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Page de titre Sommaire Introduction Chapitre 1 L’origine du système capitaliste actuel et de son mode de calcul malfaisant La question fondamentale du dualisme du bilan capitaliste Le traitement des salariés dans la comptabilité capitaliste classique Réflexion complémentaire sur les concepts de capital et de dette La condition du salarié dans la comptabilité capitaliste Chapitre 2 Comment ce mode de calcul malfaisant est entériné dans une constitution mondiale Première thèse : les marchés et toute l’économie actuelle sont dominés par des lois comptables Deuxième thèse : vers une constitution économique mondiale sur la base d’une loi comptable internationale Troisième thèse : l’amour des libéraux et des capitalistes pour certaines contraintes Quatrième thèse : la domination de la comptabilité capitaliste américaine dans le monde entier Cinquième thèse : le traitement inique des droits humains et environnementaux Sixième thèse : la monopolisation des organes de législation économique et comptable par les capitalistes et leurs alliés Septième thèse : le façonnage des esprits par la comptabilité Huitième thèse : il n’y a pas de loi des nombres mais certaines lois couplées avec certains nombres Neuvième thèse : il y a toujours eu une intervention du politique dans la comptabilité capitaliste Chapitre 3 Remplacer la comptabilité capitaliste destructrice par une comptabilité écologique Les douze propositions de base du modèle CARE/TDL Présentation de quelques fausses solutions préconisées par les capitalistes financiers Chapitre 4 La réforme des droits constitutionnels et législatifs au niveau de l’État La question constitutionnelle
La question des rapports de force dans l’économie La mise en place de la nouvelle économie Conclusion Annexe 1 Exemple simplifié d’application de la méthode CARE/TDL à une entreprise Annexe 2 Vers une nouvelle comptabilité nationale écologique basée sur le modèle CARE/TDL Bibliographie complémentaire
Jacques Richard En collaboration avec Alexandre Rambaud
Révolution comptable Pour une entreprise écologique et sociale
Fabrication numérique : Le vent se lève...
Conception de la couverture : Marie Pellaton Tous droits réservés © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières, Ivry-sur-Seine, 2020 www.editionsatelier.com www.twitter.com/ateliereditions www.facebook.com/ateliereditions
ISBN : 978-2-7082-5448-0
Sommaire Introduction Chapitre 1. L’origine du système capitaliste actuel et de son mode de calcul malfaisant La question fondamentale du dualisme du bilan capitaliste Le traitement des salariés dans la comptabilité capitaliste classique Réflexion complémentaire sur les concepts de capital et de dette La condition du salarié dans la comptabilité capitaliste Chapitre 2. Comment ce mode de calcul malfaisant est entériné dans une constitution mondiale Première thèse : les marchés et toute l’économie actuelle sont dominés par des lois comptables Deuxième thèse : vers une constitution économique mondiale sur la base d’une loi comptable internationale Troisième thèse : l’amour des libéraux et des capitalistes pour certaines contraintes Quatrième thèse : la domination de la comptabilité capitaliste américaine dans le monde entier Cinquième thèse : le traitement inique des droits humains et environnementaux Sixième thèse : la monopolisation des organes de législation économique et comptable par les capitalistes et leurs alliés Septième thèse : le façonnage des esprits par la comptabilité
Huitième thèse : il n’y a pas de loi des nombres mais certaines lois couplées avec certains nombres Neuvième thèse : il y a toujours eu une intervention du politique dans la comptabilité capitaliste Chapitre 3. Remplacer la comptabilité capitaliste destructrice par une comptabilité écologique Les douze propositions de base du modèle CARE/TDL Première proposition : la définition du concept de capital Deuxième proposition : le choix des capitaux Troisième proposition : la réalisation d’études ontologiques Quatrième proposition : la mise en place de normes et de standards scientifiques humains et écologiques Cinquième proposition : le maintien d’une comptabilité en partie double Sixième proposition : l’imposition du nouveau modèle par des lois comptables Septième proposition : l’établissement d’écarts de conservation (de soutenabilité) Huitième proposition : la tenue de budgets de coûts de maintien des trois capitaux Neuvième proposition : l’inscription des budgets de coûts de maintien au passif en tant que capitaux Dixième proposition : la comptabilisation d’un coût complet écologique et humain permettant le maintien des trois capitaux Onzième proposition : un nouveau type de profit commun
Douzième proposition : une cogestion écologique des entreprises Présentation de quelques fausses solutions préconisées par les capitalistes financiers La théorie de l’internalisation des externalités Les taxes carbone et le prix du carbone Le reporting intégré de l’International Integrated Reporting Council Chapitre 4. La réforme des droits constitutionnels et législatifs au niveau de l’État La question constitutionnelle La question des rapports de force dans l’économie La mise en place de la nouvelle économie Conclusion Annexe 1. – Exemple simplifié d’application de la méthode CARE/TDL à une entreprise Annexe 2. – Vers une nouvelle comptabilité nationale écologique basée sur le modèle CARE/TDL Bibliographie complémentaire
Introduction En dépit des richesses qu’elle a permis de créer, l’économie capitaliste qui domine le monde depuis plus de sept siècles aboutit à une double impasse sociale et écologique en ce début du xxie siècle. Sociale, d’une part, du fait d’une inégalité très forte de la répartition des biens produits qui fait notamment qu’une petite fraction de l’humanité, depuis les années 1980, capte de plus en plus de revenus créés alors qu’une grande partie du globe vit encore dans la pauvreté, sinon dans la misère{1}. Même dans un des pays les plus riches et les plus réputés pour ses politiques « sociales » comme la France, on voit réapparaître des sortes de jacqueries de personnes qui n’arrivent plus à vivre dignement, voire même, pour certains, à survivre : c’est ce dont témoigne le fameux mouvement des gilets jaunes. Écologique, d’autre part, puisque, comme le prouvent des appels répétés de savants, nous vivons une phase de réduction massive de la biodiversité et de réchauffement rapide du climat qui menacent les fondements mêmes de la vie sur Terre{2}. Face à ce péril écologique, on voit se développer partout dans le monde des mouvements puissants, notamment de jeunes, particulièrement anxieux pour leur avenir et celui de leurs enfants. Contrairement à ce qui est souvent dit, ces deux types de mouvements sociaux et environnementaux ne s’opposent pas forcément. On l’a vu récemment en France lorsque des gilets jaunes se sont joints à des manifestations pour la préservation de la planète Terre. Le mouvement social s’est ainsi allié au mouvement écologique. En général, ces manifestants mettent fortement en cause l’action des partis politiques traditionnels et exigent des formes plus directes de consultation des peuples sur les questions majeures qui les concernent, notamment grâce à des référendums (referenda) d’initiative citoyenne (RIC). Ce manifeste s’adresse tout particulièrement à ces nouveaux types de militants et vise à leur proposer de mettre en débat une transformation radicale de la gestion comptable des grandes entreprises capitalistes puis de la soumettre au vote des citoyens soit par RIC, soit par la voie parlementaire. En
effet, la thèse qui y sera défendue est qu’il est impossible de changer le cours des choses sans s’attaquer au cœur du système actuel : la comptabilité des grandes sociétés capitalistes. Le type de calcul des performances qui y est pratiqué est désastreux pour l’ensemble de la planète, y compris pour les autres entreprises, notamment les petites et moyennes entreprises. Il a été entériné dans un droit comptable international ratifié par l’ensemble des forces politiques favorables au néolibéralisme, qu’il s’agisse de libéraux sociodémocrates (notamment des partis socialistes européens), de libéraux de la droite classique, ou de libéraux partisans du « ni droite ni gauche ». C’est le droit fondamental du libéralisme, un droit qui est à l’origine de la plupart des problèmes humains et écologiques actuels. Nous affirmons donc que pour changer le monde, il faut avant tout changer le mode de calcul des performances des grandes firmes. Mais, dira-t-on, il est facile de critiquer, et plus difficile de remplacer un système économique basé sur une économie de marché : c’est ce qu’a montré la désastreuse expérience de la gestion planifiée soviétique inspirée des thèses de Marx visant à supprimer le marché et la propriété privée. C’est pourquoi, pour être constructif, nous proposerons un nouveau type de comptabilité des entreprises qui permet une gestion écologique et humaine et qui reste cependant dans le cadre du respect de la propriété privée et d’une certaine économie de marché. Cette nouvelle comptabilité, qui a pour vocation de changer toute l’économie, aura des caractéristiques empruntées au courant de ce qu’on appelle l’économie écologique, une branche de l’économie qui tient compte de l’interdépendance entre les sociétés humaines et les écosystèmes dans le temps et dans l’espace. Afin de développer ces thèses puis de présenter les propositions fondamentales de ce RIC économique, notre manifeste se composera de quatre chapitres. Dans un premier chapitre, d’ordre historique, nous montrerons quelle est l’origine du système de gestion comptable actuel qui domine l’économie mondiale. Nous y verrons que les premiers capitalistes modernes de la fin du Moyen Âge ont inventé un type de calcul comptable totalement égoïste qui demeure d’actualité aujourd’hui, mais en pire. Cela permettra à nos lecteurs de mieux appréhender ce qu’est véritablement le système capitaliste : pour comprendre le capitalisme, il faut absolument connaître sa comptabilité.
Le deuxième chapitre sera consacré aux normes comptables internationales qui dominent l’ensemble du droit mondial actuel. Nous montrerons que les responsables politiques libéraux dont nous avons parlé se sont mis d’accord sans grandes difficultés pour faire passer dans tous les États du globe (ou quasiment) des lois comptables qui entérinent des principes comptables capitalistes protecteurs du seul capital financier et que ces lois forment une véritable constitution économique mondiale au service des intérêts privés des dirigeants des grandes entreprises et de leurs actionnaires. Nous soulignerons que, par contraste, il n’existe rien de tel en matière de droit social et de droit écologique : pas de constitutions mondiales effectives en ces domaines pour protéger les capitaux naturel et humain au même titre que le capital financier{3}. Ainsi, sera mise en évidence la cruelle différence de sort juridique entre les capitaux financier, humain et naturel. Le troisième chapitre visera à présenter les principes d’un nouveau type de gestion comptable écologique et humaine. Nous mettrons à égalité de sort les trois capitaux naturel, humain et financier qui composent toute entreprise. Au lieu qu’aujourd’hui seul le capital financier soit systématiquement assuré d’être conservé, nous étendrons ce système de conservation aux deux autres types de capitaux. On en finira ainsi avec un système économique inique et destructeur qui entérine la lutte du capital financier contre les deux autres. Cette reconfiguration du concept de capital permettra d’aller vers une entreprise dans laquelle le profit, également totalement redéfini, sera un profit commun aux trois capitaux. Cette transformation des concepts de capital et de profit aura aussi des répercussions en comptabilité nationale avec une redéfinition du concept de produit intérieur brut (PIB). On ira enfin vers une cogestion écologique et sociale où les trois nouveaux apporteurs de capitaux associés participeront à égalité de pouvoir à la gestion des entreprises. Le quatrième et dernier chapitre s’intéressera aux règles de l’administration des États. Il proposera notamment d’inscrire dans leur constitution la règle d’une protection égale des trois capitaux et d’instituer au Parlement une nouvelle chambre des représentants de ces trois capitaux. La conclusion exprimera le souhait que le modèle CARE/TDL, qui constitue la base de ce nouveau type de gestion écologique et humaine, fasse l’objet d’un RIC le plus rapidement possible dans tous les États du monde
pour remplacer les dangereuses normes comptables capitalistes qui gouvernent la planète. Sans cette révolution comptable, il n’y aura pas d’économie écologique sérieuse.
Chapitre 1
L’origine du système capitaliste actuel et de son mode de calcul malfaisant La plupart des problèmes auxquels est actuellement confrontée l’humanité ont pour origine des pratiques comptables innovantes, théorisées beaucoup plus tard (au xixe siècle), qui naissent avec les débuts du capitalisme moderne vers la fin du Moyen Âge dans de grandes cités de l’Italie du Nord. Yves Renouard a montré comment beaucoup d’anciens petits seigneurs ruraux ou d’artisans urbains, partis d’un petit capital, se hissent, grâce à leurs affaires, au premier rang de la société et développent une nouvelle culture bourgeoise, technique, basée sur un nouveau type de comptabilité{4}. Transportons-nous par exemple à Prato (près de Florence) et voyons comment, vers la fin du xive siècle, Datini, l’un des plus grands capitalistes de l’époque, à la fois industriel de la laine, commerçant et banquier, qui a déjà de nombreuses filiales en Europe (dont en France à Avignon), calcule ses profits avec une comptabilité mise au point par son comptable. Prenons le cas, pour illustrer notre propos, de la nouvelle filiale (nommée ici filiale F) que Datini vient de fonder en Espagne à fin janvier 1399. Il la gère à distance avec des salariés, dont un gérant chargé de lui rendre des comptes. Lui et sa famille, à Prato, n’exercent pratiquement aucune activité sauf la lecture des comptes et la transmission d’ordres sur place. Datini vient d’investir dans cette filiale une somme de 100 (on ne donnera pas d’unités pour s’en tenir seulement au raisonnement). Son gérant sur place, qui est aussi son comptable, a embauché immédiatement des salariés pour une somme globale de 40 à payer à la fin de la première période d’activité, son salaire personnel étant de 10 à rajouter à cette somme. Comme c’est toujours le cas aujourd’hui lors d’une création d’entreprise, Datini (que nous confondrons avec son comptable) va établir ce qu’on appelle un bilan d’ouverture (de départ). Voici ce document fondamental du capitalisme moderne daté du 31 janvier 1399 (établi après la fondation de la filiale et de l’embauche du personnel sur le modèle décrit par l’historien De Roover{5}).
Bilan d’ouverture de la filiale F au 31 janvier 1399
Actifs (débiteurs)
Argent (concret) en caisse (à utiliser)
Passif ou dettes (créanciers)
100
Mon capital
100
Ce bilan soulève deux grandes questions relatives, premièrement, à sa structure dualiste et, deuxièmement, à l’absence de toute information concernant le personnel salarié. Nous traiterons de la deuxième question ultérieurement pour nous concentrer d’abord sur la première.
La question fondamentale du dualisme du bilan capitaliste Effectivement, un bilan capitaliste comporte deux côtés. Le mot bilan vient du mot latin bi-lanx qui signifie, originellement, balance à deux côtés : ceci pour désigner dans les marchés romains ces vieilles balances à deux plateaux (bi-lanx) que l’on trouve encore parfois aujourd’hui sur nos marchés. On y voit un côté gauche intitulé « actifs » et un côté droit nommé « passif » ou « dettes » ou encore « créanciers » (creditori en italien). Cette terminologie, malgré certaines variations, est toujours de mise aujourd’hui, y compris à l’échelle internationale. Il suffit d’ailleurs au lecteur de prendre ce jour un bilan quelconque d’entreprise ou de société pour constater qu’il est dualiste. Nous voyons qu’à l’actif de son bilan Datini a inscrit la somme d’argent concret qu’il a en caisse, des espèces sonnantes et trébuchantes qu’il va ensuite utiliser pour acheter des marchandises et ainsi exercer son nouveau commerce en Espagne. Mais pourquoi a-t-il eu besoin de faire figurer la même somme de 100 de l’autre côté de ce document, au passif, sous le titre « mon capital » ? N’y a-t-il pas une répétition inutile ? A priori, à la lecture de l’actif, il connaît déjà la somme d’argent dont il dispose pour pouvoir commercer. C’est ici qu’apparaît une question fondamentale pour notre compréhension de ce qu’est véritablement le capital en comptabilité et, en conséquence, le capitalisme moderne. En effet, pour la quasi-totalité des économistes, de toutes obédiences, qu’ils soient classiques, marxistes ou néoclassiques, qu’il
s’agisse d’Adam Smith, de Karl Marx, de Stanley Jevons ou de Léon Walras, pour ne citer que quelques illustres fondateurs de la pensée économique moderne, le capital est un actif à utiliser, un moyen ou encore une ressource (autres mots équivalents généralement choisis par ces économistes). Il en va de même de nos jours. Dans les livres de microéconomie, le capital est toujours traité, à égalité de sort avec le travail, comme un moyen d’exercice d’une activité. C’est aussi le cas en macroéconomie. Il suffit de lire la somme impressionnante que consacre Thomas Piketty au Capital au xxie siècle pour s’en convaincre{6}. Mais, pour Datini, ce « capitaliste praticien », son capital n’est absolument pas un moyen ou un actif mais bien une dette, qui plus est une dette de sa propre entreprise envers lui ! C’est ce dont témoigne le mot creditori comme titre du passif en italien : Datini se considère comme un créancier de sa propre entreprise. Il a ouvert un compte capital non pas pour suivre des mouvements d’actifs concrets (dont d’argent) mais pour conserver sa mise, cette mise devant lui être remboursée par son entreprise ! L’apparition du concept moderne comptable de capital est donc liée à une question de conservation et non d’usage. Analyser cette divergence sur la notion de capital en économie et en comptabilité traditionnelle est fondamental pour comprendre la nature et les moyens du capitalisme et aussi pour imaginer un nouveau modèle apte à le remplacer. Avec leur conception du capital comme un actif, les économistes, y compris Marx, n’ont non seulement pas compris ce qu’est la vraie nature du capital pour ces entrepreneurs capitalistes, mais ils sont passés à côté d’un instrument majeur du capitalisme qui les a empêchés de concevoir une alternative sérieuse à ce modèle, à supposer qu’ils en aient eu l’intention (voir chapitre 3). Le lecteur voit donc toute l’importance d’une étude de la pratique comptable avant de pouvoir discuter sérieusement du capitalisme. Mais revenons à Datini : on a affaire, dans son cas ainsi que dans celui de ses successeurs, à un fantastique dédoublement de personnalité. La personne privée (Datini) prête une somme de monnaie de 100 à l’entreprise qu’elle crée (sous forme de société ou non) et cette dernière, dirigée par ce même Datini (ou son représentant gérant), en tant que capitaliste, a une dette de 100 à rembourser à la personne privée Datini, cette dette figurant au passif du
bilan. On ne soulignera jamais assez ce fait majeur pour l’histoire de l’économie capitaliste et du droit : les premiers comptables capitalistes ont inventé une sorte de personnalité morale (comptable) de l’entreprise bien avant que les juristes du xixe siècle ne l’utilisent vers 1860 pour « fabriquer » des sociétés anonymes. Mais pourquoi donc cette duplication de la même somme de 100 à l’actif et au passif alors que la question de la responsabilité de Datini ne se posait pas à l’époque dans les termes de ceux des sociétés du xixe siècle ? La réponse à cette question cruciale est la suivante. Il est strictement impossible de gérer correctement une entreprise, et notamment de calculer le résultat périodique de son activité, sans avoir distingué d’une part à l’actif des actifs concrets à user{7} (le capital des économistes) et d’autre part au passif le vrai capital des comptables : une somme d’argent abstraite à rembourser. C’est la double activité permanente de l’usage des ressources découlant d’une mise de capital et de la conservation de ce capital qui requiert ce dualisme. Les comptables de cette époque ont donc dû, par la force des choses, inventer cette solution qui permet au capitaliste d’utiliser son argent concret tout en conservant constamment un montant équivalent à sa mise : il est évident qu’avant de pouvoir accumuler des profits, il lui faut d’abord et surtout préserver (conserver) ce capital. C’est ici qu’apparaît le coup de génie d’un comptable inconnu qui a pensé le premier à ce système dit de la « partie double » et auquel les capitalistes, passés ou actuels, reconnaissants, auraient dû depuis longtemps dresser un monument pour l’immense service qu’il a rendu à la cause du capitalisme. Nous montrerons ultérieurement que cette invention majeure, qui permet de nos jours de vérifier en permanence la conservation du capital financier et de calculer des profits financiers réels après cette conservation, pourra être mise au service des causes écologique et humaine que nous défendons dans ce manifeste. Cette invention, qui a créé le problème actuel, sera la clef de sa solution ! Mais reprenons le cas de la filiale F, en supposant maintenant que le gérant achète pour une somme de 100 sur le marché espagnol une marchandise
destinée à la revente dans un autre pays. Que va-t-il se passer dans le bilan de Datini ? À l’actif, la marchandise de 100 (ou plus exactement le coût d’achat de la marchandise) va se substituer au montant d’argent concret de 100, ce dernier étant versé au fournisseur. Le montant de l’actif reste donc globalement le même, et comme ce montant est toujours dû à Datini au titre du capital qu’il a prêté, la filiale n’a toujours pas eu de bénéfice à ce stade. Passons maintenant à la phase cruciale de la vente et supposons que la marchandise achetée pour 100 soit revendue au comptant pour un prix de 300 et que Datini paye immédiatement, grâce à cette rentrée d’argent, la somme globale de 50 qu’il doit à ses salariés. La somme nette qu’il perçoit au titre de la vente est donc seulement de 250. C’est cette somme qui va apparaître au bilan final du premier mois d’activité qui se présente comme ci-dessous. Bilan de la filiale F au premier mois d’activité
Actifs
Argent concret
Passif (dettes)
250
Mon capital
Profit net qu’il a plu à Dieu de me donner
100
150
Datini peut maintenant comparer le montant final d’actif disponible de 250 avec sa mise en capital de 100 et en tirer la conclusion qu’il a fait un bénéfice de 150. Son comptable l’a inscrit en tant que somme due à son égard au passif du bilan. Notons que, comme c’est traditionnellement le cas à cette époque et le sera jusqu’aux années 1800 en Europe, l’apparition de ce profit net est justifiée par un « don de Dieu ». Comme le montre Origo{8}, Datini est en effet angoissé par son activité de capitaliste. Il sait très bien qu’il n’est pas en règle avec Dieu, car il prête à intérêt lors de ses activités bancaires, ce qui est en principe interdit par l’Église catholique dont il est un des fidèles les plus assidus. Par ailleurs, il n’investit pas tous ses bénéfices dans ses entreprises : il possède une grosse fortune immobilière et mène un grand train de vie qui fait jaser. Alors, pour se disculper, très souvent, il fait ce qu’on pourrait appeler, en langage moderne, de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), du moins au sens anglo-saxon du terme : non seulement il
donne aux pauvres et fait pénitence, mais il finance aussi des œuvres charitables et des églises. Avec l’appui des autorités ecclésiastiques, il se sent alors autorisé à dire que Dieu a sanctifié son entreprise et même son bénéfice. Fort de cette conviction morale, il revendique même, comme on le verra, une protection sociale des autorités politiques. Max Weber s’est trompé en faisant de l’éthique protestante la base de l’esprit du capitalisme{9}. Il faut rendre à César ce qui est à César : c’est cet homme d’affaires catholique de l’Italie du Nord qui symbolise la naissance du capitalisme moderne et non ses successeurs anglais ou allemands du xvie siècle ! Ce « bon » catholique de Datini avait déjà trouvé le moyen de concilier son activité de capitaliste et ses convictions religieuses et de faire croire à ses concitoyens que ses nombres étaient sanctifiés par Dieu ! Avec ses coreligionnaires, il a inventé la comptabilité capitaliste moderne en partie double, un système qui permet de suivre en permanence la conservation de son capital et la mesure de ses profits réels{10}. Soulignons que si Datini avait été obligé de faire une nouvelle mise en capital au cours de cette période pour acheter une autre marchandise, cette nouvelle mise aurait été à nouveau inscrite au passif, si bien que l’actif correspondant n’aurait évidemment pas été considéré comme donnant lieu à bénéfice. Marx, par contre, a décrit le schéma du cycle de l’argent dans la firme capitaliste comme une comparaison de montants d’actifs du type AMA’ (argent initial, marchandise, argent final). Mais on ne peut analyser correctement la formation du profit capitaliste à partir d’une simple circulation d’actifs{11}. Marx n’a pas du tout vu que le cycle comptable des capitalistes praticiens est beaucoup plus complexe et que le capital n’est pas un actif mais une dette ; une conception, il est vrai, difficile à admettre pour un économiste. Terminons sur ce point en ajoutant que ces capitalistes praticiens n’ont pas seulement inventé le bilan pour y inscrire au passif le capital et son petit, le profit. Ils ont aussi inventé le compte de résultat (ou d’exploitation ou encore de pertes et profits) qui sert à expliquer comment le profit a été généré. Ce compte est en quelque sorte un document annexé au bilan pour analyser les mouvements positifs et négatifs du bilan qui ont généré le profit (ou la perte). Ici, dans le cas de la filiale F, c’est relativement simple : il n’y a eu dans cette dernière phase de la vente des marchandises que trois mouvements ayant
généré ce profit net de 150, c’est-à-dire l’augmentation potentielle du capital. On a en effet un mouvement d’actif positif de 300 qui correspond à la rentrée en caisse causée par la vente de la marchandise à un client, un mouvement négatif de 100 qui fait suite à la sortie du stock de marchandise de l’actif pour le remettre à ce client et un autre mouvement négatif de 50 pour payer les salaires des ouvriers et du gérant. Dans le langage des comptables, un mouvement lié à l’exploitation qui, comme les ventes, augmente le profit (c’est-à-dire du même coup, potentiellement, le capital financier) est appelé un produit et un mouvement qui, comme la sortie de marchandises ou les payes de salaires, le diminue est appelé une charge. Nous avons donc affaire ici à un produit de vente de 300, une charge de sortie de marchandises de 100 et une charge pour la paye des employés de 50 qui conduisent, par différence, au profit net de 150. Ces informations vont apparaître dans une annexe au bilan du type suivant : Compte de résultat (première période)
Produit (prix de vente de la marchandise vendue)
+ 300
Charge (de coût d’achat de la marchandise vendue)
− 100
Charge (de coûts salariaux)
− 50
Profit net (d’exploitation)
150
L’utilité de ce type d’information est manifeste : le capitaliste peut immédiatement connaître son taux de marge d’exploitation de 150 % (150 de profit net divisé par 100 de coût de la marchandise). Ceci dit, reprenons la suite de notre exemple avec ce profit de 150 inscrit au passif du bilan : ce profit est dû à Datini. Il peut l’utiliser en totalité pour lui et sa famille, ce qui lui permettrait par exemple d’acheter de nouvelles résidences secondaires ou de faire des dons à l’Église{12} ou, au contraire, de faire « ruisseler » (comme on dit aujourd’hui) la somme correspondante dans ses affaires pour les développer. Quoi qu’il en soit, avec ce système comptable et ce calcul d’un profit net, Datini est sûr que même après avoir totalement consommé son
profit, il peut garder une somme de 100 pour recommencer ses opérations sur la même base de capital et ainsi assurer la pérennité de son exploitation et la vie de sa famille{13}. Le capital à conserver, dans cette optique, n’est donc pas un moyen mais une fin en soi. Quant aux salariés, nous voyons que, dans le traitement classique qui leur est fait en comptabilité capitaliste, ils n’apparaissent ni comme un capital à conserver au passif du bilan ni comme un actif à user progressivement. Ils sont apparemment simplement des charges qui viennent diminuer les profits des capitalistes au moment de la paye. Cette observation nous mène à approfondir leur sort.
