UN ACHEMINEMENT VERS LA PAROLE - Louis Trebuchet (2008) PDF [PDF]

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Zitiervorschau

UN ACHEMINEMENT VERS LA PAROLE Estello dei gavots

18 Juillet 2008

Louis TREBUCHET

« Le questionnement en quête de la parole et de l’être, voilà peut-être un présent du rayon de Lumière qui vous a atteint. » Cette citation de Martin Heidegger pourrait aussi bien être extraite d’un rituel du premier degré tant elle me paraît illustrer une des visions possibles de l’initiation maçonnique. Le questionnement en quête, quelle meilleure manière de décrire le chemin sur lequel s’ouvre la porte basse de l’initiation, chemin semé de doutes sur lequel chaque étape ne peut être abordée que par une nouvelle question, par une nouvelle mise en question de soi-même sans se donner de limites à la recherche de la Vérité, mais chemin sur lequel en permanence les Frères, la Loge, le Rituel, nous rappellent l’Orientation, le but, transformant ce qui pourrait devenir une désespérante décomposition de soi en une Voie de questionnement en quête… La quête de l’être que nous portons en nous-mêmes, la quête des états multiples de l’être, en correspondance avec l’unité de l’Être dont nous sommes porteur d’un reflet, voilà qui pourrait bien s’appliquer à l’ensemble de la progression à laquelle nous convie le Rite Écossais Ancien et Accepté, mais l’acheminement vers la parole me paraît particulièrement convenir comme définition de l’accomplissement en Loge Symbolique. En effet, à notre époque où, dans la civilisation occidentale à tout le moins, le pouvoir n’est plus au bout du fusil, selon l’expression du grand timonier, mais dans le poids des mots et le choc des photos, pour reprendre le slogan d’un de nos magazines grand public, à une époque ou le faiseur de mots, qu’il soit artiste, journaliste, publiciste ou politique, a souvent plus de pouvoir et gagne plus d’argent que le producteur de nourriture ou le fabricant de machines, il me semble que paradoxalement chacun est de plus en plus isolé, que l’échange véritable par une vraie parole est de plus en plus rare, qu’en quelque sorte cette parole est perdue, mais que la Franc-maçonnerie en est une des dépositaires dans sa Tradition initiatique, et que le chemin initiatique qu’elle propose est aussi un acheminement vers la parole, vers cette capacité d’échange en profondeur qui manque à notre société occidentale postindustrielle. Sans doute convient-il d’approfondir ici ce que l’on entend par la parole, et en particulier la Parole initiatique à laquelle nous entraîne la Franc-maçonnerie quand elle ouvre ses travaux sur le Livre de la Loi sacrée au prologue de l’Évangile de Saint Jean : « Dans le principe était la Parole… » La parole, ce n’est bien entendu pas seulement une voix, aussi caressante soit-elle. Certes la voix, comme d’ailleurs l’ensemble du corps et de la gestuelle, est essentielle à l’expression de la parole, mais la voix seule, sans parole à exprimer est un leurre ou un piège. La parole ce n’est pas non plus le mot, outil de séduction de la rumeur qui monte de notre civilisation moderne, mot choisi pour perdre la foule dans ses faux-sens ou doubles sens, répété à l’envie par les média, puis par la foule elle même qui ne se rend pas compte que le mot ne décrit pas la réalité, mais au mieux le caricature, et au pire la travestit : Rigueur, Mondialisation, France d’en bas, bling-bling… La parole, ce n’est 1

pas non plus uniquement l’idée qu’il faut chercher derrière le mot, cette idée qui dans le bouillonnement de vie et de conscience qu’est l’être humain n’est pas toujours rationnelle, mais bien souvent proche du lieu virtuel de notre ressenti et de nos sentiments que nous appelons notre cœur, avec toute sa charge d’intuition, de conscient et d’inconscient, fruits de notre histoire personnelle. L’essence d’une vraie parole, faite de voix, de gestes, de mots, d’idée, d’image, c’est qu’elle touche l’être au plus profond de sa globalité et de son individualité, en même temps qu’au plus haut de sa perception de la transcendance, et qu’elle y est comprise dans sa globalité, parce qu’elle aussi est issue à la fois du plus profond et du plus élevé de l’être.

