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Jean-Pierre Dupuy
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© Éditions du Seuil, mai 2005 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Nous savons aujourd’hui que l’humanisme orgueilleux qui donne au monde moderne son dynamisme inouï met en péril la continuation même de l’aventure humaine. Nous vivons désormais dans l’ombre portée de catastrophes futures qui, mises en système, provoqueront peut-être la disparition de l’espèce. Notre responsabilité est énorme, puisque nous sommes la seule cause de ce qui nous arrive. Mais le sentiment de notre responsabilité a toutes chances d’accroître démesurément l’orgueil de départ. À nous persuader que le salut du monde est entre nos mains et que l’humanité se doit à elle-même d’être son propre sauveur, nous risquons de nous précipiter toujours plus dans cette fuite en avant, dans ce grand mouvement panique à quoi ressemble chaque jour davantage l’histoire mondiale. Le philosophe allemand Günther Anders (1902-1992) fut le plus profond et le plus radical des penseurs des grandes catastrophes du vingtième siècle. Il est moins connu que deux de ses condisciples qui étudièrent avec lui auprès de Heidegger : Hans Jonas, qui fut son ami, et Hannah Arendt, dont il fut le premier époux. Cela tient probablement à son intransigeance et au caractère fragmenté de son œuvre. Aux grands traités systématiques, Anders préférait le texte d’intervention, prenant parfois la forme d’une parabole. Plus d’une fois, il aura raconté à sa manière l’histoire du déluge, dans les termes suivants : 9
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Noé était fatigué de jouer les prophètes de malheur et d’annoncer sans cesse une catastrophe qui ne venait pas et que personne ne prenait au sérieux. Un jour, il se vêtit d’un vieux sac et mit des cendres sur sa tête. Ce geste n’était permis qu’à celui qui pleurait son enfant chéri ou son épouse. Vêtu du costume de la vérité, acteur de la douleur, il repartit à la ville, décidé à tourner à son avantage la curiosité, la malignité et la superstition des habitants. Bientôt, il eut rassemblé autour de lui une petite foule curieuse, et les questions commencèrent à se faire jour. On lui demanda si quelqu’un était mort et qui était ce mort. Noé leur répliqua que beaucoup étaient morts et, au grand amusement de ses auditeurs, que ces morts c’étaient eux. Lorsqu’on lui demanda quand cette catastrophe avait eu lieu, il leur répondit : demain. Profitant alors de l’attention et du désarroi, Noé se dressa dans toute sa grandeur et se mit à parler : aprèsdemain, le déluge sera quelque chose qui aura été. Et quand le déluge aura été, tout ce qui est n’aura jamais existé. Quand le déluge aura emporté tout ce qui est, tout ce qui aura été, il sera trop tard pour se souvenir, car il n’y aura plus personne. Alors, il n’y aura plus de différence entre les morts et ceux qui les pleurent. Si je suis venu devant vous, c’est pour inverser le temps, c’est pour pleurer aujourd’hui les morts de demain. Après-demain, il sera trop tard. Sur ce, il rentra chez lui, se débarrassa de son costume, de la cendre qui recouvrait son visage et se rendit à son atelier. Dans la soirée, un charpentier frappa à sa porte et lui dit : laisse-moi t’aider à construire l’arche, pour que cela devienne faux. Plus tard, un couvreur se joignit aux deux en disant : il pleut par-dessus les montagnes, laissez-moi vous aider, pour que cela devienne faux 1. 1. Je cite ici les pages 84 et 85 du livre de Thierry Simonelli, Günther Anders. De la désuétude de l’homme, Clichy, Éditions du Jasmin, 2004, sub-
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Tout le drame de celui qui prophétise la catastrophe est consigné dans cette parabole magnifique, mais aussi la façon géniale de sortir de l’impasse où il se trouve enfermé. Le prophète de malheur n’est pas entendu parce que sa parole, même si elle apporte un savoir ou une information, n’entre pas dans le système des croyances de ceux à qui elle s’adresse. Il ne suffit pas de savoir pour accepter ce que l’on sait et agir en conséquence. Cette vérité de base, les promoteurs du principe de précaution ne l’ont toujours pas comprise, eux qui pensent que l’on n’agit pas devant la catastrophe parce qu’on n’est pas sûr de son savoir. Or, même lorsque nous savons de source certaine, nous n’arrivons pas à croire ce que nous savons. Sur l’existence et les conséquences dramatiques du réchauffement climatique, il y a plus d’un quart de siècle que les scientifiques savent à quoi s’en tenir et le font connaître. Ils prêchent dans un désert. Certes, leurs prévisions sont entachées d’une grande incertitude : à échéance de la fin du siècle, on ne sait dire où se situera l’augmentation de la température moyenne du globe à l’intérieur d’une fourchette comprise entre 1,5 et 6 degrés centigrades. Mais a-t-on conscience du fait que la moitié de cette incertitude est le résultat de l’incertitude sur le type d’action qui sera mené pour réduire l’émission de gaz à effet de serre ? Est-ce vraiment parce que nous ne savons pas comment nous allons réagir à l’annonce de la catastrophe que nous n’agissons pas ? Cette suggestion est absurde. De plus, il y a ce dont tile introduction à l’homme et à l’œuvre (je souligne). Simonelli suit de près le texte allemand du premier chapitre du livre d’Anders, non traduit en français à ce jour : Endzeit und Zeitende [« Temps de la fin et fin des temps »], Munich, C. H. Beck, 1972. Anders a raconté ailleurs et sous d’autres formes l’histoire du déluge, en particulier dans Hiroshima est partout, Seuil, septembre 2005.
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nous sommes absolument certains : si la Chine, l’Inde et le Brésil s’engagent, comme ils le font déjà allègrement, sur la voie de développement que nous leur avons donnée comme modèle à imiter, on entrera dans un monde paradoxal où la surprise (climatique) deviendra chose certaine, l’exception deviendra la règle et notre capacité d’agir dans et sur le monde sera devenue puissance de destruction. Pour tenter d’expliquer le fait que de nombreux juifs d’Europe aient refusé jusqu’à l’extrême fin, même sur le quai d’AuschwitzBirkenau, de croire à la réalité de l’extermination industrielle, Primo Levi citait le vieil adage allemand : « Les choses dont l’existence paraît moralement impossible ne peuvent exister. » Notre capacité à nous aveugler nous-mêmes face à l’évidence de la souffrance et de l’atroce est l’obstacle principal que le prophète de malheur doit sinon franchir du moins contourner. L’invocation du « principe de précaution » ne se contente pas de conclure rituellement qu’il faut plus de savoir, donc plus de recherche, elle s’accompagne d’un appel à l’éthique. Mais l’éthique est-elle d’un quelconque secours ? Il faut mettre en question l’idée trop facilement reçue, et qui est devenue un cliché, que c’est devant les générations futures que nous avons à répondre de nos actes. Le recours au langage des droits, des devoirs et de la responsabilité pour traiter de « notre solidarité avec les générations futures » soulève des problèmes conceptuels considérables, que la philosophie occidentale s’est révélée pour l’essentiel incapable d’éclairer. En témoignent éloquemment les embarras du philosophe américain John Rawls, dont la somme, Théorie de la justice 1, se présente comme la synthèse-dépassement de toute 1. [1971], trad. fr. Seuil, 1987.
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la philosophie morale et politique moderne. Ayant fondé et établi rigoureusement les principes de justice qui doivent gérer les institutions de base d’une société démocratique, Rawls est obligé de conclure que ces principes ne s’appliquent pas à la justice entre les générations. À cette question, il n’offre qu’une réponse floue et non fondée. La source de la difficulté est l’irréversibilité du temps. Une théorie de la justice qui repose sur le contrat incarne l’idéal de réciprocité. Mais il ne peut y avoir de réciprocité entre générations différentes. La plus tardive reçoit quelque chose de la précédente, mais elle ne peut rien lui donner en retour. Il y a plus grave. Dans la perspective d’un temps linéaire qui est celle de l’Occident, la perspective du progrès héritée des Lumières, il était présupposé que les générations futures seraient plus heureuses et plus sages que les générations antérieures. Or la théorie de la justice incarne l’intuition morale fondamentale qui nous amène à donner la priorité aux plus faibles. L’aporie est alors en place : entre les générations, ce sont les premières qui sont moins bien loties et pourtant ce sont les seules qui peuvent donner aux autres 1 ! Kant, qui raisonnait dans ce cadre, trouvait inconcevable (rätselhaft) que la marche de l’humanité pût ressembler à la construction d’une demeure que seule la dernière génération aurait le loisir d’habiter. Et, cependant, il ne crut pas pouvoir écarter ce qui se présente en effet comme une ruse de la nature ou de l’histoire accomplissant en quelque sorte le chef-d’œuvre de la rationalité instrumentale : les générations antérieures se sacrifient pour les générations terminales 2. 1. Théorie de la justice, op. cit., section 44, « Le problème de la justice entre les générations ». 2. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
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Notre situation est aujourd’hui très différente, puisque notre problème essentiel est d’éviter la catastrophe majeure. Est-ce à dire qu’il nous faut substituer à la pensée du progrès une pensée de la régression et du déclin ? Une démarche complexe est requise. Progrès ou déclin ? Ce débat n’a pas le moindre intérêt. On peut dire les choses les plus opposées au sujet de l’époque que nous vivons, et elles sont également vraies. C’est la plus exaltante et c’est la plus effrayante. Il nous faut penser à la fois l’éventualité de la catastrophe et la responsabilité peut-être cosmique qui échoit à l’humanité pour l’éviter. À la table du contrat social selon Rawls, toutes les générations sont égales. Il n’y a aucune génération dont les revendications aient plus de poids que celles des autres. Eh bien non, les générations ne sont pas égales du point de vue moral. La nôtre et celles qui suivront ont un statut moral (a moral standing, comme on dirait en anglais) considérablement plus élevé que les générations anciennes, dont on peut dire aujourd’hui, par contraste avec nous, qu’elles ne savaient pas ce qu’elles faisaient. Nous vivons à présent l’émergence de l’humanité comme quasi-sujet ; la compréhension inchoative que son destin est l’autodestruction ; la naissance d’une exigence absolue : éviter cette autodestruction. Non, notre responsabilité ne s’adresse pas aux « générations futures », ces êtres anonymes et à l’existence purement virtuelle, au bien-être desquels on ne nous fera jamais croire que nous avons une quelconque raison de nous intéresser. Penser notre responsabilité comme exigence d’assurer la justice distributive entre générations mène à une impasse philosophique 1. 1. À ce propos, une anecdote circule dans le milieu des astrophysiciens. À la suite d’une conférence donnée par l’un d’entre eux, quelqu’un dans l’auditoire pose la question : « Combien de temps avez-vous annoncé avant que le
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C’est par rapport au destin de l’humanité que nous avons des comptes à rendre, donc par rapport à nous-mêmes, ici et maintenant. Au chant X de L’Enfer, le poète écrit : « Tu comprends ainsi que notre connaissance sera toute morte à partir de l’instant où sera fermée la porte du futur. » Si nous devions être la cause de ce que la porte de l’avenir se referme, c’est le sens même de toute l’aventure humaine qui serait à jamais, et rétrospectivement, détruit : « Après-demain, le déluge sera quelque chose qui aura été. Et quand le déluge aura été, tout ce qui est n’aura jamais existé. » Pouvons-nous trouver des ressources conceptuelles hors de la tradition occidentale ? C’est la sagesse amérindienne qui nous a légué la très belle maxime : « La Terre nous est prêtée par nos enfants 1. » Certes, elle se réfère à une conception du temps cyclique, qui n’est plus la nôtre. Je pense, cependant, qu’elle prend encore plus de force dans la temporalité linéaire, au prix d’un travail de re-conceptualisation qu’il s’agit d’accomplir. Nos « enfants » – comprendre les enfants de nos enfants, à l’infini – n’ont d’existence ni physique ni juridique, et poursoleil vaporise tout ce qui se trouve sur la terre ? » Entendant de nouveau la réponse : « Six milliards d’années », le questionneur pousse un soupir de soulagement : « Ah bon, Dieu merci ! J’avais compris six millions. » Anecdote rapportée par l’astronome royal Sir Martin Rees (qui occupe la chaire d’Isaac Newton à Cambridge) dans son livre au titre et au sous-titre éloquents : Our Final Hour. A Scientist’s Warning : How Terror, Error, and Environmental Disaster Threaten Humankind’s Future in this Century – on Earth and Beyond [« Notre dernière heure. L’avertissement d’un scientifique : comment la terreur, l’erreur et la catastrophe écologique menacent l’avenir de l’humanité dans ce siècle – sur la terre et au-delà », trad. fr. sous le titre Notre dernier siècle ?, J.-C. Lattès, 2004], New York, Basic Books, 2003, p. 182. La plaisanterie fonctionne mieux en anglais, jouant sur l’allitération billion/million. 1. Je dois cette référence à David Chavalarias. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
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tant, la maxime nous enjoint de penser, au prix d’une inversion temporelle, que ce sont eux qui nous apportent « la Terre », ce à quoi nous tenons. Nous ne sommes pas les « propriétaires de la nature », nous en avons l’usufruit. De qui l’avons-nous reçu ? De l’avenir ! Que l’on réponde « mais il n’a pas de réalité ! », et l’on ne fera que pointer la pierre d’achoppement de toute philosophie de la catastrophe future : nous n’arrivons pas à donner un poids de réalité suffisant à l’avenir. Or la maxime ne se limite pas à inverser le temps : elle le met en boucle. Nos enfants, ce sont en effet nous qui les faisons, biologiquement et surtout moralement. La maxime nous invite donc à nous projeter dans l’avenir et à voir notre présent avec l’exigence d’un regard que nous aurons nous-mêmes engendré. C’est par ce dédoublement, qui a la forme de la conscience, que nous pouvons peut-être établir la réciprocité entre le présent et l’avenir. Il se peut que l’avenir n’ait pas besoin de nous, mais nous, nous avons besoin de l’avenir, car c’est lui qui donne sens à tout ce que nous faisons. Tel est le sens de la démarche de Noé dans la parabole de Günther Anders. Mettant en scène le deuil de morts qui ne se sont pas encore produites, elle inverse le temps, ou plutôt elle le met en boucle, et donc elle le nie, le transformant en éternel présent. Mais les malheurs du prophète de malheur ne sont pas encore terminés. Ou bien ses prévisions se révèlent justes, et on ne lui en sait aucun gré, quand on ne l’accuse pas d’être la cause du malheur annoncé. Ou bien elles ne se réalisent pas, la catastrophe ne se produit pas, et l’on raille après coup son attitude de Cassandre. Mais Cassandre avait été condamnée par le dieu à ce que ses propos ne fussent pas entendus. Jamais donc on n’envisage que, si la catastrophe ne s’est pas produite, c’est précisément parce que l’annonce en a été faite et entendue. 16
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Comme l’écrit Jonas : « La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite 1. » Le paradoxe de la prophétie de malheur se présente comme suit. Rendre crédible la perspective de la catastrophe nécessite que l’on accroisse la force ontologique de son inscription dans l’avenir. Les souffrances et les morts annoncées se produiront inévitablement, tel un destin inexorable. Le présent en conserve la mémoire, et l’esprit peut se projeter dans l’après-catastrophe, traitant l’événement sur le mode du futur antérieur : il existe un moment du point de vue duquel on pourra dire que la catastrophe aura eu lieu : « Après-demain, le déluge sera quelque chose qui aura été. » Mais si l’on réussit trop bien dans cette tâche, on aura perdu de vue sa finalité, qui est précisément de motiver la prise de conscience et l’action afin que la catastrophe ne se produise pas – « laisse-moi t’aider à construire l’arche, pour que cela devienne faux ». Ce paradoxe est au cœur d’une figure classique de la littérature et de la philosophie, celle du juge meurtrier. Le juge meurtrier « neutralise » (assassine) les criminels dont il est écrit qu’ils vont commettre un crime, mais la neutralisation en question fait précisément que le crime ne sera pas commis 2 ! L’intuition nous dit que le paradoxe provient d’un bouclage qui devrait se faire et ne se fait pas entre la pré1. Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Flammarion, « Champs », 1995, p. 233. 2. On pense à un épisode célèbre du Zadig de Voltaire. Le thème a fait l’objet d’une variation subtile chez l’écrivain de science-fiction américain Philip K. Dick dans sa nouvelle Minority Report. Le film qu’en a tiré Spielberg n’est hélas pas à la hauteur.
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vision passée et l’événement futur. Mais l’idée même de ce bouclage ne fait aucunement sens dans notre métaphysique ordinaire, comme le montre la structure métaphysique de la prévention. La prévention consiste à faire qu’un possible dont on ne veut pas soit envoyé dans le domaine ontologique des possibles non actualisés. La catastrophe, bien que non réalisée, conservera le statut de possible, non pas au sens où il serait encore possible qu’elle se réalisât, mais au sens où il restera à jamais vrai qu’elle aurait pu se réaliser. Lorsqu’on annonce, afin de l’éviter, qu’une catastrophe est sur le chemin, cette annonce n’a pas le statut d’une pré-vision, au sens strict du terme : elle ne prétend pas dire ce que sera l’avenir, mais simplement ce qu’il aurait été si l’on n’y avait pas pris garde. Aucune condition de bouclage n’intervient ici : l’avenir annoncé n’a pas à coïncider avec l’avenir actuel, l’anticipation n’a pas à se réaliser, car l’« avenir » annoncé ou anticipé n’est de fait pas l’avenir du tout, mais un monde possible qui est et restera non actuel 1. Cette figure nous est familière car elle correspond à notre métaphysique « ordinaire », dans laquelle le temps bifurque et prend la forme d’une arborescence, le monde actuel constituant un chemin au sein de cette dernière. Le temps est « un jardin aux sentiers qui bifurquent », pour citer Jorge Luis Borges, le plus métaphysicien des poètes et le plus poète des métaphysiciens. La métaphysique implicite à la parabole de Günther Anders est évidemment d’un autre type. Le temps y prend la forme d’une boucle dans laquelle le passé et l’avenir se déterminent réciproquement. L’avenir y est tenu pour non moins fixe que 1. Si l’on veut une illustration, que l’on songe à « Bison futé », cette institution, bien connue des automobilistes français, qui annonce ce que sera l’état du trafic autoroutier les jours d’encombrement maximal, dans le but – évident mais non avoué – de les décourager de prendre la route.
