Legiferer en matiere linguistique 9782763788166, 2763788165 [PDF]


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Table of contents :
Table des matières......Page 460
Table des sigles......Page 6
Légiférer en matière linguistique......Page 14
Première partie: Circonscrire le lieu politique......Page 28
Laurendeau-Dunton, quarante ans plus tard......Page 30
Jeter un pont entre les deux solitudes : le rôle de Frank R. Scott dans l'élaboration des politiques linguistiques au Canada, 1960-1984......Page 42
The 1960s in Canada : An Era of Lobbying. Ukrainian Canadians and the Issue of Bilingualism......Page 72
Politique linguistique provinciale et groupe de pression : le cas de la SANB, 1973-1987......Page 90
Le commissariat aux langues officielles : un acteur institutionnel au cœur de l'administration publique fédérale (1969-2006)......Page 120
Les confessions d'un fabricant d'armes : les experts au service de l'éducation des minorités francophones......Page 142
Propos et confidences d'un planificateur juridico-linguistique québécois......Page 170
John Robarts' Advisory Committee on Confederation and its Impact on Ontario's Language Policy......Page 196
Deuxiéme partie: Mobiliser un savoir......Page 204
La nouvelle économie statistique......Page 206
La linguistique et la construction de la langue et de la collectivité francophone au Canada......Page 230
Élaboration d'un cadre normatif au Québec (1957-1965) : le rôle des linguistes et des littéraires......Page 250
La prestation des services bilingues au Canada......Page 280
L'expertise au service de la cause : la mobilisation de l'expertise pédagogique pour les communautés francophones minoritaires, 1960-1985......Page 308
La diversité linguistique au Canada et au Cameroun : deux gestions oppsées ?......Page 330
Troisième partie: Énoncer le droit......Page 350
La place des droits linguistiques dans l'ordre juridique au Canada......Page 352
La Charte de la langue française et la Charte canadienne des droits et libertés : la difficile conciliation des logiques majoritaire et minoritaire......Page 372
Langues, lois et droits. Pour qui ? Pourquoi ? L'action de l'État et des acteurs sociaux dans le domaine juridique en matière de langues officielles au Canada......Page 402
Le Canada reconnaît-il l'existence des droits collectifs linguistiques du peuple québécois ?......Page 436
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Legiferer en matiere linguistique
 9782763788166, 2763788165 [PDF]

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Légiférer en matière linguistique

Culture française d’Amérique La collection « Culture française d’Amérique » est publiée sous l’égide de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression fran­çaise en Amérique du Nord (CEFAN). Conçue comme lieu d’échanges, elle rassemble les études et les travaux issus des séminaires et des colloques orga­nisés par la CEFAN. À ce titre, elle répond à l’un des objectifs définis par le Comité scientifique de la Chaire : faire état de l’avancement des connaissances dans le champ culturel et stimuler la recherche sur diverses facettes de la franco­phonie nord-américaine.

Titres parus Les dynamismes de la recherche au Québec, sous la direction de Jacques Mathieu Le Québec et les francophones de la Nouvelle-Angleterre, sous la direction de Dean Louder Les métaphores de la culture, sous la direction de Joseph Melançon La construction d’une culture. Le Québec et l’Amérique française, sous la direction de Gérard Bouchard, avec la collaboration de Serge Courville La question identitaire au Canada francophone. Récits, parcours, enjeux, hors-lieux, sous la direction de Jocelyn Létourneau, avec la collaboration de Roger Bernard Langue, espace, société. Les variétés du français en Amérique du Nord, sous la direction de Claude Poirier, avec la collaboration d’Aurélien Boivin, de Cécyle Trépanier et de Claude Verreault Identité et cultures nationales. L’Amérique française en mutation, sous la direction de Simon Langlois La mémoire dans la culture, sous la direction de Jacques Mathieu Religion, sécularisation, modernité. Les expériences francophones en Amérique du Nord, sous la direction de Brigitte Caulier Érudition, humanisme et savoir. Actes du colloque en l’honneur de Jean Hamelin, sous la direction d’Yves Roby et de Nive Voisine Culture, institution et savoirs, sous la direction d’André Turmel Littérature et dialogue interculturel, sous la direction de Françoise Tétu de Labsade Le dialogue avec les cultures minoritaires, sous la direction d'Éric Waddell Échanges culturels entre les Deux solitudes, sous la direction de Marie-Andrée Beaudet Variations sur l'influence culturelle américaine, sous la direction de Florian Sauvageau Produire la culture, produire l'identité ?, sous la direction d'Andrée Fortin Les parcours de l'histoire. Hommage à Yves Roby, sous la direction de Yves Frenette, Martin Pâquet et Jean Lamarre Les cultures du monde au miroir de l’Amérique française, sous la direction de Monique MoserVerrey Aspects de la nouvelle francophonie canadienne, sous la direction de Simon Langlois et Jocelyn Létourneau Médiations et francophonie interculturelle, sous la direction de Lucille Guilbert Discours et constructions identitaires, sous la direction de Denise Deshaies et Diane Vincent Médias et milieux francophones, sous la direction de Michel Beauchamps et Thierry Watine Envoyer et recevoir. Lettres et correspondances dans les diasporas francophones, sous la direction d’Yves Frenette, Marcel Martel et John Willis Traduction et enjeux identitaires dans le contexte des Amériques, sous la direction de Louis ­Jolicoeur Balises et références. Acadies, francophonies, sous la direction de Martin Pâquet et Stéphane Savard

Légiférer en matière linguistique

sous la direction de Marcel Martel et Martin Pâquet

Culture française d’Amérique

LES PRESSES DE L'UNIVERSITÉ LAVAL 2008

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture Hélène Saillant Révision linguistique et lecture d’épreuves   Jeanne Valois Infographie   Hélène Saillant

© Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2008 ISBN 978-2-7637-8816-6

Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 CANADA www.pulaval.com

Table des sigles

ACA ACELF ACFA ACFEO ACFO AECFM ALENA BEF BNA CCF CEA CERI CIRB CIUS CLF CLO CLOSM CNRS COL CONA CRBB

Archives du Centre acadien Association canadienne d’éducation de langue française Association canadienne-française de l’Alberta Association canadienne-française d’éducation de l’Ontario Association canadienne-française de l’Ontario Association des éducateurs canadiens-français du Manitoba Accord de libre-échange nord-américain Bureau de l’éducation français British North America Cooperative Commonwealth Federation Centre d’études acadiennes Centre for Educational Research and Innovation Centre international de recherche sur le bilinguisme Canadian Institute of Ukrainian Studies Press Conseil de la langue française Commissariat aux langues officielles Communauté de langue officielle en situation minoritaire Centre national de la recherche scientifique Commissariat aux langues officielles Convention d’orientation nationale acadienne Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme CREFO Centre de recherches en éducation franco-ontarienne CRLA Centre de recherche en linguistique appliquée CSLF Conseil supérieur de la langue française CTI Classification type des industries CVFA Conseil de la vie française en Amérique

VIII EHESS FANE FFHQ FLS ICRML INSEE ICRPAP IQRC IRPP LLO LSR MHSO MIT NPD OISE OLF PLAST PLOE PUF PUL PUM PUQ RCBB SAANB SANB SCIAN SCPAN SFM SNA U of T UBC UCBPF UCC

Légiférer

en matière linguistique

École des hautes études en sciences sociales Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse Fédération des francophones hors Québec Français langue seconde Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques Institut national de la statistique et des études économiques Institut canadien de recherche en politiques et administration publiques Institut québécois de la recherche sur la culture Institut de recherche en politiques publiques Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick League for Social Reconstruction Multicultural History Society of Ontario Massachusetts Institute of Technology Nouveau parti démocratique Ontario Institute for Studies in Education Office de la langue française Ukrainian Youth Association Programme des langues officielles dans l’enseignement Presses universitaires de France Presses de l’Université Laval Presses de l’Université de Montréal Presses de l’Université du Québec Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism Société des Acadiens et Acadiennes du Nouveau-Brunswick Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Système de classification des industries de l’Amérique du Nord Système de classification des produits de l’Amérique du Nord Société franco-manitobaine Société nationale de l’Acadie University of Toronto (Press) University of British Columbia (Press) Ukrainian Canadian Business and Professional Federation Ukrainian Canadian Committe

Sigles UNESCO Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la cultue UVAN Ukrainian Free Academy of Sciences = Académie ukrainienne des arts et des sciences

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Page laissée blanche intentionnellement

À Richard Allan Jones, Professeur, historien et ami. Que fleurisse la parole, Celle qui advient la Cité

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Avant-propos

Le savoir n’est pas que don. Il implique aussi une double gratitude : celle à l’égard de ceux et de celles qui l’engendrent, celle à l’endroit de ceux et de celles qui le soutiennent. Dès lors, la reconnaissance accompagne tout geste de connaissance. Aussi, à tout seigneur, tout honneur. Nous exprimons notre vive reconnaissance à l’égard de l’appui entier et sans failles de la CEFAN et, au premier chef, de son titulaire actuel Jacques Mathieu, dans l’organisation de son séminaire aux cycles supérieurs à l’automne 2006. À partir de cet événement fécond dont germent maintes contributions du présent recueil, la CEFAN nous a épaulés ensuite dans toutes les étapes de la réalisation de Légiférer en matière linguistique, de la conception à la publication. Encore une fois, Jeanne Valois est au cœur de ces généreuses initiatives. Son énergie et son enthousiasme légendaires sont toujours aussi intensément appréciés. Qu’elle en soit très chaleureusement remerciée. Nous savons gré également à Olivier Côté pour son travail efficace de documentation bibliographique et à Hélène Saillant pour son remarquable travail d’édition. Nous remercions également la Chaire Avie-Bennett-Historica en histoire canadienne et le Collège universitaire Glendon, notamment son principal Kenneth McRoberts et son équipe, pour l’appui logistique et financier au colloque sur le quarantième anniversaire du dépôt du premier rapport de la Commission Laurendeau-Dunton, colloque qui a eu lieu les 29 et 30 mars 2007. Les échanges de ce colloque furent de grande qualité, comme en témoignent d’autres contributions à ce recueil. Toujours là, notre reconnaissance à ­l’endroit des participants est grande. Nous reconnaissons aussi l’appui du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada qui, grâce à son programme de recherche et de diffusion lié aux langues officielles, a généreusement soutenu notre projet D’une réalité culturelle à un problème ­politique :

XIV

Avant-propos

les politiques linguistiques au Canada, 1960-1982 (858-2004-0006). Ce recueil constitue d’ailleurs l’un des aboutissants de ce projet. Naguère, l’un de nos professeurs d’histoire politique canadienne et québécoise nous a témoigné dans son enseignement de la puissance de la libre parole. Joignant nature et culture, il a su nous faire partager sa passion historienne des êtres et des choses. Puisqu’il est un temps pour semer et un autre pour récolter, nous témoignons enfin de notre profonde reconnaissance à Richard Allan Jones, auquel ce recueil est amicalement dédié. M.M. et M. P.

Introduction

Légiférer en matière linguistique La langue remplit et circonscrit le lieu politique. – Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue. Les lois d’une République supposent une attention singulière de tous les citoyens les uns des autres, et une surveillance constante sur l’observation des lois et sur la conduite des fonctionnaires publics. Peut-on se la promettre dans la confusion des langues, dans la négligence de la première éducation du peuple, dans l’ignorance des citoyens ? – Barère, Rapport du Comité de salut public sur les idiomes, 1794.

L’enjeu linguistique, entre politiques de l’identité et de la reconnaissance Enjeu considérable s’il en est, la question linguistique au sein de la communauté politique ne se résume pas aux simples expressions de modes de communication, aussi nombreux et complexes soient-ils. Au contraire, « les mots étant les liens de la société et les dépositaires de toutes nos connaissances » selon l’abbé Grégoire, « la langue remplit et circonscrit le lieu politique » (de Certeau, Julia et Revel, 2002 [1975] : 174). Partant, elle s’immisce dans toutes les facettes de la communauté, du développement économique aux diverses manifestations du social et du culturel, des divisions du politique aux règles instituant la vie dans la Cité. Elle suscite de vives prises de parole citoyennes qui, en retour, sont parfois canalisées par l’action des décideurs et responsables politiques. Son aménagement renvoie dès lors aux représentations mêmes de la communauté politique : celles du bien commun comme mémoire,

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acquis et projet légitimes –  les politiques de l’identité  –, celles des divisions du social dans tous leurs embranchements – les politiques de la reconnaissance. Enjeu des luttes politiques certes, la question linguistique est également objet de connaissance. On le sait, le domaine de l’étude des politiques linguistiques est très fréquenté par les chercheurs au Canada, au Québec et dans les autres provinces. La publication récente de cinq ouvrages sur ce sujet par le politologue Daniel Bourgeois (2006), les historiens Michael Behiels (2005) et Matthew Hayday (2005), le linguiste Jean-Claude Corbeil (2007) ainsi que le recueil dirigé par les chercheurs Pierre Georgeault et Michel Pagé (2006) –  pour nommer que ceux-là  – attestent la vitalité de la recherche. Par contre, des aspects ont été moins traités, tels que le rôle des groupes de pression francophones, anglophones et ­ethniques ; celui des responsables de l’État –  décideurs et administrateurs  – ainsi que les facteurs incitant les instances étatiques à adopter des politiques linguistiques à partir des années 1960. Si l’on convient que nous avons assisté au cours des 40 dernières années à un activisme étatique important dans le domaine linguistique, certains croient toujours que cet activisme résulte de la volonté des élus politiques, notamment les chefs de gouvernement tels que Pierre E. Trudeau et René Lévesque. Or, chaque contribution de ce recueil, adoptant des perspectives méthodologiques et disciplinaires qui leur sont propres, montre le contraire. Elles lèvent le voile sur divers facteurs qui ont transformé la langue en un problème politique qui requiert l’intervention de l’État. Les études composant ce recueil ont d’abord été présentées dans le cadre du séminaire de la CEFAN tenu à l’Université Laval à l’automne 2006, puis au colloque marquant le 40e anniversaire du dépôt du premier tome du rapport de la Commission ­Laurendeau-Dunton en mars 2007 au Collège Glendon de l’Université York. Elles s’intéressent à l’action de l’État et surtout à celle d’acteurs politiques comme les linguistes, les intellectuels, les groupes de pression, les membres des élites des communautés minoritaires et ethniques, les décideurs et administrateurs étatiques. Ces études permettent de comparer leurs rôles, leurs stratégies et leurs actions, notamment dans la promotion de leur identité linguis-

Introduction

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tique. Ainsi, les Acadiens et les Franco-Ontariens, pour ne nommer que ces communautés linguistiques, interviennent sur les scènes provinciales et canadienne. Quant aux communautés ethniques, elles souhaitent obtenir une forme de reconnaissance en forçant les États fédéral et provinciaux, surtout à l’extérieur du Québec, à reconnaître la diversité ethnoculturelle comme composante importante de la réalité canadienne. Dans ce contexte contemporain où règnent une certaine confusion des langues et des situations fort complexes, où foisonnent aussi les nombreuses revendications sociales, les politiques de l’identité et de la reconnaissance interpellent puissamment les membres de la communauté politique. Au premier rang des appelés, l’État et son exercice du gouvernement. Pour réguler le problème politique de l’usage et de la reconnaissance des langues, l’État active dès lors l’une de ses compétences premières, celle de légiférer. Cette question aux riches ramifications est au cœur du présent recueil.

En amont et en aval de la loi Geste du souverain et pratique de gouvernement, l’acte de légiférer implique des acteurs politiques, soit les divers agents de l’État et les multiples membres de la société civile. L’acte de légiférer se déroule aussi en trois temps, soit ceux de la délimitation du lieu politique, de la mobilisation d’un savoir et de l’énonciation du droit. Tout d’abord, certains acteurs attirent plus spécifiquement l­’attention dans l’exercice de la compétence législative : les agents de l’État. À divers titres, ces derniers interviennent en amont et en aval de l’adoption de toute loi en matière linguistique : en amont pour circonscrire le lieu politique et mobiliser un savoir, en aval pour ordonnancer la régulation et énoncer le droit dans la communauté politique. En amont, parmi les décideurs et administrateurs étatiques, un groupe en particulier est appelé à jouer un rôle considérable avec la construction de l’État-providence dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, soit celui des experts. Dans la conception de la planification étatique et de la prestation subséquente de services, ces experts en sciences humaines et sociales traitent de

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problèmes démographiques, mais aussi d’autres enjeux sociaux, économiques et culturels que touche la donne linguistique. Grâce aussi à leur maîtrise du droit, d’autres experts, les juristes ceux-là, vont intervenir progressivement à partir de la décennie 1980 avec l’instauration des chartes des droits et libertés comme références normatives dans l’espace politique canadien et québécois. Les experts en sciences humaines et sociales jouent ainsi divers rôles dans le développement et la mise en place des politiques linguistiques. Comme fonctionnaires, ils participent à l’élaboration des politiques publiques. À titre d’experts indépendants, ils sont surtout sollicités au cours des commissions d’enquête. Grands exercices de consultation publique mis en œuvre par les responsables étatiques, ces commissions assurent la constitution d’un savoir préalable aux décisions politiques. Au cours des années 1960-1970, deux commissions d’enquête mobilisent ainsi les experts scientifiques autour de la question linguistique : la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, ou commission Laurendeau-Dunton (1963-1971), et la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et des droits linguistiques au Québec, ou Commission Gendron (1970-1974). L’exercice sera repris dans d’autres temps et lieux, à l’instar des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française en 2000 et en 2001. À une moindre échelle, les États fédéral et provinciaux tiennent d’autres consultations par le biais des commissions parlementaires ou des assises de leurs instances administratives, tels que le Commissariat fédéral aux langues officielles, l’Office québécois de la langue française, le Commissariat aux services en français de l’Ontario ou le Bureau des langues officielles du Nouveau-Brunswick. Par l’étude de ces experts et de la construction de leur savoir, il est possible d’aborder le thème de la pensée scientifique dans l’élaboration des politiques linguistiques. Sous cette perspective, ces dernières relèvent moins de l’imposition d’un dispositif disciplinaire et réglementaire, que de la constitution d’un savoir empirique et rationnel, jugé efficace et légitime, qui servira ensuite à prendre des décisions politiques et réguler les situations problématiques (voir Pâquet, 2008). En d’autres termes, le savoir de ces experts importe pour établir un diagnostic sur la nature du problème, pour esquisser

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les grandes lignes d’un pronostic sur son évolution subséquente et, enfin, pour élaborer des stratégies thérapeutiques visant à gérer la situation suivant l’obédience au principe de précaution. Ce dispositif scientifique se conçoit et s’exprime fonctionnellement par le biais de discours et de pratiques se réclamant de la démographie, de la linguistique ainsi que des autres sciences sociales et humaines. Enfin, cet usage d’un savoir scientifique n’est pas particulier à la question linguistique. Au XXe siècle, l’État fait appel aux ressources de l’expertise et, plus généralement, à celles de la pensée scientifique dans sa gestion de multiples dossiers tels que l’aménagement urbain (Nelson, 2008), la consommation des drogues (Martel, 2006) et la gestion de la diversité culturelle (Pâquet, 2005). En aval de l’acte de légiférer, nous entrons de plain-pied dans le domaine du droit. Dans l’espace politique canadien et québécois, depuis la Loi constitutionnelle de 1982 et l’enchâssement de la Charte des droits et libertés, les experts proviennent de plus en plus du champ juridique et se constituent comme les interprètes habilités du droit des minorités linguistiques. Passant des assises des commissions d’enquête, des locaux de centres de recherche et des bureaux ministériels, l’enjeu linguistique occupe dorénavant le devant d’une scène aux règles nouvelles : celle du tribunal. Concevoir un problème n’implique pas les mêmes procédés et ne mobilise pas les mêmes ressources lorsque l’on se trouve dans le contexte de l’analyse d’un phénomène social ou dans le cadre d’un procès en cour de justice. En effet, les procès selon le philosophe du droit Ronald Dworkin (1994 [1986] : 3-4) posent trois sortes de problèmes : ceux de fait –  l’établissement de la preuve  –, de droit –  les références aux règles de droit, à la jurisprudence et aux lois afférentes au règlement du litige  – et ceux relatifs à la double question de la moralité et de la fidélité politique –  les références aux principes du bien et du mal, de justice et de légitimité politique. Se substituant dans une certaine mesure à la pensée scientifique, le juridique se glisse et remplit alors l’espace du pensable. Dans ce cadre de pensée, la langue n’est plus seulement un problème pour lequel on mobilise un savoir aux fins de la prise de décision politique. Elle devient désormais l’objet d’un litige entre des parties, un litige qui demande à être réglé suivant les normes

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du droit. D’où toute l’importance de l’intervention des experts juridiques. Ce faisant, l’enjeu de la langue soulève d’autres dimensions qui confinent également aux conceptions de la communauté politique, notamment à l’affirmation des principes fondateurs de la vie en commun – dont, au premier chef, celui de la justice linguistique (MacMillan, 1998)  –, à la reconnaissance des droits des individus et des collectivités, ainsi qu’au paradoxe moderne d’un double ordre normatif et rationnel assurant à la fois la liberté et la discipline (Wagner, 1994). De l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général) sur la langue d’affichage en 1988 au Renvoi relatif à la sécession du Québec en 1998, en passant par l’arrêt Mahé c. Alberta sur la gestion scolaire en 1990, les jugements des tribunaux canadiens constituent des événements marquants non seulement de la gestion et de la législation de l’enjeu linguistique, mais aussi de l’expression des politiques de l’identité et de la reconnaissance.

Présentation des études L’acte de légiférer implique aussi trois temps, avons-nous souligné. Aussi, s’inscrivant dans une perspective résolument interdisciplinaire, les présentes études sont réunies sous trois thèmes : la délimitation du lieu politique, la mobilisation d’un savoir et l’énonciation du droit. Dans un premier temps, en amont de l’acte de légiférer, la délimitation du lieu politique touche au développement et à la mise en place de politiques d’aménagement linguistique. Portant sur des aspects particuliers des politiques linguistiques fédérale et provinciales, ce premier ensemble d’études a en commun de cibler le rôle des experts et des groupes de pression. La première contribution propose un regard critique sur la première commission d’enquête plaçant nettement la question linguistique au centre de la Cité canadienne, soit la Commission Laurendeau-Dunton. C’est le Commissaire fédéral aux langues officielles, Graham Fraser, qui présente son analyse de l’influence de la Commission royale sur le développement des politiques fédérales

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d’aménagement linguistique. Il rappelle qu’il est bon de revisiter les travaux de la Commission puisque cette dernière a cerné les enjeux de l’action étatique en matière linguistique. Par la suite, quatre historiens explorent les arcanes de l’expertise et du lobbying. D’abord, Valérie Lapointe-Gagnon étudie le rôle du professeur, poète et intellectuel anglo-québécois, Francis ­Reginald Scott, dans le développement des politiques linguistiques fédérales. Elle permet de redécouvrir cet intellectuel engagé, défenseur des droits individuels, tout en réfléchissant sur la capacité d’un individu d’influencer l’action étatique. Bien entendu, l’amitié de F. R. Scott avec celui qui deviendra premier ministre du Canada à compter de 1968, lui procure une remarquable capacité d’influence. Ensuite, Julia Lalande rappelle que les questions de langue et d’identité étaient tout aussi importantes pour les Ukrainiens que pour les Canadiens français. Parcourant la période des années 1960 et 1970, elle montre une communauté préoccupée par l’affirmation de son identité collective ainsi que par son souci d’intervenir auprès de l’État fédéral, notamment en matière de politique étrangère et des rapports entre le Canada et l’Union soviétique. Se définissant comme membres d’une communauté de mémoire migrante, les Ukrainiens interviennent dans le débat engendré par la Commission Laurendeau-Dunton. Les leaders de cette communauté mesurent les limites de leur influence auprès des décideurs politiques, ce qui nous amène à réfléchir sur les chemins empruntés par l’influence et les stratégies utilisées pour faire valoir son point de vue. Pour sa part, Patrick-Michel Noël scrute le lobbying de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick [SANB] et son influence sur le gouvernement conservateur dirigé par Richard Hatfield dans le dossier linguistique. Il analyse comment la SANB a développé son expertise, raffiné ses arguments et consolidé son analyse pour favoriser une mise en place d’une politique linguistique reflétant sa conception et les besoins de la communauté acadienne. Dès que le député Jean-Maurice Simard propose l’adoption de la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick, la SANB saisit au bond l’occasion pour mieux accroître ses pressions.