L’apprenti Pour nous acheminer vers cette vraie parole, quoi de plus efficace, de plus évident, que de commencer par éradiquer le bruit, l’échange imparfait de la parole profane ? Comme on taille une vigne ou un arbre fruitier, la Franc-maçonnerie commence donc par ôter la parole à l’apprenti qu’elle initie. Jusqu’à son élévation au degré de compagnon il ne prendra pas la parole en loge. Le Rite Écossais Ancien et Accepté apporte dans son rituel des éclairages en profondeur sur la signification de ce silence. «On n’entendit ni marteaux, ni pics, ni aucun outil de fer dans le Temple pendant sa construction.» L’apprenti qui frappe à la porte du Temple le jour de son Initiation doit au préalable se dépouiller de tous les métaux dont il est porteur. « Les métaux, dont on vous a demandé la remise avant d’entrer dans ce Temple, symbolisent tout ce qui brille d’un éclat trompeur » nous dit le rituel d’initiation au premier degré. On imagine bien que parmi les fausses valeurs de la société profane dont l’apprenti se dépouille avant d’entamer la construction de son Temple intérieur, il y a justement ce bruit des mots infondés et trompeurs du verbiage moderne. En lieu et place de la multitude de mots changeants et superficiels, l’apprenti va en recevoir un, et un seul, mais un mot stable dans sa transmission depuis des siècles, et riche d’une signification profonde : BO‘AZ, pour la transmission duquel le rituel lui fait dire : « Je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler. » Je ne sais ni lire ni écrire, comment mieux exprimer que l’initié repart ainsi au B+A = BA, au principe du mot et de l’échange, qu’il reprend au point de départ l’expression de la parole, qu’il abandonne les phrases et les constructions du monde d’avant son initiation pour reconstruire son langage lettre par lettre : je ne sais qu’épeler. Lettre par lettre c’est à dire étape par étape, bien sur, au cours de son chemin initiatique, mais aussi signification par signification, en s’appuyant sur un travail d’approfondissement à chaque pas. Lettre par lettre, consonne par consonne, c’est aussi le mode de compréhension en profondeur des mots Hébreux, qui permet de mieux appréhender leur signification ésotérique, et qui nous conduit à mieux comprendre BO‘AZ, ce mot hébreu gravé sur la colonne du nord du temple de Salomon : la première consonne, BETH, c’est la maison, l’intérieur; la deuxième, ‘AÏN, c’est la source, et ZAÏN, Z, le chiffre 7, chiffre de la perfection, et si BOAZ, signifie bien en force on voit qu'il ne s'agit pas de la force brute, mais de la force profonde qui vient d'une descente en soi-même, en quête de la source de lumière intérieure qui nous conduira à la perfection. Associé au Fil à Plomb, insigne du deuxième surveillant chargé de l’éducation 2