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le passé – « Lorsqu’on lui demanda quand cette catastrophe avait eu lieu, il leur répondit : demain » –, l’avenir n’est pas moins nécessaire que le passé – « Après-demain, le déluge sera quelque chose qui aura été » –, l’avenir est de l’ordre du destin ou de la fatalité – ce qui signifie que tout événement qui ne fait partie ni du présent ni de l’avenir est un événement impossible. Il s’ensuit immédiatement que, dans ce temps, la prudence ne peut prendre la forme de la prévention. Encore une fois, la prévention suppose que l’événement indésirable que l’on prévient soit un possible qui ne se réalise pas. Il faut que l’événement soit possible pour que nous ayons une raison d’agir ; mais si notre action est efficace, il ne se réalise pas. Cela est impensable dans le temps de la prophétie de malheur. Le statut métaphysique de la catastrophe dans la prophétie de malheur est hautement paradoxal, et pourtant il résonne avec des figures familières à la conscience occidentale. L’événement catastrophique est inscrit dans l’avenir comme un destin, certes, mais aussi comme un accident contingent : il pouvait ne pas se produire, même si, au futur antérieur, il apparaît comme nécessaire. Cette métaphysique, c’est celle des humbles, des naïfs, des « non-habiles », comme aurait dit Pascal – qui consiste à croire que, si un événement marquant se produit, par exemple une catastrophe, il ne pouvait pas ne pas se produire ; tout en pensant que, tant qu’il ne s’est pas produit, il n’est pas inévitable. C’est donc l’actualisation de l’événement – le fait qu’il se produise – qui crée rétrospectivement de la nécessité 1. 1. Deux illustrations, tirées de genres ou de situations très divers. L’élection présidentielle française de mai 1995 tout d’abord. Deux candidats se présentaient à droite contre le candidat de gauche, Lionel Jospin : Jacques Chirac et Édouard Balladur. Le principal institut de sondage avait annoncé dès le mois de janvier que l’élection présidentielle était déjà jouée : Édouard
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La métaphysique qui doit servir de fondement à une prudence adaptée au temps des catastrophes consiste à se projeter dans un temps qui suit la catastrophe, et à voir rétrospectivement en celle-ci un événement tout à la fois nécessaire et improbable. Cette figure est-elle si nouvelle ? Lorsque Œdipe tue son père au carrefour fatal, lorsque Meursault, l’Étranger de Camus, tue l’Arabe sous le soleil d’Alger, ces événements apparaissent tout à la fois à la conscience et à la philosophie méditerranéennes comme des accidents et comme des fatalités : le hasard et le destin viennent à s’y confondre. La métaphysique de la prophétie de malheur est celle-là même qui sous-tend la figure du tragique.
Balladur allait gagner. La prophétie mérite d’être rappelée dans sa formulation exacte : « Si M. Balladur est élu, le 8 mai prochain, on pourra dire que l’élection présidentielle était jouée avant même que d’être écrite. » Puisque ce fut Jacques Chirac qui fut élu, cette prophétie, paradoxalement, s’est révélée exacte. Mais ce qui compte est sa forme paradoxale, qui exprime on ne peut plus clairement que l’actualisation de l’événement crée une nécessité rétrospective. Si M. Balladur avait été élu, on aurait pu dire après l’événement que cette élection était inévitable. L’autre exemple est littéraire et tiré de La Guerre civile de Henry de Montherlant. Dialogue entre Pompée et son général Caton au sujet de César. Caton : « Quand César a eu franchi le Rubicon, pas une ville qui ne l’ait accueilli avec joie. Ceux qui viennent à lui s’accroissent chaque jour. Ils disent : “Toute résistance est vaine. César est une fatalité !” » Pompée : « C’est une parole de pleutres. Que quelqu’un lui barre la route, César ne sera plus une fatalité. » Caton : « Mais personne ne lui barre la route. » La fatalité est la somme de nos démissions.
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Si je suis en mesure aujourd’hui de lire ces formes abstraites dans la parabole de Günther Anders, c’est que je suis arrivé à les isoler indépendamment de lui et même avant de rencontrer son œuvre. Je dois ici rappeler le chemin qui m’y a conduit. En 2002, sous le titre de catastrophisme éclairé 1, je définissais une attitude philosophique susceptible de nous aider à nous protéger de nous-mêmes. Je la caractérisai dans ces termes : « Le catastrophisme éclairé consiste à penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction – une autodestruction qui serait comme inscrite dans son avenir figé en destin 2. » Dans un premier temps de mon travail, j’avais considéré ces menaces qui se nomment réchauffement climatique, épuisement des ressources fossiles, crise de l’énergie, questions d’environnement et de santé publique, course folle aux technologies de pointe, etc., tous problèmes au sujet desquels le principe de précaution est supposé légiférer. Je montrai, comme je l’ai fait ci-dessus, qu’il en était bien incapable, car partout le même constat s’imposait : le savoir au sujet de ces menaces, dont certaines sont gravissimes, 1. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002 ; nouvelle édition, « Points », 2004. 2. Ibid., p. 216.
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n’incite personne à agir, et cela parce que nous ne croyons pas ce que nous savons, parce que nous n’arrivons pas à nous représenter les implications de ce que nous savons. Le manuscrit de mon livre était prêt à la fin du mois d’août 2001 et j’allais le remettre à mon éditeur lorsque survinrent les attentats terroristes du 11 septembre. Le 12, je fus frappé d’entendre ce commentaire d’un ancien responsable de la CIA : « Nous savions, mais nous ne croyions pas ce que nous savions. » Je décidai de reprendre mon manuscrit et de le réécrire en incluant dans la notion de catastrophe toutes les façons dont l’humanité s’ingénie à mettre en péril sa propre survie, y compris la violence inouïe que les hommes exercent directement les uns sur les autres sans avoir à prendre ce détour qui consiste à détruire le milieu même qui leur permet de vivre. La violence des armes de destruction massive, la dissuasion nucléaire, le terrorisme devenaient des objets de réflexion pour le catastrophisme éclairé. Ce livre eut un certain succès en dépit de son caractère hautement spéculatif. Suivant en cela Hans Jonas, je pense en effet que s’il n’y a de solution à nos maux que politique, la politique présuppose l’éthique et cette dernière appelle en retour une métaphysique. Or, aucune des éthiques normatives dont nous disposons n’est à la hauteur des enjeux. L’éthique est à refonder – je repris à mon compte l’expression d’« éthique du futur » forgée par Jonas. La refondation de l’éthique appelle pour sa part une nouvelle métaphysique, et c’est celle que j’ai dessinée à grands traits dans mon commentaire de la parabole de Günther Anders. Ma critique du principe de précaution me mit dans une position publique inconfortable. Je me retrouvai en effet l’allié « objectif » de groupes ou d’intérêts qui critiquaient le principe 22
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de précaution pour des raisons fort opposées aux miennes. L’establishment scientifique et technique s’est montré féroce à son égard, mais c’est au motif qu’il interdirait toute recherche et toute innovation – toute prise de risque. On a compris que ma critique est tout autre : se trompant de cible au sujet de ce qui nous menace, pointant notre ignorance alors que c’est notre incapacité à croire qui est en question, le principe de précaution constitue une arme exécrable dans la lutte pour notre survie. Le succès du livre me valut beaucoup de critiques, d’incompréhensions, mais aussi de renforts intellectuels. La critique qui me toucha le plus vint d’un intellectuel juif : vous parlez de la catastrophe au futur, me dit-il, or elle a déjà eu lieu. Il parlait d’Auschwitz. Le renfort qui me fit le plus chaud au cœur fut la découverte de l’œuvre de Günther Anders. Ce troisième « enfant de Heidegger » m’était resté jusqu’alors complètement inconnu. Je pratique depuis longtemps la pensée indispensable d’Hannah Arendt, et le « catastrophisme éclairé » peut être considéré comme une tentative de fonder le principe responsabilité et l’éthique du futur de Hans Jonas avec les outils de la philosophie analytique. Mais de l’auteur de L’Obsolescence de l’homme 1, de Nous, fils d’Eichmann 2 et de Hiroshima est partout 3, je ne savais rien. Je découvris un penseur, d’origine juive allemande, qui n’avait pas hésité à faire d’Hiroshima et de Nagasaki des catastrophes morales incommensurables. La lecture systématique de son œuvre me convainquit que les principes du catastrophisme éclairé s’y trouvaient déjà parfaitement 1. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances / Éditions Ivrea, 2002. 2. Payot & Rivages, 1999. 3. Op. cit.
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pensés. La parabole de Noé et du déluge en fournit une bien belle illustration. Ayant acquis à mon corps défendant la réputation d’être, au mieux, un philosophe de la catastrophe, au pis, un penseur catastrophiste, je fus régulièrement sollicité pour donner mon avis sur des désastres de toutes sortes. Je savais que l’année 2005 promettait d’être une mise à l’épreuve sévère du catastrophisme éclairé avec la commémoration de trois grandes catastrophes qui ont marqué l’histoire de l’Occident moderne dans la façon dont il se représente le problème du mal – la première naturelle et les deux autres morales : les deux cent cinquante ans du tremblement de terre de Lisbonne (1er novembre 1755) et le soixantième anniversaire de la découverte du camp d’Auschwitz-Birkenau (janvier 1945), d’une part, des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki (6 et 9 août 1945), d’autre part. J’acceptai l’invitation que me fit un groupe éminent de dixhuitiémistes de l’université Lyon-II. Il s’agissait de donner la conférence inaugurale d’un colloque commémorant la catastrophe de Lisbonne et le séisme qu’elle avait provoqué dans la pensée occidentale 1. Je proposai comme titre : « Lisbonne, Auschwitz, Hiroshima, New York, Kyoto. Un voyage philosophique au pays de la catastrophe ». « New York », dans ce titre, symbolisait plus une date qu’un lieu : le 11 septembre de l’année 2001, lorsque le vingt et unième siècle fit irruption avec un peu de retard sur la scène du monde. « Kyoto » était censé pour sa part évoquer le fameux 1. J’ai donné cette conférence à la Bibliothèque municipale de Lyon, le 20 janvier 2005, en ouverture du colloque « Écrire la catastrophe au XVIIIe siècle », université Lumière-Lyon-II, 20-22 janvier 2005.
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protocole, mais moins dans ce qu’il dit que dans ce qu’il ne dit pas : le désastre planétaire qu’il annonce en creux, en quelque sorte, en s’efforçant timidement – dérisoirement – de le prévenir ; plus généralement, « Kyoto » représentait dans mon esprit la catastrophe qui est encore à venir. Je savais, en optant pour ces cinq catastrophes parmi bien d’autres, que je faisais un choix théorique qui soulèverait beaucoup d’objections. On pouvait m’opposer plusieurs arguments. Si l’amplitude du malheur, mesuré au nombre de victimes, est un critère, alors ma collection se révélait scandaleusement hétéroclite, avec l’inclusion du 11 septembre, qui n’a « même pas » atteint le chiffre de trois mille. On interrogea un philosophe à ce sujet. « Je suis philosophe, dit-il, et travaille depuis longtemps sur la violence ; j’attache de l’importance au quantitatif. Je constate que les victimes [des attentats du 11 septembre] ne sont pas beaucoup plus nombreuses qu’à Sabra et Chatila en 1982, ou encore lors du Septembre noir de 1970 en Jordanie, où il y a eu plus de 4 000 victimes. […] Il y a deux indices pour mesurer la violence : les victimes et, éventuellement, la peur. Encore une fois, le 11 septembre, il y a bien 3 000 civils tués dans un conflit qui n’était pas déclaré et c’est un défi symbolique gigantesque à la toute-puissance américaine, ce qui forcément engendre la peur collective, mais ce n’est pas une bombe nucléaire 1. » Avouerai-je que je vois là le degré zéro de la pensée du mal ? Ce ne sont pas des nombres qui vont nous dire ce qu’il est. Sauver une vie, c’est sauver le monde, affirme le Talmud. L’Évangile s’en fait l’écho dans la parabole rapportée par Luc et Matthieu : « Quel homme d’entre vous, s’il a cent 1. Interview d’Yves Michaud parue dans Le Monde du 29 décembre 2004 sous le titre : « En termes d’attentats, le pire est à venir ». Je souligne.
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brebis et qu’il en perde une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf dans le désert pour aller après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la trouve ? » (Luc 15,4 ; Matthieu 18,12-14). Mais une objection beaucoup plus sérieuse pouvait m’être faite. Je rapprochais des catastrophes qui n’ont rien à voir entre elles : des catastrophes naturelles d’un côté – Lisbonne, cela va de soi, mais faut-il placer Kyoto dans cette catégorie ? –, des catastrophes morales de l’autre : Auschwitz, Hiroshima, New York. Cette confusion conceptuelle, pouvait-on me dire, se doublait d’une monstruosité morale. Ici, on avait le choix de l’offense : ou bien on m’accusait de traiter la Shoah comme une catastrophe naturelle, exonérant du même coup les coupables ; ou bien on m’imputait l’idée de comparer Dieu à une bande de criminels. La seconde faute étant considérée aujourd’hui comme beaucoup moins grave que la première, je m’attendais à ce que ce fût celle-ci que l’on retiendrait contre moi. Or, je savais ce que je faisais. Je voulais d’abord montrer que cette manière de raisonner avait une histoire, dans laquelle le dix-huitième siècle, précisément, tenait une place de choix. Mais, surtout, je voulais reprendre à mon compte la thèse principale d’un ouvrage de la philosophe américaine Susan Neiman, intitulé Evil in Modern Thought. An Alternative History of Philosophy [« Le mal dans la pensée moderne. Une histoire autre de la philosophie »] 1. Spécialiste de Kant mais disciple d’Hannah Arendt, Neiman lit l’histoire de la philosophie occidentale comme une histoire de la pensée du mal. Lisbonne, Auschwitz et le 11 septembre font partie des catastrophes qu’elle étudie. Elle analyse l’évolution des notions de mal naturel et de mal moral et de leurs rapports complexes 1. Princeton, Princeton University Press, 2002, 2e édition, 2004.
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avec beaucoup de subtilité. Mais, surtout, elle montre ceci, qu’elle reprend d’Arendt : lorsque le mal moral atteint des sommets, comme à Auschwitz, les catégories morales qui nous servent à émettre des jugements dans la vie ordinaire volent en éclats. On ne peut alors rendre compte du mal qu’en termes qui évoquent une atteinte à l’ordre naturel du monde. Si cela est vrai, alors les fondements du catastrophisme éclairé en sortent renforcés. Celui-ci, en effet, est comme une ruse métaphysique qui consiste à se débarrasser d’une partie de la responsabilité du mal en en faisant un destin, une surnature, une transcendance laïque, une entité en surplomb sans malignité mais extrêmement dangereuse, qui peut nous laisser tranquilles tant que nous ne la défions pas. Le mal que représente « Kyoto » – le « déluge à venir » – est d’autant plus facile à penser en ces termes qu’Auschwitz l’est déjà, puisqu’il y a de toute évidence moins d’intentionnalité dans le premier que dans le second. Je venais de mettre le point final au texte de ma conférence lorsque survint le tsunami asiatique du 26 décembre 2004. Il fallut que je chasse de mon esprit la pensée magique que chaque fois que j’achevais un travail sur le sujet, une catastrophe majeure survenait. Mais, une fois la stupeur passée, le choc fut d’une autre nature. Il tint au tableau des réactions qui accueillirent l’événement. Malgré l’ampleur du désastre en termes de souffrances humaines, je lui trouvai au commencement une certaine innocence. Enfin, me dis-je, voilà une catastrophe purement naturelle, qu’on ne peut soupçonner de recouvrir des turpitudes humaines. Cyclones, ouragans, tempêtes, orages, sécheresses, crues, pluies diluviennes, inondations, avalanches, canicules et coups de froid intense, tout aujourd’hui, qui passait naguère 27
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pour manifestation des forces de la nature, semble pouvoir être imputé à l’action irresponsable de l’homme sur cette même nature. Mais un tremblement de terre sous-marin ? Quelle présomption de croire que nous pourrions y être pour quelque chose ! Je dus rapidement déchanter. La cacophonie des commentaires, les marques bavardes, impuissantes et parfois indécentes de compassion, les polémiques, tout semblait pointer une époque en principe révolue, celle qui entoure le tremblement de terre de Lisbonne. De Lisbonne 1755 à Sumatra 2004, tout se passait comme si du mal nous n’avions rien appris. Le comble fut atteint lorsqu’on me sollicita pour parler des événements d’Asie à la lumière de mes travaux. Au début, je fus bien aise de répondre que je n’avais rien à dire sur le sujet, puisque ma réflexion portait sur les catastrophes dont l’homme, directement ou indirectement, est responsable. Les catastrophes naturelles, quel que soit le tragique de leurs conséquences, n’entrent pas dans le champ de la posture philosophique que j’ai nommée le catastrophisme éclairé. Assez rapidement, je compris que je ne pouvais pas m’en tirer à aussi bon compte. Un étonnant chassé-croisé conceptuel s’opérait sous mes yeux. D’un côté, la méthode du catastrophisme éclairé consiste, je le répète, à traiter la catastrophe future sur le mode d’un destin, d’une fatalité, ne résultant d’aucune intention humaine, mais un destin ou une fatalité que nous restons libres d’écarter. De l’autre, j’observai que les commentaires sur le séisme asiatique tendaient à voir de l’intention humaine partout, jusque dans le tsunami lui-même. Cela, je vais le rappeler, fut la réaction de Rousseau au tremblement de terre de Lisbonne. Mais le record d’incompréhension fut atteint lorsqu’une association spécialisée dans l’étude des catastrophes naturelles décida de bannir de son vocabulaire (et donc de son 28
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nom) l’expression de « catastrophe naturelle », au nom du catastrophisme éclairé et au motif suivant : Un risque naturel se caractérise par la combinaison de l’aléa (c’est-à-dire le phénomène géologique générateur) avec la vulnérabilité (l’effet sur les installations humaines). Beaucoup de séismes importants passent inaperçus lorsqu’ils frappent des régions inhabitées. Ce qui caractérise un risque aujourd’hui, au plan de son impact, ce qui en fait une catastrophe, c’est bien l’exposition des hommes. Au point que l’une des conclusions de la décennie internationale pour la prévention des catastrophes naturelles (DIPCN), qui s’est achevée en 2000, a été de considérer qu’il ne fallait plus parler de « catastrophe naturelle ». Si l’aléa naturel existe, qu’on ne peut empêcher, c’est bien la vulnérabilité sociale qui transforme le phénomène en catastrophe 1.
Il est des malentendus qui reposent simplement sur la distraction ou le manque d’attention ; il en est d’autres qui trahissent des difficultés conceptuelles redoutables. À les analyser et les déconstruire, il y a parfois de riches idées à glaner. C’est le sens du présent essai. Je comprends mieux aujourd’hui l’obstacle majeur qui s’oppose à l’attitude que constitue le catastrophisme éclairé : il tient à ce que j’appelais en commençant l’orgueil métaphysique de l’humanité moderne. Tout ce qui fait la finitude de l’homme est rabattu au rang de problème que la science, la technique, l’ingéniosité humaine permettront tôt ou tard de résoudre. La 1. Texte de présentation d’un débat organisé par l’association 4D – « Dossiers et Débats pour le Développement Durable » : « Les catastrophes naturelles balayent-elles aussi le développement durable ? », Paris, 27 janvier 2005.
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mort elle-même est vue désormais comme un problème 1, ainsi que la nature lorsqu’elle nous fait obstacle. L’homme comme problem-solver ne sait pas ce qu’est un destin, ni homo faber la contingence. Leurs rêves de maîtrise risquent d’engendrer des monstres qui nous dévoreront.
1. En témoigne éloquemment le récent best-seller d’un des champions américains du programme nanotechnologique et de ce que l’on appelle le « transhumanisme ». Le livre de Ray Kurzweil s’appelle Fantastic Voyage et son sous-titre résume magnifiquement son propos : Live Long Enough to Live Forever [« Vivez assez longtemps pour vivre à jamais »] (écrit en collaboration avec Terry Grossman, Emmaus, Rodale, 2004). Le projet consiste à se maintenir en vie assez longtemps pour atteindre une époque où les techniques d’« interfaçage » [sic] du vivant et de la machine nous permettront d’étendre à l’infini nos capacités physiques et mentales et, de fait, à vaincre la mort. Kurzweil ne cache pas sa philosophie : « Je tiens la maladie et la mort, quel que soit l’âge où elles se produisent, pour des calamités et des problèmes à résoudre. » (Je souligne.)
