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French Pages 513 Year 1981
CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
PASSE ET , MEDITA TIONS TOME QUATRIEME PRÉSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
. ÉDffiONS L'AGE D'HOMME
Nous voici arrivés au terme de cette admirable saga : Passé et Méditations, d'Alexandre Ivanovitch Herzen. Au travers des tomes 1, II et Ill, nous avons suivi l'existence privée et publique d'un homme qui, disait-il, s'était« trouvé par hasard sur le chemin de l'Histoire». Mais parfois, il arrive que l'on aide le hasard ... Depuis 1848, d'exil en exil, il a perdu ses illusions, sa vie personnelle a été détruite; en 1852, à quarante ans, c'est l'exil suprême: «la libre Angleterre». C'est là qu'il racontera son passé « pour régler ses comptes avec sa vie persorinelle », mais aussi pour reprendre l'action. Et ce sera cette entreprise étonnante: la« presse russe libre » de Londres, la première presse libre russe ! C'est l'Etoile Polaire, c'est le Kolokol qui passeront clandestinement en Russie et y seront lus« au plus haut niveau ... ». Mais ce n'est pas tout. En ayant fmi avec son autobiographie centrée sur sa personne, H se trouve d'autres «héros». Et c'est une éblouissante série de portraits de personnages de son temps - Français, Italiens, Allemands, Anglais - , dont les noms sont historiques : Louis Blanc, Ledru-Rollin, Blanqui, Mazzini et Garibaldi (les amis les plus chers) et tant d'autres. Ce sont de nombreux épisodes, des faits divers, des drames, des comédies et un extraordinaire panorama des émigrés et exilés, des déracinés et des « indésirables » de ce tempslà. D'une importance capitale pour qui s'intéresse aux décennies qui ont suivi la révolution de 1848, la sixième et la septième parties de Passé et Méditatio.ns nous révèlent mieux que jamais les hommes et les événements vus par un témoin lucide, unique de son espèce, polémiste, lutteur, porté par l'espérance en une Russie sauvée et libre, mais restant un pélerin de l'Occident. Comme au travers des précédents volumes, si denses, si passionnants, résonne encore ce qu'écrivait Herzen en 1856 : « C'est au nom de la raison, au nom de la lumière, et seulement en leur nom, que les ténèbres seront vaincues .. . » Daria OLIVIER.
PASSÉ ET MÉDITATIONS (Byloié i Doumy)
« Classiques Slaves :. Collection dirigée par Georges NiiVat, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. @ 1981 by !Editions l'Aige d'Homme S.A., Lausanne.
«
Classiques Slaves :.
Alexandre Herzen
PASSÉ ET MÉDITATIONS TOME QUATRIÈME TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
Editions L'Age d'Homme
NOTE SUR LA PRESENTATION DE CE VOLUME
L'appareil ·critique de ce tome N se présente ainsi 1. Les notes en bas de page, dont un certain nombre de Herzen lui-même, ont pour but d'éclairer immédiatement le texte ou de situer tel personnage, tel événement historique ou autre. Elles peuvent, le cas échéant, compléter un témoignage, appuyer une affirmation par une référence, etc. 2 Les commentaires à la fin du volume servent de complément indispensable à une œuvre majeure, qui englobe un nombre très important de thèmes et de sujets, d'époques historiques, de pensées philosophiques et sociales. Naturellement, on peut ne pas les consulter. Toutefois, nous pensons qu'ils renferment des documents souvent inédits, des critiques d'auteurs ayant consacré beaucoup de travaux à Alexandre Herzen, des extraits de lettres, qui sont susceptibles d'éclairer et de corroborer ce que notre auteur nous révèle si magnifiquement de son passé et de ses méditations.
BIBLIOGRAPHIE ET ABREVIATIONS
Cette traduction française intégrale a été faite d'après les dil/érentes éditions russes de « Byloïé i Doumy » : L. : A. 1. H:m!.zEN : Œuvres complètes, édition M. K. LEMKE, 22 vol. Petrograd, 1915-1925. (B.i D. aux tomes XII, X1ill, XIV). K. : A. 1 HERZEN : Byloïé i Doumy, édition L. B. KAMENEV, 3 vol. Leningrad, 1922 A.S. : A 1. .HERZEN : Œuvres complètes, édition de l'AcADÉMIE DES SciENCES DE L'U.R.S.S., 30 vol. 1945-1968. (B.iD. aux tomes VIII, IX, X, XI). STR. : A. 1. HERZEN : Byloïé i Doumy, édition 1. STREICH, 1 vol., Leningrad, 1947. B.i. D : Byloïé i Do~my, texte russe. B.i D.F. : la présente traduction.
Les ouvrages, études, brochures, articles consultés sont très nombreux, mais essentiellement en langue russe. Parmi ceux-ci, mérite d'être placé en tête Lydia GUNZBOURG ·: Byloïé i Doumy Guertzena, Leningrad, 1957, 1 vol. Ensuite viennent, par ordre d'im'portance pour la recherche : 1. Literatoumoie N asliedstvo (« ,Le Patrimoine littéraire »), publication dirigée par S. A. MAKACHINE, qui révèle depuis de longues années des textes inédits, inconnus, retrouvés, et consacre en général chacun de ces gros volumes (et même au besoin deux ou trois) à un auteur donné. 2. Les deux premiers volumes de Lietopis Jizni i Tvortchestva A. I. Guertzena (« Chronique de la vie et de l'œuvre de A.l. Herzen »). Le tome 1 couvre les années 1812-1850 de sa vie, le tome Il, les années 1851-1858, Moscou, 1974 et 1976. Malheureusement, le tome III, tant attendu, n'est toujours pas paru au moment où nous mettons sous presse. (Il s'agit d'une œuvre collégiale qui réunit les noms de Mmes 1. G. Ptouchkina et S. D. Gourvitch•Lichtiner, MM. B.F. Iégorov, L. P. Lanskij et K. N. Lomounov.) Les ouvrages parus en Occident sont, heureusement, plus nombreux aujourd'hui qu'au moment où nous avons traduit les tomes I et II de Passé et Méditations. Récapitulons d'abord ceux qui nous ont toujours été d'un secours certain : Labry : Raoul LABRY : Alexandre Ivanovic Herzen, Essai sur la formation et le développement de ses idées, Paris, 1928, 1 vol. H.P. : Raoul LABRY : Herzen et Proudhon, Paris, 1928, 1 vol. M.M. : Martin MALIA : Alexander Herzen and the birth of Russian Socialism, Harvard University Press, ·1961, 1 vol. Cadot : Michel CADOT : La Russie dans la vie intellectuelle française (1839-1856), Paris, Fayard, 1967, 1 vol. Mervaud : Michel MERVAUD : Herzen et Proudhon, Cahier du Monde russe et soviétique, vol. XII, t•r et 2• cahier (tirage ·à part), Paris, Mouton, 1971. - Lettres de Herzen à Proudhon, même vol. 3• cahier. - A propos du conflit Herzen-Herwegh, un inédit de Proudhon, C.M.R.S., vol. XIV, 3• cahier (tirage à part), Paris, Mouton, 1973. - Faut-il présenter Ogarev? C.M.R.S., vol. VIII, 1•r cahier (tirage à part), Paris, Mouton, 1967.
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Carr : E. H. CARR : The Romantic Exües, London, réédition de 1968, 1 vol. (Cet ouvrage m'a été particulièrement utile pour les commentaires de ce tome IV). A.A.H. : M. AUCOUTURIER, M. CADOT, S. STELLING-MICHAUD, M. VUILLEUMIER : Autour d'Alexandre Herzen, documents inédits, Genève, Libr. Droz, 1973. Depuis que nous avons constitué cette bibliographie et l'avons abondamment utilisée, se sont ajoutés : Franco VENTURI : Les Intellectuels, le Peuple et la Révolution (Histoire du populisme russe au XIX~ siècle), éditions Gallimard, Bibliothèque des Idées, traduit de l'italien par Viviana Pâques, Paris 1972, 2 vol (Nous avons particulièrement apprécié les chapitres 1 : Herzen et IV : Le Kolokol; ainsi que les chapitres VII : Le mouvement paysan, VUI : Le mouvement étudiant, tous dans le tome I•"). Sir Isaiah BERLIN : Russian Thinkers, London, 1978, très belle série d'études sur les penseurs russes au XIx• siècle. L'étude : A remarkable Decade ('pp. 114210) est particulièrement instructive. Tout récemment, mais à temps pour nous en· servir, est sortie la thèse d'un jeune historien britannique : Edward AcTON : Alexander Herzen and the role of the intellectual Revolutionary. Nous devons également mentionner deux documents « familiaux », touchant Alexandre Herzen de très près : 1. DAUGHTER OF RllVOLUTIONARY : Natalie Herzen and the Bakunin-Netchayev Circle, publié et présenté par Michael CoNFINO. (Correspondance de la fille cadette de Herzen, Natalie, dite « Tata », de 1860 à 1879, classée par « thèmes ». Un document souvent fascinant.) The Alcove Press, London, 1974. 2. Nicolas ÜGAREV : Lettres inédites à Alexandre Herzen fils, introduction, traduction et notes par Michel MERVAUD, Université de Haute-Normandie et Institut d'Etudes slaves, Paris, 197·8. (Si nous n'avons pas cité ces deux derniers ouvrages dans nos précédentes bibliographies, c'est qu'ils ne servaient de documents que pour ce quatrième tome · de Passé et Méditations.) Enfin : E.P. : L'Etoile Polaire .(Poliarnaya Zvezda) la sur la « presse russe libre », à ·Londres, Kol. : Kolokol (« La Cloche »), journal dont le 1•r juillet 1857, et fut transféré à 196 numéros.
