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Architecture et Altermondialisation
Pierre Combarnous
Architecture et Altermondialisation
Recherche menée sous la direction de Jean Dumas, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux.
Contributions du même auteur -Dis-moi nuage, Collectif. Patrimoine Sans Frontière. Ed. Somogy, 2008. -De L’Ecriture à l’architecture, sld François Seigneur. Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Architectonomes et Monografik éditions, 2007.
© L’Harmattan, 2010 5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-11125-7 EAN : 9782296111257
Sommaire
Introduction
p.7
I. L’architecte dans l’histoire. Un outil mondialiste.
p.11
Le symbole des grands empires Ailleurs La Renaissance européenne Le XIXème siècle, la révolution industrielle Exportation des modèles Après les styles, le Mouvement Moderne Mégapoles, la course aux skylines Les post-modernismes
p.17 p.23 p.27 p.31 p.37 p.43 p.53 p.57
II. Des architectes altermondialistes ? Références contemporaines et contre modèles. p.63 La production des architectes contemporains Les différents modèles de l’Occident Les contre-modèles existent-ils ? Les courants émergeants La formation des étudiants
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p.69 p.83 p.87 p.91 p.97
III. Vers une altermondialisation de l’architecture. La production anonyme, l’architecture sans architecte.
p.101
Anthropologie de l’espace Un modèle occidental universel La ville informelle, les exclus spatiaux Villes musées Penser global, agir local L’Etat dans tout ça La France pour exemple
p.107 p.113 p.117 p.123 p.129 p.135 p.139
Conclusion
p.149
Bibliographie
p.155
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Introduction Depuis quelques années, on entend les producteurs français de tomates râler contre la tomate marocaine, qui se plaint de la tomate chinoise. On entend les Fabulous Troubadors rire de la Star Academy qui adore Britney Spears. On entend le pêcheur de sardines de Marseille qui se plaint des gros chalutiers, qui se livrent une guerre navale à la concurrence des prix. On entend les paysans sans terre d’Amérique du Sud protester contre les grands propriétaires terriens, les médecins qui crient la maladie de l’Afrique, les écologistes qui s’alarment de l’état de la planète, ou encore quelques femmes et hommes politiques qui refusent le système capitaliste mondial actuel et se posent en militants altermondialistes. La mondialisation capitaliste libérale est remise en cause par certains, dans tous les corps de métier, dans chaque domaine de l’activité humaine. Ils revendiquent l’élaboration d’un autre monde avec un système plus juste, plus égalitaire. « Le triomphe planétaire du capitalisme, bien plus affirmé aujourd’hui qu’il ne l’était au début de ce siècle (le vingtième), est en train de générer diverses manifestations d’un syndrome idéologique pathologique face auquel tout intellectuel qui a un minimum de conscience civique n’a d’autre choix que d’opposer la plus ferme résistance ».1 Les seuls que l’on n’entende pas ou trop peu sur une autre mondialisation, ou altermondialisation, ce sont les architectes. L’architecte ne proteste pas, ne manifeste pas, il fait. Il se pose des problèmes d’architecture, et les 1
STEVENS, Bernard, dans : COLLECTIF. Sld : BERQUE, Augustin. NYS, Philippe. Logique du lieu et œuvre humaine. Ed Ousia, 1997. p.10.
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questions de mondialisation et d’altermondialisation lui sont quasiment étrangères. Il est alors légitime de se demander ce qu’elles signifient pour lui, et quel peut-être son rôle pour elles. Il va s’agir ici de poser la définition de ces réflexions dans le champ de l’architecture, ainsi que dans le domaine de l’urbanisme, qui lui est intimement lié. Il faut tout d’abord, se rappeler la position de l’architecte face au pouvoir, son rôle historique dans les sociétés, dans leur organisation, leurs rites. Ce retour sur l’histoire permet de saisir comment y est liée l’histoire de l’architecture, et comment l’architecture contemporaine est le reflet du monde contemporain globalisé. Si dans la mondialisation, l’architecte est mondialiste, il va alors falloir identifier ce que pourrait signifier son altermondialisation, identifier les différents modes culturels qu’il est capable de véhiculer - s’il ne le fait pas que pour le modèle occidental capitaliste -, identifier les contremodèles et les courants émergeants de l’architecture contemporaine. Et puis, il reste tout un pan de l’architecture, sûrement la plus grande partie de la construction mondiale, qui se passe des architectes. Cette architecture est l’architecture dont ne parle pas l’histoire du monde. Elle a toujours été culturellement identifiable dans les mondes qui l’ont élaborée. Elle est aujourd’hui le produit direct de la mondialisation, et reflète la position mondialiste, d’une part sur les questions de conservation d’un patrimoine, et d’autre part sur l’humanité et ses iniquités sociales, comme le révèle la condition de l’habitat mondial. Ces questions ont déjà leurs débats, et l’émergence du concept de développement durable peut éclairer l’architecture, et la construction en général, sur sa relation au monde. On verra 8
ensuite la part des Etats dans ces volontés de régulation de l’action du secteur économique privé, et pour finir, l’exemple le plus proche, puisqu’il va s’agir de la France : de son cadre légal pour l’architecture et de ses capacités de contrôle. Cette définition de l’altermondialisation en architecture commence évidemment par une définition de ce qu’est la mondialisation et de la place de l’architecte pour elle.
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I. L’architecte dans l’histoire Un outil mondialiste
Entendons nous bien sur les mots. « Mondialisation », le mot claque dans toutes les bouches comme celui d’un monstre dévastateur, comme la cause des malheurs du monde. Avant de le juger, il faut essayer de comprendre qui il est, comment il est arrivé là, et par qui. J’ouvre Le Petit Robert à la page 1660 et je lis… Mondialisation (n.f. 1953) : « Le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde entier. Phénomène d’ouverture des économies nationales sur un marché mondial, lié aux progrès des communications et des transports, à la libéralisation des échanges, entraînant une interdépendance croissante des pays ». Cette ouverture des économies nationales entraînerait une interdépendance des « pays », certes, mais où sont les nations, les Etats ? Ne serait-ce pas plutôt l’économie mondiale qui s’émancipe simplement des Etats, qui s’en libère ? Si la mondialisation est un phénomène, elle a une raison, des initiateurs, elle résulte d’une action, d’une volonté… Sûrement du mondialisme. Mondialisme (n.m. 1950) : « Universalisme visant à constituer l’unité politique de la communauté humaine. Perspective mondiale en politique ». Il s’agit donc d’une perspective mondiale, basée sur l’ouverture des économies nationales, pour créer un universalisme marchand, supranational et global, qui serait la base politique : les fondements de l’organisation humaine. Ce sont les entreprises multinationales et les grands groupes privés qui dominent la planète. En 2003, sur les cent premières multinationales, en terme de capital, il y en a 54 étasuniennes, 27 européennes, 5 japonaises et 5
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suisses.1 Cette suprématie économique de l’Occident concerne tous les domaines d’activité, de production, dans une perspective universaliste, qui tend donc à établir une culture mondiale. L’industrie, l’agriculture, la culture, subissent la mondialisation. L’architecture n’échappe pas à ce processus transformateur, avec une position particulière, qui correspond au rôle de celle-ci dans l’organisation humaine. L’architecture est le premier outil humain, le premier instrument qui permet à l’Homme de se détacher de la nature, de s’en protéger. Elle est porteuse d’utilité, de fonction, mais aussi de sens, d’une valeur symbolique, représentative de ce qui constitue la culture humaine qui l’a mise en place, des coutumes, des rites. Dans sa dimension universaliste, la mondialisation occidentale, puisqu’on parle de celle-là, ne tient pas compte des différentes cultures qui composent le monde, voire cherche à les anéantir comme le souligne Jean Baudrillard : « Pour la puissance mondiale, tout aussi intégriste que l’orthodoxie religieuse, toutes les formes différentes et singulières sont des hérésies. A ce titre, elles sont vouées soit à rentrer de force dans l’ordre mondial, soit à disparaître. La mission de l’Occident est de soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l’équivalence. Une culture qui a perdu ses valeurs ne peut que se venger sur celle des autres ».2 C’est par la gestion de la distribution mondiale du travail et de la production que la « puissance mondiale » s’affirme en maîtresse. Le système est géré depuis les nœuds du réseau mondial, depuis les villes mondiales, ou villes-mondes, qui
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MARIS, Bernard. Antimanuel d’économie. Ed. Bréal, 2003, Rosny. COLLECTIF. Altermondialistes de tous les pays. Le Monde diplomatique, Manière de voir n°75, juin-juillet 2004. p.10. 2
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reflètent formellement le rôle qu’elles jouent dans cette organisation du travail et de la production. « Il s’agit (en parlant du commerce international et de la mondialisation du travail) de travailler là où le droit du travail n’existe pas et de rapatrier les profits là où ils sont peu taxés, ou autorisés de séjour dans les paradis fiscaux, comme le prévoit la législation américaine (entre autres) ».1 Les villes-mondes sont les lieux de décision et de contrôle du système mondial. L’architecture et l’urbanisme, qui n’est, quant à lui, qu’une architecture d’architectures, sont des vecteurs d’universalisation formelle de ces villesmondes. Elles se répartissent sur l’ensemble du globe, sur les cinq continents, bien qu’elles soient des outils du système occidental et de la culture qu’il véhicule. « Que l’existence d’Athènes, Florence ou Paris importe davantage que celle de Lo-Yang et de Pataliputra à la culture de l’Occident, on le comprend aisément. Mais que l’on fonde un schéma de l’histoire universelle sur ces jugements de valeurs, personne n’en a le droit ».2 Sur l’histoire de la ville, le discours est toujours tenu par un point de vue occidental, sans toujours considérer son importation, son exportation, et les différentes formes qui existent en parallèle dans les autres sociétés, dans d’autres cultures. C’est pourtant en observant l’histoire du monde, plutôt que cette histoire « universelle », que l’on peut comprendre la création et l’évolution de ce modèle universalisant. Il s’agit donc ici de comprendre la place de l’architecture et de l’architecte dans l’histoire du monde, le 1
MARIS, Bernard, op.cit., p.158. SPENGER, Oswald. Le Déclin de l’Occident. Gallimard, 1948, Paris. p.29. 2
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lien qui les unit aux différentes formes de pouvoir, ainsi que le trajet particulier de la culture de l’Occident, qui permet à l’architecture et à l’urbanisme mondialisés d’être présents, aujourd’hui, partout sur la planète.
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Le symbole des grands empires « Les restes d’édifices qui appartiennent à cette période (néo-paléolitique) montrent que la glorification de la puissance s’exprimait par des représentations également démesurées, venues des profondeurs du subconscient et fixées par l’art et ses inaltérables modèles ».1 L’architecture est un de ces « inaltérables modèles », qui a servi cette « glorification de la puissance ». Et ce avec une efficacité certaine, puisque vers -2750 avant notre ère, Imhotep, en réalisant le temple de Djéser (premier roi de la troisième dynastie) à Saqqarah en Egypte, est le premier, qui ne soit ni roi, ni dieu, à laisser son nom dans l’histoire mondiale. Il est architecte et cette reconnaissance n’est que le retour de son travail pour l’affirmation symbolique de la grandeur cosmique du roi. Les pyramides sont nombreuses et leur hauteur, parfois plus de cent mètres, symbolise la puissance des rois qui les font dresser pour être leur tombeau. Le roi est également le centre d’attraction dans la fixation des cités, il est la matérialisation d’un cosmos sous l’égide des dieux. Les premières architectures des cités sont dues à leurs conflits et à leur protection, sans que ce soit systématique, par l’édification de protections militaires, de murailles. Les murs d’enceinte servent de protection contre l’extérieur, mais jouent aussi un rôle dans le contrôle de la population interne à la cité. Vers –1365, la ville d’Akhetaton est conçue selon un plan d’urbanisme, la construction dure cinq ans, et les habitants de la ville la désertent quinze ans plus tard. C’est le premier raté urbanistique de l’histoire. Malgré une certaine homogénéité dans les volontés et les nécessités urbanistiques dans cette région du monde, il y a 1
MUMFORD, Lewis. La Cité à travers l’histoire. Seuil, Paris. p.45.
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des différences de formes urbaines entre les villes d’Egypte, de Mésopotamie, et plus encore avec celles de Palestine ou d’Iran. En Egypte vers -1250, Ramsès II élit le site d’Avaris, dans le delta, pour fonder la capitale de l’Empire : Pi-Ramsès. Il y multiplie les édifices monumentaux. « Le but de « l’architecture monumentale » est avant tout de donner une impression de puissance, et les ressources de l’art, ainsi que l’usage de certains matériaux précieux, cherchent à exprimer cette puissance ».1 Les premières traces de cette architecture d’élite, remontant à -1300, sont les tombes monumentales et les palais mycéniens. Elle fait, depuis les pyramides et les temples, partie des éléments fondateurs de toute société soumise à une organisation hiérarchisée. Cette architecture d’élite s’étend alors à tout l’Est du bassin méditerranéen. Les progrès techniques en matière de construction servent d’abord ces architectures. Le temple d’Héra, édifié en Grèce vers -775, mesure trente-sept mètres de haut avec des colonnes en bois. Et en -90, le temple d’Apollon, à Corinthe, est le premier édifice en murs de pierres appareillées. L’influence étrusque conduit à la première urbanisation grecque, à l’aménagement de l’agora, dans une architecture de pierres et de briques. La construction en pierre accélère la fixation des styles ionien et dorien, elle ouvre de nouvelles portes aux modes de représentation et de symbolisation du pouvoir par les bâtiments qui en sont constitués. D’autres techniques le permettent déjà, mais la pierre porte avec elle l’éternité, la durabilité dont ont su profiter les pyramides égyptiennes. Vers -520, les palais de Suze et Persépolis sont décorés de frises en brique émaillée 1
MUMFORD, Lewis. Op.cit., p.82.
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ou de stèles en bas relief représentant les dignitaires et les soldats perses, ainsi que tout les peuples vassaux, porteurs du tribut qu’ils présentent au roi lors de la cérémonie du nouvel an perse. L’urbanisme n’échappe pas non plus à la dimension politico-symbolique. En -475, Hippodamos de Milet dirige la construction du Pirée et de la ville nouvelle de Milet. Il préconise un système de plan orthogonal et une séparation spatiale des fonctions urbaines. Dès -470, les cités rivalisent de monumentalité dans l’édification de temples, de Zeus à Olympie, d’Athéna à Milet. L’Apadana (salle d’audience) du palais de Persépolis « exalte l’universalité de la monarchie achéménide ».1 En Grèce, le surgissement de la cité, ou polis, s’inscrit dans une démarche philosophique, dans une recherche d’harmonie, de sagesse, de bien être avec ses voisins, ses concitoyens. La ville va dans le sens de la collectivité. Par exemple, Aristote réclame une agora politique, avec l’idée que la forme urbaine participe de l’organisation sociale, et est donc politique. La cité grecque fonctionne comme le mythe fondateur de la démocratie occidentale. Deinocrates, architecte d’Alexandre, qui proposa au grand conquérant de tailler son profil dans la silhouette du mont Atos, construira soixante-dix villes nouvelles au plan orthogonal. Comme les Romains avec leurs camps militaires ou leurs colonies, dans la cité hellénistique, il y a la place pour la parade, où l’armée amuse les sujets comme leur inspire la crainte. L’ordonnancement symétrique de la cité inspirera les dirigeants d’Europe jusqu’au dixneuvième siècle.
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COLLECTIF. Chronologie illustrée de l’histoire universelle. Eclectis, 1992.
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Rome débute la construction de sa nouvelle enceinte en -380. A partir de -200, elle reprend les portiques hellénistiques pour sacraliser les victoires militaires. C’est ainsi que des glissements de références s’opèrent et qu’une culture méditerranéenne se propage en se particularisant à chaque fois un peu. Rome adapte, par exemple, les temples grecs avec l’inclusion de la circularité. Mais quelque soit l’adaptation, l’architecture conserve ce rôle de communication de la gloire des puissants. A Rome aussi, la cité est la symbolisation matérielle de la puissance. Elle est une évolution des modèles grecs et étrusques, l’agora devient forum, et l’ordonnancement des axes influencera les villes d’Afrique et de Syrie, les centres de manufacture et de commerce, ou les cités de colonisation de l’Empire romain. C’est l’universalisation du modèle hellénistique, porté par l’affection chronique de Rome pour le gigantisme. Les principes architecturaux romains se fixent et participent de l’unification de l’Empire. En -30, Vitruve, ancien ingénieur militaire de César, publie son livre Sur L’Architecture à la demande d’Auguste. Il jouera un rôle essentiel pendant la Renaissance européenne. Avec les invasions barbares et la fin de l’Empire romain, les habitants quittent les cités romaines pour la campagne. La religion prend alors le contre-pied de l’idée de richesse et de prospérité et en convainc les populations. Ce nouveau paradigme sociétal change le rôle de l’architecture et de l’urbanisme. Au Moyen Age, la cité n’est qu’un outil sécuritaire et de contrôle, et la population européenne vit toute entière dans de mauvaises conditions, sans hygiène. Les formes médiévales se fixent au treizième siècle, avec de nouvelles priorités urbaines, en tout cas dans les représentations du pouvoir et dans les valeurs qu’il porte, bien qu’il s’agisse toujours de lui : du pouvoir.
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« Les constructeurs du Moyen Age bâtissaient en général à une échelle plus humainement modeste, à l’exception de la cathédrale et parfois l’hôtel de ville qui prenaient par leur importance et la hauteur des structures supérieures, une valeur symbolique ».1
1
MUMFORD, Lewis. Op.cit., p.391.
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Ailleurs Parallèlement à l’histoire méditerranéenne, partout dans le monde, l’architecture naît de la main des Hommes, avec des points communs, intrinsèques aux valeurs universelles de l’espèce humaine, et avec des différences qui relèvent de ce qui dissocie l’Homme de l’animal : la culture. En Inde, l’architecture naît vers -2500, mais rien ne nous est parvenu de cette architecture de bois. C’est sous le règne de l’empereur Ashoka, au troisième siècle avant notre ère, qu’est érigé le premier sanctuaire, celui de Sanchi, qui commémore l’œuvre du Gautama Bouddha (563 -483). Les premières architectures monumentales de pierre sont, comme dans le bassin méditerranéen, des édifices religieux, des sanctuaires, des symboles du pouvoir. Jusqu’entre le dixième et le treizième siècle de notre ère, où l’architecture indienne est à son apogée. C’est l’architecture savante, celle du pouvoir, en pierre, qui est pérenne, alors que l’architecture vernaculaire n’a pas les mêmes atouts pour traverser l’histoire. L’influence de l’architecture indienne se fait ressentir dans tout le Sud-Est asiatique. L’essor des civilisations bouddhiques et hindouistes atteint la Birmanie, les îles de Java et Bali. C’est dans le Cambodge Khmer que se développe la plus importante floraison de temples, suscitée par les religions indiennes, jusque dans le Moyen Age européen, avec l’apothéose du temple d’Angkor Vat, édifié par Sûryavarman II entre 1113 et 1150. L’architecture monumentale est aussi de mise, mais les appareillages la distinguent formellement de l’architecture monumentale méditerranéenne. En Chine, dès les Han, entre -200 et 220, il y a un fort essor architectural. Les différents tronçons de murs érigés sous 23
les royaumes combattants sont réunis pour former la grande muraille de Chine, le plus extraordinaire exemple d’architecture militaire au monde. C’est l’urbanisme chinois qui est le plus marquant. Issu d’une vision de la cosmologie et de la hiérarchie, la ville chinoise ancienne se fonde sur un plan orthogonal strict et orienté. La lecture du plan de Pékin, et notamment de la Cité interdite, est éloquente par sa clarté. L’empereur, centre de l’univers, vit dans cette cité pourpre, au centre de ses sujets qui tournent autour, comme tournent les étoiles autour de l’étoile polaire, pourpre aussi, centre de l’univers. Au Japon, l’histoire de l’architecture commence bien plus tard, mais est toujours liée à des paradigmes religieux, spirituels, ou symboliques. Les premiers monuments sont des tertres funéraires, tombeaux impériaux remontant au troisième siècle sous la forme de montagnes artificielles, qui peuvent atteindre plusieurs centaines de mètres de long. On en dresse jusqu’en l’an 646 où un édit impérial interdit leur érection. La plus ancienne forme architecturale est celle des sanctuaires shintoïstes. Le bouddhisme pénètre la Chine et la Corée au cinquième siècle, et fait naître au Japon des temples de style continental. L’architecture de bois élaborée sous la dynastie Tang est amenée par des charpentiers coréens et de nombreux palais profitent de ces toitures de style continental. L’architecture de l’Islam classique, elle, a hérité de l’acquis technologique et des formes byzantines, ainsi que des édifices romains et paléochrétiens. La nécessité religieuse d’un programme neuf, tout comme le langage neuf des modes décoratifs en fait une forme neuve, qui se dessine du septième au dixième siècle. Elle prend des formes différentes avec l’expansion de l’Islam, et est différente en Andalousie et en Chine, de sa forme originelle à Jérusalem ou à Bagdad. Elle se métisse avec la culture du lieu, au lieu 24
de simplement la remplacer, ce qui permet d’étendre ainsi son emprise bien plus loin que d’autres sociétés. Un monde se développe en parallèle de ceux d’Europe et d’Asie, et l’observation de son architecture révèle encore un peu plus le caractère universel des valeurs religieuses et spirituelles qui motivent l’érection de monuments, la recherche d’élévation. Dans le Mexique ancien, les civilisations précolombiennes sont relativement homogènes et c’est leur architecture qui en est l’élément le plus unitaire. Les premières architectures de terre apparaissent vers -800, mais c’est entre -450 et 450 que sont érigés les temples sur les hauts plateaux. Les perspectives rectilignes, des plates formes bordées de pyramides, constituent les sites qui magnifient le dieu Soleil, et qui permettent la pratique du culte de ces civilisations. « Dans une autre partie du monde, chez les Mayas, les Péruviens et les Aztèques de l’époque précolombienne, se retrouvent des coutumes et des institutions similaires, les mêmes types de structuration : mythes, idéologie, observations scientifiques, cérémonies, mœurs ».1 Parmi les civilisations américaines, la plus avancée est certainement celle des Mayas, qui, du Sud du Mexique au Nord du Honduras, ont parsemé nombre de temples, avec une technique architecturale très avancée. La plupart des édifices sont des pyramides et des palais, il y a aussi des terrains de jeux, des bains, des observatoires astronomiques et, plus tard, des fortifications. La colonisation de l’Amérique du Sud par les Portugais et surtout les Espagnols met non seulement fin à la suprématie de ces populations, mais impose un nouveau modèle. Les 1
MUMFORD, Lewis. Op.cit., p.119.
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plans des nouvelles villes coloniales devaient être dessinés à l’avance conformément aux principes du droit du territoire des Indes, codifié en 1523, à l’époque de la conquête du Mexique, sur un modèle médiéval avec forum, église et plan orthogonal.
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La Renaissance européenne Après la désagrégation de l’ordre médiéval, c’est l’aménagement du style baroque, qui transformera les villes européennes, avant de s’exporter dans le monde. Le capitalisme mercantile prédomine l’économie européenne. Il y a un retour à l’esthétique de l’antiquité, à sa « pureté », pour cacher la débauche et la tyrannie des dirigeants, surtout après 1709, et la découverte des ruines d’Herculanum qui relance avec passion le goût des arts antiques. C’est le triomphe de l’alignement et de la symétrie, il y a une réorganisation de la ville médiévale et de ses ruelles tortueuses, c’est un nouvel ordre, ou l’adaptation d’un ordre ancien pour sortir de l’obscurantisme. C’est un phénomène européen qui mobilise tous les arts. La Belgique, par exemple, est plutôt un moteur pour la Renaissance musicale, alors que c’est l’Italie le moteur de cette nouvelle architecture. En France, dans la vallée de la Loire, il y a un grand intérêt des souverains pour cette tendance émergente qu’ils soutiennent fortement. Les italiens Rosso et Primatice fonderont d’ailleurs au seizième siècle l’école artistique de Fontainebleau. Il n’y a pas à proprement dit de « cité renaissance », mais plutôt un « tracé renaissance », qui a pour objectif « d’embellir » les traits de la cité médiévale. Alberti préconise l’alignement des hauteurs et des rues, des ouvertures similaires, mais pas encore avec l’outrance du dix-septième siècle avec des symétries et des perspectives interminables. Et en 1562, Vignole édite Le Traité des cinq ordres, principal manuel des architectes, qui lui vaudra le surnom de « Vitruve moderne ».