des apprentis, symbole « qui dirige l’esprit vers les profondeurs, l’amenant à ne pas s’arrêter à l’aspect extérieur des choses et à pénétrer le sens caché des allégories et des symboles », mais aussi symbole de la verticale qui relie ce qui est en bas à ce qui est en haut, BO‘AZ fait bien percevoir à l’apprenti que son œuvre sur lui-même, la taille de sa pierre brute, consiste à se dépouiller des préjugés, mots et significations superficielles et trompeuses pour accepter de retrouver au fond de lui-même ce qu’il est vraiment, la pierre cachée de V I T R I O L , en même temps que « la petite étincelle » qui l’appelle à la transcendance. C’est de ce lieu, et de ce lieu seulement, que pourra être issue une vraie parole, une parole initiatique. « Je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler, donnez-moi la première lettre je vous donnerai la suivante. » De la deuxième partie de cette phrase du rituel, l’instruction du premier degré nous dit qu’elle décrit la méthode pédagogique de la Franc-Maçonnerie : chaque F apporte à son F les éléments de progression nécessaires à la poursuite de son cheminement, ne lui apportant la lettre suivante que lorsque la lettre précédente est assimilée. C’est toute la justification de l’écoute, car savoir à quelle lettre en est arrivé son F dans son cheminement nécessite une écoute attentive. C’est ce à quoi s’entraîne l’apprenti par son silence en loge, silence qu’il apprécie toujours car il lui permet de découvrir une meilleure qualité d’écoute, et par là un sentiment profond de participation à l’égrégore de l’atelier. Là encore, cet apprentissage de l’écoute est essentiel pour la parole. Si la parole initiatique doit être issue du plus profond de l’être, elle doit aussi s’adresser là où l’autre peut l’entendre, et pour cela quelles qualités d’écoute, de perception et de tolérance ne faut-il pas développer ! Mais créer un lien de tout soi-même vers la profondeur de l’autre, on sent bien que le mot seul, et l’expression cartésienne, n’y suffiront pas. La communication serait trop sèche, pas assez profonde, comme la note émise sur une seule fréquence sera plate et vide sans la richesse infinie des harmoniques qui apportent la profondeur, la complexité, la vie et la beauté. Là encore la Franc-Maçonnerie propose à ceux qu’elle initie un mode d’expression chargé d’harmoniques, qui permet à la parole de porter des significations riches et profondes : le Symbole. Le symbole c’était en Grèce , le moyen de reconnaissance, primitivement un objet cassé en deux pour sceller un accord, ce qui permettait aux envoyés de chaque partie, messagers, domestiques, ou enfants, de se faire reconnaître de l’autre partie en reconstituant l’objet initial. Il y a bien sûr tout une interprétation de cette origine du mot symbole axée sur le lien perdu puis substitué, ou plutôt cassé puis reconstitué, entre le monde d’en haut et celui d’en bas, qui nous fait percevoir le symbole comme une porte qui relie le monde matériel au monde spirituel, qui relie la vision du moment à la mémoire de la tradition passée. Mais on peut aussi percevoir cette reconstitution de l’objet , dont les deux parties se recollent d’un coup, totalement, quelle que soit la complexité de la ligne de déchirure, sans avoir besoin de coutures, de coups de lime ou de points de colle, comme le contact total qui s’établit entre deux êtres qui communiquent non pas par les concepts et les raisonnements intellectuels, mais à travers les symboles, et qui donc mettent en relation d’un coup la totalité d’eux-mêmes, du plus profond au plus élevé : le courant passe d’un coup, sur la totalité de la gamme des harmoniques. Le langage des symboles est ainsi le dernier des outils dont l’apprenti se voit doté par le premier degré du R E A A pour lui permettre de s’acheminer vers la parole.