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revue publiée par Herzen et Ogarev à partir de 1856. le premier numéro parut à Londres, Genève en 1865, après sortie de
NOTE POUR LE LECTEUR
La sixième partie de Passé et Méditations fut rédigée entre 1859 et 1868, et parut dans la revue L'Etoile Polaire et dans le journal Kolokol. Si l'on s'étonne de voir que nous commençons par le chapitre II dans ce volume, quatrième et dernier de l'œuvre majeure d'Alexandre Ivanovitch Herzen, c'est que le chapitre premier clôt le troisième volume. En effet, il complétait, il parachevait le « drame de famille » vécu par l'auteur, et relaté avec tant de passion contenue. Ainsi, ce chalpitre, « Les brouillards de Londres » (Londres où Herzen arriva, fuyant le Continent, en 1852), adhérait étroitement à la cinquième partie. Il était, comme le note Lydia Gunzbourg, une « transition lyrique » entre la cinquième et la sixième partie, et « établissait un lien émotionnel avec ce qui précédait... Pour la dernière fois apparaissait dans ce chapitre le héros autobiographique, avec sa tragédie personnelle... » De la sorte, la fin du tome III préparait en quelque sorte, le tome IV, de même que la fin du tome II préparait le tome III. On pouvait, évidemment, procéder autrement. Aux lecteurs de se faire une opinion ... Alexandre Ivanovitoh Herzen n'a pas eu le temps, avant de mourir à Paris, en 1870, de !préparer la rédaction définitive des sixième, septième et huitième parties. Le travail a été fait principalement : "l" d'après ce qui avait été publié dans L'Etoile Polaire, où Herzen présentait les chapitre destinés à Byloïé i Doumy; 2° d'après les manuscrits conservés au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Lénine, à Moscou; 3° ceux de la famille, et 4° plus tard, d'après les Archives Herzen-Ogarev, dites « collection de Prague » et « collection de Sofia ». Nous indiquerons dans les notes ou les commentaires, quand le cas se présentera, quels chapitres avaient été revus entièrement par leur auteur, ceux qui n'ont été publiés, selon sa volonté, qu'en partie, et ceux qui n'ont pas été !publiés de son vivant. Ces derniers parurent dans un recueil posthume, à Genève, en 1870. L'ordre des chapitres, on le verra, a été sujet à contestation. La place de certains fut formellement indiquée par Herzen, même si elle n'a pas toujours été respectée. De cela aussi nous aurons l'occasion de parler... Etant donné que ce tome IV, que nous sommes heureux de présenter aux lecteurs français, n'a pas été composé selon un ordre chronologique, et qu'il est fait, si l'on ose dire, de pièces détachées - même si les temps forts restent toujours les mêmes, et aussi les grands leitmotive - nous donnons la date de rédaction de chaque chapitre quand Herzen lui-même ne l'a lpas fait. Nous avons essayé, ce faisant, d'être extrêmement précis, grâce ·à des recoupements et des sources sûres. D.O.
SIXIEME PARTIE ANGLETERRE Suite
CHAPITRE II
LES SOMMETS DES MONTAGNES Le Comité central européen. Mazzini. Ledru-Rol'Iin. Kossuth.
Au moment de publier le dernier numéro de L'Etoile Polaire, je me suis longuement interrogé sur ce qu'il convenait de choisir parmi mes souvenirs londoniens et ce qu'il valait mieux garder pour une autre fois. J'en ai mis de côté plus de la moitié, dont je publie maintenant quelques enraits. Qu'est-ce qui a changé? Les années cinquante à soixante ont creusé un fossé 1. Les personnalités, les partis se sont d~finis, les uns se consolidant, les autres se volatilisant. Attentifs, tendus, suspendant non seulement toute critique mais même les battement~ de notre cœur, nous avons observé durant ces deux années ceux qui nous étaient proches. Tantôt ils dispal'aissaient dans des nuées de poudre à canon, tantôt ils réapparaissaient avec tant d'éclat;. ils grandissaient très vite, pour disparaître à nouveau dans la fumée. Pour l'instant, elie s'est dissipée et notre cœur est plus léger : toutes les têtes chères sont intactes ! Et plus foin encore, derrière cette fumée, dans l'ombre, à l'écart des branle-bas de combat et des réjouissances triomphales, sans couronne de lauriers, un seul personnage a atteint à une stature colossale. Accablé sous les malédictions de tous les partis, par la populace trompée, le prêtre ignare, le lâche bourgeois et la canaille piémontaise, calomnié par tous les organes de toutes 1les ·réactions, depuis le Moniteur pontifical et impérial jusqu'aux castrats libéraux de Cavour 2 et au Grand Eunuque des changeurs de Londres, par le Times (qui ne peut citer son nom sans l'accompagner de 1. Les années de la guerre italo-franco-autriohienne et de la lutte pour l'unité italienne. (Lea note11 smzt de la traductrice, sauf indic4tion contraire.) 2. Les journaux de Cavour : L'Unione, Il Diritto, 11 Parlamento, etc.
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quolibets orduriers), Mazzini demeure non seulement « inébranlable face à l'aveuglement général » 3, mais bénit avec joie et ravissement ennemis et amis qui mènent à bien son idée, son plan 4. Le montrant du doigt comme s'il était un .Abaddon Le peuple mystérieusement par toi sauvé Raillait ta sainte tête chenue ... 5 Or, à ses côtés, se tenait non point Koutouzov, mais Garibaldi. Dans la personne de son héros, de son libérateur, l'Italie ne rompait pas avec Mazzini. Dès lors, comment Garibaldi ne lui a-t-il pas cédé la moitié de sa couronne de lauriers ? Pourquoi n'a-t-il pas clamé qu'il marchait avec lui la main dans la main ? Pourquoi ce triumvir romain laissé pour compte n'a-t-il pas revendiqué son dû 6 ? Pourquoi Mazzini lui-même a-t-il prié Garibaldi de ne pas mentionner son nom, et pourquoi le chef populaire, ingénu comme un enfant, s'est-il tu en faisant fauss·ement croire à une rupture? Pour l'un et l'autre il existait quelque chose de plus cher que leur personne, que leur nom et leur gloire ... L'Italie ! Mais leurs vulgaires contemporains ne le comprirent point. Ils étaient incapables de saisir tant de grandeur; leur comptabilité n'était pas à la hauteur de ces crédits et ces débits-là! Garibaldi est devenu plus que jamais « ·un personnage de Cornelius Nepos » '· Il a revêtu une si antique grandeur dans sa petite ferme, éminent dans sa simplicité et sa pureté de cœur comme une figure d'Homère ou une statue grecque. Pas trace de rhétorique, de déclamation, de diplomatie : il n'en avait nul besoin pour son épopée; quand elle prit fin et que la vie reprit son cours normal, le roi le congédia comme on renvoie un postillon qui vous a mené à bon port; puis, gêné de ne pouvoir lui donner un pourboire, il surpassa l'Autriche par sa colossale ingratitude 8. Mais Gariba'ldi ne lui en tint pas rigueur. Avec un sourire et cinquante écus en poche, il quitta les palais des pays qu'il avait conquis, laissant aux courtisans 1e soin de calculer ses dépenses et d'opiner sur la peau de l' « ours qu'il avait 3ibîmée ». Ils pouvaient se 3 et 5. Citation du poème de Pouchkine, Polkovodetz (« Le Chef d'armée »), qui évoque Koutouzov. 4. L'unification de l'Italie, y compris Rome et Venise. 6. Garibaldi n'avait pas reconnu publiquement la participation de Mazzini à l'unification, et Mazzini, cédant aux pressions du Piémont, s'exila une seconde fois en Angleterre. 7. Note de Herzen : V. Etoile Polaire. (ll se réfère 1à un texte paru dans L'E.P. en 1859, t V, et que l'on trouve au chap. xxxvn. Cf. B.i D.F., t. Il, p. 349.) (N.d.T.)
8. L'Autriche, que Nicolas 1•• avait aidée à réprimer le soulèvement hongrois de 1849, se tourna contre la Russie pendant la guerre de Crimée.
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divertir à leur aise : la moiti'é de la grande œuvre était achevée, l'essentiel c'était de souder l'Italie en un seul bloc ·et d'en chasser les « crétins blancs » 9, Garibaldi a connu de durs moments. Il a eu des engouements; il s'est enthousiasmé pour Victor-Emmanuel comme pour Alexandre Dumas (1). L'indélicatesse du roi le blesse; le roi le sait et pour l'amadouer lui envoie des faisans tués de sa main, des fleurs de son jardin et de tendres biJ:lets signés Sempre il tuo amico, Vittorio. Pour Mazzini, les gens n'existent pas; pour ,lui rien n'existe sinon son œuvre, une œuvre unique de surcroît; lui-même « vit et se meut en elle ». Le roi pourrait lui envoyer autant de faisans et de fleurs qu'il voudrait, cela ne le toucherait guère. D'autre part, il est prêt à s'allier sur-le-champ avec lui, qu'il tient pour un homme bon mais sot, et même avec son petit Talleyrand 10, qu'il juge ni bon, ni même correct. Mazzini est un ascète, un CaJvin, le Procida 11 de la li:béTation italienne. Unilatéral, éternellement absorbé par une seule pensée, toujours sur ses gardes, toujours prêt, Mazzini veille avec cette ténacité, cette patience qui lui permirent de créer un parti compact à partir d'hommes épars et d'aspirations vagues et, après dix échecs, d'appeler Garibaldi et son armée et de conserver à l'Italie à demi libérée son vivace, son immuable espoir en son unité. Jour et nuit, à la pêche ou à la chasse, quand il se couche et quand il se lève, Garibaldi et ses compagnons voient la main décharnée et triste de Mazzini 1leur montrer Rome... et ils y iront encore ! J'ai mal agi en omettant dans un fragment déjà publié quelques pages sur Mazzini; son image tronquée n'est pas ressortie de façon assez nette. J'ai insisté particulièrement sur sa dissension avec Garibaldi en 1854, et sur notre divergence d'opinions 12. J'ai agi par délicatesse, mais cette délicatesse~là paraît mesquine quand il s'agit de Mazzini. Inutile de se taire avec des hommes de cette trempe, on n'a pas à .Zes ménager! Après son retour de Naples il me fit tenir un billet; je m'empressai d'aller le voir 13, Mon cœur se serra :lorsque je k vis; certes, je m'attendais à le trouver triste, blessé dans son amour; sa situation était tragique au plus haut point. En fait, je le ttouvai vieilli physiquement, mais rajeuni d'esprit. Il courut au-devant de moi, 9. Les troupes autrichiennes. 10. Cavour. 11. Instigateur du massacre des Français le lundi de Pâques 1282, autrement dit, des « Vêpres siciliennes ~. 12. V. Commentaires (2). 13. Le 4 janvier 1861, à Londres.
