, Paris, Seuil, Champ freudien, 2001, p. 307. 3. Ibid., p. 308. 4. Lacan J., Autres écrits, op. cit., édition et présentation du volume par J.-A. Miller. 5. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 37. 6. Lacan J., Le Séminaire Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 321. 7. Lacan J., «Acte de fondation», Autres écrits, op. cit., p. 237. 8. Lacan J., «La troisième», vue congrès l’École Freudienne de Paris, 1974, Lettres de l’École freudienne, Bulletin intérieur de l’E. F. P., n°16, nov. 1975, p. 181. 9. Lacan J., «Acte de fondation», op. cit., p. 236. 10. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le lieu et le lien», op. cit., leçon du 28 février 2001. 11. Après exposé et discussion au Cours de J.-A. Miller, nous pourrons ordonner la passe selon trois dates – 1967, 1973, 1976 – et conclure que la version de 1976 est la troisième version de la passe, qui prend appui sur trois pages de Lacan que J.-A. Miller a judicieusement éditées dans le volume intitulé Autres écrits. 12. Lacan J., «L’acte psychanalytique. Compte rendu du Séminaire 19671968». Autres écrits, op. cit., p. 376. 13. Ibid. 14. Lacan J., Le Séminaire Livre XXII, «RSI » (1974-75), leçon du 15 avril 1975, inédit. 15. Lacan J., «Note italienne», op. cit., p. 309. 16. Lacan J., «L’acte psychanalytique», loc. cit. 17. Lacan J., «La troisième», op. cit., p. 198. 18. Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, «La logique du fantasme» (1966-67), leçon du 10 mai 1967, inédit. 19. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme» (19971998), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII. 20. Miller J.-A, L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme» (19971998), op. cit., leçon du 21 janvier 1998. 21. Lacan J., Le Séminaire Livre XX, Encore, op. cit., p. 104. 22. Lacan J., «La direction de la cure et les principes de son pouvoir», Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 620 & 641 notamment. 23. Lacan J., Le Séminaire Livre XX, Encore, op. cit., p. 38. 24. Ibid. 25. Lacan J., «Lituraterre», Autres écrits, op. cit., p. 16.

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L’ÉCOLE ET LA FORMATION DU PSYCHANALYSTE «Ce qu’ils ont à savoir, c’est qu’il y en a un de savoir qui ne calcule pas, mais qui n’en travaille pas moins pour la jouissance.» J. LACAN, «INTRODUCTION À L’ÉD. ALLEMANDE DES ÉCRITS», Autres écrits, op. cit., P. 558.

nécessité pour les psychanalystes de ne pas comprendre trop vite ce que dit le patient. Il s’agit de pouvoir rester hors du sens ou du moins dans le suspens du sens. Si la formation analytique ne consiste pas à atteindre à la compréhension, c’est dans la mesure où elle demande un certain suspens du sens. De ce point de vue, la formation du psychanalyste tient de la structure du Witz, du mot d’esprit. D’ailleurs dans son Séminaire Les Formations de l’inconscient, Lacan présente la structure du mot d’esprit comme un mode d’invention de savoir apte à saisir ce qu’il en est du savoir dans la psychanalyse. Dans le Witz, il y a une invention signifiante. On fait un mot d’esprit quand on invente un bon mot. On peut ne pas l’avoir soimême inventé, mais l’avoir entendu, l’avoir saisi avec tout son sel et le reproduire avec ce sel. Quand on fait un mot d’esprit, il y a donc une invention. Le mot d’esprit, par définition, n’est pas un savoir déjà là. Quand il s’agit dans le mot d’esprit d’un savoir déjà là, on est dans la répétition du mot d’esprit et ça ne fait plus rire personne. Quand aujourd’hui on évoque le «famillionnairement» ça ne fait plus vraiment rire, ça ne fait plus invention parce que, depuis lors, Freud, Lacan, nous tous, sommes passés par là et l’avons ressassé ; nous nous y sommes intéressés comme exemple de production et, pour nous, il fait déjà partie du code. La structure du mot d’esprit se situe dans l’invention du mot. Ce qui provoque l’effet mot d’esprit est justement cette invention de quelque chose de nouveau qui demande à être reconnu par l’Autre ; l’Autre en reconnaît la pertinence en riant, puis en le transmettant lui-même à d’autres pour faire rire. Il y a donc là un message qui attend de recevoir de l’Autre un acquiescement sur sa valeur pour être inscrit dans le code, dans le savoir. C’est un mode de fabrication d’un savoir nouveau autre que celui de la science. Avant tout processus de compréhension et au-delà de toute compréhension possible, l’essentiel pour une invention sur le mode du Witz est dans la réponse de l’autre – savoir s’il dit oui à cette invention. C’est ainsi une forme d’invention de savoir qui n’a rien à voir avec la compréhension. Quelque chose se saisit avant que la compréhension ne s’en empare, quelque chose se saisit dans l’équivoque, dans le «pas-desens», terme sur lequel Lacan équivoque, à la fois hors sens et un pas franchi dans le sens. L’invite à ne

La formation du psychanalyste Alexandre Stevens La formation du psychanalyste, c’est le thème du prochain Congrès de l’AMP à Bruxelles, en juillet 2002. Ce n’est pas son titre exact, qui est plus précis : «L’effet-de-formation dans la psychanalyse : ses causes, ses lieux, ses paradoxes». Ce thème n’est pas sans soulever, effectivement, un certain nombre de paradoxes. Le terme de formation lui-même est ambigu. Il peut évoquer l’université, en tous cas il évoque volontiers un cursus clos. Or, l’université n’est pas le lieu de la formation du psychanalyste, et le cursus clos ne peut pas être considéré comme adéquat à cette formation : elle concerne le désir qui est au cœur même de la pratique du psychanalyste, ce qui ne peut en aucun cas se saisir dans un cursus linéaire 1. Ce Congrès de Bruxelles réunira quelques centaines de membres de nos Écoles de l’AMP, venus de divers continents. Ce sera donc un événement. Ce Congrès sera réservé aux membres, mais ce n’est pas parce qu’il sera fermé que le thème et le débat doivent l’être. Ce débat n’a pas à être clos, il nous concerne tous. La formation du psychanalyste, une expression de Lacan Jacques Lacan utilise cette expression, «la formation du psychanalyste», à de très nombreuses reprises du début à la fin de son enseignement. Ainsi tout un texte y est consacré dans les Écrits, «Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956». Dans ce texte, Lacan montre bien les paradoxes de cette formation. C’est un texte dont il faut rappeler qu’il est ironique à l’égard de l’IPA de l’époque. Le point sur lequel je veux insister n’est pas cette ironie de Lacan mais plutôt le paradoxe qu’il y situe, à partir de deux remarques. D’abord, dit-il, la formation de l’analyste et plus largement la formation dans le champ de l’analyse ne vise pas à atteindre la compréhension. C’est déjà ce que Lacan énonçait pour la clinique dans le Séminaire III, Les psychoses, quand il insistait sur la 36

Accueil Cliquer ici à saisir l’affadissement que cet idéal de désintellectualisation produit pour le discours analytique. Il ne s’agit pas de comprendre mais bien d’intellectualiser de la bonne manière. Laquelle ? Il ne me semble pas facile de répondre à cette question. C’est le paradoxe de la formation du psychanalyste – si nous donnons un idéal, ce n’est déjà plus la bonne réponse puisqu’à chacun la sienne. Freud disait qu’à chaque cure, le psychanalyste doit réinventer la psychanalyse. C’est une autre manière de dire ce paradoxe, il n’y a pas de cursus prédéterminé. Il s’agit pour l’analyste d’accepter le non-savoir comme étant le cœur même du savoir. Ce mode d’intellectualisation est aussi un pari sur la curiosité. En psychanalyse, elle n’est pas un vilain défaut. On pourrait, sur cette question de la bonne manière d’intellectualiser, évoquer un certain nombre de formes – le contrôle de l’acte, la présentation clinique, les séminaires cliniques – qui sont différents modes de construction du cas où il s’agit de couper plutôt que de comprendre. J. Lacan donne une formule qui convient, à la fin de «La psychanalyse et son enseignement» : « (…) la seule formation que nous puissions prétendre à transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle : un style.» Est-ce à dire qu’il faudrait imiter le style de Lacan ? Ce n’est certainement pas ce qu’il a voulu dire, lui qui avait dit en contrôle à quelqu’un dans la difficulté – «Faites comme moi, ne m’imitez pas». C’est plutôt le style comme envers de l’imitation. Comme le rappelle l’ouverture de ses Écrits paraphrasant Buffon, «Le style c’est l’homme… à qui l’on s’adresse». Transmettre un style, c’est sans doute transmettre au sujet le style qui lui est propre, ce qui indique bien un des paradoxes de la formation du psychanalyste. En même temps il faut bien comprendre que le style chez Lacan est un opérateur, comme l’est le sujet. Le sujet n’est pas ontologique, ce n’est pas un être, c’est un élément opératoire. Il en est de même pour le style. Ce dont témoigne bien le dernier paragraphe de la préface à l’édition japonaise des Écrits, «Avis au lecteur japonais» (Autres Écrits). Lacan y parle de l’inconscient au Japon : «Telle qu’y est faite la langue, on n’aurait à ma place besoin que d’un stylo. Moi, pour la tenir, cette place, il me faut un style». Le style est un instrument, comme l’est le stylo. L’écriture japonaise a la particularité de laisser place à l’équivoque et donc à l’ouverture du sens, alors que la nôtre fixe souvent le sens quand le signifiant est équivoque.

pas comprendre trop vite, est à entendre de la même manière : plutôt que de momifier le dit avec le savoir déjà là, pouvoir entendre le dit dans sa nouveauté. C’est ainsi que la formation, dans le champ psychanalytique, consiste à inventer un savoir et non pas à l’absorber. C’est la même opposition que présente Lacan, dans «Intervention sur le transfert», entre le savoir constitué et le savoir constituant. Il y a lieu de distinguer le savoir constitué comme la masse du savoir déjà établi et pris dans un certain nombre de mécanismes de compréhension, et le savoir constituant comme invention de savoir, savoir en acte. Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas de dire n’importe quoi pour que cela fasse effet-deformation en psychanalyse – de la formation, pas plus que de la passe, on ne peut se donner les airs. Le savoir constituant ne s’invente qu’en s’appuyant sur le savoir déjà constitué de Freud, de Lacan et d’un certain nombre d’autres, qui permet de saisir la pertinence d’une nouveauté. Ce n’est pas ne rien comprendre, c’est ne pas comprendre trop vite. J’ai découvert récemment que, dans la langue néerlandaise, le sujet supposé savoir de Lacan est généralement traduit «sujet supposé sachant». Cette traduction laisse penser que l’analyste est supposé avoir du savoir. C’est avoir compris beaucoup trop vite et donc tout à fait à côté de ce que Lacan veut soutenir avec son sujet supposé savoir. Inventer un savoir c’est déjà simplement apprendre à lire, c’est-à-dire ne pas comprendre trop vite pour saisir dans sa complexité un concept nouveau. C’est aussi ajouter son grain de sel dans un savoir en cours d’élaboration. La formation du psychanalyste consiste à pouvoir entrer dans ce processus dynamique. Intellectualiser de la bonne manière L’autre remarque que je souhaite tirer de ce texte de Lacan est celle-ci : il reproche à l’IPA d’avoir promu un idéal de désintellectualisation. Il inverse un reproche qui lui était parfois fait d’intellectualiser. Lacan retourne donc la remarque en constatant que l’IPA fait même de la désintellectualisation un idéal : «(…) et comment ne pas admirer la force de ceux qui donnent son élan à la grande œuvre de désintellectualisation, qui s’étendant de proche en proche représente un de ces challenges parmi les plus féconds où une civilisation puisse affirmer sa force, ceux qu’elle se forge en elle-même ? À y veiller, où trouvent-ils le temps, alors qu’à cours d’année ils se consacrent à abaisser les mois forts, à élever les mois faibles ? – Sans doute pendant les mois sans r» (Écrits, p. 485). Ironie et Witz servent 37

Accueil Cliquer l’enseignement, la cure, le contrôle. Mais il s’agit de la poursuivre dans une dynamique. Ainsi l’État belge, par exemple, dans sa grande bonté, veut régler aujourd’hui pour nous, en fait pour d’autres, le diplôme de psychothérapie en ajoutant à un cursus universitaire supplémentaire de deux ou trois ans, un cursus de travail personnel constitué d’un nombre préétabli de séances de psychothérapie. Mais c’est bien en deçà de l’exigence que formule Lacan pour la formation du psychanalyste. Ce n’est pas seulement insuffisant, c’est radicalement différent Ce n’est pas que ce que l’État demande ne soit pas assez rigoureux, ce n’est pas que les matières proposées à l’enseignement n’y soient pas exactement celles qu’il faudrait, c’est que concevoir la formation comme un cursus universitaire plus un travail personnel est antinomique à ce que Lacan appelle la formation du psychanalyste. Le terme «formation du psychanalyste» est par ailleurs repris plus tard dans l’enseignement de Lacan de façon ironique. Néanmoins il va continuer à l’utiliser après avoir ironisé sur ce terme. Lacan ironise spécialement en disant – «Il n’y a pas de formation de l’analyste, il n’y a que des formations de l’inconscient». Cela signifie qu’il n’y a qu’une seule formation de l’analyste, c’est la nécessité pour l’analyste d’analyser ses formations de l’inconscient jusqu’au bout, c’est-à-dire de terminer sa cure 3. Lacan s’oppose là aux analystes installés de l’époque de l’ex-École freudienne de Paris, ceux qu’on a appelés les barons de l’EFP et qui avaient constitué une liste de contrôleurs, faisant ainsi revenir au jour la fameuse liste des didacticiens de l’IPA. C’est par rapport à cela que Lacan a insisté sur la nécessité absolue, comme élément majeur de la formation de l’analyste, de poursuivre son analyse jusqu’à son terme. C’est par rapport à cela qu’il a inventé la passe comme démonstration d’une analyse parvenue à son terme. L’invention de la passe va rester la position majeure de Lacan sur cette question. La formation de l’analyste est d’abord et avant tout, voire seulement, de mener une cure personnelle jusqu’à son terme. Mais cela suffit-il ? Jamais Lacan ne dit que cela suffit. Et il me semble que cela ne suffit pas pour une raison logique. C’est que si l’on considérait que là est le point d’aboutissement, alors ça situerait ce terme même d’analyse arrivée à son terme comme point d’idéal. Ce serait l’aboutissement du trajet, alors qu’au contraire Lacan écrit l’AE comme un point de capiton du trajet. Il y a une trajectoire avec plus d’un point de capiton. Et il est nécessaire à la formation de l’analyste – c’en est même le point essentiel – que cette trajectoire puisse inclure ce point de

La formation, un élément de la praxis L’expression de Lacan, «la formation du psychanalyste», est utilisée dans l’ensemble de son enseignement. Ainsi dans le Séminaire XI, dès les premières pages, il dit : «Pour ce qui est des fondements de la psychanalyse, mon séminaire, dès son début, y était, si je puis dire, impliqué. Il en était un élément, puisqu’il contribuait à la fonder in concreto – puisqu’il était dirigé vers ce qui est un élément de cette praxis, à savoir la formation de psychanalystes.» C’est situer la formation du psychanalyste comme élément de la pratique in concreto et non comme un élément théorique. L’analyste est produit dans le mouvement même de cette formation et non pas comme résultat final extérieur à cette formation. Et cet élément de pratique – c’est-à-dire une cure sert aussi à former un psychanalyste – est en même temps ce qui nous donne les fondements de la psychanalyse. Il y a un double retournement dans cette phrase de Lacan. À la fois cette pratique de l’analyse est la formation même du psychanalyste, et cette formation du psychanalyste est aussi ce qui nous donne les fondements de la psychanalyse. Ce n’est pas : il y a la psychanalyse et il s’agit de l’enseigner à un analyste pour qu’il devienne analyste. Au contraire, il y a une pratique de la formation de l’analyste et cela même constitue le fondement de la psychanalyse. Effet qui évidemment s’oppose à la compréhension trop rapide. Dans le moment même où se transmet la formation, en même temps se constituent les fondements de cette formation. En d’autres termes, les fondements de la psychanalyse sont l’effet de la formation du psychanalyste. Ce qui retourne la question, la formation du psychanalyste ne consiste pas à lui enseigner les fondements mais ces fondements par lesquels le discours analytique continue à exister dans le monde, sont l’effet du Séminaire de Lacan en tant qu’il est dirigé vers la formation du psychanalyste. Pour le dire autrement, la formation du psychanalyste n’est pas point d’aboutissement mais dynamique permanente. Aucun cursus prédéterminé ne peut convenir. Les Sections cliniques 2 participent de la formation du psychanalyste, ou plutôt des effets de cette formation, au-delà de celle du praticien. Mais en aucun cas elle n’y suffit ni ne constitue un cursus, ou une part du cursus, qui pourrait en tant que tel être dit «formation du psychanalyste». De même, la cure personnelle et le contrôle participent de la formation, mais ce ne sont pas des cursus au sens où rien ne permet de fixer la durée de ces éléments. Rien ne permet de dire quand la formation est accomplie. La formation doit poursuivre cette série tripodique : 38

Accueil Cliquer capiton du terme de la cure. Néanmoins ce terme à lui seul ne suffit pas.

donner, pour l’ouverture de la Section clinique, est différente. Il va, à ce moment-là, préciser l’intérêt qu’il y a à ce que la psychanalyse puisse, par exemple, changer la linguistique. Il inverse l’orientation selon laquelle il prend ces sciences connexes, mais néanmoins la nécessité de cette série est affirmée à tout moment de son enseignement. Il ne s’agit pas d’être uniquement dans le hors sens. Cela devrait nous permettre de saisir la série de structures avec laquelle nous pouvons inventer le savoir analytique de façon toujours plus pertinente – être dans le savoir constituant plutôt que d’avoir déjà compris avec le savoir constitué. Il est difficile de saisir les phénomènes cliniques que nous rencontrons, les difficultés de chaque sujet, les symptômes qui sont autant de réponses à la douleur d’exister, les scénarios fantasmatiques qui font le drame ou le bonheur de chacun, sans se confronter au paradoxe suivant : qu’un sujet peut désirer le plus ce qu’il veut le moins. C’est là que se saisit le horssens où la formation du psychanalyste doit maintenir le discours psychanalytique comme étranger à toute psychothérapie, qui vise la solution dans le sens.

Production et formation de l’analyste Deux textes issus de nos récents débats dans l’École, produits par le Comité d’action de l’École Une, l’un sur la Garantie et l’autre le contrôle, sont éclairants sur cette question. Le texte sur la Garantie propose de distinguer deux termes, l’engendrement de l’analyste et la formation de l’analyste. L’analyste en tant qu’il est produit, sa production, et la formation de l’analyste. La production est ce qui se démontre de la fin de la cure. Le Comité d’action utilise cette expression : «… lorsqu’un sujet est nommé AE, l’analyste est en effet produit à la fin de la cure. Est-il pour autant formé ?» Cela va dépendre évidemment du choix de chacun. Mais la question soulevée est celle de la dynamique dans laquelle l’analyste doit poursuivre après la fin de sa cure, pour rester dans le désir de l’analyse. Psychanalyse et psychothérapies La question de la formation du psychanalyste recouvre celle de la différence entre psychanalyse et psychothérapie. C’est un débat très actuel, dès lors que le législateur s’en mêle. Il est actuel aussi du fait de la modernité de notre époque, où fleurissent les psychothérapies. La formation du psychanalyste est ainsi définie par Lacan : «il ne s’agit pas d’atteindre à la compréhension». La distinction entre psychanalyse et psychothérapie se situe bien là. La psychothérapie consiste à atteindre à la compréhension, elle est sur le versant du sens. Alors que la psychanalyse, dans ses fondements, est essentiellement du côté du hors sens ou du pas-desens 4. Sur cette distinction, Lacan est clair dans «La chose freudienne», dont le dernier chapitre s’intitule «La formation des analystes à venir». Il y écrit, à propos de l’enseignement et de la formation : «c’est d’une initiation aux méthodes du linguiste, de l’historien et je dirai du mathématicien, qu’il doit être maintenant question pour qu’une nouvelle génération de praticiens et de chercheurs recouvre le sens de l’expérience freudienne et son moteur. Elle y trouvera aussi à se préserver de l’objectivation psychosociologique, (…)». Il oppose ainsi la recherche du sens inaugural de l’expérience freudienne et l’objectivation psychosociologique. L’objectivation psychosociologique est celle qui cherche le sens psychologique. La formation dans le champ de la psychanalyse inclut pour Lacan les sciences connexes. La formulation qu’il va en

La psychanalyse appliquée Si nous sommes clairs sur cette indication, alors il s’agit de faire un petit pas de plus. Comment situerions-nous tout un champ clinique, dans lequel beaucoup d’entre nous travaillent – ce sont notamment les champs cliniques institutionnels, les institutions de soins pour enfants psychotiques ou pour toxicomanes, et les hôpitaux psychiatriques ? Comment considérerions-nous le travail de quelqu’un qui est en formation dans l’analyse et qui produit un travail clinique de ce type ? Lacan a un nom pour cela – il ne s’agit pas de dire : en attendant de devenir psychanalyste, vous faites de la psychothérapie – qu’il développe dans son Acte de fondation, la «psychanalyse appliquée». Lacan y distingue trois sections pour son École : la section de psychanalyse pure, à laquelle il donne comme visée de travail la fin de la cure et le contrôle ; deuxièmement, la section de psychanalyse appliquée, à laquelle il donne pour mission l’étude de la clinique de la cure et de tous les modes d’application de la psychanalyse dans le travail en institution, et la confrontation au discours médical ; à la troisième section, il assigne un travail de lecture, les connexions du champ freudien. Ces trois sections font le trépied de la formation du psychanalyste : la cure menée à son terme, le contrôle, le travail d’enseignement et de lecture des textes, dont la forme la plus achevée est le cartel. Et, dans cette articulation, Lacan présente la psychanalyse 39

Accueil Cliquer Mais il faut garder à l’esprit que l’enseignement peut aussi être une résistance au savoir, comme le fait remarquer Lacan dans l’Allocution de clôture au Congrès de l’E.F.P. en 1970 – un congrès sur l’enseignement : «Plutôt que de prendre mon discours comme enseignement, mieux vaut s’en servir». Il oppose ainsi la dimension de l’enseignement au sens d’une accumulation de savoir, qui est résistance au savoir constituant dans la mesure où il fonctionne alors comme savoir constitué et figé, et l’usage opératoire d’un enseignement – mieux vaut s’en servir – qui peut être une base pour le savoir constituant. La résistance de l’enseignement au savoir existe, dans la mesure où l’enseignement propose le savoir comme savoir constitué.

appliquée comme un des modes de la psychanalyse. La psychanalyse pure, en tant que visée de la fin de la cure et contrôle de l’acte analytique, assure, quant à elle, les fondements de la psychanalyse. Cette assurance des fondements de la psychanalyse permet une confrontation de la psychanalyse au champ de la clinique tel qu’il existe en institution. C’est ce qui permet de mettre résolument du côté de la psychanalyse ce type de pratique où l’invention de savoir a aussi sa place – comme celle d’Antonio Di Ciaccia sur la clinique-à-plusieurs, par rapport à quoi les psychothérapies sont d’un tout autre registre. Dans un autre texte sur la formation qui date de 1967, «Le petit discours aux psychiatres» – il l’avait d’abord intitulé «La psychanalyse et la formation des psychiatres», puis «Formation du psychanalyste et psychanalyse» – il s’adresse à des psychiatres pour parler de la formation du psychiatre car, en 1967, il considère que la formation du psychiatre consiste aussi à faire une analyse et à se former à la psychanalyse. La formation du psychiatre inclut alors cette dimension de la formation du psychanalyste, ce qui n’est plus tout-à-fait vrai aujourd’hui. Dans ce texte, Lacan fait un certain nombre de remarques sur la synthèse du cas, comme on l’appelle. Pour tous ceux qui travaillent en institution de soins, c’est très éclairant : la synthèse, que Lacan appelle le «fatras», s’oppose au cas par cas. Un mot encore sur ce tripode de la formation tel qu’on peut le tirer de l’Acte de fondation. Il articule trois modes d’approche du réel en jeu. Dans la cure, le réel se démontre à terme dans la possibilité qu’il y ait du psychanalyste ; c’est le réel rencontré à la fin de la cure. Dans le contrôle, il s’agit du réel en jeu dans le transfert et l’interprétation, c’est-à-dire de ce qui soutient la possibilité de l’acte analytique. Et enfin, dans le travail d’enseignement ou de lecture, dans le cartel, le réel en jeu est justement la morsure du symbolique sur le réel que doit opérer le savoir constituant.

L’acte analytique et le sujet supposé savoir Reprenons la question du contrôle. Qu’est-ce que le contrôle en psychanalyse ? Cela peut être le contrôle de l’élaboration du cas clinique, le contrôle du diagnostic, le débat sur le diagnostic. Mais il me semble que le contrôle est essentiellement le contrôle de l’acte. C’est-à-dire le contrôle de ce que l’analyste se situe bien dans la dimension de l’acte, dans la cure qu’il mène et dont il vient parler en contrôle 5. C’est le contrôle de la dimension du sujet supposé savoir, tel qu’il est développé dans la «Proposition d’octobre» et spécialement dans sa première version, publiée en annexe des Autres Écrits. J’évoquais plus haut une forme de mauvaise compréhension de cette formule du sujet supposé savoir, en «sujet supposé sachant». Cette traduction erronée tend à considérer que l’analyste est supposé avoir le savoir. Bien sûr, dans le transfert, c’est une supposition qui existe parfois mais, comme le souligne Lacan, ce n’est pas du tout le cas général, au contraire. Il n’est pas du tout nécessaire que l’analysant ait ce fantasme pour que le transfert opère. Lacan développe la formule du sujet supposé savoir, dans la première version de la Proposition d’octobre, en écrivant : supposé sujet…savoir Le terme «supposé» se situe donc au-dessus de la barre et en dessous de cette barre, nous avons «sujet», points de suspension, «savoir». Qu’est ce qui est supposé ? Lacan est explicite sur le fait de situer l’analysant sous la barre et la position de l’analyste au-dessus de la barre, c’est-à-dire que le signifiant du transfert imputé à l’analyste se situe audessus de la barre, soit le «supposé». Le sujet supposé savoir signifie d’abord que, quand un sujet

L’enseignement et le savoir L’enseignement et la lecture de textes, qui sont un versant différent de celui de la cure dans la transmission de la psychanalyse, sont présentés par Jacques-Alain Miller, dans la Préface aux brochures des Sections cliniques, comme le versant du mathème. C’est le côté épuré de la transmission, en tant que la psychanalyse doit pouvoir être transmise hors de la cure pour ce qui est des opérateurs qui la fondent. Concernant par exemple la lecture de textes, les Sections cliniques tiennent ce pari. 40

Accueil Cliquer C’est de la responsabilité exclusive des psychanalystes d’aborder cette question et de tirer les conséquences de ce problème.

va en analyse, il suppose qu’il y a un savoir inclus dans ce qui lui arrive et qu’il en développera là les coordonnées. Le savoir en question n’est pas celui que l’analyste posséderait, mais celui qui est supposé à l’inconscient du sujet freudien. Dès lors que se suppose un savoir à cet inconscient, l’opération analytique fait que le sujet vient en analyse. Par l’opération que Lacan appelle «rectification des rapports du sujet au réel» dans «La direction de la cure», un sujet vient se supposer à ce savoir. C’est donc une double supposition : dès l’entrée en analyse un sujet est supposé au savoir, mais le savoir inconscient en question est lui-même supposé. Il y a donc un savoir supposé auquel se suppose un sujet. Ce mathème indique la position de l’analyste que Lacan va écrire, dans les «quatre discours», en position de semblant d’objet.

II. Il y a une certaine relation entre les termes enseignement, transmission de la psychanalyse, formation du psychanalyste et formation psychanalytique. Ces notions, qui ne recouvrent pas des réalités semblables, sont employées couramment dans la littérature psychanalytique avec une certaine confusion qui ne nous surprendra pas. Au contraire, elle nous éclaire sur le problème que nous devons traiter. La psychanalyse dépend du destin du psychanalyste, et inversement. Freud a inventé la psychanalyse et a créé en même temps le psychanalyste. Nous partons d’un principe : il y a un déséquilibre entre le développement de la pratique et de la théorie psychanalytique et les moyens employés pour la formation du psychanalyste. Un signe de ce déséquilibre est l’absence d’une théorie générale de la formation de l’analyste – de la même manière qu’il existe une théorie générale de l’interprétation des rêves par exemple. Les raisons de ce déséquilibre ne se trouvent évidemment pas dans une négligence quelconque de la part de Freud ou de Lacan, qui ont toujours considéré la difficulté inhérente à ce problème et ont apporté des réponses et des orientations qui ont permis de réduire ce déséquilibre, sans pour autant l’effacer complètement. Ce déséquilibre confère à la psychanalyse une certaine fragilité et nous devons lui prêter une attention extrême, étant donné que le destin même de la psychanalyse se joue directement entre ces deux termes.

1. Ce texte a été établi à partir d’une conférence donnée au Champ freudien en Belgique, le 5 mai 2001. 2. Cette intervention, ici réécrite, a été faite devant un public constitué notamment de participants d’une Section clinique. 3. Je reprends ici une interprétation qu’en a donnée J.-A. Miller. 4. C’est un point qu’on trouvera largement développé dans le Cours de J.-A. Miller de l’année 2000-2001. 5. Éric Laurent a développé ce point dans une Conférence institutionnelle de l’ECF l’an passé.

Suite Francisco-Hugo Freda I. Soyons clairs, il y a un problème actuel : la formation de l’analyste. Aujourd’hui, la marche du monde, la multiplicité des moyens thérapeutiques, la course vers la guérison la plus rapide et la plus simple rend plus nécessaire de préciser la particularité de la psychanalyse ainsi que sa forme de transmission et les modalités de formation du psychanalyste. S’agit-il simplement d’une situation actuelle, produit de l’époque, ou d’un simple manque d’attention de la part des psychanalystes ? Ne faudrait-il pas revoir constamment les modes et critères de la formation analytique et de sa transmission en fonction des modifications de la théorie psychanalytique ? Entre les propositions de Freud dans ce domaine bien précis et celles d’aujourd’hui, des modifications, dont les conséquences doivent se mesurer, sont apparues. Les réponses à ces questions ne sont pas simples. Nous savons que c’est autour d’elles que des querelles, des divisions et des scissions se sont cristallisées tout au long de l’histoire de la psychanalyse.