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de Lisbonne à Sumatra, sur le mal nous n’avons rien appris Et ces dix-huit personnes tuées par la chute de la tour de Siloë, pensez-vous qu’elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? luc, 13,4
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Comme la langue fulminante du crapaud capture l’insecte avec la rapidité de l’éclair, l’océan a projeté ses vagues brutales sur les côtes et avalé ses proies en un instant. La chose est arrivée si vite que, sur le coup, elle n’a pas fait événement pour les survivants, nous assurent les psychologues : « Le choc causé par un tsunami est en effet spécifique, explique l’un d’eux. Contrairement à une tempête ou un typhon, il n’y a pas de signe annonciateur : il fait beau, une vague arrive et, après, il ne reste plus rien 1. » De nouveau, c’est sur le quantitatif que l’on s’est rabattu pour tenter de donner sens au malheur. Au dix-huitième siècle, la guerre était l’étalon par excellence des destructions massives. C’est pour consoler ses compatriotes qu’un commentateur lisboète compara le tremblement de terre à la fatalité d’une armée qui ne laisse rien sur son passage. Au début du vingt et unième siècle, alors que nos pouvoirs d’annihilation sont infiniment supérieurs à ce qu’ils étaient au siècle des Lumières, que pensezvous qu’il arriva ? C’est encore à la destruction intentionnelle que le tremblement de terre sous-marin de décembre 2004 fut comparé, cette fois sans doute pour signifier la monstruosité du 1. Arnaud Dubus, « Asie : survivre après le cataclysme », Libération, 30 décembre 2004, p. 3.
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cataclysme, mais aussi le fait que nous n’y pouvons rien : un séisme de l’ampleur de 30 000 bombes atomiques, selon un géophysicien 1 ; équivalent à l’explosion d’une centaine d’armes nucléaires, affirma un ancien président de la République 2 – probablement l’un parlait-il de bombes à fission, et l’autre, de bombes thermonucléaires. Mais, si les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki tuèrent ou mutilèrent horriblement plus de 200 000 personnes en un éclair, aujourd’hui, c’est par dizaines ou centaines de millions que se chiffreraient les victimes d’une guerre thermonucléaire. La nature est bien loin du compte ! Lorsqu’un géophysicien français écrit que le cataclysme de décembre 2004 « n’est pas à la mesure humaine », j’ai bien peur qu’il ne sache pas ce dont il parle 3. En matière de destruction, nous sommes devenus beaucoup plus forts que la nature ! On a entendu philosophailler ici ou là : tout cela nous rappelle que l’espèce humaine est bien fragile, mon bon Monsieur ! Mais l’espèce humaine n’a pas besoin de tsunamis pour se détruire elle-même, chère Madame, elle s’y emploie allègrement par ses propres moyens. Voltaire, déjà, ne disait pas autre chose. On a entendu un autre géophysicien français, qui fut jadis ministre socialiste de l’Éducation nationale, en profiter pour régler ses comptes avec l’écologie politique : le tsunami asiatique réfute le postulat selon lequel la Nature est bonne 4 ! Mais, monsieur le Ministre, vos collègues nous apprennent 1. Mohamed Chlieh, chercheur au CalTech ; propos rapportés par Libération, 29 décembre 2004. 2. Valéry Giscard d’Estaing, interviewé sur France Inter le 3 janvier 2005. 3. Paul Taponnier, « Tsunami : je savais tout, je ne savais rien », Le Monde, 5 janvier 2005. Paul Taponnier est directeur du laboratoire de tectonique à l’Institut de physique du globe de Paris. 4. Claude Allègre sur France Culture, le 8 janvier 2005.
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qu’un séisme de force 9 dans cette région du globe se produit en moyenne une fois tous les deux cent cinquante ans. C’est l’exemple même d’un aléa très peu probable mais de magnitude considérable – un sérieux défi, en effet, pour notre sécurité, il est bon de le savoir et de s’en souvenir. Cependant, le cataclysme que nous nous préparons en empoisonnant l’atmosphère de notre planète sera d’amplitude beaucoup plus phénoménale et, cette fois, de probabilité certaine. Et de cela, personne ne s’émeut ! N’y avait-il pas plus de vérité à inverser les termes du débat et à comparer, comme certains intellectuels d’outre-Atlantique le firent spontanément, les attentats du 11 septembre au tremblement de terre de Lisbonne ? Un matin calme, un ciel pur, et, surgissant d’on ne sait où, out of the blue, sans signe annonciateur, sans paroles accompagnatrices, le coup mortel. Mais, en appelant le site du désastre « Ground Zero », c’est encore à Hiroshima que les Américains dans leur ensemble pensèrent d’abord. Dans l’univers du sens, qui est le seul auquel je m’intéresse ici, ces comparaisons quantitatives sont dérisoires. Ce qui est significatif, en revanche, c’est que le tsunami de 2004 a réveillé les mêmes thématiques que celles qui occupèrent le dixhuitième siècle, avant et après Lisbonne, autour de la question du mal. Les mots, certes, ne sont plus les mêmes. Nous ne parlons plus de mal physique et de mal moral, comme on le faisait alors. Que le même mot, « mal », puisse s’appliquer aussi bien à un raz-de-marée qu’à une guerre n’a plus de sens pour nous, et c’est ce qui fait de nous des « modernes ». Nous avons appris à distinguer radicalement le monde de la nature du monde de la liberté et de la raison. Il y a des intentions dans le second, il n’y en a pas dans le premier. Et surtout, nous ne croyons pas 35
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que ce que nous n’appelons plus le mal physique ait un quelconque lien avec le mal moral, et encore moins que le premier soit le juste châtiment du second, dans le meilleur des mondes possibles.
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Il fut une époque où, pourtant, c’est ainsi que l’on parlait et que l’on raisonnait. La mort, la maladie, l’accident étaient tenus pour la juste punition infligée par Dieu à celui qui avait péché contre lui, selon le principe du summum bonum ou bien suprême. Dieu était donc la cause du mal physique, et la question se posait de savoir s’il était aussi la cause du péché ou du mal moral ; et, si oui, comment pouvait-on justifier qu’il ait pu inventer cela même qui corrompt sa création ? L’acte consistant à justifier Dieu se dit en grec « théodicée », et c’est le terme que la tradition a retenu pour désigner toute tentative humaine de donner sens à ce scandale de l’existence du mal dans un monde qui procède en principe d’une création parfaite. La réponse de saint Augustin à ce défi est bien connue : Dieu n’a pas voulu le mal moral mais Il n’a pas pu faire autrement que de le permettre, car, en créant l’homme à Son image, Il l’a créé libre, donc libre de choisir le mal. La thèse augustinienne fut battue en brèche par de nombreux penseurs. L’attaque la plus terrible vint du calviniste Pierre Bayle, l’auteur du monumental Dictionnaire historique et critique (1695-1697). Si je veux faire un cadeau à mes ennemis, persiflait le redoutable dialecticien, rien de plus facile que de leur donner quelque chose qui précipitera leur ruine. Il revint au philosophe et mathématicien allemand Leibniz de sauver 37
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l’argument d’Augustin contre Bayle. Il le fit dans deux ouvrages, qui sont les piliers de sa métaphysique : le premier, publié en 1710, se nomme Essais de théodicée, précisément ; le second, La Monadologie, suivit quatre ans après. Seuls les spécialistes lisent encore ces traités, mais leur postérité, au moins pour un lecteur français cultivé, est assurée par les contes philosophiques qu’écrivit Voltaire, soit pour les illustrer (Zadig, 1747), soit pour les railler (Candide, 1759). Entre les deux, il y avait eu le tremblement de terre de Lisbonne. La théodicée leibnizienne peut se dire ainsi. Dieu avait dans son entendement une infinité de mondes possibles. Il a dû choisir l’un d’entre eux pour le faire passer à l’existence. Ce choix ne pouvait être arbitraire, du fait du principe de raison suffisante (tout effet a une cause). Dieu ne pouvait que choisir le meilleur, en vertu du principe selon lequel n’existe que ce qui présente le maximum de perfection. Dieu n’était-il donc pas libre de choisir autrement ? La nécessité qui a guidé son choix était seulement morale, et non pas métaphysique (au sens où il n’y aurait eu aucune contradiction logique à ce que Dieu choisît un autre monde que le meilleur). Or, pour réaliser le meilleur des mondes possibles, Dieu a dû consentir à y laisser une dose de mal, sans quoi le monde réel eût été globalement plus mauvais encore. Tout ce qui apparaît comme mal du point de vue fini de la monade individuelle est, du point de vue de la Totalité, un sacrifice nécessaire pour le plus grand bien de cette dernière. Le mal n’est donc qu’une illusion, un simple effet de perspective. Les partisans de cette doctrine l’appelèrent la doctrine optimiste. Elle devait voler en éclats le 1er novembre 1755, lorsqu’un tremblement de terre de magnitude à peine inférieure à celle du séisme asiatique de décembre 2004, suivi d’un incen38
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die monstre, le tout se terminant dans l’apothéose d’un tsunami géant produisant des vagues de quinze mètres de hauteur jusque sur les côtes marocaines, réduisit la capitale portugaise à néant. Deux positions philosophiques sur le mal devaient en résulter, qu’il est commode de rattacher aux noms de Voltaire et de Rousseau. Le premier publia en mars 1756 un poème philosophique intitulé Poème sur le désastre de Lisbonne, auquel Rousseau allait répliquer de façon polémique par une Lettre à Monsieur de Voltaire datée du 18 août 1756. Voltaire ne devait jamais répondre sur le fond à Rousseau, du moins directement : la réponse, Rousseau allait la trouver dans Candide. Je n’ai nullement l’intention de présenter ici un exposé philosophique sur le triangle d’or Leibniz-Voltaire-Rousseau : il me suffit d’analyser les réactions au tsunami asiatique du 26 décembre 2004. Le décalque, au style près, est presque parfait. De fait, la ressemblance est hallucinante. On aurait pu s’attendre à ce que la figure de la théodicée fût absente d’un monde qui ne croit plus qu’il fut créé selon le principe de la perfection maximale. Il n’en fut rien. On s’est beaucoup ému en Europe du cas de la Thaïlande, où le nombre des victimes aura pourtant été considérablement moins élevé que dans d’autres pays touchés, sans doute parce que la moitié de celles-ci étaient des touristes européens. Mais, en Thaïlande même, ce qui s’est passé fut ressenti fort différemment. Le modèle de croissance qui repose sur le développement effréné du tourisme est fortement contesté parce qu’il détruit la nature : urbanisation à outrance des côtes, déforestation, tous ces maux nous sont hélas familiers. Le témoignage d’un politologue français bon connaisseur de la région est ici précieux : « Ces raz-de-marée ne sont certes pas dus à une intervention de l’homme, crut-il utile de rappeler, mais beaucoup de gens en 39
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Asie les ressentent comme une revanche de la nature et un avertissement divin 1. » Ces gens n’ont certainement pas lu Leibniz. C’est donc que la théodicée est une forme universelle de l’esprit humain confronté au malheur. On le vérifie régulièrement dans le cas du terrorisme, dont les frappes aveugles miment l’indifférence d’un tremblement de terre à toute distinction morale. Lorsqu’un Premier ministre de la France déclare que la libération des otages français est comme un hommage rendu à la politique arabe de son pays ; lorsque son lointain prédécesseur s’indigna de ce que l’attentat qui visait la synagogue de la rue Copernic eût frappé des « passants innocents », quelle définition du meilleur des mondes possibles se cache derrière leurs propos, sinon celle d’un monde dans lequel le malheur physique serait distribué proportionnellement à l’indignité morale des victimes ? Quant aux intellectuels français qui ont jugé le 11 septembre 2001 que les Américains n’avaient que ce qu’ils méritent, qui s’écriaient, tel Leibniz dans la bouche de Voltaire, « Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes », ils ont prouvé que leur réflexion sur le mal en était restée au stade de la Théodicée.
1. David Camroux, chercheur au CERI-Sciences Po, interviewé par Libération, le 29 décembre 2004.
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Dans les commentaires sur le tsunami asiatique qu’on a entendus en France, c’est cependant l’esprit de Rousseau qui de beaucoup l’a emporté. Pour l’essentiel, ce qui s’est dit dans les chroniques était déjà contenu dans ce passage célèbre de la Lettre à Monsieur de Voltaire : La juste défense de moi-même, y écrivait Rousseau, m’oblige seulement à vous faire observer qu’en peignant les misères humaines, mon but était excusable, et même louable, à ce que je crois ; car je montrais aux hommes comment ils faisaient leurs malheurs eux-mêmes, et par conséquent comment ils pouvaient les éviter. Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et quant aux maux physiques, […] ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie, et alors la question n’est point, pourquoi l’homme n’est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe ? De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort, qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât 41
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eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Tous eussent fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi gais que s’il n’était rien arrivé. Mais il faut rester, s’opiniâtrer autour des masures, s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce qu’on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ? Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même ; et que ce n’est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste ? Vous auriez voulu (et qui n’eût pas voulu de même ?) que le tremblement se fût fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne. Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts ? Mais nous n’en parlons point, parce qu’ils ne font aucun mal aux Messieurs des Villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. […] Mais que signifierait un pareil privilège ? Serait-ce donc à dire que l’ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos lois, et que, pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une Ville 1 ?
Les apparences sont trompeuses, et sans doute Rousseau se trompe-t-il ici lui-même. Il entend contre Voltaire défendre le système « optimiste » et la bienveillance de la Providence, mais il lui retire en vérité l’essentiel de son domaine d’action. Le mal moral est de la responsabilité des hommes, et d’eux uniquement ; quant au mal physique, les souffrances qu’il inflige seraient bien moindres si les hommes s’organisaient autre1. In Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, vol. IV, p. 1061-1062. Je souligne.
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ment. Pour que le chemin frayé par Rousseau entre vraiment dans la modernité, il suffira d’une dernière chiquenaude, faisant de la Providence ou de Dieu une hypothèse dont on peut et dont on doit se passer en mettant l’homme à sa place. Il n’y aura plus alors de mal que moral, et les hommes en seront seuls responsables. L’innocence du tsunami asiatique n’aura duré que quelques jours. Bien sûr, on concéda encore et encore que la catastrophe était on ne peut plus « naturelle », mais cette certitude même commença au fil du temps à se déliter. Nous apprîmes que si les récifs de corail et les mangroves côtières n’avaient pas été impitoyablement détruits par l’urbanisation, l’aquaculture et le réchauffement climatique, ils auraient pu freiner l’avancée de la vague meurtrière et réduire significativement l’ampleur du désastre. Vint ensuite le moment, ô ironie de la médiatisation du monde, où l’on s’étonna de prêter soi-même à la catastrophe tant d’attention. On ne mit pas longtemps à trouver l’explication adéquate : le séisme ne s’était pas produit tout à fait dans un désert, c’est-à-dire dans un recoin reculé du Tiers Monde, comme celui qui avait frappé la cité iranienne de Bam l’année précédente, mais dans des lieux peuplés de ces « Messieurs des Villes » qu’on appelle aujourd’hui des touristes. Très vite, le tsunami prit l’identité d’un simple auxiliaire des processus cent pour cent sociaux, ceux-là, qui contribuent à accroître inexorablement l’injustice sociale du monde. Une fois de plus, c’étaient les damnés de la terre qui payaient. Il sera certes difficile d’user du même argument lorsque le « Big One » détruira la région de la baie de San Francisco, l’un des endroits les plus riches et les plus chers de la planète. Gageons qu’on trouvera autre chose. L’exultation fut à son comble lorsqu’il apparut que 43
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les autorités thaïlandaises avaient été informées très vite de l’existence du séisme et de la probabilité d’un tsunami, et qu’elles avaient décidé en connaissance de cause de ne pas donner l’alerte pour ne pas mettre en péril l’industrie touristique du pays. Les chercheurs se mirent à leur tour de la partie, nommèrent l’origine du mal : l’ignorance, l’insuffisance des connaissances scientifiques, et désignèrent les coupables : les gouvernements qui ne consacrent pas assez de ressources à la science 1. Le mal moral recouvrait définitivement tout ce qui pouvait rester de mal naturel, plus sûrement que la vague n’avait noyé les obstacles physiques à son déferlement.
1. Paul Taponnier, « Tsunami : je savais tout, je ne savais rien », op. cit.
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Et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. – Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. » voltaire, Candide ou l’optimisme
Avouerai-je que la lecture de la presse américaine me donna l’impression de respirer de l’air frais ? Elle n’était pas moins voltairienne que les médias français étaient rousseauistes. Si l’on persiste à croire que Voltaire a détruit l’optimisme, quel paradoxe ! Car quel peuple est plus optimiste que l’Amérique ? 45
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On a trop vite fait de répéter après Gustave Lanson que Voltaire est le fossoyeur de la doctrine optimiste, comme si l’auteur de Candide était porteur d’une quelconque certitude. Le Poème sur le désastre de Lisbonne a pour sous-titre : « Examen de cet axiome, Tout est bien ». C’est une référence à un autre poème, celui d’Alexander Pope, Essay on Man, publié à Londres en 1734, que Voltaire avait déjà imité dans son Discours sur l’homme, daté de 1738. Le poème de Voltaire se présente donc comme un commentaire de la doctrine de Pope. Or l’Essay on Man se conclut par ces mots : « whatever is, is right », que Voltaire traduit, de façon discutable, par « tout est bien » 1. Pope est 1. L’Essay on Man de Pope se conclut ainsi : All Nature is but Art, unknown to thee ; All Chance, Direction, which thou canst not see ; All Discord, Harmony not understood ; All partial Evil, universal Good ; And in spite of Pride, in erring Reason’s spite ; One truth is clear, WHATEVER IS, IS RIGHT.
Si l’on traduit right par « bien », ainsi que le fait Voltaire (en collaboration avec Jean-François du Bellay), on s’expose à une confusion avec la traduction du vers « All partial Evil, universal Good », que l’on ne peut rendre autrement que par « tout mal partiel [est] bien universel ». Le français a le plus grand mal à distinguer les couples d’opposition good/evil et right/wrong, difficulté que l’on rencontre en permanence dans la traduction de la philosophie morale anglo-américaine, A Theory of Justice de John Rawls en particulier. Le vrai sens de right, ici, est celui que l’on trouve dans les expressions What’s the right thing to do ? ou bien The right man for the job, où right a tout simplement le sens de best, c’est-à-dire « le meilleur ». Pope ne dit pas autre chose que « tout ce qui est est pour le mieux, ainsi que cela doit être ». Il est évidemment dans le droit-fil de la Théodicée leibnizienne. Aussi, lorsque Pangloss, le professeur de « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie », s’écrie, au chapitre premier de Candide, « ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux », croyant critiquer Pope, il ne fait que répéter ce qu’il dit. Le mathématicien Leibniz savait pertinemment que l’extremum d’une fonction ne dit rien sur la valeur qui lui correspond. Le mieux peut se trouver fort loin d’atteindre le bien.