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les bras tendus à l'accoutumée, en me disant : « Ainsi donc, c'est enfin arrivé ! » La joie brillait dans ses yeux et sa voix tremblait. Toute la soirée il me parla de 'l'expédition de Sicile 14, de ses re;lations avec Victor-Emmanuel, puis de Naples. L'enthousiasme et l'amour qui marquaient sa façon de parler des victoires et des exploits de Garibaldi contenaient autant d'amitié pour ce dernier que de blâmes à cause de sa crédulité et de son manque de discernement à régard des hommes. Tout en l'écoutant, je cherchais à capter une seule note, un seul écho d'amour-propre blessé, et n'y parvenais pas; il était triste, mais comme une mère abandonnée pour un temps par un fils bien-aimé : elle sait qu'il lui reviendra, et sait plus encore que ce fils est heureux; cela la dédommage de tout. Mazzini est plein d'espoir; il est plus proche que jamais de Garibaldi. Il m'a relaté avec le sourire comment la foule napolitaine, stimulée par les agents de Cavour, avait cerné sa maison aux cris de « Mort à Mazzini » ! On l'avait persuadée entre autres qu'il était un « Bourbon républicain ». - A ce moment-là, j'avais auprès de moi quelques-uns des nôtres et un jeune Russe; il s'étonna que nous poursuivions notre conversation. « N'ayez crainte, lui dis-je pour Ie rassurer, ils ne me tueront pas, ils ne font que crier ! » Non, il n'y a pas à ménager des hommes pareils! 31 janvier 186115 Si je m'étais hâté de revoir Mazzini à Londres, ce n'était pas S·eU'lement parce qu'il avait pris une part très chaleureuse et active aux malheurs qui s'étaient abattus sur ma famille, mais également parce que j'avais lm message particul.ier à lui transmettre de la part de ses amis : Medici, Pisacane, Mezzacapo, Cosenz, Ber>tani et d'autres étaient mécontents des directives reçues de Londres. Ils affirmaient que Mazzini était mal informé de la situation nouvelle, ils se plaignaient des « courtisans » révolutionnaires qui, pour obtenir ses bonnes grâces, affermissaient en lui son idée que tout était prêt pour un soulèvement et qu'on n'attendait que le signal. Ils. voulaient des transformations à 'l'intérieur de leur parti, jugeaient 14. Expédition des Garibaldiens en 1860 qui aboutit le 8 septembre au renversement des Bourbons de Naples et à la libération du Royaume de Naples, qui, après plébiscite, fut rattaché au Piémont. Victor-Emmanll61 U désarma, puis. licencia les Garibaldiens, offrant à Garibaldi le titre de maréchal, qu'il déclina. 15. Cette partie avait été prévue, dans une première édition, comme annexe à ce chapitre. (A.S.)
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indispensable d'y introduire plus d'éléments militaires et d'avoir à sa tête des stratèges, au lieu d'avocats et de journalistes. Dans cette perspective, ils souhaitaient que Mazzini se rapprochât de généraux de valeur, tels que Ulloa 16, qui se tenait aux côtés du vieux Pepe 17 dans une sorte de retraite ombrageuse. Ils m'avaient chargé de transmettre tout cela à Mazzini, en partie parce qu'ils savaient qu'il avait confiance en moi, en partie aussi parce que ma position, indépendante des partis italiens, me déliait les mains. Mazzini me reçut comme un vieil ami. Enfin nous en vînmes au message que m'avaient confié ses compagnons. Au début, il m'écouta avec une grande attention, sans pourtant me cacher qu'il ne prisait guère cette opposition; mais lorsque je passai des lieux communs aux détails et aux problèmes personnels, il m'interrompit soudain : - Ce n'est pas du tout ça! Ce n'est pas sérieux! - Néanmoins, lui fis-je remarquer, il n'y a pas six semaines que j'ai quitté Gênes, je suis resté deux ans en Italie sans en sortir et je puis moi-même confirmer une grande partie de ce que je vous ai transmis. - C'est justement parce que vous avez été à Gênes que vous parlez ainsi. Qu'est-ce que Gênes? Qu'avez-vous bien pu y entendre? L'opinion d'une partie des émigrés! Je sais que ce sont là leurs idées, et je sais aussi qu'ils se trompent. Gênes, c'est un centre très important, mais ce n'est qu'un point, or je connais toute l'Italie; je connais les besoins de chaque coin, depuis les Abruzzes jusqu'au Vorarlberg. Nos amis de Gênes sont isolés de toute la péninsule, ils ne peuvent juger de ses ;besoins, ni de l'état d'esprit du public. Je fis -encore deux ou trois tentatives, mais maintenant il était en garde 18. Il commençait à se fâcher, me répliquait avec impatience ... Je me tus avec un sentiment de tristesse; je n'av:ais pas remarqué autrefois chez lui pareille intolérance. - Je vous suis très reconnaissant, me dit-H après avoir ·réfléchi. Il faut que je connaisse l'opinion de nos amis; je suis prêt à peser, à méditer chaque opinion, mais quant à donner mon accord, ça c'est autre chose. Je porte une lour-de responsabilité, non seulement 16. Giroklmo Ulloa, prit part aux divers mouvements de 1848, émigra en France, puis retourna en Italie en 1859. 17. Guilielmo Pepe (1782-1855), combattit pour Naples dès 1820., et; en 1848 lpour Venise, avec Manin. 18. En français dans le texte, comme tous les passages en italiques dans ce chapitre.
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devant ma consciem:e et devant Dieu, mais devant le peuple itaüen. Mon ambassade avait échoué. Mazzini projetait déjà son 3 février 1853 19. Pour lui, l'affaire était toute décidée, alors que ses amis n'étaient pas d'accord avec lui. Est-ce que vous connaissez Ledru-Rollin et Kossuth? Non. Voulez-vous ]es connaître? J'y tiens beaucoup. Il faut que vous les rencontriez; je vais vous donner un billet pour l'un et l'autre. Relatez-leur ce que vous avez vu, comment étaient le~ nôtres quand vous les avez quittés. LedruRo1Iin, poursuivit-il, prenant sa plume et commençant à rédiger son biNet, Ledru-Rollin est l'homme le plus charmant du monde, mais c'est un Français jusqu,'au bout des ongles; il croit fermement que sans une révolution en France, l'Europe ne bougera pas le peuple initiateur 20 ! Mais où est-elle à present, l'initiative française ? Du re~te, déjà auparavant les idées qui mettaient la France en mouvement venaient d'Italie ou d'Angleterre. Vous verrez que c'est l'Italie qui sera l'initiatrice d'une nouvelle ère révolutionnaire. Qu'en pensez-vous ? - Je dois vous avouer que je ne le pense pas. - A'lors quoi ? fit-il en souriant. Un monde slave ? - Je n'ai nas dit cela. J'ignore sur quoi Ledru-Rollin fonde ses convictions, mais il ·est fort probable qu'aucune révolution ne réussira en Europe tant que :la France se trouve dans l'état de prostration où nous la voyons. - Ainsi vous subissez encore le prestige de la France ? - Le prestige de sa situation géographique, de son armée redoutable et de son appui naturel sur la Russie, l'Autriche et la Prusse 21. - La France dort, nous la réveillerons. Il ne me restait qu'à déclarer : « Dieu veuille que vous disiez vrai! )) Qui, en cet instant-là, avait raison ? Garibaldi a donné la réponse. 19. Herzen fait allusion au soulèvement de Milan, le 6 novembre 1853. (Cf. B.i D.F., t. Il, chap. XXXVII.)
20. En français. 21. Note de Herzen : « Cette conversation eut lieu à l'automne de 1852. ,.
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J'ai parlé ailleurs de ma rencontre av.ec lui au « West India Dock », sur son Vllisseau américain The Commonwealth 22, C'était là, pendant le déjeuner, en présence d'Orsini, de Haug et de moi-même, et en évoquant sa grande amitié pour Mazzini, qu'il avait exprimé ouvertement son opinion sur « le 3 février 1853 » (cela se passait au printemps 11854), et parlé immédiatement de la nécessité absolue d'unir tous les partis en un seul parti combattant. Au soir de ce même jour, nous nous étions r-etrouvés dans une certaine maison. Gariba!ldi était sombre, Mazzini, tirant pe sa poche un numéro de L'Italia del Popolo 23, lui montra un article. L'ayant lu, Garibaldi déclara : - Oui, le ton est vif, mais l'article est fort pernicieux. Je dirais sans ambages que le journaliste ou l'écrivain qui l'a rédigé mérite d'être sévèr·ement puni! Attiser de toutes ses forces la discorde qui règne entre nous et Ie Piémont, alors que nous ne disposons que d'une s-eule armée - celle du roi de Sardaigne - , c'est un manque de réf1lexion et une insolence inutile qui frise le crime! Mazzini prit le parti du journal; Garibaldi s'assombrit plus encore. Au moment de descendre du navire, i.l m'avait dit qu'il ne pourrait rentrer au dock si tard cette nuit-là, et qu'il irait coucher l'hôtel; je lui avais offert de venir dormir chez moi. Il y avait consenti. Après cette discussion avec Mazzini, assiégé par une indomptabl-e légion de dames, Garibaldi s'était dégagé de leur chœur par une série de subtiles marches et contre-marches et, s'approchant de moi, m'avait dit à l'oreille : - Jusqu'à quelle heure comptez-vous rester? - Nous pouvons partir tout de suite. - Faites-moi cette faveur. Nous partîmes. En route, il me dit : - Comme je regrette, oui, je regrette infiniment de voir Peppo 24 se laisser entrainer ainsi et, animé par les intentions les plus nobles, les plus pures, cominettre des fautes ! Je ne pouvais y tenir tout à l'heure : il se ·réjouit d'avoir appris à ses disciples à irriter le Piémont. Qu'adviendra-t-il si ·le roi se jette complètement dans la réaction, si la libre parole italienne est bâiJ:Ionnée en Italie, et si notre dernier appui disparaît ? La
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22. (Cf. B.i D.F., t. Il, chap. XXXVII, pp. 349-350.) 23. Erreur : L'ltalia del Popolo avait cessé de paraître en 1851. TI doit s'agir du journal gênois, Italia e Popolo. (A.S.) 24. Peppo : diminutif de « Giuseppe » (Mazzini).