Le traitement des salariés dans la comptabilité capitaliste classique Datini avait en fait de nombreux salariés, tout particulièrement dans ses ateliers de l’industrie lainière. Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, notamment par Meiksins Wood{14}, le capitalisme de cette Italie du Nord des xiiie et xive siècles n’était pas seulement un capitalisme marchand se réduisant à des opérations commerciales visant à obtenir des profits par simple revente de marchandises achetées : il était aussi un capitalisme industriel. Marx, comme le montre Baechler{15}, ne s’y est guère intéressé : il n’y voyait que des cas sporadiques de capitalisme manufacturier et préférait focaliser son attention sur les grandes fabriques industrielles qui sont apparues beaucoup plus tard. Pourtant, les caractéristiques des manufactures de l’Italie du Nord du temps de Datini anticipaient largement les fabriques de la révolution industrielle anglaise, ne serait-ce que par la discipline de travail et l’exploitation des ouvriers. À Florence notamment, comme le montre Piper{16}, il y avait de nombreuses guildes dont l’accès était interdit à la plupart des ouvriers et des petits artisans : ceux-ci étaient donc soumis à leurs lois sans participer aux décisions. On nommait les membres des guildes le « populo grasso » (les bourgeois capitalistes, pratiquement) et les autres le « popolo minuto » (menu peuple) : c’était déjà une partition nette des classes. La plus grosse partie de ce « popolo minuto » était les « Ciompi » (les compagnons en italien de l’époque), dont une majorité était des travailleurs de l’industrie textile. Cette industrie était souvent organisée selon le système du Verlag (ou de la manufacture dispersée) avec un marchand de laine
(Lanaiolo) qui restait propriétaire de la matière première pendant tout le procès de production (pratiquement achat-production-vente). Donc, le Lanaiolo était à la fois un commerçant capitaliste et un entrepreneur directeur du processus de production dans son intégralité. Mais il y avait aussi plusieurs milliers de travailleurs salariés Ciompi dans des ateliers soumis à la juridiction de la Arte della Lana (la corporation de la laine) parmi les quelque 90 000 habitants de Florence. Dans cette cité, comme dans d’autres en Italie du Nord, les différences de statut provoquèrent des conflits incessants vers 1340. Au plus bas de l’échelle étaient les gratteurs de laine. L’un d’entre eux, en 1345, Ciuto Brandini, voulu fonder un syndicat, mais les ordonnances de la Podesta (le premier magistrat de la ville) interdisaient aux travailleurs toute association alors que les maîtres pouvaient former leurs guildes, qui étaient de fait des syndicats d’employeurs. Elles interdisaient même tout rassemblement. Pour les motifs de formation de bande et de rassemblement, Ciuto fut pendu le 24 mai 1345. Même s’il existait, dans certains cas déjà, des salaires minima, les conditions de travail étaient extrêmement dures : une surveillance assurée par les ufficiale forestieri (des contremaîtres souvent étrangers aidés par des ouvriers espions) assortie de peines corporelles et de tortures pour garantir les 16 à 18 heures de travail journalières ! Pas étonnant qu’il y ait eu de nombreuses révoltes, non seulement à Florence mais aussi dans d’autres cités, par exemple à Sienne. En fait, les travailleurs étaient traités comme une possession vivante, dans des conditions pires encore que celles des esclaves, qui servaient de domestiques aux capitalistes. Du fait de leurs très bas salaires et pour survivre et payer leurs impôts, ils étaient souvent contraints de mettre en gage leurs outils. Pour aggraver les choses, en 1371, un décret de la Arte della Lana stipula que ceux qui ne pouvaient pas payer leurs dettes en argent devaient travailler pour les rembourser, et devenaient de fait des salariés esclaves (Piper parle de « Lohnsklaverei »{17}). Ces capitalistes, qui mènent leurs salariés d’une main de fer, sont (déjà !) soutenus par le droit des entreprises que met en place le pouvoir politique. En 1298, un acte de la Signoria{18} interdit aux Ciompi de vendre des produits à d’autres que leur Lanaiolo : comme dans le cas déjà évoqué plus haut de la Podesta, le politique fait alliance avec les grands
capitalistes{19}. Les Ciompi aspirent non seulement à de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires, mais veulent aussi participer à toutes les décisions qui les concernent, y compris dans les instances politiques, au plus haut niveau. Ils s’organisent facilement car ils travaillent ensemble dans des ateliers centraux. Ils ne veulent plus de ufficialle forestieri dans les entreprises et exigent de participer au gouvernement de la ville. Suite à une grève terrible en 1378, la Signoria leur concède le pouvoir. Mais cette révolution victorieuse ne sera qu’un feu de paille car, très vite, les capitalistes de la ville se liguent pour organiser un blocus de l’approvisionnement en laine avec l’appui des anciens maîtres de la ville et de la noblesse. Faute de pouvoir exercer un travail indépendant, les révolutionnaires se rendent et leurs chefs sont arrêtés. Tel est le cadre social, juridique et politique dans lequel Datini gouverne le travail de ses salariés. Un cadre qui montre que, dès la naissance du capitalisme moderne, des lois entérinent le pouvoir des capitalistes et notamment celui d’imposer leur type de comptabilité ou, dit en langage moderne (voir infra), leur « gouvernance par les nombres ». Le capitalisme moderne et son modèle économique ne sont donc pas nés dans le cadre de gentils rapports contractuels, comme le prétendent la théorie néoclassique et la théorie de l’agence{20}, mais bien dans le cadre de conflits « réglés » par le politique : ils n’ont donc pas été le fait d’un état d’opinion général. Nous montrerons que cette intervention du politique a été constante, tout particulièrement dans le domaine comptable, et qu’il n’y a jamais eu de domination des nombres sans l’aide de lois : lois capitalistes et nombres capitalistes s’appuient mutuellement. Nous allons maintenant tâcher d’approfondir comment les relations de travail se traduisent concrètement dans la comptabilité d’un capitaliste tel que Datini. Nous avons examiné précédemment les enregistrements comptables lors de la fondation et de l’exploitation de sa filiale espagnole. Nous avons vu que dans ce type de comptabilité traditionnelle, encore en usage de nos jours dans les firmes commerciales, y compris les plus grandes, il est difficile de voir figurer la moindre trace du travail au bilan avant la paye en fin de mois. Ceci alors que le capital financier figure en toute clarté au passif sous la
forme de capital-dette à conserver avec pour contrepartie des actifs à utiliser. On dit que Ford, ce grand magnat de l’industrie américaine des années 1920, avait une fois convoqué son comptable et lui avait marqué son étonnement de ce que ses employés, la principale richesse de son entreprise (selon ses dires), ne figuraient pas au bilan de sa firme automobile : nul doute que ce comptable, tremblant, lui a répondu que c’est ainsi que tous ses confrères, ou presque, ont toujours procédé. En fait, s’il avait été quelque peu théoricien, il aurait pu lui expliquer qu’il pouvait très bien accéder à son désir à partir d’une légère complexification des écritures classiques, ce que nous allons expliquer, car cela présente un grand intérêt pour mieux comprendre la logique comptable capitaliste à l’œuvre en matière de « capital humain », un terme qui, nous le verrons, peut avoir une acception totalement différente dans le cadre d’une économie vraiment humaine. En effet, tout le courant américain de l’école dite des ressources humaines, avec à leur tête des économistes très célèbres comme Becker et Kendrick{21}, est extrêmement friand d’un type de variante comptable qui permet de faire enfin apparaître le capital humain à l’actif en tant qu’investissement de l’entreprise capitaliste, traitant ainsi ce capital, apparemment, sur un pied d’égalité avec le capital financier. Ce traitement capitaliste du capital humain consiste, dès l’embauche des salariés, à inscrire au passif du bilan initial la « dette{22} » de salaire due à la fin de la période (ou pour plusieurs périodes en cas de contrat de longue durée), avec pour contrepartie à l’actif le coût d’usage des salariés pour cette ou ces période(s). De cette façon, on voit (enfin) apparaître à l’actif du bilan non pas le coût d’achat du salarié, qui serait alors traité comme un esclave, mais bien l’investissement du capitaliste dans la force de travail de ce salarié, ceci en contrepartie d’un engagement de payer une « dette » de salaire. Lors du bilan suivant, après achat des marchandises, il suffira de substituer à l’argent la marchandise achetée sans changer le reste du bilan et à ce stade du raisonnement on pourra dire que le coût global de la marchandise sera de 150 si on somme le coût salarial inscrit à l’actif (50) et le coût de la marchandise achetée (100). Ensuite, lors de la vente, il suffira de comptabiliser une charge globale de 150 et un produit de 300 pour retrouver un profit de 150. Par ailleurs, lors du paiement des salaires, la « dette » salariale sera éliminée du bilan en contrepartie du prélèvement correspondant sur la caisse. Ce type de
traitement des salaires futurs comme un investissement est très prisé de nos jours. Par exemple, la philosophe Valérie Charolles propose de créer un « actif salarial » sur la base des contrats de travail des personnes en contrat à durée déterminée et, en contrepartie, au passif, une « dette salariale » qui ferait partie des fonds propres de l’entreprise, au même titre que son capital{23}. Mais finalement, toute cette complication ne change strictement rien fondamentalement au bilan final, ni du point de vue de la forme, ni de celui des grandeurs, et ne modifie pas le compte de résultat : les salaires restent considérés comme des charges du capital financier. Ces opérations qui permettent de traiter une embauche d’un salarié comme un investissement à l’actif et comme une « dette » à payer au passif ne changent absolument rien au sort du salarié qui, d’ailleurs, ne se préoccupe guère de cette « sauce comptable » si elle n’améliore en rien sa paye, ses conditions de travail et son pouvoir dans l’entreprise. Sa paye reste la même puisque son apport de capital n’est pas reconnu comme un vrai capital. Elle reste toujours une sorte de provision à payer par les capitalistes sur la base du contrat de travail, dans le cadre d’un marché du travail. Son apport de capital n’apparaît toujours pas sous le terme de capital, à égalité avec celui des apporteurs de capital financier. Cette considération nous amène à approfondir quelque peu les concepts de capital et de dette, ce qui est névralgique pour comprendre la révolution comptable que nous introduirons par la suite.
Réflexion complémentaire sur les concepts de capital et de dette Nous avons vu que le capital en comptabilité classique est une dette à l’égard du capitaliste à rembourser intégralement. Mais nous venons de voir aussi qu’il peut y avoir des dettes de salaires, notamment, évidemment, dans le cas de salaires non payés. Il est facile de trouver d’autres types de dettes, comme les dettes d’emprunts bancaires qui jouent déjà à l’époque de Datini un certain rôle dans le financement des entreprises. Toutes ces dettes vont figurer au passif du bilan de type capitaliste. Mais alors, question fondamentale, sont-elles de même nature entre elles et de la même nature que la dette de capital envers Datini ? La réponse est non. Nous allons le montrer en opérant une classification ternaire de ces dettes.
Dans la première catégorie de dettes, on va trouver la dette au titre des apports faits par les propriétaires des entreprises individuelles et les associés des entreprises en société. Ce type de dette comptable, comme celle à l’égard de Datini, a trois particularités. La première, comme nous l’avons vu, est qu’elle concerne un montant de monnaie prêté à rembourser intégralement, sans condition. On n’imagine pas qu’une entreprise à qui un capitaliste aurait prêté son argent s’exonère de ce remboursement total : ce serait la négation même du concept de capital. Notons que cet engagement ne signifie pas que des événements (catastrophes naturelles ou crises économiques, par exemple) ne puissent pas conduire à une impossibilité effective de remboursement total : nous n’envisageons ici que des non-remboursements du fait de la volonté de l’emprunteur. Nous dirons donc que, sauf incident de cette nature, le capital financier est protégé et doit être intégralement remboursé. Cette règle est toujours d’actualité de nos jours. À ce propos, soulignons que, selon Polanyi{24}, le capitalisme aurait entraîné un mouvement général de marchandisation de toutes les choses. Cette formule est inexacte car trop générale. En effet, comme on l’a montré, il y a bien une chose qui dans la comptabilité capitaliste n’est pas considérée comme une marchandise, c’est le capital financier du capitaliste : il est traité comme une dette à rembourser systématiquement et intégralement{25} ! La deuxième particularité, également fondamentale, est qu’en droit capitaliste ce type de prêt donne généralement le pouvoir de gouverner l’entreprise et de s’approprier le profit. Les capitalistes sont des monarques dans leur entreprise, établis comme tels par le pouvoir politique. C’est la règle depuis le temps de Datini jusqu’à nos jours, fondée sur des arguments économiques et juridiques, tels que la prise de risque, que nous discuterons plus tard. Comme le disent Nitzan et Bichler, « le capital, c’est le pouvoir{26} ». Ce fait a également été récemment souligné par l’entrepreneur social Jean-Marc Borello : « Le sujet du capital est en réalité un sujet de gouvernance{27}. » La troisième particularité, secondaire selon nous, est que cette dette n’est associée à aucun délai de remboursement, sinon la fin de l’entreprise ou du contrat de société. Nous dirons donc que ce type de dette est relatif à un emprunt qui doit être intégralement remboursé et qui donne le pouvoir.
Dans la deuxième catégorie de dette, on va trouver les dettes bancaires et les dettes fournisseurs. La différence fondamentale avec les dettes de capital est que ces dettes ne donnent généralement pas le pouvoir dans l’entreprise, tout du moins du point de vue juridique (en droit des sociétés et en droit comptable notamment) : de ce fait, elles ne donnent droit qu’à des intérêts et non au profit résiduel. Une autre différence, secondaire, est qu’elles sont le plus souvent assorties d’un délai de remboursement. Le point commun avec le capital-dette est qu’elles sont relatives à des emprunts à rembourser intégralement et sans condition. En résumé, on peut les considérer comme des sortes de dettes de capital non assorties du pouvoir de direction. La troisième catégorie de dette regroupe les dettes de l’entreprise envers les salariés. Ces types de dettes sont totalement différents des deux précédents pour trois raisons principales. Premièrement, ces dettes concernent un capital humain (et non financier), ce qui va être, dans le système capitaliste, la cause des deux autres différences. Deuxièmement, en droit capitaliste, celui qui est de mise encore aujourd’hui, elles ne donnent jamais accès au pouvoir dans l’entreprise. Troisièmement, comme elles sont généralement négociées sur un marché, celui du travail, elles sont tributaires de ses fluctuations et donc n’assurent pas forcément (c’est un euphémisme) une conservation systématique des emprunts de main-d’œuvre faits par les entreprises capitalistes sur ce marché. Même en France, dans un pays capitaliste parmi les plus avancés au monde sur le plan de la protection du travail, le salaire minimum imposé par la législation du travail ne suffit pas pour vivre dignement. Donc, en aucun cas, ces dettes salariales ne peuvent être assimilées à des dettes de capital comme celles de l’entreprise envers les capitalistes et les banques{28}. Elles n’ont qu’un seul point commun : ce sont des sommes de monnaie à payer.
La condition du salarié dans la comptabilité capitaliste L’analyse du système comptable de Datini nous permet maintenant de traiter de façon précise d’une question essentielle pour l’appréciation du système capitaliste : le statut comptable du salarié. Nous allons montrer que ce dernier est à la fois un simple moyen d’action pour le capitaliste et une charge. Dans une des sentences les plus citées de son livre Métaphysique des mœurs{29}, le philosophe Kant demande à tout être humain d’observer cette
règle fondamentale : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien en toi qu’en autrui, toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » De fait, cette magnifique proposition n’est que la paraphrase de préceptes moraux déjà formulés depuis longtemps par les religions, notamment la religion catholique : « Aime ton prochain comme toi-même », etc. On la trouve aussi dans certaines déclarations générales humanistes. Mais peu importe ! Ce qui nous intéresse, c’est que, visiblement, les capitalistes n’ont que faire de tous ces beaux discours des philosophes et des religieux, même s’ils sont des pratiquants de la religion catholique comme l’était Datini. En effet, comme nous l’avons vu, en théorie et en pratique comptable capitaliste, le capital financier est traité comme une chose absolument à conserver pour elle-même et donc inscrite en dette au passif, alors que le salarié, lui, est un simple moyen, soit inscrit à l’actif de l’entreprise puis indirectement passé en charges, soit directement passé en charges sur la base du prix d’achat de sa force de travail sur un marché. Il n’est jamais considéré comme un capital au sens comptable, c’est-à-dire, comme le veut Kant, une fin en soi. Pour ce qui est de Datini en tout cas, ses salariés comme ses esclaves sont bien de simples moyens d’action. Ces précisions sur le thème du capital comptable en comptabilité capitaliste classique nous conduisent à attirer l’attention de notre lecteur sur un point crucial. La plupart des économistes ignorent la comptabilité et donnent le nom de capital aussi bien à des actifs financiers (comme des machines), humains (au sens de Ford ou Becker) ou même naturels (voir infra), ce qui donne l’impression d’une stricte égalité de sort des trois capitaux. Mais cela masque totalement la réalité économique : celle qui résulte de la comptabilité moderne capitaliste qui traite au passif des bilans seulement les apports financiers comme des capitaux-dettes à conserver et qui considère les autres apports humains et naturels comme de simples actifs à user sans garantie de conservation stricte. Le pire se produit dans la vie courante, dans les articles de journaux, à la radio, à la télévision : le terme de capital est employé à toutes les sauces, sans définition. Attention donc, un capital peut en cacher un autre ! En tout cas, pour en revenir à Datini et à ses successeurs, il est clair que le traitement comptable de ses employés, c’est-à-dire de son « capital » humain,
n’a rien à voir avec celui de son (vrai) capital, le capital financier. Soulignons qu’en ce qui concerne le capital naturel, on n’avait à l’époque aucune raison de se soucier de sa conservation : donc nulle trace en comptabilité de la nature, sauf le coût d’achat des matières utilisées pour la fabrication des produits. La nature est déjà vue comme une ressource à exploiter sans discernement : Datini et ses confrères sont, outre les premiers capitalistes à utiliser la partie double, les premiers modernes qui traitent systématiquement la nature comme un simple objet. Cette terrible disparité de traitement entre les différents capitaux résulte d’une construction délibérément voulue par les capitalistes, et répond donc aux « besoins » d’un groupe social très particulier. Elle aboutit à un type de compte de résultat qui est non seulement antisocial mais aussi antiéconomique. Antisocial car il dresse les hommes les uns contre les autres. Le salarié, dans cette terrible conception de la comptabilité, devient une charge pour le capitaliste : homo lupus homini (l’homme est un loup pour l’homme), comme le disait Hobbes ! Antiéconomique car il pousse, de par sa structure même, à une réduction des salaires et donc aussi de l’emploi. Alors que le capital à conserver apparaît comme une contrainte stricte à respecter (à rembourser), le salaire et l’emploi sont des variables à ajuster pour augmenter le profit du capitaliste, ce type de profit étant le critère essentiel de la performance. Une telle mesure de la performance ne peut donc que contrecarrer toutes les actions qui visent à éviter le chômage et les bas salaires. Fondamentalement, structurellement, elle pousse à produire des chômeurs et/ou des bas salaires. Quelles que soient les solutions proposées par les économistes pour relancer les économies capitalistes défaillantes (comme la baisse des taux d’intérêt et la relance de la consommation de type keynésien{30}), elles buteront sur la base comptable de ce système économique pervers qui a décidé de ne conserver qu’un seul type de capital. En somme, les économistes keynésiens apparaissent comme des acteurs secondaires qui jouent le rôle de rafistoleurs d’un système gouverné par des comptables au service du capital financier. Pour en finir avec cette présentation de la comptabilité capitaliste classique, il nous reste un dernier point à traiter : celui de l’évaluation des
actifs. Le lecteur a peut-être remarqué que dans le système comptable de Datini, il n’est pas question, avant leur vente finale, de valoriser les marchandises autrement que sur la base du capital-dette qui a été apporté à l’entreprise, c’est-à-dire la somme de 100. On retrouve bien cette somme de 100 lors du bilan de fondation et lors du bilan après achat des marchandises. On voit que les marchandises achetées, qui pourraient très bien être cotées sur un marché (comme celui de la laine), ne sont pas évaluées à leur prix potentiel de vente (300) mais bien à leur prix d’achat, ce qui fait que le bilan correspondant ne reflète absolument pas leur valeur potentielle de vente, leur « juste valeur » comme on dirait dans le langage d’aujourd’hui. Ce n’est donc qu’au moment de la vente que la valeur de marché se manifeste et que le profit brut de 200 apparaît. Pourquoi ? En vertu d’une prudence de règle à l’époque qui correspond au vieux dicton : on ne vend pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué (la traduction comptable étant : on ne prend pas pour un bénéfice un rêve de bénéfice). Quelles sont les raisons de cette prudence qui va dominer quasi totalement la comptabilité pendant des siècles, jusqu’aux années 1970-1980 ? Il y en a deux fondamentalement. La première a déjà été énoncée : Datini ne confond pas un bénéfice espéré et un bénéfice réalisé. Il a sans doute dans sa tête ou griffonné dans un calepin une estimation des profits qu’il espère tirer de ses opérations, mais il ne les inscrit pas dans son bénéfice comptable car celui-ci lui sert à se renseigner sur des résultats (au sens propre du terme, résultat allant de pair avec réalisation). Remarquons donc que rien n’empêche un comptable de tenir une comptabilité parallèle relative à des prévisions : les comptables traditionnels, contrairement à ce qui est dit le plus souvent, peuvent se tourner vers le futur mais, tout comme Datini, ils ne confondent pas et ne mélangent pas les rêves et les réalités ! La deuxième raison, plus profonde, est qu’à l’époque, l’objectif de ces grands capitalistes n’est pas de revendre leur entreprise, mais bien au contraire de la conserver pour la transmettre à leurs fils (sexisme oblige). La connaissance de la valeur de revente de leur entreprise ne les intéresse absolument pas et donc leur comptabilité en valeurs-coûts n’est pas destinée à mesurer leur richesse (la valeur de revente de leur firme) mais bien à assurer la conservation de leur capital. Tel est le puissant mais très peu connu système de comptabilité qui a été
mis au point à la fin du Moyen Âge et qui gouverne encore largement aujourd’hui toute l’activité mondiale, y compris celle de pays communistes comme la Chine et la Corée du Nord. Ce système, élaboré au profit d’un groupe social particulier, a cependant subi récemment quelques transformations qui ont contribué à le rendre pire encore. La faute aux normes de reporting internationales IAS (International Accounting Standards) puis IFRS (International Financial Reporting Standards), dont nous reparlerons plus longuement. Elles apparaissent dans les années 1970, dans le contexte de la révolution néolibérale initiée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. La tendance est alors de favoriser encore plus le pouvoir et les moyens d’action des actionnaires des grandes entreprises, en facilitant notamment le développement de leurs « jeux boursiers ». Pour cela, de nouveaux principes comptables d’évaluation des bilans, notamment des actifs, apparaissent. Il s’agit de permettre d’évaluer certains actifs – comme les actifs financiers – à leur « juste valeur », c’est-à-dire leur valeur potentielle de vente sur un marché. On admet alors un enregistrement de bénéfices potentiels, une aberration pour Datini. Ces bénéfices potentiels sont déterminés sur la base d’un taux de rentabilité exigé de l’ordre de 10 à 15 %, une folie de plus du capitalisme qui met encore davantage en danger la planète (voir infra). Cette étude historique du développement de la comptabilité capitaliste livre donc une information cruciale : il peut y avoir des conceptions différentes du profit, y compris dans le système capitaliste. Ceci nous servira quand nous discuterons d’un nouveau concept de performance anticapitaliste qui englobe encore plus de catégories d’intérêts. Mais, heureusement, la comptabilité classique chère à Datini reste encore présente de nos jours, notamment dans les petites et moyennes entreprises{31}. Nous pouvons la caractériser comme un modèle qui fait de la conservation de leur capital argent au niveau de leur entreprise l’objectif numéro un des capitalistes, ce qui leur permet ainsi de calculer des profits réels, du moins à ce qui leur semble dans le cadre de leur conception du capital. La figure 1 (adaptée au cas d’une entreprise industrielle avec des machines et des matières premières) ci-après synthétise les développements précédents. Elle montre l’influence du montant du capital-dette (la mise de capital à conserver). C’est ce montant figurant au passif du bilan qui détermine la
valeur des actifs utilisés (avant leur revente) et qui permet de calculer un profit financier intégralement distribuable sans mettre en cause la conservation du capital-dette.
Figure 1. Le modèle comptable classique du capital-dette financier Dans cette représentation sans bilan, le passif est ce qui figure à droite du cadre et l’actif ce qui est dans le cadre. Le coût de production des produits vendus (CPPV) est en bas à gauche et le montant des ventes à droite (à l’extérieur du cadre pour marquer la relation avec les clients). On voit comment l’entreprise, grâce à ce cycle d’opérations, arrive à maintenir son capital et faire un profit si les ventes couvrent le coût de production. (MP = matières premières.)
Pour conclure cette partie historique, nous pouvons affirmer que vers la fin du Moyen Âge, des capitalistes comme Datini, aidés de leurs comptables, ont réussi, avec l’appui des pouvoirs politiques de l’époque, à créer un redoutable système de conservation permanente de leur capital financier. Ils ont compris qu’il n’était pas possible de créer de la valeur sans avoir d’abord conservé leur capital. Mais ils l’ont fait au détriment de la nature et de leurs employés. C’est justement la conservation (systématique) de ce capital financier, par opposition à celles du capital humain et du capital naturel, qui est la caractéristique fondamentale et anormale du système capitaliste et de sa modernité, avant même toute question relative au problème du profit ou de la propriété privée. Il s’agit d’un choix à la fois immoral, injuste et antiéconomique. Le philosophe André Comte-Sponville dans son livre Le Capitalisme est-il moral ? défend la thèse que le capitalisme est amoral et cite à l’appui de sa démonstration le fait que la comptabilité est une technique neutre{32}. En effet, affirme-t-il, en comptabilité, deux plus deux égale quatre, ce qui relève de l’ordre pascalien des sciences et non de la morale. Mais ce philosophe a une vision sommaire de la comptabilité, c’est le moins que l’on
puisse dire. En fait, la comptabilité capitaliste est bien au service d’une idéologie, d’une vision{33} du monde à la fois égoïste et moderne, ce qui la rend si dévastatrice. Nous allons voir maintenant que ce système aberrant non seulement perdure mais a été renforcé, du fait de l’action des pouvoirs socialistes et libéraux qui se sont succédé aux xxe et xxie siècles, avec une législation internationale qui instaure une véritable constitution économique mondiale.