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Le Compagnon « Mon F , je vais vous donner maintenant une preuve de confiance. Elle est constituée par la communication d’un mot de passe qui conduit au degré auquel vous aspirez à être admis. Le mot de passe est Schibboleth, qui signifie épi, et il est représenté sur le tableau du deuxième degré par un épi à coté d’un cours d’eau, allusion à un passage relaté dans la Bible au livre des Juges, XII, 5-6 » Ainsi qu’en atteste un bas-relief d’Éleusis conservé au musée national d’Athènes, ceux qui pouvaient accéder aux grands mystères d’Éleusis, les époptes, c’est à dire ceux qui pouvaient contempler, se voyaient montrer au cours de leur initiation au deuxième degré un épi ou des grains de blé. Il s’agit là du rappel d’un mythe très ancien, qui remonte aux débuts de l’agriculture, à la première époque de la civilisation de Sumer, 3500 à 4000 ans avant Jésus-Christ, lorsque les premiers nomades se fixèrent entre le Tigre et l’Euphrate pour cultiver des champs sur ce limon très fertile, que plus tard ils irriguèrent collectivement, créant les premières cités-états. Dans le mythe Sumérien c’est Inanna, la déesse qui descend seule aux enfers, par curiosité. Prisonnière elle ne peut s’en libérer que six mois par an, en condamnant d’ailleurs son mari, Dumuzi le berger, à y être son substitut à mi-temps. Ce mythe du Dieu, ou de la déesse, qui meurt comme la graine au solstice d'Hiver, et passe six mois aux enfers pour renaître avec les moissons au solstice d'été a fécondé toutes les civilisations. A Inanna et Dumuzi des Sumériens ont succédé Ishtar et Tammuz des Assyriens, Isis et Osiris des Egyptiens, Déméter et Coré des Grecs. L’épi que représente Schibboleth nous conduit à penser que ce même mythe s’applique dans notre initiation maçonnique, au premier et au deuxième degré. Mais comment, et avec quelle signification ésotérique ? Nous avons vu que BO‘AZ, par sa construction même appelait à la descente en soi-même. Le mot YAKHIN est lui composé de la consonne YOD, l’avant-bras et la main, de valeur 10, l’action. La deuxième consonne est KHEPH, la paume de la main, de valeur 20. 2 c’est la création, 20 c’est l’action de créer, pour aboutir au NUN final, de valeur 700, le 7 de la perfection porté à la centaine, la perfection cosmique. YAKHIN nous parle donc bien de l'action qui prend la mesure du monde, et qui agit sur la création dans une œuvre de perfection cosmique. Cette main qui pense, qui a conçu et réalisé cet hommage à l'architecture de l'univers que sont par exemple nos Cathédrales, c'est celle du maçon opératif, celle du Compagnon. En résumé, BO`AZ, et YAKHIN, constituent à eux deux une interaction permanente: approfondissement intérieur de l'apprenti, expression extérieure et action sur le monde du compagnon, interaction qui permet de progresser vers la maturité féconde. C’est bien la version spéculative, ésotérique, appliquée à la maturation de l’être humain, du mythe agricole chtonien : descendre en soi-même pour que la graine y meure au solstice d’hiver, à la St Jean d’Hiver, et renaître comme un épi au solstice d’été, à la St Jean d’été, pour apporter au monde le fruit de notre maturité. Mais quelle est cette maturité, quel est ce moyen d’action que le compagnon peut exprimer ? C’est la deuxième signification de Schibboleth qui nous l’indique, en lisant le Livre des Juges, XII, 5-6. Les hommes de Galaad, Jephté à leur tête, se repliant de l’autre coté du Jourdain attendent au gué les Ephraïmites, et leur demandent de prononcer Schibboleth. Et, nous dit la Bible, les hommes d'Ephraïm, prononçant mal le CH, disaient Siboleth ce qui signait leur arrêt de mort car tous ceux qui ne pouvaient prononcer ce mot étaient exécutés. Le verset hébreu qui traduit «ils ne pouvaient pas prononcer ce mot» est le seul autre verset de la Torah qui utilise YAKHIN, et là avec le sens «il formera» pour un mot, une parole. On trouve 4

là une utilisation fondamentale du mot sacré du compagnon YAKHIN, associé au mot de passe des compagnons Schibboleth. Ainsi l’épi qui naît au solstice d’été pour le compagnon, après qu’il soit descendu en lui-même au solstice d’hiver, c’est la parole. Le mot de passe Schibboleth, n'est donc pas un de ces mots de passe que l'on se donne comme les mots de semestre, ce n'est pas un mot que les hommes d'Ephraïm ne connaissaient pas, c'est un mot qu'ils ne pouvaient pas prononcer correctement. De même, si le Compagnon peut prendre la parole, ce n'est pas parce qu'il connaît les mots, mais parce qu'il a la capacité intérieure de construire une Parole. D'ailleurs la différence entre Schibboleth et Siboleth est significative : c'est pour Siboleth le S, SAMEKH, l'arbre de la Tradition, chemin tracé que l’on suit sans se poser de questions, et pour Schibboleth le ŠIN, le feu de la Lumière divine, notre pierre des profondeurs, racine profonde de notre arbre de vie. La connaissance de la tradition ne suffit pas pour avoir droit à la parole, c'est le feu intérieur de la Lumière originelle au fond de nous même qui fait que l'on peut parler. La Parole du compagnon n’est pas une parole apprise, mais une parole construite.