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République! la République! J'ai oété un républicain toute ma vie, mais actuellement il ne s'agit pas de la République. Je connais les masses italiennes mieux que Mazzini. J'·ai vécu avec elles, vécu de leur vie. Mazzini connaît une Italie cultivée, dont il infléchit les esprits; mais ce ne sont pas ceux-là qui formeront ['armée qui chassera les Autrichiens et le Pape; pour la masse, pour le peuple italien il n'y a qu'un seul ·étendard : « L'unité et l'expulsion: des étrangers! » Mais comment y parvenir si ['on dresse contre soi le seul royaume fort d'Italie qui, quels que soient ses motifs, veut défendre l'Italie et n'ose le faire ? Au lieu de l'attirer à eux, ~ls le œpoussent, ils l'offensent. Le jour où « le jeune homme » 25 se croira plus proche des archiducs que de nous, un frein sera mis sur les destins de l'Italie pour une génération, voire deux. Le ;lendemain était un dimanche. Il partit se promener avec mon fils, fit faire de lui un daguerréotype chez Caldesi, me l'apporta ·en cadeau et resta dmer 26. Au milieu du repas, on m'appela au dehors pour voir un Italien envoyé par Mazzini; il cherchait Garibaldi depuis le matin; je le priai de prendre part à notre repas. · L'Italien semblait vouloir parler à Garibaldi en tête à tête, je leur proposai d'aller d::ins mon cabinet. - Je n'ai pas de secrets; du reste, il n'y a pas ici d'étrangers, vous pouvez parler, fit remarquer Garibaldi. Au cours de la conversation i1 répéta encore, au moins deux fois, ce q'Q.'il m'avait dit la veille. Intérieurement, il était tout à fait d'accord avec Mazzini, mais il divergeait quant à l'exécution et aux moyens. Que Garibaldi ait mieux connu les masses, j'en suis absolument convaincu. Mazzini, tel un moine médiévai, connaissait profondément l'un des ·côtés de la vie, mais créait les autres. Il vivait beaucoup par la pensée et la passion, mais pas à la lumière du soleil. Depuis ses jeunes années jusqu'au temps des cheveux blancs, il vécut dans les juntes des Cal'bonari, dans le cercle des républicains persécutés, des écrivains libéraux; il était en relations avec les hétairies grecques et les exaltados espagnols, il avait conspiré avec le « vrai '» Cavaignac et 1e faux Romarino 27, avec le Suisse James Pazy, la démocratie polonaise et les Moldo-Vataques. Konarsky sortit de son cabinet 25. ·victor-E=anuel Il, qui monta sur le trône à vingt-neuf ans. 26. D avait lieu, à la russe, vers trois heures de l'après-midi 27. Godefroy Cavaignac, non son frère le général Louis-Eugène, qui écrasa le soulèvement de juin 1848. « Le général Girolamo Romarino fut chargé par Mazzini, en 1834, de co=ander une expédition révolutionilaire contre la Savoie. D échoua. » (A.S.)
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béni par lui et enthousiaste : il partit pour la Russie et y périt 28. Tout ~ela est vrai; mais jamais il n'avait eu de contacts avec le peuple, ce solo interprete della legge divina, cette masse dense qui touche aux profondeurs du sol, c'est~à-dire aux champs et à la chaiTue, avec les 3auvages pâtres ca'.labrais, les facchini et les bateliers. Or, Garibaldi a vécu avec eux, non seulement en Italie, mais partout. Il connaissait leurs forces et leurs faiblesses, leurs peines et leurs joies; il les avait connus sur le champ de bataille et au milieu de l'océan déchaîné, et comme Bem 29 il savait se transformer en légende : on croyait en lui plus qu'en son patron, saint Joseph ... Seul Mazzini ne croyait point en lui. En :partant, Garibaldi me dit : - Je m'en vais Ie cœur lourd : je n'ai aucune influence sur lui, et il va encore entreprendre quelque ·chose avant le temps ! Garibaldi avait deviné : une année ne s'était pas écoulée qu'il y eut deux ou trois entreprises avortées 30. Orsini fut arrêté par les gendarmes piémontais en terre piémontaise, presque les armes à la main; à Rome on découvrit l'un des centres du mouvement, et cette organisation étonnante dont j'ai parlé 31 fut annihilée. Les gauvemements effrayés renforcèrent 1leur police; ce lâch~ féroce, le roi de Naples 32, recourut derechef aux tortures. Gariba:ldi alors ne put y tenir et publia sa 'lettre fameuse : « ... Seuls des fous, ou des ennemis de la cause italienne, ,peuvent participer à ces malheureux soulèvements ... » .(4). Peut-être que cette lettre n'aurait pas dû être publiée. Mazzini était écrasé, malheureux, et Garibaldi lui portait un coup ... Mais qu'elle corresponde avec une parfaite logique à ce qu'il m'avait dit, à ce qu'il avait déclaré devant moi, cela ne fait aucun doute. Le lendemain j'allai voir Ledru-Rol:lin. Il me fit un accueil fort affable. Son personaage imposant, colossal, . qu'il ne faut :pas examiner en détail, disposait en sa faveur dans l'ensemble. Sans doute était-il bon enfant et bon vivant. Les rides de son front et ses cheveux grisonnants montraient que lui non plus n'avait pas 28. Konarsky, membre actif de la « Jeune Europe &, sous l'égide de Mazzini; retourna en Russie lpour un travail clandestin et fut arrêté et fusillé par la police du tsar. (Cf. B.i D.F., t. II, pp. 50-52) Moldo-valachs : V. Commentaires (3). 29. Joseph Bem (1795-1858), participa au mouvement de libération polonais de 1830-1831, et en 1848-1849 commanda l'armée révolutionnaire hongroise en Transylvannie, où il défit le célèbre « Ban & Jellaohich; il annonça sa victoire par ces trois mots ironiques : « Bem-Ban-Boum 1 & 30. Allusion aux tentatives des mazzinistes en 1853 et 1854. 31. Note de Herzen : « Etoile Polaire, t. V. » 32. Ferdinand II de Bourbon.
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été épargné par les soucis. Il avait dépensé sa vie et son bien pour la révolution, mais l'opinion publique l'avait trahi. Son rôle étrange, ambigu, en avril et mai, faible pendant ,les journées de Juin, avait éloigné de lui une partie des « Rouges », sans le rapprocher des « Bleus » 33. Son nom, qui servait de symbole et parfois était prononcé de travers par les paysans 34 {mais tout de même prononcé), retentissait moins souvent. Même son parti londonien fondait petit à petit, surtout •lorsque Félix Pyat ouvrit sa petite boutique à Londres 35. S'installant confortablement sur un sofa, Ledru-Rollin se mit à me haranguer : - La révolution, me déclara-t-il, ne peut rayonner que de France. 1'1 est clair que, quel que soit le pays auquel vous appartenez, vous devez avant tout aider notre cause. La révolution ne peut sortir que de Paris. Je sais parfaitement que notre ami Mazzini ne partage pas cette opinion : il est entraîné par son patriotisme. Que peut faire l'Italie avec l'Autriche sur son dos et les soldats de Napoléon à Rome ? Nous, il nous faut Paris. Paris, c'est Rome, Varsovie, la Hongrie, la Sicile, et par bonheur Paris est tout à fait prêt. .. Ne vous y trompez point: tout à fait prêt! La révolution est faite, c'est clair comme bonjour. Ce n'est pas à cela que je pense, mais aux conséquences, à la manière d'éviter les erreurs d'antan ... TI continua ainsi pendant une demi-heure et soudain, s'avisant qu'il n'était ni seul, ni devant un auditoire, il s'adressa à moi du ton 'le plus débonnaire : - Vous voyez, vous et moi avons exactement la même opinion. Je n'avais pas ouvert la bouche. Ledru-Rollin poursuivit : - En ce ·qui concerne le fait matériel de la révolution, il est retardé par notre manque de fonds. Nos moyens se sont épuisés dans cette lutte qui dure depuis des années et des années. Si seulement j'avais maintenant, tout de suite, cent mille francs à ma disposition, oui quelques misérables cent mille francs... aprèsdemain, dans trois jours ce serait la révolution à Paris. - Mais comment se fait-il, demandai-je, qu'une nation si riche,-si absolument prête à se soulever; ne puisse •trouver cent mille ou un demi-million de francs ? 33. Les socialistes et les républicains (bourgeois). 34. Note de Herzen : « Les paysans des lointaines provinces françaises ainlliient le duc Rollin, mais regrettaient l'influence de la femme avec qui il avait une liaison : la Martine. Ils disaient qu'elle désorientait le duc, mais que lui était pour le populaire ! » 35. Félix Pyat (1810-1889), homme politique et dramaturge français, émigra à Londres en 1852, où il forma un groupe d'opposition à Na'poléon III : « la Commune révolutionnaire ».
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Ledru-Rollin rougit un tantinet, mais répliqua sans hésiter : - Pardon, pardon, vous avancez des hypothèses théoriques, alors que je vous parie de faits, de simples faits. Ça, je ne le compris point. Quand je pris con-gé, Ledru-Rollin m'accompagna jusqu'à l'escaJier, ·à la manière anglaise, et me tendant encore une fois son énorm·e main de bogatyr, il me dit : - J'espère que ce n'est pas la dernière fois. Je serai toujours heureux de vous voir, donc : au revoir. - A Paris, répondis-je. - Comment ç:t, à Paris ? - Vous m'avez si bien convaincu que Œa révolution est toute proche, que vraiment je ne sais pas si j'aurai encore le temps de venir vous voir ici ! Il me regardait perplexe, aussi m'empressai-je d'ajouter : - En tout cas, je le souhaite sincèrement; vous n'en doutez pas, j'espère? - Sinon, vous ne seriez pas ici, me fit remarquer mon hôte, et là-dessus nous nous quittâmes. Quand je vis Kossuth pour la première fois, c'était, en somme, la deuxième. Voilà ce qu'il en était : lorsque j'arrivai chez lui, je fus reçu dans le parlour par un gentleman militaire, vêtu d'un uniforme semi-hongrois, qui m'informa que « M. le Gouverneur > ne recevait pas. - Voici une lettre de Mazzini. - Je vais la transmettre immédiatement. Si vous vouliez bien ... il m'offrit une pipe et un siège. Deux ou trois minutes plus tard il était de retour : - M. le Gouverneur regrette infiniment, mais il ne peut vous voir en ce moment : il est en train de terminer son courrier d'Amérique; toutefois, si vous vouliez bien patienter, il serait très heureux de vous recevoir. - Va-t-il bientôt terminer ce courrier? - A cinq heures, gans faute. Je jetai un coup d'œil à ma montre : il était une heure et demie. - Ça non, je n'attendrai pas pendant trois heures et demie! - Ne reviendriez-vous pas plus tard ? - J'habite à trois miles au moins de Notting Hill. Du reste, ajoutai-je, je n'ai aucune affaire pressante à traiter avec M. le Gouverneur. - Mais M. le Gouverneur va être navré. - Eh bien, voici mon adresse. 23
Une semaine s'écoula. Un soir, un monsieur longiligne avec de longues moustaches, un colonel hongrois que j'avais rencontré l'été d'avant à Lugano, se prés·enta chez moi. - Je viens de la part de M. le Gouverneur : il est très inquiet parce que vous n'êtes pas venu le voir. - Ah, comme c'est ennuyeux ! Au fait, j'avais laissé mon adresse. Si j'avais su quelle heure lui convenait, je serais certainement allé aujourd'hui même chez Kossuth ou... , ajoutai-je d'un ton interrogateur, faut-il dire M. 1e Gouverneur? - « Zu dem Olten, zu dem Olten », fit, en souriant, le « honved ·» 36. Entre nous, nous le nommons toujours «der Olte ». Vous verrez : quel homme! Une tête comme la sienne n'existe pas dans le monde . entier, n'a jamais existé et... Le colonel marmonna intérieurement une prière à Kossuth. - Très bien, je viendrai demain à deux heures. - C'est impossible : demain, c'est mercredi, demain matin le Vieux ne reçoit que les nôtres, les Hongrois seulement. Je ne pus y tenir et éclatai de rire, le colonel fit de même. - Quand est-ce que votre Vieux boit son thé ? - A huit heures du soir. - Dites-lui que j-e viendrai demain à huit heures, mais si cela ne lui convient pas, il faut m'écrire. - Il va être très heureux. Je vous guetterai dans le salon d'attente. Cette fois, dès que j'eus sonné, le colonel longiligne m'introduisit dans le cabinet de Kossuth. Je le trouvai en train de travailler devant une grande ta:ble. Il portait un dolman à la hongroise, en velours noir, et une petite calotte noire. Kossuth est beaucoup plus beau que tous ses portraits et bustes. Sans doute était-il superbe dans sa prime jeunesse et devait-il exercer une énorme attirance sur les femmes par l'expression romantiquement pensive de son visage. Ses traits n'ont pas la sévérité classique de Mazzini, Saffi ou Orsini, mais {et c'est peut-être .pourquoi, justement, il était plus proche de nous, gens du Septentrion) son regard mélancolique et doux laissait deviner non seulement une intelligence puissante, mais un cœur infiniment sensi!ble; son sourire songeur et son discours un rien exalté disposaient définitivement en sa faveur. Il parle extrêmement bien, quoique avec un fort accent, qu'il garde aussi bien en français qu'en allemand et en anglais. Il ne se contente pas de faire des 36. « Chez le Vieux chez le Vieux ! » Honved : « d6fenseur de la patrie ». Ainsi appelait-on les membres de l'armée révolutionnaire hongroise de 1848-1849.
