Nancy, Jean-Luc - Au Fond Des Images [PDF]

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Zitiervorschau

D U M ÊM E AUTEUR

Jean-Luc Nancy

A u x E ditions Galilée Le TITRE D E LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1972. L a REMARQUE SPÉCULATIVE, 1973.

L e PARTAGE DES VOIX, 1982. HY PNO SES,

avec Mikkel Borch-Jacobsen et Éric M ichaud, 1984.

L'OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, 1986. L’EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, 1988. U n e pensée fin ie , 1990. L e s e n s DU m o n d e , 1993 ; rééd. 2 0 0 1 . L es MUSES, 1994 ; rééd. 2001. Ê T R E SINGULIER PLURIEL, 1996. L e REGARD D U PORTRAIT, 2000. L'INTRUS, 2000. L a PENSÉE DÉROBÉE, 2001.

La CONNAISSANCE DES TEXTES, avec Simon Hantai et Jacques Derrida, 2001. L’. IL Y A » D U RAPPORT SEXUEL, 2001. V isit a t io n (d e la pein t u r e c h r é t ie n n e ), 2001. L a COMMUNAUTÉ AFFRONTÉE, 2 0 0 1 . La CRÉATION D U M O N D E - O U LA M ONDIALISATION, 2002. À L'ÉCOUTE, 20 0 2 . AU FO N D DES IMAGES, 20 0 3 .

C hez d ’a utres éditeurs LOGODAEDALUS,

Flammarion, 1976.

L'absolu l it té ra ire , avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le Seuil, 1978. EGOSUM, Flammarion, 1979. L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983.

L a COM M UNAUTÉ DÉSŒUVRÉE, Christian Bourgois, 1986. D e s LIEUX DIVINS, Mauvezin, TER, 1987 ; rééd. 1997. L a COM PARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 1991. Le M YTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, L’Aube, 1991. L e POIDS D 'U N E PENSÉE, Québec, Le Griffon d ’argile/Grenoble, PU G, 1991. C O R PU S, Anne-M arie Métailié, 1992. NlUM, avec François M artin, Valence, Erba, 1994. R é sista n ce d e l a po ésie , Bordeaux, W illiam Blake & Co, 1997. H eg el , l' in q u ié t u d e d u n é g a tif . H a ch e tte , 1997. La NAISSANCE DES SEINS, Valence, Erba, 1997. L a v il l e a u l o i n , Mille et Une Nuits, 1999. M m m m m m m , avec Susanna Fritscher, Au Figuré, 2000. D e h o r s la danse , avec M athilde M onnier, Lyon, Rroz, 2001. L'ÉVIDENCE D U FILM, avec Abbas Kiarostami, Bruxelles, Yves Gevaert, 2001. UN JOU R, LES DIEUX SE R E T IR E N T . .., Bordeaux, W illiam Blake & Co, 2001. T r a n sc r ip t io n , Ivry-sur-Seine, Credac, 2001. N u s SOMMES, avec Federico Ferrari, Bruxelles, Yves Gevaert, 2002. SA N STITR E/SEN ZA TITO LO , avec Claudio Parmiggiani, Gabriele Mazzotta, M ilan, 2003.

Au fond des images

Plus il avançait vers cette image trompeuse du rivage de l’île, plus cette image reculait ; elle fuyait toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. F é n e lo n ,

Télémaque, IX.

Dans le fond des forêts votre image me suit. R a c in e ,

© 2003,

ÉD ITIO NS GALILÉE,

9, rue Linné, 75003 Paris.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d ’exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. ISBN 2-7186-0605-3

ISSN 0150-0740

Phèdre.

L’image - le distinct

L’image est toujours sacrée, si l’on tient à employer ce terme qui prête à confusion (mais que j’emploierai tout d’abord, provisoirement, comme un terme régulateur pour mettre la pensée en marche). Le sens de « sacré » ne cesse en effet d’être confondu avec celui de « religieux ». Mais la religion est l’observance d’un rite qui forme et qui main­ tient un lien (avec les autres ou avec soi-même, avec la nature ou avec une surnature). La religion n’est pas, de soi, ordonnée au sacré. (Elle ne l’est pas non plus à la foi, qui est encore une autre catégorie.) Le sacré, quant à lui, signifie le séparé, le mis à l’écart, le retranché. En un sens, religion et sacré s’opposent dona comme le lien s’oppose à la coupure. En un autre sens, sans doute, la religion peut être représentée comme faisant lien avec le sacré séparé. Mais en un autre sens encore, le sacré n’est ce qu’il est que par sa séparation, et il n’y a pas de lien avec lui. Il n’y a donc pas, strictement, de religion^du-sa-cr-d.. Il est ce qui, de soi, reste à l’écart, dans l’é^ftl^lenTent,- et., avec quoi on ne fait pas de lien (ou seulemèmmt^Jjen très 11

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paradoxal). Il est ce qu’on ne peut pas (oui lu i (ou seule­ ment d’un toucher sans contact). Pour sortit des i oiif'usioiis, je le nommerai le distinct. Ce qui veut faire lien avec le sacre-, i esi le s.u ulue, qui de fait appartient à la religion, sous une I.....te ou sous une autre. La religion cesse là où cesse le s.iuilue Là, au contraire, commencent la distinction et le maintien île la distance et de la distinction « sacrée ». ( Vu la, peut être, que l’art a toujours commencé, non dans la teligion (qu’il y fût ou non associé), mais à l’écart. Le distinct, selon l’étymologie, c’est cela qui est séparé par des marques (le mot renvoie à stigma, marque au fer, piqûre, incision, tatouage) : cela qu’un liait rente et lient à l’écart, en le marquant aussi de ce retrait. ( )n ne peut l’y toucher : ce n’est pas qu’on n’en a pas le droit, et ce n’est pas non plus qu’on manque de moyens, mais > est que le trait distinctif sépare ce qui n’est plus de l’ordie du toucher, pas exactement, donc, un intouchable, mais plutôt un impalpable. Mais cet impalpable se donne sous le liait et par le trait de son écart, par cette distraction qui l'écarte. (En conséquence, ma question première et dernière sera : est-ce qu’un tel trait distinctif n’est pas toujours l'.ilfaire de l’art ?)

d’une face cachée, qui n’en décolle pas : la face sombre du tableau, sa sous-face, voire sa trame ou son subjectile), et il lui faut être différente de la chose. L’image est une chose qui n’est pas la chose : essentiellement, elle s’en distingue. Mais ce qui se distingue essentiellement de la chose, c’est aussi bien la force, ou l’énergie, la poussée, l’inten­ sité. Toujours le « sacré » fut une force, voire une vio­ lence. Ce qui est à saisir, c’est comment la force et l’image appartiennent l’une à l’autre dans la même dis­ tinction. Com m ent l’image se donne par un trait dis­ tinctif (toute image se déclare ou s’indique « image » de quelque façon), et comment ce qu’elle donne ainsi est d ’abord une force, une intensité, la force même de sa distinction.

Le distinct est au loin, il est à l’opposé du proi lie. Ce qui n’est pas proche peut être écarté de deux manières : écarté du contact ou bien de l’identité. Le distinct est dis­ tinct selon les deux manières. Il ne touche pas, et il est dissemblable. Telle est l’image : il lui faut être détachée, mise dehors et devant les yeux (elle est donc inséparable

Le distinct se tient à l’écart du monde des choses en tant que monde de la disponibilité. Dans ce monde, les choses sont disponibles tout à la fois pour l’usage et selon leur manifestation. Ce qui se retire de ce monde n’est d’aucun usage, ou bien d’un tout autre usage, et ne se présente pas dans la manifestation (une force n’est précisément pas une forme : il s’agit aussi de saisir en quoi l’image n’est pas une forme et n’est pas formelle). C’est ce qui ne se montre pas mais qui se rassemble en soi, la force bandée en deçà ou au-delà des formes, mais non pas comme une autre forme obscure : comme l’autre des formes. C’est l’intime, et sa passion, distinct de toute représentation. Il s’agit de saisir la passion de l’image, la puissance de son stigmate ou bien celle de sa distraction (de là, sans doute, toute l’ambiguïté

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et l’ambivalence qu’on attache aux images, qui sont répu­ tées frivoles aussi bien que saintes dans toute notre culture, et non seulement dans les religions). La distinction du distinct est donc son écartement : sa tension est la tenue d’un écart en même temps qu’elle en est le franchissement. Dans le lexique religieux du sacré, ce franchissement constituait le sacrifice ou la transgression : comme je l’ai déjà dit, le sacrifice est la transgression légi­ timée. Il consiste à faire sacré (à consacrer), c’est-à-dire à faire ce qui, en droit, ne peut pas être fait (ce qui ne peut que venir d’ailleurs, du fond du retrait). Mais la distinction de l’image — tout en ressemblant beaucoup au sacrifice - n’est pas proprement sacrificielle. Elle ne légitime pas et elle ne transgresse pas : elle franchit la distance du retrait tout en la maintenant par sa marque d’image. O u plutôt : par la marque quelle est, elle instaure simultanément le retrait et un passage qui pourtant ne passe pas. L’essence d’un tel franchissement tient à ce qu’il n’établit pas une continuité : il ne supprime pas la distinc­ tion. Il la maintient tout en faisant contact : choc, confrontation, tête-à-tête ou étreinte. C ’est moins un transport qu’un rapport. Le distinct bondit contre l’indis­ tinct et il saute en lui, mais il ne s’enchaîne pas à lui. L’image s’offre à moi, mais elle s’offre comme image (il y a de nouveau ambivalence : seulement image/véritable image...). C ’est ainsi qu’une intimité s’expose à m oi: exposée, mais pour ce quelle est, avec sa force resserrée, non relâchée, réservée, non répandue. Le sacrifice opère une assomption, une relève du profane dans le sacré : l’image au

contraire se donne dans une ouverture qui forme indisso­ ciablement sa présence et son écart1.

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La continuité n’a lieu qu’à l’intérieur de l’espace homo­ gène indistinct des choses et des opérations qui les relient. Le distinct, au contraire, est toujours l’hétérogène, c’est-àdire le déchaîné - l’inenchaînable2. Ce qu’il transporte donc auprès de nous, c’est son déchaînement lui-même, que la proximité n’apaise pas et qui reste ainsi à distance : juste à la distance du toucher, c’est-à-dire à fleur de peau. 1. Le rapport entre l’image et le sacrifice - rapport de proximité divergente - demanderait une analyse encore plus précise : en parti­ culier dans la double direction qui s’indique simultanément comme celle d’un sacrifice de l’image, nécessaire dans toute une tradition reli­ gieuse (il faut détruire l’image et/ou la rendre entièrement perméable au sacré), et celle d’une « image sacrificielle », lorsque le sacrifice est lui-même compris comme image (non pas comme « seulement une image », mais comme l’aspect, l'espèce (« saintes espèces ») ou le paraître d’une présence réelle. Cf. J.-L. Nancy, « L’Immémorial », dans Art, mémoire, commémoration, Ecole nationale des arts de Nancy/ Éditions Voix, 1999. Mais, dans la seconde direction, le sacrifice se déconstruit lui-même, avec tout le monothéisme. L’image - et avec elle, l’art en général —est au cœur de cette déconstruction. Marie-José Mondzain a donné dans Image, icône, économie (Paris, Le Seuil, 1996) une remarquable analyse des élaborations byzantines qui ont logé au cœur de notre tradition « un concept de l’image qui exige un vide au cœur de sa visibilité ». Ses voies et ses intentions diffèrent des miennes, mais elles se croisent aussi, et ce croisement est sans doute révélateur d’une exigence actuelle : le règne des images « pleines » rencontre la résistance d’une parole qui veut laisser résonner le fond des images en tant que ce qui, nommé « vide » par Marie-José Mondzain, peut aussi recevoir le nom de « distinct » qu’ici j’essaie de lui donner. 2. La pensée de Bataille n’a pas eu d’autre centre.

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Il s’approche à travers la distance, mais ce qu’il apporte au plus près, c’est la distance. (La fleur, c’est la partie la plus fine, la surface, ce qui reste devant et qu’on effleure seulement : toute image est à fleur, ou est une fleur.) Ainsi font exemplairement tous les portraits, qui sont comme l’image de l’image en général. Un portrait touche ou bien il n’est qu’une photo d’identité, un signalement, pas une image. Ce qui touche, c’est quelque chose d’une intimité qui se porte à la surface. Mais le portrait n’est ici qu’un exemple. Toute image relève du « portrait », non pas en ce quelle reproduirait les traits d’une personne, mais en ce quelle tire (c’est la valeur sémantique étymologique du mot), en ce quelle extrait quelque chose, une intimité, une force1. Et, pour l’extraire, elle la soustrait à l’homogénéité, elle l’en distrait, elle la distingue, elle la détache et elle la jette en avant. Elle la jette au-devant de nous, et ce jet, cette projection fait sa marque, son trait même et son stigma : son tracé, sa ligne, son style, son incision, sa cica­ trice, sa signature, tout cela à la fois.

doute plus loin. Pour le moment, je donnerai seulement ici l’exemple d’une image littéraire, dont la ressource visuelle est évidente, mais qui n’en reste pas moins le fait d’une écriture :

L’image me jette à la figure une intimité qui m’arrive en pleine intimité - par la vue, par l’ouïe ou par le sens même des mots. En effet, l’image n’est pas seulement visuelle : elle est aussi bien musicale, poétique, et encore tactile, olfactive ou gustative, kinesthésique, etc. Ce lexique diffé­ rentiel est insuffisant, et je ne peux pas prendre ici le temps de 1’analyser. L’image visuelle joue assurément un rôle de modèle, et pour des raisons précises qui se dégageront sans 1. Cf. J.-L. Nancy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée, 2000.

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La p o rte de la m aison de l’avocat Royall, située à l’extrém ité de l’u n iq u e rue du village de N o rth D orm er, venait de s’ouvrir. U ne jeune fille p a ru t et s’arrêta u n ins­ ta n t sur le seuil. D u ciel p rin tan ier et transparent une lum ière argentée s’ép andait sur les toits d u village, sur les bois de mélèzes et les prairies environnantes. A u-dessus des collines flot­ taien t des nuages blancs et floconneux d o n t une brise légère chassait les om bres à travers c h a m p s 1...

Ainsi saisie dans le cadre d’une porte ouverte sur l’inti­ mité d’une demeure, une jeune fille dont nous ne voyons rien, sinon la jeunesse, expose déjà l’imminence — « un instant » suspendue - d’une histoire et d’on ne sait quelle rencontre, quel choc heureux ou douloureux : elle l’expose dans la lumière venue du ciel, et ce ciel donne le cadre large et « transparent », illimité, dans lequel se découpent les cadres successifs d’une rue, d’une maison et d’une porte. Il s’agit moins ici de l’image que nous ne manquons pas d’imaginer (celle que chaque lecteur forme ou forge à sa façon et selon ses modèles) : il s’agit d’une fonction d’image, lumière et juste rapport d’ombre, encadrement et détachement, sortie et touche d’une intensité. 1. Edith Warton, Été, Paris, 10/18, 1985, sans nom de traducteur.

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Il s’agit de ceci : avec la « jeune fille » (dont le nom à lui seul est une intensité) « paraît » tout un monde, qui lui aussi « s’arrête sur le seuil » - sur le seuil du roman, sur le trait initial de son écriture - ou qui nous arrête sur son seuil, sur le trait même qui partage le dehors et le dedans, lumière et ombre, la vie et l’art, dont le partage est à l’ins­ tant tracé par cela même (la distinction) qui nous le fait franchir sans l’abolir : un monde où nous entrons tout en restant devant lui, et qui s’offre ainsi pleinement pour ce qu’il est, un monde, c’est-à-dire une totalité indéfinie de sens (et non pas un simple environnement). S’il est possible que le même trait, la même distinction, sépare et fasse communiquer (communiquant aussi la sépa­ ration elle-même...), c’est que le trait de l’image (son tracé, sa forme) est lui-même (quelque chose de) sa force intime : car cette force intime, l’image ne la « représente » pas, mais elle l’est, elle l’active, elle la tire et elle la retire, elle l’extrait tout en la retenant, et c’est avec elle quelle nous touche1.

la voûte se tiennent les dieux d’Épicure — encore lui — indifférents et insensibles, même à eux-mêmes, sans ima­ ges, donc, et privés de sens.) Le ciel de peinture retient en lui le sacré du ciel en ce qu’il est par excellence le distinct et le séparé : le ciel est le séparé, il est tout d’abord, dans les antiques cosmogonies, ce qu’un dieu ou une force plus reculée que les dieux sépare de la terre :

L’image toujours vient du ciel - non pas des cieux, qui sont religieux, mais des ciels, terme propre à la peinture : non pas heaven en son sens religieux, mais heaven en tant que sky, le firmamentum latin, voûte ferme à laquelle les astres sont accrochés, dispensateurs de leur éclat. (Derrière

Quand le Ciel eut été séparé de la Terre - Jusque-là solidement tenus ensemble Et que les déesses mères furent apparues h Avant le ciel et la terre, lorsque tout tient ensemble, il / n’y a rien de distinct. Le ciel est le distingué par essence, et par essence il se distingue de la terre qu’il met en lumière. 11est aussi lui-même la distinction et la distance : la clarté étendue, lointaine et proche à la fois, la source de lumière que rien n’éclaire à son tour (lux) mais par laquelle tout est éclairé, et tout entre dans la distinction, qui est à son tour la distinction de l’ombre et de la lumière (lumen), par laquelle une chose peut briller et prendre son éclat (splendor), c’est-à-dire sa vérité. Le distinct se distingue : il se met à l’écart, il marque donc cet écart, et il le fait ainsi remarquer —il se fa it remarquer. Il attire donc aussi l’at­ tention : dans son retrait et de ce retrait, il y a un attrait,

1. De même, chez Épicure, les images des choses —les eidola - ne sont des simulacres (dans la langue de Lucrèce) que pour autant qu’ils sont aussi des parties de la chose, elles-mêmes des atomes en transport jusqu’à nous, touchant et imprégnant nos yeux. Cf. Claude Gaudin, Lucrèce, la lecture des choses. Fougères, Encre Marine, 1999, p. 230.

1. Récit sumérien et akkadien de la création, dans Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l ’homme, Paris, Galli­ mard, 1989, p. 503.

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une attirance et une attraction. L’image est désirable ou elle n’est pas image (mais chromo, ornement, vision ou représentation ; il n’est cependant pas aussi aisé que cer­ tains le voudraient de différencier entre l’attraction du désir et le racolage du spectaculaire...). L’image vient du ciel : elle n’en descend pas, elle en pro­ cède, elle est d’essence céleste et elle contient le ciel en elle. Toute image a son ciel, fût-il représenté comme au-dehors de l’image ou ne fût-il pas représenté : il lui donne sa lumière, mais la lumière d’une image vient de l’image ellemême. L’image est ainsi son propre ciel, ou le ciel déta­ ché pour lui-même, venant avec toute sa force remplir l’horizon mais aussi l’enlever, le soulever ou le trouer, le porter à la puissance infinie. L’image qui le contient déborde et se répand en lui, comme les résonances d’un accord, comme le halo d’une peinture. Il n’y a pour cela besoin d’aucun lieu ni emploi consacré, ni d’aucune aura magique conférée à l’image. (On pourrait dire aussi : l’image qui est son propre ciel est le ciel sur la terre et comme terre - ou l’ouverture du ciel dans la terre (c’est-àdire, à nouveau, un monde), et c’est pourquoi l’image est nécessairement non religieuse, car elle ne relie pas la terre au ciel mais elle tire celui-ci de celle-là. C’est vrai de toute image, y compris religieuse, à moins que la religiosité du sujet dégrade ou écrase l’image, comme il arrive dans les bondieuseries de toutes les religions.) La force céleste, force que le ciel est - à savoir la lumière qui distingue, qui rend distinct - , est celle de la passion dont l’image est le transport immédiat. L’intime s’y exprime : mais cette expression doit s’entendre au sens le

plus littéral. Ce n’est pas la traduction d’un état d’âme : c’est l’âme même qui se presse et qui appuie sur l’image ou plutôt l’image est cette pression, cette animation et cette émotion. Elle n’en donne pas la signification : en cela, elle n’a aucun objet (ou « sujet », comme on dit le sujet d’un tableau), de même elle est dépourvue d’intention. Elle n’est donc pas une représentation : elle est une empreinte de l’intime et de sa passion (de sa motion, de son agitation, de sa tension, de sa passivité). Ce n’est pas une empreinte au sens d’un type ou d’un schème déposé, fixé1. C ’est plutôt le mouvement de l’empreinte, la frappe qui marque la sur­ face, le soulèvement et le creusement de celle-ci, de sa substance (toile, feuille, cuivre, pâte, argile, pigment, pelli­ cule, peau), son imprégnation ou son infusion, l’enfouisse­ ment ou le dégorgement en elle de la poussée. L’empreinte est à la fois la réceptivité d’un support informe et l’activité d’une forme : sa force est la mêlée des deux. Limage me touche, et ainsi touché et tiré par elle, en elle, je me mêle à elle. Pas d’image sans que je sois aussi moimême à son image, sans pourtant passer en elle, pour peu que je la regarde, c’est-à-dire pour peu que je lui prête égard.

1. Il s’agit donc de réveiller l’« instabilité » que l’« onto-typologie » analysée par Philippe Lacoue-Labarthe « avait été chargée de figer ». Cf. « Typographie » dans Mimesis des articulations, Paris, AubierFlammarion, 1975, p. 269. L’art —si l’image dont je parle relève bien de l’art —a toujours été ce réveil, et le rappel d’un éveil bien antérieur à toute « onto-typologie ».

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L’image est séparée de deux manières simultanées. Elle est détachée d’un fond et elle est découpée dans un fond.

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Elle est décollée et détourée. Le décollement l’enlève et la porte en avant : il en fait un « devant », une face, là où le fond restait sans face et sans surface. Le découpage fait des bords, où l’image s’encadre : c’est le templum tracé sur le ciel par les augures romains. C ’est l’espace du sacré ou plutôt le sacré comme espacement qui distingue. Ainsi, par un procédé mille fois repris dans la peinture, une image se décolle d’elle-même et se recadre comme image - à la manière de ce tableau de Hans von Aachen1 où le tableau se dédouble en un miroir qui nous est comme tendu en avant de lui en même temps qu’il est, dans l’image, tendu à celle qui s’y reflète :

Dans cette double opération, le fond disparaît. Il dispa­ raît dans son essence de fond, qui est de ne pas apparaître. O n peut donc dire qu’il apparaît pour ce qu’il est en dispa­ raissant. Disparaissant comme fond, il passe intégralement dans l’image. Il n’apparaît pas pour autant, et l’image n’est pas sa manifestation, ni son phénomène. Il est la force de l’image, son ciel et son ombre. Cette force se presse « au fond » de l’image ou plutôt elle est la pression que le fond exerce sur la surface - c’est-à-dire sous elle, en cet impal­ pable non-lieu qui n’est pas simplement le « support », mais le revers de l’image. Celui-ci n’est pas un « revers de la médaille » (une autre face, et décevante), mais le sens insen­ sible (intelligible) comme tel senti à même l’image. L’image rassemble la force et le ciel avec la chose même. Elle est l’unité intime de cet assemblage. Elle n’est ni la chose ni l’imitation de la chose (et elle l’est d’autant moins que, comme on l’a déjà dit, elle n’est pas forcément plas­ tique ou visuelle). Elle est la ressemblance de la chose, ce qui est différent. Dans sa ressemblance, la chose est déta­ chée d’elle-même. Elle n’est pas la « chose même » (ou la chose « en soi »), mais la « mêmeté » de la chose présente comme telle. Avec son célèbre « ceci n’est pas une pipe », Magritte ne fait qu’énoncer, du moins à première vue ou à première lecture1, un paradoxe banal de la représentation en tant

1. Hans von Aachen, Jeune Couple (en fait le peintre et sa femme), Vienne, Kunsthistorisches Muséum.

1. Au-delà de cette première vue, il y a la très subtile analyse faite par Michel Foucault, à laquelle ce qui suit ici n’est pas étranger (« Ceci n’est pas une pipe », dans Dits et Ecrits I, Paris, Gallimard, 1994).

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qu’imitation. Mais la vérité de l’image est inverse. Elle est plutôt comme l’image de la pipe accompagnée de « ceci est une pipe », non pas pour rejouer le même paradoxe à l’envers, mais au contraire pour affirmer qu’une chose ne se présente que pour autant quelle se ressemble et quelle dit (muette) de soi : je suis cette chose. L’image est le dire non langagier ou le montrer de la chose en sa mêmeté : mais cette mêmeté n’est pas seulement non dite ou « dite » autrement, elle est une autre mêmeté que celle du langage et du concept, une mêmeté qui ne relève pas de l’identi­ fication ni de la signification (celle d’« une pipe », par exemple), mais qui ne se soutient que d’elle-même dans l’image et en tant qu’imagé. La chose en image est ainsi distincte de son être-là au sens du Vorhanden ', de sa simple présence dans l’homogé­ néité du monde et dans l’enchaînement des opérations de la nature ou de la technique. Sa distinction est la dissem­ blance qui habite sa ressemblance, qui la travaille et qui la trouble d’une poussée d ’espacement et de passion. Ce qui est distinct de l’être-là, c’est l’être-image : il n’est pas ici mais là-bas, au loin, dans un éloignement dont l’« absence » (par laquelle on veut souvent caractériser l’image) n’est qu’un nom hâtif. L’absence du sujet imagé n’est rien d’autre qu’une présence intense, reculée en ellemême, se rassemblant dans son intensité. La ressemblance1

rassemble dans la force et s’y rassemble comme force du même — du même différant en soi de soi : de là vient la jouissance que nous y prenons. Nous touchons au même et à cette puissance qui affirme : je suis bien ce que je suis, je le suis très au-delà ou très en deçà de ce que je suis pour vous, pour vos visées et pour vos mainmises. Nous tou­ chons à l’intensité de ce retrait ou de cet excès. Ainsi, la mimesis enferme une methexis, une participation ou une contagion par laquelle l’image nous saisit.

1. « Posé là devant, disponible » selon la terminologie de Heidegger dans Être et Temps, non au sens du Dasein, lequel, comme son nom ne l’indique pas, n’est justement pas là, mais toujours ailleurs, dans l’ouvert : l’image aurait-elle donc quelque chose du D asein... ?

Ce qui nous touche est cette convenance à soi que porte la ressemblance : elle se ressemble et ainsi elle se rassemble. Elle est une totalité qui se convient. En venant au devant, elle va au dedans. Son « dedans » n’est pas autre que son « devant » : sa teneur ontologique est sur-face, ex-position, ex-pression. La surface, ici, n’est pas relative à un specta­ teur en face : elle est le lieu de la concentration dans la convenance. C ’est pourquoi elle n’a pas de modèle, mais son modèle est en elle, il est son « idée » ou son énergie. Il est une idée qui est une énergie, une poussée, une traction et une attraction de mêmeté. Non pas une « idée » (idea, eidolon) qui est une forme intelligible, mais une force qui force la forme à se toucher elle-même. Si le spectateur reste en face, il ne voit qu’une disjonction de la ressemblance et de la dissemblance. S’il entre dans la convenance, alors il entre dans l’image, il ne la regarde plus - quoiqu’il ne cesse pas d’être devant elle. Il la pénètre, il en est pénétré : d’elle, de sa distance et de sa distinction, en même temear -—^ La convenance de 1 image en soi excluçA3recisem ent sa conformité à un objet perçu ou à un sen im egÿ$p^.otyà

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une fonction définie. L’image au conu.iiic n t n huit jamais de se resserrer sur soi. C ’est pourquoi elle cm immobile, étale dans sa présence, convenance d'un événement et d’une éternité. L’image musicale, choiéguphiqin-, cinéma­ tographique ou cinétique en général n'en pas moins immobile en ce sens: elle est la disicnsion d'un présent d’intensité. La succession y est aussi une simultanéité. L’exemplarité du domaine visuel, au sujet de l'image, tient à ce qu’il est d’abord le domaine de l'immobilité en tant que telle: l’exemplarité du domaine audible serait en revanche celle de la distension en tant q u e telle. I immobi­ lité - immutabilité, impassibilité à une extrémité, à l’autre la distension, l’emportement rie l’écart : les deux extrêmes de la mêmeté.

d’un accord, le bond d’un pas de danse. « Je » : il n’est plus question de « je ». Cogito devient imago.

c m

O n dit en français « sage comme une image » : mais la sagesse de l’image, si elle est bien une retenue, est aussi la tension d’un élan. Elle est d’abord offerte et donnée à prendre. La séduction des images, leur érotisme n’est pas autre chose que leur disponibilité à être prises, touchées des yeux, des mains, du ventre ou de la raison, et péné­ trées. Si la chair a joué un rôle exemplaire dans la pein­ ture, c’est quelle en est l’esprit, très au-delà de la figuration des nudités. Mais pénétrer l’image, aussi bien qu’une chair amoureuse, veut dire être pénétré par elle. Le regard s’imprègne de couleur, l’oreille de sonorité. Il n’y a rien dans l’esprit qui ne soit dans les sens : rien dans l’idée qui ne soit dans l’image. Je deviens le fond de l’œil du peintre qui me regarde, aussi bien que le reflet du verre (dans le tableau d’Aachen), je deviens la dissonance 26

Mais toute chose aussi, dans la distance où s’écarte sa convenance afin de se convenir, quitte son statut de chose et devient une intimité. Elle n’est plus maniable. Elle n’est ni corps, ni outil, ni dieu. Elle est hors du monde, étant en soi l’intensité d’une concentration de monde. Elle est aussi hors du langage, étant en soi le rassemblement d’un sens sans signification. L’image suspend le cours du monde et du sens - du sens en tant que cours du sens (sens en dis­ cours, sens qui a cours...) : mais elle affirme d’autant plus un sens (donc un « insensible ») à même ce quelle fait sentir (elle-même). Il y a dans l’image, qui pourtant est sans « dedans », un sens non signifiant mais pas insignifiant, aussi sûr que sa force (sa forme). Ni monde ni langage, on pourrait dire que l’image est « présence réelle » si l’on veut bien se souvenir de la valeur chrétienne1 de cette expression : la « présence réelle » n’est justement pas la présence ordinaire du réel dont il s’agit : ce n’est pas le dieu présent dans le monde comme se trou­ vant là. Cette présence est une intimité sacrée qu’un frag­ ment de matière livre à l’absorption. Elle est présence réelle parce quelle est présence contagieuse, participante et par­ ticipée, communicante et communiquée dans la distinc­ tion de son intimité.1 1. Q u’elle soit littérale (catholique, orthodoxe) ou symbolique (pro­ testante).

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C ’est d’ailleurs pourquoi le dieu chrétien, et plus qu’un autre le dieu catholique, aura été le dieu de la mort de dieu, dieu qui se retire de toute religion (de tout lien à une présence divine) et qui part dans sa propre absence, n’étant plus que la passion de l’intime et l’intimité du pâtir ou du sentir : ce que donne à sentir toute chose en tant quelle est ce quelle est, la chose même distinguée en sa mêmeté1. Ainsi en va-t-il, selon une autre exemplarité, de ce qu’on nomme l’« image poétique ». Cette dernière n’est pas la décoration fournie par un jeu d’analogie, de comparaison, d’allégorie, de métaphore ou de symbole. Ou bien, dans chacune de ces possibilités, elle est autre chose que le jeu plaisant d’un déplacement chiffré. Lorsque Rilke écrit :

langue française qu’à la langue des sentiments, un double retrait qui, en même temps, dispose le « cœur » en plante ou en fleur, en planche botanique. Mais il communique aussi, et ainsi, la visibilité qui fait à la fois le sens et le son du mot, qui lui donne le relief d’une sorte d’indécence dans la forme poétique dans le même temps où il emporte discrètement « cœur phanérogame » dans le rythme décasyllabique dont c’est l’hémistiche, en une référence discrète mais distincte (d’autant mieux distincte que discrète, non écrasée par un rythme bruyant) à la prosodie française à laquelle touche le poète allemand. L’image est tout cela au moins : elle est dans la découpe du vers et dans le décol­ lement de langue, elle est dans le suspens de rythme et d’attention, elle est dans ce « fond » dont le « f » se rejoue dans le « ph », consonance assourdie, écho de cet autre vers (autre décasyllabe) du même poème en variante :

A u fo n d de to u t m o n cœ u r p h a n éro g am e2...

la métaphore tout ensemble botanique et sexuelle d’un cœur ouvert, s’exposant, ne va pas sans le choc de sens et de son qui se produit, et non sans un sourire, entre le nom et l’adjectif : ce choc communique l’épaisseur du mot « phanérogame », sa substance étrangère aussi bien à la

... les mots massifs, les mots profonds en or...