III. Nous devons commencer par les indications de Freud concernant la formation du psychanalyste. Il impose l’analyse personnelle, le contrôle de la pratique et une culture générale. Il indique par ailleurs que, vis-à-vis de son patient, le psychanalyste doit avoir un certain «savoir supérieur» qui lui permet d’avoir une vision plus approfondie de la réalité psychique. Ces consignes ne constituent pas un ensemble homogène. Nous avons ce qui est obligatoire, ce qui est important, mais nous avons aussi ce savoir en plus, bien difficile à définir mais tout-à-fait nécessaire au maniement de tout traitement analytique. Jusqu’à ce jour, personne n’a mis en doute la nécessité de l’analyse personnelle et du contrôle. En ce qui 41

Accueil Cliquer Lacan a abondé dans ce sens en intégrant la figure du savoir sous la forme du «sujet supposé savoir» en tant que point de constitution du transfert. Cette soif de savoir fait le centre même de la formation de l’analyste telle que Freud l’a conçue. Cette soif de savoir n’est pas assimilable à l’acquisition d’un savoir constitué, ni au bagage culturel et intellectuel d’un sujet. Il y a une difficulté à définir cette soif de savoir. Nous essayerons de donner une réponse positive. La soif de savoir de Freud, c’est la psychanalyse. La psychanalyse est l’inscription de cette soif de savoir de Freud dans le champ du savoir constitué. Il s’agit d’une étrange métonymie, étant donné que le résultat est l’invention d’un savoir nouveau, mais en même temps une modification radicale de la composition du savoir constitué. De ce fait, les psychanalystes sont invités à maintenir la tension entre un savoir constitué et un savoir nouveau. Nous ne devons pas oublier l’insistance de Jacques Lacan à ce propos. Dans ce sens, les psychanalystes sont invités à maintenir les effets de cette soif de savoir freudienne puisqu’en dépend le destin de la psychanalyse.

concerne ce que nous pouvons appeler la relation de l’analyste avec le savoir constitué, nous devons constater qu’elle a été en quelque sorte remplacée par le diplôme universitaire. En ce qui concerne ce trait particulier que tout analyste doit avoir pour mener à bien un traitement psychanalytique, la réponse freudienne n’est donnée nulle part. Freud, au contraire, a nommé son trait, celui qui lui est propre et qui l’accompagne toute sa vie durant : la «soif de savoir». Ce trait traverse l’œuvre de Freud du début à la fin. Il marque de son sceau chaque passage conceptuel de la psychanalyse. Deux exemples nous permettent d’illustrer ce point de vue : le premier est le fameux «vous le savez déjà» que Freud profère pour indiquer la fin d’une analyse ; le second se rapporte à «Construction dans l’analyse» où, confronté au silence de ce qui ne peut pas se remémorer, Freud impose un savoir produit par l’analyste indépendamment de toute considération du patient. Ce lien, précieux et précis, entre un trait personnel et la production d’un savoir que nous trouvons chez Freud, constitue un véritable modèle épistémique qui peut être décelé avec clarté dans la production théorique de quelques analystes. Il ne s’agit pas de la soif de savoir freudienne, mais d’une attirance pour la cause première, d’une passion pour la vérité, voire une nécessité de cohérence. Ces traits ont, avec le trait freudien, une relation métonymique évidente et nous sommes obligés de considérer que tout analyste a un trait propre qui lui permet d’inscrire sa praxis dans la psychanalyse. La passe promue par Lacan répond à cette exigence sur plusieurs de ces aspects. Cependant, notre optimisme doit être mesuré. Nous avons pu nous apercevoir qu’un déplacement s’opère dans la formation de l’analyste qui va contre cette orientation générale. Il y a une promotion du sens au détriment du savoir. Lacan, très attentif à ce glissement – qu’il considérait comme inévitable, et qui ruine le fondement même de la psychanalyse – a promu la notion du réel pour faire barrage à cette tendance. La formule «il y a du savoir dans le réel» peut être considérée comme une réponse à «il y a du sens». Le trait freudien se fait sentir de telle sorte que nous pouvons dire que la psychanalyse, grâce à ce trait, se différencie de toute autre thérapie. La différence ne se trouve ni dans la méthode, ni dans les résultats, mais dans le passage qui fait d’un symptôme, d’une souffrance subjective, un lieu à partir duquel le sujet peut avoir accès à un certain savoir. Dans ce sens, Freud déplace le lieu du savoir, en faisant du désir, qui va du rejet au vouloir savoir, un critère clinique.

IV. Le fil de notre réflexion et l’objectif de notre travail nous mènent nécessairement à expliciter, à tracer un cadre minimal de ce que nous considérons comme l’héritage freudien. On peut répéter que le caractère novateur de la conception du savoir va fonder le champ psychanalytique. Cette révolution ne trouve pas sa raison d’être dans la nouveauté que Freud propose. Elle va bien au-delà. Nous la situons sur le fond de deux courants opposés : d’un côté, dans la quête de la signification de toute manifestation inconsciente, Freud retrouve un ordre de détermination qui lui permet de rendre compte du caractère rationnel de celle-ci. Mais, dans ce mouvement, l’ordre de détermination va se trouver érodé par un espace vide de sens : la causalité psychique. Entre le déterminisme inconscient et la causalité psychique, s’ouvre un espace de savoir inédit. Le sujet de l’inconscient ne se confond pas avec le sujet de la pulsion que cet espace introduit – bien que les deux se rencontrent et s’entrecroisent dans l’équation du fantasme. C’est-à-dire que nous différencions un ordre de détermination d’un espace causal qui permet d’établir l’émergence d’une définition de l’être, au-delà de toute détermination. Cet au-delà implique une redéfinition des coordonnées temporo-spatiales à l’intérieur desquelles s’inscrivent aussi bien l’immuable de la pulsion que la fixité du traumatisme, ou l’histoire de ce qui a été dit. Les implications épistémiques de 42

Accueil Cliquer formule de son désir, même si la possibilité d’y accéder lui reste obscure par définition. La responsabilité devant la possibilité forge ses propres limites. L’inscription du désir dans l’Autre assure au désir un haut degré de détermination ; c’est-à-dire que les coordonnées qui le régulent n’échappent en rien aux lois du signifiant. En ce qui concerne le psychanalyste, Lacan postule que son désir est inédit. Il y a quelques années déjà, nous avons interprété la proposition de Lacan comme un désir non édité. C’est-à-dire sans inscription, un désir qui échappe à la détermination de l’Autre, pour retrouver dans un au-delà «un nom», un nom bien particulier qui lie, noue, cette non-inscription à la cause de la psychanalyse. L’encrage d’un nom à la cause analytique n’implique nullement l’existence de celle-ci comme condition première – sans quoi nous rétablirions, d’une manière déguisée, ce que Lacan n’a pas arrêté de démonter, «un Autre de l’Autre». La cause analytique n’est pas non plus l’Autre du désir ; sinon, le désir serait serf d’une cause, ce qui est une forme de la religion. Il ne s’agit pas non plus d’un étage supérieur, forme épurée du désir qui, libéré des lois de l’Autre, confère au sujet une potentialité de décision libérée de toute obligation. La cause analytique est un réel qui, inclus dans tout dire, échappe à la signification.

cette double causalité se font sentir dans le fond même de la définition que la psychanalyse se fait du sujet : divisé dans son être par la pulsion, barré dans son existence par la mort que lui impose l’usage du signifiant. L’esquisse présentée précédemment fait partie de ce que nous lègue la psychanalyse, legs qui a été accompagné de la création d’un «personnage», le psychanalyste, qui puisse faire valoir par son acte les résonances éthiques que le sujet défini par la psychanalyse suppose. Si nous disons «les résonances éthiques que ce sujet suppose», et si nous insistons, c’est pour faire remarquer que ce sujet n’est pas naturel, qu’il n’est pas caché, que c’est la psychanalyse qui l’a fait surgir. Indiquons qu’il ne s’agit pas d’un sujet qui a toujours été là et que l’interprétation, la levée du refoulement, la force de l’amour de transfert et l’irruption du refoulé ont fait renaître, mais que la psychanalyse a inventé un sujet en modifiant le champ du savoir. De cet événement, le psychanalyste prend la charge. Et si la tâche lui semble lourde, ce n’est pas parce que le patient résiste, mais parce que sa formation a tracé les limites de son acte ; et il faut considérer en même temps que, de sa formation – à la différence de son acte – il n’est pas le seul responsable. V. Revenons à notre point de départ, la formation de l’analyste et la transmission de la psychanalyse. Aucune réflexion sur celles-ci n’est possible, sans le double jeu du désir et de la résonance du désir à l’intérieur de la causalité psychique. Le pas franchi par la psychanalyse fut de lier les lois universelles de la détermination du désir au particulier de l’objet a cause du désir. Cette variation dans la conception du désir ne constitue pas une simple évolution, une modification nécessaire imposée par un progrès conceptuel. Il s’agit d’un véritable saut, au sens mathématique du terme puisqu’il introduit dans la programmatique discursive un manque de sens auquel le dire n’était pas prêt. Ce saut inaugure le champ de la vérité, en tant que consubstantiel à l’histoire du désir. Dans ce sens, il impose au sujet d’inventer un dire pour pouvoir dire l’objet a. La psychanalyse a rompu le lien de l’être parlant à la pure détermination historique pour générer un espace où cette dernière tombe sous la tutelle de sa responsabilité. Cette responsabilité est une invention qui se tisse pour ne pas en faire une figure du surmoi. Cependant, toute invention est inachevée, et le dire trace les limites, la forme du vide que ce dire ne peut obturer. Un seul fait nous pousse dans cette voie : l’être parlant – du seul fait de l’être – a la

VI. Le cadre minimal que nous essayons de construire, pour répondre à notre question initiale, met en évidence les limites auxquelles nous nous confrontons. Le fil de notre recherche nous a fait rencontrer la soif de savoir de Freud et le désir inédit de l’analyste postulé par Lacan. Nous avons l’impression de ne pas encore avoir trouvé la véritable portée de ces deux notions. Pourtant deux conclusions, même partielles, peuvent être établies. Ces deux notions se retrouvent étroitement liées : d’une part, le désir de l’analyste, tel que Lacan l’a défini, est en quelque sorte métonymique par rapport à la soif de savoir de Freud ; d’autre part, les deux sont habités par un point indéfinissable autour et à partir duquel se tisse toute l’histoire théorique et pratique qui constitue la psychanalyse. Il est alors à nouveau nécessaire d’interroger le désir du psychanalyste. Nous partons d’un postulat : sans le désir du psychanalyste, la psychanalyse n’est pas possible, et vice-versa. Comment faire pour vérifier sa différence vis-à-vis de la gamme générale des désirs ? Comment faire pour établir la différence entre le désir d’un sujet et le désir d’un psychanalyste ? Nous sommes bien placés pour dire 43

Accueil Cliquer nouvelle interrogation sur la technique – comme nous l’avons évoqué il y a déjà quelques années, devant le public qui nous accompagnait quand nous avons animé le séminaire des AE de l’ECF. La notion de technique fait ici référence à la position du potier qui hisse la terre à la catégorie d’objet, qui circonscrit un vide – c’est-à-dire l’opération à partir de laquelle il élève la terre rouge de Sorbas à la catégorie de pot, à la condition de réceptacle d’un vide. Mais c’est à partir de ce vide que lui-même se constitue comme potier en tant que «différence pure» dans son rapport au pot. Nous n’oublions pas que la référence au potier a été utilisée par Lacan, qui ensuite a utilisé celle de l’artisan, et qui en même temps a fait appel au poète : il a comparé l’effet de l’interprétation et l’effet poétique. Si nous rappelons ici ces références, c’est pour signaler qu’au déterminisme structural, il a opposé le caractère créationniste du signifiant. Là où Freud voyait la répétition du même comme rythmant la vie du sujet, Lacan a indiqué que la trame du destin se tisse avec les règles du hasard. Chez Lacan, il s’agissait à ce moment-là d’une inflexion de sa pensée, sans laquelle il ne serait pas possible d’avancer l’idée suivante comme corollaire de ce texte : l’analyste se crée et la formation analytique s’offre. C’est-à-dire que rien ne nous permet d’indiquer pourquoi un individu choisit de s’autoriser comme analyste, indépendamment de l’acte qui permet cette décision. Cet acte s’inscrit entre deux impossibles : -le premier : comme le potier, l’analyste ne peut pas trouver la forme parfaite pour habiter le vide que son acte produit ; -le deuxième : comme le poète, le psychanalyste ne possède pas le dernier mot pour définir l’amour. À la différence de l’artisan et du poète, le psychanalyste – s’il possède un certain «amour pour le réel» – peut essayer de transmettre comment, du centre même de l’impossible-à-dire, surgit le minimum de liberté qui a permis à Freud d’inscrire sa soif de savoir dans l’univers des savoirs. À suivre… Mojacar, août 2001.

que la passe permet, entre autres choses, de vérifier cette différence, niais nous interrogeons ce désir en tant que tel et son mode de vérification constant. Cette nécessité de vérification s’impose, si nous nous proposons de construire une théorie a minima assurée de la garantie. C’est-à-dire que, si nous proposons une relation entre garantie et vérification qui exclut toute possibilité d’établir des listes de contrôleurs ou de didacticiens qui exerceront cette fonction, c’est parce que nous doutons de toute proposition s’appuyant sur un désir de l’analyste indestructible, assuré pour toujours – ou d’autres formules du même ordre. Quand nous disons un désir inédit, nous indiquons qu’il n’est pas complètement contaminé par la jouissance, qu’il est plutôt insensible aux fluctuations du signifiant, un peu libre de la détermination temporelle, un peu imperméable aux avatars de la subjectivité. Mais pourquoi une telle forme de désir est-elle nécessaire – forme qui frise une certaine pureté de l’être, qui laisse entrevoir une ascèse où la figure du sujet divisé tend à disparaître ? Par ailleurs, que définit ce désir inédit si nous disons qu’au fond, l’être de l’analyste n’existe pas ? Poser cette série de questions, c’est surtout interroger la psychanalyse afin de pouvoir converser avec les psychanalystes. Nous nous aventurons alors vers une première réponse qui, même si elle se profile sous la forme interrogative, prend la forme d’une réponse : le désir inédit ne serait-il pas la réponse la plus juste que Lacan oppose à la notion de contre-transfert, la constitution d’un instrument qui permette à l’analyste de répondre de la manière la plus ajustée à sa rencontre avec l’inconscient ? Pour clarifier encore le point auquel nous sommes arrivés, la réponse la plus adéquate à la notion du désir inédit de l’analyste se trouve sûrement à l’intérieur d’une réflexion sur la technique psychanalytique ; c’est-à-dire la relation entre la technique psychanalytique et l’acte psychanalytique. Toute réflexion sur le désir du psychanalyste entraîne une réflexion sur son savoir-faire. Il ne nous semble pas vain de dire que le savoir-faire du psychanalyste n’est pas synonyme de direction de la cure. Par contre, celle-ci constitue une partie de son savoir-faire. Cette communication ne nous permet pas d’établir la différence entre technique et praxis, entre savoirfaire, expérience et direction de la cure, encore moins d’interroger les sens positifs comme négatifs du terme technique. Nous ne pouvons pas nous arrêter non plus sur le fait que le Séminaire, Livre I de Lacan interroge la technique psychanalytique et que les derniers Séminaires sont traversés par une

Pendant presque un mois, nous nous sommes rencontrés régulièrement ; nos conversations avaient pour thème l’écriture, la philosophie, la poétique et les formes de la nature. Il a participé à la construction de ce texte. Il ne l’a jamais lu, mais il m’a proposé des orientations. Je parle de mon ami Jorge Aleman.

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Accueil Cliquer Un élément de ce montage indique le bouclage pulsionnel : il s’agit pour Lol de se faire voir par Jacques Hold pendant qu’elle les observe. Le destin de la pulsion se réalise là, dans le «se faire voir», qui boucle le circuit et arrête la dérive pulsionnelle. Dans la névrose, ce montage est généralement refoulé et l’extraction de l’objet pulsionnel hors de la scène dont il donne le cadre laisse une trace au niveau de l’objet du fantasme – ici, puisqu’il s’agit du regard, sous la forme d’une tache, celle des cheveux noirs sur la nudité de Tatiana. C’est par cette trace, cette tache, que l’objet du fantasme concentre le peu d’être du sujet, comme ombre pulsionnelle exaltée en beauté, agalmatisée. N’étant pas une névrosée, Lol a gardé son objet dans sa poche et elle le fait rentrer dans la scène. Lol se fait voir par Jacques Hold, c’est elle qui fait tache pour lui, tache qui le regarde, qui provoque son angoisse et lui fait quitter la fenêtre, défaisant le montage de Lol. Il ne peut se maintenir sur la scène du fantasme de Lol comme pur sujet du désir qu’en restant dans l’ignorance de sa prise dans ce fantasme et dans ce destin pulsionnel.

Le désir d’École Christine Le Boulengé À la lumière de la clinique de la fin de l’analyse 1, Jacques-Alain Miller a fait la proposition de considérer l’École comme un concept fondamental de la psychanalyse. Ce concept me semble répondre à l’orientation de la psychanalyse vers le réel. Le désir d’École n’est pas à entendre au seul sens du génitif objectif : «nous désirons l’École». C’est aussi un génitif subjectif : «l’École désire». L’École est donc sujet, sujet d’un désir : «Il est nouveau de voir apparaître un sujet», dit Lacan, lisant le Freud de «Pulsions et destins des pulsions» 2. Par sa grammaire des pulsions, Freud établit en effet que la pulsion ne ferme son circuit qu’au troisième temps, avec l’apparition d’un nouveau sujet qui permet la constitution du fantasme proprement dit. Dans les deux premiers temps pulsionnels, ceux des voix active (voir) et passive (être vu), nous trouvons le seul Real-Ich freudien, le sujet acéphale de la pulsion, équivalent à l’objet pulsionnel, puisqu’il est le mode de la manifestation de la pulsion 3. Ce n’est qu’au troisième temps, celui de la voix moyenne réfléchie (se faire voir), qu’apparaît, dit Freud, «une personne étrangère qui doit assumer le rôle du sujet». Il y a, dit-il, «introduction d’un nouveau sujet auquel on se montre pour être regardé par lui», et «ce sujet, qui est proprement l’autre, dit Lacan, apparaît en tant que la pulsion a pu fermer son cours circulaire». C’est le temps du fantasme, qui fixe un destin pulsionnel. Le sujet n’y est que représenté, éventuellement par les offices d’un homme de paille, tel Monsieur K. pour Dora ou Jacques Hold pour Lol V Stein. Je m’appuie sur ce cas de Lol V Stein, que Jacques-Alain Miller a porté au paradigme 4, car il indique à ciel ouvert la constitution du fantasme au moment du bouclage pulsionnel. C’est le moment où Lol va épier les amours de Jacques Hold et de Tatiana. C’est la nuit, elle est dans le champ de seigle, ils sont devant la fenêtre éclairée : N (S ◊ a) Lol Hold Tatiana La beauté du corps de Tatiana, nue sous ses cheveux noirs, localise et concentre pour Lol son être qui lui a été ravi lors de la scène du bal. Jacques Hold est pour Lol, au même titre que Monsieur K. pour Dora, l’homme de paille, l’instrument par lequel la beauté de Tatiana est exaltée. Voilà le fantasme qui indique comment Lol entend être aimée pour elle-même, c’est-à-dire en Tatiana. Ce fantasme arrête son errance.

Un nouveau sujet

Je souhaite mettre l’accent sur ceci : à ce troisième temps de la pulsion qui est le temps du fantasme, «il est nouveau de voir apparaître un sujet», qui est l’autre. C’est ce qui permet qu’au terme de l’analyse, un nouveau sujet puisse être appelé afin de réaliser un autre destin pulsionnel. Si ce destin pulsionnel est «psychanalyste», alors, ce nouveau sujet, c’est l’École. L’École vient à la place où il y avait l’homme de paille, mais pas pour le même office. À suivre les termes de la «Proposition d’octobre» 5, l’opération psychanalytique aboutit à la solution d’une équation à une inconnue, un x, dans laquelle le désir du psychanalyste est venu se glisser à la place de l’inconnue, du x. La solution de ce x livre au psychanalysant son être, sous la double valeur de la fonction phallique et de l’objet a qu’il s’est fait être pour l’Autre. Cela le fait déchoir de son fantasme et le destitue comme sujet, dit Lacan. C’est un moment, un moment seulement. La question est de savoir ce qui se passe après, de savoir quel sera le nouveau destin de la pulsion 6. À propos du passage au psychanalyste, Lacan indique qu’à la fin de l’analyse, lorsque s’est résolu le désir du psychanalyste «qui a soutenu dans son opération le psychanalysant», celui-ci «n’a plus envie à la fin d’en lever l’option». Lever une option a un sens précis en langage économico-juridique : une option, c’est une promesse de vente qui n’a pas valeur d’obligation pour l’acheteur. On prend une 45

Accueil Cliquer transfert de travail est donc une façon d’y faire avec la pulsion dans un symptôme post-analyse, qui est un nouveau destin pulsionnel. C’est ce qui dégage la communauté de l’École de l’obscénité de groupe, étant entendu que le groupe, comme le montre le schéma de la Massenpsychologie freudienne, se constitue de la complémentation des fantasmes individuels par l’Un du leader. Il y a là un destin inverse : l’École comme sujet permet à chacun de ses membres de réaliser un nouveau destin du a auxquels ils sont réduits, alors que dans le groupe le leader, en concentrant le a auquel chacun des membres a renoncé, fixe dans leur manque-à-être les sujets mortifiés à quoi ils se réduisent. Le leader n’est pas censé désirer : il est, et peut à l’occasion présentifier l’appel surmoïque. L’École, par contre, désire. Elle est le concept qui articule la fonction désir dégagée du support du fantasme, comme désir de l’Autre, hétéros, noué au désir de savoir, scilicet 7. C’est ce qui l’oriente vers le réel, comme je vais le développer. Elle est invite à ce que chacun des membres y mette du sien, non comme mortifié, mais à partir du vivant qu’il est et de l’élucidation qu’il a pu faire de son rapport à la jouissance. Et que désire-t-elle ? Elle désire la différence, un désir de différence pas seulement conjoncturel, mais aussi essentiel. La conjoncture, en effet, nous presse de faire la différence entre la psychanalyse vraie et la fausse, selon les termes mis en vigueur par J.-A. Miller. Mais, au-delà de cette conjoncture, le désir de différence est articulé par Lacan en 1964 comme spécifiant le désir de l’analyste. C’est le «désir d’obtenir la différence absolue» 8. Et Lacan de poser que ce n’est pas un désir pur, puisque le désir pur est le rejet de cette différence absolue, le rejet de l’objet pathologique kantien. Rejet donc du vivant (a), le désir pur est désir de mort, visant la production d’un pur sujet barré, tel Jacques Hold dans le fantasme de Lol. Le désir pur relève du fantasme. Au contraire, le désir d’obtenir la différence absolue vise l’au-delà du fantasme. L’expression «différence absolue» est particulière. La différence nécessite l’ordre du signifiant, qui installe une discontinuité dans le réel : sans l’ordre du signifiant, on est dans le continu, et la question de la différence est impensable. Et dans l’ordre du signifiant, la différence est relative, parce que relative à un deuxième signifiant : A sera dit différent de B. A tout seul ne sera pas dit différent, A tout seul s’équivaut au réel. La différence absolue implique donc un certain champ aux confins du signifiant et du réel. C’est «celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet

option sur une maison, sur un billet d’avion, sur une robe, etc. Lever l’option, c’est y mettre fin en acceptant le contrat, c’est-à-dire en achetant – la robe, par exemple. Abandonner l’option, c’est y mettre fin sans acheter. Dans le «marché» psychanalytique, l’option vient de la supposition de savoir, comme promesse de savoir sur l’être. À la fin, lorsque «la solution [de l’équation] livre son être au psychanalysant», celui-ci pourrait lever l’option et partir avec son être en poche, ou abandonner l’option en disant «pas de ça». Or, s’il passe au psychanalyste, l’analysant part, mais il «n’a plus envie de lever l’option». C’est que l’opération lui a «passé» quelque chose de plus précieux que l’être, et le lui a passé à sa surprise. Elle lui a passé un désir. Le désir qui a soutenu l’opération se transmet et ouvre à une nouvelle éthique, non plus de l’être, mais du réel comme cause. La prise du désir s’avérant n’être «rien que celle d’un désêtre», le «psychanalyste à venir» rejette donc l’être pour maintenir l’option sur le désir, en se vouant «à l’agalma de l’essence du désir, prêt à le payer de se réduire, lui et son nom, au signifiant quelconque». Cela ouvre à un nouveau destin pulsionnel, impensé jusqu’alors. Si l’analysant fait ce choix, il est condamné à repasser sans cesse par cette option. L’École désire

C’est là que l’École vient comme concept fondamental lié au passage à l’analyste. L’École comme sujet s’articule à la destitution subjective, qui n’est pas assurée une fois pour toutes, qui est à repasser constamment. Il y a la rencontre de l’École à la place où il y avait auparavant l’institution subjective (l’homme de paille, par exemple). L’École est une réponse nouvelle, un concept qui permet de prolonger la destitution subjective, nécessaire si l’on veut occuper la place du psychanalyste, c’est-à-dire la place de l’x dans l’opération, en se réduisant au signifiant quelconque. Il n’y a pas d’autre choix pour le passage au psychanalyste, à moins d’imposture. L’École est aussi le passage obligé pour ce destin pulsionnel appelé «psychanalyste». Le fantasme, faisant écran à l’inexistence de l’Autre, assure la fonction de faire chaîne libidinale par le circuit de la pulsion. Si l’on ne croit plus au fantasme, comment alors faire encore chaîne libidinale ? Les monades que sont les sujets acéphales de la pulsion ne font pas chaîne, il faut un passage par l’Autre pour que le circuit puisse se boucler. L’École comme sujet de désir vient assurer cette fonction de chaîne en faisant re-circuler la libido dans un lien de travail. Le 46

Accueil Cliquer au pire. Il ne s’agit pas de contrer le réel mais de s’égaler à celui-ci par un modèle épistémique qui accueille la contingence et qui se module sur le faufilement du réel, sur la fuite du sens, sur les bouts de réel, sur la «pluralité des mondes possibles», comme le dit Eric Laurent 11. C’est en s’égalant au réel que la psychanalyse a chance de le déterminer, ce réel, autrement.

vient pour la première fois en position de s’y assujettir». C’est donc S1/$, un signifiant qui détermine le réel, le réel du sujet. C’est la marque primitive de sa jouissance qui, quoique contingente, vaut comme différence absolue parce qu’elle s’équivaut au réel pour ce sujet-là. Le désir d’obtenir la différence absolue est donc un désir orienté par le réel du symptôme 9 et par de nouvelles façons d’y faire avec le réel – un nouvel amour, évoqué par Lacan à la fin du Séminaire XI et repris dans son Séminaire XX, mais aussi un autre usage des semblants, le désir d’obtenir un signifiant qui s’égale au réel pour le déterminer autrement.

1. Miller J.-A., «Le banquet des analystes», 1990, inédit, cité par Freda H. dans le Courrier de l’ECF de février 2000. 2. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, et Freud S., «Pulsions et destins des pulsions», Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1978, pp. 26-34. 3. Lacan J., Le Séminaire Livre XI, ibid., pp. 165 et 167. 4. Miller J.-A. L’orientation lacanienne, «Les us du laps» (1999-2000), cours du 24 mai au 14 juin 2000, inédit. 5. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École», Autres écrits, Paris, Seuil, 1968, pp. 243 et ss. 7. Lacan J., Le Séminaire Livre XI, op. cit., pp. 245-246. 8. «Ainsi, l’être du désir rejoint l’être du savoir» : Lacan J., «Proposition sur le psychanalyste de l’École», op. cit. 8. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, op. cit., p. 247. 9. «Le symptôme est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel» : Lacan J., «Conférences à la Yale University», Scilicet 6, Paris, Seuil, 1976, p. 41. 10. Laurent E., «Le modèle et l’exception», Omicar ? rt°49, Paris, Seuil, 1998, pp. 121-128. 11. Laurent E., ibid., p. 128.