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phrases, ne prend appui sur aucun lieu commun. Il réfléchit avec vous, vous écoute et développe sa pensée de façon presque toujours originale, parce qu'il est plus détaché que les autres de la doctrine et de l'esprit de parti. Peut-être peut-on déceler dans sa manière d'avancer arguments ·et objections un homme de loi, mais ce qu'il dit est sérieux, réfléchi. Jusqu'en 1848, Kossuth s'occupait beaucoup des problèmes pratiques de son pays; cela lui a donné une sorte de jugement juste. Il sait .fort bien que dans un monde d'événements, on ne peut toujours voler tout droit, tel un corbeau, que les faits évoluent rarement selon une ligne simple et logique, mais vont en louvoyant, se compliquant d'épicycles, quittant la tangente. Voilà, entre autres, la raison pourquoi Kossuth le cède à Mazzini pour ce qui est de l'activité enflammée, et pourquoi en revanche Mazzini ne cesse d'expérimenter, d'accumuler les tentatives, tandis que Kossuth s'en garde bien ... Mazzini se comporte vis-à-vis de la révolution italienne comme un fanatique; il croit en l'idée qu'il s'en est fait; il ne la soumet pas à la critique, mais se précipite « ora e sempre » 37 comme la flèche part de l'arc. Moins il tient compte des circonstances, plus simple et plus solide est son action, plus pure son idée. L'idéalisme révolutionnaire de Ledru-Rollin n'est pas compliqué non plus : on le trouve tout entier dans les discours de la Convention et les actes du Comité du Salut Public. Kossuth n'a apporté de sa Hongrie ni le bien commun de la tradition révolutionnaire, ni les formules apocalyptiques d'un doctrinarisme soeial, mais la protestation de son pays qu'il a étudié à fond, un pays neuf, inconnu de nous en ce qui concerne ses besoins, ses institutions libres et barbares, ses formes médiévales. Comparé à ses camarades, Kossuth était un spécialiste. Les réfugiés .français, avec leur malheureuse habitude de ·trancher net et de tout mesurer .à leur aune, firent de violents reproches à Kossuth pour avoir, à Marseille, exprimé sa sympathie pour les idées sociales, et à Londres, parlant du balcon de Mansion House, pour s'être référé avec un respect profond au parlementarisme 38. Kossuth avait parfaitement raison. Ceci se passait à son retour de Constantinople, c'est~à-dire lors de l'épisodè le plus triomphal et épique des sombres années après 1848. Le 'Vaisseau nordaméricain qui l'avait arraché aux griffes de l'Autriche et de la 37. Maintenant et toujours. 38. Mansion Bouse : résidence du Lord Mayor de Londres. Marseille et Londres : Kossuth s'y trouva en 1851, à son retour de Turquie. (A.S.) (5)
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Russie, voguait .fièrement avec l'exilé vers une République, mais. faisait escale aux rivages d'une autre, où l'attendait déjà un ordre du dictateur policier de la France, qui interdisait au banni de poser le pied sur le sol du futur Empire. Aujourd'hui cela ne causerait pas d'incident, mais à l'époque, tout le monde n'était pas définitivement démoralisé. Des foules de travailleurs se précipitèrent vers le navire, dans des canots, pour acclamer Kossuth, et il leur parla avec beaucoup de naturel du socialisme. Le tableau change ·: en cours de voyage, un pays libre obtient d'un autre pays libre que l'exilé vienne lui rendre visite. Quand Kossuth remercia publiquement les Anglais de leur réception, il ne cacha point son respect pour le système politique qui l'avait rendue possible. Dans les deux cas, il se montra tout à fait sincère; il ne représentait ni un parti, ni un autre : il pouvait avoir de la sympathie pour les ouvriers français et pour la Constitution anglaise, sans devenir orléaniste ou trahir la République. Kossuth le savait et, négativement, comprenait fort bien sa situation en Angleterre par rapport aux partis révolutionnaires. Il ne devint ni « Gluckiste », ni « Picciniste » 39, et se tint .à égale distance de Ledru-Rollin et de Louis Blanc. Avec Mazzini et Worcel140, il avait un terrain commun, des frontières contiguës, un combat similaire, voire quasiment identique; lui et eux se lièrent avec les deux autres. Or, Mazzini et Worcell étaient depuis fort longtemps ce que les Espagnols ont appelé des « afrancesados » 41; Kossuth s'entêtait, leur cédait à contrecœur, mais ce qui est remarquable, c'est qu'il cédait à mesure que les espoirs en un soulèvement en Hongrie s'amenuisaient de plus en plus. De mon entretien avec Mazzini et Ledru-Rollin, il ressortait que Mazzini s'attendait à ce que l'impulsion révolutionnaire vienne d'Italie et, de façon générale, qu'il était mécontent de la France; il ne s'ensuit pas pour autant que j'aie tort de le qualifier « d'afrancesado ». 'D'une part, se manifestait en lui un patriotisme qui ne répondait pas tout à fait .à son idée de fraternité des peuples et de république universelle; d'autre part, il était personnellement indigné contre la France, qui, en 1848, n'avait rien fait pour l'Italie,. et en 1849 avait tout fait pour l'anéantir. Mais se montrer irrité 39. Allusion à la querelle des mélomanes, à Paris au XVIn• siècle, les un!> préférant Gluck, les autres, Piccini. 40. Comte Stanislas Worcell (179'9-1857), patriote révolutionnaire polonais. II avait pris la tête du parti des émigrés polonais après l'échec du soulèvement de
1830.
41. Ajrancesados : signifie « francisés » dans le sens de « fidèles à la tradition révolutionnaire française ». Ailleurs, dans le sens péjoratif, ce terme s'appliquait au parti aristocratique profrançais, lors de la Révolution espagnole de
1854
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(K.)
contre la \France d'aujourd'hui ne veut pas dire « s'écc.rter de son esprit '». L'esprit révolutionnaire français a son uniforme propre, ses rites, son credo. A l'intérieur de ces limites on peut être un Hbéral politique caractérisé ou un farouche démocrate; on peut, sans aimer la \France, aimer sa patrie « à la française »; tout cela ne sera que variations, cas individuels, mais l'équation algébrique demeurera la même. Ma conversation avec Kossuth prit immédiatement un tour sérieux : son regard reflétait plus de tristesse que de clarté; il n'attendait certainement pas la révolution pour demain. Ses connaissances sur l'Europe du Sud-Est étaient énormes; il m'étonna en citant des articles du traité de Catherine II avec la Porte 42. - Quel mal effrayant vous nous avez fait lors de notre soulèvement, me dit-il, et quel grand mal à vous-mêmes ! Soutenir l'Autriche, quelle politique étriquée et « antislave » ! Bien entendu, l'Autriche ne vous dira même pas merci de l'avoir tirée d'affaire; vous imaginez-vous qu'elle ne comprenne pas que Nicolas r· n'a pas volé à son secours à elle, mais à celui du pouvoir despotique en général? Il connaissait beaucoup moins bien l'état social de la Russie que son état politique et militaire. Ceci n'est pas étonnant : y a-t-i:l beaucoup d'hommes d'Etat chez nous qui en savent quelque chose hors des lieux communs et des observations privées, fortuites, sans aucune coordination ? Il croyait que les paysans de la Couronne payaient leur taille sous forme de corvée; il me questionna sur la commune rurale, sur la puissance des propriétaires fonciers. Je lui appris ce que je savais. Après avoir quitté Kossuth je me suis demandé : qu'a-t-il donc de commun avec ses camarades, ·à part son attachement à l'indépendance de son peuple ? Mazzini rêvait d'affranchir l'humanité par le truchement de l'Italie, Ledru~Rollin voulait l'affranchir à Paris, puis prescrire sévèrement la liberté au monde entier. Je doute que Kossuth eût souci de l'humanité entière, et il me semble qu'il lui était assez indifférent de savoir si on allait bientôt proclamer la république à Lisbonne, ou si le dey de Tripoli deviendrait un simple citoyen de la « Fraternité tripolitaine une et indivisible ». Cette différence, qui me sauta aux yeux dès le premier regard, se révéla ensuite par une série d'actions. Tous les deux ou trois mois Mazzini et Ledru-Rollin, hommes vivant indépendamment 42. Le traité de Koutchouk-Kainardji (1774) mettait fin à la guerre russeturque et tentait de régler en partie la question des !principautés danubiennes.