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Quant à Sabrina Dumoulin, elle analyse un acteur institutionnel particulièrement important au cœur de l’administration publique fédérale, soit le Commissariat aux langues officielles. Depuis sa création en 1969 à 2006, année où l’actuel commissaire Graham Fraser a été nommé à ce titre, cet organisme a joué un rôle variable dans l’élaboration des politiques linguistiques fédérales. Si, sur un plan administratif et législatif, l’influence du Commissariat n’a pas été aussi déterminante qu’elle aurait pu l’être – étant donné certaines dispositions de la Loi sur les langues officielles –, l’auteure souligne néanmoins la grande pertinence de l’organisme sous une perspective symbolique, en se constituant comme protecteur du citoyen en matière linguistique. Cette première partie se termine par les témoignages de trois acteurs politiques qui, tout au long de leur carrière, ont été des experts ou ont observé les experts à l’œuvre. Stacy Churchill, auteur réputé et conseiller auprès de nombreux groupes francophones en milieu minoritaire dans leur bataille entourant l’obtention de la gestion scolaire, présente une réflexion sur son action et sur le rôle des experts. Tout en relatant son témoignage comme « fabricant d’armes », Stacy Churchill établit une distance avec son objet d’étude et en distingue une périodisation –  l’ère du consensus des élites, l’ère des litiges  – ainsi que des tendances lourdes des différents processus d’expertise. Quant à lui, Joseph-G Turi offre un témoignage, à la fois personnel et distancié, de son rôle comme expert dans le développement des politiques linguistiques québécoises depuis les années 1960. À titre d’expert en droit linguistique comparé, il a conseillé le gouvernement dans ses choix de politique, notamment en 1988 à la suite de l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général) sur l’affichage commercial rendu par la Cour suprême du Canada. Il offre un regard de l’intérieur tout en prenant soin de montrer les similitudes et les disparités avec la situation internationale. Ce témoignage montre les chemins de l’influence de l’expertise dans l’élaboration des politiques linguistiques québécoises. Enfin, Don Stevenson, ancien fonctionnaire provincial en Ontario, propose ses observations sur l’Ontario Advisory Committee on Confederation, un organisme plus ou moins oublié aujourd’hui,

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mais qui a pourtant joué un rôle fondamental dans le débat ­constitutionnel des années 1960 en influençant la position du gouvernement ontarien au cours de ces négociations. Don Stevenson traite d’un aspect particulier des travaux de ce comité d’experts, soit leurs opinions au sujet du développement des politiques linguistiques dans la province. Toujours en amont de l’acte de légiférer, le deuxième thème du recueil renvoie à la mobilisation d’un savoir dans l’élaboration des politiques linguistiques. Ce savoir, l’État l’emploie pour catégoriser, dénombrer et imposer des normes. Les contributions de cette partie traitent des agents de l’État et de la société civile dans l’élaboration des politiques linguistiques. Partant, elles interrogent les capacités de régulation étatique d’une réalité sociale définie comme un problème, régulation qui s’inspire de la pensée scientifique. Ainsi, l’analyse des politologues Jean-Pierre Beaud et Jean-Guy Prévost montre les efforts des États occidentaux pour quantifier leurs populations depuis les 150 dernières années. Les auteurs nous permettent de réfléchir sur les cadres de la modernité, sur le processus de formation des États modernes, sur les efforts consentis par les États pour dénombrer et catégoriser leurs populations ainsi que sur la contribution du Canada à cette « nouvelle économie statistique », notamment avec les questions des recensements portant sur les langues apprises et parlées. S’intéressant au cas québécois, la sociolinguiste Monica Heller propose ensuite une réflexion globale qui permet de suivre le développement comparé de la linguistique comme discipline et de l’État-nation comme organisation politique. Selon elle, le travail de construction de l’État du Québec va de pair avec celui d’une norme linguistique ; en fait, ces deux processus de construction se renforceraient mutuellement. En se penchant sur l’action des linguistes, il serait possible d’affirmer que les linguistes et autres spécialistes obéiraient à une logique d’exclusion, notamment en déterminant ce qui constitue le « bon parler français ». Cette forme de régulation sociale n’est pas nouvelle en soi : au Canada au début du XXe siècle, nombre de groupes ont cherché à influencer les responsables ­étatiques afin que ces derniers, par exemple, interdisent la consommation de l’alcool ou des drogues. La mondialisation des échanges

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économiques pose néanmoins de nouveaux défis aux projets de construction de l’État et d’uniformisation linguistique, puisque le bilinguisme est maintenant défini comme une valeur ajoutée et un trait identitaire valorisé par certains francophones en milieu minoritaire. Pour sa part, l’historienne Anne-Sophie Fournier-Plamondon s’intéresse à l’action des linguistes et des littéraires québécois dans les années 1950 et 1960. Leurs dénonciations de la pauvreté de la langue parlée et leurs campagnes pour un meilleur usage contribuent à la mobilisation de la société et aux pressions sur l’État québécois pour que les responsables étatiques promeuvent et valorisent la langue française. Les pressions de ces experts en faveur de la création d’une norme supérieure constituent en fait une double régulation des comportements sociaux et individuels. Le politologue Daniel Bourgeois aborde l’expérience canadienne en ce qui concerne la prestation de services et les communications orales et écrites dans les deux langues officielles du pays, le français et l’anglais, entre autres pour ce qui touche à la brève expérience des districts bilingues. L’auteur propose ainsi un modèle heuristique et normatif en quatre parties – genre de conflit, types de services, types de minorités, types de gestion  – qu’il applique, selon le modèle idéal-typique, à l’expérience canadienne. Par la suite, l’historien Matthew Hayday analyse le rôle de divers experts scientifiques dans l’élaboration des politiques scolaires dans trois provinces anglophones : l’Alberta, le Manitoba et la Nouvelle-Écosse. Ces experts proviennent de la société civile, mais également des rangs de la bureaucratie étatique. Bien qu’ils disposent d’un capital d’information relativement homogène et consensuel qui circule au-delà des frontières provinciales, des circonstances particulières jouent dans la capacité d’influence de ces experts. Enfin, cette partie se clôt sur une étude comparative. La littéraire Nathalie Courcy se penche sur les politiques linguistiques du Canada et du Cameroun. De prime abord, une telle comparaison peut surprendre, car plusieurs éléments de ces terrains d’enquête divergent. Certes, ces deux pays ne s’influencent pas mutuellement dans l’élaboration de leurs politiques linguistiques respectives.

Introduction

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Cependant, l’analyse de Nathalie Courcy permet de mieux mettre en relief l’universalité des problèmes de la gestion linguistique. D’un même mouvement, elle signale les idiosyncrasies historiques, culturelles et politiques de chaque pays en cause. Leur spécificité dicte ainsi des choix précis en matière de politique d’aménagement linguistique. Le dernier thème de ce recueil explore l’aval de l’acte de légiférer, celui de l’énonciation du droit et de ses effets sur les politiques linguistiques. Depuis 1982, on l’a remarqué, le recours aux tribunaux devient un moyen d’action et de mobilisation pour les groupes minoritaires, notamment pour les communautés francophones en milieu minoritaire et les Anglo-Québécois. Les résultats de cette stratégie – que l’on songe aux importantes victoires de ces groupes notamment aux chapitres de la gestion scolaire dans les provinces anglophones et de la langue d’affichage au Québec  – incitent plusieurs observateurs à dénoncer la tyrannie des chartes. D’autres au contraire, déplorent que les responsables politiques se placent plus souvent en mode réactif, ces derniers attendant le jugement des tribunaux avant d’intervenir. Offrant des perspectives différentes et critiques, quatre contributions analysent le nouveau régime juridique en matière linguistique. Le premier texte de cette partie livre les réflexions de l’honorable juge de la Cour suprême du Canada, Michel Bastarache. Acteur majeur dans l’instauration de ce régime –  non seulement comme juge, mais aussi auparavant comme avocat de causes célèbres en la matière et comme président de la Fédération des francophones hors Québec  –, il remet en question les conditions d’une communauté politique « bonne », qui n’exclut personne et où tous ont le sentiment de participer pleinement aux affaires publiques. Le droit joue un rôle capital dans l’organisation de cette communauté, en particulier dans la protection des droits linguistiques des groupes minoritaires. Toutefois, note-t-il, la communauté politique a dû vivre une judiciarisation importante de la question linguistique pour parvenir à ce résultat. L’activisme des tribunaux depuis les années 1980 et l’impact des Chartes québécoise et fédérale sur la compétence législative constituent les sujets de la contribution de la juriste Eugénie

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Marcel Martel

et

Martin Pâquet

Brouillet. Elle examine particulièrement les conséquences de l’interprétation des chartes en matière linguistique et surtout la capacité des États, notamment celui du Québec, d’agir en ce domaine. Relevant que la Charte fédérale n’a pas émasculé les compétences de l’État québécois, Eugénie Brouillet remarque que la première n’en encadre pas moins l’action de la seconde, notamment lorsque vient le temps de protéger les droits d’une majorité francophone qui, dans le cadre nord-américain, forme une minorité. Dans sa contribution, le juriste Pierre Foucher s’interroge sur les questions de langue, de loi et de droits. Il conteste ainsi la notion de la « tyrannie » des tribunaux qui imposeraient leurs volontés sur les gouvernements. Non seulement montre-t-il que les cours interviennent dans les débats sur les politiques linguistiques en raison des hésitations des décideurs étatiques d’une part, il souligne tout particulièrement l’importance de l’activisme d’individus et de groupes francophones en milieu minoritaire, d’autre part. Dès lors, la Charte canadienne constituerait un levier important dans le cadre des stratégies d’empowerment de ces individus et de ces groupes désireux d’obtenir la reconnaissance de leurs droits. Enfin, le philosophe Michel Seymour présente un point de vue critique sur l’étude des politiques linguistiques et, plus généralement, des effets du droit dans les sociétés. Il examine notamment les relations conflictuelles entre le caractère raisonnable des politiques linguistiques et la rationalité des principes généraux des communautés politiques. En se fondant sur le cas du Québec, l’auteur boucle le cercle en montrant dans quelle mesure l’ordre constitutionnel canadien circonscrit l’action politique québécoise en matière linguistique. * * * Enjeu des politiques de l’identité et de la reconnaissance, la langue est au cœur de la communauté politique. Cet enjeu est d’autant plus sensible que la Cité se divise en de multiples clivages, dont celui des modes de communication. Si la prise de parole traduit l’habilitation du citoyen et de la citoyenne, l’acte de légiférer la canalise afin que la cacophonie n’éclate pas et que l’embarras des

Avant-propos

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langues n’obscurcisse le présent et le devenir de la communauté. Légiférer, c’est délimiter un lieu, mobiliser un savoir, édicter le droit. Légiférer, c’est aussi le fait d’acteurs politiques, dont certains possèdent une expertise spécifique, puisant aux ressources fertiles des pensées scientifique et juridique. Francis Bacon comme Michel Foucault l’ont écrit avant nous : savoir c’est pouvoir. Les contributions réunies dans ce recueil en sont des preuves à double titre. Il en va d’abord de leurs objets d’étude, soit les multiples expressions des politiques linguistiques dans l’espace politique canadien et québécois. Au-delà de la contribution aux connaissances, il en est aussi de leur dimension citoyenne. Au moment de la Révolution française, Barère le signalait (cité dans de Certeau, Julia et Revel, 2002 [1975] : 327-328) : pour souder le lien civique, les lois d’une communauté politique demandent la surveillance de tous les citoyens. « Peut-on se la promettre, concluait-il, dans la confusion des langues, dans la négligence de la première éducation du peuple, dans l’ignorance des citoyens ? » Marcel Martel, Chaire Avie-Bennett-Historica en histoire canadienne History Department, York University. Martin Pâquet, Département d’histoire, Université Laval.

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première partie

Circonscrire le lieu politique

Page laissée blanche intentionnellement

Laurendeau-Dunton, quarante ans plus tard

Graham Fraser Commissariat aux langues officielles Ottawa

Tout commissaire aux langues officielles est l’héritier de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme et mandataire des valeurs qu’elle a clairement définies et si bien défendues. Mais, 40 ans après le premier rapport de la Commission, il est facile d’oublier son importance et jusqu’à quel point l’avenir du pays semblait à risque quand la Commission a commencé ses travaux, de même que la réticence de plusieurs commissaires à participer à cette aventure. En 1963, quelques semaines seulement après son élection comme premier ministre et chef d’un gouvernement minoritaire, Lester Pearson a décidé de tenir sa promesse de créer une Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Une ferveur nationaliste grandissante s’exprimait au Québec ; les premiers attentats terroristes du Front de libération du Québec avaient eu lieu au printemps. Pearson a demandé à Davidson Dunton et à André Laurendeau de coprésider la Commission. Dunton était un choix facile. Il était président de l’Université Carleton depuis 1958 et auparavant, président du conseil d’administration de CBC  /  Radio Canada. Plus jeune, il avait voyagé en Europe, étudiant à Grenoble, Cambridge et Munich avant de revenir à Montréal en 1935 pour travailler au Montreal Star, d’abord comme

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Graham Fraser

journaliste et ensuite comme rédacteur. En 1936, à l’âge de 26 ans, il est devenu rédacteur en chef du Montreal Standard et, pendant la guerre, il était membre de la Commission d’information en temps de guerre. C’était un homme d’une grande intelligence, d’un charme certain et d’une extrême politesse ; il a réussi à rassembler les commissaires, tous très différents, et à les faire travailler ensemble. Dans son journal intime, Laurendeau (1990 : 298-299) dit de lui : « J’ai trouvé en M. Dunton un collaborateur vraiment idéal, qui ne s’est pas déjugé depuis. Il est évident qu’une présidence conjointe est une tâche difficile, qui complique toutes les opérations, mais cela dit, je n’aurais pas pu rêver d’un meilleur collègue. » Dunton était un modéré tranquille. « De nature, Davie n’était pas quelqu’un d’insistant ou d’obstiné, » me disait Gordon Robertson, un de ses amis intimes. « C’était un homme modéré. La démarche globale de Davie correspondait exactement à ce que souhaitait Mike Pearson. » (dans Fraser, 2007 : 61.) À l’automne 1979, il a étayé un argumentaire solide, équilibré, mais ferme, en faveur de la politique linguistique canadienne et la protection des communautés de langue officielle, dans un contexte de justice et de gros bon sens. En conclusion, il a écrit, six mois avant le référendum québécois de 1980 : « Certes, pour bien des Québécois, la langue n’est pas la seule préoccupation, mais à moins d’une résolution raisonnable et claire des problèmes linguistiques, la fédération canadienne ne doit pas se faire trop d’illusions sur ses chances de durer. » (Dunton, 1979 : 10.) C’est un argument aussi pertinent aujourd’hui qu’en 1979. Davie Dunton était, littéralement et de façon figurative, le parrain de Bob Rae. Après sa mort en février 1987, Rae lui a fait un éloge émouvant à la législature de l’Ontario : I think it can be said that he paved the way for a broader recognition in Canada of the importance of our bilingual and bicultural heritage [a-t-il dit, en faisant un résumé de sa carrière, avant d’ajouter un commentaire personnel de l’un des voisins et des plus vieux amis de sa famille]. He was a remarkably kind, thoughtful, warm and inspiring individual. He was a man who combined tremendous gentleness with a great deal of courage and insight into the affairs and life of this country. He was a deeply committed Canadian who knew, cared about and loved Canadian

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art, Canadian artists, Canadian writers and Canadian life. He was deeply committed as well to the quality of our public life.1

Comme Bob Rae, je passais une partie de mon enfance dans une maison tout près de celle des Dunton et je partage ses sentiments, et les assume moi-même. Par contre, Laurendeau représentait une nomination plus risquée. Il avait passé sa vie profondément engagé dans la politique, alimentant la polémique du nationalisme québécois. Un leader du mouvement Jeune Canada dans les années 1930, il fit un séjour à Paris et, influencé par le politologue français André Siegfried, il perdit pour toujours toute foi en l’idéologie séparatiste. De retour au Québec, il devint un chef de file dans le mouvement anti-­ conscription au Québec, député du Bloc populaire et un éditorialiste influent au Devoir. Laurendeau fut le premier qui, dans un éditorial publié en 1962, a demandé de mener une enquête. Répondant à sa demande, le premier ministre Pearson forme la Commission et lui offre de la coprésider. Laurendeau hésita longuement et, en juin 1963, fit une large consultation sur la décision qu’il avait à prendre. Plusieurs amis, fatigués des années de bon-ententisme, lui ont conseillé de refuser. René Lévesque, alors ministre libéral, avait une longue liste de raisons justifiant un refus, la principale étant l’impact significatif qu’aurait une éventuelle démission de Laurendeau (Laurendeau, 1990 : 294-295). Maintes fois, André Laurendeau et Frank Scott se sont trouvés au cœur des débats de la Commission. Ils étaient tous les deux québécois : l’un francophone, l’autre anglophone – Scott (1977 : 379) a prétendu plus tard que le mot anglophone avait été inventé par la Commission  –, et les travaux de la Commission les ont forcés à faire face aux questions primordiales concernant l’identité et la nature du pays. Ils ont, tous deux, rédigé un journal personnel durant la Commission : ce sont des témoignages fascinants. Laurendeau, par exemple, disait le 4 mai 1964 que la coexistence entre francophones et anglophones serait plus difficile encore qu’il ne l’imaginait. « Mais pour l’instant il est vrai que, laissé à moi-même, j’éprouve 1. Legislative Assembly of Ontario, 1987

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quelques fois par semaine, et même quelques fois par jour, de véritables poussées vers le séparatisme » (dans Fraser, 2007 : 58). Scott était socialiste, poète, et avocat constitutionnaliste. Doyen de la faculté de droit de l’Université McGill, sa vision comprenait un Québec bilingue comme modèle pour le Canada. Laurendeau était nationaliste, dramaturge du dimanche, mais journaliste chevronné ; sa vision comprenait un Québec francophone et un Canada anglais respectueux des minorités francophones. Ils étaient tous les deux des hommes intenses, créatifs, passionnés, des modèles pour les jeunes, et ils s’intéressaient aux femmes. Chacun jouissait d’un vaste réseau de personnes captivantes. En effet, a posteriori, ce qui frappe est l’importance des réseaux que chaque membre apportait aux discussions. Laurendeau avait des racines nationalistes profondes ; Dunton des liens privilégiés avec le Montréal anglophone et Ottawa ; Scott et Michael Oliver, codirecteur de recherche, venaient du milieu universitaire et du Nouveau Parti démocratique ; Jean Marchand était issu du mouvement syndical et était devenu ministre libéral quand le premier rapport fut déposé ; Neil Morrison, cosecrétaire, s’est présenté pour le Parti conservateur dans le comté d’Outremont en 1968 pour exprimer son appui à Robert Stanfield qui avait adhéré à la thèse canadienne des « deux nations ». Jean-Louis Gagnon était journaliste, rédacteur en chef au Canada et à La Presse et fédéraliste passionné. On a tendance à oublier le fait qu’il a succédé à Laurendeau comme coprésident et, malgré de profonds désaccords avec ce dernier, il a soigneusement continué son travail. Laurendeau était un ardent nationaliste, avec quatre décennies de luttes dans ses bagages, tandis que Gagnon était un internationaliste libéral. Alors que Laurendeau soulevait les foules contre la conscription en 1942, Gagnon faisait « campagne pour le oui aux côtés du premier ministre [Adélard] Godbout lors du plébiscite de 1942 sur le service obligatoire pour outre-mer » (Gagnon, 1985 : 2). Mais, malgré toutes ces différences, les commissaires ont entretenu des relations harmonieuses durant les huit années et les 83 séances privées qu’ils ont passées ensemble. À la dernière séance de la commission, Gertrude Laing, la seule femme à faire partie de

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la Commission, a dit : « Les gens s’interrogent sur le secret de notre succès. » Scott a répondu : « Les martinis ». Elle a conclu « C’est exactement ce qu’ils pensent » (dans Fraser, 2007 : 67.) Le premier volume du rapport est déposé en 1967, il y a plus de 40  ans maintenant. C’était une année extraordinaire : le centenaire de la Confédération, l’Expo  67 de Montréal, une période marquée par l’optimisme, l’effervescence et la confiance en l’avenir. Installé à Montréal cet été-là, j’ai un emploi dans un hôpital psychiatrique de l’est de la ville, j’habite dans une coopérative étudiante et je découvre une ville excitante et romantique. Je viens de terminer ma deuxième année en histoire à l’Université de Toronto, et c’est mon deuxième été à travailler dans un milieu francophone au Québec. Mais 1967 est aussi une année de tension. C’est l’année où Charles de Gaulle a crié du haut du balcon de l’hôtel de ville de Montréal : « Vive le Québec libre ». C’est l’année où René Lévesque quitte le Parti libéral du Québec et fonde le mouvement qui va devenir le Parti québécois. Si on sent l’optimisme, on sent aussi l’incertitude et le besoin profond de voir au pouvoir une nouvelle génération de politiciens. Pendant cinq ans, Ottawa semblait paralysé par des scandales lamentables et l’impasse désolante dans laquelle se trouvent Lester Pearson et John Diefenbaker. À l’automne 1967, on a l’impression que l’arrivée de Robert Stanfield va tout changer, lui qui définit le Canada comme « deux nations ». Toujours à l’automne 1967, deux autres événements intéressants se produisent et ils ont des répercussions importantes sur l’avenir. En septembre, Pierre Trudeau – alors ministre de la Justice – classe les droits linguistiques en deux catégories : le droit d’apprendre une langue et le droit d’utiliser cette langue. Notre conception des droits linguistiques qui s’est bâtie au fil des 40 dernières années repose sur ces deux piliers. Ensuite, en décembre, la Commission Laurendeau-Dunton rend public le premier volume de son rapport. Diffusé le 5 décembre 1967, le rapport fait la une des journaux. Encore de nos jours, en raison des contributions des personnes extraordinaires qui y ont participé, on ressent toujours l’impact de ce rapport dans les politiques linguistiques fédérales, les sciences sociales et même dans les débats sur les droits de la personne.

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Législation linguistique La composante la plus apparente du rapport est celle des relations entre les Canadiens d’expression française et d’expression anglaise. Dans ses recommandations, la Commission propose l’établissement d’un nouveau partenariat entre les francophones et les anglophones, ce qui permettrait au gouvernement du Canada de fonctionner plus efficacement en français, et les provinces majoritairement anglophones seraient encouragées à offrir plus de services au public dans la langue de la minorité, du moins là où la demande est suffisante. De plus, on prendrait des mesures supplémentaires pour reconnaître la contribution et le patrimoine des autres communautés culturelles. Le gouvernement agit rapidement : la première loi fédérale sur les langues officielles est adoptée en 1969. La Loi proclame l’égalité de statut du français et de l’anglais au sein de toutes les institutions fédérales et énonce les critères démographiques qui déterminent l’offre de services fédéraux dans les deux langues. Elle crée aussi le poste que j’occupe actuellement : le commissaire aux langues officielles, ombudsman neutre sur le plan politique, chargé d’être la conscience active des Canadiens en matière de langues officielles. Depuis, elle a été modifiée à deux reprises, en 1988 et en 2005, et s’en trouve chaque fois renforcée. Elle demeure une pierre angulaire de la politique canadienne et, de concert avec la politique touchant le multiculturalisme, un élément fondamental de l’identité canadienne. Nos politiques de bilinguisme et de multiculturalisme fonctionnent en symbiose, de manière à favoriser le respect et à promouvoir l’égalité des chances de chaque citoyen. Elles sont fondées non seulement sur des droits, mais aussi sur des valeurs. L’expérience du Canada en matière de politique linguistique a parfois été éprouvante. Certaines idées du début ont été abandonnées pour diverses bonnes raisons. Par exemple, le gouvernement n’a jamais mis en place les districts bilingues de la façon dont le recommandait la Commission. De plus, les unités de travail francophones dans la fonction publique, conçues initialement comme la meilleure façon de favoriser l’avancement des francophones, ont

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finalement été délaissées par crainte de ghettoïser les personnes y travaillant. L’article  2, sur le droit des fonctionnaires de travailler dans la langue de leur choix, a cependant été renforcé grâce aux efforts de Keith  Spicer, le premier commissaire aux langues officielles, et son conseiller juridique, Royce Frith, qui avait fait partie de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme. En fait, M.  Spicer a récemment admis que lui et Frith avaient poussé le gouvernement fédéral plus loin qu’il ne semblait vouloir aller après que Frith l’eut avisé que l’article  2 devait être interprété de manière à inclure non seulement les droits des citoyens d’être servis dans la langue de leur choix, mais aussi leurs droits, à titre de fonctionnaires fédéraux, de choisir leur langue de travail. Selon lui, le gouvernement n’avait pas osé inclure ce droit dans la Loi, le Commissaire a donc choisi de se référer à des droits acquis2. Toutefois, les plaintes qu’a reçues le Commissariat ainsi que les études et les vérifications que nous avons publiées au cours des dernières années révèlent que ce droit n’est pas toujours respecté. Les défis comprennent notamment le coût élevé d’envoyer des fonctionnaires en formation linguistique et, ensuite, de s’assurer qu’ils conservent ces acquis. La formation linguistique à l’intention des fonctionnaires, établie en 1964, demeure problématique. Il faut absolument que les cadres supérieurs fassent preuve d’un leadership plus soutenu si nous voulons que la situation s’améliore. En 1978, lors d’une entrevue à Radio-Canada avec Simon Durivage, Davidson Dunton notait que même si le gouvernement fédéral avait accepté les recommandations de la Commission, le suivi avait été « un peu malhabile. » Il a dit, par exemple, que le gouvernement avait trop insisté sur les cours de français pour les fonctionnaires anglophones. Comme plusieurs de mes prédécesseurs l’ont indiqué, la fonction publique fédérale doit subir un changement de culture pour intégrer pleinement la valeur de la dualité linguistique. C’est une tâche difficile, et les résultats sont loin d’être immédiats. En fait, comme l’a si bien dit Frank Scott (1977 : ix) : « If 2. « Basically, I bluffed into existence the whole idea of the right to work in French, as well as English, by staking out the ground with quiet precedents. » (Spicer, 2004 : 106.)