Le réel et l’École

Je vais l’illustrer à partir de deux fonctions de l’École, la fonction d’élaboration de la clinique et la fonction de contrôle de l’acte. Visant au réel, la clinique psychanalytique procède essentiellement par l’accueil de la contingence à quoi répond l’acte analytique. Il ne saurait donc y avoir de clinique psychanalytique préformée, puisque la contingence est par définition imprévisible. C’est pourquoi il est nécessaire de construire cette clinique en permanence, au cas par cas, par des élaborations et témoignages cliniques qui portent la trace, à chaque fois singulière, de l’opération psychanalytique. L’École se présente comme le lieu de cette élaboration constante sur le mode, non de la déduction, qui descend de la loi générale aux faits cliniques qui s’en déduisent, mais de l’induction, qui part des faits singuliers pour en tirer une proposition plus générale 10. Il ne saurait pas davantage y avoir de garantie de l’acte psychanalytique, puisque l’acte ne procède que du défaut de garantie : c’est là son site. La dimension de l’acte est inhérente à la psychanalyse si celle-ci veut accueillir la contingence et s’égaler au réel, qui est sans loi. Face au réel sans loi, il y a l’acte, sans garantie. Un acte suppose cependant qu’on en réponde. L’acte requiert donc le contrôle à la place de la garantie. L’École est le lieu de ce contrôle de l’acte, contrôle qui ne délivre pas de label, qui n’allège pas de l’acte, mais qui le resuscite incessamment. Ces deux versants, de l’élaboration clinique et du contrôle de l’acte, font de l’École un concept à la hauteur du réel. D’abord parce que c’est un concept qui fait sa place au vivant, qui invite à ce que des vivants y mettent du leur, à partir de ce qui les cause. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas de contrer le réel en le barrant ou en le masquant, ce à quoi s’emploient les psychothérapies, moyennant quoi elles ramènent

La passe et la formation de l’analyste Elisa Alvarenga «Heureux les cas où passe fictive pour formation inachevée : ils laissent de l’espoir.» 1 J. LACAN

Ce travail est un effort de réflexion sur la disjonction entre la passe et le contrôle des capacités de l’analyste, la production et la formation du psychanalyste. Il s’agit ici de réfléchir au fait que la passe, invention de Lacan, preuve par laquelle l’analyste vérifie son acte du passage de l’analysant à l’analyste, n’est pas suffisante pour garantir le fonctionnement de l’analyste dans la clinique. En d’autres termes, si l’analyse depuis la «Proposition du 9 octobre 1967» peut avoir une fin logique et démontrable dans l’École de Lacan, le contrôle de la pratique de l’analyste, n’a pas de fin démontrable de manière logique, à savoir que l’analyste aura toujours à contrôler son acte, à y retourner pour réfléchir, puisqu’au moment de l’acte il ne pense pas, il le réalise. Dans la première leçon du Séminaire «L’acte analytique», un mois après avoir lancé la «Proposition», Lacan nous dit «[…] qu’il serait […] léger de penser que ce savoir est déjà là, à nous attendre avant que nous le fassions surgir, […] C’est bien ce dont il va s’agir à propos de l’acte psychanalytique». 2 Alors, si Lacan suppose l’acte analytique «du moment électif où le psychanalysant passe au psychanalyste» 3, il ne le restreint pas à ce 47

Accueil Cliquer trouve le projet d’un Institut de psychanalyse conçu par Lacan cette année-là. Dans les standards de PIPA, le traitement dure de nombreuses années, sans fin déterminée, avec trois ou quatre séances par semaine de durée longue et fixe. «Il est essentiel pour l’élaboration interprétative du transfert, que rien de ce que le patient dit sous l’égide de la règle fondamentale ne trouve de la part de l’analyste, une réponse en acte…» 4 Il s’agit donc d’une pratique à l’envers de l’acte analytique en tant qu’élément qui introduit du nouveau, fondé sur une conception de l’inconscient en tant que répétition, qui doit être cherchée de manière exhaustive dans le discours du patient pendant la séance. La formation à l’IPA est une formation hiérarchisée, où les candidats sont sélectionnés selon des critères établis a priori, et la formation se déroule dans un cadre déterminé – analyse didactique, supervision, et enseignement selon les critères exigés par l’institution.

moment privilégié, mais à tout acte que l’analyste fait dans sa pratique et qui, par définition, le dépasse. Je m’appuie sur l’acte car il me semble que cela nous permet de situer au premier plan la position de Lacan face à la pratique de la psychanalyse à l’IPA, où l’inconscient est supposé être déjà là, attendant d’être découvert. L’acte, dans la mesure où il précède la pensée, permet l’accès à un savoir nouveau, à construire. Ce que je voudrais aborder, c’est le paradoxe de l’intersection entre la formation et la production de l’analyste. Je prendrai une formulation de Gustavo Dessal, relevée par E. Laurent, qui me paraît intéressante comme point de départ : nous pouvons distinguer la formation et la production de l’analyste comme deux temps de la mise en place du désir de l’analyste. La formation de l’analyste, sur son versant des formations de l’inconscient, se rapporte à un premier temps d’aliénation à l’Autre, alors que la production de l’analyste surgit du second temps, celui de la séparation. Quel est le paradoxe ? C’est que la production de l’analyste a un rapport avec la passe, parle d’une conclusion et peut être vérifiée. Au contraire la formation, bien que de structure elle soit du côté de l’aliénation, ne se termine pas par la passe, et rien ne garantit la pratique de l’analyste. Comment comprendre que le dispositif qui vérifie la production d’un analyste ne garantisse pas sa pratique ? Pour aborder cette relation entre la passe et la formation de l’analyste, je commencerai par l’exclusion de Lacan de l’IPA, et je terminerai avec la configuration actuelle de la formation et la place de la passe dans l’École Une. J’espère amener, pour conclure, quelque chose de mon expérience, où la passe et la formation me semblent indissociables.

L’Acte de fondation

Exclu de l’IPA en 1963, Lacan fonde, le 21 juin 1964, l’École freudienne de Paris, «organisme où doit s’accomplir un travail – qui, dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité – qui ramène la praxis originale qu’il a instituée sous le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre monde […] Cet objectif de travail est indissoluble d’une formation à dispenser dans ce mouvement de reconquête. […] Ceux qui viendront dans cette École s’engageront à remplir une tâche soumise à un contrôle interne et externe. […] Pour l’exécution du travail, nous adopterons le principe d’une élaboration soutenue en petit groupe.» 5 Nous devons noter par conséquent la place du travail, de la formation, du contrôle et de l’élaboration. Déjà, dans l’Acte de fondation, Lacan rétablit la place de la psychanalyse didactique, à sa manière, dans la Section de psychanalyse pure, définie comme «… praxis et doctrine de la psychanalyse proprement dite, laquelle est et n’est rien d’autre […] que la psychanalyse didactique.» 6 La préoccupation de Lacan sur la formation est strictement liée à la pratique : une confrontation entre les personnes qui ont une expérience didactique et les candidats en formation devra avoir lieu, de même qu’on ne doit pas voiler la nécessité qui résulte des exigences professionnelles chaque fois qu’elles mènent l’analysant en formation à prendre une responsabilité, si peu qu’elle soit, analytique. C’est dans cette problématique, et

Lacan et l’IPA

En 1963, Lacan est exclu de l’IPA, suite à la subversion introduite par sa pratique, en franc désaccord avec les principes et les règles établies dans cette association dont il faisait partie. Déjà, en 1953, Lacan et d’autres collègues avaient fondé la Société Française de Psychanalyse, se séparant de la Société Psychanalytique de Paris. Il ne convient pas ici de nous appesantir sur ces données historiques, mais il faut signaler que l’intérêt de Lacan pour la pratique, pour la formation et pour la relation avec l’institution analytique, a toujours fait du bruit dans l’histoire de la psychanalyse. Jacques-Alain Miller nous dit que la cause immédiate de la scission de 1953 fut la création de l’Institut de psychanalyse qui devait assurer la formation des analystes. Dans l’ouvrage qu’il a publié sur la «Scission de 53», on 48

Accueil Cliquer formes de responsabilité, répondent deux formes de garantie : 1. AME ou analyste membre de l’École, reconnu en tant qu’analyste qui a fait ses preuves, de l’initiative de l’École même. 2. AE ou analyste de l’École, auquel il est imputé d’être de ceux qui peuvent témoigner des problèmes cruciaux aux points vifs où ils sont pour l’analyse, dans la mesure où eux-mêmes ont la charge de les résoudre. Cette place implique qu’on veuille bien l’occuper, et qu’elle ait été demandée. Lacan établit ainsi que l’École peut garantir la relation de l’analyste avec la formation qu’il dispense. Qu’y a-t-il de si nouveau, de si décisif dans la «Proposition», pour que la définition d’un champ de formation décide de l’éloignement de beaucoup d’analystes qui jusque-là avaient suivi Lacan ? C’est que Lacan introduit, en 1967, une procédure de vérification de ce qu’est un analyste, à partir de ce qu’un candidat, à être analyste, peut élaborer et transmettre de son analyse à l’École. Tous les critères de formation, d’autorisation, laissés d’une certaine manière en suspens avec l’Acte de Fondation, sont ici formalisés de telle manière qu’ils échappent définitivement à ceux qui jusqu’alors s’autorisent de son silence, soit de son supposé savoir. L’analyste est appelé à faire ses preuves : soit les preuves de sa pratique et de ses élaborations, en les communiquant publiquement à l’École, soit les preuves des résultats de son analyse, en formalisant le passage de l’analysant à l’analyste dans la procédure de la passe. En décembre 1967, Lacan explicite : «… je veux mettre des non-analystes au contrôle de l’acte analytique, […] le non-analyste n’implique pas le non-analysé, qu’évidemment je ne songe pas à faire accéder […] à la fonction d’analyste de l’École.» 10 L’École, dit Lacan, peut servir pour dissiper cette ombre épaisse qui recouvre le moment de passage du psychanalysant au psychanalyste, moment où s’énonce le désir de l’analyste. Au contraire de ce qui est supposé dans la formation standard, il n’y a pas ici une liquidation du transfert mais une transformation de celui-ci, sans lequel l’adresse à l’École n’aurait pas raison d’être. Le transfert de travail, déjà évoqué par Lacan dans sa «Note adjointe à l’Acte de fondation», prend tout son poids avec la «Proposition». Le désir de savoir, advenu dans la passe, se dédouble dans le désir de transmettre les résultats de l’expérience analytique. Ainsi la formation de l’analyste sort définitivement d’un cadre idéal, puisque la «Proposition» implique une accumulation de l’expérience réelle,

comme cas particulier, que Lacan situe le contrôle, qui figure comme une sous-section de psychanalyse pure à côté de la doctrine et de la critique interne de la praxis comme formation. Si Lacan n’a pas établi de critères de régulation pour le contrôle, depuis l’Acte de fondation il l’inclut dans la politique de formation de son École. Dans la «Note adjointe» à l’Acte de fondation, Lacan précise la place du didacticien : «Un psychanalyste est didacticien de ce qu’il a fait une ou plusieurs psychanalyses qui se sont avérées didactiques.» Il est essentiel «que l’analysé soit libre de choisir son analyste». 7 Ainsi, «le seul principe certain à poser… est que la psychanalyse est constituée comme didactique par le vouloir du sujet, et qu’il doit être averti que l’analyse contestera ce vouloir, à mesure même de l’approche du désir qu’il recèle. […] Ceux qui entreprennent une psychanalyse didactique le font de leur chef et de leur choix. […] ils peuvent être en position d’autoriser leur psychanalyste comme didacticien.» 8 Il est surprenant de voir comment Lacan inverse le fonctionnement de l’IPA, où le didacticien existe a priori et où le candidat doit être analysé par lui. Ici le candidat choisit un analyste et, si son analyse se révèle didactique en ouvrant sur le désir de l’analyste, alors son analyste peut être autorisé comme didacticien. Il est déjà possible ici d’apercevoir la place que l’École fondée par Lacan réserve à la production de l’analyste dans l’analyse, par l’avènement du désir de l’analyste, production qui sera l’objet de sa «Proposition», trois ans plus tard. La «Proposition sur l’Analyste de l’École»

Dans l’introduction à sa version parlée de la «Proposition», Lacan déclare : «Il s’agit de fonder dans un statut assez durable pour être soumis à l’expérience, les garanties dont notre École pourra autoriser de sa formation un psychanalyste – et dès lors en répondre.» 9 Si l’Acte de Fondation trace une politique pour l’École, il s’agit maintenant de savoir quelles garanties de formation l’École peut donner à ses. analystes. Le principe, implicite dans l’Acte de Fondation, selon lequel l’analyste s’autorise de luimême, qui permet qu’un membre de l’École se déclare AP (analyste praticien), n’exclut pas que l’École garantisse qu’un psychanalyste dépende de sa formation. L’analyste peut vouloir cette garantie, et dès lors cela ne peut que le mener au-delà : il devient responsable du progrès de l’École, il devient analyste de l’expérience de l’École. À ces deux

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Accueil Cliquer encore n’est-elle pas suffisante. […] Il y en a, maintenant c’est fait : mais c’est de ce qu’ils fonctionnent. Cette fonction ne rend que probable l’ex-sistence de l’analyste. […] S’il convenait pourtant que ne fonctionnent que des analystes, le prendre pour but serait digne du tripode italien.» 13 Lacan opère ici une disjonction fondamentale entre la fonction et l’être de l’analyste, disjonction commentée par J.-A. Miller tout au long de son Cours Le banquet des analystes. Cette disjonction, pas toujours évidente, est explicitée de manière très claire par le Comité d’Action de l’École Une dans son document sur la Garantie, quand il transmet que «l’AE est produit de l’acte, mais ce produit est-il formé ? La production de l’analyste et sa formation ne sont pas équivalentes, […] La seule pratique en cause dans la production de l’AE est celle de son analyste […] et, pour ce qui le concerne, elle est sa pratique d’analysant accomplie, pourrait-on dire. Il se peut fort bien, c’est même le plus courant aujourd’hui, que cet analysant ait par ailleurs une pratique d’analyste, mais ce n’est pas à partir d’elle qu’il est nommé AE. […] Il vaut donc la peine de marquer la différence entre l’analyste analysé et l’analyste praticien. [H Ne vaudrait-il pas la peine de souligner la nécessité pour l’analyste praticien, préoccupé à juste titre de sa formation, de ne pas omettre son rapport à sa production ?» 14

communiquée par les passants, dans le dispositif de la passe. Le Cartel de la passe doit la recueillir des passeurs, l’élaborer, la sérier et procéder ou non à la nomination, selon ses degrés. C’est à partir de l’expérience que sera construit un nouveau savoir, avec les transformations de la clinique psychanalytique. La «Proposition» tire alors la psychanalyse didactique du black-out où se trouve l’IPA : «Le contrôle des capacités n’est plus ineffable ». Pourtant, en 1973, Lacan retourne à la question de l’analyse didactique pour l’interroger : « […] je n’ai jamais parlé de formation analytique, j’ai parlé de formations de l’inconscient. Il n’y a pas de formation analytique. De l’analyse se dégage une expérience, dont c’est tout à fait à tort qu’on la qualifie de didactique. L’expérience n’est pas didactique. Pourquoi croyez-vous donc que j’ai essayé d’effacer tout à fait ce terme de didactique, et que j’ai parlé de psychanalyse pure ? », 12 La réponse, je pense, nous est donnée par Lacan luimême dans sa «Note italienne» qui jette, de manière rétroactive par rapport à la «Proposition», une lumière nouvelle sur l’expérience de la passe et la pratique de la psychanalyse dans l’École. La «Note italienne»

Nous pouvons dire que la «Note italienne» est comme un rêve de Lacan, une idée qui a trouvé ses véritables conséquences beaucoup plus tard, avec la «Question de Madrid» formulée par J.-A. Miller en 1991. Avec cette Question, J.-A. Miller reformulé le désir de Lacan, d’une École dans laquelle on entre par la procédure de la passe, créant ainsi la possibilité d’un usage du dispositif pour l’entrée à l’École. Cependant, cet usage est quasiment parvenu à une déviation des finalités du dispositif qui étaient pour Lacan la vérification de la fin d’une analyse. Nous explorerons la richesse de la «Note italienne» dans sa contribution à la question de la formation de l’analyste, pour revenir finalement à la place de la passe dans la formation, telle qu’on peut la situer aujourd’hui dans l’École Une. En 1973, Lacan propose au groupe italien que ses membres soient recrutés par la procédure de la passe. L’analyste ne s’autorise que de lui-même, affirme de nouveau Lacan, peu lui importe une garantie donnée par l’École avec le sigle ironique de l’AME. Ce n’est pas avec ça qu’il opère. Ce à quoi on doit veiller est que celui qui s’autorise de luimême soit, de fait, analyste. Cette thèse, dit Lacan, n’implique pas que n’importe qui soit analyste : «Pas-tout être à parler ne saurait s’autoriser à faire un analyste. À preuve que l’analyse y est nécessaire,

Prendre en compte le réel

Que dire de cette production, et de l’analyse dite didactique ? Avec la «Note italienne», nous pouvons saisir pourquoi Lacan critique, à ce moment de son enseignement, le terme de didactique. Il ne s’agit pas d’apprendre, dit-il, à actionner les boutons qui mettent en fonction l’inconscient comme un savoir qui est déjà là depuis toujours : «Le savoir par Freud désigné de l’inconscient, c’est ce qu’invente l’humus humain pour sa pérennité d’une génération à l’autre, et maintenant qu’on l’a inventorié, on sait que cela fait preuve d’un manque d’imagination éperdu». 15 Dans l’analyse, il s’agit de produire quelque chose de nouveau, qui ne s’apprend pas mais qui se dévoile à partir de l’acte analytique. Pour cela, il est nécessaire de prendre en compte le réel. Il y a du savoir dans le réel, dit Lacan. L’analyste abrite un autre savoir, mais il doit tenir compte du savoir dans le réel. Il n’y a d’analyste que si le désir de l’analyste lui vient, désir inédit qui le distingue de l’humanité. L’analyste comme objet a, ex-siste, il est produit à partir d’un acte – et non formé à partir d’un modèle. Pour Lacan, le savoir dont il s’agit dans la production de l’analyste, « […] n’est pas rien. Car ce dont il s’agit, c’est qu’accédant 50

Accueil Cliquer lieu, justement au centre de la formation, invalidant ma tentative de m’analyser, disons dans la périphérie de la formation.

au réel, il le détermine tout aussi bien que le savoir de la science. Naturellement ce savoir n’est pas tout cuit. Car il faut l’inventer». 16 Telle est l’ambition expresse de Lacan dans la «Note italienne», où il conclut que «tout doit tourner autour des écrits à paraître.» 17 Or, le produit d’une analyse, un analyste, n’est pas forcément un praticien de l’analyse. D’un autre côté, un praticien de l’analyse n’a pas toujours conclu son analyse. La plupart des praticiens sont encore en analyse lorsqu’ils commencent leur pratique. Devons-nous alors penser que l’analyste produit de la fin de l’analyse n’a rien à voir avec sa propre pratique en tant qu’analyste ? Il est évident que non, puisque l’acte de passage de l’analysant à l’analyste suppose l’assomption même du désir de l’analyste. La formalisation d’un savoir sur son analyse lui permet de conclure et de se séparer de son analyste, par la chute du sujet supposé savoir ; ce qui l’installe, pour d’autres, au lieu de la cause du désir, rendant plus vif que jamais son désir de savoir. Au moment même où il rencontre l’Autre qui n’existe pas, l’analyste se trouve dans le devoir éthique de contrôler son acte, de le penser, de construire un savoir sur l’acte. Ainsi, la pratique de contrôle, que l’École préconise dans sa politique de formation, n’est pas bouclée avec la passe mais ravivée par l’implication de l’analyste dans son acte et par un nouveau désir de savoir. Nous pouvons alors considérer l’être de l’analyste, que Lacan distingue de la fonction de l’analyste, comme n’étant pas un être statique. Lacan parle de l’analyste comme de celui qui porte une marque, la marque d’un rebut, non une étiquette ou un titre professionnel. Marco Focchi l’a dit d’une manière très juste : «Si la passe est le dispositif qui permet de reconnaître cette marque, le contrôle doit être la pratique qui permet de se maintenir dans le désir qui l’a produite». 18

2. La passe à l’entrée, au moment de mon retour au Brésil donc d’une séparation forcée d’avec l’analyste, a fonctionné comme retour sur un chemin parcouru dans un moment de séparation difficile. Il y a eu là une tentative de «contrôle», de vérification de l’analyse, pour savoir où je me situais. Les effets ont été le détachement d’un certain savoir, construit jusque-là, avec l’indice de la place occupée par l’analyste en tant que représentant de l’objet. Après la passe, il y eut une position de travail décidée, sans retour en arrière possible. Le silence sur la passe fut important pour que le travail de l’analyse puisse continuer jusqu’à la fin. 3. Peu avant la fin de l’analyse, alors que j’ignorais ce qui manquait pour conclure, la discussion d’un cas en contrôle avec un autre analyste, fut reprise dans l’analyse, me permettant d’effectuer une nouvelle boucle avec une autre articulation. Et finalement, au moment de la passe, il y eut une véritable rencontre, contingente, entre la pratique en tant qu’analyste et le témoignage de passe. Après le premier témoignage auprès des passeurs, l’expérience clinique me confronta à une limite en tant qu’analyste. Le désir de guérir, jusque-là inconscient, qui se manifestait dans une position de dévouement quelquefois aveugle à la clinique, donna lieu à ce que je pus reconnaître après-coup comme désir de l’analyste et à l’assentiment au A d’une analyste pas-toute. Il y a eu là, par conséquent, une incidence de ma passe sur la clinique, et vice-versa : dans la clinique, l’effet d’une rencontre sur ma passe. Lors d’un second témoignage qui eut lieu à la demande du Cartel de la passe, j’ai pu transmettre que, de cette expérience, une analyste a été produite. 1. Lacan J., «Télévision», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 510. 2. Lacan J., Le Séminaire, Livre XV, «L’acte psychanalytique», (1967-1968), séance du 15 novembre 1967, inédit 3. Lacan J., «L’acte psychanalytique», compte rendu du séminaire 1967-1968, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 375. 4. Informations citées par Sylvette Perazzi à partir de ce que la SPP a diffusé sur Internet, dans «La question des standards», La Lettre Mensuelle n°194, ECF, Paris, janvier 2001, p. 16. 5. Lacan J., «Acte de fondation», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. p. 229. 6. Ibid., p. 230. 7. Lacan J., «Note adjointe», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 233. 8. Ibid., p. 234. 9. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967 – première version», Analytica vol. 8, Paris Lyse, 1978, p. 5. 10. Lacan J., «Discours à l’École freudienne de Paris», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 270. 11. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 258. 12. Lacan J., «Sur l’expérience de la passe», Ornicar ? n°12-13, Paris, Navarin, 1977, p. 121. 13. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 308.

Intersection entre la passe et la formation

J’aimerais conclure avec trois fragments de mon parcours, qui éclairent d’une certaine manière la formation. Situés en trois moments précis de l’analyse, ils peuvent être lus rétroactivement à partir de la passe : 1. Le commencement de l’analyse : j’avais l’idée que je devais être analysée chez un analyste qui ne soit pas au centre de la formation que je convoitais, où de fait se logeait le transfert. Je pensais qu’il était possible de séparer l’analyse personnelle de la formation, comme si c’était un sujet privé. Résultat : la supposition de savoir s’est installée en un autre 51

Accueil Cliquer 14. Comité d’Action de l’École Une, «L’impasse de la garantie», La Lettre Mensuelle n°196, ECF, Paris, mars 2001, p. 6. 15. Lacan J., «Note italienne», op. cit., p. 311. 18. Ibid, p. 310. 19. Ibid, p. 311. 18. Focchi M., «Remèdes contre le sommeil du désir», La Lettre Mensuelle n°194, ECF, Paris, janvier 2001, p. 11.

désir de l’analyste». D’une façon plus condensée, on pourrait dire : «Au commencement est l’amour» et «À la fin est le désir». La demande de l’analysant s’est transformée dans le désir de l’analyste. Lacan avance, en effet, qu’à la fin de l’analyse, ce qui est devenu le désir de l’analyste se sépare de la demande de l’analysant. Le lien entre l’amour et le désir se rompt : D //d. Mais si ce que J.-A. Miller appelle, en effet, «le lien du transfert» se rompt, cela ne veut pas dire pour autant qu’il est réduit à rien. La question reste posée de savoir ce que devient l’amour de l’analysant devenu analyste. Je laisse, ici, cette question en suspens. Entre le début et la fin de la partie, l’on passe simplement de l’«essentiel» du sujet supposé savoir, dont parle Lacan p. 210 du Séminaire XI, à l’«inessentiel» du sujet supposé savoir dont il est question dans la «Proposition», p. 254 des Autres Écrits 5. Ce passage de l’essentiel à l’inessentiel du sujet supposé savoir est – je cite – «ce qui se passe au terme de la relation de transfert». De ce point de vue, Lacan souligne que le sujet supposé savoir n’est pas quelque chose de réel et que c’est quelque chose qui ne peut être saisi, au contraire, que dans la dimension du semblant. Ne dit-il pas, p. 85 du Séminaire XX 6, que «l’amour s’adresse à ce semblant d’être qu’est l’objet (a)» ? Il y a ainsi un rapport entre l’amour et le semblant qui se conçoit plus aisément que le rapport entre l’amour et le réel, – la distinction, sur laquelle il s’agit, ici, de mettre l’accent, étant celle qu’il y a entre le semblant et le réel. Mais la question se pose, et elle a été posée : dans quelle mesure peut-il être avancé que l’amour, du côté de l’analysant, ne s’adresse pas seulement au semblant, mais aussi, à partir d’un certain moment qu’il s’agit de situer, au réel ? Que la question soit posée dans ces termes, cela implique qu’il faille s’interroger sur le fait que l’analyste puisse représenter quelque chose de réel. Il ne peut pas s’agir de l’objet a, puisque, J.-A. Miller a insisté là-dessus, l’objet a n’est pas, en soi, quelque chose de réel, mais un semblant, – un «semblant d’être», précise Lacan 7. L’objet a est plus proche de l’être que du réel. Si l’on avance que l’analyste peut représenter quelque chose qui ne peut pas se représenter, c’est-à-dire quelque chose de réel, qu’entend-on par là ? Est-ce que l’on veut dire, par exemple, que l’analyste représente alors la pulsion ? Est-ce que l’on veut indiquer ainsi que l’énonciation pure et simple du désir de l’analyste est quelque chose de réel ? Il me semble qu’il y a, là, une question – concernant la distinction à faire entre le semblant et le réel – sur laquelle il vaut tout-à-fait la peine de reprendre la discussion.

Le désir, le souci et l’expérience Pierre Naveau Ce titre se rapporte à trois termes qui n’ont aucun rapport entre eux : le désir de l’analyste, le souci du thérapeute et l’expérience du clinicien. Le désir de l’analyste

Lacan en introduit le terme p. 209 du Séminaire XI 1. Dans cette page, il est question de la confiance faite par l’analysant à l’analyste. Cette confiance, fait remarquer Lacan, est d’un prix qu’il est impossible d’évaluer. Lacan pose alors la question : Autour de quoi tourne cette confiance faite à l’analyste ? À cet égard, il indique que le but de son enseignement est la formation du psychanalyste. Et il précise ainsi que la formation du psychanalyste exige que celui-ci sache autour de quoi tourne la confiance qui lui est faite. Eh bien, ce autour de quoi ça tourne, c’est justement, affirme-t-il, le désir de l’analyste. Le désir de l’analyste se situe en tant que désir de l’Autre relativement au désir du sujet. Lacan met en lumière, p. 210 du Séminaire XI 2, le point d’articulation qu’il y a, selon lui, entre le transfert (du côté de l’analysant) et le désir de l’analyste. «Le transfert», dit-il, «est un phénomène essentiel qui est lié au désir». La question, alors, se pose : De quel désir s’agit-il ? Cela n’est pas précisé par Lacan. Puisque Lacan a mis l’accent, p. 209 du Séminaire XI, sur le désir de l’analyste, je prends, ici, le parti de considérer que le désir dont il s’agit est le désir de l’analyste. Autrement dit, le ressort de la confiance faite à l’analyste est le lien, qui se noue dans l’analyse, entre l’amour (du côté de l’analysant) et le désir (du côté de l’analyste). L’analysant aime et l’analyste désire. Dans les termes de la dialectique de l’Un et de l’Autre, l’on peut dire que l’Un aime et que l’Autre désire. Le transfert, comme l’a indiqué Jacques-Alain Miller dans son Cours 3, est un lien. Il noue ainsi l’amour au désir, dans la mesure où la demande se tourne vers le désir, où l’amour s’adresse au désir. Dans sa «Proposition» de 1967, Lacan oppose le début et la fin de la partie qui se joue au cours de l’analyse. «Au commencement est le transfert» 4, écrit-il. On pourrait mettre en regard de cette proposition cette autre proposition : «À la fin, est le 52

Accueil Cliquer où la division subjective est mise en cause par la destitution subjective. De ce point de vue, la destitution, c’est l’opposé de la division. La division institue le sujet, tandis que le passage d’un versant à l’autre de la division le destitue. Quand Lacan, en 1964, pose la question de savoir autour de quoi ça tourne, la confiance faite par l’analysant à l’analyste, il répond, en 1967, que c’est autour de ce qu’il appelle le gond de la porte. Si le passage dont il s’agit est abordé à partir du rapport au fantasme, qu’en est-il du rapport au symptôme ? À ce propos, dans sa «Proposition» de 1967, Lacan fait remarquer que «la psychanalyse, comme expérience, doit être isolée de la thérapeutique» (p. 246 des Autres Écrits). Autrement dit, le mouvement dont il vient d’être question, qui va de l’amour vers le désir et qui met en valeur la cause du désir en tant que susceptible de provoquer l’amour, est un mouvement qui relève de la psychanalyse pure et qui, par là même, se sépare de la psychanalyse appliquée à la thérapeutique.

