Petite Philosophie des histoires drôles
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Zitiervorschau

L UC

DE

B RABANDERE

Petite Philosophie des

histoires drôles

Petite Philosophie des histoires drôles

Groupe Eyrolles 61, bd Saint-Germain 75240 Paris cedex 05 www.editions-eyrolles.com

Pour contacter Luc de Brabandere : [email protected] Illustration page 98 : www.cartoonbase.com

Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée notamment dans l’enseignement provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’Éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2007, 2010 ISBN : 978-2-212-54520-3

Luc de Brabandere

Petite Philosophie des histoires drôles

Deuxième édition 2010

Du même auteur (derniers livres parus) Pensée magique, Pensée logique, Le Pommier, 2008. La Valeur des Idées, avec la collaboration d’Anne Mikolajczak, Dunod, 2007. Petite philosophie de nos erreurs quotidiennes, avec la collaboration d’Anne Mikolajczak, Eyrolles, 2009. Espèce de Trochoïde ! avec la collaboration de Christophe Ribesse, Dunod, 2006. Balade dans le jardin des grands philosophes, avec la collaboration de Stanislas Deprez, Mols, 2009. Petite philosophie des grandes trouvailles, Eyrolles, à paraître en 2010. Le Plaisir des Idées, avec la collaboration d’Anne Mikolajczak, Dunod, à paraître en 2010.

Merci à Magdalena Darmas pour sa collaboration.

En hommage à tous les humoristes

SOMMAIRE

Histoire de rire

.................................................................................................

Le choc de deux perceptions Une autre logique

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.........................................................................................

49

Quand le langage s’emmêle ............................................................ 61 L’art de raconter

.............................................................................................

Pourquoi le cartoon ?

..............................................................................

71 91

Envoi ........................................................................................................................... 101 Notes ........................................................................................................................... 105 Bibliographie ................................................................................................... 107



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Quand j’étais petit, je rêvais de devenir quelqu’un. Mais j’aurais dû être plus précis.

Il y a longtemps que je crois à l’utilité de l’humour pour faire passer des concepts difficiles. Et il y a longtemps que je m’interroge sur la nature de ces blagues et autres histoires drôles qui ont une telle force pédagogique. En 2007, j’avais rassemblé quelques réflexions sur ce thème que mon éditeur avait publiées dans un petit livre rouge particulièrement élégant. Les nombreuses réactions que j’ai reçues depuis ont confirmé mon intuition de départ. L’histoire drôle est vraiment un superbe produit de l’intelligence humaine. Elle aide à comprendre les mécanismes de pensée, elle dissipe quelques mystères de la perception, elle permet d’expliquer certains biais cognitifs et de mieux discerner les principes de la créativité. –

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Cette deuxième édition contient certes une bonne douzaine d’histoires drôles supplémentaires (et merci à tous ceux qui me les ont fait parvenir !) dans le but d’enrichir et de préciser les concepts présentés. Mais j’ai aussi profité de l’occasion pour mieux cadrer le thème, en opposant par exemple l’ironie à l’humour, et pour poser de nouvelles questions, comme celle de la construction des blagues par les professionnels du rire. Par ailleurs, cette Petite Philosophie des histoires drôles fait partie maintenant d’une trilogie entièrement dédiée au plaisir des idées. Avec Anne Mikolajczak, nous avons écrit une Petite Philosophie de nos erreurs quotidiennes qui est sortie en mars 2009 et le troisième tome, la Petite Philosophie des grandes trouvailles, est prévu à l’automne 2010. Merci à tous.

Chiesa Monti, Toscane, août 2009



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HISTOIRE DE RIRE

« Analyser l’humour, c’est un peu comme disséquer une grenouille. Cela n’intéresse pas grand monde et la grenouille meurt. » E.B. White

Ludwig Wittgenstein déclara un jour qu’on pourrait faire un travail philosophique sérieux en utilisant uniquement des plaisanteries, des histoires drôles.1 Cela peut surprendre de la part du génie autrichien dont la vie tiendrait plus de la tragédie que de la comédie. Cela étonne moins quand on sait à quel point l’analyse des mots et du langage constitue la clé de son œuvre. Wittgenstein était convaincu que des petites blagues bien choisies sous-tendaient autant de messages philosophiques puissants. Mais il en resta là, –

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Histoire de rire

laissant le lecteur sur sa faim avec, pour appuyer sa thèse, quelques rares exemples comme celui-ci, qu’il aimait raconter quand il parlait de l’infini : Deux amis se rencontrent. « … 9, 5, 1, 4, 1, 3. Ouf ! dit le premier. — Tu as l’air épuisé. — Eh oui, je viens de réciter le nombre π à l’envers. » Dommage que Wittgenstein soit resté aussi avare. Tant d’œuvres philosophiques sont rébarbatives, tant de textes spéculatifs sont ennuyeux qu’un peu d’humour aurait été bienvenu. Et si Wittgenstein avait néanmoins raison ? Et si l’auteur du Tractatus avait voulu refaire le coup de Fermat, en lançant une thèse énigmatique que la communauté des savants mettrait quelques siècles à démontrer2 ? Pourquoi ne pas essayer d’en savoir un peu plus ? Ça pourrait être drôle, non ? Ce sera en tout cas l’objet des lignes qui suivent. Cela pourrait même s’avérer original. L’humour n’a été que peu traité par les grands philosophes et,



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Histoire de rire

mis à part les propos de Wittgenstein, il n’y a quasiment aucune allusion aux bienfaits éventuels des histoires drôles. Wittgenstein a aussi dit (septième énoncé fondamental de son Tractatus) : « Ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence ». Mais je vous propose de ne pas retenir cette affirmation-là, sinon ce petit livre s’arrêterait ici ! « Ceux qui cherchent des causes métaphysiques au rire ne sont pas gais », disait Voltaire dans son Dictionnaire philosophique. La lecture des quelques rares textes consacrés à l’humour par les maîtres de la pensée semble lui donner raison. Platon, Aristote, Kant… tous y sont allés de leur petite réflexion. Schopenhauer a creusé un peu plus, Freud également. Nous les retrouverons au fil de ces pages. C’est bien sûr Bergson qui est devenu en 1900 le penseur emblématique du Rire grâce au livre qui porte ce titre. Mais son livre n’est pas très drôle… Et le simple fait que Le Rire soit encore en 1900 un titre disponible suffit à montrer combien le thème avait été jusque là peu exploré. –

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Histoire de rire

Bref, si les philosophes se sont intéressés au rire, ce serait plutôt pour mettre en évidence nos faiblesses, nos manques, nos insuffisances. Certainement pas pour en faire l’apologie…3 Quelle audace donc, de la part de Wittgenstein pour qui les thèses, antithèses et autres synthèses de tous ses illustres prédécesseurs pourraient être enseignées en utilisant exclusivement des histoires drôles ! Les grands de la philosophie ont étudié le rire comme un objet volant non identifié : sans y croire vraiment, sans y attribuer trop d’importance. Ils ont approché l’humour sans l’utiliser, avec professionnalisme, comme ils approchaient par ailleurs la physique ou l’esthétique. Les grands penseurs de l’Histoire ont traité de l’humour comme des observateurs étrangers, des envoyés spéciaux, en utilisant leurs techniques habituelles : recherche de définitions solides, exigence de critères discriminants… Mais sans trop investir. Ils ont vu l’humour non tel qu’il est, mais tel qu’ils étaient eux-mêmes, débordants d’a priori à son encontre. Leur raisonnement fut le suivant : si on ne peut nier l’existence de l’humour, alors voyons-le comme quelque chose de secondaire, plus comme un signe de faiblesse que de force, et en tout cas dépourvu de toute vertu. –

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Histoire de rire

Bref, si les philosophes ont consacré un peu de temps à l’humour, c’est principalement dans une perspective morale.4 De manière sommaire, les philosophes attribuent à l’humour trois caractéristiques : • sa spécificité humaine (« Le rire est le propre de l’homme », disait déjà Aristote) ; • un lien incontestable avec la joie et le plaisir ; • un côté mécanique, impulsif, incontrôlable. C’est essentiellement dans le Philèbe que Platon aborde pour la première fois la question. Le « rire platonique » est une notion liée au ridicule, à la moquerie, ou encore à l’envie qui est une douleur de l’âme. Si plaisir il y a, il est indissociable d’une forme de souffrance. Le rire est une des « grimaces de la laideur », légitime peut-être face à un ennemi, mais indigne dans la Cité. Dans La Poétique, Aristote situe également le comique et le risible au niveau des choses basses et méprisables. Bref, le propre de l’homme ne l’est pas tellement. Aristote est néanmoins en retrait par rapport à Platon et laisse au comique des circonstances atténuantes : –

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Histoire de rire

« Le comique n’est qu’une partie du laid car c’est un défaut qui ne cause ni douleur, ni destruction. » Courage les humoristes, il y a donc de l’espoir ! Autre siècle, autre pays, autre civilisation. On trouve chez Cicéron – peut-être pour la première fois – une vertu attribuée à la plaisanterie. Il pourrait contribuer parfois à améliorer l’éloquence, ce qui était un objet majeur chez le philosophe concret et appliqué qu’était le Romain. Le Moyen-âge serait plutôt pour les amateurs de blagues, une grande marche arrière. Peut-être même la période noire de l’humour. Prétextant qu’on ne voit jamais Jésus rire dans les Évangiles, une plaisanterie ne peut donc être que diabolique (mais il est quand même difficile d’imaginer que Jésus n’a jamais souri). Saint Thomas d’Aquin va jusqu’à définir les « conditions du rire licite » ! Le roman Le nom de la Rose d’Umberto Eco évoque ainsi un livre d’Aristote qui aurait été perdu et qui, hasard ou non, traitait précisément du rire… Ce sont Érasme avec son Éloge de la folie et surtout Rabelais qui vont faire exploser la chape qui s’était abattue sur l’humour. Rabelais, qui mérite certainement aussi à ce titre l’appellation d’humaniste, produit une œuvre majeure qui revalorise le rire, –

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Histoire de rire

l’invite, le prescrit, le positive, l’anoblit même. « Gargantua est bon pour votre santé physique et morale », dit en résumé, Rabelais à ses lecteurs. Et Montaigne ne semble pas en désaccord quand il proclame : « Au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul. Les Roys et les philosophes fientent, et les dames aussi. » Dans la Passion de l’âme, Descartes retrouve le réflexe du sérieux. Ouf, on a eu peur ! S’il parle du rire, c’est pour mieux le définir, en analyser sa causalité ou en spécifier les différents types. Mais tout n’est pas perdu. Un peu plus tard, Spinoza admet qu’une plaisanterie sans excès – restons prudents – « peut être une joie pure » pour l’homme. Et même Blaise Pascal s’étonne déjà dans une de ses pensées : « Deux visages semblables dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance. » De siècle en siècle, d’incontournables penseurs à l’incontournable penseur, nous voici parvenus à Kant. Cela ne devait pas lui être très facile, mais comme il voulait parler de tout, il a également dû traiter l’humour. Chassez le naturel, il revient au galop ! Sa définition ne vous surprendra pas : –

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Histoire de rire

« Le rire est une affection résultant de l’anéantissement soudain d’une attente extrême. » Je vous imagine extrêmement affecté en lisant cela ! En tout cas, vous pouvez désormais utiliser un vocabulaire kantien pour décrire ce que vous ressentez la prochaine fois que vous en entendez une bien bonne.