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Les pouvoirs nationaux se centralisent et la fixation des capitales se fait désormais sur des choix économiques stratégiques. Toutes les capitales européennes intègrent les tracés et bâtiments de type renaissance. Les villes de commerce sont en transformation, leur architecture symbolise leur richesse, leur position par rapport aux autres villes et au monde. L’invention de la poudre à canon et son importation en Europe met lentement fin à l’intérêt militaire des murailles. La guerre modèle la cité, et cette évolution permet l’élargissement des zones de protection et des enceintes de la ville. Les villes de la Renaissance s’étendent et luttent symboliquement les unes contre les autres dans une concurrence marchande. En 1685, en France, il y a une glorification royale qui amène à des constructions ou des aménagements comme Notre-Dame de Versailles (1686), la Place des Victoires à Paris et la Galerie des Glaces (1689). Toute l’Europe est dans cette nouvelle mouvance architecturale qui représente la force et la beauté des villes et des nations, dans une recherche d’absolu. Les modèles d’espaces urbains circulaires ou carrés sont diffusés à travers l’Europe. La ville nouvelle de Saint-Pétersbourg en est un des plus beaux exemples. Venise, et son emplacement géographique stratégique pour le commerce européen, brille par son architecture, bâtie grâce à sa forte position économique depuis le treizième siècle, et qui la symbolise en même temps. Il y a, à chaque fois, un nivellement de l’architecture où n’ont pas la même place la noblesse, les riches commerçants ou les ouvriers et les domestiques. Dans toutes les villes d’Italie, Venise et Florence en tête, les grandes familles aristocrates et bourgeoises font construire de magnifiques palais, avec des façades qui communiquent au monde leur réussite. L’autre grand consommateur d’architecture renaissance est l’église catholique qui, après les styles romans et gothiques du Moyen Age déjà très répandus, se dote, par exemple au 28
Vatican, d’un environnement nouveau, rayonnant, d’un référent centralisé, d’une « capitale ». La Renaissance est un phénomène artistique qui ne touche que les élites dirigeantes et modèle une partie de la ville, mais la majorité de la population, elle, vit toujours dans les conditions d’hygiène et de sécurité du Moyen Age. Les révolutions et le dix-huitième siècle, vont amener de nouvelles formes politiques, de nouvelles utopies et donc de nouvelles formes urbaines. Les commerçants sont les principaux promoteurs de la ville, de ses réseaux, de ses canaux, de ses phares… Le capitalisme urbain est l’ennemi de la stabilité, et les villes fluviales explosent, le sol urbain devient une marchandise et la ville s’étend vers la campagne avec une standardisation des nouvelles parcelles. La ville qui se bâtit sur une terre mercantilisée, avec des formes architecturales et urbaines nouvelles, induites de ce nouveau système, va se mondialiser avec la révolution industrielle. On est toujours dans une recherche d’expansion territoriale d’une culture, mais elle n’est plus portée seulement par les élites dirigeantes étatiques, mais aussi par les élites économiques et commerçantes. Avec les révolutions du dix-huitième siècle et la révolution industrielle au dixneuvième, ces élites économiques et commerçantes vont prendre une place encore plus grande dans la recherche d’expansion et de mondialisation de leurs valeurs, de leur culture.
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Le XIXème siècle, la révolution industrielle L’explosion des villes impose une nouvelle urbanisation. L’industrie naissante oblige à conquérir de nouveaux espaces, ce qui accentue la marchandisation du sol selon les préceptes capitalistes. L’orthogonalité est un fait pour l’homme d’affaire, et le plan en damier est le plus simple pour maîtriser les données économiques de l’évolution urbaine. Pour les propriétaires et les décideurs, seuls priment le nombre d’habitants et la valeur des terrains. D’abord en Angleterre, puis dans toute l’Europe et l’Amérique du Nord avant de gagner le monde entier, il y a une dissémination de l’industrie et des villages industriels. Les inventions en matière de transport, le tramway et l’omnibus notamment, permettent une grande extension des villes, et une nouvelle proximité temporelle entre les lieux de vie, de production, de consommation, de gestion. Plus tard, un autre transport, l’ascenseur, permettra à la ville de s’étendre cette fois vers le haut. Les populations pauvres de la campagne affluent vers la ville, l’engorgent et enrichissent les propriétaires. Alors que les banlieues rurales ont souvent droit à un marché hebdomadaire, la cité commerciale devient le lieu des échanges permanents. L’industrialisation des moyens de production et les nouvelles inventions techniques transforment à la fois les formes urbaines et les formes architecturales. En 1853, Pierre Carpentier invente une machine à nervures métalliques et ouvre la voie de la tôle ondulée, puis en 1865, Pierre Martin permet la fabrication de l’acier. C’est le début de la recherche formelle liée à l’utilisation de structures métalliques. Les changements et les avancées techniques changent les modes de construction et, de fait, les constructions elles-mêmes. Les vieux matériaux sont travaillés de manière plus rationnelle, et les nouveaux matériaux offrent de nouvelles possibilités structurelles. 31
Certains ouvrages techniques, comme les ponts, sont les premiers à en profiter. Et de nouveaux espaces architecturaux sont créés : les serres, les hangars industriels, ou les grandes gares que l’on pratique encore aujourd’hui. A la fin du siècle, en 1892, François Hennebique mettra au point la dalle en béton armé, qui sera encore un progrès technique et ouvrira de nouvelles possibilités formelles, dont les courants Art Nouveau et Art Déco se voudront les meilleurs exemples d’originalité. L’émergence de bassins charbonniers et l’augmentation de la production de métaux, dont l’acier, induit la création de villes industrielles nouvelles. La ville industrielle contraste avec la cité qui abritait tous les usages, elle se divise et l’industrie dicte les principes urbanistiques. Les villages deviennent des villes et les villes des métropoles. Il y a un véritable « laisser-faire » des services publics au profit des propriétaires et des investisseurs privés. La ville industrielle est une combinaison d’usines, de voies ferrées et de taudis. L’emplacement, l’embauche et les salaires sont strictement dépendants de la concurrence marchande. Les constructions sont nombreuses mais toujours insuffisantes, et la surpopulation domine. Les habitants de la ville industrielle, les ouvriers, ne profitent pas de ce qu’ils produisent. Les tuyaux par exemple, qui constituent l’ensemble des canalisations et évacuations, ne sont pas intégrés dans la construction de logements industriels. Le niveau de santé des ouvriers baisse. En Europe comme aux Etats-Unis, il y a une prise de conscience du problème de santé publique, et du coup, une recherche d’amélioration des canalisations, de l’air et de la lumière. C’est d’ailleurs ce qui constituera une nouvelle utopie moderne. Avec les grands progrès qui se font finalement en matière hydraulique, des évacuations, c’est la naissance de l’hygiénisme. L’urbanisation industrielle générale des villes 32
d’Europe conduit à l’élaboration de la science de la ville, de l’urbanisme au sens où on l’entend encore aujourd’hui. Les architectes ont une position particulière par rapport à l’élaboration de ces nouvelles villes, ces cités carbonifères, ou « coketown » comme les a nommées Dickens.1 Ils se concentrent alors surtout sur les styles, sur la forme. « Ceux qui continuent à porter le nom d’architecte sont au dessus de la mêlée, ils se proclament artistes purs et s’occupent de problèmes formels en laissant de côté les problèmes techniques ».2 L’urbanisme aussi est inégalitaire, alors que la ville industrielle est abandonnée au secteur économique privé, et à ses ingénieurs, qui la gèrent comme une machine, le centre ancien de la ville joue plus que jamais un rôle représentatif, en communiquant son génie, sa beauté. De grands travaux sont menés à Paris, lancés par Napoléon III, grâce à la personnalité du Baron Haussmann, préfet de la Seine de 1853 à 1869, après avoir été préfet de Gironde et s’être « fait la main » sur Bordeaux. De nouvelles routes, une urbanisation périphérique, de nouvelles artères avec des alignements et le remaniement de vieux quartiers dessinent le nouveau Paris. Le modèle hygiéniste est accompagné de préoccupations sécuritaires, et l’aération des artères permet aussi une meilleure surveillance de la ville et de ses habitants. Les expositions universelles sont l’occasion pour tous de montrer, dès la moitié du dix-neuvième siècle, les grands progrès de l’ingénierie, et de faire jouer aux différents pays une concurrence esthétique et technique. La première 1
MUMFORD, Lewis. Op.cit., cité chap.15. BENEVOLO, Leonardo. Histoire de l’architecture moderne. Dunod, 1988, Paris. p.15.
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exposition a lieu à Londres en 1851. Du Cristal Palace à la tour Eiffel, à Paris, en 1889, on voit les progrès techniques de l’industrie, son efficacité. L’architecture de métal et de verre, jusqu’alors réservée aux seuls marchés et usines, s’émancipe pour prendre une nouvelle dimension de représentation. Elle permet un éclectisme formel et programmatique dont les ingénieurs sont les tenants. Plus que les architectes qui se cantonnent, pour la plupart, à la recherche des styles. Aux Etats-Unis, il n’y a pas de référence historique en matière d’architecture, et donc pas de débat entre les tenants des différents styles, ce qui confère une certaine spontanéité et une certaine assurance à la production de nouvelles formes architecturales générées par la révolution industrielle. L’indépendance des EtatsUnis vis-à-vis de l’Angleterre induit la création de nouveaux organismes politiques et de nouveaux sièges et bâtiments, sans beaucoup de références dans leur organisation spatiale à ceux d’Europe. A Chicago, le grand incendie de 1871, oblige à une reconstruction générale. Elle est menée par les ingénieurs de l’école de Chicago, qui peuvent en même temps repenser toute l’organisation urbaine. Ils organisent un centre d’affaires avec des bureaux, et les moyens de transports permettent une localisation périphérique des populations et des lieux de production. L’école de Chicago, celle des sociologues cette fois, décrira avec précision, les phénomènes de localisation de différentes populations, de leurs déplacements et de leur regroupement dans l’espace urbain en fonction de leur appartenance à telle ou telle communauté et de leur niveau social. En Europe, il y a l’émergence d’une architecture spécifique à l’administration avec la sédentarisation des services à la fin du dix-neuvième siècle. Les hôtels de ville, des monnaies, des postes, succèdent aux bâtiments militaires, 34
déjà imposants. « L’immeuble administratif représente la puissance de l’Etat ».1 L’architecture publique est à la recherche de monumentalité, à l’imitation des modèles gréco-romains. Les différents bâtiments prennent le caractère esthétique de leur fonction, afin qu’ils inspirent ce qu’ils sont : recueillement pour l’église, peur pour la prison, plaisir pour le théâtre… Les opéras et théâtres sont toujours classiques. Le théâtre prend l’aspect du temple, monument par excellence. L’architecture néo-classique, quant à elle, sert surtout aux bâtiments de justice.
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COQUERY, Natache. L’Espace du pouvoir. S.Arlan, 2000, Paris. p.152.
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Exportation des modèles « Si l’on se pose la question de ce qui institue la ville, on se donne du même coup les moyens d’étudier la ville comme objet anthropologique, comme « fait social total », dont toutes les caractéristiques ne sont pas seulement fonctionnelles, mais ne prennent un sens défini que dans une culture donnée ».1 La culture qui fait force et impose son modèle dans toute une partie du monde, depuis le tout début de la Renaissance, est la culture européenne. Elle s’étend par la conquête et la colonisation. La construction du territoire urbain dans les colonies implique la déconstruction préalable des territoires constitués antérieurement par les sociétés endémiques. Par exemple, comme précisé plus avant, à l’époque de la conquête du Mexique, les plans des nouvelles villes coloniales devaient être dessinés à l’avance, conformément aux principes du droit du territoire des Indes, codifié en 1523, sur un modèle médiéval avec forum, église et plan orthogonal. Au Portugal, les villes de la côte se développent plus vite, grâce à la place prise par le Portugal en Afrique, au Brésil et en Inde, sur des places stratégiques pour le commerce. Sur l’idée de fortification et d’idéal renaissance, les villes brésiliennes se créent entre 1532 et 1650. Sur les 37 premières villes, 30 sont plutôt créées par de grands propriétaires et commerçants que par les institutions étatiques. Autour de 1720, dans les différentes colonies françaises, de nombreuses villes possèdent des plans réguliers relativement similaires entre eux. Les premières colonies anglaises sont des comptoirs, et les françaises, des 1
ROBIN, Christelle. La Ville européenne exportée. Ed. la Villette, 1995, Paris. p.18.
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bourgs, contrairement aux Espagnols qui formulaient, dans les lois des Indes, les préceptes urbanistiques des implantations. Toutes les villes coloniales ont des plans de rues quadrillés, des axes orthogonaux, ce qui les différencie le plus, c’est la géographie du lieu choisi pour des raisons stratégiques commerciales comme pour certaines raisons de confort face aux éléments. Elles sont donc le plus souvent au bord de l’océan, dans des baies qui dessinent leurs limites. Au début du dix-huitième siècle, la France s’exporte déjà dans les îles antillaises, réunionnaises, ou encore à la Nouvelle Orléans, à Pondichery, au Sénégal… Les commanditaires sont toujours différents, de la Compagnie d’Occident, ou de la Compagnie des Indes, au ministère de la Marine et des Colonies, avec toujours une relative uniformité dans les plans de fondation. Les colonies ont le plus souvent une raison commerciale. Des colons blancs s’implantent, notamment les initiateurs des plans, le plus souvent des ingénieurs civils, formés par le corps du génie entre 1690 et 1710. Les guerres napoléoniennes poussent la culture européenne jusqu’au Caire avec la campagne d’Egypte, et au Brésil en y repoussant le souverain portugais qui y crée une académie royale en 1816. Après 1830, l’Algérie représente un champ expérimental, dont les leçons sont tirées pour le Maroc et la Tunisie où le modèle traditionnel résistera mieux. Napoléon III, en visite à Alger, face aux démolitions, préconise de conserver la partie haute de la vieille ville, la Casbah, qui correspond aux us et coutumes des « indigènes » et de se concentrer, pour les Européens, sur l’embellissement de la partie basse. En parallèle d’une révolution industrielle européenne et américaine, il y a, outre le début de colonisation 38
industrielle, une colonisation agraire de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Australie. Fin du dix-neuvième, début du vingtième siècle, les territoires lointains sont des terrains d’expérimentation d’une théorie élaborée grâce à des modes de production industriels et des rapports de domination coloniaux. La France envoie Prost au Maroc, et Hebrard en Indochine, avec comme objectif : « Tester l’efficacité politique de certains principes de planification […] et ensuite appliquer les techniques qui réussissaient en France même ».1 L’ethnocentrisme européen fait que, dans la tête des concepteurs de la nouvelle ville coloniale, « rien » ne préexistait avant elle. La culture de l’ingénieur, ainsi que la culture religieuse s’exporte dans le même temps. L’idée de discipliner la société à travers la cité est la genèse de l’urbanisme au Brésil et en Argentine entre 1905 et 1945, où les villes sud-américaines explosent. La ville n’est pas prête à tant de transformations, les conditions de vie se dégradent et l’on s’attaque surtout à la rénovation des quartiers centraux. A partir de 1920, le « comprehensive town planning », vision générale de l’extension des villes et de la gestion de la ville, est mis en application. Mais les interventions urbanistiques dans les quartiers pauvres ont tendance à déplacer les populations, dans le même temps que leur quartier est rénové, et donc à déplacer les problèmes avec eux. Comme en Europe, la ville est un aimant à populations qui affluent de la campagne, faisant très vite de ces villes des métropoles mondiales. 1
WRIGHT, Gwendoline. Savoir et pouvoir dans l’urbanisme colonial d’Ernest Hebrard, cahiers de la recherche architectural n°9. Ed. Parenthèses. 1982, Marseille.
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Au début du vingtième siècle, « la ville européenne est à son apogée et l’on pourrait confondre les rues de New York, Saõ Paulo, Vienne, Tokyo ou Paris ».1 L’exportation du modèle européen est complexe et non homogène dans son application. Ce qui signifie que, malgré les caractères universels de l’urbanisme et de l’architecture européens, les lieux et les Hommes ont une influence sur cette universalité. D’un point de vue géographique de l’urbanisme colonial, la substitution n’est pas systématique, parfois les nouveaux venus s’installent à côté des populations endémiques sans considérer les données climatiques ou géographiques. On peut, comme au Caire, observer parfois une juxtaposition qui fait cohabiter la ville vernaculaire et la ville européenne « urbanisée ». Au Canada, l’image des villes européennes est négative, à cause du passé médiéval auxquelles sont soustraites les villes canadiennes et américaines. « Les réformateurs canadiens adoptèrent pour l’essentiel les mêmes idées que ceux des USA, jugeant la politique partisane indésirable à l’échelon municipal, ils prétendaient instaurer une administration apolitique des municipalités, qu’il fallait gérer comme des entreprises ».2 La commission de conservation est créée, et le modèle des cités-jardins domine. La ville américaine cherche un nouveau rapport à la nature, avec une promotion de la banlieue, une distinction ville/banlieue, « variante d’une pensée occidentale sur la ville qui ne s’est pas imposée comme modèle dominant en Europe »,3 et qui pourtant le 1
ROBIN, Christelle. Op.cit. COLLECTIF. La Ville européenne outre-mer. L’Harmattan, 1996, Paris. Article de LEVIER, Pierre, p.65. 3 COLLECTIF. La Ville européenne outre-mer. Op.cit., article de GHORRA-GOBIN, Cynthia, p.80 2
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deviendra en Europe, après la seconde guerre mondiale, par l’application des préceptes du Mouvement Moderne. Les distinctions spatiales et sociales dues à l’urbanisation périphérique sont déjà lisibles dans les villes d’Afrique subsaharienne, où les cités-jardins créées au début du vingtième siècle sont réservées aux colons blancs. Les ségrégations sociales et spatiales dans les colonies perdureront après les indépendances des années 1960, car l’indépendance des Etats ne crée pas de rupture avec le caractère européen des villes. « Kinshasa ne sera jamais New York. Tant mieux d’ailleurs. Chaque ville a son âme, chaque ville a son corps, sa peau, son intelligence, sa bêtise, son côté monstre, sa part de mystère ».1
1
COLLECTIF. La Ville européenne outre-mer. Op.cit., article de DULUCQ, Sophie, p.217.
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Après les styles, le Mouvement Moderne A la fin du dix-neuvième siècle, règne l’éclectisme général, avec la naissance des mouvements Art Nouveau, Art Déco… De nouveaux vocabulaires apparaissent. Il suffit d’observer les maisons de Victor Horta en Belgique ou les travaux d’Antonio Gaudi à Barcelone pour s’en convaincre. Le mouvement Arts-and-Crafts, en Angleterre, influence la production européenne dans son approche de l’habitat, de l’artisanat, en introduisant le design, dans un esprit de démocratisation du mobilier d’art grâce à l’industrie. Le mouvement des cités-jardins, utopie d’une communauté autosuffisante, naît en Angleterre, à Liverpool en 1887, mais on retrouve ce modèle en France comme en Espagne avec, par exemple, le projet de Ciudad lineal de l’homme politique Arturo Soria y Monta. Dans cette période de recherche de nouvelles utopies, et sur la base des citésjardins, Auguste Perret et Tony Garnier sont, au début du vingtième siècle, les modèles français, précurseurs d’une évolution vers le Mouvement Moderne. Dès 1900, l’Allemagne est au centre de la nouvelle culture architecturale. Le mouvement culturel n’est pas en opposition avec les décideurs comme dans les autres Etats européens, mais ses membres intègrent les institutions, les écoles. En 1911, Walter Gropius, chef de file du Bauhaus titre un article à Leipzig : Dans la construction des édifices industriels, les exigences artistiques sont-elles compatibles avec les exigences pratiques et économiques ?1 Cela montre une nouvelle prise de conscience de l’architecte et un désir de redéfinition de son rôle, qui, en plus de son savoir artistique déjà établi, s’intéresse alors à des compétences plus larges. Le Mouvement Moderne naît 1
BENEVOLO, Leonardo. Op.cit., p.137.
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avec Walter Gropius et le Bauhaus, en 1919, dans l’idée de rallier l’artisanat à l’industrie. Concernés par toutes les échelles, les architectes du Mouvement Moderne s’intéressent autant à l’architecture qu’à l’urbanisme, et même à l’ameublement. Si l’architecture est le miroir des sociétés, il s’agit ici d’une recherche de pureté, d’un Homme moderne universel. En 1927, à Stuttgart, une deuxième exposition est organisée par le Werkbund, avec, contrairement à la première, la présence d’architectes de toute l’Europe. Les architectes modernes sont encore hors de la commande et les expositions sont les premières occasions de montrer leur art. Les commandes particulières viennent plus tard. Ce sont le plus souvent des commandes de l’élite bourgeoise, qui leur offre un terrain d’expérimentation libre. « Définition du sentiment moderne : […] sur un premier outillage d’une ingéniosité admirable inventé par le Moyen Age, elle inscrivit des points de grande clarté au XVIIIème siècle. Puis le XIXème siècle fut le plus étonnant moment de préparation qu’ait connu l’histoire. Le XVIIIème siècle ayant posé les principes fondamentaux de la raison, le XIXème siècle, dans un labeur magnifique, s’efforça dans l’analyse et l’expérimentation et créa un outillage complètement neuf, formidable, révolutionnaire et révolutionnant la société. Héritiers de ce labeur, nous percevons le sentiment moderne et nous sentons qu’une époque de création commence ».1 Le Corbusier, en parallèle de la construction est un des rares à écrire, il théorise et pose les préceptes modernes, qui, selon lui, doivent diriger l’élaboration d’une architecture et d’un urbanisme moderne. Dans Urbanisme, 1
LE CORBUSIER. Urbanisme. Flammarion, 1994, Paris. p.36
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il ne considère jamais la localisation de l’architecture, il dicte les règles d’une pensée universelle, applicable sans distinction en tout point du globe. C’est à partir de ces idées que le principe de tabula rasa, table rase, qui habitait déjà l’urbanisme colonial, est véhiculée jusque dans la modernité du vingtième siècle. L’augmentation du clivage spatial, entre les riches et les pauvres, de l’ère industrielle avait amené à penser une promotion de la banlieue, dont les cités-jardins du début du vingtième siècle sont la référence. Les modernes, dans leur discours sur la ville et l’Homme, oublient le côté fatal de ce clivage et considère l’Homme universel, ne faisant pas de distinction selon les catégories sociales, avec dans chaque projet urbain, l’idée d’égalité spatiale. Ou, en tout cas, sans considération des différentes capacités financières des habitants de la ville, en imaginant leur architecture abordable par les travailleurs les plus pauvres, et suffisante pour les plus riches. Ils cherchent à faire s’établir de nouveaux rapports sociaux, notamment avec la recherche sur l’habitat collectif. La Cité Radieuse, de Le Corbusier, à Marseille, en est un des plus célèbres manifestes, mais on peut le voir aujourd’hui, ne serait-ce que par la population qui l’habite, elle n’a rien à voir avec les tours et les barres de logements, héritières de cette même recherche, et leurs habitants, dans d’autres quartiers de la ville. Peut-être par les différences de qualité de l’habitat collectif et de ces parties communes, ou par sa localisation relativement centrale dans la ville, ou par ses loyers. C’est une véritable réussite au niveau des espaces et du confort, mais c’est encore une architecture d’élite, qui n’est finalement pas abordable par tous. L’exemple nantais, avec la Cité Radieuse de Rezé, est très différent dans son évolution, de par sa situation urbaine et surtout les volontés politiques quant à son occupation.