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de toute considératiOn pratique, tentèrent des expenences révolutionnaires : Mazzini par des soulèvements, Ledru-Rollin par l'envoi d'agents. Les amis de Mazzini périssaient dans les prisons autrichiennes et pontificales, les émissaires de Ledru-Rollin périssaient à Lambessa ou à Cayenne. Néanmoins, avec le fanatisme aveugle des .croyants, ces deux hommes continuèrent à envoyer leurs Isaac au sacrifice. Kossuth, lui, ne faisait pas d'expériences; Libényi, qui planta un couteau dans l'empereur d'Autriche 43, n'était nullement en rapport avec lui. Nul doute que Kossuth fût arrivé à Londres avec des espérances mieux fondées. Il faut reconnaître qu'il y avait de quoi attraper le vertige ! Il suffit de se rappeler ces ovations continuelles, cette procession royale à travers les mers et les océans, les villes américaines se disputant l'honneur d'être la première à aller au-devant de lui et de l'introduire dans ses murs. Londres la fière, avec ses deux millions d'habitants, l'attendant debout à la gare du chemin de fer; l'équipage du Lord Mayor était attelé pour lui, « aldermen », sheriffs, membres du Parlement l'escortant au travers d'une mer ondoyante de gens qui lui faisaient accueil en poussant des cris, en lançant en l'air leurs couvre-chefs. Et lorsqu'il parut sur le balcon de Mansion House en compagnie du Lord Mayor, il fut reçu par un « hurrah » tonitruant, tel que Nicolas r· n'avait pu en obtenir ni grâce à la protection de Wellington et de la statue de Nelson, ni en flattant les chevaux de course 44. L'orgueilleuse aristocratie anglaise, qui s'était retirée dans ses terres quand Bonaparte festoyait avec la reine à Windsor ou faisait des libations en compagnie des bourgeois de la City 45, se pressait, toute dignité oubliée, en calèches et équipages, pour voir le fameux agitateur. On présentait à Kossuth le proscrit des hommes de plus haut rang. Le Times fronça le sourcil46, mais eut si peur des clameurs de l'opinion publique que, pour effacer sa bévue, il entreprit de vitupérer Napoléon III. Est-ce étonnant que Kossuth soit revenu d'Amérique empli d'espoir ? Mais après avoir passé une ou deux années à Londres, et voyant la direction que prenait l'Histoire sur le Continent et le refroidissement de l'enthousiasme en Angleterre même, il comprit 43. Libényi, Laszlo, artisan hongrois qui attenta à la vie de François-Joseph en 1853. 44. Lors de sa visite à Londres, en 1848, le tsar Nicolas Jer fit un don à l'Angleterre pour l'érection de la statue de Nelson et institua un prix pour les courses de chevaux, dont il raffolait {K.) 45. Allusion à la réception donnée par la reine ViCtoria à Windsor, en honneur du tsar, et à celle des échevins de la City {avril 1848). 46. Le 21} septembre 1851 le Times publia un article hostile à Kossuth lors de son arrivée à Londres (A.S.)
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qu'un soulèvement était impossible et que l'Angleterre était une piètre alliée de la révolution. Une fois encore, une dernière fois, il fut gonflé d'espoir et devint à nouveau l'avocat de sa cause ancienne devant le peuple anglais : ce fut au début de la guerre de Crimée. Il abandonna sa retraite et parut bras-dessus, bras-dessous avec Worcell, autrement dit, avec ·la Pologne démocratique, qui demandait à ses alliés rien qu'un appel, rien qu'un accord pour risquer une rébellion. Sans doute aucun, ce fut pour la Pologne le grand moment : « oggi o mai » 47. Si la restauration de la Pologne était reconnue, que nre pouvait espérer la Hongrie ! Voilà pourquoi Kossuth paraît au meeting polonais du 29· nov.embre 1854 et demande la parole. Voilà pourquoi il visite ensuite avec Worcell les principales villes d'Angleterœ, prêchant l'agitation en faveur de la Pologne. Les discours prononcés alors par Kossuth 1sont ·tout ~à fait remarquables, tant par leur contenu que par leur forme. Mais, cette fois-là, il n'entraîna pas l'Angleterre : les gens s'assemblaient en foules denses, applaudissaient son grand don d'éloquence, étaient prêts à apporter leur contribution. Mais ce mouvement n'allait pas plus loin, mais les discours ne réveillaient pas dans d'autres milieux, dans les masses, l'écho qui eût pu influencer le Parlement ou contraindre le gouvernement à changer de voie. L'année 1-854 passa.. L'année 1855 arriva. Nicolas e:x,pira. La Pologne ne bougeait pas. La guerre se limitait aux rivages de la Crimée. Il n'y avait plus à songer au rétablissement de la nationalité polonaise. L'Autriche était une arête au travers de la gorge des alliés; de surcroît, tout le monde voulait la paix, l'essentiel ayant été atteint et Napoléon III, ce civil, s'étant couvert de gloire militaire ... A nouveau Kossuth quitta la scène. Ses articles dans Atlas, les conférences sur le Concordat qu'il donna à Edimbourg, Manchester, doivent être considérés plutôt comme une affaire privée. Kossuth n'avait pu sauver ni sa fortune, ni celle de son épouse. Accoutumé naguère au luxe prodigue des magnats hongrois, il devait, en terre étrangère, chercher de quoi vivre. Il ne s'en cachait point. Toute sa famille a quelque chose de noble et de méditatif : on voit qu'elle a vécu de grands événements qui ont haussé le diapason de tous. Jusqu'à ce jour, Kossuth est entouré de quelques partisans fidèles. Autrefois, ils formaient sa cour, aujourd'hui ce sont simplement ses amis. Les événements l'ont lourdement marqué; il a beaucoup vieilli ces temps derniers, et son grand calme vous serre le cœur. 47. « Aujourd'hui ou jamais. »
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Pendant les deux premières années nous nous rencontrâmes rarement; ensuite le hasard nous réunit dans l'un des points les plus charmants non seulement de l'Angleterre, mais de l'Europe : l'île de Wight. Nous avons passé tous les deux un mois entier à Ventnor; c'était en 1855. Avant son départ, nous avons assisté à une fête enfantine. Les deux fils de Kossuth, de beaux et charmants adolescents, dansaient avec mes enfants ... Kossuth se tenait près de la porte et les regardait avec mélancolie. Me montrant mon fils, il me dit avec un sourire : - Voici déjà la jeune génération, prête à prendre la relève. - Cela arrivera-t-il ? - C'est justement à cela que je songeais. Pour l'heure, qu'ils dansent, ajouta-t-il en les contemplant d'un air plus triste encore. Je crois que, pour une fois, nous pensions la même chose. Les pères verront-ils ce jour ? Et que verront-ils ? L'ère révolutionnaire à laquelle nous aspirions sous les feux mourants du crépuscule des années quatre-vingt-dix, à laquelle aspiraient la France libérale, la jeune Italie, Mazzini, Ledru-Rollin, n'appartient-elle pas déjà au passé ? Ces hommes ne sont-ils pas en train de devenir les mélancoliques représentants du passé, tandis qu'alentour bouillonnent d'autres problèmes, une autre vie ? Leur religion, leur langage, leurs gestes, leurs buts, tout cela nous est proche et en même temps lointain ... Le carillon de l'église par un calme matin de fête et les chants liturgiques ébranlent encore notre âme, et pourtant aucune foi ne vit plus en elle ! II est de tristes vérités, il est difficile, il est pénible de regarder bien des choses en face, parfois difficile de formuler ce que l'on voit. Du reste, est-ce nécessaire? Car c'est aussi, d'une certaine manière, une passion ou une maladie. « La vérité, la vérité nue, rien que la vérité ! » Tout cela est bel et bon, mais la connaissance de la vérité est-elle compatible avec notre existence ? Ne la ronget-elle pas comme un acide trop puissant corrode les parois d'un récipient ? La passion de la vérité n'est-elle pas un mal terrible, qui châtie durement celui qui l'élève en son sein ? Une fois, il y a un an, en un jour pour moi mémorable, cette pensée m'a particulièrement frappé. Le jour de la mort de Worcell, j'attendais un sculpteur dans la pauvre chambrette où ce martyr avait fini de souffrir. Une vieille servante se tenait là, éclairant avec un bout de chandelle jaune et fondue le cadavre émacié, recouvert simplement d'un drap. Lui, malheureux comme Job, s'était endormi, un sourire sur les lèvres; la foi s'était figée dans ses yeux prêts à s'éteindre, que ferma un fanatique semblable à lui : Mazzini. 30
Je portais à ce vieillard une affection mélancolique, et pas une seule fois je ne lui ai dit toute la vérité que j'avais en tête. Je ne voulais pas troubler son esprit qui allait s'éteignant 1: il avait bien assez souffert. Il avait besoin de la prière des morts, non de la vérité. Et c'est pourquoi il avait eu tant de bonheur à entendre Mazzini murmurer à son oreille de moribond des promesses et des paroles de foi.
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CHAPITRE III LES EMIGRES DE LONDRES Allemands. Français. Les Partis. Victor Hugo. Félix Pyat, ·Louis Blanc et Armand Barbès. Là-bas au bord des fleuves de Babylone Nous restions assis tout éplorés ..• (Psaume 137, 1.)
Si quelqu'un s'avisait d'écrire ·« de l'extérieur •» l'histoire interne des émigrés et exilés politiques depuis l'année 1848, à Londres, quelle triste page il ajouterait aux chroniques sur l'homme contemporain ! Que de souffrances, de privations, de larmes... et quelle vacuité, quelle mesquinerie, quelle pauvreté intellectuelle, spirituelle, quel manque de compréhension, que d'obstination dans la discorde, de petitesse dans l'amour-propre ... D'un côté, des hommes simples, comprenant par l'instinct et le cœur la cause de la révolution et lui offrant le plus grand sacrifice dont l'homme soit capable : une pauvreté volontaire; ils forment le petit groupe des justes. De l'autre côté, des hommes aux ambitions secrètes mal dissimulées, pour qui la révolution signüiait fonction, position sociale 1, et qui se sont Jetés dans l'émigration faute d'avoir trouvé une situation. Viennent ensuite les fanatiques de toute eau, les monomanes de toutes les monomanies, les fous de toutes les folies. De cette nervosité, de cet état de tension et d'irritation est née la passion de faire tourner les tables qui a fait une ·effrayante quantité de victimes parmi les émigrés. Qui n'a pas fait tourner les tables, depuis Victor Hugo et Ledru-Rollin jusqu'à Quirico Filopanti 2; celui-ci est allé plus loin encore... et a découvert tout ce que faisaient les hommes il y a quelque mille ans ! 1. En français. 2. Filopanti, Quirico (1812-1894), ho=e politique et savant, professeur de mécanique à l'Université de Bologne, en 1859.