1. Cf. Federico Ferrari, « Tutto e quello che è », dans Wolfgang Laib, Milan, West Zone Publishing, 1999. Federico Ferrari dit que l’art ne renvoie à rien d’invisible, et donne ce que la chose est : je le dis avec lui, mais cela signifie que l’« invisible » n’est aucune chose cachée aux regards : il est la chose même, sensible ou douée île sens selon son « quello che è », son « ce que.Ile est » —bref il est son être. 2. Fragment français de 1906, recueilli dans Chant éloigné, tr. JeanYves Masson, Lagrasse, Verdier, 1990.

par où c’est la poésie elle-même qui se fait matière d’image. Car l’image est toujours matérielle : elle est la matière du distinct, sa masse et son épaisseur, son poids, ses bords et son éclat, son timbre et son spectre, son pas, son or. O r la matière c’est d’abord la mère (materies vient de mater, c’est le cœur de l’arbre, le bois dur), et la mère est cela de quoi et dans quoi, à la fois, il y a distinction : en son intimité se sépare une autre intimité et se forme une autre force, un autre même se détache du même pour être soi-même. (Le père, au contraire, est repère d’identifi-

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cation : figure et non image, il n’a pas à faire avec l’être-soi, mais avec i’être-tel-ou-tel dans le cours homogène des identités.)

un peu de sens à l’état pur, infiniment ouvert ou infini­ ment perdu (comme on voudra dire). Nietzsche disait que « nous avons l ’a rt afin de riêtre pas coulés au fond par la vérité1 ». Il faut cependant préciser que cela ne se fait pas sans que l’art touche à la vérité. Ce n’est pas comme un filet ou comme un écran que l’image se tient devant le fond. Nous ne coulons pas, mais le fond monte à nous dans l’image. La double séparation de l’image, son décollement et sa découpe, forme à la fois une protection contre le fond et une ouverture à lui. En réalité, le fond n’est distinct comme fond que dans l’image : sans elle, il n’y aurait qu’adhérence indistincte. Et plus précisé­ ment encore : dans l’image, le fond se distingue en se dédoublant lui-même. Il est à la fois la profondeur d’un possible naufrage et la surface du ciel lumineux. L’image Hotte, en somme, au gré de la houle, miroitant au soleil, posée sur l’abîme, trempée par la mer, mais ainsi luisante de cela même qui la menace et qui la porte en même temps. Telle est l’intimité, tout ensemble menaçante et captivante depuis l’éloignement où elle se retire. L’image touche à cette ambivalence par laquelle le sens (ou la vérité) se distingue sans fin du réseau lié des signifi­ cations, auquel en même temps il ne cesse pas de toucher : chaque phrase formée, chaque geste accompli, chaque visée, chaque pensée met en jeu le sens absolu (ou la vérité même) qui ne cesse aussi bien de s’écarter et de s’absenter de toute signification. Mais plus encore : chaque significa-

Claire et distincte, l’image est une évidence. Elle est l’évidence du distinct, sa distinction même. Il n’y a image que lorsqu’il y a cette évidence : sinon, il y a décoration ou illustration, c’est-à-dire soutien d’une signification. L’image doit toucher à la présence invisible du distinct, à la distinction de sa présence. Le distinct est invisible (le sacré le fut toujours) parce qu’il n’appartient pas au domaine des objets, de leur per­ ception et de leur usage, mais à celui des forces, de leurs affections et de leurs transmissions. L’image est l’évidence de l’invisible. Elle ne le rend pas visible comme un objet : elle accède à son savoir. Le savoir de l’évidence n’est pas une science, c’est le savoir d’un tout en tant que tout. D ’un seul coup, qui est son coup, l’image livre une totalité de sens ou une vérité (comme on voudra dire). Chaque image est une variation singulière sur la totalité du sens distinct : du sens que n’enchaîne pas l’ordre des significations. Ce sens est infini, et chaque variation est elle-même singuliè­ rement infinie. Chaque image est un détourage fini du sens infini, lequel n’est avéré infini que par ce détourage, par le trait de la distinction. La surabondance des images dans la multiplicité et dans l’historicité des arts répond à l’inépui­ sable distinction. Mais chaque fois, en même temps, c’est la jouissance du sens, la secousse et le goût de sa tension : 30

1. Fragment posthume, Werke, Munich, Cari Hanser Verlag, 1956, t. III, p. 832.

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tion constituée (par exemple celle proposition, et tout le présent discours) forme aussi pai elle meme une marque distinctive du seuil au-delà duquel le sens (la vérité) s’absente. Ce n’est pas ailleurs, en ellei, mais ic i même qu’il s’absente. C ’est en quoi l’art est nécessaire, ei n'esi pas un divertis­ sement. L’art remarque les traits distinct ils de I’absentement de la vérité, par quoi elle est la vérité absolument. Mais c’est en cela aussi qu’il est lui même inquiétant, et qu’il peut être menaçant : aussi bien parce qu’il dérobe son être même à la signification ou à la définition que parce qu’il peut se menacer lui-même et détruire en lui les images de lui qui ont fini par se déposer dans un code signifiant et dans une beauté assurée. Cl’est pour cela qu’il y a une histoire de l’art, et en elle tant de secousses : parce que l’art ne peut pas être une observance religieuse (ni de lui-même ni d’autre chose), et qu’en revanche il est tou­ jours repris dans la distinction de ce qui reste écarté et inconciliable, dans l’exposition inlassable de l’intimité tou­ jours déliée. Sa déliaison, son délié sans fin, et son déchaî­ nement, c’est ce que la précision de l’image noue et dénoue chaque fois.

tend et que chante Violetta est celle de la jeunesse et de l’amour perdus, mais elle est leur vérité à la fois éternelle et absentée, inaltérable dans sa distinction. Mais encore, et enfin, cette image n’est autre que l’opéra lui-même qui s’achève, la musique qui vient d’être l’amour et le déchire­ ment, et qui expire en les montrant, infiniment distincts dans leur éloignement.

Restons sur une dernière image, qui dit le don d’amour et de mort d’une image1 : « L’image des jours passés » que 1. Verdi, La Traviata, acte III, « Prendi, quest’è l ’immagine... » : Violetta, au m om ent de mourir, tend son portrait à Alfredo. La musique est déjà funèbre, elle scande une approche de mort que vont suspendre la montée tendue des cordes, le parlando, puis le dernier cri chanté.

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Image et violence

Deux affirmations nous sont aujourd’hui familières : celle selon laquelle il y a une violence des images (nous par­ lons volontiers de « matraquage publicitaire », et la publi­ cité évoque d’abord un déferlement d’images), et celle selon laquelle des images de la violence, de cette violence sans cesse rallumée aux quatre coins du monde, sont omni­ présentes et sont, à la fois ou alternativement, indécentes, choquantes, nécessaires, déchirantes. L’une et l’autre affir­ mation renvoient très vite à l’élaboration d’exigences éthiques, juridiques et esthétiques (il y a d’ailleurs aussi un registre particulier des arts de la violence et de la violence dans l’art d’aujourd’hui) en vue d’une régulation contrô­ lant la violence, les images, l’image de celle-là et la violence de celles-ci. Mon propos n’est pas d’entrer dans le débat de ces exigences. Il est de revenir un peu en deçà des affirma­ tions elles-mêmes, pour poser la question de ce qui peut lier de manière particulière l’image à la violence et la vio­ lence à l’image. S’il est permis d’attendre, d’un tel ques­ tionnement, quelque clarification au moins de pensée, ce 35

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Image et violence

sera sans doute à l’égard de l’ambivali me qui sous-tend, de manière parallèle et en cela remarquable, noire estimation générale de l’un et de l’autre terme : de la violence et de l’image, en effet, il y en a de la bonne et de la mauvaise. Il y en a qu’il faut, et il y en a qu’il ne laul pas 1ont se passe comme s’il y avait constitutivemem deux essences possibles et de l’image et de la violence, par conséquent aussi deux essences de la violence de l’image et rie l'image de la vio­ lence. On aurait vite fait de repérer, dans l'histoire du monde moderne, toutes les occurrences et toutes les configurations de ces doubles dualités ou de ces duplicités redoublées. Pour essayer d’entrer dans la question, je ne partirai pas du couple « image et violence ». Je suivrai d’abord quelque temps la violence seule, en tâchant d’examiner quel est le mode propre où elle opère quant à la vérité. On verra peu à peu s’en dégager les traits qui nous mèneront vers l’image.I.

O n peut définir la violence, a minima, comme la mise en œuvre d’une force qui reste étrangère au système dyna­ mique ou énergétique dans lequel elle intervient. Prenons un exemple anodin, mais qui peut témoigner d’une vio­ lence au sens d’un tempérament violent, ou bien d’une contrainte objective à devenir violent : la nécessité d’ex­ traire une vis rebelle en l’arrachant avec une tenaille, au lieu d’user du tournevis et du dégrippant. Celui qui pro­ cède ainsi ne compose plus avec la logique du pas de vis, ni

avec celle du matériau (du bois, par exemple) qu’il arrache et qu’il rend inutilisable à cet endroit. La violence n’entre pas dans un ordre des raisons, ni dans une composition des forces en vue d’un résultat. Elle est en deçà de l’intention et au-delà du résultat. Elle dénature ce quelle violente, elle le saccage, elle le massacre. Elle ne le transforme pas, elle lui ôte sa forme et son sens, elle n’en fait rien d ’autre qu’un signe de sa rage à elle, une chose ou un être violenté - chose ou être dont l’essence même est devenue cela : avoir été violenté, violé. Au-delà ou ailleurs, la violence brandit une autre forme, sinon un autre sens. La violence reste dehors, elle ignore le système, le monde, la configuration qu’elle violente (personne ou groupe, corps ou langue). Elle ne se veut pas compossible, elle se veut au contraire impossible, intolérable pour l’espace des compossibles quelle déchire et quelle détruit. Elle ne veut rien en savoir et elle ne veut être que cette ignorance ou cet aveugle­ ment délibéré, volonté obtuse soustraite à toute connexion, occupée de sa seule intrusion fracassante. (Mais ainsi, posons-le en attente, la violence déclare sa propre irruption comme la figure même, l’image du dehors.) C ’est pourquoi la violence est profondément bête. Mais bête au sens le plus fort, le plus épais, le moins réparable. Non pas la bêtise d’un défaut d’intelligence, mais bien pire, la connerie de l’absence de pensée, et d’une absence voulue, calculée par son intelligence crispée. (« Conne­ rie » : j’emploie à dessein ce mot deux fois violent : une fois en tant qu’argotique, une autre fois par l’image obs­ cène et violeuse qu’il mobilise.)

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I. « V iolence

et vérité

»

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La violence ne joue pas le jeu des forces. Ullc ne joue pas du tout, elle hait le jeu, tous les jeux, les intervalles, les arti­ culations, les battements, les règles que rien ne règle sinon leur pur rapport. De même quelle écarte et qu’elle écrase le jeu des forces et le réseau des rapports, de même il lui faut s’épuiser elle-même dans son déchaînement. Elle est en deçà de la puissance, et au-delà de l’acte. Le violent veut cracher toute sa violence, il doit s’y cracher lui-même. Il doit y expulser toute sa propre épaisseur, et n’être plus que ce qui cogne, casse, celui qui torture jusqu’à l'hébétude : celle de la victime, mais aussi la sienne. Sa force n’est plus de la force, elle est une sorte de pure intensité empâtée, stupide, impénétrable. Une masse se noue sur soi et se fond dans sa masse, où elle se fait coup : inertie ramassée et lancée pour briser, disloquer, faire craquer. (De nouveau, mettons en attente : la violence s’expose comme figure sans figure, monstration, ostension de ce qui reste sans visage.) De même quelle n’est pas l’application d’une force en composition avec d’autres, mais en somme le forçage de tout rapport de forces, son écrasement pour rien d’autre que l’écrasement, et ainsi une faiblesse exaspérée, de même la violence n’est pas au service d’une vérité : elle se veut elle-même la vérité. À l’ordre composé dont elle ne veut rien savoir, elle ne substitue pas un autre ordre, mais ellemême (et son pur désordre). C’est elle, c’est-à-dire ce sont ses coups qui sont ou qui font la vérité. La violence raciste est exemplaire : elle est violence qui tape sur la gueule, parce que c’est - en toute connerie cette gueule qui « ne lui revient pas ». Cette gueule est privée de vérité, tandis que la vérité réside dans une figure

qui se réduit au coup quelle porte. Ici, la vérité est vraie parce que violente et dans sa violence : vérité écrasante, au sens où c’est l’écrasement qui vérifie.

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Il importe alors de relever une ambiguïté dont se nourrit insidieusement tout éloge direct ou indirect de la violence. Il ne fait pas de doute que la vérité elle-même - la véritable vérité, si j’ose dire - est violente à sa manière. Elle ne peut surgir sans déchirer un ordre établi. Au bout des efforts d’une méthode, elle ruine la méthode. Elle ne compose pas avec les arguments, les raisonnements et les preuves : ceuxci sont comme l’envers nécessaire mais obscur de sa mani­ festation. Dans toute son histoire, la philosophie s’est occupée de cela : que la vérité est un surgissement violent (c’est elle, déjà, qui force le prisonnier de Platon à sortir de la caverne, pour ensuite l’éblouir de son soleil). De là vient aussi qu’on a pu parler d’une bonne et nécessaire violence, d’une violence amoureuse, d’une violence interprétative, d’une violence révolutionnaire, d’une violence divine. L’ambiguïté est redoutable, elle prête à toutes les falsifi­ cations, à toutes les confusions : on ne le sait que trop. Mais cette ambivalence est sans doute constitutive de la violence, et en tout cas de sa modernité h si la modernité se1 1. Il est remarquable qu’on en trouve une attestation chez Pascal, qui est à tant d’égards inlassablement le premier des modernes (de nos angoisses) : « Un enfant que sa mère arrache d ’entre les bras des voleurs doit aimer, dans la peine qu’il souffre, la violence amoureuse et légi­ time de celle qui procure sa liberté, et ne détester que la violence impé­ tueuse et tyrannique de ceux qui le retiennent injustement » (Pensées, Brunschvicg, n° 498, Pléiade, n° 723) : les deux couples de qualifica-

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définit en tout par un effacement des oppositions simples et par un débordement des frontières. Au cœur de ce débordement, il y aurait en particulier ceci : une pénétra­ tion de la violence dans l’être même (quel que soit son nom : sujet, histoire, force...). La différence, toutefois, semble s’imposer avec autant de force que l’ambivalence : la vérité vraie est violente parce quelle est vraie - tandis que l’autre, son double épais, n’est « vraie » que pour autant quelle est violente. Celle-ci réduit la vérité au mode de la violence, et l’y épuise ; cellelà, au contraire, déchaîne la violence dans la vérité même, et ainsi l’y contient. La vérité de la violence écrase et s’écrase elle-même. Elle se manifeste elle-même pour ce quelle est : rien d’autre que vérité du poing, de l’arme, de la connerie épaisse. Elle ricane, elle éructe, elle gueule, elle jouit de sa manifestation (jouir, pour le violent, est sans plaisir et sans joie : c’est se repaître de l’image même de sa violence). Tout autre est la violence de la vérité : elle est violence qui se retire dans son tifs employés par Pascal contiennent un programme entier sur la vio­ lence passionnelle et politique, et sur les liens entre les deux. Après Pascal et au-delà des Lumières (qui représentent la postulation d’une possibilité de tenir la violence à l’écart de l’être) commencerait la très longue série des pensées où s’articule une violence double, contradic­ toire ou indécidable. Elle commence par Rousseau, se poursuit avec Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Marx, Sorel, Benjamin, Bataille, Heidegger, Sartre, Derrida, Girard, au moins. Il faut repasser ici par l’essai de Derrida sur la double violence benjaminienne, sur son carac­ tère « troublant » et en général sur la « complicité possible » entre di­ vers discours sur la violence ou entre divers discours violents (Force de loi, Paris, Galilée, 1994).

irruption même, et parce que cette irruption elle-même est un retrait, qui ouvre un espace et qui le libère pour la pré­ sentation manifeste du vrai. (En attente encore : n’y a-t-il pas ainsi, de part et d’autre, le parallèle de deux espèces d’image ?) Il y a donc aussi une proximité entre la différence et la ressemblance de violence à violence. Un même principe régit la double allure de la violence (s’il n’y en a qu’une) ou bien les deux violences (si elles peuvent alors porter le même nom) : c’est le principe d’une impossibilité de négo­ cier, de composer, de ménager et de partager. Principe de l’intraitable. L’intraitable est toujours la marque de la vérité. Mais il peut l’être comme sa fermeture, son scelle­ ment brutal dans une masse bétonnée, le fond muré d’un bloc stupide et satisfait de soi (c’est le soi purement en soi, ne sortant pas de soi, prenant en vérité l’identité d’une matraque : en fait, sortant de soi pour être la matraque) ou bien l’intraitable peut faire l’ouverture de la vérité, l’envoi ou bien l’offre de son ouverture : d’un espace où puisse advenir une irruption singulière de vérité (hors de soi : le soi comme un saut hors de soi). Entre un intraitable et un autre, il faut séparer l’identité et la différence. Mais cette séparation se peut-elle sans quelque violence, si c’est la vérité qui doit l’opérer ? Violence du viol ou violence du désir. O n croit qu’on peut confondre. Certains voudraient le faire croire. C ’est ainsi qu’il existe un certain registre érotique ou pornogra­ phique sur lequel l’image du viol est convoquée avec com­ plaisance. Et il y a aussi, on ne le sait que trop, un registre mythico-ethnique où le viol peut être brandi comme la

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fureur légitime d’une affirmation « nationale». Pour ne rien dire de bien d’autres discours sut des violences sublimes ou héroïques. La confusion, pourtant, est impos­ sible. La distinction est d’une évidente aveuglante. Car nul ne peut se vouloir être soi-même, immédiatement, la vérité sans avoir déjà, ainsi, violé toute possibilité de vérité. Inversement, nul ne peut vouloir la vérité sans s’être déjà, par cette seule volonté ou par ce désir, exposé au dehors d’où la vérité peut surgir. Il reste pourtant cette question : si la violence de la vérité est sans viol, serait-elle donc sans violence1 ? Mais si elle est sans violence, pourquoi la dire encore vio­ lente ? En revanche, si on la nomme « violence » à bon droit, comment penser la différence qui traverse la vio­ lence ? Autrement dit, on ne peut se tenir quitte de l’am­ biguïté de la violence : d’une violente ambiguïté qui fait retour et qui peut menacer les distinctions les mieux assurées. O ù commence le viol, où cesse la pénétration du vrai ? Ainsi en va-t-il, entre autres, de toutes les questions qui se pressent autour du « droit d’ingérence » : où commence-til ? où s’arrête-t-il ? quel droit consentir à une violence des peuples ? quelle contrainte supérieure imposer à leur sup­ posée souveraineté ? Ou bien toutes ces autres questions liées au « terrorisme », à commencer par celle de savoir où

commence et où finit la légitimité de cette dénomination. O u bien encore, les questions posées par l’irruption immaîtrisée - via Internet en particulier - de toutes sortes d’agressions et d’incitations violentes, avec leurs ressorts économiques et pulsionnels. Mais en vérité, l’énumération est interminable : il y a désormais autour de nous une immense question généralisée de la violence —légitime ou non, véridique ou non —de toutes les espèces d’autorité et de puissance, politique ou scientifique, religieuse ou tech­ nique, artistique ou économique. La violence est le nom ambivalent de ce qui s’exerce sans garant ou répondant en arrière de soi : ce qui définit, dans tout son caractère pro­ blématique, Yhabitus sinon Yethos même de notre monde sans arrière-monde1.

IL « I m a g e e t v i o l e n c e » C ’est ce qui nous conduit au problème de l’image. Si la violence s’exerce sans répondant autre qu’elle-même, sans instance qui la précède (y compris, cela va de soi, lorsqu’elle invoque une telle instance d’autorisation et de justification), cela se manifeste par le lien essentiel quelle entretient avec l’image. La violence toujours se met en

1. L’inexistence de la non-violence pure et les questions liées à la « contre-violence » sont remarquablement analysées par Étienne Balibar dans divers travaux, en particulier plusieurs chapitres de La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997.

1. Une question devrait se greffer ici : ce monde livré à lui-même, dans quelle mesure n’est-il pas le m onde issu du christianisme, c’està-dire de ce message de paix et d’amour universels qui se présente luimême comme l’irruption d’une violence dans le monde ? Le texte de Pascal cité plus haut a pour contexte un commentaire des paroles du Christ affirmant qu’il vient « apporter le glaive »...

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image, et l’image est ce qui, de soi, se porte au devant de soi et s’autorise de soi. Du moins est-ce de ce caractère fon­ damental de l’image que nous devons nous occuper : non pas du caractère mimétique que la doxa attache tout d’abord au terme d’« image », mais bien plutôt de ceci que, même mimétique, l’image doit valoir par elle-même et pour elle-même, sous peine de n’être tendanciellement qu’une ombre ou un reflet, non pas une image (c’est bien, du reste, d’ombre ou de reflet que la traite l’antimimétisme philosophique : mais ce dernier manifeste ainsi com­ bien il est sensible à l’affirmation de soi de l’image et dans l’image) h O r la violence, comme on a commencé à le voir, s’accomplit toujours dans une image. Si ce qui compte dans l’exercice d’une force, c’est la production des effets qu’on en attend (entraînement d’un mécanisme ou exécu­ tion d’une obéissance), ce qui compte pour le violent c’est que la production de l’effet soit indissociable de la mani­ festation de la violence. Le violent veut voir sa marque sur ce qu’il a violenté, et la violence consiste précisément à imprimer une pareille marque. C ’est dans la jouissance de cette marque que s’effectue l’« excès » par lequel on définit la violence : l’excès de force dans la violence n’a rien de quantitatif, il ne procède pas d’un mauvais calcul, et finalement il n’est pas un « excès de force » : mais il consiste dans l’impression par la force de son image dans son effet, et comme son effet. La violence divine est la

visibilité d’une foudre ou d’une plaie d’Égypte, la vio­ lence du bourreau est l’exhibition - au moins à ses propres yeux - des plaies de la victime, la violence de la loi doit se marquer dans quelque caractère exemplaire du châtiment. D ’une manière ou d’une autre, là où la force est simplement exécutive, là où l’autorité est simplement impérative, là où la force de loi est (en principe) simple­ ment coercitive, la violence ajoute autre chose : elle se veut démonstrative et monstrative. Elle montre ellemême et son effet. Ainsi, par exemple, chez ce théoricien de la violence positive que fut Georges Sorel, la forme accomplie de violence qu’est la « grève générale » a toute sa puissance dans le fait de réaliser ce qu’il appelle « un mythe » : une totalité où se présente immédiatement l’image entière du projet social que la violence veut servir.

1. Entre l’image et le discours (philosophique ou théorique), c’est une longue affaire de violence contre violence.

1. Provinciales, XVIII, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 665-666.

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Le trait imageant de la violence se tire de son rapport intime à la vérité. De ce qui précède, en effet, nous pou­ vons conclure que si, selon un autre mot de Pascal, « la vio­ lence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre1 », c’est très exactement parce que chacune tient à part soi la res­ source de l’autre. La violence a sa vérité comme la vérité a sa violence. O r la vérité est elle aussi, par essence, manifes­ tation de soi. La vérité ne peut pas seulement « être », et en un sens elle ri est pas du tout : son être est tout entier dans sa manifestation. La vérité se montre ou se démontre (et

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dans une démonstration même au sens logique, il y a néces­ sairement de l’ostension et de la « démonstration de force »)l. Violence et vérité ont en commun l’acte automonstratif, et le cœur de cet acte aussi bien que son effectuation sont dans l’image. L’image n’est l’imitation d’une chose qu’au sens où l’imitation est 1’émule de la chose2 : elle rivalise avec la chose, et la rivalité n’implique pas tant la reproduc­ tion que la compétition, et pour ce qui nous occupe, la compétition en vue de la présence. L’image dispute à la chose sa présence. Au lieu que la chose se contente d’être, l’image montre que la chose est et comment elle est. L’image est ce qui sort la chose de sa simple présence pour la mettre en pré-sence, en præs-entia, en être-en-avant-desoi, tournée vers le dehors (en allemand : sortie de la Vorhandenheit, accès à la Gegenwartigkeit). Ce n’est pas une présence « pour un sujet » (ce n’est pas une « représen­ tation » au sens ordinaire et mimétique du mot), c’est, au contraire, si on peut le dire ainsi, « la présence en sujet ». Dans l’image, ou comme image, et ainsi seulement, la chose —que ce soit une chose inerte ou une personne —est posée en sujet : elle se présente. Ainsi, l’image est d’essence monstrative ou « monstrante ». Chaque image est une monstrance, pour employer

le mot qui, dans plusieurs langues, désigne ce que le français nomme ostensoirh L’image est de l’ordre du monstre : monstrum, c’est un signe prodigieux qui avertit (moneo, monestrum) d’une menace divine. En allemand, le m ot pour l’image, Bild - qui désigne l’image dans sa forme, dans son façonnement - vient d’une racine (bil-) qui désigne une force ou un signe prodigieux. C’est ainsi qu’il y a une monstruosité de l’image : elle est hors du commun de la présence parce quelle en est l’ostension, la manifestation non pas comme apparence, mais comme exhibition, comme mise au jour et mise en avant. Ce qui est monstré, ce n’est pas l’aspect de la chose : c’est, à travers l’aspect ou sortant de lui (ou bien le tirant du fond et l’ouvrant, le jetant en avant), son unité et sa force. La force n’est elle-même pas autre chose que l’unité nouée d’une diversité sensible. L’aspect est dans la diver­ sité, le rapport étendu des parties d’une figure. Mais la force est dans l’unité qui les conjoint pour les projeter au jour. Toute la peinture est là pour nous montrer, sans relâche et sur des modes toujours renouvelés, le travail ou la recherche de cette force2. Un peintre ne peint pas des formes s’il ne peint d’abord une force qui s’empare des formes et qui les emporte en une prés-ence.

1. Certes, la vérité comme conformité ou comme exactitude, comme adequatio rei et intellectus, est sans violence : mais c’est seulement aussi longtemps qu’on ne se demande pas comment sont produits en elle ou pour elle la « chose » et l’« intellect » qui peuvent s’accorder. 2. L’étymologie de imago est dans imitor, qu’il est peut-être possible de rapprocher de œmulus, émule, rival.

1. C ’est un objet du culte catholique, réceptacle précieux destiné à présenter en gloire l’hostie consacrée : ostension de ce que la foi nomme « présence réelle », c’est-à-dire précisément la présence retirée à la vue sensible... 2. Mais cela vaut de tous les arts, car chacun d’eux produit une espèce d’image en ce sens, y compris l’art musical ou celui de la danse.

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Dans cette force, les formes aussi bien se déforment ou se transforment. L’image est toujours une métamorphose dynamique ou énergétique. Elle part d’en deçà des formes et va au-delà : toute peinture, même la plus naturaliste, est une telle force métamorphique. La force (donc la passion, on le comprend) déforme : elle emporte les formes dans un élan, dans un jet qui, tendanciellement, les dissout ou les excède. La monstration jaillit en monstruation '.

les profondeurs de l’âm e1 ». Nous ne pouvons violer l’inti­ mité de ce secret parce qu’il n’est rien de moins que la puis­ sance du « schème », c’est-à-dire de l’« image pure » par laquelle seulement une forme, quelle quelle soit, ou l’unité d’un composé, quel qu’il soit, est seulement possible, et avec elle l’expérience en général : la présence d’un monde et la présence à un monde. Le « schématisme transcen­ dantal » est la force de l’objet en général et d’un monde d’objets. O r l’objet en général n’est rien de moins que le surgissement en soi improbable d’une unité au milieu de la

Nul doute qu’il y ait là violence, ou du moins possibilité toujours tendue d’une violence à survenir. Non seulement l’image excède la forme, l’aspect, la surface apaisée de la représentation, mais elle doit pour cela puiser elle-même à un fond - ou à un sans-fond - de puissance excessive. L’image doit être imaginée : c’est-à-dire quelle doit extraire de son absence l’unité de force que la chose simplement posée là ne présente pas. L’imagination n’est pas la faculté de représenter quelque chose en son absence : c’est la force de tirer de l’absence la forme de la prés-ence, c’est-à-dire la force du « se présenter ». La ressource qu’il y faut doit être elle-même excessive. Ainsi en va-t-il du fameux Handgriff{Au coup de main, du coup de griffe, si j’ose dire) dont Kant déclare qu’on ne l’arrachera pas à la nature et qu’il reste « un art caché dans 1. Je prends ce mot à Mehdi Belhaj Kacem : « La communication est la tentative de restituer par la répétition de quelque signe l’intensité d’un affect auquel ce signe est lié, mais cette répétition phénoménale­ ment doit échouer : il n’y aurait pas d’affect sans ce perpétuel échec, sans l’incessante monstruation des signes dans le flux héraclitéen qu’est la perceptualité. » Esthétique du chaos, Auch, Tristram, 2000.

1. Critique de la raison pure, « Du schématisme », A 141. O n pour­ rait longuement s’attarder au commentaire de la violence répétée et polymorphe qui règne partout chez Kant en raison de la nécessité d’imposer en général l’unité (de l’objet, de l’expérience, de la nature, de la loi) là où jamais elle n’est donnée. Tout revient toujours à « soumettre à une unité transcendantale », de même que la raison est « un juge qui force les témoins à répondre» (i b i d B XIII). Toute l’entreprise kantienne, dans son allure infiniment pacifiante, procède d’une violence fondamentale dont la « critique » est la légitimation : mais cette légitimation, comme toute autre, doit d’abord laisser surgir violemment ce qui se réclame comme droit. C ’est pourquoi la pensée kantienne du droit et de l’État contient elle aussi un secret qu’il est illé­ gitime, sinon impossible, de fouiller : celui de l’instauration violente (c f Doctrine du droit, § 44, 52, 62). Or, ce qui vaut exemplairement de Kant vaut de l’opération philosophique en général, ainsi que je l’ai déjà évoqué avec Platon : elle a toujours à faire avec une violence originaire, dans l’origine, comme origine ou faite à l’origine. Elle la libère, ou elle la déclenche, du geste même par lequel elle la contient, la réprime ou la dissimule. Le monde du mythe est un monde sans violence en ce sens qu’il est un monde de la puissance, et où la puissance des images, en particulier, est d’emblée donnée. Le monde de la philosophie est le monde où ni l’image, ni la présence, ni la puissance ne sont d’abord données : au contraire, d’abord emportées.

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dissémination générale, chaotique et perpétuellement fluente de la multiplicité sensible. L’image est la force-signe prodigieuse d’une présence improbable surgie du sein d’une agitation inconstructible. Cette force-signe est celle de l’unité, sans laquelle il n’y aurait ni chose, ni présence, ni sujet. Mais l’unité de la chose, de la présence et du sujet est par elle-même vio­ lente1. Elle est violente en vertu (c’est-à-dire par la force) d’un faisceau de raisons qui sont celles de son être même : elle doit surgir, s’arracher au multiple dispersé, le repous­ ser, le réduire ; elle doit se saisir d’elle-même, d’un coup de main, de griffe ou de forceps, à partir de rien, de ce riend’unité qui d’abord est donné comme le partes extra partes d’un dehors éparpillé ; elle doit ainsi se rapporter à soi en soi pour se présenter et ainsi se mettre au dehors tout en excluant hors de soi ce quelle n’est pas, ne doit pas être, ce dont son être est le refus et la réduction violente.

1. « Dès qu’il y a de l’Un, il y a du meurtre, de la blessure, du trau­ matisme. L’Un se garde de l ’autre » — mais étant aussi bien « de soimême différant », « il se viole et violente, mais il s’institue aussi en violence». Jacques Derrida, M al d ’archives, Paris, Galilée, 1995, p . 124-125. 2. Critique de la raison pure, « D u schématisme », A 142.

l’espace, la courbure de l’étendue en une vue unique, en une perspective dont le temps est le foyer aveugle en même temps que le point de fuite obscur. Cette image pure est l’image des images, l’ouverture de l’unité en tant que telle. Elle replie violemment l’extério­ rité démembrée, mais son pli, sa fronce serrée, est aussi bien la fente que l’unité incise dans la compacité de l’étendue. L’image pure est dans l’être le tremblement de terre qui ouvre la faille de la présence. Là où l’être était en soi, la présence ne reviendra plus à soi : c’est ainsi quelle est, ou quelle sera, pour soi. O n comprend comment le temps est à tant d’égards la violence même... L’unité forme (bildet) l’image ou le tableau (Bild) de ce qui en soi n’est pas seulement sans image, mais sans unité et sans identité. Par conséquent, « l’image de » ne signifie pas que l’image vient après ce dont elle est l’image : mais « l’image de » est cela en quoi, tout d’abord, ce qui est se présente - et rien ne se présente autrement. Se présentant, la chose vient à se ressembler, donc à être elle-même. Pour se ressembler, elle se rassemble. Mais pour se rassembler, il lui faut se retirer de son dehors. Il y a donc arrachement de l’être à l’être, et l’image est ce qui s’arrache. Elle porte en elle la marque de cet arrache­ ment : son fond monstrueusement ouvert au fond d’elle, c’est-à-dire au revers sans fond de sa présentation (le dos aveugle du tableau). Ainsi, lorsque Heidegger entreprend d’analyser la cons­ titution du schématisme kantien, l’image qui lui vient pour faire voir l’image est tout d’abord, sans justification, celle d’un masque mortuaire : le masque mortuaire fait

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Si, pour Kant, « l’image pure de tous les objets est le temps2 », c’est que le temps est le mouvement même de la synthèse, de la production de l’unité : le temps est l’unité même qui s’anticipe et se succède en se projetant sans fin en avant d’elle-même, saisissant à chaque instant - dans cet instant insaisissable —le présent où se présente la totalité de

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voir l’« image » du mort, c’est-à-dire aussi bien son Bild que sa Sicht, sa « vue » : comment il se montre ou apparaît, quel est son aspect, ou l’aspect d’un mort en général. Toute image reproductrice - par exemple, indique Heidegger, la photographie d’un masque mortuaire - est tout d’abord image en ce quelle présente et montre cette première monstration. Image de l’image, donc - et même, image de l’image pure du schème, puisque c’est à lui qu’il s’agit d’en venir : la vue où se fait voir le visage sans regard de celui qui ne voit plus. Gesicht du sans Sicht, telle est l’image exemplaire h

saturer l’œil de la coulure rouge et du caillot où la vie souffre et agonise. Toute image, peut-être, est au bord de la cruauté. Les images de sang répandu surabondent dans la pinacothèque occidentale - avant tout images du dieu qui verse son sang pour racheter les hommes, et images de ses martyrs - et il se trouve aujourd’hui des artistes de body art pour répandre leur sang et pour se mutiler cruellement1. Dans l’ordonnance d’un monde du sacrifice, le sang répandu abreuve la gorge des dieux, ou irrigue leur domaine : sa coagulation scelle un passage par-dessus la mort. Mais lorsque ce monde est désassemblé, lorsque le sacrifice est impossible, la cruauté n’est plus rien d’autre que l’extré­ mité de la violence qui se referme sur sa propre coagula­ tion, et qui ne scelle aucun passage outre la mort, mais seulement la stupidité violente qui croit avoir produit la mort immédiatement devant soi en flaque matérielle. Toute image est au bord d’une pareille flaque. L’ambi­ guïté de l’image et de la violence - de la violence à l’œuvre dans l’image et de l’image s’ouvrant dans la violence —est l’ambiguïté de la monstration du fond, de sa monstruosité ou de sa monstruation. Il ne peut pas ne pas y avoir dupli-

S’il n’y a pas d’image sans déchirure d’une intimité fermée ou d’une immanence non déclose, et s’il n’y a pas d’image sans plongée dans une profondeur aveugle - sans monde et sans sujet - , alors il faut admettre aussi que non seulement la violence, mais la violence extrême de la cruauté, rôde au bord de l’image, de toute image2. La cruauté tire son nom du sang répandu (cruorpar dis­ tinction d’avec sanguis, le sang circulant dans le corps). Le violent cruel veut voir le sang versé : il veut voir au dehors, avec l’intensité de son jet et de sa couleur, le principe vital du dedans. Le cruel veut s’approprier la mort : non pas plonger les yeux dans le vide du fond, mais au contraire 1. Cf. K ant et le problème de la métaphysique, § 20. 2. Etienne Balibar envisage la cruauté comme ce dont « l’idéalité », hétérogène à celle du pouvoir ou de la domination, est « essentielle­ m ent fétichiste et emblématique » (La Crainte des masses, op. cit., p. 407).