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Dans Urbanisme, Le Corbusier liste quatre points pour un nouvel urbanisme : - Décongestionner le centre ville pour la circulation. - Accroître la densité du centre pour le contact des affaires. - Accroître les moyens de circulation. - Augmenter les surfaces plantées. Il voit la ville comme une machine où prime l’automobile et il préconise l’optimisation des réseaux. « Le terrain plat est le terrain idéal »,1 et ce, évidemment pour la circulation. Il préconise l’aération des rues, leur élargissement, la hiérarchisation des voies selon les différents niveaux de vitesse et de fréquentation. Le plan Voisin est un bon exemple de ces préceptes : Il dresse dans Paris, une série de tours gigantesques, dans lesquelles logent les parisiens, alors que le sol est dégagé pour favoriser l’application des quatre points de ce nouvel urbanisme. « Il faut bâtir à l’air libre ».2 « La géométrie transcendante doit régner, dicter tous les tracés et conduire à ses conséquences les plus petites et innombrables ». « La ville actuelle se meurt d’être non géométrique ». « La ville qui dispose de la vitesse, dispose du succès ».3 On peut constater, dans ces quelques remarques du maître moderne, qu’il considère la ville comme un objet autonome, qui a ses propres règles de fonctionnement, indépendantes des Hommes qui la constituent, avec beaucoup de prétentions sur la condition humaine. Dans Urbanisme, il commence par une distinction entre l’âne et l’Homme, entre la courbe et la droite. Il renie les villes telles qu’elles se sont conglomérées au Moyen Age. Il fait l’apologie de la droite, de la rigueur et la pureté contre le vernaculaire tordu des « Hommes ânes », sans être dans la compréhension, mais 1
LE CORBUSIER. Urbanisme. Flammarion, 1994, Paris. p.158. LE CORBUSIER. Urbanisme. p.166. 3 LE CORBUSIER. Urbanisme. p.169. 2
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plutôt dans le jugement normatif : « Vos rues tordues, vos toits tordus sont une paresse et un échec ».1 Il fixe les règles générales d’urbanisme, fait une distinction entre les rues droites et les rues courbes, censée correspondre à la distinction entre le lieu de travail et le lieu de repos, comme pour systématiser l’utilisation de l’espace, et explique aux architectes comment ils doivent utiliser la courbe en gérant les bâtiments de manière contiguë. Il affiche beaucoup de certitudes, mais dans ses textes, il est impossible de saisir les fondements de cette vision nouvelle, qui s’annonce, non pas comme une vérité, mais comme la vérité. Dans Vers une architecture, il ne parle que de géométrie dans sa première partie, intitulée Trois rappels à messieurs les architectes. Volume, plan, surface, comme s’il écrivait le manuel du bon architecte. Le Modulor, cet Homme universel qu’il invente pour ses proportions, à la façon d’un Léonard de Vinci, lui sert à prétendre à une universalité des modes de vie, et dans l’esprit de créer la « machine à habiter », qui correspond à cet Homme universel, il initie la série : « Maison en série : une grande époque vient de commencer. Il existe un esprit nouveau, l’industrie envahissante comme un fleuve […] nous apporte les outils neufs adaptés à cette époque nouvelle animée d’un esprit nouveau. La loi d’économie gère impérativement nos actes et nos pensées. […] La grande industrie doit s’occuper du bâtiment et établir en série les éléments de la maison. Il faut créer l’état d’esprit de construire des maisons en séries, l’état d’esprit d’habiter des maisons en série, l’état d’esprit de concevoir des maisons en série ».2
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LE CORBUSIER. Urbanisme. p.23. LE CORBUSIER. Vers une architecture. Flammarion, 1995, Paris. Introduction. 2
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Si pour lui, « la loi d’économie gère impérativement nos actes et nos pensées », c’est que l’Homme est au service de la ville et de ses modes de fonctionnement, induits, soit dit en passant, par les élites politiques et économiques, et non l’inverse. Pendant l’entre-deux-guerres, il y a quelques opérations de logements en grand nombre. Drancy en est un des premiers ensembles. On connaît son douloureux usage sous l’occupation nazie et sa transformation, simple, en camp de détention, ce qui aurait dû éveiller les soupçons sur une faille idéologique dans la conception du cadre de la modernité urbaine. Après la crise de 1929, c’est principalement l’urbanisme qui intéresse les modernes, et La Charte d’Athènes, rédigée lors du premier Congrès International des Architectes Modernes (CIAM), à Athènes, en 1931, fixe les objectifs urbains communs des architectes modernes. Il faut alors rompre avec la ville chaos, et lutter contre la violence privée. Les architectes modernes préconisent une prise en main des institutions administratives, vers une solidarité sociale. Les clefs de cet urbanisme sont : habiter, travailler, circuler, se récréer, avec une séparation par zoning de ces différentes fonctions. Il y a la volonté de porter l’intérêt collectif avant l’intérêt privé. Malgré le côté vindicatif de la préconisation, ils oublient que, depuis toujours, l’architecture et l’urbanisme sont surtout des outils servant les différentes visions et idéologies politiques et économiques. Après la deuxième guerre mondiale, toute l’Europe est dévastée, tout est à refaire. On inclut alors les progrès en matière d’hygiène, la normalisation et la standardisation, qui permettent de baisser les coûts grâce à une production de masse. Toutes les avancées techniques de la révolution industrielle sont intégrées aux milliers de logements neufs de la reconstruction, alors qu’avant la seconde guerre mondiale, les toilettes n’étaient que très rarement intégrées à la maison, et la salle d’eau était, elle aussi, très loin d’être 48
systématiquement présente. Du point de vue architectural et urbanistique, l’économie a su faire voler en éclat le rêve des modernes en détournant le principe de la série, dans son seul intérêt économique, par la réduction au strict minimum des espaces privés, niant l’espace collectif et l’intégration à la ville en créant, dans des tranches entières de la banlieue, des cités dortoirs où les populations pauvres et immigrées viennent s’établir. Loin des autres, hors la ville, hors la société, émerge d’ailleurs une culture neuve, mélangée plus que métissée. Le Mouvement Moderne est universaliste, et tend à se mondialiser. Avant que ses mauvais côtés ne soient exportés par l’économie dans des formes dérivées et optimisées, contre les préceptes des initiateurs, dans, ou à côté de, différentes villes du monde, l’élite moderne a eu l’occasion de s’exprimer au moyen de villes nouvelles. Le Corbusier n’a pas dirigé la reconstruction de la moindre ville européenne, voire méditerranéenne, malgré le projet pour Alger, mais peut créer sa ville manifeste en Inde. Chandigarh, est créée par la volonté de Jawaharlal Nehru, comme étant la nouvelle capitale du Pendjab, où vivent principalement des Sikhs et des Hindous. Au pied de l’Himalaya, avec une extension possible vers le sud, on a détruit plus de vingt villages pour faire naître cette cité, où il y a de l’espace comme nulle part ailleurs en Inde, avec les préceptes urbanistiques du Mouvement Moderne. Comme depuis l’Antiquité, les dirigeants font encore construire de nouvelles capitales, de nouvelles villes, pour asseoir une position de pouvoir. En établissant le plan et l’espace sans considérer l’habitat endémique, la culture spatiale des gens du lieu. Le Corbusier affirme sans le savoir la position dominante de l’Occident sur le reste du monde. La tabula rasa est un fait, admis de tous, et porté comme vérité pour le monde, avec un grand dédain pour l’histoire et les cultures locales. 49
Une ville nouvelle qui est peut-être encore plus extrême dans son aspect acculturé, et dans sa mécanisation de l’organisation humaine, c’est Brasilia. Le but de cette nouvelle capitale pour le Brésil est d’occuper le territoire, de trouver une centralité par rapport à la vaste étendue du territoire national, quitte à être perdue dans la nature, dans un simple but de conquête et de contrôle total. Les architectes de ce projet sont Oscar Niemeyer et Lucio Costa, brésiliens, mais dans la mouvance occidentale moderne. « Brasilia, c’est Euclide architecte. Une géométrie implacable, on n’y parle pas de rues, mais d’axes, pas de quartiers, mais de secteurs. On n’y vit guère dans des maisons, mais dans des blocs. On habite dans le SQN-203G506, que l’on quitte le matin pour le bureau SCS EdBCB 11, on déjeunera rapidement dans le CLS, peut-être au 202 A24, en songeant que le soir on pourra toujours se divertir au SDS ».1 Les loyers y sont chers, similaires à Copacabana, le quartier riche de Rio de Janeiro, l’ancienne capitale. Brasilia a du mal à intégrer ses pauvres. Vingt ans plus tard, Oscar Niemeyer dira : « Le projet a été détourné, comment les quartiers résidentiels ont été refusés aux plus nécessiteux, alors qu’ils étaient destinés à tous les habitants de Brasilia, comment un esprit de discrimination domine tout le district fédéral, comment les rives du lac, autrefois prévues pour l’usage de tous ont été livrées aux clubs bourgeois, invention du lucre immobilier, dont les cotisations
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MALINIAK, Thierry, dans : PLANCHAIS, Jean. Cités géantes. Fayard, 1978, Paris. p.245.
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excessivement chères les mettent hors d’atteinte des classes de travailleurs ».1 Il est alors légitime de se demander si ce sont les conséquences de l’évolution de Brasilia dans le système monde, où s’il y a des failles dans la conception, dans la programmation. Quel est le vrai rôle de l’architecte dans la réussite ou l’échec de la création d’une ville ? Pour Le Corbusier, il n’y a pas de doute. « Nous savons bien qu’une grande part du malheur actuel de l’architecture est due au client, à celui qui commande, choisit, corrige et paye. Pour lui nous avons écrit : Des yeux qui ne voient pas ».2 Même si l’éducation architecturale des décideurs paraît nécessaire encore aujourd’hui, ces propos reflètent la prétention des architectes de comprendre ce que les autres ne comprennent pas. L’architecture savante, qui a toujours été un outil au service du pouvoir quand elle tente d’aller au-delà de son rôle prédéfini, se fait rattraper par la réalité. C’est dans la décision politique, dans l’élaboration des principes qui régissent la vie en société, que se définit la place, la forme et le rôle de l’architecture. C’est sur ce terrain que l’architecte doit aller pour participer à l’élaboration du cadre de son utopie architecturale et urbaine, et donc politique. S’il avait eu plus de recul, de modestie sur son rôle, ou tout simplement plus d’humour, on aurait pu dire au « Corbu », que, s’il y a bien une différence entre un architecte et Dieu, c’est que Dieu ne se prend pas pour un architecte. Même s’ils « ne voient pas », ce sont bien les détenteurs de la commande qui fixent les règles de la réalité urbaine. Après le Mouvement Moderne 1 2
PLANCHAIS, Jean. Op.cit., p251. LE CORBUSIER. Vers une architecture. Op.cit., p.8.
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déçu, et pendant la guerre froide, s’ouvre la voie d’un postmodernisme architectural dans tout le bloc capitaliste, par l’architecture savante de l’argent roi, qui, après la chute du bloc communiste, pourra s’étendre au monde entier.
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Mégapoles, la course aux skylines Dans l’entre-deux-guerres, aux Etats-Unis, naissent les gratte-ciels, et c’est la presqu’île de Manhattan, à New York, qui est encore aujourd’hui le modèle de la course aux skylines. New York est fondée en 1620, et tout s’accélère à partir de 1750. C’est la porte d’un continent, ce qui favorise l’établissement d’une grande ville portuaire et commerciale. Les premières maisons de bois des colons sont remplacées après l’incendie de 1776, ce qui initiera de nouveaux schémas urbains. Au milieu du dix-huitième siècle, la ville est un magasin général et la spéculation immobilière est forte. Le règlement des rues, des blocs et des parcelles dessine la nouvelle New York. Elle ne cessera d’être ce magasin général. Pour Blaise Cendrars : « On voit New York comme la Venise mercantile de l’océan occidental ».1 « La grille posée sur Manhattan incarne la simplicité proclamée et la neutralité équitable de la politique foncière de la ville. Son ambition est de concilier les principes contradictoires du républicanisme égalitaire et du libéralisme spéculatif ».2 La tradition protestante y est forte, amenée par les Hollandais, les Anglais et les Français chassés par les persécutions et la révocation de l’Edit de Nantes. Il faut y rajouter l’immigration de commerçants juifs d’Amsterdam, ainsi que celle, forcée, des esclaves noirs. Le cadre législatif hollandais en vigueur à la fin du dix-huitième siècle est modifié pour créer une anglo-américanisation législative qui régira la gestion d’autres sites sur le même 1
Cité en introduction de : WEIL, François. Histoire de New York. Ed Fayard, 2000, Paris. 2 WEIL, François. Op.cit., p. 54
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modèle que celui de la baie de New York. Au dixneuvième siècle, avec l’industrialisation, l’extension de New York ne se limite plus à Manhattan, et la baie est colonisée de manière exponentielle. Les nouveaux modes de circulation aident à cette colonisation sans limite de la baie. Les différentes populations s’établissent différemment dans les différents lieux de vie en fonction des différents lieux de production, d’échange, et à la faveur ou à la défaveur de leur condition sociale ou ethnique. « La stratification sociale que connaît New York reflète de très fortes inégalités économiques ».1 Dès la fin du dix-neuvième siècle, New York est une villemonde, elle abrite les sièges de plus de 300 firmes d’envergure internationale. Les gratte-ciels naissent. L’architecte Cass Gilbert les qualifie de « machines à rentabiliser le sol ».2 Ce sont les nouvelles cathédrales, et commence alors une course à la hauteur entre les sièges d’assurances, de banques et de sociétés commerciales. Le Woolworth Building, « la cathédrale du commerce », est inauguré en 1913, avec une cinquantaine de mètres de hauteur, il affiche les prétentions de cette course vers le ciel, de cette nouvelle monumentalité. Cette monumentalité, comme dans l’Antiquité, a pour but d’affirmer une position de force, de pouvoir. L’érection de gratte-ciels amène à une législation sur l’affectation des fonctions des différentes zones d’affaires, industrielles ou résidentielles, où les densités et les gabarits sont différents. Les gratte-ciels de Manhattan font office de référence mondiale. Ils symbolisent la puissance économique de New York et sa position dominante sur le monde. Le World Trade Center est ouvert en 1970, et inauguré officiellement en 1973, ses deux tours jumelles dominaient New York, et 1 2
WEIL, François. Op.cit., p. 63 WEIL, François. Op.cit.
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donc le monde, ce qui a évidemment accentué la valeur symbolique des attaques aériennes du 11 septembre 2001 qui les ont fait choir. Toutes les grandes villes des civilisations passées, toutes les capitales, sont aujourd’hui des villes-mondes, du système mondial actuel. Leur positionnement stratégique ou symbolique a fixé l’accroissement de la verticalité, comme par exemple pour Lima, Buenos Aires, Abidjan, Lagos, Le Caire, Calcutta, Bangkok, Changaï, Téhéran… Elles rivalisent par la hauteur de leurs bâtiments dès que leur position dans l’économie mondialisée est forte. Il suffit d’observer les tours de Dubaï, dressées en plein désert, pour être saisi par la domination d’un modèle formel occidental. Les capitales africaines, par exemple, abritent environ 20% de leur population nationale. Ce sont des villes machines, des « escaliers sociologiques »,1 où le contraste est immense entre la richesse affichée par ces centres d’affaire en connexion avec le monde, et la pauvreté des populations alentour, attirées par une ville qui ne peut pas les recevoir dans des conditions décentes de vie. « Impérialisme urbain, imposé ou consenti. Partout des gratte-ciels, même s’ils ne portent dans les capitales des pays les plus pauvres, que les noms des sociétés multinationales ou de compagnies pétrolières ».2 Dans cette folie de la hauteur, l’un des projets les plus extrêmes en matière de gratte-ciel n’est autre qu’un « perfore-ciel », puisqu’il s’agit du projet de tour Millenium, de Davis Nelson à Hong Kong. L’idée est de gagner du terrain sur la mer en densifiant à l’extrême la 1 2
PLANCHAIS, Jean. Op.cit. PLANCHAIS, Jean. Op.cit., p.2.
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population. Ici, la tour sur l’eau pourrait abriter 100 000 habitants, sur un peu moins de deux cents étages, dont le dernier culminerait à plus de 800 mètres de haut. Cette hauteur a déjà été dépassée par le Burj Dubaï, un bâtiment de 818 mètres récemment inauguré : le plus haut du monde.
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Les post-modernismes On a coutume de dire que le Mouvement Moderne est mort le 15 juillet 1972, avec la destruction du quartier Pruitt-Igoe à Saint-Louis, bâti vingt ans plus tôt par Minoru Yamasaki, et donc l’aveu d’un échec idéologique. Même si la plupart des architectes modernes sont encore vivants, c’est la fin d’un vocabulaire strict, qui est alors complété prudemment dans différents courants architecturaux. Le post-modernisme est un nouvel éclectisme formel, héritier des recherches du Mouvement Moderne, baignant dans la culture mondialisée de l’architecture des gratteciels. Ce sont des architectures acculturées, ou l’architecte a retrouvé un rôle d’artiste, par la pure recherche formelle, et de technicien par l’emploi de matériaux toujours nouveaux. Il s’agit d’architectures performantes, ou du moins de recherches de performances, d’innovation et d’originalité, au service symbolique de ceux qui les font bâtir. Ce sont des architectures qui intègrent l’abondance de communication de nos sociétés, d’images, de panneaux publicitaires, qui les amènent à communiquer, elles aussi, avec les mêmes outils, pour un message adapté au monde contemporain. Pour le critique d’architecture américain Charles Jencks : « Un bâtiment post-moderne, pour en donner une définition brève, intéresse au moins deux catégories en même temps : les architectes et une minorité engagée qui s’occupent de problèmes spécifiquement architectoniques, ainsi que le grand public ou les visiteurs sur place qui s’occupent de questions se rapportant au confort, à l’architecture traditionnelle et à leur façon de vivre ».1
1
COLLECTIF. L’Architecture du XXème siècle. Taschen, 1991.
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Si cette définition est relativement floue, c’est que la lecture de l’architecture post-moderne l’est aussi. Il suffit de se rappeler l’incompréhension des Parisiens à la livraison du centre Beaubourg, fleuron de l’architecture high-tech, des architectes Renzo Piano et Richard Rogers, ou plus récemment avec l’hôtel du département à Marseille de William Alsop et Jan Störmer, surnommé par les Marseillais « le grand bleu ». Il est difficile de saisir la multiplicité des discours architecturaux, et d’appréhender des images références complètement neuves et orphelines pour le néophyte. Aujourd’hui, le centre Beaubourg est accepté de tous. Le génie de ses architectes l’a probablement sauvé de la critique populaire montante, et très souvent légitime, qui reproche aux architectes en général, soit d’être fous, soit de faire n’importe quoi. L’architecture est incomprise du grand public, d’une part parce que les architectes ne communiquent qu’aux architectes et que leurs propos sont le plus souvent élitistes, et d’autre part, parce qu’il n’y a aucun enseignement de l’architecture dans l’enseignement général, ce qui accentue le décalage. Quelques architectes émettent des théories formelles sur leurs architectures, mais que très rarement sur leur rôle sociétal. L’un des rares qui émet des théories sur l’Homme et la ville c’est l’architecte hollandais, Rem Koolhaas, qui, comme ses disciples MVRDV, a une approche statistique et rationaliste de l’Homme dans la société, dans la machine ville, pour une recherche formelle très riche. Son ouvrage, S, M, L, XL, dresse l’inventaire de ses projets et réflexions en allant du petit projet architectural « S », à l’énorme projet urbain, « XL ». « Le plan typique (typical plan) est une invention américaine, c’est le degré zéro de l’architecture, d’une
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architecture débarrassée de tout caractère unique ou spécifique. Il appartient au nouveau monde ».1 « Typical plan is western. Il n’y a pas d’équivalent dans d’autres cultures, c’est la marque de la modernité ellemême ».2 Pour comprendre cette position particulière sur la modernité, il faut peut-être ressaisir le contexte culturel dans lequel a évolué Rem Koolhaas. Rotterdam est entièrement dévastée après la seconde guerre mondiale, il ne reste quasiment que la cathédrale, et c’est dans l’euphorie qu’elle devient une ville neuve, accueillant les différentes architectures expérimentales du postmodernisme. C’est dans ce contexte sans contexte que Rem Koolhaas grandit et se fait une idée de ce que doit être l’architecture, la ville. C’est probablement de ces enseignements que lui vient son leitmotiv « fuck the context », qu’il estime devoir considérer à partir d’une certaine taille de projet, « L », où le bâtiment peut se concevoir indépendamment de son contexte formel, comme un objet posé là, avec ses raisons fonctionnelles.3 Pour Rem Koolhaas, les professionnels de la ville, urbanistes et politiques « sont comme des joueurs d’échecs qui perdent contre un ordinateur ».4 La structure qu’il a créée, OMA, est devenue pour lui, avec la globalisation, le rassemblement « d’experts en différences : différentes possibilités, contextes, sensibilités, manière de faire, sensualité, rigueurs, intégrités, pouvoirs »5. Il est, en fait, expert en globalisation par son approche statistique de 1
KOOLHAAS, Rem. S, M, L, XL. OMA, 1995, Rotterdam. P.335. KOOLHAAS, Rem. Op.cit., p.339. 3 KOOLHAAS, Rem. Op.cit., p.502. 4 KOOLHAAS, Rem. Op.cit., p.961. 5 KOOLHAAS, Rem. Op.cit., p.369. 2
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l’activité humaine, avec une recherche formelle modelée par une image occidentale de l’architecture. EuraLille est l’opération la plus ambitieuse d’Europe avant que naissent les grands chantiers berlinois. Rem Koolhaas gagne le concours et le projet est mené dans le cadre d’une société d’économie mixte, avec 51% du capital pour l’Etat afin de garder une maîtrise certaine de l’opération. Un cercle de qualité est créé avec François Barré, ancien directeur du centre Beaubourg et François Chaslin, critique d’architecture. Rem Koolhaas, pour qui l’architecte doit avoir sa place en amont du projet, dans la conception programmatique, se voit imposé un programme prédéfini. La conception a lieu en plein boom économique, et se fait rattraper par les réalités économiques des années 90. Les pressions financières entament petit à petit le projet préconçu d’une architecture-objet. Les déviances d’une architecture non contextualisée, du célèbre « fuck the context » de Rem Koolhaas, amoindrie par des restrictions financières, donnent à EuraLille, pour Philippe Trétiack, « tous les signes d’un quartier déshumanisé au possible, d’où le piéton est exclu. Au centre ville, ça fait mal »,1 rajoute-t-il. Si pour Rem Koolhass : « Bigness is urbanism versus architecture »,2 on peut dire qu’ici, il y a match nul, que tout le monde a perdu. On ne peut pas reprocher à Rem Koolhaas d’être un mauvais architecte puisqu’il ne l’est pas et que la plupart de ses projets font preuve d’un grande qualité spatiale, mais leur formalisation occidentale et son attachement à l’image, font référence à la fois chez les décideurs et chez les futurs architectes, les étudiants. En ne cernant pas le caractère 1
TRETIACK, Philippe. Faut-il pendre les architectes. Seuil, 2001, Paris. p.142. 2 KOOLHAAS, Rem. Op.cit., p.515.
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universalisant et inapproprié de cette architecture acculturée, en en saisissant que l’image, ils tendent à propager ce modèle, ou d’autres, dans le monde. Ils n’en distinguent pas les différences profondes, mais difficilement lisibles, qui font que Rem Koolhaas, Christian de Portzamparc, Sverre Fehn, ou Tadao Andô en évoluant dans les post-modernismes mondialisés, ont des approches sensibles forcément différentes en fonction de leur culture propre, et souvent de manière inconsciente parfois. « Mettre en évidence l’espace de représentation, c’est montrer que notre société utilise une figuration de l’espace qui la différencie d’autres sociétés qui ne la possèdent point, qu’elle l’utilise à des fins pratiques, et que ce fait a des conséquences universelles puisqu’elle tend à l’imposer à l’échelle du globe ».1
1
PAUL-LEVI, Françoise. Anthropologie de l’espace. Centre Georges Pompidou, 1989, Paris. p.304.