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en principe l’un des représentants les plus en vue du système optimiste. Cependant, Voltaire perçoit bien que le poète anglais est beaucoup plus proche de Pierre Bayle, que lui-même admire, que de Leibniz, qui l’effraie par son dogmatisme métaphysique. Dans son Dictionnaire, Bayle avait montré que la raison ne peut tenir ensemble ces trois propositions dont on voudrait, pourtant, ne sacrifier aucune : 1) Le mal existe dans le monde ; 2) Dieu est bienveillant ; 3) Dieu est tout-puissant. 1) est un fait indéniable ; abandonner 2) ou 3) mène à des paradoxes insoutenables. Ainsi, si l’on conserve la bienveillance, on est conduit à supposer que Dieu doit lutter contre un principe contraire, Mal ou Satan, sans jamais être certain de remporter la victoire – c’est l’« ignoble » doctrine manichéenne. Le choix inverse est celui que Rousseau attribuera plus tard à Voltaire pour en dire ceci : Que me dit maintenant votre poème ? « Souffre à jamais, malheureux. S’il est un Dieu qui t’ait créé, sans doute il est tout-puissant ; il pouvait prévenir tous tes maux : n’espère donc jamais qu’ils finissent ; car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir et mourir. » Je ne sais ce qu’une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l’optimisme et que la fatalité même. Pour moi, j’avoue qu’elle me paraît plus cruelle encore que le Manichéisme. Si l’embarras de l’origine du mal vous forçait d’altérer quelqu’une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier sa puissance aux dépens de sa bonté ? S’il faut choisir entre deux erreurs, j’aime encore mieux la première 1.
Mais Voltaire pas plus que Bayle ne choisissent – et c’est ce que Rousseau ne comprend pas. Ne consentant à sacrifier 1. Lettre à Voltaire, in Œuvres complètes, op. cit., p. 1060-1061.
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aucune des propositions qui composent son trilemme, Bayle décide de sacrifier la raison à la foi. Pope marche sur les traces de Bayle, condamnant l’arrogance de tous ceux qui prétendent déchiffrer l’ordre du cosmos. C’est ce que Voltaire aime chez Pope : dans la préface à son Poème sur le désastre de Lisbonne, il affirme on ne peut plus clairement qu’il « ne combat point l’illustre Pope, qu’il a toujours admiré et aimé : il pense comme lui sur presque tous les points ». En conclusion du même texte, il dit ceci de Bayle, qui ne laisse pas non plus d’être limpide : [L’auteur du Poème sur le désastre de Lisbonne] avoue donc avec toute la terre qu’il y a du mal sur la terre, ainsi que du bien ; il avoue qu’aucun philosophe n’a pu jamais expliquer l’origine du mal moral et du mal physique ; il avoue que Bayle, le plus grand dialecticien qui ait jamais écrit, n’a fait qu’apprendre à douter, et qu’il se combat lui-même ; il avoue qu’il y a autant de faiblesse dans les lumières de l’homme que de misères dans sa vie.
Et, dans le poème lui-même : Leibniz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles, Dans le mieux ordonné des univers possibles, Un désordre éternel, un chaos de malheurs, Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs, Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable, Subit également ce mal inévitable. Je ne conçois pas plus comment tout serait bien : Je suis comme un docteur ; hélas ! je ne sais rien 1. 1. Poème sur le désastre de Lisbonne, in Voltaire, Œuvres, éd. Beuchot, t. XII ; repris in Voltaire, Candide, LGF, « Classiques de Poche », 2003, p. 190.
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Et plus loin : Que peut donc de l’esprit la plus vaste étendue ? Rien : le livre du sort se ferme à notre vue 1.
« Le livre du sort se ferme à notre vue » : ce n’est pas par souci métaphysique que Voltaire assume notre finitude, accepte notre ignorance et regarde la cruelle contingence du sort dans les yeux. C’est que toute autre option ne peut qu’étouffer la compassion : Tranquilles spectateurs, intrépides esprits, De vos frères mourants contemplant les naufrages, Vous recherchez en paix les causes des orages : Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups, Devenus plus humains, vous pleurez comme nous 2.
On se souvient du fameux sujet de baccalauréat invitant à commenter l’aphorisme de Goethe : « Avec Voltaire, c’est le monde ancien qui finit, et avec Rousseau, c’est un monde nouveau qui commence. » S’il est indéniable que Rousseau ouvre le chemin de la modernité en déchargeant Dieu de la responsabilité du mal et en la faisant reposer sur les épaules des hommes, privant la notion de « mal physique » de tout sens, il ne faut pas renvoyer pour autant Voltaire chez les Anciens mais le projeter au contraire chez les post-modernes, qui préfèrent regarder la contingence en face plutôt que de s’abandonner aux consolations factices des explications rationalisantes. Voilà pourquoi peut-être l’Amérique, réagissant au tsunami asiatique, fut voltairienne. 1. Ibid., p. 191. 2. Ibid., p. 186.
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J’isole le commentaire époustouflant de l’éditorialiste conservateur du New York Times David Brooks, mais il résonne avec la tonalité générale de ce que l’on a pu lire ou entendre en Amérique au sujet du séisme de décembre 2004 1. Comme Voltaire, Brooks commence par rappeler qu’il fut un temps où les tremblements de terre s’expliquaient par la justice de Dieu infligeant aux pécheurs un juste châtiment. Comme Voltaire, il juge ce type de compte rendu « répugnant » – Voltaire qui écrivait : Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes, Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes, Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ? Direz-vous, en voyant cet amas de victimes : « Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes » ? Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants Sur le sein maternel écrasés et sanglants 2 ?
Cependant, l’éditorialiste américain ajoute : au moins, dans ces récits, il y avait l’homme au centre de l’histoire ; au moins, il y avait un Dieu qui formait des plans au sujet de l’humanité. Aujourd’hui, constate-t-il, à l’écoute de ce qui se dit autour de lui, on a l’impression que « le sens de l’événement est qu’il n’a aucun sens », du moins qui nous soit accessible. On a vu des personnes réchapper au cataclysme dans des conditions improbables, parfois burlesques, d’autres, qui les côtoyaient, être emportées sans merci. Des bébés ont survécu 1. David Brooks, « A Time to Mourn », New York Times, 1er janvier 2005. 2. Poème…, op. cit., p. 185-186.
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assis sur un matelas, tandis que d’autres étaient arrachés des bras de leur mère. Tout cela sans autre logique que celle du sort. Le commentateur américain avoue son incompréhension : la nature n’est donc que chaos, irrémédiablement opaque à la raison humaine. Ce qu’elle fait, elle le fait sans raison. Pour une culture – celle d’un Thoreau, celle d’un John Muir – qui a romantisé la nature, le réveil est brutal. Voltaire, qui n’était pas métaphysicien, comprit ceci, qui avait échappé à Leibniz. Soit une trajectoire humaine, chacun des pas qui la constituent obéit au principe de raison suffisante, mais il n’en résulte pas pour autant que la trajectoire elle-même, intégration de ses divers moments, fasse sens, puisse être ordonnée selon des raisons. Les histoires rapportées dans Candide sont des chefs-d’œuvre de l’absurde, leurs protagonistes ne semblent pas agir avec plus de raison que la vague meurtrière, et pourtant l’on vérifiera que chacune des étapes s’explique causalement. En enfonçant un coin entre les raisons et les causes, entre les causes et les raisons, Voltaire anticipe l’importance du rôle que jouera le concept de processus dans les philosophies de la nature du vingtième siècle. Je songe à celle de Whitehead en particulier. Le commentaire américain du désastre fut éminemment voltairien. Mais là où il a touché à l’essentiel du voltairisme, ce fut sur la question de la compassion. On s’est beaucoup congratulé en Europe – en France en particulier – à propos de notre prodigalité si remarquable, si extrême même qu’une organisation humanitaire a dû supplier : « N’en jetez plus ! » La dégoulinade de bons sentiments a poussé plus d’un commentateur à prophétiser l’advenue d’une « mondialisation de la solidarité ». Les bornes de l’indécence ont été franchies plusieurs fois. Le comble de l’obscénité a été atteint lorsque le 51
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géophysicien français déjà cité a tiré parti du désastre pour réclamer des sous pour sa discipline, érigée en protectrice des damnés de la terre : « La tâche qui reste est immense, mais les chercheurs sont là, vibrants de motivation et d’idées nouvelles. Ce sont les moyens qui manquent. […] Ne mégotons pas. Il en va de millions de vies. Nos démocraties actuelles […] sauront-elles se montrer à la hauteur de cette tâche et venir en aide aux plus démunis, ceux qui paient souvent le plus lourd tribut 1 ? » Les observateurs américains lui ont répondu par avance. « S’il s’agit d’aider utilement les plus démunis, alors qu’on mette en priorité tout cet argent dans des programmes d’éducation et de santé », supplie Nancy Birdsall, présidente du Center for Global Development. Si l’on veut vraiment sauver des millions de vies par an dans le Tiers Monde, note Jeffrey Sachs, l’économiste de l’université Columbia à New York, la priorité des priorités est d’éradiquer la malaria 2. Si, comme il est probable, les aides gouvernementales aux victimes de la catastrophe asiatique ont été prélevées sur les sommes consacrées par les pays riches à l’aide au développement, les huit millions de personnes qui meurent chaque année dans le monde de maladies que l’on pourrait prévenir avec des moyens simples auront une fois de plus été laissées à leur sort 3. La générosité s’apprécie à ce que l’on fait non pas quand les projecteurs sont braqués sur la tragédie, mais lorsqu’ils sont passés à autre chose, happés par 1. Paul Taponnier, « Tsunami : je savais tout, je ne savais rien », op. cit. 2. Cité par Nicholas D. Kristof, éditorialiste « libéral » du New York Times, dans son article « Land of Penny Pinchers », New York Times, 5 janvier 2005. 3. Souci exprimé dans l’éditorial de la rédaction du New York Times du 4 janvier 2005, « Raining Money ».
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d’autres événements. J’aurais aimé pouvoir lire ou entendre des choses pareilles dans les médias français, mais le vacarme assourdissant des minutes de silence imposées a recouvert toute velléité d’esprit critique, toute ironie dans le style de Voltaire. La leçon du Poème sur le désastre de Lisbonne est sans merci : il n’y a de vraie compassion que chez celui qui accepte de plonger son regard dans l’abîme du non-sens. David Brooks, plus voltairien que jamais, conclut son éditorial par ces mots : La générosité du monde a été sans conteste étonnante, mais nous usons parfois de la compassion comme d’un brouillard dont nous nous enveloppons pour ne pas voir l’abîme. Il y a quelque chose de malsain à transformer ce désastre en une histoire heureuse qui nous tient chaud au cœur en cette période de fêtes. Il y a quelque chose de malsain à en faire une histoire qui parle de nous, qui avons donné, beaucoup plus que d’eux, dont les vies ont été brisées. Et il est carrément malsain d’en faire le prétexte à de médiocres querelles politicardes, comme beaucoup s’y sont employés d’une façon qui provoque un haut-le-cœur. L’heure est à la peine que nous éprouvons en pensant aux morts et à tous ceux d’entre nous qui ne trouvons pas d’explication.
Il y a de la grandeur et de la dignité dans cette attitude. De l’optimisme, certainement pas, mais du pessimisme, pas davantage : peut-être les prolégomènes à une éthique de la finitude. Je n’ai trouvé dans les commentaires parus en France aucune allusion à la querelle entre Voltaire et Rousseau sur Lisbonne, mais je suis tombé en parcourant la couverture nord-américaine du désastre sur cette référence qui en résume 53
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parfaitement l’esprit 1. Il s’agit de la célèbre réplique de Gloucester dans la première scène de l’acte IV de King Lear : As flies to wanton boys are we to the gods. They kill us for their sport
que François-Victor Hugo traduit ainsi : Ce que les mouches sont pour des enfants espiègles, nous le sommes pour les dieux : ils nous tuent pour leur plaisir 2.
Qui osera plaindre encore les Américains pour leur manque de culture ?
1. Référence faite par Bob Herbert, éditorialiste « libéral » du New York Times, dans son article « Our Planet, and Our Duty », New York Times, 31 décembre 2004. 2. Sérieux problèmes de traduction, ici encore. Traduire wanton par « espiègle » fait perdre toute la dimension de violence ou de cruauté gratuite qu’évoque wanton. Un wanton killer est un tueur qui tue sans raison. Quant à traduire sport par « plaisir », c’est un détournement. « Divertissement » est le sens exact.
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la naturalisation du mal De la catastrophe, [les survivants d’Hiroshima] parlent constamment comme d’un tremblement de terre, comme d’un tsunami ou d’un astéroïde. günther anders, Journal d’Hiroshima et de Nagasaki (1958)
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Le livre de Susan Neiman, Evil in Modern Thought 1, montre admirablement que le mouvement amorcé par Rousseau ne pouvait à terme que s’effondrer sous le poids de la responsabilité excessive qu’il impute aux humains. Si le mal moral est partout, et que l’homme en est responsable, cela signifie tout simplement que l’homme a pris la place du Dieu de Leibniz. La théodicée se mue en anthropodicée, selon le mot de Vladimir Jankélévitch 2. Mais nous ne disposons évidemment pas des moyens de notre prétention à être Dieu, le monde physique continuant d’échapper à notre maîtrise, quelle que soit l’efficacité phénoménale de nos techniques, et le monde moral nous restant désespérément opaque, car s’il est vrai que nous faisons notre histoire, nous ne savons pas quelle histoire nous faisons. Neiman analyse dans l’histoire de la philosophie occidentale, qui se confond pour elle avec l’histoire de la pensée du mal, une hésitation, puis une sorte de retour en arrière, qui revient à imputer de nouveau à la nature la responsabilité d’une partie de ce qui nous arrive, et en particulier des malheurs qui nous accablent. Cette nature n’est évidemment pas la nature physique, mais une nature morale, en 1. Op. cit. 2. Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Seuil, 1981.
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quelque sorte, c’est-à-dire une conception du monde moral calquée sur la nature. Neiman décèle déjà chez Kant un mouvement dans cette direction. Le paradoxe est grand, car s’il est un penseur qui a séparé radicalement le monde de la nature du monde de la liberté et de la raison, c’est bien lui. Il est d’autant plus remarquable que, lorsque Kant énonce le principe d’universalisation qui est au cœur de la formulation de l’impératif catégorique, lequel constitue la loi du monde moral, la nature fait un retour triomphal au moment même où l’on s’y attendait le moins. Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton acte soit érigée en loi universelle de la nature : la référence à la nature en ce moment crucial trahit selon Neiman une tension extraordinaire. D’un côté, la loi morale nous enjoint, lorsque nous exerçons notre liberté, de nous ériger en législateur engageant non seulement nous-même, mais l’humanité tout entière. Notre responsabilité est donc totale. Le passage à la nature la magnifie encore plus en nous rendant l’égal de Dieu, mais, dans le même geste, c’est le monde de la liberté qui passe en quelque sorte le relais au monde de la nature et de ses lois. Nous nous déchargeons de notre responsabilité infinie au moment même où nous l’assumons totalement. Susan Neiman repère une transsubstantiation analogue dans le matérialisme historique de Marx. L’indignation morale qui en est le motif déclenche un mouvement de dépassement qui est tout sauf moral, puisque, s’il aboutit à ce que le capitalisme devienne son propre fossoyeur, c’est en pure obéissance à une loi naturelle. Du marxisme, Hans Jonas écrivait : « Pour l’agir politique ainsi déterminé qui fait arriver ce qui doit arriver, cela a pour résultat un mélange extraordinairement étrange de la responsabilité la plus colossale pour l’avenir, combinée avec une 58
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absence déterministe de responsabilité 1. » Il n’y a pas d’éthique marxiste, mais il y a bien une économie marxiste. Je ne veux pas pousser plus avant cet examen de l’histoire de la philosophie du mal, car ce qui m’intéresse maintenant davantage c’est le rôle qu’ont joué dans l’accomplissement et le dépassement du mouvement analysé par Susan Neiman les immenses catastrophes morales du vingtième siècle, essentiellement la Shoah, l’ère ouverte par la bombe d’Hiroshima et les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Auparavant, cependant, j’extrairai un exemple de la banalité du quotidien. Je lui donne d’abord la forme d’une parabole ou d’une expérience de pensée : Un malin génie rendit visite au Premier ministre d’un certain pays et lui proposa le marché suivant : « Je sais que votre économie est languissante. Je suis désireux de vous aider à la raffermir. Je puis mettre à votre disposition une invention technologique fabuleuse, qui doublera votre Production Intérieure Brute et le nombre d’emplois disponibles. Mais il y a un prix à payer. Je demanderai chaque année la vie de 20 000 de vos concitoyens, dont une forte proportion de jeunes gens et de jeunes filles. » Le Premier ministre recula d’effroi et renvoya son visiteur sur-le-champ. Il venait de rejeter l’invention de… l’automobile 2.
Si nos sociétés acceptent ce mal qu’est la mortalité routière aussi aisément, s’il ne leur pose pas de problèmes de conscience particuliers, c’est précisément parce qu’elles ne se le représen1. Le Principe responsabilité, op. cit., p. 221. 2. Cas régulièrement discuté dans l’enseignement de droit de l’université Yale. Je remercie le professeur Thomas Heller de me l’avoir communiqué.
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tent jamais dans les termes qui sont ceux de cet apologue. Le problème que celui-ci met en scène est un dilemme moral classique : il s’agit de savoir si des victimes innocentes peuvent être sacrifiées sur l’autel du bien collectif. Bien qu’obsédée par ce type de cas, la philosophie morale classique n’a jamais réussi à les éclairer de façon satisfaisante. Or il suffit de naturaliser les termes de la question morale pour la faire disparaître complètement. On subsume les flux du trafic automobile sous les lois de l’hydrodynamique, et les régularités statistiques prennent l’apparence de la fatalité.
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Le 11 septembre 2001, un événement apocalyptique se produisit sur le sol américain. J’utilise le mot d’« apocalypse » dans son sens véritable, lequel ne désigne nullement la catastrophe qui mettra fin au monde, mais simplement ce qui est porteur de révélation. Le 11 septembre, un aspect du mal fut spectaculairement révélé, sinon créé, aux yeux du monde entier qui en est resté comme abasourdi. En disant cela, je sais que je m’oppose à nombre d’interprétations, que je ne discuterai pas ici 1. Qu’il soit simplement entendu que le nombre de victimes n’est évidemment pas le critère pertinent. « Rousseau à Manhattan » est le titre d’un essai que j’ai consacré au 11 septembre 2. Je crois en effet que la clé de la catastrophe morale qu’aura constitué cet événement se trouve dans la conception du mal social, donc moral, que nous a léguée l’auteur des Confessions. J’ai pu donner jusqu’ici l’impression que je prenais le parti de Voltaire contre celui de Rousseau. Rien n’est plus éloigné de ma pensée. Rousseau fut un immense philosophe, ce que Voltaire, en dépit de son brillant, ne parvint 1. Je suis en particulier sur ce point en complet désaccord avec Susan Neiman, qui voit dans la forme de mal incarnée dans le 11 septembre une forme régressive, anté-Auschwitz en quelque sorte. 2. Première partie de mon Avions-nous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre, Bayard, 2002.