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human rights and harmonious relations between cultures are forms of the beautiful, then the state is a work of art that is never finished. » Au-delà de la Loi sur les langues officielles, le rapport de la Commission Laurendeau-Dunton continue d’avoir une influence en aidant à définir une vision du Canada. Les pages bleues du rapport de 1967 ont servi à définir le cadre du débat sur la langue et la phrase « la société distincte du Québec » vient tout droit de ces pages, au paragraphe 45. Comme l’a si bien dit Kenneth McRoberts en 2004 dans un discours à l’Université Laval : « À mon sens, les fameuses pages bleues, au cours desquelles la commission interprète son mandat, constituent l’un des grands énoncés de principe sur la nature du Canada. J’irais même jusqu’à affirmer que rien n’a été écrit depuis qui ait eu une force supérieure à cette vision du Canada. » Cette vision n’a pas qu’influencé le gouvernement fédéral. Camille Laurin, l’architecte de la Charte de la langue française, a souvent cité la Commission Laurendeau-Dunton dans son livre blanc, la Politique québécoise de la langue française. D’ailleurs, bien que les deux documents offrent des visions pour la plupart contradictoires, il est intéressant de constater que sur quelques points Laurin et Laurendeau-Dunton sont sur la même longueur d’onde. Ils sont d’accord pour dire que la langue n’est pas qu’un outil ; qu’elle donne accès à une culture, à une façon de faire, à une façon de voir le monde. Ils s’entendent également sur bien d’autres éléments, y compris sur la nécessité d’améliorer la qualité du français des francophones. La Commission a aussi eu un impact sur l’étude des sciences sociales au Canada : entre 1964 et 1967, elle a parrainé quelque 165  études, dont seulement une fraction (24 pour être précis) ont été publiées par elle. Bon nombre des chercheurs qui ont travaillé à la Commission ont poursuivi des carrières universitaires brillantes : Léon Dion et Michael Oliver étaient codirecteurs de la recherche, et parmi les universitaires bien connus qui ont participé à la ­commission mentionnons Irving Abella, Ramsay Cook, Ned Franks, Laurier Lapierre, Vincent Lemieux, Peter Leslie, André Raynauld, Peter Regenstreif, Michael Stein, Hugh Thorburn, Marcel Trudel,

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Richard Van  Loon et Ron Watts. L’un de ces jeunes chercheurs, Kenneth McRoberts, a déclaré que sa participation à ce débat a constitué l’un des tournants décisifs dans sa vie. Les fameuses pages bleues laissaient aussi présager l’avenir d’un Canada bilingue et multiethnique, car Laurendeau a remarqué avec justesse que, dans une société libre et ouverte, on ne peut pas choisir son ethnie, mais qu’on peut choisir sa langue. Et, par conséquent, la langue devient plus importante que l’ethnie. Ce qui nous amène à la question de droits linguistiques. En 1982, la Charte canadienne des droits et libertés a consolidé les droits à l’égalité et les droits linguistiques. Elle a aussi reconnu que la communauté minoritaire francophone ou anglophone d’une province avait droit à l’instruction primaire et secondaire dans sa langue et à la gestion de son système scolaire là où le nombre le justifie3. Il n’est pas surprenant que Scott –  en partie en raison de son expérience au Québec durant les années Duplessis  – ait été l’un des premiers défenseurs d’une charte des droits et qu’il ait exercé une immense influence sur un grand nombre de ses contemporains. Comme le constatait son biographe, Sandra Djwa (1987 : 236-237), Scott a enseigné à un grand nombre de jeunes dont l’avenir était, jusqu’à un certain point, influencé par des concepts de droits inculqués par Scott. Cette liste comprend John Humphrey, qui est devenu professeur de droit, cadre aux Nations Unies et auteur de la Charte des Droits des Nations Unies. Le réseau de Scott comprenait aussi de jeunes intellectuels québécois, incluant Pierre Trudeau4. Déjà, en 1949, Scott avait exprimé son opinion au sujet d’une charte canadienne des droits de la façon suivante : To define and protect the rights of individuals is a prime purpose of the constitution in a democratic state. In Canada today many people are feeling that this purpose is not being adequately achieved. Examples of 3. Il est intéressant de noter que le concept de droit et de protection des droits faisait partie des questions étudiées par la Commission. 4. Selon Djwa (1987 : 319), Trudeau a fait siens plusieurs des points de vue de Scott sur le Canada et la Constitution comme composante d’une philosophie socialiste : « C’est grâce à mes contacts avec Frank et en raison de son action que ma pensée en matière constitutionnelle a pris forme, » Trudeau lui a-t-il expliqué. (dans Fraser, 2007 : 108).

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Graham Fraser a disregard for fundamental freedoms have been frequent enough to raise doubts as the sufficiency of our existing guarantees of personal liberty.

La Charte des droits et des libertés de 1982 a joué un rôle important pour garantir la dualité linguistique canadienne. Depuis son adoption, toutes les provinces ont établi des systèmes scolaires primaires et secondaires d’éducation en langues minoritaires. De plus, il existe maintenant des collèges et des universités de langue minoritaire dans plusieurs provinces. Étant donné l’importance de la langue d’instruction dans la vitalité et l’épanouissement des communautés, ces réformes sont d’une importance primordiale. En fait, dans l’ensemble des provinces et des territoires, on a vu plus de législation linguistique depuis les derniers 25 ans que pendant tout le siècle précédent. * * *

Où en sommes-nous maintenant, 40 ans après le dépôt du premier rapport ? Aujourd’hui, l’augmentation substantielle du bilinguisme individuel dénote un profond changement dans l’attitude des Canadiens. Selon Statistique Canada : en 2001, 41 % des Québécois ont déclaré être bilingues, contre 38  % en 1996 et 35  % en 1991. Les anglophones du Québec affichent le taux de bilinguisme le plus élevé au Canada ; ce taux est en hausse, étant passé de 63  % en 1996 à 67  % en 2001. Dans le reste du Canada, le taux de bilinguisme a augmenté : en 2001, il s’élevait à 10  %, comparativement à 8  % en 1971. Aujourd’hui, presque tous les francophones au Québec peuvent recevoir des services du gouvernement fédéral dans leur langue. Des membres des communautés de langue officielle à travers le Canada peuvent recevoir tous les services fédéraux – ou au moins les services clés – dans la langue officielle de leur choix dans des bureaux désignés, et ce, trois fois sur quatre. Quarante pour cent des emplois fédéraux exigent la connaissance des deux langues. Les fonctionnaires francophones ont le droit de travailler dans leur

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langue dans les régions où ils sont les plus nombreux. Les anglophones peuvent travailler en anglais au Québec et partout dans le reste du Canada. La proportion des anglophones et des francophones dans des institutions fédérales est à peu près là même que celle de la population canadienne, même si les anglophones au Québec y sont peu présents. Par ailleurs, on assiste à des améliorations significatives dans la livraison des services provinciaux dans la langue officielle de la minorité. Et, de plus en plus, la dualité linguistique devient une composante essentielle de l’identité que le Canada projette de lui-même. Un des recherchistes pour la Commission était un jeune homme, Charles Barker, qui, par la suite, est venu travailler pour le Commissariat aux langues officielles. Dans un texte qu’il a écrit en 2007, juste avant sa retraite, il a noté que, pendant qu’il travaillait à la Commission, il a vu l’unifolié être hissé sur la Colline parlementaire pour la première fois. Comme la politique linguistique, le drapeau est issu d’un débat acrimonieux, polarisant et passionné. Depuis lors, le drapeau est devenu un élément fondamental de l’identité canadienne. Like the Flag, the Official Languages too have shaped the country, and ourselves […] This is the lasting gift of Laurendeau and Dunton, and these are the elements that enable us to know who we are and how we can make our contribution to humanity (Barker, 2007).

En effet, notre vision reflète ce dialogue intense qui s’est déroulé entre les commissaires il y a une quarantaine d’années ; c’est une vision que Dunton a nommé plus tard l’équilinguisme : un pays démocratique avec deux langues officielles, favorisant l’équité et le respect, reconnaissant l’égalité des droits et créant de réelles opportunités pour tous. La politique linguistique canadienne est une politique de respect. C’est une formule qui est fidèle à notre histoire, et qui nous servira bien à l’avenir : on doit une grande partie de cette vision au travail remarquable des commissaires.

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Jeter un pont entre les deux solitudes : le rôle de Frank R. Scott dans l’élaboration des politiques linguistiques au Canada, 1960-1984*

Valérie Lapointe-Gagnon, étudiante à la maîtrise Département d’histoire Université Laval

Comme le chevalier d’un autre âge, il est vraiment sans peur et sans reproche. Il illustre ce qu’il y a de mieux sur le plan professionnel : cet humaniste érudit est aussi un homme d’action1.

Cet homme, ici comparé à un preux chevalier, c’est l’intellectuel anglo-québécois Francis Reginald Scott. Éminent poète, avocat spécialisé en droit constitutionnel, homme engagé socialement et politiquement, Frank R. Scott n’a jamais hésité à s’investir dans la sphère publique afin de défendre ses idées ambitieuses. Humaniste érudit, il a longuement réfléchi à la conception qu’il se faisait du Canada idéal, un Canada unifié et dénué d’injustices ; une conception qu’il a décrite à travers ses textes juridiques et ses vers tantôt satiriques, tantôt émouvants, tantôt nostalgiques. Homme d’action, il s’est illustré sur la scène politique – il fut notamment un des * Je tiens à remercier le CRSHC pour son soutien financier. 1. Cette citation provient d’un article du McGill Daily le 28 janvier 1959, publié au lendemain de la victoire de Scott contre le premier ministre Duplessis dans l’affaire Roncarelli (dans Djwa, 2001 : 438).

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acteurs importants du mouvement socialiste au Canada –, profitant des tribunes mises à sa disposition pour se faire entendre, au risque de susciter la controverse. Né en 1899 à Québec, Frank R. Scott fait partie d’un cercle d’intellectuels montréalais qui a assisté, dans la première moitié du XXe siècle, à la naissance de la nation canadienne et a participé pleinement à sa construction, notamment à travers son œuvre poétique, contribuant à la création d’une littérature canadienne moderne2. Porté par le rêve d’un Canada exempt de divisions, Scott tenta de faire connaître le Québec francophone à ses compatriotes anglophones aveuglés par leurs préjugés. Il fut un architecte important du Canada et du Québec contemporains ; à la fois penseur et acteur politique, sa vision de la discipline juridique, qui représentait selon lui une force créatrice, et du Canada, s’imposa, marquant la façon de gérer la diversité linguistique au pays. L’historiographie portant sur l’œuvre et la personnalité de Frank R. Scott s’entend pour souligner l’influence marquante de cet homme sur les trajectoires historiques du Canada et du Québec contemporains (voir notamment Djwa, 2000, 2001 ; Mills, 1997 ; Laforest, 1992). Toutefois, aucune étude n’illustre concrètement l’impact des idées du poète et juriste sur le développement des politiques linguistiques canadiennes. Pourtant, la pensée de Scott et son action dans la sphère publique canadienne des années 1930 jusqu’à sa mort, en 1985, contribuèrent à tracer les contours du paysage des politiques linguistiques canadiennes. C’est de ce constat qu’émerge le questionnement suivant : comment s’élabora le rôle exercé par l’intellectuel anglo-québécois Frank R. Scott dans le développement des politiques linguistiques au Canada de 1960 à 1984 ? La vision du Canada idéal développée par Scott – un Canada uni doté d’une charte des droits et libertés inscrite dans la Constitution –, en recevant un accueil chaleureux, notamment de Pierre Elliot Trudeau, put jouer un rôle clé dans l’élaboration des politiques 2. Le rôle prépondérant joué par Scott dans Preview et First Statement, deux magazines de création littéraire ayant contribué à l’émancipation de la littérature canadienne de la littérature britannique, fait de lui un des fondateurs d’une littérature canadienne moderne (Godbout, 2004 : 71).

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linguistiques canadiennes. Scott légua ainsi à sa patrie un héritage considérable qui se manifeste principalement à travers la prééminence de l’approche individuelle et la place fondamentale occupée par le droit dans la gestion de la diversité linguistique canadienne. Se scindant en deux parties, la première abordant le développement du système de pensée de Scott, la seconde, se consacrant à la réception de l’œuvre de l’intellectuel anglo-québécois et à l’héritage qu’il légua en matière de gestion du problème de la langue en sol canadien, ce travail aspire à mettre en lumière comment le système de pensée de Frank R. Scott, lui-même sensibilisé au problème de la langue en raison de son statut d’Anglo-Québécois, parvint à influencer la gestion de la diversité linguistique au Canada. À travers l’étude de la trajectoire de cet intellectuel et de son influence sur le développement des politiques linguistiques, c’est toute la force du rôle de l’intellectuel dans la société canadienne qui se dégage. Il s’avère donc essentiel, avant de plonger dans le cœur du sujet, de définir ce qu’est un intellectuel afin de tracer les contours de la personnalité de Scott et de comprendre l’impact qu’eut sa pensée sur la conception des politiques linguistiques canadiennes. S’il s’est périlleux de définir ce qu’est un intellectuel car, aux dires de Manon Brunet et de Pierre Lanthier (2000 : 14), « plusieurs avenues de réflexions sont possibles »3, il est toutefois envisageable de dégager certaines caractéristiques qui font d’un homme un intellectuel. Brunet et Lanthier décrivent quelques-unes de ces caractéristiques. D’abord, l’intellectuel « est celui qui, sans nécessaire proclamation de son titre, affirme publiquement ses idées tout en cherchant à rallier le plus grand nombre de citoyens à sa cause, au nom de la sauvegarde de l’identité nationale » (Brunet et Lanthier, 2000 : 16). Il est aussi un maître de la plume et de la parole ; tous les intellectuels ont usé des médias de leur époque (p. 17). Enfin, l’intellectuel est un être qui porte son regard au-delà 3. En effet, nombreux sont les chercheurs qui ont réfléchi sur le concept de l’intellectuel et qui ont tenté d’en dégager une définition et de cerner les comportements spécifiquement individuels. Toutefois, une telle tâche est loin d’être évidente puisque les intellectuels n’ont pas nécessairement une conscience de groupe et les sujets sur lesquels ils s’expriment ne leur sont pas exclusifs (Brunet et Lanthier, 2000  : 14).

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des frontières de sa patrie, un être ouvert sur le monde (p. 17). Bref, un homme qui a une solide compréhension du monde et des manières de l’amender et qui, par sa maîtrise de la parole et de la plume, parvient à rassembler les citoyens autour de ses idées afin de les concrétiser. Tel est l’intellectuel, tel fut Frank R. Scott.

Frank R. Scott : l’intellectuel dans la Cité L’intellectuel est souvent perçu comme l’homme engagé, « l’homme révolté » de la cité (Hébert et Luneau, 2000 : 233).

Révolté, Frank R. Scott le fut amplement : contre les affres du capitalisme, contre tout ce qui entravait la liberté d’expression, particulièrement l’autoritarisme du premier ministre du Québec Maurice Duplessis. Mais aussi contre le nationalisme québécois qui menaçait l’unité du pays, condition essentielle à la construction d’un Canada idéal à ses yeux. Engagé, Scott le fut également. Désireux de transformer l’ordre établi, Frank R. Scott s’impliqua dans trois sphères de la scène publique, soit la politique, le droit et la littérature, engagement qui nourrit sa conception du Canada et qui lui permit de la diffuser. Dans cette première partie, les trois champs d’activités dans lesquels Scott laissa sa marque seront abordés. À travers l’étude de son implication sociale, nous dégagerons les pans de sa pensée qui influencèrent l’élaboration des politiques linguistiques.

Frank Scott : son engagement dans le mouvement socialiste et l’émergence de sa pensée centralisatrice Dans les années 1920, à la suite d’un séjour d’études à Oxford des plus inspirants, Scott, encore émerveillé par les richesses du Vieux-Continent, fut fortement troublé par la misère qui régnait à Montréal. À une époque où les projets d’assurance-sociale, d’assurance-chômage et d’assurance-maladie n’appartenaient qu’au domaine des idées, il s’engagea dans une quête de justice sociale qui allait marquer son existence et imprégner ses vers.

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Come and see the vast natural wealth of this mine In the short space of ten years It has produced six American millionaires And two thousand pauperized Canadian families (Scott, dans Djwa, 2001 : 168)

La poésie devint pour Scott une arme redoutable de critique de la société. Dans le Montréal des années 1930, il fréquenta, avec son épouse, la peintre Marian Dale Scott, un cercle d’amis et de connaissances qui se réunissait fréquemment dans la demeure de l’artiste John Lyman. Comme le soutient Molly Ungar (2003 : 6), auteure d’une thèse sur les activités du groupe montréalais, ces hommes et ces femmes gravitant autour du salon de Lyman se réclamaient tous du modernisme : ils rejetaient l’univers de la génération de leurs parents, un univers baigné de romantisme, empreint du sceau de la religion et des valeurs capitalistes et bourgeoises. Toutefois, ils ne se contentaient guère de rejeter ; ils aspiraient à bouleverser l’ordre établi en participant à la création d’un nouvel ordre social (Ungar, 2003 : 4). Animé par le souffle créateur de la modernité, Frank R. Scott ne pouvait se restreindre à contempler et à critiquer la réalité, il devait agir pour la transformer. La crise économique, qui mit plus que jamais en lumière les limites du capitalisme, donna une nouvelle dimension à la quête de justice sociale de l’intellectuel anglo-québécois : elle l’amena à s’impliquer sur la scène politique. Scott posa un regard extrêmement sévère sur le capitalisme qu’il jugeait responsable de la misère des travailleurs et du fossé qui ne cessait de se creuser entre la minorité de fortunés et la masse de déshérités. Inspiré par les idées de John Shaver Woodsworth4, il se rallia au mouvement socialiste du Canada. Dans le poème Efficiency, il use de l’ironie afin de discréditer les excès du système capitaliste : The efficiency of capitalism Is rightly admired by important people Our huge steel mills Operating at 25 percent of capacity Are the last word in organization. 4. Ancien prêtre méthodiste, J.S. Woodsworth est un des leaders du social gospel, un mouvement de renouveau religieux visant à créer le royaume de Dieu sur terre. Il fut leader du Cooperative Commonwealth Federation Party, parti politique de gauche, ancêtre du Nouveau Parti Démocratique (Cook, 2006 : 103).

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Valérie Lapointe-Gagnon The new grain elevators Stored with superfluous wheat Can unload a grain-boat in two hours. Marvellous card-storing machines Make it easy to keep track or unemployed There isn’t one unnecessary employee In these textile plants That requires 75 per cent tariff protection And when our closed shoe factories re-open They will produce more footwear that we can possibly buy. So don’t let’s start experimenting with socialism Which everyone knows means inefficiency and waste (Scott, dans Djwa, 2001 : 188).

L’engagement politique de Scott débuta avec la League for Social Reconstruction5 (LSR), qu’il fonda en 1932, conjointement avec Frank Underhill. Les premiers pas de la LSR furent modestes, avec la mise en place de deux sections : une à Montréal, initiée par Scott, l’autre à Toronto, fruit des efforts d’Underhill. Toutefois, rapidement, les ramifications de ces deux sections se multiplièrent, ralliant un nombre sans cesse croissant de membres majoritairement issus de la classe moyenne qui, désillusionnés par le capitalisme, voyaient dans les idées d’économie planifiée de la LSR une lueur d’espoir (Horn, dans Djwa et MacDonald, 1983 : 74). Comme l’explique Michiel Horn, le socialisme en vint à s’imposer, aux yeux de Scott, comme étant la seule panacée à même de panser les plaies de la société canadienne : « The economic and moral bankruptcy of capitalism had become so clear to him that he now saw democratic socialism as the only alternative » (Horn, dans Djwa et MacDonald, 1983 : 76). Ainsi, malgré l’ire que soulevait le socialisme à l’époque, Scott le défendit avec verve dans plusieurs publications. En 1935, alors que la crise économique atteignit des sommets sans précédent, l’intellectuel conclut son article intitulé « The Efficiency of So­cialism » 5. Bien que ses affinités avec la CCF étaient clairement établies, la LSR ne fut jamais officiellement liée à un parti politique  ; elle constituait plutôt une association qui, comme elle le définit dans son manifeste, réunissait hommes et femmes « who are convinced that the present economic order is unjust, cruel, wasteful and inefficient ; who want to work for the establishment in Canada of a social order in which production, distribution and service will be organized for the common good rather than for private profit » (Scott dans LSR, 1975 [1935] : XVI).

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en exaltant les vertus de cette doctrine d’organisation sociale : « In short, socialism instead of being a likely cause of economic inefficiency and political corruption, holds the promise of being the cure of these evils » (Scott, 1986 : 26). Moins d’une année après la fondation de la LSR, Scott s’impliqua également au sein d’un parti politique : en 1933, il devint, l’un des premiers membres de la Cooperative Commonwealth Federation (CCF) dans la province de Québec (Horn, dans Djwa et MacDonald, 1983 : 75). Prônant une transition progressive du capitalisme au socialisme, le CCF constituait une tribune de choix pour l’intellectuel anglo-québécois désireux d’un changement en profondeur de la société canadienne qui se manifesterait principalement à travers l’abandon de la politique du laisser-faire au profit d’une économie planifiée. S’éloignant du modèle politique appliqué dans les pays de l’Europe de l’Est, cette transformation majeure devait s’effectuer dans un État de droit démocratique, le Canada. En effet, le socialisme, tel que préconisé par Scott, devait s’épanouir au sein d’un gouvernement parlementaire (Mills, 1997 : 51). En fait, l’intellectuel était persuadé que le Canada possédait déjà les structures nécessaires pour accueillir un gouvernement socialiste, les Pères de la Confédération ayant fourni, dans l’élaboration de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, les assises d’un gouvernement fédéral fort et centralisateur représentant un terreau fertile à l’épanouissement du socialisme (Mills, 1997 : 51). Aux yeux de Scott, la solution à la pléthore de maux dont souffrait la société canadienne devait être puisée dans le précepte socialiste qui encourageait l’instauration d’un État centralisateur qui, par sa puissance, interviendrait pour éradiquer les injustices. Son passage dans les rangs socialistes, qu’il délaissa dans les années 1950 pour se consacrer à la poésie et à sa double carrière d’avocat et de professeur, marqua considérablement sa conception du pays. En effet, imprégné de la pensée socialiste, il se fit le fervent défenseur d’un Canada centralisé. En témoignent plusieurs de ses discours. En 1943, alors que la Seconde Guerre mondiale faisait des ravages outre-Atlantique, Scott fit une allocution devant l’Association du jeune barreau de Québec, qui témoigne de la force de sa pensée centralisatrice : « Pourtant, malgré l’accroissement des pouvoirs du

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gouvernement fédéral depuis le début de la guerre, nous voyons les provinces survivre et même s’en très bien porter » (dans Scott, 1977 : 130). Dans un autre passage, qui révèle sa sensibilité à l’égard du sort des indigents, il critique de manière acerbe la politique du laisser-faire : en général, je crois sincèrement que la fin de la politique du laisser-faire est une excellente chose. […] L’avènement d’un nouveau sens de la responsabilité envers les membres les moins fortunés de notre société, le désir d’établir des systèmes de sécurité qui protégeront les plus faibles et les plus malheureux me semble être le fait d’une société plus avancée et plus policée que cette autre société dans laquelle chacun ne chercha que son avantage personnel (dans Scott, 1977 : 133).

Dans ces deux extraits tirés d’un discours qu’il prononça pendant la guerre, période de crise aiguë où les provinces se tournèrent vers les ressources du gouvernement fédéral, Frank Scott insiste sur les avantages du centralisme et les tares du capitalisme sauvage. À travers ces extraits se dégage sa conception du Canada idéal : un Canada uni et centralisé qui servirait les intérêts des moins fortunés souffrant toujours plus durement des excès du libéralisme économique. Michiel Horn soutient que le centralisme de Scott était celui d’un réformiste social qui rêvait d’une société canadienne dépourvue d’injustices : Scott’s centralism was no more than a means to the end of introducing the social ownership of large enterprises, a planned economy, and vastly improved social welfare services » (Horn, dans Scott, 1977 : XXIX).