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II. Des architectes altermondialistes ? Références contemporaines et contre-modèles
L’écrivain italien, Eri de Luca, entendu sur France Inter en 2004, pour la sortie de son livre Le Contraire de un, aux éditions Gallimard, décrit le monde avant la chute du bloc communiste comme une pièce de monnaie, avec la face capitaliste et la face communiste, comme deux mondes qui s’opposent et s’équilibrent. Pour lui, le monde n’a plus la forme d’une pièce, mais bien la forme d’une boule, qui roule au son du néo-libéralisme, ou l’enjeu est alors maintenant « d’établir une alliance monde favorable », car comme le clame le collectif ATTAC : « La globalisation néo-libérale n’est pas la mondialisation que peuvent espérer les sociétés en réseau ».1 C’est l’esprit de résistance à cette voie unique pour le monde, qui a amené à l’élaboration d’un réseau mondial, pour la sauvegarde des intérêts locaux dans la globalisation économique. La mondialisation est inéluctable puisqu’elle est un fait sur lequel il est impossible d’imaginer revenir, mais pour les altermondialistes, elle doit pouvoir être plus juste. Opposés à l’appropriation du monde par les grands groupes privés, les protestataires altermondialistes se mobilisent en 1999 à l’occasion du sommet de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) à Seattle, puis à Prague, Davos, Nice, Québec, Gênes, Monterrey, Johannesburg, Cancun… Ils manifestent contre ce qu’Ignacio Ramonet, directeur de la rédaction du Monde Diplomatique, appelle le « poker du mal »2 : le FMI (fond monétaire international), la Banque Mondiale, l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement Economique) et l’OMC déjà citée, qui pour eux, sont la cause des déséquilibres sociaux mondiaux par leur maîtrise économique du monde. Ils en viendront après, 1
COLLECTIF ATTAC. Agir local, penser global. Mille et une nuit, 2001, Paris. p.10. 2 COLLECTIF. Altermondialistes de tous les pays. Le Monde diplomatique, Manière de voir n°75, juin-juillet 2004.
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et en parallèle des manifestations, à créer le Forum Social Mondial (FSM) de Porto Alegre (2001-2003), qui mènera au Consensus de Porto Alegre. Dans les premiers mouvements contre le G7 puis le G8, ils revendiquent l’annulation de la dette des pays pauvres, pour un début de rétablissement de justice mondiale, et pour sortir de l’asservissement, de l’Afrique notamment, à l’ordre mondial. « Le nouvel ordre, c’est l’unification du monde en un marché unique, […] dans le nouvel ordre mondial, il n’y a ni démocratie, ni liberté, ni égalité, ni fraternité. La scène planétaire est transformée en nouveau champ de bataille où règne le chaos ».1 D’abord taxés d’antimondialistes par les tenants de la mondialisation et par les journalistes qui relayent le terme, ils deviennent entre Seattle en 1999 et Porto Alegre en 2001, à force d’explications, des altermondialistes. La base des rassemblements du Forum Social Mondial est Porto Alegre, c’est un choix clairement exprimé par ceux qui luttent contre le néo-libéralisme et cherchent d’autres voies. C’était avant tout l’idée d’organiser un forum anti-Davos et le Brésil a été choisi car c’est un pays « globalisé » et non « globalisateur », et précisément Porto Alegre à cause de son budget participatif et de sa gestion publique. Comme il y a le Forum Social Mondial, il y a des forums locaux à différentes échelles. Il y a eu la tentative de créer un Forum Social Africain, mais il a été dur à mettre en place, car les dirigeants actuels formés au Nord ne peuvent que jouer le jeu des institutions mondiales sous peine de faire mourir leur pays, ce qui constitue finalement un prolongement de la colonisation africaine par les pays du Nord.
1
Sous commandant Marcos, in : Manière de voir n°75. Op. cit.
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Le but des forums sociaux internationaux, locaux et thématiques n’est pas de faire émerger une doctrine unifiée, un consensus ou une déclaration unanime, mais de créer le cadre d’un débat, où les différentes manières d’aborder le monde, où les différentes visions du monde peuvent s’affronter. C’est toute la difficulté, car l’altermondialisation, dans tous les domaines de l’activité humaine dont l’architecture, n’a pas une réponse claire, un style, une pensée, ce qui, face à une voie unique et son cadre impérieux, la rend très fragile. Pour le collectif ATTAC, la culture est, en plus d’un objet de consommation, un moyen de résistance. Ils n’entendent pas ici la « culture » au sens d’habitus ou de cadre de construction sociale de l’individu, mais au sens des représentations culturelles que sont les arts, et notamment l’architecture. L’affirmation par la culture des différentes cultures du monde, doit pouvoir soutenir des causes plus profondes, portées par les altermondialistes contre la domination sans partage de la culture occidentale. « Les individus qui appartiennent à des cultures différentes, non seulement parlent des langues différentes mais, ce qui est sans doute plus important, habitent des mondes sensoriels différents ».1 Pour étayer cette pensée, l’anthropologue Edward T. Hall utilise l’exemple connu des Aiviliks, qui possèdent une douzaine de mots différents pour désigner les différents vents, et vivent dans un espace plus olfactif et acoustique que visuel. Il parle aussi de ses concitoyens, « dans l’usage de leur appareil olfactif, les américains sont culturellement sous-développés »,2 ce qui affecte également le fonctionnement de leur mémoire, dont le souvenir lié à 1 2
HALL, Edward T. La Dimension cachée. Seuil, 1971, Paris. p.15. HALL, Edward T. Op.cit., p.66.
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l’odeur est souvent plus fort que le son ou l’image. Il montre par ses recherches que, malgré nous, nous portons des différences culturelles inconscientes. Il décrit les éléments de perception, de réception et de communication de l’Homme, pour fonder la base de l’observation des différences proxémiques des Hommes sur des caractéristiques « objectives », presque biologiques, animales, pour repérer les différences culturelles. La « proxémie » est un néologisme créé par Hall pour « désigner l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que l’Homme fait de l’usage en tant que produit culturel spécifique ».1 C’est à la lumière de ces différences que l’on peut juger, pour l’architecture, les architectes contemporains et leur rôle mondialiste, ou leur faculté à porter leur propre culture, à saisir celle de l’autre, et de définir ce qu’est l’altermondialisation en architecture. Ici on va tout d’abord parler des architectes de l’architecture savante, pour poser le contrepoids de l’histoire universelle, avant de s’intéresser dans la dernière partie à toute l’architecture, à celle qui est en plus grand nombre, et dont sont exclus les architectes, avec ses enjeux particuliers et ceux qu’elle peut partager avec les tenants de l’architecture savante.
1
HALL, Edward T. Op.cit.
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La production des architectes contemporains On peut distinguer chez les architectes, deux grandes catégories : les stars, et les autres. Le travail des uns n’est pas si différent du travail des autres, mais les premiers, les stars, sont ceux qui réalisent les grands travaux publics et privés, qui participent aux concours internationaux communiqués par la presse, les revues, alors que les seconds ont des projets de plus faible échelle, et un lien moins étroit avec les pouvoirs publics et privés, et donc moins de moyens. Ils sont le plus souvent à l’architecture ce que l’artisan est à l’art. Comme le note François Chaslin, critique d’architecture : « L’époque, les revues, le système médiatique en général et même les architectes les plus modestes (quoi qu’ils prétendent et quelque soit leur exaspération frustrée), s’intéressent principalement à une maigre cohorte de vedettes, celles qui, pour telle ou telle raison, et chacune à sa manière, ont su focaliser une part nettement identifiable de la réflexion architecturale du moment ».1 Ces stars de l’architecture contemporaine, que nous appellerons ici « starchitectes », sont l’équivalent contemporain des architectes de la Renaissance, car leur rôle dans l’organisation sociétale, est sensiblement le même. La plupart de leurs projets concernent des opérations urbaines de grande importance, les monuments urbains contemporains, musées, théâtres, bâtiments publics, les sièges monumentaux des grandes entreprises et quelques maisons d’hommes riches qui leur permettent une expérimentation certaine, comme elles le permettaient aussi aux modernes. Les « autres » ont droit de se battre dans la multiplicité des petits concours publics, et dans une 1
CHASLIN, François, cité dans : TRETIACK, Philippe. op.cit.
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commande privée d’élite culturelle ou économique. Ils se battent sur les mêmes terrains que les starchitectes, mais avec moins de pouvoir et de liberté du fait de la commande, peut-être avec moins de talent parfois aussi, et laissent, comme cela a toujours été, l’immense quantité de constructions particulières aux bâtisseurs, aux entreprises générales de travaux. Ils ont du mal à trouver leur place quand ils ne parviennent pas à devenir des starchitectes, mêmes locaux, alors qu’ils courent quasiment tous derrière ce rêve mégalomane. Pour s’en sortir, ils sont contraints, soit de se plier aux exigences formelles de la commande, oubliant alors leur convictions, voire plus simplement leur métier, soit de singer les starchitectes, ou du moins l’image de leur architecture. L’architecture des starchitectes est souvent rejetée par la population néophyte, elle est à chaque fois l’exemple extrême de l’idée que l’architecte est « cher et fantaisiste », et pourtant ils sont la référence et les autres architectes, en suivant ces modèles, s’éloignent eux aussi encore un peu plus des aspirations populaires. Ces aspirations populaires ne sont un gage de bien ni de mal, mais sont une réalité que l’architecte doit prendre en compte s’il veut avoir le véritable impact de son discours, si souvent immodeste de générosité. L’œuvre de toute une vie d’architecte est une œuvre anecdotique au vu de l’immensité de la construction, mais dans cet éclectisme formel contemporain, les starchitectes sont enclins à « faire des petits », à voir leur modèle faire tache d’huile et s’étendre par la main d’un autre, d’autres. Pour comprendre quel est le rôle mondialiste des starchitectes, je vais ici en faire une sélection et voir quelles sont leurs différentes convictions et manières de faire, et comment ils exportent ou non leur architecture dans le monde. Pour que cette sélection ne soit pas arbitraire, je 70
choisis de considérer la plus haute élite des starchitectes, et donc ceux qui ont été primés par l’académie Pritzker, l’équivalent du prix Nobel pour l’architecture. Dans la carte qui suit, dans cette cartographie de l’exportation des starchitectes, ne sont donc considérés que les architectes primés depuis trente ans, l’âge du prix, et leurs réalisations, dont les plus vieilles datent des années 1940 et l’aprèsguerre. Une prise en compte plus large du nombre d’architectes mondiaux dans cette carte l’aurait évidemment modifiée, voire accentuée, mais n’aurait pas permis sa lecture a posteriori. Cette recherche ayant été menée en 2004, un commentaire sur les cinq derniers primés apparaît en fin de chapitre.
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D’un premier coup d’œil, on établira, sans surprise, que la très grande majorité des primés de l’académie Pritzker, dont les membres sont occidentaux, sont très majoritairement Etasuniens, Européens et Japonais, et que leur travail s’exporte, ou s’échange, principalement sur ces trois régions du monde. Quelques villes-mondes du MoyenOrient, d’Afrique et d’Asie du Sud-Est reçoivent aussi cette architecture mondiale, l’importent sans l’exporter, puisque, même si l’on considère un plus grand nombre d’architectes dans cette cartographie que les seuls primés du prix Pritzker, ces régions ne fournissent pas leurs propres starchitectes, du simple fait que ces derniers sont, en règle générale, formés dans le Nord, et donc ne peuvent pas véhiculer une architecture propre à leur culture. Le concept même de starchitecte ne colle pas avec cette exportation de modèle du Sud vers le Nord, car, s’ils sont des « stars », c’est que c’est le Nord qui les définit et les prime ainsi. Ceux qui sont simplement architectes, sont des artisans dans un territoire donné de l’architecture qui leur est propre. Tous les starchitectes étasuniens exportent dans le monde, dans différents modes culturels, une architecture purement occidentale et acculturée, dont le principal travail est un travail formel et spatial sur des modes de représentation occidentaux, et pour une commande du Nord, bien que située sur l’ensemble du globe. Il en est de même pour les starchitectes européens, avec pourtant quelques différences, exprimées par des prises de position et d’action différentes. Les starchitectes du Sud et du Nord de l’Europe sont plus enclins à se différencier des Etasuniens que les starchitectes anglais, français, allemands, hollandais, suisses et autrichiens, dont nous ne reparlerons pas et qui sont l’équivalent mondialiste européen des Etasuniens. Au Nord, Sverre Fehn, le Norvégien, est un architecte qui s’exporte peu ou en tout cas essentiellement dans les pays 76
scandinaves. Son architecture est élaborée par une formalisation réactive à sa connaissance du site, des caractéristiques des sites scandinaves, sans pourtant avoir la moindre réticence technique dans sa modernité. Son architecture est très liée à l’environnement qui la reçoit, c’est en cela qu’il est particulier et est un véritable représentant d’une architecture scandinave. Au Sud de l’Europe, il y a deux cas qui nous intéressent, Alvaro Siza et Renzo Piano, car, dans leurs démarches, il y a quelque chose qui les distingue des autres. Le premier, l’architecte portugais Alvaro Siza, est un des rares à ne pas s’exporter, si ce n’est parfois en Galice, cette région du Nord-Est de l’Espagne dont la culture est peut-être même plus proche du Portugal que de l’Espagne. Dans le travail d’Alvaro Siza, il y a une recherche sur la ville portugaise médiévale et ses dédales de rues, sur les volumes simples qui la composent, ce qui lui permet d’élaborer une architecture contemporaine avec la même recherche spatiale que ses contemporains, tout en sachant l’intégrer au cadre de sa culture propre. Renzo Piano, lui, a un parcours assez spécial, dans le sens où il s’est illustré dans l’émergence de l’architecture hightech, puis a su sortir de cette étiquette pour explorer d’autres pistes. Il s’exporte énormément, et, jusqu’à il y a peu, dans un mode de représentation occidental, mais en 1998, il surprend en concevant le centre culturel JeanMarie Tjibaou, en Nouvelle-Calédonie. Nous reviendrons plus tard dessus, car il exprime par sa forme une recherche originale, inspirée par le site et a fortiori par la culture kanake elle-même. Luis Barragan, qui est l’un des premiers primés, n’a construit qu’au Mexique. Issu du Mouvement Moderne, avec cette culture architecturale comme enseignement, et 77
dans un pays dont la culture est déjà mondialisée du simple fait de la colonisation par les Espagnols. Pourtant son travail reflète véritablement une culture locale, dans le sens où il s’agit le plus souvent d’un travail paysagé, inspiré des découpes et limites des différents composants de ce paysage, le cadrant et le mettant en perspective. Il utilise des volumes simples, des murs nus, qui rappellent autant la recherche de pureté des modernes que la simplicité de l’habitat vernaculaire mexicain de l’époque coloniale. Il arrive par ce savant mélange à créer l’image d’une architecture contemporaine mexicaine. Glenn Murcutt, un des derniers primés, se retrouve dans le même processus. Il réalise exclusivement en Australie, dans un pays du Commonwealth, de culture principalement occidentale, dans une étendue trop grande, évoluant à côté d’une population aborigène qui, comme dans les autres régions du monde, a d’abord souffert de l’invasion de son territoire avant d’être mise à l’écart de la société dominante. Il ne se retrouve pas dans la lignée du danois Jorn Utzon, l’un des derniers primés également, qui a réalisé le célèbre opéra de Sidney, dans une architecture des plus mondialisées, par sa monumentalité et sa force symbolique. Glenn Murcut, à l’instar de Luis Barragan, est autant paysagiste qu’architecte et sa recherche sur l’implantation de son architecture, souvent de petite échelle, le respect du site et la recherche de poésie, révèlent une sensibilité certaine à l’approche de la conquête bâtie dans son pays. Le seul primé qui vient d’un pays véritablement « du Sud » est l’architecte brésilien Oscar Niemeyer. Mais il est étrangement l’un des plus fervents porteurs de l’architecture occidentale par la conception d’une architecture directement héritée du Mouvement Moderne. Il est l’architecte, avec Lucio Costa, de Brasilia dont j’ai déjà 78
parlé plus avant, et qui est un gigantesque manifeste moderne, l’expression de l’universalité voulue par les modernes. Il a certes construit au Brésil, mais toujours dans cette mouvance moderne et s’est aussi énormément exporté, comme la plupart des starchitectes étasuniens, européens et japonais, comme s’il avait plus été l’un d’eux qu’un architecte brésilien. La musique brésilienne, par force de métissage, a su se particulariser, mais pas l’architecture savante. Les Japonais sont mondialistes également, pourtant, parmi eux, il en est un qui se différencie par sa démarche, et qui l’exprime de manière consciente et posée, en pleine objectivité par rapport à sa culture. C’est le seul des primés à être autodidacte, et c’est sûrement celui qui exprime le mieux ce que pourrait être une architecture d’élite altermondialiste. J’utilise ici l’expression « architecture d’élite », non pas parce qu’il parle spécialement de celle-là, mais parce que je parle bien de l’architecture savante, de celle des architectes. Tadao Andô est l’héritier conscient de la culture japonaise et de ses spécificités. Elle valorise les phénomènes du milieu, avec le plus simple et le plus bel exemple : la maison traditionnelle, qui s’ingénie à ne pas couper son intérieur du monde extérieur grâce aux espaces, aux sols, à la continuité et à l’ambiguïté des limites. Comme l’écrit Yann Nussaume, relatant une entrevue avec l’architecte : « Sa philosophie est claire, pour comprendre l’essence d’un bâtiment, il faut connaître la société dans laquelle il a été construit ».1 C’est donc que l’essence de la conception d’un bâtiment ne peut pas non plus se dissocier de la compréhension de la société qui le reçoit. Dans ses premiers projets expérimentaux, dans les années 1970, il y a une grande importance de la recherche sur le contenu 1
NUSSAUME, Yann. Tadao Andô et la question du milieu. Ed. le Moniteur, 1999, Paris. p.37.
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plutôt que sur le contenant. Il se positionne dans les années 1980, quand vient une certaine reconnaissance, avec la fixation d’une pensée, plus que d’un style architectural. Pour Tadao Andô, le post-modernisme est « absorbé par des considérations formelles, détournées d’interrogations profondes ».1 Il cherche à remettre du sens dans l’acte architectural en critiquant les seules considérations formelles et spectaculaires du post-modernisme mondialiste. Sur son rôle face à l’acculturation à laquelle participe l’architecture internationale, il a une idée claire et tranchée, comme il l’a pour ses confrères architectes : « Si l’internationalisation veut que les différents pays se mettent en contact tout en respectant les différences culturelles et religieuses, la globalisation, elle, abolit les différences. On peut dire sans exagération que, dans le monde globalisé, il ne restera de propre à chaque ethnie que sa langue et ses mœurs transmises presque inconsciemment et liées au corps ».2 « Parmi les diverses responsabilités sociales incombant aux architectes, la plus importante est, à mon avis, de réfléchir sur la culture, autrement dit d’utiliser l’architecture pour montrer que chaque pays a sa propre culture ».3 Il pose le problème de l’enseignement de ces valeurs, car il s’agit plus de valeurs que d’une théorie, d’un paradigme architectural qui pourrait correspondre à un style. « On ne peut pas enseigner l’architecture, sauf l’histoire et la structure. L’essentiel, c’est que chacun réfléchisse pour 1
NUSSAUME, Yann. Op.cit. ANDO, Tadao, cité dans : NUSSAUME, Yann. Tadao Andô et la question du milieu. Ed. le Moniteur, 1999, Paris. P.151. 3 ANDO, Tadao, cité dans : NUSSAUME, Yann. Op.cit., p.152. 2
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son compte. Je parlerai donc aux étudiants de ce que j’ai appris dans la vie et dialoguerai avec eux ».1 Il prône un enseignement fait de rencontres avec différentes architectures de différentes cultures contemporaines. Avant de savoir ce que signifient ces différences au vu d’un enseignement de l’architecture et de sa contemporanéité, il est important de saisir ce qui institue ces différentes manières de voir et de faire de ces architectes, de saisir les différents modèles architecturaux de l’Occident. [Précisions post-rédaction : le Pritzker price a été décerné pour la première fois à une femme, Zaha Hadid, en 2004. Architecte Irakienne, formée à Londres. Son architecture ultra formelle, avec un travail sur les lignes, les cassures, est, comme bien d’autres, l’expression d’une architecture internationale, acculturée et mondialisante. Les suivants restent très internationalistes (pour ne pas dire mondialistes dans son sens péjoratif), comme Thom Mayne (USA) en 2005 / Paulo Mendes da Rocha, en 2006, malgré l’esprit « localisé » de son travail, et l’esprit brésilien de son « architecture brutaliste pauliste (de São Paulo) », reste un architecte « moderne » / Richard Rogers (RU), en 2007, favorise l’excellence technique, et encore une fois horssol / Jean Nouvel, en 2008, est un de ceux qui préconisent de plus en plus un rapport entre l’architecture et la culture du lieu, mais la plupart de ses réalisations sont encore l’expression d’un esprit d’architectures « remarquables », il est un artisan de la mégapole, au sens où la modernité l’entend, avec son inhumanité. Il faut bien sûr pondérer ma critique par l’étude de l’ensemble de son œuvre / le dernier primé, Peter Zumthor (CH) a une œuvre moins démonstrative, et est probablement le premier à avoir un travail fondamentalement lié à la terre] 1
ANDO, Tadao, cité dans : NUSSAUME, Yann. Op.cit., p.162.
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Les différents modèles de l’Occident Dans ses écrits, Vers Une Architecture et Urbanisme, Le Corbusier se fait le juge du bien et du mal. Il établit une théorie universaliste, sans réaliser que, dans ses propres propos, est contenue l’idée de différences de cosmogonies, de visions de l’univers des différents peuples de la terre. « L’architecture est la première manifestation de l’Homme créant son univers, le créant à l’image de la nature, souscrivant aux lois de la nature, aux lois qui régissent notre nature, notre univers ».1 L’univers des uns n’est pas l’univers des autres, et l’idée d’universalité ne peut être considérée que dans la culture de la société qui la pose. L’univers chinois n’est pas l’univers américain, comme il n’est pas l’univers arabe, etc. Mais sans aller dans l’observation de différences aussi fortes entre les cultures, il est possible de comprendre que de grandes différences, mais peut-être moins flagrantes, existent au sein des différentes cultures de l’Occident. L’élaboration de l’architecture dans une culture spécifique se fait en accord avec la perception de l’espace de sa population, de ses références, qui s’expriment, comme on a pu le voir avec l’exemple clair des Aiviliks, par le langage. Franz Boas est le premier anthropologue à révéler des différences culturelles spatiales par comparaison de deux langues. Ces comparaisons des systèmes linguistiques et donc des mécanismes de la pensée, pour révéler les spécificités des Hommes appartenant à un groupe donné, induisent une comparaison, entre autres, des systèmes de perception de l’espace, et donc de l’architecture. C’est l’anthropologie qui permet de saisir les différences fondamentales qui font que l’univers n’est pas qu’un. 1
LE CORBUSIER. Vers une architecture. Op.cit., p.56.