En résumé, pendant des siècles, la philosophie a approché l’humour comme une anecdote de la pensée, et les histoires drôles comme des anecdotes de l’anecdote, à peine visibles à l’œil nu. Le premier à avoir présenté un début de théorie des blagues est sans doute Schopenhauer. Le philosophe allemand – paradoxalement un des plus pessimistes de l’Histoire – propose une théorie de l’incongruité pour expliquer l’éclat de rire. L’auteur du Monde comme volonté et représentation y explique qu’une blague organise une collision entre l’abstrait et l’intuitif, un désaccord inévitable et brutal entre un concept et l’objet qu’il représente. Bon, d’accord ! Heureusement, il donne un exemple : –

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Histoire de rire

Dans une prison, un détenu joue aux cartes avec ses gardiens. Tout à coup, ils réalisent que le prisonnier triche et le font immédiatement sortir. Il aura fallu attendre Bergson et la fin du XIXe siècle pour qu’enfin le rire soit considéré comme un objet philosophique en tant que tel, sans a priori, sans dégradation, sans mise en perspective dévalorisante. Le projet de Bergson était double : déterminer les procédés de fabrication du comique et analyser l’intention de la société quand elle rit. Pour produire du risible – et donc des histoires drôles –, le philosophe français identifie trois moyens : – l’inversion ; – la répétition ; – l’interférence des séries. Dans le cas particulier des blagues nous pouvons illustrer immédiatement par les exemples suivants. Inversion « Quel beau bébé vous avez là ! — Mais vous n’avez encore rien vu. Attendez de voir sa photo ! » –

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Histoire de rire

Répétition À l’époque du communisme, un citoyen russe fait toutes les formalités en vue de pouvoir émigrer en France. Il subit un long interrogatoire. « Et votre logement ? demande le fonctionnaire, est-il si médiocre que ça ? — Là, je ne peux pas me plaindre, répond le candidat au départ. — Et votre travail ? — Là non plus, je ne peux pas me plaindre. — Et l’enseignement donné à vos enfants ? — Là, je ne peux toujours pas me plaindre. — Mais enfin pourquoi émigrer en France alors ? — Parce que là, je pourrai enfin me plaindre, camarade. » Autre exemple : Un homme arrive chez le médecin. « Docteur, ma femme devient sourde, que dois-je faire ? Le spécialiste nez-gorge-oreilles, un peu surpris, lui répond calmement : –

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Histoire de rire

— Avant toutes choses, il faut s’assurer que c’est bien le cas. Donc vous allez faire un test. Rentrez chez vous et à dix mètres d’elle, dites quelque chose. Si elle ne réagit pas mettez-vous à cinq mètres derrière elle et redites la même chose. S’il n’y a toujours pas de réaction de sa part, réessayez une troisième fois, juste à côté d’elle. Et revenez me voir pour me décrire ce qui s’est passé. » Le mari très motivé à résoudre le problème rentre chez lui et commence l’expérience recommandée par le spécialiste. Situé à l’autre bout de la salle de séjour, il demande à sa femme qui est de dos : « Chérie, qu’avons-nous pour dîner ce soir ? » Pas de réaction. Il avance alors jusqu’au milieu de la pièce et repose la même question : « Chérie, qu’avons-nous pour dîner ce soir ? » Silence à nouveau, et donc troisième étape du test, juste derrière elle cette fois : « Chérie, qu’avons-nous pour dîner ce soir ? La femme se retourne alors, un tantinet énervée, et lui répond : — Pour la troisième fois, je te dis, du poulet ! » –

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Histoire de rire

Interférence des séries C’est, selon Bergson, la collision entre deux représentations possibles de la réalité. Nous y reviendrons longuement. Nous n’en sommes encore qu’à la bande-annonce. Mais comme le concept est difficile, voici déjà deux exemples : « Que peut-on donner à quelqu’un qui a tout ? — Des antibiotiques ! »

Un candidat se présente pour se faire engager dans la Marine. « Savez-vous nager ? lui demande l’officier. — Pourquoi ? Vous n’avez pas de bateaux ? » Ce qu’ajoute ensuite Bergson est particulièrement éclairant : « Ces procédés sont ceux de la mécanisation de la vie. » Le mot est lâché, c’est une des clés de Bergson. Une certaine raideur mécanique opposée à la souplesse infinie des émotions sous-tend toujours le rire. Suivant ses formules devenues désormais célèbres, à l’origine du comique, il y a nécessairement : –

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Histoire de rire

« Du mécanique plaqué sur du vivant. » Ou encore : « Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose. » Et nous rions grâce à une : « anesthésie momentanée du cœur. » Rien n’est donc plus hostile aux blagues que les sentiments. Si on vous dit qu’un accident d’autocar a fait soixante morts, trente lors de l’accident et trente lors de la reconstitution, le rire qui s’en suit n’est explicable que par une insensibilisation courte mais totale… Car effectivement : « Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. » La grande découverte de Bergson est le fait que l’homme ne rit que de l’homme. Bon sang, mais c’est bien sûr, pas une blague n’existe qui ne traite d’une manière ou de l’autre de l’humain ! –

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Histoire de rire

Le projet de Bergson n’incluait pas l’analyse des histoires drôles, mais il reste le meilleur décor aujourd’hui disponible pour la mettre en scène. Le meilleur décor ? Disons le meilleur point de départ. Il ne faut pas être prétentieux, mais ambitieux et pousser les idées plus loin, vers le haut. Il est vrai que Bergson a analysé la vie en tant que système, mais il n’a pas connu les grands travaux des logiciens comme Russell et Gödel, et moins encore la poussée de fièvre intellectuelle dite « théorie des systèmes ». Bergson a également opté pour un point de vue « idéaliste ». Il est parti d’hypothèses de travail et les a projetées dans la réalité, dans une approche essentiellement déductive. Or, beaucoup de choses pourraient être dites sur le rire en suivant un chemin inverse, inductif, en partant de faits observés ou de statistiques. Beaucoup ? C’est à voir… David Hume nous a appris qu’on ne peut rien apprendre de l’expérience : Deux philosophes disciples de Hume se promènent dans la campagne. « Tu as vu le troupeau de moutons, dit l’un d’eux. On vient de les raser. — De ce côté-ci, répond l’autre. » –

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Histoire de rire

C’est sans doute un peu excessif, et une approche empirique des blagues nous apprend par exemple que celles-ci ne sont la cause que de 11 % des éclats de rire, que 17 % proviendraient des médias en général et que tous les autres seraient le résultat spontané d’interactions sociales variées. Très bien, mais on a envie de dire que Hume n’a pas tout à fait tort…

Tout est maintenant en place, revenons au défi que nous lance Wittgenstein cinquante ans après le livre de Bergson (qu’il n’a sans doute jamais lu !).

LE CHOC DE DEUX PERCEPTIONS

« Dieu est un comédien qui joue devant une assemblée qui n’ose pas rire. » Nietzsche

À vouloir définir l’humour, on risque d’être bien ennuyeux. Prudence donc ! La meilleure manière de le faire est sans doute de l’opposer à l’ironie, l’autre versant de la montagne qui provoque le rire. « L’ironie est surtout un jeu d’esprit, l’humour serait plutôt un jeu de cœur », disait Jules Renard. Beaucoup d’amuseurs publics affichent d’ailleurs ainsi leurs convictions politiques. Humoristes quand ils plaisantent à propos de ceux qui ont leur sympathie, ils ironisent par contre lorsqu’il s’agit de l’autre camp. –

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Le choc de deux perceptions

Les histoires drôles ont choisi le leur, elles se revendiquent de l’humour, sans ambiguïté. Car l’ironie est avant tout une arme tantôt utilisée à bon escient, à l’image de Socrate contre les sophistes, tantôt dans un but moins évident, à l’image de Voltaire contre ceux qui lui faisaient de l’ombre. Une blague, par contre, n’est pas faite pour blesser, pour rire de l’autre. Elle est faite pour rire tout court. Elle détend l’atmosphère alors que l’ironie la tend. Ce n’est pas étonnant. L’ironie se développe face à un adversaire dans un dessein bien déterminé alors que, comme le fit remarquer Vladimir Jankélévitch, l’humour, lui, n’a ni projet fixe, ni système de référence… L’humour est humble, l’ironie est humiliante. Si l’ironie a beaucoup d’ambition, une blague est sans prétention. Mais si elle a choisi le camp de l’humour, l’histoire drôle est loin d’être la seule. Pour faire rire, l’humoriste dispose d’un arsenal bien large et un nouveau zoom sera nécessaire pour respecter le projet de ce livre. De la caricature au calembour, de la satire au poisson d’avril, de la grimace à la parodie, de la farce aux caméras cachées, l’imagination semble en effet sans limite pour provoquer l’hilarité5. L’homme devient alors clown ou bouffon, auteur ou encore –

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Le choc de deux perceptions

réalisateur. Ou il peut simplement être opportuniste quand il accumule à un rythme élevé sur une vidéo, accidents, ratés, bévues, bafouillements et autres maladresses. Plus opportuniste encore quand il revient à une loi fondamentale de l’humour – être communicatif – et fait rire en montrant des gens qui… ont un fou rire ! On n’est pas loin du mouvement perpétuel. Mais cela sort de notre propos, qu’il nous faut repréciser. Nous ne traiterons pas des simples jeux de mots, même s’ils peuvent être délicieux : L’âge de Monsieur est avancé.

Je vous écrirai demain sans faute.

Nous n’aborderons pas plus les mots d’esprit en tout genre, même s’ils sont exceptionnels comme celui-ci prêté à Gandhi : « Que pensez-vous de la civilisation occidentale ? — Ce serait une excellente idée ! » –

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Le choc de deux perceptions

Ou cet autre prêté à Churchill. « An apple a day keeps the doctor away. — Oui, à condition de bien viser ! » Nous n’envisagerons pas non plus les « mots d’enfants » même si leur apport philosophique est souvent incontestable. La petite fille qui demande un jour à son papa : « Que fait le vent quand il ne souffle pas ? » ne réalise pas à quel point sa question est fondamentale car elle conduit à une définition de l’essence d’une chose, c’est-à-dire à « ce qu’on ne peut enlever à la chose sans perdre la chose », le souffle étant l’essence du vent ! « Qu’est-ce que ce type chante bien ! — Oh, si j’avais sa voix, je ferais aussi bien que lui. » Là aussi, c’est l’essence de l’art qui est touchée. Ce texte se veut consacré aux histoires drôles et nous pousserons même – vieux réflexe de mathématicien – un de ses paramètres à la limite. Ce sera à la fin de ce petit livre. Un hommage y sera rendu au dessin humoristique, mais n’anticipons pas. Nous définirons par « blague » cette forme d’humour de l’instant construit sur des histoires inventées –

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Le choc de deux perceptions

facilement accessibles, colorées et brèves, dont la chute est à la fois soudaine, inattendue et savoureuse.6 Selon Le Robert, l’étymologie pourrait remonter au mot « blazen » qui, en néerlandais, signifie « souffler » ou au mot « Balg » qui, en allemand, signifie « poche élastique ». Ce qui pourrait expliquer que l’on a donné le nom de blague à un petit sac destiné à contenir du tabac. Une blague est une petite histoire destinée à provoquer le rire. Une blague qu’on raconte n’est pas une blague que l’on fait. C’est une suite de phrases prononcées en pression croissante avec un seul but : l’explosion. De rire, bien sûr. Le plus ancien recueil qui nous soit parvenu est sans doute le Philogelos, un ensemble de 264 histoires drôles rassemblées au troisième ou quatrième siècle de notre ère. Publié récemment sous le titre Va te marrer chez les Grecs aux éditions Mille et une nuits, le livre offre un aperçu de comique populaire de l’Antiquité qui cible particulièrement les intellectuels (plus de la moitié des blagues) :



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Le choc de deux perceptions

« Docteur j’ai des vertiges pendant vingt minutes quand je me lève le matin. — Eh bien, levez-vous vingt minutes plus tard. » Mais d’autres catégories de la population sont aussi objets de plaisanterie : Un habitant d’Abdère rencontre un eunuque en compagnie d’une jeune femme. « Est-ce votre épouse ? — Mais non, un eunuque ne peut avoir de femme ! — Alors ce doit être votre fille… » Le plus curieux dans les blagues du Philogelos (littéralement l’« ami du rire »), c’est qu’elles semblent capables de faire rire encore aujourd’hui. Il y a un côté intemporel et universel dans l’histoire drôle. Et c’est vrai que très peu de personnes peuvent prétendre avoir raconté un jour une blague pour la première fois. Car ce sont des organismes vivants anonymes, nés de parents le plus souvent inconnus. Certaines traversent les siècles, s’adaptent aux cultures et même aux progrès de la technique. Les histoires drôles ont souvent une longue histoire. Elles changent un peu pour rester au goût du temps. Au goût de l’espace également ; c’est ainsi –