La fin de la «Proposition» de 1967 porte sur la fin de l’analyse. Et, à propos de la fin de l’analyse, justement, Lacan évoque la prise du désir de l’analyste, en tant que désir de l’Autre, sur le désir du sujet. Il indique de quelle manière le sujet se déprend de cette prise. S’il est vrai que l’analyste occupe la place de l’objet a comme semblant d’être, le virage (c’est le terme que Lacan utilise) qui se produit à la fin de l’analyse provoque la chute de l’analyste en tant qu’objet a. L’analyste passe alors d’une position d’être à une position de dés-être 8. Une double opération s’effectue. D’un côté, l’analysant, devenu analyste, passe de l’amour au désir, la solution du problème posé par la demande de l’analysant étant, pour celuici, le désir de l’analyste. D’un autre côté, à cause de la substitution du désir à la demande qui s’opère chez l’analysant, l’analyste passe de l’être au désêtre. C’est à cause de ce qui arrive à l’analysant que cela arrive à l’analyste. L’amour, de la part du sujet, donne de l’être à l’Autre, tandis que la transformation, chez le sujet, de l’amour en désir lui retire, à l’Autre, cet être. Lacan définit le désir de l’analyste, en disant que c’est «le désir de se faire la cause du désir», que c’est le désir, en tant que désir de l’Autre, d’être la cause du désir du sujet. Je cite Lacan, p. 14 de son «Discours à l’EFP» de 1967 : «À quoi a à répondre le désir de l’analyste ? À cette nécessité que nous ne pouvons théoriser que de se faire la cause du désir du sujet. » 9 (c’est moi qui souligne). Quand il est affirmé que l’amour donne de l’être à l’Autre, cela veut donc dire que l’être dont il est question correspond au fait d’être la cause et, plus précisément, au fait d’être la cause du désir. Le fait d’être la cause, cela produit, sur l’analyste, un effet d’être. La différence entre la position de l’analysant et la position de l’analyste est donc définie par le biais du rapport à l’objet a, c’est-à-dire par l’intermédiaire du fantasme. La division entre l’analysant et l’analyste n’est autre que la division du sujet dont il est question dans le fantasme. Elle s’écrit par conséquent $. Le gond de la porte, qui ouvre le passage d’une position à l’autre, ce n’est pas autre chose, précise Lacan, que la cause du désir, à propos de laquelle, à la fin de l’analyse, se pose la question de savoir qui, de l’analysant ou de l’analyste, en occupe la place. C’est comme s’il y avait un combat qui, au terme de la relation de transfert, se livrait entre l’analysant et l’analyste concernant cette place singulière qui est celle de la cause du désir. Certes, être ou ne pas être la cause, telle est la question. Mais il ne faut point se méprendre. Le combat dont il s’agit n’est pas externe, mais interne – au moment

Le souci du thérapeute

Le terme a été utilisé par J.-A. Miller lors de son «allocution de clôture» des Journées de l’ECF, le 22 octobre 2000 10. La différence entre la psychanalyse pure et la psychanalyse appliquée à la thérapeutique peut être définie à partir de l’écart, de l’intervalle, du nonrapport entre le désir de l’analyste et le souci du thérapeute. Lorsque le souci l’emporte sur le désir, l’on passe alors de «la forme pure» à ce que j’ose, ici, appeler «la forme impure» de la psychanalyse. Le non-rapport entre le désir et le souci doit être confronté au lien entre l’amour et le désir que noue le transfert, puisque la demande qui pousse à l’amour est, dit J.-A. Miller, «une demande thérapeutique», c’est-à-dire une demande de guérison qui porte sur le symptôme. Si le désir de l’analyste ne peut être articulé, comme nous venons de le voir, qu’au fantasme, le transfert, en revanche, dépend donc du symptôme. La demande initiale, dit J.-A. Miller, est la demande thérapeutique, c’est-à-dire, précise-t-il, «la demande qui s’impose à partir du symptôme et de la croyance au symptôme». Une manière d’expliciter le transfert peut donc consister à dire : «À ce dont il s’agit pour moi, c’est-à-dire au symptôme, j’y crois.» Cela laisse entendre que le symptôme est, pour le sujet, quelque chose à quoi il tient. En d’autres termes, quand il est dit que le transfert dépend du symptôme, cela tend à vouloir dire que le transfert est accroché au symptôme par un lien solide. Si, comme le propose J.-A. Miller, l’on aborde le transfert au 53

Accueil Cliquer qui se pose, en ce qui concerne ce que je propose d’appeler «le souci du thérapeute», vient de ce que, comme le dit Lacan en 1974 à Rome, «le réel insiste» et de ce que, par conséquent, comme il le dit en 1975 aux États-Unis, «le symptôme résiste» 14. Si l’on veut avoir une idée au sujet des changements qui se sont produits dans la manière dont Lacan a abordé l’expérience de la psychanalyse, il faut relire les trois «Discours de Rome» de 1953, de 1967 et de 1974. Dans le premier – comme Lacan le dit luimême, à Rome, en 1974 – il met l’accent, non pas sur le sens, mais sur le signifiant, et indique par là même que l’interprétation est liée, non pas au sens, mais au signifiant. Vingt ans après le premier «Discours de Rome», en 1973 donc, Lacan, dans «Télévision», répartit la psychanalyse et la psychothérapie selon les deux versants de cette opposition qu’il y a ainsi, selon lui, entre le signifiant et le sens 15. Dans le second «Discours de Rome» 16, Lacan distingue l’acte de l’analyste de la tâche de l’analysant. Dans le troisième «Discours de Rome», Lacan fait remarquer que la tâche qu’accomplit l’analysant est quelque chose qui lui fait plaisir, est quelque chose dont il jouit. Mais, ce qui m’a frappé dans ce troisième «Discours de Rome», c’est que, comme dans son second «Discours de Rome», Lacan s’interroge au sujet de la réussite ou de l’échec de la psychanalyse. À cet égard, il déclare que l’avenir de la psychanalyse dépend de l’avenir du réel. L’accent tend, dès lors, à être mis par Lacan sur la psychanalyse appliquée à la thérapeutique, et non sur la psychanalyse pure. Ce qui est demandé à la psychanalyse, c’est qu’elle nous débarrasse de ce qui nous embarrasse. La demande du sujet est donc une demande thérapeutique. Elle porte sur le réel du symptôme. L’acte de l’analyste est ainsi situé par Lacan, en 1974, non pas par rapport au fantasme et au mouvement qui va de l’amour vers le désir, mais relativement à ce réel du symptôme qui insiste. Dans cette perspective, l’analyste, dit-il, «est voué à contrer le réel», à aller contre ce qui se met en travers de votre chemin, à s’opposer à ce qui se met en opposition avec vous. En ce sens, le désir de l’analyste n’est pas abordé, ici, comme un désir pur au sens de la psychanalyse pure, mais comme un désir impur, pourrait-on dire. On saisit dès lors la raison pour laquelle, dans cette conjoncture doctrinale, la fin de l’analyse est caractérisée comme une sorte de non-fin. Il s’agit précisément de savoir si le sujet va mieux ou s’il va plus mal, c’est-à-dire de savoir s’il est heureux ou malheureux. Cela peut donner alors un sentiment d’inachevé. Mais Lacan ne dit-il pas, en 1975, aux États-Unis – et J.-A.

niveau du fait de savoir si le sujet va mieux ou s’il va plus mal, la question se pose alors (c’est J.-A. Miller qui la pose) : «Que fait l’analyste, quand le sujet va plus mal ?» Que le sujet aille plus mal, cela peut être, pour l’analyste, un motif d’inquiétude. La question vaut la peine en effet d’être posée, puisque, comme cela a déjà été souligné, lorsque le souci prend le pas sur le désir, la psychanalyse change de forme. Mais, à cet égard, J.-A. Miller met l’accent, d’un côté, sur l’inessentiel de la coupure entre les deux formes de la psychanalyse – la pure et l’impure – et, d’un autre côté, sur l’essentiel de la coupure entre la psychanalyse et la psychothérapie. Dans son Cours du 17 janvier 2001 11, J.-A. Miller se réfère à la fin de l’analyse et distingue ainsi deux modes de sortie ou deux modes de guérison, un mode de guérison qui est relatif au fantasme et un mode de guérison qui est relatif au symptôme. Un partage peut ainsi être effectué à l’intérieur même de l’expérience d’une psychanalyse. La forme pure de la psychanalyse concerne le fantasme, sa construction et sa traversée. J.-A. Miller fait remarquer, d’ailleurs, que la traversée du fantasme est elle-même une construction et n’hésite pas ainsi à avancer que la traversée du fantasme est ellemême un fantasme. La psychanalyse appliquée à la thérapeutique s’applique, quant à elle, au symptôme et conduit le sujet jusqu’à – c’est ainsi que Lacan s’exprime en 1975 – l’«identification» au symptôme12, c’est-à-dire jusqu’à cet état qui consiste dans le fait de savoir y faire avec quelque chose qui vous embarrasse et dont vous voulez vous débarrasser. Un double paradoxe surgit donc. D’une part, si l’on s’oriente par rapport au fantasme, la passe, c’est-àdire le passage dont il a été question plus haut, s’avère être un fantasme, dès lors que l’on tient compte de ce que Lacan, dans son troisième «Discours de Rome» 13, appelle «l’insistance du réel». D’autre part, si l’on se repère relativement au symptôme, la fin de l’analyse se caractérise par l’inachevé, par une sorte de non-fin, dans la mesure où, comme Lacan le dit dans ce même troisième «Discours de Rome», il s’agit simplement de savoir si le sujet arrive ou non à se débrouiller avec ce qui se met en travers de son chemin. J.-A. Miller souligne – et c’est un point auquel je suis, pour ma part, très sensible – le fait que l’introduction par Lacan du nœud borroméen dans son enseignement rompt avec la dialectique de l’en deçà et de l’audelà, c’est-à-dire avec la dialectique de la transgression d’un interdit, d’une limite, d’une barrière, ou encore avec la dialectique d’un passage, d’un franchissement, d’une traversée. Le problème 54

Accueil Cliquer Quelle peut être la conjoncture dans laquelle l’analyste risque de faire un faux-pas ? C’est lorsque son expérience de clinicien, soudain, se trouve en porte-à-faux, c’est-à-dire lorsque le souci du thérapeute entre en collision avec le désir de l’analyste, lorsque le souci gagne contre le désir. J’évoque donc une séquence clinique qui date d’il y a plusieurs années. L’analysante raconte à l’analyste qu’elle vient d’obtenir une promotion importante qui lui fait faire un pas déterminant dans sa carrière. Elle fait alors le récit de l’entretien qu’elle a eu avec le chef de service, en insistant sur le fait qu’elle n’est pas satisfaite de la façon dont elle accueilli la nouvelle de cet indéniable succès. L’analyste, là-dessus, interrompt la séance et la raccompagne jusqu’à la porte. Sur le pas de la porte, il croit bon de dire à l’analysante : «Enfin, quand même, vous devriez être contente, c’est une bonne nouvelle.» Dès le début de la séance suivante, l’analysante s’en prend violemment à l’analyste et lui fait une scène, en lui disant qu’elle sait très bien qu’un analyste, quand il ouvre la bouche, c’est du semblant. Au cours d’une séance de contrôle, l’analyste rapporte au contrôleur ce qui est arrivé. Le contrôleur lui dit alors : «Eh bien, oui, vous lui avez fait un cadeau.» Sous-entendu : «Vous voyez ce qui arrive quand un analyste fait un cadeau à une analysante. Elle, elle ne le rate pas et elle ne lui fait pas de cadeau. Elle ne lui épargne pas une scène de violence.» La parole d’encouragement, prononcée sur le pas de la porte, doit donc être traitée comme une parole déplacée, comme une parole qui, à cet instant-là, n’avait pas sa place, comme un lapsus en quelque sorte. Et comme le dit Lacan dans son «Discours à l’EFP», l’analyste est, dans cette conjoncture, dépassé par son acte 22 ou, plus exactement, par la distorsion de son acte. J’avance, par conséquent, cette assertion : un lapsus de l’acte risque de se produire, lorsque le souci excède l’acte, lorsque l’acte est distordu par le souci, lorsque le souci prend le pas sur l’acte, va plus vite que lui, le gagne à la main. L’analyste en question s’est alors souvenu que, quand il était en analyse, vingt ans auparavant, son propre analyste lui avait dit, à propos d’une démarche qu’il avait entreprise par rapport à une femme : «Eh bien, oui, vous lui avez fait un cadeau». Or, de cette démarche, il craignait les conséquences. Les conséquences se sont, d’ailleurs, avérées désastreuses. Mais son souci avait alors été de répondre d’abord à la demande de la femme en question, et de donner satisfaction à cette demande.

Miller, dans son Cours, s’est référé à ce dit de Lacan : «Une analyse n’a pas à être poussée trop loin. Quand l’analysant pense qu’il est heureux de vivre, c’est assez» 17 ? C’est tout de même une sorte de «joie de vivre» qui est là évoquée par Lacan. Et Lacan, de surcroît, n’hésite pas à laisser entendre que l’analyste peut tout à fait tenir compte de ce qu’en pense l’analysant. L’expérience du clinicien

Lacan pose la question, en 1975, aux États-Unis : «Qui est capable d’être un analyste ?» 18 Dans sa «Proposition» de 1967 comme dans son troisième «Discours de Rome» de 1974, Lacan fait valoir que l’enseignement dont il s’agit dans l’École est le sien (celui de Lacan). Or, l’enjeu de cet enseignement (comme il le dit, en 1964, dans le Séminaire XI) c’est la formation du psychanalyste. Et, aux États-Unis, en 1975, il affirme qu’«il faut avoir été formé comme analyste» 19. Dans son «Discours à l’EFP» de 1967, Lacan situe ce qu’il appelle «l’expérience du clinicien» au même niveau que la pratique de l’écoute qui est celle de l’analyste 20. La chose importante, à cet égard, est que Lacan fait valoir que la pratique, qu’il s’agisse de celle du clinicien ou de celle de l’analyste, doit avoir un axe, c’est-à-dire doit être orientée ; car, précise-t-il, c’est de la lisibilité d’une telle orientation qu’il est question. Lacan se réfère ainsi à son enseignement et aux «repères structuraux» qu’il a inventés. En ce qui concerne l’expérience du clinicien, ce qui est avancé ici, c’est que la lecture d’une pratique doit se faire à la lumière d’une théorie. S’agissant du clinicien, la question qui se pose est, en effet, celle de savoir de quelle façon il est nécessaire de rendre lisible une pratique illisible. C’est par rapport à cette exigence de lisibilité que peut être évalué le savoir-faire du clinicien. Je voudrais, là-dessus, donner un exemple. Car la clinique exige l’exemple. Mais afin que l’enjeu de la séquence clinique que je vais évoquer soit bien mesuré, je rappelle au préalable que, dans son deuxième «Discours de Rome» de 1967, Lacan donne l’indication suivante : l’acte de l’analyste doit être opposé, d’une façon tranchée, à la tâche de l’analysant, et, si l’acte flanche, l’analyste est alors reconduit à la tâche de l’analysant, c’est lui qui devient l’analysant. Dans son «Discours à l’EFP» de 1967, Lacan évoque le faux-pas de l’analyste, en disant que, s’il trébuche en tant qu’analyste, l’analysant «ne peut rien lui épargner» 21. Autrement dit, si l’analyste fait un faux-pas, l’analysant ne lui fait pas de cadeau.

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Accueil Cliquer À vingt ans d’intervalle, l’analyste et le contrôleur ont donc prononcé les mêmes mots. C’est bien la confirmation que, lorsque l’analyste fait un faux-pas comme analyste, l’acte ainsi distordu par le souci est renvoyé à la tâche qui a été celle de l’analyste quand il était analysant. Le lapsus de l’acte met en cause la division entre l’acte et la tâche. Et, dans ce saut qu’il s’agit d’accomplir, se rencontre ainsi de nouveau la division, interne au sujet, entre l’analysant et l’analyste. À cet égard, l’exemple évoqué montre que le contrôle porte justement sur cette division entre le sujet et l’objet, c’est-à-dire sur la façon dont le sujet, alors même qu’il se trouve en position d’objet, c’est-à-dire de semblant, fait l’expérience d’une telle division. 1. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 209. 2. Ibid., p. 210. 3. Miller J.-A., «Le lieu et le lien», Cours 2000-2001, texte inédit. 4. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École», Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 247. 5. Ibid., p. 254. 6. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 85 7. Ibid., p. 87. 8. Lacan J., «Proposition», op. cit., p. 254. 9. Lacan J., «Discours à l’EFP», Autres Écrits, op. cit., p. 266. 10. Miller J.-A., «Allocution de clôture des Journées de l’ECF le 22 octobre 2000», La Lettre mensuelle de l’ECF, n°193, décembre 2000, p. 4. 11. Miller J.-A., «Le lieu et le lien», Cours du 17 janvier 2001. 12. Lacan J., Le Séminaire Livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aîle à mourre, Omicar ? n°12. 13, pp. 6 et 7. 13. Lacan J., «La Troisième», Troisième Discours de Rome, Lettres de l’EFP, n°16, 1975, pp. 181 et ss… 14. Lacan J., «Conférences et entretiens», Scilicet n°6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 46. 15. Lacan J., «Télévision», Autres Écrits, op. cit., pp. 513514. 16. Lacan J., «La psychanalyse. Raison d’un échec», Deuxième Discours de Rome, 1967 Autres Écrits, op. cit., p. 346. 17. Lacan J., «Conférences et entretiens», Scilicet n°6-7, op. cit., p. 15. 18. Ibid., p. 15. 19. Ibid., p. 35. 20. Lacan J., «Discours à l’EFP», Autres Écrits, op. cit., p. 269. 22. Ibid., p. 266. 23. Ibid., p. 273.

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LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE DU SYMPTÔME «Que le symptôme institue l’ordre dont s’avère notre politique, implique (…) que tout ce qui s’articule de cet ordre soit passible d’interprétation.» J. LACAN, «L1TURATERRE», Autres écrits, op. cit., P. 18.

l’hypothèse que la psychanalyse se soutient d’une dimension éthique qui va bien au-delà de son origine médicale et de sa constante pratique thérapeutique. Nous pensons, depuis que Lacan nous l’a enseigné, que la psychanalyse est le seul discours compagnon de celui de la science qui, tout en traitant – comme la science – le réel et en y produisant des effets, peut cependant, à la différence du discours scientifique, prendre en compte les conséquences de ce qu’elle fait venir au jour. C’est pourquoi dans la psychanalyse, le psychanalyste est responsable des conséquences de son acte, tout comme le sujet est toujours tenu pour responsable de sa position de jouissance. L’acte psychanalytique s’examine de ce fait sous le jour de l’éthique et non pas de la thérapeutique. C’est sans doute pourquoi Lacan pouvait faire valoir en réponse à des étudiants américains, (certainement surpris d’une telle affirmation), que le «symptôme est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel ; pour certaines personnes on pourrait dire : le symbolique, l’imaginaire et le symptôme» 1. C’est dire d’une autre façon que la psychanalyse, celle à laquelle nous nous référons, n’est pas une pratique du sens car le réel annule le sens, il est sans loi. Les mises en garde de Lacan sur ce thème sont nombreuses et au fil des années de son enseignement elles se font de plus en plus pressantes : il ne faut pas nourrir le symptôme de sens car, ce faisant, il prolifère. Ce point d’Archimède est essentiel pour marquer que notre pratique diffère des psychothérapies et même sans doute des autres courants psychanalytiques. Ainsi, de l’autre côté de l’Atlantique, Kernberg, actuel président de l’IPA, se consacre-t-il depuis longtemps déjà à faire valoir une doctrine syncrétique qui donnerait de la psychanalyse au sein de l’institution qu’il préside le sentiment d’une unité, d’un «common ground», d’une vision globale et susceptible d’intégrer les différences mineures. Il présente ce courant sous la dénomination de «relation d’objet» (Object Relation). Cette doctrine issue pour l’essentiel des travaux du Middle-group anglais (et particulièrement de ceux de Ronald D. Fairbairn), se recommande également de Margaret Mahler et aussi d’Edith Jacobson. Or il est frappant, à la lecture des derniers ouvrages purement psychanalytiques du Président de l’IPA – il en écrit aussi d’autres, davantage psychiatriques –

Éléments d’analyse du symptôme Pierre-Gilles Guéguen C’est sans doute seulement au sein de l’orientation lacanienne qu’il est possible de prendre vraiment au sérieux le statut du symptôme avant, pendant et après la fin de l’analyse. Et pourtant nous avons bien conscience qu’il y a une contradiction ou tout au moins un paradoxe à parler d’analyse finie et de symptôme résiduel. Ce paradoxe est le plus souvent gommé par le reste de la communauté analytique mondiale. C’est l’exigence de rigueur de Lacan qui nous force à ne pas laisser dans l’ombre ce qu’aurait de commode le fait d’ignorer le destin du symptôme ou de faire accroire soit qu’on sort «guéri» de l’analyse, soit que le cas était une mauvaise «indication». Car on ne guérit pas d’être parasité par le langage. Ainsi, avec Lacan, nous prenons les choses au plus simple, au plus juste de l’expérience clinique et aussi au plus serré : la psychanalyse comme telle, appliquée ou non, ne guérit pas, elle traite et elle change le sujet de l’inconscient (qu’elle produit aussi bien). Elle donne souvent des résultats thérapeutiques considérables (et aussi bien que d’autres «thérapies par la parole»), mais, en un certain sens, le symptôme y est toujours plus fort que le traitement. Non seulement nous ne le nions pas mais, avec Lacan, nous le revendiquons. La césure

Au point même que l’on pourrait considérer qu’aujourd’hui le monde psychanalytique se partage en deux orientations : ─ Ceux qui pensent d’abord la psychanalyse comme une thérapeutique – et c’est le cas dans le courant puissant et actuel de la relation d’objet qui domine aujourd’hui toute l’IPA. ─ Ceux qui, dans l’AMP et la nébuleuse qui l’accompagne (moins nombreux sans doute), suivent le trajet de l’enseignement de Lacan, sans rien en rejeter. Cette orientation ne dénie pas l’exigence du symptôme. Son exigence est d’ordre éthique : en effet, l’enseignement de Lacan se fonde sur 57

Accueil Cliquer de constater comment dans la conception qui est la sienne de la psychanalyse, la dimension thérapeutique et la dimension du sens s’entrecroisent et s’étayent mutuellement. Pour l’essentiel d’ailleurs, les thèses présentées par Kernberg ne diffèrent guère de celles qu’un Bouvet pouvait illustrer en France dans les années cinquante et que Lacan a si ardemment combattues. De ce fait il nous est aisé de nous y référer. Il n’est pas sans intérêt aujourd’hui – ne serait-ce que du fait de l’actualité renouvelée de ce courant – de revenir encore sur la séparation nette que Lacan a voulue d’avec des collègues qu’il considérait comme égarés. Selon les lignes de fracture de la césure marquée par Lacan, devaient se dessiner deux avenirs pour la psychanalyse. Un avenir qui la conduirait toujours davantage à se fondre dans les pratiques de guérison des symptômes et du traitement de leur sens, un autre dont nous avons choisi de soutenir la charge, qui donne à la psychanalyse la tâche de prendre le symptôme comme signe 2 c’est-à-dire comme signe d’un mode de jouissance particulier à un sujet de l’inconscient. Ainsi la distinction essentielle n’est pas celle de la psychanalyse appliquée et de la psychanalyse pure, mais celle qui fait passer le tranchant entre les pratiques du sens, et la psychanalyse qui s’appuie sur le hors sens 3. Or, le point d’application de ces différences s’avère être le symptôme présenté par l’analysant dans sa plainte : d’où l’intérêt d’examiner la façon dont nous traitons le symptôme. Il n’y a pas, nous le répétons souvent, de technique psychanalytique lacanienne. Nous pouvons cependant nous référer à un certain nombre de principes directeurs que Lacan nous a légués, à un style de psychanalyse lacanienne, dont l’analyse du symptôme relève. Ils permettent de tenir compte de l’exigence du symptôme au sens où le symptôme, objet de la cure psychanalytique, est aussi une création du dispositif. Car nous ne traitons pas du symptôme au sens médical, mais du manque-à-être du sujet dont le symptôme analytique, c’est-à-dire le symptôme pris dans le dispositif de parole qu’est la cure, est la guise.

1. Détacher la psychanalyse de l’empirisme baconien.

Dans son ouvrage de 1992 intitulé Agression et qui, à bien des égards, est un traité et un manifeste pour la psychanalyse contemporaine aux États-Unis et dans leur zone d’influence, Kernberg commence par un chapitre sur l’affect qu’il met au fondement de la psychanalyse. L’affect : l’éprouvé tout autant que l’observé, le trouble de l’organisme, la révolte du biologique, est donné comme source première de toute l’expérience psychanalytique. Il affirme que l’observation mais aussi la neurobiologie permettraient de fonder toute pratique du sens sur l’attribution d’une signification (bon objet /mauvais objet) aux premières relations de présence gratifiante et d’absence angoissante de la mère. À partir de là s’établirait toute la dialectique des bons et mauvais objets et naîtrait, procédant de l’affect même, la dimension langagière. Ce parti pris épistémologique provient en droite ligne de Klein et de Fairbairn dont l’empirisme, plus naïf, était peut-être plus excusable. Lacan n’a cessé de tenter de nous extraire de cette dimension qui mène à l’analyse des symptômes en termes de projection d’agression et d’introjection des objets considérés comme «archaïques» et «préœdipiens». Dès le début de son enseignement et toujours par la suite, il ne laissera pas de nous indiquer que le symbolique, le langage donc, préalable à l’introduction du sujet dans le monde, porte une dimension tierce, celle du manque : manque d’objet, toujours perdu, manque du phallus qui, en tant que signifiant du désir, renvoie à la cause du manque davantage qu’au manque luimême. Le corps du sujet, loin d’être premier dans l’expérience, est pour nous inharmonique à son être, exilé de lui par le langage qui lui préexiste. C’est pourquoi dans notre orientation, nous distinguons strictement de l’affect ce que nous appelons «l’événement de corps» : C’est parce que le sujet est sujet du signifiant qu’il «ne peut s’identifier à son corps, et c’est précisément de là que procède son affection pour l’image de son corps» signalait à ce propos Jacques-Alain Miller, précisant que c’est là un principe directeur qui est d’ailleurs «le principe de la critique constante que Lacan a pu faire […] de la phénoménologie de Merleau-Ponty qui essaye de restituer la conaturalité de l’homme au monde» 4. S’extraire de l’empirisme, fût-il présenté dans sa version phénoménologique, a des conséquences directes sur la technique psychanalytique et les modes d’interprétation (dans le sens ou hors sens). Il conviendrait encore de méditer sur l’exemple que donnait Lacan de l’analyse d’un rêve d’obsessionnel

Les quatre principes d’analyse du symptôme Le premier principe lacanien d’analyse du symptôme, celui qui sans doute est encore difficile à entendre pour des cliniciens de tradition anglosaxonne, pourrait s’énoncer de la façon suivante :

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Accueil Cliquer sur l’encadrement du symptôme par un signifiant qui représente un sujet pour un autre signifiant, et une psychanalyse qui décrit son progrès en termes d’assouplissement des défenses archaïques par introjection du bon objet ou par une meilleure intégration dans la personnalité des instances structurales freudiennes (moi, surmoi et ça). On peut lire, certes, une certaine époque de l’enseignement de Lacan en faisant de lui un thuriféraire du sens dans la psychanalyse et corrélativement interpréter le symptôme comme un message bloqué à faire parler. On tendra alors à présenter sa doctrine comme une version de l’analyse qui pousse au déchiffrage du symptôme en retrouvant son sens dans l’histoire du patient et dans les avatars du «développement». C’est d’ailleurs la voie qui a inspiré quelqu’un comme Françoise Dolto. Mais plus profondément, on peut aussi considérer, et c’est ce que fait apparaître une lecture plus orientée de Lacan, que l’analyse du symptôme n’est rien d’autre qu’une prise toujours plus resserrée et déplacée de la jouissance qu’il recèle dans un appareillage signifiant toujours plus réduit. Cette modalité de l’analyse qui, tout autant que l’autre, requiert le recours aux défilés du signifiant et à leurs jeux de figures rhétoriques, n’est plus une psychanalyse du sens car elle tient compte de ce qu’il fuit. C’est ce qui amène Lacan à nous orienter vers l’expérience du réel dans la psychanalyse, c’està-dire vers ce qui est hors sens, avec toute la difficulté de trouver par quel biais le saisir et le faire valoir dans le singulier colloque analytique. L’institution de la passe contribue à investiguer cette dimension épistémique du symptôme.

par Bouvet, dans le Séminaire V. L’analyste en effet y interprétait le rêve au plus près du sens (entendre ici comme Sinn soit de sa signification), en faisant remarquer à l’analysant ce que le rêve contient déjà de sens sexuel à savoir son désir de coucher comme une femme avec son analyste. Lacan oppose alors à la dimension du sens, celle du désir comme insensé (le désir articulé mais non articulable), et signale déjà que contrairement à ce que le névrosé tente d’obtenir en croyant au sens de son symptôme, il s’agit, par l’analyse, de lui faire saisir que c’est l’Autre et non pas lui-même qui est castré. À l’inverse, Kernberg, comme le faisaient les analystes du French group au temps de Bouvet, continue à préconiser une pratique de l’interprétation descriptive des fantasmes d’agression et de soumission à l’Autre dont le transfert est censé donner le point d’application sur la personne de l’analyste. À l’analyse des relations avec l’objet nous opposons la psychanalyse du manque de relation au manque de l’objet. C’est ce que suggère Lacan en mettant en lumière le point central pour le dispositif où se manifeste le désir de l’analyste – hors sens –, et d’où s’origine l’interprétation, «au-delà de la parole elle-même» selon ses termes, ce point qu’indique le «doigt levé du Saint Jean de Léonard» 5. 2. Analyser le symptôme à partir de son enveloppe formelle.

Le courant de la relation d’objet, du fait de la lecture du symptôme comme désaccord d’avec la réalité, comme pur événement «anti-social», désaccord qu’il s’agirait de réduire, l’interprète sans tenir compte des signifiants auxquels il s’articule. Nous avons appris avec Lacan à considérer, au contraire, le symptôme à partir de son enveloppe formelle c’est-à-dire dans sa dimension analytique et ainsi à le distinguer du symptôme empirique. C’est qu’en effet la psychanalyse nécessite la mise en forme signifiante du symptôme. Le symptôme analytique n’est rien d’autre que sa mise en forme par le dispositif. Opposons ici encore les théories du Président de l’IPA et l’enseignement de Lacan. Kernberg en effet s’intéresse au symptôme dans son état initial qui est celui qui correspond aux descriptions de la nosographie psychiatrique. Cela se lit clairement dans son ambition de faire des patients qu’il considère comme répondant au syndrome des «personnalités narcissiques» une nouvelle catégorie nosographique. Il ne revient pas au même de pratiquer une psychanalyse qui s’appuie non pas sur le sens mais

3. S’appuyer sur le désir de l’analyste.

Le symptôme n’est pas que réel, il est aussi imaginaire et symbolique, c’est pourquoi l’analysant – pas l’analyste – peut lui donner un sens. C’est même ce qu’il tente à tous les détours de l’analyse : il déploie ainsi un discours – dont l’analyste veille à ce qu’il ne s’interrompe pas prématurément –, et il donne successivement au symptôme dont il se plaint différentes valences – autant de facettes de la vérité. Il isole ainsi les formes variées que sa jouissance a pu prendre et en particulier dans les avatars de son rapport au sexe ou plutôt de son exil de l’Autre sexe. C’est ainsi qu’apparaît dans l’analyse la logique du fantasme fondamental qui se présente comme une défense ultime contre la menace de castration et comme une mise en fonction signifiante répétitive d’un mode de jouir.