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Edward T. Hall expose dans La Dimension cachée des différences proxémiques entre les Japonais et les Européens, par exemple, où les uns et les autres ont un rapport différent aux murs, aux limites, et où la disposition du mobilier résulte de différents rapports tactiles et sensoriels. Comme l’exprime Tadao Andô, l’intérêt des uns pour le contenu, et des autres pour le contenant, fait partie des différences intrinsèques des cultures entre elles. Il paraît assez simple de saisir qu’il y a des différences entre la culture japonaise et la culture européenne, mais il est des différences plus fines, plus difficiles à cerner. Sans les relater toutes, l’étude de Hall entre Etasuniens et Allemands est sûrement l’une des plus révélatrices de la finesse des différences et de leur importance en même temps. Aux Etats-Unis, deux ou trois personnes qui parlent ensemble dessinent une démarcation invisible de leur espace de discussion et parler à quelqu’un depuis le seuil d’une maison où d’un bureau ne signifie pas que l’on est rentré dans l’espace de l’autre. Edward T. Hall donne un exemple personnel où, alors qu’il visite l’atelier d’un peintre allemand, il entre sans saluer pour ne pas déranger le groupe qui discute dans la pièce, pensant bien faire, puisque c’est ainsi que tout Etasunien aurait fait. L’allemand, qui ne fonctionne pas avec les mêmes codes par rapport à l’intimité et à l’intrusion, est très vexé que Hall ne l’ait pas salué ou n’ait même pas signalé son entrée dans son espace intime, personnel. Leur altercation est le fruit d’une incompréhension réciproque des modes de fonctionnement et des repères de l’autre et de sa culture propre. Pour pousser un peu plus l’étude entre ces deux peuples et ne pas se contenter d’une anecdote, on peut évoquer son observation des bureaux allemands et étasuniens. Pour les 84
Allemands, les portes des bureaux doivent être fermées. Si elles sont ouvertes, c’est un signe de relâchement, de pause, alors que pour les Etasuniens, l’espace de travail doit être ouvert. Tout doit être visible et, contrairement aux Allemands, c’est celui qui ferme la porte de son bureau, qui fera penser qu’il se cache, et sûrement pour ne pas travailler. Il y aura, de fait, différentes manières de concevoir l’espace comme il y a différentes manières de le percevoir entre un Allemand et un Etasunien. On saisit, à la lumière des travaux d’anthropologie de Hall par exemple, mais il en est de nombreux autres, qu’existent des différences fondamentales entre les Hommes, et que ces différences, le plus souvent portées inconsciemment, induisent, de fait, différentes manières de faire dans l’ensemble des activités humaines. Les architectures produites par des Hommes issus de cultures différentes avec les mêmes outils, ceux du post-modernisme, peuvent être aussi variées que des musiques jouées avec les mêmes instruments dans des régions du monde différentes. La technique certes se mondialise, mais les inconscients culturels relèvent de la localisation des cultures. Je parle là de différences infimes et portées le plus souvent de manière inconsciente, mais il y a des architectes qui portent consciemment de nouveaux courants émergeants, qui se posent en réaction à l’architecture hors sol du vingtième siècle, et se tournent vers l’écologie, la nature , le site.
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Les contre-modèles existent-ils ? J’ai évoqué plus haut le centre Jean-Marie Tjibaou du starchitecte Renzo Piano, comme étant un exemple de recherche d’architecture culturée venant d’un architecte du Nord, vers une région du Sud. Certes, cette île du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie, est française, mais elle est détentrice d’une culture propre, la culture kanake, que le centre est censé représenter. L’architecture d’un tel centre joue aussi un rôle de représentation, et c’est dans cet objectif que Renzo Piano s’est intéressé à la culture de l’île, dans ce en quoi elle pouvait inspirer sa conception contemporaine d’un projet localisé. « Offrir un produit standard de l’architecture occidentale avec un camouflage superficiel n’était pas possible, ça aurait fait penser à un blindé, masqué de feuilles de palmier ».1 Il a travaillé avec l’aide notamment d’un anthropologue pour comprendre la culture kanake. Cette recherche a conduit à identifier des symboles, des images et une matérialité propres à cette culture, mais ironie du sort : pas à une élaboration de la perception de l’espace kanake, pour la simple raison que la perception de l’espace, pour les Kanaks, est en étroite relation avec la nature et non pas avec les éléments construits qui composent l’architecture. Il a cependant réussi à élaborer une architecture, dont la matérialité, avec ces éléments de bambou et l’image dans la nature, la distingue nettement de toute architecture coloniale, ou mondialiste, avec un véritable respect de la culture du lieu. Le centre reste tout de même un bâtiment contemporain à qui l’on ne saurait reprocher une vision 1
PIANO, Renzo, cité dans : WINES, James. L’Architecture verte. Taschen, 2000. p.126.
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passéiste, conservatrice ou régionaliste. C’est sur ces terrains que les détenteurs de la modernité universaliste critiquent le plus souvent ceux qui cherchent à ouvrir des voies différentes. L’idée de métissages justes peut amener à une modernité diversifiée. Les métissages culturels sont une composante forte de la création d’une culture méditerranéenne, qui est à l’origine de l’universalisme mondial. Pourtant, l’apparente unité sociétale et formelle du bassin méditerranéen est due à une histoire pleine de conflits, d’invasions, de mouvements de populations. Et les villes méditerranéennes sont en fait toutes particulières et révèlent plusieurs composantes culturelles, dues à leurs différentes occupations. Le métissage culturel n’est jamais juste, équilibré. La différence entre un métissage biologique et un métissage culturel tient du fait que dans un métissage culturel il y a le plus souvent, pour ne pas dire toujours, un rapport de domination d’une culture sur l’autre pendant leur rencontre. La difficulté d’un métissage contemporain tient dans cet équilibre et dans la domination évidente de la culture occidentale sur les autres cultures du monde. L’histoire de la musique et ses allers-retours entre les différents continents liés à l’histoire du monde, pourrait éclairer les autres arts sur les phénomènes de métissages et les formes nouvelles émergentes, qui savent conjuguer la modernité avec la culture propre de ceux qui la jouent. Pour ce qui est de l’architecture, le métissage n’est lisible que lorsqu’il y a une mise en avant des valeurs culturelles d’un programme architectural. On pourrait observer par exemple les réflexions actuelles sur l’implantation de mosquées en Europe, nécessaires au vu du nombre de pratiquants musulmans européens. Les projets ont du mal à aboutir pour des raisons symboliques dans les villes, mais la recherche des architectes sur ces formes est tout à fait 88
intéressante. Avec un tel programme, les modes d’utilisation de l’espace sont forcément issus de la culture islamique, et la formalisation qu’en font les architectes contemporains qui se penchent sur la question se fait avec les possibilités et les aspirations modernes dans le respect obligé de cette fonctionnalité. Il y a, de plus, un intérêt pour les éléments symboliques et décoratifs propres à la religion musulmane : les couleurs, les principes d’ornementation, les formes. Il paraît évident que dans la réalisation d’un édifice religieux, les pratiques religieuses et les espaces qu’elles nécessitent ne peuvent être tronqués ou déconsidérés, même par une culture extérieure qui cherche à l’intégrer à ses villes. D’ailleurs, la cristallisation des peurs autour de la symbolique des minarets va probablement induire une nouvelle forme pour les mosquées européennes. Le métissage est ici un fait, ce qui aurait été très différent, si, comme dans le passé, la réalisation de bâtiments religieux se faisait conjointement à une conquête territoriale de cette religion et donc une position dominante. Un exemple de retour de culture, qui est évocateur sur l’idée de métissage, c’est l’Institut du Monde Arabe (IMA) conçu par Jean Nouvel. Cet institut a pour but d’être le relais de la culture arabe à Paris, et il va de soi, là aussi, que l’architecture ne peut pas éviter la référence à la culture qu’elle représente. Jean Nouvel avait peut-être comme intention première de reprendre l’idée du souk, mais il a finalement pris une autre piste et a permis à une de ses équipes de réaliser un pur produit du post-modernisme avec la marque d’un croisement de cultures. Le bâtiment est parfaitement intégré au Paris Haussmannien avec une façade extérieure qui suit la ligne des bâtiments voisins de Jussieu et la rue. Pour la façade tournée vers l’intérieur de l’îlot, l’innovation technique qui compose le décorum s’est avérée plus tard inappropriée et gênante pour les 89
utilisateurs de la bibliothèque. Elle est pourtant une juste adaptation contemporaine du moucharabieh qui voit dehors en cachant dedans. Malgré cette référence de façade à la culture arabe, il reste dans son utilisation et sa spatialité un bâtiment du post-modernisme occidental. Le Nord sait infléchir l’image de sa contemporanéité quand il consacre une culture qu’il accueille, mais à chaque fois qu’il s’exporte, il est plutôt dans une logique de modernisation occidentale, où c’est sa culture qui régit l’élaboration de son architecture. Cette différence de comportement tient de la nature fonctionnelle des bâtiments et de la commande. Le maître d’ouvrage n’a pas les mêmes volontés quand il s’intéresse spécifiquement à une culture, que quand il fait édifier un bâtiment selon des nécessités économiques, le siège d’une multinationale pour prendre un exemple extrême, quelque soit le territoire culturel qui l’accueille. Dans cette dépendance au maître d’ouvrage et à la commande, l’architecte, malgré sa faible marge de manœuvre, cherche toujours à sauver ses utopies, à établir le cadre de ses possibilités en mettant en avant des intérêts susceptibles de toucher les décideurs. Il est porteur de pensées originales, qui constituent les nouveaux courants émergeants.
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Les courants émergeants Comme pour le mouvement altermondialiste, ce sont les considérations sur l’environnement et sa protection qui ont motivé les recherches de nouveaux modèles architecturaux. Avant les réflexions sur l’architecture environnementale, elle s’est appelée : architecture solaire, puis bioclimatique. Elle cherche à respecter les valeurs environnementales et les ressources énergiques. Cette architecture environnementale, qualifiée jusqu’à peu d’architecture verte, consiste en la recherche d’un lien entre l’architecture et la nature avec le refus de l’anthropocentrisme. « […] Jeter par-dessus bord les pensées égocentriques qui caractérisent la plupart des réalisation architecturales du XXème siècle pour leur substituer une approche socialement plus responsable et écologiquement intégrée ».1 Dans Architecture verte, James Wines site comme exemples « verts » Emilio Ambasz pour son projet pour le laboratoire Schlumberger dissimulé dans le sol et pour l’Acros building, ainsi que Frank Lloyd Wright et l’ensemble de son œuvre pour son rapport aux sites. S’ils sont « verts », c’est plus par position philosophique que par une démarche normative. Frank Lloyd Wright est reconnu par tous les courants environnementaux comme le précurseur d’une architecture environnementale. Il le doit sûrement à son admiration pour les arts orientaux et leur influence dans sa manière de concevoir un objet dans le site. Il a d’ailleurs dit : « C’est la seule œuvre (l’architecture) où il (l’Homme) marque vraiment son
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WINES, James. Op.cit., p.14.
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emprise sur la terre ».1 Ce qui induit inéluctablement une recherche d’interaction entre le bâti et le site. James Wines cite évidemment Renzo Piano à propos du centre Jean-Marie Tjibaou qui est un projet phare du « vert » et qui est d’ailleurs en couverture de son ouvrage. Le projet de Renzo Piano est un des rares projets cité dans la quasi-totalité des ouvrages sur l’architecture et l’environnement depuis 1998. Il ne paraît pas évident que Renzo Piano revendique cette étiquette, mais il faut reconnaître que dans son parcours éclectique, il a avec cet ouvrage su pointer une problématique à laquelle l’architecture est souvent étrangère, ou en retard par rapport aux préoccupations citoyennes. James Wines s’en réfère aussi à Herzog et De Meuron en Suisse, à Jourda et Perraudin à Lyon, ou Vassal et Lacaton, à Paris après des débuts à Bordeaux, pour leur capacité à utiliser la technique pour « capter plus de site ». Dans l’exemple de Jean-Philippe Vassal et Anne Lacaton, c’est la recherche technique liée à l’industrialisation des matériaux qui constituent les bâtiments agricoles, et notamment les serres, qui a été le déclencheur. Des volumes simples et des matériaux courants qui permettent, en plus d’un aspect économique intéressant, une certaine qualité de confort thermique et hygrométrique grâce aux systèmes régulateurs de ventilation et d’ouverture. La plupart de leurs projets pour des maisons se retrouvent dans l’idée de la caravane, interrogeant l’idée d’habiter en étant dehors, avec le confort nécessaire, en harmonie avec le milieu.
1
WRIGHT, Frank L. cité dans : COLLECTIF, sld CROCI, Daniel. Habiter autrement, regards sur une architecture environnementale. Les cahiers du Cantercel, EDISUD. Aix-en-Provence, 2001
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La végétalisation de l’architecture est une des voies de l’architecture environnementale. Le projet de laboratoires d’Emilio Ambasz reste la référence, mais on peut aussi parler des pentes gazonneuses du palais omnisport de Bercy de Andrault et Parat en 1985, ou du jardin de la Bibliothèque Nationale de France de Dominique Perrault. Ces deux projets font un rappel à la nature par l’utilisation d’éléments naturels, gazon, arbres, comme des éléments constructifs, sans relation avec le milieu extérieur, mais plus dans un esprit de décaler l’architecture, de la faire aborder des terrains expérimentaux nouveaux. D’autres architectes high-tech, ont utilisé des éléments « naturels » pour la conception de la Maison Poilue, en 1966, il s’agit de Norman Foster et Richard Rogers, qui fut le collaborateur de Renzo Piano pour le centre Beaubourg. Plus récemment, les disciples de Rem Koolhaas, MVRDV, se sont illustrés dans un projet vertical pour le Dutch pavillon de l’exposition universelle de Hanovre en 2000. Ils ont superposé différentes couches de ville, comme leur problématique sur la densité les oblige à le faire souvent, sans oublier les parties boisées et naturelles. Dans ces exemples de végétalisation, on peut comprendre que l’utilisation d’éléments naturels n’est pas là pour rapprocher le bâti de la nature, mais pour le naturaliser, en continuant de le considérer, dans la pensée post-moderne, comme un objet autonome, une sculpture dont le site est exclu. Francis Rambert, qui parle de quelques-uns de ces exemples dans son ouvrage sur les architectes Edouard François et Duncan Lewis, précise que pour eux, contrairement aux précédents, « la compréhension du site, c’est la règle absolue »,1 et qu’il faut jouer avec les contraintes du site. Il évoque le projet, non réalisé, d’un pont autoroutier dans la vallée de la Bièvre, dans un site 1
RAMBERT, Francis. François Edouard, Lewis Duncan. Construire avec la nature. EDISUD, Aix-en-Provence, 1999. p.11.
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boisé sensible. Le but du projet est le respect de ce site sensible dans l’importation d’une structure lourde. C’est le contre projet du viaduc de Millau de Norman Foster. Ils utilisent alors la technique botanique, des truchements végétaux, qui s’associent à la structure, inspirés des travaux du « génial botaniste »1 qu’est Patrick Blanc pour sa création des murs végétaux, et de la haie comme matériau de façade. Ces architectures écologiques ont, comme dans le travail de Shigeru Ban sur le recyclage de matériaux, l’avantage d’apporter des techniques qui vont dans le sens du respect de la terre comme écosystème. Mais elles n’ont souvent que peu de position sur l’Homme qui habite les différents écosystèmes et constituent en une branche « verte » du post-modernisme architectural mondial. C’est aussi par l’apport d’autres disciplines que l’architecture peut s’enrichir. Je pense ici à Kenneth White et à la poésie. La poésie qui concerne tous les Hommes, dès qu’ils existent, qu’ils voient et perçoivent ce qui les entoure, leur monde. Parmi les collaborateurs de Kenneth White dans la recherche géopoétique, ou poésie située, il y a Jean-Paul Loubes, architecte et enseignant à l’Ecole d’Architecture et de Paysage de Bordeaux, où il dirige un séminaire d’anthropologie de l’espace. Ce dernier dit de cette recherche dans son champ de compétences : « Une architecture géopoétique sera une architecture qui laissera entrer le site ».2 L’anthropologie de l’espace révèle que, dans les différentes sociétés du monde, l’architecture est en lien étroit avec la perception du site et de son usage par les Hommes qui l’élaborent. Jean-Paul Loubes travaille à la 1
RAMBERT, Francis. Op.cit. LOUBES, Jean-Paul. WHITE, Kenneth. Architecture et géopoétique. Carnets d’architecture comparée n°2, 1996, Bordeaux. 2
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recherche et à l’enseignement de ces valeurs, et parmi ses « petits », il y a Rafael Santa Maria, qui s’attache à mettre en pratique dans ses projets cette lecture située du monde, pour contribuer à « cette légère modification de la surface de la terre que l’on appelle architecture ».1 Kenneth White dans son analyse de l’architecture contemporaine décrit deux courants principaux, un courant « technoéconomique », et un courant « archi-texte ». Le premier est composé de toutes les architectures post-modernes et mondialistes évoquées en amont, et le second rejoint l’anthropologie et sur lequel la géopoétique peut porter un regard neuf. Un groupe de recherche a constitué un site expérimental d’architecture à la Vacquerie, et diffuse ses problématiques sur ces questions d’architecture dans Les cahiers du Cantercel. Sans en décrire les interrogations, je me contenterai ici de relever quatre citations de leur publication de 2001. La première pose la problématique, la seconde évoque une source de compréhension, la troisième cadre l’utilisation de cette source dans la problématique contemporaine, et la dernière sonne comme une revendication que les architectes n’ont pas encore su porter. « La prospective se situe entre les objectifs de l’architecture environnementale et le tandem Homme/Nature. […] A travers le thème « habiter autrement », les Cahiers du Cantercel posent la question des enjeux, des équilibres et des accords à établir entre l’Homme et son milieu. Mais cette architecture liée à l’environnement, pour s’affirmer, doit démontrer l’urgence de la recherche de nouveaux concepts. Quelles synergies de pensées, de techniques,
1
LOUBES, Jean-Paul. WHITE, Kenneth. Op.cit., p.5.
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d’économies faut-il opérer pour répondre aux nouvelles demandes de cette relation de l’Homme au monde ? »1 « L’architecture vernaculaire offre un enseignement constant sur la façon dont les hommes se comportent par rapport à leur environnement ».2 « Il est intéressant de repenser l’architecture. Non pour revenir à l’architecture traditionnelle locale comme vérité absolue, ni pour établir des manifestes régionalistes mais en croisant la recherche formelle avec les logiques constructives et les ressources particulières d’un site. Il s’agit de répondre par le local, par contextualisation des projets, à l’entreprise de déculturation globale qui ne néglige pas l’architecture et l’urbain ».3 « Il faut du local pour appréhender le global ».4 Tous ces courants émergeants en sont pour l’instant au niveau expérimental. Aucun n’a atteint le stade de constituer un mouvement qui porterait avec lui une utopie claire susceptible de coloniser les esprits. Nous sommes dans une ère de changements de paradigmes architecturaux et ce sont les futurs architectes, les étudiants, qui feront que tel ou tel mode d’action sera préconisé plus qu’un autre.
1
CAMPREDON, Jean-Pierre. Dans : Les cahiers du Cantercel. Op.cit., introduction. 2 PERRAUDIN, Gilles. Dans : Les cahiers du Cantercel. Op.cit. 3 RUCHON, Marcel. Dans : Les cahiers du Cantercel. Op.cit., p.51. 4 CROCI, Daniel. Dans : Les cahiers du Cantercel. Op.cit., p.9.
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La formation des étudiants En France, l’enseignement de l’architecture ne se fait pas dans le cadre du ministère de l’Education Nationale, mais dans celui de la Culture après avoir longtemps fait parti du ministère de l’Equipement. Même si c’est surtout parce que les architectes ne savent pas communiquer l’intérêt pour la société de leur discipline et de son enseignement, il y a tout de même un décalage factuel : une discrimination qui fait que l’Etat donnait, en l’an 2000, 150 000 Francs par an pour les études d’un ingénieur et 38 000 pour celles d’un architecte.1 Ce pourrait être une cause de la « nullité » ambiante, de la mauvaise éducation de nos architectes, ou simplement le reflet de l’utilité que la société porte au travail de l’architecte, ici en comparaison avec l’ingénieur. Mais au-delà des frontières nationales, dans toutes les écoles du monde occidental, il existe un travers porté par une majorité d’enseignants eux-mêmes que relate Philippe Trétiack : « Ce qu’on enseigne, c’est l’idéologie du « génie ou rien. » […] Naturellement, tout étudiant rêve d’être un jour un Le Corbusier, un Louis Kahn et, depuis quelques années, un Frank O. Gehry, un Rem Koolhass ou un Toyo Ito. On ne peut reprocher à l’enseignement de donner de l’ambition à ceux qu’il forme ; cette hypertrophie mégalomaniaque a d’excellents aspects : dépassement de soi et lyrisme créatif. Mais le revers de la médaille est aveuglant : mépris de l’opinion publique, incapacité bien souvent à nouer le dialogue et à communiquer, à agir autrement qu’en artiste dégagé de toute obligation sociale, promotion encore de l’architecture-objet, de l’architecture-sculpture ».2
1 2
TRETIACK, Philippe. Op.cit., p.96. TRETIACK, Philippe. Op.cit., p.94.
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On ne forme pas les futurs architectes à la réalité de la construction mondiale, et ils s’excluent d’eux-mêmes de ce qui leur a toujours été inconnu, l’immensité de la construction qui se fait sans eux. L’architecte occidental est formé de façon à répondre aux préoccupations occidentales déjà relevées ici, l’image, le monument, et pas à se préoccuper des différences culturelles auxquelles est soumis son art depuis toujours. Ce qui accentue encore un peu plus le clivage entre lui et la société. Pour Tadao Andô, l’enseignement de l’architecture consiste à enseigner la structure et l’histoire, et à favoriser l’échange d’expériences pour atteindre la maîtrise de la spécificité de cette discipline : la création d’espaces. Mais il faut poser la réalité de son enseignement. Pour ce qui est de la structure, l’architecte se retrouve bien en deçà de l’ingénieur du génie, dont l’aide est impérieuse à l’architecte par l’intervention des bureaux d’études. Pour l’histoire, il faut se méfier de l’histoire universelle, comme j’ai pu le préciser en première partie, et initier une compréhension des différents faits de l’histoire du monde. Il ne s’agit pas de savoir, d’apprendre, mais de comprendre. Depuis quelques années, dans certaines écoles françaises notamment, ont été introduits des champs d’enseignement qui permettent cette compréhension. Pour aller plus loin que l’urbanisme dictateur qui trace les dessins de la nouveauté et de la réhabilitation de nos villes, comme il existe jusque dans la théorie du Mouvement Moderne et comme il existe dans le post-modernisme néo-libéral, on introduit l’apprentissage de la sociologie. Cette base sociologique peut aider l’architecte et l’urbaniste à considérer avec plus de respect les populations « touchées » par leurs travaux. L’appréhension de la sociologie apporte des préconisations sur le fonctionnement, sur le programme plus que sur la forme, ce qui n’appartient pas à l’architecte,
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mais aux politiques et aux urbanistes quand ils travaillent ensemble. Une science sociale qui a été introduite aussi, et qui permet non seulement une réflexion programmatique comme la sociologie, mais aussi une réflexion formelle, ce qui intéresse plus l’architecte, c’est l’anthropologie. Elle induit l’émergence d’une discipline spécifique : l’anthropologie de l’espace, à laquelle certaines écoles consacrent du temps de recherche, comme à Paris-la-Villette, Grenoble ou Bordeaux par exemple. Pour ce qui est de l’enseignement des architectes des pays du Sud, il n’est pas porteur « d’altermondialisme », puisque ceux-ci sont formés quasiment exclusivement dans le Nord, ou avec les préceptes du Nord dans leur pays, ce qui en fait des vecteurs mondialistes aussi. Ce n’est que par le changement de l’enseignement au Nord, avec l’introduction de l’anthropologie notamment, que les architectes du Sud pourront, sans complexe, être les porteurs d’une architecture contemporaine culturée, particulière à chaque région du monde. Il ne s’agit pas, pour l’architecte, de rechercher le traditionnel ou le folklorique dans un pays donné, comme pourrait le révéler l’étude ethnologique de sociétés rurales ou primitives. Il s’agit bien de l’élaboration d’une architecture contemporaine en saisissant les processus passés et actuels qui ont conduit à une telle utilisation de l’espace par la population dans les villes de la mondialisation et à une telle image architecturale. L’anthropologie permet d’aborder les nouveaux modes de vie assimilés par les différentes sociétés traditionnelles dans la mondialisation. Ces sociétés refuseraient qu’on leur retire les avantages, principalement techniques, de la mondialisation pour des « simples considérations culturelles ». Il faut donc intégrer la connaissance de ces
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sociétés à une mondialisation technique de l’architecture, ce qui en constituerait une altermondialisation. Il faut reconsidérer le rôle de l’architecte dans la société. Il se consacre à l’architecture savante, mais s’exclut, ou est exclu de l’architecture vernaculaire, populaire, celle qui est la plus grande partie de la construction. C’est sur cette architecture qu’il doit se pencher s’il veut trouver une place juste dans sa participation au monde, sans être un outil mondialiste.