Chapitre 2
Comment ce mode de calcul malfaisant est entériné dans une constitution mondiale Notre démonstration sera basée sur la présentation de neuf thèses successives.
Première thèse : les marchés et toute l’économie actuelle sont dominés par des lois comptables Depuis la publication en 1776 par Adam Smith de son fameux livre sur La Richesse des nations{34}, la plupart des économistes libéraux répètent à longueur de temps que toutes les firmes du monde sont sujettes à la dure loi du marché. Le marché domine le monde, nous demande-t-on de croire. Il a sa loi que vous devez respecter, vous n’y pouvez rien faire, soyez réaliste ! Sans arrêt, de soi-disant experts économiques sont convoqués à la télévision pour rabâcher cette antienne et nous persuader que rien ne peut s’opposer aux lois du Marché (avec un grand M pour signifier qu’il est unique). Cette thèse des lois du Marché et de son caractère autorégulateur (avec son jeu d’intersection de courbes d’offre et de demande) est répandue partout. Elle a gagné de très larges sphères, y compris celle des philosophes. Habermas parle par exemple de l’« autorégulation de la croissance économique{35} ». Pour nous, cette idée est erronée. L’erreur de ceux qui la défendent vient au mieux d’une analyse insuffisante du fonctionnement réel du marché ou, au pire, d’une volonté de manipulation des esprits. Elle remonte à Adam Smith, qui a joué un rôle majeur dans sa naissance. Ce fondateur de la science économique est réputé pour avoir décrit « la main invisible du marché », une main de fer qui dirige toute l’économie. Le problème du célèbre écossais est qu’il passe complètement à côté d’un élément crucial du fonctionnement du marché capitaliste : en effet, s’il a vu la « main invisible du marché », il n’a
pas vu la main visible des comptables qui régulent ce marché, avec l’appui du droit commercial des États ! Nous allons prouver que, pratiquement, depuis l’époque de Datini, ce sont ces comptables, ces agents des capitalistes, des êtres en chair et en os, et non des abstractions ou des courbes, qui fixent les règles de base du fonctionnement des marchés et organisent sa « bienfaisance » pour leur profit et celui de leurs maîtres : il n’y a donc jamais eu de pouvoir impersonnel du marché ou des nombres ! Nous montrerons également que, de nos jours, avec l’aide des gouvernements socialistes et libéraux qui se sont succédé depuis 1945, les défenseurs du capitalisme ont même réussi à fonder une loi comptable mondiale qui n’a pas d’équivalent dans les sphères sociale et environnementale. Contrairement à ce que croyait Smith, et ce que croient un grand nombre d’économistes et de personnes qui les écoutent, la force principale qui mène le monde actuel ne réside pas tant dans l’action des marchés anonymes mais bien dans celle des capitalistes et des comptables des grandes entreprises qui en fixent les règles du jeu. Tout marché capitaliste moderne a besoin de lois et de juges. Des lois émanant d’êtres humains parfaitement identifiables. Des lois très spécifiques qui impriment aux marchés des caractéristiques très particulières en fonction d’intérêts variables, plus ou moins sordides selon le cas. De cette régulation par des lois comptables il résulte qu’il n’y a pas de concept général de Marché mais bien différents types de marchés, dont le marché capitaliste n’est qu’un cas parmi d’autres. À cet égard, le concept de coût qui sert de base à la formation des prix joue un rôle majeur : selon que ce coût intègre ou non des éléments permettant la protection de tous les capitaux ou de seulement certains d’entre eux, on obtient des types de marché totalement différents. Or ce concept de coût est construit dans les officines comptables en liaison avec le concept de capital à conserver. Il n’y a donc pas de loi du Marché mais des lois de différents marchés régulés par des comptables qui peuvent être d’obédiences philosophique, morale, politique très différentes selon leurs conceptions du capital et des coûts de production. De nos jours, la configuration de base du marché capitaliste est fondamentalement la même qu’à l’époque du capitaine d’industrie de
Prato{36}. Plus de 700 ans après la fondation du capitalisme moderne, l’économie est toujours dominée par les mêmes outils comptables fondamentaux apparus avec le système de la partie double. Qu’on en juge par l’extraordinaire stabilité des structures des bilans et des comptes de résultat : Datini pourrait reconnaître ses comptes dans ceux d’un supermarché actuel ! Dans cette structure, le point nodal est le choix du concept de capital à conserver : il se fait, on le sait, en faveur du seul capital financier, ceci au détriment des autres capitaux. À cet égard, la comptabilité, en tant que base du capitalisme, n’est pas une simple discipline de gestion parmi d’autres comme l’approvisionnement, la production, le marketing ou la gestion du personnel. Elle est avant tout un mode de régulation essentiel de ce type d’économie. Le comptable, vu sous cet angle, est une sorte de roi{37} qui impose la norme de fonctionnement du marché capitaliste : il est au-dessus du marché. Mais ce roi est quasiment invisible, car il se cache sous le manteau de sa technique et agit dans le secret des officines du capitalisme. Et pourtant, c’est lui qui donne une constitution à l’économie mondiale en imposant sa raison économique. La raison de la comptabilité capitaliste s’impose au monde.
Deuxième thèse : vers une constitution économique mondiale sur la base d’une loi comptable internationale On peut affirmer que, depuis les années 2000, il existe une loi comptable internationale qui s’applique à tous les groupes qui publient des comptes consolidés{38} de leurs entités constitutives, c’est-à-dire aux entreprises les plus grandes et les plus puissantes du monde. Ceci dans pratiquement tous les pays du globe, à une exception majeure mais qui, comme nous le montrerons, ne remet absolument pas en cause notre thèse et au contraire la renforce. De nos jours, un capitaliste ne peut exciper de sa liberté individuelle pour tenir sa comptabilité et traiter son capital financier selon son bon vouloir. Donc subordination, pas d’autonomie de sa volonté, pas de contrat librement consenti : cette loi comptable internationale, qui est une lex mercatoria{39} reconnue par les États, ratifie la conception capitaliste de la comptabilité qu’ont adoptée des entrepreneurs comme Datini et ses successeurs pendant des siècles. Donc une loi comptable extrêmement dangereuse pour la nature et les humains qui s’applique aux entités économiques dominantes de la
planète quels que soient leurs types d’activité ! Par contre, il n’existe pas d’équivalent dans les autres domaines du droit, notamment en droit du travail et en droit de l’environnement. Comme on le sait, les principes de l’Organisation internationale du travail (OIT) ne sont pas reconnus par tous les États et le droit international de l’environnement en est à ses balbutiements{40}. Concernant les entreprises, le mieux qui se fasse actuellement en matière de RSE est la norme, créée en 2010, ISO 26000 : un texte non contraignant qui se limite à demander poliment aux entreprises de bien vouloir « contribuer au développement durable, y compris à la santé et au développement et au bien-être de la société » et de « prendre en compte les attentes des parties prenantes ». On ne peut guère être plus conciliant : on demande seulement de faire des efforts sans poser de normes de respect de l’environnement ! Évidemment, les partisans d’une approche si « gentille » diront qu’elle correspond bien à la diversité des types d’entreprise. Ils invoqueront qu’il est préférable de laisser les entreprises prendre leurs responsabilités en tenant compte de leurs particularités : chaque firme est différente ! Mais l’apparition d’un droit international comptable contredit totalement leurs dires : il est bien la preuve qu’il est parfaitement possible de nos jours de créer un droit international contraignant qui s’applique à toutes les grandes entreprises qui présentent des comptes consolidés, quelles que soient leurs différences. Ce sont bien les grands capitalistes et leurs comptables qui ont été les premiers à réussir cette union des forces dont rêvait Marx pour les travailleurs, ceci pour obtenir un droit comptable mondial, uniforme et obligatoire. Ces acteurs sont évidemment très discrets lorsqu’il s’agit de leur comptabilité. Même s’ils ne l’ont pas reconnu publiquement, ils ont bien harmonisé leurs pratiques afin de servir leurs propres intérêts. Cela dit, sauf dans des cas de scandales comme l’affaire Enron{41}, ce droit comptable mondial{42} est passé pratiquement inaperçu des politiques, des économistes et même des juristes, ce qui ne peut que réjouir ses promoteurs qui ne tiennent pas à ce qu’on mette le nez dans leurs affaires. En effet, sauf à de très rares exceptions, il ne fait pratiquement jamais l’objet d’une analyse sérieuse et approfondie des juristes, y compris de ceux qui sont spécialisés dans la branche du droit international. Il est vrai que la comptabilité et ses concepts ne sont pas considérés comme relevant des études juridiques, même de celles qui concernent le droit privé. Pour s’en
convaincre, il suffit de consulter l’ouvrage de Judith Rochfeld consacré aux grandes notions du droit privé{43}. Les concepts et même les noms de capital et de profit n’y sont pas évoqués, bien que cités dans les lois sur les sociétés et le droit comptable des entreprises : encore une fois, la comptabilité est un monde à part en droit, un droit réservé à une caste. Et cette mise à l’écart du droit comptable conduit certains juristes, notamment ceux qui opèrent dans le champ du droit international, à se méprendre sur l’évolution réelle du droit et à émettre des théories qui paraissent contestables au regard de l’évolution du capitalisme. En effet, en droit privé, la tendance de nos jours est d’estimer que la théorie traditionnelle du droit international privé qui s’est développée depuis le xixe siècle doit être remplacée par une nouvelle théorie : la théorie du droit transnational. Bien qu’elle présente différentes variantes, elle est basée sur quatre thèses principales{44}. Premièrement, le contexte légal dans le monde serait caractérisé par une liberté de manœuvre de plus en plus grande des grandes entreprises. Celles-ci seraient en position de choisir de plus en plus les normes qui les gouvernent : c’est la thèse du « law shopping ». Deuxièmement, cette liberté de choix conduirait à un pluralisme légal : il n’y aurait plus de hiérarchie dans les cadres légaux qui gouvernent les firmes de taille mondiale, au point que plutôt que de parler de firmes internationales il faudrait les qualifier de transnationales, opérant dans l’absence totale d’une constitution mondiale permettant de cadrer leurs actions. Troisièmement, cette situation serait due au fait que les différents États et même les unions d’États (telles que l’Union européenne) auraient perdu leur pouvoir politique en raison de la croissance du pouvoir économique des grandes firmes transnationales : à la régulation internationale (entre les États) succéderait un désordre de droit transnational. Mais, et c’est la quatrième thèse, ces grandes firmes transnationales, progressivement, seraient capables à elles seules de re-constitutionnaliser le monde. Nous estimons que ces thèses sont très discutables, sinon erronées. En effet, leur description de l’évolution du droit international (ou plutôt du nouveau droit transnational) ne colle absolument pas avec notre analyse de l’évolution du droit international comptable. Depuis les années 1970, on assiste à une standardisation croissante des règles comptables à l’intention des grandes firmes internationales. Une standardisation qui débouche,
pratiquement, dans les années 2000, sur une loi comptable internationale d’une portée telle que l’on peut parler d’une véritable constitution économique mondiale basée sur la comptabilité. Du fait de ces lois comptables et de cette constitution économique mondiale sous la houlette des États, il n’y a donc pas dans ce domaine crucial de law shopping et de liberté de manœuvre comme le prétendent les partisans de la théorie du droit transnational et encore moins d’anarcho-capitalisme : la compétition sur le marché des normes ne joue donc pas du tout dans le domaine de la comptabilité, un domaine essentiel pour le capitalisme. L’erreur des juristes transnationaux vient du fait qu’ils ne perçoivent pas, tout comme Adam Smith, l’importance du droit comptable et, plus largement, des pratiques comptables.
Troisième thèse : l’amour des libéraux et des capitalistes pour certaines contraintes En matière de RSE, les capitalistes, ainsi que les politiciens libéraux et socialistes qui les appuient, sont hostiles à des réglementations strictes nationales et internationales. Ils préfèrent des règles souples ou « molles » : les fameuses « soft laws ». L’idée est de laisser les entreprises agir progressivement, à leur rythme, sans les brusquer, en considérant qu’elles feront tout naturellement des efforts pour parvenir à leurs objectifs sociétaux. Mais, curieusement, il n’existe rien de tel en matière de droit comptable, notamment celui des grands groupes pour leurs comptes consolidés. Dans ce domaine, les États, suivant les désirs des grandes entreprises, veulent au contraire des lois très « dures ». En effet, premièrement, les normes comptables font l’objet de « vraies » lois (voir infra). Deuxièmement, ces lois sont très précises et détaillées dans un code de plus de trois mille pages : le code des IFRS (International Financial Reporting Standards). C’est un code très technique et très difficile à comprendre, sauf à avoir une formation spéciale à la comptabilité. À telle enseigne que sa lecture n’est pratiquement accessible qu’aux comptables et aux auditeurs des grandes firmes capitalistes : une toute petite élite de personnes initiées qui défendent le cœur du capitalisme : son système comptable. En France, récemment, sous la présidence de François Hollande, le code
du travail a fait l’objet de vives critiques de la part de tous ceux qui ne supportent pas la rigidité de ces lois adoptées sous la pression des syndicats. Il a été accusé de freiner le fonctionnement normal du marché du travail. Les milieux patronaux l’ont également jugé trop gros et trop compliqué, sinon illisible. Haro, donc, sur le code du travail ! Mais les mêmes politiques sociaux-libéraux et les mêmes firmes qui veulent échapper à la rigidité et à la complexité du droit du travail ferment les yeux quand il s’agit des codes comptables, notamment celui des IFRS qui régule le droit des comptes consolidés. Étonnamment, ils aiment, et même adorent, ce code rigide et apprécient la contrainte bureaucratique qu’exerce l’armée d’auditeurs chargés d’inspecter son application ! On peut à nouveau constater la différence de traitement que font les libéraux et les socialistes entre les différents types de capitaux : pour la conservation du capital financier, un code très dur, internationalement reconnu, et des sanctions sévères en cas de nonapplication ; pour la protection des capitaux humain et naturel, les mécanismes juridiques les plus flexibles possibles, réduits au minimum ou, pour les plus extrêmes d’entre eux et, dans beaucoup de pays, inexistants. Cette comparaison des différents textes relatifs aux trois capitaux montre clairement que, contrairement à leurs discours en faveur de la liberté et de la responsabilité des entreprises, les sociaux-libéraux et les capitalistes sont les défenseurs de lois très dures quand il s’agit de la protection du capital financier. Point de belles déclarations pour le capital financier, mais bien des lois strictes imposant sa conservation grâce à des normes très précises. Par contraste, l’Agenda 2030 adopté en 2015 par l’ONU non seulement n’est pas juridiquement contraignant mais ses objectifs, notamment ceux en matière de lutte contre le réchauffement climatique, ne comportent même pas de référence à des cibles scientifiques comme celles proposées par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ! Le GIEC propose de respecter des normes de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour conserver l’atmosphère, mais les firmes et les nations se contentent de dire qu’elles vont faire des efforts en ce sens. Par contre, ces mêmes firmes et nations exigent la protection stricte des machines en droit comptable. Un chef d’entreprise qui dirait « je fais des efforts pour amortir si possible à 60 % mes machines » serait immédiatement sanctionné. « Non, lui diront ses auditeurs, vous les amortissez à 100 % pour conserver votre capital financier, sinon nous signalons aux autorités judiciaires votre infraction et
vous risquez la prison. » À nouveau, quelle terrible différence de traitement entre les types de capitaux !
Quatrième thèse : la domination de la comptabilité capitaliste américaine dans le monde entier Le concepteur apparent du droit comptable international est aujourd’hui l’IASB (International Accounting Standard Board). Il s’agit d’un organisme privé situé à Londres et dominé par les représentants des grandes firmes internationales et les grands cabinets d’audit ou d’anciens membres de ces types d’institutions{45}. Il publie régulièrement des normes comptables pour les états financiers consolidés des grandes sociétés cotées sur les marchés. Ces normes, comme on l’a vu, sont les fameuses IFRS. Elles ont été au départ (de 1976 à 2000) des IAS (International Accounting Standards) émises par l’ancêtre de l’IASB, l’IASC (International Accounting Standard Commitee). En fait, derrière ces deux organismes, se sont toujours cachés les États-Unis et leurs grandes firmes internationales. Une étude de l’activité de l’IASC/IASB sur une longue période permet de constater qu’en général ses normes suivent les changements de normes comptables qui interviennent aux États-Unis{46}. Chaque fois que les Américains modifient leurs normes, l’IASB réunit ses membres pour adapter ses propres normes à la nouvelle donne qui prévaut au pays de l’oncle Sam. Nous l’avons notamment montré sur un point crucial et révélateur : le traitement du goodwill{47}. Mais alors, comment expliquer l’existence et le rôle de cet organisme privé qui semble dupliquer le travail de son homologue américain, le FASB (Financial Accounting Standard Board) ? La réponse est simple. Pour obtenir une acceptation de ces normes internationales à l’échelle mondiale, il aurait été impossible de le faire directement sur la base des normes américaines : on ne pouvait concevoir que des pays comme la Russie ou la Chine et des unions de pays comme l’Union européenne (UE) puissent adopter ouvertement les normes de Reagan ou de Trump pour leurs entreprises. Pour permettre à ces pays de les adopter sans perdre la face, des membres de grands cabinets d’audit ont imaginé dans les années 1970 une solution géniale. Elle consiste à placer entre les États-Unis et les autres pays un corps privé intermédiaire qui
puisse rebaptiser les normes américaines, ou émettre des normes très proches, sous un autre label, dit international. Ils ont donc fondé à cette époque l’IASC avec pour objectif de développer des normes comptables internationales soidisant indépendantes pour le monde entier. Je me rappelle avoir assisté il y a une douzaine d’années en France à une discussion entre des membres éminents du Conseil national de la comptabilité (CNC). La plupart disaient ouvertement que, sur le plan économique, la meilleure solution serait que la France adopte carrément les normes américaines, mais que psychologiquement cela était absolument impossible ! Telle est la raison de l’apparition sur la scène internationale de ce nouvel émetteur de normes comptables privées. Soulignons à cet égard que l’encouragement et, pour ainsi dire, l’adoubement de cet organisme privé par les États libéraux et socialistes ne doit pas être interprété comme un signe de faiblesse de leur part mais bien comme une stratégie délibérée. Ces États ont voulu adopter les normes américaines tout en les masquant pour les faire accepter par leur parlement et leur population. Dans ce contexte, l’Union européenne a joué un rôle stratégique majeur. On peut considérer qu’elle a permis à l’IASC de régner lorsqu’en 2001 elle a abandonné l’idée de créer ses propres règles comptables en matière de comptes pour les grandes compagnies européennes. L’Europe libérale-socialiste a ainsi accepté que l’IASB soit son seul fournisseur de normes comptables consolidées, qui plus est de normes comptables orientées vers le modèle de la juste valeur, encore plus dangereuses que les normes traditionnelles en usage en Europe pour les comptes individuels{48}. De cette manière, l’UE a indirectement accepté d’appliquer les normes comptables américaines, et de saborder ses propres normes pour les groupes, ceci au grand soulagement de toutes les grandes entreprises capitalistes et de leurs auditeurs. On nous rabâche sans cesse, en France, notamment à l’occasion de chaque campagne pour les élections européennes, que grâce à la formation de l’UE, les États qui la composent se sont mis à l’abri de l’influence des États-Unis, mais c’est exactement l’inverse qui s’est produit en matière comptable. Paradoxalement, ce sont de tout petits États non européens qui ont le plus résisté à la pression des normes comptables d’inspiration américaine. C’est ce dont témoigne l’extraordinaire cas de la Malaisie, un tout petit pays qui a mené une campagne virulente contre la norme internationale IAS 41
(concernant le traitement comptable des productions agricoles) et qui a réussi à faire fléchir l’IASB, l’obligeant à revoir sa copie{49}. Par contraste, la soidisant puissante et donc indépendante Europe s’est pratiquement couchée devant les normes comptables américaines. On peut même dire qu’elle a fait de la comptabilité américaine la base de sa constitution économique. De ce point de vue, l’UE est en régression par rapport à la situation qui prévalait avant sa formation{50}. On peut alors se demander si la création de l’Union n’a pas accru – voire même eu pour but d’accroître – la capacité des États-Unis à gouverner le monde. En effet, ne vaut-il pas mieux pour eux d’avoir à traiter qu’avec des Européens maintenus dans une camisole libérale qui les oblige à trouver entre eux des compromis favorables au capitalisme, plutôt que de voir certains d’entre eux laisser libre court à leur indépendance ? Toujours est-il que, pour conclure sur ce point, la thèse de l’émergence d’un ordre juridique transnational dans lequel les États ne jouent qu’un rôle mineur est totalement fausse. Il n’y a pas eu d’effondrement intellectuel des dirigeants sociaux-libéraux des États capitalistes mais bien une poursuite de leurs positions traditionnelles en faveur du maintien du système capitaliste.
Cinquième thèse : le traitement inique des droits humains et environnementaux Nous avons constaté que quand les États libéraux et sociaux-libéraux veulent obtenir un droit mondial pour satisfaire les grands groupes qu’ils protègent, ils s’en révèlent parfaitement capables. Quelle différence avec ce qui se passe en matière de droit du travail et de droit environnemental, des domaines dans lesquels on est à des années-lumière de constitutions mondiales de portée équivalente ! Le problème de cette absence de droit mondial social ou environnemental n’est évidemment pas lié à la faiblesse des États, mais tout simplement à leur refus d’engagement dans cette voie, du fait de leur caractère capitaliste, qu’il soit de teinture sociale ou libérale. Cette attitude se retrouve dans les organes internationaux dont ces États sont membres. Il en va ainsi, notamment, de l’Organisation des Nations unies (ONU), du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Tous ces organismes
acceptent et même appuient les IFRS. La Banque mondiale, c’est bien connu, impose l’application des IFRS à chaque fois qu’un État aux abois sollicite son aide financière. L’OMC joue un rôle particulièrement important dans cette orchestration des principes comptables capitalistes. En effet, ses règles prévoient des sanctions sévères pour les firmes qui ne respecteraient pas certaines règles comptables de droit international, notamment celles qui obligent à comptabiliser les amortissements des immobilisations{51}. La raison en est que l’OMC veut éviter que les entreprises ne se livrent à des actions de dumping en ne passant pas dans leurs charges la totalité de leurs coûts de production (coûts au sens, évidemment, de la comptabilité capitaliste). On voit donc combien l’OMC est soucieuse du bon fonctionnement du marché capitaliste et des intérêts à long terme des grandes entreprises en appuyant le droit comptable actuel. Bien entendu, cette action anti-dumping ne concerne ni le capital humain ni le capital environnemental. Pour ces derniers, les dumpings sont admis sans vergogne et même encouragés du fait même de l’absence de toute régulation comptable internationale pour ces types de capitaux{52}. La doxa sociale-libérale a pour objectif de parvenir à l’homogénéité des normes pour la sphère économique et de laisser faire la pluralité pour les sphères écologique et sociale. C’est en somme un système certes universel mais dualiste, où cohabitent des règles qui établissent deux protections totalement différentes.
Sixième thèse : la monopolisation des organes de législation économique et comptable par les capitalistes et leurs alliés La comptabilité ne joue pas seulement un rôle fondamental en matière économique. Elle influence aussi la vie de tous les jours des citoyens. Par ailleurs elle repose, comme nous l’avons montré à propos du concept de capital, sur des présupposés moraux, éthiques et politiques. Elle revêt donc un caractère public, et, de ce fait, devrait être l’objet d’un débat national, notamment dans les parlements des différents États, et de votes éclairés par les représentants du peuple et par eux seuls. On peut même affirmer que, compte tenu du fait qu’ils s’érigent en véritable constitution économique, les choix comptables fondamentaux devraient faire l’objet de referenda soumis
aux citoyens. Par exemple, il pourrait être demandé aux peuples, après une campagne d’information adéquate, quels types de capitaux ils souhaiteraient voir protégés systématiquement en droit comptable : le capital financier ? humain ? naturel ? Dans le contexte actuel de domination néolibérale qui vise à maintenir le capitalisme, ceci est évidemment de l’ordre du rêve. Nous allons montrer que tout est mis en œuvre pour que la concoction des lois comptables soit faite à l’écart de la participation des citoyens. Le plus souvent, la préparation de ces lois est déléguée à des comités spéciaux composés de personnes appartenant aux niveaux les plus élevés de la gestion et du contrôle des grandes firmes capitalistes, notamment leurs comptables, donc une toute petite élite gestionnaire du système. C’est notamment le cas de l’organisme américain qui décide des normes comptables : le FASB. Il s’agit d’un organisme privé auquel la Securities and Exchange Commission (SEC), un organisme public de contrôle des marchés, a délégué la tâche de l’élaboration des normes comptables (les Generally Accepted Accounting Principles [GAAP]). Il est très instructif de voir la composition de ce type d’organisation. En 2019, il était composé de sept membres (à plein-temps), qui tous proviennent des secteurs de la comptabilité, du contrôle de gestion, de la gestion des actifs, de l’audit des comptes des grandes firmes et, dans le cas de l’une d’entre eux, de la formation dans une grande école de commerce. Toutes ces personnes appartiennent donc à la sphère du business : aucun représentant de travailleurs, d’ONG, de partis politiques, ni même de l’État fédéral. No admittance here except on business ! C’est un peu comme si l’on confiait le soin de faire les lois sur la régulation de l’alcool aux producteurs de vins. L’exemple américain n’est pas exceptionnel : c’est au contraire la situation classique dans le monde entier. Une des rares exceptions à cette règle est la France, ceci en raison de circonstances historiques particulières. Après la Deuxième Guerre mondiale, les entrepreneurs et leurs alliés, les milieux politiques de droite, étaient largement discrédités du fait de leur appui au gouvernement de Vichy. Les nouvelles forces politiques dominantes étaient en faveur d’une participation plus grande de l’État et des syndicats dans la gestion des affaires économiques, y compris dans le domaine comptable. En
1947, on institua donc une sorte de parlement comptable, le Conseil supérieur de la comptabilité (aujourd’hui Autorité des normes comptables), destiné à jouer le rôle de conseiller de l’État ou de fournisseur de normes en matière de comptabilité des entreprises. On admit alors une représentation des syndicats ouvriers dans cette instance, ce qui était une révolution à l’échelle mondiale. Par ailleurs, les représentants de l’État étaient largement majoritaires (environ 68 % des voix). Les représentants des entreprises et de leurs alliés les comptables professionnels n’avaient qu’environ 20 % des voix. Quant aux représentants des syndicats, ils disposaient d’un poids certes réduit mais non négligeable : 12 %. Progressivement, ce type d’organisme a grossi jusqu’à près de 60 personnes pour pouvoir englober des représentations de plus en plus diversifiées. Aujourd’hui, après une réforme drastique en 2007, cette structure pluraliste existe toujours mais dans un cadre plus restreint : une quinzaine de personnes. Mais, ce qui a surtout changé, ce sont les rapports de force : les représentants de l’État (déduction faire du représentant de l’Autorité des marchés financiers) ne comptent plus que 38 % des voix et l’unique représentant des syndicats ouvriers 6 %. La majorité est maintenant détenue par les représentants des entreprises, de leurs comptables et de leurs auditeurs (environ 56 %). Il y a donc eu un recul très net de l’influence des syndicats ouvriers et des représentants de l’État, ces derniers étant d’ailleurs de plus en plus des anciens partenaires de grandes entreprises ou de cabinets d’audit réintégrés dans la fonction publique. En dépit de cette nouvelle donne, la France reste encore une exception en matière de préparation des lois comptables. Dans la plupart des autres pays, hormis notamment la Hollande, ce sont les actionnaires et leurs alliés (notamment de grands managers et des membres de grands cabinets d’audit) qui dictent les lois comptables sans pratiquement que les parlements n’aient leur mot à dire. Il n’est pas étonnant que dans un tel contexte les promoteurs des IFRS n’aient pas eu d’énormes difficultés à gagner la bataille de la création d’une constitution mondiale de la comptabilité capitaliste sous l’ombrelle des États-Unis.