Ardent défenseur des bienfaits du socialisme, Scott se prononça à maintes reprises contre l’accroissement de l’autonomie des provinces. Dans son essai, The Special Nature of Canadian Federalism, il propose une interprétation juridique extrêmement centralisatrice de la Constitution canadienne et milita pour un retour aux sources, un retour au Canada fort et centralisé pensé par les Pères de la Confédération, plus particulièrement par John A. Mac­donald (Silver, 1997 : 37) : No matter what theories about the Canadian constitution are propounded, no matter how much politicians may cry for “provincial autonomy” […], the fact remains that the peace-time distribution of legislative powers to which we are returning has already proved incapable of producing that “efficiency and harmony” aimed at in the constitution of 1867, because

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the magnitude of many social problems exceeds the boundaries of provincial jurisdiction within which they legally lie (dans Scott, 1977 : 176).

L’interprétation juridique de la Constitution rendue par Frank R. Scott dans cet article remit en question la légitimité des décisions du Conseil privé, notamment les interprétations de la Loi constitutionnelle de 1867 faites par lord Watson et lord Haldane qui avaient, aux yeux de Scott, littéralement dénaturé le travail des Pères de la Confédération dans leur interprétation trop généreuse envers les provinces (Djwa, 2001 : 592). Le juriste voyait dans l’autonomie des provinces une menace non seulement pour les plus démunis, mais également pour les hommes et les femmes qui, comme lui, appartenaient aux communautés linguistiques minoritaires. Avec le temps qui témoigna de la possibilité de cohabitation d’une économie planifiée et d’un capitalisme modéré, l’enthousiasme de Frank R. Scott à l’égard du socialisme en vint à s’essouffler, sans toutefois se refroidir complètement. La vision centralisatrice du pays entretenue par Scott, qui s’affirma pendant ses années d’engagement au sein du mouvement socialiste, constitue un des aspects de sa pensée qui, en trouvant une oreille réceptive chez Pierre Elliott Trudeau, influença l’élaboration des politiques linguistiques canadiennes. Le centralisme préconisé par Scott est à la source des deux aspects importants de la vision du Canada qu’il souhaitait instaurer, soit l’absence d’un statut particulier pour le Québec, statut qui assènerait un coup brutal à l’unité canadienne, et la protection des minorités, qui serait mieux assurée à l’intérieur d’un Canada centralisé.

Les efforts de Frank R. Scott pour construire un imaginaire commun entre le Québec et le reste du Canada Le Canada auquel Scott rêvait était fort et centralisé ; il ne pouvait comprendre une province jouissant de droits desquels les autres provinces seraient privées. Les élans nationalistes québécois bouleversèrent donc grandement l’intellectuel, car ils l’éloignaient de la concrétisation de son utopie. Caressant l’idéal d’un Canada uni, Frank R. Scott aspira à comprendre le Canada français et à le faire découvrir à ses homologues anglophones, souhaitant ainsi

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mettre un terme aux préjugés pourrissant les relations entre Canadiens francophones et Canadiens anglophones au sein du pays. En effet, comme l’explique Guy Laforest (1992 : 86) dans son essai Trudeau et la fin d’un rêve canadien, Frank R. Scott fut celui qui, « parmi toute la génération des années trente à laquelle appartenaient les Broke Claxton, Eugene Forsey et Frank Underhill, a consacré le plus d’efforts à comprendre le Canada français et le Québec ». Ces efforts destinés à l’approfondissement de sa connaissance du Canada francophone et du Québec prirent notamment la forme d’ouvrages et d’articles destinés à renseigner les anglophones sur la nature du Canada français. En 1936, Scott publia « French Canadian Nationalism » destiné à éclairer ses pairs au sujet d’un phénomène obscur au Canada anglais, le nationalisme québécois. Dans cet article, il recommandait que cesse l’intransigeance envers les nationalistes canadiens-français : If they are (les nationalistes canadiens-français) simply met with Imperialist ballyhoo, Orange cries, Protestant bigotry and Anglo-Saxon conceit, they will prevail. If they are met with sympathy, understanding and reasonable concessions, French Canadians may be satisfied with something less than the break-up of the Dominion (dans Scott, 1986 : 29-30).

L’équilibre du Canada étant précaire à ses yeux, Scott croyait qu’il n’était possible de le préserver que si les anglophones faisaient un pas vers le Québec afin d’essayer de mieux le connaître. Dans un autre article intitulé « Le Canada et le Canada français », Scott, conscient de la fragilité du pays, écrivit : « Le Canada d’aujourd’hui est le fruit d’un mariage arrangé par les parents plutôt que fondé sur l’amour des conjoints, mais c’est un mariage qui exclut toute possibilité de divorce » (Scott, 1952 : 184). Loin de nier la dualité culturelle et linguistique du pays, l’intellectuel encouragea son épanouissement, épanouissement qui, selon lui, se ferait plus aisément à l’intérieur d’un Canada uni. Ne pouvant envisager le divorce, il œuvra pour que se rapprochent les deux solitudes. La littérature devint un de ses instruments privilégiés pour jeter un pont entre le Québec et le reste du pays. Fort de sa maîtrise des deux langues et de sa plume agile, il participa à la création d’un imaginaire commun entre le Québec et le Canada, des sociétés qui, jusqu’à ce jour, avaient évolué en vases clos.

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La création de cet imaginaire commun se manifesta à travers les traductions que fit Frank R. Scott des œuvres réalisées par des poètes québécois afin d’élargir les horizons des lecteurs anglophones. Ce travail de traduction débuta dans les années 1950, inspiré par le réseau intellectuel qu’il développa grâce à son ami Pierre Emmanuel. En effet, P. Emmanuel poète français, auteur de la préface du Tombeau des rois d’Anne Hébert, avec lequel Scott s’était lié d’amitié lors d’une conférence sur la poésie à Harvard en 1952, le mit en contact avec des groupes de poètes de langue française (Djwa, 2001 : 514). Touché par la poésie d’Anne Hébert, Scott se lança dans la traduction d’une partie de son œuvre. Dès lors, s’amorça entre elle et lui, issus chacun d’une des deux branches culturelles du Canada, un échange épistolaire sur la poésie et la traduction. La correspondance unissant l’intellectuel anglo-­québécois et l’écrivaine québécoise constitue un des piliers du pont que tenta de construire Scott entre le Canada francophone et le Canada anglophone à travers la littérature. Pendant les années 1950, Scott traduisit également des poèmes du cousin d’Anne Hébert, Hector de Saint-Denys-Garneau. Il contacta aussi les poètes de l’Hexagone Gaston Miron et Louis Portugais afin d’élaborer un projet d’anthologie bilingue. Si le projet avorta, les efforts consentis par Scott pour lui insuffler vie témoignent de sa volonté de tisser des liens entre le Québec et le reste du pays. Comme l’explique Patricia Godbout (2004 : 113), dans l’étude Traduction littéraire et sociabilité interculturelle au Canada, l’œuvre de traduction de Scott peut se comprendre comme une stratégie visant à implanter en sol canadien sa conception d’un Canada uni : Les efforts qu’il a déployés pour traduire plusieurs poètes canadiensfrançais des années 1950 et pour échanger de vive voix avec eux s’inscrivaient […], pour l’essentiel, dans une démarche politique et sociale (au sens large) et correspondaient à un souhait de sa part de voir l’élément francophone s’intégrer au grand ensemble canadien.

Scott poursuivit la démarche politique et sociale entreprise afin de consolider les liens délicats entre les deux communautés linguistiques du Canada à travers la fondation du groupe d’études Recherches sociales. L’étude sur la grève de l’amiante d’Asbestos et

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de Thetford Mines6 dirigée par Pierre Elliott Trudeau et parue en 1956 fut l’une des plus importantes réalisations du groupe. En tant que directeur de Recherches sociales, Frank R. Scott signa l’avantpropos de cet ouvrage essentiel à la compréhension de l’histoire sociale du Québec, dans lequel il explique l’objectif du groupe : Notre objectif principal a été d’aider financièrement quelques Canadiens imaginatifs et audacieux, engagés dans une activité intellectuelle ou sociale méritoire et qui, par ailleurs, ne pouvaient bénéficier des trop rares bourses canadiennes officielles disponibles. Tout particulièrement, nous nous sommes ingéniés à promouvoir ou encourager des initiatives ayant pour but de mieux faire connaître l’un à l’autre les deux grands groupes culturels du Canada (Trudeau, 1956).

Les visées de Recherches sociales s’inscrivaient donc dans la ligne de pensée de Scott. Animé par sa volonté de renseigner ses pairs sur le Québec, qui s’est manifestée à travers ses deux rôles de traducteur et de directeur du groupe d’étude Recherches sociales, le poète anglo-québécois a tenté de jeter les assises d’un imaginaire commun entre les deux communautés linguistiques du Canada. À ses yeux, le dialogue fructueux, plus que l’octroi d’une autonomie accrue pour le Québec, était garant de l’essor du pays. Dans les années 1960, le Québec en vint à se détacher progressivement du reste du Canada français. La voix de la province francophone, portée par l’ébullition culturelle et sociale de la Révolution tranquille, se fit entendre de plus en plus distinctement à l’intérieur du pays. Désireux de redevenir maîtres chez eux, les Québécois partirent à la reconquête de leur langue. Ils militèrent afin d’obtenir les pouvoirs nécessaires à la protection de leur bagage culturel et linguistique, menacé par la forte pression assimilatrice de l’anglais. Jamais Scott ne put se résoudre à admettre les bienfaits d’un fédéralisme asymétrique accordant au Québec le pouvoir de gérer ses politiques linguistiques et culturelles. Toute sa vie, il s’y opposa, défendant ardemment un fédéralisme canadien fort et unifié auprès des Québécois (Djwa, 2001 : 556). Aux yeux du poète-juriste, le Québec représentait certes une province différente de ses voisines 6. Cette grève, qui a eu lieu en 1949, marque un tournant important dans l’histoire sociale du Québec. Elle servit à consolider le mouvement syndical et parvint à réunir les opposants de Duplessis (Djwa, 2001 : 443).

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à maints égards, mais elle n’avait guère besoin de droits particuliers pour affirmer sa spécificité. La vision de Scott concernant la place du Québec au sein du Canada permet de comprendre sa façon d’envisager les politiques linguistiques canadiennes qui ne devaient guère fournir un cadre privilégié pour assurer la pérennité du français au Québec. C’est cette vision qu’il défendit dans la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme en ­s’opposant à toute forme de droits collectifs pour les Québécois franco­ pho­nes.

Le champion des droits civils Si Scott ne voulait pas envisager la présence de droits collectifs pour les francophones du Québec, c’est parce que son principal cheval de bataille était incarné par la protection des droits des minorités qui, selon lui, devait être assurée non seulement par un gouvernement central fort, mais également par l’insertion d’une charte des droits et libertés dans la Constitution. Autant Allen Mills que Sandra Djwa présentent Scott comme le père de l’enchâssement de la Charte des droits et libertés dans la Constitution canadienne de 1982. Mills (1997 : 45) soutient notamment que cette Charte est le fruit d’une chaîne de transmission de Woodsworth, à Scott, à Trudeau : « Thus, with only slight exaggeration, it can be said that Canada acquired the Charter of Rights and Freedoms through an immaculate, personal transmission from Woodsworth to Scott to Trudeau ». Djwa, quant à elle, affirme que si Scott n’a jamais songé à réclamer la paternité de la charte, il n’en reste pas moins que son œuvre fut une source d’inspiration majeure pour Pierre Elliott Trudeau (Djwa, 2001 : 559). La volonté de Scott de défendre les plus faibles et de les protéger contre la tyrannie des détenteurs du pouvoir apparut tôt dans son cheminement, soit dès les années 1930. Au fil du temps, cette idée mûrit et Scott qui, en raison de sa formation de juriste, cultivait une conception des relations sociopolitiques reposant sur des valeurs légales, en vint à être persuadé que le meilleur moyen de protéger adéquatement les minorités était de leur permettre un recours juridique par le biais d’une charte des droits et libertés qui

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serait intégrée dans la Constitution. Si cette solution s’enracina dans ­l’esprit de l’intellectuel anglo-québécois, c’est en partie grâce à sa rencontre avec James Shaver Woodsworth, premier chef du CCF, qui devint son mentor. Partisan d’un fédéralisme centralisateur, Woodswoth défendit, à la fin des années 1920, l’instauration d’une charte qui protégerait les minorités culturelles et religieuses (Mills, 1997 : 45). Dans l’article « Language Rights and Language Policy », Scott (dans 1977 : 377) met en lumière l’ascendance intellectuelle exercée par le chef de gauche sur sa conception du pays : « J.S. Woodsworth, […] more than any other Canadian helped me to clarify my ideas about the kind of political instrument that would most contribute to the attainment of our ideals ». Imprégné des idées Woodsworth, Scott milita dans l’espace public canadien en faveur de cet instrument politique et juridique que constituait une charte des droits et libertés. Au cours de sa carrière, plusieurs événements le confortèrent dans la nécessité de créer une telle charte. La dépression des années 1930 fut non seulement le déclencheur de son engagement politique, en le poussant à s’investir dans le mouvement socialiste ; elle fut également le déclencheur de son vibrant plaidoyer en faveur d’une charte des droits et libertés. Dans le Montréal durement atteint par la crise, la paranoïa était à son paroxysme et le comportement de la police se faisait hautement répressif. En 1931, Tim Burk et d’autres protagonistes du mouvement communiste canadien furent arrêtés et l’article 98 du Code criminel canadien7 fut invoqué afin de les accuser de conspiration, au plus grand désarroi de Scott qui vit dans ce geste démesuré un obstacle à l’épanouissement d’une liberté des plus fondamentales : la liberté d’expression (Mills, 1997 : 52). En 1933, l’humaniste publia « Freedom of Speech in Canada » dans lequel il s’insurge contre la répression et la censure qui régnaient en cette période trouble : The present economic crisis has brought sharply to the front in Canada the question of freedom of speech. The individual liberties of the Canadian citizen have very definite and unexpected limits. On all sides we have seen men and women thrown into gaol simply for making speeches ; peaceful meetings broken up by police ; street parades prohibited or 7. L’article 98 du Code criminel canadien autorisait les poursuites contre les communistes ; il fut abrogé pour être remplacé, en 1937, par la loi du cadenas contre laquelle Scott se battit en cour (Djwa, 2001 : 414).

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dispersed ; demonstrators arrested and deported after secret trials before administrative tribunals (dans Scott, 1977 : 60).

Afin de mettre un terme à ce régime intransigeant, il appela les esprits libéraux de chaque parti politique à unir leurs efforts afin d’instaurer un climat de tolérance : But much could be done immediately to widen the area of freedom of speech in Canada, and liberal minds of all parties should unite in this endeavour. […] Law and order would be more secure in this atmosphere of tolerance, because tolerance includes a respect for authority (Scott, 1977 : 75).

La liberté constitue un thème récurrent dans l’œuvre de Frank R. Scott, qui n’a jamais cessé de réfléchir à la manière de faire du Canada une terre propice à l’épanouissement des libertés civiles. C’est dans Social Planning for Canada, ouvrage réalisé en 1935 par la LSR dans le dessein de promouvoir le socialisme au Canada, que le juriste recommanda, pour la première fois, l’insertion d’une charte des droits dans la Constitution8. Mais ce n’est que quelques années plus tard que Scott devint un partisan inconditionnel de cette stratégie. En effet, comme le mentionne Sandra Djwa (2001 : 413), au cours des années 1950, « deux affaires judiciaires interminables, l’affaire de la loi du cadenas et l’affaire Roncarelli, le confortèrent dans sa conviction qu’il était nécessaire d’enchâsser une déclaration des droits dans la Constitution ». Dans le Québec duplessiste, où les libertés civiles étaient menacées par l’autoritarisme du gouvernement, Frank R. Scott s’engagea dans ces deux batailles juridiques afin que soient respectés les droits et les libertés des individus. Ayant éclaté en 1946, l’affaire Roncarelli était grandement risquée pour Scott. En effet, le juriste anglo-québécois se mesurait à un adversaire de taille. Il défendait Frank Roncarelli, adepte prospère d’une secte abhorrée au Québec, les Témoins de Jéhovah, contre le premier ministre du Québec, Maurice Duplessis. À une époque où les Témoins de Jéhovah étaient persécutés dans la province québécoise comme nulle part ailleurs au pays, Frank Roncarelli, qui s’était servi de sa fortune pour venir en aide à quelques centaines de ses coreligionnaires en payant leurs cautions, se fit réquisitionner son permis 8. Dans le chapitre intitulé « Parliament and Constitution », Scott et ses collègues de la LSR écrivent : «  An entrenched Bill of Rights clause in the B.N.A. Act would do much to check the present drive against civil liberties » (LSR, 1975 [1935] : 508).

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d’alcool sur l’ordre du premier ministre qui vit dans la sympathie de Roncarelli à l’égard des Témoins de Jéhovah un affront à l’ordre public. Ne pouvant tolérer qu’un homme soit bâillonné en raison de ses allégeances religieuses, Scott s’engagea dans une lutte qu’il remporta non sans difficulté en Cour suprême, où la majorité des juges soutint, dans un jugement rendu le 27 janvier 1959, que Duplessis avait outrepassé son autorité (Djwa, 2001 : 437). L’affaire de la loi du cadenas connut également un dénouement heureux pour Scott. Émise en 1937 par Duplessis afin de combler le vide laissé par l’abrogation de l’article 98 du Code criminel canadien, la loi du cadenas aspirait à « protéger l’État contre un mouvement subversif très sérieux » (Djwa, 2001 : 417) en interdisant l’utilisation d’une maison dans le but de propager le communisme. Choqué par cette loi qui posait un obstacle considérable à la liberté d’expression, Scott, à l’instar de plusieurs groupes de défense des droits civils, la remit en cause devant la Cour suprême. Il la jugeait inconstitutionnelle parce qu’elle empiétait sur la compétence du gouvernement fédéral en matière de droit criminel. À la suite d’une démarche juridique éprouvante pour Scott, la loi du cadenas fut finalement abrogée. À la fin des années 1950, fort de ses deux victoires consécutives contre l’autoritarisme du gouvernement Duplessis, Frank R. Scott fut sacré champion des droits civils dans plusieurs journaux à travers le pays (Djwa, 2001 : 422). Son implication dans ces deux batailles juridiques l’amena à constater que l’État canadien, tel qu’il était constitué, recelait de grandes lacunes en matière de protection des libertés civiles. Selon lui, le seul moyen de pallier ces manques résidait dans l’édiction d’une déclaration des droits. Convaincu que l’objectif d’une Constitution était de définir et de protéger les droits des individus, il rendit, en 1959, dans son ouvrage Civil Liberties and Canadian Federalism, un plaidoyer en faveur du rapatriement de la Constitution, afin que le Canada soit enfin émancipé des résidus de l’impérialisme. C’est avec l’idée de l’insertion d’une charte des droits et libertés que le champion des droits civils conclut sa plaidoirie : We like to think that our nationhood is complete, but from the point of view of constitutional law it is not complete. We are still in a partly

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colonial relationship to Britain, for we still have to return to the British source of our constitution for its major amendments. […] We must eventually nationalize the constitution, as we have nationalized the Crown. […] When we have reached this final point of maturity, when at least we shall take our fate in our hands, […] then at least we shall be a truly independent people, dual in culture but single in democratic statehood. That will be the proper time at which to entrench in the constitution those further fundamental freedoms and human rights which are inadequately protected by purely Canadian declarations (Scott, 1959 : 57).

À travers une charte canadienne des droits et libertés, Scott ne voulait pas simplement protéger les minorités ; son dessein était plus ambitieux. Il aspirait à doter le Canada d’un puissant instrument qui unirait les Canadiens autour d’une référence identitaire transcendant les divisions provinciales. En plaçant l’ensemble des citoyens canadiens sur un pied d’égalité – chacun bénéficiant des mêmes droits et libertés –, la charte devenait la pierre angulaire de son œuvre, incarnée par la construction d’un pays où régneraient justice et unité. En 1960, le premier ministre canadien John Diefenbaker présenta une déclaration des droits et libertés qui fut toutefois loin de combler les attentes de Scott. En effet, le juriste, qui croyait ardemment en la force créatrice du droit, était insatisfait de ce texte qui ne représentait qu’une banale déclaration de principes (Djwa, 2001 : 593). Ne recelant aucune valeur contraignante sur le corpus juridique, la déclaration des droits et libertés ne constituait, aux yeux de Scott, qu’une belle théorie se révélant impuissante une fois transposée dans la réalité. « Freedom can exist only in an organized society, and law is the social engineering which designs that society » (Scott, dans Mills, 1997 : 54), tel était le principe qui nourrissait la pensée de Scott. À ses yeux, le droit constituait le moteur de changements à même de redessiner les contours d’une société canadienne où les libertés civiles seraient bien établies et respectées. L’insertion d’une charte des droits et libertés dans la Constitution ne représentait pas qu’une protection pour les libertés civiles, elle constituait également un atout incontestable pour les tribunaux qui se voyaient investis de la délicate mission de définir la nature même de ces droits et libertés (Sarra-Bournet, 1986 : 87). Persuadé de la primauté du droit en démocratie, Scott aspirait donc à donner une arme

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redoutable aux tribunaux afin que toute la force créatrice du droit puisse s’exprimer. Si l’État canadien ne pouvait garantir adéquatement les droits et libertés de chacun des citoyens, les cours de justice, en raison notamment de l’impartialité qui y fait loi, étaient, selon Scott, bien placées pour contrer les abus empêchant l’épanouissement des libertés civiles. Le juriste aspirait donc à élever les juges au rang de « gardiens de la liberté » (Mills, 1997 : 53).

La réception de l’œuvre de Frank R. Scott et son héritage Le rêve canadien caressé par Scott étant des plus ambitieux, l’intellectuel ne pouvait le concrétiser seul. Ainsi, au cours de sa carrière, il fit la promotion de son idéal afin d’y rallier le plus grand nombre de femmes et d’hommes. Il publia, s’impliqua dans la sphère publique, notamment dans la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, dite Commission BB, et tissa des réseaux avec d’autres intellectuels, ce qui permit à sa pensée de voyager et d’être notamment connue par un homme d’influence, Pierre Elliott Trudeau, qui allait grandement contribuer au rayonnement des idées proposées par Scott.

La Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme Au cours des années 1960, la volonté de Scott de renforcer l’unité canadienne en encourageant le dialogue fructueux entre le Québec et le reste du pays s’exprima à travers son implication dans la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme qui fut au centre de la vie politique du Canada et du Québec pendant presque 10 années (Laforest, 1992 : 96). La Commission BB constitue un moment clé dans la trajectoire de Scott, car c’est au cours de ses travaux, qui se déroulèrent sous le signe de la division, que l’intellectuel parvint progressivement à imposer sa vision du Canada.