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III. Vers une altermondialisation de l’architecture La production anonyme, l’architecture sans architecte
Je débuterai ce chapitre avec les mots qu’Amos Rapoport a choisis pour débuter son ouvrage Anthropologie de la maison : « La théorie et l’histoire de l’architecture se sont traditionnellement intéressées à l’étude des monuments. Elles ont mis en relief l’œuvre de l’Homme de génie, l’extraordinaire, le rare. Bien que cela soit parfaitement justifié, cela signifie que nous en sommes peu à peu arrivés à oublier que l’œuvre de l’architecte de génie, ne représente qu’une petite partie, souvent insignifiante de la construction à quelque période que ce soit ».1 Si l’architecture savante ne représente qu’une infime partie de la construction du monde, c’est que la majorité est constituée d’architectures vernaculaires, traditionnelles, d’architectures populaires, de celles qui se dessinent sans architecte, des volontés de l’habitant quand il ne s’en réfère pas à un bâtisseur lambda. En France par exemple, quasiment 70% de ce qui se construit l’est sans architecte. Le vernaculaire contemporain n’est pas le même que le vernaculaire traditionnel, car l’auto-construction, qui existe encore aujourd’hui dans les pays du Sud et dans les ghettos du Nord a été remplacée dans les pays du Nord par les marchands de maisons, qui vendent des produits standards. Emergent cependant quelques cas d’auto-constructions liées aux expérimentations sur l’habitat énergétiquement passif, mais elles restent encore très anecdotiques. La ville se passe aussi parfois des architectes au profit des ingénieurs.
1
RAPOPORT, Amos. Pour une anthropologie de la maison. Dunod, 1972, Paris.
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« Dans de nombreux cas, les architectes en sont réduits à s’effacer devant les bureaux d’étude qui maîtrisent mieux qu’eux les calculs pointus ».1 Même si ces produits ne sont pas conçus selon les volontés et les usages de l’habitant, il est intéressant de saisir pourquoi c’est vers cette architecture que se dirige le travailleur qui fait construire une maison. A priori ici, c’est le côté financier qui est le plus prégnant, avec l’absence de culture spatiale et d’appréhension de son intérêt pour la vie de tous les jours. Pour Höderlin, « Plein de mérites, mais en poète, l’Homme habite sur cette terre », cette pensée est transformée par Heidegger en : « dichterlich wohnt der mensch » : « l’Homme habite en poète ».2 Si c’est vrai, cela signifie-t-il que la poésie de l’Homme occidental est une poésie du porte-monnaie ? Peut-être pas quand même, mais cela veut dire que quelque part, quelque soit le modèle du lieu, le cadre de vie, l’habitat, le village et la ville reflètent les aspirations et les modes de vie et de pensée des Hommes qui les conçoivent. « Les bâtiments construits sont un exemple d’organisation fixe. De même, leur mode de groupement comme leur mode de partition interne correspond également à des structures caractéristiques déterminées par la culture. L’organisation des villages et des grandes villes, et de la campagne qui les entoure, n’est pas l’effet du hasard mais le résultat d’un plan délibéré qui varie avec l’histoire et avec la culture ».3 « Si elle est modelée par la culture, l’architecture témoigne aussi des lieux dans lesquels elle est installée. Elle est 1
TRETIACK, Philippe. Op.cit., p.89. Cités dans : PAUL-LEVI, Françoise. Op.cit., chap.3. 3 HALL, Edward T. op.cit., p.132. 2
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située. Cela veut dire qu’elle est quelque part dans le monde, sa forme est modelée ou infléchie par le dehors ».1 Si dans les pays de l’Occident, la proportion de bâtiments d’architectes est faible pour ce qui est de l’habitat, dans la plupart des pays du Sud, il est même dérisoire. L’autoconstruction, l’habitat informel, prolifère partout dans le monde, partout où il y a la pauvreté, la précarité, au bord des villes-mondes. La construction se fait alors comme elle s’est toujours faite, en fonction des stricts besoins et possibilités techniques et financières du bâtisseur, des matériaux disponibles. L’architecture savante correspond au développement des cultures techniques et artistiques, alors que les architectures populaires révèlent les relations du constructeur au monde. Avec le système mondial, c’est dans la douleur que l’Homme habite en poète, et pourtant il habite « vrai ». Je veux dire que, dans la mesure de ses possibilités, il élabore le cadre de vie qui correspond à sa vision consciente ou inconsciente d’Homme, de la famille, de la société, du monde. L’anthropologie de l’espace permet d’aborder et de comprendre ces visions du monde dans les différentes sociétés traditionnelles, comme dans celles des « Hommes modernes », et de saisir la diversité des perceptions de l’espace et son rôle sociétal. L’Occident joue le rôle de juge de l’espace, où il sait protéger, voire surprotéger ce qui est « bien », son patrimoine, le patrimoine mondial, et cherche à rénover, ou à refaire ce qui est « mal », l’habitat informel, le vernaculaire contemporain, avec ses propres schémas urbains. Il est important de saisir l’influence du cadre économique mondial sur cet habitat informel pour que la communauté humaine puisse, par la politique, réduire les
1
LOUBES, Jean-Paul. WHITE, Kenneth. Op.cit.
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inégalités spatiales et remettre la ville au service des Hommes et non l’inverse.
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Anthropologie de l’espace L’habitat est le premier outil qui distingue l’Homme des autres animaux. D’autres animaux constituent également un habitat : le nid pour l’oiseau, le terrier pour le lapin, etc. Mais la particularité de l’Homme est qu’il l’élabore différemment selon les lieux, la culture, les croyances, les matériaux. L’anthropologie révèle les différences entre les sociétés humaines, et l’espace est un champ de lecture anthropologique qui révèle les structures familiales et sociétales des dites sociétés. Augustin Berque, professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et spécialiste du Japon, pose comme premier principe humain, l’écoumène, qui est d’ailleurs le titre d’un de ses derniers ouvrages, alors qu’il se réfère à ce concept depuis longtemps. « Les milieux humains forment l’écoumène, qui est la relation de l’humanité à l’étendue terrestre » ; « écoumène vient du grec oikoumenê, la terre habitée »1. Il considère l’humain comme un organisme vivant sur terre qui ne subit pas la détermination de la biosphère grâce à des systèmes techniques et symboliques développés par l’humanité pour s’affranchir doublement des écosystèmes. Un phénomène écouménal est un phénomène en tant qu’il fait sens pour la société, c’est-à-dire qu’il participe d’une médiance (concept du philosophe Tetsurô Watsuji en 1935 : Fûdo, le milieu humain). Il n’est donc pas universel : il caractérise un certain milieu en dehors duquel il n’existe pas dans le même sens. Sa compréhension dépend de repères communs, de l’identification claire du système culturel dans lequel il est observé. Il distingue l’Homme de l’animal, dans le sens où l’Homme vit dans le monde, alors que l’animal se contente d’une biosphère, de la terre 1
NUSSAUME, Yann. Op.cit., p.13.
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comme objet, comme organisme. Il rappelle Heidegger pour qui notre manière propre d’être est « d’être sortis au dehors », ex-sistere. Le premier phénomène écouménal, observable, et riche en enseignement sur les différentes sociétés humaines, c’est « habiter ». Son sens est différent dans chaque groupe, et c’est la lecture de la mise en forme de ce concept, si tant est qu’il existe à chaque fois, qui est le point de départ d’une étude d’anthropologie de l’espace. Dans Anthropologie de la maison, Amos Rapoport répertorie, exemples à l’appui, ce qui constitue une maison : les caractéristiques universelles de l’élaboration qui conduisent à une formalisation à chaque fois particulière. L’habitat est généré par le climat et la nécessité de s’en protéger, il dépend des matériaux disponibles et du niveau technique de construction, il est modelé par un site, une topographie et une hydrographie, son organisation interne dépend du système de vie en famille, en cercle intime, du genre de vie, et les relations sociales affectent la maison comme son organisation par rapport aux autres. « Etant donné un certain climat, la possibilité de se procurer certains matériaux, et les contraintes et les moyens d’un certain niveau technique, ce qui décide finalement de la forme d’une habitation et modèle les espaces et leurs relations, c’est la vision qu’un peuple a de la vie idéale ».1 Les organisations spatiales de la yourte, des maisons de la casbah berbère, de la ferme pyrénéenne, ou de la maison d’un lotissement contemporain, par exemple, révèlent des différences culturelles et sociétales fortes. Dans la tradition comme dans la modernité, l’architecture et ce qui la compose expriment la vision du monde de ses habitants. 1
RAPOPORT, Amos. Op.cit., p.65.
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« Le sentiment cosmique de l’homme supérieur, abstraction faite des représentations mathématico-physiques et de la symbolique des concepts fondamentaux de ces représentations, s’est exprimé dans les arts plastiques dont le nombre est illimité ».1 Si l’architecture n’est pas, à proprement parler, un art plastique dans sa fonction première d’abriter et d’habiter, l’art de son élaboration et de son organisation, laisse transparaître les différentes cosmogonies, les différentes représentations de l’univers des différentes sociétés qui l’élaborent. Il existe à l’origine autant d’architectures que de cosmogonies, que de sociétés. Le travail de Françoise Paul-Levi dans son livre Anthropologie de l’espace est de rassembler des textes traitant des espaces dans différentes sociétés pour permettre leur comparaison. La première caractéristique de l’habitat est d’être situé dans un territoire. Elle observe différentes organisations de l’espace selon les sociétés, différentes manières qu’elles ont d’aborder ce qu’elle nomme : le sauvage, le naturel, l’humanisé, l’habité. Elle observe la Nouvelle-Calédonie, la Roumanie, la Chine, le Japon, les Dogons, etc. « Toutes les sociétés ont affaire avec l’étendue, c’est-à-dire que toutes sont situées dans l’espace, dans un espace qu’elles particularisent et qui les particularise ».2 Elle rejoint par là les travaux d’Augustin Berque quand il reprend l’idée de « logique du lieu ». Idée émise par Nishida Kitarô, penseur japonais de la première moitié du vingtième siècle, qui, dans une pensée universaliste, place la notion de lieu comme l’un des motifs centraux de la 1
SPENGER, Oswald. Le Déclin de l’occident. Gallimard, 1948, Paris. p.213. 2 PAUL-LEVI, Françoise. Op.cit., p.28.
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pensée. L’universalité de la pensée de Nishida Kitarô n’est pas universaliste, dans le sens où elle ne prétend pas à l’universalisation des cultures, mais où elle établit une grille de lecture universelle des particularités des sociétés. « La limite » est un de ces concepts universels, et l’observation de ce qu’elle représente pour les uns et les autres permet de montrer comment les différentes sociétés abordent, inconsciemment, différemment cette notion. La verticalité, elle, et comme on a pu le voir pour les architectures cultuelles sur les différents continents, est un symbole universel. La montagne, la pyramide, la tour expriment partout le sentiment de pouvoir. Il y a donc une universalité humaine dans l’organisation hiérarchisée, mais aussi une diversité par la manière dont chaque culture aborde les concepts spatiaux. Par exemple, toutes les sociétés sédentaires établissent des villes. La ville est un concept universel, mais sa mise en forme correspond à chaque fois à des différences culturelles. Toute civilisation qui constitue la ville, la construit selon une orientation, selon une direction. Le soleil est l’élément fondateur universel, mais l’élaboration des systèmes d’orientation et leurs différences révèlent des différences dans les représentations de l’univers, des différences cosmologiques et cosmogoniques. En s’appuyant sur les exemples du Maroc, de la France, de l’Italie, de la Chine, des îles du Pacifique et du Japon, Michel Segaud affirme : « Les configurations spatiales sont des indications qui peuvent nous donner des informations sur les systèmes sociaux eux-mêmes, de manière spontanée ».1 Les changements spatiaux dans les différentes sociétés expriment le plus souvent des changements de régime, de pouvoir. Ils sont relativement rares de manière endogène, 1
SEGAUD, M. dans : PAUL-LEVI, Françoise. Op.cit., p.228.
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mais l’extérieur peut toujours les pénétrer. Michel Segaud prend l’exemple du quartier du Marais à Paris, devenu industriel en un siècle, et encore transformé par la suite : « Les acteurs sociaux opèrent donc ici, discrètement, au coup par coup, parcelle par parcelle, leurs actions relèvent de causes diverses : désir d’accéder à un statut social plus élevé, développement de la richesse, autant de motifs économiques et de prestige qui constituent des incitations puissantes à transformer l’espace ».1 Mais ces phénomènes peuvent avoir d’autres raisons que l’ascension sociale. Les changements exogènes, le plus souvent dus à la rencontre de deux cultures hétérogènes, avec un rapport de domination de l’une sur l’autre, de résistance, d’assimilation. La mondialisation apporte ces changements spatiaux, influençant par la même occasion les comportements sociaux des sociétés « globalisées ». Une lecture anthropologique des espaces contemporains du Nord comme du Sud peut permettre d’identifier le niveau de résistance des cultures endémiques, de leur niveau de survie et de ce qui doit constituer un espace porteur de culture dans le réseau des espaces de la mondialisation. L’anthropologie de l’espace qui, comme l’ethnologie, s’est d’abord intéressée aux sociétés primitives protégées ou en voie de disparition, est un outil formidable pour élaborer une alternative spatiale à la mondialisation : une altermondialisation.
1
SEGAUD, M. dans : PAUL-LEVI, Françoise. Op.cit., p.256.
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Un modèle occidental universel « Elle (la mondialisation) oublie que pour être citoyen du monde, il faut être citoyen de quelque part. L’Homme nouveau qu’elle entend créer est un déraciné qui, orphelin de toute tradition, sera la proie vulnérable d’un modèle culturel dominant ».1 Avec ces mots, Maurice Leroy (député-maire UDF de Poislay, Loir-et-Cher), dans un article nommé Une Idéologie totalitaire pour le collectif ATTAC, se fait le défenseur de la tradition pour sauvegarder les spécificités culturelles de chacun. Une opposition à la mondialisation ne peut se faire dans une optique de retour strict à la tradition, ou dans le passé, car la mondialisation et la modernité tendent déjà à les faire disparaître, à les amoindrir. Elles ont créé de nouvelles sociétés, plus ou moins résistantes au rouleau compresseur, avec des aspirations différentes de celles de leurs anciens. Pour prendre un exemple de pays globalisant qui est aussi globalisé, on peut aborder le Japon. Il a une place importante dans la mondialisation marchande et son développement culturel s’est pourtant fait en parallèle et sans corrélation strict avec l’Occident. La ville japonaise pré-moderne n’existe presque plus, son ordonnancement n’est plus lisible que rarement, mangé par la contemporanéité. La transformation progressive, « l’occidentalisation », s’est faite comme le choix d’un pays de la modernité, par l’intérieur des villes et non pas par juxtaposition de la ville nouvelle à la ville traditionnelle. Ceci sous le slogan : « Wakon, yôsai » : « âme japonaise, techniques occidentales ». Sa mondialisation sous ce slogan lui permet de se constituer en place forte mondiale en préservant ses particularités. 1
COLLECTIF ATTAC. Op.cit.
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Le zoning hérité du mouvement moderne et du postmodernisme a créé différents modèles locaux dans toutes les villes de l’Occident qui tendent à s’établir dans le reste du monde. Les modèles les plus caractéristiques de la mondialisation sont ceux des entrées de ville et de la périphérie commerciale. Le centre des villes reste certes un lieu d’échanges et de commerce, mais il tend à favoriser le service et la gestion du commerce, alors que c’est en périphérie que les échanges sont localisés. Des zones entières consacrées le plus souvent au commerce, à l’industrie forment de nouvelles parties de la ville, constituant un nouveau modèle spatial mondialisé, et mondialisant. Il s’étend dans les zones moins concernées par les bâtiments de distribution avec d’innombrables panneaux publicitaires qui y font référence et y promeuvent le système porté par les grands groupes privés qui dirigent une fausse concurrence dans leur intérêt par la maîtrise du marché mondial. C’est à l’image de l’extrapolation futuriste de Terry Gilliam, dans le film de science-fiction Brazil où la seule issue de la ville-machine est une route encadrée de panneaux publicitaires qui masquent la campagne. Ce nouveau modèle acculturé, ou plutôt de la culture commerciale occidentale, révèle une certaine vision du monde. Il s’exporte dans sa forme initiale, sans particularisme local, sur les cinq continents. Et bien sûr, pour la France… « Le responsable d’un telle gabegie de l’espace, ce n’est pas l’architecte qui signe sa énième cahute de tôle, mais la course à la taxe professionnelle qui conduit toutes les municipalités à se vendre aux entreprises de distribution. On sait que la privatisation de l’espace public est une donnée fondamentale du siècle qui s’annonce ».1
1
TRETIACK, Philippe. Op.cit., p.158.
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A l’instar des zones commerciales, l’ensemble des zones de la ville, qu’elles soient de travail, de vie ou de détente, sont sous le contrôle des sociétés privées, et de fait, en plus d’imposer les modèles formels qui sont les siens, elles s’approprient l’ensemble de l’espace. Au Nord, les opérations immobilières périphériques conduisent à l’élaboration de différentes banlieues, dont la structure spatiale reflète la condition sociale de ses habitants. Entre l’habitat collectif et le parc à villas fermé, il y a les lotissements. Ce modèle occidental mériterait une analyse anthropologique de son espace, pour savoir si sa forme résulte de l’offre des bâtisseurs et promoteurs, ou si elle révèle les volontés spatiales de l’Homme moderne occidental et de son rêve d’espace intime, dans la nature et dans la ville à la fois. La privatisation de la gestion urbaine conduit à d’autres formes d’habitat, celles de l’exclusion. Elles existent dans les pays du Nord, bâties par les plus pauvres, on en trouve dans l’est parisien ou au sud de Madrid par exemple, comme aux abords de toute métropole où il y a concentration d’activité et de travail. Les ghettos et bidonvilles ont toujours existé, à l’intérieur même des villes parfois, mais l’Occident pensait s’en être débarrassé avec la fin du vingtième siècle. Dans le Sud, ils n’ont pas disparu non plus. La situation est amplifiée par la mondialisation économique qui creuse le fossé entre les riches et les pauvres. Ces formes d’habitat s’élaborent par défaut, par le fait de l’exclusion, c’est l’habitat vernaculaire de la pauvreté, une nouvelle ville, une ville informelle. « Aujourd’hui, venir à la ville, c’est habiter la banlieue, et dans le tiers-monde, la banlieue, c’est le bidonville, le bien nommé. La ville bidon, la non ville ».1
1
PLANCHAIS, Jean. Op.cit., p.1.
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La ville informelle, les exclus spatiaux Le GEMDEV (Groupement Economie Mondiale et Développement) est un groupement d’une cinquantaine d’équipes pluridisciplinaires interuniversitaires de recherche sur le thème de la mondialisation. Leur travail sur les villes dans la mondialisation permet un éclairage sur les phénomènes de transformations urbaines. « Les évolutions observées (de la citadinité et de la citoyenneté) sont particulièrement fortes dans les métropoles de la mondialisation, qui constituent le point focal d’une urbanisation mise au service exclusif de la croissance économique ».1 Dans l’ouvrage d’Annick Osmont sur les travaux du GEMDEV, Philippe Hugon décrit l’influence de la mondialisation sur les villes-mondes. Il y a, pour lui, une globalisation et une métropolisation, dues à une libéralisation commerciale, à une croissance du commerce mondial. L’internationalisation de la production par les firmes transnationales ou globales, dans une logique de concurrence internationale, se reflète dans les villes. Plus une ville prend une place forte dans le réseau mondial, et plus il y a une augmentation de la dualité urbaine des inégalités. Dans le même temps qu’il y a un accroissement vertical du centre d’affaires, il y a une prolifération de l’habitat informel dans les périphéries, par aspiration de populations rurales vers ce pôle de travail et d’activités. « A l’intérieur des villes, on observe une dualité entre le centre des affaires et les quartiers résidentiels connectés au
1
OSMONT, Annick. GOLDBLUM, Charles. La Ville et les citadins dans la mondialisation. Karthala, 2003, Paris.
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monde et les quartiers d’habitat spontané ou précaire avec peu d’accès aux services urbains de base ».1 En 1975, 40% de la population mondiale est dans les villes, 50% en 2003, et d’après les estimations du GEMDEV, il y en aurait 60% en 2030. La population mondiale ne cesse de croître, de 3 milliards en 1960, nous sommes passés à 6 milliards en l’an 2000. Au même titre qu’il y a l’habitat informel, il y a le travail informel, les deux étant fortement liés, surtout dans les pays du tiers monde. Dans l’Afrique subsaharienne, l’emploi informel représente 60% de la force de travail et 90% des nouveaux emplois. Philippe Hugon dit, en parlant du travail : « Les frontières entre le formel et l’informel tendent à s’estomper. Les statuts du travail se rapprochent par flexibilité, précarité, affaiblissement des systèmes de protection, ajustement à la baisse des salaires ».2 L’habitat informel est une des conséquences directes de cette évolution des statuts du travail. Ce qui manque entre le formel et l’informel, c’est un outil de régulation, un outil de contrôle politique pour la recherche d’une stabilité du travail, de l’habitat, dans les pays livrés à la concurrence économique mondiale. Emile Lebris, toujours du GEMDEV, se demande s’il existe un territoire pertinent où se joue l’articulation entre le marché et la démocratie. Il observe l’Afrique subsaharienne et constate : « Les mégapoles, majoritairement situées au Sud, ont perdu les fonctions de métropoles définies comme centres organisateurs de leur territoire et puisant leur dynamique 1
OSMONT, Annick. GOLDBLUM, Charles. Op.cit., p.36. HUGON, Philippe. Dans : OSMONT, Annick. GOLDBLUM, Charles. Op.cit., P.42.
2
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interne dans la production. Les mégapoles contemporaines, loin de structurer leur territoire, le bouffent littéralement. Elles ne jouent plus comme lieu de reproduction de la force de travail et en perdant leur fonction de ville centre, elles perdent aussi leur lisibilité ».1 Le GEMDEV regroupe de nombreuses études sur les villes du Sud, mais n’est évidement pas le seul. Il a l’avantage d’avoir créé un réseau d’études et de les centraliser, mais les groupes d’études, les réflexions et les témoignages sur ce sujet sont nombreux, du simple fait de leur existence et de leur évidence. Mila Kahlon, journaliste à Bombay, et rédactrice pour Le Monde Diplomatique, parle de sa ville : « La ville d’accueil du quatrième Forum Social Mondial (janvier 2004) est un gigantesque microcosme de la mondialisation néolibérale. Les industries high-tech et les tours dignes de Manhattan y côtoient les taudis les plus sordides et la misère de masse ».2 Elle décrit l’évolution d’un grand projet urbain de circulation, la création de la Reay road. C’est une quatre voies le long des docks de Bombay qui, dès la fin de sa réalisation, a été colonisée sur deux voies par les « slums », des taudis à plusieurs étages, réduisant l’espace de circulation. L’évolution « naturelle » de ce projet montre bien que les projets urbains sont en décalage complet avec la réalité des nécessités des habitants de ces villes dont la croissance est sans fin. Les opérations d’urbanisme dans les ghettos de Calcutta, par exemple, ont un retard par rapport à l’afflux de populations et ne créent, le plus souvent, que le déplacement des populations les plus pauvres. La 1
LEBRIS, Emile. Dans : OSMONT, Annick. GOLDBLUM, Charles. Op.cit., P.111. 2 Manière de voir n°75. Op.cit., p.30.