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jamais à être. Simplement, après avoir fréquenté de trop près l’intimité torturée de Rousseau, il est parfois bon de prendre un bol d’air frais du côté de Voltaire. Deux fois dans son œuvre, Rousseau associe la catastrophe et le mal. La première est une catastrophe cosmique ; la seconde, une catastrophe morale. Mais il est aisé de montrer qu’elles n’en font qu’une. Dans l’Essai sur l’origine des langues 1, Rousseau produit un mythe d’origine de la société, qui se confond avec l’origine du mal : Les climats doux, les pays gras et fertiles, ont été les premiers peuplés et les derniers où les nations se sont formées, parce que les hommes s’y pouvaient passer plus aisément les uns des autres, et que les besoins qui font naître la société s’y sont fait sentir plus tard. Supposez un printemps perpétuel sur la terre ; supposez partout de l’eau, du bétail, des pâturages ; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois dispersés parmi tout cela : je n’imagine pas comment ils auraient jamais renoncé à leur liberté primitive et quitté la vie isolée et pastorale, si convenable à leur indolence naturelle, pour s’imposer sans nécessité l’esclavage, les travaux, les misères inséparables de l’état social. Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers. À ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain : j’entends au loin les cris de joie d’une multitude insensée ; je vois édifier les palais et les villes ; je 1. L’Essai sur l’origine des langues fut esquissé l’année du tremblement de terre de Lisbonne et de la parution du deuxième Discours, et il resta inachevé à la mort de Rousseau.
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vois naître les arts, les lois, le commerce ; je vois les peuples se former, s’étendre, se dissoudre, se succéder comme les flots de la mer ; je vois les hommes, rassemblés sur quelques points de leur demeure pour s’y dévorer mutuellement, faire un affreux désert du reste du monde, digne monument de l’union sociale et de l’utilité des arts 1.
« Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers » : à l’origine du social, il y aurait donc un événement du monde physique, même si l’on soupçonne que le propriétaire du « doigt » cosmique n’est autre que Dieu lui-même. Je note en passant l’ironie de l’actualité : le séisme de Sumatra a dégagé une telle puissance, avons-nous appris, qu’il a incliné – certes de l’ordre du dix-millionième de degré seulement – l’axe de rotation de la Terre sur le plan de l’écliptique. Mais ne soyons pas dupe de la mise en scène de Rousseau. Ce qu’il décrit, c’est le passage structurellement nécessaire de l’amour de soi à l’amour-propre. Rousseau n’utilise pas ici le mot de « catastrophe », et c’est moi qui l’emploie, sans peur de l’anachronisme, au sens qu’il a acquis dans les sciences mathématiques et physiques de la seconde moitié du vingtième siècle. Une catastrophe est une discontinuité radicale qui se produit sur fond de dynamique continue. Lorsqu’une autoroute proche de la saturation, donc supportant un débit maximum, s’immobilise soudain dans une sorte de gel, la cause immédiate de cet événement « catastrophique » n’a strictement aucune importance : toute autre cause particulière eût produit le même effet. Chez Rousseau, l’amour 1. Essai sur l’origine des langues, chap. IX, « Formation des langues méridionales ». Je souligne.
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de soi, qui clôt chaque individu sur lui-même, chacun « se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l’observe, comme le seul être dans l’univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite », et « ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d’une autre espèce » 1, l’amour de soi, donc, synonyme de bonté et de pitié, est de la même manière structurellement instable. La moindre pichenette, fût-elle cosmique, suffit à le faire accoucher de ce qu’il portait en lui tout en le contenant : l’amour-propre, par lequel le mal advient à l’humanité. Cela se produit lorsque l’autre est suffisamment proche de moi pour que nos regards se croisent et que nous commencions à nous comparer : « Quand […] les hommes commencent à jeter les yeux sur leurs semblables […] leurs intérêts se croisent […], l’amour de soi mis en fermentation devient amour-propre 2. » L’amour-propre, c’est ce regard de côté que nous portons à l’autre – étymologiquement : l’envie, l’in-vidia – et qui nous « vient du désir de se transporter toujours hors de soi 3 ». Rousseau est le dernier à être dupe de son mythe d’origine cosmique ou divin, lui qui s’écrie dans l’Émile (1762) : « Homme ne cherche plus l’auteur du mal : cet auteur c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient de toi. » Nous sommes loin des hésitations ou des tensions que l’on trouvait encore dans la Lettre à Voltaire ; le mal est devenu purement et simplement moral. C’est dans sa chair et son esprit que Rousseau va faire l’expérience du mal, et c’est lui qui, alors, emploie le mot « catas1. Célèbres citations de la note 15 du deuxième Discours. 2. Lettre à Christophe de Beaumont. 3. Émile.
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trophe », et, plus précisément, « ma catastrophe ». Je fais évidemment référence à l’épisode de la lapidation de Motiers, au « déchirement » que Rousseau éprouve au « spectacle de la haine du peuple » et qu’il décrit avec un grand luxe de détails au livre XII des Confessions. Michel Serres a écrit sur ce texte un commentaire admirable, que je me contente de reproduire : Lorsqu’il écrivait du pacte social, nulle contradiction ne le gênait, tout lui semblait clair, lumineux. Il lui paraissait transparent de remonter à une convention première, il lui paraissait évident qu’un acte d’association puisse produire un moi commun ou une personne publique. Aujourd’hui ceux du complot, ceux de la ligue forment, dit-il, un corps indissoluble dont chaque membre ne peut plus être séparé. Au sens politique, ils forment une république. Rousseau voit de l’extérieur se constituer ce qu’il avait prévu, il voit un ensemble dispersé faire une unité, un concours unanime de forces, et il trouve cela ténébreux. La vérité, c’est qu’il a raison, la vérité c’est qu’il a fait un progrès décisif en politique […]. La volonté générale est rare, elle est peut-être théorique. La haine générale est fréquente, elle est de pratique […]. Non seulement il voit, de l’extérieur, naître un pacte social, non seulement il constate la formation d’une volonté générale, mais il observe, à travers des ténèbres épaisses, qu’elle ne se forme que par l’animosité, qu’elle ne se forme que parce qu’il en est la victime. Pourquoi ? Je n’en sais rien, il n’en sait rien, personne n’en sait rien, cela n’est pas clair, ne sera peut-être jamais clair : il reste que c’est ainsi. L’union se fait sur l’expulsion, et c’est lui l’expulsé 1.
1. Michel Serres, « Rousseau, juge du législateur », in Le Parasite, Grasset, 1980, p. 160-161.
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On appelle mal métaphysique le fait qu’il y ait du mal dans le meilleur des mondes possibles. Rousseau démystifie la métaphysique en nous en révélant le fondement anthropologique : l’ordre se forme toujours sur le dos des victimes. Michel Serres exagère lorsqu’il affirme que nous ne savons pas pourquoi il en est ainsi, puisque Rousseau lui-même nous donne la clé. Le mécanisme victimaire n’est pas autre chose qu’un phénomène collectif par lequel l’amour-propre se compose avec lui-même. Chacun trouve dans le regard haineux que jette autrui sur la victime le motif suffisant pour la haïr lui-même. Aurais-je oublié le 11 septembre ? Pas du tout, mais avant d’y revenir, je dois encore prolonger le détour. Je propose grâce à Rousseau de substituer le récit suivant au célèbre apologue de la lutte du maître et de l’esclave par lequel Hegel se convainc qu’il y a de la raison dans l’Histoire, et même de la raison rusée. Il faut substituer l’amour-propre au désir de reconnaissance, qui n’en est qu’un cas particulier, et ni le plus originaire ni le plus important. Je laisse au metteur en scène le choix du décor. Ce peut être la scène du monde, ou bien une cour de récréation. Les détails importent peu, il peut s’agir de la course aux armements nucléaires ou du dernier modèle de téléphone portable. Les deux protagonistes se querellent à propos d’un objet. Chacun le désire d’autant plus que l’autre lui en interdit l’accès. La bagarre s’intensifie et bientôt l’objet semble perdre de son importance, jusqu’à ne plus compter du tout 1. Les duellistes se battent encore pour quelque chose, du moins en ont-ils 1. Cf. le roman de Chantal Thomas, Les Adieux à la Reine, Seuil, 2002, p. 66 : « La foule acclame ou insulte n’importe qui, n’importe quoi. L’objet ne compte pas. »
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l’impression, mais c’est pour ce qu’ils nomment la « face », ou le « prestige » – c’est-à-dire, comme l’étymologie le rappelle, pour rien, sans raison, pour l’illusion de quelque chose. Cependant, la haine s’accroît toujours plus chez l’un et chez l’autre, la haine de l’un étant attisée par la haine de l’autre, et les rend de plus en plus inséparables 1. Rien ne se tient plus en effet entre eux, aucun objet du monde qui puisse encore les séparer. À ce stade, ils sont prêts à tout faire sauter, y compris eux-mêmes et le monde autour d’eux. Ce serait une grave erreur que de parler alors de nihilisme 2. L’analyse du nihilisme reste prisonnière d’un modèle qui explique l’action humaine par des raisons, les désirs et les croyances. Le nihiliste désirerait encore un objet, le néant. Cette analyse n’est pas assez radicale, et c’est encore Rousseau qui nous le démontre. Sur la nature de la haine, je ne connais pas de texte plus profond, plus dérangeant, plus vrai que le passage suivant des Dialogues, ces Confessions bis, qui sont encore intitulés Rousseau juge de Jean-Jacques : Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toutes aimantes et douces par leur essence ; mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et deviennent irascibles et haineuses. Et voilà comment l’amour de soi qui est un sentiment bon et absolu devient amour-propre ; c’est-à-dire un sentiment rela1. Rousseau écrit dans la première version du Contrat social, manuscrit de Genève, I, 2 : « Plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux. » 2. Ainsi que le fait par exemple André Glucksmann dans son Discours de la haine, Plon, 2004.
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tif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui 1.
On s’est interrogé, et on continue encore à le faire, sur les objectifs poursuivis par les commanditaires des attentats du 11 septembre et sur leur stratégie ; on a cherché dans les croyances des terroristes eux-mêmes la source de la force psychique qui les a conduits à entreprendre des actes aussi monstrueux ; on leur a parfois accordé des circonstances atténuantes au motif qu’ils avaient eu le courage de sacrifier leurs vies. On n’a pas compris que les tours jumelles de Manhattan n’étaient pas l’objectif sur lequel fonçaient les avions de ligne détournés, mais l’obstacle fascinant qui les happait comme la lumière d’une lampe les papillons de nuit. En d’autres termes, on n’a pas saisi la radicalité de la haine. On l’a encore humanisée en croyant qu’elle avait un objet et que les auteurs du crime avaient des raisons. On a pris les causes de leurs actes pour des raisons, au mépris de la leçon de Voltaire. Les causes du 11 septembre sont multiples et on peut les analyser à l’infini. Notre langue nous incite à faire de la cause au sens de la causalité efficiente une « cause », au sens moral du terme. Mais c’est que notre langue elle-même n’a pas pris la mesure de la radicalité du mal. Le chemin que Rousseau nous aide à parcourir est prodigieux. C’est à lui d’abord que nous devons de croire que le mal est de la responsabilité complète et entière des hommes. Il n’y 1. Rousseau juge de Jean-Jacques, premier dialogue. Je souligne.
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a pas de mal naturel ou physique. C’est cette conviction qui est à la base de la séparation que nous maintenons encore désespérément entre le monde de la nature, sans intentions ni raisons, habité uniquement par des causes, et le monde de la liberté, où les raisons d’agir tombent sous la juridiction de la loi morale. Mais c’est le même Rousseau qui nous aide à comprendre que le mal extrême fait voler en éclats les étais grâce auxquels nous croyions pouvoir encore empêcher l’écroulement du monde moral et sa chute dans le monde des processus naturels et des mécanismes physiques. J’ai conscience que tout ce que je viens d’expliquer laborieusement se trouve déjà contenu dans une seule phrase de la Bible, que l’on trouve dans les Psaumes ainsi que dans l’Évangile : « Ils m’ont haï sans raison. »
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La Shoah et la menace nucléaire, ces deux monstruosités que nous a léguées le vingtième siècle, ont en commun d’avoir délibérément précipité le mal moral dans le monde de la nature, réalisant une sorte de double satanique de la théodicée. Avant Lisbonne, même les tremblements de terre dépendaient du mal moral, puisqu’ils représentaient le châtiment d’une transgression éthique. Dans l’ère ouverte par Auschwitz et Hiroshima, la mise à mort programmée de dizaines de millions d’innocents passe désormais pour un fait de nature. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Rien dans ce que nous appelons la morale ou l’éthique n’est assez fort pour supporter le poids de l’énormité du mal qui s’est manifesté au siècle que nous venons de quitter. Le diable lui-même n’y suffirait pas – ce pauvre diable qui, sous la figure du Méphisto de Goethe, veut toujours le mal mais fait toujours le bien 1. Le livre qu’Hannah Arendt a consacré au procès d’Adolf Eichmann, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal 2, a causé un scandale inouï. Le mal que son livre a fait 1. Mephisto : « Ein Teil von jener Kraft, die stets das Böse will, und stets das Gute schafft » (« Une partie de cette force qui perpétuellement veut le mal et perpétuellement accomplit le bien », Goethe, Faust). 2. Trad. fr. par Anne Guérin, Gallimard, 1966, revue par Martine Leibovici, « Folio », 2002. Éd. originale : Eichmann in Jerusalem. A Report on the Bana-
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en dépit des intentions de l’auteur est en soi une source de réflexions vertigineuses 1. Dans l’épilogue, elle écrit : Parmi les questions plus générales qui étaient en jeu au procès Eichmann, la première était le présupposé commun à tous les systèmes juridiques modernes selon lequel il faut avoir l’intention de faire le mal pour commettre un crime. Peut-être n’y a-t-il rien dont la jurisprudence des pays civilisés n’ait tiré plus de fierté que cette prise en considération du facteur subjectif. Quand cette intention est absente, quand, pour une raison ou une autre, fût-ce l’aliénation morale, la faculté de distinguer le bien du mal est atteinte, nous pensons qu’il n’y a pas eu crime. Nous rejetons, et considérons comme barbares, les idées selon lesquelles « un grand crime est une offense contre la nature, de sorte que la terre elle-même crie vengeance ; que le mal viole l’harmonie naturelle que seul le châtiment peut rétablir ; qu’une collectivité lésée a le devoir à l’égard de l’ordre moral de châtier le criminel » (Yosal Rogat 2). Et pourtant je pense pouvoir affirmer que c’est précisément sur la base de telles idées, oubliées depuis longtemps, qu’on a été conduit à traduire Eichmann en justice et qu’en réalité, elles ont fourni la suprême justification pour la peine de mort 3.
lity of Evil, 2e édition 1965, Penguin, 1994. La traduction de l’original report par « rapport » est un faux-sens : il faut comprendre « reportage ». 1. Hans Jonas, qui fut l’un des amis d’Arendt les plus proches, rompit avec elle après la publication de son reportage. Il s’en explique dans ses Souvenirs, récemment traduits en français (Payot & Rivages, 2005). 2. Arendt cite ici un professeur de droit de l’université Stanford, célèbre pour son commentaire du livre d’Oliver Wendell Holmes, The Common Law (1880). 3. Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 478-479.
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Le portrait que dresse Eichmann à Jérusalem de ce haut fonctionnaire zélé de la solution finale est tout sauf celui d’un monstre sanguinaire. Il ne voulait pas faire le mal. Simplement, il n’a jamais su ce qu’il faisait. Ses désirs étaient petits : se faire bien voir de ses supérieurs, bien faire son travail. À défaut d’avoir une conscience morale (Gewissen), il était consciencieux (gewissenhaft). Ce n’était cependant pas un personnage ordinaire. Quelques traits singuliers le distinguent du commun des mortels, qui le prédisposaient à devenir l’un des plus grands criminels de tous les temps : le manque total d’imagination, l’incapacité à se mettre à la place des autres, à voir le monde à travers leurs yeux, et ce qu’Arendt appelle thoughtlessness – je traduirais volontiers en disant qu’il ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Cette extrême banalité de la description mise en rapport avec l’énormité du mal a choqué. On a compris qu’Arendt voulait dédouaner Eichmann du poids de sa faute. On n’a pas prêté attention à une précision essentielle qu’Arendt a introduite dans le post-scriptum de son ouvrage pour tenter de désamorcer le scandale : « Qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée [thoughtless], que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peutêtre inhérents à l’homme – telle était effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem. Mais ce n’était qu’une leçon, ce n’était pas une explication du phénomène ni une théorie à ce sujet 1. » 1. Ibid., p. 495. Je souligne. L’« éloignement de la réalité » [remoteness] évoque le « décalage » dont parle pour sa part Günther Anders (voir ci-dessous). Quant au « dénué de pensée », la traduction française de thoughtless frôle ici le faux-sens. On ne dira jamais assez la responsabilité des traducteurs, ou plutôt leur irresponsabilité – je n’ose pas dire leur thoughtlessness – lorsque,
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Une leçon et non une explication. La distinction est capitale. Des explications, on n’en manquait pas, à commencer par celle qu’offraient Eichmann et sa défense : il n’était qu’un rouage dans une machine qui le dépassait. Simple bureaucrate, il ne faisait qu’obéir aux ordres. Arendt concède qu’une théorie sociologique de la bureaucratie ou des régimes totalitaires puisse mettre au jour les déterminismes causaux qui rendent compte du comportement d’un homme tel qu’Eichmann. Mais dans un procès criminel, l’accusé, quel que soit le degré de déshumanisation qui l’a conduit au crime, est traité comme un être humain, non comme un rouage dans une machine. « Certes, l’accusé peut toujours maintenir, pour s’innocenter, qu’il a agi non en tant qu’homme mais en tant que simple fonctionnaire dont les fonctions auraient tout aussi bien pu être remplies par un autre ; c’est comme si un criminel s’appuyait sur des statistiques – indiquant que tel nombre de crimes est commis chaque jour en tel endroit – et déclarait qu’il avait seulement accompli ce qui était statistiquement prévisible, que cet acte n’était le sien, et non celui d’un autre, que par le plus pur des hasards, puisque après tout il fallait bien que quelqu’un le commît 1. » Comprenons bien. Arendt tient Eichmann pour pleinement responsable de ses crimes et seule la peine de mort lui semble être à la hauteur de ceux-ci. La faute, il faut la chercher non pas sur un point aussi controversé et qui a déchaîné les passions, ils se montrent aussi inconsidérés ou étourdis. Si thoughtless signifie mot à mot « sans pensée », son sens habituel est celui d’irréfléchi, d’inconscient des conséquences de ses actes. Thoughtless est celui qui manque d’égards, de prévenance ou d’attention à autrui. La thoughtlessness de la cigale est aussi proverbiale en anglais que son imprévoyance l’est en français. Je parlerai plus loin de « courte vue ». 1. Ibid., p. 497.