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Initiée en 1963 par le gouvernement libéral de Lester B. Pearson, la Commission répondait à l’appel lancé par l’intellectuel québécois André Laurendeau dans Le Devoir en 1962. Mobilisant des ressources financières et humaines considérables, déchaînant les passions des commissaires et du grand public, la Commission étala au grand jour l’impasse que traversait alors le pays. Elle fut également le lieu de rencontre de deux grands intellectuels qui partageaient des visions profondément divergentes de la stratégie à adopter afin de faire du Canada un terreau fertile à l’essor de ses deux communautés culturelles : André Laurendeau et Frank R. Scott. Tandis que Laurendeau défendait un mandat élargi pour la Commission qui se traduirait par une étude poussée des relations entre le fédéral et le provincial, Scott, quant à lui, ne désirait guère que la Commission se perde dans les dédales d’un débat constitutionnel. L’intellectuel anglo-québécois souhaitait qu’elle n’outrepasse point les limites de son mandat qui était « d’enquêter sur le bilinguisme et le biculturalisme dans le dessein de recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d’après le principe de l’égalité entre les deux peuples fondateurs tout en tenant compte de l’apport des autres groupes ethniques » (Meisel et al., 1999 : 184). Un fossé se creusa donc entre les mesures préconisées par Laurendeau, qui réclama une refonte de la Constitution octroyant plus d’autonomie au Québec en matière de politiques culturelles et linguistiques, et celles préconisées pas son compatriote anglo-québécois, qui ne pouvait envisager qu’une seule modification majeure de la Constitution, soit l’ajout d’une charte des droits. Dès les premiers balbutiements des travaux de la Commission, André Laurendeau parvint à faire prévaloir sa vision de la problématique canadienne mais, affaibli par des problèmes de santé, l’intellectuel perdit progressivement son ascendant sur les autres commissaires. À partir de 1965, ses idées se confrontèrent de plus en plus durement à celles de Scott, dont l’influence devint prédominante (Nadeau, 1993 : 77). Laurendeau désirait des droits accrus pour les francophones du Québec. Scott, de son côté, ne s’opposait guère à l’octroi de droits pour les francophones du Québec toutefois, comme il avait fait de la défense des minorités un de ses principaux

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chevaux de bataille, il croyait que les Anglo-Québécois devaient également bénéficier de droits. Comme le mentionne Sandra Djwa (2001 : 535-536), « son empressement à ne faire que des concessions limitées […], associé à sa conviction socialiste de la nécessité d’un gouvernement central fort, font de lui un formidable opposant aux exigences du Québec en faveur d’une plus grande autonomie ». Pour le juriste, les droits collectifs revendiqués par les Québécois francophones avaient un goût particulièrement amer, car ils semblaient négliger la minorité anglophone du Québec. Si le principe individuel9 avait été choisi dès le début des travaux comme ligne de pensée, la Commission s’en détourna quelque peu pour recommander des droits spécifiques au territoire de la province québécoise, notamment en ce qui concerne la sphère du travail. En effet, les commissaires proposèrent que « le secteur privé du Québec, les pouvoirs publics et l’entreprise privée se donnent pour objectif que le français devienne la principale langue de travail à tous les échelons » (McRoberts, 1999 : 133). Rejetant toute territorialité en raison de ses effets néfastes sur l’épanouissement des minorités, Frank R. Scott s’opposa avec véhémence à cette recommandation. Si Laurendeau envisageait les politiques linguistiques comme un soutien à l’essor de la population francophone du Québec, Scott, de son côté, se battit contre toute asymétrie de droit en matière de politiques linguistiques, asymétrie qui minerait le développement des communautés minoritaires. Au cœur de la Commission BB se sont donc affrontées deux visions du fédéralisme : d’une part, le fédéralisme asymétrique de Laurendeau, qui aspirait à une révision en profondeur de la Constitution en faveur du Québec afin qu’il puisse bénéficier de droits spécifiques lui permettant de préserver sa langue et sa culture et, d’autre part, le fédéralisme centralisateur de Scott qui ne comprenait guère l’importance d’un remaniement complet de la Constitution10, 9. Le principe individuel s’oppose au principe territorial : tandis que le premier fait en sorte que les droits linguistiques soient partout les mêmes au sein d’un pays, le second fixe des droits linguistiques distincts selon les différentes régions d’un pays. Selon le principe territorial, « les droits dont peuvent disposer les citoyens dépendent de la région dans laquelle ils vivent », explique le politologue Kenneth McRoberts (1999 : 131). 10. Aux yeux de Scott, seulement quelques modifications, dont l’insertion d’une charte des droits et libertés, parviendraient à faire de la Constitution un cadre avantageux autant pour les anglophones que pour les francophones (Djwa, 2001 : 442).

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car il considérait que l’expérience canadienne constituait globalement une réussite. Aux dires de Guy Laforest (1992 : 102), Scott eut plus de veine que son collègue : « les principaux aspects de sa vision du fédéralisme, c’est-à-dire un gouvernement central fort protégeant les droits des minorités, le rapatriement de la Constitution associé à une charte des libertés fondamentales, se sont retrouvés dans le programme du gouvernement de Pierre Elliott Trudeau et du Parti libéral de 1968-1984. Avec la loi de 1982, la conception de Scott est devenue la loi officielle du Canada. » Pendant les travaux de la Commission BB, la vision de Scott du rôle que devaient jouer les politiques linguistiques et de la forme qu’elles devaient emprunter s’imposa progressivement. C’est toutefois grâce à son ascendance intellectuelle sur Trudeau que cette vision s’enracina et que le poètejuriste laissa sa marque sur le paysage du Canada contemporain.

Frank R. Scott, mentor de Pierre Elliott Trudeau Certes, il s’avère complexe de mesurer l’influence qu’un homme eut sur un autre. Toutefois, en ce qui a trait à l’impact de Scott sur le développement de la pensée de Trudeau, « there is convincing evidence, some from Trudeau himself, that he considered Scott the chief exponent of liberal democracy, classical federalism, minority rights and social justice in Quebec prior to 1950 », souligne Sandra Djwa (2000 : 59). L’œuvre littéraire de Frank R. Scott s’avéra centrale dans la formation intellectuelle de Pierre Elliott Trudeau qui fut grandement impressionné par la qualité de la plume du poète anglo-québécois avec laquelle il entra en contact par l’intermédiaire du magazine littéraire Preview. Trudeau lut également une multitude d’articles de Scott et s’imprégna de ses idées socialistes, développées avec les autres protagonistes de la LSR (1935) dans Social Planning for Canada11. L’homme qui allait gouverner le Canada pendant plus 11. C’est en grande partie en raison de l’influence de la pensée de Scott que Trudeau flirta au début de sa carrière avec les cercles socialistes ; il s’impliqua dans le CCF puis, au début des années 1960, il supporta brièvement le NPD avant de se tourner définitivement vers le Parti libéral (Horn, dans Scott, 1986 : XI).

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d’une décennie s’intéressa non seulement aux publications de Scott, mais aussi à sa carrière de juriste12 ; il assista aux plaidoiries livrées par l’avocat lors des deux batailles judiciaires qui le sacrèrent champion des droits civils. Comme plusieurs intellectuels de l’époque, il voua une admiration sincère à cet intrépide juriste, qui avait osé braver Duplessis afin de faire rayonner la liberté d’expression en territoire québécois. C’est au cours de la réalisation de l’ouvrage collectif sur la grève de l’amiante de 1949, ouvrage dirigé par Trudeau, que les deux hommes furent amenés à se côtoyer plus assidument. Peu de temps après la publication de l’ouvrage, Trudeau convia Scott à l’accompagner dans un périple sur le fleuve Mackenzie, invitation motivée par son désir de faire plus ample connaissance avec cet intellectuel qui avait gagné son estime : « Frank était mon grand héros […]. Il n’a jamais été mon professeur, mais c’est l’homme qui prenait courageusement position dans les affaires importantes […] que ce soit dans le cas des Témoins de Jéhovah ou dans ses écrits […]. C’est grâce à mes contacts avec Frank en personne et par le biais de ses actions que j’ai pu forger ma pensée constitutionnelle. » (Djwa, 2001 : 452.) Au cours de cette descente du fleuve Mackenzie, une amitié se développa entre Scott et Trudeau dont les pensées convergeaient sur maints sujets : ils étaient notamment tous deux animés d’un ardent nationalisme canadien, et d’un puissant désir de consolider l’unité du pays. Le 18 janvier 1968, avant que Trudeau ne devienne premier ministre, Scott, bien qu’il n’eut jamais été partisan libéral, lui envoya une missive le priant d’accepter de prendre la tête du parti : Je ne suis pas, comme vous le savez, un partisan libéral. Je suis convaincu que si la CCF et le NPD remportaient davantage de succès électoraux, on pourrait aplanir bien des difficultés. […] Mais, en dépit de ma position, je tiens profondément à ce que le Parti libéral se dote aujourd’hui du meilleur chef possible. Celui-ci doit être prêt à défendre une nouvelle conception du Canada et à inspirer confiance […]. Surtout, il doit comprendre les réalités constitutionnelles et être capable de faire la distinction entre le changement pour le simple changement et la véritable 12. Trudeau, qui est avocat de formation, enseigna le droit à l’Université de Montréal de 1961 à 1965 ce qui permet d’expliquer son intérêt marqué pour l’œuvre juridique de Scott.

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croissance, fonctionnelle et intelligente. Vous êtes cet homme (Scott, cité dans Djwa, 2001 : 465).

Dans son article sur l’utopie canadienne de Scott, Ramsay Cook (2006 : 109) rappelle cette déclaration lancée par Trudeau qui met en lumière l’ascendance intellectuelle exercée par Scott sur sa pensée : « Tout ce que je sais, c’est Frank qui me l’a appris. » Une fois au pouvoir, Trudeau aspira donc à bâtir un Canada rejoignant le pays décrit par Scott : un pays uni, où les droits des minorités seraient protégés. À l’instar de son mentor, Trudeau s’opposa à toute asymétrie et, en matière de droits linguistiques, il fut un fervent défenseur du principe individuel, jugeant les droits collectifs hautement menaçants13. Il ne pouvait accepter que le Québec jouisse d’un statut particulier lui permettant d’accroître son autonomie afin qu’il devienne une terre plus propice à l’épanouissement de sa langue et de sa culture. En 1971, Scott écrivit, dans une lettre à son ami King Gordon : « Comment mettre en évidence que les besoins culturels autant que les besoins économiques [de la province] sont beaucoup mieux servis par un fédéralisme viable que la séparation, ou même que par un statut spécial qui asphyxierait le reste du système […]. Le champ de compétences du Québec est déjà bien assez vaste pour qu’il puisse protéger et promouvoir sa culture » (Djwa, 2001 : 555). Pierre Elliott Trudeau, en prônant l’uniformité des droits pour les deux communautés linguistiques du pays, se rallia à Scott. Aux dires d’André Burelle (2005 : 449), il argua « que les Francophones du Québec n’avaient pas besoin de béquilles légales et qu’ils pouvaient concurrencer sans aide leurs plus brillants compatriotes anglophones du Canada ». La conséquence la plus tangible de l’influence de Frank R. Scott sur l’ancien premier ministre du Canada est sans contredit représentée par le rapatriement de la Constitution, à laquelle fut enchâssée une charte des droits et libertés. Trudeau emprunta le 13. À propos des droits collectifs, Trudeau écrivit : « Si les droits collectifs du Québec peuvent prédominer, cela veut dire que les Québecois peuvent se ficher pas mal des Amérindiens [...] qui ont dit que si le Québec se sépare, ils ne partiraient pas nécessairement avec le Québec, ce que le Québec n’aime pas. Et c’est pour cela que les droits collectifs sont une théorie dangereuse : des collectivités plus grandes et plus petites s’affrontent dans le sein d’un même pays, et cela engendre des guerres civiles. C’est ça des droits collectifs » (Trudeau dans Burelle, 2005 : 52).

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chemin tracé par Scott dans plusieurs de ses écrits concernant la Constitution, de Social Planning for Canada à Civil Liberties and Canadian Federalism. En 1982, année du rapatriement de la Constitution et de sa modification par l’ajout de la charte, le pays se rapprocha plus que jamais du Canada idéal imaginé par Scott. Les bases étaient jetées pour que les droits des minorités soient respectés et pour que s’affirme le rôle créateur des juges, défendu avec ardeur par Scott dans son œuvre. Les bases étaient jetées pour que les inégalités entre les langues française et anglaise soient redressées, de manière à ce que, « les deux communautés puissent considérer le Canada tout entier comme étant leur pays » (Brouillet, 2005 : 328).

L’héritage de Scott en matière de politiques linguistiques au Canada En matière de politiques linguistiques, l’héritage de Frank R. Scott emprunta divers visages. Il se traduisit notamment par le triomphe de l’approche individuelle – approche aux effets à double tranchant pour les Québécois14 – ainsi que par la prépondérance du rôle joué par le droit dans la gestion de la diversité linguistique. La manifestation la plus éclatante de la richesse de l’héritage de Scott en matière de gestion de la langue en sol canadien est incarnée par la présence d’une charte des droits et libertés dans la Constitution canadienne. C’est sans doute cette part importante du legs intellectuel de Scott qui a contribué à faire de lui un personnage controversé dans la province qui le vit naître. En effet, la Charte canadienne peut, dans certaines situations, nuire à la compétence législative du Québec dans le domaine linguistique, et ce, en raison du type de diversité qu’elle encourage, une diversité déterritorialisée qui, comme l’explique la juriste Eugénie Brouillet (2005 : 328), « s’exprime au niveau pancanadien, sans égard aux frontières provinciales ». En faisant en sorte que tous les citoyens canadiens jouissent des mêmes libertés, elle est sujette à entrer en conflit avec la Charte 14. Les effets de cette approche étant certes bénéfiques pour les communautés minoritaires, mais plutôt négatifs pour la communauté francophone majoritaire du Québec.

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de la langue française15. Armés de la Charte canadienne des droits et libertés, les individus issus de communautés minoritaires au Québec purent contester certains articles de la charte québécoise, invoquant l’atteinte à la liberté d’expression. Cette confrontation entre les deux chartes mena à une révision à la baisse de la charte québécoise. À titre d’illustration, dans l’arrêt Ford, des commerçants anglophones contestèrent les dispositions de la loi 101 obligeant l’unilinguisme français dans l’affichage public, jugeant qu’il entravait leur liberté d’expression. Le dossier se rendit en Cour suprême où les juges durent, comme l’explique Eugénie Brouillet (2005 : 344), résoudre l’antagonisme entre « le droit individuel à la liberté d’expression réclamé par les commerçants et, d’autre part, le droit collectif des Québécois à la sécurité et à l’épanouissement linguistiques ». La Cour trancha en faveur des individus appartenant à une minorité linguistique, stipulant que le principe de protection des minorités primait sur le pouvoir du Québec à légiférer afin d’assurer la pérennité de la langue française. La loi 101 dut être révisée : de l’unilinguisme qu’elle prônait, elle fut modifiée pour la nette prédominance du français dans l’affichage public. L’autre visage que prit l’héritage de Frank R. Scott est incarné par la primauté du droit dans la gestion de la diversité linguistique au Canada. Le poète-juriste croyait en la force créatrice de la discipline juridique et aspirait à instaurer un cadre propice à son expression. Loin de diminuer l’importance des tribunaux, la charte de 1982 leur octroya un rôle prépondérant dans la question des politiques linguistiques. En s’inscrivant dans la Constitution, la charte devint sujette à l’interprétation des experts en droit constitutionnel. Au cours des dernières décennies, plusieurs jugements furent rendus attestant du rôle prééminent du droit dans la gestion de la diversité 15. Comme l’explique Eugénie Brouillet, la charte canadienne garantit deux droits et libertés individuels, soit la liberté d’expression et le droit à l’égalité, qui sont potentiellement hostiles à l’expression de l’identité collective des Québécois, expression qui passe nécessairement par la langue, ciment de l’identité culturelle d’un peuple (Brouillet, 2005 : 338). Certes la charte canadienne ne vient pas empiéter sur les plates-bandes du paysage linguistique québécois en imposant à la province francophone un contenu législatif précis en matière de gestion de la langue. Comme elle le souligne, « c’est plutôt à titre négatif que la liberté d’expression et le droit à l’égalité limiteront le Parlement québécois, en lui interdisant d’adopter certaines mesures » (Brouillet, 2005 : 339).

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linguistique. L’arrêt Mahé, rendu en mars 1990, constitue notamment un excellent exemple du pouvoir du droit dans le domaine linguistique au Canada. * * * Si Frank R. Scott parvint à influer le cours de l’élaboration des politiques linguistiques canadiennes, c’est non seulement en raison de la force de sa pensée, fondée sur une connaissance approfondie du droit constitutionnel, de sa verve intarissable et de sa plume mordante, mais également en raison de sa rencontre avec un autre intellectuel qui, de par le pouvoir qu’il détenait en tant que dirigeant du pays, parvint à faire passer du domaine du rêve à celui de la réalité certains aspects de la vision du Canada propagée par l’intellectuel anglo-québécois. Frank R. Scott fut un homme aux personnalités multiples ; en lui cohabitaient un amant de la poésie, un juriste accompli ainsi qu’un homme politique engagé, ces trois facettes de sa personnalité complexe ayant contribué à façonner son « utopie canadienne », pour reprendre l’expression employée par Ramsay Cook. À ses yeux, seul un gouvernement central fort pouvait assurer la prospérité du pays. L’union plus que la division était gage de réussite de l’aventure canadienne. Il se démena donc afin d’instaurer un dialogue fructueux entre les deux solitudes du Canada, dialogue qui devait s’établir entre deux partis parfaitement égaux. En effet, l’humaniste érudit ne pouvait comprendre les revendications d’autonomie du Québec, revendications qui assenaient un coup dur aux minorités linguistiques de la province auxquelles il appartenait. Afin de transcender les clivages qui ruinaient son utopie canadienne, Scott élabora – à partir des assises jetées par son mentor J. S. Woodsworth – un puissant outil centralisateur, la Charte canadienne des droits et libertés, qui, en mettant de l’avant le principe individuel, incarna une protection pour les minorités, mais une menace potentielle à l’expression de la culture et de la langue française sur le territoire du Québec. De la fin des années 1960 jusqu’au référendum sur la souveraineté du Québec de 1980, face à une exacerbation du nationalisme québécois accompagnée de la montée des revendications d’auto-

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nomie de la province, Scott crut voir s’écrouler l’œuvre de sa vie, une vie passée à tenter de comprendre ses compatriotes francophones et à jeter un pont entre le Canada francophone et le Canada anglophone. Toutefois, Pierre Elliott Trudeau, dont la conception du Canada était pétrie de celle de Scott, permit à l’héritage de son aîné de s’enraciner en sol canadien en rapatriant la Constitution et en y enchâssant une charte des droits et libertés. Un héritage riche, mais ô combien controversé dans un Québec où la liberté d’expression protégée par la charte peut s’avérer une menace à l’expression de l’identité culturelle des Québécois francophones.

Références

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Page laissée blanche intentionnellement

The 1960s in Canada : An Era of Lobbying. Ukrainian Canadians and the Issue of Bilingualism*

Julia Lalande Research officer Faculty of Education, York University

Long before professional, registered lobbyists became the norm in Canada, before questions of accountability and transparency dominated the scene (Rush, 2002), Ukrainian Canadians employed lobbying techniques to raise awareness for their cause. The decade of the multiculturalism discussion (1963-1971) was particularly important and fruitful in this context. This article examines the motivation for Ukrainian Canadians to organize themselves during the multiculturalism debate, the context in which they organized and the forces that kept them together. I argue that Ukrainian Canadians became involved in the multiculturalism discussion as a direct response to their own situation in the country and that of their counterparts in Ukraine. In analyzing the arguments and demands * This article is partially based on my dissertation, entitled : “Building a Home Abroad : A Comparative Study of Ukrainian Migration, Immigration Policy and Diaspora Formation in Canada and Germany after the Second World War”, which I defended at the University of Hamburg in March of 2006. All archival material cited in this article is from the Library and Archives Canada (LAC) in Ottawa. I would like to thank the Foundation of German Business (sdw, Berlin) and the Stiftung für Kanada-Studien for their financial support that made this research possible. I would further like to thank Ryan Lalande, Marcel Martel and Roberto Perin for their helpful comments.

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made by the group, it becomes further obvious that they focused on the survival of Ukrainian language and culture, which in their eyes was directly connected to and only possible through the survival of the group in the diaspora.

The Emergence of Lobbying Loomis and Cigler (2007 : 6-7) argue that the political and social climate of a country is important for the development of its lobby groups. In the case of the United States, increased immigration during the postwar era, coupled with constitutional rights of free speech and redress as well as a power vacuum in the decision making process led to favorable conditions for the activities of special interest groups. In Canada, the 1960s also offered an increasingly positive environment for these types of groups. The economic upswing of the decade had virtually eradicated unemployment, presenting Canadians with a high level of opportunity and affluence. Further bolstered by the emerging civil rights, women’s and protest movements that swept across the border from the south, the baby-boomer generation was in the privileged position of being able and willing to question pre-existing norms and traditions (Owram, 1996 : 159-184, 216-247). And in the case of Canada, the government in fact formally initiated a nation-wide discussion that initially centered on questions of bilingualism and biculturalism and that eventually developed into a discussion on multiculturalism. In response to the Quiet Revolution in Quebec and the threat of secession, the Pearson government established the Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism (hereafter B&B Commission) in 1963 (Temelini, 2003). The B&B Commission was meant to study the state of bilingualism and biculturalism in Canada by examining the federal administration, public and private organizations as well as opportunities for bilingualism in the country (Taylor, 1993 : 2-33; Government of Canada, 1965 : 143-144). In order to get an impression of the discourse in the country, the B&B Commission held pan-Canadian hearings where they met with Premiers, journalists, and community representatives. As more and more groups became involved in the discussion, the agenda began to change.

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The Ukrainian Response to the B&B Commission Many interest groups form as a direct response to societal changes or government programs (Loomis and Cigler, 2007: 8, 12-13). However, with Ukrainian Canadians, the case was more complex than that. They had already started to form and act as a special interest group during the Second World War. In response to government efforts within the country as well as the increasingly difficult situation in Ukraine itself, Ukrainian-Canadian nationalists had organized in 1940 as the Ukrainian Canadian Congress (UCC) that lobbied the government on behalf of Ukraine and Ukrainian displaced persons abroad. Although the UCC was originally meant to dissolve once the war was over, it continued its work in the postwar period where it grew into a nationwide body that incorporated the most important Ukrainian-Canadian nationalist organizations in the country. During the 1950s, the immigration of the displaced persons to Canada and their settlement in the country continued to be at the top of the agenda and the community’s focus was more internal than external (Lalande, 2007 : 95-220). However, their focus shifted by the 1960s, at a time when the community was well positioned to participation in a pan-Canadian debate due to its internal organization, size and geographic distribution. By 1961, the Ukrainian population in Canada had almost reached the half million mark (Darcovich, 1980 : 8). The rural-urban shift that had begun during the postwar period continued during the 1960s, and the largest Ukrainian populations could be found in urban centers such as Winnipeg, Edmonton, Toronto, Vancouver, Hamilton, Windsor or Thunder Bay. The community in Toronto was particularly dynamic and grew rapidly in the postwar era. This development also spurred an important agricultural-professional shift. Although 20.9 % of all Ukrainians were still employed in farming compared to 9.9 % of the overall Canadian population (Darcovich, 1980 : 10-11), by 1961 Ukrainians had penetrated all other fields of employment such as the service industries, teaching, professional and technical occupations. Nonetheless, despite these positive developments, Ukrainians still lagged behind the general Canadian average, especially in the area of university enrollment

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and in the higher levels of business or management (Hartmann and Isajiw, 1980 ; Isajiw, 1991: 260-262). On an internal community level, Ukrainians had also flourished in the postwar period, thereby expanding their postwar institutional structures. In 1960, the umbrella organization UCC counted 25 member organizations, including new members such as the League for the Liberation of Ukraine, the Ukrainian Academy of Arts and Sciences, the Ukrainian Canadian University Students’ Union, and the new Ukrainian Canadian Professional and Business Federation (UCPBF) (UCC, n.d. : 2-4 ; Marunchak, 1982 : 580-581). On a more local level, community life had grown as well, as statistics illustrate. By 1966, there were at least 60 community credit unions in Canada, some of which could boast disbursements ranging in the millions of dollars (Yuzyk, 1967: 22-23). With the help of credit unions, the church and the broader community, many summer camps and jamborees were held during this decade, and the Toronto branch of the Ukrainian Youth Association (PLAST) hit the pinnacle of its membership in 1968 with 835 children (Waschuk, 1988 : 174). Just like PLAST, the Association of Ukrainian Youth (SUM) was also particularly active during the 1960s, with new branches and branch buildings being established especially in Ontario (Mycak, 1990 : 17-49). Apart from general Ukrainian-Canadian life – dominated by institutions such as schools, summer camps, youth organizations the church and activities involving the commemoration of holidays –, Ukrainians experienced a number of important events during the 1960s. In 1961, a Taras Shevchenko monument – planned and organized since 1959 by the Ukrainian Canadian Committee (UCC) to honor the “greatest son of Ukraine” on the 100th anniversary of his death – was unveiled in Winnipeg on the grounds of the ­Manitoba Legislature by nobody less than Prime Minister Diefenbaker (UCC, 1965 : 45-55). At the unveiling Duff Roblin, the Premier of Manitoba, announced that Ukrainian would be introduced in high schools, and would be further expanded from grade 9 into grade 10, 11, and 121: another highlight for the community. Apart from 1. LAC, MG 28 V 103, Vol. 24, File 32, John H. Syrnick, The Ukrainian Canadian Committee : Its Significance in the Canadian Society (Winnipeg, UCC, n.d.).

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the 100th anniversary of Shevchenko’s death, the 1960s brought other important historical milestones : the Ukrainian-Canadian community commemorated 75 years of settlement in 1966, Canada celebrated its centenary in 1967 with a variety of Ukrainian-­ Canadian contributions2, and the first World Congress of Free Ukrainians (WCFU) was initiated that same year, with much participation from the Ukrainian-Canadian side (Satzewich, 2002 : 135). The centennial celebrations in Canada were accompanied by the Expo in Montreal, and the UCC seized the opportunity to present the community to the world with a brochure “Ukrainian Canadians 1967” in English, French, and Ukrainian. The distribution of 50,000 copies of this brochure combined with other activities at the Expo “had a special significance in view of the limited participation permitted the Soviet Ukraine by the Russian Government of the USSR.”3 As this interlude at the Expo demonstrated, the politics of the Soviet Union – at home and abroad – continued to play an important role during the decade. The ongoing persecution of their counterparts in the Ukrainian SSR and the threat of Russification were on the forefront of the minds of Ukrainian Canadians, and in submissions to the Canadian government the group appealed to the authorities to take up these issues internationally. Thus the lobbying focus of this group had shifted from liberation of Ukraine – at the top of the agenda during the 1940s – to cultural and human rights in the Ukrainian SSR (Satzevich, 2002 : 153-157; Nesdoly, 1981 : 119-120 ; Lalande, 2007 : 232-234). However, as the Prague Spring of 1968 showed, lobbying and protests from the diaspora had little influence on the situation behind the iron curtain. Despite numerous signs of protest from Eastern European diaspora communities, the newly established Trudeau government saw its priorities in creating better international ties with the eastern superpower, and therefore “the original rebuke to the Soviets was soon set aside” (Farr, 1989 : 104). 2. The centennial celebrations saw a range of Ukrainian-Canadian participation, the different youth organizations, for example, organized a “Ukrainian Youth Day” (Mycak, 1990 : 13). 3. LAC, MG 28 V 103, Vol. 10, File  51, 9th Ukrainian Canadian Congress, Winnipeg 12-14 October 1968, Program, Reports, Addresses: Activity Report 1966-1968 of the UCC, presented by S. J. Kalba.