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Accueil Cliquer nous utilisons celui de rapport et même du rapport qu’il n’y a pas, terme qui fait référence au concept et au mathème, eux en utilisent la version phénoménologique : la relation. Sans entrer dans les détails d’une théorie que nous sommes supposés connaître, je me bornerai à signaler que Kernberg sur ce point n’innove pas. L’analyse doit conduire à la disparition du symptôme dont témoigne une relation amoureuse mâture, dans laquelle le sujet devient tolérant de sa propre agressivité et de celle de son partenaire, et se montre capable d’empathie, de se faire l’objet de l’autre comme il souhaite que l’autre se fasse pour lui objet de son désir sexuel. Ceci donne la matrice de son adaptation sociale. Tout à l’inverse, quand nous disons avec J.-A. Miller que le symptôme de la fin de l’analyse se fait notre partenaire, il faut entendre que c’est un choix qui s’accomplit à la fin de l’analyse et qui porte sur la jouissance. Ayant mesuré que l’Autre n’existe pas et que la «relation» à l’Autre, au partenaire sexuel ne tient qu’à l’amour qui jette un pont de parole sur l’absence du rapport entre des jouissances séparées, le sujet devra se faire une raison de son fantasme. Celui-ci, sous l’effet contingent de l’amour, l’introduira à une érotique. Désidentifié, ayant extrait le symptôme de ses oripeaux du sens, ayant isolé l’insigne et la marque qui encadrent sa jouissance symptomatique, il reste au sujet à en faire le point d’appui de son rapport au monde. Non pas dans le sens de son adhésion à l’état social, mais dans la solitude qui est la sienne après avoir isolé le mode de jouissance qui lui est propre et qui résulte du type d’accrochage singulier de la pulsion dans l’univers langagier. Rendu à ce point, le sujet a à décider de la manière dont il va faire incider son symptôme dans l’univers du discours, dans le malaise de la civilisation dont il participe. Il n’est plus en tout cas envahi du manque-à-être du symptôme initial, corrélatif de l’allégation du «manque-à-jouir» sur lequel ce manque-à-être se déplaçait.

Dans sa critique de la relation d’objet Lacan fait d’abord valoir que le fantasme ne doit pas être authentifié comme tel, qu’il a toujours un au-delà et que cet au-delà est toujours interrogeable à partir du désir de l’Autre. Il considère qu’à mesure que l’analyse se prolonge, le fantasme qui a partie liée avec le symptôme, se dévoile à condition de ne pas y fixer le sujet. Toute la direction de la cure repose alors sur la conception de l’interprétation que l’analyste met en acte. Pour peu, comme le faisait Bouvet – et comme le préconise encore Kernberg –, qu’il s’applique à interpréter les fantasmes agressifs du sujet à son endroit dans la situation transférentielle, l’analyste fixe le sujet à la jouissance du symptôme dans son état morbide voire induit des «perversions transitoires» et des impasses dont Lacan rend compte dans les années cinquante avec des mots très durs, mais preuves à l’appui. Mais alors, au-delà du fantasme, si l’analysteinterprète intervient du lieu d’ombilication du désir de l’Autre, du fait que le désir court indéfiniment, se pose la question de la finitude de l’expérience, question que J.-A. Miller relève encore une fois pour nous dans un cours récent. S’il n’y a pas de point de capiton, nous ne pouvons pas cependant, Lacan l’a lui-même montré de diverses façons, nous contenter de présenter l’analyse comme la séquence des versions successives des modalités de jouissance de l’analysant dans une suite infinie orientée par l’infinitude du désir. Et ceci parce que le désir de l’analysant (la question se pose pour le désir de l’analyste) n’est pas infini, ainsi que Lacan l’avait indiqué dès les années cinquante. Il est lui-même de défense, il rencontre sa limite dans la pulsion, en un mouvement de rebroussement sur le reste symptomatique qui devient alors effet de création. C’est une façon de désigner ce qu’ailleurs Lacan tente de cerner par le terme de lettre. Cela pose toute la question des limites de l’analyse du symptôme dans une psychanalyse orientée vers le réel. 4. Considérer le symptôme comme le mode de présence au monde, le mode de jouir propre à un sujet. C’est dans le rapport à l’Autre sexe et à la question sur sa jouissance que s’examine dans tous les cas le destin du symptôme. Les anglo-saxons sur ce point considèrent comme nous que l’issue de l’analyse ne peut pas ne pas se focaliser sur cet œil du cyclone. Toutefois toute notre différence d’approche tient en deux termes :

Destin du manque-à-être En revanche, c’est en tout cas ainsi que je conçois les choses, le manque-à-être qui hantait le symptôme se reporte sur le devenir analyste. Si en effet c’est vraiment ce qu’il veut, le sujet qui y aspire aura encore à payer de sa personne. Le manque-à-être psychanalyste se manifestera à la mesure du désir qui anime le sujet pour occuper cette position, et 60

Accueil Cliquer longuement palpés, pour les mettre ensuite à la bouche, les croquer et les avaler. Ce comportement qu’elle juge insensé s’impose à elle pratiquement sans qu’elle s’en rende compte, lorsqu’elle travaille. Une fois le cheveu avalé, elle en prend conscience et se sent coupable. Elle a lutté de diverses manières contre ce «tic» installé depuis de nombreuses années, dit-elle. Travailler avec un foulard sur la tête, voire avec des gants pour se priver de la sensation tactile du cheveu – dont nous verrons l’importance particulière – s’avérera vain. D’autres méthodes se révéleront toutes aussi caduques. Ce symptôme, par sa dimension d’excès, est désormais ce qui remplit sa vie. L’analyse permettra de saisir progressivement les coordonnées signifiantes et pulsionnelles d’une telle pratique.

l’interrogera sans cesse sur sa pratique, aux conséquences de laquelle il ne pourra désormais plus se soustraire. Le manque-à-être devient le manque du savoir qu’il faudrait pour s’égaler à la tâche analytique. C’est un nouveau paradoxe, car justement l’acte du psychanalyste se supporte du semblant de l’être. C’est là qu’une École peut et doit prendre le relais de l’analyse dans un autre mode de traitement du symptôme. 1. Lacan J., «Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Yale University, 25. 11. 75», Scilicet n°6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 41. 2. Lacan J., «Introduction à l’édition allemande des Écrits», Scilicet n°5, Paris, Seuil, 1975, p. 13. 3. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII, «Le lieu et le lien» (20002001), leçon du 10 janvier 2001, inédit. 4. Miller J.-A., «Biologie lacanienne et événement de corps», La Cause freudienne n°44, Paris, Seuil, 2000, p. 13. 6. Lacan J., «La direction de la cure et les principes de son pouvoir», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 641.

Un sujet non séparé de son objet oral

Le symptôme au féminin Dominique Laurent

La problématique orale s’avère centrale dans ce cas, et c’est ce que le sujet exprime en disant : «J’ai toujours mangé quelque chose». Cet aperçu se déduit de l’analyse progressive de son symptôme. Bien que celui-ci se soit véritablement installé au moment de la rencontre du partenaire de la vie amoureuse, elle confie avoir, après la puberté, passé son temps à s’arracher cils et sourcils pour les mettre aussi à la bouche. Mais dès avant la puberté, son enfance était déjà toute entière concentrée sur un pouce qu’elle rongeait jusqu’à l’articulation. Nous pourrons avancer que c’est une boulimie qui ne se dit pas. Elle désigne un rapport du sujet à l’objet a, signifiant pulsionnel oral dont il ne peut se séparer. Dora avec son suçotement paraît un peu pâle à côté de cette conduite orale qui revêt un caractère quasi automutilatoire. Ce destin pulsionnel se scelle du récit de l’inquiétude maternelle centrée sur la sphère orale pendant les premiers mois de la vie de l’enfant. Aucun lait ne lui convenait, il fallait en changer régulièrement. Le rapport du désir de la mère à l’objet oral s’esquisse. Comment le signifiant cheveu vient-il à se nouer à l’objet pulsionnel et au désir de la mère ? Le récit de sa venue au monde en fixe la détermination. Enfant non désiré, elle sait pourtant que ses parents auraient préféré qu’elle soit garçon. Elle naît avec une chevelure abondante collée par le liquide amniotique que sa mère n’aperçoit pas d’emblée. L’enfant baigné lui est présenté ensuite, cette fois les cheveux en brosse. Elle ne la reconnaît pas et déclare qu’elle n’est pas sa fille : «Ma fille n’a pas de cheveux». Un entourage attentif lui fait rapidement prendre conscience de sa méprise. Toute la trame de l’existence de ce sujet dont la venue au monde n’était pas attendue et qui, de plus, se révèle

«C’est plus fort que moi» est l’expression la plus générale du motif de la plainte. L’énoncé de la plainte consciente fait place, dans l’analyse, à un plus fort que soi qui s’articule à une position de jouissance bien plus secrète. Le travail du symptôme du névrosé se révèle aussi compliqué que le travail délirant, pour chiffrer de façon signifiante un réel trop présent. Le symptôme se dévoile progressivement dans l’analyse comme un montage très sophistiqué qui traverse la vie du sujet. Nous aborderons aujourd’hui la clinique du symptôme chez des sujets féminins, et nous montrerons comment il s’associe au partenaire du fantasme dans la vie amoureuse. Cette perspective serait-elle particulière au sujet féminin ? Commençons par exposer des vignettes cliniques et leur problématique, pour ensuite interroger les leçons à tirer sur la position féminine. Dans chacun de ces cas, le symptôme se présente avec une consistance énigmatique, douloureuse et coupable. Il s’assortit, dans ces deux cas, de la note particulièrement massive du «c’est plus fort que moi». I. L’infernal de la pulsion Ce sujet s’adresse à l’analyste pour élucider et se délivrer d’une trichotillomanie extrêmement invalidante. La survenue de plaques d’alopécie lui fait craindre une calvitie à venir. Elle ne supporte plus le regard des autres sur sa chevelure qui dévoile désormais un comportement dont elle a honte. Elle s’arrache les cheveux un à un, après les avoir 61

Accueil Cliquer graves difficultés financières compromettant la vie familiale. Il est décrit comme un homme qui préfère se voiler la face plutôt que d’affronter les problèmes. C’est aussi une identification virile à l’homme en défaut. Le deuxième versant renvoie à l’objet oral et à une jouissance masochiste. Affligée d’une malformation parodontique qui nécessite des traitements coûteux et prolongés, sa mère s’adresse à des centres de consultation gratuite. Notre analysante conserve le souvenir de soins désinvoltes et peu efficaces. Un souvenir arrête son jugement, celui d’une intervention chirurgicale douloureuse rendue inutile du fait de l’absence d’un matériel prothétique indispensable. L’impéritie médicale est couverte auprès de la mère par un mensonge du chirurgien qui la révolte. Incapable de parler, elle hurle la vérité dans un petit écrit qu’elle donne à sa mère. Elle a le souvenir d’avoir été un objet d’expérimentation dont sa bouche a été le terrain d’élection. Souvent déformée ou tuméfiée après des soins traumatiques, elle voile sa bouche de ses cheveux. Les diverses manipulations chirurgicales ont laissé sur elle un reste, une anesthésie importante de la zone buccodentaire. La soustraction de cette partie du corps lui fait dire qu’on pourrait lui arracher les dents sans anesthésie. Notons que l’arrachement des cils, des sourcils, puis des cheveux, ne l’a jamais fait souffrir. En ce sens, ne pourrions-nous pas dire que la dimension masochiste de la jouissance de l’arrachement qu’elle s’inflige est l’envers des manœuvres sadiques de l’Autre centrées sur l’orifice pulsionnel qu’est sa bouche ? Elle produit douloureusement du manque pour s’identifier à la position féminine. Qu’il s’agisse de ce versant identificatoire féminin est confirmé par le fait que c’est avec la rencontre du partenaire de la vie amoureuse que s’installe l’arrachement des cheveux selon les modalités évoquées précédemment. L’abord second, dans l’analyse, des difficultés de la vie amoureuse fait d’emblée valoir un trait du choix du partenaire. Il s’agit d’un homme qui privilégierait les loisirs sur le travail et qui construit sa vie professionnelle en conséquence. Ce trait renvoie explicitement au père, dont l’activité professionnelle a été problématique et réduite. La discorde dans le couple s’organise sur ce point. Elle travaille beaucoup, son ami peu. L’impuissance paternelle, repérée à ce niveau de l’analyse à partir d’un rapport défaillant au travail, la conduit à soutenir une position virile en travaillant beaucoup. Nous ne sommes pas surpris de constater que l’arrachement des cheveux se produit lorsqu’elle travaille. La crainte insupportable de rejoindre le dire maternel

être une fille, s’articule très tôt à la prégnance de l’objet oral pour la mère et à l’absence de cheveux comme signe de la reconnaissance. Le «c’est plus fort que moi» du symptôme ne recouvre-t-il pas un «mieux vaut ne pas être née» ? Le trouble du rapport mère-fille, de l’investissement libidinal en termes freudiens, se reporte sur le père. La structure œdipienne du sujet inclut le père dans le circuit oral, par l’apparition d’un dégoût alimentaire surgi pendant l’enfance. La peau qui recouvrait le bol de lait que lui préparait tous les matins son père, lui inspirait un dégoût total et lui interdisait de l’absorber. Cela déclenchait bien des scènes. Là où la relation à l’Autre maternel se marque d’un sevrage impossible, nous voyons ici comment, dans la relation au père, le signifiant peau-de-lait renvoie non seulement au dégoût hystérique à l’égard du phallus, mais se double d’un interdit portant sur l’objet oral. La différence sexuée : du voile à la jouissance masochiste

L’arrivée de la puberté lui fait abandonner son pouce, pour s’occuper alors de ses cils et de ses sourcils qu’elle arrache. Elle revendique et obtient de sa mère l’autorisation de se laisser pousser les cheveux, jusque-là coupés comme ceux de ses frères, qui lui donnaient une allure de garçon manqué. Mais sa chevelure n’est pas celle que sa mère avait souhaitée pour une fille. Elle n’est ni blonde, ni bouclée. La description minutieuse du symptôme actuel révèle que les cheveux arrachés un à un sont précisément des cheveux qu’elle estime bouclés ou frisés à la palpation. Nous voyons comment, à partir du mythe familial, ce sujet, par son symptôme, s’acharne à ne pas être celle qui aurait des cheveux selon le vœu maternel. Elle s’identifie à un «je ne suis pas ça». Elle vérifie toujours plus le dit maternel inaugural de la nonreconnaissance – «ma fille n’a pas de cheveux». L’arrachement des cils et des sourcils s’inscrit dans cette perspective. Lors de ce temps de l’adolescence, la chevelure est investie d’une fonction particulière, celle du voile, du masque de sa bouche. Soulignons le contraste «moins de sourcils et de cils, plus de cheveux». Dans les deux cas, l’unité c’est le regard et l’oral : le cil avalé et la bouche masquée. C’est aussi l’automutilation autour de l’œil et le voile au regard de l’Autre. Au-delà du regard maternel qui ne reconnaît pas sa fille, la fonction du masque, du voile, peut s’appréhender sur deux versants qui, là, sont reliés au père. Le premier renvoie à une identification au père. Le père traverse en effet, pendant cette période, de 62

Accueil Cliquer fils qu’elle met en danger à leur insu, d’autre part à l’égard de sa mère qu’elle a installée comme partenaire d’un circuit de dette impossible sur lequel je reviendrai. «Avoir du nouveau à l’œil», dans l’intervalle des achats prend une configuration particulière : celle du déménagement des meubles, des objets de la maison. Ses nuits sont alors envahies d’idées obsédantes centrées sur la façon vraiment nouvelle de disposer ces éléments. Le week-end venu, elle se consacre à ces changements. Au «je ne peux pas me retenir d’acheter de nouveaux objets» répond une grande difficulté à se séparer des anciens. Elle les accumule dans le grenier, les placards, la cave, etc. Cette rétention fait l’objet, de la part de son mari, de commentaires amusés : «Il te faudrait, dit-il, une toute petite maison et un immense hangar». Les activités de rangement occupent donc une partie importante de son temps. Mais celles-ci s’intègrent dans une perspective plus ample qui relève d’un souci de propreté et de nettoyage très prégnant. Elle confie ainsi être conduite à faire le ménage complet de son domicile deux à trois fois par jour, bien que ses journées soient occupées par son activité professionnelle. Elle doit être la dernière à quitter le domicile pour être assurée qu’aucune trace ou qu’aucun désordre ne viendra déranger l’ordre dans lequel elle l’a laissé. Autrement dit, il faut qu’il n’y ait aucune trace de l’Autre. Elle doit annuler tout événement de vie. Il faut que tout soit mort et impeccable dans l’Autre. Cette pathologie est profondément articulée au drame œdipien et à la vie amoureuse. Elle est à cet égard appréhendée à partir du circuit phallique. Elle peut être articulée au-delà de l’Œdipe à partir du registre pulsionnel dans le rapport à l’Autre maternel.

inaugural «ma fille n’a pas de cheveux», doublée de la honte du dévoilement au regard de l’Autre d’une pratique de jouissance sur laquelle elle se voilait la face jusque-là, a ainsi précipité la demande d’analyse de ce sujet. L’analyse, en cours, commence à dévoiler l’articulation du symptôme au partenaire dans la vie amoureuse.

II. La loi infernale ou l’acheteuse addictive L’achat compulsif n’est pas un symptôme réservé au sujet moderne. Ce qui est moderne c’est son statut épidémique actuel. À ne le considérer que par sa détermination sociologique ou économique, on en fait un symptôme social. Cette perspective ne laisse alors aucune chance de saisir ce qui fait le ressort de l’épidémie. C’est dans l’enquête particulière que l’on peut saisir en quoi l’épidémie est une industrialisation de l’abandon du sujet à son mode de jouir. Sous un tel symptôme peuvent se regrouper toutes sortes de cas. Il va s’agir ici d’une névrose obsessionnelle. Ce sujet s’adresse à l’analyste pour se déprendre «d’une impulsion irrésistible à acheter n’importe quoi, n’importe quand». À peine l’objet est-il acquis qu’il est rapidement aperçu sur un mode ravalé, dégradé, sali. Elle désigne sa conduite comme relevant «d’une nécessité d’avoir sans arrêt du nouveau à l’œil», et l’interprète comme une façon de rompre l’ennui qui traverse sa vie. Mariée depuis de nombreuses années, cette femme n’a en fait aucune vie amoureuse. Elle aime «bien» l’homme avec qui elle vit et dont elle a eu un fils. Sa vie érotique est quasi désertique depuis la naissance de son fils et cela la laisse indifférente. Nulle passion amoureuse n’a agité sa vie. Les circuits de la passion, pourraiton dire, se portent ailleurs que sur l’homme. Ils sont concentrés sur cette conduite d’achats, source de sa jouissance sur un fond d’ennui qui peut être qualifié au premier abord de dépression. Cette compulsion la plonge dans des soucis financiers sérieux qui peuvent compromettre l’équilibre financier familial. Cette compulsion d’achats et ses répercussions financières s’exercent, dit-elle, à l’insu de son mari. Elle a le sentiment de le tromper. Elle décrit l’immense plaisir qu’elle a de céder après avoir lutté vainement contre ce qu’elle appelle cette «pulsion d’achats». Elle dit aussi le tourment qui suit, lié au calcul de ses comptes bancaires toujours en déficit, au sujet desquels elle échafaude toutes sortes de montages. Elle dit enfin sa culpabilité, d’une part à l’égard d’un mari et d’un

Le circuit phallique et le père

Elle nous dira qu’elle est le dernier enfant tardif et non attendu d’un couple qui a déjà deux enfants. Lorsqu’elle a neuf ans, le père quitte la mère pour une autre femme alors qu’il est en faillite sur le plan financier. L’enfance du sujet a été scandée par des querelles conjugales centrées sur les dépenses excessives du père, par ailleurs infidèle depuis toujours. La faillite de l’entreprise paternelle est liée à une politique commerciale aventureuse faite d’innovations mal calculées. L’innovation est le maître mot de ce père qui, dans la sphère privée, se montre tout aussi dispendieux. Il achète tout et n’importe quoi. Il est l’homme incontinent, toujours en proie au nouveau. L’horizon du nouveau pour lui est articulé à l’infidélité, qui ne sera pas plus conséquente in fine lorsqu’il choisit une autre femme 63

Accueil Cliquer «à l’œil». L’instant de voir et la dette impossible se conjoignent dans cette formation langagière. Comment articuler le symptôme au partenaire du fantasme, dans la vie amoureuse de cette femme ? Cela peut être repéré à partir de l’idée qu’elle a de le tromper. Rappelons que le père trompait la mère qui fermait les yeux. Dans ce cas, le sujet demande à son mari qu’il ferme les yeux sur ce qui fait tache. C’est même la condition de leur vie commune, inscrite sous le sceau d’une vie sexuelle exsangue et de ces achats. Son mari ne l’ignore pas comme en témoigne le «il te faudrait un hangar». En somme, il acquiesce à la loi impitoyable de sa femme, celle de l’objet toujours neuf. Avoir du nouveau à l’œil prend toute sa dimension, celle d’avoir le phallus et qu’on ferme les yeux dessus.

qu’il n’arrivera pas à garder. C’est une version de l’impuissance masculine. Nous saisissons comment le signifiant nouveau est articulé pour notre analysante à la position paternelle et au circuit phallique. Le nouveau pour l’analysante ne s’inscrit pas dans le changement de partenaire de la vie amoureuse ou dans la multiplication d’enfants, nouveaux objets libidinaux phallicisés. Ce nouveaulà, elle l’a obtenu déjà une seule fois. Cela lui suffit. Il est saisissant d’ailleurs de le vérifier par ses propos : «Une fois que j’ai eu mon fils, dit-elle, j’ai eu l’idée que je n’avais plus besoin de mon mari». Comblée par l’enfant nouveau, elle ne trouve plus à son mari aucune utilité. Elle exige alors de se séparer de lui, sans divorcer. Il obtempère. Le couple reprendra la vie commune deux ans plus tard pour ne plus se séparer. En reprenant une vie commune, il consent à être celui qui n’est pas nécessaire puisqu’elle ne le désire plus désormais. La naissance de l’enfant, corrélée à son éviction, en est la démonstration initiale. Un seul enfant, un seul mari, c’est l’envers du père. L’unicité insiste. Le nouveau pour notre analysante est toujours davantage centré dès lors sur des objets marchands. En ce sens, dans une identification virile elle accomplit le vœu paternel de toujours innover de façon déréglée, ce qui ne la conduit pas cependant à la faillite. Ce sujet ne sait pas faire avec le manque féminin. Au lieu de demander le phallus à l’homme, elle ne demande rien une fois l’enfant obtenu. Le désert de sa vie sexuelle est là pour en témoigner. Elle comble son manque toute seule par l’achat incessant de ces objets. Elle n’a pas besoin de son mari pour les obtenir, puisqu’elle les acquiert sur ses seuls revenus. Mais ces objets n’ont de valeur phallique qu’en tant qu’ils sont neufs, nouveaux. Dès qu’ils ne le sont plus, leur caractère précieux disparaît. Ils se retrouvent inexplicablement transformés en déchets. Nous avons là une séquence très claire, l’objet est objet phallique dans le moment même où il est aperçu à la lumière du désir. Dès qu’elle peut en jouir, l’objet est déchu et viré à a. En ce sens, ce mouvement est pris dans la loi d’airain du désir obsessionnel. En un autre sens, la clinique de cette acheteuse compulsive pourrait être mise en tension avec celle de la kleptomane. La kleptomane fait de l’objet dérobé un objet passionnant, élevé à la dignité du phallus à la condition d’être volé. Elle prend sans rien avoir à demander à qui que ce soit. Ce qu’elle vole est le phallus. Faire le court-circuit de l’homme pour combler le manque, est une pathologie du rapport féminin au phallus qui s’exprime ici de façon particulièrement nette. Avoir du nouveau à l’œil, s’éclaire ici par avoir le phallus

Le registre pulsionnel et l’Autre maternel

Son partenaire consent aussi à la loi infernale qu’édicte son épouse à la maison. Elle a conscience du caractère affolant et arbitraire de ses exigences concernant le ménage et la propreté. Elle se rend compte de l’inconfort domestique qu’elle impose à son mari et à son fils du fait des interdits et obligations auxquels elle les soumet. Son activité incessante n’est pas de tout repos pour eux. Cette loi qu’elle impose à l’entourage fait écho à la loi inique à laquelle le père a soumis la mère au moment de leur séparation. La mère, qui avait mené une existence confortable de femme au foyer pendant longtemps, tout en fermant les yeux sur les infidélités de son mari, se voit contrainte de travailler. Elle devra faire des ménages pour survivre et élever seule le dernier enfant. Le père ne contribuera en effet que rarement aux charges de l’éducation de sa fille qu’il ne reverra quasiment plus. La mère passera sa vie à manquer d’argent et conservera une haine inextinguible à l’égard des hommes. Nous saisissons la détermination qui relie le ménage obligé de la mère à la compulsion ménagère. Manquer d’argent, en deçà de la séparation, est le grief fondamental que la mère adresse au père dans les dernières années de vie commune. C’est ce grief qui a bercé l’enfance du sujet, pas celui des infidélités du père. De la conduite maternelle, elle a saisi que ce qui compte pour elle, dans le rapport à l’homme, c’est l’argent. C’est un registre de l’avoir et donc de la problématique phallique. C’est aussi un aperçu sur l’objet pulsionnel maternel. La dialectique phallique est articulée à partir de l’anal. Cette perspective se voit accentuée par la nécessité de faire des ménages. «Nettoyer le sale», c’est ce qui reste quand l’argent manque. Le couple mère-fille se referme sur lui64

Accueil Cliquer l’homme et centrifuge chez la femme ? Cela conduirait à restituer, dans la clinique du symptôme, les différents modes de rapport à l’Autre, un Autre dont l’inconsistance en tant qu’ensemble ouvert s’aperçoit chez le sujet féminin de façon spécifique.

même après le départ du père, et devient inséparable. Il est inséparable au-delà du mariage de l’analysante et s’inscrit dans une économie libidinale particulière. Confrontée par l’achat de tous ces objets nouveaux à des difficultés financières qu’elle cache à son mari, comme nous l’avons évoqué précédemment, elle demande à sa mère de l’aider à combler ses déficits. Le remboursement s’avère peu exigeant. C’est un circuit de jouissance installé entre la mère et la fille, construit sur l’argent. Mère et fille vérifient qu’elles se complètent, l’une jouissant de sa conduite compulsive avec la bienveillance active de l’autre. Phallus imaginaire d’une mère à laquelle elle est entièrement dévouée depuis toujours dans une aide et une attention quotidienne, elle jouit dans son rapport à l’Autre d’une inscription pulsionnelle anale prévalente. C’est la mise en péril du fonctionnement libidinal avec la mère qui conduit ce sujet chez l’analyste. En effet, l’âge avancé de la mère et l’approche de sa mort, lui font redouter désormais la mise à ciel ouvert de son trafic de jouissance. Elle redoute le jugement de ses sœurs lors de la succession à venir. Nous avons pu apercevoir, à travers l’examen de ses symptômes, leur nouage à la trame œdipienne, leur saisie dans la perspective phallique et pulsionnelle. Nous avons montré comment le partenaire de la vie amoureuse est partie prenante dans le fantasme et nourrit le symptôme. Cependant, la clinique de ces deux cas invite à faire une remarque complémentaire et d’un ordre plus général, puisqu’elle porte sur l’ensemble du champ clinique. Chez ces deux sujets, la forme symptomatique au-delà du rapport au partenaire prend appui sur le corps d’une part, sur les objets de l’Autre d’autre part. N’est-ce pas un appui plus volontiers retrouvé chez le sujet féminin que chez le sujet mâle ? La clinique du symptôme chez l’homme névrosé montre, me semble-t-il, un rapport privilégié du symptôme à l’organe phallique et/ou à la pensée comme objet. Certes les femmes, dans la névrose obsessionnelle, peuvent souffrir de leurs pensées, mais le cas de l’acheteuse compulsive démontre un recours à d’autres voies symptomatiques. La clinique psychiatrique contemporaine vise l’Un, dans une conception unifiante, globalisante, qui gomme les particularismes cliniques d’École, mais plus profondément ne vise-t-elle pas un Un plus caché ? Elle vise l’Un synchronique, unisexe. La clinique psychanalytique se refuse à cet unisexe. Elle doit s’affirmer comme clinique sexuée. Ne pourrions-nous pas suggérer, dans une sorte d’analogie inversée avec la vie amoureuse, une clinique du symptôme plutôt centripète chez

Exiger le symptôme Patrick Monribot Dans La question de l’analyse pro fane Freud, évoquant l’influence du ça sur le moi, fait surgir l’expression : «C’était plus fort que moi.» Elle y est à l’imparfait, et l’éditeur signale que Freud l’a écrite en français dans le texte allemand. Lors de mes rencontres avec la Zwangneurose, jamais sujet n’avait aussi bien donné chair à cette phrase que le petit Raphaël. En cette fin de printemps, le jeune garçon d’à peine huit ans commence à alerter sérieusement ses parents. Il ne veut plus manger ; ça ressemble à une grève de la faim mais sans revendication, sans raison précise alléguée. La grève se radicalise quand, les chaleurs venues, il décide également de ne plus boire. C’est un peu «l’analyste-SAMU» que les parents sollicitent après l’échec de la persuasion, relayés vainement par le médecin de famille. Je le reçois dans ce contexte d’urgence. Voici les cinq fragments cruciaux qui ont ponctué cette cure. Premier fragment :

J’apprends d’emblée que Raphaël, depuis plusieurs semaines déjà, s’inflige des autopunitions sous la forme, comme il le dit, de «travaux forcés». Ces punitions sont bientôt redoublées par la privation de divers plaisirs : manger des bonbons, regarder la télé, jouer. Au début l’entourage s’en amuse, puis s’en agace ; aujourd’hui, il s’en inquiète. C’est un peu une histoire sans paroles. Tout ce qu’il peut en dire à qui l’interroge, se réduit finalement au titre de ce Colloque, mais dans sa langue à lui : «C’est comme ça, je dois me punir, je n’y peux rien !…». Il ne sait pas pourquoi. Ajoutons que l’appétit est conservé, qu’il n’a pas d’antécédent similaire et qu’il n’a rien d’un anorexique ; c’est un gréviste. Cela dit, Raphaël n’est pas silencieux et n’a pas renoncé à la jouissance de parler. Curieusement, il passe la première séance à m’expliquer qu’il n’a pas de symptôme. En effet, il est peu inquiet de ce qui lui arrive, à l’inverse de ses parents. Lui qui n’a pas lu la lettre de Lacan à Jenny Aubry, me dit : «Je me prive, mais c’est eux qui souffrent !» Tout au plus 65

Accueil Cliquer Il faut dire que la mère m’avait longuement entretenu de la querelle dont Raphaël était l’enjeu. Le père voulait mettre son fils dans une école du diocèse, au nom de sa foi, alors qu’elle s’y opposait, au nom de son athéisme. Il avait même fait le coup de force en inscrivant l’enfant sans prévenir son épouse, laquelle souhaitait que j’arbitre ce litige. Bref, au premier entretien, Raphaël, écoeuré, avait commenté l’affaire en ces termes : «Et moi, ils s’en foutent de savoir à quoi je crois !» Il m’avait aussi demandé par la même occasion si j’avais la foi. C’est donc ce signifiant de la discorde qui fait retour dans l’interprétation que je risque. Suite à cette séance, cessent les punitions, y compris les privations, au grand soulagement des parents. Que va devenir le «c’est plus fort que moi» chez cet enfant ?

est-il embarrassé des tracas suscités chez les parents et surtout du retour pressant qu’il en a. Nous avons donc la situation suivante en ce début d’analyse : Un «c’est plus fort que moi» certes,… mais qui ne fait pas symptôme ! Comment corréler le «plus fort que moi» à la valeur d’un symptôme qui soit sien et le divise ? Lors des premières séances, je choisis de me taire. Ce silence, assorti d’indifférence à sa présence, l’intrigue tant cette attitude rompt avec le flot des préoccupations anxieuses de l’entourage. Il finit par m’en faire grief : «On m’amène te voir pour mes punitions et tu ne dis rien. Tu ne me regardes même pas… Tu t’en fiches ou quoi ?» Je romps le silence en clôturant la séance : «Tu sais, ce qui est inquiétant chez toi, ce n’est pas du tout ça !» Je n’ai pas annulé l’inquiétude de l’Autre, qui semble essentielle au transfert pour lui, mais j’en ai opacifié et déplacé la cause. Il repart déphasé. Cette position l’amène à répondre à la question que je ne lui avais pas posée. Histoire de m’accrocher, à la séance suivante, il m’annonce, sous le sceau de la confidence, avoir élaboré un bout de savoir, du moins une hypothèse : «Je crois que j’ai compris, dit-il,… Ne le répète pas : je me punis parce que j’ai des secrets… C’est ma vie privée, je ne peux pas t’en dire plus !» À quoi je réponds : «Ça n’est pas nécessaire» ; puis j’interromps l’entretien.