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1. C f entre autres David Nebreda, Autoportraits, Paris, Éditions Léo Scheer, 2000, et les nombreuses performances d’Orlan, qu’il s’agisse des opérations chirurgicales ou de l’ostension des règles. Je n’entre­ prends ici aucune analyse de ces actions, ni n’en propose d’évaluation esthétique ou anesthétique. La question est évidemment de savoir s’il s’agit d’images extrêmes ou de mutilations sacrificielles —et la question est par là même de savoir jusqu’où peut s’amincir la séparation des deux registres...

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cité du monstre : ce qui présente la présence peut aussi bien la retenir immobile et pleine, obstruée et comblée jusqu’au fond de son unité, que la projeter en avant de soi, une présence toujours trop singulière pour seulement s’identifier. La violence de l’art diffère de celle des coups, non pas en ce que l’art resterait dans le semblant, mais au contraire en ce que l’art touche au réel - qui est sans fond - tandis que le coup est à lui-même et dans l’instant son propre fond. Et c’est encore tout un art, comme on dit en français, c’est la responsabilité de l’art en général, très en deçà ou très audelà de toute esthétique, que de savoir discerner entre une image qui est sans fond et une image qui n’est qu’un coup.

ou sa présence, le réel ou sa vérité - est constitutivement ce qui se rassemble sur soi en outrepassant l’ordre entier des signes : elle est ce qui n’est plus tributaire d’un renvoi ni d’aucune espèce de médiation, mais qui purement se donne. « Se donner », toutefois, peut être entendu de deux manières : se donner soi-même à soi-même (principiellement et avant toute présentation au dehors) ou bien donner « soi » au dehors, avant tout, et par conséquent aussi bien « être donné », être lancé au dehors sans jamais avoir auparavant assuré son fond. C ’est entre ces deux sens, à la limite indiscernables, que doit passer la lame mince du discernement. La violence est toujours un excès sur les signes (elle est ou elle se veut son propre signe, comme la vérité qui nullo egeat signo). L’image est aussi un tel excès, et l’art sans doute n’a d’autre définition en première instance que le débordement et l’emportement au-delà des signes. À ce compte, l’art, sans doute, « fait signe » (au sens de l’alle­ mand winken, « cligner de l’œil », « avertir », « signaler ») mais il n’est pas signe de quelque chose ni ne signifie autre chose. Il excède les signes sans pour autant révéler autre chose que cet excès, comme une annonce, un indice, un présage - de l’unité sans fond. Comme l’écrit Borgès : « Cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique1. »

Un tel discernement doit passer à l’intérieur d’une unité - pour autant qu’il n’y a pas d’ambivalence sans une cer­ taine unité pour la soutenir, dût-il s’agir d’une unité infi­ nitésimale et infiniment fuyante. Nous n’avons pas cessé d’avoir affaire à une telle unité enfouie sous l’ambivalence de la violence comme sous l’ambivalence de l’image, aussi bien que sous le lien serré entre l’image et la violence, entre l’art et l’image, et donc entre l’art et la violence : et d’une certaine façon, comme nous l’avons entrevu, cette unité énigmatique n’est pas autre chose que l’unité en soi ou absolument, cet « être-un » qui ne peut advenir que dans une certaine violence et dans une certaine image (ou bien comme une violence et une image). En un sens, c’est donc bien l’unité « même » à travers laquelle il faut pouvoir passer pour discerner l’ouverture vers le sans-fond du coup frappé depuis le fond fermé. L’unité « même » - la chose 54

1. « La muraille et les livres », dans Autres Inquisitions [1952], tr. fr. Paul Bénichou, Sylvia Bénichou-Roubaud, Jean-Pierre Bernés et Roger Caillois, dans Œuvres complétés, Paris, Gallimard, 1993, p. 675.

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La violence sans violence, c’est que la révélation n’ait pas lieu, et reste imminente. O u bien : elle est révélation de ce qu’il n’y a rien à révéler. La violence violente (et violante), au contraire, révèle et croit révéler absolument. L’art n’est pas ce simulacre ou cette forme apotropaïque qui nous protégerait d’une violence insupportable (la « véritéGorgone » selon Nietzsche, la « pulsion aveugle » selon Freud). Il est le savoir exact de ceci qu’il n’y a rien à révéler, pas même un abîme, et que le sans-fond n’est pas le gouffre d’une conflagration, mais l’imminence infiniment sus­ pendue sur soi.

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Mémo Ein M ann, den manche fu r weise hielten, erklàrte, nach Auschwitz wdre kein Gedicht mehr moglich. Der weise M ann scheint keine hohe M einung von Gedichten gehabt zu haben — als wdren es Seelentrôster fu r empfindsame Buchhalter oder bemalte Butzenscheiben, durch die man die Welt sieht. W ir glauben, dass Gedichte überhaupt erstjetzt wieder moglich geworden sind, insofern ndmlich als nur im Gedicht sich sagen lasst, was sonst jeder Beschreibung spottet'.1

1. Hans Sahl, Wir sind die Letzten, Heidelberg, Lambert Schneider, 1976, p. 14 ; repris dans Petra Kiedaisch (éd.), Lyrik nach Auschwitz ?

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(Notre question sera : qu’est-ce donc qui « raille la des­ cription », donc la sorte de représentation qu’on peut com­ prendre sous ce terme, et quelle autre représentation a lieu dans le poème ?) O vous, voleurs des heures authentiques de la mort, Des derniers souffles et de l’endormissement des paupières, Soyez sûrs d ’une chose : L’ange rassemble Ce que vous avez rejeté'. (Notre lecture sera : cet ange qui rassemble les morts volées, c’est le poème lui-même.) Il circule dans l’opinion, au sujet de la représentation des camps ou de la Shoah, une proposition mal déterminée mais insistante : on ne pourrait pas ou on ne devrait pas représenter l’extermination. Ce serait impossible ou interAdorno und die Dichter, Stuttgart, Reclam, 1995, p. 144. Volontaire­ ment, je laisse ici ce poème en allemand. En voici une rapide équivalence : « Un homme que beaucoup tenaient pour avisé avait déclaré qu’après Auschwitz aucun poème n’était plus possible. Cet homme avisé semble n’avoir pas eu très haute opinion des poèmes comme si c’était des consolations pour comptables sentimentaux ou des lentilles colorées à travers lesquelles voir le monde. Nous croyons que des poèmes, en général, ne sont à nouveau possibles que mainte­ nant, si c’est seulement dans le poème que peut se dire ce qui, autre­ ment, raille toute description. » 1. Nelly Sachs, « Ton corps en fumée à travers les airs », du recueil Dans les demeures de la mort, 1943-1947, dans Éclipse d ’étoile, tr. fr. Mireille Gansel, Lagrasse, Verdier, 1999.

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dit, ou encore ce serait impossible et d’ailleurs interdit (ou bien interdit et d’ailleurs impossible). Dans son indécision, cette proposition est déjà confuse. Il s’y ajoute souvent, de manière plus ou moins expresse, une confusion supplé­ mentaire lorsqu’un rapprochement paraît être fait avec ce que l’on nomme l’interdiction biblique de la représenta­ tion. (Je n’irai pas, ici, chercher des traces écrites de ces propositions, mais on se rappellera quelles ont circulé, en particulier, dans la polémique qui a entouré la sortie du film de Spielberg, La Liste de Schindler et, plus particulière­ ment encore, dans ce qui opposait ce film au Shoah de Lanzmann. Bien d’autres épisodes pourraient être rappelés, autour d’autres films ou d’œuvres plastiques.) Le discours qui refuse la représentation des camps est confus parce que son contenu ne se laisse pas clairement circonscrire, et parce que ses raisons sont encore moins clairement déterminables (pour ne rien dire du fait qu’il se laisse aussi parfois entourer d’un nimbe de sacralité ou de sainteté, sur lequel il faudra aussi revenir). S’agit-il en effet d’une impossibilité ou d’une illégiti­ mité ? Si c’est d’une impossibilité qu’il est question, à quoi tiendrait-elle (dès lors qu’on ne peut penser à des pro­ blèmes techniques) ? Serait-ce au caractère insoutenable de ce qui serait à représenter ? On ne s’indigne pourtant pas du tableau de David Olère qui représente les déportés dans la chambre à gaz, sous les premiers effluves du Zyklon-B h (Si l’on dit que David Olère est lui-même un rescapé pour1 1. Cf. D avid Olère —A painter in the Sonderkommando a t Auschwitz, New York, The Beate Klarsfeld Foundation, 1989.

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lui reconnaître un droit que nous n’aurions pas, cela ne touche pas au tableau lui-même. Cela ne touche pas non plus au point de savoir quel serait ce « droit », ni au point de savoir jusqu’où le peintre rescapé est exactement le même que le déporté.) D ’une autre manière, on ne s’indigne pas non plus des horreurs de la guerre gravées par Goya, ni des scènes de blessures et de morts atroces qu’on trouve dans bien des films1. On ne condamne pas non plus, quelle que soit l’épreuve de sa lecture, la scène du White Hôtel de Dylan Thomas12 écrite du point de vue d’une femme qui se retrouve vivante parmi les corps entassés d’une fosse d’exécution. (Sur un registre un peu différent, mais très suggestif me semblet-il, on pourrait dire aussi : la question se loge dans ce qui distingue la possibilité, jamais contestée, des innombrables représentations de morts et de mourants sur les monuments de la première guerre mondiale, surtout, mais aussi sur ceux de la seconde (guerre et combat de résistance), et la soudaine levée des problèmes et des débats lorsqu’il s’agit des camps, qui, de fait, ne sont rien de guerrier3.) S’il doit s’agir, en revanche, d’une illégitimité, on ne peut que renvoyer à un interdit religieux, qu’on se met donc à invoquer hors de son contexte sans justifier ce déplacement. En même temps, il se produit un glissement de cet interdit - qui, dans la forme habituelle où on

l’évoque, concerne au premier chef Dieu - , à la personne des Juifs exterminés (puis à celle des autres victimes). Ce glissement doit être interrogé, non pas cependant parce qu’il serait illégitime dans son retournement de Dieu à la créature, puis du croyant à l’incroyant, mais précisément parce que cette transformation peut recevoir toute sa justi­ fication par une analyse précise tant dudit « interdit » que de ladite « représentation ».

1. Par exemple, autre Spielberg, Il fa u t sauver le soldat Ryan. 2. En français, L’H ôtel blanc, tr. fr. Pierre Alien, Paris, Aubier, 1982. 3. Et avec lesquels, d’ailleurs, il se peut que la guerre soit finie, en ce sens qu’il ne peut plus (ou difficilement) y avoir « la guerre » au sens que ce terme avait auparavant.

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Il y a donc une clarification nécessaire afin de penser avec rigueur la question qu’on énonce comme celle de la « représentation de la Shoah ». Je l’esquisse ici de manière très simple, à partir de trois arguments dont je donne pour commencer une formulation minimale : 1. L’« interdit de la représentation » n’a rien (ou peu) à voir avec une défense de produire des œuvres d’art figura­ tives. Il a tout à voir, en revanche, avec la réalité ou avec la vérité les plus assurées de l’art lui-même, c’est-à-dire aussi, et en dernière instance, avec la vérité de la représentation elle-même, que cet « interdit » met au jour sur un mode paradoxal. 2. La « représentation de la Shoah » n’est pas seulement possible et licite, mais elle est en fait nécessaire et impéra­ tive - à la condition que l’idée de « représentation » soit comprise au sens strict qui doit être le sien. 3. Les camps d’extermination sont une entreprise de sur-représentation, dans laquelle une volonté de présence intégrale se donne le spectacle de l’anéantissement de la possibilité représentative elle-même.

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1. L’interdit de la représentation n’est pas nécessaire­ ment - voire n’est pas du tout - à comprendre sous le régime d’une iconoclastie. Bien que l’iconoclasme (ou la simple abstention d’images, que je range ici sous ce terme) ait été et soit encore en quelque manière une des grandes veines d’interprétation du commandement énoncé au livre de l’Exode ’, elle est cependant loin d’être la seule, y com­ pris dans la tradition israélite elle-même (et aussi dans la tradition de l’islam, où d’ailleurs il faut préciser que le commandement en tant que tel ne figure pas dans le Coran, mais en a été extrapolé par interprétation), pour ne rien dire des diverses traditions chrétiennes. Ce n’est pas ici le lieu de renouveler pour elle-même l’étude de la question. Je me contenterai des quelques traits saillants qui impor­ tent à mon propos.

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l’idolâtrie qu’il s’agit, et non de l’image en tant que telle ni de la « représentation ». L’idole est un dieu fabriqué, et non la représentation d’un dieu, et le caractère dérisoire et faux de sa divinité tient au fait qu’il soit fabriqué1. C ’est une image qui est censée valoir pour elle-même, et non pour ce quelle représenterait, une image qui est d’elle-même une présence divine, qui, pour cette raison, est faite de maté­ riaux précieux et durables, bois imputrescible, or et argent, etc.2, et qui est avant tout une forme taillée, une stèle, un pilier, ou bien encore un arbre ou un buisson. Elle reçoit d’ailleurs des noms divers selon les contextes, et la plupart de ces noms, tous traduits en grec par eidolon, ne sont pas du lexique de la vision3. Ce n’est pas l’image du dieu qui

1. Pour renvoyer au texte initial et le plus connu, celui du décalogue (Exode, XX, 4). O n sait qu’il y a dans la Bible plusieurs autres passages parallèles et connexes.

1. Beaucoup de textes, souvent cinglants, des prophètes vont dans ce sens, par exemple Jérémie, X, 1-16, Habacuc, II, 12-14, etc. 2. Cf. par exemple Isaïe, XL, 20, XLIV, 10-20. 3. En Exode, XX, 4, le mot est pessel et désigne une sculpture ; mais il y a d’autres termes, et je ne peux m’y arrêter, d’autant moins que je ne suis pas hébraïsant, et qu’il faudra faire ailleurs une étude spéciale sur cette question. Je note toutefois ceci (grâce aux indications de Daniel Lemler et de Patrick Desbois, ainsi qu’à celles contenues dans Idoles — Données et débats. Actes du XXIV' Colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris, Denoël, 1985) : le terme le plus sou­ vent invoqué est celui qui désigne l’« idolâtrie », avodat Tsara, « culte étranger » (voisin de deux autres, avodat kokbavim oumazalot, « culte des étoiles et des signes du zodiaque », et avodat alilim , « culte des idoles ») ; alila est un des mots pour l’« idole » (= petite divinité, faux dieu, encore une fois dieu étranger), avec pessel (ci-dessus), demout (« image »), zelem (« dessin », qui est aussi l’« image », par exemple dans l’« image de Dieu » qu’est l’homme de la Genèse...) ; il me paraît remarquable que la traduction par eidolon à la fois verrouille le registre sémantique (en passant exclusivement à celui des formes visibles) et

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Tout d’abord, il faut rappeler que le commandement défend de faire des images « de tout ce qui est dans les deux, sur la terre, dans les eaux », c’est-à-dire de toute chose, et avant tout d’en faire des images sculptées (l’insis­ tance sur la sculpture et sur la fabrication de telles sculp­ tures est remarquable dans tous les textes connexes du corpus biblique, et dans la tradition talmudique et hassi­ dique). Le commandement concerne donc la production de formes consistantes, entières et autonomes comme l’est une statue, et ainsi destinées à un usage d’idole. C’est de

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est condamnée : car d’une part ces dieux ne sont nulle part ailleurs que dans ces statues, et d’autre part le dieu d’Is­ raël, n’ayant pas de forme, n’a pas non plus d’image1 : il n’a aucune ressemblance, sinon celle de l’homme, et celleci n’est pas une ressemblance de forme ni de matière (l’homme est donc à l’image de ce qui est sans image). Ce qui est condamné, ce n’est donc pas ce qui est « image de », ce qui forme par soi-même présence affirmée, présence pure en quelque sorte, présence massive résumée à son être-là : l’idole ne bouge pas, ne voit pas, ne parle pas, « on

crie vers elle, mais elle ne répond pas1 » - et l’idolâtre, en face d’elle, est aussi celui qui ne voit pas et qui ne com­ prend pas2. Au contraire, le « vrai dieu » n’est en somme que parole (adressée à son peuple), vision (du cœur de l’homme), mouvement (pour accompagner son peuple). Ce n’est donc pas sous un motif de la copie ou de l’image imitatrice que l’idole est condamnée : c’est sous un motif de la présence pleine, épaisse, présence de ou dans une imma­ nence où rien ne s’ouvre (œil, oreille ou bouche) et d’où rien ne s’écarte (pensée ou parole au fond d’une gorge ou d’un regard). Plus tard, les commentaires talmudiques auront précisé que s’il est loisible de peindre - plutôt que de sculpter - des visages (la question étant resserrée autour de ce qui porte les ouvertures...), encore faut-il que ces visages ne soient jamais complets : la complétude est un achève­ ment qui ferme, sans accès, sans passage. L’image sculptée d’un visage complet, voilà l’interdit véritable3, cependant que dans le Temple deux Chérubins d’or doivent avoir leurs faces tournées l’une vers l’autre et ensemble en direction de « l’Arche du Témoignage4 », c’est-à-dire en direction de la parole de Dieu, ou plus exactement du dieu-qui-est-parole (et dont, pour cette raison, le nom est imprononçable, puisqu’il n’est rien de dit, mais le dire lui-même5).

unifie un vocabulaire multiple. En réalité, on pourrait dire que la pensée monothéiste se préoccupe de l’idolâtrie (on pourrait dire de la « latrie » : cf. le discours de Thomas d’Aquin sur la latria. Somme théo­ logique, 2a2ae, 94, 1, etc.), de l’adoration des faux dieux ou non-dieux, bien plus que de l’aspect de l’idole et d’une problématique de la « représentation » au sens courant. En revanche, dans cette même pensée, mais selon une veine plus particulièrement chrétienne, il y a aussi une considération de l’« image » comme « visibilité de l’invi­ sible », par exemple Paul de Tarse, Origène, le Pseudo-Denys, et les traditions ultérieures de l’icône : c’est à la croisée de ces chemins que se noue la question de la représentation. Cela dit, il vaut la peine de signaler l’absence - à ma connaissance - non seulement d’une étude de fond sur la question du m ot « idole », mais en général, dans le discours courant (et donc révélateur), de toute précaution dans l’usage du mot. O n peut trouver par exemple des exposés hassidiques savants qui n’indiquent que le m ot grec eidolon..., ou bien des exposés catholiques qui parlent d’« image » sans autre considération critique : dans ce domaine, très exactement comme dans celui de l’art, une doxa de la représentation recouvre et déforme sa provenance. Dans sa plus grande généralité, cette problématique pourrait être désignée comme celle de la mimesis et du divin dans toute la complexité des liens, interactions et contradictions entre ces deux termes. 1. Cf. Deutéronome, IV, 15, etc.

1. Cf. par exemple Isaïe, XLVI, 7 ou Psaumes, CXV, 4-8. 2. Isaïe, XLIV, 18-20. 3. Tel que le résume Catherine Chalier dans « L’interdit de la représen­ tation », dans Autrement, n° 148, « Le Visage », Paris, octobre 1994. 4. Exode, XXV, 18-20. 5. J ’emprunte ici les termes de Levinas, avant d’avoir à évoquer sa pensée au sujet des images.

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De quelque manière qu’on se situe par rapport à l’« interdit de la représentation », et de manière plus générale à son contexte religieux, on devra reconnaître que l’interpré­ tation iconoclaste du précepte n’entraîne une condamnation des images que pour autant quelle présuppose, en fait, une certaine interprétation de l’image : il faut que celle-ci soit pensée comme présence close, achevée dans son ordre, ouverte sur rien ou par rien d’autre, et murée dans une « stupidité d’idole1». L’image abaissée en tant que seconde, imitatrice et donc inessentielle, dérivée et inanimée, incon­ sistante ou trompeuse : rien ne nous est plus familier que ce thème. De fait, il aura résulté, pour toute l’histoire occiden­ tale, de l’alliance qui s’est faite (et qui, sans doute, a précisé­ ment scellé l’Occident en tant que tel) entre le précepte monothéiste et le thème grec de la copie ou de la simulation, de l’artifice et de l’absence d’original. C’est, à l’évidence, de cette alliance que provient jusqu’à nous line méfiance inin­ terrompue envers les images, au sein même de la culture qui les produit à foison, la mise en suspicion des « apparences » ou du « spectacle » et certaine critique complaisante de la

« civilisation des images » - tout autant d’ailleurs qu’en pro­ viennent, a contrario, toutes les entreprises de défense et d’illustration des arts, et toutes les phénoménologies1. Pour comprendre le problème dit de la « représen­ tation », il faut donc être attentif à cette alliance constitu­ tive de notre histoire, et à ce qui en elle fait simultanément lien et déliaison, à ce qui ajointe deux motifs mais aussi à ce qui les disjoint, et à ce qui provoque entre eux des pas­ sages et des partages plus complexes, plus subtils ou plus retors qu’il n’y paraît. Le double motif, si l’on ne se trompe pas sur l’interdit biblique ni sur l’exigence grecque, est donc, d’une part, celui d’un Dieu qui ne s’en prend nullement à l’image, mais qui ne donne sa vérité que dans le retrait de sa pré­ sence - une présence dont le sens est un absens, si ce rac­ courci est possible2- , et, d’autre part, le motif d’une idéalité logique (au sens où l’ordre du logos, et si l’on veut de la raison, est constitué par le rapport à l’idéalité), c’està-dire très exactement le m otif d’une forme, ou d’une image, intelligible, c’est-à-dire form ant l’intelligibilité elle-

1. Expression toute biblique de Levinas mentionnée par Sylvie Courtine-Denam y dans « L’art pour sauver le monde » où elle fait jouer les unes par rapport aux autres les pensées de Levinas, Jonas et Arendt, m ontrant ainsi un aspect de la disparité conflictuelle, autour de l’image et de l’art, des attitudes issues d’une même tradition et mues par une même préoccupation dans la mémoire d’Auschwitz {Le Souci du monde, Paris, Vrin, 1999). Levinas donne l’exemple très remarquable d’une pensée plutôt inspirée par l’iconoclasme (bien que non sans complexité), alors même quelle est dominée par un m otif du visage dont il faudrait longuement analyser l’ambivalence à cet égard.

1. Dans l’interstice de l’alliance greek-jew, et peut-être comme son opérateur complexe, ne pas oublier de glisser la figure romaine : celle d’une confiance aux images dont la double polarité - disons, baroque et/ou romantique, ou encore catholique et/ou fasciste (soit dit au prix de raccourcis risqués...) - se retrouve elle aussi tout au long de notre histoire, c’est-à-dire enfin essentiellement tout au long de l’histoire de l’art occidental et moderne. 2. Maurice Blanchot a fait ce mot, en particulier ou en tout cas dans L’a ttente l ’oubli.

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même. D ’un côté l’absens condamne la présence qui se donne comme complétude de sens, de l’autre l'idée abaisse l’image sensible qui n’est que son reflet, le reflet dégradé d’une plus haute image. Mais d’un côté l’absens ouvre son retrait dans le monde même, et, de l’autre, l’image sen­ sible indique ou indexe l'idée. Il s’ensuit une logique deux fois double dont les valeurs s’échangent, se contaminent et s’affrontent. Le christianisme d’abord, l’art du monde moderne ensuite auront été les lieux de cette mêlée - si ce n’est, en fin de compte, un même et unique lieu.

pas un simulacre : elle n’est pas le remplacement de la chose originale - en fait, elle n’a pas trait à une chose : elle est la présentation de ce qui ne se résume pas à une pré­ sence donnée et achevée (ou donnée tout achevée), ou bien elle est la mise en présence d’une réalité (ou forme) intelligible par la médiation formelle d’une réalité sensible. Les deux façons de la comprendre ne se recouvrent pas, dans leur partage ou dans leur mêlée intime, mais il les faut ensemble et l’une contre l’autre pour penser la chicane ou l’arcane de la « représentation ».

Sans vouloir en démêler ici l’intrication et l’intrigue, je poserai d’abord, par provision pour le parcours qui nous attend, simplement ceci : si l’art peut toujours servir de proie à des opérations d’intimidation idolâtrique (dont l’idée même de l’« art », prise absolument, peut aussi être le ressort, il ne faut surtout pas l’oublier), il n’en reste pas moins que dans ce qu’on aura nommé l’« art », progressi­ vement, depuis la Renaissance, et en y nouant tous les fils de l’écheveau, il y aura toujours eu pour enjeu, avec la pro­ duction des images (visuelles, sonores), tout le contraire d’une fabrication d’idoles et tout le contraire d’un appau­ vrissement du sensible : non pas une présence épaisse et tautologique devant laquelle se prosterner, mais la présen­ tation d’une absence ouverte dans la donnée même - sen­ sible - de l’œuvre dite d’« art ». Et cette présentation s’est appelée, en français, représentation1. La représentation n’est 1. Il faudrait ici longuement rappeler l’histoire philosophique du terme et du concept - cette histoire pour laquelle Bergson écrivit une

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2. Par conséquent, dire que la représentation de la Shoah est impossible et/ou interdite ne peut pas avoir un autre sens que l’impossibilité et/ou l’interdiction, soit de ramener la réalité de l’extermination à un bloc massif de présence signifiante (à une « idole »), comme s’il y avait là encore une signification possible, soit de proposer une réa­ lité sensible, forme ou figure, qui renverrait à une forme intelligible, comme s’il devait y en avoir une. O r il faut bien avouer que c’est ce qui se produit lorsque des m onu­ ments ou des mémoriaux procèdent d’une volonté de couler littéralement dans le bronze (le béton ou le film) l’horreur des déportés allant se jeter sur les barbelés électri­ fiés ou livrés en bloc au gaz et aux flammes (je pense à tel noce spéciale lors de la rédaction du Dictionnaire philosophique de Lalande, et celle à laquelle tant de travaux ont été consacrés depuis vingt ans, parmi lesquels on ne peut pas ne pas mentionner ceux de Derrida et de 1.acoue-Labarthe autour de la mimesis, dont le nom seul, avec le faisceau de ses valeurs, allume toute la question de la représentation.

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ou tel groupe sculpté de Yad Vashem, à Jérusalem, à tel autre au cimetière de Forest Lawn à Los Angeles, à bien des pein­ tures, y compris celles de David Olère). Toutefois, je ne veux pas laisser entendre que ces œuvres seraient critiquables ou discutables : en un sens, elles échappent à tout critère esthé­ tique (on peut en dire autant, par exemple, mais en un tout autre sens, du feuilleton télévisé américain Holocauste d’il y a une quinzaine d’années), elles ne « représentent pas », elles commémorent, c’est-à-dire qu elles se limitent à être des signaux — et cependant, n’acceptant pas d’être de strictes signalisations, comme le font, depuis les années 1980, les signalétiques berlinoises des camps surmontées de l’inscrip­ tion « Orte des Schrekens », ou telle stèle à Baden-Baden énonçant sèchement les faits de la Kristallnacht, ouvrages qui, par conséquent, déclarent aussi leur gêne ou leur honte, tout à la fois leur propre impuissance à représenter, leur défaillance artistique et leur résistance à s’installer dans le statut d’œuvres ou à paraître le faire. Ce qu’il s’agit alors d’entendre, et sur quoi il nous faut revenir, ce n’est pas exactement l’horreur ou la sainteté dont on pense que la représentation ne saurait y toucher (alors que, peut-être, aucune représentation ne touche jamais qu’à l’extrême, sous peine d’être de la grimace, de la gesticulation ou de l’illustration) : il faut entendre, plus précisément, que l’effectivité des camps aura tout d’abord consisté dans un écrasement de la représentation ellemême, ou de la possibilité représentative, de sorte que cela, en effet, ou bien n’est plus à représenter en aucune façon, ou bien met la représentation à l’épreuve d’elle-même : comment faire venir à la présence ce qui n’est pas de l’ordre

de la présence. (C’est en ce sens précis, pour le dire une première fois, que je veux faire entendre l’expression de « représentation interdite » dont j’ai fait mon titre : « inter­ dite » au sens de surprise et suspendue devant cet autre que la présence. Nous y viendrons.)

Je vais donc m’écarter pour un temps de la perspective des camps, et considérer pour elle-même la question de la représentation.

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La question de la représentation d’Auschwitz - à supposer qu’il faille la garder, dans ces termes, comme question - ne peut pas se résoudre - si elle le peut - dans une référence, quelle soit négative ou positive, soit à une horreur extrême, soit à une extrême sainteté. Cette question doit en passer par celle-ci : qu’est-il advenu à Auschwitz de la représentation elle-même ? Comment y a-t-elle été mise en jeu ? S’il y a une question propre à la représentation de la Shoah —ou bien il n’y en a pas, sinon par un pathos com­ préhensible, mais sans rigueur - , elle doit tenir à la condi­ tion même que la Shoah fait à la représentation - ce qui revient à dire aussi : il doit s’agir de ce que cet événement représente dans le (ou du) destin occidental (« destin occidental » étant, je l’accorde aussitôt, une formule lourde de représentations latentes avec lesquelles nous ne sommes pas au clair : et ne le pouvons être, sans doute, qu’en pas­ sant par l’analyse des conditions d’une « représentation de la Shoah »). Shoah, c’est aussi une crise ultime de la repré­ sentation (il n’y a aucune abstraction, aucune froide conversion dans le concept, à énoncer cela).

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Comme on l’aura déjà compris par ce qui précède, il s’agit de penser que la « représentation » n’est pas seule­ ment un régime particulier d’opération ou de technique, mais que ce mot propose aussi un nom général pour l’évé­ nement et pour la configuration ordinairement nommés « Occident » - c’est-à-dire aussi pour cela dont l’histoire court devant nous à son accomplissement, étant passée par une mise en crise totale de l’ordre de la représentation. (Je sais que pour certains je répète ici des banalités - mais en a-t-on assez scruté les enjeux ? —, tandis que d’autres seront surpris de voir accorder une telle place « historiale » à la simple « représentation » : à ces derniers, je demande de penser un instant à l’ampleur et à l’intensité de la méta­ morphose que nous expose l’histoire des arts en un siècle disons, de 1850 à 1950, donc aussi à travers Auschwitz et quelques autres événements.) Il faut, à ce point, donner une précision : si je demande bien qu’on pense quelque chose comme le cours d’une his­ toire au sens fort de ce terme, et non pas seulement des his­ toires séparées, je ne prétends pas pour autant déterminer une stricte nécessité historique du nazisme. Il importe néanmoins d’abord de soustraire celui-ci au statut d’acci­ dent monstrueux survenu dans l’histoire et à l’histoire, car on le soustrait ainsi à toute possibilité de pensée. Cela commence, sans doute, à être assez bien reconnu, mais ne saurait l’être assez. O r il n’est pas nécessaire de fabriquer une vision de l’histoire du type qu’on appelle « hégélien » pour demander que notre pensée relie et noue, pour être une pensée, les linéaments d’une provenance et d’un mouvement : autre chose qu’un destin, mais autre chose

aussi qu’une poussière de contingences (double manière de renoncer à penser une liberté et une humanité).