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Despite the signs of growth, stability, and activity, Ukrainian life in Canada also faced some serious challenges during the 1960s, foremost in the areas of membership and knowledge of the language. A few examples taken from community organizations are enough in this context to illustrate this point ; and the youth sector – often cited as a sign of the state of the community – is a particularly telling example. For example, the Canadian Ukrainian Youth ­Association (CUYA), affiliated with the Greek Orthodox Church, had approximately 50 branches throughout Canada in the late 1960s. However, each of them was fighting for survival, with dwindling resources and an overall membership that hovered between 600 and 1,000.4 Although the membership of PLAST had not yet begun a downward trend, numbers stabilized at around 1,300 active boys and girls ; the impressive upsurge of the 1950s had come to a halt.5 On the whole, Ukrainian-Canadian organizations noticed with concern that statistics “reveal an alarming rate of assimilation which, if permitted to continue, could easily result in the extinction of Ukrainian culture.” It became apparent to quite a few leaders that “without government aid, our culture may be limited to superficial displays of dancing, Easter egg writing [sic] and perhaps baking.”6

4. LAC, MG 28 V 119, Vol. 21, File 49, National Executive, Canadian Ukrainian Youth Association, Resource Material, President’s Thinker’s [sic] Conference, 19 December 1969, p. 1-3. 5. In 1951, 348 boys and 322 girls were enrolled in the organization, by 1962, 567 boys and 612 girls were PLAST members, and in 1969 the numbers had stabilized at 702 boys and 670 girls (age 7-11, 12-18, 19-25, plus an additional 218 alumni) (LAC, MG 28 V 103, Vol. 21, File 32, Submission to the Joint Parliamentary Committee of the Senate and the House of Commons on the Constitution of Canada by Plast, Ukrainian Youth Association of Canada, March 31, 1971, p. 14-16, Appendix : Background information on Plast). Waschuk points out that PLAST experienced a deterioration of its activities starting in the late 1960s due to the declining birth rate and the decision only to accept Ukrainian speaking children into the organization (Waschuk, 1988 : 174). 6. LAC, MG 28 V 103, Vol. 11, File  12, UCC, Zvidomlennia ekzekutyvnoho Dyrektora Komitetu Ukraintsiv Kanady, D-ra S.Ia. Kal’by, 1968-1971 (for the 10th UCC Congress in October 1971) : Brief submitted to the Government of Alberta by the Ukrainian Professional & Businessmen’s Club of Edmonton on “The Ukrainian, the New Canadian Constitution, The Laws of Alberta and the Policies of the Government of Alberta,” 14 April 1971, p. 10.

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Thus, at the time when Ukrainian Canadians entered the multiculturalism discussion, four crucial realizations had surfaced in the community. Despite a shift from agriculture to professional occupations that had taken place during the decades following the Second World War, Ukrainians still lagged behind the Canadian average in many higher business and managerial positions. Like other groups with a high ethnic connectedness, they faced more obstacles and discrimination in reaching a higher socio-economic status (Kalbach and Kalbach, 1995). Furthermore, although the community was still growing numerically, it was shrinking in comparison to the overall Canadian population, and more and more of its members were Canadian born.7 And on an internal level, the community started to experience strained funds, shrinking membership and loss of language, thereby facing the first signs of an assimilation process that many groups before them had witnessed. To make matters worse, the situation in the Ukrainian SSR showed no signs of improvement, and an actual Ukrainian-Canadian influence on the developments was not possible. During these trying times, many Ukrainians had high hopes in the concept of multiculturalism and therefore participated in the discussion of the 1960s.

Demands and Underlying Arguments An examination of submissions to the B&B Commission located at the Library and Archives Canada – put forward both on behalf of community groups or by individuals – revealed that the organized nationalist Ukrainian-Canadian community voiced three major demands during the discussion – for participation, recognition, and equality (Lalande, 2006 : 49-51). Members of the group argued that smaller ethno-cultural groups needed more representation on the political scene, and umbrella organizations such as the UCC were seen as potential advisory bodies. Hand in hand with representation went recognition for the contribution of ‘the other ethnic groups’ to the growth and development of Canada. Demands for recognition 7. In 1961, Ukrainian Canadians made up 2.6 % of the overall Canadian population, compared to 2.8 % in 1951. In 1971, 81.7 % of all Ukrainians had been born in Canada, compared to 57 % in 1931 (Darcovich, 1980 : 8-9).

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referred to areas such as the writing of official Canadian history, textbooks, the media, and language in particular. For example, Jaroslav Rudnyckyj, the only Ukrainian-Canadian member of the B&B Commission, called for the introduction of so-called regional languages that would be “any language other than English and French used by 10 percent or more of the population of an appropriate administrative district of a province or territory” (quoted in Lalande, 2006 : 50). Last but not least, Ukrainian Canadians also made demands pertaining to equality as many feared to be regarded as ‘second-class citizens’. This fear partially arose from the terminology of the discussion itself, where the other ethnic groups were often labeled ‘new Canadians‘ or ‘immigrants‘, thereby failing to acknowledge that by the 1960s, the majority of Ukrainian Canadians had been born in Canada. On the other hand, community members also saw the new developments in regards to official bilingualism further eroding their status and disadvantaging them in the context of public employment because members of their group would have to learn two additional languages, both English and French.8 This fear particularly struck home with Ukrainians in Canada since they depended greatly as a group on the public sector for their upward social mobility. And although Ukrainians managed during the 1960s to broaden their representation in the white collar occupations (by 1971, the percentage for Ukrainians was 33 %), their positions were restricted to the lower and middle level and they were still underrepresented in managerial, financial and higher business occupations (Isajiw, 1991: 260-262). The group underlined their demands with two major arguments : the pioneering argument and the situation in the homeland (Lalande, 2006 : 51-54). The pioneering argument was aimed at stressing the early roots of the community as settlers – true ‘pioneers’ – in Canada. Hence the entire community – all three waves that had come between 1891 and 1952 – were linked to the 8. LAC, MG 31 E 55, Vol. 9, File Multiculturalism 1964-1971, Speech by Bociurkiw at Community Seminar on Bilingualism and Biculturalism at the University of Alberta in Edmonton, 23 April 1964. Manoly Lupul referred to the burden of “trilingualism” that threatened members of the third force due to official bilingualism in Canada (LAC, MG 31 D 58, Vol. 8, File 17, Lupul : The Federal Government, Multiculturalism, and Education in Canada, p. 6f ; see also : Lupul, 2005 : 53f).

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mostly rural settling experience of the first wave that had settled in the prairie regions, where they had turned an inhospitable environment into valuable farmland. The search for freedom of these first settlers, coupled with the hardship and discrimination that they had faced were perpetuated in submissions, speeches and publications and served as an underlying argument to demand participation, recognition and equality. Clearly the community attempted to jump on the bandwagon of the ‘founding nations’, a term that was reserved for the British and French Canadians during the discussion (Government, 1967 : XXII). However, as the pioneering argument was not enough to make a case in the discussion, the importance of the situation in the homeland became another argument. None of the waves had ever been able to look back on a free Ukraine, and even worse, all Ukrainian territories were part of the Soviet Union since 1945. Community members argued that Ukraine was being russified and that hence the language and culture had to be preserved in the diaspora. This task was complicated by the fact that there had been no new wave of immigrants since the early 1950s and that ­Ukrainians could not visit home like other groups, such as Italians or Germans. Indeed, even among the groups from behind the Iron Curtain, many Ukrainian Canadians saw their situation as special, as a quote from Manoly Lupul, a community activist, scholar and active participant of the discussion, illustrates: “In Canada, the Baltic peoples are not numerous, and so it is to Canadians of Ukrainian descent that a phrase made popular by French Canadians in recent years best applies: ‘We are not a people like the other(s)’. For truly we are not” (quoted in Lalande, 2006 : 54). Therefore community representatives demanded more support – both financial and moral  – for their language and culture from the Canadian government.

The Multiculturalism Policy and Its Implementation The year 1971 turned out to be important for Canada and for Ukrainians in particular, but not all developments were of a positive nature. One event in particular illustrated the fundamental challenge that the group faced in the diaspora : Trudeau’s visit to the Soviet Union in May. Not only had the Prime Minister ignored Ukrainian-

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Canadian pleas to intervene on behalf of Ukrainian human rights activists, but he had also compared the federal constitutions of the Soviet Union to that of Canada and had equated the Ukrainian intellectuals imprisoned in Ukraine with members of the FLQ in Canada (Farr, 1989 : 102-118 ; Lalande, 2007 : 262-265). The UCC was incensed by this comparison and rejected an initial explanation that cited lack of relevant information as a reason “in view of the many briefs and representations made to you and your office prior to your departure to the USSR.”9 At a press conference held on June 1 1971, only three days after his return from the Soviet Union, Trudeau attempted to explain his position, stressing that he had never seen both countries as equal in regards to their democratic freedom, but that he nonetheless felt uncomfortable to interfere in another country’s domestic affairs. He rather aimed at establishing a better climate that could make lobbying on behalf of individual humanitarian cases possible.10 The government’s approach towards peaceful coexistence and improved cooperation was further expressed through the SovietCanadian Protocol on Consultations which was signed May 19 1971 (Farr, 1989 : 107-110). Concerned about these foreign policy developments, which were interpreted as “flirtations with the totalitarian regime of the USSR”11, the UCC demanded a meeting with Trudeau and other cabinet ministers to discuss not only the Prime Minister’s remarks, but also “other urgent matters pertaining to the UkrainianCanadian community.”12 The community seized the opportunity to 9. LAC, MG 28 V 103, Vol. 23, File 57, Telegram to Prime Minister Trudeau from UCC, 1 June 1971. At another occasion, the UCC stressed that Ukrainian dissidents such as Moroz were not jailed for kidnapping, but for voicing criticism of being deprived of basic human rights. “Consequently, the comparison between the Canadian democratic and federal form of government and the totalitarian system of the Soviet Union was received by the Ukrainian Canadians with great indignation, and the comparison between Ukrainian nationalists and the FLQ terrorist was met with strong public protest” (LAC, MG 28 V 103, Vol. 23, File 57, Letter from Kushnir to Trudeau, 7 June 1971). 10. LAC, MG 28 V 103, Vol. 23, File 57, Telecommunications, Dr. Kalba UCC, Remarks by the Prime Minister to the Press Following Question Period, 1 June 1971. 11. LAC, MG 28 V 103, Vol. 23, File 57, Telegram to Prime Minister Trudeau from UCC, 1 June 1971 12. LAC, MG 28 V 103, Vol. 23, File 57, Telegram from UCC to Trudeau, 2 June 1971.

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call the government’s attention not only to the human rights situation in the Soviet Union, but also to the requests and wishes of ­Ukrainians within Canada. Apart from demanding constitutional guarantees for the Ukrainian language and culture in Canada, the UCC requested sufficient Government personnel that could be advised on ­Ukrainian-Canadian matters and more bilingual Ukrainian ­Canadians in senior advisory positions. In order to be able to counsel the government “on the complex and sensitive problems relative to the Ukrainian community in Canada and their interests abroad,” it was suggested that these people would spend some time at the UCC head office and attend some Ukrainian national conferences.13 Although the community did not receive a direct apology as originally demanded, the issue was laid to rest rather amicably. The Prime Minister met with community representatives, and Manoly Lupul later reminisced : “Trudeau read extracts form his earlier remarks and yielded nothing in substance on the comparisons he had drawn. He appeared genuinely concerned, however, that the Ukrainian-Canadian community was, as the memorandum put it, ‘deeply hurt’ by his recent statements” (Lupul, 2005 : 165). And at the ensuing press conference, the UCC representative Iaremovych was rather reserved, and – trying to avoid probing questions by the journalists – stated that “perhaps some of his [Trudeau’s] statement was distorted.”14 This incident had shown once more that despite the community’s repeated efforts, Ukrainian Canadians remained incapable to effectively influence Canada’s foreign policy. Referring to Trudeau’s intervention on behalf of prospective Jewish immigrants, Nesdoly mused in 1981: “Ukrainian Canadians might begin to wonder if their able efforts in the cultural and human rights fields were doomed to failure, as their campaign for Ukraine’s independence had been. They might also wonder, despite status gains made as a result of the government’s adoption of the policy of multi­ 13. LAC, MG 28 V 103, Vol. 23, File 57, Letter from Kushnir to Trudeau, 7 June 1971. Attachment : Memorandum of the UCC, Ottawa, 7 June 1971, pages 1-2, quote from p. 1. 14. LAC, MG 28 V 103, Vol. 49, File 12, Press Conference held in Ottawa on Monday, June 7th, 1971, following meeting of representatives of Ukrainian Canadain [sic] Committee and Prime Minister Pierre Trudeau, p. 1.

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culturalism, if Ukrainian-Canadians were doomed to remain second-class citizens in foreign policy matters” (Nesdoly, 1981: 122, 127 footnote 79). Indeed, in the years that followed, many Ukrainian Canadians would question whether multiculturalism had brought them the results they had asked for, and an analysis of the implementation of the multiculturalism policy can illuminate this question. On October 8, 1971, Pierre Trudeau announced in the House of Commons the new multiculturalism policy, thereby acknowledging that Canada was a multicultural country within a bilingual framework. The question of language had been settled in 1969 with the Official Languages Act that had declared English and French the official languages of all federal institutions.15 With it the idea of regional languages – which Ukrainian Canadians had nurtured during the discussion – officially died. There was no guarantee of survival or continuous support for any language other than French or English. And with the new multiculturalism policy, there was also no guarantee of survival for any other culture. Instead, the policy focused on assisting all groups to overcome barriers so that they could “share their cultural expression and values with other Canadians.” To that end the government planned to support the promotion of other cultures through festivals and conferences and encourage all newcomers to learn at least one of the official languages. Other areas of support were the arts, research, and general projects to fight racism.16 When analyzing the multiculturalism policy itself, one must not see it as a direct result of Ukrainian demands and arguments, but one can draw an indirect connection. Comparing this policy and the first steps taken during the 1970s to the demands of the Ukrainian-Canadian community, it becomes obvious that the biggest changes and developments took place in the area of recognition. 15. “This legislation also created the commissioner of official languages to oversee the implementation of the law, promoted the bilingualization of federal civil service, and, most importantly, ensured that the institutions of the federal government would provide services in either French or English, depending on the consumer’s preference” (Tanguay, 2002 : 150f). 16. LAC MG 31 E 55 Vol. 10, File : Secretary of State, Statement by the Prime Minister, House of Commons, 8 October 1971, p. 1-6.

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This was especially true for school curricula, textbooks, the media, and research that dealt with the contribution of ethnic groups to the development of the country.17 However, the new multiculturalism policy saw the preservation of culture as a private task. Groups had the opportunity to maintain their heritage through government programs, but they had to apply for – mostly short-term – grants and all the endeavors to mobilize their members had to come from within the community itself. The multiculturalism policy did not guarantee survival for the ‘other ethnic groups’, but focused more on inter-group relationships. And this led, eventually, to some disappointment within the Ukrainian-Canadian community. Manoly Lupul can serve as an example for the reaction to the new policy, stating in retrospection that he had been much exited once the policy was released because there finally was an answer and an answer that affirmed multiculturalism.18 However, in his memoir, Lupul takes a more cautionary stand on his reaction to the multiculturalism policy (Lupul, 2005: 168f). Only a few years after the announcement of the policy, many Ukrainian-Canadian organizations were disappointed that funds originally diverted towards multiculturalism projects and festivals had either dried up or were directed towards projects that helped fight racism and accommodate immigrants in a Canadian society that mostly dealt with an influx of visible minorities (Burnet and Palmer, 1988 : 226-227; Avery, 1995 : 213-218). * * * So how can one interpret the Ukrainian-Canadian lobbying efforts nowadays? If the multiculturalism policy and its imple­ mentation mostly focused on the area of recognition, can Ukrainian-Canadian efforts still be interpreted as a success? According to Murray Edelman, “a single set of policies can provide two related types of rewards : tangible benefits for the few and symbolic 17. The B&B Commission supported and financed a variety of research projects (for examples see : Findlay et al., 1974). Ukrainian was introduced as an accredited subject in high schools, for example in Ontario in 1972 (Gregorovich, 1991: 44). 18. LAC, MG 31 D 58, Vol. 8, File 17, Lupul : The Federal Government, Multiculturalism, and Education in Canada, p. 1f.

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reassurances for the many” (quoted in Loomis and Cigler, 2007: 6). The multiculturalism policy clearly falls into the latter category, and one could argue that it was not a success for Ukrainian Canadians because their group never managed to influence the government in regards to foreign affairs. However, from an internal, Canadian perspective, the multiculturalism discussion, the policy and ­Ukrainian-Canadian involvement in it can be interpreted as a success. The multiculturalism discussion and the ensuing policy were a success because the concept of Canada as a multicultural society became part of an overall Canadian identity. The debate had offered Canadians a forum to voice their hopes and fears, and through the 1971 policy and through sections 15 and 27 of the Canadian Charter of 1982,19 all Canadians received a legal and political framework to stand up for their ideas (Burnet and Palmer, 1988 : 227-228). And Ukrainian-Canadian lobbying efforts of the 1960s can also be interpreted as a success for a variety of reasons. First, they allowed the nationalist community to outwardly present a united front and be seen as one community that actively contributed to a pan-Canadian discussion. Although Ukrainians did not organize in response to the multiculturalism discussion itself, they did change their lobbying tactics and approach due to the emerging debate. The focus shifted from the situation of displaced persons and Ukraine that had dominated the community’s attention during the 1940s and 50s to issues of bilingualism and biculturalism. And these issues were understood beyond the limited framework set up by the B&B Commission. Naturally, internal disputes continued to surface, for example surrounding topics such as bilingualism and trilingualism (Lupul, 2005 : 51), and more research needs to be done to determine the full scope of these internal divisions. Outwardly, however, the submissions to the B&B Commission and the active participation in 19. Section 15 stressed the “equality before and under the law […] without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disabilities” and section 27 affirmed : “This Charter will be interpreted in a manner consistent with the preservation and enhancement of the multicultural heritage of Canadians” (Constitution Act 1982, , Stand January 22, 2006). For an implementation of the Charter, see Tanguay, 2002 : 155.

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conferences and debates joined Ukrainian Canadians of different waves and generations. Second, their arguments in the discussion and the ensuing publications over the next two decades demonstrated to a wider Canadian audience the kind of contribution that Ukrainian Canadians had made to the country (see for example Martynowych, 1991). Through the establishment of academic institutions such as the Canadian Institute of Ukrainian Studies (Edmonton) or the Chair of Ukrainian Studies at the University of Toronto, Ukrainian-Canadian studies were further made accessible to a wider audience. And third, through a focus on the history in Canada itself and the contribution to the country, Ukrainian ­Canadians identified with the Canadians and incorporated Canadian features into their overall identity, a development that did not take place in other Ukrainian immigrant communities (Lalande, 2007 : 401-423).

Références

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Politique linguistique provinciale et groupe de pression : le cas de la SANB, 1973-19871

Patrick-Michel Noël, étudiant au doctorat Département d’histoire Université Laval

Sachez, monsieur le Premier Ministre que votre province ne sera jamais bilingue tant et aussi longtemps que toutes institutions [sic] autant publiques que privées ne respecteront pas nos droits en tant que francophones. Alors mettez-vous au travail (Bourdages et Carron, 1978).

Seule province officiellement bilingue et biculturelle du Canada, le Nouveau-Brunswick (N.-B.) constitue un cadre spatial intéressant pour l’étude des politiques linguistiques de ce pays. Suivant le rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1969) qui recommandait à l’Ontario et au N.-B. de « déclarer d’elles-mêmes qu’elles reconnaissent l’anglais et le français comme langues officielles […]» (cité dans McRoberts, 1999 : 132), le gouvernement néobrunswickois alors dirigé par le libéral de Louis-Joseph Robichaud, promulgua, dans un premier temps, la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick (LLO) en 1969 par laquelle la province se dotait de sa première politique 1.

Je tiens à remercier le CRSH pour son soutien financier ainsi que Marcel Martel, Martin Pâquet, Mélissa S.-Morin et Jeanne Valois pour leurs commentaires critiques et leur soutien moral. Il va sans dire que cette étude n’aurait pu voir le jour sans leur aide.

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linguistique : le bilinguisme. Ce n’est toutefois que sous le gouvernement conservateur de Richard Hatfield (1970-1987) que cette politique fut mise en œuvre et que, dans un deuxième temps, la législature officialisa le biculturalisme en adoptant en 1981 la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick (Loi 88). Les années Hatfield s’avèrent ainsi un cadre temporel pertinent pour une étude de cas sur la législation linguistique. Plusieurs chercheurs se sont intéressés à cette législation dans ce cadre spatio-temporel (Snow, 1981 ; Fanjoy, 1990 ; Philipponneau, 1991 ; Savoie, 1991 ; M. Doucet, 1994, 2001 ; Boudreau, 2003). Or, il n’existe que peu d’études sur le rôle des groupes de pression représentant la société acadienne dans son élaboration et sa mise en œuvre (M. Doucet, 1995 : 47-126). Ces organisations militantes sont pourtant appelées à jouer un rôle critique du fait de leur position intermédiaire dans la relation entre l’État et la société civile, relation d’où est issue toute politique linguistique (Labrie, 2001 ; Arcand, 2003). Les groupes de pression servent ainsi de médiateurs en occupant l’espace qui sépare les citoyens du pouvoir. Il est intéressant d’étudier dans ce cadre théorique opératoire le cas de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick (SANB)2. Fondée en 1973 par des militants néonationalistes mécontents de ce qu’ils jugeaient comme de l’élitisme de la Société nationale des Acadiens (SNA)3 et de leur stratégie du bon-ententisme4 avec les anglophones, la SANB se donne pour mandat de défendre et de

2. En 1988, la SANB devient la Société des Acadiennes et des Acadiens du NouveauBrunswick (SAANB). 3. Première institution représentative des Acadiens, la Société nationale l’Assomption est créée lors de la première convention nationale acadienne tenue à Memramcook en 1881. Elle prendra son nom actuel en 1957. 4. Cette déclaration du premier ministre Robichaud, symbole par excellence du bon-ententisme, illustre très bien la nature de cette stratégie : « La population acadienne a été patiente, très patiente, mais nous avons enfin obtenu ce à quoi nous avions droit […]. Tout cela s’est fait sans briser des vitres, ni casser des gueules. Nous vivons chez-nous en harmonie avec la population anglaise et nous voulons continuer de cette façon. » (cité dans Godin, 1983 : 23).

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faire valoir les intérêts collectifs des Acadiens du N.-B. – la communauté linguistique et ethnique minoritaire provinciale la plus importante au Canada  – en exprimant leurs aspirations collectives et en canalisant leurs revendications. La SANB est financée principalement par le Secrétariat d’État fédéral qui encourage, au moyen de subventions, le maintien et l’épanouissement d’associations provinciales pour défendre les droits de la minorité linguistique officielle de chacune des provinces canadiennes. Se donnant notamment pour tâche « d’intervenir auprès des pouvoirs publics dans l’élaboration et la mise en œuvre de mesures législatives et politiques visant à assurer le bien-être des Acadiens du Nouveau-Brunswick » (SANB, 1979 : 3), la SANB veille notamment à ce que le régime linguistique provincial respecte leurs droits. Cette étude de cas a pour objectif d’approfondir les connaissances sur le rapport dialogique et dialectique entre les groupes de pression et l’État dans l’élaboration des politiques linguistiques. Nous soutenons que le gouvernement Hatfield a élaboré et mis en œuvre une politique linguistique de bilinguisme visant à atténuer les tensions entre les deux communautés linguistiques de sa province pour assurer la paix sociale et bâtir une nouvelle identité néobrunswickoise. Cette politique se fonde sur un dispositif juridicoconstitutionnel dont les principes ont été débattus par la SANB afin qu’ils répondent aux besoins des Acadiens. Elle a renforcé ce qui détermine, en dernière instance, l’efficacité d’une politique linguistique : la volonté gouvernementale de l’appliquer (Lapierre et Roy, 1983). Nous analyserons dans un premier temps la genèse de la politique linguistique, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions législatives et juridico-constitutionnelles régissant le statut et l’usage des langues ainsi que leurs rapports dans la province (Calvet, 1996 : 3-9). Dans un deuxième temps, nous examinerons les revendications de la SANB par rapport à la mise en œuvre de cette politique dans quatre secteurs névralgiques d’application : la fonction publique, l’éducation, la justice et les municipalités.