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Avec cela, aucun pas en avant. Comme les pendules de cour du Palais de Versailles ils n'indiquent qu'une seule heure, celle de la mort du roi : eux aussi, on a oublié de les remonter depuis l'heure où Louis XV expira. Ces hommes ne nous montrent qu'un seul événement, une seule conclusion. Ils en parlent, ils y pensent, ils y reviennent. Quand on rencontre les mêmes individus, les mêmes groupes, cinq ou six mois ou deux à trois ans plus tard, on est effaré ': les mêmes discussions sont poursuivies par les mêmes individus, avec les mêmes récriminations; seules les rides gravées par l'indigence, les privations, se sont multipliées; les vestes, les paletots se sont râpés; il y a davantage de cheveux blancs; l'ensemble est plus vétuste, plus décharné, plus sombre ... , mais les discours sont les mêmes ! La révolution demeure pour eux, comme dans les années quatre-vingt-dix, une métaphysique de l'ordre social. Mais la passion naïve d'antan pour le combat, qui prêtait ses vives couleurs aux généralités les plus plates, qui donnait corps aux lignes sèches de leur structure politique, leur manque et ne peut que leur manquer : à l'époque, les généralités et les notions abstraites étaient une joyeuse nouveauté, une révélation. A la fin du xvm• siècle, les gens commencèrent pour la première fois - non point dans les livres, mais dans la réalité - à se libérer d'un monde fatal, mystérieusement oppressant, de la tradition théologique, et s'efforcèrent de fonder sur une compréhension consciente toute la vie civique, qui s'était développée indépendamment de la conscience et de la volonté. En 1793, la tentative d'un Etat raisonnable, comme celle d'une religion de la raison, contenait une poésie titanesque, puissante, qui porta ses fruits; pourtant elle s'éventa et s'appauvrit au cours des dernières soixante années. Nos héritiers des titans ne s'en aperçoivent point. Semblables aux moines du mont Athos, qui s'occupent de leurs affaires, font les mêmes discours qu'au temps de saint Jean Chrysostome et poursuivent une existence bloquée de longue date par la domination turque, qui elle-même touche à sa fin ... ils se réunissent à jours fixes pour commémorer certains événements, avec les mêmes rites et les mêmes prières. Un autre frein paralyse les émigrés : chacun d'eux se défend contre les autres; cela détruit dép'lorablement tout travail intellectuel, tout effort consciencieux. Ils n'ont aucune visée objective. Tous les partis sont obstinément conservateurs. Un mouvement en avant apparaît à leurs yeux comme une faiblesse, quasiment une fuite : « Tu t'es placé sous une bannière, tu dois y rester, même si, le temps passant, tu t'es aperçu que ses couleurs ne sont pas tout à fait celles que tu croyais... » 34
Ainsi passent les années. Peu à peu tout change autour d'eux. Là où il y avait des amoncellements de neige, l'herbe a poussé, là où il y avait des buissons, il y a une forêt, là où se trouvait une forêt, il n'y a plus que des souches ... Ils ne remarquent rien. Certaines issues se sont éboulées et sont bloquées •: ils continuent à vouloir s'y glisser. Des fentes nouvelles se sont ouvertes par où s'engouffrent sans cesse des rais de lumière, mais eux, ils regardent de l'autre côté. · Les relations qui se sont établies entre les divers émigrés et les Anglais pourraient à elles seules fournir des faits étonnants quant aux affinités chimiques des différents peuples. La vie anglaise éblouit tout d'abord les Allemands, les écrase, puis les absorbe ou, pour mieux dire, les transforme en mauvais Anglais. En règle générale, si l'Allemand entreprend quelque affaire, il commence par se raser, relève le col de sa chemise jusqu'aux oreilles, dit yes au lieu de ja et weil quand il n'y a besoin de rien dire. Une année ou deux plus tard, il rédige ses lettres et ses billets en anglais et vit dans un milieu tout .à fait anglais. Jamais les Allemands ne considèrent les Anglais comme des égaux, mais comme nos petits-bourgeois considèrent nos fonctionnaires, et nos fonctionnaires, les nobles de vieille souche. Entrant dans la vie anglaise, les Allemands ne deviennent pas de vrais Anglais, mais affectent de l'être et cessent en partie d'être Allemands. Dans leurs rapports avec les étrangers, les Anglais sont aussi fantasques que dans tout le reste; ils se ruent sur un nouveau venu comme sur un comédien ou un acrobate, ne le laissent pas en paix, mais dissimulent à peine le sentiment de leur supériorité et même une certaine aversion à son égard. Si l'étranger conserve son costume, sa coiffure, son chapeau, l'Anglais, offusqué, le persifle, mais petit à petit il s'y habitue et voit en lui un original. Si l'étranger, alarmé de prime abord, commence :à se conformer aux manières de l'Anglais, celui-ci ne l'en respecte point et le traite avec condescendance, du haut de sa morgue britannique. Ici, même doté de beaucoup de tact, il est malaisé de s'y retrouver ·et de ne pas pécher en en faisant trop ou pas assez; on peut dès lors imaginer ce que font les Allemands, démunis de tout tact, familiers et obséquieux, trop prétentieux et trop simplets, sentimentaux sans cause et grossiers sans provocation. Or, si les Allemands considèrent les Anglais comme une espèce supérieure mais de la même race, et se sentent inférieurs à eux, il ne s'ensuit nullement que l'attitude des Français, et spécialement des réfugiés français, soit plus intelligente. Tout comme l'Allemand respecte toutes choses anglaises sans discrimination, le Français 35
proteste contre tout et déteste tout œ qui est anglais. Naturellement, cela atteint aux aberrations les plus comiques. En premier lieu, le !Français ne peut pardonner aux Anglais de ne pas parler français, deuxièmement, de ne pas le comprendre quand il prononce de travers Charing Cross et Leicester Square. Ensuite, son estomac ne peut digérer les dîners anglais, qui consistent en deux énormes morceaux de viande et de poisson, au lieu des cinq petits plats de divers ragoûts, fritures, salmis, etc. Puis, il ne peut se faire à la « servitude '» des tavernes fermées le dimanche, ni .à un peuple qui s'ennuie pour Dieu, bien que toute la France s'ennuie po·ur Bonaparte sept jours par semaine. Enfin, tout le habitus, tout .ce qui est bon comme tout ce qui est mauvais chez l'Anglais, est détestable aux yeux du Français. L'Anglais le paie de la même monnaie, mais regarde avec envie la coupe de ses habits, tente de l'imiter, mais le caricature. Tout cela est fort intéressant pour une étude de physiologie comparée, et je ne le rapporte pas pour faire rire. L'Allemand, comme nous l'avons observé, se reconnaît, tout au moins comme citoyen, pour un spécimen inférieur de la race à laquelle appartient l'Anglais, et il lui est subordonné. Le Français est d'une espèce diUérente, mais pas assez distincte de l'autre pour lui être indifférent (comme le Turc est indifférent au Chinois), et il hait l'Anglais, surtout parce que ces deux peuples sont, chacun pour soi, aveuglément convaincus qu'ils sont le premier peuple du monde. L'Allemand, de son côté, en est persuadé en son for intérieur, surtout auf dem theoretischen Gebiete 3, mais il a honte de l'admettre. De fait, le Français est tout le contraire de l'Anglais. Ce dernier est une créature qui habite sa tanière, qui aime viv,re à l'écart, obstiné et insoumis. Le Français est un être grégaire, impudent, mais facile .à faire paître. D'où, deux lignes d'évolution tout .à fait parallèles, séparées par la Manche. Le !Français met constamment « en garde », se mêle de tout, donne des lecçons à tout le monde, vous enseigne toutes choses; l'Anglais patiente, ne se mêle aucunement des affaires d'autrui, et serait plus enclin à s'instruire qu'à instruire, mais il n'en a pas le loisir; il lui faut retrouver sa boutique. Les deux pierres angulaires de toute la vie anglaise : l'indépendance individuelle et la tradition ancestrale, n'existent quasiment pas pour le Français. La grossièreté des manières anglaises met le Français hors de lui. En vérité, dies sont répugnantes et empoisonnent la vie londonienne, mais il ne perçoit pas, derrière elles, 3. « Dans le domaine de la théorie • »
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l'austère puissance qui a permis à ce peuple de défendre ses droits, ni l'obstination, qui permet de faire d'un Anglais tout ce qu'on voudra en flattant ses passions - tout, sauf un esclave ravi des galons dorés de sa livrée, émerveillé par ses chaînes entrelacées de lauriers. Le monde du self government, de la décentralisation, qui s'est développé de manière originale et capricieuse, paraît au Français tellement barbare et incompréhensible que, si longtemps qu'il vive en Angleterre, il n'en connaîtra pas la vie politique et civique, le droit et la jurisprudence. Il se perd dans la multiplicité incongrue des précédents sur lesquels se fondent les lois anglaises comme dans une forêt obscure, et ne remarque ni les chênes énormes et majestueux qui la composent, ni tout le charme, toute la poésie, toute la .signification de cette diversité elle-même. Le petit Code du Français, avec ses allées sablées, ses buis taillés et ses jardiniers-policiers dans chaque sentier, c'est bien autre chose! A nouveau, Shakespeare et Racine. Un Français voit deux ivrognes se batt11e dans une taverne et un policeman qui les contemple avec la sérénité d'un indifférent et la curiosité d'un homme qui assiste à un combat de coqs. Il écume de rage parce que le policeman ne manifeste pas sa fureur et n'emmène pas quelqu'un au violon 4. Il ne réfléchit pas que la liberté individuelle n'est possible que lorsque le policier n'est pas investi d'autorité parentale, et que son intervention est réduite à une bonne volonté passive, jusqu'au moment où l'on fera appel à lui. La sécurité qu'éprouve le moindre miséreux quand il referme sur lui la porte de son galetas sombre, glacé, humide, infléchit son attitude. Bien entendu, derrière ces droits strictement observés, jalousement défendus, se cache parfois un criminel. Qu'il en soit ainsi ! Il vaut bien mieux que le voleur astucieux demeure impuni que de voir un honnête homme trembler comme un voleur dans sa chambre. Avant mon arrivée en Angleterre, toute apparition d'un policier dans ma demeure m'inspirait irrésistiblement un sentiment de répulsion, et moralement je me mettais en garde 5 contre un ennemi. Mais en Angleterre le policeman à votre porte ou dans vos portes ne fait qu'ajouter .à votre sentiment de sécurité. En 1855, le gouverneur de Jersey, profitant de l'arbitraire propre .à son île, commença à persécuter la revue L'Homme pour la lettre de !Félix Pyat à la Reine 6, et, n'osant donner un tour légal à 4 et 5. En français. . 6. L'Homme : revue des émigrés à Jersey. La lettre de F. Pyat à la reine Victoria, publiée PM" cette revue le 10 octobre 1855, exprimait l'indignation des émigrés de l'ile (et de tous les autres) devant la visite qu'elle avait faite à Napoléon ITI, à Paris, en août 1855.