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L’accès le plus simple à la problématique de la représen­ tation est celui de son nom, auquel j’ai déjà fait allusion et dont j’ai déjà dit que la signification est entendue chez les philosophes, sans que pour autant, et même à l’intérieur de la philosophie, il soit toujours facile d’éviter les confusions ou les discussions (mais c’est aussi parce que la chose ellemême est faite de la singulière intrication qui s’est nouée dans notre histoire, et qui a noué cette histoire, qui l’a tressée et qui l’a aussi ligotée ou étranglée). Le re- du mot « représentation » n’est pas répétitif, mais intensif (pour être plus précis, la valeur initialement itérative du préfixe re-, dans les langues latines, se trans­ forme souvent en valeur intensive ou, comme on dit, « fréquentative »). La repræsentatio est une présentation soulignée (appuyée dans son trait et/ou dans son adresse : destinée à un regard déterminé). Aussi le mot a-t-il son premier sens dans son emploi au théâtre (où il n’a rien à voir avec le nombre des représentations, et où, précisé­ ment, il se distingue nettement de la « répétition »), et dans son ancien emploi judiciaire - production d’une pièce, d’un document - , ou encore dans le sens de « faire observer, exposer avec insistance1». Le mot latin a servi à traduire le grec hypotyposis, qui désigne une esquisse, un 1. « Le duc de Beauvilliers représentait avec force la misère des peuples », Voltaire. Cf. Littré aux entrées « représentation » et « repré­ senter ».

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schème, la présentation des traits d’une figure au sens le plus large, sans aucune idée de répétition (en rhétorique, le mot désigne la mise en scène de personnes ou de choses comme vivant devant nous : c’est encore, presque, du théâtre qu’il s’agit...). C ’est aussi de là que vient l’usage psychologique et philo­ sophique du terme : la représentation mentale ou intellec­ tuelle, à la croisée de l’image et de l’idée, n’est pas d’abord la copie de la chose, mais la présentation de l’objet au sujet (autant dire : la constitution de l’objet en tant que tel, en rappelant qu’autour de ce noyau se sont cristallisés les plus grands débats de la pensée moderne, ceux des empirismes et des idéalismes, ceux du savoir scientifique et de la connais­ sance sensible, de la représentation politique et de la repré­ sentation artistique, etc.). La représentation est une présence présentée, exposée ou exhibée. Elle n’est donc pas la pure et simple présence : elle n’est justement pas l’immédiateté de l’être-posé-là, mais elle sort la présence de cette immédiateté, pour autant qu’elle la fait valoir en tant que telle ou telle pré­ sence. La représentation, autrement dit, ne présente pas quelque chose sans en exposer la valeur ou le sens - à tout le moins la valeur ou le sens minimal d’être là devant un sujet. Il s’ensuit que la représentation ne présente pas seulement quelque chose qui, en droit ou en fait, est absent : elle pré­ sente en vérité ce qui est absent de la présence pure et simple, son être en tant que tel, ou encore son sens ou sa vérité. C ’est en ce point que viennent se former les enchevê­ trements, les paradoxes et les contradictions : dans l’absence qui donne le trait fondamental de la présence représentée se croisent l’absence de la chose (pensée comme l’original, la

présence réelle et seule valide) et l’absence à la chose murée dans son immédiateté, c’est-à-dire ce que j’ai déjà nommé l’absens, le sens en tant qu’il n’est justement pas une chose. Bien entendu, pour être là encore plus précis, il fau­ drait analyser comment la pure immédiateté est ellemême une pensée - une représentation - produite par le dispositif général de la représentation, c’est-à-dire par le « monologothéisme » originaire de l’Occident. Hors du monologo théisme (ou théologomonisme, etc.), il n’y a pas d’immédiateté muette et murée : il y a des mondes entière­ ment faits de ce que nous appelons « présences vivantes », « esprits » ou tout au moins « signes ». Mais notre monde est le monde d’un sens qui évide la présence et s’absente d’elle ou en elle. (De manière corollaire, hors de l’Occident, il y a ordonnance des puissances signifiantes, mais pour l’Occi­ dent il y a désordre et quête du sens. Ou encore : il y a d’une part des mondes configurés en schèmes d’action, de position et de puissance, et d’autre part notre histoire configurée en schèmes de présence et d’absence, de représentation, et ainsi en schèmes de schèmes, dessins, traces et tracés...) C’est ainsi que toute l’histoire de la représentation - toute l’histoire fiévreuse des gigantomachies de la mimesis, de l’image, de la perception, de l’objet et de la loi scientifique, du spectacle, de l’art, de la représentation politique - est traversée par la division de l’absence, qui se scinde en effet entre l’absence de la chose (problématique de sa reproduc­ tion) et l’absens dans la chose (problématique de sa repré­ sentation). De là que notre histoire s’agite et se tord, se déchire même, dans la division, la rencontre et l’affrontement de

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deux logiques : celle de la subjectivité pour laquelle il y a du phénomène et celle de la chose en soi ou « présence réelle ». Car l’une et l’autre doivent être l’une pour l’autre tout autant qu’elles se montrent exclusives l’une de l’autre. C ’est là notre croix, pourrait-on dire avec d’autant plus de raison que la croix chrétienne est au centre de l’affaire : représenta­ tion du représentant divin mourant au monde de la repré­ sentation pour lui donner le sens de sa présence originelle... La double absence de/dans la présence qui structure cette double logique croise l’absence monothéiste (celle d’une sainteté qui n’est plus d’abord sacrée - donnée présente dans une réalité séparée - mais qui ne cesse de se faire en s’éloignant1: c’est l’enjeu de l’opposition aux idoles) avec l’absence grecque : celle d’un soleil de vérité qui éblouit audelà de toutes les apparences, le cœur de la lumière au lieu des choses éclairées, ou encore la beauté « sans visage, ni mains, ni corps2 » vers laquelle s’élance l’Eros-philosophe de Platon. O n pourrait contracter - et figurer, représenter toute l’affaire ainsi : un double non-visage à la fois juif et grec, dont un destin romain fera le portrait.

à la présence, comment la représentation de quoi que ce soit serait-elle à condamner ? Mais par le même motif, comment toute représentation ne devrait-elle pas être en soi interdite au sens de surprise, interloquée, médusée1, confondue ou déconcertée par ce creusement au cœur de la présence ? C ’est ici qu’il faut en revenir aux camps.

3. Je partirai donc de ceci, que la représentation occupe une place décisive au sein du nazisme, de son dispositif idéologique et pratique. Sur un premier plan, il n’est pas besoin de s’appesantir : on sait comment le nazisme a cultivé la représentation sous tous ses aspects 2, ceux de l’art monumental et de la parade aussi bien que ceux de la « représentation du monde » ( Weltanschauung, « vision du monde ») au sujet de laquelle

1. Je sollicite ainsi l’opposition entre sacer, réalité d’emblée « sacrée », et sanctus, ce qui provient d’une action sanctifiante. 2. Le Banquet, 210-211. (En grec, cette opposition passe, quoique de manière moins claire, entre hieros et hagios. En revanche, l’hébreu n’a qu’un terme, qodesh.)

1. Pas de hasard, sans doute, si l’on touche avec Méduse à l’un des grands mythes organisateurs des pensées de l’image ; quant à l’« interloqué », il convient de rappeler l’usage qu’en fait Jean-Luc Marion pour transcrire der Angesprochene de Heidegger (plus littérale­ ment, P« interpellé » ou P« appelé »), celui auquel s’adresse un appel qu’on pourrait qualifier d’appel de Yabsens ou comme absens. (C f J.-L. Marion, Réduction et Donation, Paris, PUF, 1989, p. 300, ainsi que É tant donné, Paris, PUF, 1997, où l’on retrouve une forte pensée de l’« idole » et de l’« icône » engagée depuis longtemps chez Marion.) 2. Ce m otif entretient évidemment les liens les plus étroits avec celui du national-esthétisme tel que l’a nommé et analysé Philippe Lacoue-Labarthe dans des travaux fondateurs à cet égard (d’abord La Fiction du politique, Paris, Bourgois, 1987, et d’autres textes). Ces liens concernent aussi, bien évidemment, la thématique du mythe dans le nazisme telle que nous l’avons analysée ensemble dans Le M ythe nazi, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1991.

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S’il est donc question, au fond de la représentation, du rapport avec une absence et avec un absens dont toute pré­ sence se soutient, c’est-à-dire se creuse, s’évide, respire et vient

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Hitler lui-même développe dans Mein K a m p f1 l’impor­ tance politique majeure d’une « vision » présentable aux masses et qui ne reste pas confinée dans un discours philo­ sophique. Assurément, il s’agit d’efficacité médiatique : mais, plus encore, il s’agit d’un monde qui puisse être mis sous les yeux et rendu présent dans sa totalité, sa vérité et son destin, donc d’un monde sans faille, sans abîme, sans invisibilité retirée. La représentation comme hypotypose, comme mise sous les yeux et comme mise en scène, comme production de la vérité in præsentia, joue à tous égards un rôle déterminant dans le cadre d’une vision de la régénération de la race, de l’Europe et de l’humanité. (En outre, il ne faudrait surtout pas oublier ce sur quoi je ne peux m’arrêter ici, à savoir comment ce rôle de la (repré­ sentation fut amené et appelé par toute une époque2.) Au principe de cette vision, l’« Aryen » n’est lui-même rien d’autre que la présentation de l’homme régénéré en surhomme. Je propose de nommer « surreprésentation » ce régime où il s’agit non seulement de représenter l’huma­ nité triomphante dans un type (comme c’est aussi le cas, à la même époque, dans l’art stalinien), mais de (représenter un type qui est lui-même le (re)présentant, non pas d’une fonction (faucille et marteau), mais d’une nature ou d’une

essence (le corps aryen) dans laquelle consiste véritablement la présence de l’humanité créatrice de soi (en ce sens, divine, mais divine sans aucun écart du divin, ou sans « sainteté »). Le corps aryen est une idée identique à une présence, ou la présence sans reste d’une idée : assez exactement ce que l’Occident avait depuis des siècles pensé comme l’idole. C ’est d’ailleurs un « idéalisme », dans les termes employés par Hitler : c’est l’idéalisme du fondateur de civilisation (Kulturbegründer), dont la vertu suprême est le don de soi au service de la communauté à laquelle il donne l’« élan civilisateur1 ». O r « l’Aryen est l’unique représentant (Vertreter) de l’espèce des fondateurs de civilisation2». Et une civilisation n’est pas autre chose que la conformation d’un monde selon une représentation. L’Aryen est le représentant de la représentation, absolument, et c’est en ce sens précis que je propose de parler de « surreprésentation3 ». (Le Juif, au contraire, est précisément pour Hitler le représentant de la représentation en son sens ordinaire et péjoratif : le seul art où le Juif réussisse est celui du comé­ dien, ou plutôt même du charlatan, un art de l’illusion grossière4. L’art nazi suprême ne peut donc être que celui d’une incarnation ou d’une incorporation véritable... C ’est aussi une raison de souligner que le nazisme doit

1. Cf. en particulier les chapitres X et XI du livre I, Munich, Zentralverlag der NSDAP, 1936. 2. Il faudrait en effet, aussi, pour saisir le tournant pris avec la fin du XIX' siècle par l’antisémitisme, revenir longuement sur un monde qui s’éprouva en crise de représentation du monde (et des outre-mondes) tout à la fois dans l’ordre de la pensée et dans ceux de la religion, de l’art, enfin de l’humanité et de la nature mêmes.

1. M ein K am pf I, op. cit., ch. XI, « Peuple et race ». 2. Ibid., p. 318. 3. Non sans une allusion, impossible à développer, au « surhomme » mais aussi à une expansion du « sur » dans cette époque (« surréa­ lisme », « suprématisme »...). Il faudrait rappeler, bien sûr, le texte de Bataille sur ce préfixe... 4. M ein K am pf I, op. cit., p. 332.

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donc pousser à bout la problématique délicate induite par la configuration occidentale : le partage de la représenta­ tion-exposition et de la représentation-imitation. Ce par­ tage dans le double sens du mot empêche en droit de séparer représentation simulante, ou copie, et (représen­ tation ostensive, ou mise en jeu - mais il commande en même temps leur opposition... Ce système complexe structure l’ensemble des problématiques les plus retorses de la « représentation ». Cet ensemble se tend, et se rompt, à deux extrémités : celle de l’iconoclasme fanatique, celle de l’érection fasciste. Le sans-image ou le tout-idole...) La surreprésentation ne consiste donc pas seulement dans un caractère colossal, démesuré de l’appareil de repré­ sentation, de démonstration ou de mise en spectacle de l’Anschauung et de XAnschauer : elle consiste bien plutôt dans une représentation dont l’objet, l’intention ou l’idée s’accomplit intégralement dans la présence manifestée. Pour cerner au mieux ce caractère de présence totale, satu­ rée, cette réplétion ou cet assouvissement de présence, il faut penser à l’écart qui sépare distinctement, pour peu qu’on y prenne garde, les appareils et les processus de glo­ rification des ordres traditionnels de souveraineté et/ou de sainteté des appareils et processus de la surreprésentation nazie : l’ordre nazi, son Führer, son archétype aryen, la SS et toute la Weltanschauung n’ont pas à resplendir de gloire, ils ont à être présents, d’une présence intégrale1 et qui -

point décisif —ne renvoie à rien d’autre qu’à son propre être-présent, à son immédiateté ou à son immanence, à son évidence qui se manifeste d’elle-même (comme la vérité pour Spinoza) mais qui ne manifeste ainsi rien d’autre que cette manifestation même : en un sens, l’exacte réplique de la révélation monothéiste, et cela bien entendu ne relève pas du hasard. La surreprésentation nazie est la révélation retournée, la révélation qui, en révélant, ne retire pas le révélé mais au contraire l’exhibe, l’impose et en imprègne toutes les fibres de la présence et du présent. En face du Kulturbegründer; et par-delà les simples Kulturtràger (porteurs de civilisation) que sont les autres peuples, le peuple juif est le destructeur de civilisation (Kulturzerstôrer). Il est destructeur en ce qu’il n’a aucune « vision » en propre : il ne sait que parasiter les autres peuples et leurs cultures. Sa vision s’arrête au maintien de sa race par ce parasitage, et toute son activité n’est que ruse et combat pour se perpétuer en infectant tous les peuples (et en instrumentalisant la misère des travailleurs modernes, ce qui engendre la vision marxiste, laquelle précisément ne mérite même pas le nom de Weltanschauung1). Le Juif est le repré­ sentant - sinon tout à fait unique, puisqu’on lui adjoint le Tzigane, du moins par excellence - de la destruction de la représentation, entendue comme surreprésentation. Le camp d’extermination est la scène où la surrepré­ sentation se donne le spectacle de l’anéantissement de ce qui, à ses yeux, est la non-représentation. Ce qui distingue cette entreprise de toutes les autres qu’on peut lui compa-

1. C ’est en ce sens que j ’ai compris, naguère, l’expression de Michel Tournier caractérisant le nazisme comme « l’excès des symboles » (dans son roman Le Roi des Aulnes).

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1. M ein Kampfi I, op. cit., p. 351.

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rer - camps et génocides - , c’est quelle vise directement et explicitement, dans le « sous-homme », non pas tant ou seulement une race inférieure et/ou ennemie, mais avant tout la gangrène ou le miasme capable de corrompre la présentation même de la présence authentique. Auschwitz est un espace organisé pour que la Présence même, celle qui se montre et montre le monde avec elle et sans reste, se donne le spectacle d’anéantir ce qui, par principe, porte l’interdit de la représentation - ou bien ce que j’appelle ici la représentation interdite. Le SS est là pour supprimer ce qui peut surprendre, interpeller ou sidérer l’ordre surrepré­ sentant. (Cela, au demeurant, ne secondarise absolument pas les autres camps et les autres génocides, cela ouvre au contraire au discernement de ce qui, ici ou là, relève plus secrètement d’une logique identique ou comparable : non pas, encore une fois, une logique de supériorité ou d’ini­ mitié, mais une logique de mise au jour et en présence de l’humanité comme telle - ou de l’ordre et du destin du monde. À l’extrémité du « crime contre l’humanité », il faut apprendre à discerner non seulement la persécution et la liquidation par motif ethnique, religieux, etc., mais la persécution et la liquidation par motif de représentation d’une atteinte à la présence authentique : je t’extermine parce que tu infectes le corps et la face de l’humanité, parce que tu la représentes vidée, saignée de sa présence.) Que le nazi se donne à lui-même le spectacle de cet anéantissement, et qu’ainsi il mette pour ainsi dire un comble à sa surreprésentation déjà gorgée d’elle-même, c’est ce dont témoigne au mieux le terrible discours de Himmler à ses lieutenants le 4 octobre 1943 :

1. Cité par Raul Hilberg, La Destruction des J u if d ’Europe, tr. fr. Marie-France de Paloméra et André Charpentier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, t. II, p. 871 (p. 870, on peut aussi lire comment Flimmler s’enorgueillit du désintérêt de ces mêmes chefs, et le com­ mentaire de Hilberg : « Sauf exception, rien n’aura été volé aux Juifs : nous savons combien c’est faux, et jusqu’au sommet de l’ordre nazi, mais l’important est toujours l’image de soi qui est en jeu. ») 2. Ibid., p. 880.

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Vous, dans votre m ajorité, vous devez savoir ce que c’est que 100 cadavres, l’un à côté de l’autre, ou bien 500 ou 1 000. D ’avoir ten u bon, et, en m êm e tem ps, à p art quelques exceptions causées par la faiblesse hum aine, d ’être restés des honnêtes hom m es, c’est ce qui nous a endurcis. C ’est une page de gloire de n o tre histoire qui n’a jam ais été écrite et qui ne le sera ja m a is 1...

Ce discours terrible est remarquable en chaque point : les chiffres successifs, qui ouvrent une perspective d’accroisse­ ment sans fin du nombre des victimes, la précision sur les cadavres « l’un à côté de l’autre », qui indique bien le carac­ tère de vision et de spectacle insoutenable qu’il s’agit, préci­ sément, de soutenir. En vérité, les chefs qui écoutent sont déjà entrés dans l’endurcissement de cette représentation. La faiblesse humaine n’a été chez eux qu’exceptionnelle. Ils sont donc au-dessus de l’humaine condition, tout en étant des « honnêtes hommes » : car il ne s’agit pas d’être des barbares, mais d’endurer la mission du Reich, car ... nous avions le d ro it m oral, nous avions le devoir envers notre peuple d ’anéantir ce peuple qui voulait nous a n é a n tir2.

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L’accomplissement du devoir passe par la vision de l’intolérable : par une sorte de représentation où viendrait s’inverser dans l’horreur le double trait insoutenable d’une théophanie et/ou d’un soleil platonicien. C ’est pourquoi il en résulte une « gloire » sombre, qui ne peut être écrite mais qui n’en est pas moins gravée au fond de ces cœurs endurcis. Comment une telle gloire inavouable au grand nombre (sans doute, tant que le peuple n’est pas lui-même assez formé et endurci) a-t-elle cet éclat semblable à l’écusson de tête de mort porté par les unités SSTotenkopfverbande1 ? Elle l’a dans la conscience de soi que Himmler fait ici partager à son état-major, c’est-à-dire dans une représentation de soi en tant que capable de cet héroïsme dont le signe, mais aussi l’enjeu réel, est le spec­ tacle qui devrait fermer l’œil et soulever le cœur. Ce que les SS doivent voir, c’est l’acier de leur propre regard2. (Toute l’ordonnance du camp concourt à cette représentation de soi aux autres et à soi-même : toute la dramaturgie3 de

l’arrivée sur la rampe, de la sélection, des appels, des uni­ formes et des discours, des devises aux portails, « le travail c’est la liberté » ou « à chacun son dû », etc.) Un tel regard et un tel pouvoir (sur soi, sur les autres) ne sont pas seulement tenus et soutenus par la vision d’une mission : en réalité, l’accomplissement de la mission est là, immédiatement, dans la masse des cadavres, ou dans la fumée et les cendres. C ’est aussi pour cette raison que la gloire est ici tellement sombre et comme étouffée dans un assouvissement qu’effectue l’extermination. La vision de soi fixant l’anéantissement réalise la Weltanschauung aryenne : à la limite, il n’y a pas de sens projeté au-delà de l’extermination. L’exterminateur endurci est à lui-même son propre sens, il est un bloc froid de sens dont l’affirma­ tion et le triomphe ont lieu dans le silence1. L’image complète du SS est ainsi celle d’un double modèle : d’une part, vers l’extérieur, il doit être « pour les détenus un modèle lumineux2 », d’autre part, pour luimême, il doit se renvoyer l’image exemplaire d’une lumière noire, qui n’est autre que le reflet de la mort dans ses yeux. Car ce que guette son regard, c’est précisément le regard d’autrui, son visage, la présence d’une vie et d’une présence avec sa distinction singulière. Un déporté rapporte :

1. Cf. Wolfgang Sofsky, L ’Organisation de la terreur, tr. fr. Olivier M annoni, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 125 (entre tant de livres pos­ sibles, je choisis de limiter mes références). 2. Il est très significatif que le même Himmler ait déjà noté dans son journal en 1938, après un discours de Heydrich aux SS sur les Juifs comme « sous-hommes » et sur le fait que les déplacer d’un pays à l’autre ne résolvait pas le problème juif : « L’autre solution, bien que passée sous silence, se devinait sans peine : “Esprit martial intérieur” » (dans Saul Friedlànder, L’Allemagne nazie et les J u if, tr. fr. MarieFrance de Paloméra, Paris, Le Seuil, 1 9 9 7 , 1.1, p. 309) : cet esprit est déjà celui qui a la force d’affronter en soi le défi d ’une nécessité à laquelle il conforme sa conscience et son image. 3. Terme répété par W. Sofsky.

1. Cf. les pages 348 sq. de W Sofsky, L’organisation de la terreur, op. cit. 2. Ibid., p. 377, consignes du camp de Lublin, 1943.

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Je m ’efforçais de ne pas m e faire rem arquer, en ne m e te n a n t ni trop d ro it ni tro p effondré, essayant de ne pas

A u fo n d des images avoir l’air tro p fier ni tro p servile, je savais q u ’être diffé­ ren t à A uschw itz signifiait la m o rt, tandis que les ano­ nym es, les sans-visage su rv iv a ien t1.

Ce dont la Weltanschauung a besoin avant tout, c’est de la (re)présentation d’un non-visage : celui de l’anonymat ou celui de la mort, et pour finir, bien sûr, toujours celui de la mort. Même pas la mort, en vérité, mais le mort, des morts par milliers et par millions. Car la mort, précisé­ ment, est ce qui ne se voit pas et ne se (re)présente pas. Mais le mort est ce dont le SS se donne le spectacle comme celui de sa propre aptitude à commander la mort et à plonger en elle son regard. (À ce point, je dois souligner - pour éviter toute méprise - qu’il ne faut pas prendre les considérations que je pour­ suis ici comme une variation pathétique sur l’horreur, et qui finirait peut-être même par l’enjoliver de frissons. Il faut au contraire tenir très fermement que ces considéra­ tions sont strictement nécessaires, car c’est bien, en effet, de rien d’autre que de cet enjeu de la mort qu’il est ques­ tion. À Auschwitz, l’Occident a touché à ceci : la volonté de se présenter ce qui est hors-présence, par conséquent la volonté d’une représentation sans reste, sans creusement ou sans retrait, sans ligne de fuite. En ce sens, le contraire strict du monothéisme, et de la philosophie, et de l’art. Ce qui veut dire que c’est exactement du sein de notre histoire occidentale qu’a surgi - encore une fois, sans qu’on ait à en poser une nécessité de destin ou de mécanisme - et que

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s’est déchaîné ce « contraire strict », cette contraction révulsée et révoltante de nous-mêmes. Et cela seul, s’il faut aussi l’ajouter, suffit à justifier qu’on distingue soigneuse­ ment Auschwitz du Goulag sans pour autant accorder à celui-ci une once d’indulgence. Mais au Goulag un ordre militaro-policier exécutait de monstrueuses basses œuvres, tandis qu’à Auschwitz s’exerçait une vengeance de l’Occi­ dent contre lui-même, contre sa propre ouverture l’ouverture, précisément, de la (re)présentation.) Le camp comme dispositif de représentation met ainsi face à face deux faces qui portent la mort dans leurs yeux1 : celle du mort ou du mort vivant (du « musulman » ou, en tout cas, du mort en sursis), et celle que coiffe une casquette à tête de mort. Le SS se représente comme la mort, et il se donne la représentation du mort comme son œuvre propre. Cela suppose aussi que la mort (encore une fois, celle ou cela dont la vérité appartient au creusement de la présence - à la différence de la présence avec elle-même ou à l’écar­ tement du sujet en lui-même, pour effleurer très vite les motifs philosophiques qui sont au fond, au véritable fond

1. R. Hilberg, La Destruction des Juifs d ’Europe, op. cit., p. 842.

1. Il faut se rappeler le face-à-face des deux seuls « peuples élus » à quoi Hitler ramena un jour le problème (propos rapporté par Rauschning, H itler m a dit, Paris, Hachette, 1995, p. 269). C f aussi la men­ tion de ce propos, au milieu d’autres textes révélateurs, par René Major dans Am commencement, Paris, Galilée, 1999, p. 150 sq. (son interpré­ tation me paraît toutefois ramener au « pouvoir » ce qui relève de la « puissance pure » : le pouvoir se représente autrement qu’en acte ; peut-être, cependant, n’y a-t-il pas de pouvoir exempt du vecteur de cette puissance).

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de tout cela —, la mort en tant que l’inappropriable pro­ priété de l’existence qu’on nomme finie au sens d’absolue dans son unicité et d’inentamable ou insacrifïable dans son être-au-monde) ait été « volée », comme le dit le poème de Nelly Sachs. Cela commande, pour le dire ainsi, que la mort ne puisse plus entrer dans le récit d’une vie dont elle serait l’accès - c’est-à-dire l’issue et l’entrée, l’ouverture1et que, de manière générale, elle ne puisse plus entrer dans une représentation, ce qui veut dire ouvrir cette représen­ tation sur le fond d’absence et d’absens de la présence. (De fait, on ne le comprend que trop, la rude question qui nous tient ici n’est rien d’autre que celle d’affronter la mort après la « mort de Dieu », et en comprenant que ce que Nietzsche a nommé « mort de Dieu » est exactement la fin de la mort dans l’horizon de sa (re) présentation, la fin de la mort tragique ou de la mort salvatrice, le commencement de l’exigence d’une autre (im)mortalité.) Jean Améry, le résistant autrichien déporté en même temps que Primo Levi, comme lui survivant et comme lui suicidé après avoir publié son témoignage, son « essai pour surmonter l’insurmontable », écrit ceci : C e qui se produisait d ’abord, c’était l’effondrem ent total de la représentation esthétique de la m ort. [...] Il n’y avait pas de place à Auschwitz p o u r la m o rt conçue dans sa form e littéraire, philosophique et musicale. Il n’y avait pas de p o n t qui reliât la m o rt d ’A uschwitz à la M o rt à Venise.

La représentation interdite T oute rém iniscence poétique de la m o rt était m al venue, qu’il s’agisse de M a sœ u r la M o rt de Hesse ou de la m ort telle que la chante Rilke : « Ô Seigneur, fais à chaque ho m m e le d o n de sa propre m ort. » [...] la m o rt en per­ dait finalem ent sa teneur spécifique sur le plan individuel aussi [...]. Des hom m es m ouraient partout, mais la figure de la M o rt avait disparu '.

Bien entendu, Améry dit cela en tant qu’intellectuel et homme de culture : aussi bien est-ce expressément de ce point de vue qu’il entend écrire son témoignage - en par­ ticulier comme celui d’un homme dont la culture entière était germanique et qu’Auschwitz, après la Gestapo, a dépouillé de tout son patrimoine allemand et a contraint à une sorte d’identité ou du moins de préoccupation juive à laquelle il avait jusque-là été indifférent. Mais le point de vue de l’intellectuel, ici, n’est pas celui d’une caste, ni celui de la réflexion : il est précisément le point de vue de la représentation, ou encore celui du sens. Ce qui fut éprouvé par Améry, c’est la décomposition de la capacité et de la disposition représentative, c’est-à-dire non seulement celle qui rend possible d’avoir une « vision des choses », non pas au sens d’une mise en scène arrêtée ni d’une interprétation réglée, mais au sens du régime d’idée et d’image où la simple présence peut être ouverte et absentée en ellemême. Ainsi, dans une charge féroce et bien compréhensible sur le plan de l’affect contre Heidegger, Améry écrit-il :

1. Cf. par exemple l’étude de Louis Marin, « Le récit, réflexion sur un testament », dans L’É criture de soi, volume posthume, Paris, PUF, 1999.

1. Par-delà crime et châtiment —Essai pour surmonter l ’insurmontable [1977], tr. fr. Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995, p- 43-44.

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A u fo n d des images O n pouvait être affam é, être fatigué, être m alade. M ais dire que l’o n était, sans plus, n’avait au cun sens. [...] Se transposer en paroles au-delà de l’existence réelle était devenu u n luxe inadm issible et un jeu n o n seulem ent futile, m ais ridicule et m é p risa b le1.

Un peu plus loin : J ’aim erais rappeler les paroles que pro n o n ça un jo u r Karl Kraus dans les prem ières années d u Troisième Reich : « La parole s’est éteinte dès le m o m e n t où ce m on d e-là a vu le jour. » 2

Ainsi, l’exterminé est-il celui qui, avant de mourir et pour mourir d’une mort conforme à la représentation de l’exterminateur, est lui-même vidé de la possibilité repré­ sentative, c’est-à-dire en définitive de la possibilité du sens, et qui devient ainsi, plus encore qu’un objet (qui aurait complètement cessé d’être un homme, et qui serait un objet pour un sujet), une autre présence murée en soi en face de celle de son bourreau. Le face-à-face de deux épais­ seurs pures qui se reflètent l’une l’autre comme la mort peut se refléter en elle-même. Le face-à-face, donc, de deux idoles ou de deux masses vides, ni choses ni souffles, mais un double épaississement qui coagule une double présence abîmée en soi. C’est ainsi qu’on peut suivre avec Améry comment la mise en scène du bourreau engage la destruction de la repré1. Par-delà crime et châtiment, op. cit., p. 46. 2. Ibid., p. 48.

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sentation d’autrui : « Dans l’univers de la torture - écrit-il l’homme n’existe que du fait même qu’il brise l’autre et qu’il peut contempler sa ruine1», et dans cette ruine, le bourreau « a réalisé son expansion dans le corps d’autrui et a éteint ce qui était l’esprit de l’autre », et il apparaît « recueilli et concentré sur une autoréalisation meurtrière ». La victime n’a plus aucun espace de représentation, tandis que son bourreau n’a pas d’autre représentation que celle de soi dans l’accomplissement et dans le comblement de cette abolition d’espace. Ainsi, la « représentation » SS, la Weltanschuung, n’est pour finir plus rien de l’ordre de la représentation : elle tient exactement dans un œil écrasé et retourné en soi comme dans une orbite vide. Le « musulman » des camps est ici le représentant même : il expose sa mort à même sa vie exténuée. Il est une « présence sans visage2 ». Cette présence est telle parce quelle est dé-visagée par le regard de la tête de mort : c’est pourquoi le même Primo Levi peut aussi désigner les musulmans comme « ceux qui ont vu la 1. Cette contemplation le fait penser à Sade, à la page précédente, et mériterait, de fait, qu’on revienne sur l’importance du spectacle et de la mise en scène chez celui-ci, et sur sa place dans l’histoire de la repré­ sentation. 2. Ainsi le dit Primo Levi dans Si cest un homme, tr. fr. Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987, p. 96-97. Il écrit aussi, marquant le passage à la limite de la représentation : « Eux, la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. O n hésite à les appeler des vivants : on hésite à appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre. »

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G orgone1 ». Dans ce face-à-face aveugle, qui est le face-àface avec le sans-regard (la mort qu’on n’aura pas laissé venir), il y a encore un troisième partenaire, le membre du Sonderkommando juif chargé de vider la chambre à gaz, celui qui rassemble sur soi l’intersection des deux regards vides : à leur sujet, des détenus ont pu dire :

À Auschwitz, l’espace de la représentation a été écrasé et réduit à la présence d’un regard s’appropriant la mort, s’imprégnant du regard mort de l’autre - regard rempli de rien que de ce vide compact en quoi venait imploser l’inté­ gralité de la Weltanschauung.

Ils n’avaient plus figure hu m aine. C ’étaient des visages ravagés, fous. [...] O n avait p e u de rapports avec eux, ne serait-ce q u ’en raison de l’o d eu r effroyable qu’ils déga­ geaient. Ils étaien t tou jo u rs dégoûtants, incroyablem ent négligés et abêtis, b ru tau x et sans scrupule. Il n’était pas rare q u ’ils se tu e n t en tre e u x 2.

(En un sens, qu’on vérifiera, la question de la représen­ tation des camps n’est autre que celle de la représentation d’un visage qui aurait lui-même perdu la représentation et le regard, d’un visage seulement imprégné d’odeur, portant en lui l’expansion en acte de l’extermination comme une réduction ultime du sens.)