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Le choc de deux perceptions

qu’une histoire belge peut devenir une histoire suisse et qu’une histoire avec Barack Obama en devient une autre avec Nicolas Sarkozy… Les histoires drôles couvrent un éventail très large. Elles peuvent être tendres, tendancieuses, rosses, salaces. Elles oscillent entre la logique pure et l’absurde total, allant jusqu’à être des « nonblagues », construites simplement pour tester ou taquiner une personne d’un groupe. Plus fort encore, il s’agit parfois de « metablague » ! Un prêtre, un rabbin et un imam entrent ensemble dans un bar : « Mais c’est une blague, ça ! », s’exclame le barman. Ces « meta-blagues » jouent sur deux registres : « Comment commence une blague osée racontée par des gens sérieux ? — Par un petit clin d’œil en guise d’avertissement ! » La physique des blagues a aussi ses constantes et ses invariants. On retrouve toujours la même séquence : une petite mise en scène, un crescendo et une pirouette. Il n’est pas étonnant que les blagues –

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Le choc de deux perceptions

n’appartiennent à personne et, paradoxalement, à tout le monde. Chacun constitue son petit stock, son trésor. Même si chacun y va bien sûr de son « Je ne les retiens jamais » ou « Je devrais les noter »… Mais au fond, pourquoi est-il si difficile de se souvenir de toutes celles que l’on nous raconte ? Même quand on se dit « celle-là, il faut absolument que je la retienne », rien à faire ! C’est comme si le fait de rire avait un effet nécessairement amnésique. Les blagues sont facilement recyclables, elles respectent l’environnement. L’écosystème de l’éclat de rire est flagrant car une blague et son audience doivent partager la même culture. L’auditoire participe même de la blague qu’on lui raconte. Elle sait qu’il n’y a pas de transition douce, qu’il n’existe pas de compromis. On rit ou on ne rit pas. La blague est binaire par essence, l’effet est réussi ou non, il n’y a pas de long feu possible. On éclate de rire ou non, on crève de rire ou non. C’est tout ou rien. Blague au centre ou blague dans le coin. Le moment de l’explosion est en outre très spécifique. Si quelqu’un chute dans un tapis, cela peut déclencher le rire. Dans une histoire drôle, le rire est aussi provoqué à la fin… par la chute. –

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Le choc de deux perceptions

Il y a un peu d’oxymoron dans une blague. Elle crée un lien, en se moquant. Elle est à la fois éphémère et durable, formelle et informelle, dangereuse et sans danger, hilarante et violente, importante et insignifiante. Une blague n’est ni le bien, ni le mal. Même si en fin de compte, il y a toujours un gagnant et un perdant. Il s’agit principalement d’un trop plein d’énergie évacué. Un excès d’énergie humaine, tout ce qu’il y a de plus humaine. Car une histoire drôle est souvent un produit de la culture et de l’intelligence dans ce qu’elles peuvent avoir de plus brillant. Une blague est nécessairement lue ou entendue. C’est une histoire qui a un début et une fin, que l’on raconte le mieux possible pour en accroître l’effet comique. Nous voilà donc confrontés à un obstacle : une blague est constituée d’une petite histoire et d’une personne qui la raconte. Pas de quelqu’un qui, simplement, la lit. Quelques lignes imprimées au cœur d’un texte ne peuvent être – au mieux – qu’un pâle compterendu unidimensionnel de la scène où s’est produit l’éclat de rire. « Ceci n’est pas une blague », aurait dit Magritte, à juste titre, en lisant une blague. –

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Le choc de deux perceptions

Notre Petite philosophie des histoires drôles impliquera donc à chaque fois d’imaginer le moment où se conjuguent la perception d’une incongruité – ce qui est l’essence d’une blague – et un climat émotionnel très particulier – ce que l’on ne peut décrire. Voilà finalement pourquoi Socrate n’a jamais rien voulu écrire. Sacré farceur ! Cette importante mise au point faite, mettonsnous donc enfin au travail. Pourquoi rions-nous d’une blague ? Que se passet-il exactement en nous au moment où se libère cette énergie nerveuse d’un esprit qui se détache ? Quelle est la nature de ce petit choc, de cette détente émotionnelle que nous ressentons ? Pourquoi certaines blagues nous font-elles seulement sourire, quand d’autres provoquent chez nous l’éclat de rire ? Une réponse à ces questions nous éclairerait certainement sur notre façon de penser : « Je ris, donc je suis. » Est-elle là la conviction de Wittgenstein ?



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Le choc de deux perceptions

Poursuivons notre analyse grâce à deux nouvelles histoires : Un pingouin entre dans le bar d’un grand hôtel parisien et commande un whisky. Le garçon lui prépare un verre avec quelques glaçons et le lui apporte. « Voilà, dit-il en le servant, cela vous fera vingt euros. » Le pingouin sirote tranquillement son apéritif, mais finit par s’énerver en voyant que le serveur ne le quitte pas des yeux : — « Mais pourquoi me regardez-vous sans cesse ? lui lance-t-il, particulièrement irrité. — Excusez-moi, répond le garçon, mais vous devez comprendre, ce n’est pas tous les jours que j’ai un pingouin dans mon bar. — À vingt euros le whisky, je peux le comprendre », lui rétorque le pingouin.

La réunion de comité de direction d’une grosse multinationale est aujourd’hui consacrée à l’analyse des résultats de l’année écoulée. Le jeune responsable du service comptabilité est donc exceptionnellement invité à la –

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Le choc de deux perceptions

séance de travail. Il se lance dans l’explication des chiffres et, arrivé à la dernière ligne de son tableau, conclut par « L’exercice de l’année dégage donc un bénéfice de mille euros ». Les membres du comité sont un peu interloqués et leur président prend la parole : « Ecoutez mon jeune ami, dit-il, je suis dans cette entreprise depuis trente ans et président depuis plus de huit ans. Et vous, à peine sorti de l’université, vous venez nous dire que le bénéfice de l’année est de mille euros ! Vous ne croyez pas qu’il y a une erreur quelque part ? — Oh oui, répond calmement l’homme de chiffres, il y a bien sûr une erreur. Mais je ne me sens pas encore tout à fait prêt pour vous remplacer. » Alors que ces deux histoires sont éloignées l’une de l’autre, elles sont pourtant étrangement semblables. On sent une élaboration quasi identique, une mise en scène qui construit petit à petit une représentation dans la tête de celui qui écoute, puis une chute surprenante. Improbable, imprévue, inattendue peut-être. Mais la chute n’est pas pourtant contraire à la logique, elle procède simplement d’une autre logique. –

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Le choc de deux perceptions

Il est étonnant de voir combien ces deux blagues sont construites de la même façon. Ce petit traité ne se veut pas une anthologie, ni un recueil, ni un best-of des histoires drôles (même si, soyons honnêtes, la tentation était bien là !). Je ne peux néanmoins résister à la tentation d’un troisième exemple. Deux chauves se promènent dans la rue. Tout à coup, l’un d’entre eux reçoit une déjection d’oiseau sur le crâne. « Attends, dit le premier, je vais sonner à cette maison et demander un peu de papier toilette. — Cela ne sert à rien rétorque son compère, l’oiseau est déjà beaucoup trop loin ! » Le rire résulte du choc de deux perceptions possibles, de la collision frontale de deux représentations que le bon conteur gère en parallèle, gardant la deuxième cachée quasiment jusqu’à la fin. Une histoire drôle est une succession de petits faits qui tout à coup – et rétrospectivement – tirent d’un petit fait supplémentaire une tout autre signification. Petites causes, grand effet comique. Caramba ! Il y avait donc un moyen de tout compren–

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dre autrement, et cette autre interprétation apparaît soudainement à la fin. La chute d’une blague est comme un interrupteur que l’on cherche dans le noir. Une fois tourné, l’environnement est différent de ce qu’on avait imaginé. Une blague est construite à deux niveaux dont l’un, comme nous l’avons signifié, reste caché jusqu’au bout. Une mécanique comparable peut être dessinée. C’est le cas dans cette très ancienne série de six scènes, où le sixième dessin provoque un choc car le quatrième est interprété d’une manière, au détriment d’une autre.



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Dans l’apprentissage que le maître veut donner à son chien, le maître pense au « où ? », le chien au « comment ? ». Collision, étincelle. Éclat de rire. Double sens, double posture. Les blagues se construisent bien souvent à la manière d’une syllepse. Syllepse vient du grec συν−λαμβανϖ, littéralement « prendre ensemble », ce qui deviendra en latin… « comprendre » ! Faire une « syllepse », c’est donc prendre le même mot dans deux sens différents au cœur de la même phrase.7 « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas. » Pascal pratique la syllepse tout comme Boris Vian qui dit un jour : « Passer le plus clair de son temps à l’obscurcir. » Ou Racine qui fait dire à Pyrrhus : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai. » Comme dans une syllepse, les deux sens n’ont pas le même rôle, le premier est figeant, donne les repères et surtout revendique le sens unique. Le deuxième perturbe d’autant plus qu’il fait exploser le monopole du sens en rendant sa liberté à un des éléments de la structure, artificiellement enfermé et dépouillé de son ambigüité. –

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Vous vous sentez un peu lâché ? Ce n’est pas grave. Essayons une autre « mise en perspective », comme disent les consultants. Il existe une grille des fonctions exercées par l’humour. Ce sont dans les deux dernières que les blagues semblent avoir un rôle essentiel. La fonction agressive Elle est peut-être celle qui a été établie le plus tôt. Platon voit l’origine du rire dans le ridicule suscité par l’autre et dans l’attaque de ses faiblesses. Aristote parle aussi du plaisir d’humilier quelqu’un. La fonction défensive C’est par exemple le cas de l’humour noir qui permet de transformer, ne fût-ce que pour quelques instants, la souffrance ou l’horreur en plaisanterie. Exemple : Est-ce que la crémation est facturée avec une réduction lorsque la personne décédée est un grand brûlé ? Dans son article publié en 19058, « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient », Freud va plus loin encore et soutient que le rire serait même le résultat d’une délivrance. –

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La fonction intellectuelle Dans son Léviathan, Thomas Hobbes explique que le rire nous donne le sentiment d’une supériorité sur les autres, et même d’un progrès par rapport à nous-mêmes. L’humour s’accompagne d’une exigence intellectuelle qui va chercher le meilleur de nous-mêmes, aussi bien pour le provoquer que pour l’apprécier. Il faut de l’esprit pour s’amuser d’un jeu de mots. Il faut être subtil et même parfois avoir une bonne culture générale pour apprécier une blague bien construite. Il y a peut-être aussi une dimension esthétique à l’humour. Les humoristes essaieraient-ils d’embellir le monde en provoquant le rire ? Mais attaquer ou (se) défendre n’est que très rarement l’objectif de celui qui raconte une blague. Pas plus que le souhait de rendre les gens plus intelligents ou beaux ! L’humoriste occasionnel joue un rôle d’un autre type lié à d’autres fonctions de l’humour. Deux campeurs passent une nuit tranquille dans un parc naturel de l’Ouest des États-Unis. Tout à coup, un craquement de branchage et un mouvement dans la toile –

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de leur tente les tirent de leur sommeil. Un ours a de toute évidence décidé que le sac à provisions des touristes lui conviendrait parfaitement comme petit déjeuner. Pendant que le premier campeur affolé cherche autour de lui ce qui pourrait lui servir d’arme et lui permettre d’éloigner le plantigrade, le deuxième sort calmement de son sac de couchage et enfile une à une ses chaussures de jogging. « Tu ne crois quand même pas pouvoir courir plus vite que l’ours, lui dit son compère mi-interloqué, mi-narquois. — Non, bien sûr, répond-il en souriant, mais grâce à elles je pourrai courir plus vite que toi ! » La fonction sociale C’est sans doute la fonction la plus flagrante remplie par une histoire drôle, qui pour prendre toute sa dimension doit être partagée avec autrui. Une blague se raconte entre amis, ou entre ceux qui font – ce qui est souvent le cas dans le monde du travail – semblant de l’être. Raconter une histoire est immanquablement lié au désir d’être reconnu, apprécié, aimé (la fonction sociale, dans certaines –