Le Maître

« F 2ème surveillant d’où venez-vous ? » « De l’Orient, T V M » « F 1er surveillant où allez vous ? » « Vers l’Occident, T V M » Alors que la loge des deux premiers degrés est orientée, aspirant les frères vers la lumière de l’Orient, le troisième degré envoie dans sa quête le maître vers l’Occident. Il y a là un changement d’orientation, qui est d’ailleurs confirmé par une des significations symboliques de l’entrée à reculons du Compagnon dans le Temple où il va être élevé à la Maîtrise. Tourné vers l’Orient aux deux premiers degrés, il doit en effet effectuer un retournement pour se retrouver face à l’Occident, retournement intérieur fort significatif, que l’on retrouve en particulier dans l’Enfer de Dante où la transition du cheminement de l’enfer vers le Paradis passe par un retournement complet de l’orientation Haut/Bas. Ce changement d’orientation, qui reste d’ailleurs un peu incohérent entre le rituel et l’instruction du troisième degré, mais qui a été constamment repris dans les rituels des Anciens, est confirmé par le rituel de l’élévation au troisième degré qui nous indique d’entrée qu’elle se situe dans le HEKHAL, et que le rideau noir devant lequel nous avons été relevé par les cinq points de la maîtrise est celui qui nous sépare du DVIR, le Saint des Saints. Or, que ce soit dans le temple de Salomon ou le temple d’Hérode, dans tous les cas le DVIR est à l’occident du Temple, et non pas à l’orient. Ainsi montant au troisième degré nous sommes passés du OULAM, le vestibule, où aux deux premiers degrés nous faisions face à l’autel des sacrifices, donc face à l’orient, au HEKHAL où nous faisons maintenant face au DVIR, face à l’occident. Quelle peut-être la signification de ce changement d’orientation, de ce changement de sens ? La première signification qui vient à l’esprit est qu’après s’être tourné aux deux premiers degrés vers la lumière de l’éveil, du côté du soleil levant, nous nous tournons maintenant vers la mort, vers l’occident. Mais écoutons encore ce 5

que nous dit le rituel : « Pour quelles raisons quittez vous l’Orient et allez vous vers l’Occident ? » « Pour chercher ce qui a été perdu et que nous espérons retrouver grâce à vos conseils et à notre persévérance » « Qu’est-ce qui a été perdu ? » « Les secrets véritables du Maître Maçon » Ce qui a été perdu, la légende d’Hiram, cœur de notre initiation de Maître nous le dit bien : c’est le mot du Maître, la Parole du Maître. Notons au passage que Hiram est frappé parce qu’il refuse de dire cette parole à celui qui n’est pas mûr pour la recevoir, ce qui confirme bien ce que nous avions avancé dans les degrés précédents, l’écoute de l’autre pour adresser la parole lettre par lettre, suivant l’évolution de celui qui doit la recevoir. Ceci est acquis dans les degrés précédents, c’est pour cela qu’on n’en reparle plus au Troisième degré où l’on se donne le mot non plus lettre par lettre, mais syllabe par syllabe. La nouveauté à ce degré c’est que dans le retournement qu’est cette élévation, on apprend que même ce mot, même cette parole si justement pensée et dite de F à F , n’est pas Le Vrai Mot, La Vraie Parole, ce n’est qu’une parole substituée. La vraie parole est perdue, car, comme dans tous les mythes de paroles ou de paradis perdus, la mort du maître architecte est le symbole de la rupture du lien avec l’unité que nous pensons avoir perdu, du lien avec l’universel auquel nous voudrions nous rattacher alors qu’il nous échappe à chaque instant. Pour retrouver ce lien, le chemin initiatique, dans cette nouvelle étape, nous envoie vers l’occident, depuis le HEKHAL où nous sommes, et nous conduit donc devant la porte ou le rideau du DVIR, du Saint des Saints. Le mot de DVIR peut se comprendre en Hébreu comme : lieu de la parole. C’est seulement dans le DVIR qu’une fois par an le grand-prêtre pouvait prononcer réellement le Tétragramme, alors qu’ailleurs, et tout le reste du temps, ce Tétragramme est lu Adonaï par le récitant de la Torah, donnant ainsi l’exemple premier de mot substitué. Complétant cet acheminement vers la parole qu’est la Franc-Maçonnerie symbolique, l’exaltation du Maître Maçon nous a donc conduits vers ce lieu de la parole, vers ce seul lieu où peut naître une vraie parole, lieu symbolisé par le Saint des Saints du Temple de Salomon. Mais ce lieu où reposent « les secrets véritables des Maîtres Maçons », c’est bien notre cœur, que montre le V M lorsque, fermant la Loge au premier degré, il nous invite à enfermer nos secrets dans un lieu sûr et sacré. Il ne s’agit pas ici seulement de notre psyché, image et lieu de nos sentiments conscients et inconscients, mais bien du temple intérieur que nous construisons sur cette fondation, comme les cathédrales élevées au dessus des cryptes antiques, pour y abriter cette étincelle de transcendance que, depuis les Esséniens, l’humanité a commencé à percevoir comme ne résidant pas dans les temples de pierre, mais dans le cœur de chaque homme. Cette petite étincelle si bien décrite par Maître Eckhart : « Je dis parfois qu’il est une puissance dans l’esprit qui seule est libre…Parfois je dis que c’est une lumière de l’esprit, parfois je dis que c’est une petite étincelle… Elle est si totalement un et en forme d’unité comme Dieu est un et en forme d’unité… Par cette partie d’elle-même l’âme est semblable à Dieu, et elle ne l’est d’aucune autre façon. » Maître Eckhart utilise là le mot Dieu, mais il aurait pu aussi bien dire l’Un, al Wahed, Adonaï, Allah… Après l’apprentissage de l’écoute et de la parole aux deux premiers degrés, le 6