Septième thèse : le façonnage des esprits par la comptabilité La comptabilité capitaliste ne se contente pas de réguler les marchés. Elle est aussi un redoutable instrument de façonnage des mentalités. Directement
déjà, grâce à l’éducation de tous ceux qui fréquentent les cours des écoles techniques (BTS, IAE, etc.), des grandes écoles et des universités du monde entier. Mais aussi de façon beaucoup plus insidieuse, grâce à la télévision et à la radio et aux échanges sur le web, lors des débats qui ont lieu sur les questions économiques. On y parle constamment de capital, de profit des entreprises, de leurs coûts, de leur performance et de leur compétitivité, sans jamais définir ces termes, comme s’il ne pouvait y en avoir qu’une seule acception. Or, comme nous avons commencé à le montrer et nous le montrerons encore plus, tous ces termes peuvent avoir des sens multiples et renvoyer à des conceptions totalement différentes de l’économie et des marchés. Nous prouverons par exemple qu’on peut concevoir, ce qui paraît surprenant au premier abord, un profit non capitaliste et une performance monétaire écologique, dans le cadre d’un modèle économique et comptable alternatif au capitalisme. Mais, pour l’instant, faute précisément de ce modèle alternatif, le matraquage intellectuel massif continue. Nous sommes conduits à penser qu’il ne peut y avoir d’économie de marché que dans le cadre de concepts allant de soi. Cela repose sur des affirmations toutes faites qui ne tolèrent aucune réplique tant elles paraissent évidentes : « Il faut bien que les entreprises couvrent leurs coûts et fassent du profit pour être rentables », « Il faut que les entreprises soient compétitives sur le marché ». Ce bourrage de crâne comptable concerne toutes les activités, qu’elles soient de type industriel ou marchand, qu’elles concernent la recherche, le domaine artistique et même le secteur social et politique. Nous sommes donc constamment influencés, de manière totalement insidieuse, par des raisonnements dont nous ne connaissons pas l’origine, qui ne sont jamais explicités et qui tirent leurs racines de l’histoire cachée de la comptabilité capitaliste, avec ses concepts de capital et de profit.
Huitième thèse : il n’y a pas de loi des nombres mais certaines lois couplées avec certains nombres Nous avons montré la domination de l’économie mondiale par les lois de la comptabilité capitaliste, ainsi que l’appui qui leur est donné par les États et les grandes organisations internationales. Cette situation a attiré l’attention d’un certain nombre de philosophes, de juristes et de sociologues qui ont
dénoncé les dangers de ce qu’ils appellent la « gouvernance par les nombres », une expression qu’Alain Supiot a rendue célèbre en France par un ouvrage paru en 2015{53}. Leur thèse est que nous serions passés, dans les années 1980, d’un gouvernement par les politiques et le droit à une gouvernance par les nombres, notamment dans le cadre d’une extension massive des techniques de gestion comptable des entreprises. La théorie du pouvoir de la technique et des nombres vient de Max Weber et a été reprise et développée dans les écrits de la célèbre école philosophique allemande moderne, notamment ceux d’Adorno et Horkheimer{54} en 1944, puis d’Habermas{55}. Nous estimons que les expressions générales de « gouvernance par les nombres », de « calcul rationnel » et de « formalisme mathématique » sont contestables sinon dangereuses car elles conduisent à penser que toute utilisation en économie, notamment en matière d’économie écologique et humaine, d’un nombre synthétique de type monétaire est a priori à rejeter du fait qu’elle implique une sorte de financiarisation de l’économie et donc conduit vers encore plus de capitalisme. Ce que ces auteurs auraient dû dire nettement, c’est que ce sont les nombres capitalistes et le droit comptable capitaliste qui les soutient qui sont la cause des problèmes actuels, au lieu d’invoquer généralement la faute des nombres, voués aux gémonies, et de leur opposer le droit rédempteur{56}. Nous montrerons qu’au contraire il est parfaitement possible d’imaginer de nouveaux indicateurs monétaires synthétiques qui puissent être de puissants vecteurs d’une nouvelle économie humaine et écologique dans un cadre démocratique. Nombres et techniques peuvent donc être au service des êtres humains et de l’écologie. Ne nous trompons pas de combat !
Neuvième thèse : il y a toujours eu une intervention du politique dans la comptabilité capitaliste Adam Smith, nous l’avons vu, a proclamé le règne du marché anonyme et a vu la main invisible qui le gouverne sans jamais mentionner dans ses écrits le rôle régulateur de la comptabilité capitaliste. Il n’a pas vu la contrainte qu’exerce la conservation du capital comptable sur la formation des coûts et plus largement la gestion des entreprises. Ce libéral, qui avait certes une certaine conscience des problèmes posés par une économie de tout marché, a
ainsi ouvert une voie royale aux néolibéraux-capitalistes qui défendent la thèse selon laquelle la société capitaliste ne fonctionne correctement que quand l’intervention de l’État est réduite au minimum et que le marché est la loi. Les défenseurs les plus extrémistes de cette thèse libérale, comme Benjamin Constant, ont ajouté que l’usage de la propriété devait aussi être totalement libre, ce qui permettrait d’accroître encore plus la richesse des nations. Mais cette thèse ultralibérale est historiquement fausse, si nous prenons en compte le développement réel de la comptabilité. Nous allons montrer, sur la base de nos travaux{57}, que les libéraux et les néolibéraux, quand ils sont à la tête des États, n’ont jamais cessé d’intervenir pour réguler de plus en plus fortement la comptabilité des entreprises capitalistes. Cette intervention a commencé à la fin du Moyen Âge, quand les gouvernements de villes commerciales comme Florence ont pris des mesures pour asseoir le pouvoir de capitalistes tels que Datini. Elle a continué en France sous Louis XIV, quand Jacques Savary, à la fois comptable et juriste, fut chargé par Colbert, en 1675, de rédiger ce qui fut la première réglementation nationale de la comptabilité au monde, promulguant notamment l’obligation pour tous les commerçants d’établir un bilan tous les deux ans. Elle connut un développement considérable en 1797 avec le Code général pour les États prussiens qui, pour la première fois au monde, précisait dans un texte de loi les règles d’évaluation des actifs des sociétés et notamment l’obligation d’amortir les machines. Cette influence des États continue à jouer un rôle non négligeable pendant le xixe siècle, un siècle pourtant largement marqué par le libéralisme, quand des juristes ont imposé en droit des sociétés le principe d’évaluation prudente des actifs, ceci pour sauver le capitalisme lors de certaines crises de spéculation. Ce principe a été aussi invoqué par les juristes de l’époque comme une contrepartie à l’accord sur la responsabilité limitée des sociétés anonymes, un deal bien oublié de nos jours ! Puis la contrainte est devenue considérable au xxe siècle, quand diverses réglementations ont mené à une standardisation des bilans, une intrusion de l’État pour permettre la comparabilité des performances qui n’aurait jamais pu être imaginée auparavant. Et aujourd’hui, au xxie siècle, comme nous l’avons montré avec les IFRS, cette intervention des États joue un rôle crucial dans la construction d’une véritable constitution économique mondiale basée sur des normes comptables. Au cours des deux derniers siècles, ni les gouvernements
libéraux ni les gouvernements socialistes n’ont remis en cause cette évolution vers une codification drastique de la comptabilité capitaliste. Ainsi, contrairement à la thèse de Smith, le développement du capitalisme ne s’est jamais fait sur la base de la liberté des marchés, mais bien sur l’intervention constante du politique, y compris des libéraux, pour réguler ce marché avec un type de comptabilité très encadré par les lois. Même un entrepreneur individuel propriétaire de ses machines ne peut pas les traiter « comptablement » selon son bon vouloir : il est obligé, du fait des lois comptables, de les déprécier selon certaines normes très strictes, assorties de sévères sanctions pénales. Encore une fois, quand il y va de leurs intérêts, les capitalistes et leurs principaux alliés que sont les libéraux semblent très friands de l’intervention des États. La conclusion est claire. Il n’y a jamais eu de séparation des sphères du politique et de l’économie capitaliste : elles sont inséparables. La comptabilité notamment, en tant que branche fondamentale de l’économie capitaliste, est totalement tributaire de règles édictées par les politiques. Ce chapitre nous a permis de voir que, sur une période d’environ sept siècles, les capitalistes ont progressivement réussi, avec l’aide des gouvernements libéraux et socialistes, à imposer la protection de leur pouvoir et de leur capital à l’échelle du globe, ceci grâce à une constitution comptable de portée internationale. La société libérale « démocratique » a ainsi légitimé et imposé par des normes mondiales très strictes la rationalité pratique et égoïste de Datini. Le libéralisme s’est certes parfois opposé aux régimes autoritaires, mais il n’a jamais remis en cause le capitalisme{58}. Contrairement à un discours superficiel très fréquent, ce ne sont pas la mondialisation ni le marché mondial qui sont la cause des problèmes actuels mais une certaine mondialisation sous l’égide des lois comptables capitalistes. Il est temps maintenant de proposer une alternative à cette constitution terrible qui domine les activités économiques de tous les pays et qui nous mène vers des catastrophes écologiques et sociales. Le drame de nombre d’économistes socialistes et communistes, à commencer par Marx, est de n’avoir jamais pu concevoir une alternative crédible au système capitaliste faute d’une re-conceptualisation de son cœur : son système comptable. Nous
allons donc proposer un nouveau système comptable dont le but sera de préserver le capital humain et le capital naturel dans un cadre démocratique.
Chapitre 3
Remplacer la comptabilité capitaliste destructrice par une comptabilité écologique Il est facile de critiquer ou de déconstruire, beaucoup moins de proposer et de reconstruire. Le système capitaliste a fait la preuve qu’il peut produire des richesses, mais en maltraitant les êtres humains et la nature. Il est aisé de dire qu’« il faut dénoncer la politique du gouvernement par les nombres » ou, de façon apparemment plus constructive, en invoquant les philosophes, « tu dois traiter ton prochain comme une fin et non comme un moyen », ou encore « l’humanisme et le naturalisme ne s’opposent pas ». Toutes ces belles formules ne donnent hélas pas de solution concrète pour changer le système économique capitaliste. Pour lutter contre lui, il faut dépasser les simples slogans et les bonnes intentions générales. Ajoutons, ce qui complique encore la situation, que toutes les tentatives antérieures destinées à remplacer le système capitaliste ont échoué, qu’il s’agisse des expériences soviétique, chinoise ou yougoslave et même de tentatives plus intéressantes, comme celle de l’économie sociale et solidaire et du mouvement des communs initié par Elinor Ostrom{59}. Ceci, et c’est notre thèse, en raison du fait qu’elles n’ont pas voulu ou pu changer véritablement la rationalité comptable capitaliste : pas de sortie du capitalisme sans changement drastique de la comptabilité des entreprises. S’agissant des Soviétiques, il est fascinant de constater qu’ils ne sont pas sortis des griffes d’une sorte de comptabilité capitaliste. Le système comptable de l’URSS était un système en partie double qui avait conservé une comptabilité monétaire avec un bilan dans lequel le seul capital à conserver était le capital de l’État, avancé et géré par une classe de bureaucrates. Comme le montre l’étude de Makarov{60}, l’auteur dominant en URSS dans les années 1960, il y avait un compte de résultat dans lequel les salariés soviétiques apparaissaient comme une charge pesant sur le profit de ces bureaucrates. En se basant sur le « matérialisme dialectique » et le
« marxisme » (dixit Makarov), on avait voulu simplement singer le capitalisme privé avec un capitalisme d’État dans lequel le profit de la Nomenklatura englobait la totalité de la plus-value disponible après paiement des salaires : il s’agissait d’une plus-value capitaliste englobant les intérêts, les taxes et le profit pur de cette bureaucratie. Donc un système capitaliste ancré dans la modernité tout aussi destructeur que le système conçu par Datini. Le tout dans le cadre d’une planification autoritaire. Un système basé sur un droit de la propriété « soviétique », géré par des managers toutpuissants, encore pire, sur le plan démocratique, que celui du capitalisme occidental, mais très proche de lui sur le plan des outils comptables. Lénine ne disait-il pas qu’il faut appliquer la comptabilité des grandes firmes capitalistes pour accroître la productivité des ouvriers soviétiques ? La même situation prévalait dans la Chine de Mao. L’ouvrage de Makarov, traduit en chinois, avait inspiré de nombreux auteurs{61}. Dans ces deux pays communistes, on avait simplement évité d’utiliser, totalement ou partiellement, le mot capital (Kapital en russe et Zi Ben [资本] en chinois). On avait privilégié les termes fonds statutaire (Ustavni Fond en russe et ZI Jin [资金] en chinois), ceci pour se démarquer formellement de la comptabilité capitaliste occidentale. Mais cela ne changeait rien à la philosophie capitaliste de leur comptabilité{62}. Il n’est pas étonnant que le droit comptable chinois, après la chute de Mao, ait pu être reconverti aussi facilement dans le cadre d’une économie de marché régulée par les IFRS. Par contre, le système yougoslave de l’autogestion, du temps du président Tito, avait mis au point une comptabilité beaucoup plus originale. Comme le montre l’étude de Jezdimirovic{63}, il s’agissait encore d’une comptabilité en partie double, monétaire. Dans cette comptabilité, le seul capital à conserver restait le capital financier, c’est-à-dire, fondamentalement, les apports de l’État et des banques, ce qui constituait, de notre point de vue, un des problèmes majeurs de cette expérience : l’État, aux mains de la Ligue communiste, conservait un pouvoir très important d’organisation du marché, au-delà de la seule régulation comptable. Mais le point très original, par rapport à celui de l’URSS, était que les employés devenaient « autogestionnaires » et avaient droit au profit résiduel, défini grossièrement comme le solde, au compte de résultat, de ce qui reste des ventes encaissées après charges d’amortissement des différents actifs utilisés et paiement des
impôts et intérêts. Ils n’étaient donc plus des salariés mais, au moins théoriquement, des associés qui géraient le profit résiduel, tout comme les actionnaires le gèrent dans une société privée. Cette expérience originale a échoué pour des raisons complexes{64} d’ordre politique : conflits latents des nations composant ce pays, réunies de force, rôle dirigeant de la Ligue communiste, statut problématique du capital financier{65} et des banques contrôlés par l’État, isolement du pays dans des espaces économiques en conflit (relations est-ouest), etc. Toutes ces expériences du monde communiste appartiennent au passé. Elles n’ont pour seul intérêt de nos jours que de renseigner sur les dangers d’un modèle de pouvoir managérial et de prouver que pour qu’un système économique fonctionne, il faut toujours une comptabilité d’entreprise en partie double adaptée en fonction des objectifs poursuivis : même les autogestionnaires de Yougoslavie ont dû se colleter à cette tâche primordiale en modifiant quelque peu leur concept de profit. Quant à l’économie sociale et solidaire et au mouvement des communs, qui sont des réalités bien vivantes, leur principal problème est que ces expériences intéressantes cherchent à faire du social dans une économie capitaliste qui a pour norme le dumping social. Il est très difficile de subsister dans un tel contexte et d’innover, surtout en matière comptable. En conclusion de cette (trop) brève analyse, nous pouvons dire qu’actuellement le système capitaliste peut encore « dormir » tranquille : il n’existe pratiquement pas de modèle sérieux de gestion, notamment comptable, qui puisse lui être opposé. C’est précisément pourquoi nous avons décidé de relever ce défi en proposant un nouveau modèle de comptabilité, alternatif à celui du capitalisme. Pour mener à bien cette tâche, nous allons partir du système de la partie double tel qu’il a été inventé par des capitalistes comme Datini en le transformant en une nouvelle comptabilité au service de la cause écologique et humaine. À l’instar de certains arts martiaux comme le judo, il s’agira d’utiliser la force de l’adversaire pour la retourner contre lui. Au lieu, comme Datini, de ne traiter que son capital financier comme une dette à rembourser, nous traiterons les deux autres capitaux humain et naturel de la même façon{66}. Ainsi, nous pourrons redéfinir totalement non seulement le concept
de capital mais aussi, du même coup, les concepts de coût et de profit. Le système comptable correspondant est le modèle CARE/TDL (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology/Triple Depreciation Line). Il est conçu pour être la base d’une nouvelle économie de marché et d’une nouvelle gouvernance des entreprises et des nations. Nous nous appuierons pour le présenter sur les travaux que nous avons menés depuis plusieurs années avec Alexandre Rambaud et qui ont inspiré déjà un grand nombre de thèses et de livres qui enrichissent ces travaux (voir la bibliographie complémentaire en fin d’ouvrage). Pour concevoir et réaliser cet objectif, nous énumérerons dans un premier temps douze propositions (ou axiomes) dans le cadre d’une téléologie de la gestion, qui formeront la base de notre modèle CARE/TDL et la pierre angulaire de la constitution d’une nouvelle économie de marché. Ces propositions concernent les fondements même de l’économie. Elles pourraient être complétées par des mesures plus ciblées telles que celles qui figurent dans certains cahiers de doléances de gilets jaunes, notamment des réductions de taxes pour les travailleurs les plus pauvres{67}. Dans un second temps, nous comparerons et opposerons ce nouveau modèle de comptabilité à d’autres propositions de réforme qui sont faites actuellement par les alliés du capitalisme. Nous montrerons que celles-ci prétendent fournir des solutions à la crise écologique et humaine actuelle alors qu’elles ne sont destinées qu’à perpétuer le capitalisme financier.
Les douze propositions de base du modèle CARE/TDL Première proposition : la définition du concept de capital On entendra par capital une « chose », matérielle ou non, offrant une potentialité d’usage, et reconnue comme devant être maintenue sur une certaine période de temps déterminée à l’avance. Cette définition implique que toutes les catégories qui vont composer un (vrai) capital devront être considérées comme des dettes de conservation de quelque chose et non, comme c’est généralement le cas dans la littérature économique, comme des actifs ou des ressources à utiliser. Exprimé en termes plus philosophiques, un capital est une fin en soi et non un simple moyen{68}.