Troisième fragment

Après le temps des secrets, le temps du transfert. Un rêve vient le signaler : il est à l’école, le maître se tait, ne répond pas à ses questions… Heureusement il a un livre à portée de main, avec toutes les réponses dedans. À ce scénario, il dit ne rien comprendre. Ça lui évoque simplement ma bibliothèque qu’il examine avec attention, curieux notamment des livres que j’aurais pu écrire… De mes écrits imaginés, index du supposé savoir, son intérêt glisse à ma personne, puis à ma vie privée, soucieux de savoir finalement si j’aimais mes enfants. Curieux mais poli, il reste prudent : «Tu n’es pas obligé de répondre !», dit-il. Je lui fais remarquer que c’est précisément ce qui se passe dans le rêve : l’Autre, sous la figure du maître, ne répond pas. La demande et la déclaration d’amour qui s’annoncent ici ne tardent pas à s’accompagner de son envers : un cortège d’affects haineux qui ne fait que débuter et m’entraîner dans une erreur de stratégie. En voici le détail. Il fabrique des tronçonneuses en papier, destinées à me tuer d’une façon particulièrement sadique : «Je te découpe, je te mets en bocal, ta femme avec, et le bocal au congélateur… Comme ça, je vous garde !» Erreur de stratégie, en effet, car j’ai laissé dire et laissé faire. En faisant le mort – c’est le cas de le dire –, je prenais la place du maître silencieux désignée dans le rêve, tout comme celle d’un père qui, au-delà de ses actings, ne dit jamais rien, ne sait rien, ne voit rien – nous verrons pourquoi –, et dort en salle d’attente de mon cabinet. En somme, je n’ai fait que répéter l’inconsistance du père, me laissant capter par le signifiant-maître de son rêve – le maître qui ne répond pas.

Deuxième fragment :

Début de séance : les parents soulagés m’informent que leur enfant s’est remis à boire. Je prends acte sans triomphe car rien n’est réglé. Raphaël, lui, s’intrigue pour autre chose : «Je n’y comprends rien, dit-il, j’avais prévu, hier soir, une punition, mais… j’ai oublié de la faire !… C’est la première fois que ça m’arrive.» Pour saluer cette formation de l’inconscient, première du genre depuis nos rencontres, je sors de ma réserve et lui demande avec vif intérêt la nature de cette punition. Incapable de répondre, il me dit : «j’ai même oublié ce que c’était.» Deux oublis en vingt-quatre heures, c’est formidable ! Quelque chose de la jouissance passe à l’inconscient ou «à la comptabilité», comme dit Lacan dans «Radiophonie». Je le lui signifie et décide d’arrêter la séance qui fut courte ce jour-là. Effet probable de la scansion, la mémoire lui revient sur le seuil ; il se rappelle : «Je devais copier cent fois : «je ne serai pas agressif avec mes parents». Telle était la punition oubliée. Je choisis d’équivoquer sur le «cent fois» : «Quand c’est sans foi, dis-je, c’est qu’on n’y croit plus…»

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Accueil Cliquer Ce moment est très précieux car il articule un désir de mort adressé à l’analyste, aussitôt après avoir parlé de l’amant de sa mère. Cette articulation signe, chez cet enfant analysant, sa place fantasmatique dans le transfert : le petit amant de la mère, c’est lui ; le rival œdipien à éliminer, c’est l’analyste ! Pour interpréter, je lui fais simplement observer que le début de ses autopunitions a coïncidé avec l’intuition de cet adultère, si justement perçu dès le premier jour. En somme, de quoi se punissait-il dans cette affaire ? La question de la cause est pour lui désormais posée.

Résultat : quelques semaines après, la cure patinait, le disque était rayé et toutes les séances consacrées à jouer, c’est-à-dire à jouir, de ce massacre à la tronçonneuse. Ici, c’est le contrôle, thème d’actualité dans notre École, qui m’a ressuscité ! Ou plutôt, le contrôleur chargé de pointer la résistance, toujours du côté de l’analyste… En effet, en posant le diagnostic de névrose obsessionnelle, – ce que la suite a confirmé –, pouvais-je le laisser s’installer dans une jouissance «à lui-même (si peu) ignorée ?» Pouvais-je me laisser piéger dans les filets de sa ruse précautionneuse, dont l’essentiel consistait à me rassurer, et à rappeler, sourire aux lèvres, que tout ça, – (le massacre, etc.), c’était du jeu, du faire semblant, du «faire comme si», bref, du signifiant, et qu’au fond, avec le signifiant, on peut tout dire et tout faire ? En somme, il me démontre qu’il peut jouir sans risque avec des mots !… À l’aplomb de cette contrebande du transfert, l’acte analytique est en principe attendu. La direction de la cure enfin rectifiée, l’analyste réanimé, la séance suivante est plus que brève ! : Je le mets prestement à la porte au premier coup de tronçonneuse.

Cinquième fragment :

La cure de Raphaël est donc engagée du côté du complexe d’Œdipe. Comme je n’ai pas validé l’issue transférentielle par le parricide à la tronçonneuse, cela l’oblige à chercher une autre solution à l’impasse œdipienne. C’est un vrai travail : il dessine toutes les combinaisons possibles, en traçant méthodiquement divers circuits schématisés sur du papier. C’est aussi une écriture. Tous les scénarios qu’il propose, pour éviter le départ de sa mère, aboutissent systématiquement au meurtre du rival – de l’amant, le «vrai». Mais il remarque avec pertinence que cela le conduit aussitôt en prison et donc, de toutes façons, il perd sa mère, quoi qu’il arrive. C’est cela, au fond, sa grande question de toujours : perdre ou ne pas perdre sa mère ? Celle-là en fait surgir une autre, toujours sur la cause : pourquoi désire-t-elle ailleurs, puisqu’elle a tout ce qu’il faut à la maison, fils et mari ? Il envisage, en accord avec le père, que sa mère ait pu être attirée par l’argent de l’amant. Je récuse une telle solution, trop facile, qui veut installer un plus-de-jouir pour couvrir ce qu’il s’applique à démentir. La question de son «être phallique» est tout entière engagée dans ce tourment. À l’horizon d’une déphallicisation annoncée, Raphaël rechigne d’ailleurs à venir aux séances. Il ira même jusqu’à chuter dans l’escalier de mon immeuble, en s’ouvrant le cuir chevelu – la séance n’aura pas lieu. Au bout d’un moment, il a néanmoins pu dévoiler l’essentiel, ce qui le minait depuis toujours. En voici les coordonnées : depuis peu, il est déprimé et fatigué. C’est manifeste et tout à fait nouveau. Les punitions et autres privations sont à ce jour révolues. On s’approche d’un problème qui, cette fois, l’accable pour de bon. Acculé, il finit par me dire : «Je suis fatigué parce que j’ai toujours ma mère dans la tête !» Cet énoncé marque un virage dans la cure. Je crois que nous avons maintenant une autre version du «c’est plus fort que moi», mais cette fois-

Quatrième fragment :

Cette coupure a stoppé ce mode de jouissance : tuer l’Autre sans risque, puisque «c’est pour faire semblant.» Elle a aussi changé le discours car sa parole a, de ce fait, pris du lest. Si parler prête à conséquence, c’est nécessairement moins léger, moins ludique, et ça devient sérieux. Il s’agit dès lors d’obtenir de Raphaël un «bien-dire» sur le désir, au lieu d’une jouissance ludique infinie. Celle-ci doit pouvoir enfin condescendre au désir. Il va me parler des secrets qu’il ne juge plus utiles de préserver : il s’agit du conjungo de ses parents. Sa mère a un amant et menace de quitter la maison. Cette situation tendue ne m’avait pas été signalée. L’enfant symptôme de ce qui ne va pas entre les parents, commence à se dire. Sa «vie privée», c’est le départ imminent de sa mère. Pour la première fois, il va mal : «Cet homme couche avec ma mère,… Je l’ai deviné la première fois qu’il est venu à la maison… Mon père, lui, n’a rien vu et rien su… Ensuite, il a su mais n’a rien dit. Je crois qu’elle va partir.» Aussitôt dit, il enchaîne sur le transfert : «Je fabriquerais bien encore une tronçonneuse pour te tuer… Mais je sais que tu ne veux pas !»

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Accueil Cliquer saillant. L’au-delà de l’Œdipe surgit avec ce trait de «père-version». À l’issue de ce rêve, Raphaël décide de ne plus venir à ses séances. Il en a catégoriquement assez. Sa mère est rentrée à la maison, il s’en réjouit d’autant plus qu’il pense l’avoir quittée. La dernière carte postale reçue de lui est un reliquat de transfert, pas sans l’objet, puisqu’il y est question d’une paire de jumelles. Il n’est donc pas exclu que je le revoie un jour.

ci corrélée au symptôme : il a sans cesse sa mère dans la tête, ça l’obsède et ça l’épuise. Si le symptôme exige parfois une analyse, l’analyse exige toujours un symptôme ; et c’est à l’analyste de l’exiger. Sa vie privée n’est donc pas privée de mère, comme le laissait penser un peu trop vite la situation familiale, mais elle est privée de la possibilité de se priver de la mère. C’est cela le symptôme analytique de cet enfant ; non pas celui qu’il était pour l’Autre parental, mais celui qu’il endosse et à partir duquel la cure va s’orienter. À partir de ce moment, en effet, la question de Raphaël subit un renversement dialectique. Ce n’est plus «Comment éviter son départ ?», mais «Comment m’en débarrasser ?» Réponse aussitôt formulée dans l’ordre du bien-dire : «C’est à moi à la quitter !» J’approuve l’idée. Il entrevoit la nécessité de perdre «l’objet maternel». C’est une forme de castration qui suppose une séparation, et exige un travail de deuil ; l’analyste doit s’en faire le passeur. La toute première solution suggérée ne va guère dans ce sens et pourrait inquiéter. Il dessine son cerveau avec, à l’intérieur, sa mère. Il pointe un revolver sur sa tempe : «Si je me tue, je m’en débarrasse en même temps.» Disparaître avec l’objet est évidemment une solution mélancolique. Mais l’ensemble du cas permet d’écarter cette hypothèse, d’autant qu’il en souligne lui-même la dimension de semblant, visant finalement à inquiéter l’Autre dans le transfert. Raphaël va rentrer dans ce long et lent travail de la parole et du transfert face à l’acte analytique. Il peut encaisser une perte. Le départ effectif de sa mère, d’ailleurs, ne change pas la donne. La désagrégation de l’objet maternel, par le jeu des coupures, va faire progressivement apparaître l’arbre qui cachait la forêt : l’émergence d’une satisfaction pulsionnelle jusque-là méconnue. Le voilà au seuil d’un au-delà de l’Œdipe. Une contingence a voulu que Raphaël trouve les tampons hygiéniques usagés de sa mère, oubliés dans les toilettes lors d’une visite à son fils. Il est sidéré. C’est une rencontre inattendue. Il m’en parle même avec une sorte d’élation. La nuit suivante, il rêve qu’il est aux toilettes, il y a du sang dans la cuvette, et il éprouve une sorte d’angoisse parce qu’il sait qu’on le regarde par le trou de la serrure. C’est peut-être son père. Il se réveille. Ce cauchemar annonce la couleur de l’objet pulsionnel qui cause la division et l’angoisse. L’objet regard se précise, logé chez l’Autre, supposé derrière un trou de serrure. Le trait voyeuriste est

1. Freud S., La question de l’analyse profane, (1926) Ed. Folio-Essai, p. 46.

Le symptôme d’Armand Nathalie Georges-Lambrichs «L’amour suppose qu’il n’y a pas le rapport sexuel programmé.» 1

Armand a huit ans quand sa mère l’amène en consultation pour une énurésie qui s’est aggravée. Il fait sur lui en classe, s’exposant aux moqueries. La réponse du sujet à l’amour du père

L’enfant, dès la première séance, raconte le cauchemar qu’il ne cesse pas de faire au point qu’il ne dort plus : «Papa est là avec un couteau, je ne peux pas escalader la pierre lisse, je retombe tout le temps sur ce bouton, je suis dans un carré, ya plus de route, je suis mort, un squelette, une voiture m’écrase, je ne sais pas qui est dedans, peut-être encore Papa, je suis plein de sang j’aime pas le sang. Là je lance un caillou, mais il retombe sur ma tête, là Papa est avec son couteau et ses dents, là, qui brillent»… Il mime le sourire du père en montrant ses dents, puis il dit : «Papa ne m’aime plus, il me gronde tout le temps, il est méchant, j’ai peur.» Le sujet voit sa propre mort, tout comme Œdipe voit ses yeux jaillir de ses orbites : une barrière est franchie, l’impossible a eu lieu. Le tombeau est ouvert, il est dedans, il ne peut pas sortir, il retombe toujours. Il est seul, avec son persécuteur. Parce qu’il a aux trousses cette mort impossible, il s’engouffre dans le cabinet. Dire s’impose alors. Dire le cauchemar, c’est en effet cerner le moment de mort subjective qui a eu lieu et qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Le regard s’est émancipé du corps vivant et voilà qu’il perdure, détaché, au-delà de la mort subjective. La première conséquence de cette décision insondable de l’être, c’est la menace réelle qui revient le persécuter.

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Accueil Cliquer j’invente des chansons, j’écris les paroles sur une feuille, par exemple «maman je t’aime», je les apprends par cœur et comme ça je recharge mes batteries, je me fais mon programme à moi.» Articuler l’extrême amour d’Armand pour sa maman au couteau menaçant de papa, s’est révélé impossible. L’amour d’Armand pour sa mère est déclaré, à ciel ouvert. Il lui dit tout. Il l’a exprimé lors d’une séance où je m’étais isolée avec sa mère, en apportant à celle-ci, sans interrompre notre conversation, plusieurs dessins de cœurs ardents, cramoisis, devenant lui-même, au fur et à mesure qu’il les coloriait, rouge comme une pivoine. La semaine suivante, il vint en séance avec un gros pansement : «J’avais mon doigt dans la porte de la voiture, Maman a poussé, elle a pas vu», m’informat-il simplement. Aucune révolte contre la distraction maternelle, elle fait partie de la réalité d’Armand. À tout moment, il peut être pris dans l’engrenage, «il», c’est-à-dire lui et son corps, qui semble bien venir en continuité de son être : son doigt est une partie de ce «je» qu’il utilise tout-à-fait correctement au sens de la grammaire, mais qui n’en est pas moins identique à son moi, lequel est son corps, c’est-à-dire l’image de ce corps, dont le doigt fait partie. Entre sa mère et lui, pas de coupure. Elle est distraite, il est blessé. Armand a survécu à la disparition qui l’a frappé, mais elle n’en a pas moins été réelle, et la trace qu’elle lui a laissée ne l’est pas moins. Pour aborder l’instance «parents», Armand passe par son frère cadet. C’est du point de vue de ce frère qu’il peut se voir, lui, lié matériellement à son père et, en même temps, invisible pour les autres : «Papa est méchant. Pierre (c’est son frère) aime Maman et Papa, les deux, je ne sais pas comment il fait, moi je peux plus avoir confiance en lui. Papa ne s’est pas occupé de moi, il m’a laissé faire pipi avec du sang, j’avais mal, très mal, je me retenais de pleurer, j’attachais une ficelle à mon poignet, l’autre bout au pied de Papa la nuit, pour savoir s’il se levait alors je détachais tout de suite, Maman était là, Papa était là, ils voyaient pas…» Nous retrouverons ces liens dans l’élaboration d’Armand, ces liens matérialisés, dont il a des usages différents mais qui ne se négativent pas car ils ne sont pas symboliques.

L’analyste parie alors sur la fonction témoin dont il fait l’offre. En liant le regard et la parole, elle va lui permettre d’échapper à cette omniprésence du regard et de trouver un abri où effectuer sa déposition. La consultation aura cet effet, que cela cessera, de s’écrire. Il était donc nécessaire de prendre le récit d’Armand comme tenant lieu de l’événement qui est au cœur du cauchemar : «j’étais mort». Ce dire est le cœur et l’os de l’affaire. Ce qui a eu lieu est une expérience. Le sujet s’est détaché de son corps. Il a contemplé sa dépouille. Cet impossible qui ne peut se dire, il s’agit pourtant qu’il se coule dans un texte articulé et composé, pour qu’un certain jeu puisse se produire, jeu qui est le propre du sujet. L’analyste tente de faire exister ce texte, de le mettre en fonction en sachant que ce qu’il comporte d’insensé va continuer à agir, et en pariant sur la lecture inédite que le sujet pourrait en faire dans sa cure et dans sa vie, pour parer au pire. Y a-t-il dans ce texte une causalité déjà repérable ? Quel statut donner à cette urgence vitale chez un sujet qui, à la mort, ne croit pas ? De façon très pure, Armand nous montre comment la langue le pousse, l’oblige à s’adresser pour épancher le trop de vie qui en lui ne consent plus au sommeil, au mépris de ses besoins organiques élémentaires. C’est donc une mort qui ne peut être symbolisée, parce que la perte de l’amour du père n’est pas, pour ce sujet, symbolisable. L’opposition entre le ravage et le symptôme permet d’ordonner les dires d’Armand qui s’édifie, s’il ne s’identifie, à partir de ses partenaires. Le père, la mère, le couple des parents

Sous le «papa ne m’aime plus» du cauchemar, il me semble qu’il y a un gouffre et dans ce gouffre une immense perplexité, dont Armand se débarrassera en décidant finalement que son père ne l’a jamais aimé. En tout cas, ce père qui va devenir un menteur et un tricheur est pour l’heure un assassin, et il menace de tout son sadisme le rêveur. Cet amour impossible à perdre est donc ce qui revient sous la forme «il me hait», où nous avons la signature de la paranoïa : «Dans mon cauchemar je suis devant Papa, il veut m’étrangler, je me retourne et je vois qu’il y a des millions de Papa». Autant lui, Armand, est mort, une fois, absolument, autant son père, lui, ne peut mourir. Armand prend une place de champion de sa mère – de chevalier, lui dirai-je – et il se parera de cette dignité. Revenant de chez son père, il me dit : «Papa est là tout le temps dans mes pensées. Sauf quand je joue et quand je travaille, il est là dans ma tête, alors

Être ou disparaître

Que ce soient les jeux qu’il invente ou la guerre mythique entre ses parents qu’il reconstruit, il apparaît toujours seul, au-dessus de la mêlée plutôt qu’en tiers, ayant une mission particulière ou distribuant récompenses et punitions, étant lui-même 69

Accueil Cliquer avec leur coquille, je voulais pas qu’ils me voient, ouf ! leurs parents arrivent, sinon ils auraient été tout le temps derrière moi, je redescends, j’atterris, je me fabrique un aéroplane, j’écrivais mon nom dans les nuages, cinq continents + deux pôles, AR à un pôle, MAND à l’autre… Si on rassemble, me précise-t-il, ça faire AR-MAND (il maintient le trait d’union). Il précise ensuite qu’il a appris tout ça en classe : «La maîtresse elle a tout ça, la terre, le soleil, une grosse boule et une petite, la lune. Là y a son bureau, là y a moi», me dit-il esquissant l’architecture de sa classe. Puis il s’est mis à chiffrer les distances entre ces éléments qu’il avait nommés. À ce moment, le choix du sujet de poursuivre sa cure s’est révélé décisif. Tout allait beaucoup mieux, disait-il, il n’avait plus rien à dire. Armand a pourtant saisi au vol mon invitation à poursuivre, fût-ce pour dire rien. Et son élaboration y a gagné en rigueur.

hors d’état de gagner ou de perdre. Sans doute son regard le représente-t-il tout entier dans ce monde, ce qui ne suffit pas à le protéger d’une angoisse massive de disparaître. Ainsi le jour où sa mère me dira, après cette séance, qu’elle s’est fait enfoncer l’arrière de sa voiture, Armand jouait-il avec un porte-mine, me demandant si la mine pourrait rester enfoncée toujours. Comme je lui répondais «c’est ta peur…», il me dit : «un jour j’ai regardé mon petit doigt, il avait disparu, et puis il est revenu, il était là». C’est le trou réel qui est là et fait au sujet un signe incompréhensible, tout ce qu’il sait alors est que ça le regarde. Et tout son travail vise à suturer cette faille qui peut devenir instantanément un gouffre. Lors d’une séance, il me dit : «je n’ai plus de copain.» Il n’avait rien d’autre à dire ce jour-là, perplexe devant le phénomène qui l’atteignait au cœur de son être, un de ces phénomènes de frange dont Lacan parle dans le Séminaire III et qui donnent l’index de la réalité dont le sujet psychotique est solidaire. La fois suivante, en effet, il me dit simplement qu’il en avait à nouveau – rien de plus. Armand paie de sa personne pour supporter sa solitude et il se met à inventer, là aussi, des jeux à la récréation, pour ses copains. Il m’en dessine les scénarios, qui se mettent à alterner avec ceux des rêves.

Un point d’ancrage

C’est à partir de là qu’il a investi le signifiant «île», et l’a fait jouer de plusieurs manières. Le signifiant «île» fait lien entre différentes périodes ou parties de sa vie. Les combats avec le père avaient pour décor des îles. Après ce moment mégalomane, où la signature d’Armand recouvre le monde, il revient aux îles de façon beaucoup plus détaillée, et élabore une chronologie de son histoire personnelle, à couvert de son savoir sur l’origine du monde. Les îles font aussi pont entre le monde de Pikatchou – dont il est un fervent adepte et au moyen duquel il rencontre les autres qui partagent sa passion – et le monde de la géographie dont il ne se lasse pas. Ses grands-parents maternels habitent dans une île lointaine, son père est parti dans une autre île. L’île, enfin, résonne comme une contraction de il et de elle. Est-ce un hasard ? La question reste posée. En tout cas, toutes les îles ne se valent pas pour Armand, il y a certaines îles pour lesquelles il a une véritable passion amoureuse ; en même temps, il arrive qu’il s’y identifie littéralement. L’infinité des îles semble une réponse au trou unique du cauchemar, comme les serpents sur la tête de Méduse voilent l’absence de pénis sur le corps féminin. Mais, au lieu qu’elles fassent horreur au sujet, il se prend d’amour pour chaque île, H pleure avec l’île de Pâques qui est devenue (il l’a vue dans l’émission Thalassa) «un vrai désespoir» : «Comment on a pu lui tuer tous ses arbres vivants ?» me dit-il. Ces îles finissent ainsi par avoir une vie propre. Elles bougent, elles dérivent et, en effet, c’est bien ainsi qu’Armand peut remonter à l’origine du

Une rencontre, une identification

Au cours d’une promenade qu’il a faite avec sa mère, son frère et sa sœur, il est tombé sur un canard colvert, seul dans la mare, sur une petite île. À partir de ce canard, isolé, pour lequel il s’est pris d’amour, Armand a tenté de chiffrer la jouissance alors éprouvée, en comptant le nombre des pas nécessaires pour faire le tour de la mare. Il a constitué ensuite une double série d’oiseaux ; dans l’une, il y a un oiseau tout seul et blessé dont il veut prendre soin et qui est lui-même, car il énonce alors : «quand je serai grand je serai vétérinaire» ; dans l’autre, c’est une foule d’oiseaux innombrables qui devient de plus en plus menaçante. II est seul, alors, contre tous. Dans un rêve fait peu après la promenade du canard, les deux séries ont convergé sur Armand lui-même : il s’est figuré sous les espèces d’un oiseau qui, pour se protéger des autres, est devenu une sorte de robot. Dans le dessin qu’il a fait pour raconter son rêve, il a alors inscrit son prénom et, à partir de cette inscription, ordonné son rêve aux dimensions du monde : «Je me fabriquais des ailes, je volais, j’arrivais dans le ciel, il y avait des petits oiseaux 70

Accueil Cliquer s’articule dans la plainte est séparé d’un autre symptôme, le n°2. Dans son Cours «Le partenaire-symptôme», Jacques-Alain Miller fait l’hypothèse que «l’Autre est symptôme en tant que mode de jouir». 1 Je prendrai appui sur cette hypothèse pour montrer comment, dans le cas de Paul, peuvent s’articuler les deux symptômes qui lui rendent l’existence difficile. Le premier est adressé à l’analyste. Le second, celui qui gouverne en réalité sa vie, n’est pas interrogé dans la cure. Il est éprouvé comme une constante nécessaire dont le sujet ne se plaint pas. C’est un phénomène fixe qui trouve son point de départ dans un événement traumatique. Ces deux symptômes se rejoignent dans le fait qu’ils portent tous les deux sur la parole. L’Autre de la parole fait symptôme. Disons plus précisément que le symptôme parlé dans l’analyse, celui qui est déchiffrable, recouvre le symptôme qui est tu et donc rejeté au titre de la Verwerfung.

monde, au temps où elles n’étaient pas séparées de l’unique continent qu’il y avait alors… Elles sont donc plutôt des ancres flottantes, des corps-morts. Les liens qu’il utilisait pour attacher l’un à l’autre ses parents, il s’en ressert ici pour faire se choquer les îles et se séparer à nouveau, étant le héros de ces performances. En les décrivant, Armand s’anime, il s’anime sous le regard de l’autre auquel il dédie en secret sa performance de savoir sur la dérive réelle des continents. Dans l’espace de la feuille de papier, Armand rassemble ainsi les éléments épars de son corps, métonymie de son être. Cette feuille a plusieurs fonctions : elle est un écran qui le sépare du pire de son expérience ; elle est un miroir où il se contemple sous la forme de l’oiseau ; elle est le support du nom où il se reconnaît. Ainsi Armand s’est mis à la tâche de se construire une image, qui le protège contre le regard de son père et dans laquelle, aussi, il se reconnaît. Il semble y être parvenu aujourd’hui. Sans doute les frontières en sont-elles poreuses, puisque Armand va jusqu’à s’identifier à la terre elle-même, non moins qu’à certaines îles. En même temps que cette image, multiple et une, lui permet de faire écran à la jouissance, son être se précipite dans un autre vivant, animal et muet, l’oiseau, créant ainsi un autre pôle. Le pari de la cure telle qu’Armand y a consenti est que des circuits se créent et se frayent entre ces deux pôles, des circuits marqués par des signifiants lui permettant de sinthomatiser ce trop de vie qui peut toujours l’envahir.

L’enfant surdoué

Considéré depuis son plus jeune âge comme un enfant surdoué, Paul a grandi avec ce diagnostic qui le protégeait d’une pathologie envahissante. Petit, il passait ses nuits à lire, insatiable de savoir. Un savoir exorbitant qui comblait ses parents de joie mais les inquiétait aussi, car cette boulimie de lecture leur semblait énigmatique. Arrivé à l’âge adulte, Paul a ainsi accumulé un savoir important, avec une préférence pour les choses les plus pointues comme la musique baroque, la linguistique, le grec, la littérature des siècles passés. C’est ce savoir qui a de la valeur à ses yeux. Le savoir scolaire est méprisable. Or, les parents de Paul sont tous les deux enseignants. Le savoir qu’on enseigne est refusé par leur fils, et c’est ce qui les a conduits à considérer leur enfant comme un «surdoué». Paul est identifié à ce signifiant-maître qui répond point par point à la description qu’on en donne : ses difficultés scolaires, son absence d’amis, son refus du sport, du collectif en général, tout ce qui a trait à la différence avec ses pairs mais aussi sa curiosité et sa maturité intellectuelles, trouvent là leur juste explication. La symptomatologie décrite à propos de l’enfant surdoué correspond en effet à celle de Paul, et nomme ainsi la série de traits qui le caractérisent. Être un enfant surdoué a aussi induit l’idée qu’apprendre et passer du temps à travailler n’est pas nécessaire. Le surdoué apprend sans rien faire. Paul avait bien un plus, celui d’être supérieur, d’avoir une intelligence hors du commun et d’être différent des autres.