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dans les mécanismes causaux qui ont conduit au crime, mais dans les raisons qu’avait l’accusé de le commettre ; non pas du côté de la nature, mais du côté de la liberté. Or ces raisons sont inexistantes, puisque, entre la liberté de l’accusé et les conséquences de ses actes, la distance est celle qui sépare zéro de l’infini. Il faut donc se résoudre à ce paradoxe insoutenable : une responsabilité infinie au regard de l’ordre naturel du monde. C’est le sens de la citation par quoi j’ai commencé. À ce stade, le mal moral n’est plus, les crimes de l’homme sont à la mesure du cosmos. Éprouver de la compassion, de la miséricorde pour les victimes, comme certaines églises allemandes ont fait repentance de ne pas en avoir témoigné assez ? Mais la miséricorde, c’est la bonté par laquelle Dieu pardonne aux hommes leurs péchés et, par extension, la générosité entraînant le pardon, l’indulgence pour un coupable, un vaincu. Les victimes auraient-elles été coupables de quelque chose ? Quel lapsus obscène ! Ce n’est pas de la miséricorde, mais la justice que la Terre meurtrie exige, afin que l’ordre naturel soit rétabli 1. L’incompréhension qui a accueilli le livre d’Arendt, surtout chez les intellectuels juifs, est illustrée par la réaction de Richard Wolin dans son livre sur « les enfants de Heidegger » 2. « L’accusation la plus forte qu’a pu porter Arendt contre Eichmann et ses compagnons de crime, écrit-il, c’est celle de courte vue [thoughtlessness] – une formule qui se méprend complètement sur la nature de l’idéologie nazie et sa puissance en tant que vision générale du monde. Selon Arendt, les nazis 1. Voir ibid., p. 508. 2. Richard Wolin, Heidegger’s Children, Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 56. Je souligne.
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furent moins coupables de “crimes contre l’humanité” que d’une sorte d’“incapacité à penser” – une accusation qui, si on la prend au pied de la lettre, peut aboutir à ce qu’on rabaisse les méfaits des nazis à ceux de mauvais garnements. » Wolin ajoute que l’on est très loin avec cette analyse de l’interprétation qu’Arendt a donnée du totalitarisme comme incarnation du « mal radical » 1. Je veux moins me prononcer sur la justesse de l’analyse qu’Arendt donne du nazisme que sur le contresens qui est ici commis. Encore une fois, quand Arendt dit d’Eichmann qu’il était affligé de courte vue, ce n’est pas une accusation morale, encore moins juridique, qu’elle porte contre lui : elle décrit simplement un trait de son caractère – on parlerait aujourd’hui de « handicap cognitif » –, dérisoire en vérité, mais qu’elle fait contraster avec l’énormité de la responsabilité morale de celui qui en fut affligé. Le scandale, qui n’a pas fini de bouleverser les catégories qui nous servent encore à juger le monde, c’est qu’un mal immense puisse être aujourd’hui causé par une absence complète de malignité ; qu’une responsabilité monstrueuse puisse aller de pair avec une absence totale d’intentions mauvaises. On peut concéder qu’Arendt s’est trompée sur le cas d’Eichmann. On ne peut nier que la possibilité sur laquelle elle nous alerte fait désormais partie de notre univers. Mais on tombe alors sur une autre difficulté, qui explique sans doute davantage encore le rejet brutal que ses analyses ont provoqué : c’est la question de l’unicité et de l’incommensurabilité d’Auschwitz. Selon un autre critique : 1. Ibid., p. 56. Je souligne.
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La tendance d’Arendt est d’aller vers une sorte d’extrémisme universel qui déréalise l’histoire telle qu’elle est. À l’en croire, Auschwitz serait une possibilité qui peut se concrétiser partout, même s’il se trouve que c’est l’Allemagne nazie qui l’a réalisée. Un thème est sous-jacent à toute l’argumentation d’Hannah Arendt, c’est sa propension à juxtaposer la réalité historique d’Auschwitz et sa possibilité universelle, au détriment de la réalité. Une telle universalisation tend à déconstruire l’événement – et à insulter les victimes 1.
Il ne fait aucun doute qu’Arendt, suivant en cela Günther Anders, fait de la figure inédite du mal qui a été révélée à Auschwitz l’incarnation d’une structure générale qui commande la dynamique du monde moderne. L’emprise absolue de la technique sur ce monde en est une des sources majeures. Trois ans avant le procès Eichmann, Arendt écrivait dans sa Condition de l’homme moderne : « Il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d’agir en habitants de l’univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire. […] S’il s’avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils 2. » Le lecteur français qui lit ce passage 1. Dan Diner, « Hannah Arendt Reconsidered : On the Banal and the Evil of Her Holocaust Narrative », New German Critique, 71, printemps-été 1997, p. 187. Cité par Richard Wolin, Heidegger’s Children, op. cit., p. 62. 2. Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, The University of Chicago Press, 1958 ; trad. fr. par Georges Fradier, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, p. 9-10. Je souligne.
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dans la traduction que je viens de citer manque un point essentiel. Le mot anglais que le traducteur rend par « écervelées » est thoughtless – le prédicat même qu’Arendt appliquera à Eichmann quelques années plus tard. Le lien entre la courte vue et le meurtre monstrueux est bien une constante de sa pensée. Claude Lanzmann s’est expliqué plus d’une fois sur son choix de nommer « la chose » Shoah. Ce choix procède d’abord d’un refus – refus de l’appeler « holocauste ». L’holocauste est un rituel sacrificiel, et présuppose une divinité qui reçoit l’offrande que constitue la vie des suppliciés. À quelle divinité les millions de victimes juives ont-elles donc été sacrifiées ? Confondre le meurtre de masse et le sacrifice en paiement des péchés, en faire une punition divine sur le mode de la théodicée, c’est sacraliser, donc justifier, la barbarie. C’est le sacrilège par excellence. Qu’en est-il du mot shoah ? « J’ai choisi ce nom parce que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, commente Lanzmann. C’est un nom que des rabbins ont trouvé dans la Bible après la guerre. “Shoah” signifie catastrophe, destruction, mais cela peut être aussi bien une catastrophe naturelle. Le mot donc, même pour ceux qui parlent hébreu, est complètement inadéquat. Un tsunami, c’est un phénomène de shoah 1. » 1. Rapporté par Libération, 24 janvier 2005 ; je souligne. Dans un article intitulé « Pour en finir avec le mot Shoah » [Le Monde, 19 février 2005], Henri Meschonnic, qui est traducteur de la Bible, va beaucoup plus loin que Lanzmann et conclut que l’usage du mot shoah n’est pas moins source de scandale que celui du mot « holocauste ». Il corrige Lanzmann sur la source hébraïque du terme : il est faux de dire que ce terme désigne aussi une catastrophe naturelle, il ne veut dire que cela. Le mot n’a pas la moindre connotation religieuse : « C’est un mot qui, dans la Bible où il se rencontre treize fois, désigne une tempête, un orage et les ravages – deux fois dans Job – laissés par la tempête dévastatrice. Un phénomène naturel, simplement. Il y
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Certains des survivants de la catastrophe s’en sont tenus à une règle simple dans sa radicalité : ne pas comprendre. « Diriger sur l’horreur un regard frontal, écrit Lanzmann, exige qu’on renonce aux distractions et échappatoires, d’abord à la première d’entre elles, la plus faussement centrale, la question du pourquoi 1. »
a d’autres mots, dans la Bible, pour désigner une catastrophe causée par les hommes. Le scandale est d’abord d’employer un mot qui désigne un phénomène de la nature pour dire une barbarie tout humaine. » Si l’on comprend bien, deux types de scandale sont à distinguer dans l’usage des mots, sur fond de distinction entre trois types d’actes : le rituel sacrificiel, le massacre et la catastrophe naturelle. Le premier type de scandale, illustré par l’usage du mot « holocauste », consiste à rabattre le deuxième terme sur le premier ; le second type de scandale consiste à rabattre le deuxième terme sur le troisième, comme le fait le mot shoah. Du côté des générations allemandes qui ont succédé à celle qui a perpétré le massacre, on note un embarras symétrique dans la façon de désigner la catastrophe que fut l’effondrement moral de l’une des cultures les plus éminentes d’Europe. L’historien allemand Joachim Fest, dans son livre Les Derniers Jours de Hitler, Perrin, 2002 [trad. fr. de Der Untergang. Hitler und das Ende des Dritten Reiches, Berlin, Alexander Fest Verlag, 2002], s’interroge sur l’indifférence que les intellectuels allemands ont manifestée pendant si longtemps envers ce fait majeur de l’histoire de leur pays. Il se trouve qu’une des clés de l’énigme a à voir avec l’usage des mots, d’un mot en particulier : der Untergang. [La traduction française de ce terme qui a été choisie comme titre du film tiré du livre de Fest est « la chute ». Le terme « naufrage » eût mieux convenu : c’est la traduction retenue par le traducteur de Fest.] Fest explique : « Cette indifférence s’explique par plusieurs raisons. Pour commencer, le naufrage [der Untergang] du Reich était ressenti comme une catastrophe nationale. À cela près qu’il n’y avait plus de nation ; quant à la notion de “catastrophe” ou de “naufrage”, elle fut au fil des années victime de débats de plus en plus subtils au sein de l’intelligentsia allemande. Pour beaucoup, ces termes évoquaient par trop le “destin” [der Schicksal], comme si ce qui était arrivé était l’équivalent historique d’un orage soudain dont nul n’aurait été responsable, encore moins coupable » [p. 11 ; je souligne]. 1. Claude Lanzmann, « Hier ist kein Warum », in J.-B. Pontalis (dir.), Le Mal, Gallimard, « Folio essais », 2002.
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« Hier ist kein Warum » – ici, il n’y a pas de pourquoi. C’était le mot d’ordre d’Auschwitz 1. Pas de pourquoi, uniquement des causes, aussi aveugles et privées de sens que celles qui font qu’une vague détruit une vie ici tandis qu’elle en épargne une autre là.
1. Selon le récit de Primo Levi, Si c’est un homme, Pocket, 1988.
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Le 6 août 1945, une bombe atomique annihilait la ville japonaise d’Hiroshima. Trois jours plus tard, Nagasaki fut frappée à son tour. Le 8 août, dans l’intervalle, le tribunal international de Nuremberg s’était accordé la capacité de juger trois types de crimes : les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. En l’espace de trois jours, les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale avaient ouvert une ère dans laquelle la puissance technique des armes de destruction massive rendait inévitable que les guerres devinssent criminelles au regard des normes mêmes qu’ils étaient en train d’édicter. Cette « ironie monstrueuse » allait marquer pour toujours la pensée du philosophe allemand le plus méconnu du vingtième siècle, Günther Anders. Si je crois indispensable d’évoquer la figure de Günther Anders dans ce panorama des grandes catastrophes morales, c’est qu’il s’agit de l’un des très rares penseurs qui aient eu le courage et la lucidité de rapprocher Hiroshima d’Auschwitz sans rien enlever au triste privilège que possède le second d’incarner l’horreur morale sans fond. Il n’a pu faire cela que parce qu’il a compris, comme Hannah Arendt et sans doute avant elle, que, passés certains seuils, le mal moral devient trop grand pour les hommes qui pourtant en sont responsables et qu’aucune éthique, aucune rationalité, aucune norme que les 80
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hommes puissent se donner n’a la moindre pertinence pour évaluer ce qui s’est passé. Il faut du courage et de la lucidité pour faire le rapprochement, car Hiroshima représente encore dans l’esprit de beaucoup de gens, et, semble-t-il, de la très grande majorité des Américains, l’exemple même du mal nécessaire 1, le paradigme, sinon de la théodicée, du moins de l’anthropodicée. L’Amérique, s’investissant elle-même du pouvoir de déterminer sinon le meilleur des mondes possibles 2, du moins le « moins pire », mettait, dans un plateau de la balance, le lâchage des bombes sur des civils et l’anéantissement de centaines de milliers d’entre eux, et, dans l’autre, une invasion de l’archipel qui aurait, diton, coûté la vie à un demi-million de soldats américains. Elle ne pouvait pas ne pas choisir (nécessité morale) de mettre brutalement fin à la guerre, fût-ce au prix d’une mise en pièces 1. Ironie ou cynisme, le bombardier qui, le 6 août 1945, transporta l’équipe de scientifiques chargés d’étudier les conditions et les effets de l’explosion de la bombe s’appelait Necessary Evil. 2. Je dois à Claude Habib, grande spécialiste de Rousseau devant l’Éternel, l’observation suivante, dont la valeur me semble dépasser de beaucoup son caractère apparemment anecdotique. C’est comme si l’histoire nous faisait des clins d’œil, comme pour nous signifier qu’elle a un sens, mais que c’est à nous de le déchiffrer. Dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau, le paradis est référé par Saint-Preux à l’île de Tinian, dans l’archipel des Mariannes, en Micronésie. Pénétrant dans l’« Élysée » de Julie, le jardin secret de la femme qu’il aime, le héros raconte : « Il me semblait être le premier mortel qui eût jamais pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d’un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile et m’écriai, dans un enthousiasme involontaire : Ô Tinian, ô Juan Fernandez ! Julie, le bout du monde est à votre porte » (quatrième partie, 1. XI, in Œuvres complètes, op. cit., p. 471). Or c’est de cette même île de Tinian que, le 6 août 1945 à 2 h 45 du matin, le bombardier B29 Enola Gay transportant Little Boy, et, quatre minutes plus tard, Necessary Evil, décollaient en direction d’Hiroshima pour accomplir leur sinistre besogne.
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définitive de tout ce qui avait constitué jusque-là les règles les plus élémentaires de la guerre juste. Mais qu’y avait-il donc de nécessaire à envoyer des quatre coins de l’Europe des millions d’enfants juifs se faire gazer ? Nous avons commémoré en janvier 2005 le soixantième anniversaire de la libération des camps d’extermination nazis, et l’émotion est remontée aisément à la surface, si tant est qu’elle ait jamais disparu au fin fond de nos cœurs endurcis. Mais les soixante ans de la bombe d’Hiroshima la relèguent dans les sédiments profonds de l’histoire. Pas plus que les massacres de la Saint-Barthélemy, elle n’a le pouvoir d’éveiller en nous d’autre sentiment que l’intérêt intellectuel un peu distant pour les turpitudes et les horreurs du passé. Tout au long de ces décennies, cependant, des veilleurs exigeants n’ont cessé de clamer l’immoralité intrinsèque de l’arme atomique. Leo Szilard, le physicien d’origine hongroise qui rédigea avec Einstein la lettre au président Roosevelt qui devait décider du lancement du projet Manhattan, déclarait en 1960, peu de temps avant sa mort : « Supposons que l’Allemagne nazie ait mis au point la bombe atomique avant nous, qu’elle ait bombardé deux villes américaines et que, ayant épuisé son stock de bombes, elle ait néanmoins perdu la guerre. N’est-il pas évident que nous aurions alors rangé le bombardement nucléaire des villes parmi les crimes de guerre, et qu’à Nuremberg nous aurions condamné les responsables de ces crimes à la pendaison 1 ? » La grande philosophe catholique d’Oxford, Elizabeth Anscombe, eut en 1956 recours à une comparaison encore plus 1. Interview de Leo Szilard parue dans U.S. News & World Report, le 15 août 1960, p. 68-71, sous le titre : « President Truman Did Not Understand ».
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éclairante. Imaginons, dit-elle, que les Alliés aient pensé début 1945 que pour briser l’obstination des Allemands et les obliger à capituler rapidement sans conditions, épargnant ainsi la vie de très nombreux soldats alliés, il fallait se résoudre à massacrer les centaines de milliers de civils, femmes et enfants compris, qui habitaient deux villes de la Ruhr. Deux questions : 1) en quoi, moralement, cela aurait-il été différent de ce qu’ont fait les nazis en Tchécoslovaquie ou en Pologne ? ; 2) en quoi, moralement, cela eût-il été différent du bombardement atomique d’Hiroshima et de Nagasaki 1 ? Face à l’horreur, la philosophie morale en est réduite à procéder à des analogies de ce type, car elle n’a guère alors que la cohérence logique sur quoi se fonder. Cette exigence minimale de consistance aurait dû cependant suffire à écarter l’option nucléaire. Cela n’a pas été le cas. Pourquoi ? Une réponse possible est que la morale n’a servi ici que d’alibi. L’école historique américaine dite « révisionniste » a plaidé cette thèse avec beaucoup de conviction en démontrant qu’en juillet 1945 le Japon était sur le point de capituler 2. Il aurait suffi de deux conditions pour que la reddition fût obtenue sans délai : que le président Truman accepte que l’Union soviétique déclare immédiatement la guerre au Japon ; que la capitulation du Japon s’accompagne de la promesse américaine 1. G.E.M. Anscombe, « Mr. Truman’s Degree », in id., Collected Philosophical Papers, vol. 3, Ethics, Religion and Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1981, p. 62-71. Texte écrit après que le président Truman eut reçu un diplôme honorifique de l’université d’Oxford, où Elizabeth Anscombe enseignait. 2. Voir Gar Alperovitz, The Decision to Use the Atomic Bomb and the Architecture of an American Myth, New York, Knopf, 1995. Voir aussi Barton J. Bernstein, « A Post-War Myth : 500,000 U.S. Lives Saved », Bulletin of the Atomic Scientists, 42, 6, juin-juillet 1986, p. 38-40.
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de laisser l’empereur en vie et sa fonction en place. En toute connaissance de cause, Truman refusa l’une et l’autre condition. C’était à la conférence de Potsdam, le 17 juillet 1945. La veille, le président avait reçu la « bonne nouvelle » : la bombe était au point, l’essai couronné de succès d’Alamogordo, au NouveauMexique, l’avait démontré brillamment. Sur le chemin du retour, le 7 août 1945, la veille, donc, de la charte de Nuremberg, Truman fit cette déclaration triomphale : « Nous avons fait le pari scientifique le plus osé de toute l’histoire humaine, un pari de deux milliards de dollars, et nous l’avons gagné 1. » Cette interprétation « révisionniste » suscite à son tour une double interrogation : 1) Pourquoi donc le bombardement d’Hiroshima et, question plus troublante encore, pourquoi celui de Nagasaki, cette obstination absurde dans l’infamie ? 2) Comment l’habillage « moral » a-t-il pu fonctionner comme alibi, lui qui aurait dû au contraire passer pour la plus exécrable des justifications ? Non seulement l’œuvre de Günther Anders fournit une réponse à ces questions, mais elle le fait en les déplaçant sur un autre terrain. Lui, le juif allemand, obligé de changer son nom 2, émigré à Paris puis en Amérique, revenu en Europe en 1950, devenu citoyen autrichien, partout en exil, lui, le juif errant, reconnut que le 6 août 1945 l’histoire humaine était entrée dans une nouvelle phase, la dernière. Ou plutôt que le 6 ne fut que la répétition, au sens théâtral du terme, du 9 – ce qu’il appelait le « syndrome de Nagasaki » : la catastrophe une fois advenue, 1. New York Times, 7 août 1945. 2. Stern de son vrai nom, il était le fils du célèbre psychologue de l’enfance Wilhelm Stern, à qui nous devons la notion de QI (quotient d’intelligence).