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tribus, est autre puisque le pire châtiment est de placer la personne à punir au milieu du peuple et de rire d’elle). La fonction sexuelle Il suffit de voir le nombre d’histoires de type sexuel pour accepter le rôle évident de la blague en la matière. Face aux interdictions puissantes, l’humour permet de parler sans parler, de détourner les pulsions, d’évacuer certaines frustrations. Celui qui produit le rire peut se lâcher sans crainte de rejet ou de censure. C’est fou, non ? « Faites-vous une différence entre l’amitié et l’amour ? — Oh oui, c’est le jour et la nuit. » Freud parle même d’une stratégie contre l’adversité. L’humour ne se résigne pas, il défie, c’est le triomphe du moi. Pour le fondateur de la psychanalyse, celui qui raconte une blague se désinvestit psychiquement. En devenant d’une certaine manière étranger à lui-même, il peut s’affirmer malgré les circonstances défavorables. –

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Une mère très croyante et respectueuse du pape s’inquiète avant le mariage religieux de sa fille qui vit avec son fiancé depuis plusieurs années. « Monsieur le curé, est-ce un problème si les futurs époux ont eu des relations sexuelles avant le mariage ? — Non, non, répond l’ecclésiastique. Du moment qu’ils arrivent à temps à la messe. »

Deux amants sont enlacés : « Je voudrais que tu me dises chaque fois que tu apprécies particulièrement une caresse. — Mais tu te contredis, répond la femme, tu m’as toujours dit de ne pas t’appeler au bureau. » « Chéri, je voudrais qu’on fasse l’amour à trois. — … ?! — Oh oui, j’ai vraiment envie qu’on fasse l’amour à trois. Le mari est un peu surpris, habitué à une forme plutôt classique de vie conjugale. Mais finalement, devant l’insistance de sa femme, il cède à sa demande : — Et bien d’accord, finit-il par répondre. — Oh merci. Allez. On y va. Un, deux… trois ! »

UNE AUTRE LOGIQUE

« Il n’y a que l’humour qui compte, tout le restant c’est de la blague. » Anonyme

Sur la Grand Place de Bruxelles, un homme agite un grand drapeau violet. Intrigué, un passant lui demande la raison de son geste. « C’est pour éloigner les éléphants, lui répond-il. — Mais il n’y a pas d’éléphant ici rétorque le passant. — Vous voyez bien que ma méthode est efficace ! » Qu’y a-t-il derrière cette petite histoire ? Un modus ponens, pardi ! –

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Une autre logique

Les stoïciens avaient accepté comme indémontrable cette structure logique de base. Et l’histoire du drapeau violet est construite sur une des deux erreurs de pensée que le modus ponens met en évidence9. Wittgenstein a raison. Une histoire drôle est sans doute plus percutante qu’une parabole, plus dense qu’une allégorie et plus ciblée qu’un mythe, outils traditionnels des philosophes. Une histoire drôle est la savante mise en scène d’une collision frontale. Deux manières de percevoir une situation existent et l’éclat de rire surgit lorsque la deuxième prend brusquement la place de la première. Le mécanisme est analogue à celui d’un roman policier où tout à coup l’auteur montre au lecteur à quel point il s’est enfermé dans une seule des interprétations possibles de l’un ou l’autre fait. Tous les Simenon du monde savent exactement ce qu’ils doivent faire pour que le lecteur échafaude son opinion dans un sens et pour que – dix pages avant la fin – s’écroule toute la construction. Le lecteur réalise alors – mais un peu tard – que toutes les planches, les barres et les boulons de l’échafaudage permettent un tout autre assemblage. –

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Analogie également avec ces images que l’on peut voir de manière différente. Quand tout à coup le canard devient lapin ou l’image de la vieille dame se transforme en celle d’une jeune fille – pour prendre deux exemples très connus – la secousse a des caractéristiques comparables à l’éclat de rire. S’il fallait la dessiner, cela donnerait probablement ceci : une figure qui tout à coup change, comme ce parallélépipède vu du dessus qui, regardé avec insistance pendant dix secondes, est soudain vu du dessous.

La collision des perceptions, le choc de deux logiques, est l’essence même d’une blague. Parfois, l’effet est instantané. Comme ce mari qui rentre de l’ANPE et dit à sa femme : « Chérie, j’ai trouvé du boulot, tu commences demain ! » –

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Bien sûr l’autre logique, celle qui potentiellement fera rire, est la moins probable des deux. Deux cas sont possibles. Parfois, cette deuxième logique englobe la première. Un sourd est assis sur un banc dans un parc. Un gardien s’approche et lui dit : « Attention monsieur, on vient de peindre le banc. — Comment ? crie le sourd. — En vert », répond le gardien, très logiquement. Il n’y a pas contradiction entre les perceptions, l’une est simplement plus large que l’autre. Parfois la deuxième logique est incompatible avec la première. Un journaliste interroge le ministre de la Défense : « Est-ce vrai que vous avez un problème de drogue à l’armée ? — Non, non, tout le monde en a », répond le ministre, très sûr de lui. –

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Dans les deux cas, le mécanisme de l’histoire drôle reste le même : deux perceptions différentes qui se télescopent. Dans un de ses films, Woody Allen disait avoir été confronté à la contraception orale : « L’autre jour, dit-il, j’ai rencontré une femme. Je lui ai proposé de venir chez moi, et elle m’a dit non. » C’est bien une histoire de premier type où l’auditeur est piégé parce qu’il a réduit un concept à sa dimension la plus probable. Quatre autres exemples spécialement dédiés aux amateurs de livres : « On devrait lui offrir un livre. — Mais non, il en a déjà un ! » Ou : « Tiens, sais-tu que j’ai acheté ton livre ? — Ah, c’est toi ! » Ou encore : –

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« Professeur, je suis heureux de pouvoir vous offrir mon dernier essai. — Votre dernier ? Parfait, parfait… » Enfin : Deux amis écrivains prennent un café ensemble : « C’est incroyable tout ce qui m’arrive, dit l’un. Mon dernier livre part en flèche, j’ai eu une bonne critique dans Le Figaro, je passe ce soir à “Ce soir ou jamais” sur France 3… » Et d’allonger une liste de contacts, de réactions, d’invitations… À l’entendre, on le croirait devenu le centre du système littéraire. À un moment, gêné sans doute par le sentiment de monopoliser la conversation, il interrompt la lecture de son agenda et de son carnet d’adresse et dit : « Holà là, il n’y a que moi qui parle ici. Excuse-moi, à toi maintenant. Dis-moi, au fond, que penses-tu de mon dernier livre ? » Nous avons vu que Bergson considérait la répétition comme une des techniques du faire rire. Et beaucoup d’histoires drôles sont construites sur ce principe pour renforcer l’impact de la chute. L’alignement des quatre blagues ci-dessus, toutes –

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construites autour du livre, augmente sans doute l’impact. Le tout du comique est supérieur à la somme des parties. C’est la répétition à l’étage du dessus ! Le lien entre blague et logique apparaît mieux encore avec celles qu’on appelle communément « histoire de fous ». Deux fous sont partis en mer pour pêcher. Ils repèrent un endroit extrêmement poissonneux. « Il faudrait revenir ici demain, dit l’un. — Tu as raison, dit l’autre. Mettons une croix au fond du bateau pour nous repérer. — Tu perds ton temps, rétorque le premier. On m’a dit que demain on aurait un autre bateau. » Les fous ne sont pas les seuls personnages fréquemment mis en scène. Les blagues ont d’autres héros récurrents : les blondes, les belles-mères, les fonctionnaires, les curés… les Belges ! Mais attention aux blagues boomerang : « Pourquoi les Français aiment tant les histoires belges ? — Parce qu’elles sont faciles à comprendre… » –

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On pourrait dans la même veine parler de Toto, ce petit garçon qui, depuis des dizaines d’années, illumine la francophonie de ses blagues pas trop compliquées. « C’est loin l’Amérique, demande-t-il ? — Tais-toi et nage », lui répond son père. Les adultes devraient d’ailleurs être bien reconnaissants pour tous ces « mots d’enfant » qu’ils ont pu recycler en histoire drôle. Plus on analyse le mécanisme de l’histoire drôle, plus on est forcé d’y admettre une implacable logique. Quelques exemples supplémentaires : « Comment t’appelles-tu ? — Amélie, sans P. — Mais il n’y pas de P dans Amélie ! — C’est bien ce que je dis. »

« J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. — Ah bravo, alors c’est un garçon ou une fille ? — Oui. »



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« Je t’aime, je t’aime, je t’aime… Et toi ? — Oh oui, je m’aime aussi. »

« Ferme la porte, il fait froid dehors. — Mais si je ferme la porte, il fera toujours aussi froid dehors ! »

« Vous préférez du vin blanc ou du vin rouge? — Cela n’a pas d’importance, je suis aveugle. » Plus fort encore (mais plus long cette fois) : Deux amis vont au restaurant et commandent tous deux un steak. Le serveur arrive avec un plat de viande où un morceau est nettement plus petit que l’autre. Un des convives prend les couverts et se sert la plus grande part. L’autre montre un peu d’agacement. « Et alors. Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? dit le premier. — Je crois que je t’aurais proposé la plus grande, répond l’autre. — Eh bien c’est celle que j’ai. Pourquoi râles-tu ? » –

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Logique implacable à nouveau, car dans le cas peu probable où le deuxième aurait répondu « J’aurais pris la plus grande », le premier aurait beau jeu de lui rétorquer : « Eh bien, c’est exactement ce que j’ai fait. Où est le problème ? » Où est le problème ? C’est la question qu’on se pose avec l’histoire suivante qui donne le tournis. Un mari reçoit de son épouse deux cravates pour son anniversaire. Le lendemain, bien évidemment, il en met une des deux. « J’étais sûre que tu n’aimerais pas l’autre », lui lance alors sa femme irritée… Cette dernière histoire est racontée par Paul Watzlawick, un des membres les plus connus de l’école dite de Palo Alto où un groupe de psychothérapeutes s’est interrogé sur les souffrances qui peuvent apparaître dans les relations humaines. Ils ont mis en évidence l’importance du paradoxe et le mal qu’il peut provoquer. –

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Cette autre version du paradoxe des cravates est tout aussi efficace. Le mari qui n’a aucune envie d’aller à une soirée chez de vagues amis décide néanmoins d’y aller pour faire plaisir à sa femme, et même d’afficher une certaine bonne humeur. Sur la route du retour, il se voit alors gratifier d’un « Tu vois que tu t’es quand même bien amusé ! ». Paradoxe, quand tu nous tiens ! C’est plus particulièrement le cas du « double lien » que l’école de Palo Alto a étudié. Dans des impératifs comme « Sois spontané » ou « Sois créatif », il y a un ordre d’une liberté souhaitée qui est en contradiction avec l’idée même d’ordre. Tout le travail de Palo Alto consiste à séparer les deux types de changements, celui de la réalité et celui de la perception, car on ne résout pas un paradoxe, on le recadre en se créant une nouvelle représentation de la réalité. Ceci nous permet, bien sûr, de raconter une nouvelle histoire.