Comment, de fait, représenter la représentation écra­ sée, engorgée, engluée, pétrifiée ? Dans un entretien, en 1982, Joseph Beuys parlait d’Auschwitz comme de « ce qui ne peut pas être représenté, cette image repoussante qui ne peut pas être présentée comme une image mais qui pourrait seulement être présentée dans l’effectivité de son événement, pendant qu’il se produit, ce qui ne peut être transposé en une image. O n ne peut le rappeler tel qu’il fut que par une image opposée de sens positif, c’est-à-dire par des hommes écartant du monde cette souillure1 ». La réalité du camp est d’abord nommée « image » (« repous­ sante ») pour être ensuite écartée de toute image pos­ sible, et pourtant se voir ensuite opposer une autre et « positive » « image ». Il me semble que cette hésitation est significative, bien que sans doute involontaire : à la fois nous « voyons » bien quelque chose des camps - leur caractère horrible - mais cela ne peut être mis en image,

1. Les Naufragés et les Rescapés, tr. fr. André Maugé, Paris, Gallimard, 1989, p. 82. À f impossible témoignage du « musulman », Giorgio Agamben a consacré une analyse quelque peu différente, qui mériterait une autre discussion, dans son livre Ce qui reste d ’A uschwitz, tr. fr. Pierre Alferi, Paris, Rivages, 1999. 2. Hermann Langbein, Hommes etfemmes h Auschwitz, tr. fr. Denise Meunier, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1994, p. 193.

1. Cité par Mario Kramer, « Joseph Beuys’ “A uschw itz Démonstra­ tion” 1956-1964 », dans La M émoire d ’A uschwitz dans l ’a rt contempo­ rain, Actes du colloque international, Bruxelles, 11-13 décembre 1997, Éditions du Centre d’études et de documentation-Fondation Auschwitz, 1998, p. 103. Cette citation intervient dans le commen­ taire d’une œuvre-performance de Beuys sur laquelle je ne m’arrête pas ici.

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et donc (re)présenté, sans laisser échapper sa réalité, car celle-ci est tout entière dans son exécution même, à laquelle on ne pourrait opposer qu’un autre acte effectif et de sens inverse, à son tour curieusement qualifié d’« image », sans doute parce que son effectivité donnerait à voir tout ce qui est à voir et à savoir d’Auschwitz : son effacement réel. Mais il y a « image » précisément parce qu’il n’y a pas d’effacement réel, et il n’y en a pas parce que le monde qui a fait Auschwitz est toujours notre monde, il est toujours l’histoire terminale, peut-être interminable, de l’Occident. Il y a image d’une hantise, et avec elle il y a le savoir de ce que rien des camps ne peut être repré­ senté, puisque ce fut l’exécution de la représentation : son exécution aux deux sens du mot, son effectuation sans reste (en présentation gorgée de soi) et son exténuation elle aussi sans reste : sans le reste qu’était jusque-là la pos­ sibilité d’une représentation donnée avec toutes les autres morts : morts tragiques ou glorieuses, morts romantiques ou morts de délivrance —et même, pour dire plus encore : sans ce reste qui n’avait rien été de moins, peut-être, que le m otif et le mobile de toute la représentation : la mort ouvrant sur l’absence et sur l’absens, ou la finitude ouvrant sur l’infini. Pour être plus précis encore, il faut aller jusqu’à ceci : l’exécution sans reste de la représentation implique son exténuation, car elle doit pousser à bout une logique où la présence se résout en acte pur, ou en puissance. La double constitution judéo-grecque de la représentation (que je disais « romaine ») implique un écart interne, qui, certes, n’exclut pas la puissance (l’image de Rome nous le rappelle 94

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assez), mais qui l’ordonne en quelque manière à la pré­ sence (qu’on le veuille ou non, c’est l’ordre du droit succé­ dant à l’ordre sacré) '. La présence implique l’ostension et l’ostension implique le doublement, ou la mise horsde-soi d’un « soi » : de là que la représentation s’ouvre, se dédouble et se divise. De là que le « sujet » gagne sa vérité finie à l’épreuve d’une errance infinie. De là qu’il puisse en venir à vouloir sortir de la présence, non plus par absentement, par retrait ni par exposition, mais par surprésence, par retour en soi qui n’a plus structure de « soi » mais qui se fait puissance pure : non pas « pouvoir », ni conatus, ni même « volonté », mais puissance épuisée dans son acte12, toute jetée dans le geste d’un bourreau qui y assouvit et y parachève un être réduit à un coup mortel. Il ne reste alors à penser, comme Beuys l’indique, qu’une impensable re-présentation, une répétition de l’événement même. Montrer les images les plus terribles est toujours possible, mais montrer ce qui tue toute possibilité d’image est impossible, sauf à refaire le geste du meurtre. Ce qui interdit en ce sens la représentation, c’est le camp. C ’est peut-être aussi la raison pour laquelle telle ou telle représentation est menacée de se rendre soupçonnable d’une espèce de complicité ou de complaisance inquié­ tante, quoique involontaire, comme on a pu le discuter à 1. Quoi qu’il y ait à dire par ailleurs sur l’abîme de fondement que creuse aussi le droit lui-même. 2. Je ne peux ignorer à quel point je fais penser à Nietzsche, sauf précisément dans cette dernière formule : le « cas Nietzsche » est ici d’une extraordinaire complexité, mais je n’ai pas à m’y arrêter.

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propos de certains films ou de romans (Portier de nuit. Le Choix de Sophie, etc.) : la figuration y paraît se régler sur la défiguration. Mais la complaisance n’est pas moindre lorsqu’on pense pouvoir évoquer le rêve heureux d’un déporté où la déportation serait par ruse détournée des camps et menée vers Israël (comme dans Train de vie de Radu Mihaileanu), car le rêve fut interdit au camp, surtout le rêve heureux et d’une pareille invraisemblance, et de même il est impossible au spectateur de se livrer à cette bluette. Mais la représentation que le camp interdit est précisé­ ment la représentation telle que j’ai voulu la nommer « interdite » pour y faire entendre la mise en présence qui divise la présence et qui l’ouvre à sa propre absence (qui lui ouvre les yeux, les oreilles et la bouche) - ou, plus exacte­ ment, la représentation qui se laisse surprendre et interdire au sens où Xinterdictio du juge romain rendait son arrêt entre les deux parties : mise en suspens de l’être-là pour laisser passer du sens, ou de Vabsens1. Cette représentation s’interdit elle-même, en ce sens, plutôt quelle n’est défendue ou empêchée. Elle est le sujet de son retrait, de son interception, voire de sa déception. Au lieu de se jeter hors d’elle et de la présence dans la fureur de l’acte, elle creuse et retient la présence au fond d’elle-même. Telle est alors une représentation qui ne se veut pas « des

camps » mais qui met en jeu, comme telle, leur (ir)représentabilité : par exemple, avec des moyens complètement différents, et qu’on peut apprécier diversement, les pavés gravés par Jochen Gerz, portant les noms des cimetières israélites sur leur face retournée, invisible, contre le sol, ou les plaques de verre dressées du « Rester, résister » d’Emmanuel Saulnier, ou bien le Shoah de Lanzmann (qui pose sans arrêt dans sa propre mise en scène la question d’un refus de mettre en scène). O n peut aussi considérer, même si le voisinage peut choquer et s’il est, en effet, dis­ cutable, La vie est belle de Benigni, avec sa mise en jeu par un retournement absurde de l’écrasement du sens à Aus­ chwitz (de même que ce film est sans doute le seul qui pré­ sente le camp comme un décor : comme un espace de représentation). Peut-être même est-il permis de men­ tionner, bien que je ne l’avance pas sans réticences, tant le cas me paraît encore plus délicat que le précédent, le fauxvrai jeu de Lego, tellement discuté, dû à Zbigniew Libéra1, dont il me semble qu’on peut faire l’analyse en termes de mise en jeu de l’irreprésentabilité à travers un écra­ sement de la représentation et/ou sa réduction à la dérision 2. Il faudrait examiner, cas par cas, ce qui permet ou ce qui empêche de déchiffrer dans l’œuvre une résis­ tance à « représenter », et donc également une résistance à « faire œuvre ». Bien entendu, il n’y aura jamais une

1. O n pourrait dire aussi la « représentation interceptée » au sens où Mehdi Belhaj Kacem veut faire entendre l’« intercept » : ni concept ni percept, ce qui saisit, pour se laisser porter, le mouvement d ’une force (L’E sthétique du chaos, Auch, Tristram, 2000).

1. Cf. La Mémoire d ’A uschwitz dans l ’a rt contemporain, op. cit., p. 203207 et 225 sq. 2. Tel est aussi, sans doute, le sens de la réflexion sur le récit après Auschwitz menée par Blanchot dans Après coup.

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seule lecture possible : du moins faut-il que la question puisse être posée, et que les éventuelles critiques, voire les condamnations, ne relèvent pas d’un mysticisme idolâtre de l’« ineffable ». Dans la mesure où l’Occident n’a eu de cesse de convo­ quer le sens à la présence intégrale et sans reste - que ce soit comme pouvoir ou comme savoir, comme essence divine ou comme instance humaine - et où il a fini par suturer l’être à lui-même, par combler l’écart qu’il avait luimême ouvert en tant que sa propre source et que son propre envoi, ou du moins par déchaîner la volonté de le combler - si, de lui-même, il ne peut que s’écarter tou­ jours - , notre histoire courait le risque dans lequel il se trouve quelle a sombré et dont la question dite de « la représentation des camps » montre que nous ne pouvons plus nous exempter d’en discerner l’enjeu comme celui d’une vérité qu’il faut laisser ouverte, inaccomplie, pour quelle soit la vérité. Il le fa u t : ce serait le premier axiome éthique. Le critère d’une représentation d’Auschwitz ne peut se trouver qu’en ceci : qu’une telle ouverture - inter­ valle ou blessure —ne soit pas montrée comme un objet, mais inscrite à même la représentation et comme sa ner­ vure même, comme la vérité sur la vérité.

La représentation interdite

dans les nuées de naphte, là-bas les barbelés pour la quarantaine d ’Israël, le sang entre les épaves, l’exanthème torride, les chaînes des pauvres morts depuis longtemps abattus sur lesfosses qu’ils creusèrent de leurspropres mains, là-bas Buchenwald, la paisible forêt de hêtres, sesfours maudits ; là-bas Stalingrad et Minsk sur les marais et la neige putréfiée. Les poètes n’oublient pas'.

Pour finir, j’essaie d’entendre cette exigence dans le son rauque et le souffle coupé de ce poème, parmi d’autres : Là-bas les camps de Pologne, la plaine de Kutno avec les collines de cadavres qui brûlent 98

1. Salvatore Quasimodo, La vie n’est pas un songe [1949], tr. fr. de Thierry Gillybœuf, dans Po&sie, n° 89, Paris, Belin, 1999.

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Pays, paysan, paysage : c’est comme la déclinaison d’un mot, ou plutôt celle d’un sémantème qui ne serait aucun de ces trois mots, chacun d’eux en formant un cas. Il y aurait ainsi le cas de la situation - pays —, le cas de l’occu­ pation - paysan - et le cas de la représentation - paysage. Situation, occupation et représentation d’une même réa­ lité. Celle-ci ne serait rien d’autre que ce qu’indique l’ori­ gine latine du mot : pacus ou pagus, le canton, c’est-à-dire encore - et conformément, cette fois, au mot « canton » lui-même, le « coin » de terre. Le pays est d’abord l’espace de terre pris dans un certain coin ou angle : une encoi­ gnure délimitée par quelque donnée de nature ou de culture, comme on dit lorsqu’on croit pouvoir faire la dif­ férence - une ligne d’arbres ou un chemin, une rivière ou une crête, un col, un verrou glaciaire, une décharge d’alluvions, un passage de troupeaux ou de hordes armées, un campement. Mais d’abord un coin : cela qui^eyréclarn^ d’une géométrie encore sans idéalité et sans^àJ^éèH^hnsç, à disposition d’au moins deux axes de rëfé^eô/çfy et donc 101

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d’une ouverture écartée par leur angle quel qu’il soit, plus ou moins aigu ou obtus, droit par exception seulement. Déjà c’est un cadastre qui s’esquisse : partitions, partages, délimitations de cultures ou de passages, de circulations et de séjours. Mais c’est un cadastre sans administration. Nul besoin d’invoquer aussitôt la propriété comme un acte impérieux de mainmise qui extorque (« ceci est à moi ») : elle viendra plus tard, pour le moment on peut imaginer que le propre ou l’approprié, pas encore le possédé ni l’exploité, se confond avec l’occupé de l’occupation. Mais bien entendu, c’est pour la commodité de l’exposition : il n’est peut-être pas si aisé de démêler le propre lui-même de toutes ses appropriations, expropriations et dépropriations, bien qu’on ne puisse pas confondre. (Comment se confond ce qu’on ne peut pas confondre ? C ’est peut-être une ques­ tion générale quant au paysage : la question d’un emmêle­ ment général du propre et de l’inappropriable, du commun, partagé, et du départagé, isolé, délimité... Ou bien encore : comment le paysage distingue l’indistinct et indistingue le distinct ?) Le coin, donc, du pays : le pays comme un secteur découpé sur une étendue indistincte, comme une portion d’espace enlevée à et sur l’espacement général. Ce qui veut dire immédiatement : que l’espacement cesse d’espacer purement partes extra partes et qu’il opère une involution, qu’il espace une pars pour elle-même, en elle-même. Un jardin, un clos, non pas cependant d’abord clos en tant que fermé sur soi, mais déclos : ouvert à une capacité qui est la sienne, qui ne lui préexiste pas tant qu’il ne se dispose pas dans sa clôture. Par celle-ci, il ne se ferme pas seulement :

aussi bien il s’ouvre, et l’ouverture comme telle dispose les bords, les démarcations dont elle a besoin. Aussi n’est-ce pas un jardin, car celui-ci appartient à un espace présupposé, préexistant, qui est l’espace d’une demeure. Le jardin est domanial, il est de l’ordre de la cour : la maison et ses dépendances donnent sur lui, mais lui ne donne ni n’ouvre sur rien. Le paradis est un jardin (et c’est le sens premier du mot) parce qu’il est la demeure commune de l’homme et de Dieu. C ’est du reste pourquoi il peut être fermé à ceux qui en ont été chassés, c’est-à-dire ceux que leur propre liberté a poussés hors du domaine. Dans le jardin, il ne peut pas y avoir de paysage. Il peut seulement s’y proposer des rappels, des citations de types de paysage (c’est un des principes du jardin chinois). Ce n’est pas d’abord ni uniquement une question de dimension : c’est une question de rapport au lointain en un sens qui n’est pas seulement de distance. Il existe des jardins - des parcs, si l’on préfère - de très grande super­ ficie, et dont les perspectives, régulières ou non, peuvent aller à perte de vue. Mais si la vue s’y perd, la conscience s’y garde comme conscience du domaine et comme une assu­ rance prise sur le lointain. O n ne s’y perdra pas.

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Le paysage commence par une notion, fût-elle vague ou confuse, de l’éloignement et d’une perte de vue qui vaut pour l’œil physique comme pour celui de l’esprit. Il en est ainsi, déjà, du pays. Ce qui fait un pays échappe à une détermination claire et distincte - quelle soit géogra­ phique, juridique ou politique. Car un pays n’est pas une nation, ni une patrie, ni un État. O n est souvent porté à le

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confondre avec une ou avec plusieurs de ces notions, alors qu’il s’en distingue très nettement. Aujourd’hui encore, dans bien des campagnes de France (c’est-à-dire chez des paysans), le mot de « pays » peut aussi bien désigner un hameau, un canton, que la France elle-même. Car il désigne ainsi chaque fois l’endroit - le coin - d’où l’on est ou bien d’où quelqu’un est : d’où il vient, où il est né, ou bien où il habite. On disait autrefois « un pays, une payse » avec le sens de « quelqu’un du même lieu - village, hameau, coin ». En ce sens, le pays a quelque parenté avec la région : toutefois, cette dernière relève plus d’une orien­ tation que d’une appartenance. La région, c’est tantôt l’ensemble des entours, des parages comme étendue dans laquelle on se trouve ou que l’on traverse, tantôt une étendue définie par les traits d’une certaine unité ou iden­ tité, à la fois géographique, économique et administrative : la région résulte d’une mise en perspective, d’une direction du regard et d’une conception. Par contraste, le pays se manifeste comme ce qui relève d’une appartenance, mais d’une appartenance telle quelle ne peut venir que de celui qui « appartient » en tant que et parce que il se rapporte à cela qu’il appelle « pays ». « Appartenir », c’est « tenir à », aussi bien au sens d’« être attaché à » qu’au sens d’« avoir un rapport juste, pertinent ». « Mon pays », c’est ce qui relève pour moi de la tenue (j’y tiens, il me tient, ça tient ensemble) et de la pertinence (ça correspond, ça répond, ça fait sens tout au moins comme résonance). C’est pourquoi « mon pays » peut être en même temps et sans aucune contradiction un village et une nation, une région, un quartier, une ville. O n dit aussi « une terre » dans un

sens'p>roche. Le pays, c’est le coin de terre auquel on tient, par lequel on est tenu : en tant que fils de la terre - ce que nous sommes tous - , on ne peut qu’être d’un coin ou d’un autre, on ne peut pas être de la terre entière. La terre est tout entière faite de pays et de ces autres espaces qui ne sont pas des coins de terre : les mers, les très hautes mon­ tagnes. Lorsqu’on est transporté hors de son pays, on est dépaysé : on ne s’y retrouve plus, on est sans repères et sans coutumes.

Avec le pays, on n’est donc ni au jardin, ni à la cour, ni au paradis, ni dans la citoyenneté, ni dans la considération par perspective, par orientation, par gestion ou par admi­ nistration. Avant tout autre rapport au pays, on est dedans. Lorsqu’on parle d’autres pays, c’est avant tout pour dési­ gner les pays des autres : ceux auxquels d’autres appartien­ nent. Mais un pays comprend dans son concept le fait d’être chaque fois le pays des uns ou des autres : il est « chaque fois mien » peut-on dire en reprenant ainsi la Jemeinigkeit de Heidegger. Prolongeant cet emprunt ou ce détournement, j’ajouterais même que le pays ainsi compris peut être tenu pour un existential au sens de l’analytique existentiale. Et pour autant, il n’a rien à voir avec un natio­ nalisme ni un patriotisme, ni avec une communauté de peuple - soit dit pour prévenir toute méprise politique. Il n’en reste pas moins, toute méprise écartée, que le pays et le peuple renvoient l’un à l’autre. Peut-être le peuple estil le pays qui parle, et peut-être le pays est-il la langue lorsqu’elle est déposée hors du sens. Quoi qu’il en soit, ils

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sont l’un et l’autre « chaque fois mien » et ils sont l’un comme l’autre mal déterminables : ainsi mon peuple (je veux dire « mon peuple à moi », celui que je fais mien) est-il un mélange de gens du Nord et de gens du Midi, de langue française et de langue allemande, de sensibi­ lité catholique (ou baroque, si l’on préfère) et de disposi­ tion théorique (philosophique, conceptuelle, comme on voudra), et aussi de « gens du peuple » et de « paysans » venus de ma famille et de mon enfance. De même que, pour chacun, le « peuple » et le « pays » sont une composi­ tion mêlée et changeante de repères, de signaux, de con­ necteurs plus ou moins logiques, de même donc que le plus souvent chacun a (ou est de) plus d’un peuple et plus d ’un pays, de même aussi que chaque pays et chaque peuple peut s’identifier de plusieurs manières, de même - et de manière réciproque ou symétrique - le « chaque fois mien » ne présuppose pas du tout qu’un « mien », ni donc un « moi », soit donné à l’avance. Il n’y a pas « moi », identique à moi-même et tout d’abord présent, qui vien­ drait ensuite reconnaître « son pays ». Tout au contraire : dans « mon pays » (comme dans « mon peuple », « ma langue »), le possessif « mon », et tout le « moi » qui va avec, n’est possible qu’à partir d’une appropriation du sin­ gulier « Untel » (ici, mettez mon nom, le vôtre, n’importe lequel) à partir du pays, de la langue, etc. Par où l’on voit d’ailleurs que tout se concentre exemplairement dans ce qui fait « mon nom » : dans ce qui compose, destine, approprie, déclare un nom de telle façon que j’aie pour tâche, pour histoire, pour aventure ou pour légende, de le faire « chaque fois mien », chaque jour de ma vie, sachant

que je n’en finirai jamais avec cette appropriation. (Quant à ce.je qui n’en finira jamais, il n’est justement ni « moi » ni un autre, il n’est rien que celui qui peut énoncer « je suis de tel pays, langue, peuple », énoncé où le « je » est chaque fois aussi vide et identique à la seule énonciation, et où le « pays », la « langue », etc., peut chaque fois varier, se démultiplier, se recomposer autrement.) C’est bien pourquoi l’énoncé « je suis » - l’ego sum de Descartes - ne dit jamais rien de moi : il dit seulement qu’il y a là, en cet ici-et-maintenant, un point d’émission de parole qui peut enchaîner « je suis de tel pays, de telle langue... ».

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Le paysan est celui dont l’occupation est le pays. Il l’occupe et il s’en occupe, et il est occupé par lui : c’est-àdire qu’il le prend et qu’il en est pris. Occuper tient de capio, prendre, saisir. La paysannerie, c’est la prise du lieu et du temps du pays. Sa culture, comme on dit, c’est-à-dire le façonnement de l’un par l’autre - l’occupant et l’occupé, le besognant et le besogné (lesquels sont tour à tour celui qu’on nomme le paysan et cela autour de lui que l’on dit le pays, la campagne, c’est-à-dire le champ, qui est lui aussi un coin ou une pièce de terre, mais ouvert, étendu, écarté par et pour l’occupation de faire pousser ou de faire paître). Le paysan est celui qui s’occupe du pays, et il n’est pas pour autant forcément agriculteur. Il peut être le paysan de toutes sortes de pays, de langues ou de peuples. Ce qui le définit, c’est qu’il s’occupe de ou avec l’apparte­ nance. Il y a donc des paysans des villes ou bien de la 107

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science ou de la philosophie. Il y a du paysan dans chacun qui appartient et qui est pris au temps-et-lieu, dans chacun qui fait sien un coin d’ici-et-maintenant : cela peut être une machine, une autoroute ou un ordinateur autant qu’un champ de betteraves ou une étable. (Certes, le paysan est proprement celui qui s’occupe de la terre immo­ bile, et l’extension que je donne ici à son concept n’est acceptable que si l’on « immobilise » la machine ou l’ordinateur : si l’on en fait des espèces de sols, de contrées, que l’on peut creuser, retourner, fouir... Pourquoi Internet ne serait-il pas aussi de la terre meuble ?) Un paysan est un ouvrier qui ouvrage le temps-et-lieu en même temps que l’objet ouvragé. Et c’est ainsi qu’il peut y avoir un paysan dans la ville, un paysan dans la pensée ou dans l’art : en tant que celui qui ne produit pas seulement, mais qui d’abord cultive, c’est-à-dire qui fait venir et qui laisse croître. Le paysan est aussi celui qui n’est pas tout dans son travail, celui qui donne lieu et temps à d’autres opérations que la sienne, à des mûrissements et à des attentes, à de très anciennes mémoires enfouies ou à des mutations, à des croisements imprévisibles et à des virements du ciel. Même s’il cultive avec des engrais ou s’il empêche les oiseaux de venir sur son champ, même s’il manipule des séquences de gènes ou des croisements de variétés, le paysan travaille avec le pays, il travaille au pays dans tous les sens de l’expression. O u bien encore, le pays est lui-même l’ensemble de ces forces qui jouent les unes avec les autres, les unes contre les autres et les unes dans les autres.

Il ne s’agit pas de « nature ». La nature telle qu’on l’entend le plus souvent est une abstraction, tout comme l’est aussi l’idée de l’homme en face d’elle. Ce qui est réel, c’est la terre, la mer, le ciel, le sable, c’est la plante des pieds et le souffle, l’odeur de l’herbe et celle du charbon, le cré­ pitement de l’électricité, le fourmillement des pixels... Il n’y a de réel que la terre avec tous ses coins et recoins, tous ses pays et leurs paysans. À ce compte, le pays représente l’ordre du sens posé à même la terre, également écarté de l’ordre du langage et de celui de la nature. C ’est un ordre du corps, de l’étendue corporée, disposée et exposée : la terre telle quelle n’a rien d’autre quelle en dehors d’elle.

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Mais le paysan est aussi le païen : les deux mots sont un dédoublement du même paganum. Le païen est celui qui connaît et qui vénère les dieux du pays, les dieux qui sont présents à chaque coin de champ, à chaque borne de domaine, ou bien dans la source, au creux du chêne, sur le bord du chemin et dans l’étable, parmi les roseaux de l’étang ou bien comme un crapaud, comme un orvet ou comme une effraie. Le païen vit dans la présence continue des dieux, ou bien il est celui pour qui les dieux sont la pré­ sence même : celui pour qui le divin se distribue en dieux nombreux parce qu’il est le divin de la présence. Le païen n’a pas une religion à plusieurs dieux comme si c’était un choix possible par rapport à d’autres religions, à un seul dieu ou même sans dieux. Il n’y a, en fait, que deux possibilités : ou bien le divin est présent, et il l’est aussitôt en une foule de dieux qui peuplent le pays, ou bien le divin est absent et il n’y a qu’un dieu retiré dans un ailleurs ou

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encore aucun dieu, ce qui, à terme, revient peut-être au même. En tant que païen, le paysan est occupé avec les dieux autant qu’avec les semences d’orge, les taureaux ou le tonnerre. En toute chose, à tout propos, et chaque fois dis­ tincte, singulière, il y a de la présence qui agit, qui guette ou qui signale, qui occupe le lieu, la plante ou l’animal à la rencontre et parfois à l’encontre de l’occupation de l’homme. Celle-ci compte et compose chaque fois avec la présence qui n’est autre que celle de la terre elle-même en tant que réserve inépuisable de présence et de présentation, c’est-à-dire le non-mortel ou l’immortel qui donne et qui prend, qui dispose et qui menace, dans quoi tout repose ou s’enfouit. D ’une certaine façon, le paysan ne peut qu’être païen. Mais lorsque le pays se transforme de telle manière qu’il devient pays et occupation de ville et d’industrie, aussi dans la campagne, dans ses cultures et dans ses échanges, le divin se retire de la présence. Le sens n’est plus affaire de présence, mais d’un autre régime, suspendu entre l’absence pure et l’éloignement infini. Il se produit un dépaysement général, où païens et paysans peuvent se trouver égarés.

C ’est ainsi que nous rencontrons la question du paysage, c’est-à-dire de la représentation du pays et du paysan, mais peut-être aussi du dépaysement. Deux ordres de représen­ tation sont ici possibles. L’ordre païen, à proprement parler, rie nous donne pas ce que nous appelons un pay­ sage. Il nous donne des scènes qui se jouent entre des personnages : les nymphes de la source, les satyres du bois,

une déesse surprise au bain par un chasseur, le vent du Nord ou le creux moussu dans le tronc du chêne. C ’est la raison pour laquelle l’Antiquité ne semble guère, ou pas du tout, avoir connu le genre que nous nommons « paysage » (qu’on l’entende de la peinture ou de la littérature, voire de la musique). Lorsqu’il y a quelque chose qui ressemble à du paysage - par exemple dans les Géorgiques de Virgile - , c’est plutôt l’activité du paysan qui vient au premier plan, ce n’est pas le « pays », ce n’est pas le coin de terre pour luimême : l’activité du paysan est elle-même située entre les présences divines et la présence tutélaire de l’empire. Dans ce que nous savons de la peinture antique, nous pouvons trouver des décors champêtres, et parfois exotiques, mais on en reste précisément à un décor qui ne prend son sens que d’une action (travail ou plaisir) et de présences à l’œuvre (qu’on pourrait dire théologico-politiques). Il en va de même dans la peinture jusqu’à l’époque de Giotto. Pour fixer les idées, et parce que cette œuvre est bien connue, pensons aux Très Riches Heures du Duc de Berry : le paysage y est clairement soumis à l’organisation des signes théologico-politiques. Nous pourrions dire que le paysage commence lorsqu’il absorbe ou dissout en lui toutes les présences : celles des dieux, celles des princes, et la présence aussi du paysan, du moins en tant quelle dialogue avec les précédentes. Dans le paysage, le paysan peut apparaître, mais comme un élé­ ment du paysage : il y est tout entier à son occupation, perdu en elle, et c’est aussi pourquoi il peut être remplacé par un voyageur ou par un promeneur, en tout cas par des personnages qui ne sont occupés qu’au pays comme tel

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et à aucune autre fin, personnages que du même coup le pays lui-même occupe, accapare et fait, comme on le dit, « se fondre » en lui. Malgré l’importance du cadre natu­ rel, YAngélus de Millet ou La Chute d ’Icare de Breughel ne sont clairement pas des paysages. O u bien, et pour rester dans les références connues, pensons aux arrière-plans de La Joconde : ce sont deux allégories du rapport de l’homme au monde, d’un côté un sentier de la vie, de l’autre le pont d’un ingénieur, et il n’y a là aucun paysage, même d’arrière-fond. C ’est que, tout justement, le paysage est le contraire d’un fond : le « pays » doit y faire surface entièrement, seul et de partout. Un paysage ne contient aucune présence : il est luimême toute la présence. Mais c’est aussi pourquoi il n’est pas une vue de la nature distinguée de la culture, et avec elle dans un rapport quelconque (de travail ou de repos, d’opposition ou de transformation, etc.). Il est une repré­ sentation du pays en tant que possibilité d’un avoir-lieu de sens, d’une localisation ou d’une localité de sens qui ne fait sens qu’en étant occupé à soi-même, se faisant « soimême » en tant que ce coin, cet angle ouvert non pas sur une contrée ou sur un spectacle déjà disposé auparavant : mais un angle ouvert sur lui-même, faisant ouverture et ainsi faisant vue non pas comme perspective d’un regard sur un objet (ou comme vision) mais comme surgissement, ouverture et présentation d’un sens qui ne renvoie à rien qu’à cette présentation.

Il faut à ce dispositif une condition de principe : un absentement de toute présence qui détiendrait pour ellemême une autorité ou une capacité de sens. Cela signifie que le paysage ne peut être ni théologique, ni politique, ni économique, ni moral. Aussi bien apparaît-il dans l’his­ toire, de manière très précise, dans le moment où ces divers registres de sens se modifient jusqu’à bouleverser l’ordre entier des repères du monde européen : ce qui est peutêtre aussi la naissance de l’Europe1. À sa manière, Cha­ teaubriand a bien saisi l’enjeu : il explique dans son Génie du christianisme que le paysage est propre au christianisme dans l’art2. Le christianisme, en effet, chasse de la nature les dieux païens « pour rendre aux grottes leur silence et aux bois leur rêverie ». Ainsi, « le vrai Dieu, en rentrant dans ses œuvres, a donné son immensité à la nature ». Ce que Chateaubriand ne discerne pas, c’est que cette pénétra-

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1. Il faudrait pouvoir s’arrêter à ceci, que la peinture de paysage ne naît pas sans certains emprunts à la Chine, dans laquelle, comme on le sait, ce « genre » a une importance considérable et des significations ou des valeurs incommensurables avec celles du paysage européen. C ’est peut-être une thèse discutable, voire déjà discutée, mais elle existe : je n’ai pas ici le loisir d’être plus érudit. 2. Seconde partie, livre IV, ch. I, et troisième partie, livre I, ch. III et IV. Chateaubriand développe en fait son thème à propos de la poésie, mais sur la peinture, il est très allusif. (Les citations sont don­ nées d’après l’édition Paris, Garnier-Flammarion, 1966 ; les deux premières se trouvent au vol. I, p. 315.) O n pourrait préciser que c’est d ’abord par le protestantisme que s’introduit le paysage dans son sens pictural le plus propre : l’histoire de la peinture flamande le montre, comme le confirme la surabondance du paysage dans la peinture américaine jusque dans le premier quart du XX' siècle au moins.