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ayant fait entrer l’impossible dans la réalité, appelle nécessairement des répliques ainsi qu’un tremblement de terre 1. L’histoire devint « obsolète » ce jour-là 2. L’humanité est devenue capable de se détruire elle-même, et rien ne fera jamais qu’elle perde cette « toute-puissance négative », fût-ce un désarmement général, fût-ce une dénucléarisation totale du monde. L’apocalypse est inscrite comme un destin dans notre avenir, et ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de retarder indéfiniment l’échéance. Nous sommes en sursis. Nous sommes entrés en août 1945 dans l’ère du « délai » (die Frist) et de la « seconde mort » de tout ce qui a existé : puisque le sens du passé dépend des actes à venir, la mise en obsolescence de l’avenir, sa fin programmée, signifie non pas que le passé n’a plus de sens, mais qu’il n’en aura jamais eu 3. La parabole de Noé et du déluge par quoi j’ai commencé dit cela admirablement. S’interroger sur la rationalité et la moralité de la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki, c’est encore traiter l’arme nucléaire comme un moyen au service d’une fin. Mais un moyen se perd dans sa fin tel un fleuve dans l’océan, il est complètement absorbé par elle. La bombe, elle, excède toutes les fins qu’on peut lui donner ou lui trouver. La question de savoir si la fin justifie les moyens est devenue obsolète comme tout le reste. Pourquoi la bombe a-t-elle été utilisée ? Parce qu’elle existait, tout simplement. Sa simple existence est une menace, ou 1. Discours de Francfort, 1983, à l’occasion de la remise du prix Adorno : Gegen ein neues und endgültiges Nagasaki [« Contre un nouveau et définitif Nagasaki »]. 2. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit. 3. Id., Die atomare Drohung, Munich, C. H. Beck, 1981. À qui penserait que l’inspiration sartrienne de ces propos est évidente, il convient d’indiquer que l’influence a eu lieu en sens inverse, comme Sartre, honnêtement, l’a reconnu.
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plutôt une promesse d’utilisation. Pourquoi l’horreur morale de son utilisation n’a-t-elle pas été perçue ? Pourquoi cet « aveuglement face à l’apocalypse 1 » ? Parce que, une fois dépassés certains seuils, notre pouvoir de faire excède infiniment notre capacité de sentir et d’imaginer. C’est cet écart irréductible qu’Anders nomme le « décalage prométhéen ». Arendt a diagnostiqué l’infirmité psychologique d’Eichmann comme « manque d’imagination ». Anders montre que ce n’est pas l’infirmité d’un homme en particulier, c’est celle de tous les hommes lorsque leur capacité de faire, et de détruire, devient disproportionnée à la condition humaine 2. Lorsque Claude Eatherly, l’un des pilotes de la flotte de bombardiers qui détruisit Hiroshima, trouvant insupportable d’être traité en héros par son pays alors qu’il était rongé par la culpabilité, se mit à commettre de menus larcins pour revendiquer son « droit à être châtié », les autorités américaines le firent passer pour fou irresponsable. Anders engagea une correspondance avec cet antiEichmann, tentant de lui prouver qu’en réagissant selon les normes de la morale ordinaire à une situation qui excédait toutes nos ressources morales, il se montrait sain d’esprit et responsable de ses actes 3. L’analogie de structure avec Auschwitz est évidente. Un grand crime est une atteinte mortelle à l’ordre 1. Voir « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse », in L’Obsolescence de l’homme, op. cit. 2. Le lien entre Anders et Ivan Illich est ici manifeste. 3. Cette correspondance a été publiée dans Günther Anders, Off limits für das Gewissen [« Off limits pour la conscience morale »], Reinbek, Rowohlt, 1961, et reprise dans l’ouvrage Hiroshima ist überall [« Hiroshima est partout »], Munich, C. H. Beck, 1982 (Seuil, septembre 2005). À noter qu’Anders a également publié une lettre ouverte au fils d’Adolf Eichmann, Klaus Eichmann, sans réponse, sous le titre Wir Eichmannsöhne, Munich, 1964, 1988 ; trad. fr. Nous, fils d’Eichmann, op. cit.
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des choses. L’analyse de ce qui y a conduit révèle pourtant un enchaînement d’actes dont chacun peut tout au plus être accusé de « courte vue » (thoughtlessness). J’ai tenté dans mon propre travail de prolonger 1 les analyses de Günther Anders en les étendant à la dissuasion nucléaire 2. Pendant plus de quatre décennies de guerre froide, la situation dite de « vulnérabilité mutuelle » ou de « destruction mutuelle assurée » (MAD en anglais) aura donné à la notion d’intention dissuasive un rôle majeur, tant au plan de la stratégie qu’à celui de l’éthique. L’essence de l’intention dissuasive se trouve tout entière contenue dans la réflexion suivante, faite presque sans broncher par un stratège français : « Nos sous-marins sont capables de tuer cinquante millions de personnes en une demiheure. Nous pensons que cela suffit à dissuader quelque adversaire que ce soit 3. » Que cette infamie ait pu passer pour le comble de la sagesse, et qu’on puisse la créditer d’avoir assuré la paix du monde pendant toute cette période que d’aucuns vont jusqu’à regretter aujourd’hui, se situe au-delà même du couple infernal formé par les deux noms d’Auschwitz et d’Hiroshima. Rares pourtant sont ceux qui s’en sont émus 4. Il nous faut bien une fois de plus poser la question : pourquoi ? Une réponse couramment admise aura été qu’il ne s’agit précisément ici que d’une intention, et non d’un passage à l’acte ; et encore d’une intention d’un genre si particulier que c’est précisément parce qu’on la forme que les conditions qui amèneraient à la mettre à exécution ne sont pas réunies : l’adversaire 1. Sans le savoir ! Voir « Genèse ». 2. Jean-Pierre Dupuy, Penser l’arme nucléaire, PUF, 2005. 3. Dominique David, alors directeur à l’Institut de stratégie militaire, cité par le Christian Science Monitor, 4 juin 1986. 4. Citons les évêques américains et… le président Reagan.
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étant par hypothèse dissuadé n’attaque pas le premier, et l’on n’attaque jamais soi-même en premier, ce qui fait que personne ne bouge. On forme une intention dissuasive afin de ne pas la mettre à exécution. Les spécialistes parlent d’intention autoinvalidante (self-stultifying intention) 1, ce qui donne un nom à l’énigme à défaut de la résoudre. Ceux qui se sont penchés sur le statut, tant stratégique que moral, de l’intention dissuasive lui ont de fait trouvé un statut extrêmement paradoxal. Ce qui peut la faire échapper à la condamnation éthique est cela même qui la rend nulle sur le plan stratégique, puisque son efficace est directement liée à… l’intention que l’on a de vraiment la mettre à exécution. Quant au point de vue moral, telles les divinités primitives l’intention dissuasive paraît conjoindre la bonté absolue, puisque c’est grâce à elle que la guerre nucléaire n’a pas lieu, et le mal absolu, puisque l’acte dont elle est l’intention est une abomination sans nom. Tardivement, certains comprirent qu’il n’est nul besoin d’intention dissuasive pour rendre la dissuasion nucléaire efficace 2. La divinité se révélait être un faux dieu. La simple existence d’arsenaux se faisant face, sans que la moindre menace de les utiliser soit proférée ou même suggérée, suffisait à ce que les jumeaux de la violence se tiennent cois. L’apocalypse nucléaire ne disparaissait pas pour autant du tableau, ni une certaine forme de transcendance. Sous le nom de « dissuasion existentielle », la dissuasion apparaissait désormais comme un jeu extrêmement périlleux consistant à faire de l’anéantissement mutuel un destin. Dire qu’elle fonctionnait signifiait simple1. Gregory Kavka, Moral Paradoxes of Nuclear Deterrence, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. 2. Bernard Brodie, War and Politics, New York, Macmillan, 1973.
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ment ceci : tant qu’on ne le tentait pas inconsidérément, il y avait une chance que le destin nous oublie – pour un temps, peut-être long, voire très long, mais pas infini. En définitive, si la dissuasion nucléaire a maintenu un temps le monde en paix, c’est en projetant le mal hors de la sphère des hommes, en en faisant une extériorité maléfique mais sans intention mauvaise, toujours prête à fondre sur l’humanité mais sans plus de méchanceté qu’un tremblement de terre ou un tsunami, avec cependant une puissance destructrice capable de faire pâlir la nature d’envie. Cette menace suspendue au-dessus de leurs têtes a donné aux princes de ce monde la prudence nécessaire pour éviter l’abomination de la désolation qu’aurait été une guerre thermonucléaire les détruisant les uns et les autres et le monde avec eux. La « paix nucléaire » est l’objet par excellence sur lequel convergent tous les thèmes favoris d’Anders. Le mal qui l’habite n’est le produit d’aucune intention maligne. Dans son livre Hiroshima est partout, Anders use de formules terribles, qui font froid dans le dos : « Le caractère invraisemblable de la situation est tout bonnement à couper le souffle. À l’instant même où le monde devient apocalyptique, et ce par notre faute, il offre l’image… d’un paradis habité par des meurtriers sans méchanceté et par des victimes sans haine. Nulle part il n’est trace de méchanceté, il n’y a que des décombres. » Et Anders d’annoncer : « La guerre par télémeurtre qui vient sera la guerre la plus dénuée de haine qui ait jamais existé dans l’histoire. […] Cette absence de haine sera l’absence de haine la plus inhumaine qui ait jamais existé ; absence de haine et absence de scrupule ne feront plus qu’un. » Mais, surtout, il apparaît que la dissuasion nucléaire ne peut fonctionner efficacement et « éthiquement » – je veux dire 89
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d’une façon qui apaise nos scrupules en nous rendant aveugles face à l’apocalypse – qu’en inscrivant celle-ci dans une transcendance hors du temps, à l’instar du Dieu de saint Thomas. En ce sens, comme le déluge selon Anders, l’apocalypse a déjà eu lieu, puisque le passé et l’avenir se confondent dans un éternel présent. Hiroshima est toujours, comme il est partout. En 1958, Günther Anders se rendit à Hiroshima et à Nagasaki pour participer au IVe Congrès international contre les bombes atomiques et les bombes à hydrogène. Il tint pendant tout ce temps un journal 1. Après de nombreux échanges avec les survivants de la catastrophe, il note : « La constance qu’ils mettent à ne pas parler des coupables, à taire que l’événement a été causé par des hommes ; à ne pas nourrir le moindre ressentiment, bien qu’ils aient été les victimes du plus grand des crimes – c’en est trop pour moi, cela passe l’entendement. » Et il ajoute : « De la catastrophe, ils parlent constamment comme d’un tremblement de terre, comme d’un tsunami ou d’un astéroïde. » Partis de Lisbonne en direction d’Hiroshima, serions-nous revenus par mégarde à notre lieu d’embarquement ?
1. Repris dans Hiroshima est partout, op. cit.
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le problème de la catastrophe future Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, Que ce granit du moins montre à jamais sa borne Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur. mallarmé, « Le tombeau d’Edgar Poe »
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Entre les victimes de la Shoah ou de la bombe d’Hiroshima et celles du tsunami de décembre 2004, tout nous pousse à faire la différence, mais nous voyons bien que des forces obscures tendent à la brouiller. Il est facile de crier au scandale, mais avant de le faire je suggère que l’on fasse intervenir dans le débat les victimes du troisième type, probablement les victimes originaires puisque ce sont elles qui nous ont légué le mot même de « victime » – je veux dire les victimes sacrificielles. La victime est à l’origine l’animal ou l’être humain offert en sacrifice à une divinité. Nous disposons donc de trois, et non simplement de deux catégories : les victimes sacrificielles, les victimes de massacres et les victimes de catastrophes naturelles. C’est en vérité cette distinction plus complète ou plus fine que les forces obscures que j’évoquais s’ingénient à brouiller. C’est spontanément que les New-Yorkais et, au-delà, tous les Américains ont baptisé le lieu où s’élevaient les tours jumelles abattues par les terroristes du 11 septembre « espace sacré ». Ils l’ont fait de toute évidence sans réfléchir, car nombreux sont les forums où ils se sont ensuite interrogés sur les raisons qui les avaient poussés à le faire. Une manifestation divine ? Mais quel Dieu, reconnu par les Américains, aurait pu cautionner pareille abomination ? Le martyre subi par les victimes pour défendre ces valeurs américaines (« la démocratie, le pluralisme et la pro93
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ductivité », ainsi que le proclame un site de discussion consacré à cette question 1) que les terroristes haïssaient par-dessus tout ? Beaucoup de ces victimes n’étaient pourtant pas américaines et sans doute une partie d’entre elles ne partageaientelles pas certaines au moins des valeurs en question, ayant été choisies au hasard ou plutôt à l’aveugle. C’est une question que je pose régulièrement à mes étudiants d’outre-Atlantique et je n’ai à ce jour reçu d’eux aucune explication qu’eux-mêmes jugent satisfaisante. Il faut se tourner vers l’anthropologie pour avoir le commencement d’une réponse. Dans leur Essai sur la nature et la fonction du sacrifice 2, Hubert et Mauss butent sur le paradoxe suivant : il est criminel de tuer la victime parce qu’elle est sacrée, mais la victime ne serait pas sacrée si on ne la tuait pas. Commentant l’Essai, René Girard écrit : « Si le sacrifice apparaît comme violence criminelle, il n’y a guère de violence, en retour, qui ne puisse se décrire en termes de sacrifice, dans la tragédie grecque, par exemple… le sacrifice et le meurtre ne se prêteraient pas à ce jeu de substitutions réciproques s’ils n’étaient pas apparentés 3. » À suivre cette ligne, la réponse à la question posée est tout simplement la suivante : ce qui rend le site de l’acte terroriste sacré, c’est la violence même dont il a été le théâtre. Appeler la Shoah « holocauste » obéit à la même raison, ou à la même tentation. Pendant son voyage au Japon, en 1958, Günther Anders apprend la sortie du livre de Karl Jaspers, La Bombe atomique 1. http://www.pbs.org/wnet/religionandethics/week601/cover.html 2. In L’Année sociologique, 2, 1899. 3. René Girard, La Violence et le Sacré, Grasset, 1972, p. 13-14.
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et l’avenir de l’homme 1. Stigmatisant le pacifisme, Jaspers écrit : « Le non radical à la bombe atomique inclut la disposition à se soumettre au totalitarisme. » Et encore : « Il ne faut pas se dissimuler la possibilité de devoir dans un proche avenir se décider à choisir entre la domination totalitaire et la bombe atomique 2. » Mais ce qui fait bondir Anders, c’est l’usage que Jaspers fait des mots de « sacrifice », de « victime » et de « victime sacrificielle » : pour empêcher qu’une forme quelconque de totalitarisme s’empare de la planète, il faudrait être prêt à utiliser la bombe et consentir à un « sacrifice total ». Anders commente dans son journal 3 : « Le cas échéant, selon Jaspers, il pourrait devenir moralement inévitable… de risquer le sacrifice de la victime, donc de l’humanité. Je m’enquiers de savoir qui donc, selon Jaspers, sacrifierait qui ? Et à qui devrait être offert le sacrifice ? » Il ajoute : Si encore [Jaspers] s’était contenté de l’expression sobre « suicide de l’humanité » ; c’est-à-dire : le cas échéant, il pourrait devenir moralement inévitable… que l’humanité se donne la mort – ce qui serait déjà bien assez insensé. Car il ne saurait être question que les millions de ceux qui seront anéantis, avec leurs enfants et petits-enfants, durant la guerre atomique, que ces millions pensent à un suicide collectif. Ils ne 1. Karl Jaspers, Die Atombombe und die Zukunft des Menschen, Zurich, Artemis, 1958, trad. fr. La Bombe atomique et l’avenir de l’homme. Conscience politique de notre temps, Buchet/Chastel, 1963. 2. Ibid., p. 23, 84, 135 et 478. 3. Repris dans Hiroshima est partout, op. cit. Il faut reconnaître qu’Anders n’est pas ici d’une parfaite bonne foi. Lorsqu’il écrit ces lignes, il n’a pas le livre de Jaspers entre les mains et il n’en parle que par ouï-dire, imputant à son rival des sous-entendus qui n’y sont peut-être pas. Lorsque Anders publiera son journal, il ne changera pas une ligne de son propos, alors qu’il a déjà eu connaissance du livre de Jaspers.
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se sacrifieraient pas, ils seraient « sacrifiés ». Le seul terme non mensonger qui resterait serait alors celui de « meurtre ». Par conséquent : le cas échéant, il pourrait devenir inévitable d’assassiner l’humanité. – Grotesque ! Je me refuse à croire, avant de l’avoir vu noir sur blanc et de mes propres yeux, que Jaspers aurait remplacé le terme de « meurtre » « le cas échéant moralement inévitable » […] par un « se sacrifier soi-même ».
Ce qui scandalise Anders, c’est le recours à un vocabulaire religieux pour masquer une abomination sans nom. Et pourtant, lui, l’athée radical, reconnaît l’existence d’une forme de transcendance : « Ce que je reconnais comme étant “d’ordre religieux” n’est rien de positif, mais seulement l’horreur de l’action humaine transcendant toute mesure humaine, et qu’aucun Dieu ne peut empêcher 1. » Ce qu’Anders ne voit pas dans sa diatribe contre Jaspers, c’est que c’est précisément cette transcendance négative qui rend légitime la terminologie victimaire et sacrificielle. Le débat de fond entre Jaspers et Anders peut se résumer ainsi. Jaspers raisonne comme si la bombe était un instrument au service d’une fin et comme si les victimes étaient le prix nécessaire pour préserver la liberté. Mais, répond Anders en substance, comment l’usage de la bombe pourrait-il être un acte sacrificiel, puisque la seule divinité ou transcendance qui nous reste est la bombe elle-même ? Or, s’il avait lu l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice d’Hubert et Mauss, Anders aurait compris que cette confusion entre le sacrificateur, la victime et la divinité constitue l’essence 1. Günther Anders, « Désuétude de la méchanceté », Die Antiquiertheit des Menschen, vol. II, chap. XXVIII, trad. fr. par Michèle Colombo in Conférence, 9, 1999, p. 182.
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même du sacrifice. Au Mexique, par exemple, observent les deux anthropologues, « lors de la fête du dieu Totec, où l’on tuait et dépouillait des captifs, un prêtre revêtait la peau de l’un d’eux ; il devenait alors l’image du dieu, portait ses ornements et son costume, s’asseyait sur un trône et recevait à la place du dieu des images des premiers fruits ». Le sacrifice au dieu ne serait qu’une forme dérivée du sacrifice du dieu : au départ, « c’est toujours le dieu qui subit le sacrifice ». « En somme, affirment Hubert et Mauss, on offrait le dieu à lui-même. » Dans l’univers religieux, la confusion des catégories peut être le signe d’une pensée juste. Les idées claires et distinctes sont trompeuses. Nous tenons à ce que le sacrifice implique qu’une victime soit offerte à une divinité par l’intermédiaire d’un agent, le prêtre ou le sacrificateur. Comme nous ne croyons plus à l’existence de la divinité, nous en déduisons que le sacrifice ne correspond à aucune réalité 1. Cependant, la description anthropologique nous enjoint de confondre ce que l’analyse distingue : non seulement le dieu émane de la victime, mais « il faut qu’il ait encore toute sa nature divine au moment où il rentre dans le sacrifice pour devenir victime lui-même », nous disent Hubert et Mauss. Certes, la forme circulaire de la logique sacrificielle a une allure paradoxale. Mais ce paradoxe se retrouve au cœur de nombre de systèmes philosophiques ou théoriques qui se veulent parfaitement laïques. Pour en rester à Rousseau, la forme du Contrat social est résumée par la formule : « chacun se donnant à tous ne se donne à personne 2 », où le « tous », c’est-à-dire le corps politique, n’est constitué que lors de, et par la donation en question. Paraphrasant Hubert et 1. Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss qualifie le sacrifice de « faux ». 2. Livre premier, chap. 6, « Du pacte social ».