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Au milieu d’un parc naturel africain, un touriste a eu l’imprudence de sortir du village protégé où il était supposé passer la nuit. Voilà qu’un lion surgit et lui court après tout autour du village. « Rentre vite à l’intérieur, lui crie un ami. — Ne t’inquiète pas, lui répond l’imprudent. Le danger est plus apparent que réel, j’ai un tour d’avance. » Nous retrouverons l’idée du « double lien » plus loin dans le texte quand nous examinerons le rôle du conteur. Mais avant de passer au chapitre suivant, une petite dernière, tout aussi logique : On demande à un polytechnicien comment faire bouillir de l’eau à l’aide d’une casserole. « On la remplit d’eau, on chauffe et on attend. — Et si elle est remplie ? — On la vide et on retourne au cas précédent. »

QUAND LE LANGAGE S’EMMÊLE

« Le contraire du rire, ce n’est pas le sérieux, c’est la réalité. » Hegel

Quelque chose est intéressant à ce stade : presque toutes les petites histoires présentées jusqu’ici peuvent être traduites dans d’autres langues ou importées dans d’autres cultures et néanmoins faire sourire tout autant. Ce n’est pas toujours le cas. Prenons trois exemples d’histoires drôles liées à une langue précise. En français : « Pourquoi l’eau coule-t-elle ? — Parce qu’elle ne sait pas nager. » –

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Quand le langage s’emmêle

En néerlandais : « Wat is het verschil tussen een naaimachine en een nietmachine ? — Een naaimachine naait en een nietmachine niet ! » En anglais: Un garçon particulièrement timide vis-à-vis des femmes trouve chez un brocanteur un livre intitulé How to Hug?. Mais il est fort déçu de réaliser, une fois rentré chez lui, qu’il s’agit d’un tome d’une grande encyclopédie qui regroupe les mots commençant par « How » jusqu’à ceux commençant par « Hug ». Ou encore : « Knock, knock ! — Who’s there ? — Little old lady. — Little old lady who ? — I didn’t know you could yodel ! » Le constat de départ reste valable : le rire naît bien d’une collision de deux perceptions. Mais un troisième élément intervient ici, le langage. L’humour –

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est lié au jeu qui est fait avec les mots. L’histoire drôle n’implique pas tant deux interprétations possibles d’une situation, mais plutôt deux interprétations possibles des mots qui décrivent cette situation. Wittgenstein a donc raison. Voilà bien un nouveau pilier de la philosophie éclairé par les petites plaisanteries. Les premiers logiciens grecs avaient en effet posé une hypothèse de travail audacieuse (et qui s’est avérée fausse) : la pensée peut être assimilée au langage, il y a un lien entre la cohérence de l’une et la forme de l’autre. Le mot « logos » ne signifiait-il pas à la fois « raison » et « discours » ? Cette confusion n’existe plus aujourd’hui et l’on distingue l’objet de la manière dont on le désigne. De manière plus savante, on parle désormais de signifié et de signifiant. Mais une petite plaisanterie – N’est-ce pas Ludwig ? – est tout aussi efficace pour faire comprendre ces concepts. Plus précisément voici un syllogisme bizarre. Il croyait que Stockholm était en Norvège. Or, Stockholm est la capitale de la Suède. Donc il croyait que la capitale de la Suède était en Norvège. –

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Revenons à nos trois petites histoires de départ. « Couler », « niet » et « how to hug » sont des signifiants qui renvoient à – au moins – deux signifiés potentiels. Les calembours trouvent leurs origines dans la même confusion. Un jeu de mot, c’est un peu une histoire drôle sans histoire. Les histoires intraduisibles sont parfois plus sophistiquées. Comme celle-ci, qui doit être racontée simultanément en anglais et en allemand : « According to Sigmund Freud, what comes between fear and sex ? — Fünf ! » Et celle-ci : trois langues différentes utilisées en trois lignes ! « Garçon, deux Martini ! — Dry ? — Nein, zwei. » Il existe des blagues construites sur le chemin inverse. Dans ces cas, un même objet est décrit, appelé, intitulé d’au moins deux manières différentes. –

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« What is the difference between a restroom and a bachelor ? — A restroom is a WC, and a bachelor is a single, you see ? » Le mécanisme d’une blague peut être vraiment subtil. Mais si un bon jeu de mot semble suffisant pour faire rire, c’est tout un contexte culturel qui lui est nécessaire. Une blague suppose un « autour de la blague » fait de conventions, de stéréotypes ou plus simplement de présupposés connus. Ce n’est pas parce qu’une blague est aisément traduisible qu’elle fera rire dans une autre culture. Si en France, vous voulez amuser un auditoire et commencez par « C’est l’histoire d’un Finlandais… », vous devez la raconter. Si par contre vous dites « C’est l’histoire d’un Belge… » le rire naîtra, avant même l’histoire ! Mais je ne vais pas être mesquin. Quand on demande à un Belge ce qu’il pense de l’explosion démographique, il répond la plupart du temps qu’il n’a rien entendu. Certaines communautés ont développé un humour très spécifique. Les Anglais, par exemple. Pince sans rire, coincé dans les stéréotypes, chapeau –

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boule et five o’clock tea… Un léger mouvement des lèvres récompense dans le meilleur des cas le conteur motivé. « Chez nous, dit un gentleman très fier de son pays, on peut rire de n’importe quel sujet. — Même de la reine ? demande son interlocuteur. — Oh non bien sûr, la reine n’est pas un sujet. » Les Britanniques n’ont pas le monopole de l’humour communautaire. Je ne sais s’il existe un humour chinois ou un humour bolivien, mais un autre peuple revendique en tout cas également un humour identitaire : les Juifs. Celui que Joseph Klatzmann appelle : « Le rire pour ne pas pleurer. » La collection « Que Sais-je » leur a d’ailleurs consacré son 3 370e titre. Prenons-en trois échantillons, pas vraiment au hasard : « As-tu pris un bain ? — Non, pourquoi? Il en manque un ? » Ou encore : –

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« Cela fait trente ans que l’on est marié, et quand j’y pense je suis triste, car tu ne m’as jamais rien acheté. — Mais tu ne m’avais jamais dit que tu avais quelque chose à vendre ! » Et finalement : Moïse a dit : « Tout est Loi. » Jésus a dit : « Tout est Amour. » Marx a dit : « Tout est Argent. » Freud a dit : « Tout est Sexe. » Einstein a dit : « Tout est Relatif. » Si sourire il y a, c’est en partie au contexte qu’il le doit. Celui d’un judaïsme en recherche – et souvent en souffrance – depuis des milliers d’années. Deux Juifs se rencontrent dans une gare. « Ou vas-tu, demande l’un. — A Cracovie, répond l’autre. — Vois quel menteur tu fais ! s’exclame alors le premier. Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lanneberg. Or je sais que tu vas vraiment à Cracovie. Alors, pourquoi mens-tu ? » –

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Cette histoire là a une histoire. Elle nous vient de Sigmund Freud, juif et psychanalyste. Il nous intéresse donc à double titre ! En 1905, nous l’avons vu, il publie « Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient » et en fait un élément de sa théorie. Pour lui – sans surprise ! –, la blague est une manière déguisée d’évacuer une tension sexuelle et un calembour ou un double sens permettent de se libérer de la censure de son super ego (!). « Quelle partie de mon anatomie est suffisamment volumineuse et solide pour sortir de mon pyjama et supporter un chapeau ? — Ma tête, bien sûr ! » Freud a certes consacré quelques dizaines de pages à l’humour en général. Mais cette recherche était périphérique à son projet premier. Il le voyait comme un satellite d’observation de la planète inconscient. Le premier philosophe à avoir fait de l’humour un véritable champ d’exploration, c’est bien sûr Henri Bergson déjà évoqué plus haut. Sa grande découverte est le fait que l’homme ne rit que de l’homme (éventuellement d’un animal ou d’un objet dans la –

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mesure où il se rapproche de l’homme) et il se positionne ainsi aux antipodes du savant autrichien. Alors que pour Freud, le rire a pour objectif de lever les interdits de la société, pour Bergson, il serait plutôt au service de ces interdits. Mais n’exagérons pas l’intérêt de Bergson pour le rire. Il le voyait surtout comme une des composantes de « l’élan vital ». Très influencé par Darwin, il se voulait philosophe d’une « évolution créatrice » et percevait l’histoire drôle comme une des manières qu’a l’esprit de jaillir. Pour terminer ce rapide survol, nous citerons un dernier auteur qui, d’une certaine manière, fait le lien entre histoires drôles et créativité. Arthur Koestler a montré en 1964, dans son livre The Act of Creation, à quel point la mécanique de la blague se rapproche de celle de l’invention. Il appelle « bissociation » cet instant magique où deux concepts jamais mis en présence l’un de l’autre se trouvent soudain reliés dans une nouvelle représentation de la réalité. Les professionnels de la créativité le savent bien : le rire est une des conditions de l’idée vraiment nouvelle. –

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Les histoires drôles sont au cœur de la culture. On rit d’un ministre qui rate une marche d’escalier, beaucoup moins si c’est son chauffeur. Quand un enfant dit ne pas comprendre une blague, ce n’est pas vrai. Il lui manque simplement le contexte. Un docteur en archéologie revient triomphant de la bibliothèque et dit à ses collègues : « Vous savez quoi ? L’Iliade et l’Odyssée n’ont pas été écrites par Homère, mais par un autre Grec qui porte le même nom. » L’histoire ne fera rire qu’à une condition : avoir appris que la seule chose qu’on sait d’Homère, c’est qu’il a écrit l’Iliade et l’Odyssée ! Toute tentative de théoriser les blagues est cependant vouée à l’échec. Aussitôt une proposition avancée, aussitôt la proposition contraire semble défendable. Les histoires drôles au cœur de la culture ? Le savoir indispensable à l’éclat de rire ? Allons donc ! Je suis sûr qu’un contre-exemple vous vient immédiatement à l’esprit… « Quelle heure est-il ? — Je ne sais pas, cela change tout le temps… »

L’ART DE RACONTER

« Le but d’une blague n’est pas de dévaloriser l’être humain, mais de lui rappeler à quel point il l’est. » Georges Orwell

Dans la plupart des cas, la mécanique du rire implique une structure triangulaire. Il y a un public d’un côté, et de l’autre, un moqueur qui tourmente une victime. Le score du match est toujours 2-1. Qu’il s’agisse d’un pastiche, d’une satire, d’une farce, d’un pamphlet ou même d’une simple imitation, le « bourreau » met les rieurs de son côté au détriment de la victime. Parfois cependant, le score s’inverse. L’humoriste rate son coup et devient la risée d’un public qui peut alors devenir agressif. Il n’a alors plus qu’une –

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échappatoire : l’autodérision. Il doit rire de son propre échec, accepter d’être un moqueur moqué. Le triangle est devenu segment de droite. D’une certaine manière, le conteur de blague est dans une situation analogue car face au public, le moqueur se confond aussi avec le moqué. Avec une grosse différence néanmoins : il est victime non en tant qu’individu particulier mais en tant que représentant de la condition humaine en général. Il n’y a plus vraiment d’agressivité, plutôt une envie de prendre une distance tolérante et joyeuse par rapport aux autres et à soi-même. Il n’est pas possible de séparer la blague du climat dans lequel elle est racontée. Il faut analyser l’éclat de rire comme un élément parmi d’autres, comme une partie d’un système : celui qui raconte l’histoire fait partie de l’histoire, tout comme ceux qui l’écoutent (au fond pourquoi toujours « celui » ? Pourquoi si peu de femmes semblent-elles aimer raconter des blagues ? Mae West disait pourtant : « Quand je suis bonne, je suis très bonne. Et quand je suis mauvaise, je suis encore meilleure ! »). Il suffit de remarquer qu’une même blague racontée par deux personnes différentes ou à deux audiences différentes peut avoir un effet totalement différent. –

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Coluche avait poussé cet art de conteur au paroxysme. Dans son fameux sketch « C’est l’histoire d’un mec… », il tenait son public près de dix minutes, sans jamais raconter d’histoire ! Certains raconteurs deviennent d’ailleurs parfois des Coluche involontaires : ils attrapent un fou rire en racontant une blague et ne peuvent la poursuivre, ou commencent une blague et… ne se souviennent plus de la suite ! C’est même étonnant de voir comme cette dernière situation est fréquente. La mémoire ne semble pas bien organisée pour enregistrer les histoires drôles. Même celles entendues la veille sont parfois oubliées le lendemain. Le cerveau semble incapable de les retenir. Elles se volatilisent, se dissipent, s’évanouissent, s’évaporent. Exactement comme les rêves. C’est d’ailleurs cette similitude qui excita la curiosité de Freud. Il observa que tant le rêve que l’histoire drôle secouent les significations, renversent les sens et détournent les représentations, tout en respectant néanmoins une certaine logique. Tous deux violent des formes de censures intérieures, des interdits inconscients. Mais – et Freud insiste – il subsiste une différence majeure : la blague est construite pour être comprise. Le rêve, au contraire, rend perplexe, même le rêveur. Et il est très rare que le rêve –