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L’État : le dispositif législatif et juridicoconstitutionnel de la politique linguistique Afin de bien comprendre la politique linguistique, il est nécessaire de cerner le dispositif législatif et juridico-constitutionnel en fonction duquel elle s’est élaborée et se sont articulées les revendications de la SANB. Nous verrons que l’État provincial s’est engagé à réviser ce dispositif au début des années 1980 en mettant sur pied deux commissions d’enquête et, ensuite, en entreprenant une réforme de sa politique linguistique. Il importe de souligner que cette politique linguistique, dont l’objectif était d’atténuer les tensions entre les deux communautés linguistiques, fut une partie intégrante de la stratégie de « province-building » (Fanjoy, 1990 : 2) du gouvernement Hatfield qui visait à donner aux francophones et aux anglophones de la province une identité propre fondée sur l’harmonie entre les deux communautés et à montrer au reste du pays que la notion d’un Canada bilingue et biculturel imaginée par la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme5 était bel et bien réalisable (Cormier et Michaud, 1991).

La Loi sur les langues officielles de 1969 Jusqu’à la toute fin des années 1960, le N.-B. ne disposait d’aucune législation linguistique. Depuis sa fondation en 1784, il reconnaissait de facto l’anglais comme sa seule langue publique. Un étranger n’aurait pu soupçonner, à la simple lecture de ses textes législatifs, que l’un de ses peuples fondateurs –  les Acadiens  – composant environ le tiers de la population, avait comme langue d’usage le français (Snow, 1981 : 29). Or, le régime linguistique changea profondément en septembre 1969 avec l’adoption de la LLO qui servit d’assise à la première politique linguistique de la province, à savoir le bilinguisme. Bien qu’adoptée par le gouvernement libéral de Robichaud, cette première disposition législative ne s’est vraiment actualisée que sous le gouvernement Hatfield, car sa 5. Cette commission est aussi connue sous les noms de Commission LaurendeauDunton ou Commission BB.

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promulgation complète date de 1977. Pour apprécier la valeur de cette loi pour la communauté acadienne dans les quatre secteurs retenus, nous analyserons les articles 2, 10, 11, 12 et 13. Une attention particulière sera accordée aux limites fixées par cette règlementation, car elles sont à la racine des revendications de la SANB. Pierre angulaire de la politique linguistique néobrunswickoise, l’article 2 consiste en une déclaration générale d’égalité stipulant que « l’anglais et le français sont les langues officielles du NouveauBrunswick pour toutes les fins relevant de la compétence de la Législature du Nouveau-Brunswick [et qu’elles] bénéficient d’un statut équivalent de droit et de privilège ». Proclamant le bilinguisme institutionnel, l’article précise que la loi accorde des droits linguistiques individuels et s’applique dans toutes les sphères de compétence provinciale (Corbeil, 1997). Ces sphères avaient considérablement augmenté depuis l’adoption, en 1965, du programme Chances égales pour tous qui, suivant les recommandations de la Commission royale d’enquête sur la taxation et la fiscalité municipales au Nouveau-Brunswick, prévoit que toutes les fonctions d’intérêt général deviennent de compétence provinciale (P. Doucet et al., 1999 : 345). Les autres articles de la LLO précisent ses domaines d’application. Seulement trois de ces articles s’appliquèrent dès 1969 : 3, 6 et 11. L’article 11 concernant les municipalités a été source de controverse entre le gouvernement Hatfield et la communauté acadienne. En autorisant « tout conseil municipal » à choisir la ou les langues qui seront employées « dans toute délibération ou à toute réunion du conseil », le gouvernement diminue considérablement la portée de l’article 2 officialisant le bilinguisme dans toutes les sphères de compétence de la province. Le juriste Gérard Snow (1981 : 36) souligne en effet, à propos de l’article 11 : Libellée de façon à donner l’illusion d’une disposition habilitante, cette disposition a en réalité pour effet de restreindre les droits linguistiques des citoyens tels qu’exprimés par l’article 2, en accordant le pouvoir à un conseil municipal d’exclure le français de ses délibérations et […] de ses services à la population.

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Les municipalités, qui relèvent pourtant de la compétence de la province, n’étaient donc pas soumises au régime de bilinguisme institutionnel proclamé par l’article 2 de la LLO. En 1972, le gouvernement appliqua l’article 13 reconnaissant au justiciable le droit d’« être entendu […] dans la langue officielle de son choix » après que des étudiants de l’Université de Moncton eurent organisé plusieurs manifestations pour protester contre sa lenteur à donner suite aux engagements pris en 1969 (Godin, 1983 : 25-27 ; Ouellette, 1992). Cet article, qui lui a permis de gérer une crise mettant aux prises les étudiants et le maire de Moncton, Léonard Jones (Bastarache, 1983), ouvrait la porte au bilinguisme judiciaire, mais il n’obligeait aucunement l’administration de la justice d’être bilingue et ne favorisait en rien l’augmentation du nombre de procès tenus en français (Bastarache, 1983 : 60). La SANB s’opposa farouchement à cet article qui donnait le droit d’être entendu, mais guère celui d’être compris dans la langue de son choix. Ce n’est qu’en juillet 1977 que le gouvernement Hatfield décida d’appliquer le reste des articles de la LLO, dont les articles 10 et 12. L’article 10 est une disposition législative cruciale de la politique linguistique, car il garantit à tout individu le droit de recevoir les services de l’État provincial dans sa langue (officielle). Or, cet article avait surtout une valeur symbolique, car il n’assurait pas une véritable égalité linguistique en matière de services publics (Snow, 1981 : 40). Pour ce faire, il aurait fallu que l’article prévoie un mécanisme pour qu’il y ait une participation équitable des deux groupes de langue officielle à la fonction publique. La sous-­ représentativité des francophones au sein de la fonction publique faisait en sorte que les services donnés en français était de moindre qualité et dispensés moins rapidement que ceux en anglais (Snow, 1981). Les revendications de la SANB ont justement eu pour objectif de combler cet écart entre le discours législatif et la réalité effective au sein de la fonction publique. L’article 12 porte sur les droits scolaires. S’il stipule que la langue maternelle de la majorité des élèves d’une école publique détermine la langue d’enseignement offerte par cette institution, il n’abolit aucunement les écoles bilingues, important lieu d’assimilation des Acadiens.

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La Loi 88 : un dualisme communautaire intégrateur La deuxième grande disposition législative de la politique linguistique a été adoptée en 1981. À la fin des années 1970, le nationalisme au sein de deux communautés francophones canadiennes est à son point culminant. Les élections provinciales québécoises de 1976 ont porté au pouvoir le Parti québécois qui entend faire du Québec un État souverain. Au N.-B., le Parti acadien récolte plus de 12  % du suffrage des élections provinciales de 1978, une performance sans précédent pour le jeune parti créé en 1972 (Ouellette, 1992 : 92). Devant cette montée nationaliste québécoise qui plongeait la fédération canadienne dans une crise d’identité nationale et pour encadrer, canaliser et organiser le nationalisme acadien, la SANB décide de convoquer la Convention d’orientation nationale acadienne (CONA) en octobre 1979. Ce rassemblement réunissait environ 1 000 délégués de la communauté acadienne pour discuter de l’avenir politique de l’Acadie et définir « un “projet collectif” de portée politique en vue d’améliorer notre condition politique et d’assurer notre avenir en tant que peuple » (Secrétariat de la Convention, 1979 : 12). La majorité d’entre eux se prononcèrent pour la création d’une province autonome « comme structure idéale devant permettre aux Acadiens de se donner plus d’autonomie politique » (SANB, 1980a). Cette proposition envoya un message clair au gouvernement Hatfield qui décida de revoir sa politique linguistique qui visiblement n’avait guère atteint son objectif d’unifier les deux communautés linguistiques dans une commune identité néobrunswickoise (Richard, 1994 : 71).

Au terme des assises de la CONA, le gouvernement décida d’accommoder la communauté acadienne en intégrant son projet de société dans le cadre politico-administratif provincial : c’est ainsi que fut élaboré le projet de loi 84. Conçu comme un compromis « entre le statu quo et la province acadienne » selon son architecte Jean-Maurice Simard (cité dans SANB, 1986 : 8), ce projet prévoyait assurer l’égalité des langues officielles sur une base communautaire afin de ramener au bercail les Acadiens qui avaient perdu confiance dans les institutions de la province et qui concevaient leur développement politique en dehors de celle-ci (Richard, 1994 : 82). Ce dualisme communautaire visait, selon le sociologue Joseph-Yvon Thériault (1995 : 47), « à insérer les Acadiens dans la vie politique

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provinciale tout en reconnaissant leur statut comme société distincte ». Il va sans dire que ce projet poursuivait une stratégie électoraliste : transférer le vote acadien du Parti acadien au Parti conservateur en s’emparant de l’espace du discours nationaliste acadien (J.-Y. Thériault, 1995 : 47 ; M. Doucet, 1995 : 76, 101). Cette stratégie porta fruit : plusieurs nationalistes acadiens prirent le « beau risque » de Simard. Le gouvernement adopta le projet et promulgua, en juillet 1981, la Loi 88. Cette loi désamorçait le mouvement sécessionniste acadien

en proclamant l’indivisibilité de la province et l’égalité non seulement des langues, mais des communautés linguistiques (Foucher, 1991 : 69). Dorénavant, la législation linguistique assurait les libertés individuelles et protégeait les communautés en leur accordant des droits collectifs. La Loi 88 devint le prisme à travers lequel seront conçues les revendications acadiennes ultérieures (Bastarache et Saint-Louis, 1982 : 11). Si cette seconde loi « assure la protection de l’égalité de statut et

de l’égalité des droits et privilèges des communautés linguistiques officielles et en particulier de leurs droits à des institutions distinctes où peuvent se dérouler des activités culturelles, éducationnelles et sociales », elle ne reconnaît toutefois pas officiellement l’égalité politique du peuple acadien, comme l’avait pourtant revendiquée la SANB (1980b : 4). Si son vice-président, Omer Brun, estimait néanmoins que la Loi 88 était l’un « des moyens capables de sauvegarder la culture acadienne » (1982 : 4), d’autres nationalistes acadiens, dont l’historien Léon Thériault, se méfiaient d’une loi qui ne comportait aucun mécanisme juridique de coercition pour assurer son application et persistaient à croire que le seul moyen de consolider l’Acadie était de créer une province acadienne (L. Thériault, 1982). Or, la politique linguistique néobrunswickoise allait bientôt se doter de dispositions constitutionnelles la mettant au moins à l’abri d’éventuelles modifications du pouvoir législatif.

La constitutionnalisation du bilinguisme néobrunswickois Richard Hatfield a été une véritable « star constitutionnelle » (Cormier et Michaud, 1991 : 119). Le règlement de la question consti-

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tutionnelle, à ses yeux, passait par le rapatriement de la Constitution, et l’obtention d’une charte des droits dans laquelle serait enchâssée la LLO du N.-B. Soulignons qu’il a été, pendant les négociations constitutionnelles, l’un des deux seuls premiers ministres, l’autre étant l’Ontarien William Davis, qui appuyaient l’initiative de Pierre Elliott Trudeau visant l’intégration des droits linguistiques dans la Charte des droits et libertés. Les autres premiers ministres voyaient en cette initiative une façon de réduire le pouvoir des gouvernements au profit des tribunaux. C’est largement grâce aux efforts personnels de Hatfield que les articles les plus importants de la LLO de 1969 se sont retrouvés enchâssés dans la Charte. Les articles 16(2), 17(2), 18(2), 19(2) et 20(2) de la Charte affirment l’égalité linguistique au N.-B. dans différents secteurs d’activités. ­L’article 16 non seulement reconnaît l’égalité des droits et de statut des deux communautés linguistiques, mais réaffirme que c’est le gouver-

nement du N.-B. qui doit assurer cette reconnaissance. Cette garantie constitutionnelle constitue le fondement de la politique linguistique provinciale aux yeux de la SAANB (1991 : 131). Les articles 17, 18 et 19 stipulent qu’un individu a le droit d’employer la langue officielle de son choix dans la législature et les tribunaux et l’article 20 autorise tout individu à s’exprimer dans sa langue officielle en communiquant avec « tout bureau des institutions de la législature ou du gouvernement ou pour en recevoir les services ». Auparavant reconnus dans une perspective purement législative, les droits linguistiques des Acadiens ont maintenant un statut consti­ tutionnel assurant leur pérennité et donnant du poids à leurs revendications politiques.

Vers une réforme de la politique linguistique ? Le recours à l’expertise scientifique Au tournant des années 1980, le gouvernement néobrunswickois décide de recourir à l’expertise scientifique pour faire le point sur la question linguistique et lui donner une assise solide pour redéfinir sa politique linguistique. La SANB s’approprie ce savoir dans lequel elle puisera des arguments pour appuyer ses revendications. Entre 1980 et 1986, deux comités sont créés pour enquêter sur l’état du bilinguisme

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dans la province. Le premier, le Groupe d’étude sur les langues officielles, est mis sur pied en 1980 et coprésidé par Michel Bastarache et Bernard Poirier. Le second, le Comité consultatif sur les langues officielles au Nouveau-Brunswick, constitué en 1984, est coprésidé par Irène Grant-Guérette et Lloyd Smith. Ces deux organismes étaient étroitement reliés puisque le second fut établi pour étudier le rapport du premier en vue de produire son propre rapport. L’établissement de ces comités révèle jusqu’à quel point l’élaboration de lois linguistiques est une entreprise périlleuse entraînant presque toujours des débats publics houleux et passionnels qui justifient les appréhensions des gouvernements à légiférer en cette matière (Association des juristes…, 1999). Le rapport du groupe d’étude présidé par Bastarache et Poirier, intitulé Vers l’égalité des langues officielles au Nouveau-Brunswick, fut déposé le 7 mai 1982. Constatant que les tensions linguistiques demeuraient vives et que la mise en œuvre du bilinguisme était loin d’être réalisée, la commission soumet 96 recommandations qui visent quatre objectifs principaux : 1) offrir des services en français de qualité équivalente à ceux offerts en anglais dans les institutions provinciales ; 2) donner aux membres des deux collectivités linguistiques des chances raisonnables d’accéder à une carrière dans la fonction publique et la possibilité d’y travailler dans la langue officielle de leur choix ; 3) assurer une représentation équitable des deux collectivités à tous les échelons de la fonction publique ; 4) préserver l’identité linguistique dans chacune des régions administratives afin de favoriser le développement des deux communautés linguistiques officielles. Pour la commission, il était clair que l’éventuelle mise en œuvre de la politique linguistique devait privilégier la bilinguisation de la fonction publique. Pour atteindre ces objectifs, le rapport propose de réorganiser de fond en comble la structure gouvernementale, ce qui implique que chaque ministère, agence ou société du gouvernement puisse avoir une composante de langue anglaise et une composante de langue française ; l’importance de chaque composante étant variable selon la clientèle à servir et le choix de la langue de travail de chaque fonctionnaire. Par ailleurs, il propose la régionalisation administrative sur une base linguistique des services provinciaux. La SANB revendiquait déjà, en 1979, une telle décentralisation puisque « les dix dernières années sous un

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régime fort centralisé […] n’[avait] pas permis d’attirer dans la capitale le nombre suffisant de fonctionnaires pour pouvoir rendre la fonction publique effectivement bilingue » (SANB, 1979 : 8). Bref, le rapport propose une redéfinition de la politique linguistique pour que l’égalité de jure entre les langues devienne une égalité de facto entre les communautés linguistiques. Soulignant la lenteur du développement du bilinguisme et préconisant la généralisation de la dualité linguistique à l’ensemble des ministères ainsi que la régionalisation administrative, le rapport ­Bastarache-Poirier sera mal reçu par le gouvernement qui n’était pas sans savoir que la logique de la dualité administrative pouvait conduire à la dualité politique (P. Doucet et al., 1999 : 346). De plus, la victoire massive de Hatfield aux élections de 1982 avait donné le coup de grâce au Parti acadien et avait réduit les pressions exercées sur le gouvernement pour qu’il intervienne dans la question linguistique. Or, au lendemain des élections, le président et le directeur général de la SANB, tout en reconnaissant l’ouverture et la compréhension du premier ministre envers la communauté acadienne, soulignent néanmoins qu’il est « important que les recommandations du rapport Bastarache “Vers l’égalité des communautés linguistiques” soient mises en application aussitôt que possible » (Losier et Thériault, 1982). Ce n’est que le 23 mars 1984 que le gouvernement réagit au rapport en formant le Comité consultatif sur les langues officielles. L’établissement de ce second comité témoigne des appréhensions du gouvernement à l’égard d’une réforme de sa politique linguistique. Estimant qu’un rapport d’experts ne constitue pas une base suffisamment légitime pour entreprendre une telle tâche, il décide de sonder directement l’opinion publique. Bien que la SANB (1986 : 2) considère que le « gouvernement aurait pu agir en 1982, en s’inspirant des conclusions et recommandations du […] rapport Bastarache-Poirier », elle appuie cette initiative gouvernementale parce qu’elle considère « que cette consultation populaire est une démarche très démocratique et essentielle à la réalisation d’une société néobrunswickoise où les droits des deux communautés linguistiques seront dûment assurés et respectés » (Losier et Thériault, 1984). C’est ainsi que, entre les mois de mars et de mai 1985, le comité a tenu une série d’audiences publiques dans les quatre coins de la province. En fait, ces audiences, bien qu’elles témoignent d’une volonté

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démocratique, étaient un moyen pour l’État d’orienter le débat linguistique et de contrôler la prise de parole publique (Arcand, 2003). S’appuyant sur les 512 témoignages recueillis, le Comité rédigea son rapport qu’il déposa le 19 juin 1986. À l’instar du rapport BastarachePoirier, ce second comité conclut qu’il y a eu peu de progrès dans l’instauration du bilinguisme. Après avoir présenté la réaction des deux groupes linguistiques au rapport de 1982, le rapport du Comité consultatif formule, à son tour, 96 recommandations qui ont les mêmes objectifs principaux que celles contenues dans le rapport BastarachePoirier : égalité linguistique dans les services, droit de travailler dans sa langue, représentation équitable au sein de la fonction publique des deux groupes linguistiques et régionalisation.

Ce rapport propose concrètement le développement d’une capacité de service égale dans les deux langues officielles ; le réaménagement des effectifs et la mise sur pied d’unités de travail homogènes sur le plan linguistique ; que les ouvertures créées par les transferts et les retraites anticipées dans la fonction publique soient exploitées au maximum et que, pour l’engagement du personnel, suivant le principe de la discrimination positive, la ­préférence soit accordée au candidat du groupe linguistique sousreprésenté ; la création de régions administratives conçues en fonction du facteur linguistique et communes pour tous les ministères (M. Thériault, 1987-1988 : 84-85). Le juriste Michel Doucet (1995 : 109) soutient que le Comité consultatif présidé par Guérette et Smith fut un mécanisme qui a permis au gouvernement de retarder la mise en application des résolutions du premier rapport face à la pression grandissante de la communauté anglophone qui estimait qu’il avait déjà assez fait pour la communauté francophone6. Par ailleurs, M. Bastarache (1986 : 120) voit dans le rejet gouvernemental des deux rapports un signe prémonitoire de « la fin d’un régime ». La lenteur des conservateurs à définir une politique linguistique provinciale conjuguée au scandale impliquant R. Hatfield7 6. L’opposition anglophone à la politique linguistique du gouvernement mena à la création d’un parti provincial et fédéral anti-bilinguiste, le Confederation of Region (CoR) (Belkhodja, 1999). 7. En octobre 1984, il fut accusé de possession de drogues après qu’une petite quantité de marijuana fut découverte dans sa valise lors d’une inspection de routine de bagages durant la visite de la Reine Élizabeth II. Bien qu’il fût acquitté, cette affaire ternit à jamais son image déjà chancelante –  son excentricité lui avait valu le

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contribuèrent à leur cuisante défaite aux élections de 1987 : les libéraux remportèrent la totalité des sièges de la législature. La pratique revendicatrice de la SANB :

une analyse sectorielle Constatant que la politique linguistique ne produisait pas les effets escomptés, la SANB fit des pressions auprès du gouvernement Hatfield tout au long de ses années au pouvoir, et arriva parfois à le faire fléchir (Richard, 1994 : 77). Ce gouvernement s’est montré réceptif aux revendications des Acadiens en adoptant des mesures de plus en plus conciliantes à leur égard (Starr, 1987 ; P. Doucet, 1993 : 332). C’est ainsi que, au fil de ses 17 ans au pouvoir, la plupart de ses appuis passèrent des circonscriptions majoritairement anglophones à celles comptant une forte proportion acadienne qui, traditionnellement, se rangeaient du côté des libéraux (Finn, 1973). La confrontation de la pratique revendicatrice de la SANB aux initiatives prises par la province pour mettre en œuvre sa politique linguistique éclaire la relation dynamique entre la société civile et l’État. Bien que ses gains les plus appréciables se situent en éducation, la pratique revendicatrice a aussi eu des effets dans les secteurs de la fonction publique, de la justice et des municipalités.

La fonction publique : le secteur névralgique de la mise en œuvre de la politique linguistique Puisque la mise en œuvre du bilinguisme repose avant tout sur une fonction publique capable de dispenser des services dans les deux langues officielles (Gill, 1980 : 63), la fonction publique peut être considérée comme le secteur d’application le plus important de la politique linguistique. L’application du principe d’égalité linguistique obligeait le gouvernement à revoir «  le rôle, l’organisation et la composition » de la fonction publique (G. Vienneau, sobriquet de Disco Dick –, notamment chez les anglophones du sud de la province encore très attachés aux rigides mœurs victoriennes et à la royauté britannique (Cormier et Michaud, 1991 : 202-235).

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1978). Ce principe nécessitait d’abord que la qualité des services gouvernementaux soit équivalente entre les deux langues officielles. Bernard Poirier, directeur général du Bureau des langues officielles du N.-B., agence gouvernementale chargée de mettre en œuvre la politique linguistique, déclarait, en réponse à la SANB qui soulignait que la majorité des concours de la fonction publique n’exigeait que l’anglais et considérait « qu’une bonne connaissance des deux langues officielles était souhaitable » (cité dans G. Vienneau, 1978), mais non essentielle : La position du gouvernement du Nouveau-Brunswick a toujours été celle d’un bilinguisme institutionnel, c’est-à-dire que le gouvernement doit s’assurer que les services publics de la province sont disponibles directement dans la langue officielle du citoyen. Cela suppose également que la qualité est la même pour les deux groupes linguistiques (cité dans B. Thériault, 1987).

Or, la SANB avait raison d’être préoccupée. En 1979, dans un mémoire adressé au gouvernement, elle soulignait que plusieurs ministères ne comptaient aucun directeur francophone (SANB, 1979 : 5). L’inégalité était aussi perceptible dans le fait que l’unilinguisme était presque de règle pour les fonctionnaires anglophones, alors que les francophones devaient être nécessairement bilingues (Bastarache et Saint-Louis, 1982 : 13). Le droit des francophones de participer conjointement à la gestion des affaires publiques avait beau être reconnu, l’inégalité entre les deux langues officielles persistait et la SANB « continu[ait] à dénoncer les efforts [du gouvernement Hatfield] pour faire croire à la population canadienne que le Nouveau-Brunswick était maintenant une province bilingue » (SANB, 1979 : 7) et rappelait au premier ministre, à la suite de l’adoption de la Loi 88, qu’il était « [i]nutile de parler d’égalité si [les Acadiens ne pouvaient] pas participer au développement des programmes et des structures qui justement [verraient à leur] assurer cette égalité » (Losier et Thériault, 1982). La sous-représentativité francophone dans la fonction publique faisait non seulement en sorte que les services donnés en français étaient de moindre qualité et dispensés moins rapidement que ceux donnés en anglais, mais aussi que les Acadiens participaient très peu aux décisions qui s’y prenaient. Cette lacune était particulièrement grave dans la mesure où le rôle des fonctionnaires devenait

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de plus en plus important dans la prise de décisions publiques (Savoie, 2003). Une telle sous-représentativité pouvait se traduire par une méconnaissance des problèmes des régions acadiennes, par une politique de recrutement inappropriée au sein de la fonction publique et par un manque de volonté de consacrer les fonds requis pour suppléer au sous-développement économique des régions acadiennes (Savoie, 1981). Bref, l’accès à des services provinciaux français de qualité équivalente à ceux prodigués en anglais, la présence francophone dans la fonction publique et la langue de travail étaient trois problèmes connexes qui devaient être résolus avant que le gouvernement ne puisse prétendre au bilinguisme. Pour soutenir ses revendications, la SANB a utilisé l’expertise pour préparer un mémoire qu’elle présenta au gouvernement à la veille des élections de 1982. Dans ce mémoire, elle « entérine les objectifs […] qui sont inclus dans le rapport “Vers l’égalité des langues officielles du Nouveau-Brunswick” ». Elle revendique également « que le français obtienne un statut égal à l’anglais dans l’administration gouvernementale » et que le gouvernement adopte un mécanisme de coercition pour assurer l’application de sa politique linguistique en créant « une Commission des langues officielles relevant directement de l’Assemblée législative » (SANB, 1982 : 5). En 1983, le gouvernement accepte de mettre sur pied un ministère de la Réforme de la gestion des services provinciaux. Dans un mémoire produit en 1986, la SANB intervient à nouveau auprès de ce ministère pour réclamer : 1)

l’établissement […] d’un système administratif basé sur le principe des unités de travail homogènes. Chaque administration devra avoir une composante francophone et une composante anglophone, dont la langue de travail sera celle des fonctionnaires qui en font partie […] ;

2)

l’établissement d’une régionalisation des services gouvernementaux […] ;

3)

que le rôle du français comme langue autonome dans la fonction publique soit affirmé, ainsi que le droit correspondant pour tous les citoyens de communiquer […] avec l’administration publique dans chacune des langues officielles et de recevoir des services directement de celle-ci dans cette même langue, les services étant de qualité égale dans les deux langues officielles […] (p. 25-26).