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tion de Dieu dans la nature et l’élargissement sans mesure qui l’accompagne constituent aussi bien un retrait de toute présence divine, et par là de toute présence en général : ce qui est désormais présent, c’est l’immensité, c’est l’ouverture illimitée du lieu en tant qu’avoir-lieu de ce qui n’a plus aucun lieu déterminé, c’est-à-dire de ce qui ne répond plus \ à des figures, à des circonstances ni à des actions détermi­ nées. Mais Chateaubriand n’en frôle pas moins ce motif : évoquant la poésie des « forêts américaines », il note que « le voyageur [...] se sent inquiet, agité, et dans l’attente de quelque chose d’inconnu1 ». / Le paysage ouvre sur l’inconnu. Il est proprement le lieu en tant qu’ouverture à un avoir-lieu de l’inconnu. Il n’est pas tant la représentation imitative d’un endroit donné, il est la présentation d’une absence de présence donnée. Si j’osais forcer le trait, je dirais qu’au lieu de peindre un « pays » comme « endroit », il le peint comme « envers » : ce qui se présente là, c’est l’annonce de ce qui n’est pas là, ou plus exactement, c’est l’annonce de ceci, que « là » il n’y a nulle présence, et que pourtant il n’y a nul accès à un « ailleurs » qui ne soit lui-même « ici », dans l’angle ouvert sur un pays qui n’est occupé que de s’ouvrir en soi. C ’est pourquoi le paysage n’est pas une vue qui « donne sur » quelque perspective. Il est au contraire une perspective qui vient à nous, qui monte du tableau et dans le tableau pour le former, c’est-à-dire pour le conformer selon le lointain absolu, selon l’espacement et l’éloigne-

ment d’où c’est plutôt « sur » nous que « donne » une lumière d’inconnu qui vient nous placer en elle et non devant elle. Après Chateaubriand, Baudelaire dira, sous le titre de Paysage, « les grands ciels qui font rêver d’éter­ n ité1 ». Le rêve, le pressentiment, l’aspiration vague for­ ment ce qu’on peut nommer le « sentiment » ou le « sens du paysage » dans les diverses acceptions du génitif. Et ce sentim ent est celui d’une absence : je dirais qu’il est le sentiment de l’athéisme, non pas en tant qu’affirmation positive d’un monde ne consistant qu’en soi - puisque précisément, ici, dans cet « ici » du paysage, il ne consiste pas en soi mais dans son ouverture —, mais en tant qu’affirmation de ceci que le divin, s’il se présente en quelque manière, ne se présente certainement pas comme une présence, ni comme une représentation, et pas non plus comme une absence cachée derrière ou au fond de la nature (autre forme de présence) - mais comme le retrait du divin lui-même. En ce sens, la détermination complète du paysage est donnée —on ne s’en étonnera pas - dans ce poème de Hôlderlin qui dit, après avoir évoqué les ruines des « cités de l’Euphrate » et des « rues de Palmyre » :

1. L e G énie d u christianism e, op. cit., vol. I, p. 316.

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Mais maintenant je suis assis sous les nuages (Riches chacun de son repos), parmi Les chênes en belle ordonnance, Sur la varenne du chevreuil, et ils me sont 1. « Paysage », dans Les Fleurs du mal, 1991, p. 127.

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LXXXVI,

Paris, Flammarion,

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Étrangers et morts les esprits Bienheureux1.

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1. Friedrich Hôlderlin, H ym nes, élégies et autres poèm es, tr. fr. Armel Guerne, Paris, Garnier-Flammarion, 1983, p. 116.

horizon qui n’en finit pas de reculer et de renouveler la par­ tition des éléments. Ces éléments se donnent chacun pour lui-même - le repos du nuage et l’ordonnance du chêne, la terre non cultivée où passe le chevreuil —et rien d’autre ne se pré­ sente ni ne se cache, rien que le retrait des présences qui, dans un autre monde, auraient peuplé le paysage. Celui-ci est dépeuplé des « esprits bienheureux ». Dépeuplé, le pay­ sage dépayse : il n’y a plus de communauté, plus de vie civile, mais ce n’est pas la « nature ». C ’est le pays des dépaysés, qui ne sont pas un peuple, qui sont à la fois les égarés et les contemplateurs de l’infini, peut-être de leur infini dépaysement. Si les Bienheureux sont partis de ce pays, celui-ci n’est pas pour autant dans le malheur : ni l’un ni l’autre —il se tient en suspens. Le dépaysement se fait dans le suspens de la présence : imminence d’un départ ou d’une venue, ni bien ni mal, seulement une largeur, une largesse pour laisser penser et passer ce suspens. Car cela tient toujours du passage. Un paysage est tou­ jours du temps, et il l’est doublement : il est un temps de l’année, une saison, un temps du jour, matin, midi ou soir, et un temps qu’il fait, orage ou neige, soleil ou brume. Dans la présentation de ce temps qui se déploie à travers toute l’image, le présent de la représentation n’est fait que pour rendre infiniment sensible le passage du temps, l’ins­ tabilité, la fugitivité. Chaque nuage a son repos, mais ce repos est si proprement le sien qu’il ne l’est - tout le donne à voir - que l’instant où ce nuage n’est pas encore devenu

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Le paysage est le lieu de l’étrangeté ou de l’étrangement et de la disparition des dieux. Il est véritablement l’ouver­ ture du lieu de cet absentement. Pour cette raison, il ne peut donner à pressentir une autre présence, analogue, qui se tiendrait simplement invisible là où les autres étaient visibles. Il ne cache ni ne révèle ou n’évoque l’invisible en tant qu’un survisible qu’il faudrait deviner en clignant des yeux vers la lumière du ciel. Car il ouvre sur lui-même : il ouvre sur ce partage qu’il est lui-même du ciel et de la terre, des nuages et des chênes, cette séparation des élé­ ments en quoi consiste toujours une création. C ’est en ce sens précis que la création a lieu ex nihilo : son matériau et son opération ne sont pas autre chose que la séparation, l’écartement. C ’est l’écartement ou la déchi­ rure de ce qui n’est encore rien, ne se distinguant de rien, étant purement vidé en soi. L’écartement lui-même n’est rien : il est la séparation, l’intervalle, la ligne sans épaisseur de l’horizon qui ajointe et disjointe terre et ciel. Toute peinture de paysage peint un horizon : elle peint l’unidi­ mensionnalité de sa ligne à la fois comme une clôture d’espace, comme une fuite ouverte à l’infini et comme une arabesque déployée et multipliée en lignes d’arbres et de nuages, de collines et de sentiers, branches et volutes, boucles et brisées comme autant de fractales de l’unique

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un autre, et avec lui le paysage tout entier, qui se dépayse incessamment.

Lorsqu’il est le temple du paysage (de nouveau Baudelaire, « la nature est un temple... »), il découpe un lieu pour le retrait de la présence, pour la pensée de la présence en tant que d’elle-même retirée : la présence dépaysée, tous les dieux en allés et les hommes toujours à venir. La contemplation est celle d’un accès : le pas, le seuil, la mesure du compas pour accéder à ce qui reste inaccessible. C’est hors d’accès non pas parce que ce serait dissimulé dans les nuages, dans les feuillages ou dans le cours d’eau, mais parce que c’est d’emblée et à jamais au-delà et en deçà de l’accès : en effet, c’est l’accès lui-même, c’est le pas d’ouverture du paysage, c’est la mesure du tableau - qu’il soit sur toile ou sur écran, qu’il soit en vers ou en prose, voire en musique (d’une certaine façon, n’y a-t-il pas tou­ jours du paysage dans la musique, et réciproquement ?). Cette mesure est la mesure artistique et philosophique par excellence : c’est celle qui définit l’infini dans le fini.

Un paysage est toujours le suspens d’un passage, et ce passage lui-même comme un écartement, comme un évi­ dement de la scène ou de l’être : même pas un passage d’un point à un autre ni d’un moment à un autre, mais le pas de l’ouverture elle-même. Ce pas est l’immobilisation dans laquelle la marche est saisie en tant qu’empattement, empan, dégagement d’une mesure selon laquelle disposer un monde. Le marcheur s’arrête et son pas devient celui d’un compas, l’angle et l’amplitude d’une disposition d’espace sur le pas de laquelle - sur le seuil, sur l’accès de laquelle - un regard se présente en tant que regard. Ce regard ne découvre pas les présences d’un ordre déjà donné et déjà conformé, comme est celui de la religion qui / peuple les forêts et les prairies. Il découvre le lieu sans dieu, | le lieu qui n’est que lieu de l’avoir-lieu et l’avoir-lieu pour \lequel rien n’est donné, rien n’est joué d’avance : aucun pays, donc, n’est donné, et chaque paysan possible a tout à inventer de son occupation, de la manière et de l’intention dans lesquelles il convient d’inventer sa culture. Le dépay­ sement est ici d’origine. Ce qui est contemplé est un templum : un temple, c’està-dire, pour les Latins, un espace sacré découpé dans le ciel par la baguette d’un augure. Lorsqu’il est sacré, le temple définit un lieu pour des présences : ainsi des oiseaux qui vont le traverser, ou bien des nuages, ou encore des éclairs. 118

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Quand j’ai fait un beau tableau, je n’ai pas écrit une pensée. C ’est ce qu’ils disent. Qu’ils sont simples ! Ils ôtent à la peinture tous ses avan­ tages. L’écrivain dit presque tout pour être com­ pris. Dans la peinture, il s’établit comme un pont mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur [...]. De la différence qu’il y a entre la littérature et la peinture relativement à l’effet que peut produire l ’ébauche d ’une pensée, en un mot de l’impossibilité d’ébaucher en littérature, de manière à peindre quelque chose à l’esprit1.

♦ Entre texte et image, la différence est flagrante. Le texte présente des significations, l’image présente des formes. * Chacun montre quelque chose : la même chose et une autre. En montrant, chacun montre soi-même, donc 1. Eugène Delacroix, Journal, 8 octobre 1822 et 4 avril 1854, cité par Hubert Damisch dans La Peinture en écharpe —Delacroix, la pho­ tographie, Bruxelles, Yves Gevaert, 2001, p. 52.

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montre aussi bien l’autre en face de lui. Donc aussi se montre à lui : image se montre à texte qui se montre à elle.

soi au fond de l’autre, au fond de son œil ou de sa gorge. Chacun tire l’autre vers soi ou se tire vers lui. C ’est tou­ jours en tension. Il y a du tirage, de la traction : pour tout dire, du trait. Ça tire et trace de part et d’autre d’une ligne invisible, non tracée, qui passe entre les deux sans passer nulle part. Ça ne tire et trace peut-être rien d’autre que cette ligne impalpable...

V Ainsi une image d’image et le mot « image » mon­ trent et se montrent la même et une autre chose. Plus encore : le mot « image » se montre comme une image tandis que l’image d’image se montre comme le mot « image ». Chacun du moins veut le croire, ou fait comme si. A Un texte sur un texte (son interprétation, son com­ mentaire) et l’image d’un texte (peinture d’un livre, d’une lettre) peuvent-ils s’échanger ? Le texte fait-il image de celui qu’il interprète ? L’image fait-elle texte sur le texte quelle aussi interprète ?

• Quoi qu’il en soit, les deux montrent ce que c’est que montrer - manifester, révéler, mettre en vue, mettre en lumière, indiquer, signaler, produire. Ils montrent, et en mon­ trant, ils m ontrent qu’il y a pour le moins deux espèces du montrer., hétérogènes et pourtant accolées, confrontées, pressées l’une contre l’autre, arc-boutées l’une à l’autre, s’attirant et se repoussant. L’une à l’autre plaisante et repous­ sante. L’une pour l’autre monstrative et monstrueuse. Un monstrum est le signe d’un prodige. Image et texte sont pro­ diges l’un pour l’autre.

A Mais dans cette tension, malgré elle ou grâce à elle, l’un comme l’autre présente quelque chose : cela nous est mis sous les yeux. Le texte toutefois peut être prononcé, et donc soustrait à toute image, à toute présence peut-être aussi. De toutes façons, il ne s’agit pas ici et là des mêmes yeux : il y a ceux de l’esprit et ceux du corps. A J’entends bien. Je peux d’ailleurs fermer les yeux et redire à voix haute ou silencieuse ce que vous venez de dire. S’ensuit-il pour autant que le texte prononcé exclue toute image ? Je n’en suis pas certain. La voix qui prononce a sa propre forme, son image sonore. Voyez vous-même : si je dis « sonore », restez-vous sans image ? Ne discernez-vous pas un rond, « o », « o » ?

A Parce qu’ils sont tellement étrangers l’un à l’autre et parce que, en même temps, chacun se discerne dans l’autre : chacun distingue un cerne, un vague contour de

• Oh, oh ! Je vois, j’entends, je vois les voix que j’entends ! Si bien, en effet, que le texte prononcé appelle comme de lui-même le visage de sa voix, le mouvement des lèvres, l’aperçu furtif de l’intérieur de la bouche, de la langue et des dents, et de tout le cinéma articulatoire, sans même parler de l’expression d’ensemble prise par le visage. La voix tire l’œil. C’est toujours du trait : division de

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l’espace, incision, mais aussi trait lancé, décoché vers l’autre. Image et texte, arc et cible l’un pour l’autre.

A Vous l’avez dit : le texte sur les cartons n’en était pas moins lui aussi une image. Ce n’était pas seulement le texte en tant que sens des mots. C ’était dans le cours successif des images une espèce d’image offrant une pénétration passagère dans l’élément du sens : dans la conscience, si vous voulez. Le fond noir de l’écran sur lequel paraissaient les lettres, ou bien le cadre dont on les entourait, parfois ouvragé de quelques rinceaux, filets ou arabesques, livrait le sens en tant qu’imagé, dans une vue ouverte sur ce qui fait le sens : sur le sujet, dans le sujet. Une vue dans l’obscur sujet du sens, ce soleil noir.

A Vous avez dit « le cinéma » : c’est aussi bien du théâtre, quoique la nature ou la facture des images n’y soit pas la même. ♦ Certainement, elles diffèrent. Tout au moins en ceci que, dans le rapport au texte, le théâtre propose un corps entier, physique et présent, mobile sur une scène, tandis que le cinéma présente un corps découpé, c’est-à-dire cadré - le fût-il d’ailleurs en entier. Ce cadre est lié au texte, même s’il ne lui est pas soumis, ou bien il fait une sorte de texte, d’articulation. ♦ Si bien, pourrait-on dire, que le théâtre incorpore avant tout le texte, lui donne chair et os, souffle, posture, tandis que le cinéma textualise le corps, le fait signifiant. D ’ailleurs, le théâtre demande une écriture faite pour lui, une écriture de geste, de posture et de souffle. ♦ Mais c’est ainsi, aussi, que le cinéma fut d’abord « muet ». O n y parlait grâce à du texte monté sur des car­ tons entre les images, après ou avant que les visages filmés aient prononcé les mots. Souvent on voyait ces paroles deux fois : une fois comme texte, en images d’écriture, une fois dans le mouvement des lèvres, des yeux, des mains, que les comédiens traitaient à dessein dans leurs poses et leurs gestes.

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V Vous voulez dire à la fois : dans le sujet pensant, et donc aussi parlant, aussi bien que dans le sujet traité, à savoir l’objet du discours et de l’action, les intentions, sen­ timents, représentations agités par les personnages.

A Oui, les deux ensemble, et chacun sujet de l’autre. Le sujet du sens et le sens du sujet, le tout formant le sujet du film, inextricablement ce dont il traite et ce qui le conduit, ce qui lui donne sa visée ou sa vision propre, son style ou son climat, sa manière. • O r la manière est image. Elle est ce qui fait image, y compris dans le texte. Faire image, c’est donner du relief, du saillant, du trait, de la présence. L’image avant tout donne présence. C ’est manière de présence. Manière et matière de présence. On l’a souvent dit : aucun discours ne peut rivaliser avec la puissance d’une image. (Reste que dis­ cours n’est pas texte.) 125

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¥ Mais qu’est-ce que donner présence ? N ’est-ce pas donner ce qui n’est pas à donner : ce qui est ou n’est pas. Vous êtes présent ou vous ne l’êtes pas. Nul ne vous don­ nera présence sinon votre venue, qui n’est personne ou qui est vous-même. Venez, montrez-vous donc !

dévider son paquet de fibres soyeuses tout en filant son sens ou sa métaphore indéfinie.

• Oui, oui, donner présence c’est donner à qui n’est pas là ce qu’on ne peut pas lui donner. C ’est la quadrature du cercle ou bien c’est celle de l’amour, qui donne ce qu’il n’a pas à qui n’en veut pas, selon le mot d’un analyste, c’est-àdire d’un spécialiste des images-textes. L’image donne une présence dont elle est dépourvue - n’ayant d’autre pré­ sence, irréelle, que sa minceur pelliculaire - et elle la donne à ce qui, étant absent, ne saurait la recevoir.

♦ Sa métaphore ou son image, voyez-vous. Il nous faut cette image, et cette image des images - méta-phore, trans­ port à côté, déplacement —pour donner présence à ce sens sans étoffe, par définition incorporel et qui n’est que dans le tissage, non dans le tissu. Mais comment y aurait-il tis­ sage sans tissu ? L’image est le tissu d’un tissage sans fils. Le sens demande l’image pour sortir de son peu d’étoffe, de son inaudibilité et de son invisibilité. Le sens réclame le son, le trait, la figure sans quoi il est aussi abstrait et fuyant que le mouvement du crochet à travers les mailles d’une dentelle. La dentelle de sens manque à tout instant de s’abolir dans le doute de sa broderie.

* L’image donne donc ainsi présence au texte si, par ce mot de « texte », vous entendez l’enchaînement, le tressage d’un sens. Le sens ne consiste que dans son tressage, dans son tissage ou dans son tricotage. Texte, c’est textile, c’est de l’étoffe de sens. Mais le sens en tant que tel n’a pas d’étoffe, pas de fibres ni de consistance, pas de grain ni d’épaisseur. Le sens « en tant que tel » ne consiste juste­ ment qu’à tresser du « en tant que tel » : par exemple, je dis « une fleur », et voici que la fleur en tant que telle, c’est-àdire en tant que rien de présentable, absente de tout bou­ quet, de tout parterre ou livre de botanique, se met à enchaîner les « telle » aux « telle », se rapportant sans fin à elle-même en tant que son propre sens ou idée qui n’en finit pas de s’enchaîner à soi pour mieux déchaîner et

A Notez cependant qu’en tirant le sens de l’absence, en faisant de Xabsens un presens, l’image ne lui ôte pas sa nature impalpable. Elle ne s’occupe au contraire que de cet immatériel et c’est lui quelle image : permettez-moi d’employer ce verbe en une acception qui ne doit être ni celle d’« illustrer » ni celle d’« imaginer ». Il faut entendre imager comme un verbe transitif dont l’action toutefois ne peut agir sur son objet. Je peux illustrer un discours en donnant un exemple concret : mais cela reste second par rapport au sens (c’est du moins ainsi qu’on le comprend à l’ordinaire). Si je dis en revanche que j ’image ce discours (par exemple le discours qui dit « je dis “une fleur” »), c’est tout autre chose : je présente son dire avec son dit, donc je dis « une fleur » ou plutôt, ici, je dis « je dis une fleur » et

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l’image est là, palpable comme l’impalpable de ce dire du dire, ce mouvement du crochet dans la maille qui enchaîne déjà dire à fleur mais aussi « dire » à « parler », « chanter », « évoquer » et « fleur » à « parfum », « pétale », « fleuron », « flétrir », « flore » ou « flamme » et tant d’autres absentes. Mais il n’est aucun dire, sans doute, qui ne s’image en quelque façon. Si vous voulez, aucune dénotation n’est sans connotation. La connotation borde la dénotation, et brode ses bords. C ’est là que l’image lève.

sont des façons de s’y placer. Et, par définition, il y a divers modes de ce placement : puisque la place est vide, le nombre de modes est indéfini, peut-être infini. L’absent qu’est le sens, son absentement incessant, n’a pas un mode unique d’exister. Seule la présence pleine, achevée, a un mode unique : elle est identique à soi. Mais ainsi, elle n’existe pas, elle est là. Le sens existe, ou plutôt il est le mouvement et la fuite d’exister : d ’ex-ire, de sortir de soi, d’excéder, d’exiler. Le sens essentiellement se désidentifie.

• Le mot imago désignait l’effigie des absents, qui sont les morts, et plus précisément les ancêtres : les morts de qui nous venons, les mailles de la lignée dont chacun est un point de crochet. L'imago raccroche au tissu. Elle ne répare pas l’accroc de leur mort : elle fait moins et plus. Elle tisse, elle image l’absence. Elle ne la représente pas, elle ne l’évoque pas, elle ne la symbolise pas, bien qu’il y ait aussi de tout cela. Mais essentiellement, elle présente l’absence. Les absents ne sont pas là, ne sont pas « en images ». Mais ils sont imagés : leur absence est tissée dans notre présence. La place vide de l’absent comme place non vide, voilà l’image. Place non vide ne veut pas dire place remplie : cela veut dire place de l’image, c’est-à-dire, en fin de compte, l’image en tant que place, et place singulière de ce qui n’a pas de place ici : place d’un déplacement, métaphore, nous y revoilà. L’image clame : « Place ! place au déplacement, place au transport ! » * Ainsi, le corps physique du théâtre, le corps cadré du cinéma sont des modes d’occupation de cette place. Ce 128

Intermezzo Ce que Diderot admire chez Richardson et chez Greuze est donc, très exactement, ce qu’on demandera plus tard à l’art cinématographique : « Les éclats des passions ont sou­ vent frappé vos oreilles ; mais vous êtes bien loin de connaître tout ce qu’il y a de secret dans leurs accents et dans leurs expressions. Il n’y en a aucun qui n’ait sa physionomie ; toutes ces physionomies se succèdent sur un visage sans qu’il cesse d’être le même ; et l’art du grand poète et du grand peintre est de nous montrer une cir­ constance fugitive qui nous avait échappé. » On ne saurait mieux décrire ce que nous demandons au gros plan. Et c’est le côté « western » avant la lettre qui captive Diderot chez Joseph Vernet : « ... avec un art infini, entremêler le mou­ vement et le repos, le jour et les ténèbres, le silence et le bruit. » 129

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L’histoire de l’art, parfois, joue de l’accordéon. Avec ses « nécessaires longueurs », Richardson a d ’abord étiré la lit­ térature que le cinéma instantané de Greuze comprimera dans ses tableaux (mais très longs à décrire, voir les Salons,). A son tour, le cinéma qui opère au moyen d ’images, comme la peinture, les étirera en les multipliant dans la durée, comme la littérature lefait avec les mots '.

V Diriez-vous que le corps est l’image tandis que le texte est l’âme ?

• Certainement pas si vous suggérez ainsi l’image d’un côté et le texte de l’autre : ce qui arrive dans ce qu’on nomme habituellement « illustration ». C ’est un dualisme indigent, comme tout dualisme. Mais, en vérité, chaque image et chaque texte est chacun pour soi en puissance de texte et d’image. Cette puissance s’actualise dans le regard ou dans la lecture. Je lis un texte et voici de l’image, ou bien voici plus de texte encore ! En regardant l’image, je la textualise toujours de quelque façon, et en lisant le texte, je l’image. Ces actualisations sont innombrables : aucun texte n’a son image propre, aucune image son texte propre. ¥ Mais lorsqu’une actualisation se produit - ce qu’on pourrait nommer, dans l’un et l’autre cas, une interpré-1

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tation —, il y a bien âme et corps, c’est-à-dire forme et intensité (car c’est là le vrai sens des mots « âme » et « corps »). Toutefois, forme et intensité sont intimement mêlées l’une à l’autre, tout comme l’âme cartésienne est présente partout dans le corps qu’elle anime ou qui l’anime, comme on voudra dire. Interpréter, c’est cela même : c’est animer en tant qu’incarner et incarner en tant qu’animer. C ’est configurer une intensité et intensifier une figure. « Corps » et « âme » ne font en vérité qu’un seul mot divisé en deux pour bien montrer comment il s’inter­ prète dans deux sens à la fois. Une seule chose est hors-interprétation, aussi bien de texte que d’image : c’est l’esprit, le souffle égal à soi, ni corps ni âme, sans forme ni intensité. L’esprit ne fait ni trait ni trace. Il n’a ni couleur, ni figure, ni lettre, ni style. L’esprit est sans corps ni âme. 4» Image et texte se distinguent donc comme âme et corps : chacun est la limite de l’autre, son horizon d’inter­ prétation. L’horizon de l’image, c’est le texte, avec lequel s’ouvre une puissance indéfinie d’imaginer devant laquelle l’image n’est qu’une clôture, un contour fermé. Mais l’horizon du texte, c’est l’image, avec laquelle s’ouvre une puissance indéfinie d’imaginer devant laquelle le texte n’est qu’une impuissance, un report permanent des images.

1. Claude Lévi-Strauss, Regarder Ecouter Lire, Paris, Plon, 1993, p. 76.

♦ Mais, pour finir, ou pour commencer, tout horizon recule indéfiniment et s’abîme dans la mer et le soleil mêlés.

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• O r l’image n’est pas identique à soi. Essentiellement, elle se distingue de soi. C ’est ainsi que nous différencions très bien une image d’une chose qui n’est pas une image (du moins tant que nous ne traitons pas l’image comme une chose ni toute chose comme une image, ce qui est tou­ jours possible : le déplacement est sans limites). L’image est à tous égards la distinction. Elle se distingue des choses ou des vivants, elle se distingue du fond sans image dont elle se détache, et elle se distingue en tant quelle se désigne elle-même en tant qu’imagé. Elle dit toujours à la fois « je suis ceci, une fleur » et « je suis une image de fleur, ou une fleur-image ». Je ne suis pas, dit-elle, l’image de ceci ou cela, comme si j’en étais le substitut ou la copie, mais ) image ceci ou cela, j’en présente l’absence, c’est-à-dire le sens. J’image du sens l’inimaginable. ♦ O u plutôt, si je vous ai bien compris, j’en présente un des modes possibles de sens, une des distinctions possibles, par exemple en tant que corps physique et profération de voix, en tant que corps cadré et articulation de parole... A O u encore bien d’autres modes. Leur série n’est pas dénombrable. Le théâtre et le cinéma ne sont que les modes où le texte est lui-même posé en tant que tel et donne lieu à un battement délicat entre une présence tex­ tuelle (le sens compris, si vous voulez) et une absence imagée (le sens dérobé au fond de l’image). Seul le batte­ ment des deux, selon le rythme du spectacle, fait propre­ ment la vérité de la chose : la vérité du sens. C ’est la

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cadence des instants où le sens s’image, où il fait arrêt sur image, dans un insaisissable saisissement. II y a d’autres modalités, où le texte n’est pas donné en tant que tel, où il peut sans doute paraître, mais aussi bien disparaître. Il n’y a pas alors de texte comme texte. Le texte, le tissage, devient un absent, que l’image image. Cela arrive même au théâtre et au cinéma, ou sur leurs limites, la pantomime ou le tableau vivant, la performance parfois, le plan muet, surtout s’il est fixe ou s’il forme un film entier. On est alors dans une contagion avec d’autres modes. V

4» À dire vrai, où n’y a-t-il pas contagion ? Chaque mode est un mode de donner présence à une absence qui se faufile partout, un point à l’endroit, un point à l’envers, sens dessus dessous, et cette absence en absentement inces­ sant met en contact tous les modes par leurs bords : par­ tout circule une même texture inidentifiable. Le rapport de l’image au sens, c’est l’éternel retour du même. Le même sens toujours autrement s’imageant. ♦ Dans les modes où aucun texte n’est indiqué comme tel —lorsque le sens ne dit pas « je dis » —, le texte procède de l’image même. Il sort d’elle et y retourne, sans déposer de mots. Tels sont peinture, photographie, installation, sculpture et architecture, et, parfois, vidéo, performance, musique et danse. Toujours un pas de plus, toujours un pas

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jeté de côté : l’image murmure «pas de texte », et vous comprenez «pas à pas le texte ».

avec son crochet, sens retiré, secret, sacré, consacrant l’image comme image, c’est-à-dire comme place vide, ouverte sur ce fond indistinct où le distinct, l’absolument distinct, se détache et s’évanouit. Mort au sens et sens à la mort : un crâne image sa pensée vide. O n écrit dessous Vanitas. Tout près, Pascal déclare : « Quelle vanité que la peinture. » Mais la peinture peint toujours une vanité des mots.

• En fait, chacun de ces modes peut exhiber du texte ou non. Et de toutes façons, il y aura bien un titre, un cartel, fût-il le négatif « sans titre ». Il y aura bien quelque part une indication de ceci qu’il y a là ce qu’on nomme « oeuvre ». Le minimum de discours est le mot « oeuvre » ou quelque autre désignation ou déictique (un doigt tendu, un socle) ayant même fonction. « Œuvre » veut dire alors, non pas tant le produit d’une mise en oeuvre, non pas tant un ouvrage que l’indication suivante : ici, arrêt sur image. Arrêt sur image voulant dire : arrêt du texte, point fixe et coupe sur le tressage en train, crochet immobilisé, mouvement éternisé. ♦ Ainsi, regardez les mots dans la peinture, lorsqu’il y en a, dans les phylactères du Moyen Âge, dans les inscrip­ tions comme « Et in Arcadia ego », dans les bribes de journal ou les lettres au pochoir des cubistes, sans parler des signatures (celle de Caravage dans un filet de sang, celle de Bellini sur un billet, parmi tant d’autres). Ces mots font à la fois du sens, leur sens ordinaire, « pipe » ou « je suis le peintre », mais ils le font en absentant ce sens dans leur image : ils sont leur graphie, leur graphite et leur graffiti, sa matière, sa pâte, sa couleur, ils sont images dans l’image, insistant sur leur sens absent, faisant lever l’inentendu, l’inintelligible, distinct de tout sens reçu. « Caravage » fait entendre « ravage », fait entendre sang et blessure, mort et mort du sens, sens entrant dans la mort, tressant la mort 134

* Depuis les Calligrammes d’Apollinaire jusqu’aux cut-ups de Burroughs et aux diverses formes de « poésie concrète », en passant par les cubistes ou les suprématistes, ou bien de Schwitters jusqu’à Hantai, en mille lieux de l’art contemporain et de mille manières diverses, il y a eu une espèce d’obsession proliférante des mots dans la pein­ ture, de la peinture des mots, des mots peints et de la pein­ ture d’écriture. L’aiguillon principal est un désir d’enfoncer les mots dans la peinture, de prélever leur forme et leur pâte aux dépens de leur valeur incorporelle. Sens déposé à même la peau de peinture. Mais cette peau affleure dès la langue : en allemand, pour un Français, le sens prend un autre grain, une autre texture. D ’une langue à l’autre, il y a toujours diminution de signification mais accroissement de sensation. Le texte s’image. Si je dis « fleur », flower, Blume, fior, je ne dis pas la même fleur sans pourtant dire la fleur même (la fleur « en tant que fleur »). A II n’y aurait donc pas d’« absente de tout bouquet », mais plutôt chaque fleur ne fleurit que sous le climat d’une langue qui s’image forcément en manière d’idiome et ainsi 135

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en matière sonore et visuelle. C ’est indémêlable, intrans­ missible, cette pâte des mots, ces pétales collés sur la langue.

• Nous devons éviter de le nommer, vous le savez très bien. Toutefois, j’aimerais prendre un de vos mots et lui donner le nom de P« Oscillant ». Ce mot est un diminutif du latin os qui signifie la bouche et par métonymie le visage. Oscillum a donc pu désigner une petite bouche (tout près d'osculum, le baiser) aussi bien qu’un petit masque de Bacchus suspendu dans les vignes comme épouvantail : le mouvement de cette face balancée au vent a produit le sens d’« oscillation ». L’Oscillant, donc, se balance entre bouche et visage, entre parole et vision, entre émission de sens et réception de forme. Mais ce qui paraît aller vers une rencontre n’y va pas du tout : au contraire, la bouche et la vue sont tournées parallèlement vers le devant, vers le lointain, vers une perpétuation infinie de leur double posture incommunicable. Entre bouche et œil, tout le visage oscille.

Mais la réciproque n’est pas moins vraie : il y a un désir lancinant d’écrire en peinture, de faire pointer, gicler ou sourdre du signifiant dans l’image et hors de l’image. Quelle parle d’elle-même, en elle-même et pour ellemême. Q u’elle devienne le corps du Verbe. Il y a toute une théologie secrète de la transsubstantiation, une athéologie profane de l’incarnation et de la communion : prenez et touchez, mangez des yeux, ceci est mon sens répandu pour vous, ressuscité en peinture. Sang du sens versé vermillon. V

A Une autre athéologie dira : image et texte sont les deux saintes espèces d’une même présence retirée. Les deux aspects, les deux faces offertes à l’œil du corps et à l’œil de l’esprit pour une absence de face, pour un sens absent sans valeur faciale. Toujours la présentation de cet absent oscille entre présence d’une forme et présence d’un sens. Toujours l’une renvoie à l’autre. Aucune des deux par conséquent ne fixe véritablement une présence. Chacune se comporte comme une immobilisation en soi de la présence (voici l’image, voici le texte, tout est là) - et comme un immédiat renvoi en direction de l’autre : voici l’image, elle veut dire..., voici le texte, il représente... Mais qui donc est l’absent ? Qui est celui qui n’est ni texte ni image ? Qui est celui qui se tiendrait exactement à l’intersection de ce double renvoi, à l’endroit où le sens de l’image rencontre le sens du texte sans que jamais l’un soit le sens de l’autre ? 136

♦ Pourtant, l’Oscillant ne cesse pas de battre, de tres­ sauter ou de danser entre les deux, touchant à l’une comme à l’autre. Il veut faire parler le masque et il veut masquer la parole. Cela nous arrive aujourd’hui en particulier par la vidéo. Avec elle, il ne s’agit plus du corps textualisé du cinéma. Il s’agit d’autre chose, dont l’incrustation est le nom générique. Non seulement l’incrustation de mots dans l’image, mais l’incrustation de l’image elle-même : elle est enfoncée dans la matière de l’écran, elle n’est pas posée sur lui comme celle du cinéma et pas plus elle ne fait corps avec une toile comme dans la peinture. En un sens, il ne faut même plus parler d’écran : la vidéo n’est pas de l’ordre de l’écran, mais de la pénétration. O n n’y est 137

A u fo n d des images

L’oscillation distincte

pas spectateur mais voyeur. Video, c’est « je vois », tandis que theaô, c’est « je regarde » (et kineô, « je bouge »). « Je regarde », « je bouge » et « je vois » ne désignent pas des postures du supposé « spectateur », non plus que du sup­ posé « artiste ». Ces verbes désignent le faire de l’œuvre, sa façon de faire, ce quelle fait au sens ou comment elle fa it sens. Ainsi, dans video, il y a absorption dans la vision, avec absentement tendanciel du vu. Le voyant ou le visionnant passe avant le visible. Le support, d’ailleurs, n’est pas une pellicule illuminée mais la lumière convertie en signaux ponctuels. O n entre dans la pulvérulence et dans la danse des points. L’image devient particulaire. Le texte de son côté, parlé ou écrit sur l’image, devient vibrionnaire, décomposé et recomposé en ondes suspendues et bruis­ santes, juste en retrait de la parole prononcée. L’Oscillant s’imprime en quelque sorte dans la matière floconneuse et granuleuse d’une vision tournée en soi, sur soi, non narcis­ sique pour autant, mais partout se frottant au voir et y frottant le texte ou faisant texte de ce frottement. Virtuel­ lement s’efface la distinction entre texte et image, dans une machine oscilloscopique.

néation avec teinture et coloration. La trame et la flaque, ou la ligne et la nappe. Pour finir, le dessin et la peinture. L’un et l’autre de part et d’autre du texte : le premier tire à la ligne, la seconde réchauffe les mots. Si j’écris « rouge », pourquoi n est-ce pas rouge ? Cela devrait-il l’être ? O u bien faut-il l’écrire en vert ? en violet ? en noir ? Je dis « une fleur », et voici l’absente qui se lève rouge ou blanche, rouge et blanche et aussi soyeuse ou duveteuse, florissante ou flé­ trie. Mais j’écris « une fleur », et voici le mot qui se trace en marquant le papier d’un frottis incolore.