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de l’un ait le moindre intérêt pour un autre. D’une certaine manière, un rêve serait alors une blague ratée ! L’humoriste professionnel, tout comme l’amateur de plaisanterie occasionnelle, sait que faire rire un auditoire n’est jamais facile. Brillant, il sait qu’il doit l’être du premier coup. Il sait que s’il doit expliquer sa blague, il tue sa blague. Il est conscient que statistiquement, l’une ou l’autre personne la connaît déjà et que l’effet de surprise indispensable risquera de manquer. Il sait aussi qu’un éclat de rire précoce, à mi-parcours, à contresens ou à contretemps ferait tomber brusquement la pression et empêcherait la détonation finale. Il sait qu’une erreur de synchronisation ou un timing mal calculé peut aussi avoir un effet négatif : le risque d’être rejeté par le groupe dont il voulait être aimé. L’art de raconter est finalement l’art d’entrer en résonance avec son public. Et là le professionnel bénéficie malgré tout d’un avantage incontestable car le « contrat de rire » est signé à l’avance, la chronologie est fixée a priori par les deux parties. L’amateur a lui une difficulté supplémentaire parce qu’il doit décider du moment de la première blague, et il sait qu’il n’y a que deux cas de figure : soit –

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elle tombe à pic, soit elle tombe à plat. Qu’il s’agisse d’une réunion commerciale qui se traîne ou d’une conversation entre amis qui s’épuise, l’humoriste du jour prend la responsabilité de faire basculer le groupe à un autre niveau d’échange. Et ou la blague passe, ou le blagueur se casse. Une différence supplémentaire sépare le raconteur d’un jour de celui qui en a fait son métier. Si l’humoriste amateur connaît plus ou moins son public, le professionnel vit chaque soir un saut dans l’inconnu, c’est pour lui presqu’une question de vie ou de mort. Il doit faire rire des gens qui ont en partie déjà entendu ses blagues. Il ne peut se permettre, lui, un : « Si vous la connaissez déjà, vous me le dites. » ! L’humoriste professionnel est un mécanicien qui règle son moteur à explosion pour que la détente du gaz ait un rendement maximal, pour que l’étincelle se produise au meilleur moment. De temps en temps, juste pour voir, il tâte même de l’aventure extrême, il relève le défi ultime de l’humoriste : faire rire avec une histoire qui n’est pas drôle du tout. N’est-il pas là, l’art absolu ?



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L’art de raconter

Celui qui raconte l’histoire fait partie de l’histoire, ceux qui l’écoutent également. Certaines personnes rient trois fois : quand elles entendent l’histoire, quand elles se la font expliquer et quand elles la comprennent. Certaines rient deux fois et d’autres ne rient qu’une fois. Et puis, il y a ceux qui ne rient pas, qui considèrent qu’ils auraient mieux raconté la blague eux-mêmes, ou qui sont tout simplement mentalement absents. Pour compliquer encore d’un cran, le type de relation entre le raconteur et le raconté fait également partie de l’histoire ! Lorsque quelqu’un de haut gradé – ou qui se considère comme tel – raconte une histoire drôle – ou qu’il considère comme telle –, il est préférable de rire ! Même entre amis, l’histoire drôle peut être un fameux test : l’amitié résiste-t-elle à une indifférence répétée par rapport aux blagues proposées ? Probablement pas. L’histoire drôle fait partie du système en tant que création d’atmosphère et de cohésion interne, voire de norme et de repère. Ce système a bien sûr ses règles. Il faut par exemple taper fort au début. Si les meilleures histoires sont racontées en premier, celles qui suivent – même racontées par d’autres – feront autant rire, même si –

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elles sont moins drôles. Plus fort encore : elles font parfois rire avant d’être racontées ! C’est d’ailleurs un petit moment de bonheur que l’humoriste apprécie particulièrement, quand le public conquis, acquis, soumis, rit en toute confiance de ce qu’il… va entendre ! Tout cela pose bien sûr le problème de la mesure. Y aurait-il une échelle de Richter des blagues qui mesurerait les secousses provoquées dans l’assistance ? Pourrait-on classer les blagues en catégories d’intensité ? Probablement pas. Il n’y a pas de blague bonne en absolu, il n’y a pas de comique objectif. Une histoire est drôle si l’alchimie surgit entre le contenu et celui qui écoute. Baudelaire disait : « La puissance du rire est dans le rieur, nullement dans l’objet du rire. » Le rire ne peut s’imposer de l’extérieur. Il n’est pas dans les choses, mais dans la perception des choses. Le conteur a en face de lui un public souvent hétérogène. N’étant pas les mêmes, les gens n’entendent pas les blagues de la même manière. Le psychologue américain Ned Herrmann a un jour fait une expérience intéressante à ce sujet : il a –

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développé un modèle de cerveau humain en quatre quadrants, construit en combinant le modèle gauche/droite de Sperry et le modèle de Mc Lean (reptilien/limbique/cortical). Cela donne à peu près ceci : Raison (cerveau cortical)

Jugement (cerveau gauche)

Imagination (cerveau droit)

Émotion (cerveau limbique)

Selon Ned Herrmann, nous avons tous des tendances dominantes. Si on prend par exemple les hobbies, en commençant en haut à gauche et en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, on peut trouver les échecs, la philosophie, le chant et l’aéromodélisme. Ned Herrmann regroupe ainsi les personnes en fonction de polarités plus ou moins marquées. Un jour, il invita un humoriste à –

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venir raconter des histoires drôles devant une salle où les participants étaient disposés en fonction de leur profil cérébral. Il observa que certaines blagues faisaient rire certains quadrants de la salle, d’autres non… La qualité du conteur importe autant que la qualité de l’histoire. Mais ils ne se trouvent pas au même niveau. Le conteur doit se détacher de son histoire, la mettre en scène. Il peut changer de voix, prendre un accent, utiliser un dialecte, se mettre debout ou dire tout simplement : « Est-ce que vous connaissez celle du… ? ». Dans tous les cas, il qualifie, il commente ce qu’il va dire, il sous-entend que ce qui va suivre est imaginaire, que l’histoire est inventée, etc. On retrouve ici un bel exemple de « double lien » tel que défini par l’école de Paolo Alto, celui d’une communication à deux étages. Parler comme si c’était vrai d’une histoire dont on dit qu’elle ne l’est pas. L’autoréférence est paradoxale et rajoute du cocasse à l’histoire. On retrouve ici Épimenide le Crétois qui avait troublé les premiers logiciens grecs en affirmant qu’il mentait. Car s’il mentait, il ne mentait pas, et inversement… –

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L’autoréférence apparaît comme une nouvelle clé de ce petit traité. À double titre : – elle est inhérente à l’interaction sociale qu’est une blague racontée et écoutée – nous venons de le voir ; – elle permet de construire un type particulier de ces blagues : celles construites sur le paradoxe. Huit petits exemples illustrent ce point particulier. « C’est vous le nouveau ? — Je ne sais pas, je viens d’arriver.10 »

Lors d’un grand congrès d’économistes, un professeur prend la parole : « Il y a trois sortes d’économistes, ditil, ceux qui savent compter et les autres. »

« Croyez-vous aux fantômes ? — Non, mais j’en ai peur. »



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« Est-il vrai que vous répondez toujours à une question par une autre question ? — Qui vous a dit ça ? »

« Où est l’autre côté de la route ? — Mais c’est là-bas ! — Je ne comprends pas, quand j’étais là-bas, on m’a dit que c’était ici. »

Victor Hugo était célèbre par sa notoriété.

Avant, j’étais indécis. Maintenant, je ne sais plus très bien.

Avant j’étais schizophrène, mais maintenant nous allons beaucoup mieux. Les exemples parlent d’eux-mêmes, il y a chaque fois autoréférence. Tout comme dans l’histoire suivante, plus élaborée. –

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L’art de raconter

Un professeur de philosophie du langage traite devant ses confrères le cas des doubles négations et fait remarquer qu’elles mènent bien souvent à l’indétermination : « Je ne suis pas pas heureux » peut en effet suivant l’intonation, vouloir dire la chose et son contraire, que l’on est très heureux ou pas du tout. Et l’académicien de poursuivre très sûr de lui : « La double affirmation, en revanche, n’a pas cette caractéristique. Aucun exemple n’a jamais été trouvé d’une double affirmation qui équivaudrait à une négation ». Et dans le fond de l’auditoire, un de ses confrères de maugréer « Oui, oui… » L’autoréférence est une forme de paradoxe redoutable. Il en existe d’autres tout aussi utiles à l’humoriste. Si vous racontez l’histoire de celui qui a inventé un interrupteur pour mouvement perpétuel, de celle qui serait bien féministe si son mari était d’accord ou de l’équipe de chirurgiens qui a réussi la première transplantation d’une appendice, vous recevrez un bon accueil d’un public qui a envie de se détendre. On peut rire, mais il faut rester sérieux dans l’analyse. Même s’il y a deux niveaux, autoréférence n’implique pas nécessairement blague du deuxième –

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degré. Cette appellation qualifie plutôt l’absurde comme dans ces phrases : Dominique de Villepin est le François Bayrou de la politique.

Quelle est la différence entre un oiseau ?

Si en cours de route vous arrivez à une fourche, prenezla. Ou encore dans cette histoire : Un client se présente à la caisse d’un cinéma avec un énorme chien. « Dites, mais c’est un grand Saint-Bernard que vous avez là ? — Oui, oui. — Croyez-vous qu’il va apprécier le film ? — Ça je ne le saurai que tout à l’heure. En tout cas, je peux vous dire qu’il a dévoré le roman. » –

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Ces blagues qu’on appelle parfois de « non-sens » s’opposent à toutes les lois de la logique. On parle à ce propos parfois d’humour anglais. Allez savoir pourquoi ! Finalement, quand Blaise Pascal disait en 1696 que « se moquer de la philosophie, c’est déjà philosopher », il attirait déjà l’attention sur les deux niveaux nécessaires à toute forme d’humour. Les logiciens du XXe siècle qui ont disséqué l’autoréférence ont repris l’idée du théologien français. Bertrand Russell aimait beaucoup rire. Quand on lui demandait par exemple de définir le nombre deux, il disait : « C’est ce qu’il y a de commun entre un couple de faisans et une paire de claques. » Kurt Gödel secoua la communauté scientifique en démontrant que dans tout système, il y a nécessairement des affirmations indémontrables ou indécidables. On pourrait adapter sa théorie aux éclats de rire et affirmer : « Aucun petit traité des histoires drôles ne pourra jamais être vraiment sérieux ni complet ». C’est vrai que je n’ai pas évoqué ici les blagues longues qui, par définition, sont trop longues, ni les blagues faciles qui, par définition toujours, sont trop faciles. –

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Une petite blague facile quand même, en vitesse, pur rappeler ce que c’est : « Vous êtes dans une pièce avec un gangster, un violeur et un avocat. Vous avez deux balles dans votre revolver. Que faites vous ? — Je tire sur l’avocat. Deux fois. » Il nous reste un dernier sujet à traiter : comment construit-on finalement une histoire drôle ? Un directeur d’école mécontent convoque le père d’un élève : « Monsieur, j’ai demandé à vous voir parce que votre fils vole sans cesse les stylos et les crayons de ses camarades. — Je ne comprends pas, répond le père. Je lui en ramène autant qu’il en souhaite du bureau. » Les mécanismes de perception sont bien au cœur de cet ouvrage et ils sont à l’origine de nombre de malentendus. Mais une fois maîtrises – tant que faire se peut ! –, ils sont alors autant de briques disponibles pour construire les meilleurs effets comiques. Inventer une blague ! La créer de toutes pièces ! Voilà certes un jeu pour certains, mais bien une nécessité pour d’autres, ceux qui en ont fait leur –