1. Miller J.-A du nouveau !, Coll. Rue Huysmans, ECF, Paris, 2000, p. 40.

Le surdoué Hélène Bonnaud Qu’un symptôme soit plus fort que le sujet, c’est bien ce dont il est question dans la cure de Paul. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’exposer son cas. Il est rare en effet qu’un symptôme reste tout à fait immuable dans l’analyse. Pourtant, dans le cas de Paul, le symptôme dont il se plaint n’a pas changé. Il concerne le travail. Toute l’analyse tend à se centrer autour de cette question, et même à la rendre de plus en plus angoissante pour le sujet. C’est parce qu’il produit un savoir sur son symptôme que Paul est un analysant, mais cela suffit-il à faire de lui un travailleur de l’inconscient ? Deux formes de symptômes se distinguent dans son discours, et c’est à partir de leur repérage que je tenterai de rendre compte de l’impact de l’un sur l’autre. En effet, le symptôme n°1 qui s’entend et 71

Accueil Cliquer années, ses parents sont pétrifiés et n’osent pas questionner leur fils, de peur de déclencher une réaction négative. Il les a mortifiés, croyant ainsi ne plus devoir se confronter à leur attente. Paul a donc une demande – réduire l’Autre de la parole au silence. Cela pourrait s’écrire sur le graphe du désir, où l’Autre est la parole et où le signifié du symptôme est «je suis surdoué», signifié d’une chaîne qui inclut le signifiant-maître «travail», dédoublé en «travail scolaire ou du sens» et «travail non-scolaire ou dénué de sens». «Le comble du sens, il est sensible que c’est l’énigme» 2, a dit Lacan. Pour Paul qui passe son temps à se constituer comme énigme pour l’Autre, la formule peut donner à réfléchir. Le comble du sens a en effet une certaine affinité avec le sens dont Lacan dit «qu’il fuit, comme d’un tonneau». D’être énigmatique sature le sens et pour ce sujet, il n’y a pas de savoir manquant. Il vit le savoir comme déjà su ou potentiellement prêt à l’être. Le travail universitaire est toujours sanctionné par un désintérêt alors que l’autre savoir, celui qu’il rencontre au gré de son désir et qui motive son intérêt, rencontre son point-limite : il ne peut jamais rien finir. Quelque chose s’indique ici qui concerne l’angoisse. Il laisse la chose en plan puisque, dans sa logique, finir c’est arrêter un sens. Nous pourrions dire que finir, c’est mettre un point de capiton au savoir. Or c’est d’être dans l’infini, dans l’impossible et qu’enfin, il y ait manque, qu’il cherche à se faire être. Le manque est introduit dans le savoir comme un impossible. Rien n’est fini car rien ne doit faire signification ultime. Il met ainsi un sans-limite au savoir qu’il n’est pas supposé acquérir. Voici donc comment Paul est assujetti aux effets du signifiant-maître «je suis un surdoué».

Le symptôme parlé

Paul décrit fort bien ce qui ne va pas, maintenant qu’il n’est plus un enfant, et qu’il a vingt-et-un ans. Il ne travaille pas. Il n’y arrive pas. C’est une lutte contre le temps. Il se dit qu’il va s’y mettre puis il commence à faire autre chose et c’est l’autre chose qui sera plus forte. C’est là que se loge son «C’est plus fort que moi». Il ne se mettra pas au travail. L’autre chose prend différents tours. Il peut être pris par la lecture d’un livre, mais il peut aussi passer des heures à son ordinateur à recopier des listes d’auteurs, de compositeurs, des listes d’œuvres d’artistes, qui viennent gonfler son temps. Car il n’en fera aucun usage. Ce sont des stocks de fichiers sauvegardés dans son ordinateur, ou des centaines de feuilles noircies dans ses classeurs. Il peut aussi passer des heures à faire ce qu’il appelle des gribouillis sur des pages de cahier, preuve de la trace absurde du temps qui passe. Tromper le temps, c’est se tromper soi-même – est-ce tromper l’Autre du désir ? Parfois il émet l’idée qu’il lui faudrait quelqu’un qui l’oblige à travailler – mais qui ? – tout en sachant qu’il ne le supporterait pas, ou bien qu’il est d’une nature paresseuse. Ce qu’il met en avant pour justifier son manque de travail, c’est qu’il est «rétif à toute contrainte». Paul découvre ainsi qu’il est prisonnier d’un circuit dans lequel le travail dit «scolaire» est complètement annulé par un autre type de travail, inutile, vide de sens, et qu’il ne cherche même pas à élever à la dignité d’un défi intellectuel. Ce non-sens du travail est sa marque, il le récupère comme un plus-de-jouir qui fera durer le temps jusqu’au point où il sera trop tard. Car le trop tard est son rendez-vous favori. Il est déjà à l’heure où il ne pourra être que trop tard. La déréliction dans laquelle le met sa jouissance à être constamment à la limite du trop tard perdure, vérification d’un automaton qui fixe le sujet à son symptôme et lui donne la satisfaction d’être, à la fois, son unique bourreau et sa victime outragée. Les séances viennent vérifier que l’analyste ne peut pas changer la puissance que prend son «je ne peux pas faire autrement», cette force du symptôme qui attrape le sujet et le propulse dans sa tragédie qui s’écrit toute seule, puisqu’il ne livre rien de ses relations familiales. Il est simplement assez fier d’avoir réussi à obtenir de ses parents qu’ils ne cherchent plus à savoir quoi que ce soit sur ses études, ses devoirs, son travail scolaire. Il les a rendus impuissants à savoir ce qu’il fait et ce qu’il pense. Les a-t-il pour autant réduits au silence ? C’est bien ce qu’il croit, sans voir que ce qu’il a réussi à obtenir, c’est le consentement de ses parents à faire silence sur le désir. En effet, depuis des

Le symptôme qui ne se parle pas

Depuis toutes ses années de lycée, et maintenant qu’il est à l’université, Paul évite toute relation avec les autres. Il ne demande jamais rien, il n’interpelle pas non plus, il signale sa présence in corpore, évitant – autant que faire se peut – d’avoir à l’ouvrir. Cette application au silence l’oblige à toute une gymnastique pour s’adapter aux exigences de la vie, mais il est prêt à tout pour éviter de parler à quelqu’un. Sauf que son statut d’étudiant le confronte régulièrement à devoir répondre à la demande de l’enseignant et donc à subir, comme il le dit, l’horreur d’un examen oral. Il ne peut pas toujours affronter cette épreuve et il vient alors à sa

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Accueil Cliquer Pour Paul, se taire est la seule façon d’avoir la paix, de ne pas se laisser prendre, de ne pas «être à découvert», comme il le dit. Être à découvert est la formule qui précise comment, pour lui, la prise de parole est équivalente à une mise à nu. Il est donc complètement fixé à cette modalité d’être silencieux, d’être celui qui ne parle pas. Ce symptôme est corrélé au trauma vécu pendant ses années de collège et qu’il traite, selon la formule freudienne, comme un événement «non-arrivé» 3. Il n’est pas question de changer. Il n’en a pas le désir, car le fait d’être mutique lui permet d’être quelqu’un. Le graphe du désir de Lacan, tel qu’il est présenté par J.-A. Miller dans son Cours «Le partenairesymptôme», m’a permis d’orienter la question du symptôme et de la jouissance dans le cas de Paul. «L’Autre est symptôme en tant que mode de jouir» 4 – comme le dit J.-A. Miller – sert d’hypothèse pour montrer comment l’Autre de la parole est équivalent au symptôme comme jouissance. (A = Symptôme).

séance, effondré, raconter qu’il n’a pas pu, qu’il a fui ou qu’il a carrément oublié de se plier à la tâche. Ce symptôme n’est pourtant pas celui qu’il met au premier plan dans son analyse. Se taire est sa façon de vivre. Il s’est aménagé un modus vivendi autour de cette solution qui lui permet d’être unique et de le rester. En effet, il tire une certaine jouissance de sa position d’exception. Il est l’étudiant qui intrigue ses professeurs. Paul répète ainsi la relation qu’il a toujours eue avec ses parents : il est différent des autres, il est autre, il est à lui tout seul un mystère. Il doit faire exception ; il est celui qui s’excepte du «tous pareils». S’il a pu, pendant toute sa petite enfance, se constituer dans le cadre scolaire comme l’élève qui n’est pas comme les autres, à son entrée au collège il va vivre une expérience qui va faire vaciller cette marque et constituer un véritable trauma : effraction d’un réel qui va faire point de fixation dans sa vie. L’élève maltraité

Les événements remontent au moment où Paul change de collège. Il vit, à cette période de sa vie, un calvaire. Il a douze ans. Il est le souffre-douleur de sa classe. Il est battu, il est injurié, il est maltraité par ses camarades. Il devient l’objet de leurs sarcasmes. Ce qu’il avait toujours éprouvé comme un plus, sur le mode du surdoué, se brise sous les quolibets de ses congénères. Se retrouvant sans défense aucune, il décide de ne plus jamais parler en classe et d’éviter le plus possible de sortir de chez lui. Persécuté par les jeunes du collège, il vit son rapport aux autres dans une forme de terreur. Sa vie se règle alors sur la crainte de se trouver «nez à nez», selon son expression, avec ceux qui le moquent et le narguent. Ces événements constituent dans sa vie un véritable traumatisme. En effet, il en a conçu un usage très restreint de la parole et il aura, devant toute possibilité de rencontre avec les autres de son âge, une position de refus. Une bonne partie de sa vie est donc consacrée à éviter la mauvaise rencontre. Malgré les années, il a peur d’être mis en présence de ses persécuteurs, d’être reconnu, et potentiellement incapable de se défendre. Il craint les bandes de jeunes de banlieue, lui qui est toujours tout seul. À l’université, il étend sa décision et ne parle à personne pour ne pas risquer de dévoiler sa faiblesse. Celle-ci, selon lui, apparaît quand il parle car il est pris d’une telle angoisse que sa voix n’est plus qu’un filet inaudible. Il lui faut donc garder silence. C’est dans cette dialectique avec un Autre cruel que s’est structuré le symptôme dont il ne se plaint pas mais qui revient toujours dans l’analyse.

Cela permet de dire que le symptôme dont Paul se plaint et celui dont il ne se plaint pas sont intimement noués, même si dans son discours ils n’ont pas de rapport. Le symptôme comme jouissance qui est un se taire, est entièrement recouvert par l’Autre de la parole, celui à qui s’adresse la demande de savoir et où s’articule la signification du désir de l’Autre. Parler du travail et du non-travail en séance équivaut à parler à partir d’un rester silencieux fondamental, un refus radical de savoir. Ainsi s’articule le vouloir dire du symptôme parlé et le vouloir jouir du symptôme tu, ce qu’on pourrait appeler «jouir de la parole tue», avec l’équivoque que nous pouvons y entendre. Ce vouloir jouir reste discret, il n’envahit pas le sujet et permet d’écrire au niveau du signifié de la jouissance, son pur être comme énigme. En effet, d’incarner une énigme fait retour dans le réel du groupe car s’il reste identifié

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Accueil Cliquer moment. Pour supporter cela, il y a l’analyste, la seule personne qu’il rencontre et à qui il parle.

au S1, (enfant surdoué), il récupère, comme faisant retour dans son être, l’énigme qu’il est pour l’Autre et dont il fait semblant, en se taisant. Il est, en effet, identifié au niveau imaginaire à ce semblant comme objet cause du désir, être une pure énigme pour l’Autre. Mais ce qui est jouis-sens, ou sens joui, c’est, me semble-t-il, in fine, «d’être unique». Pour jouir d’être à cette place de l’Un-tout-seul, de l’exception, il s’emploie à se faire un monde qui le regarde comme un être unique, définitivement coupé des intérêts et des modèles qui font la force de l’identification aux idéaux. L’idéal de Paul, c’est d’être sans rapport avec l’idéal du commun des mortels. Son idéal du moi est son image narcissique et, comme telle, elle est mortifère. L’enfant unique n’a pas d’autre que lui comme idéal. Il est seul et silencieux au milieu des autres qui parlent pour ne rien dire. Paul décline tous les sens possibles du signifiant «unique». Il est fils unique, mais il cherche aussi à être le seul, le seul contre les autres, le seul objet d’amour de ses parents, le seul à être et cette jouissance a un prix : c’est d’être prisonnier de luimême. Cela se traduit, du côté de l’être, sous les espèces du «sous-doué» dans le sens du «moins-un». En effet, dans sa façon de se présenter, Paul apparaît au niveau de son corps comme marqué d’un moins. Il est toujours courbé, essoufflé, pas très reluisant en quelque sorte. Tout cela contribue à faire de lui le moins-un qu’il n’est pas, mais dont il porte la marque, à son corps défendant. Toujours à raser les murs pour ne pas être vu, il est le surdoué qui est dessous, qui se met en position de sous-doué, comme s’il devait éternellement cacher ce qu’il n’a pas et qui l’encombre tant. Il a fait, de son mode de jouissance, un symptôme-partenaire. Car il ne connaît que lui – c’est dire que, dans la vie, s’il ne se sent pas seul, c’est parce qu’il est son seul objet de jouissance. Cette boucle pulsionnelle qui force le sujet au retrait dès lors qu’il est confronté à l’Autre comme parlêtre mais aussi comme corps, induit le diagnostic de psychose alors même qu’il n’y a pas de phénomène élémentaire. Pour Paul, l’Autre est menaçant et il faut l’éviter parce qu’il ne pourrait qu’en être la proie. Ainsi, dans l’analyse, le symptôme parlé produit une clinique phoboobsessionnelle qui vient border le trou de la signification phallique et lui permet de soutenir sa croyance au symptôme. C’est pour cela que, dans le transfert, le «c’est plus fort que moi» du symptôme installe l’exigence d’un savoir qui sert d’ancrage dans l’ordre signifiant. Sa force est sa meilleure défense contre le réel qui guette et peut surgir à tout

1. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme», leçon du 4 mars 1998, inédit. 2. Lacan J., «Introduction à l’Edition allemande du premier volume des Écrits». Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 553. 3. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse (1925), Paris, PUF, 1971, p. 42. 4. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme», op. cit.

Le masque de la vérité Laure Naveau «Il n’y a pas de vérité qui, à passer par l’attention, ne mente.» 1 J. LACAN

C’est en formulant cet énoncé paradoxal : «Je viens vous voir parce que je mens», que ce jeune homme est venu demander une analyse il y a un an. Appelons-le Monsieur M. Il m’a ensuite précisé les choses ainsi : «Avec mes amis, avec ma famille, je ne peux pas m’en empêcher. Dès que je parle de moi, je mens, c’est-àdire que je déguise la vérité en me faisant valoir davantage que je ne vaux vraiment dans la réalité. Je ne supporte plus de ne pas pouvoir m’en passer.» Sa plainte porte donc sur sa compulsion au mensonge, qui serait son symptôme – en fait, un symptôme quant à sa croyance en la vérité. N’est-ce pas le symptôme lui-même qui est un mensonge, mensonge sur ce réel – le rapport sexuel n’existe pas 2 ? L’envers du mensonge est l’amour de la vérité, c’est-à-dire de ce que la vérité cache et qui s’appelle la castration. Y inclure l’inconscient revient donc à ne pas séparer la vérité des effets de langage, soit à donner au mensonge, dans l’expérience analytique, une valeur de vérité. Jacques Lacan ne définit-il pas lui-même la passe comme une mise à l’épreuve «laissée à la disposition de ceux qui se risquent à témoigner au mieux de la vérité menteuse» 3? Dans la suite de ce premier entretien, Monsieur M. a ajouté : «Il y a autre chose qui me met en difficulté avec les autres, avec le regard de l’autre. Comme je ne supporte aucune des imperfections de ma peau, depuis l’adolescence, je me maquille. Je mets du fond de teint sur mon visage, pour cacher les rougeurs de ma peau.» Il me dit aussi qu’il a annoncé à sa famille, il y a quelques années, qu’il était homosexuel – ceci avant même d’avoir eu aucune relation homosexuelle réelle. Il a l’impression, depuis toujours, que ses proches n’acceptent pas ce qu’il est. Il croit ne pas être aimé, ne pas correspondre à ce que l’on attend de lui, et ainsi il ment, dit-il, pour répondre à cette image qu’il suppose idéale. Il dit souffrir aussi, non seulement de ne pas être aimé, mais de ne pas pouvoir aimer. 74

Accueil Cliquer mise en fonction du phallus dans sa valeur d’usage entre les deux sexes. La valeur d’échange propre à tout pacte fait donc, dans ce cas, de la femme le maître du jeu, et de lui, un phallus mortifié.

Pour répondre à ma question sur ses relations sexuelles, il évoque à demi-mot l’unique rencontre homosexuelle ratée qu’il a connue ; c’est à un homme plutôt violent qu’intelligent qu’il s’est livré, pour plaire à un ami qui le poussait au passage à l’acte. Au terme de ce qui fut une première séance, je lui propose de réfléchir au fait que les deux actions compulsives dont il a parlé sont du même ordre : l’une, le masque de crème, concerne le corps, et l’autre, le mensonge, se situe dans le langage. Toutes les deux ont pour fonction de maquiller la soi-disant vérité. En le raccompagnant à la porte, je lui demande s’il veut s’engager sur le chemin lui permettant de trouver la valeur d’usage que ce double maquillage a pour lui. À la seconde séance, il revient étonné et décidé. Il me dit qu’en effet, dans les deux cas, il s’agit pour lui du même souci de perfection, la perfection de son image, et de la nécessité qu’il éprouve, en conséquence, de transformer la réalité qui n’est pas si parfaite. Il s’en veut d’être comme cela, mais ne peut faire autrement. Se cacher et mentir, cela le dérange, mais là est sa jouissance, c’est-à-dire le bénéfice de jouissance du symptôme. Depuis toujours, Monsieur M. a eu l’impression de ne pas être à la hauteur, de ne pas savoir être un garçon, être le garçon qu’il supposait que son père attendait qu’il fût. Étant enfant, il souffrait d’être solitaire et incompris, et il était blessé par les réflexions de ses camarades de récréation. Il était pourtant entouré, ne serait-ce que par ses deux sœurs, et jouait beaucoup avec les filles. Précocement, semble-t-il, il avait ressenti déjà quelques émois sexuels pour des garçons qu’il admirait. Sa première «vraie» histoire d’amour, à dix-huit ans, fut pourtant hétérosexuelle et particulière. Étonné qu’une fille veuille bien de lui, après toute cette solitude et ces vexations, il accepta qu’elle le dominât intellectuellement, puis, très rapidement, qu’elle ne voulût plus avoir de relations sexuelles avec lui, pourvu qu’ils restent ensemble. Pour «être en couple» – sur le modèle d’un couple d’amis, dont le garçon l’attirait sans succès – il était prêt à tous les sacrifices. Cela a duré trois ans, au cours desquels son amie devint, me ditil, «une obsession sexuelle pour lui». C’est elle qui le quitte, et il lui en veut beaucoup. Il me dit avoir, par la suite, fait souffrir sentimentalement quelques filles pour se venger. Je lui fais remarquer que cette première histoire reposait sur un pacte entre lui et elle. Ce qu’il reconnaît, et qui apaise immédiatement sa rancœur. Avoir évoqué un pacte réintroduit la causalité de son côté, ainsi que la part de jouissance qui lui revient dans sa souffrance. Cela met en évidence l’acceptation par Monsieur M. de la non-

Pas de rapport sexuel

Monsieur M. fait donc état de sa perversion fondamentale sous la forme de cet aveu, «je mens», qui est la forme particulière de sa version vers le père, et de son «je n’en veux rien savoir» concernant les femmes et ce qui leur manque. Lacan affirma un jour à la télévision que la vérité, l’on ne peut que la mi-dire, que dire toute la vérité est impossible 4. Dans son onzième Séminaire, Lacan démontrait que celui qui dit «Je mens» à l’analyste indique en fait qu’il dit la vérité sous la forme d’un «je te trompe», et que c’est sur ce chemin de tromperie que le symptôme va trouver à se loger. Ce symptôme prend la forme, pour Monsieur M., de voiler, de maquiller, de nier la castration maternelle. Un rapprochement est ainsi rendu possible entre mentir et démentir. Pour Freud, le fantasme et les souvenirs-écrans de l’enfance participent du comique, c’est-à-dire que l’on jette un voile sur le constat de la différence des sexes, qui se présente dans l’enfance comme une menace de castration incompatible avec le narcissisme. Le démenti – la Verleugnung freudienne – est une opération plus complexe : face à la faille entraperçue dans l’Autre et face au sexuel qui fait trou, le sujet pervers ne ment pas, mais il dément le défaut de l’Autre. La fonction du masque de crème sur la face de Monsieur M. n’est-elle pas de restaurer l’Autre, par le biais de ce qu’il offre ainsi au regard, un visage sans défaut qui comblerait le manque causé par le regard, au lieu de le supporter ? Dans le Séminaire XI, Lacan apporte un éclairage précieux à la proposition freudienne, en opposant la perversion et la pulsion : le pervers s’offre à vouloir compléter l’Autre, alors que la pulsion s’inscrit dans le défaut de l’Autre. L’on peut en déduire que, dans la position fantasmatique qu’occupe le sujet par rapport à l’Autre, s’inscrit un trait primaire de perversion qui détermine la position sexuelle. La fixation de celle-ci dépendra du choix subjectif opéré par rapport à la castration et du contrat, du pacte, que le sujet passera avec l’Autre relativement à la castration. Ainsi Monsieur M. indique qu’il ne se plaint pas de la domination de la jeune femme sur lui – cela l’a satisfait – mais que c’est la rupture du contrat qui l’a fait souffrir. Dans son Écrit sur «La science et la vérité» 5, Lacan associe la Verleugnung freudienne, qu’il appelle le «louche refus», au réel. Il nous indique que la vérité refusée vient du réel. 75

Accueil Cliquer silencieusement, du côté de sa mère. Il date sa difficulté d’aimer, ce qu’il appelle son «manque d’amour», de cet épisode. C’est lui qui est devenu le mal-aimé. Je lui propose de mettre à nouveau en série ces deux événements, évoqués pourtant lors de séances éloignées, en inversant toutefois l’ordre d’apparition de ces scènes dans son discours, et en les constituant comme le point où un choix s’est opéré pour lui dans l’enfance : celui de se faire maltraiter par des garçons, comme sa mère par son père. Je ponctue cette séance en indiquant que ce moment actuel, de vouloir faire une analyse, est celui où il peut juger ce premier choix et décider s’il veut, adulte, ce qu’il a désiré, enfant. À la séance suivante, Monsieur M. me dit vouloir s’engager dans l’analyse, car mon intervention, faisant valoir sa décision de jouissance et le choix qui s’offre à lui, l’a réveillé. Ce premier choix est scandé d’abord par un acting out, ensuite par un rêve. ─ L’acting out : à Noël, il écrit une lettre à sa mère déprimée, en lui disant qu’il l’aime, qu’il lui ressemble beaucoup, et qu’elle lui a transmis ce qu’elle est. ─ Le rêve : à la rentrée des vacances d’hiver, il rapporte un rêve. Le rêve, d’abord énoncé dans une première version, sera ensuite rectifié deux fois, après les interprétations qui lui sont venues en séance. La première version du rêve est la suivante : il veut emmener sa mère en voyage, en voilier, sur la mer, mais il ne parvient pas à faire partir le voilier. Il précise que son père a eu, en effet, un voilier pendant très longtemps, objet dont il s’est beaucoup occupé et qui lui a fait négliger sa femme et ses enfants. Je souligne que c’est un objet du père, et j’interromps la séance. À la séance suivante, Monsieur M. apporte à son rêve deux corrections successives, deux rectifications qui se présentent elles-mêmes comme un démenti : «En fait, me dit-il, ce n’était pas de partir en voyage avec ma mère qu’il s’agissait, mais de quitter la plage avec elle et de rentrer à la maison. Et, comme je n’arrive pas à le faire avec le bateau, j’envisage de louer une voiture. Mais cette solution ne nous convient ni à elle, ni à moi.» ─ Donc, le questionnai-je, vous restez sur la plage ? ─ Mais non !, me dit-il, mon père apparaît à la fin du rêve avec sa voiture, et il veut nous ramener à la maison. C’est cela qui me contrarie, et je me réveille. Il associe sur ce qu’il doit faire : devenir autonome par rapport à son père qui a toujours trop d’impact sur lui, se rapprocher de sa mère qu’il a trop négligée

L’horreur de la vérité, comme cause de la division du sujet, concerne donc un manque qui ne peut, comme le réel, que se mi-dire. Jacques-Alain Miller démontre que c’est à partir de Freud que la vérité a commencé à prendre la parole, et qu’ainsi, le naïf «je dis la vérité» a cédé la place : «C’est bien parce que je ne dis pas la vérité, propose J.-A. Miller, que j’ai besoin qu’on m’interprète, que quelqu’un désigne, dans l’inévitable mensonge de ma bonne volonté, dans son malentendu, dans sa méprise, le moment, l’instant où la vérité fuse, fulgure, se fait éclair.» 6 L’affect comme événement de corps

Mettre des mots sur le corps, là où il y a des traces laissées par des événements langagiers, des événements de discours qui dérangent ce corps qui ne peut mentir, est ce que tente d’effectuer Monsieur M. Le symptôme est un savoir qui s’est déplacé et qui a affecté le corps. J.-A. Miller définit en effet l’affect comme événement de corps, soit comme effet corporel du signifiant sur la jouissance. C’est de cet affect, qui empourpre son visage, que Monsieur M. veut à tout prix se cacher. C’est pourquoi il le masque sous une couche de crème, faisant ainsi de son corps une surface sur laquelle il écrit, sur laquelle il peint, pour cacher le rien aperçu et démenti. Universitaire brillant, engagé dans la dernière réalisation de son parcours, il m’a parlé de son père autoritaire et absent qu’il admire tellement, de sa mère malheureuse et délaissée qu’il voudrait protéger, et de ses deux sœurs, chacune en difficulté par rapport au savoir. De cette constellation familiale – où il s’est toujours senti à la fois l’exception, seul fils de ses parents, adulé par ses grands-parents paternels, et l’exclu, seul garçon, né entre deux filles qu’il n’a pas manqué de laisser lui contester sa position virile – il semble beaucoup souffrir. Dans le cours des premières séances, il va retrouver deux événements cruciaux et concomitants qui ont marqué sa petite enfance, à l’âge de cinq ans, et contribué, semble-t-il, à décider de ses choix ultérieurs. Dans la première scène, il se voit maltraité et brimé par ses camarades d’école, rougissant déjà sous leurs quolibets, pleurant à cause de leurs agressions physiques face auxquelles il reste sans défense, ne sachant pas, dit-il, ce que c’est que d’être un garçon, et sans aucune aide de la part de son institutrice. Dans la deuxième scène, il voit et entend ses parents se disputer violemment, son père agressant sa mère et criant sur celle-ci, qui pleure et lui reproche son infidélité conjugale. Alors qu’il vénérait son père comme une idole, il se souvient s’être mis, 76

Accueil Cliquer d’abord dominé par sa première amie, il est dans la position de sa mère qui se fait rejeter ; puis maltraitant, aux yeux d’un ami homme, une série de femmes qu’il n’aime pas, il se retrouve dans celle du père qui blesse la femme. Il s’interroge alors sur le lien particulier qu’il entretient avec sa jeune sœur, qui fait appel à lui dès qu’elle va mal. Lui revient ce souvenir, datant de l’âge de douze ans, qu’il énonce sous la forme d’un aveu : c’est une scène de séduction où, devant un cousin du même âge que lui, il caresse sa sœur et met les doigts à l’intérieur de son sexe – pour savoir, dit-il. Le silence est rompu. Il n’avait plus jamais été question entre eux de cette scène où le tabou de la virginité a été franchi, mais toujours, me dit-il, il se sent contraint de s’occuper d’elle quand elle le sollicite, parce qu’elle ne va pas bien. Un c’est plus fort que moi en chasse un autre en quelque sorte. La culpabilité est déniée par cette contrainte, qui est elle-même le démenti de ce qu’il a vu et qu’il refuse sous la forme du maquillage et du mensonge. L’analyse l’engage sur ce chemin de tromperie où le symptôme trouve à se loger. Monsieur M. me raconte le lien pathologique à une mère dépressive à laquelle il s’offre en sacrifice, phallus mort qui s’évanouit dès qu’il se met en scène, qui disparaît dans le fantasme, posant ainsi à l’Autre la question fondamentale de sa disparition : «Peut-il me perdre ?» Dire, mentir, disparaître, se faire battre dans le rapport sexuel, plutôt que de consentir à ce que l’Autre manque, à son défaut et à son inconsistance, tel est le choix dont il témoigne.