* Mais elle renaît de cette cendre neigeuse. L’Oscillant est indestructible dans son oscillation. C’est elle qui l’écarte à tout moment de la résolution dans l’un ou l’autre des côtés, tout autant que dans une improbable assomption des deux. Car le battement entre sens et sens n’a pas seulement le masque de l’Oscillant. Considérez à nouveau la peinture : pingo, c’est tout d’abord « broder avec des fils de couleur », ou bien encore « tatouer ». Cela mêle tissage, incision, déli-

♦ Cependant, il y a quelque part la fleur. Elle est der­ rière l’Oscillant lui-même. Elle suit son mouvement, et reste derrière le masque à chaque oscillation. Mais là-der­ rière se trouve encore quelque chose ou quelqu’un, qui n’est ni texte ni image, qui est au fond, qui fait le fond. Celui-là, donnons-lui le nom de « Distinct ». Le Distinct est à l’écart : il est le trait distinct du sens. Il est le stigmate, c’est-à-dire l’incision qui sépare. Le trait distinct du sens doit s’entendre de deux manières parfaitement conjointes et contradictoires : d’une part, le trait par lequel le sens se distingue, d’autre part, le trait qui se distingue de tout sens possible. D ’une part, le trait distinctif par lequel il y a du sens, ceci et non cela, une fleur ou une chenille, mais aussi un sens ou un autre au sens de la vue ou de l’ouïe : cela qui interdit de confondre fleur et chenille, mot écrit et mot prononcé, sens incorporé et sens incorporel. D ’autre part, un trait qui est en retrait de tout sens. Un trait insensible qui ne s’incorpore à aucun sens - ni trait de crayon ni trait

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A u fo n d des images

d’archet - , mais qui n’est pas non plus incorporel comme la signification. * Le Distinct n’est en effet rien de tout cela, mais il n’est pas rien. Il est la chose même : cela qu’il y a au fond des choses, au cœur de toutes choses qui sont, et qui retire leur sens d’être dans le secret d’où tous les sens tirent leur sensibilité. Le Distinct et l’Oscillant ont cause commune. L’un soutient l’autre qui agite l’un. On ne peut pas plus les distinguer qu’on ne peut les confondre. * Il ne faut cependant pas croire qu’à « texte et image » on pourrait substituer « distinct et oscillant ». Ces deux couples ne sont pas homologues. Ils sont aussi bien chiasmés l’un sur l’autre. O u bien le texte se distingue au fond de l’image et celle-ci oscille à sa surface — ou bien l’image se distingue entre les lignes du texte et celui-ci oscille de part et d’autre. L’image scintille et le texte rend un son mat. L’image est muette et le texte grésille. O u bien c’est l’inverse, au même instant, du même élan. Chacun, pour finir, est le distinct et l’oscillant de l’autre. Chacun est Yekphrasis de l’autre tout en étant aussi bien son illustra­ tion, son illumination. L'ekphrasis tire de l’autre une phrase et l’illumination tire de l’autre une vue. Une phrase d’image et une vue de sens. • Comment parle une image ? en langue d’image, c’està-dire sans verbe ni substantif, langue d’infinitifs et de con­ jonctions. Comment le sens se fait voir ? en figure et allure de sens, c’est-à-dire sans aspect ni face, à la dérobée. 140

L’oscillation distincte

A L’infinitif de l’image et la dérobée du sens : chacun courtise l’autre et le fuit. Toute l’enluminure est là : Image enrobe Texte qui se dérobe à elle, Texte dévore Image qui en ressort intacte. Les mots paraissent n’être là que pour peindre leur propre silence, le dessin semble ne figurer qu’un sens enfoui dans son absence. Texte appelle Image : peut-être ne dit-il rien d’autre que cet appel. Image illustre Texte : elle l’éblouit et nous avec lui, peut-être ne faisant rien d’autre. ¥ Ainsi, de part et d’autre c’est une pression et une pré­ cipitation vers la présence de l’image, l’éclat jusqu’à l’aveu­ glement et la conviction intime, la certitude immédiate. On croit l’image les yeux fermés. Mais de part et d’autre aussi, c’est inquiétude et mélancolie du sens du texte : les yeux grand ouverts, on le voit s’enfoncer dans la nuit où l’on désire le suivre. * Chacun(e) appelle l’autre : éclaire-moi ! mehr Licht ! sans toi je meurs ! Ou bien : tu es ma mort mais mourant en toi je m’éclaire. Illumine-moi, illustre-moi : mets-moi en gloire, célèbre-moi et, même, illusionne-moi mais illimite-moi dans ton élément ! • De l’une à l’autre, c’est rapport de sens : le texte dit le sens de l’image qui dit le sens du texte, c’est le sup­ plice de la roue. Mais en même temps, c’est rapport de certitude : chacun expose à l’autre l’assurance dont il manque faute d’être identique à l’autre. L’un exposé à l’autre et rien entre eux. Image et texte : c’est la fente par141

A u fo n d des images

faite, définitive et délicieuse à laquelle toujours se recon­ naît la vérité nue. V Image serait donc h texte comme sens est à vérité. Mais cette égalité de proportion serait parfaitement réversible : image serait aussi bien à texte comme vérité à sens. L’image en effet ne saurait mentir : elle est ce quelle est, et ne renvoie à rien d ’autre. Le texte est tout entier dans le renvoi à cela dont il parle. On peut en déduire que l ’image est étrangère à la vérité, ni vraie ni fausse, ou bien quelle n ’est pas autre chose que la vérité, toute la vérité chaque fois qui s’y montre. On peut en déduire encore que le texte est hors de la vérité, puisqu’i l renvoie toujours plus loin à l ’infini du sens, ou bien qu’i l est seul à pouvoir énoncer vérité ou mensonge au sujet de ce dont il parle. Tout dépend des notions que vous aurez de « vérité » et de « sens ». Si la vérité est celle qui supporte une vérification, l ’image est invérifiable à moins de la com­ parer avec un original auquel on la suppose donc devoir res­ sembler. Mais cette supposition est un discours que vous aurez introduit, et auquel l ’image par elle-même ne donne aucune légitimité. Si la vérité est celle qui se révèle ou qui se manifeste de soi-même, ce n’est pas seulement l ’image qui est toujours vraie, mais c’est la vérité qui est de soi toujours image (étant de surcroît simultanément image de soi-même). Quant au « sens », s’i l consiste dans un renvoi de signifiant à signifié, il ne relève que du texte où, de surcroît, il se trouve indissociable du renvoi de signifiant à signifiant et de tout le tressage de langue. À ce compte, une image n’a pas de sens : elle est pure vérité. Mais si le sens est la valeur pour un sujet, alors l ’image fa it sens du fa it quelle se montre : elle est 142

L ’oscillation distincte

autant quelle a au moins le sens de sa venue à l’encontre du regard. Pour finir, vous le voyez bien, ce qui est « image » et ce qui est « texte » se détermine à partir de qui fa it encontre et de ce qui fa it rencontre. La rencontre comporte de la reconnaissance et de l ’échange, un commerce de signes et de confiance ou de défiance mutuelles. L ’encontre fa it obstacle et suspend la marche. Ainsi en va-t-il au début du chemin de Dante, lorsqu’une panthère « légère et très agile,Ique recou­ vrait un pelage moucheté » vient au-devant de lui « et ne bougeait pas de devant mon visage1 ». Un peu plus loin seu­ lement viendra la rencontre avec Virgile. Mais l ’encontre et la rencontre sont mêlées Tune à l ’autre dans tout ce qu’on désigne à l ’ordinaire comme « image » ou comme « texte ». Entre le trait du dessin et celui de la graphie, entre le gra­ phisme et l ’écriture, il n’y a presque rien, un écart infime : cette très mince fente qui n’est rien d ’autre que l ’incision du trait, paraphe de la vérité au milieu du sens aussi bien que tracé du sens en travers du vrai, la fente entre les lèvres pareille à leur contour. ♦ Par cette fente, la vue regarde et la parole écrit, simul­ tanément, alternativement. De cette manière, la vue regarde dans la bouche et la parole écrit dans l’œil. L’une voit l’image au fond de l’autre, l’autre trace un texte au fond de l’une. Mais, par cette opération, en chacune le fond s’abîme. La vue perd le Distinct au fond de l’œil, et la parole perd l’Oscillant au bout de la langue. Au fond de l’abîme fendu - tache aveugle, langue ou plume bifide 1. Enfer, I, 32-34, tr. fr. Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 1985.

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A u fo n d des images

l’Oscillant et le Distinct brasillent d’une commune incon­ ciliable incandescence. A Ce qu’Image montre, Texte le dé-montre. Il le retire en le justifiant. Ce que Texte expose, Image le pose et le dépose. Ce qu’Image configure, Texte le défigure. Ce qu’il envisage, elle le dévisage. Ce quelle peint, il le dépeint. Mais cela même, leur chose et leur cause commune, cela distinctement oscille entre les deux dans un espace mince comme une feuille : recto le texte et verso l’image, ou vice (image)-versa (texte). • O n a souvent dit que les cathédrales étaient des Bibles de pierre pour les illettrés. Quelle erreur ! Ce sont, à l’évi­ dence, pour lettrés et pour illettrés, les arrêts et les revers de la lecture, la face cachée de l’écriture. Le Coran, pour sa part, est l’écriture qui s’image d’elle-même, et dont la lec­ ture s’immerge dans la lettre illustre. L’icône en revanche fait voir le Verbe : ne le rend pas visible, mais fait la vue plonger en lui. La statue de Bouddha est Bouddha, dit le disciple, mais le maître le reprend : « Tu parles trop ! »

L ’oscillation distincte

Coda

Du secret de Word of maternelle ne nous laisse nant. Nos véritables mots, sont ici. Les mots qui bruit dans l’air sont ici. Lus ceptibles d ’aucune prononles yeux. Passant sur la vent s’étendre à l’infini. Ne traversant pas un corps, la Absorbent seule la lumière Les véritables mots qui nous sons ; nous les voyons dis­ sent nettes. Les mots qui dont la signification étinnées radieuses, ni timbre ni les mots, ces mots sont ici. mais impossible de les sefie à la voix ; peut-être ressemblent un peu, bien Silence*.1

Silence, même la langue parler qu’en nous détour Les mots jamais prononcés n’habitent pas de voix qui comme s’ils n’étaient sus dation, transmis muets. Par corde des regards, ils peu touchant pas une lèvre, ne clarté autorisée aux mots, des pupilles. Par lesyeux, lient, jamais réduits à ces tincts, leursformes apparais brillent dans la pénombre, celle par l’une de cesjour mélodie, qui restent toujours Intention de les divulguer ; raconter dans une langue qui avec les chiffres, ils leur qu’imprononçables, Word of

1. Ryoko Sekiguchi, Calque, Paris, POL, 2001.

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A u fo n d des images

Du secret de Image o f ...— there is no wordfor an absence o f image. Pas de mot pour dire pas d ’image. Ou bien le mot de texte ? Pas de mot pour dire sans image. Qui n’est pas obs­ curité. N i cécité. Mais l ’informé (plutôt que l ’informe, tou­ jours un peu difforme et donc discernable), l ’inapparent, l ’inapparaissant. Sans parence ni patence ni latence : mais sans image. L’inimaginable qu’aucun mot ne porte à l ’image et pas même ce mot d ’inimaginable. L’in- privatif est ici toute l ’image, le noir sur la scène, la fin du film, lefilm non impres­ sionné. Non pas chose derrière l ’image attendant de paraître, mais revers de l ’image, dos du tableau sans tableau du dos. Surface rêche du réel. En parler nous en détourne, en fa it une image comme lorsqu’un peintre peint le dos d ’un tableau. Image qu’i l fa u t inimaginer, c’est-à-dire penser si penser est une commotion, une syncope et un éblouissement. Son éclair n’est pas l ’image de l ’obscur, mais l ’éclat qui jaillit de s’y heurter : un éclat d ’obscur arraché. Coup et cri, douleur hébétée, souffle coupé, l ’inimaginé sans mot, dans un aboi, un brame, un râle, une levée sonore.

L’imagination masquée

Le

schème kantien

Entre la Renaissance et le XIXe siècle, la pensée européenne (le monde s’occidentalisant, s’imaginant « monde ») a bas­ culé du tableau à l’écran de projection, de la représentation à la présentation, et de l’idée à l’image, ou, plus précisé­ ment encore, de la fantaisie ou du fantasme à l’imagination. Cela peut encore, se dire ainsi : de l’ontologie à la phé­ noménologie, de l’être, donc, au paraître, de la forme à la formation ou de la matière à la force, de l’idée à la concep­ tion, et d’un mot enfin pour résumer : de la vue à la vision. Mais encore, d’un autre mot plus incisif : de l’image en tant que mensonge à la vérité en tant qu’imagé. Rien de moins. Tout ce groupe important de déplacements constitue sans doute, après les Grecs et le christianisme, le troisième moment décisif de l’Occident. Avec les Grecs, la lumière et la vue dans la lumière (succédant à un monde nocturne et peuplé de forces, non de formes). Avec les chrétiens,

A u fo n d des images

éclipse du visible et insistance de la parole : appel, exhorta­ tion, un dire dont la force n’est pas dans le dit, une énon­ ciation auto-énergétique. Avec l’âge moderne, il se produit une manière de syn­ thèse : une vue qui opère comme un dire, une énonciation performatrice d’une vision - « ceci est une chose ». En fait, il se produit la synthèse tout court, celle qu’on pourrait nommer l ’image de synthèse, expression dont le sens tech­ nique actuel ne peut que paraître dériver tout droit de Kant (puisque c’est de lui qu’il s’agit, comme vous l’avez compris). L’imagination kantienne est en effet la première figure moderne (si j ’ose ici parler de figure... mais c’est à dessein, vous l’imaginez bien) d’une faculté de l’image non pas représentative (du moins au sens courant du mot), mais présentative, apprésentative ou aperceptive (c’est-à-dire percevant pour soi, percevant ad subjectum), constructrice ou productrice de son objet - ou bien d’elle-même en tant qu’objet — et ainsi, en fin de compte, pourvoyeuse de savoir. Que ce savoir soit déterminant ou réfléchissant aux sens kantiens de ces termes, qu’il soit donc connaissance ou pensée (ou bien savoir ou croyance - ou foi - selon, là encore, les termes de Kant), il est un savoir par l’image, car l’imagination est la présentatrice de toutes choses — de l’objet et du sujet, du triangle et des fins dernières, de l’imaginable et de l’inimaginable. Entre ces deux extrémités, comme on le sait, la tech­ nique ou l’art occupe la place décisive en se comprenant comme production pure d’une forme dont le nom de 148

L’imagination masquée

« beauté » signifie quelle vaut absolument pour ellemême - ou bien quelle vaut comme production pure d'un excès sur toute forme (nommé sublime) où l’imagi­ nation s’imagine inimaginable ou inimaginante, et ainsi encore productrice d’elle-même jusque dans sa défaillance, productrice de sa limite et du dépassement de sa limite. D’un tel dépassement, le sujet kantien - puisque c’est lui, l ’imaginant de soi — désigne deux modalités pures qui forment les deux extrémités de sa tension : sa temporalité transcendantale et sa liberté inconditionnelle. L’imagination va de l’une à l’autre, puisque le temps forme ou donne la possibilité de la présentation comme composition de l’unité en général : « Le nombre n’est autre chose que l’unité de la synthèse opérée dans le divers d’une intuition [...] par le fait même que je produis le temps luimême dans l’appréhension de l’intuition h » Le nombre est ainsi le premier des schèmes, ou « schème pur de la gran­ deur (ou quantitas) ». Autrement dit, c’est le schème de l’un en tant que successif à lui-même. G’est l’image pure (le schème est image non sensible) par laquelle, en général, une image est possible, c’est-à-dire par laquelle l’unité et l’unicité d’une représentation sont possibles. Le sujet produit l’unité - c’est-à-dire sa propre unité de sujet-d’une-représentation - comme successive. Tel est son schématisme premier, ou encore son imagination pure, condition de possibilité de toute image, de toute (re)présentation : condition pour qu’il y ait une image, et1 1. Kant, Critique de la raison pure, « Du schématisme des concepts purs de l’entendement », A 143.

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A u fo n d des images

L’imagination masquée

non pas un flux chaotique (sans que pourtant cette image une soit simplement une et unifiée : simplement, elle se présente). En tant qu’il est ou qu’il fait le temps, le schème donne l’image comme finie : à la place d’une intuition uni-totalisante qui serait la vision divine d’un Un en-soi dans son propre acte infini (la Monade des monades de Leibniz), il y a seulement l’un qui se succédé en se donnant ou en s’ouvrant une possibilité d’image, de vision de l’objet. Cet un est un au coup par coup de l’image toujours renouvelée mais jamais accomplie en forme unique du réel. À l’autre extrémité, la liberté consiste, pour le sujet, de manière symétrique, à ne pas se (re)présenter une image du monde comme ensemble rationnel ou raisonnable, doué de fins, sinon par une image faible appelée « type » (par différence avec un « schème ») et qui sert de symbole : le type d’une nature ordonnée par des lois, qui aide à penser le devoir d’agir inconditionnellement pour produire (c’est-à-dire aussi pour imaginer) une nature morale, ou libre.

Le fameux pietisme de Kant nest pas ici de médiocre importance, oans remonter a la reserve de principe de Luther envers les images (qui porte, s’il faut le rappeler, sur l’adoration de l’image et non sur sa fabrication et sa pré­ sence comme telle), et d’ailleurs sans faire ici proprement d ’histoire, il faut signaler que la critique de la Schwarmerei hérite chez Kant de toute une tradition où cette Schwarmerei a été associée, au titre de délire de l’imagination,

à la magie, à la sorcellerie et au mysticisme en général, de même d’ailleurs qu’au catholicisme considéré comme idolâtre. Si le piétisme a représenté, par rapport au luthéranisme dominant, un mouvement de tendance mystique, ce fut dans une relation complexe à l’imagination qui s’y trouvait simultanément rejetée, au motif qu’une image donnée ne peut prétendre valoir comme présence immédiate du divin ou de l’esprit, et pourtant à nouveau sollicitée - en sousmain, si j’ose dire - en tant que force capable de laisser le divin se manifester dans une lumière intérieure (expression liée aux traditions puritaines) qui fait accéder, non à des images proprement dites, mais à la condition même de toute vision et/ou vérité (si tant est, précisément, que la vérité doive pour finir être vue). Sur ce point comme sur d’autres, on trouve toujours dans le protestantisme (et je vise ici le kantisme comme une de ses extrémités) cette ten­ dance à discréditer la fausse religion (et parfois la religion en général) afin d’en instaurer une toujours plus pure, plus abyssale ou plus abîmée (plus pâmée...), et ainsi un mou­ vement qui se porte, par-delà les images (les idoles), vers l’origine même de l’illumination et, par conséquent, jusqu’au point obscur d’une imagination divine. Si le Dieu de Leibniz calculait, le Dieu de Kant, pour autant qu’on puisse parler de lui, imagine : il imagine le monde moral et il s’imagine lui-même comme lumière de ce monde. Car ce Dieu n’est rien d’autre (héritier en cela du Dieu de Spi­ noza) que Xintuitus originarius, lequel à son tour n’est autre que l’imagination créatrice du monde. Sur cette dernière (dont il est exclu de poser la réalité objective) doit se régler

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A u fo n d des images

L’imagination masquée

la pensée de 1’intuitus derivativus, c’est-à-dire de l’imagina­ tion productrice de nos représentations. Ce mouvement de remontée tout à la fois inconditionnelle et asymptotique à une imagination originelle aura pu traverser la mort de Dieu elle-même, et peut-être devait-il la traverser : nous allons y venir. v Mais restons un moment encore avec XKant. Dans la , perspective que j’indique, le temps d’une; part, la liberté de l’autre - les deux lignes de fuite du sujet - viennent néces­ sairement d ’a vant eux-mêmes : pour avoir lieu, ils ont déjà eu lieu. Pour ouvrir une possibilité de monde et d’expé­ rience, ils ont déjà ouvert cette ouverture même. En ce sens, la correspondance est intime entre temps et liberté, elle est même interior intimo ipso...

le sujet s’abîme dans son antécédence infinie sur tout objet possible.

Or l’expérience, c’est d’abord l’image, le Bild : la possi­ bilité d’une présentation. Désormais, la présence nejreut consister dans un être-présent sans consister identique­ ment dans une présentation d’être. Quelque chose en général revient en dernière ou première instance à une image que je me donne ou qui se donne : cela, ici, revient au même, et il n’y a pas de « subjectivité » imaginante qui ne soit aussi bien l’« objectivité » de l’image même. Ainsi, le corollaire du « sujet de la représentation », ou plus exac­ tement sa condition même, consiste dans ce qui n’est encore ni sujet ni représentation, mais 1e. faire-image, la mise-en-image, YEin-bildung. C ’est elle qui subjective le sujet autant qu’elle objective l’objet, et c’est en elle que 152

Ce qu’ainsi je me donne ou qui se donne avant to u t- au sens précis de ces mots - ne peut être déjà l’image, mais doit être sa possibilité : non Bild mais Einung du Bild (Einung est une ancienne forme poétique, rare, pour Einigung, uni-fication). C ’est le faire-un, le faire-entrerdans-l’un du Bild. 11 s’agit d’une pré-vision de l’image, de l’ouverture à une vue en général. Le schème pré-voit ainsi et pré-ouvre la vision de l’union (ou comme union) du concept~~Çüne chose, quelque chose, plusieurs, toutes choses...) et du matériau sensible (multitude proliférante, magma ou plasma qui n’est aucune chose). Le schème est « l’image non-sensible », comme le dit Kant, c’est-à-dire qu’il détient l’unité d’un divers sans divers donné, mais aussi sans l’unité pure et nulle de l’un qui n’est qu’un. Le schème pré-voit en ce qu’il forme une image pure de l’image comme réunion d’un divers : une image pure de comment quelque chose se présente en général. Le schème présente et en somme pré-(s)-ente le se présenter, il bildet ou il vor-bildet, il préforme ou il modèle le Bild. O n peut — dire encore : il imagine ou il image l’imagination même, le fond et la force d’où elle sort. Et, par le fait même, il fait comprendre ce qu’est Yimage tout autrement que selon la version ordinaire de la représentation, de la figuration ou de la fiction. Pour le dire en allemand : ein Bild ist was sich einbildet und wie es sich einbildet. Une image est ce qui s’imagine et comment ça s’imagine. O u encore : ein Bild ist das dass 153

A u fo n d des im ages

und das wie, sich als und in eins zu bilden ; une image est le fait que et le mode selon lequel ça se forme en un et comme un. Une image est le faire-un, le se-faire-un de quelque chose. Cet « un » n’est pas l’unité opposéeT la multiplicité : il est la possibilité que quoi que ce soit, y • j t - i i n • , compris de multiple ou de Huent, vienne en presence. C ’est-à-dire se sorte en tant que quelque chose ou quelque événement de la dispersion confuse et incessamment dis­ soute du donné sensible pour venir se donner à voir. Pour faire voir quelque chose. Se donner à voir sortant du non-visible et du nonvoyant : car on comprend que dans l’imagination ainsi envisagée, l’objet et le sujet se donnent ensemble et l’un ■ à l’autre, voire l’un dans l’autre, ein ins andere hinein sich bildend.

L’image

heideggerienne

Dans son analyse du schématisme, Heidegger comprend parfaitement cet enjeu, et la nécessité de le penser pour pénétrer le secret du schématisme (réputé par Kant inex­ pugnable, comme on le sait) - ce qui ne revient d’ailleurs pas exactement, on s’en apercevra, à « arracher » ce secret (Kant emploie ce mot), à extirper son « art » (c’est aussi le mot de Kant), mais qui revient plutôt à s’enfoncer dans la logique de ce que l’on peut nommer, par commodité et pour faire image, le s’imaginer du schématisme. C ’est sur l’opération conduite à cette fin par Heidegger, et sur la façon dont elle nous image le s’imaginer\ ou dont 154

L ’im agination m asquée

elle exemplifie ou modélise le « faire image », que je veux m’arrêter en commentant le paragraphe 20 du Kantbuchx, « Image et schème ». D ’ordinaire on appelle « image » (B ild ) la vu e (A n blick) qu’offre un étant déterminé en tant qu’il est manifesté (offen bar) comme présent (V orhanden).

Le sens usuel de « image » est donc ici, d’emblée, l’as­ pect offert par quelque chose. (D’ailleurs, l’allemand Bild n’a pas du tout l’étymologie de imago - représentation du mort - mais est formé sur une valeur de forme, d’aspect ou d’allure.) C ’est YAnblick, le « coup d’œil » ou la « vue » présr, sentée, tendue vers nous par la chose. Heidegger précise ensuite que ce sens peut s’étendre à YAbbild ou copie (« décalque » disent les traducteurs, mais « portrait » ou « reflet » donnerait mieux le sens ; une photo est couram­ ment ditcAbbild) - copie d’une chose présente, ou bien au Nachbild, imitation ou reproduction d’un étant disparu, et au Vorbild, modèle d’un étant à créer. Nous nous trouvons donc devant I’image-aspect immé­ diat, puis la triplicité mimétique portrait-restitutionmodèle, et Heidegger y ajoute le sens « très large » de « vue en général », où n’est pas précisé si ce qui est rendu visible (anschaubar, intuitionnable) est « un étant ou un non-1 1. K a n t e t le problèm e de la m étaphysique , tr. fr. Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, Paris, Gallimard, 1953. Je modifierai parfois cette traduction.

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étant » (aussi bien, par conséquent, la « vue » d’un projet, d’une configuration idéale). Il précise que Kant use des trois sens mais ne les distingue pas formellement. Il ajoute qu’il doute de pouvoir éclaircir le schématisme avec ces seules distinctions. Mais c’est bien entendu très exacte­ ment ce qu’il entreprend de faire. En réalité, il va tenter de nous montrer comment la production de la possibilité d’une prise-en-vue en général renvoie, en amont de,.toute espèce d’image mimétiquej à la valeur originelle du B ild en tant qu’aspect qui se fait voir. On pourrait aussi le formuler de cette manière : comment toute prise-en-vue trouve sa condition dans une mise-en-vue primordiale. Et comment cette mise-en-vue - celle du schématisme - doit être envi­ sagée (c’est le cas de le dire) quant à sa constitution native. De fait, l’élucidation qui s’engage à partir de là procède d’abord par une reprise des trois sens. O n précise d’abord que le mode ordinaire du Bild est l’intuition empirique, laquelle est toujours celle d’un « ceci-là » (Dies-da). Un tel « ceci » peut embrasser lui-même une multiplicité de « ceci », par exemple « un paysage comme totalité individuelle ». Heidegger rappelle ainsi l’intuition en général en tant que régime de la saisie de la présence (c’est sa définition kan­ tienne), présence singulière ou plurielle mais toujours en quelque façon une, précisément parce que saisie-en-présence. Il précise qu’en le nommant « vue », species, on parle du paysage « comme s’il nous regardait » (« als blicke sie uns an » ; en latin, species peut avoir les sens actif ou passif de « vue », de même que visus ou adspectus). Retenons ce trait, qui ne sera pas rappelé par Heidegger, mais qui jouera en sous-main un rôle décisif.

On pose ensuite que toute image dérivée - Abbild n’est qu’une Abschreibung, une copie, « de cela qui se montre immédiatement comme “Bild” ». Ainsi est intro­ duit un m otif qu’on pourrait dire d’inversion des valeurs mimétiques : toute copie copie bien la chose et le se-montrer de la chose. E'Abbild (ou le Nach- ou Vor-bild) montre toujours le Bild, tout en se montrant lui-même aussi comme quelque chose qui se montre : une photo se montre en tant que photo et montre le se-montrer de là chose photographiée. Ainsi, la copie ne perd pas la mons­ tration originelle : elle la garde et la rejoue au fond de sa propre et seconde monstration. Ce que vise Heidegger est clair : le premier sens de l’image, le se-donner-à-voir et le offrir-sa-vue, le aussehen, le avoir-l’air-en-se-montrant de toute chose comprise en même temps « comme si elle nous regardait » (aussehen, « avoir l’air », se décompose littérale­ ment en voir-dehors), forme la valeur originelle et propre de l’image, qui se conserve au fond de toute reproduction. Par conséquent, ce qui est vorhanden, posé, déposé, peut être représenté au sens de recopié. Mais ce qui seprésente se présente toujours en se montrant soi-même. En un sens, cela implique que toute chose, avant d’être déposée dans une pure disponibilité, s’est portée à la présence, au fond comme une personne. Bien plus tard, en 1973, au sémi­ naire de Zàhringen, Heidegger dira que le Dasein est « face à face avec ce qui est lui-même —et non plus avec une représentation. [Par exemple] si, me remémorant, je pense à René Char aux Busclats, qu’est-ce qui m’est donné là ? C ’est René Char lui-même ! Non pas Dieu sait quelle “image” par laquelle je serais immédiatement référé à

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lui » En 1929, le « lui-même » est le même que l’image en tant que ce qui se montre au fond. O u encore, au fond, l’image est un ipse : elle est l’ipséirë-de et dans l’acte d’un se-montrer. (Et n«3uTvw ronspiw l^^:^ e r ^ ^ ,^ 7 îê n râ u fond du texte du Kantbuch.) Il en va de même si on reproduit la reproduction, faisant alors un Nachbild (tableau) d’un Abbild (portrait). Hei­ degger dit : « Par exemple, on fait une photo d ’un masque mortuaire. » Cette photo nous montre elle-même et le masque lui-même, et cela que montre le masque, à savoir « le mort, tel qu’il apparaît - aussieht-, se montre ou se montra [bzu>. Aussah12\ ». O r cela même, c’est aussi « ce que peut montrer un mort lui-même », c’est-à-dire « wie das Gesicht eines Toten aussieht », « de quoi a l’air/comment vise au-dehors le visage d’un mort », pour transcrire littérale­ ment selon l’indication donnée plus haut par Heidegger. Cette indication s’énonçait : « gleich als blicke sie uns an ». « Comme si », gleich als, implique que c’est pareil à, que cela ressemble fidèlement : il y a donc là, au fond du Bild, un Abbild du Bild lui-même en tant qu’un se-montrer’q'üi se montre en tant que regard dirigé vers nous. L’image première se montre comme un regard tourné vers nous. L’image fait image en ressemblant à un regard. C ’est comme si Heidegger disait : l’image première e§t toujours une 'image (ressemblance) 'd’une image (monstration). Il y a là, au fond, un chiasme ou un enroulement générateur : l’image se donne à voir en ressemblant à un voir, ,1e visible

se présenté en voyant. Limage première est toujours aussi c o m m e u n re g a rd , elle est donc image en étant à la fois ce qui s’op-pose au regard et ce qui s’ouvre comme regard. (Et peut-être, de surcroît, est-elle « sage comme une image » en bien des sens : calme, immobile, impassible et surmon­ tant tout pathos, détentrice d’une assurance, d’un savoir et d’un art profond, celui de voir en étant vu, celui de faire activité de la passivité même.)

1. Dans Q uestions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 322. 2. Je vais revenir sur c e m o m e n t du t e x t e .

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L’image, l’idée, le temps

Heidegger n’explicite pas ce « comme une image » c o m m e je le fais - mais il l’explicite pourtant en remontant à ce qui est montré par toutes ces im âges emboîtées ou déboîtées, images d’images qui toujours montrent un A u s se h e n général, un « avoir-l’air-et-regarder » auquel le texte accole entre parenthèses : « eid o s, i d e a 1 ». L’id e a est le re­ montrer, le se-porter-au-dehors en général de tout a s p e c t particulier possible. Comment ne pas le noter au passage ? Nous pensons, bien sûr, à ce que Heidegger problématisera plus tard autour de l’Idée platonicienne en tant que « joug » imposé à l'a lé th e ia (c’est-à-dire au se-dévoiler) ou bien en tant que « fond » de présence qui arrête le mouvement de venue et de retrait, le voilement-dévoilement de la présence en tant que A n w e s e n et non V o rh a n d e n . Je ne veux pas sortir ici du 1. En grec, ici translittéré.