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l'affaire, ordonna à Victor Hugo et aux autres réfugiés qui avaient protesté en .faveur de la revue de quitter Jersey; le bon sens et toute la presse d'opposition leur apprit que le gouverneur avait excédé son autorité, qu'ils devaient rester et lui intenter un procès. Le Daily News avec d'autres journaux promirent d'assurer les frais. Mais c'eût été une longue affaire, et puis « comment était-il possible de gagner un procès contre le gouvernement ? » Les réfugiés publièrent une protestation nouvelle et terrible, menacèrent le gouverneur du verdict de l'Histoire... et se retirèrent fièrement à Guernesey. Je vais citer un exemple de la façon dont les Français comprennent les droits anglais. Certain soir, un réfugié accourt chez moi et, après une volée d'injures à •l'égard de l'Angleterre ·et des Anglais, il me narre la « monstrueuse '» histoire suivante. Les émigrés français enterraient ce matin-là l'un de leurs confrères. Il faut dire qu'au milieu de l'existence languissante et ennuyeuse des exilés les funérailles d'un camarade font presque figure de fête, c'est l'occasion de faire un discours, de porter ses drapeaux, de se réunir, de défi'ler dans les rues, de noter qui est présent et qui ne l'est pas; voilà pourquoi l'émigration démocratique s'est mise en route au grand complet 7. Au cimetière parut un pasteur anglais, un livre de prières à la main. Mon ami lui fit remarquer que le défunt n'était pas chrétien et par conséquent n'avait pas besoin de ses prières. Le pasteur, un pédant et un hypocrite comme tous les pasteurs anglais, lui répliqua avec une humilité affectée et un flegme national que « le défunt n'avait peut.,être pas besoin de ses prières ·», mais que « son devoir lui commandait d'accompagner chaque défunt à sa dernière demeure ». Il s'ensuivit une dispute, et comme les Français commençaient à s'échauffer et à crier, l'entêté pasteur appela la police. - Allons donc, parlez-moi de ce chien de pays avec sa sacrée liberté! ajouta le principal acteur (après le mort et le pasteur) de cette scène. - Et qu'a fait, demandai-je, la force brutale au service du noir fanatisme? - Quatre policemen sont arrivés et le chef de la bande, et ils ont demandé: « Qui a parlé au pasteur? » Je m'avançai aussitôt. En disant cela, mon ami, qui dînait avec moi, avait l'air de Léonidas quand jadis il partait souper avec les dieux. - C'est moi, Monsieur, car je me garde bien de dire « citoyen » 7. En français, comme tout ce qui sera en italiques, jusqu'à la fin du chapitre.
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à ces gueux-Eà s. Alors le chef des sbires me dit, avec la plus grande insolence : « Traduisez pour les autres : qu'ils ne fassent pas de bruit, enterrez votre camarade et rentrez chez vous. Mais si vous faites du raffût, je donnerai l'ordre de vous sortir tous! •:. Je le regardai, ôtai mon chapeau et criai à tue-tête : Vive la République démocratique et sociale ! Me retenant à grand-peine de rire, je lui demandai : - Et qu'a fait le chef des sbires? - Rien ! rétorqua le Français avec une orgueilleuse fatuité. Il échangea un coup d'œil avec ses compagnons, puis ajouta pour nous : « Allons, faites votre travail ! » et il resta tranquillement à attendre. Ils avaient fort bien compris qu'ils n'avaient .pas affaire à la racaille anglaise... Ils ont du nez ! Que pouvait-il se passer dans l'âme d'un « constable » grave, solide et peut-être un peu ivre, pendant cette algarade ? Mon ami n'avait même pas songé qu'il eût pu s'offrir le plaisir de vociférer de même sous les fenêtres de la reine, devant la grille du Palais de Buckingham, sans aucun inconvénient. Mais, plus remarquable encore, ni mon ami, ni aucun autre Français, n'a jamais réfléchi que dans des circonstances similaires en France leur manège leur aurait valu d'être expédiés à Cayenne ou à Lambessa. Si on les y fait penser, leur réponse est toute prête : - Ah bah! C'est une halte dans la boue... Ce n'est pas normal! Mais quand ont-ils eu une liberté « normale » ? Les émigrés français, comme tous les autres émigrés, emportèrent en exil et conservèrent jalousement toutes leurs discordes et tous leurs partis. Ils étaient irrités .par la sombre ambiance d'un pays étranger et inamical, qui se gardait de cacher qu'il conservait son « droit d'asile » par respect de lui-même et non pour ceux 8. Note de Herzen : Pour ex'pliquer le fait que mon ami « rouge » emploie, dans sa conversation avec le policeman, le mot Monsieur, pour ne pas faire mauvais usage du mot citoyen, je dois raconter quelque chose. Dans l'une des rues pauvres, noires, sales, entre Soho et Leicester Square, où habituellement la partie la plus miséreuse des émigrés mène une vie nomade, un liquoriste « rouge » avait ouvert une petite pharmacie. Comme je passais devant, j'entrai pour lui acheter de l'eau sédative. Il était assis derrière son comptoir : grand, des traits grossiers, des sourcils épais, froncés, un grand nez et une bouche un tantinet de ·travers; c'était le terroriste provincial typique de 1794, et rasé par-dessus le marché. « Pour six pence d'eau de Raspail, Monsieur », lui dis.je. Lui, occupé à peser quelque herbe qu'une petite fille venait chercher, ne prêta pas la moindre attention à ma demande, et je pus admirer tout mon content ce Collot d'Herbais, jusqu'à ce que, enfin, il eilt cacheté à la cire les coins de son paquet en papier et tracé une inscription. Alors il s'adressa à moi d'un air assez sévère, avec un « Plait-il ? » « De l'eau de :Raspail pour six pence, rélpétai-je, Monsieur. » Il me regarda avec une expression féroce, et, m'ayant inspecté de la tête aux pieds, il me dit d'une voix profonde et digne ·: Citoyen, s'ü vous plaît.
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qui le sollicitaient. Et maintenant, la rupture avec les personnes et les habitudes, l'impossibilité de se déplacer, la séparation d'avec les siens, la pauvreté, chargent d'amertume, d'intolérance et de hargne toutes leurs relations. Les heurts deviennent plus virulents, les reproches pour les erreurs passées, plus impitoyables. Les nuances des parti-es div.ergent au point que de vieux amis rompent tous liens, ne se saluent plus ... Il existait des discordes réelles, théoriques et de tous ordres, mais à côté des idées se dressaient les personnalités, à côté des bannières, les noms propres, à côté du fanatisme, l'envie, à côté d'un franc enthousiasme, une naïve vanité. L'antagonisme exprimé jadis entre un Martin Luther « admissible » et un Thomas Münzer « conséquent '» est enclos comme les cotylédons dans toute graine; le développement logique de chaque parti, puis son démembrement, nous le révèlent infailliblement. Nous le trouvons tant chez les trois Gracques « impossibles » (en comptant Gracchus Babeuf), que dans les trop '« possibles » Sylla et Soulouque de toute nuance 9. Rien n'est possible, sinon une diagonale, sinon un compromis pâle et médiocre, qui donc correspond à tout ce qui est médiocre : classe sociale, fortune, compréhension. La Ligue et les Huguenots préparent Henri IV, les Stuart et CromweU préparent Guillaume d'Orange, Louis-Philippe est issu de la révolution et du légitimisme. Après lui, c'est l'antagonisme entre une république potentielle et une république logique ·: la potentielle est appelée démocratique, la logique est dite sociale,· leur collision mène à l'Empire, mais les partis demeurent. Les extrémistes intraitables se sont retrouvés à Cayenne, à Lambessa, à Belle-Ile, et certains hors des frontières de la France, principalement en Angleterre. Dès qu'ils eurent repris haleine à Londres et que l·eurs yeux se furent accoutumés à discerner les objets dans le brouillard, la vieille querelle fut reprise avec l'intolérance particulière aux émigrés, dans le sombre du climat londonien. Le président de la Commission du Luxembourg 10 était, « de jure », le principal personnage au sein de l'émigration socialiste londonienne. Représentant de l'organisation du travail et des sociétés de travailleurs égalitaires, il était aimé des ouvriers. D'une 9. Soulouque, ho=e politique .noir élu président de Tahiti en 1847 et empereur en 1849 sous le nom de Faustin 1... S'enfuit à la Jamaïque en 1858 (L.) 10. Louis Blanc, qui, en 1848, présida une Commission gouvernementale au Palais du Luxembourg sur le problème ouvrier. (Cf. le jugement de Herzen sur l'action de Louis Blanc dans Lettres de France et d'Italie.)
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stricte, d'une irréprochable pureté dans ses op1mons, toujours au travail, sobre, orateur de premier ordre, populaire sans familiarité, hardi et prudent tout ·à la fois, il avait tout pour agir sur les masses. Ledru-Rollin, d'autre part, représentait la tradition religieuse de Quatre-vingt-treize. Pour lui, les mots « république » et « démocratie » englobaient tout : Ia nourriture pour les affamés, le droit au travail, la libération de la Pologne, l'écrasement de Nicolas 1"", la fraternité des peuples, la chute du Pape. Il y avait moins d'ouvriers dans son entourage; son chœur se composait de capacités, c'est-à-dire d'avocats, de journalistes, de professeurs, de Clubistes, etc. La dualité des deux partis est évidente; c'est pour cela, précisément, que je n'ai jamais pu comprendr-e comment Mazzini et Louis Blanc pouvaient expliquer leur rupture définitive par des heurts personnels. Leur rupture se trouvait au plus profond de leurs points de vue, des tâches qu'ils s'imposaient. Ils ne pouvaient marcher du même pas, mais peut-être n'aurait-il pas fallu se disputer publiquement. La cause du socialisme et la cause italienne différaient, si l'on peut dire, par leur priorité ou leur degré. L'indépendance politique primait, et devait primer sur l'organisation économique de .J'Italie. Nous avons vu la même chose en Pologne en 1·831, en Hongrie en 1848. Mais ici il n'y a pas place pour la polémique, c'est plus une question de division chronologique du travail que d'annihilation réciproque. Les théories sociales empêchaient l'action directe, concentrée, de Mazzini, entravaient l'organisation militaire indispensable à l'Italie; cela le mettait en colère, sans qu'il se rendit compte que pour les Français une telle organisation ne pouvait que nuire. Emporté par son intolérance et son sang italien, il s'en prit aux socialistes, et en particulier à Louis Blanc, dans une petite brochure vexatoire et superflue. En route, il en égratigna d'autres. Ainsi traite-t-il Proudhon de « démon ·» ... Proudhon voulut lui répondre, mais se limita à nommer Mazzini «