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métier. Comment faire ? Et comment protéger sa création ? La grande majorité des blagues est anonyme, elles n’ont ni auteur ni date de naissance, elles entrent si vite dans la culture populaire que l’inventeur ne se fait pas d’illusion, il ne sera le seul à la connaître ou à la posséder que l’instant d’un éclat de rire. Mais il gardera pour lui la satisfaction personnelle, le secret du moment où il y a pensé. Pour construire une blague, il faut revenir à ce qui en fait son essence, au choc de deux perceptions, résultat d’une ambiguïté de départ. Procédons donc à l’envers et cherchons des ambiguïtés. Ce n’est pas difficile, tant de choses peuvent être comprises de plusieurs manières. Il y a les ambiguïtés du langage. Plus le mot est banal et courant, plus le nombre d’interprétations possibles sera d’ailleurs grand. Prenons pour commencer le verbe « avoir » : Deux amis se rencontrent : « Je ne sais pas si tu le sais, mais ma belle-mère est décédée. — Ah, et qu’est ce qu’elle avait ? — Oh, juste un carnet d’épargne et un petit appartement. » –

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Si l’on prend l’expression « passer par la tête », il est possible de construire la blague suivante : « Quelle est la dernière chose qui passe par la tête d’un moustique, au moment où il se fait écraser ? — Ses pattes arrière ! » Et voilà, l’histoire drôle est construite. De très nombreuses variantes sont possibles, à vous d’essayer… Ce type d’ambiguïté n’est pas toujours transposable dans une autre langue. Prenons le verbe « être » : « How is your wife ? — Compared to what ? » Le verbe être est particulièrement riche. Certains auteurs prétendent même qu’en grec ancien, il se disait de dix manières différentes, ce qui expliquerait que le système aristotélicien soit construit autour de dix catégories… L’ambiguïté porte en elle un potentiel de rire important. Jacques Tati l’avait bien compris. Dans un de ses films, une scène a lieu dans une prison. –

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L’art de raconter

Un gardien assis à son bureau se sent un peu engourdi par l’inactivité. Il joint alors les mains derrière la nuque et s’étire en écartant les coudes en arrière. À ce moment précis, encadré par deux policiers, un prisonnier passe dans la pièce. Et lui aussi a les mains jointes derrière la nuque… Ce gag avait bien été construit sur une ambiguïté. Dans ce cas-ci, elle était visuelle plutôt que linguistique, mais cela ne change rien au principe (nous reviendrons sur ce point au chapitre suivant). Un troisième cas d’ambiguïté est plus conceptuel, ni liée au mot, ni à l’image. La double ou triple interprétation possible renvoie alors à la situation elle-même. Cohérence Oui

Non

Oui 1

Surprise

3

Non 2



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Impossible



L’art de raconter

Comment construire l’incongruité ? Le plus simple est de partir – comme un consultant ! – d’une petite matrice ! Le quadrant (1) en haut à gauche est le terrain à bâtir des blagues bien construites. Imaginons une histoire qui commence de la manière suivante : Une amie se rend chez une voisine occupée à coudre avec sa machine ultramoderne : « Combien de temps crois-tu que tu vas encore coudre ? demande-t-elle. — Jusqu’à 17 heures environ… » Quelle pourrait être la réplique suivante ? Trois cas sont possibles. Les deux premiers, d’abord : « Pourrais-je l’emprunter alors ? » (2 – Cohérent et non surprenant) « Il y a pleine lune aujourd’hui. » (3 – Non cohérent et surprenant) Aucun des deux cas ne provoque le sourire. Par contre si l’amie répond : « Donc tu n’as pas besoin de ta voiture d’ici-là. Puis-je l’emprunter ? » (1) –

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L’art de raconter

Surprenant mais pas incohérent. On retrouve l’idée de l’« autre logique », on a donc construit une blague. Mais attention, la construction n’est pas toujours aussi rigoureuse, il n’existe pas de machines à blagues. Certains humoristes prennent à juste titre une distance par rapport à la règle. Quand Pierre Desproges disait « Marguerite Duras n’a pas écrit que des c…, elle en a aussi filmées », il se moquait certes de l’écrivain, mais aussi de la grammaire !

POURQUOI LE CARTOON ?

Nous avons défini la blague comme une forme d’« humour de l’instant ». Le conteur sait qu’en règle générale, les plus courtes sont bien les meilleures ! La puissance d’une blague réside dans la détente et le décalage de sa chute. Mais au fond, quelle est la durée minimum d’une histoire drôle ? Peut-on passer d’un humour de l’instant à un humour instantané ? La réponse est oui. Quand t = 0, l’éclat de rire reste possible : bienvenue dans le monde du cartoon, de la caricature, de l’illustration surprenante. Bienvenue dans l’univers des dessinateurs de presse et des blagues qu’il est impossible de raconter. Dans ses Curiosités esthétiques, Charles Baudelaire dit les choses clairement : « Le dessin est une lutte entre la nature et l’artiste. » –

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Pourquoi le cartoon ?

Et tout semble dit. Je le paraphraserais volontiers : le dessin de presse est une lutte entre l’actualité et le cartooniste. Pour une majorité d’entre eux, c’est d’ailleurs une lutte de tous les jours. Chaque matin, les gestes se répètent. Les quotidiens sont ouverts. Mon dessin est-il bien mis en page ? N’aije pas choisi un mauvais sujet ? Qu’ont fait les autres ? La radio est allumée. Que vais-je faire aujourd’hui ? Comment vais-je étonner, une fois encore ? Baudelaire met la barre haut quand il parle de l’artiste. « Il ne s’agit pas pour lui de copier, mais d’interpréter », ajoute-t-il. Le dessinateur de presse le sait bien. L’actualité n’invite que rarement à rire, elle ne tend que peu de perches à l’humoriste, elle n’offre quasiment pas de prêt-à-dessiner. Et quand, exceptionnellement, elle donne au dessinateur le plaisir d’une idée immédiate, c’est pour mieux lui rappeler encore que c’est elle qui fixe les règles. Aujourd’hui, comme hier et comme demain, il lui faudra donc lutter, seul. Le cartooniste devra saisir l’actualité de toutes ses forces, la mettre en pers–

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Pourquoi le cartoon ?

pective, changer de point de vue, oser des rapprochements étonnants. Il lui faudra tordre les événements du jour, les triturer, les étirer, les broyer. Et la lutte sera longue. Les heures passent et l’idée ne vient pas. Ou alors elle est faible, sans saveur, décevante et donc – professionnalisme oblige – rejetée. Les heures passent, l’étincelle se fait attendre. Que ce doit être lourd d’offrir chaque jour un dessin léger ! Comme ce doit être compliqué d’offrir quotidiennement un cartoon simple, instantané, cristallin, un cartoon qui jaillira aux yeux du lecteur comme un cadeau-surprise ! Combien d’heures doivent-ils donc lutter, ces cartoonistes, pour offrir une ou deux secondes de bonheur ? Et cette lutte ne s’achève même pas quand l’échéance des rotatives approche, quand est venue l’heure du téléchargement. Le gong ne sauve que rarement un cartooniste car il a toujours envie de faire mieux. Le temps ne mesure pas son travail. Chaque dessin représente une vie de travail. Le talent s’est accumulé pendant des dizaines d’années. L’ardeur au cartoon ne s’est pas relâchée une seule fois car seule une imagination sous pression constante peut faire –

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Pourquoi le cartoon ?

éclater l’actualité et faire naître alors un paradoxe subtil, un lien étrange, une ambiguïté du langage ou une analogie en contre-pied. Si le dessin de presse est une lutte entre l’actualité et le cartooniste, il nous faut nous lecteurs, lutter pour les cartoonistes. Dans son numéro d’octobre 2006, le magazine américain Utne Reader nous met en garde. Le cartoon est en danger. Cisaillé entre une volonté officielle de réduction des coûts et une autre plus insidieuse de « politiquement correct », le dessin de presse est une espèce menacée. Suivant l’Association américaine des cartoonistes, ils ne seraient plus que 80 aujourd’hui pour… 2000 il y a un peu plus de vingt ans. Maintenant qu’Internet rend la chose possible, beaucoup de rédacteurs en chef font en effet d’un clic deux coups. En réutilisant un cartoon lointain, ils payent moins cher et s’évitent des ennuis éventuels avec l’establishment local. Ceux qui croient en la liberté de la presse devraient s’inquiéter. Et se battre. Lutter pour que dans ce monde de l’image, le cartoon retrouve sa place à la une, place qui était la sienne au début du XXe siècle. À cette époque, le cartoon était la fierté du –

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Pourquoi le cartoon ?

journal. Le cartooniste permettait de donner une identité à un quotidien, de le distinguer au premier coup d’œil de ses concurrents. Ce n’est pas étonnant. Le bon dessin de presse est un diamant produit par l’esprit humain, dans ce qu’il a de plus fort, au confluent de l’intelligence et de l’humour. Il brille dans les journaux que nous lisons. Pourquoi sont-ils tant appréciés ? Et pourquoi sont-ils si importants ? C’est parce que le cartoon contient tous les ingrédients du moment magique de la pensée, celui où jaillit l’idée nouvelle… Argumentons un peu. Contrairement au proverbe, un dessin ne vaut pas mieux qu’un long discours. Il faut l’un et l’autre. Le dessin est donné immédiatement et s’adresse au cerveau droit, les mots sont en séquence et sont destinés au cerveau gauche. La qualité de l’un ne compense pas les faiblesses de l’autre. Ce n’est pas une addition de messages, c’est une multiplication de la communication. La logique des mots entre alors en résonance avec la magie du dessin. Magie, image, imagination. Tout –

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Pourquoi le cartoon ?

se tient. Mais celui qui sait dessiner les idées et qui sait croquer la pensée est aussi celui qui a (beaucoup) travaillé ses quatre talents et dons : – Le cartooniste aime sourire et rire. Il aime faire sourire et faire rire. Il veut surprendre, étonner car il sait que là réside sa force. – Quand il a sous les yeux ce que tout le monde a sous les yeux, un artiste a néanmoins la faculté de voir ce que personne n’a vu. Comme Salvador Dali qui voit une chaîne de montagne là où les autres voient un visage, comme Arcimboldo qui voit un visage là où il n’y a pour beaucoup qu’un plat de fruits frais, le cartooniste aussi voit un spermatozoïde plutôt que la souris d’un ordinateur, ou un piano à queue plutôt qu’une carte de l’Afrique. – Le cartooniste fait des liens inédits entre des éléments qui sont dits (parfois même depuis longtemps). Plantu dans Le Monde, Kroll dans Le Soir ou encore Cécile Bertrand dans La Libre Belgique relient souvent des événements que, par ailleurs, beaucoup de pages séparent. Des footballeurs se retrouvent ainsi ministres, tout comme un patron d’entreprise devient animateur de télévision. –

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Pourquoi le cartoon ?

– Le dessinateur fait appel à l’imagination et tout devient possible. Un cheval peut tout à coup calculer, une machine se mettre à rire, les arbres monter jusqu’au ciel… Pourquoi le cartoon ? La réponse tient dans ce constat : les quatre caractéristiques qui font le bon cartooniste sont aussi celles du moment créatif : – L’humour est un combustible de l’imagination. L’étonnement, le rire, l’admiration… est une séquence classique pour mener à l’Eurêka. Arthur Koestler la résumait d’une formule choc : « Ah – Haha – Aha ! » – Avoir une idée nouvelle correspond à un changement de perception. Ce n’est pas la réalité qui est changée, c’est la manière de la voir. – L’idée nouvelle est bien souvent un lien nouveau établi au-delà des résistances premières. On retrouve la « bissociation », cette démarche plus audacieuse et plus volontariste que la simple association. – La créativité vient à celui qui éteint – momentanément – sa faculté de juger. Il sait que la meilleure manière d’avoir une bonne idée, c’est d’en avoir beaucoup. Et que la quantité n’est possible que si les règles sont oubliées. –

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Un bel exemple de ce quadruple constat nous est donné ci-dessous. Publié en 1969 dans le magazine Pilote, Jean-François Batellier y dénonce, d’une bissociation puissante, les méfaits d’un urbanisme sauvage (ce dessin ainsi que 10 000 autres de 80 artistes différents sont disponibles sur www.cartoonbase.com).