-ainsi il résoudra son malheur de ne pouvoir aimer ; se détacher aussi de sa sœur aînée, avec laquelle il a été en conflit si violent après l’adolescence, mais à qui il a laissé l’avantage de le dominer. Il prend la décision de s’éloigner un peu de sa famille, pour se consacrer à ses projets et à son analyse. Mais à l’occasion d’une «soirée gay» en discothèque, il est victime d’un évanouissement et il est ramené chez lui par les deux amies filles avec lesquelles il cohabite à Paris. Cet événement qu’est l’évanouissement lui donne l’occasion de me confier les scenarii fréquents qu’il imagine depuis l’enfance concernant sa disparition, avec l’effet de tristesse et d’horreur que cela exercerait sur ses proches. Il me dit avoir souvent souhaité disparaître pour régler tous ses conflits existentiels. Mais il réalise qu’il n’a plus, aujourd’hui, aucune envie de se rendre le samedi soir dans ces endroits où, en effet, se confondent rêve et réalité, où les gens se griment, se maquillent et se déguisent pour accéder à la jouissance. Il pense qu’il a inventé les scenarii d’enfance – où il se fait maltraiter par ses semblables – pour faire exister la mère aimante qui lui manquait, occupée qu’elle était par son propre drame, l’abandon par son mari. Une nouvelle formule de son symptôme lui apparaît. Il ne s’agit pas du choix sexuel, qui est fait, des hommes, mais du clivage entre son attirance physique pour des hommes inintelligents et brutaux, et une estime intellectuelle et affective pour des hommes en général hétérosexuels et mariés, inaccessibles donc. Persuadé de ne pas avoir été le garçon que son père aurait voulu, et que celui-ci lui préférait ses sœurs, il découvre qu’il s’offre, dans le fantasme, à disparaître du regard de son père pour lui manquer, tout en s’offrant, dans la rencontre sexuelle, à se faire maltraiter par un homme, comme l’a été, en effet, sa mère par son père. Version vers le père où se lit un masochisme non dissimulé, conforté par l’aveu de son homosexualité à sa famille – dans ce moment de dépit et de jalousie où sa sœur aînée est devenue mère d’un petit garçon que son père adore. Au moment de cet aveu, son père lui aurait confié, comme en miroir, qu’il trompait encore sa mère et que celle-ci était malheureuse par sa faute, ce qui était censé être un secret de famille, ignoré de tous. Monsieur M. me dit qu’à ce moment, un mythe s’est écroulé, lui apparaissant avoir fonctionné comme un mensonge, celui d’un père brillant, admirable et puissant, très attaché à sa famille, alors que, dans la réalité, il fait souffrir sa femme et s’occupe peu de ses enfants. Le patient constate alors qu’il a luimême, dans sa vie hétérosexuelle, occupé les deux places avant de s’orienter vers l’homosexualité :

Démenti et angoisse

Plus récemment, un rêve d’angoisse et son élucidation vont éclairer d’un jour nouveau le tableau de son existence. Il est dans la rue, pris dans une foule anonyme, et il se sent malade. Son père survient, Monsieur M. lui demande de l’aider, mais celui-ci refuse car il est trop occupé. Surgit alors sa mère qui veut l’aider, mais il refuse, car cela l’angoisse. Il est réveillé par l’angoisse. Mais le rêve se poursuit, avec sa sœur qui lui demande, alors qu’il est dehors avec des amis, de la raccompagner parce qu’elle ne va pas bien. Arrivés chez elle, celle-ci lui demande aussi de rester dormir. Il proteste en ces termes : «On ne peut pas abuser indéfiniment des gens comme cela !», et se réveille sur ces propos, sans entendre qu’il déplace l’abus du côté de la sœur abusée par lui dans l’enfance. Je l’interroge alors sur cette foule anonyme, et deux souvenirs lui reviennent en mémoire. 77

Accueil Cliquer sens (Sinn), et donne un accès à son «exigence pulsionnelle» (Bedeutung), qui le fixe répétitivement dans le registre du réel. 1 Le surmoi a-t-il une part dans ce vouloir du symptôme qui imposerait au sujet sa loi ? La question de l’incidence du surmoi dans la formation du symptôme souleva un débat dans les années vingt du siècle dernier 2. Freud avait conçu le surmoi comme un tenant de la sévérité éducative et comme un «avocat du ça» (Anwalt des Es 3). Ce «code révolu» 4, infiltré par les pulsions, enrichissait l’expérience analytique d’une «clinique du surmoi» (J.-A. Miller), mais la nouvelle instance, qui conjuguait en elle la norme et l’excès, fit difficulté aux analystes. Lacan a qualifié le surmoi d’obscène et féroce. C’est dire qu’il est excessif et hors norme ; et disjoint du Nom-du-Père, selon la thèse de Jacques-Alain Miller développée à la Section clinique de Paris dans les années 1981-82 5 et reprise dans quelques travaux 6. Dans l’expérience analytique, cette disjonction rend compte de phénomènes qui relèvent d’une jouissance non ordonnée phalliquement 7. Quels sont alors les rapports de ces phénomènes avec les symptômes ? C’est ce que la séquence d’analyse qui suit devrait permettre d’éclairer. Une jeune femme, peu après une rupture sentimentale, appuya sa demande sur deux points : des relations insupportables avec sa mère, et une incapacité à aimer. Le début de son analyse se déroula sous l’égide d’une plainte doublement modulée : la contrainte maternelle qui maintenait la patiente dans un statut de petite fille ; le poids écrasant de son asservissement à la demande des autres : alors qu’elle s’était engagée à faire les choses avec plaisir, elle se retrouvait inexorablement entraînée par un enchaînement d’obligations bientôt inassumables. Au bout de six mois, elle mit ses espoirs dans une nouvelle relation sentimentale, qui éclipsa son intérêt pour l’analyse. Elle l’arrêta. Deux ans plus tard, elle la reprit. Entre-temps, elle avait obtenu un poste de haut niveau, et sa prise de fonction avait été marquée par l’apparition de deux symptômes : une aménorrhée de trois mois, saluée comme un atout professionnel ; une boulimie, elle, malvenue, intermittente mais tenace, à l’origine d’une notable variation de poids. L’identification à la grand-mère paternelle, une «forte femme» à plus d’un titre et en laquelle la patiente se reconnaissait, fournissait un sens à ces deux symptômes. La plainte à propos de la contrainte exercée par sa mère s’était reportée, pour une bonne part, sur les obligations liées à ses nouvelles fonctions qu’elle trouvait par moment bien lourdes. Ses relations

Dans le premier souvenir, il a environ sept ans, son père a oublié de venir le chercher à l’école, il l’attend une heure et demie dans la rue et des voisins finissent par le ramener à la maison. À son arrivée, il raconte à ses parents, gênés de l’avoir oublié, qu’il a cru qu’ils étaient morts. Comme ceux-ci se moquent gentiment de lui, il pense qu’ils ont vraiment voulu l’oublier. «On oublie un enfant» est la trace qui lui reste de cette scène. Dans le second souvenir, il est au carnaval, le premier carnaval que son père organisait dans sa ville. Les gens sont tous déguisés et masqués, il y a une énorme foule en liesse dans les rues. Lui est malade ; il a la rougeole, ou la varicelle, mais sa mère l’a emmené quand même. Il se souvient qu’elle est déguisée en champignon, et lui en petit nain affublé d’un masque grimaçant qu’il n’aime pas et qu’elle lui enlève, aux yeux de tous. Son père, occupé ailleurs, est déguisé en Sultan. Le bonhomme Carnaval est un homme énorme, horrible, rougeaud, au visage boutonneux, véritable vision d’horreur. Tel le rendez-vous célèbre des amoureux lors d’un bal à l’Opéra : «Horreur ! quand ils laissèrent glisser leur masque : ce n’était pas lui, elle non plus d’ailleurs.» 7 Des années plus tard, en se grimant pour masquer les imperfections de son visage, et en mentant sur son être comme il prétend le faire, c’est-à-dire en refusant de se situer du côté où son sexe l’a désigné, Monsieur M. n’effectue-t-il pas deux opérations qui réalisent un démenti ? Il n’est pas du côté de cet homme affreux, substitut carnavalesque du père, mais plutôt masque de femme, dont il cache le manque. Et, en le cachant, il montre le rien, lieu vide où serait la femme, tout en laissant cependant peu de place dans son discours au manque qui le diviserait comme sujet du langage. Dans ce refus de la vérité menteuse, il est – là où Lacan invitait l’analyste à ne pas reculer d’être – en ce manque, suscité.

1. Lacan J., «Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI», Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571. 2. Miller J.-A., «L’Autre n’existe pas et le symptôme existe», Letterina n°5. 3. Lacan J., Ibid., p. 573. 4. Lacan J., «Télévision», Autres Écrits, op. cit., p. 509. 5. Lacan J., «La science et la vérité», Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 855 et ss. 6. Miller J.-A., «Biologie lacanienne et événement de corps», Revue La Cause freudienne n°44, Paris, Seuil, 2000, pp. 7 à 60. 7. Lacan J., «L’Autre manque», 15 janvier 1980, Annuaire de 1ECF, 1982.

Symptôme et surmoi Herbert Wachsberger Le symptôme, par essence, est répétition. Son «vouloir-dire», il le doit au transfert qui l’ouvre au 78

Accueil Cliquer au frère, sensiblement plus âgé, mais moins doué scolairement, qu’elle aidait à faire ses devoirs. Il naquit le premier, mais elle était la grande sœur, comme elle se l’avoua dans un lapsus, convaincue du même coup de lui avoir dérobé quelque chose – ce pourquoi elle était en faute d’une dette qu’il lui resterait à régler. Des fantasmes érotiques permirent de cerner le noyau masochiste de son attente. Les scénarios variaient, délinéant le contour d’un même schéma : on la fait jouir /on jouit d’elle – à son corps défendant.

sociales, contaminées par la précellence qu’elle accordait à la demande, inévitablement identifiée au manque à jouir de l’Autre 8, lui procuraient peu de satisfactions. Six mois après la reprise d’analyse, alors que ses vacances d’été étaient à peine terminées et qu’elle était déjà exténuée par ses obligations professionnelles, le lien analytique lui devint à son tour pesant. À la suite d’une remarque sur un élément laissé de côté lors de son commentaire d’un rêve, elle s’obligea à consulter des textes analytiques en quête d’une explication. À la séance suivante, au lever du divan, elle demanda si la déontologie n’exigeait pas parfois de l’analyste un peu de compassion. -«Je n’en peux plus de réfléchir», dit-elle. -«Je réfléchis à tout ça, moi aussi.» -«Vous ?» Peu avant les grandes vacances de l’année suivante, elle se lança dans une aventure avec un homme plus jeune, au désir impérieux. La boulimie atteignit des sommets, une crainte obsédante apparut : tant qu’elle ne se serait pas libérée d’une dette à l’endroit de son frère – elle se disait coupable d’avoir mieux réussi que lui –, elle ne réussirait pas sa vie. Au retour de vacances calamiteuses, elle rompit avec son partenaire, caressa l’idée d’une démission qui mettrait fin à son insupportable exploitation par ses collègues de travail, et voulut arrêter son analyse : ─ «Je peux ne pas vouloir aller plus loin.» ─ «Vous mettez votre désir en berne.» ─ «Comment savez-vous que je mets mon désir en berne ?» Une année encore, et le schéma «idylle, vacances, rupture» se répéta. Dès son retour de vacances, la patiente demanda que l’on baissât le prix de ses séances. L’âpre discussion qui suivit le lever du divan trouva son terme dans un «je ne vois aucune raison pour dévaluer votre analyse». À la différence des précédentes interventions, aux effets de relance de la tâche analysante, la dernière opéra comme une interprétation.

2. Second effet de l’interprétation et deuxième partie de la séquence : elle constata avec surprise l’abandon d’une image dans laquelle elle s’était ellemême «verrouillée», l’image de la petite étudiante, si longtemps efficace qu’elle s’en étonna. «C’est une peau qui tombe», dit-elle. 3. Que l’interprétation, au contraire de l’acte analytique qui relance le transfert, lui soit attentatoire, se vérifia dans la troisième partie de la séquence. L’allégement quasi euphorisant fut tel que la patiente se demanda si elle n’approchait pas la fin de son analyse. Mais l’interprétation n’avait pas désarmé le surmoi. Ce n’était pas qu’elle veuille arrêter son analyse, mais elle y pensait. Elle n’accepterait, ni que l’analyste dise oui, ni qu’il refuse l’arrêt. Elle exigeait une réponse motivée. Elle en disposerait à sa guise. Elle avait fait retour à la position du sujet qui somme le maître de livrer son savoir, avec d’autant plus de véhémence qu’elle était au seuil d’une nouvelle aventure amoureuse. Une fois de plus, le travail l’encombrait. Son corps maintenant la faisait souffrir. Elle voulait arrêter son analyse – trois séances, c’était très au-dessus de ses moyens. Elle interpella : «Vous ne pouvez pas rester sans rien dire.» Mon dire lui permit de réaffecter au savoir un sujet supposé : «En effet, j’entends ce que vous dites, mais pas à la lettre, et je souhaite faire un petit pas de côté pour donner chance à un plus de développement.» Elle répondit qu’elle me faisait confiance. 4. Elle ouvrit la séance suivante par un commentaire de la précédente : «Il faut que je me fasse entendre indépendamment de ce que j’ai à dire.» La parole analysante, ici, se dépliait, exposait une division. Il y avait, d’une part, un dit à faire entendre, qui s’imposait à la patiente comme elle l’imposait à l’autre – c’était un énoncé surmoïque – et, d’autre

La voix de fer de l’impératif catégorique

De là part la séquence annoncée, où se distinguent quatre parties. 1. Premier effet de l’interprétation : deux énoncés – «je n’avais pas assez de respect pour moi-même» et «les hommes deviennent odieux quand ils sentent mon attente» – furent l’amorce de la première mise en forme d’un fantasme. Mais avant, un rêve à contenu incestueux avait livré à la patiente une clef de son lien amoureux : un lien 79

Accueil Cliquer envie impersonnelle, inconditionnée, inexorable, à laquelle elle cédait sans retenue, au prix d’une intense culpabilité. Au fur et à mesure de la Durcharbeitung de l’analyse, la compulsion perdit sa force contraignante au profit d’une jouissance assumée, contestataire, en opposition à l’envie de l’Autre – la mère, le partenaire, le collègue. La patiente disait : «Il faut donner de l’avoine au cheval pour qu’il ne crève pas à la tâche.» Le «jouis» du surmoi pourrait entraîner le sujet sur la voie d’un déplaisir sans limite, voire d’une jouissance mortelle. Mais qu’il prête l’oreille à cette «voix de fer» de «l’impératif catégorique du devoir», comme s’exprimait Kant 10 – ce que Lacan note par un «j’ouïs» – indique une déprise, une division. C’est là un écart aperçu par le philosophe dans d’ultimes écrits, sur lesquels J.-A. Miller a récemment attiré l’attention 11. Il y a pour Kant comme un étonnement à concevoir qu’un sujet traite la parole surmoïque comme un commandement de sa propre raison, tout en la référant à un être moral, dont il va jusqu’à faire un objet d’adoration. Le «il faut» de l’impératif catégorique, une règle à prétention universelle, est reçu par le sujet comme un «tu dois» qui s’adresse à lui dans le particulier. L’extraordinaire est qu’il l’applique comme venant de lui-même. S’il en fait sa raison morale et se soumet à son commandement, c’est, écrit Kant, que «le sujet de l’impératif catégorique en moi est un objet qui mérite obéissance» 12. Cette division, qui disjoint le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation 13, rend au sujet de l’énonciation ses prérogatives.

part, la promesse d’un dire, l’annonce d’une énonciation. Voilà qui portait un coup à l’hégémonie du surmoi. «Le surmoi, c’est oublier qu’on dise pour ne plus entendre que ce qui se dit», a formulé J.-A. Miller 9. Le «qu’on dise», rejeté dans l’oubli par les dits du surmoi, obtenait maintenant qu’on l’entende. Ces deux dimensions du dit et du dire, la patiente les avait réparties à sa façon, entre un champ contrôlé par sa mère, où abondaient les exemples de «la petite fille sage» qui, par crainte de perdre l’amour, s’était faite l’obligée des énoncés maternels, et un champ où la parole de sa mère n’était jamais intervenue et d’où se posait à elle la question de sa féminité, de sa position sexuée. En effet, elle y rattacha le souvenir de sa première relation sexuelle et la sorte d’éblouissement qu’elle y avait éprouvé – que quelque chose ait pu advenir là où il n’y avait pas la parole de sa mère. Et la voici écartelée entre «deux mondes parallèles» : un monde lesté du poids de la parole maternelle ; et un monde, disait-elle, qui «flotte», non validé par cette parole. Ce moment fut marqué par des phénomènes de dépersonnalisation. Une mutation subjective

Là s’arrête cette séquence, qui marqua un tournant, comme le confirme un recul de plusieurs mois. Les solutions précédentes élaborées par le sujet pour se défaire de l’emprise du surmoi n’en apparurent que mieux. D’abord, les acting out de rupture – du lien amoureux, du lien analytique – dangereuses réponses à l’incidence du surmoi dans le déroulement de la cure. L’acte psychanalytique a su remettre les rennes du transfert au surmoi et permettre à l’analyse de se poursuivre. Toutefois, c’est une interprétation qui en a quelque peu levé la chape. Dans un registre imaginaire, la patiente a parfois cherché à édifier une relation narcissique au semblable pour leurrer sa dépendance à l’Autre. Venons-en aux symptômes. Ils faisaient réponse aux «tu dois» maternels (tu dois manger, tu dois te marier) que le sujet prenait à charge en les animant de sa propre satisfaction pulsionnelle : la boulimie, la quête d’un partenaire. Ses tentatives pour échapper à l’injonction maternelle et faire symptôme d’un partenaire avaient jusqu’alors échoué, en raison probablement d’un lien libidinal trop encombré d’un complexe fraternel insuffisamment venu au jour. La boulimie, qui ciblait la marque des biscuits des goûters de son enfance, comme la patiente s’en aperçut, s’était d’abord imposée à elle comme une

Clinique du symptôme et clinique du surmoi

Une autre division se constate dans l’expérience, au joint du symptôme et du surmoi. Cette partition était présente dès les premiers Séminaires de Lacan. Elle se rencontrait déjà chez Freud, dans l’exemple suivant 14. Une patiente âgée, libérée par l’analyse d’un complexe symptomatique qui l’avait tourmentée quinze années durant, se considérait depuis comme guérie. Le temps semblant venu, elle s’appliqua à mettre en valeur ses authentiques talents, mais des accidents en série, source de grandes souffrances, stoppaient ses activités. Besoin de punition, reconnut Freud, qu’il attribua à la mise en œuvre par le surmoi d’une libre pulsion de destruction. Ici, symptômes et phénomènes surmoïques se succédant les uns aux autres, paraissaient disjoints. Peut-être même la guérison symptomatique avait-telle laissé la voie libre aux effets du surmoi. 80

Accueil Cliquer Dans un exemple du Livre I du Séminaire de Lacan, repris dans le suivant 15, le surmoi contribuait à la formation du symptôme, mais l’énoncé injonctif du premier était distingué de la signification œdipienne du second. Ce n’était pas le «être puni par où l’on a péché» d’un complexe de castration qui avait livré la clef du symptôme – une crampe de l’écrivain –, mais un énoncé attribué par Lacan au surmoi : «un voleur doit avoir la main coupée». Le sujet jugeait cet énoncé comme hors de la norme ; irrecevable, il fut censuré. Le surmoi était à l’origine de la formation du symptôme, mais il avait exercé ses effets à l’écart du complexe d’Œdipe. Pour la patiente de la séquence d’analyse, la position du frère dans le désir de la mère est apparue comme déterminante dans la constitution du binaire du symptôme et du surmoi. L’excellence du frère, sa valeur de phallophore pour la mère, était patente. Un douloureux souvenir en témoignait : la mère versant des larmes alors que ce frère, qui avait de si jolies dents, s’en était cassé une. La patiente était elle-même terrorisée par l’idée qu’il arrivât quelque chose à ses propres dents. Elle se rappela un cauchemar où elle les avait perdues. Sur cette base identificatoire, s’était construit son rapport au phallus manquant de la mère. Mais son penisneid était encore discret, non sans quelques pierres d’attente. L’aménorrhée transitoire avait avoué sa complaisance à l’endroit d’un idéal du moi viril. La patiente se rappela aussi avoir souhaité pisser comme un garçon. Il lui sembla même que son modèle était le père. La patiente indiquait aussi comment s’était constituée la ligne de démarcation entre symptômes et phénomènes du surmoi. Elle se plaignait de n’avoir jamais réussi à intéresser sa mère, à leurrer son manque, à ce que sa mère reconnaisse ses qualités. Jamais sa mère, qui l’avait poussée avec une froide détermination dans la voie des études, ne l’avait louée pour ses succès – sur lesquels il lui fallait sans cesse surenchérir sans jamais être assurée de son amour. C’est dans cette veine que la patiente avait fait des maximes maternelles le principe de ses actions. Cela donnait à sa vie, guettée par la rupture des liens sociaux et où les symptômes avaient échoué à faire point d’arrêt, ce cachet d’existence laborieuse hantée par le déplaisir. Dans l’analyse, cette conduite de rupture s’apparentait aux phénomènes qui se déploient au-delà des limites du principe du plaisir ; mais, au contraire d’une réaction thérapeutique négative 16, elle mettait en péril la poursuite de la cure. L’avenir de cette analyse passe par la

confiance faite au vouloir du symptôme aux dépens des exigences du surmoi. 1. Miller J.-A., «Le symptôme, sens et réel», Le symptôme-charlatan, Paris, Seui1, 1988, pp. 53-60. 2. Cf. la discussion entre Franz Alexander et Wilhelm Reich sur «Besoin de punition et processus névrotique» dans l’Internationale Zeitschrift für Psycho-analyse, 1927, XIII, pp. 36-46, 4753 et 170. Nommons aussi Fenichel, Jones, Nunberg, Reich, Reik, Sachs. 3. Cf. Freud S., Le moi et le ça, chapitre V. 4. Alexander F., «Réponse aux critiques de Reich», Internationale Zeitschrift für Pychoanalyse, 1927, XIII, p. 47. 5. Ainsi que le rappelle S. Cottet dans La lettre mensuelle de l’ECF, n°135, p. 4. 6. La gourmandise du surmoi. Figures de l’impératif dans la clinique avec les enfants, XVIII Journée d’étude du CEREDA, La Découverte Freudienne, Presses Universitaires du Mirai !, 1996. 7. Le mathème Φ0, alors proposé par J.-A. Miller pour écrire le surmoi comme jouissance décorrélée du phallus, vaut pour la névrose comme pour la psychose. C’est le mode de disjonction de cette jouissance d’avec le Nom-duPère (inclusive ou exclusive) qui décide de la structure. 8. Lacan J., «Subversion du sujet et dialectique du désir», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 823. 9. Cours inédit du 24 février 1982 sur «La clinique de Jacques Lacan». 10. Kant E., Opus postumum. Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique. Traduction, présentation et notes F. Marty, Paris, RU. E 1986, p. 170. 11. Miller J.-A., «Théorie du caprice», Quarto n°71, Paris, Seuil, 2000, pp. 612. 12. Cet objet adorabilis, Kant le nomme : Dieu. op. cit., p. 181. 13. Miller J.-A., «Théorie du caprice», ibid., p. 9. 14. Freud S., «Angoisse et vie pulsionnelle», Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse [1933], trad. R.-M. Zeitlin, Gallimard, Paris, 1985, pp. 146-147. 15. Lacan J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), pp. 220-223 et Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), p. 158. 16. Cottet S., «Formes de la réaction thérapeutique négative», Omicar ? n°30, Revue du Champ freudien, Paris, 1984, pp. 126-134.

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Accueil Cliquer ÉTUDE «Ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui dans le réel se présente comme ravinement.» J. LACAN, «L1TURATERRE», Autres écrits, op. cit., P. 17.

dernier chapitre de son livre. En fait les trois travaux posent le problème éthique, puisqu’ils vont jusqu’aux points limites, et précisément le plus rejeté des trois est «La signification occulte du rêve». Avec la question de la télépathie, Freud s’interroge sur la relation entre le destin de l’homme et le désir de l’Autre. Il donne d’autre part un exemple lumineux de ce que signifie la réalisation du désir. À leur tour, les limites de l’interprétation démontrent clairement que le désir est leur interprétation, et que ces limites la rendent possible, ce que déploient les travaux des Cuadernos Sigmund Freud n°7. Dans «La responsabilité morale du contenu des rêves», il nous indique que la question éthique est pertinente face aux rêves, comme face à toute autre formation de l’inconscient : nous ne pouvons être que responsables, de la même façon que nous sommes censés ne pas ignorer la loi. Il nous montre que l’homme souffre de «narcissisme éthique», ce qu’illustre la névrose obsessionnelle. L’homme est toujours coupable, il vit dans la faute. Sa culpabilité augmente avec sa vertu, là est le paradoxe. Il ne peut cesser d’être responsable, il est malade de responsabilité. Ce n’est donc pas dans les idéaux du psychanalyste, mais c’est l’homme qui depuis toujours se sent responsable de ses désirs : il leur donne réalité. Nous savons que tuer Dieu ne nous en libère pas : bien au contraire, tout se renforce avec la mort de Dieu le Père. En conséquence, pour Freud, il ne s’agit pas de déculpabiliser, et l’homme aux rats nous en montre bien l’inefficacité. Freud ne nous ôte pas la responsabilité de ce que nous rêvons : «et si j’avance pour ma défense que ce qui, en moi, est inconnu, inconscient, refoulé n’est pas mon moi, alors je ne suis pas sur le terrain de la psychanalyse, je n’ai pas accepté les perspectives qu’elle ouvre» 3. Mais ce problème ne se pose que si, comme le suppose Freud, l’inconscient a quelque réalité : «Je ne sais pas s’il faut reconnaître une réalité aux désirs inconscients ; celle-ci peut ne pas être accordée aux pensées intermédiaires et de transition. Si nous arrivons aux désirs inconscients dans leur expression dernière et la plus véritable, il est important de préciser que la réalité psychique est une forme particulière de l’existence qui n’est pas à confondre avec la réalité matérielle» 4. La réalité psychique ne conduit pas Freud à la confondre avec la réalité matérielle, ce qu’il appelle les œuvres et les intentions des hommes. C’est sur celles-ci que tombe notre sentence. Vient là une citation de Platon

L’éthique du réel du rêve Javier Aramburu Une des questions qui préoccupa Freud dès le début fut de déterminer le statut de l’inconscient ; question qui apparaît nouée à une interrogation portant sur l’éthique. Dans L’interprétation des rêves, au chapitre premier, un paragraphe nous introduit au thème : «Les sentiments moraux dans le rêve». Le titre général de ce premier chapitre est «La littérature scientifique concernant les problèmes du rêve». Freud y reprend ce qui s’est dit sur le thème jusqu’à ce jour. Le paragraphe cité commence par une série de citations sur ce que différents auteurs ont écrit à propos du contenu éthique des rêves. Une de ces citations est celle de Scholz : «L’empereur romain qui fit exécuter un de ses sujets, parce que celui-ci avait rêvé qu’il faisait couper la tête du souverain, n’avait pas tort, s’il pensait que celui qui avait de semblables rêves devait, pendant la veille, nourrir des pensées analogues.» 1 Freud ajoute que la Sainte Inquisition soutenait que si quelqu’un formulait une hérésie en rêve, les inquisiteurs devaient, pour ce motif, se renseigner sur sa conduite à cet égard, car tandis que nous dormons, ce qui nous a occupés pendant la journée peut revenir. Il y a un premier argument de Freud qui interroge cela : à la différence de l’empereur romain et de la Sainte Inquisition, il ne pense pas que le contenu manifeste du rêve soit le réel du rêve. Cette remarque est valable tant pour les rêves au contenu manifestement pervers que pour ceux qui présentent un récit moralement acceptable. La discussion des auteurs cités par Freud tourne autour du fait de savoir si un homme vertueux peut faire des rêves immoraux, mais aucun d’eux n’interroge ce que Freud met en question : comment considérer le réel des rêves ? Relativement à ce point, ni l’empereur romain dans sa manière de procéder, ni la Sainte Inquisition ne doutaient de la réalité des rêves, et ils en rendaient l’homme responsable. «Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves», comme on s’en souvient, sont trois travaux au sort malheureux ; dans l’un d’eux, «La responsabilité morale du contenu du rêve» 2, Freud reprend ce qu’il avait avancé dans le paragraphe de L’interprétation des rêves cité ci-dessus et dans le 82

Accueil Cliquer nous ne pouvons que la laisser parler pour qu’à nous perdre pour le bien suprême, la promesse de l’immortalité de la jouissance, nous prenions en charge notre contingence : ce qui cesse de ne pas s’écrire.

qui nous rappelle que «les meilleurs d’entre nous ne connaissent qu’en rêve ce que d’autres font tout éveillés». 5 De nouveau, Freud se sépare de la Sainte Inquisition. En ce sens, la censure a la même relation avec le désir que l’empereur romain ; elle traite le désir comme effectif : mais, comme les moralistes, elle est très astucieuse. Dans «le rêve que je rêve» la censure opte pour la sortie opposée : cela n’est pas réel, ça n’a aucune valeur, cela ne mérite pas d’être pris en compte. Elle préserve son «narcissisme éthique». Ainsi, Freud se situe du côté du réel du rêve par la responsabilité à laquelle il nous renvoie, mais dans le même temps il ne se situe pas du point de vue du matériel réalisé par cela même qu’il ne nous censure pas ; il ne se situe pas du côté du Tzar ni de celui de Dieu. Pour Freud, le désir a une réalité non réalisée puisque son existence est métonymique ; partant de là, Lacan nous dit que son statut est éthique ; il n’y a pas d’autre jouissance, ce qui signifie que la jouissance est toujours de l’Autre. Pourtant Freud démontre que le rêve est réalisation d’un désir. Comment comprendre cela ? Il y a plusieurs fils à l’écheveau. L’un d’eux est que le rêve en tant que réalité est un acte, en cela il est quelque chose de réalisé ; comme métonymie, il s’agit de quelque chose qui se réalise, mais en tant que quelque chose ne se réalise pas ; un acte donc, mais raté. C’est ce non-réalisé dans le réalisé du rêve qui permet à Freud de construire une éthique qui prenne pour loi le désir. De ce fait, le bien n’est pas possible mais le mal non plus, puisque le mal n’existe que parce que le bien implique la destruction du semblable. L’éthique que Freud nous propose est fondée sur la reconnaissance de cette impossibilité. Dans la mesure où le bien suprême n’existe pas, l’homme n’a pas où aller ; Freud précise qu’il n’est pourtant pas à la dérive. Le réel comme impossible le détermine parce qu’il n’est pas écrit ; parce qu’il ne cesse pas d’y avoir ce qui ne s’écrit pas ; c’est-à-dire que le texte originel s’est perdu pour toujours. Le désir est l’interprétation non réalisée de l’impossible et, dans la contingence, sa réalisation est toujours catastrophique. Il n’y a rien d’une fin heureuse làdedans. Déterminé par une origine qui ignore son destin, il est toujours incestueux, la tragédie d’Œdipe le montre. Arrivés à ce point, Freud nous indique que l’éthique n’est pas la question des idéaux de l’analyste ; cette question s’impose à lui parce qu’elle est réelle ; au sens où elle relève toujours d’une perte, elle reste impossible à éluder et la trahir conduit à buter sur elle à tout moment. Face à elle,

Publié dans le Suplemento de las Notas. École freudienne de Buenos Aires, «La interpretacion de los sueños», 1980. Traduction Valérie Péra-Guillot. 1. Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 66. 2. Freud, «Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves», Résultats, idées, problèmes, T. Il, Paris, PUE 1985. 3. Freud, «Quelques additifs…», op. cit., p. 147. 4. Ibid. 5. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 66.

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