Maître travaille donc sur lui-même, à son temple intérieur, profondeur psychique en même temps qu’élévation transcendante, pour que sa parole soit de plus en plus riche de sens pour l’autre, pour apporter dans sa relation avec l’autre de plus en plus de vérité, de profondeur et d’harmoniques, réalisant ainsi cette deuxième transcendance, ou cette immanence, découverte dans le désert par les disciples esséniens du Maître de Justice, et annoncée au monde par Jeshuah de Nazareth, la Transcendance qui naît de la rencontre de deux êtres humains qui se reconnaissent, qui s’acceptent comme tels, donnant naissance à l’agape, l’acte d’amour primordial. Comme pour tout chemin initiatique, l’aboutissement de ce cheminement vers la vraie Parole, sur lequel la Franc-Maçonnerie symbolique a conduit l’initié n’est donc pas une fin, mais le vrai commencement, la parole d’amour que nous annonce le prologue de l’Evangile de Saint Jean : « Dans le principe était la Parole… » Cette parole de l’initié est une parole profondément individuelle puisqu’elle parle du plus profond, du plus élevé et du plus secret de l’un pour être entendue par le plus profond, le plus élevé et le plus secret de l’autre, mais elle dépasse le plan individuel de chacun pour atteindre le plan universel qui les unit, et qui les unit à l’Un, quelque soit le nom qu’on lui donne, l’Un qui a son reflet immanent au plus profond de nous : « Son fond est mon fond » nous dit encore Maître Eckhart. C’est en cela que cette parole est alors universelle. Parole initiatique et Tradition Ainsi pour pouvoir dire à son F une parole véritable, une parole de vérité qui témoigne de la Lumière sur le chemin initiatique, il faut avoir laissé à la porte du Temple le métal des mots profanes qui brillent d’un éclat trompeur, avoir accepté qu’apprenti, la Loge nous supprime la parole, comme on taille une vigne ou un arbre fruitier pour que le rameau repousse plus fort et donne un meilleur fruit. Il faut être descendu en soi-même, avec V I T R I O L , avoir vu en soi-même que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, avec le fil à plomb. Il faut avoir écouté son F avec le silence intérieur de l’apprenti pour entendre quelle lettre il nous donne, et donc quelle lettre lui apporter, et il faut aimer partager le langage des symboles car il donne une profondeur d’harmoniques qui permet de transmettre et de recevoir profondément. Mais pour pouvoir dire à son F une parole, en Loge, il faut aussi en passer par l’organisation traditionnelle, signifiante et pédagogique, de la circulation de la parole en Loge : « V M un F de ma colonne demande la parole. » « Donne lui la parole, F 1er S » « Tu as la parole mon F » « V M et vous tous mes F … » Après qu’il ait demandé la parole au Surveillant de sa colonne, et que le V M la lui ait accordée, en principe une fois seulement sur chaque sujet, le F s’adresse au V M, et à travers lui à tout l’atelier, et non pas directement à l’un ou à l’autre. On imagine bien que sur le seul plan matériel, cette discipline stricte à des vertus pédagogiques incontestables, apprenant la patience dans l’écoute et dans la préparation d’une intervention complète et argumentée, car unique, interdisant les dialogues séparés et les joutes tennistiques où l’on cherche à marquer un point et à gagner le jeu plutôt qu’à construire. Mais cette triangulation de la parole est aussi signifiante à un autre niveau, puisque tout échange doit passer par l’orient, pour y 7