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rénovation des quartiers permet l’établissement d’une population stable économiquement, dans un souci d’amélioration de l’image de la ville et de protection de ces habitants les plus actifs. Mais les populations les plus pauvres sont repoussées toujours plus loin, ou retranchées dans des zones oubliées, et l’accès à la propriété ou même à un logement stable pour eux n’est pas compatible avec une rentabilisation marchande du sol. La production institutionnelle tend à devenir anecdotique pour ce qui est de l’habitat et se concentre sur les aspects structurels de la ville. Quant aux grands remaniements urbains, les principes d’urbanisme sont importés dans des zones d’urbanisme vernaculaire où la ville s’est créée avec les possibilités et les nécessités des gens du lieu. L’urbaniste, d’où qu’il vienne et où qu’il intervienne, est porteur des modèles d’un urbanisme occidental, avec les préoccupations de fonctionnement de la ville sur des schémas occidentaux rapportés, et est en décalage avec les pratiques et coutumes spécifiques à chaque société. En général, l’action de l’urbaniste dans l’habitat informel, plutôt que d’améliorer les conditions de vie des habitants du lieu, ne fait que déplacer les habitants en requalifiant le lieu, amenant de nouvelles populations, moins pauvres, déplaçant les plus pauvres encore un peu plus loin du centre, de la ville. JeanPaul Loubes, pour l’université de printemps de l’architecture à l’Ecole Nationale d’Architecture de Rabat, du 20 au 22 mai 2004, sur le thème « habitat social : recherche et expérience », fait cette critique de l’urbanisme mondialiste : « Le rationalisme fonctionnaliste auquel le mouvement moderne a réduit la question de l’habiter, et qui continue à porter la prolifération des normes, labels, indices de qualité et autres instruments de mesure du bien-être, ce fonctionnalisme est non seulement incompris, dépassé,
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mais est devenu symbole d’agression d’une culture contre une autre ». L’exclusion sociale et spatiale n’existe pas que dans les pays « globalisés », mais aussi au sein des pays « globalisants ». On peut alors se demander si les failles paradigmatiques des urbanistes sont les conséquences d’une vision issue d’une culture unique imposée partout, la culture occidentale, ou s’il s’agit de la structure même du système mondial qui oblige certains hommes, la majorité, à servir les autres, les « élites ». « L’histoire du capitalisme montre que, laissée à ellemême, la société de marché voit les inégalités exploser. Entre 1815 et 1914, un bon siècle, le capitalisme a connu la paix. Certes il y eut la guerre de 1870, la colonisation… mais ce furent pour l’Occident des conflits relativement mineurs. En un siècle de paix et de mondialisation, sous le règne de l’étalon-or, les inégalités ont explosé, non seulement au sein des nations capitalistes, mais entre les nations capitalistes et précapitalistes ».1 Le logement, à l’instar de l’alimentation et d’autres droits fondamentaux de base, est soumis aux lois économiques du système libéral, et se passe de tout contrôle politique ou social. Bernard Cassen, ancien président d’ATTAC-France et rédacteur au Monde diplomatique, décrit ainsi la dimension démocratique du système libéral : « Le libéralisme économique n’est pas considéré comme une option parmi d’autres, une idéologie à soumettre au suffrage universel, mais comme un acquis communautaire
1
MARIS, Bernard. Op.cit., p.274.
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n’ayant plus vocation à être discuté et encore moins remis en question ».1 Si ce système entache l’accès à la propriété et au logement pour les plus pauvres par la contrainte économique, il définit également un cadre de vie, la ville, quand il est à la base de son dessin, qui n’est pas en accord avec la société qui l’habite. L’évolution vers la modernité est souvent un échec spatial pour les populations locales. La démarche opposée, la conservation du patrimoine, est d’ailleurs révélatrice de la conscience des méfaits de l’évolution inéluctable des villes, qui viendrait nuire à ce qui est déjà présent, et portée jusqu’à nous par une histoire que l’on voudrait figer. L’architecte Frank O. Gehry a dit du progrès qu’il est « une avalanche, si on reste immobile on est enseveli ». Il pose là la question de la force du progrès sur les sociétés en place, mais aussi sur la problématique de la conservation des différents patrimoines mondiaux et de leur participation à l’évolution des villes. Sur ces questions, Philippe Trétiack préconise cette position aux architectes : « Face au phénomène mondial, la solution n’est pas dans le pastiche de ce qui fut, ni dans l’adhésion au nivellement mondial, mais dans la réinterprétation partout de ce qui voudrait s’imposer comme credo unique ».2 Mais comme dans tous les champs d’intervention de l’architecture et de l’urbanisme, les actions sont dépendantes des volontés politiques, et le plus souvent économiques. Les contraintes économiques du système mondialisé, quand elles ne dévastent pas la ville, tendent à la muséifier.
1 2
Manière de voir n°75. Op.cit., p.49. TRETIACK, Philippe. Op.cit., p.170.
122
Villes musées L’idée de conservation du patrimoine naît en Europe pendant le dix-neuvième siècle, en même temps que la révolution industrielle qui transforme à toute vitesse le paysage. En France, en 1832, Prosper Mérimée initie le recensement du patrimoine français, dans une liste qui porte son nom, la liste Mérimée. Dans une exposition de la Maison Européenne de la Photographie en 2001, qui présentait les premières photographies des bâtiments recensés (à partir des années 1850), on peut voir à quel point les bâtiments (églises, ponts…) contenaient en eux, les différentes strates de construction dans le temps, les différents « styles ». Une église romane à laquelle est venue s’accrocher une arche gothique, puis des fenêtres géminées à la Renaissance, par exemple. Les bâtiments avaient, jusque là, évolué avec le temps et les époques, sans être véritablement fixés dans un style. Le premier classement se fait effectivement en 1887 et les décisions portant sur les monuments relèvent du goût de l’élite dominante. En 1972, émerge la notion de patrimoine de l’humanité et en 1978, en France, est créée la Direction du patrimoine au ministère de la Culture. Le devoir de mémoire tend à remplacer le devoir de l’histoire, c’est un renversement des valeurs. Un cadre juridique à la conservation du patrimoine est associé aux règlements d’urbanisme. En 1983, c’est la création des ZPPAUP (Zone de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysagé) qui instaure des aires de protection autour des lieux et monuments classés. Toute nouvelle construction à l’intérieur de ces zones est soumise au contrôle des Architectes de Bâtiments de France (ABF), qui sont garants du respect du patrimoine quant à l’intégration de nouveaux bâtiments. Le rôle de cette conservation est de maintenir dans une image du passé une tranche du paysage, alors que l’autre, qui n’est pas soumise à ces règlements est livrée à la modernité dans tous ses excès. Il n’y a donc pas 123
de volonté claire, générale, et applicable à l’ensemble de la construction humaine, mais bien un urbanisme à deux vitesses. Avant que ces notions existent, l’ensemble de l’architecture des villes et des campagnes a subi moult transformations et adaptations. Elles ont amené jusqu’à nous les bâtiments que l’on fige formellement dans un passé lointain, selon le goût des élites, leur sens du « beau », sans considérer la participation contemporaine de ce patrimoine et donc ses éventuelles transformations futures. Il y a donc une muséification par ces processus de protection. On se sert du patrimoine architectural comme témoin « mort » de l’histoire, plutôt que comme acteur vivant de la société contemporaine. Comme un livre ouvert, on cherche à fixer chaque grande période historique par le processus de conservation. La question de la conservation des zones industrielles, comme au Havre par exemple, en est révélatrice. « Une ville qui bouge est une ville qui vit, une ville sous cloche sent vite le renfermé ».1 Dès 1960, l’UNESCO, créé quinze ans avant, initie les premières opérations de protection d’un patrimoine mondial. En Egypte, on déplace le temple d’Abou Simbel pour éviter les inondations du Nil générées par la création du barrage d’Assouan, il y a aussi des opérations à Fès (Maroc), Katmandou (Népal), Daro (Pakistan), Borobudur (Indonésie), ou à Athènes pour l’Acropole. Et en 1978 l’UNESCO crée la première liste du patrimoine mondial. La notion de patrimoine se veut universelle. Or là aussi, par l’observation, on comprendra que chaque culture a une vision propre de ce qu’est le patrimoine. Dans la culture 1
TRETIACK, Philippe. Op.cit., p.109.
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chinoise par exemple, l’objet n’a pas le même sens qu’en Europe : la culture n’est pas le signe, mais le sens du signe. Ainsi un bâtiment « authentique » peut avoir été entièrement reconstruit et reste légitime dans son rôle de pérenniser la culture, car il respecte les codes et le statut de ce qui fait référence. Les démarches internationales en matière de patrimoine sont des démarches mondialistes, issues de la vision occidentale. Aujourd’hui le patrimoine fait face à trois attitudes possible : la conservation ; l’adaptation ; la destruction. Dans l’histoire de toutes les sociétés, il y a eu des destructions ou des adaptations du patrimoine. Par exemple quand il y a eu des changements de pouvoir, ou une préoccupation d’actualisation du cadre bâti aux pratiques quotidiennes. Le patrimoine s’est toujours plié aux nécessités humaines, et il en est de même pour la conservation. Elle correspond à une nouvelle nécessité et donne au patrimoine un nouveau rôle sociétal. Le travail du patrimoine, sa conservation, est principalement lié aux volontés économiques et notamment au tourisme, au tourisme culturel. C’est ce que Bruno Fayolle-Lussac, professeur à l’Ecole d’Architecture et de Paysage de Bordeaux, nomme « le patrimoine ressource ». Sa valorisation a une importance capitale pour l’image d’une ville, d’un village, à laquelle est liée la fréquentation touristique, et est donc une source de revenus pour le territoire qui héberge ce patrimoine. Elle est d’ailleurs parfois la seule source de revenu dans certaines petites communes rurales ou même pour certaines régions où l’activité et le travail ont disparu ou tendent à disparaître. La question est aujourd’hui de poser un paradigme global sur le sens du patrimoine et de sa fonction dans nos villes et de comprendre ce qu’il représente dans chaque société, afin de ne pas cristalliser une parcelle de terre sans considérer 125
les nécessités profondes des populations locales. Que dire de l’abandon total, jusqu’à il y a peu, des milliers de temples Khmer au Cambodge, ou de la surface des pyramides d’Egypte grattées comme des carrières pour en tirer la pierre qui a servi à la construction de parties entières de villes et villages voisins ? Sans porter de jugement de valeur sur les considérations des uns et des autres, ces exemples montrent qu’ils ont différentes préoccupations. Y a-t-il une partie de la terre qui soit patrimoine et l’autre livrée à la modernité ? N’est-il pas possible de trouver un consensus qui rende possible l’avancée de la modernité dans le respect du patrimoine, sans l’ignorer, en l’associant à cette modernité, sans que ce soit juste une association financière ? La question est posée là aux architectes, comme aux décideurs qui gèrent ces espaces protégés. Dans un article titré Le Régionalisme, voilà l’ennemi ! Philippe Trétiack décrit le comportement des uns et des autres, dans la situation française, mais on peut faire le même reproche au-delà de nos frontières. « Face à tant de médiocrité moderne jugée à l’aune de l’explosion urbaine et stylistique internationale, on peut comprendre que certains élus s’arriment à des enthousiasmes d’autrefois. A la mondialisation, ils opposent un enracinement bon teint. Par crainte de se tromper, ils recopient, ils singent le local. Dommage, car l’ennemi de toutes les modernités, c’est ce provincialismelà, tendance lourde de l’architecture française. Plus que tout, ce sont les entreprises de maisons sur catalogue qui en distillent le poison. Et l’on ne compte plus les faux colombages normands, les toits de chaume à bas prix… ».1
1
TRETIACK, Philippe. Op.cit., p.152.
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Entre action et inaction, les acteurs de la construction tendent à se référer maintenant à la notion de développement durable pour l’ensemble du bâti humain, ce qui allie à la fois l’idée de développement, et donc d’action, à l’idée de respect des patrimoines passés, présents et futurs.
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Penser global, agir local Le développement durable naît de l’observation de l’aggravation de l’effet de serre, de l’explosion démographique mondiale, de l’impact grave des pollutions, de l’écart croissant entre les pays du Nord et ceux du Sud, des catastrophes industrielles… En 1966, le Club de Rome, dans une réunion d’experts scientifiques et d’industriels, préconise, à partir de l’idée que le monde est « fini », que l’on doit veiller à la limite des ressources : on est désormais dans des « systèmes d’irréversibilité ». En 1972, l’ONU organise une conférence internationale à Stockholm sur l’environnement humain. Le premier choc pétrolier met fin temporairement à ces recherches et réflexions, qui ressurgiront en 1980. « Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».1 Lors de la conférence de Rio en 1992, les 178 pays présents s’alignent sur la Déclaration de Rio et ses 27 principes de développement qui mettent en cause l’activité humaine. L’annexe de la déclaration, Programme d’action pour le XXIème siècle, comporte des préconisations qui constituent l’Agenda 21. La rédaction de l’Agenda 21 est une réussite, alors qu’il est très difficile pour les différents participants, des Forums Sociaux Mondiaux notamment, d’aboutir à des consensus programmatiques, comme le regrette Bernard Cassen : « Faute de circulation adéquate de l’information, le risque de se répéter d’une rencontre à l’autre, d’où également une 1
Rapport de Madame Gro Brundtland, premier ministre de Norvège, Our common future, pour les nations unies, 1980
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frustration grandissante chez beaucoup de participants qui attendent un débouché programmatique minimal ». 1 Le développement durable doit permettre de conjuguer équité sociale, prudence environnementale et efficacité économique. Dans les documents d’urbanisme, l’inclusion de la notion de développement durable consiste en plusieurs exigences générales : l’équilibre entre le développement urbain et le développement de l’espace rural, la préservation des espaces et des paysages naturels et des territoires affectés aux activités agricoles et forestières, la diversité des fonctions et la mixité sociale, le respect de l’environnement et la prévention des risques naturels et technologiques. Le secteur de la construction est directement concerné par ces exigences de développement durable au vu des conséquences qu’il inflige à l’environnement. Il consomme 50% des ressources naturelles, 40% de l’énergie, 15% de l’eau et produit 50% des déchets.2 Il s’agit donc d’inscrire l’activité de la construction dans un comportement écologiquement responsable, mais aussi social. En 1990, la publication du livre vert sur l’environnement urbain, Villes durables européennes, ouvre les principales thématiques que l’on retrouve dans les forums européens sur la ville : le développement économique et social durable, la lutte contre l’exclusion et la pauvreté, la protection et l’amélioration de l’environnement urbain, la bonne gouvernance et le renforcement des capacités locales. Ces thématiques conduisent les services d’urbanismes des différents pays d’Europe à intégrer dans leurs textes les 1
Manière de voir n°75 COLLECTIF. Construire au présent, bâtir l’avenir. Actes du colloque des constructions publiques, directions générales de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction, 1999. 2
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préconisations du développement durable. En France, pour la Direction Générale de l’Urbanisme, le développement durable, c’est : « Ménager les ressources naturelles, minimiser les impacts des projets sur l’environnement, faire prévaloir la concertation et la négociation dans les processus de décision, satisfaire le plus grand nombre d’usagers. Ce sont les objectifs du développement durable à intégrer dans une conduite responsable de projets publics d’ingénierie ».1 L’Ordre des architectes français, à l’occasion des journées du développement durable du 16 au 27 juin 2004, a rendu public un document intitulé Les Architectes et le développement durable, issu des tables rondes du 10 juin, entre professionnels, qui faisait écho au discours du ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, à la remise du Grand Prix National de l’Architecture à Patrick Berger : « Les pratiques d’aménagement de nos villes doivent s’inscrire dans une perspective de développement durable, c’est-à-dire avec le souci constant des conséquences de nos choix d’aujourd’hui pour demain ». L’ensemble des textes sur le développement durable reflète une prise de conscience générale dans tous les domaines d’activité, mais leur contenu est le plus souvent réduit à l’expression de volontés générales. Il est très difficile d’établir le cadre de ce développement, notamment juridiquement, du fait que la maîtrise institutionnelle du cadre de vie est de plus en plus court-circuitée par les enjeux financiers qu’imposent les grands groupes 1
COLLECTIF. Construire au présent, bâtir l’avenir. Op.cit.
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économiques privés à l’ensemble des Etats. On peut déjà relever un grand échec dans une mise en place d’un cadre légal pour tendre vers le développement durable : il s’agit des politiques sur les pollutions marines et terrestres. Pour enrayer ces pollutions, a été instauré un système de points, qui correspondent évidemment à de l’argent, pour pénaliser les entreprises pollueuses et avantager celles qui ne polluent pas, ou pas trop. L’avantage revient inévitablement aux grands groupes privés pollueurs, qui rachètent aux petits leurs points. C’est ainsi qu’au lieu de contraindre les entreprises à réduire leurs émissions de pollution, on a créé un commerce du droit de polluer. On saisit alors la force économique du secteur privé et de sa capacité à se renforcer quelque soit le cadre légal, ainsi que de réduire le pouvoir de l’activité politique des Etats. Les formes politiques et leurs « instabilités » ne permettent pas, non plus, de réguler l’influence de l’économie, notamment sur les politiques sociales. Au Brésil, après la dictature, en 1987, le gouvernement lance une opération qui permettrait à 500 000 familles vivant sous le seuil de pauvreté d’accéder à une liberté d’auto-construction en concertation avec les structures locales, avec des subventions fédérales, municipales et d’Etat. L’expérience débute à Fortaleza, mais avec un changement d’orientation politique, le programme est interrompu par le président Collor de Melo en 1990. Il installe un programme néo-libéral et laisse le soin au secteur privé de conduire de vastes opérations de logements populaires. L’expérience avortée a tout de même laissé quelques leçons, comme la nécessité d’assurer une relation plus étroite avec le pouvoir législatif, de lier l’expérience à celle des budgets municipaux participatifs, et de resserrer les liens entre les politiques publiques et les politiques d’initiative populaire. L’ingérence du secteur économique sur les institutions politiques est un facteur mondialiste, qui 132
tend à unifier les formes du pouvoir. Toutes les sociétés humaines produisent des politiques par le simple fait qu’elles s’organisent. En dissociant la politique de l’Etat, on peut comprendre comment chaque société s’organise différemment d’une autre. Les progrès de l’anthropologie politique sont liés à la décolonisation, et à l’observation de ces sociétés mutantes. Elle est née dans les années 1920. La recherche africaniste est la plus avancée et l’étude des sociétés segmentaires, dites sans Etat, des structures de parenté et des relations, passe par l’étude des relations du pouvoir avec la parenté (structures familiales, sociétales), la stratification sociale, et la religion. Les formes anciennes du pouvoir tendent à disparaître avec la colonisation, la décolonisation et aujourd’hui la mondialisation. Le respect des différentes sociétés du monde passe inévitablement par le respect des formes d’organisation, et donc politiques, de ces sociétés. En cela, une anthropologie politique contemporaine peut jouer un rôle fort, si tant est que l’économie n’ait pas déjà pris tout le pouvoir. L’architecture et l’urbanisme sont strictement dépendants des formes de pouvoir en place, mais c’est le serpent qui se mord la queue, puisqu’en plus de subir les conséquences de la mondialisation, ils en sont aussi des vecteurs. Pour Taoufik Souami, du GEMDEV, il y a une mondialisation des cultures urbanistiques, des idées en matière d’urbanisme, qui opère aussi chez ceux qui sont contre cette mondialisation. Il est donc impérieux de prendre du recul sur le sens d’une action dans un territoire localisé, en pleine connaissance du cadre mondial et de ses impératifs, pour que le développement durable, ne soit pas seulement une notion universaliste, imposée au Sud par le Nord. C’est là que se trouve la difficulté principale : dans l’émancipation politique des Etats face à l’économie mondiale de concurrence, pour la protection des populations et de leurs particularités. 133
L’Etat dans tout ça Le seul moyen d’opérer une « altermondialisation » politique, c’est de renforcer la marge d’action et l’indépendance des Etats par rapport au secteur économique privé afin de contrecarrer sa domination mondiale. Il ne s’agit pas d’arriver à des sociétés fermées avec un renforcement des frontières, mais à ce que chaque pays puisse trouver sa place dans une mise en réseau mondial. Pour rééquilibrer les échanges mondiaux, l’OMC a imaginé à plusieurs reprises des projets d’ouverture totale des frontières, concernant évidemment les échanges commerciaux, et pas les personnes. Cela peut être un moyen d’émancipation économique des pays producteurs « pauvres », s’ils n’étaient déjà tenus par les logiques de prêt qui les étranglent, et par une omnipotence du Nord sur le commerce mondial. Pour Jacques Nikonoff, président d’ATTAC-France, si un Etat sort de la mondialisation, ou « s’altermondialise » par le vote, il se met hors du système, donc meurt. Il n’y a donc plus, pour lui, de démocratie puisqu’on est obligé de suivre. La seule possibilité est qu’un Etat soit suffisamment fort pour canaliser, et encadrer les processus mondialisant en conformité avec ses cultures locales. Les Etats qui sont actuellement dans cette position de force, les Etats-Unis, l’Europe, le Japon, ne canalisent non seulement pas la mondialisation, mais en constituent la base, le moteur. La mondialisation est pour eux, le moyen d’établir leur protection, et le développement mondial de leurs élites économiques, malgré l’impact dévastateur qu’elle a sur une grande partie de leurs propres populations. « La mondialisation est tout simplement la désintégration de l’Etat providence dans les pays riches ».1 1
MARIS, Bernard. Op.cit., p.158.
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Cela cause du tort aux pays pauvres, mais nuit aussi au pays riches eux-mêmes, car ils ont de plus en plus de mal à fixer un cadre juridique qui puisse faire respecter les particularités locales au système mondial. Ce système mondial économique que tendent à diriger l’OMC, le FMI, la Banque Mondiale et l’OCDE, fonctionne comme une machine, ou l’argent est roi, dans une logique de comptes, en décrochage complet avec les réalités humaines, et des conséquences de telles logiques pour la communauté humaine. Jean Ziegler, professeur à Genève, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation le déplore : « L’un des aspects les plus inquiétants des organisations financières internationales est qu’elle sont dirigées par des hommes qui croient agir pour le bien de l’humanité ».1 Il considère que la logique de prêt au tiers monde est un nouvel esclavage économique qui laisse sur la paille ceux qui ne s’y rallient pas. Le monde n’est plus dans un système international, mais supranational, au dessus des nations. Une régulation est nécessaire, mais la difficulté d’élaborer un droit international laisse les états avec leurs impuissances, avec le danger de renforcer des bureaucraties oppressantes, ce qui serait rejeté par tous. La plupart des participants aux Forums Sociaux Mondiaux préconisent une augmentation de la participation citoyenne, comme régulateur de la mondialisation, pour un retour à la démocratie. Michèle Leclerc-Olive, du GEMDEV, émet des doutes sur ce pouvoir participatif, pensant que la société civile dans la gestion du local n’est pas porteuse de l’intérêt public : elle peut être communautariste, lobbyiste… L’exemple des banlieues chics qui refusent des 1
Manière de voir n°75. Op.cit.