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commentaire du seul Kantbuch. Mais il importe de noter que Yidea, en 1929, sera apparue, fût-ce de manière fugi­ tive, très en retrait de sa distinction ultérieure d’avec Yalétheia. Cette dernière, au demeurant, n’est pas nommée en 1929. Littéralement, elle n’apparaît pas. Mais dans ces conditions, Videa se trouve occuper la place de Yalétheia : elle donne au voilement-dévoilement l’allure d’un voirmontrant. Voilé demeure le voir par lequel se dévoile la chose en tant que sa propre image. L’intérêt de cet épisode serait de nous indiquer qu’il y a eu pour H eidegger, un moment, une possibilité de vérité de l’image dont la remise en jeu permettrait peuf^treMevïtëîTïe tour excessivement occultant/éblouissant pris plus tard par Yalé­ theia\ tour dont les conséquences dernières ne sont pas sans danger pour la pensée : le danger du vertige et de l’aveuglement fusionnel. L’image, au contraire, ou Yidea comme aspect manifeste (contour, visage, species) du nonmanifeste d’un regard (species, adspectus), engage —pour le dire avec une pointe de provocation - une pensée de la clarté et de la distinction de et dans l’évidence aveuglante de la vérité elle-même. Au demeurant, nous savons aussi qu’en 1942, Heidegger écrit que Yidea telle qu’il l’inter­ prète (forme limitative, corrélât d’un regard redressé) conserve pourtant quelque chose de Yalétheia112. C ’est-àdire, quelque chose de ce que nous voyons se montrer dans le texte de 1929.

Nous y reviendrons encore, mais reprenons d’abord le fil du texte.

1. Ici, c’est à la conférence « Alétheia » qu’il faudrait se reporter. 2. Dans « La doctrine de Platon sur la vérité » (tr. fr. André Préau), Questions II, Paris, Gallimard, 1968.

Une fois introduite en tant que nom grec ou nom propre du Aussehen, Xidea va être comprise au titre du com­ ment du se montrer'« en général », et donc comme l’unité d’une représentation, c’est-à-dire, dans les termes requis par Ta problématique du schème, comme la modalité ou comme le côté (l’aspect ?) du concept dans la représenta­ tion en général. Cette unité n’est pas une unité donnée à part de l’image ou qui lui serait surimposée. Au contraire, Fimage se constitue dans, par et comme la conjonction de l’unité du concept et du chaos plasmatique de la sensation. L’unité forme la règle selon laquelle une pluralité doit être dessinée et inscrite (auszeïchnen, hineinzeichnen, ces mots viendront plus loin dans le texte) pour faire (une) image. L’enjeu qui se laisse discerner de cette manière n’est pas un enjeu d’unité abstraite ou numérique qui viendrait capter, arraisonner la grâce du flux sensible. C ’est, au contraire, l’enjeu d’un dessin, d’un tracé, d’une esquisse épousant ce Hux pour lui permettre de se présenter sans pour autant le déposer, pétrifié, sur le seul mode de l’objet géométrique auquel le schème kantien fait d’abord penser. L\idea ou la vue au fond de toute image possible cons' 1 r» • / 7 1• / v / / 1 • ri tue le « Bilden non lie a un étant présent » - traduisons : le former non soumis à une forme déposée - qui rend pos­ sible toute Bildbeschajfung, toute création d’image et avec elle toute venue en présence de quelque chose en tant que quelque chose. En fin de compte, il s’agit d’une proposi­ tion que nous pourrions dire profondément graphique ou

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picturale : il n’y a de chose que par le dessin de la chose, et ce dessin donne à la chose le contour d’une vue tournée vers notre vision. Cette vue unifiant le sensible et sensibilisant l’unité (le chiasme des deux fait proprement le geste, le lieu et l’art du schème) forme l’opération schématisante, qui ne donne pas d’abord une image mais qui se rapporte pour­ tant à « quelque chose comme de l’image » (ce pour quoi Heidegger introduit l’expression d’« image-schème »). Le schématisme opère par un « comme l’image » qui cons­ titue à la fois une quasi-image et une image d’image, c’est-à-dire en dernière ou première instance une antécé­ dence de l’image sur elle-même, sa venue ou sa survenue imageante : son imagination. Cette imagination, c’est elle qui voit au-devant et au-dehors d ’ëlle-même la vue qu’elle va nous présenter et nous permettre de nous représenter.

dans la main munie du crayon allant vers la feuille puis s’éloignant d’elle. En un sens, elle se voit elle-même et elle s’éclaire elle-même. Mais elle n’est pas pour autant une totalité autocréatrice. Elle est aussi bien, dans sa pré­ voyance, non voyante de sa propre forme, qui est toujours à venir ou bien toujours déjà passée. Ainsi le temps est-il « l’image pure » ou « l’imageschème » (§ 22), ce qui signifie qu’il n’y a aucun présent donné (Vorhanden) qui ne soit précédé de la pré-donation de sa donabilité qui est identiquement sa recevabilité : Vor-stellung de sa Stellung, préposition d’une position. L’imagination est donc le temps parce que le temps est le non-présent, le non-instantané d’une vue qui ne voit pas directement sa propre unité (son concept), mais qui la voit seulement dans et comme la Bildung de l’unité d’un divers, unité par conséquent elle-même diverse, en ellemême et d’elle-même divertie (si j’ose dire) afin de s’imager. L’unité s’imageant, c’est l’unité s’unifiant comme unité sensible, cependant que, dans ce même chiasme du schème, le sensible s’image en se sensibilisant comme une chose sentie.

C ’est pourquoi le schème va être ensuite compris, en revenant vers Kant, comme la règle pré-voyante —la règle de la Vor-stellung — qui possibilise toute vue, dans les valeurs active et passive du mot « vue ». Ce préalable de la vue sur la vue, cette anticipation de et dans l’appréhen­ sion (pour reprendre des termes kantiens), sera dite former la marque de la finitude (au § 21). La finitude signifie que la vue, à la différence d’un intuitus originarius, ne surgit pas du néant et ne se donne pas non plus à elle-même en tota­ lité comme un intuitus intellectualis, mais qu’elle se précède et donc se succède toujours. Elle se précède et se succède comme le contour d’un dessin s’anticipe et se prolonge 162

Le

masque mortuaire

Mais l’exemple choisi ? Le masque mortuaire et sa photo ? Heidegger n’en dit rien de plus. Une fois Xeidos! idea nommé, on passe à un autre exemple : la vue d’une maison, le « dessin d’ensemble » du « comment en général apparaît une maison ». Mais cet exemple n’est pas de 163

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même statut : il est tourné vers la production d’une vue (celle d’une maison), tandis que l’exemple du masque pro­ pose en somme une vue de la production d’image (le comment-se-montre un mort). Bien entendu, il s’agit toujours de remonter en deçà de toute image empirique. Tous les exemples exemplifient une remontée au Bild eidétique et non sensible de l’ein-bilden. Mais on pourrait dire que l’exemple de la vue d’une maison se tourne vers le gebildet - vers l’image imagée, présentée - tandis que celui du masque, en quelque sorte retourné en arrière, indique 1’einbildend - l’image imageante, se présentant1. C’est donc bien lui qui donne proprement l’exemple. Or, pareil exemple ne peut pas ne pas surprendre. Ou bien, ce qui nous surprend dans ce texte, c’est que son auteur ne semble pas, pour sa part, relever le caractère sin­ gulier de son exemple. Double surprise : voir surgir un

masque mortuaire là où on pourrait avoir une image plus banale, ne percevoir chez l’auteur aucun effet de cette relative incongruité, ou de cette intrusion quelque peu unheimlich. C’est cette double surprise que je voudrais main­ tenant analyser : c’est-à-dire qu’en analysant les implications de l’exemple, je serai conduit à analyser - pour ne pas dire à psychanalyser - quelque ressort caché qui impose ou qui glisse l’exemple comme à l’insu de Heidegger (que cet insu soit d’aveuglement ou qu’il soit de dénégation, cela fait peu de différence).

1. O n remarquera que les exemples passent près de l’art (on est entre la perception et la peinture, qu’elle soit de portrait ou de pay­ sage), sans pourtant y toucher (si la photo est désignée, ce n’est mani­ festement pas en tant quart). La réflexion sur l’art ne viendra que plus tard chez Heidegger. Mais il serait judicieux de consacrer un autre tra­ vail à examiner si la détermination de la « mise en œuvre de la vérité », dans L ’O rigine de l ’œ uvre d ’a rt, ne reprend pas quelque chose de l’opé­ ration menée neuf ans plus tôt sur le schématisme —par exemple au détour d ’une formule comme celle qui dit que l’artiste « fait venir l’étant dans sa présence, à partir de son aspect » (tr. fr. W. Brokmeier, dans C hem ins q u i ne m èn en t n ulle p a rt, Paris, Gallimard, 1962, p. 46). Cela ne serait pas indifférent si, chez Kant lui-même, l’analyse esthé­ tique entretient un rapport dérobé mais certain avec celle du schéma­ tisme. C ’est-à-dire si devait s’opérer, à terme, à moins qu’il ne soit toujours déjà effectué, un renversement des préséances entre la vérité et l’art.

Reprenons, donc. Lorsque nous voyons surgir cet exem­ ple, nous pressentons qu’il vaut plus ou autre chose que n’importe quel exemple d’image. Heidegger aurait pu parler d’un portrait ou d’un paysage peint et de sa photo, ou bien d’une photo et de sa reproduction dans un livre : en un sens même, pareil exemple eût été plus rigoureux à l’égard du caractère indifférent de la reproduction en tant que telle, puisque le souci théorique, ici, est de réduire l’attention à la reproduction pour tout centrer sur la pro­ duction de l’image ou mieux encore sur l’image-se-produisant. Or, l’exemple du masque est singulier pour la simple raison que le se-montrer originel y est exemplifié par le se-montrer et l’avoir-l’air d’un mort, lequel par définition ne se montre pas, mais essentiellement se retire de toute monstration. Il doit donc y avoir une raison particulière à la survenue. Il y en a deux en fait, et comme il se doit il y a une raison empirique et une raison transcendantale. L’étrange - et dont je ne saurais supprimer l’étrangeté - réside dans

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le fait que nous devions aller chercher ces deux raisons, étant privés par l’auteur de toute indication.

mortuaire avant d’ouvrir ce livre en 1926), plus archaïque aussi bien du point de vue historique que du point de vue logique puisqu’elle implique le contact immédiat du mou­ lage avec le visage. O n peut signaler deux traits qui précisent le renvoi implicite au livre de Bankard dans le texte du cours d’où fut ensuite tiré le livre ', sans entrer plus avant dans les dif­ férences entre le cours et le livre. Dans le cours est donné l’exemple d’un masque déterminé, « par exemple celui de Pascal », qui figure en effet dans l’ouvrage de Bankard. D ’autre part, en introduisant le masque mortuaire en géné­ ral, le cours précise dans une parenthèse : « (on ne s’occupe pas ici du phénomène présentatif [Darstellungsphànomen] que constitue le masque en général) ». Par là, le masque mortuaire en tant que tel se trouve encore plus nettement écarté (pour ne rien dire du fait qu’est ignorée la question de savoir si « le masque en général » consiste toujours d’abord dans la reproduction d’un visage donné !). Mais cette mise à l’écart pourrait bien à son tour masquer quelque chose, et peut-être aussi à Heidegger lui-même. Il est manifeste que la remontée archéo-logique de l’ex­ emple vers un se-présenter est beaucoup plus radicale, ou plus abyssale, que ce que la photo permet d’illustrer. En dernière instance, il s’agit de ce que manifeste « la face d’un cadavre en général ». C ’est cette généralité - présentée par tout « cadavre individuel » - qui sert d’embrayeur au déve­ loppement sur la « transposition sensible » du concept et

La raison empirique est la suivante : en 1926, soit l’année où Heidegger enseigne pour la première fois le contenu de ce qui deviendra le Kantbuch, paraît à Berlin un livre de Ernst Bankard, Das ewige Antlitz (« Le visage éternel »), qui présente les photographies des masques mortuaires de la collection du Schiller National Muséum de Marbach (123 masques, dont de nombreux person­ nages célèbres comme Newton ou Cromwell, Beethoven, Pascal, Hebbel, ou la fameuse « Inconnue de la Seine ». Ce livre a connu d’emblée un très grand succès et n’a pas cessé d’être réédité dans les années suivantes. O n a, par exemple, des témoignages de l’intérêt que lui portèrent Gide ou Canetti, Aragon ou Céline1. Il n’y a pas un grand risque à faire l’hypothèse que Heidegger, lui aussi frappé par cet ouvrage que la renommée avait dû lui faire connaître, y ait saisi l’occasion d’un exemple remarquable d’image d’image. Et cela d’autant plus que la photographie, moyen déjà ordinaire pour lui d’une Abbildung, et qu’il introduit dans son texte en premier lieu comme exemple de repro­ duction (avant d’introduire l’idée de reproduction d’une première reproduction), s’y trouve rapportée à une Abbildung beaucoup moins ordinaire (il ne serait pas invraisemblable que Heidegger n’ait jamais vu de masque 1. O n trouve ces détails dans le catalogue de l’exposition L e D ernier P ortrait montrée au musée d ’Orsay en mars-mai 2002, Paris, RMN,

2002 . 166

1. Vol. 21 de la Gesamtausgabe, Logik, die Frage nach der W ahrheit, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1995.

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sur la règle du schématisme en tant que Ein-bildung. Nous touchons alors à la raison transcendantale, et peut-être involontaire, de l’exemple1.

impliquer le jeu de mots qui n’est pas rappelé : le mort a un aspect présent, en tant qu’il ne voit pas, et il eut un autre aspect, en tant qu’il regarda. Cependant, tout se passe comme si son image superposait les deux aspects : le respectif à maintenant et le respectif à naguère. Comme si naguère (la vue) restait dans maintenant (la non-vue) ou comme si maintenant (la non-vue) affectait rétroactive­ ment naguère (la vue). Il y a prospection et rétrospection des aspects l’un dans l’autre : aveuglement des yeux, regard des orbites vides. Pour le dire de manière barbare, respec­ tivement à l’aspect présent mort ou respectivement à l’aspect passé regardant - respectivement à l’aspecté et à l’aspectant, il se produit une étrange conjonction d’aus­ sehen. Le second est l’aspect passé que l’aspect présent montre comme passé : non pas un présent passé (celui que donnerait un portrait avec son regard), mais un passé présent. O r tout change d’un présent à l’autre. Le présent-passé, comme le présent-présent du cadavre, forment tendanciellement du présenté vorhanden, simplement posé-là, déposé, et ainsi ne venant pas en présence1. Mais le passé présent dans l’aspect du Gesicht non voyant ou non aspectant présente le retrait de la vue. Et c’est la vue du retrait de la vue qui devient pour finir, dans ce texte, en tant que vue-eidos du mort au fond et à l’origine de toute la série des

Que le caractère de mort du mort ne donne lieu à aucune considération de la part du penseur de l’être-à-lamort, voilà une surprise qui s’ajoute au caractère insolite de l’exemple. O r elle est doublée d’une surprise de plus : après avoir souligné l’équivoque du aussehen, de Xaspect par lequel quelque chose se montre et paraît en même temps regarder notre regard (de sorte que l’image paraît ne pou­ voir naître qu’en formant reflet ou résonance du regard, en venant vis-à-vis de celui qui voit, qui imagine ou qui s’imagine), Heidegger ne fait pas remarquer que le Gesicht du m ort, son visage, forme un vis-à-vis aveugle. Il écrit bien, pourtant, que l’image du m ort nous le montre selon l’aspect qui est le sien ou qui fut le sien (aussieht bzw. aussah). Le mot beziehungsweise (noté bzw. ), c’est-à-dire « selon le rapport » ou bien comme on dit par­ fois « respectivement » est de grande portée2 puisqu’il peut

1. Il est utile de rappeler ceci, que Heidegger pouvait connaître ou ignorer : les imagines romaines étaient en principe formées de ou sur des masques en cire moulés sur les visages des morts. La proximité des motifs est marquée par Henri Maldiney - « Image et art », dans L’A rt, éclair de l ’être, Paris, Com pact, 1993, p. 257 et p. 263 - où l’exemple de Pascal est donné, comme dans le cours de Heidegger, au moment où il est fait référence au § 20 du Kantbuch. Il serait par ailleurs nécessaire d’établir un rapport avec l’analyse que propose Blanchot de l’image comme ressemblance mortuaire. Mais cela déborderait mon propos. 2. La traduction, hélas, l’ignore.

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1. Je dis que cela reste « tendanciel » pour respecter une indica­ tion de Être et Temps (tr. fr. Emmanuel Martineau, Authentica, 1985, § 47) selon laquelle le cadavre peut encore faire l’objet de l’anatomie, laquelle s’adresse encore à la vie à travers l’inanimé.

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vues, l’élément qui permet de dégager la règle pré-voyante constitutive de XEin-bildung schématisante.

(d’être à la place du mourant/d’être à la place du voyant absolu). Car en suivant la logique du Kantbuch, il faut admettre un certain accès à la compréhension de la pré­ voyance, donc de XEin-bildung, donc de l’« art caché » du schème —et par conséquent, selon le parallèle, il faudrait admettre au titre du sein zum Tode quelque chose d’un accès au mourir de l’autre...

La post-voyance vaut pour la pré-voyance, pour la pro­ vidence de la vision, de la possibilité d’un monde, et l’aspect du mort vaut pour Xadspectus, pour le species ou pour Xeidos de ce dont il ne peut y avoir « intuition » : le concept ou l’unité du divers dans l’image. En développant le plus librement, mais rigoureusement, les implications du masque mortuaire, on pourra dire : la puissance divine d’une intuition qui serait créatrice de l’unité de sa sensibi­ lité se trouve suppléée (et non remplacée ni substituée) par un manque de vision qui ajointe le divers sensible en ou à une unité par défaut, une unité aveugle, non créatrice mais qui cependant, de son regard vide, suscite la possibilité de l’image. En pensant aux analyses de l’être-à-la-mort (et en se demandant si Heidegger pouvait ne pas y penser lorsqu’il regardait les photos de masques mortuaires), on est porté à discerner un parallèle strict entre l’impossibilité d’un intuitus originarius et l’impossibilité de me substituer au mourir du mourant. On est même tenté de dire : l’intui­ tion divine repoussée hors du monde et de l’expérience, c’est le vrai commencement de la mort de Dieu, et par là même l’assignation de la mort à la place de l’origine, là où un monde surgit du néant, dans une reprise inversée du geste de la création. En même temps, pourtant —ou bien par conséquent ! -, il se produit en silence, comme par inadvertance ou par subreption, un déplacement de la double impossibilité 170

De

la m ort à la m ort

Cela à quoi accède le regard porté sur le non-voyant, notre regard sur le masque, c’est aussi bien l’œil vide que le revers ou le dedans de l’œil : ma vue se glisse jusqu’à l’arrière de la vue et met la vue en vue - ce qui fut, après tout, une des recherches de la peinture aussi bien que de la philoso­ phie1. Faire venir l’invisible à la surface ou faire voir la vue, rendre l’aspect du perspect, ce sont les deux lignes de fuite de tout art dit « visuel » et de toute pensée de Xintuitus, du schématisme et de la phénoménalité en général. Assurément, il s’agit d’un accès sans accès, puisqu’il accède à ce qui est sans aspect - ou bien à l’aspect de l’inas-1 1. Descartes regardait à travers un œil de bœ uf disséqué, pour voir ce que c’était que voir, et la perspective flamande s’emploie à produire « des vues de la vision » (Svetlana Alpers, L A ’ r t de dépeindre, tr. fr. Jacques Chavy, Paris, Gallimard, 1990, p. 109). Mais bien plus large­ ment, en vérité, voir le voir, se voir voir et in-imaginer ce qui précède et ce qui ouvre toute image, voilà un m otif dont la puissance s’étend de Platon jusqu’à nous, de Parrhasios jusqu’à Malevitch ou Bill Viola et d’Orion aveugle jusqu’à D ans la pea u de John M alkovitch.

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pectant. Mais l’inaspectant, le regard sans regard ou le retrait du regard - et plus précisément encore le retrait en­ tant que regard - est aussi la pré-vue de la vue, XEinbildung du Bild et la prévenance de la présence. (On pour­ rait ranimer, pour l’occasion, les anciens termes que « regard » a fini par supplanter en français : 1’engard, le surgard, le pourgard, autant d’essais de la langue pour indi­ quer la prise-en-vue comme prise-en-compte, comme attention et si l’on veut comme intention au sens phéno­ ménologique, mais basculant en deçà de la visée comme du phénomène.) Ainsi vient à s’esquisser un autre parallélisme : de même que le mourir est « être-jeté pour le pouvoir-être le plus propre1 » et se distingue ainsi du « décéder » (Ableben), de même ïaussehen, l’aspect en acte du visage mort, forme la possibilité du schème et se distingue de son aspect seule­ ment présent comme posé-là, qui ne forme que 1'Abbild des traits du mort. L'ableben laisse passer à travers lui, insaisissable, le sterben (du) propre, et de même YAbbild, le masque, et le Nachbild, la photo du masque, laissent passer et échapper le bilden proprement d it2. Il passe et il s’échappe en tant que Gesicht du mort, visage, vue, voyance aveugle, ce Gesicht qui porte en lui-même la marque de

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l’être-passé puisqu’il offre l’aspect respectivement à l’air qu’il a et/ou respectivement à l’air qu’il a eu, et que donc il n’a plus - si bien que l’air qu’il a, c’est l’air de n’avoir plus l’air qu’il a e u ... Sterben, bilden : singulière proximité d’un « je (me) meurs » et d’un « je (m’)image ».

2. Le lecteur non germaniste a droit à une précision : dans ahlehen et dans A b b ild , le même préfixe ab n’a pas la même valeur et ne doit donc pas forcer outre mesure l’effet de parallélisme que j’esquisse. Dans ableben, la valeur est de départ, dans A b b ild , elle est de seconda­ rité. Néanmoins, c’est bien le même ab, du reste aussi latin que ger­ main, et sa valeur est toujours au fond celle d ’un « à partir de... ».

Il reste donc, comme point de contact avec ce bilden ini­ maginable puisque imaginant, le seul concept que Hei­ degger n’a pas repris depuis le début de ce paragraphe 20 : le Vorbild (pré-image) ou le modèle d’un « étant encore à créer ou à produire ». Le regard du mort est modèle de l’image ou de la vue au double sens du mot par ce qu’il regarde sans voir ou voit sans regarder : modèle de la pré-vision de l’unité qui s’anti­ cipe dans la précession de sa propre succession : le temps comme série du temps, qui forme le premier des schèmes. Ce modèle est sans vue, car il pré-voit la vue. Mais il est modèle, car il bildet et ein-bildet une Bildung en général. Il imagine l’image ou bien si l’on peut dire l’imagerie géné­ rale de l’image. C ’est-à-dire qu’il vor-bildetle. un de l’image. Il imagine le un. Cela n’a rien à voir avec ce qu’implique­ rait la formule apparemment voisine « il fictionne le Un ». Car précisément il n’y a ici aucune fiction (construction, mise en forme, érection) de la substance ou structure d’un étant-Un. Il y a plutôt ceci : le regard vide s’imagine un, c’est-à-dire se porte en avant de soi comme se succédant à lui-même, point aveugle qui forme aussi, à chaque instant, en tant que chaque instant, le point focal où s’allume une image (une vue, une représentation, quelque chose, un éclat de monde). S’imaginer le un et s’imaginer un, cela ne

172

173

1. Ê tre e t Temps, op. cit., § 50.

A u fo n d des images

L ’im agin ation m asquée

se peut que depuis la m ort : depuis la cessation du un, par laquelle seulement le « un » s’apparaît en tant que tel - en disparaissant. (Ou bien encore, de manière symétrique : cela ne se peut que depuis la naissance : la non-présence du un dans laquelle le un se prés-ente, se précède comme l’image de soi précède le soi de l’enfant dans l’imagination de ceux qui le font, et qui d’ailleurs ne sont pas seulement ses parents.)

de l’étant pour aller vers l’événement inaugural d’une (ré)vélation de l’être, cette logique même ne pourra peutêtre jamais éviter l’exigence qui s’est manifestée dans le Kantbuch. Cette exigence énonce qu’il doit y avoir aussi un se-montrer de fin-montrable, un tracement de l’efface­ ment, un modelage du regard absenté. En d’autres termes, il doit y avoir un eidos de Valétbeia, et un visage de la mort (non seulement un aspect du mort, mais à travers lui de cela qui l’a fait mourir). Encore une fois, c’est sans doute exactement de cette exigence que rendra compte, à sa manière, la réflexion sur l’art, dont l’analyse du schéma­ tisme (au demeurant jamais réactivée par la suite) aurait ouvert de loin la voie.

Mais alors il est aussi temps de remarquer que la note incidente du cours dans laquelle Heidegger déclare qu’on ne s’occupera pas du masque comme mode propre de pré­ sentation pourrait bien constituer l’indice d’un malaise. Ce que Heidegger écarte ainsi, c’est le rôle dissimulateur du masque (au profit d’un rôle ostensif, sinon ostentatoire). Dans la logique - du moins dans la logique manifeste - du Kantbuch, tout revient à un se-montrer. Mais l’exemple exemplaire, si l’on peut dire, en est pourtant un cacher ou un se-cacher (le masque ou le mort) : un se-montrer se reti­ rant. La monstration se fait dans la dissimulation et de la dissimulation ou de la disparition. Et cela même, ce méca­ nisme délicat, Heidegger le montre et le dérobe à la fois. Il suggère la vérité de la vue du mort mais il glisse sur le fait que cette vue est une vue morte, ou la mort de la vue. llalétheia —comme jeu du voiler/dévoiler - est déjà au travail dans 1’eidos comme ostension de l’aspect. Mais réciproque­ ment, 1'eidos occupe déjà une place au cœur de 1'alétheia : la logique de cette dernière, par laquelle plus tard Hei­ degger voudra surmonter la fixité d’une eidétique donnée 174

Dans cette voie ou dans une autre, ce qui est acquis de manière plus ou moins visible à Heidegger lui-même aurait la forme suivante : l’image va de la mort à la mort, comme elle aura été de Ximago des ancêtres jusqu’à l’éva­ nouissement de l’imagination kantienne dans le sublime —c’est-à-dire dans la présentation du sujet sans schème objectivant mais dans ce qu’on pourrait nommer un outre-schème symbolisant. Au fond de toute image, il y a l’inimaginable imaginant : il y a le mourir comme mou­ vement du se-présenter (encore une fois, dès lors qu’est congédié l’être-purement-présent à soi et en soi d’un intuitus originarius, qui serait sans image car il résorbe­ rait d’avance toute image dans sa pure et simple Unité primordiale). À l’extrémité de toute imagination, il y a l’accès sans accès au jamais encore imagé de l’un et à une interminable 175

Au fond des images

L'imagination masquée

infiguration de toute figure finie. L’image prom et toujours plus que l’image, et elle tient toujours sa promesse en ouvrant sa propre imagination sur son inimaginable. Mais si l’un de l’image ne se tient jamais, par consé­ quent, que dans l’esquisse, le pré-tracé et la pré-voyance de lui-même (dans la prévoyance de son imprévisibilité...), s’il est en somme un imageant jamais imagé (ce que Kant nom m ait « image pure »), si cet un imageant provient de la m ort comme le regard non voyant vis-à-vis de mon propre regard plongeant dans son image retirée, alors cela veut dire que l’« un » vient de l’« autre », et non d ’un soi-même auto-intuitif, qu’il vient de l’autre, par l’autre et en tant qu’autre, pour retourner à l’autre.

tion elle-même tout en la découvrant morte sous le masque. M orte et par conséquent, respectivement, ayant été\ elle aura toujours déjà commencé à (s’)imager. Le secret du schématisme - un secret qu’on ne dévoile qu’en le voilant à nouveau - est celui-ci, qu’il n’y a pas d ’imagi­ nation comme telle, identifiable et appropriable. L’imagi­ nation reste inimaginable. Morte, libre et créatrice : ce serait la même chose, ce serait sa même chose, son art caché.

Au fond de l’image il y a l’imagination et au fond de l’imagination il y a l’autre, la vue de l’autre, c’est-à-dire la vue sur l’autre et l’autre en tant que vue - qui s’ouvre aussi, par conséquent, en tant qu’autre de la vue, non-vue pré­ voyante. L’autre me fait vis-à-vis et ainsi se montre en tant qu’autre. L’image est tout d’abord autre et de l’autre, altérée et altérante. Elle donne l’autre selon lequel le même peut être montré. Ainsi, l’autre essentiellement ne se montre pas en tant que tel : ce qu’il donne à voir, c’est le même. Le même est altéré dans son image, et c’est ainsi qu’il se fait même que lui-même, et visible, imaginable, présentable. Mais l’opé­ rateur de cette imagination recule et se retire au fond de l’image où il se dérobe à toute vue et dérobe sa propre vision pré-voyante, sur-voyante et pour-voyante. Le der­ nier effet du masque mortuaire est de masquer l’imagina176

« L um ière ,

invisible à mes yeux . ..

»

Curieusement, ou bien, si l’on préfère, sans surprise, voici que je me prends à voir revenir une tout autre scène. Un chœur annonce : « tu vas le voir paraître », et voici que s’avance sur ses cothurnes un masque de tragédie dont les orbites vides ruissellent de sang. Œ dipe s’est crevé les yeux, lui qui n’avait « rien su, rien vu », lui qui s’était « exclu de sa propre vue en ordonnant de repousser le sacrilège », lui qui a commis l’inimaginable, lui dont « l’œil en trop » voit dans la nuit du regard où pourtant il ne peut parvenir à la mort « ayant été sauvé à l’heure où je mourais » (mourant toujours sans jamais décéder). Lorsque pourtant il disparaîtra, près de Colone, d ’une disparition que nul ne pourra voir (Thésée, le seul témoin, se voilera les yeux), pour autant qu’une disparition puisse être vue, à ce moment il prononcera :

177

A u fo n d des im ages

Lum ière, invisible à m es yeux, depuis longtem ps p o u r­ ta n t tu étais m ienne, et m o n corps au jo u rd ’h u i éprouve to n co n tact p o u r la dernière fois.

Sous le masque, et du fond du regard mort refluant par tout le corps, une vision de contact, aveugle, touche non le visible, mais la lumière, cela qui rend visible autant que voyant, l’élément de toute image, l’imagination non pas sous son masque mais comme le corps mort vivant du masque lui-même, venant sur la scène pour s’y retirer. Entrer et sortir, c’est ce que fait l’image : paraître et dispa­ raître. Non pas d’abord représenter, mais d’abord être ou faire une « fois », une première et dernière fois, le temps de faire ou de prendre une image, le temps du temps lui-même qui fait ouvrir les yeux. La fois (de vix, vice : la succession à tour de rôle, le moment comme accès ou comme succèssuccession), c’est ce qui sort du sans-fois pour y retourner aussitôt. Scansion, éclipse, éclat de l’inimagination. L’image recèle l’indice de l’arrêt (la forme, le présent, la représentation) et en même temps l’indice du mouvement (la force, le paraître/disparaître). C ’est aussi pourquoi elle engage aussi bien la prolifération indéfinie des images que l’isolement de chacune et son encadrement, son accro­ chage au mur. Et pour finir, enfin : la photo elle-même, en tant que masque mortuaire, l’image instantanée et toujours recom­ mencée comme le moulage de la présence au contact de la lumière, le moulage d’une présence en fuite dans l’absen­ ce qu’on ne capte ni ne représente, mais qu’ainsi, para178

L ’im agin ation m asquée

doxalement, on contemple (on vient dans son templum, le temps de son cadrage). Contemplation contemporaine de l’éclipse du regard au fond de l’imagination même : schème du même dans son autre.

Provenance des textes

L’IMAGE - LE DISTINCT Heaven — exposition, Kunsthalle, Düsseldorf / Tate Gallery, Liverpool, 1999-2000, curator Doreet LeVitte H arten, OstfildernRuit, Hatje Cantz Verlag, 1999 (texte en allemand et en anglais). Deuxième version dans La Part de l ’œil, n ° 17-18, « Peinture pratique théorique », Bruxelles, 2001. I mage et violence Le Portique, n° 6, Université de Metz, 2e semestre 2000. La représentation in t e r d ite L’A rt et la mémoire des camps — Représenter / Exterminer (col­ lectif), Paris, Le Seuil, 2001. P aysage avec dépaysement Conférence à l’École nationale du paysage, 2001, publiée dans la revue Pages Paysages, n° 9, Versailles, Association Paysage et Diffusion, 2002 ; édition anglaise : Bâle, Birkhàuser, 2002. L’oscillation distin cte Sans commune mesure (collectif), Paris, Léo Scheer, 2002. L’imagination masquée Conférence aux journées sur l’image de ld n s titu p M t? i^ ^ fta ^ professionnalisé « Administration des institutioriC pS taîèlleÉ ^ directeur Jacques Defert, Arles, juillet 2002 ( j o r f ^ S W e pai I hilippe Lacoue-Labarthe). ;. 181

Table

L’image —le distinct.....................................................

11

Image et violence....,.....................................................

35

La représentation interdite..........................................

57

Paysage avec dépaysement...........................................

101

L’oscillation disctincte..................................................

121

L’imagination masquée................................................

147

Provenance des textes...................................................

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