être imprégné de la lumière qui en émane et pour y être orienté vers l’égrégore de la loge, à travers le V M qui en a la charge. C’est ainsi que le compagnon, prenant petit à petit la parole en loge, s’acheminera vers la construction d’une parole élaborée au fond de lui-même, illuminée par la lumière de l’orient, but de son chemin et orientation de sa vie, et dédiée à renforcer l’agapè dont l’égrégore de l’atelier est le signe. Mais cette parole initiatique a un autre rôle, encore plus profond. Cette parole qui circule entre Frères transmet, doit transmettre la Tradition. On pourrait presque dire que cette parole est la Tradition. Car le mot même « tradition » vient du latin tradere, transmettre, échanger. « La Tradition implique une communion des âmes qui sentent, pensent, se comportent, vivent en fonction d’un même idéal; La Tradition est la transmission vivante » nous dit Henri Tort-Nouguès. Quand on dit que la Maçonnerie est de tradition orale, c’est cela qu’on dit. Certes la transmission orale des bâtisseurs du Moyen-âge auquel nous nous référons était naturellement due aux conditions de l’époque : « Sans l’invention de l’imprimerie, l’architecture serait encore restée ésotérique, car en l’absence de textes imprimés accessibles à tous, la transmission des principes et des procédés par ‘initiation’ professionnelle était non pas le résultat d’un amour inexplicable ou puéril de l’occulte, mais une nécessité…» écrivait Mathila Ghyka. En outre on imagine bien que le « Je ne sais ni lire ni écrire... » de l’apprenti n’était pas seulement symbolique à cette époque. Certes l’absence de manuscrits est due aussi à leur serment, que nous avons repris, de ne graver ni tracer ni sculpter, suivant en cela des Traditions anciennes, celtiques ou Pythagoriciennes. Elle est certes due aussi à la nécessité de garder l’Art Royal à l’écart du bûcher des inquisitions qui condamnèrent aussi bien les détenteurs de savoirs que les mystiques de la Connaissance, et pour éviter de disséminer, de galvauder, ce savoir-faire qui restait la profonde valorisation et le moyen d’existence des Compagnons. Mais la Franc-maçonnerie est une tradition orale pour une raison plus essentielle, qu’exprime bien l’expression italienne Traduttore Traditore : « Traducteur traître, transmetteur traître ». Car celui qui reçoit la Tradition dans une vraie Parole qui lui est adressée la digère et l’élabore en lui même, en fait l’expérience avant de la retransmettre à un autre, au moment et dans la forme qui convient à l’autre, en fonction de la lettre à laquelle l’autre en est si l’on peut dire. C’est ce travail de transmission, ou plutôt de réception, d’élaboration intérieure puis de don au bon moment, un mois, un an, dix ans plus tard, au Frère qui en a besoin au moment où il en a besoin, comme l’oiseau donne la becquée ou le Pélican donne son sang, qui fait que la Tradition est vivante. C’est ce qui lui donne sa force, et qui impose qu’elle soit orale, comme la transmission médiévale du métier de Maçon se faisait de Maître à apprenti. C’est d’ailleurs à mon sens la vraie définition du Maître Maçon : on n’est pas Maître seulement parce que l’on a la maîtrise, au sens de savoir se maîtriser, on est Maître pour avoir des apprentis, parce que l’on a la charge de transmettre ce que l’on a reçu. « Tradition et transmission peuvent être regardées, sans aucun abus de langage, comme presque synonymes ou équivalentes, ou tout au moins la Tradition, sous quelque rapport qu’on l’envisage, constitue ce qu’on pourrait appeler la transmission par excellence.» écrivait René Guénon. C’est ce travail de transmission, cette perpétuelle vitalité de la Tradition qui fait qu’il ne peut pas y avoir de Corpus doctrinal définitif de la Tradition. Ce serait d’ailleurs comme un paradoxe de sophiste pour une Tradition qui enseigne qu’il n’y a pas de limites à la recherche de la Vérité ! C’est aussi pourquoi il ne peut pas y avoir de vade-mecum écrit définitif de la Tradition. Non pas parce qu’il n’y aurait pas de piliers solides fondant la Tradition, mais parce que Tradition suppose dialogue entre 8