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H.L.M. dans leur quartier alors que la loi SRU en impose désormais 20% dans chaque commune française de plus de 1500 habitants située dans une agglomération de plus de 50000, vient appuyer ses réticences. Ce recours à une démocratie participative est peut-être aussi un aveu d’échec de la démocratie représentative. Pour Martin Vanier (maire adjoint de Rives, en Isère), « l’Etat n’est pas hors-jeu »,1 ce serait, pour lui, jouer le jeu de la mondialisation et de ses organisations supranationales. Il est nécessaire qu’il y ait un pouvoir territorialisé, peut-être à d’autres échelles que l’Etat, où l’on peut associer la démocratie participative et la démocratie représentative. Pour ce qui est de l’architecture et de l’urbanisme, les problématiques de décision sont les mêmes, et la question de la participation se pose pour les remaniements de parties de nos villes. Le contrôle citoyen, dans ces domaines comme dans d’autres, nécessite alors certaines compétences, une certaine culture dans le domaine d’intervention. Il passe par une prise de conscience de ces enjeux et leur éducation. Philippe Trétiack critique en cela les élus, mais son propos peut être rapporté à nous tous. « Fort peu d’élus possèdent le soubassement culturel minimal qu’exige l’appréhension du débat et des enjeux tant esthétiques que techniques et sociaux de l’architecture ».2 Il n’y a qu’à voir qu’elle est la part de l’éducation architecturale et urbanistique dans le système scolaire français. Liée à l’histoire du bassin méditerranéen, elle n’aborde que les monuments et courants de styles de la 1 2
COLLECTIF ATTAC. Op.cit. TRETIACK, Philippe. Op.cit., p.56.
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basse antiquité à la révolution industrielle, sans appréhender le rôle de l’architecture et de sa dimension politique et symbolique. Il n’y a pas, non plus, d’éducation sur l’espace, pour la formation d’une culture spatiale consciente… Philippe Trétiack, encore une fois, fait plus loin dans son ouvrage, un parallèle avec le cinéma, et le fait qu’aujourd’hui, l’éducation du public est faite, que tout le monde est habitué aux effets de montages, aux formes les plus complexes, aux langages cinématographiques, au sens des images. Le public n’est pas idiot. Quand on ne le considère pas comme tel, on peut ouvrir les vraies bases d’une discussion, d’une concertation et d’une participation. La mondialisation impose aujourd’hui de trouver les nouvelles échelles de décision, on le constate aisément avec les interrogations amenées par le processus de création de l’Europe comme entité politique et la recherche d’intermédiaires locaux aux politiques européennes. En France, le processus de décentralisation lancé dans les années 1980, et toujours en cours, illustre bien la recherche de partage des tâches de l’Etat entre ses différentes entités territoriales. Les enjeux économiques liés à la gestion de cette décentralisation posent des questions d’échelles d’intervention et de pouvoir complexes.
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La France pour exemple La France, malgré sa position forte dans l’économie mondiale, sa place dans le G8 (et aujourd’hui le G20), subit également la mondialisation dans l’ensemble des activités sociales. Depuis la révolution industrielle, à l’instar des villes du monde, les villes françaises constituent le cadre de vie de la plupart de ses habitants. Environ 80% de la population française vit dans des aires urbaines : centre ville, banlieue, périphérie urbaine, et 5% des communes représentent 51% de la population. Les villages se font peu à peu rattraper et manger par la ville, et donc par le marché globalisé de l’architecture. La croissance territoriale des villes est un processus inéluctable. Elle diffuse son architecture et ses différentes formes. Pour ce qui est de l’habitat dans la croissance périphérique des villes, la tendance générale est à la création de lotissements et de résidences. Les résidences sont la forme réhumanisée du logement collectif inspiré du Mouvement Moderne, et sont souvent le fruit d’opérations immobilières express dans un seul but financier. Leur architecture est le produit des normes minimales et d’un cadre de vie standardisé. En plus d’être le cadre juridique d’un partage de parcelles, le lotissement véhicule une forme architecturale nouvelle. La maison en série, dont rêvait Le Corbusier, colonise le territoire selon les aspirations de chacun d’être à la fois dans la ville et dans la « nature ». Quant à savoir s’il s’agit d’une volonté populaire, d’un argument de vente des bâtisseurs, ou encore d’une évolution de la ville corrélée avec celle de la société, il faudrait une étude particulière. Les Cahiers du Cantercel relèvent que, dans l’appropriation du territoire, il y a l’intimité partagée d’un urbanisme et d’un individualisme. « Pour Gérard Mermet, auteur de Francoscopie 1997, cet individualisme n’est pas synonyme d’égoïsme et 139
d’égocentrisme, l’ère de l’égologie a commencé. Elle traduit l’évolution récente vers l’autonomie, qui est une forme positive de l’individualisme ».1 Ces nouvelles formes urbaines entraînent des modifications des rapports sociaux, qui révèlent cette montée de l’individualisme. La plupart des maisons de lotissements dressées par des bâtisseurs se posent formellement dans une image d’architecture populaire, avec le plus souvent une recherche d’identification au territoire qui l’accueille par le pastiche, le mimétisme. C’est la recherche d’une image du passé, sans les logiques spatiales des modes de vie liés aux architectures qui engendrent cette image. L’individualisme lié aux logiques commerciales engendre une architecture désindividualisée dans sa forme. Les villes françaises requalifient leurs centres dans un souci d’image de la ville moderne dans ses modes de circulation et son potentiel économique, avec une valorisation par la cristallisation de son patrimoine bâti. La gestion dans les zones périphériques en croissance est comparable à la gestion d’une entreprise, mécanisée, liée à l’économie comptable. Le développement de la ville sur ces modes estil compatible avec les volontés de développement durable ? Qu’est-ce alors que le développement durable français, comment les institutions l’intègrent à leur texte et quelles en sont les influences sur la ville ? La France est en décalage avec les autres pays sur la notion de développement durable du simple fait sémantique. Le rapport de madame Gro Bruntland parle de « sustainable development », de développement soutenable, tolérable, que les Italiens ou les Espagnols, par exemple, traduiront avec fidélité. En France, les traducteurs sont des écologistes 1
Les cahiers du Cantercel. Op.cit., p.15.
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« raides », proche de l’écologie allemande, comme Antoine Weachter, qui par leur traduction « personnalisée » amènent une rigueur de type positiviste et une naturalisation française d’un débat international qui conduit ici à une radicalisation plus forte. L’idée de responsabilité écologique et de développement durable a conduit à l’élaboration de plusieurs lois en France avant que n’existe l’association HQE (Haute Qualité Environnementale). Loi sur les déchets (1976), loi sur l’eau, loi sur les paysages, loi contre le bruit (1992), loi Barnier sur le renforcement de la protection de l’environnement (1995), loi sur l’air, Plan de Déplacement Urbain (1996), loi Voynet sur l’aménagement et le développement urbain du territoire, loi Chevènement sur l’intercommunalité (1999), Plan National de Lutte contre les Changements Climatiques, loi de Solidarité et de Renouvellement Urbain (SRU), nouvelle réglementation thermique (2000), loi sur la démocratie de proximité (2002) et la loi Robien sur l’urbanisme et l’habitat (2003). Le président Chirac a voulu intégrer aux principes constitutionnels, le principe de précaution, qui s’applique à tous les domaines d’innovation. On voit ici, qu’au fur et à mesure que les lois s’établissent, elles concernent peu à peu la ville, et donc l’architecture. La loi de Solidarité et de Renouvellement Urbain (SRU), est celle qui modifie le plus l’organisation des différents documents directeurs. Elle introduit de nouveaux outils pour aider à la maîtrise de l’expansion urbaine, à la mixité sociale et au lien entre différentes communes, elle introduit le PLU (Plan Local d’Urbanisme) qui remplace l’ancien POS de 1967 (Plan d’Occupation des Sols), et le SCoT (Schéma de Cohérence Territoriale) qui harmonise dans un même document les préoccupations du Plan Local de l’Habitat, du Plan de Déplacements Urbains, et du Schéma 141
d’Equipement Commercial. On arrive donc à l’équation suivante : SRU = PLU + SCoT = POS + (PLH + PDU + SDEC)/3. Voilà ! L’ensemble de ces documents constitue le cadre d’organisation et de gestion territoriales des villes françaises, et sont tous modifiables par les pouvoirs territoriaux, les mairies, les services des communautés urbaines, selon leurs intérêts, et sans préceptes généraux idéologiques. La création de l’association HQE vient ajouter à ce cadre des exigences liées à l’interprétation des nécessités du développement durable. Elle fixe 14 cibles classées en deux domaines de deux familles.
Maîtrise des impacts sur l’environnement extérieur
Eco-construction Relation harmonieuse des bâtiments avec leur environnement Choix intégré des procédés et produits de construction Chantier à faible nuisance Eco-gestion Gestion de l’énergie Gestion de l’eau Gestion des déchets Gestion de l’entretien et de la maintenance
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Création d’un environnement intérieur satisfaisant
Confort Confort hygrothermique Confort acoustique Confort visuel Confort olfactif Santé Condition sanitaire des espaces Qualité de l’air Qualité de l’eau
La démarche HQE concerne le patrimoine universel (ressources naturelles, équilibres écologiques), la qualité de vie, les territoires, le patrimoine immobilier, le contexte économique et social « dialogue avec le site, économie d’espace, conséquences pour les territoires d’accueil : accessibilité, déplacements, services, réseaux, nuisances éventuelles… ».1 Un projet HQE est un projet qui se fait avec la concertation des riverains, des utilisateurs, des administrés, des élus et des financeurs, pour établir un programme lié au choix du site d’implantation. La formulation HQE resterait trop lourde en pièces écrites et peut bloquer le travail de conception d’un maître d’oeuvre dont la participation est trop cadrée. Les équipes de conception devraient justifier de leur compétence en démarche HQE. Cela reste flou. Tout est trop technicisant. 1
COLLECTIF. Construire au présent, bâtir l’avenir. Op.cit.
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Cela part certes d’une volonté sensible, mais le désir de cadrer l’incompétence, ou l’irresponsabilité collective, est trop mécanisé, et devient une contrainte plutôt qu’un moteur. Heinrich Tielmann, architecte urbaniste reconnaît dans les Cahiers du Cantercel que la marque HQE est très dure à intégrer pour les architectes à cause des informations éparses. Pour lui c’est plus le fait des chercheurs que des praticiens, il va jusqu’à se demander si elle n’est pas réservée à une élite morale. L’association HQE, c’est la reconnaissance institutionnelle d’une construction civique et éthique, matériellement, économiquement et politiquement, différente des usages habituels. La démarche HQE est très complexe à mettre en place et ne peut, pour l’instant, pas être imposée, si tant est qu’elle le soit un jour. Les considérations sur l’environnement profitent à certains bâtisseurs, qui jouent du terme « environnemental », en l’utilisant comme argument de vente, et l’on retombe alors dans le travers du marché avant tout. Un des défauts principaux de la norme HQE est qu’il faut valider 4 de ces 14 objectifs, ce qui revient à obtenir une note inférieure à 6/20. Un note plutôt médiocre et confirme que le mieux est l’ennemi du bien. Sur le plan architectural, ces préconisations environnementales touchent de manière anecdotique l’ensemble de la construction, et sur le plan urbain, c’est l’application de l’Agenda 21 par certaines villes qui institue le cadre d’une évolution de la ville avec ces préoccupations. Si l’on cherche sur Internet par exemple, ce qu’est l’Agenda 21 pour les villes, on trouve pléthore de villes françaises qui revendiquent son application dans la gestion urbaine. Mais chaque mise en pratique est une interprétation du texte. L’action est donc à chaque fois différente mais avec la recherche des mêmes intérêts. On peut relever les exemples de deux villes, Dunkerque et 144
Valencienne, la première ayant des exigences liées principalement à l’environnement et l’écologie, alors que la deuxième, tournée vers l’environnement aussi, se penche plus sur la participation citoyenne et la politique sociale. A Dunkerque, cela commence par l’élaboration d’un contrat d’agglomération. Il ne s’agit pas d’un programme d’action, mais d’un cadre de réflexion sur les actions futures. Dans la foulée de l’application du Plan de Déplacements Urbains, il y a le lancement de quatre projets de territoires pluricommunaux autour de quartiers défavorisés. On favorise le développement du tri sélectif en habitats collectifs, l’adaptation de l’existant et des constructions nouvelles pour les personnes à mobilité réduite. On cherche à intégrer ces données aux nouveaux projets, avec la prise en compte de l’entretien futur pour réduire le coût global, dès la conception. La ville avait initié sa démarche en lançant deux projets HQE, un en construction, l’autre en rénovation. A Valencienne, c’est tout un bassin qui est en perdition depuis les fermetures successives des mines et des usines sidérurgiques. C’est par l’élaboration d’une charte de l’environnement que la ville en est arrivée à la recherche d’application de l’Agenda 21. Elle se déroule dans le cadre d’un partenariat avec la communauté de communes de la vallée de l’Escaut, l’association de développement du valenciennois et le syndicat intercommunal d’assainissement de Valencienne. Le plan d’action est voté en 1998 après concertation avec les services de l’Etat, de la région, du département, les comités de quartier, les industriels, les habitants, et pour une période de cinq ans (1999-2003). Quatre grands objectifs dirigent l’élaboration de cette politique :
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-citoyenneté et concertation, grâce à « l’anneau citoyen », comme à Copenhague ou Stockholm avec la possibilité d’intervenir aux conseils municipaux. -cadre de vie. -déplacements urbains. -emploi, activité et politique sociale. Cette prise en main de la décision par ces « petites » entités institutionnelles est un facteur d’émancipation culturelle pour ces territoires, mais la vraie marge de manœuvre est faible sur l’évolution de la ville face aux nécessités des groupes privés. Elle a besoin d’eux pour favoriser l’emploi et les rentrées d’argent, par la taxe professionnelle, qu’avait déjà voulu supprimer le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin et maintenant mis sur la sellette par celui de François Fillon. Cette décision, si elle est prise sans mise en place de mécanismes alternatifs, réduit un peu plus le pouvoir de gestion des villes sur leur propre territoire. L’Agenda 21 institue le cadre de volontés générales, avec des libertés d’application. Sur le rôle social et esthétique de l’architecture, le cadre de vie, l’émergence de nouveaux modèles par la gestion des institutions locales n’est pas favorisée, puisque la plupart des élus ont dans leur gestion de l’espace les références contemporaines, liées à la concurrence d’image que se livrent les villes de la mondialisation. La prise de conscience de l’importance de ces enjeux et ses traitements est à initier par ceux qui en ont la maîtrise, architectes et urbanistes, mais aussi sociologues et anthropologues, pour une meilleure compréhension de la part des décideurs publics et privés. Philippe Trétiack reproche que malgré la loi MOP (Maîtrise d’Oeuvre Publique, en 1985), les architectes soient prisonniers du politique, quand ils ne le sont pas du privé, et le système de concours où les architectes du devant de la scène sont à tour de rôle concurrents et membres de jury et tenant ainsi 146
l’ensemble des grands concours nationaux et internationaux. Cela accroît les difficultés d’émergence de nouvelles manières de faire, sauf si cela vient des starchitectes eux-mêmes, notamment par l’établissement de nouvelles références. Il faut être conscient aussi, que la montée de la participation citoyenne - favorisée par certains élus, soit qu’ils cherchent à promouvoir de nouvelles formes démocratiques, soit qu’ils se déchargent de responsabilités, les délaissant à leurs administrés - n’est pas pour aider les architectes, qui ont souvent une très mauvaise image dans l’opinion publique. [Précisions post-rédaction : En cinq ans, le label HQE n’a pas réussi à s’imposer comme une norme, et est encore souvent mis en avant comme argument de vente, que ce soit pour les particuliers ou les élus. Ces derniers, engagés depuis le Grenelle de l’Environnement, en octobre 2007, à une réflexion sur la construction, tentent de promouvoir la construction de BBC (Bâtiments Basse Consommation). Le ministère de l’Ecologie, de l’Energie et du Développement Durable, mène différentes recherches par des missions d’analyses de bâtiments existant dans le monde et également par le biais de concours avec le PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture créé en 1998). L’un des derniers lauréats d’un concours d’idées sur les BBC est l’agence nantaise Alter Smith. Inspirée de l’expérience de Jean-Philippe Vassal et Anne Lacaton sur les serres agricoles et la maison Latapie à Floirac, Elle s’est spécialisée dans la construction économique tant sur le plan de sa réalisation que sur celui de la consommation d’énergie. Elle l’a fait grâce à des principes simples de construction d’éléments structurels en série en bois. La filière bois semble d’ailleurs devoir être de plus en plus privilégiée dans la recherche de constructions écologiques, d’autant que les forêts françaises sont en sous-exploitation depuis des années.] 147
Conclusion La vindicte populaire attribue souvent deux vitesses à la justice. On peut dire qu’il en est de même pour l’architecture. Il y a l’architecture savante et l’architecture populaire. L’architecture savante, d’élite, celle des architectes, après avoir oeuvré pour les dieux, les rois, œuvre maintenant majoritairement pour la gloire du système capitaliste et ses puissants, de manière consciente ou non. Le lien entre l’architecte et le pouvoir reste étroit, et l’architecte ne remet que rarement en cause sa position servile et son rôle mondialiste. Son intérêt est ailleurs, ou en tout cas pas dans la politique, et ce dès sa formation. Il n’y a qu’à constater l’absence de syndicat étudiant politisé dans les écoles d’architecture de France, et parfois d’autres pays, pour s’en convaincre. L’architecture populaire, elle, à l’instar du dédain que l’histoire du monde lui porte, continue, dans le système mondialisé, d’être bâtie sur la base minimale de l’équilibre entre les besoins et les possibilités. Il s’agissait avant, d’usages, de matériaux, il s’agit désormais de surfaces et d’économie. Dans le Nord, cela se traduit par la prolifération d’une architecture marchande, et dans le Sud, en plus de celle-ci, par la prolifération de l’habitat informel. Il existe des minorités d’architectes et d’hommes politiques qui tendent à infléchir les conséquences de la mondialisation sur l’architecture, la ville, l’habitat, en faisant des propositions nouvelles sur de nouvelles bases paradigmatiques pour le monde, de nouvelles utopies. Mais c’est David contre Goliath et son pouvoir économique mondial qui fixe les règles du jeu dans son intérêt. La mondialisation s’intéresse à l’architecture et à la ville 149
surtout pour leur rôle représentatif, leur image, et leur intérêt économique pour la ville. Et l’habitat ne va pas dans le sens de l’équilibre et du bien-être, mais dans celui de la rentabilité du sol et l’argent roi. A l’image du tableau suivant, on comprend aisément que l’intérêt porté par les décideurs du système mondial aux nécessités vitales des populations est moindre que la défense de leurs propres intérêts. « Quelles priorités pour le monde ? »1 (Dépenses annuelles en milliards de dollars) Education pour tous 6 Achats de cosmétiques aux USA 8 Accès à l’eau et à l’assainissement pour tous 9 Achats de crèmes glacées en Europe 11 Soins de gynécologie et d’obstétrique pour toutes les femmes 12 Consommation de parfums en Europe et aux USA 12 Satisfaction des besoins nutritionnels et sanitaires de base 13 Achats d’aliments pour animaux en Europe et aux USA 17 Budget loisir des entreprises japonaises 35 Consommation de cigarettes en Europe 50 Achat de boissons alcoolisées en Europe 105 Consommation de stupéfiants dans le monde 400 Dépenses militaires dans le monde 780 Les tenants du système mondial se trompent, mais ne peuvent se défaire de leur action, puisque c’est elle-même qui leur assure leur position. Après son passage à la direction de la Banque Mondiale, John Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001, change totalement de vision sur 1
Rapport du PNUD 1998, cité par Patrick Viveret dans Reconsidérer la richesse. Ed. de l’Aube, 2003
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l’économie et sa gestion mondiale et exprime sa prise de conscience dans La Grande Désillusion, aux éditions Fayard (Paris, 2002). Il y fait un aveu de nullité, et reconnaît que l’économie mondiale est sûrement à l’origine de nombreuses émeutes, de nombreux morts. Le monde comptable mécanisé n’est pas un monde juste où peut s’épanouir l’Homme moderne. « Pour des raisons de topos (lieu en grec), on ne peut plus aujourd’hui se satisfaire de l’idéologie du « sans base », car cela, l’écologie nous a suffisamment appris que ce ne peut être viable (sustainable) ».1 « Dépasser le moderne serait, à la faveur d’un nouveau paradigme, réinventer un rapport à l’environnement, qui serait l’occasion des retrouvailles de l’Homme avec son milieu vital, ainsi qu’avec sa propre essentialité ».2 L’idée de moderne est liée à l’impérialisme colonial occidental, et fut portée ensuite par le capitalisme occidental mondialisé. Il y a une diversité des mondes selon les groupes. « Lieux » et « mondes » sont liés, et ce sont ces lieux et ces mondes que le courant mondialiste dominant tend à unifier. L’homme est doué de langage et de culture. Chacune constituante d’un de ces mondes. L’appréhension de ces mondes par les décideurs doit passer par la compréhension de ces cultures pour en préserver l’identité. On a pu le voir ici, l’architecture, qu’elle soit savante ou populaire, est strictement dépendante des décideurs économiques et politiques. L’ensemble des modes d’action, 1
BERQUE, Augustin. Dans : NUSSAUME, Yann. Op.cit., p.24. COLLECTIF. Sld BERQUE, Augustin. NYS, Philippe. Logique du lieu et œuvre humaine. Ed Ousia, 1997. p.18. 2
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même soumis aux préceptes mondialistes, est encore porteur d’identité culturelle. On a pu le voir avec certains starchitectes « localisés », comme dans les différentes formes de réaction des populations sur les questions d’habitat. Il s’est agit ici, au regard de l’architecture et de l’urbanisme, architecture d’architectures, de poser les bases de réflexion sur les valeurs et identités culturelles portées par chacun, que la mondialisation voudrait unifier, et que les altermondialistes, sans savoir comment, voudraient sauver. L’altermondialisation, pour les architectes comme pour les autres, c’est saisir ce qu’Edward T. Hall, l’anthropologue étasunien, a voulu révéler dans son livre, La Dimension cachée, et qu’il résume ainsi : « Ce livre a pour objet de montrer qu’en dépit de tous ces efforts, l’homme ne peut échapper à l’emprise de sa propre culture, qui atteint jusqu’aux racines même de son système nerveux et façonne sa perception du monde. La culture est en majeure partie une réalité cachée qui échappe à notre contrôle et constitue la trame de l’existence humaine. Et même lorsque des pans de culture affluent à la conscience, il est difficile de les modifier, non seulement parce qu’ils sont intimement intégrés à l’expérience individuelle, mais surtout parce qu’il nous est impossible d’avoir un comportement signifiant sans passer par la médiation de la culture ».1 La culture qui écrase toutes les autres, ou est du moins en position dominante, même s’il y a d’autres énormes blocs culturels comme le Sud-Est asiatique et le monde arabe, 1
HALL, Edward T. Op.cit., p.231.
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c’est celle de l’Occident, portée par le système mondial économique qu’il a instauré au niveau mondial. L’Occident est dans la négation des autres cultures, et s’en réfère à ses valeurs pour toute action dans un monde différent du sien. Un autre monde, respectueux des différences culturelles, porteur d’égalité sociale et mondiale, est prôné par les militants altermondialistes. Ces derniers sont le plus souvent du Nord, et comme on a pu le voir pour la question de l’urbaniste du Nord qui agit au Sud, il y a toujours le risque d’agir dans son système culturel de références et de lecture, en imposant une nouvelle fois la culture du Nord comme étant dominante, par un traitement occidental des problèmes qui ne sont pas les bons. On ne peut pas comprendre l’autre, si on ne comprend pas sa culture, ou du moins si on ne comprend pas qu’elle n’est pas la notre. L’architecture est porteuse de culture par la référence symbolique, l’usage, la forme, la matérialité, et doit servir à porter les différentes cultures du monde dans la modernité. Il faut arriver à une promotion consciente des différences culturelles pour atteindre le nouveau monde que décrit le Sous Commandant Marcos de l’armée du Chiapas : « Il est nécessaire de bâtir un nouveau monde. Un monde pouvant contenir beaucoup de mondes, pouvant contenir tous les mondes ».1 L’architecte ne peut plus être à l’écart de ces questions et doit pouvoir trouver une place, une manière de faire, qui va dans le sens de l’édification de ce nouveau monde qui contient tous les mondes, dans le respect des différentes cultures et en pleine conscience de la sienne. 1
Manière de voir n°75. Op.cit.
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