La conséquence immédiate de cette définition est qu’il est impossible de compenser les différents types de capitaux entre eux de façon, par exemple, à permettre la dégradation de certains capitaux au motif que d’autres seront améliorés. Pour employer le vocabulaire de l’économie écologique, la méthode CARE/TDL repose fondamentalement sur une « conception forte de la soutenabilité » et non sur une « conception faible »{69}. Dans cette vision forte de la soutenabilité, on ne permet pas la compensation des capitaux financier, humain et naturel, comme c’est par exemple le cas de la conception de la Banque mondiale pour évaluer la richesse des nations : pour cet organisme, la construction d’un immeuble peut compenser la perte de biodiversité{70}. Nous précisons que cette approche de la soutenabilité forte est, en principe, stricte. C’est-à-dire que, sauf exceptions dûment mentionnées, il n’est pas non plus possible d’opérer des compensations au sein de chacun des trois types fondamentaux de capital. Ceci est évident pour ce qui est du cas du capital humain : on ne peut imaginer, par exemple, comme cela se fait dans les comptabilités nationales classiques (voir infra), que les rémunérations exorbitantes de cadres comme Carlos Ghosn, l’ancien P.-D.G. de Renault, puissent compenser les misérables payes de certains gilets jaunes{71}. Cette règle vaut également pour ce qui concerne les différentes catégories de capitaux qui composent le capital naturel. On ne peut détruire les poissons en invoquant, en guise de compensation, l’augmentation du nombre de porcs d’élevage : le problème est celui du maintien de la biosphère, plus exactement de son fonctionnement global (voir infra). Par contre, dans le cas du capital financier, c’est plutôt l’exception qui constituera la règle : avec le progrès technologique, une machine classique pourra évidemment être remplacée par une nouvelle machine plus performante si la protection des deux autres types de capitaux est assurée, ce qui met sous contrainte ce progrès technologique. Deuxième proposition : le choix des capitaux C’est la tâche d’une société de type démocratique que de déterminer les choses qui méritent d’être traitées comme de véritables capitaux, c’est-à-dire conservées systématiquement. On a vu comment les capitalistes, grâce notamment à l’appui des forces favorables au néolibéralisme, ont réussi, jusqu’à nos jours, à faire en sorte que seul le capital financier soit promu en comptabilité au rang de vrai capital. Pour nous, il y a au moins trois types de
capitaux qui méritent une conservation systématique : les capitaux naturel, humain (comprenant au sens large le capital social, sociétal, artistique) et financier. Tous les trois méritent le même sort. Nous donnons ci-après plus de détails sur la définition et les caractéristiques de ces types de capitaux. Nous précisons, à ce stade du raisonnement, que le capital naturel doit être entendu comme les choses (vivantes ou non) sans lesquelles la possibilité d’une vie humaine sur Terre serait inexistante ou mise en danger. Certes, il s’agit d’une conception anthropocentrique mais, comme l’a bien montré le philosophe Norton, il est parfaitement possible de concilier une telle position avec l’exigence d’une conservation systématique du capital naturel{72}. Nous soulignons que notre énumération des trois capitaux de base commence avec celle du capital naturel. En effet, nous considérons que ce type de capital est la base des deux autres et doit avoir la priorité. Il faut donc sortir des schèmes modernes qui privilégient les êtres humains et, parmi eux, les capitalistes : le pouvoir être de l’homme doit avoir des limites{73}, sauf à risquer de le ramener à la caverne ! Mais notre énumération des trois capitaux n’est pas exhaustive. C’est aux citoyens de décider quels autres types de capitaux ils considèrent comme tels. Ainsi, un arbre vénéré par une tribu peut être un capital. Troisième proposition : la réalisation d’études ontologiques Il est impossible d’assurer une véritable conservation des capitaux humain et naturel sans des études ontologiques permettant d’observer la nature et le fonctionnement de ces capitaux, ceci indépendamment des services qu’ils peuvent rendre au capital financier et aux consommateurs. Le but de ces études ontologiques est de comprendre ce que sont réellement ces capitaux et comment ils s’inscrivent dans le cadre de la reproduction globale de la biosphère et de l’écosphère. Donc les considérer en tant que tels et non, comme c’est le cas le plus souvent dans le cadre des analyses économiques de type capitaliste, soi-disant environnementales ou humaines, comme des sources de services et de profits. Cette perspective ontologique et holistique rompt avec la modernité qui accompagne déjà le projet capitaliste initial et qui soumet la nature aux lois des hommes, comme l’a montré Castoriadis{74}. En matière de capital naturel, le but principal est d’étudier comment le
renouvellement permanent des structures et du fonctionnement des cycles biologiques est assuré de façon à permettre la conservation de la biodiversité, celle-ci étant la base de la vie sur Terre. Il ne s’agit donc pas, à ce niveau de la réflexion, de savoir si les humains vont pouvoir tirer de ce fonctionnement des services et des profits. Le principe est de conserver le capital naturel pour éventuellement trouver des utilités et non de poser une contrainte utilitariste pour éventuellement conserver le capital naturel : conserver pour produire de la valeur et non l’inverse ! En matière de capital humain, le but est de considérer les êtres humains comme des personnes en soi qui ont la possibilité d’assurer leur conservation pour mener une vie correcte, et non comme des travailleurs destinés à fournir des services et des profits à une entreprise. Si l’on accepte ce type de raisonnement qui fait des êtres humains et de la nature des capitaux à maintenir en soi, et non de simples moyens économiques, la question est alors de savoir dans quels cas et dans quelles conditions la résilience{75} de ces capitaux est mise en danger. On peut parler de résilience humaine, notamment quand les conditions d’emploi des travailleurs menacent la préservation de leur santé ou, plus généralement, les empêchent de mener une vie digne. La tâche complexe d’identifier ces menaces sera accomplie par différentes personnes. Dans le cas des humains, elle sera notamment effectuée, avec la collaboration des personnes concernées, par des scientifiques indépendants tels des ergonomes ou des médecins d’entreprise et par les représentants syndicaux. Dans le cas du capital naturel, elle s’effectuera avec des écologues mais aussi d’autres personnes, comme les membres de certaines ONG qui ont une bonne connaissance des problèmes de conservation de la nature et les « locaux » ou « riverains » qui ont prouvé leur aptitude à en prendre soin. Toutes ces personnes seront en quelque sorte des porte-parole des trois capitaux concernés{76}. Cette approche n’a rien à voir avec celle de l’analyse des fonctions environnementales telle que souvent développée en analyse économique, visant à apprécier la capacité des êtres humains et de la nature à fournir des biens et services pour la satisfaction des consommateurs et les profits des entreprises. Elle se démarque également des recherches ambitieuses de la philosophie qui veulent découvrir l’essence de l’homme : les études
ontologiques dont il est question ici visent plus « modestement » à permettre à tous les êtres humains de vivre correctement en coexistence avec le reste de la biosphère. Nous soulignons que la méthode CARE donne la priorité aux actions de conservation des capitaux existants, ce qui implique déjà pour eux, très souvent, des actions de rectification des payes (cas du capital humain) ou des dépenses nouvelles de conservation (cas des sols, de la biodiversité, etc.). Dans le cas des capitaux disparus, des mesures de restauration pourront évidemment aussi être prises si cela est encore possible ; mais il serait déjà bien, au stade où nous en sommes, que la conservation de l’existant soit d’abord assurée. Quant à l’amélioration de l’état « antérieur » (lequel ?), c’est un idéal qui paraît bien présomptueux actuellement : avant de penser à créer de la valeur, il faut d’abord conserver les capitaux que l’on a, ce qui n’est pas fait de nos jours. Quatrième proposition : la mise en place de normes et de standards scientifiques humains et écologiques Grâce à l’analyse ontologique des capitaux humain et naturel et de leur état actuel, il va être possible de déterminer les conditions de leur résilience et d’en déduire des normes (standards) de leur utilisation permettant leur conservation. Dans le cas des êtres humains, on parlera de conservation et de possibilité de mener une vie correcte, digne. Il s’agira d’en induire des payes suffisantes pour tous, pour assurer cette conservation eu égard aux conditions locales et aux caractéristiques des personnes (notamment la prise en compte de certaines incapacités physiques ou mentales). Cela impliquera vraisemblablement une remise en cause des différences de « rémunérations » actuelles, notamment des salaires exorbitants de certains cadres et des dividendes des actionnaires. Soulignons que ce type de paye pour conservation ne constitue pas à proprement parler un revenu et n’a rien à voir avec les concepts de revenu minimal ou de revenu universel dont on parle souvent actuellement qui n’assurent pas vraiment la conservation des personnes, y compris lors de leur retraite. En effet, dans la philosophie de CARE, de la même façon que pour un actionnaire il n’y a de dividende qu’après conservation de son capital financier, pour une personne son revenu réel ne commence qu’après conservation de son capital humain : nous ne parlerons donc du « revenu » des employés qu’au moment de la répartition du nouveau profit (voir infra). Précisons qu’en cas de faillite de certaines firmes,
le financement des budgets de coûts de maintien du capital humain concerné sera systématiquement assuré par l’ensemble des firmes qui seront rendues collectivement responsables de leurs actes. Dans le cas du capital naturel (sols, eaux, biodiversité, atmosphère, etc.), ce sera la tâche des scientifiques indépendants des firmes que de définir des seuils à partir desquels il y a des risques de perte de résilience. En raison de la difficulté pratique à définir ces seuils (car ils peuvent considérablement varier d’un lieu à l’autre), une solution pragmatique sera de décider prudemment de limites à respecter pour leur usage, ou, encore mieux, de déterminer des zones dans lesquelles ces risques ont des fortes probabilités de survenir. Plus précisément, ces zones de risques devront être conçues de façon à donner des avertissements bien avant l’atteinte des limites de résilience{77}. Sans la définition de ces normes (standards), il est impossible d’assigner un objectif concret à une gestion écologique et humaine. Contrairement à une optique fréquente de gestion qui cherche à faire des efforts sans avoir posé les limites environnementales et humaines à respecter, la méthode CARE/TDL est entièrement guidée par ce type d’objectif relié à des études ontologiques à caractère scientifique. Pour nous, toute gestion qui ne serait pas assise sur ces types d’objectifs est vouée à l’échec du fait de son caractère « aveugle » : elle aboutit, comme c’est souvent le cas pour la fameuse RSE, si prisée par les entreprises, à des objectifs tactiques formulés en termes de vagues progrès dont nul ne sait où ils peuvent et doivent mener. Nous ne nions pas, comme le montrent Capron et Quairel{78}, que certaines entreprises puissent mener spontanément une politique sérieuse de conservation de leurs capitaux humain et naturel dans le cadre de la RSE. Il existe dans cette pratique, dont la nature est complexe à analyser, de multiples cas de figure qu’il ne faut pas amalgamer. Mais nous pensons que les entreprises qui jouent vraiment le jeu doivent se saisir du label de la méthode CARE pour se distinguer des autres, notamment pour faire valoir qu’elles respectent des cibles scientifiques de maintenance. Le point novateur de la méthode CARE/TDL par rapport à tous ces travaux précurseurs en ce domaine est de permettre de relier ces cibles « physiques » à des indicateurs monétaires microéconomiques et macroéconomiques de capital et de profit. Cette « monétisation » n’est pas contradictoire avec les principes qui animent la sociologue Méda{79} et les économistes écologistes Gadrey et Lalucq{80} : le
but est bien de conserver la nature sur la base d’un coût de maintien et non de lui donner un prix ! CARE présente l’avantage considérable d’offrir une alternative sérieuse au modèle comptable capitaliste qui lui aussi repose sur des normes, notamment d’amortissement, pour maintenir son capital financier tout en donnant un résultat monétaire. Dans le cadre de notre approche du bas vers le haut, ces limites ou ces zones limites devront être le plus souvent définies par les entreprises ellesmêmes{81} sous le contrôle de nouveaux auditeurs indépendants spécialisés dans les domaines susvisés. Cela impliquera la création d’une part d’un nouveau corps d’auditeurs « verts », et d’autre part d’auditeurs ergologues qui ne devront pas être inféodés aux firmes, ceci dans le cadre d’un nouveau service public d’audit. Dans certains cas, s’agissant de phénomènes d’envergure mondiale comme la question de la réduction des gaz à effet de serre, il est évident que la définition des cibles scientifiques à respecter viendra d’organismes internationaux comme le GIEC. Plus généralement, une coopération d’organismes locaux, régionaux, nationaux et internationaux sera nécessaire pour parvenir à définir des normes de qualité. Grâce à une telle coopération, nous pourrions par exemple aboutir à définir des normes de payes de conservation en ligne avec les exigences générales posées par l’OIT et adaptées aux situations locales. Cinquième proposition : le maintien d’une comptabilité en partie double Nous avons vu que toute gestion correcte d’une entreprise implique un bilan dualiste avec un côté réservé à la conservation des capitaux et un autre à leur utilisation. Il en va de même dans le modèle CARE/TDL, sauf que les types de capitaux sont au nombre de trois. Nous restons donc dans le cadre d’une comptabilité en partie double. On peut à cet égard conclure que cette technique est neutre : elle peut être aussi bien utilisée pour le capitalisme que contre lui. Il ne faut pas confondre une technique et son utilisation. Classiquement, dans notre nouveau bilan, le côté droit sera réservé à l’enregistrement des montants de capitaux à conserver (les dettes de l’entreprise envers les trois nouveaux apporteurs de capitaux) et des résultats, et le côté gauche concernera les ressources{82} correspondantes, c’est-à-dire les actifs. Ces derniers pourront être définis comme des choses matérielles ou
non, destinées à être utilisées pour répondre à certains besoins ou désirs{83}. Sixième proposition : l’imposition du nouveau modèle par des lois comptables L’établissement de ces nouveaux modèles de bilan avec trois types de capitaux au passif devrait être rendu obligatoire par des lois comptables pour l’ensemble des acteurs économiques, mais d’abord pour les grandes entreprises, qui sont les principales responsables de la situation sociale et environnementale actuelle. Il s’agit d’appliquer les mêmes contraintes que celles qui existent déjà en matière de protection du capital financier, des contraintes qui sont actuellement acceptées sans problème par l’ensemble de ces entreprises. Comme c’est le cas aujourd’hui, des régimes simplifiés pourront être prévus pour les petites et moyennes entreprises. La généralisation de ces obligations comptables permettra de progresser rapidement et efficacement vers la réalisation des objectifs écologiques et humains qu’appellent de leurs vœux de plus en plus de citoyens dans le monde. On sortira ainsi enfin du dualisme actuel qui impose des lois strictes pour la conservation du capital financier et qui accorde la possibilité de « lois molles » pour ce qui regarde la conservation des deux autres types de capitaux. Septième proposition : l’établissement d’écarts de conservation (de soutenabilité) Chaque entité économique, pour établir son nouveau bilan écologique et humain, devra faire une comparaison entre la situation actuelle du capital humain et du capital naturel dont elle est responsable et les normes de conservation locale, régionale et nationale qui auront été définies d’après les études ontologiques dont il a été question précédemment. Cette comparaison leur permettra de déterminer des écarts entre leurs pratiques (notamment en matière de pollution, de consommation et de rémunération) et les standards humains et naturels qu’elles sont supposées respecter. On aura donc affaire à deux grands types d’écarts (de nature monétaire ou non monétaire selon le cas) : les écarts de soutenabilité (ou de conservation) humaine et les écarts de soutenabilité (ou de conservation) écologique{84}.
Huitième proposition : la tenue de budgets de coûts de maintien des trois capitaux Dans le cas, sans doute très fréquent, de survenance ou de risque de survenance d’écarts de soutenabilité (ou de conservation) humaine ou naturelle, les entités concernées devront d’abord déterminer les mesures les moins coûteuses possibles pour permettre de remettre ces capitaux en état de résilience (ou de conservation) ou, encore mieux, de stopper les causes des dégradations de ces capitaux, ceci dans le meilleur délai compatible avec les contraintes imposées par le risque de non-résilience. Elles devront ensuite évaluer, pour chaque capital concerné, séparément, les budgets nécessaires pour parvenir à cette soutenabilité (résilience). Ces budgets seront appelés budgets de coûts pour la soutenabilité (résilience). Dans le cas où une entité aurait une activité qui respecte déjà la conservation du capital naturel (par exemple avec un type d’agriculture forestière adapté à la conservation des sols et des eaux), alors cette entreprise n’aura pas de budget à prévoir. Dans notre vision de l’économie écologique, une entreprise parfaite n’a pas de capital naturel car elle n’a pas de dette écologique. Cette situation ne peut évidemment pas se produire dans le cas du capital humain car, à la différence de la nature qui se régénère normalement si on en respecte les règles de fonctionnement (à l’entropie près), l’être humain doit régulièrement « recharger ses batteries » à l’aide d’un budget, le plus souvent mensuel{85}. Au total, trois grands types de budgets de coûts de maintien devront être établis pour les capitaux naturel, humain et financier lors de la fondation d’une entreprise, quitte à ce que, pour la nature, ce budget soit nul. Ces budgets de coûts de maintien constituent, comme le montre Alexandre Rambaud, la « valeur d’existence » des capitaux concernés{86}. Neuvième proposition : l’inscription des budgets de coûts de maintien au passif en tant que capitaux Les budgets établis pour une certaine période pour la conservation des différents éléments constitutifs du capital humain (c’est-à-dire, principalement, la somme des payes de conservation attribuées aux membres
du personnel) vont constituer le capital global humain, c’est-à-dire la dette de capital de l’entreprise concernée à l’égard de son personnel. Ce capital humain (au sens comptable) sera enregistré en tant que dette au passif du bilan, de la même façon que la dette de capital financier figure aujourd’hui au passif des bilans des entreprises{87}. Similairement, la somme des budgets éventuellement prévus pour assurer, pour la période concernée, la conservation (soutenance) des constituants du capital naturel va former ce qu’on appellera le capital naturel global de l’entreprise, c’est-à-dire la dette écologique globale de l’entreprise. Ce capital naturel global sera enregistré sous le nom de « capital naturel » au passif du bilan. Soulignons que tous ces enregistrements concernent des budgets pour modifier le présent par des actions futures : cette comptabilité n’est donc pas tournée vers le passé ! À l’issue de ces opérations, le nouveau bilan CARE/TDL, contrairement au bilan des capitalistes, ne comportera plus un seul type de capital, le capital financier. On verra apparaître à son passif trois lignes (zones ou tranches) distinctes de capitaux : les lignes relatives aux capitaux naturel, humain et financier. Nous avons vu que nous nous situons dans l’hypothèse de la soutenabilité forte. Par conséquent, ces trois grandes zones seront « imperméables » : une dette inscrite au capital global naturel ne sera pas compensable par du capital financier ; de la même façon, une dette inscrite au capital global humain ne pourra être annulée par une hausse du capital financier comme c’est le cas par exemple dans les écrits de la World Bank. Il en ira de même à l’intérieur de ces trois zones de capital, sauf pour ce qui concerne le capital financier pour lequel des compensations sont permises. Par exemple, profiter de l’innovation technologique pour remplacer des machines anciennes et soulager le travail humain sachant que cette innovation technologique est sous contrainte de la conservation systématique des personnels soit au niveau de la firme soit à celui de la collectivité, ce qui va modifier le rythme et la teneur du développement technologique. Signalons pour conclure que l’expression de comptabilité en trois capitaux ou de « tri-capitalisme » qui peut être attribuée au modèle CARE/TDL{88} ne signifie évidemment pas qu’il n’y a que trois capitaux. En fait, pour ce qui est du capital naturel et du capital humain, ils sont composés d’une multitude de
capitaux. On a donc affaire à une explosion du nombre de capitaux apportés à l’entreprise sans commune mesure avec le nombre de capitaux apportés par les capitalistes financiers{89} ! Dixième proposition : la comptabilisation d’un coût complet écologique et humain permettant le maintien des trois capitaux Simultanément et symétriquement à l’enregistrement des montants des trois types de capitaux-dettes à conserver au passif, leur montant sera également inscrit à l’actif en tant que coût d’usage des actifs (des moyens) correspondant à ces trois capitaux. L’utilisation progressive effective de ces actifs donnera lieu à trois types d’amortissement (d’usure). Classiquement, ces diminutions d’actifs entraîneront la comptabilisation de trois types de charges d’amortissement séparées au compte de résultat qui seront des diminutions respectives des trois types de capitaux concernés. Ces trois types de charges d’amortissement formeront un vrai coût complet écologique, humain et financier qui n’a rien à voir avec le coût partiel (tronqué) qui gouverne actuellement la formation du marché capitaliste{90}. Ce coût complet humain et écologique sera la base de l’établissement de nouveaux prix permettant une couverture complète des coûts humains et écologiques. On ira ainsi vers la fin des dumpings humains et écologiques qui caractérisent le monde capitaliste actuel{91}. Les entreprises seront obligées de facturer au minimum à ce prix, comme elles le sont déjà par l’OMC mais, hélas, sur la base d’un prix n’assurant que la conservation du capital financier. Normalement, l’entreprise qui facture à un prix égal à ce coût récupérera une somme d’argent du fait de ses ventes qui lui permettra de réinvestir dans les actifs naturels, humains et financiers qui ont été usés et ainsi de maintenir les trois types de capitaux correspondants. Onzième proposition : un nouveau type de profit commun Si l’entreprise parvient, grâce aux savoir-faire de ses employés et à un management intelligent, à éviter certaines usures de ses actifs ou à réduire les coûts des mesures prises à cet effet, elle pourra enregistrer un profit justifié dans le cadre de cette nouvelle économie de marché écologique et humaine. Il s’agira donc d’un profit qualifiable d’écologique et d’humain dans la mesure
où il ne peut apparaître qu’après conservation des trois types de capitaux retenus dans la méthode CARE. Ce nouveau type de profit, qui résultera de l’activité en commun des trois types de capitaux, sera considéré comme un profit commun aux trois capitaux. La méthode CARE/TDL débouche donc sur un résultat commun découlant d’une action en commun de trois capitaux (voir ci-après). Elle constitue en ce sens une application effective et généralisée des thèses formulées par Ostrom{92}, ceci grâce à une comptabilité adéquate permettant de concrétiser les souhaits de cette économiste. L’existence de ce profit commun ne fera pas de l’entreprise une communauté, au sens de l’historien du droit Otto Friedrich von Gierke{93} : il y aura toujours des conflits d’intérêts, comme il y en a d’ailleurs actuellement dans toute société capitaliste entre les associés, mais ces conflits, du fait même de ce type de profit commun, seront vraisemblablement bien moindres. Cette nouvelle donne économique pourra se réaliser au niveau mondial et non pas seulement dans certains secteurs de l’économie, ce qui permettra à l’économie sociale et solidaire et à l’entreprise en commun{94} de dominer enfin l’arène économique, alors qu’elles ont des chances très faibles de se développer dans un monde où les firmes capitalistes font sans arrêt du dumping écologique et social. Le sort de ce nouveau profit distribuable dépendra de la décision commune des trois types d’investisseurs associés. Ces derniers, dans la mesure où ils gèrent un profit commun, deviendront en effet véritablement associés pour le meilleur et pour le pire, ce qui devrait en faire sinon des alliés du moins des partenaires possibles et non, comme dans la situation actuelle, des adversaires automatiques. Comme dans toute société anonyme (SA) classique, l’utilisation de ce profit commun aux nouveaux associés pourra être déterminée librement par la nouvelle assemblée générale annuelle qui réunira l’ensemble des investisseurs (voir infra). Logiquement, le fait pour les employés et les apporteurs de capitaux financiers de recevoir une paye ou une retraite correcte pour leur participation physique à la vie des firmes devrait les inciter à mettre une partie de ces bénéfices en réserve pour un autofinancement de l’expansion de leur entreprise commune. Cependant, des distributions de « dividendes » (au sens large et nouveau du terme) seront possibles pour un revenu collectif ou
individuel des investisseurs en capital humain et financier, sachant que pour ces derniers il n’est pas question de leur verser un intérêt systématique comme c’est le cas dans la finance actuelle. Le nouveau concept de revenu concerne donc uniquement ces rémunérations fondées sur le nouveau concept de profit. Dans ce cadre, on pourra avoir, outre des rémunérations collectives, des récompenses de personnels et d’investisseurs financiers pour des apports névralgiques ou le maintien de leur capital sur une longue durée par exemple. CARE ne verse donc pas dans l’égalitarisme. À terme, l’association d’un très grand nombre d’employés au sort de la SA et à ses résultats devrait permettre de sortir de la situation d’aliénation dans laquelle ils vivent aujourd’hui du fait de leur condition de simples salariés, alors qu’ils contribuent eux aussi par leur apport de capital humain au « financement » des entreprises : les travailleurs sont des investisseurs, au même titre que les investisseurs financiers{95}. Le monde capitaliste traditionnel a l’art de capturer les mots flatteurs ! Ces travailleurs vont enfin devenir de véritables associés à la gestion de leur entreprise et pourront notamment décider de la durée de leur travail, dans le respect des règles communes établies aux échelles nationale et internationale. Cette amélioration de leur situation sera d’autant plus forte si des mesures de fragmentation des grands groupes en sociétés à taille humaine sont opérées. Elles ne pourront qu’être favorables à une dynamisation des entreprises. Bien entendu, cette progression de la cogestion pourra être interprétée comme une tentative de faire revivre la vieille idée de la collaboration du capital et du travail. Mais encore une fois rien n’empêchera les syndicats d’en critiquer les effets. C’est ce qu’ils font déjà aujourd’hui en France en acceptant que des membres des comités d’entreprise « collaborent » avec les dirigeants d’entreprises. De plus, ces mêmes syndicats ont généralement accepté qu’il y ait des administrateurs salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Par ailleurs, même si les salariés deviennent des associés des sociétés, cela n’empêchera pas le code du travail de subsister : il ne faut pas confondre salariés et travailleurs. Cette analyse du profit commun géré par les nouveaux capitalistes termine la phase descriptive de la nouvelle comptabilité que l’on peut résumer par la figure 2 ci-contre.
Figure 2. Le nouveau schéma comptable de l’entreprise en commun
Comme on peut le constater, des capitaux non financiers (ou « extrafinanciers ») humains et naturels apparaissent au passif du nouveau bilan (à droite du cadre symbolisant les actifs de l’entreprise) pour être systématiquement conservés. Le nouveau coût des ventes et le nouveau prix de vente qui résulteront de cette introduction permettront de les conserver et de dégager un nouveau type de profit. Douzième proposition : une cogestion écologique des entreprises L’application des lois précédentes va donc avoir de profondes conséquences en matière de gouvernance des firmes, c’est-à-dire, comme le montre Perez{96}, en matière de pouvoir. Premièrement, comme chaque type de capital a ses propres charges d’amortissement, il n’est plus à la charge des autres capitaux. Ainsi, les charges du capital humain ne sont plus des charges du capital financier, comme elles le sont dans le système comptable capitaliste, mais des charges qui pèsent sur le revenu commun aux trois capitaux, les ventes étant aussi considérées comme le fruit de l’utilisation en
commun de trois capitaux. Deuxièmement, l’apparition au passif de trois capitaux et non plus d’un seul (le capital financier) conduit à considérer (enfin) qu’il y a trois types d’apporteurs de capitaux dans l’entreprise et que ceux-ci, ou leurs représentants, doivent être traités sur un pied d’égalité. Ils auront droit à un pouvoir égal dans toutes les décisions qui concernent le choix des dirigeants de l’entreprise et la répartition du nouveau concept de profit. Ceci dans le cadre d’une cogestion écologique et sociale d’un type complètement nouveau qui va beaucoup plus loin que la fameuse co-détermination allemande{97}. Ainsi, dans les ateliers ou services, les apporteurs de capital travail ne seront plus de simples salariés mais bien des associés à la gestion de l’entreprise. Ils ne seront plus les jouets de politiques influencées par des actionnaires absents qui décident de leur sort à des milliers de kilomètres. Troisièmement, comme il y a trois catégories d’apporteurs en capital, on pourra parler d’une théorie intégrale des investisseurs de capitaux (TIIC, ou CARE/TDL capital-holder theory en anglais). Cette nouvelle théorie se substituera à la stake-holder theory d’obédience américaine{98} qui domine actuellement le monde des idées en matière de réforme de la gouvernance des entreprises. Cette capital-holder theory est beaucoup plus précise et porteuse de changement dans la gouvernance des firmes, dans la mesure où elle repose sur un nouveau système comptable qui permet d’identifier clairement les apporteurs de capitaux dans la firme et de mesurer les résultats de leurs activités en commun. Ceci n’empêchera pas de prévoir des commissions ad hoc où, notamment, des représentants des clients de l’entreprise pourront exprimer leurs opinions et leurs souhaits sur sa politique de produit. Ces commissions pourraient même être rendues obligatoires et leur aval requis. Mais les membres de ces commissions ne pourront pas participer aux décisions de gestion de l’entreprise qui sont prises par les seuls apporteurs de capitaux. Dans le cas de cette nouvelle cogestion écologique et sociale (COES), chaque type de capital aura un tiers des voix, à répartir entre ses représentants, étant entendu que ces représentants auront un poids égal indépendamment de leur apport en capital (voir infra). On soulignera également que la diversité de taille des capitaux investis est prise en compte
au niveau de leur conservation et non du droit des investisseurs à discuter les stratégies des entreprises : à ce niveau, c’est l’expression des intelligences qui compte, et elle n’est pas forcément proportionnelle à la mise de capital. Il n’est pas possible dans le cadre de ce bref exposé d’analyser en détail la question de la nomination des représentants. Disons simplement que les représentants du capital financier représenteront non seulement les actionnaires traditionnels mais aussi les créanciers, la masse des fournisseurs, et d’une manière générale tous ceux qui mettent effectivement à la disposition des entreprises des actifs matériels ou immatériels (y compris les États, les régions, les tribus{99}, etc.). Les représentants du capital humain seront désignés directement par tout le personnel qui travaille dans la société concernée. Précisons que les syndicats ne seront pas forcément représentés à ce titre mais conserveront leur tâche traditionnelle de défense des travailleurs : les possibilités de leur part d’une contestation fondamentale du système proposé par le modèle CARE et des décisions qui en découlent resteront donc intactes. Ceci constitue une différence majeure avec la co-détermination allemande qui tend à faire rentrer les syndicats dans le jeu de certains organes de gestion ou de contrôle comme le conseil de surveillance. Enfin, les représentants du capital naturel seront notamment des scientifiques (indépendants de la société), des ONG environnementales et des riverains ou des membres du personnel particulièrement concernés par les actions de la firme sur l’environnement. Bien entendu, comme dans toute société, si l’affaire tourne mal, il faudra partager les pertes. Dans le cadre de cette nouvelle société, aussi bien les investisseurs de capital humain que ceux de capital financier en assument les risques. Cela ne change à vrai dire guère de la situation actuelle car, comme de plus en plus de gens le reconnaissent, le temps est bien loin où les capitalistes financiers pouvaient se prévaloir d’être les seuls à prendre des risques. On sait que toute l’évolution du droit des sociétés des SA a été principalement marquée par une réduction progressive de la responsabilité juridique des capitalistes financiers avec un passage d’une responsabilité illimitée à une responsabilité limitée de leurs apports. On sait aussi que cette responsabilité limitée aux apports financiers n’est souvent même pas assumée en cas de crise, tout au moins pour les très grandes entreprises, du fait de
l’aide des États qu’elles reçoivent, comme le montre l’exemple récent de la crise de 2008. D’une manière plus générale, Mazzucato{100} a montré que les capitalistes préfèrent généralement que l’État assume les plus gros risques en matière d’innovations pour pouvoir ensuite rentabiliser eux-mêmes les applications des recherches abouties. On sait encore qu’il est possible aux capitalistes financiers de diversifier leurs risques par une politique intelligente de gestion de portefeuille et aussi de jouer sur le fameux effet de levier pour réduire la masse de capital investi et faire passer le risque des pertes sur la tête des prêteurs classiques : tous les manuels de finance énumèrent ces « bons » principes que nous avons nous-mêmes enseignés ! Enfin, argument de type macroéconomique que la presse boursière énonce constamment, on peut vérifier que s’ils jouent à moyen ou mieux encore à long terme, les capitalistes financiers sont généralement gagnants : même en cas de crise, ils ont pu recevoir auparavant suffisamment de dividendes pour sortir « victorieux » de l’affaire. Soulignons un dernier point fondamental dans cette analyse comparative du risque des salariés et des apporteurs de capital financier. Il est traditionnel dans les débats sur ce problème de mettre sur un pied d’égalité les salaires et les dividendes. Les salaires des travailleurs seraient la rémunération de leur capital humain tout comme les dividendes sont la juste rémunération du capital financier des actionnaires. Cette argumentation est généralement utilisée pour promouvoir les distributions massives de dividendes que l’on a connues au xxe et surtout au xxie siècle lors de la financiarisation de l’économie. À l’inverse, au xixe siècle, dans le contexte d’un capitalisme de type familial, la norme était de restreindre les distributions de dividendes et de favoriser l’autofinancement par réinvestissement des profits. Le problème est que cette argumentation est totalement biaisée. Comme le prouve le modèle CARE/TDL, une paye correcte ne constitue qu’un simple maintien du capital humain et non sa rémunération : celle-ci ne commence qu’après cette conservation. Alors que les dividendes, qui viennent après le maintien du capital financier{101}, constituent bien une rémunération (nette). Les salaires, eux, dans ce monde capitaliste, ne correspondent même pas, pour une très grande masse des travailleurs, à la paye pour conservation et ne sont donc pas du tout représentatifs d’une rémunération du capital humain. Il est vrai qu’en cas de faillite d’une entreprise, certains « petits »
capitalistes qui n’ont pas les moyens de gérer correctement à long terme leur épargne, peuvent la perdre, alors que certains salariés licenciés peuvent toucher des indemnités de chômage. Mais cette protection des salariés n’existe pas dans la plupart des pays du globe et, quand elle existe, elle est limitée à une courte période et ne fournit généralement qu’un revenu de subsistance. Tandis que, dans bien des cas, ces petits capitalistes ont tout de même touché de vrais revenus sous forme de dividendes pendant la période de leur placement tout en ayant possiblement une autre activité rémunératrice en parallèle. En conclusion, les salariés ne devraient pas hésiter à prendre les mêmes risques que ceux que prétendent prendre les capitalistes financiers. Ils devraient prendre au mot le slogan de ces capitalistes qui veulent être responsables dans le cadre de la fameuse RSE : nous aussi, nous voulons assumer vos risques et vos responsabilités dans l’entreprise ! Ainsi apparaîtra une société du risque partagé par les trois capitaux qui pourra être macroéconomiquement soutenue par l’aide des États : tous ces capitaux seront enfin mis sur un pied de stricte égalité. Nous serons alors dans le cadre d’une société nouvelle et responsable qui satisfait à la fois aux exigences d’un développement soutenable (du fait des contraintes de conservation séparée des capitaux) et qui conserve l’attrait d’un bénéfice potentiel à partager dans le cadre d’une (certaine) économie de marché. L’hypothèque marxiste et communiste a réduit jusqu’à présent le débat économique au choix entre des entreprises privées capitalistes sur un marché régulé par les libéraux et par les sociodémocrates, et des entreprises nationalisées agissant dans le cadre d’une planification dirigée par des bureaucrates communistes. Dans ce cadre terrifiant, on ne fait que tomber de Charybde en Scylla ! Le modèle CARE permet de sortir de ce carcan intellectuel qui empêche toute évolution. Soulignons enfin qu’il ne s’agit pas avec cette proposition de conseiller un quelconque mode vie, qu’il soit athée ou religieux, stoïcien, épicurien, platonicien ou socratique, et encore moins un mode de recherche du bonheur, mais tout simplement de conserver la vie sur terre et de permettre une vie correcte à tous les humains : à eux ensuite de choisir les objectifs de leur vie ! Il s’agit d’une base commune qui permet le vrai pluralisme dans la dignité.