Pourquoi le cartoon ? Parce qu’on y trouve les quatre dimensions de la créativité. Le cartoon est le canif suisse de l’imagination. Il apparaît à celui –

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qui étonne, change de regard, ose des liens inédits et fait disparaître la critique. La matière première du cartooniste est le stéréotype et il nous aide ainsi à les débusquer. Le Belge est dessiné avec son cornet de frites, le Français avec sa baguette et l’Italien avec son plat de spaghettis. La caricature est à la fois le point de départ du cartooniste et son point d’arrivée. Le saut créatif le fait passer d’une exagération à une autre. J’allais presque écrire « le fait simplement passer ». Dans le cas particulier où le cartoon est constitué d’une suite de deux ou trois dessins, le dessinateur montre une autre voie de la créativité. Celle qui passe par la découverte d’une structure inattendue car les rapports de proportion sont à la base de la pensée analogique11. Devenir créatif, c’est devenir cartooniste de son propre monde car le premier moment de la trouvaille a tout d’un dessin humoristique. Quand une idée nouvelle se donne à l’inventeur, l’étincelle met le feu aux poudres des concepts et fait exploser l’un ou l’autre stéréotype. Le principe de la machine à vapeur est né de l’inversion du principe de la pompe. Edison a inventé la lampe incandescente quand il a voulu produire de la lumière en empê–

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Pourquoi le cartoon ?

chant quelque chose de brûler. Le Post-it s’est donné à celui qui a osé de la colle qui ne colle pas. Pathfinder est arrivé avec succès sur la planète Mars, entouré d’airbags, en rebondissant comme un ballon de football. Toutes ces idées se sont avérées bonnes, très bonnes mêmes. Parce que, le jour de leur naissance, elles étaient un cartoon. Ou presque… L’illumination consiste en une réorganisation de la perception, en une nouvelle représentation de l’existant. Inventer de nouvelles choses, c’est dans un premier temps imaginer de nouveaux liens entre des choses existantes. Et Arthur Koestler ajoute : « Plus banales sont les parties, et plus violent est le choc du nouveau tout perçu ! » Devenir de temps en temps cartooniste de sa propre vie, c’est donc bien une condition sine qua non de la créativité. Mais être créatif, c’est aussi se savoir incomplet, éprouver le besoin de l’autre pour poursuivre. Comme tous ceux qui imaginent des cartoons partout… mais ne savent pas dessiner ! Merci les artistes. Merci les cartoonistes.

ENVOI

J’ai essayé jusqu’ici de rester politiquement correct et n’ai pas rapporté l’histoire de ce médecin qui dit à son patient, atteint de la maladie d’Alzheimer, qu’il pourra dorénavant cacher ses propres œufs de Pâques. Je n’ai pas non plus raconté celle-ci : Deux amis évoquent des souvenirs : « En tout cas je n’ai pas dormi avec ma femme avant d’être marié. Et toi ? — Je ne sais pas. Quel est déjà son nom de jeune fille ? » Ce petit traité doit se terminer avant de devenir interminable. Et l’essentiel a été dit.



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Envoi

Nous avons essayé de relever le défi lancé par Wittgenstein. Peut-être aurait-il fallu être plus prudent ? Le philosophe autrichien était un être tourmenté. Il se posa par exemple un jour la question : « Que reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se lève du fait que je lève mon bras ? » Il parle aussi dans un de ses textes d’un homme qui, ne parvenant pas à croire une nouvelle parue dans son journal, en acheta une centaine d’exemplaires pour se persuader. Et Wittgenstein résuma le tout en disant : « L’humour n’est pas un état de l’être, mais une manière pour lui de regarder le monde. » Peut-être que le philosophe autrichien est trop difficile à comprendre, et que nous aurions dû suivre le conseil de Pierre Dac qui disait : « Avant de commencer à penser, il faut bien réfléchir ! » Ou alors peut-être suffit-il de ne plus confondre le sérieux et le solennel, peut être faut-il arrêter de croire que le premier est indissociable du second. –

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Envoi

Raconter une histoire drôle ne signifie pas ne pas prendre les choses au sérieux. Raconter une blague est une attitude humaine qui consiste à faire du bien aux humains. Décidément, ce petit traité est intraitable. Il faut y mettre un terme. Avec une dernière histoire bien sûr, une histoire qui me touche particulièrement : « Quelle est la différence entre un mathématicien et un philosophe ? — Tous deux ont certes besoin de très peu de choses pour travailler. Le mathématicien se contente d’un cahier, de crayons et d’une corbeille à papier. Le philosophe n’a même pas besoin de corbeille. »

NOTES

1. Derek Jarman, Smiling in Slow Motion, p. 140. : « Wittgenstein : “Tu sais, j’aurais voulu écrire une œuvre philosophique qui fut exclusivement composée de blagues.” Keynes : “Pourquoi ne l’astu pas fait ?” Wittgenstein : “Hélas, je n’avais pas le sens de l’humour.” » 2. Au XVIIe siècle, Fermat prétendit qu’aucun cube de nombre entier n’était la somme de deux autres cubes. La preuve n’en fut apporté qu’en 1997. Mais il y a une grosse différence. Car si en mathématiques, il est possible de démontrer, en philosophie, il n’est possible que de montrer. 3. Les philosophes de l’Antiquité (Cicéron, Marc-Aurèle, etc.) parlent des vertus du rire, notamment pour lutter contre la mélancolie et s’accommoder des malheurs de l’existence. Le rire devient un exercice spirituel. Voir Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Éditions Albin Michel, 2002. 4. Exception faite lorsqu’ils se moquent, avec beaucoup d’humour et de sarcasmes, de leurs prédécesseurs. La finalité est aussi thérapeutique (nous guérir de nos crampes mentales) : c’est probablement en ce sens que Wittgenstein le voyait. 5. Le philosophe ne peut s’empêcher de classer. Le niveau d’agressivité pourrait être une manière de le faire. Cela donnerait ici, par ordre de violence croissante : la farce, le calembour, la grimace, le poisson d’avril, la caméra cachée, la parodie, l’ironie, la satire.



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Notes

6. Dominique Noguez va encore plus loin dans sa description de la blague grâce à une figure de style au nom rébarbatif. Il nous invite à analyser l’humour comme un « enthymème », c’est-à-dire comme un raisonnement dans lequel une ou deux propositions sont sous-entendues. Comme l’humoriste ne parle pas de ses valeurs et ne déduit rien de son propos, une blague se réduirait à un « syllogisme doublement tronqué » où il ne resterait que la mineure, mais une mineure fournie dans les moindres détails. 7. Spécialistes du sens, les philosophes ne sont plus habitués, comme dans le sens commun, à confondre les niveaux sémantiques. On considère qu’un grand artiste est celui qui a réussi à dépasser la technique, donc, un grand philosophe serait celui qui aurait dépassé les niveaux sémantiques et devrait être…. un grand blagueur ! 8. 1905 fut décidément fertile en nouveaux concepts. C’est cette même année que Einstein déstabilisa la physique de Newton et que Russell atomisa la logique d’Aristote ! 9. Rappel : les deux indémontrables les plus connus sont le modus ponens (« Si le premier, le second, or le premier, donc le second ») et le modus tollens (« Si le premier, le second, or pas le second, donc pas le premier »). La simplicité et l’évidence de ces deux raisonnements nous permet de les accepter sans démonstration. Mais ces deux indémontrables mettent en évidence deux raisonnements incorrects que l’on rencontre souvent. Prenons la prémisse « Si Amélie parle, elle est présente ». Les deux erreurs logiques seraient de déduire : « Or elle est présente, donc elle parle » ou « Or elle ne parle pas, donc elle n’est pas présente ». 10. Ce bel exemple d’autoréférence m’a été rapporté par un ancien élève, Pierre-Hugo Schorine, que je remercie ici. 11. Il y a 30 ans, j’ai publié des articles sur la thermodynamique. Une coquille délicieuse m’avait fait bien rire : « la loi des gags parfaits ».

BIBLIOGRAPHIE

Bellenger Lionel, Rire et faire rire. Pourquoi l’humour change la vie, ESF, 2008. Bergson Henri, Le Rire, PUF, 1940. Carr Jimmy, Only Joking, Gotham Books, London, 2006. Cathcart Thomas & Klein Daniel, Platon et son ornithorynque entrent dans un bar, Le Seuil, 2007. Cohen Ted, Jokes, Philosophical Thoughts on Joking Matters, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1999. Elgozy Georges, De l’humour, Denoël, 1979. Escarpit Robert, L’Humour, PUF, « Que sais-je », 1994. Guirlinger Lucien, De l’ironie à l’humour, un parcours philosophique, Éditions Pleins Feux, 1999. –

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Bibliographie

Hill Richard, Sharks and Custard. The Things that Make Europeans Laugh, Europublications, 2001. Holt Jim, Stop Me if You’ve Heard This. A History and Philosophy of Jokes, W.W. Norton & Company Ltd, 2008. Humbeeck Bruno & Berger Maxime, L’humour pour aider à grandir, Éditions Mols, 2008. Klatzmann Joseph, L’Humour juif, PUF, « Que sais-je ? », 2002. Koestler Arthur, The Act of Creation, Penguin Books, 1990. Moncelet Christian, Les mots du comique et de l’humour, Belin, 2006. Mongin Olivier, De quoi rire ? Giboulées/Gallimard Jeunesse, 2007. Noguez Dominique, L’Arc-en-ciel des humours, LGF, « Le Livre de Poche », 2000. Paulos John Allen, Mathematics and Humor, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1980. –

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Bibliographie

Paulos John Allen, I Think Therefore I Laugh (The Flip Side of Philosophy), Columbia University Press, New York, 2000. Pérès André, Le Rire, Bergson, Ellipses Édition, 2000. Philogelos, Va te marrer chez les Grecs, Éditions Mille et une nuits, 2008. Piat Jean-Bernard, La dimension humoristique, Librio, 2007. Provine Robert R., Laughter. A Scientific Investigation, Penguin, 2000. Rozon Gilbert, Le Rire, Éditions Milan, « Les Essentiels », 1998. Sauvy Alfred, Aux sources de l’humour, Odile Jacob, 1988. Smadja Éric, Le Rire, PUF, « Que sais-je ? », 1996. Stendhal, Du rire. Essai philosophique sur un sujet difficile, Payot & Rivages, 2005. Ziv A., Diem J. M., Le Sens de l’humour, Bordas, 1987.

Composé par Nathalie Bernick

N° d’éditeur : 3948 Dépôt légal : novembre 2009

Wittgenstein dit un jour à Keynes : « J’aurais aimé écrire une œuvre philosophique exclusivement composée de blagues. » – Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? demande Keynes. – Malheureusement, je n’ai pas le sens de l’humour, rétorque Wittgenstein.

Code éditeur : G54520 • ISBN : 978-2-212-54520-3

Sous une plume d’une grande finesse et d’une élégance rare, ce texte incite à la réflexion et permet de s’instruire tout en se divertissant. Il est parsemé d’histoires amusantes, sélectionnées en fonction de leur qualité et de leur degré d’exemplarité.

www.loaloa.net

Luc de Brabandere relève le défi. – Quels philosophes s’intéressèrent au rire et à l’humour ? Qu’en dirent-ils ? – Parmi les nombreuses formes d’humour, où se situe l’histoire drôle ? – Comment expliquer ce qui provoque l’éclat de rire ? – Quelles sont les règles que respectent les « professionnels du rire » ?

Luc de Brabandere a, tout comme son livre, u n p ro fi l a t y p i q u e. Mathématicien et ancien directeur général de la Bourse de Bruxelles, il se consacre désormais à la philosophie. Directeur Associé du Boston Consulting Group, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la créativité et la stratégie.