maître et apprenti, transmission et recherche à la fois individuelle et collective, car c’est bien la Loge qui est notre maître, mais toute parole porteuse de sens doit être élaborée individuellement par celui qui l’émet, et être perçue individuellement par celui qui la reçoit, par le fait même qu’elle utilise le symbole comme support de signification, et qu’elle ne peut être perçue que si elle est reçue au bon moment. Mais une Tradition vivante ne veut pas dire un laxisme devant la mode de la modernité. Nous risquerions de payer le prix fort à abandonner par manque de discernement les éléments essentiels qui nous rattachent à notre Tradition, à notre questionnement en quête de l’Être. « Ce que nous sommes, nous le sommes dans et par l’histoire. Ce que nous sommes n’est pas seulement sorti du temps présent, mais c’est essentiellement un héritage culturel, le résultat du travail de toutes les générations antérieures… Notre permanence spirituelle est ancrée dans notre continuité historique. » Ce qui est essentiel c’est qu’elles se rattachent toutes au fond de Tradition primordiale que l’Homme s’est transmis d’âge en âge en répondant aux mêmes questions du sens de la vie que se sont posées toutes les générations et tous les peuples : « Vint la nuit où al-Haris, en proie au trouble, ne put dormir. Debout à sa fenêtre il contemplait le firmament. Quelle merveille, se disait-il, que tous ces corps célestes semés dans l’infini ! Qui a créé ce monde mystérieux et admirable ? Qui dirige les étoiles dans leur cheminement ? Quel fil relie les lointaines planètes aux nôtres ? Qui suis-je et que fais-je sur cette terre ? » Nous ne nous transmettons pas des savoirs, qui pourraient faire l’objet d’éditions définitives, mais consacreraient la mort de notre Tradition, nous nous transmettons notre expérience de rencontre entre ce qui est en bas et ce qui est en haut, expérience éveillée par la Parole que nous a apporté au bon moment l’un de nos Maîtres, c’est à dire l’un de nos Frères. Et c’est ainsi que l’on peut avancer que la Tradition réside dans une Parole qui n’est ni pour hier, ni pour demain, mais bien dans une Parole vivante aujourd’hui. Nous ne cherchons pas à parler au futur, nous ne cherchons pas une quelconque modernité, nous cherchons à comprendre notre Frère tel qu’il est ici et maintenant, pour pouvoir lui transmettre la partie de notre expérience initiatique qui lui sera utile ici et maintenant. C’est donc par une Parole vivante, actuelle, que se transmet la Tradition, et c’est ainsi qu’elle prépare l’avenir, car demain, le Frère qui l’a reçue aujourd’hui pourra alors la transmettre à son tour dans le langage de demain, l’apprenti d’aujourd’hui sera le maître de demain, qui suivra le conseil de Khalil Gibran : « Le maître qui marche à l’ombre du Temple, parmi ses disciples, ne donne pas de sa sagesse mais plutôt de sa foi et de son amour. S’il est vraiment sage, il ne vous invite pas à entrer dans la maison de sa sagesse, mais vous conduit plutôt au seuil de votre propre esprit… car aucun homme ne peut rien vous révéler, sinon ce qui repose déjà endormi dans l’aube de votre connaissance.»

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