Nous en avons terminé avec ces principes généraux de la méthode CARE/TDL. Le lecteur intéressé par un approfondissement de la question et une approche plus concrète trouvera en annexe 1 un exemple d’application de cette méthode au cas d’une entreprise. Il trouvera également en annexe 2 une application en matière de comptabilité nationale. Il y sera démontré que la méthode CARE/TDL débouche sur une remise en cause totale des concepts de produit national et de produit intérieur, notamment du fameux produit intérieur brut (PIB).
Présentation de quelques fausses solutions préconisées par les capitalistes financiers Les crises sociales et environnementales qui ont marqué le début du xxie siècle obligent les capitalistes à réagir face à de nombreuses critiques de tous ceux qui en sont les victimes. Il est impératif pour eux de montrer qu’ils font des efforts pour régler ces crises. Nous avons déjà fait un commentaire critique de la RSE et nous nous intéresserons ici à des instruments de types comptables ou fiscaux qui visent apparemment des objectifs similaires à ceux du modèle CARE/TDL et qui méritent donc une comparaison avec lui. Parmi eux, nous étudierons principalement la théorie de l’internalisation des externalités, les taxes carbone, le prix carbone et ce qu’on appelle l’integrated reporting. La théorie de l’internalisation des externalités Le concept et le vocabulaire des externalités promus par l’économiste néoclassique Arthur Cecil Pigou{102} ont gagné une large audience, à grand renfort de publicité faite par les économistes appartenant au mainstream. L’idée, apparemment séduisante, est que si certains dommages écologiques n’ont pas été pris en compte par les firmes capitalistes (c’est-à-dire ont été « externalisés »), il faut que les États incitent ces firmes à les prendre en compte en les « internalisant », éventuellement à l’aide de taxations, ces taxations étant elles-mêmes fondées sur l’importance des dommages environnementaux. Mais cette théorie des externalités s’inscrit clairement dans le cadre de la théorie néoclassique : il s’agit d’une analyse coûtsbénéfices qui consiste, pour les firmes, à comparer les coûts des mesures
éventuellement prises par elles pour parer à ces problèmes environnementaux avec la valeur des dommages environnementaux évités (ces dommages évités étant considérés comme des bénéfices). Comme ces dommages (pollutions, inondations, perte de ressources, maladies, etc.) sont le plus souvent décalés dans le temps, ce type d’analyse recourt à des méthodes dites d’actualisation{103} qui visent à rendre comparables des coûts immédiats (ceux des mesures prises aujourd’hui) et des bénéfices futurs (les dommages futurs évités). En clair, les entreprises vont arbitrer entre des coûts de mesures d’évitement des dommages et le paiement de taxes basées sur le prix économique de ces dommages calculé en intégrant une norme de rentabilité anticipée. On peut facilement montrer que si ce type de raisonnement est appliqué aux problèmes environnementaux, la résolution de ces problèmes dépend de la hauteur du taux de rentabilité exigé par les capitalistes. Ainsi, les économistes du mainstream qui prétendent s’occuper de problèmes sociaux et environnementaux ont réussi le tour de force de faire dépendre la solution des problèmes écologiques et sociaux d’une norme subjective de rentabilité financière qui évolue avec les rapports de force entre les classes sociales{104} ! Avec ce raisonnement, ces économistes « rationnels » en arrivent à démontrer « scientifiquement » qu’il faut détruire les plantes et les animaux à long terme si leur utilité ne satisfait pas à un niveau minimal de rentabilité ! Tel est le fond de cette terrible théorie des externalités pour laquelle de nombreuses personnes de bonne foi ont les yeux de Chimène, faute d’une analyse suffisante de son contenu. En fait, cette théorie est totalement inapte à régler les problèmes actuels, tout particulièrement les problèmes environnementaux, comme le montre une nombreuse littérature critique{105}. Elle n’a rien à voir avec une approche centrée sur l’étude et la conservation du fonctionnement des écosystèmes. Notre position sur ce point rejoint celle du Pape François qui, dans son encyclique Laudato si’ (juin 2015){106}, affirme que si les êtres humains et les entités environnementales ont des valeurs non instrumentales, ils doivent être conservés sans condition, et par conséquent sans recours à des questions sordides de rentabilité financière. Il faut donc rejeter nettement, avec le Pape, cette théorie de l’internalisation des externalités.
Les taxes carbone et le prix du carbone Nous avons vu qu’un nouveau type de coût complet basé sur des contraintes écologiques est à la base du modèle CARE/TDL. Ce coût n’a rien à voir avec un prix découlant directement d’un marché de type capitaliste : c’est une construction faite dans l’entreprise et par l’entreprise, opérée en tenant compte d’une contrainte de maintien de trois capitaux, et notamment du capital naturel. Comme dans toute comptabilité classique, ce coût de maintien des capitaux va former la base d’une fixation des prix et donc imposer au marché un type de régulation de sa formation. Cette nouvelle donne comptable est à appliquer par toutes les entreprises. La contrainte du respect de la nature ne pèse donc pas ici sur les consommateurs mais bien sur les producteurs, pour les faire changer rapidement de modèle de production avec des innovations technologiques adaptées à la crise humaine et écologique actuelle : il est temps, comme le propose Karl William Kapp dès 1950{107}, de mettre le progrès technologique sous contrainte d’un nouveau système économique. Le modèle CARE rend donc les producteurs responsables de leurs actes, ce qu’ils semblent d’ailleurs revendiquer avec leur référence insistante à la RSE. Cette solution s’oppose à celle des taxes environnementales, qui sont aussi un pur produit de la pensée économique néoclassique, notamment, encore une fois, de l’économiste anglais Pigou{108}. Ce sont des taxes qui pèsent sur les consommateurs sans jamais mettre en cause les entreprises. Elles sont totalement inadaptées à la nature du problème posé. En effet, ce sont bien les politiques de produits et de marketing des entreprises qui sont essentiellement à l’origine des problèmes actuels et non les choix des consommateurs qui, le plus souvent, faute de salaires suffisants, ne peuvent consommer que les produits les moins chers offerts dans le contexte ambiant du dumping écologique et social mondial. Les technologies depuis la fin du xixe siècle sont nées dans les officines capitalistes, pas dans le cerveau des consommateurs ! Comparons, pour finir sur ce thème, les cas du capital naturel et du capital financier. Pour ce dernier, on a vu qu’il fait l’objet d’une conservation systématique grâce à des lois comptables. Que fait-on si une entreprise ne
respecte pas cette obligation ? On ne taxe pas ses produits pour pénaliser ses consommateurs ! On agit à la source du problème : la justice va sanctionner l’entreprise réfractaire pour délit de distribution de dividendes fictifs et ses auditeurs lui intimer de ne plus recommencer. C’est du sérieux, rien à voir avec les atermoiements des taxes environnementales qui ne cherchent qu’à éviter de traiter directement le problème à sa source. On observe la même déviance par rapport à des solutions sérieuses en matière de réchauffement climatique. La pensée néoclassique « environnementale » a imaginé une sorte de marché pour donner un prix au carbone. Elle ne peut s’empêcher de tout ramener à un marché pour favoriser, sinon la spéculation, du moins le marchandage du « capital carbone{109} », ce qui n’a rien à voir avec une protection efficace de la nature. Que propose au contraire le modèle CARE en la matière ? Il suggère que chaque entreprise calcule son propre « coût du carbone » (et non un prix du carbone) sur la base du coût des mesures nécessaires pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre dans les limites fixées par les scientifiques du GIEC et qu’elle inscrive ces coûts en moins de ses profits pour financer les mesures adéquates. Ainsi, dans cette méthode, sérieuse et efficace, il y a autant de coûts du carbone que d’entreprises{110}. Pottier a montré « comment les économistes réchauffent la planète{111} ». Avec CARE, nous montrons comment les comptables la refroidissent ! Les comptables classiques ont toujours trouvé des moyens très efficaces non basés sur des prix du marché pour assurer la conservation du capital des entrepreneurs capitalistes. Il est temps que leurs outils extrêmement puissants soient mis au service du capital humain et du capital naturel. Toutes les forces progressistes devraient appuyer ces nouveaux types de comptabilité et laisser tomber les fausses solutions que sont les taxes environnementales et le prix du carbone. Le reporting intégré de l’International Integrated Reporting Council Le reporting intégré (integrated reporting ou IR), ce nouveau type de reporting préconisé par l’International Integrated Reporting Council (IIRC), a actuellement les faveurs du monde financier car il permet de faire croire aux citoyens non avertis que les capitalistes ont trouvé la solution qui permet un
juste traitement de tous les capitaux utilisés par les entreprises. En effet, le cadre conceptuel de l’IR considère six types de capital : financier, fabriqué par l’homme, naturel, humain, social et intellectuel. À première vue, il semble donc un outil très intéressant pour la conservation des capitaux. Mais la forme cache un fond qui à l’analyse s’avère totalement contradictoire avec l’ambition de ce reporting, celle de traiter sur un pied d’égalité les six capitaux susvisés. Nous justifions cette critique par cinq arguments principaux{112}. Premièrement, l’IR ne mérite pas son nom : il n’est pas intégré à une comptabilité écologique comme l’est le reporting découlant du modèle CARE. En effet, alors que le capital financier est bien inscrit au passif du bilan des firmes en IFRS, les cinq autres capitaux n’y figurent pas et ne font l’objet que d’une information « extra-financière », sans que cela choque les auteurs de l’IR. Deuxièmement, en liaison avec le point précédent, l’IR cohabite avec les IFRS : il ne remet pas du tout en cause ces normes comptables capitalistes particulièrement dangereuses. Troisièmement, il en résulte que des six capitaux dont parle l’IR, seul le capital financier, qui, lui, figure bien en tant que passif dans un bilan comptable, se trouve véritablement protégé. Les autres capitaux, et notamment le capital naturel, apparaissent comme de simples moyens (stocks, actifs ou ressources) au service du capital financier et non comme des dettes à rembourser intégralement et strictement. Il est d’ailleurs très frappant que l’IR éprouve le besoin de distinguer le « capital financier » (financial capital) du « capital fabriqué par l’homme » (man-made capital). Il ne s’agit pas d’une redondance : le premier est bien le capital des capitalistes qui est un passif et le deuxième un simple actif, c’est-à-dire les emplois du premier en machines et autres objets à user. Dans cette vision financière, les capitaux naturel et humain sont aussi de simples actifs à user. On ne mélange donc pas les torchons et les serviettes ! Quatrièmement, ces capitaux sont évalués en principe en juste valeur{113} avec toutes les conséquences décrites précédemment, alors que dans la méthode CARE c’est le coût de maintien des capitaux inscrits au passif qui prévaut comme principe d’évaluation des actifs. Enfin, cinquièmement, le concept de limites ou de zones limites d’usage de l’écosphère n’apparaît pratiquement pas dans l’IR et ne fait l’objet d’aucune recommandation. Ceci témoigne du fait que la question de la conservation du capital naturel n’est vraiment pas à l’ordre du jour de cette
vision du reporting qui reste très financière. Il n’y a rien à attendre de sérieux de tout cela pour sauver la planète, bien au contraire. Pour les capitalistes, l’extra-financier est « extra » car il permet de continuer à protéger le seul capital financier tout en faisant croire qu’on protège aussi les autres capitaux. Seule une égalité stricte de sort des trois principaux types de capitaux permettra de sortir de cette situation. Cette énumération de douze propositions et cette critique de quelques fake solutions mettent un terme à la partie théorique de notre manifeste en faveur de la méthode CARE/TDL. Nous pouvons conclure qu’à l’heure actuelle cette méthode offre une opportunité sérieuse de sortir effectivement du cadre imposé par la comptabilité capitaliste actuelle, alors que les économistes et les financiers qui agissent de connivence avec les capitalistes ne proposent que des mesures inefficaces qui font perdre un temps précieux.
Chapitre 4
La réforme des droits constitutionnels et législatifs au niveau de l’État Dans leur Manifeste du parti communiste{114}, Marx et Engels ont formulé leurs solutions de principe pour la mise en œuvre d’une nouvelle économie socialiste par le mouvement communiste. Elles se résument essentiellement à trois actions : révolution et prise de pouvoir du prolétariat par la force, attaque « despotique » du droit de propriété suivie d’une expropriation de la propriété foncière, et développement des fabriques nationales selon une planification commune. On sait ce qu’ont donné les applications de ces préceptes dans les pays communistes notamment par Lénine, Staline et Mao Zedong. Notre manifeste, lui, se veut porteur d’une démarche totalement différente qui fait confiance à la démocratie issue du courant des Lumières, continue à donner à un certain marché un rôle important et maintient une certaine propriété privée. Soulignons, à propos de cette question de la propriété privée, que, comme l’a montré dès 1946 Ripert{115} et comme l’a rappelé récemment Robé{116}, les actionnaires des SA ne sont plus propriétaires ni de l’actif des SA ni de la société elle-même mais des créanciers (particuliers) de cette société, ce qui, contrairement à la fameuse thèse (erronée) de Berle et Means{117}, ne les a pas empêchés de conserver le pouvoir et même de l’accroître au cours des années 1880-1980{118}. À cet égard, le focus des marxistes sur la propriété privée et non sur le seul pouvoir est une erreur fondamentale qui les a conduits à un aveuglement terrible dans l’examen des solutions concrètes pour éradiquer le capitalisme{119}. Dans CARE, cette propriété, qu’elle soit privée, publique, sociale (comme dans le cas de l’exYougoslavie) ou commune, doit être gérée sous la contrainte des règles de gestion des trois capitaux que nous avons énoncées dans le cadre de la présentation de notre nouveau modèle de comptabilité. Le problème de la propriété étant évacué, il importe maintenant de considérer les conditions de la mise en place de CARE de façon
démocratique dans le contexte politique actuel. En effet, les contestations des parlements et des parlementaires qui émergent de nos jours, notamment de la part des gilets jaunes, montrent qu’un nombre de plus en plus grand de citoyens mettent en cause les fondements même du pouvoir législatif traditionnel : ils ne se sentent plus représentés et protégés par leurs mandants. Les raisons en sont multiples, mais elles tiennent fondamentalement à quatre causes. La première est que les modes de scrutin sont généralement hostiles à la représentation proportionnelle des citoyens. La deuxième est que, même si la première difficulté était levée, rien ne garantit que les élus qui se présentent et vont être choisis par les électeurs soient représentatifs de la diversité des composantes sociales d’une nation : le coût même des campagnes électorales est tel qu’il est évident qu’un simple citoyen sans appuis pécuniaires ne peut rivaliser avec des forces politiques qui disposent de soutiens financiers importants. La troisième est que les règles constitutionnelles dans lesquelles sont inscrites les actions des parlements ne sont pas suffisamment protectrices de certaines catégories d’intérêts. Nous avons par exemple montré comment la préparation des lois comptables se faisait sous la houlette des grandes firmes et des cabinets d’audit internationaux. La quatrième est que le fonctionnement de ces parlements s’effectue sous la pression de forces économiques, principalement des grandes entreprises capitalistes, qui disposent de moyens considérables pour faire valoir leurs intérêts, notamment de média sous leur contrôle. Pour résoudre les problèmes que nous rencontrons aujourd’hui, il est certain qu’un retour à des doses beaucoup plus importantes de proportionnelle s’avérera nécessaire. Il est aussi évident qu’il faudra trouver des moyens plus efficaces pour permettre aux citoyens de se porter valablement candidats à la députation sans avoir à engager des sommes considérables : les écarts entre les budgets de campagne des différents candidats ne devront pas être trop grands. Mais ce sont les autres questions qui vont ici retenir notre attention : celles qui touchent à la constitution dans laquelle s’inscrivent les décisions prises par les parlements et celles qui visent à briser le pouvoir économique qui influe sur les élections et les décisions des parlementaires.
La question constitutionnelle
Tout au long de cette enquête comparative sur le sort des trois capitaux qui sont à la base de toute entreprise, nous avons non seulement démonté le mirage néolibéral du marché spontané « bienfaiteur » mais aussi montré que seul le capital financier fait l’objet d’une protection systématique appuyée par des lois nationales et internationales. Il est temps d’abolir cette constitution économique mondiale au service d’intérêts privés égoïstes et de la remplacer. Pour cela, il faut, comme le proposait l’économiste René Passet, « retourner la démarche et poser prioritairement le respect des normes fondamentales{120} ». Les politiques au pouvoir, jusqu’à présent, ont refusé de discuter ouvertement devant les peuples de la constitution économique qui gouverne les nations alors même que les questions économiques, qui traitent de la conservation de la nature et des êtres humains, c‘est-à-dire de leur existence même, sont capitales. Ils ont toujours cherché à empêcher les peuples de décider des structures économiques fondamentales. Dans un pays comme la France, une constitution politique assure aux citoyens des droits égaux de participation à des élections à intervalle régulier tandis qu’une constitution économique{121}, non ratifiée explicitement par le peuple et appuyée par des lois comptables précises assorties de sanctions, entérine l’inégalité permanente des capitaux dans les entreprises et une gigantesque distribution de dividendes fictifs au profit d’une petite minorité{122}. Il est temps de mettre fin à cette situation qui mène au désastre écologique et humain. Il faut un nouveau contrat social complet incluant l’économique. C’est pourquoi nous proposons d’inscrire dans les constitutions des pays et dans la future constitution mondiale de l’ONU les deux principes de base suivants visant expressément toute comptabilité d’entreprise. Premièrement, les comptabilités des entreprises et les comptabilités nationales devront entériner une protection égale des trois types de capitaux naturel, humain et financier : c’est la base indispensable pour réaliser une véritable justice sociétale débouchant sur une économie raisonnable. C’est aussi ce qui permet de refonder le système actuel sur des bases morales acceptables par tous. Deuxièmement, des droits égaux de participation aux délibérations sur les décisions de gestion des entreprises seront accordés aux représentants des trois types de capitaux. Finis les privilèges du capital financier, mêmes règles du jeu : le tri-capitalisme provoquera une mutation du capitalisme, avec un
système de financement disruptif dans lequel les nouveaux actionnaires, qui pourront être les nouveaux travailleurs eux-mêmes ou des travailleurs retraités, devront respecter des règles différentes de celles du capitalisme. Enfin les parlements devront entériner ces principes positifs universalisables par des lois adéquates, notamment comptables, assorties de sanctions sévères en cas de manquement au respect de ces règles. Soulignons qu’il ne s’agit pas, comme dans la démarche marxiste, de planifier ou régenter toute l’activité économique, mais bien de poser les principes de base d’une nouvelle économie dans laquelle les initiatives privées et publiques restent libres de se développer sous réserve de respecter ces principes. Si cette démarche est acceptée, il est clair que toute l’action des parlementaires en sera totalement modifiée. Ils exerceront leur mandat dans un cadre précontraint qui permettra de garantir les droits fondamentaux des trois types d’apporteurs de capitaux qui fondent une entreprise et une nation. Les humains et la nature sortiront des griffes du capitalisme et de sa lutte organisée des uns contre les autres. Par ailleurs, les citoyens pourront alors développer leur « agir communicationnel », cher à Habermas{123}, dans un cadre bien précis. Le philosophe défend une thèse dualiste. D’une part, on ne peut selon lui éviter la présence d’une rationalité économique dans la sphère privée (pratiquement celle de l’économie de marché capitaliste faute de proposition alternative de sa part). Mais, d’autre part, cette influence problématique de la rationalité capitaliste pourrait être contrebalancée par les effets de l’extension d’une « rationalité communicationnelle{124} » des citoyens débouchant sur une sorte de planification publique qui viserait à corriger les problèmes engendrés par la rationalité économique. Nous estimons au contraire qu’on ne peut envisager une transformation profonde du système actuel sans une remise en cause totale de la rationalité du mode de gestion capitaliste, ce qui nous mène au point suivant.
La question des rapports de force dans l’économie La protection égale des trois capitaux ne suffit pas à briser le monopole du pouvoir économique dont dispose le capital financier à l’heure actuelle : elle ne fait que limiter son pouvoir de destruction du capital humain et du capital
naturel. Pour assurer une représentation égalitaire de ces trois capitaux, il faut aller vers la cogestion écologique, sociale et financière au niveau de l’entreprise. Nous en avons présenté les principes précédemment. Mais, pour avoir une action encore plus efficace en ce domaine, il faut aussi appliquer ce type de cogestion à l’échelle nationale et internationale dans les institutions politiques qui décident du sort des peuples. Nous proposons donc que dans chaque pays il y ait un bicaméralisme systématique. Il y aura évidemment, comme de façon classique, une chambre des représentants des citoyens élus avec une dose très importante de proportionnelle. Mais elle sera doublée systématiquement d’une chambre des représentants des trois capitaux (naturel, humain et financier), dans laquelle les trois groupes disposeront d’un nombre de voix égal. Cette deuxième chambre devra être consultée obligatoirement sur toutes les questions d’ordres social, environnemental et financier, et son aval sera nécessaire pour que les lois proposées par les parlementaires de la première assemblée puissent s’appliquer. En France, l’actuel Conseil économique, social et environnemental (CESE) devrait non seulement être maintenu mais renforcé en ce sens !
La mise en place de la nouvelle économie L’expérience prouve qu’il y a malheureusement peu à attendre du jeu politique traditionnel pour aller vers la cogestion écologique, sociale et financière que nous proposons. On notera à ce sujet qu’en France, la loi Pacte de 2019 aboutit à une amélioration minime de la représentation du personnel dans les instances de gouvernement des entreprises et se refuse à prendre en compte la recommandation no 10 du rapport Notat-Senard tendant à une réforme de la comptabilité dans un sens plus social et plus écologique{125}. Comme le dit Benjamin Coriat, « la montagne a accouché d’une souris{126} ». Il convient donc d’essayer de sortir de cette situation de blocage et de recourir à d’autres solutions qui permettent d’avancer rapidement vers des réformes indispensables, ceci dans un cadre démocratique. Parmi les instruments qui figurent de plus en plus dans les mouvements sociaux et écologiques qui fleurissent de nos jours sur la planète figure le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Nous pensons que les principes de base de la
méthode CARE/TDL pour une nouvelle constitution économique pourraient être instaurés, tout au moins pour les grandes entreprises sous forme de SA, dans toutes les nations du globe, dans le cadre de ces RIC qui seraient imposés par de puissants mouvements populaires. Ceci suppose évidemment préalablement un vaste débat dans les différentes composantes du mouvement social et des formations appropriées. Une démocratie véritable doit proposer un choix pacifique entre différentes alternatives économiques. La tradition marxiste, du moins celle qui suit les préceptes du manifeste communiste, veut que toute transformation ne puisse s’opérer que dans le cadre de violences. Mais cet axiome est contredit par les faits : en Europe, les années 1989 et 1990 ont vu les régimes communistes tchèque, est-allemand puis roumain se faire renverser par de puissants mouvements populaires et pacifiques. Nous pouvons et nous devons changer la comptabilité capitaliste dans cet esprit. Comme nous l’avons maintes fois souligné, la question essentielle qui sous-tend toute comptabilité (et toute action humaine) est celle de savoir ce qui doit être conservé : le souci (cura) de CARE est bien la conservation ! Cette question majeure et vitale, qui s’est toujours posée dans l’histoire de l’humanité, est actuellement tranchée par une toute petite minorité, ce qui est un scandale. Il est temps de la poser clairement sous la forme d’un RIC. Ce serait pour les peuples l’occasion de se réapproprier la politique économique qui leur échappe totalement dans le contexte des pratiques politiques actuelles. Bien entendu, ce type de référendum devrait pouvoir opposer des modèles économiques, dont le modèle capitaliste actuel, et être précédé par une vaste campagne d’information et de nombreux débats : il faut offrir un véritable choix économique aux peuples. Nous vivons, dit-on souvent, y compris dans les sphères patronales, dans une société où le capital humain est le capital essentiel : il est temps de prendre cette affirmation au mot et de donner la parole aux représentants de ce capital pour qu’ils puissent enfin prendre en main leur destinée. Évidemment, tous les défenseurs du système capitaliste diront que tout ceci est impossible, au nom du réalisme. Mais le passé est jonché de choses réputées impossibles : impossible de se passer des rois, d’abolir l’esclavage, de supprimer le suffrage censitaire, de donner le droit de
vote aux femmes, d’instituer la cogestion écologique, sociale et économique… Une variante de cet argument consiste à dire que tout cela est trop compliqué. Mais les mêmes qui recourent à ce motif sont ceux qui défendent les IFRS, un monument de complexité ! Cela dit, il faut reconnaître que toutes ces solutions à visée globale ne sont pas simples à mettre en œuvre et prennent du temps. Une solution plus modeste, préalable et rapide, consisterait à imposer la tenue du modèle CARE dans tous les grands groupes dans une comptabilité parallèle{127} à celle des IFRS : il n’y aurait pour cela nul besoin d’attendre une réforme internationale des IFRS. Une telle mesure permettrait de voir immédiatement les efforts accomplis ou non accomplis par les groupes en question pour la cause écologique et humaine. Elle pourrait être un instrument décisif de l’État, notamment pour sa politique fiscale à l’égard des firmes et pour l’attribution de subventions à celles qui le méritent vraiment, rien n’étant plus dangereux que des financements tous azimuts tels que ceux qui ont été attribués dans le cadre de la fameuse PAC (Politique agricole commune). Elle servirait également aux syndicats et autres parties prenantes pour mieux ajuster leurs revendications. Un gouvernement vraiment écologique pourrait prendre rapidement une telle initiative avec l’appui d’une population dûment informée et consultée. D’autres entreprises pourraient opter de façon volontaire pour cette solution, notamment des entreprises agricoles « durables » qui voudraient mettre en exergue leurs efforts écologiques et les coûts supplémentaires qui en sont la conséquence. La France, dont la vocation révolutionnaire est bien connue, pourrait donner l’exemple à suivre par les autres pays. Bien sûr, les grands bénéficiaires du système actuel diront que tout cela relève de l’utopie. Mais comme l’écrivent Servigne et Stevens{128}, l’utopie a changé de camp : est aujourd’hui utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant ! Allons, soyons réalistes et osons l’impossible pour sauver la planète des griffes du capitalisme. Il a fait son temps !