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Mauss, on pourrait dire qu’il faut que les hommes de l’état de nature forment (toujours) déjà un corps pour qu’ils puissent se donner à celui-ci. Si l’analogie ne convainc pas, que l’on retourne la formule de Rousseau ainsi que le fit cruellement Benjamin Constant pour dire la dérive terroriste du principe de la souveraineté du peuple : il s’agit d’« offrir au peuple en masse l’holocauste du peuple en détail 1 ». Le paradoxe disparaît si l’on considère avec René Girard que le sacré est la mise en extériorité de la violence des hommes par rapport à elle-même 2. Il suffit de substituer la violence à la divinité dans les formules d’Hubert et Mauss pour déconstruire ce qui se présentait encore dans leurs descriptions comme entouré d’un halo mystique. La violence réifiée en sacré se nourrit des « offrandes » que lui fait la violence ordinaire. La violence est capable de s’auto-extérioriser en des formes symboliques et institutionnelles – les rites, les mythes, les systèmes d’interdits et d’obligations, qui régulent la violence tout en la contenant, dans les deux sens de ce mot : elles lui font barrage tout en étant faites d’elle. La transcendance négative d’Anders correspond bien à ce schéma. La figure de l’auto-extériorisation est au cœur de l’une des philosophies sociales les plus puissantes du vingtième siècle. Selon Friedrich Hayek, héritier en cela de la philosophie des Lumières écossaises, le social résulte de l’action des hommes mais non de leurs desseins. L’ordre social est en position non pas de transcendance, comme le voulait Durkheim, mais d’autotranscendance par rapport aux actions individuelles : il se 1. Principes de politique applicables à tous les gouvernements, in Œuvres manuscrites de 1810. 2. La Violence et le Sacré, op. cit.
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présente comme extérieur à elles alors même qu’il provient de leur mise en synergie. Hayek a toujours déploré que nous ne disposions que de deux catégories pour décrire un ordre : le naturel et l’artificiel. Mais l’ordre social tel que le conçoit Hayek n’est ni naturel, à la façon des réactionnaires, ni artificiel, à la manière de ceux que Hayek appelait les constructivistes – il aurait pu dire : les « ingénieurs sociaux » –, parmi lesquels il rangeait Descartes et Rousseau. Il n’a pu trouver d’autre dénomination qu’« ordres du troisième type ». La violence érigée en sacré, au sens de Girard, représente évidemment un ordre du troisième type. Si Girard a raison, elle constitue même la matrice de tous les ordres de ce type. Hubert et Mauss notent en passant que « la mort du dieu est souvent un suicide ». Si l’humanité réussissait à s’anéantir, comme elle en prend le chemin, il faudrait dire, n’en déplaise à Günther Anders, que ce serait un acte éminemment sacrificiel et religieux. Ce serait même le point culminant de toute l’histoire religieuse de l’humanité. Nous avions trois catégories de victimes : les victimes de catastrophes naturelles, les victimes de massacres et les victimes sacrificielles, auxquelles correspondent trois ordres – l’ordre de la nature, l’ordre de la violence et l’ordre du sacré. Nous venons de noter l’étroite solidarité qui lie les deux derniers. Nous avons observé tout au long de cet essai cette propension très forte, qui est le lot tant des victimes que des bourreaux, à rabattre le mal moral du côté de la nature lorsque son caractère extrême semble le faire échapper à l’ordre auquel en principe il appartient, celui de la violence. Nous pouvons maintenant conjecturer ceci : si la figure du tsunami sert de référence commune aux grandes catastrophes morales de notre temps, c’est que nous refusons d’en considérer l’aspect éminemment religieux. 99
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Le catastrophisme éclairé est une ruse, qui consiste à séparer l’humanité de sa propre violence, en faisant de celle-ci un destin, sans intention mais capable de nous anéantir. La ruse consiste à faire comme si nous étions sa victime tout en gardant à l’esprit que nous sommes la cause unique de ce qui nous arrive. Ce double jeu, ce stratagème, est peut-être la condition de notre salut. Je fais pleinement mien le constat de Günther Anders : nous sommes entrés sans retour possible dans une ère dont l’horizon est l’autodestruction de l’humanité. Peu importe les instruments de celle-ci : on peut faire confiance à l’ingéniosité et à la folie des hommes pour mener la tragi-comédie que fut leur histoire jusqu’à son terme. Les « gestionnaires du risque » et autres économistes de l’assurance s’effarouchent qu’on puisse mêler dans une sorte de grand cocktail catastrophiste la pollution de l’environnement, la dégradation du climat, l’épuisement des ressources fossiles, les risques liés aux technologies avancées, les inégalités croissantes, la tiers-mondisation de la planète, le terrorisme, la guerre, les armes de destruction massive et j’en passe. Chaque problème doit être selon eux isolé, décortiqué, analysé pour lui-même, en pesant les coûts et les avantages. Ils ont les yeux tellement rivés sur leurs microscopes qu’ils ne sentent pas que le plancher s’effondre sous leurs pieds. Il faut dire 100
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haut et fort qu’une « rationalité » de spécialistes ou d’experts dont le sérieux se mesure à l’épaisseur de leurs œillères n’est pas différente de l’absence de pensée ou de la courte vue dont parle Arendt à propos d’Eichmann. Le premier « risque », tous le disent, est pour une nation ou un peuple de ne pas être « dans la course » que représente la compétition mondiale, comme si l’histoire de l’humanité se réduisait dorénavant à un grand prix de Formule 1. Peu importe qu’au bout de la piste on trouve le grand saut dans l’abîme, c’est à qui s’y précipitera le premier. Le nouvel impératif catégorique est la « performance », nous assure un acteur important du capitalisme sans frontières : « Dans ce monde où les frontières s’estompent, un impératif émerge avec toujours plus de force, identique en tout point de la planète : la performance. C’est une langue universelle. Qualité, coûts, délais : elle se parle de la même manière au Japon, en Europe ou aux États-Unis. La performance est un devoir 1. » Cette singerie du discours de la philosophie morale donne la nausée. Pas un moment, ce grand constructeur automobile ne se pose la question suivante : il veut une part plus importante du marché chinois et indien que ses concurrents, c’est cela qu’il appelle la performance, soit. Mais que se passera-t-il lorsque chaque famille indienne ou chinoise roulera sur les autoroutes asiatiques ? Le système climatique mondial n’y résistera pas. Nous le savons à coup sûr. La responsabilité de ce capitaine d’industrie est immense, mais il est incapable de voir plus loin que le bout de son nez. Décidément, Anders a raison : Hiroshima est partout. Arendt a raison : Auschwitz est partout. Quant à ceux qui parlent du « développement durable », ils ne savent pas ce qu’ils disent. Cette expression est une contradiction dans les 1. Carlos Ghosn, « Dépassons nos frontières ! », Le Monde, 24 mars 2005.
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termes. Qui dit « développement » dit qu’une certaine grandeur croît de façon à peu près exponentielle ; qui dit « durable » ne fixe pas de limite temporelle à cette croissance. Dans un monde fini, c’est une pure impossibilité. La course irréfléchie à l’abîme a typiquement la forme de l’autotranscendance. Tous contribuent à l’entretenir, mais elle se présente au jugement de chacun comme pure extériorité, comme un impératif auquel nul ne peut se soustraire. Notre destin est tout tracé, et c’est pourtant nous qui le faisons. Les expressions « maîtriser son destin », « construire son destin », « choisir son destin » sont tombées dans la banalité vulgaire du discours publicitaire de notre temps. Nous ne mesurons plus le poids de scandale métaphysique qui s’attache à elles. Car comment pourrions-nous déterminer cela même qui nous détermine ? Comment les hommes pourraient-ils agir sur une puissance extérieure à la volonté humaine ? Ces expressions sont cependant celles qui conviennent à notre situation. Comme les grandes catastrophes morales du vingtième siècle, la catastrophe majeure qui barre notre horizon sera moins le résultat de la malignité des hommes ou même de leur bêtise que de leur absence de pensée (thoughtlessness). Si elle se présente comme un destin inéluctable, ce n’est pas qu’elle est une fatalité ; c’est qu’une multitude de décisions de tous ordres, caractérisées davantage par la myopie que par la malice ou l’égoïsme, se composent en un tout qui les surplombe, selon un mécanisme d’auto-extériorisation ou d’autotranscendance. Le mal n’est ni moral ni naturel – ce mal du troisième type, je l’appellerai mal systémique. Sa forme est identique à celle du sacré. Le catastrophisme éclairé tient que la reconnaissance du caractère systémique du mal est une chance que nous devons 102
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saisir. Car c’est aussi la forme du salut, s’il y en a un. Comme le Noé de Günther Anders, l’humanité doit trouver le moyen de « tourner à son avantage la curiosité, la malignité et la superstition des habitants » de la planète, c’est-à-dire d’ellemême. Il faut en finir avec la figure du tsunami comme modèle universel de la catastrophe. L’adversaire conceptuel le plus redoutable n’est cependant pas la naturalisation du mal. C’est la « rousseauisation » de la pensée. Je ne sais quelles lectures superficielles de Rousseau sont responsables du stéréotype qui fait de celui-ci le champion de la nostalgie pour un âge d’or révolu et du rousseauisme le paradigme de la pensée régressive. Sans doute l’homme est-il « naturellement bon » chez Rousseau, mais l’état où cela pouvait être observé n’a probablement jamais existé : l’auteur du deuxième Discours est le premier à l’affirmer. C’est une postulation transcendantale qui a le même statut que le monde sans frottements chez Galilée : elle tient lieu de repoussoir à l’universelle présence du mal dans la société qui se forme naturellement, c’està-dire spontanément. Rousseau se veut le savant de cette société-là. Il est, selon le mot fameux de Kant, le « Newton du monde moral ». Cherchant partout des remèdes aux maux qu’il catalogue et décrit avec une complaisance qui procure parfois un sentiment d’étouffement, il est le prototype du « constructivisme social ». Chez lui, nous l’avons dit, la théodicée se mue en anthropodicée et le mal se voit réduit au statut de problème. Toute transcendance, fût-ce celle de la contingence, toute dimension de verticalité est par là même évacuée. Les réactions au tsunami asiatique de décembre 2004 ont montré la prégnance de ce rousseauisme-là. Celui qui croit que l’humanité saura toujours trouver dans la science et la technique la solution aux problèmes engendrés par 103
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la science et la technique, comme elle l’a toujours fait dans le passé, celui-là ne croit pas à la réalité de l’avenir. L’avenir, dans cette conception, nous le faisons : il est donc aussi indéterminé que notre libre arbitre. Il ne peut y avoir de science de l’avenir, puisque l’avenir, nous l’inventons. Comme la théodicée, l’anthropodicée se représente l’avenir comme une arborescence, comme un catalogue de « futurs possibles », et l’avenir réalisé sera celui que nous aurons choisi. Le catastrophisme éclairé tient cette déréalisation de l’avenir pour l’obstacle métaphysique majeur. Car, si l’avenir n’est pas réel, la catastrophe future ne l’est pas davantage. Croyant que nous pouvons l’éviter, nous ne croyons pas qu’elle nous menace. C’est ce cercle que la méthode du catastrophisme éclairé tente de briser. Devant les perspectives les plus terrifiantes dessinées par nos experts, qu’observe-t-on ? L’impassibilité la plus minérale, l’indifférence la plus imperturbable. J’ai dit en commençant le haut-le-cœur que me donnait le spectacle de la surenchère dans la charité intéressée qu’a suscitée le tsunami asiatique. Cette réaction viscérale peut se dire philosophiquement : c’est l’impuissance politique de la bonté. Nul mieux qu’Hannah Arendt n’a su l’exprimer : La bonté a évidemment tendance à se cacher : elle ne veut être ni vue ni entendue. […] Car il est clair que dès qu’une bonne œuvre se fait connaître, devient publique, elle cesse d’appartenir spécifiquement au bien, d’être accomplie uniquement pour le bien. La bonté qui paraît au grand jour n’est plus de la bonté, même si elle reste utile en tant que charité organisée ou comme acte de solidarité. Donc : « N’allez pas pratiquer la vertu avec ostentation pour être vus des hommes. » La bonté n’existe que si nul ne l’aperçoit, 104
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pas même son auteur ; quiconque s’observe en train d’accomplir une bonne action cesse d’être bon, il est tout au plus un membre utile de la société […]. « Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite 1. »
Concédant l’utilité de la bonté, Arendt me paraît trop optimiste. Entre le tsunami spectaculaire et le « tsunami silencieux 2 » que représentent les trois millions d’enfants qui meurent chaque année de la malaria dans le Tiers Monde, la compassion se porte spectaculairement, massivement, aveuglément sur le premier. Mais que dire alors de la catastrophe future ? Comment pourrons-nous entendre le cri de détresse des Ungeborenen, les enfants qui ne sont pas encore nés 3 ? La compassion ne serait ici pas plus lucide qu’ailleurs et elle est de surcroît impossible. Et cependant, sans sentiment, sans émotion, comment donner un poids de réalité suffisant à l’inscription de la catastrophe dans l’avenir ? Telle est l’aporie dont je suis parti, à la suite de Hans Jonas – lequel écrit : La représentation du destin des hommes à venir, à plus forte raison celle du destin de la planète qui ne concerne ni moi ni quiconque encore lié à moi par les liens de l’amour ou du partage immédiat de la vie, n’a pas de soi cette influence sur notre âme ; et pourtant elle “doit” l’avoir, c’est-à-dire que nous devons lui concéder cette influence 4. 1. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 86. 2. Selon le mot de Jeffrey Sachs. 3. Le poète sait répondre à cette question : cf. le livret qu’écrivit Hugo von Hofmannsthal pour l’opéra de Richard Strauss Die Frau ohne Schatten [« La Femme sans ombre »] (1919). 4. Le Principe responsabilité, op. cit., p. 68.
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Sur « l’aspect émotionnel de la vision d’avenir moralement exigée », Jonas précise : « le savoir factuel de la futurologie [doit] éveiller en nous le sentiment adéquat pour nous inciter à l’action dans le sens de la responsabilité » 1. Le catastrophisme éclairé n’est pas une recette, il n’est porteur d’aucune espérance. Il consiste, je le répète, à user de la ruse et à faire fond sur la structure systémique du mal qui nous menace. L’expérience de l’autotranscendance, même si elle se fait à travers l’expérience du mal, nous fournit, à défaut de transcendance, la dimension de verticalité sans laquelle rien n’est possible. Notre point d’Archimède doit être l’avenir, cet avenir dont nous voulons préserver l’existence. L’avenir, nous le faisons, certes – cette méthode n’est pas un fatalisme –, mais nous faisons cela même qui est inscrit comme un destin. Nous ne choisissons pas entre des options. Nous décidons de notre destin – cette expression qui a perdu son parfum de scandale métaphysique doit être rétablie dans toute sa force littérale. L’avenir est notre extérieur, le levier qui doit nous permettre de nous élever au-dessus de nous-mêmes et de découvrir un point de vue d’où nous pourrons contempler l’histoire de notre espèce et, peut-être, lui donner sens. L’avenir est notre sacré : il peut être bon ou mauvais, sans que nous puissions le prévoir, et nous devons avoir pour lui les mêmes prévenances, la même dévotion que le sacré primitif en avait pour ses divinités. Le catastrophisme éclairé n’est pas un programme, il n’entend pas faire, à la manière du grand Jean-Jacques, ce qu’on appelle aujourd’hui de l’« institutional design » – puisque le design ne se limite plus aux chaises ou aux bureaux, il porte 1. Pour une éthique du futur, Payot & Rivages, 1998, p. 101. Souligné par l’auteur.
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désormais aussi sur les institutions, et même sur les nations après qu’on les a détruites à coups de bombes. Tout projet de ce genre serait voué à être balayé par les tsunamis de la contingence voltairienne. À celui qui entre en psychanalyse et se prépare à une aventure spirituelle hautement risquée pour tenter de donner sens et cohérence à son existence, on déconseille fortement de prendre des décisions précipitées qui engagent sa vie future. Il serait bon que l’humanité, avant d’entreprendre quoi que ce soit lorsque, dans la panique, elle découvrira l’étendue du désastre, se donne les moyens de marquer une pause et de contempler le prodige qu’elle est en train de vivre : elle accède à la conscience de soi au moment même où sa survie est en question. Ce qui est déjà presque une tâche impossible pour un sujet individuel a-t-il la moindre chance de réussir dans le cas d’une collectivité de plusieurs milliards d’individus ? Seul un miracle pourrait le permettre, à condition surtout que nous ne l’espérions pas.
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Remerciements
Entre la conférence qui est à l’origine de ce livre et la rédaction de celui-ci, j’ai bénéficié des commentaires de nombreux collègues et amis. Parmi eux : Monique Canto-Sperber, Thierry Gaudin, Gérard Toulouse, Henri Renon, Lucien Scubla, Alexei Grinbaum, Anne-Marie Mercier-Faivre, Chantal Thomas, Philippe Colomb, Michel Chaduteau, Simon Charbonneau, Gérard Malkassian, Pierre Léna, Fabrice Flipo, Georges-Yves Kervern, Paul-Henri Bourrelier, Gilbert Filleul, Daniel Ramirez, Bertrand Munier, Laurent LeGuyader, Claude Habib. Qu’ils en soient tous chaleureusement remerciés. Mes remerciements vont spécialement à Richard Figuier, qui m’a fait découvrir l’œuvre de Günther Anders.
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Table
Genèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7
Le deuil de l’avenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La catastrophe et le mal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9 21
De Lisbonne à Sumatra, sur le mal nous n’avons rien appris
31
....................
Leibniz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Rousseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 Voltaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
La naturalisation du mal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 New York . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Auschwitz. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 Hiroshima . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Le problème de la catastrophe future . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 La confusion des victimes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 La sacralisation de l’avenir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
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Du même auteur AUX MÊMES ÉDITIONS
L’Invasion pharmaceutique (en collaboration avec Serge Karsenty) 1974, « Points », 1977
L’Enfer des choses René Girard et la logique de l’économie (en collaboration avec Paul Dumouchel) 1979
Ordres et désordres « Empreintes », 1982 « La couleur des idées », 1990
Pour un catastrophisme éclairé Quand l’impossible est certain « La couleur des idées », 2002 « Points », 2004
CHEZ D ’ AUTRES ÉDITEURS
Les Choix économiques dans l’entreprise et dans l’administration (en collaboration avec Hubert Lévy-Lambert) Dunod, 2 tomes, 1973, 1975
Valeur sociale et encombrement du temps Éditions du CNRS, 1975
La Trahison de l’opulence (en collaboration avec Jean Robert) PUF, 1976
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Introduction à la critique de l’écologie politique Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1980
La Panique Les Empêcheurs de penser en rond, 1991, 2003
Le Sacrifice et l’Envie Calmann-Lévy, 1992
Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs Ellipses, 1992
Aux origines des sciences cognitives La Découverte, 1994
Libéralisme et justice sociale Hachette, 1997
Éthique et philosophie de l’action Ellipses, 1999
Les savants croient-ils en leurs théories ? Une lecture philosophique de l’histoire des sciences cognitives INRA Editions, 2000
The Mechanization of the Mind Princeton University Press, 2000
Avions-nous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre Bayard, 2002
Penser l’arme nucléaire PUF, 2005
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réalisation : cursives à paris achevé d ’ imprimer par corlet imprimeur s.a. 14110 condé-sur-noireau dépôt légal : mai 2005. n o 82169 ⁽ l00000 ⁾ imprimé en france
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