Conclusion Nous avons commencé notre présentation du modèle CARE en partant d’axiomes qui reposent sur une conception de ce qui doit être conservé, c’està-dire de ce qui est important. Nous espérons que le lecteur de ce manifeste sera d’accord pour admettre que le capital naturel, base de notre existence, et le capital humain, base de toute activité économique, méritent tout autant que le capital financier d’être systématiquement conservés et associés à la gestion des entreprises. Ces axiomes, et leurs conséquences comptables, peuvent être acceptés aussi bien, nous semble-t-il, par ceux qui ont une conception laïque que religieuse de la vie. De ce dernier point de vue, nous avons souligné le très grand intérêt des recommandations du pape François dans son encyclique Laudato si’ qui appellent à réformer les actions des entreprises pour leur donner enfin une finalité écologique et sociale. Si ces axiomes sont admis, le reste de notre raisonnement se situe ensuite dans la sphère économique. Le modèle CARE n’est ni plus moins que la transposition du modèle comptable du capitalisme traditionnel aux capitaux naturel et humain : c’est d’abord un outil économique dans une nouvelle économie de marché « au service de l’homme », comme le voulait le juriste René Savatier{129}. Ce modèle part du constat partagé par quasiment tous les économistes que trois types de capitaux sont indispensables au fonctionnement de toute firme. Mais on sait qu’Aristote distinguait déjà deux types d’économie : une vraie économie qui répond aux besoins fondamentaux des hommes et une fausse économie, la chrématistique (du grec chrèmatistikos, qui concerne la gestion des affaires d’argent), basée sur l’accumulation des richesses pour l’accumulation{130}. Nous sommes actuellement dans une économie de type hyperchrématistique portée par un système comptable aberrant et dangereux pour l’humanité. Le nouveau modèle comptable présenté dans ce livre a pour ambition d’ouvrir une porte pour sortir de cette impasse tout en conservant une économie de marché innovatrice, mais sous une contrainte de durabilité
de trois capitaux et non plus d’un seul. Il peut être considéré comme porteur d’un « vrai » capitalisme remplaçant un faux capitalisme qui a usurpé et défiguré pendant des siècles le nom de capital. En fait, dans un certain sens, pour paraphraser une formule devenue célèbre{131}, nous n’avons jamais été vraiment capitalistes ! En ces temps de dangers écologique et humain, il est capital de le devenir pour de bon, afin que chacun sur la planète puisse bénéficier de conditions de vie correctes dans le cadre d’une coexistence avec la biosphère. Mais pour cela, il vaudrait mieux, comme le disait un autre philosophe, Francis Blanche, « penser le changement que changer le pansement » ! Aucun système économique ne délivrera l’être humain de l’angoisse de la mort et n’apportera, comme par magie, le bonheur à tous sur un plateau d’argent. Mais on peut construire un système qui permettra à chacun d’échapper aux angoisses quotidiennes que génère chez des milliards d’êtres humains la précarité écologique et sociale du système capitaliste actuel. Ce sont des comptables qui ont permis de fonder le capitalisme moderne. Ce seront peut-être d’autres comptables qui permettront de le changer radicalement pour sortir « des eaux glacées du calcul égoïste{132} ». Mais évidemment, ces innovations comptables ne pourront avoir lieu que dans un contexte de développement de la démocratie que la future cogestion écologique, sociale et économique pourrait renforcer. C’est à ceux qui souffrent de ce système d’oser faire le pas, espérons-le dans un contexte pacifique, tant qu’il est encore temps, avant que des révolutions violentes ne surgissent !
Annexe 1
Exemple simplifié d’application de la méthode CARE/TDL à une entreprise Nous reprenons ici le cas de la comptabilité de Datini qui nous a servi de base pour expliquer le modèle de gestion capitaliste, mais nous le modifions pour le transformer en une comptabilité écologique et humaine. À cet effet, nous introduisons deux données supplémentaires issues d’analyses ontologiques des capitaux humain et naturel utilisés par Datini. Premièrement, pour que leur capital humain soit effectivement conservé, les employés de Datini devraient recevoir une rémunération de 120 au lieu de 50. Deuxièmement, Datini devrait prévoir un budget de coûts de 40 pour louer un dispositif spécial lui permettant de ne plus polluer la rivière qui coule près de son entrepôt de marchandises. Sur la base de ces deux données, nous pouvons reconstruire le bilan initial de Datini pour en faire un bilan du type CARE/TDL. Bilan initial de la firme X (CARE/TDL)
Actif
Passif (dettes)
Argent
100
Capital financier
100
Personnel (CU)
120
Capital humain
120
40
Capital naturel
40
Actif naturel (CU)
Total des actifs
CU = coût d’usage.
260
Total des capitaux
260
Conformément aux propositions énoncées supra, trois types de capitaux apparaissent maintenant sous trois lignes différentes du passif. Il leur correspond trois lignes séparées d’actifs ou, plus exactement, trois lignes de coût d’usage (CU) de ces actifs. Dans cet exemple simpliste qui ne concerne qu’une seule période d’activité, tous les types de capital représentent des budgets de coûts qui doivent en principe faire l’objet d’une dépense dans cette période unique, ceci pour préserver les trois capitaux considérés, financier, humain et naturel. Lors de la phase suivante de l’achat des marchandises, ce bilan ne sera pas fondamentalement changé si ce n’est que le coût d’achat des marchandises se substituera à l’argent à l’actif. Nous passons donc cette étape pour examiner le cas du bilan après la vente de la marchandise et réception de la monnaie mais avant tout rachat d’une nouvelle marchandise et tout paiement des employés et de la société qui loue un matériel de protection écologique. Bilan de la firme X (CARE/TDL) après la vente
Actif
Passif
Actif financier
100 – 100 =
Capital financier
100
120 – 120 =
Capital humain
120
Actif naturel (CU)
40 – 40 = 0
Capital naturel
40
Monnaie commune
300
Profit net commun
40
0
Personnel (CU) 0
Comme on peut le constater, dans le cadre de cette comptabilité écologique et humaine, le profit net, qui est désormais un profit commun aux trois capitaux, a été fortement réduit : il est passé de 150 à 40. Ceci est évidemment dû au fait que la firme, pour conserver son capital humain et naturel, doit prévoir des dépenses supplémentaires : de 70 pour le capital humain et de 40 pour le capital naturel.
On peut également immédiatement voir dans le bilan que, en dépit d’un montant suffisant d’argent en « monnaie commune » (du fait des ventes de marchandises), la firme n’a pas encore pris les mesures pour assurer la conservation des trois capitaux. Il en résulte, comme on peut le voir à gauche du bilan, que les actifs correspondants ont été usés sans être reconstitués. Ainsi, le stock de marchandises (l’actif financier) figure pour zéro au bilan ; de même, le personnel a été usé sans recevoir de compensation à cette usure. Enfin, comme la firme n’a pas encore payé le service pour assurer la nonpollution de la rivière, on doit considérer que pour l’instant l’obligation de préservation n’est pas totalement respectée. Tous les actifs correspondants aux trois capitaux ont donc été amortis (c’est-à-dire diminués) par le comptable, ce qui les fait apparaître pour un montant net égal à zéro. Classiquement, ces amortissements des trois types d’actifs donnent lieu à une inscription en charges de dotation aux amortissements au compte de résultat que nous reproduisons ci-dessous. Compte de résultat
Produits (ventes)
+ 300
Dotation aux amortissements financiers (coût des marchandises)
– 100
Dotation aux amortissements humains (coût d’usage des employés)
– 120
Dotation aux amortissements naturels (coût d’usage de la rivière)
– 40
Profit net commun
40
On voit donc apparaître une triple ligne d’amortissements qui permet d’avoir une estimation du coût total de la période correspondant au maintien des trois capitaux. Fini le temps où, comme le soulignait René Passet, cet économiste visionnaire, « seul le capital [financier] faisait l’objet d’un amortissement destiné à permettre son renouvellement{133} ». Bien entendu,
chacune de ces lignes de charges d’amortissement peut être formée d’un grand nombre de composantes comme c’est le cas ici pour le capital humain. Comme on le remarque, chaque type de capital a ses propres charges d’amortissement et, notamment, les employés ne sont plus une charge du capital financier. Le solde du compte de résultat indique dès lors un vrai profit après ce maintien des trois capitaux. Et ce profit n’est plus celui du seul capital financier mais un profit commun aux trois capitaux, un profit résultant de l’action commune des trois commoners que sont les trois types d’apporteurs de capitaux. Mais revenons à ce nouveau profit écologique et humain. On voit nettement, par comparaison avec le profit découlant de la comptabilité capitaliste, combien ce dernier était un profit fictif. D’une manière générale, la plupart des profits distribués actuellement par les firmes, plus spécifiquement les grandes firmes qui dominent le monde et qui jouent sur la mise en concurrence des peuples à l’échelle planétaire, sont des profits fictifs. Il en va déjà du cas de Datini au début du capitalisme moderne qui a un profit indu de 110 ! La comptabilité CARE/TDL peut donc donner une information extrêmement utile sur l’existence de ces surprofits des capitalistes financiers. À ce titre, elle peut être la base d’une politique de taxation par un État au service de la cause écologique et humaine. Ces superprofits seraient taxés fortement et le produit de cette taxation pourrait aller subventionner ceux qui ont des coûts supplémentaires du fait de leur engagement pour la cause écologique et humaine, des coûts supplémentaires que la méthode CARE permet aussi d’identifier. Ceci serait particulièrement utile dans le cas de l’agriculture et permettrait d’encourager ceux qui se lancent dans le bio tout en taxant ceux qui font des profits au détriment de la nature et de leurs employés, notamment dans le cas de monocultures à grand renfort de pesticides. Les surprofits des supermarchés qui détruisent la vie des centres des petites villes et qui ne payent pas les agriculteurs à leur juste coût de production pourraient être aussi facilement identifiés et taxés. Supposons que la firme effectue la dernière étape normale du processus qui la mène à la conservation effective des trois capitaux. Nous admettons qu’elle utilise le montant disponible en monnaie commune pour renouveler ses trois capitaux. Voici le bilan final après cette ultime opération.
Bilan final de la firme X (CARE/TDL)
Actif
Passif
Actif financier
100 – 100 + 100 = 100
Capital financier
100
Actif humain (CU)
120 – 120 + 120 = 120
Capital humain
120
Actif naturel (CU)
40 – 40 + 40 = 40
Capital naturel
40
Profit net commun
40
Argent commun
40
Que s’est-il passé ? Il est clair que l’argent en commun a baissé de 300 à 40, ce qui implique une dépense globale de 260. On peut aisément voir l’emploi de cette somme en regardant l’évolution des différentes lignes des autres actifs. On voit d’abord que l’actif financier a augmenté de 100. Ceci correspond à l’achat d’une nouvelle marchandise, ce qui permet de renouveler le capital financier. On voit ensuite que l’actif humain a augmenté de 120 : cela correspond aux payes de conservation reçues par les employés. Enfin, le capital naturel a aussi augmenté de 40. C’est la conséquence du paiement de la location du dispositif de protection de la rivière. On peut alors constater que tous les capitaux ont été conservés (aux effets près de l’entropie inévitable{134}). Cette conservation peut être vue immédiatement en comparant le niveau de la « valeur » (une valeur coût de maintien, il s’entend) des capitaux à conserver au passif et la « valeur » des actifs. Normalement, trois types d’auditeurs, respectivement spécialistes de la conservation des trois types de capitaux, devraient certifier la réalité de ces conservations. Tous ces nouveaux calculs déboucheront sur de nouveaux concepts de rentabilité, d’efficience, d’efficacité, de compétitivité, etc., qu’il n’est pas possible d’étudier dans le cadre restreint de ce livre. Contentons-nous de dire encore une fois qu’il est erroné de parler de rationalité technique ou de
rationalité économique en général : ces rationalités sont toujours conditionnées par des choix subjectifs qui peuvent être très divers.
Annexe 2
Vers une nouvelle comptabilité nationale écologique basée sur le modèle CARE/TDL La comptabilité nationale a généralement pour but de donner une idée de la création de richesses dans un pays donné pendant une période donnée. Le plus célèbre de ses indicateurs est le produit intérieur brut (PIB), bien que l’on devrait privilégier le produit intérieur net (PIN) après avoir tenu compte de l’amortissement des machines et, plus généralement, de tous les actifs qui servent à la production (au sens large) pendant plusieurs périodes, ce que nous ferons ici. Fondamentalement, dans tous les pays, le PIN est une agrégation de données microéconomiques fournies par les entreprises du pays concerné, plus précisément une agrégation des comptes de résultat des entreprises, dans la mesure où les comptabilités nationales sont rarement capables de donner des bilans nationaux. Pour comprendre la fabrication de ce type de compte, nous allons prendre un exemple très simple inspiré de nos réflexions antérieures sur la comptabilité de Datini. Nous rappelons d’abord le compte de résultat de ce capitaliste tel que nous l’avions dressé au tout début de ce manifeste. Compte de résultat de Datini (période x)
Produit (prix de vente de la marchandise vendue)
+ 300
Charge (de coût d’achat de la marchandise vendue)
− 100
Charge (de coûts salariaux)
− 50
Profit net (d’exploitation)
150
Imaginons maintenant, au prix d’une simplification outrageuse, que cette filiale espagnole de Datini soit la firme unique et gigantesque de l’Espagne d’alors, qui vivrait uniquement de l’import-export de marchandises et qui aurait acheté de l’étranger des marchandises pour 100 pour les revendre dans le pays concerné et dans d’autres pays pour 300. Quel serait alors son PIN pour la période considérée selon les règles comptables classiques de la comptabilité nationale ? Deux méthodes différentes peuvent être utilisées. La première, dite de l’approche déductive, consiste à prendre le produit (c’est-à-dire les ventes) de la période et à en déduire les consommations d’outils de production ou de vente nécessaires pour accomplir ces ventes, ce qui permet d’obtenir ce qu’on appelle la « valeur ajoutée » par l’activité de la nation. Dans le cas de notre exemple, le produit se confond avec les ventes de marchandises, et la consommation des marchandises en stock, dite intermédiaire ou amortissement (du mot « mort »), se confond avec le coût des marchandises vendues. Le PIN de cette nation est donc de 300 – 100 = 200. La seconde méthode, dite additive, consiste à sommer tous les types de revenus qui ont été distribués dans le pays. Dans notre cas, il n’y a que deux classes sociales, auxquelles correspondent deux types de revenus : d’une part le capitaliste et son profit, d’autre part les employés et leurs salaires. Le calcul additif consiste donc à ajouter les salaires des employés (50) et le profit de Datini (150) pour obtenir à nouveau un PIN pour la nation égal à 200. On constate bien qu’on ne peut pas distribuer plus de richesses qu’il n’y a été engendré de valeur nette produite, c’est-à-dire de valeur ajoutée. Mais ceci est accessoire par rapport à notre enquête. Ce qui est plus intéressant, c’est de comparer l’optique microéconomique de la comptabilité privée de Datini avec l’optique macroéconomique de la comptabilité nationale. Nous constatons qu’alors que la comptabilité privée de Datini se focalise, au niveau du solde du compte de résultat, sur son bénéfice de 150, la comptabilité nationale, elle, s’intéresse au revenu global de l’ensemble des deux classes des ouvriers et des capitalistes et donne un résultat de 200 (150 + 50). En d’autres termes, le profit d’une nation est la somme des « profits » des
salariés et de leur patron. Ce raisonnement macroéconomique peut être représenté par un compte de résultat du type suivant établi à partir des chiffres précédents. Compte de résultat national (période x)
Produit (prix de vente des marchandises vendues)
+ 300
Charge (coût d’achat des marchandises vendues)
– 100
Solde (« profit » national ou PIN)
200
Soulignons que, de nos jours, ce type de mesure macroéconomique est publié dans tous les pays du monde et que les économistes le prennent généralement pour base pour juger de l’évolution de la performance des nations et même du globe : c’est l’indicateur qui domine toute la pensée macroéconomique actuelle, même si cet indicateur est très critiquable du point de vue écologique et social{135}. Au vu de ce compte, le lecteur pourrait se dire que dans la mesure où il s’intéresse à une grandeur macroéconomique, à savoir la valeur ajoutée par le « travail » des capitalistes et des employés, ce type de compte de résultat national témoigne d’une conception du résultat de la performance des entreprises plus neutre que celle des capitalistes comme Datini, qui eux ne voient dans leur résultat que celui de leur seul capital financier. Il n’en est rien, comme nous allons le montrer. Grâce aux développements précédents consacrés au modèle CARE/TDL, le lecteur sait que les chiffres des salaires, des profits et des consommations ne donnent pas une image fidèle des résultats de l’entreprise Datini. En effet, ils ne tiennent compte ni du véritable coût du capital travail ni du coût de maintien du capital naturel. Or ce qui est vrai pour les comptes de Datini est aussi vrai pour les comptes nationaux qui sont basés sur les comptes des entreprises. Toutes les comptabilités nationales actuelles sont donc incapables de donner une image correcte de la réalité des performances des nations. Nous allons le confirmer en montrant quels seraient, dans le cas de la filiale de Datini en Espagne, les comptes nationaux corrects. Pour ce faire, nous allons partir des comptes corrects de Datini
établis en suivant les règles de la méthode CARE/TDL, que voici de nouveau. Compte de résultat
Produits (ventes)
+ 300
Dotation aux amortissements financiers (coût des marchandises)
– 100
Dotation aux amortissements humains (coût d’usage des employés)
– 120
Dotation aux amortissements naturels (coût d’usage de la rivière)
– 40
Profit net commun
40
Nous pouvons maintenant reprendre nos calculs du PIN espagnol sur la base de ces chiffres corrigés pour tenir compte de la dépréciation véritable de tous les capitaux et obtenir un PIN correct. À nouveau, nous distinguerons la méthode déductive et la méthode additive. Selon la méthode déductive, nous déduisons toutes les charges de consommation de capitaux du produit des ventes (300 – 260) et nous obtenons un PIN de 40. Pourquoi cette énorme différence avec le PIN « officiel », qui est de 200 ? Parce que, contrairement à la vision capitaliste, pour obtenir la vraie valeur ajoutée, nous ne considérons plus désormais qu’il y a qu’une seule dépréciation d’un seul capital à prendre en compte (celle qui correspond à l’usage des marchandises), mais bien trois dépréciations de trois capitaux. La charge globale d’amortissement de la période n’est donc absolument pas de 100 mais bien de 260. Avec ce type de raisonnement, le PIN de 40 se confond avec le profit commun de la méthode CARE/TDL, c’est-à-dire un profit véritable aussi bien de l’entreprise Datini que de l’Espagne où est sise sa filiale. Telle est la vraie mesure de la création de richesse d’une nation calculée au niveau
macroéconomique à partir de données microéconomiques saines. Elle correspond à une version macro du modèle CARE/TDL débouchant sur un PIB ou, mieux, un PIN écologique : le PIN CARE/TDL.
Bibliographie complémentaire Yulia Altukhova, Comptabilité agricole et Développement durable : étude comparative de la Russie et de la France, thèse de gestion, Université Paris-Dauphine, 2013. Daniel Bachet, Reconstruire l’entreprise pour émanciper le travail, Uppr Éditions, 2019. Jennifer Bardy, Le Concept comptable de passif environnemental, miroir du risque environnemental de l’entreprise, thèse de doctorat en droit, Université Côte d’Azur, 2017. Tereza Bicalho, Les Limites de l’ACV, thèse de gestion, Université Paris-Dauphine, 2013. Dorothée Browaeys, L’Urgence du vivant. Vers une nouvelle économie, Éditions François Bourin, 2018. Clément Feger, Quelles comptabilités pour accompagner une entreprise dans la gestion des services écosystémiques ?, thèse, AgroParisTech, 2015. Ciprian Ionescu, Biodiversité et stratégie des organisations : construire des outils pour gérer des relations multiples et inter-temporelles, thèse de sciences économiques, Université Grenoble Alpes, 2016. Clément Morlat, Modélisation dynamique des systèmes de coûts pour une gestion durable des territoires, thèse de sciences économiques, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2016. Alexandre Rambaud, « Aux origines du capital : le capital chez Luca Pacioli, entre comptabilité et économie, entre mondes ancien et Moderne », Working Paper, mars 2018. Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « Sustainable Finance : From the Fisherian-(Falsified) Hicsksian Perspective to an Accounting Approach », Working Paper, juin 2015. Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « La prise en compte d’éléments environnementaux dans la mesure de la performance », 6e États généraux de la recherche comptable, Autorité des normes comptables, 2016. Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « The “Triple Depreciation Line” Accounting Model and its application to the Human Capital », in Sharam Alijani et Catherine Karyotis (dir.), Finance and Economy for Society : Integrating Sustainability, Emerald Group Publishing, 2017, p. 225-251. Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « Vers une cogestion écologique fondée sur la comptabilité : le « capitalo-centrisme » du modèle CARE/TDL », Working Paper, 2018. Jacques Richard, Comptabilité et systèmes économiques, thèse, Université Paris 1, 1980 Jacques Richard, « Comptabilité pour l’autogestion : la comptabilité des entreprises yougoslaves », Cahiers français, La Documentation française, no 210, 1983. Jacques Richard, « Comptabilité environnementale », in Bernard Colasse (dir), Encyclopédie de la comptabilité, contrôle de gestion et audit, Economica, 2009.
Jacques Richard, « The victory of the Prussian railway “dynamic” accounting over the public finance and patrimonial accounting models (1838-1884) : an early illustration of the appearance of the second stage of capitalist financial accounting and a testimony against the agency and the market for excuses theories », Accounting Historians Journal, no 39, 2012, p. 89-124. Jacques Richard, « La nature n’a pas de prix, mais sa maintenance a un coût », Revue Projet, no 332, 2013. Jacques Richard, « La théorie économique de Fisher et la comptabilité américaine », in Alain Burlaud (coord.), Mélanges en l’honneur du Professeur Christian Hoarau. Comptabilité, Finance et Politique. De la pratique à la théorie : l’art de la conceptualisation, Ordre des experts-comptables, 2015, p. 65-80. Jacques Richard, « Refonder l’entreprise, la Société Anonyme et l’intérêt social par la comptabilité environnementale », in Centre français de droit comparé, Vers un nouveau cadre conceptuel pour la comptabilité internationale ?, Société de législation comparée/Mazars, vol. 19, 2016, p. 175-216. Jacques Richard, « The need to reform the dangerous IFRS System of Accounting », in Reuven S. Avi-Yonah, Yuri Biondi et Shyam Sunder (ed.), Accounting, Economics and law : A convivium, vol. 7, 2017, p. 93-103. Jacques Richard et Hervé Gbego, « Vers une vraie comptabilité environnementale », Revue française de comptabilité, no 483, janvier 2015, p. 27-30. Jacques Richard et Emmanuelle Plot, La Gestion environnementale, La Découverte, 2014. Wang Xiaorui, The clash of environmentalism, neoliberalism, and socialism : a research on practices and ideologies in China’s sustainability accounting for agriculture, thèse de gestion, Université Paris-Dauphine, 2016.
Voir Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, « World Inequality Report 2018 ». {1}
{2} Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, Paris, Seuil, 2013 ; Simon Lewis et Mark Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature, no 519, 2015, p. 171-180. {3} Nous attirons dès maintenant l’attention du lecteur sur le fait que le concept comptable de capital utilisé dans ce texte n’a rien à voir avec celui des économistes. Pour les comptables, le capital est une chose à conserver alors que pour les économistes il s’agit d’une chose à user. Ce point fondamental sera explicité peu après. {4}
Yves Renouard, Les Hommes d’affaires italiens du Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1949.
Raymond De Roover, « The Development of Accounting Prior to Luca Pacioli According to The Account-books of Medieval Merchants », in A. C. Littleton et B. S. Yamey (éd.), Studies in the History of Accounting, Sweet and Maxwell, 1956. {5}
{6}
Paris, Seuil, 2013.
{7} De façon plus précise, il s’agit du coût d’usage de ces actifs : les actifs concrets ne figurent évidemment pas au bilan mais souvent, en comptabilité, on fait comme si c’était le cas, faute de précision. {8}
Iris Origo, The merchant of Prato : Francesco di Marco Datini, Penguin Books, 1957.
{9}
Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 35.
Ce type de comptabilité est inconnu des Grecs et des Latins qui raisonnaient en termes de flux de trésorerie et ne connaissaient pas le concept de capital-dette, ce qui rendait très difficiles des mesures permanentes de richesse et de rentabilité. Avec la partie double, on assiste à une révolution qui marque les débuts du capitalisme moderne. {10}
{11} Imaginons que Datini ait eu besoin de faire un nouvel apport de 100 juste avant la fin de cette première période d’activité pour une extension prochaine de ses activités. Dans ces conditions, son actif final (A’) aurait été de 350 et Marx, en le comparant avec l’argent initial A (100), aurait conclu à un profit de 250. Par contre, le comptable de Datini qui a comptabilisé ce même apport de 100 au passif du bilan en tant que capital-dette obtient lui le vrai bénéfice de 150 (350-200) car il différencie les concepts d’actif et de capital. {12} À ce titre, cette dette de profit distribuable n’est pas comparable avec le capital-dette de Datini qui, lui, n’est pas consommable mais doit être conservé. {13} Datini a 250 en caisse en fin de période. S’il prélève entièrement son profit de 150, il lui reste 100 en caisse, ce qui suffit pour racheter une nouvelle marchandise de coût 100. {14}
Ellen Meiksins Wood, L’Origine du capitalisme, Paris, Lux Éditeur, 2009.
{15}
Jean Baechler, Les Origines du capitalisme, Paris, Gallimard, 1971.
Ernst Piper, Der Aufstand der Ciompi, Berlin, Wagenbach, 1978. Les éléments historiques sur le travail à Florence sont issus de ce texte allemand. {16}
Ibid.
{17}
{18} La Seigneurie, un gouvernement de la République de Florence qui apparaît en 1282. Il comprend neuf membres, tous issus des guildes. {19} Pierre Musso, dans un livre récent sur Le Temps de l’État-Entreprise (Paris, Fayard, 2019), présente comme une nouveauté l’influence, sinon la domination, des entrepreneurs capitalistes sur les politiques, mais ceci est une très vieille histoire, comme le montre l’exemple de Florence et de bien d’autres cités italiennes au début du capitalisme. Nihil novi sub sole (rien de nouveau sous le soleil) !
Théorie de la firme américaine (défendue notamment par Milton Friedman) qui considère la firme comme un simple nœud de contrats passés entre des capitalistes et des salariés et non comme une institution légale (et donc politique). {20}
{21} Gary Stanley Becker, Human capital : A Theoretical and Empirical Analysis with Special Reference to Education, University of Chicago Press, 1964 ; John W. Kendrick, The formation and stocks of total capital, New York, Columbia University Press, 1976. {22}
Nous expliquons ensuite pourquoi nous mettons entre guillemets ce terme.
Valérie Charolles, Le Libéralisme contre le capitalisme, Paris, Fayard, 2006, p. 185-195. Ce mixage des dettes envers les apporteurs de capitaux financiers et de capitaux humains sous la même rubrique « fonds propres » est problématique : il ne tient pas compte de la spécificité des deux sortes de capitaux et ne reconnaît pas la contribution des travailleurs comme un vrai capital (capital-dette, il s’entend). {23}
{24}
Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.
{25} Le fait que, de nos jours, les actions correspondant à un capital financier puissent être vendues sur un marché ne modifie pas le principe de la conservation stricte du capital en comptabilité (classique).
Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Capital as Power. A Study of Order and Creorder, Routledge, 2009. {26}
{27}
Jean-Marc Borello, L’Entreprise doit changer le monde, Débats Publics, 2018, p. 144.
Au sens strict, on devrait parler de sommes provisionnées par les capitalistes plutôt que de (vraies) dettes. {28}
{29}
Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, tome 1 : Fondation, Paris, GF Flammarion, 1994
(1797). {30}
Alors que les économistes dominants des xviiie et xixe siècles comme Smith, Menger et Jevons étaient plutôt partisans d’une non-intervention ou d’une faible intervention de l’État en matière d’économie, Keynes, dans les années 1930, pour éviter les crises économiques, préconise une intervention des États, notamment par des mesures de relance de la consommation assises sur des hausses de salaires dans le cadre d’une redistribution des richesses par l’impôt sur le revenu. {31} C’est elle que nous prendrons maintenant pour référence pour la reconstruction de l’économie que nous allons proposer.
{32}
André Comte-Sponville, Le Capitalisme est-il moral ?, Paris, Albin Michel, 2004, p. 72-79.
{33} Le terme « vision » vient du verbe latin videre (voir), qui est lui-même étymologiquement rattaché au verbe grec eidein qui a donné le « idéo » d’idéologie. Une vision du monde est une idéologie, et vice versa.
Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Londres, W. Strahan and T. Cadell, 1776. {34}
Jürgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973 (1968), p. 29. {35}
Il n’est pas question de nier que le capitalisme, affaibli par la guerre de 1939-1945, a dû concéder dans un grand nombre de pays des législations sociales favorables aux travailleurs. Mais ces législations n’ont pas été intégrées dans une loi comptable mondiale. La comptabilité capitaliste n’a jamais évolué en ce sens. {36}
{37} En allemand, comptabilité se dit Rechnungswesen. La racine « rech », du mot rechnung (calcul), vient du sanscrit « raj » qui a donné le rex (roi) des Romains et le rix (roi aussi) des Gaulois. La comptabilité est la reine des institutions du capitalisme. Voir Jacques Richard, « Origines du mot comptabilité », Journées d’histoire de la comptabilité et du management, 2010.
Les comptes consolidés sont les comptes des groupes qui cumulent les résultats des filiales (et sociétés associées) avec ceux des sociétés-mères. {38}
{39} La lex mercatoria était un ensemble de coutumes commerciales (notamment comptables) que les commerçants européens respectaient depuis les débuts du capitalisme. Elle a été progressivement intégrée dans des lois nationales pour donner lieu, étape finale, au droit mondial comptable actuel. {40}
Mireille Delmas-Marty, Le Relatif et l’Universel, Paris, Seuil, 2004.
Cette grande firme américaine qui était présentée comme un modèle de gestion par les médias a fait faillite en 2008 après avoir longtemps truqué ses comptes avec l’appui d’un grand cabinet d’audit international. {41}
Pratiquement, c’est l’Europe qui a permis cette évolution vers un droit comptable mondial en décidant en 2000 de reconnaître en matière de comptes consolidés les normes émises par l’IASC (voir infra). Par la suite, les autres États du monde ont suivi cette démarche en ratifiant aussi ces normes (voir Jacques Richard, Didier Bensadon et Alexandre Rambaud, Comptabilité financière, Paris, Dunod, 2018). {42}
{43}
Judith Rochfeld, Les Grandes Notions du droit privé, Paris, PUF, 2011.
Voir Gunther Teubner, Recht als autopoietisches System, Suhrkamp, 1989 ; Gunther Teubner, Constitutional fragments, Oxford University Press, 2012 ; Niklas Luhmann, Politique et Complexité, Paris, Cerf, 1999. {44}
{45} Voir, pour ces questions et ce qui suit, Jacques Richard, Didier Bensadon et Alexandre Rambaud, op. cit. {46}
Ibid., chapitre 17.
{47} Schématiquement, le goodwill est la différence entre la valeur boursière d’une entreprise et sa valeur comptable en coût d’achat de ses actifs. Cela correspond à la masse des bénéfices futurs que cette entreprise pourrait engendrer. La question est de savoir si la comptabilité doit ou non tenir compte de ces bénéfices potentiels. Datini et ses successeurs considéraient qu’elle ne le devait pas. Les théoriciens comptables modernes influencés par les économistes estiment qu’elle le doit. Les normes IFRS, elles, prennent partiellement en considération ces valeurs (uniquement lors de cessions réelles d’entreprises). {48} Les comptes « individuels » sont schématiquement les comptes traditionnels hérités de Datini encore imprégnés de prudence dans un bon nombre de pays dont la France. Ils concernent les entités qui composent les groupes. Curieusement, les comptes consolidés ne sont pas la somme des comptes de leurs entités constitutives : ils sont conçus de façon particulière.
Pour plus de détails, voir Jacques Richard, Didier Bensadon et Alexandre Rambaud, op. cit., notamment l’introduction. {49}
Avant l’acceptation des normes IAS/IFRS, les groupes européens étaient obligés, pour des raisons de prudence, d’amortir (de passer systématiquement en perte) les goodwills constatés lors d’achat d’entreprises. Désormais, comme ils sont pratiquement tenus de suivre l’évolution des normes IAS/IFRS, ils ne peuvent plus procéder de la sorte : ils ne les passeront en pertes qu’en cas de perspectives économiques mauvaises. Par ailleurs, ils doivent comptabiliser la plupart de leurs titres financiers en valeur potentielle de revente alors que ces pratiques étaient interdites dans la 7e directive européenne qui s’appliquait aux groupes avant la soumission de l’Europe aux IAS/IFRS. {50}
{51} En comptabilité, les immobilisations sont des actifs utilisés sur une durée de plus d’un an (machines, bâtiments, etc.). On les passe en charges progressivement sur toute leur durée de vie en les « amortissant ».
Le lecteur voit à nouveau l’importance du rôle de la comptabilité : de sa conception dépend le développement ou non du dumping social et environnemental. {52}
{53}
Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
Selon eux, le nombre deviendrait le dangereux « canon » des Lumières (La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 25). Ils pensent même que nous devrions « abattre Bacon » et « la raison calculatrice » (p. 57). {54}
{55}
Jürgen Habermas, op. cit.
{56} Contrairement à ce que laisse entendre Alain Supiot (op. cit., p. 262) le droit (en général) ne fait pas obligatoirement de résistance à la gouvernance par les nombres. Il n’est que de considérer le droit comptable actuel qui est totalement inféodé aux nombres du capitalisme. Par ailleurs, encore une fois, les expressions générales sont inadéquates pour transcrire valablement la complexité des phénomènes. Il n’y a pas de gouvernance par les nombres mais des gouvernances avec des nombres traduisant des conceptions très différentes. Idem en matière de droit : le droit selon les cas peut être progressiste ou non. Il n’y a pas plus de droits que de nombres. {57} Jacques Richard, « The dangerous dynamics of modern capitalism », Critical Perspectives on Accounting, no 30, 2015, p. 9-34 ; « La naissance des principes comptables cibles des IFRS », in Normalisation comptable. Actualités et enjeux, L’Académie, 2014, p. 48-52. {58}
Selon Dominique Losurdo (Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, 2013), cette
adhésion du libéralisme au capitalisme sous toutes ses formes l’a même amené à soutenir pendant très longtemps l’esclavagisme, ce qui est assez loin de l’idéal de liberté qu’il paraît défendre. {59} Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990. {60}
B. G. Makarov, Teorija byxgalterskogo ytcheta, Izdatelstvo « Finansi », Moskva, 1966.
Voir par exemple Y. Zhao, E. Lou, J. Ge et C. Wu, Principe de comptabilité (kuai ji yuan li), Maison d’édition financière et économique de Chine, 1979 (1962). {61}
{62}
L’équation actif = passif était de style classique (usage de fonds = source de fonds).
{63}
M. Jezdimirovic, Teorija i tehnika knjigovodstva, Savremena administracija, Beograd, 1974.
Voir à ce propos le livre de Catherine Samary, D’un communisme décolonial à la démocratie des communs, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 2017. {64}
Par exemple, Kardlej, le grand théoricien de l’économie autogestionnaire, récuse toute participation directe du capital privé dans les firmes socialistes yougoslaves de peur de la mainmise de la propriété privée. Edvard Kardelj, Les Contradictions de la propriété sociale dans le système socialiste, Anthropos, 1975. {65}
{66} L’utilisation du terme capital pour régler les problèmes écologiques et humains peut scandaliser tous ceux, y compris des comptables qui n’ont pas de formation historique, qui voient dans un capital une chose à user et mésuser. Marx, en en faisant le symbole du capitalisme, a contribué à son tour à justifier le rejet de ce terme honni. Mais nous pensons qu’il faut voir la réalité des choses : en comptabilité traditionnelle, le capital est bien une dette, une chose à conserver et rembourser, pas un actif. De plus, historiquement, bien avant le capitalisme, le capital, on l’a vu, est aussi une dette et une chose fondamentale, importante. Il convient donc de tenir bon et d’utiliser ce concept historique névralgique de capital malgré l’opposition de tous ceux qui ont été contaminés par Marx et la plupart des économistes, et qui ne peuvent même pas supporter la prononciation de ce mot ! {67}
Voir Michel Onfray, Grandeur du petit peuple, Paris, Albin Michel, 2020, p. 83-84.
Dans cette vision englobante, le capital financier « prêté » à l’entreprise est lui-même une dette de capital à rembourser. Comme pour Datini, il importe que le capital financier soit conservé. Soulignons que depuis 1860, juridiquement, dans une société anonyme (SA), les actions sont des dettes de la SA à rembourser aux investisseurs financiers et ne donnent aucun droit de propriété sur les actifs. CARE maintient ces bons principes : dans une vision œcuménique, il rapproche tous les capitaux et les traite tous comme des dettes à « rembourser ». {68}
Eric Neumayer, Weak versus Strong Sustainability. Exploring the limits of two opposing paradigms, Edward Elgar, USA, 1999. {69}
{70} Voir World Bank, Where is the Wealth of Nations ? Measuring the Capital for the 21st century, 2005, et Jacques Richard, Comptabilité et Développement durable, Economica, 2012. {71} On verra plus loin ce que les payes en question deviennent dans le modèle CARE : elles ne sont pas une rémunération mais un instrument de conservation. {72}
Bryan G. Norton, Towards unity among environmentalists, Oxford University Press, 1991.
{73} Les limites à respecter par les humains sont précisément celles qu’impose la conservation du capital naturel : on ne scie pas la branche (ou mieux l’arbre de vie) sur laquelle (lequel) on repose. {74} Cornelius Castoriadis, Science moderne et interrogations philosophiques, Encyclopaedia Universalis, vol. 17.
Sur ce concept de résilience, voir notamment Crawford Stanley Holling, « Resilience and stability of ecological systems », Annual Review of Ecology and Systelatics, no 4, 1973, p. 1-23, ainsi que Chris Johnson, « Identifying ecological thresholds for regulating human activity : effective conservation or wishful thinking ? », Biological Conservation, no 168, 2013, p. 57-65. {75}
{76} Ce concept de porte-parole ne doit pas être confondu avec celui des représentants de ces capitaux qui devront notamment prendre des décisions de gestion à tous les niveaux de l’entreprise (voir infra les principes d’un nouveau type de cogestion). {77} Les adversaires de la prise en compte de la conservation de la nature en comptabilité vont évidemment exciper que l’existence de telles zones implique une incompatibilité avec la rigueur et l’exactitude qui caractérisent la comptabilité capitaliste, qui raisonne au centime près. Ceux qui connaissent bien la matière et qui sont honnêtes savent qu’elle est en fait marquée par de terribles approximations, notamment pour prendre en compte les durées d’amortissement et l’inflation, sans parler des évaluations des valeurs actuarielles des titres financiers qui requièrent des extrapolations à dix ou quinze ans minimum que seuls des demi-dieux (pour le moins) peuvent faire valablement. En fait, cet argument est le plus souvent invoqué par les capitalistes eux-mêmes qui ne veulent pas, on les comprend, changer les choses.
Michel Capron et Françoise Quairel, La Responsabilité sociale de l’entreprise, Paris, La Découverte, 2016. {78}
{79}
Dominique Meda, Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Aubier, 1999.
{80} Jean Gadrey et Aurore Lalucq, Faut-il donner un prix à la nature ?, Paris, Les Petits matins/Institut Veblen, 2015. {81} Nous soulignons à nouveau le rôle important que les syndicats doivent jouer dans la définition et le contrôle du respect des payes qui assurent la conservation des personnes concernées. Il en va de même en matière de conservation écologique pour les associations de riverains concernées par ces problèmes.
Dans ce cas, nous avons repris le concept de ressources en tant qu’actifs des économistes bien que dans le cas de la comptabilité traditionnelle une ressource corresponde à un passif (c’est une source d’actif). {82}
{83}
Le lecteur trouvera en annexe 1 des exemples d’application.
{84} Par exemple, un écart entre une paye de conservation et une paye minimale (cas du capital humain) et un écart entre les volumes réels de gaz à effet de serre émis et les volumes souhaités par le GIEC, pour ce qui est du capital naturel (voir infra et annexe 1 pour plus de détails).
Nous en sommes à ce stade du raisonnement au niveau fondamental de la conservation des êtres humains qui est la condition sine qua non de tout le reste, notamment de la participation de ces personnes à la vie de l’entreprise et plus largement à la vie en société. Ce dernier point qui concerne la gouvernance des firmes et des nations sera vu ultérieurement. {85}
{86} Alexandre Rambaud, La Valeur d’existence en comptabilité : pourquoi et comment l’entreprise peut (p)rendre en compte des entités environnementales pour « elles-mêmes », thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Paris-Dauphine, 2015.
Quand une société fait une augmentation de capital non encore libérée, une dette (budget) de capital apparaît bien au passif du bilan. {87}
{88}
Jacques Richard, Comptabilité et Développement durable, op. cit.
Au sens strict, la comptabilité CARE/TDL ne devrait donc pas s’appeler comptabilité en triple capital mais comptabilité en multiples capitaux ou, à la rigueur, comptabilité en triple type de capital. {89}
{90}
La formation et l’enregistrement de ces amortissements sont illustrés dans l’annexe 1.
Kapp, dès 1950, caractérise le système capitaliste comme un système économique qui ne paye pas tous ses coûts. Voir William Kapp, Les Coûts sociaux de l’entreprise privée, Paris, Les Petits matins/Institut Veblen, 2015, et la préface de Jacques Richard à cette nouvelle édition française. {91}
{92}
Elinor Ostrom, op. cit.
{93}
Deutsches Privatrecht, vol. 1, Leipzig, Duncker und Humblot, 1895.
{94} L’entreprise en commun pourrait être définie comme celle qui a pour objet le maintien des trois capitaux (naturel, humain et financier) et la satisfaction des besoins sociaux dans le cadre d’une gestion qui associe systématiquement les investisseurs des trois capitaux aux décisions qu’elle prend. Voir pour plus de détails Édouard Jourdain, Quelles normes comptables pour une société du commun ?, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2012, et Swann Bommier et Cécile Renouard, L’Entreprise comme commun. Au-delà de la RSE, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2018. {95} Voir notamment sur ce point crucial Olivier Favereau et Baudoin Roger, Penser l’entreprise. Nouvel horizon politique, Paris, Parole et Silence, 2015. {96}
Roland Perez, La Gouvernance de l’entreprise, Paris, La Découverte, 2003.
{97} La co-détermination allemande actuelle ne prévoit pas de modèle comptable spécifique : elle reste « accrochée » au modèle comptable capitaliste traditionnel, ce qui est un gros problème. Par ailleurs, elle ne prévoit pas de représentants du capital naturel ni de porte-parole. Enfin, elle n’accorde une représentation des salariés que dans les conseils de surveillance (et non de direction) et, dans ce cadre limité, donne la prépondérance aux représentants des investisseurs financiers par un droit de vote double accordé au P.-D. G. de la firme nommé par les actionnaires. {98} Voir notamment Edward Freeman, Strategic management. A stakeholder approach, New Delhi, Cambridge University Press, 2010 (1984).
Ces tribus, par exemple amazoniennes, devront faire partie des représentants des capitaux soit au titre de propriétaires des terres exploitées par des firmes, soit au titre de riverains concernés par la dégradation du capital naturel. {99}
Mariana Mazzucato, The Entrepreneurial State : debunking public vs. private sector myths, Antheem Press, 2014. {100}
{101}
Nous soulignons que ce maintien de principe du capital financier n’est pas banal. Tout
propriétaire d’une maison sait combien la simple conservation de cette maison est coûteuse. Tout détenteur d’argent connaît les risques de perte de son capital financier en cas d’inflation. CARE reconnaît le principe de cette conservation, mais refuse le versement de tout intérêt systématique aux apporteurs de capital financier. Ce n’est pas une chose exorbitante : c’est déjà réalisé de fait dans le système capitaliste lorsque les taux d’intérêt sont très bas. {102}
The Economics of Welfare, Macmillan, 1920.
L’actualisation, un outil de base des économistes néoclassiques, repose sur l’intégration dans le raisonnement d’un taux de rentabilité financière minimal : l’idée est qu’une somme future vaut moins qu’une somme disponible immédiatement puisque cette dernière peut, si elle est placée sur les marchés financiers, rapporter de l’argent au taux d’intérêt imposé par les capitalistes. {103}
{104} L’expérience prouve que les taux de rentabilité des firmes capitalistes dépendent du rapport de force entre les capitalistes et les syndicats ouvriers. Ainsi, après la Deuxième Guerre mondiale, dans un contexte de faiblesse des patronats européen et américain, le taux de rentabilité de ces firmes a été notablement réduit jusque vers 1980 pour repartir ensuite à la hausse dans un contexte social d’affaiblissement des syndicats. {105} Voir David Pearce, « The Limits of Cost Benefit Analysis as a Guide to Environmental Policy », Kyklos, no 29, janvier 1976, p. 97-112 ; Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « The “Triple Depreciation Line” instead of the “Triple Bottom Line” : Towards a genuine integrated reporting », Critical Perspectives on Accounting, no 33, 2015, p. 92-116 ; et surtout Alexandre Rambaud, La Valeur d’existence en comptabilité, op. cit.
Pour une analyse de ce texte remarquable, voir Bernard Christophe et Jacques Richard, « Deux regards écologiques sur l’encyclique Laudato si’ », in Yves Levant et Stéphane Trébucq (coord.), Théorie comptable et sciences économiques du xve au xxie siècle. Mélanges en l’honneur du Professeur Jean-Guy Degos, L’Harmattan, 2018, p. 299-308. {106}
{107}
Les Coûts sociaux de l’entreprise privée, Paris, Les Petits matins, 2015.
{108}
The Economics of Welfare, op. cit.
Les firmes qui ont le plus de difficultés à restreindre leurs émissions de gaz à effet de serre pourront acheter sur un marché spécifique les droits à pollutions excédentaires de celles qui parviendront facilement à respecter les quotas d’émissions imposés. {109}
Les adversaires de cette solution diront qu’elle ne permet pas aux entreprises qui ont les mesures les plus coûteuses d’acheter sur le marché les « services » de celles pour qui ces efforts sont les moins coûteux. Mais c’est avec ce type de raisonnement statique que nous en sommes arrivés à la situation actuelle car il n’incite pas ces firmes à changer de technologie. Il faut forcer les firmes à respecter le capital naturel comme elles le font pour le capital financier. {110}
{111}
Antonin Pottier, Comment les économistes réchauffent la planète, Paris, Seuil, 2016.
Voir pour plus de détails Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « The “Triple Depreciation Line” instead of the “Triple Bottom Line” », art. cit. {112}
La juste valeur est pratiquement une évaluation en termes de prix du marché. Nous avons vu que Datini se refusait, pour des raisons de prudence, à évaluer sa firme en valeur de revente. Son {113}
obsession était de maintenir son capital financier. De la même façon, CARE cherche à déterminer les coûts de maintien des écosystèmes. Ces derniers ont une trop grande valeur pour avoir un prix de vente sur des marchés, comme le proposent généralement les économistes néo-classiques. {114}
Londres, 1848.
{115}
Georges Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, LGDJ, 1946.
{116}
Jean-Philippe Robé, L’Entreprise et le Droit, coll. « Que sais-je ? », PUF, 1999.
Adolf Berle et Gardiner Means, The modern corporation and private property, The Macmillan Company, 1932. Ces auteurs soutiennent la fameuse thèse « managérialiste » selon laquelle les actionnaires ont perdu le pouvoir au profit des managers mais ont gardé la propriété des actifs de la SA. C’est exactement l’inverse qui est vrai. Cette thèse erronée continue cependant aujourd’hui d’avoir une forte influence sur nombre de politologues et même de gestionnaires. {117}
{118}
Voir Jacques Richard, « The dangerous dynamics of modern capitalism », art. cit.
{119} Engels, par exemple, dans une de ses dernières œuvres, ne parle pas du tout d’une possibilité de coopératives ouvrières mais met encore l’accent sur la nécessité de transformer les moyens de production en propriété étatique. Friedrich Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Éditions Sociales, 1948 (1880), p. 71. {120}
L’Économique et le Vivant, Paris, Payot, 1979. Voir aussi L’Illusion néo-libérale, Paris, Fayard,
2000. On peut considérer que le cadre conceptuel des IFRS qui figure en préambule de ce code financier joue le rôle d’une telle constitution à l’échelle internationale (puisque validée par pratiquement tous les États). {121}
{122} La Constitution française garantit le droit au travail mais il s’agit plutôt d’un droit de travailler si l’on trouve du travail. La conservation des êtres humains n’est nullement obligatoire alors que celle du capital financier l’est, de même que le remboursement des dettes financières. {123}
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, vol. 2, Paris, Fayard, 1987.
{124}
En pratique, notamment, le développement massif de forums citoyens.
Jean-Dominique Senard et Nicole Notat, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », rapport aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des Finances et du Travail, mars 2018, p. 78. {125}
{126} Benjamin Coriat, « Changer l’entreprise ? Quand la montagne accouche d’une souris », Les Économistes atterrés, 2 juillet 2018. {127} On pourrait utiliser le cadre de la comptabilité analytique. Ce type de comptabilité, secrète et pas du tout réglementée, existe dans pratiquement tous les grands groupes et sert à la gestion. {128}
Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Paris, Seuil, 2015.
{129}
René Savatier, Le Droit comptable au service de l’homme, Paris, Dalloz, 1969.
{130} Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, GF Flammarion, 1965 et Les Politiques, Paris, GF Flammarion, 1993. {131} Cette formule est celle de Bruno Latour (Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991). {132}
Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, op. cit.
{133}
Op. cit.
Malheureusement, la conservation des êtres humains et de la nature n’est pas totale. Rien n’empêche la dégradation des êtres humains et même de la Terre, mais à plus long terme. {134}
Voir notamment Paul Ekins, Estimating sustainability gaps for the UK, London, Forum for the future, 2000 ; Karl William Kapp, op. cit. ; Roefie Hueting, New Scarcity and Economic Growth. More Welfare Through Less Production ?, Amsterdam, North-Holland, 1980 ; William D. Nordhaus et James Tobin, « Is Growth Obsolete ? », Economic Research : Retrospect and Prospect, vol. 5, National Bureau of Economic Research, 1972 ; Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, 2005 ; Harold Levrel, Selecting indicators for the management of biodiversity, Institut français de la biodiversité, 2007 ; Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Aubier, 1999. {135}