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La dualité et la régionalisation seront les leitmotivs des revendications de la SANB visant à corriger les effets jugés négatifs, pour la communauté acadienne, de la centralisation administrative instituée par le gouvernement Robichaud (P. Doucet et al., 1999 : 345).

La SANB réaffirme dans le même mémoire que le rapport Bastarache-Poirier doit « servir de document de base pour la révision de la politique linguistique du gouvernement provincial » pour que cette dernière « corresponde fidèlement aux besoins et aux aspirations exprimées par la communauté acadienne et recommande que cette politique soit encadrée par une « Charte provinciale des droits linguistiques, prévoyant des mécanismes de mise en œuvre et de recours de redressement » (SANB, 1986 : 12, 4 et 27). Le recours à l’expertise s’avérait une décision judicieuse, car ses recommandations venaient confirmer que la SANB avait raison « d’exercer des pressions sur le gouvernement provincial pour qu’il mette fin aux injustices » (Losier, 1982 : 96).

L’éducation  : l’égalité par la dualité Consciente que l’éducation « devait et doit non seulement assurer la persistance de notre identité nationale, mais aussi servir de levier de développement et d’émancipation individuelle et collective » (SANB, 1986 : 31), la SANB a tenté de maintenir et d’étendre la dualité linguistique à l’ensemble du système éducationnel et de créer des « centres scolaires-communautaires » pour les francophones habitant des régions à forte concentration anglophone. Le ministère de l’Éducation fut partagé en trois divisions en 1974 : celles de l’enseignement en français et en anglais et des services administratifs. Cette restructuration représentait un gain important pour la communauté acadienne puisqu’elle créait « un espace dans lequel peut s’exercer un pouvoir politique proprement acadien […] » (M. Doucet, 1995 : 62). Considérant l’implantation de cette dualité comme une « demi-victoire » (SANB, 1977a : 12), la SANB exigeait qu’elle s’applique aussi à la division administrative où le travail se faisait « presque exclusivement en anglais » (SANB, 1978 : 3), même si cela devait mener à « la création de deux ministères de l’Éducation […], chacun possédant son ministre, son

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administration, ses politiques et son propre réseau d’établissements d’enseignement et d’institutions culturelles » (SANB, 1986 : 33). Cette extension de la dualité aurait pour conséquence de maximiser l’autonomie acadienne dans le secteur de l’éducation (Tremblay, 1987 : 39). La SANB (1979 : 2) prône également l’abolition des écoles bilingues qui sont « une source de réel mécontentement » au sein de la population acadienne, car elles n’assurent pas la reproduction socioculturelle de la communauté, et réclame l’établissement d’écoles et de districts scolaires homogènes pour chaque langue officielle pour « donner à chaque groupe ethnique la possibilité de prendre part aux décisions qui les touchent en matière d’éducation » (Bourdages, 1977b). Afin de mener à bien ses projets, la SANB exerça des pressions auprès du ministre de l’Éducation pour la mise sur pied de la commission « chargée d’examiner et de formuler des recommandations sur la meilleure division possible de notre province en districts scolaires » (Bourdages, 1977a) que Hatfield avait promise en 1975. En 1978 fut créé le Comité sur l’organisation et les frontières des districts scolaires du N.-B. qui déposa son rapport en février 1980 dans lequel il recommande l’abolition des écoles bilingues qui constituaient des « usines d’assimilation » de la culture acadienne et un redécoupage de la carte scolaire en 32 districts scolaires devant être gérés par des conseils linguistiquement homogènes » (Elliott et Finn, 1980). Ces recommandations furent mises en application dans la Loi scolaire de 1981 qui abolissait les écoles bilingues et établissait deux réseaux parallèles d’écoles et de districts scolaires unilingues devant être gérés par leur propre communauté linguistique. Cette initiative gouvernementale assure aux Acadiens un contrôle politico-administratif de leurs écoles et l’épanouissement de la culture acadienne (Ravault, 1983 : 16). La réalisation de la dualité en éducation venait confirmer qu’il était possible de structurer l’appareil administratif provincial de façon à permettre à chacune des communautés linguistiques de gérer seule leurs affaires (M. Doucet, 1995 : 62). La SANB a lutté pour assurer son application en veillant à ce que les élèves francophones demeurent sous le contrôle de districts scolaires francophones. Par exemple, en 1983, elle eut recours aux

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tribunaux pour empêcher la Minority Language School Board de Grand-Sault d’admettre des enfants francophones dans son programme d’immersion française ou dans ses classes anglaises régulières, et ce, même si leurs parents y consentaient. La SANB s’appuyait sur la Loi 88 qui accordait des droits collectifs à la communauté francophone de la province, ce qui lui permettait d’agir contre ses propres membres afin d’assurer la survie de la culture acadienne (Dessurud, 1996 : 216). Elle soutenait qu’en admettant des francophones dans ses écoles, le district créait de facto des écoles bilingues. En donnant gain de cause aux plaignants, le pouvoir judiciaire reconnaissait que le droit collectif de la communauté linguistique francophone avait préséance sur le droit individuel des parents de choisir la langue d’éducation de leurs enfants. Cette affaire sera l’une des rares occasions où la SANB aura eu recours aux tribunaux pour exprimer ses revendications. Porteparole d’une communauté représentant plus du tiers de la population du N.-B., elle a privilégié le champ politique pour faire valoir les intérêts acadiens. La SANB revendiquait aussi une « dualité linguistique complète » (Snow, 1979a et b) au niveau postsecondaire. Si celle-ci était en partie assurée sur le plan de l’enseignement universitaire depuis la création de l’Université de Moncton en 1963, il restait encore beaucoup d’« incohérences structurelles à corriger » (SANB, 1986 : 31) sur le plan de l’enseignement technique professionnel qui entrait dans le champ d’application de l’article 12 de la LLO. Cet enseignement avait toutefois été détaché du ministère de ­l’Éducation en 1973 pour être confié au ministère de l’Éducation permanente en vertu de la Loi sur les Collèges communautaires du Nouveau-Brunswick. Or, rien dans cette loi n’assurait la protection des droits linguistiques des francophones ni dans l’enseignement, ni dans les services offerts par ces institutions administrées presque entièrement par « une Commission largement anglophone dont ni la composition ni la philosophie ne respecte la réalité dualiste du Nouveau-Brunswick » (SANB, 1986 : 31). La SANB plaidait pour « un rattachement de tout le secteur de l’enseignement communautaire et professionnel au ministère de l’Éducation » (SANB, 1978 : 3) en vue d’établir des campus « où la

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langue d’administration et d’enseignement soit exclusivement le français ». Ce faisant, le français deviendrait une « langue normale d’usage au travail [et occuperait] une place capitale dans la reconnaissance juridique et réelle de l’égalité linguistique du français » (SANB, 1979 : 3). Elle revendiquait aussi « la création d’une Commission d’enseignement supérieur du Nouveau-Brunswick, regroupant toutes les institutions universitaires de la province, de même que les institutions d’enseignement technique et professionnel » pour assurer la mise en œuvre de la dualité linguistique « à tous les niveaux institutionnels de l’éducation » (SANB, 1978 : 3). La SANB luttait notamment pour l’établissement d’un campus francophone dans le Sud-Est où les francophones étaient contraints, pour recevoir une formation professionnelle, de fréquenter le campus anglophone de Moncton ou de se rendre à l’Institut de technologie de Bathurst. S’appuyant sur le Rapport LeBel sur l’ensei­ gnement postsecondaire de 1975, la SANB fit pression auprès du gouvernement qui s’était engagé lors de la campagne électorale de 1978 à créer cette institution qui permettrait de lutter contre le haut taux d’assimilation dans cette région. La pratique revendicatrice de la SANB dans le secteur de l’éducation a aussi consisté à lutter pour l’obtention de centres communautaires-scolaires pour les francophones minoritaires de Fredericton (Allain et Basque, 2003), de Saint-Jean et de Miramichi, institutions qu’elle voyait comme « leur seul espoir de résister à ­l’assimilation » (SANB, 1977b). Partout au Canada, ces centres deviennent rapidement un point de ralliement d’une grande importance pour toutes les communautés francophones urbaines en milieu minoritaire. Elles sont « une tentative de la part de ces francophones de créer des zones unilingues francophones [créant] une sorte de territorialité institutionnelle » (Heller, 1996 : 32) à défaut de pouvoir investir l’espace géographique. Pour convaincre le gouvernement de la nécessité de ces centres, la SANB lui rappelait qu’il recevait, dans le cadre du Programme des langues officielles en enseignement créé en 1970, « des fonds du gouvernement fédéral pour assurer à la minorité de langue officielle une éducation dans sa langue maternelle » (Anonyme, 1976). Hatfield fut réceptif aux revendications de la SANB pour l’établissement du premier centre scolaire-­

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communautaire à Fredericton en 1978 qu’il considérait comme une « oasis francophone » (H. Vienneau, 1978 : 3) et qui allait attirer dans la capitale les francophones nécessaires pour mettre en œuvre le bilinguisme au sein de la fonction publique. Les pressions n’ont pas immédiatement porté fruit à Saint-Jean où, selon le président de la SANB, les Acadiens sont « vraiment traités comme des étrangers » (Gaudet, 1975). En 1976, elle avertissait Hatfield, qui ne ratait jamais une occasion de vanter les vertus unificatrices du bilinguisme lors de ses nombreux voyages à travers le Canada, qu’elle ferait une souscription nationale pour établir une école s’il ne répondait pas aux besoins des francophones de Saint-Jean, démontrant ainsi « à la population canadienne que les Acadiens […] sont obligés de payer pour des droits qui leur reviennent » (Anonyme, 1976). En 19761977, la SANB envoie une lettre au gouvernement affirmant qu’un centre scolaire-communautaire était « essentiel à la survie des francophones du sud-ouest de la province » et était justifié « par leur dispersion […], le manque de moyen de communication entre eux dans leur communauté et encore plus par leur nombre qui dépasse largement le chiffre de 10 000 » (Nadeau, 1976 et 1977). Le Centre scolaire-communautaire Samuel-de-Champlain est finalement établi en 1984, grâce à la Loi 81 –  qui reconnaissait les droits de la communauté francophone « à des institutions distinctes où peuvent se dérouler des activités culturelles, éducationnelles et sociales » – et l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés qui ­contraignait tout gouvernement provincial à créer des institutions scolaires pour sa minorité linguistique. En 1986, le Centre scolairecommunautaire Beausoleil à Miramichi voyait jour.

La justice : la difficile application du bilinguisme Bien que des dispositions législatives et constitutionnelles de la politique linguistique garantissaient aux Acadiens le droit à des services judiciaires dans leur langue, le bilinguisation du système judiciaire tardait. Si le droit de témoigner dans la langue officielle de son choix était assuré, la procédure se déroulait presque toujours en anglais. Le rapport Bastarache-Poirier constatait en 1982 que « la justice est très en retard par rapport aux autres domaines dans la

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mise en œuvre du principe d’égalité des langues officielles » (Bastarache, 1982 : 336). Ce retard pouvait avoir de lourdes conséquences pour une communauté linguistique minoritaire dans la mesure où le dispositif judiciaire est un important levier de développement (Tremblay, 1987 : 41). La progression du bilinguisme judiciaire s’est en grande partie amorcée grâce à la forte pression exercée par la population acadienne et dont la SANB a su tirer profit (Tremblay, 1987 : 41). Le plus sérieux handicap au développement du bilinguisme judiciaire était l’unilinguisme anglais qui régnait de manière quasi absolue au sein du barreau néobrunswickois (Comité sur l’intégration…, 1981). Il est vrai que la situation s’était quelque peu améliorée en 1978 avec la création –  à la suite de pressions de la SANB – de l’École de droit de l’Université de Moncton. Cette école, en assurant aux francophones une formation à la Common Law en français, allait permettre une plus grande pratique du droit dans cette langue, de modifier le profil linguistique de la profession et d’assurer des services judiciaires en français de qualité comparable à ceux offerts aux membres de la communauté anglophone, notamment la tenue de procès en français. Considérant la rareté de ses ressources humaines francophones comme responsable du caractère lacunaire des services judiciaires français prodigués, la SANB exige la disponibilité de procureurs de la couronne, de greffiers ou de sténographes bilingues (LeBlanc, 1980a et b). La SANB s’assurait également que les tribunaux de diverses instances soient compétents dans les deux langues officielles pour que, conformément à l’article 19(2) de la Charte, « chacun a[it] le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Nouveau-Brunswick ». La SANB revendiquait ainsi la tenue de procès unilingues qui se dérouleraient dans la langue officielle choisie par le justiciable. La mise en œuvre de la politique linguistique passait aussi par une magistrature suffisamment bilingue pour assurer la tenue de procès en français. C’est ainsi que la SANB dénonçait la désignation de juges unilingues anglophones dans des districts judiciaires à forte concentration acadienne et exigeait que le gouvernement lui prouve « que le bilinguisme n’était pas seulement une “parure” » (LeBlanc, 1980b).

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La SANB revendiquait par ailleurs la traduction en français des règlements de la province et de la Cour suprême du Canada qui donnerait aux « avocats francophones et par ricochet à leur clientèle francophone des moyens leur permettant de fonctionner efficacement et sans frais additionnels de leur part dans toutes les procédures judiciaires » (Snow, 1979b). Elle estimait que la « négligence du gouvernement à fournir une version française des règlements provinciaux dans l’espace d’une décennie [dénotait] bien le manque de sérieux des divers ministères et en particulier le ministère de la Justice à mettre en pratique l’esprit de la loi sur les langues officielles » (SANB, 1979 : 10). Ces revendications dans le domaine de la justice révèlent l’étendue de l’écart entre le discours et la réalité du régime linguistique néobrunswickois. Les rapports du Comité sur l’intégration des deux langues officielles à la pratique du droit (1981), du Groupe d’étude sur les langues officielles (Bastarache, 1982) et du Comité consultatif sur les langues officielles au Nouveau-Brunswick (1986) présentent des recommandations pour la mise en place du bilinguisme judiciaire qui serviront d’arguments d’autorité à la SANB. Les rapports du Comité sur l’intégration des deux langues officielles à la pratique du droit et du Groupe d’étude sur les langues officielles recommandent que le système judiciaire ait pour fondement l’égalité des deux langues officielles. Pour y donner suite, le ministère de la Justice devait procéder à une restructuration administrative qui passait par l’instauration d’une certaine dualité dans son appareil, par la délimitation de nouveaux districts pour l’administration de la justice et par la désignation de postes bilingues. Par ailleurs, le rapport du Comité consultatif déclare, d’une part, que les services doivent être accessibles dans les deux langues officielles pour les bureaux d’enregistrement, les tribunaux, les commissions et les conseillers juridiques et, d’autre part, que le conseiller juridique qui est seul assigné à une région bilingue doit être bilingue dès sa nomination (M. Thériault, 19871988 : 82). Dans un mémoire, qui s’appuie sur ces deux rapports, la SANB revendique l’établissement de « mécanismes qui permettront aux citoyens francophones de bénéficier de tous les services judiciaires dans leur langue, directement, au même titre que les citoyens anglophones » (SANB, 1986 : 34).

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Les municipalités : le nœud du problème linguistique Étant des créations de l’État provincial, les municipalités sont soumises à la politique linguistique. Or, l’article 11 de la LLO permettait à « tout conseil municipal » de choisir la ou les langues qui seront employées « dans toute délibération ou à toute réunion du conseil ». En fait, le gouvernement leur donnait le pouvoir de décider de leur propre politique linguistique, diminuant ainsi considérablement la portée du bilinguisme, car les municipalités constituent « le palier de gouvernement qui est le plus en contact avec la population au jour le jour » (SANB, s.d.). Il ne faudrait guère s’étonner que « the limited extent of bilingualism in municipal government is often cited by Acadian nationalists as one of the shortcomings of the […] provincial language policy » (Gill, 1980 : 64). La SANB demanda instamment que les municipalités soient tenues d’offrir à leurs citoyens des services dans les deux langues officielles et que l’article 11 soit modifié en vue de les contraindre –  et non que de les encourager  – à le faire. À la veille des élections provinciales de 1978, la SANB rédige un questionnaire à l’intention des quatre partis politiques –  conservateur, libéral, néodémocrate, acadien – qui, par la dérision, montre que la politique linguistique ne respecte pas les droits des Acadiens à recevoir des services dans leur langue. Elle leur demande, par exemple, s’ils sont « d’avis qu’il incombe au gouvernement provincial d’intervenir à ce niveau [municipal] d’administration publique ? Si oui, quelles mesures êtes-vous prêt à prendre et dans quels délais ? » (SANB, 1978 : 2). Le Parti conservateur (1978) lui répondit que les « administrations municipales sont avant tout responsables aux électeurs de leur municipalité, [mais qu’il était] cependant disposé à [les aider] à fournir des services en langue française en autant que celles-ci feront des demandes auprès de la province ». Le gouvernement avait mis sur pied en 1976 un programme d’aide financière aux municipalités à cet égard, mais la SANB estimait que ce programme « si généreux qu’il soit, ne répond[ait] pas entièrement au problème ». Elle faisait part au gouvernement que certaines municipalités détournaient les fonds qu’elles recevaient, comme à Fredericton où ils étaient « utilisés non pas pour améliorer les

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services en français à la population francophone […] mais plutôt pour développer le côté touristique » (SANB, 1979 : 10-11). Le rapport Bastarache-Poirier viendra confirmer l’inefficacité de ce programme en déclarant que ce furent les municipalités francophones qui s’en prévalurent le plus et que la participation des municipalités anglophones fut presque nulle. Le rapport recommandait que dans toutes les cités et municipalités constituées du Nouveau-Brunswick « où la communauté linguistique officielle la moins nombreuse atteint 20 % de la population » (Bastarache, 1982 : 464) le bilinguisme institutionnel devait être adopté. La SANB soutenait que le « gouvernement provincial a le devoir […] d’imposer des normes aux municipalités afin que le statut de l’égalité linguistique reconnu [dans la LLO] soit visible à l’échelle municipale, où la participation des citoyens est certainement la plus forte ». La question des municipalités révélait la faible portée de la disposition fondamentale de la politique linguistique : la SANB demandait une révision de la LLO qui « est la source des injustices que les francophones subissent au niveau des municipalités ». Elle va même jusqu’à soutenir « que la loi en n’imposant pas son application aux municipalités […] perpétue les injustices qu’elle a voulues [sic] éliminer [et constitue] une atteinte au processus démocratique, ne permettant pas aux unilingues français de participer pleinement au pouvoir municipal provincial » (Bourdages et Carron, 1978). Une telle situation peut entraîner de graves conséquences pour le développement d’une communauté linguistique minoritaire, car les municipalités, en étant appelées à réglementer beaucoup d’aspects de la vie civile, affectent par leurs décisions le bien commun. * * * Depuis le tournant des années 1970, la question linguistique est un enjeu politique majeur sur lequel le N.-B. intervient par le truchement d’un dispositif législatif et juridico-constitutionnel. Cette période coïncide avec l’élection du gouvernement Hatfield et avec l’émergence d’un néonationalisme acadien dont la SANB a été un important agent. Cette dernière prit position par rapport à la poli-

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tique linguistique au moyen d’une pratique revendicatrice dont l’analyse dans quatre domaines d’application révèle comment la prise de parole citoyenne participe à son inflexion. Légiférer en matière linguistique est ainsi un processus qui ne peut être compris que s’il est appréhendé dans une dialectique entre l’État et la société civile, médiatisée, dialectique notamment par les groupes de pression. En faisant pression auprès du gouvernement, la SANB tentait de réduire l’écart entre le discours et la réalité du régime linguistique néobrunswickois en se servant des ressources performatives de l’énonciation revendicatrice pour faire passer le gouvernement de la parole aux actes. La revendication, au cœur des stratégies de responsabilisation, est une pratique discursive (Austin, 1970) – un dire qui fait – par laquelle la communauté acadienne, en investissant l’espace public, s’est conscientisée et politisée en vue de se faire reconnaître et obtenir des droits. En canalisant la parole citoyenne acadienne, la SANB renforce ce qui détermine, en dernière instance, l’efficacité de la politique linguistique provinciale : la volonté gouvernementale de l’appliquer. Conclure ce texte, c’est aussi souligner ses limites dont la plus importante concerne les sources exploitées. Le choix du fonds d’archives de la SANB, dont la plupart des documents étaient des lettres adressées au gouvernement, rend difficilement compte des autres stratégies par lesquelles ce groupe de pression a investi l’espace public en vue d’infléchir la politique linguistique, notamment les manifestations publiques et le lobbying. L’emploi de méthodes en histoire orale ainsi que la consultation systématique de la presse de la période et des archives du gouvernement Hatfield auraient été pertinents pour rendre compte de ces autres stratégies et des canaux de diffusion par lesquels la SANB entrait effectivement en contact avec le Parti conservateur. Il serait également pertinent d’examiner la pratique revendicatrice de la SANB dans d’autres secteurs d’application de la politique linguistique, notamment la culture et la santé. Si ces deux secteurs ont fait l’objet de peu de revendications de la part de la SANB durant le régime de Hatfield, ils sont devenus à partir de la fin des années 1980 et surtout à partir des années 1990 des dossiers prioritaires du groupe de pression. L’analyse du rôle joué par la SANB dans l’enchâssement dans la Constitution du Canada des principes de la Loi 88 en 1993, lors de la rencontre constitutionnelle de Charlot-

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tetown, permettra également d’améliorer notre compréhension de la tension dialectique entre l’État et la société civile au cœur de la législation en matière linguistique. Ayant soulevé certaines limites et faiblesses de notre étude, relisons, en guise de réconfort, ces quelques lignes écrites naguère par un grand antiquisant et philosophe de l’histoire : L’histoire est un combat de l’esprit, une aventure et, comme toutes les équipées humaines, ne connaît jamais que des succès partiels, tout relatifs, hors de proportion avec l’ambition initiale ; comme toute bagarre engagée avec les profondeurs déroutantes de l’être, l’homme en revient avec un sentiment aigu de ses limites, de sa faiblesse, de son humilité (Marrou, 1975 : 52).

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Le commissariat aux langues officielles : un acteur institutionnel au cœur de l’administration publique fédérale (1969-2006)

Sabrina Dumoulin, étudiante à la maîtrise Département d’histoire Université Laval

En faisant état du parcours et de l’historique de l’appareil administratif canadien, il est facile d’observer que, les francophones ont été pendant longtemps, fortement sous-représentés et le bilinguisme est demeuré jusqu’à récemment un concept totalement ignoré au sein des services publics fédéraux. En 1964 par exemple, les francophones étaient sous-représentés au sein de 20 des 25  départements et agences importants à l’intérieur des services publics canadiens et ne comptaient que pour 10,4  % des hautssalariés de la fonction publique fédérale (Reid, 1993 : 179). Il semble toutefois qu’avec la montée du nationalisme québécois, il devenait urgent d’intégrer rapidement et efficacement la notion de bilinguisme au sein de l’appareil d’État fédéral. C’est ainsi que le 6 avril 1966, le gouvernement de Lester B. Pearson adoptait la première politique générale sur la langue de travail en attendant les recommandations de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission BB).

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Instituée en juillet 1963, la Commission devait définir « what steps should be taken to develop the Canadian confederation on the basis of an equal partnership between the two founding races » (Esman, 1982 : 233). Dans son rapport rendu public à la fin des années 1960, la Commission émit de nombreuses recommandations dont la première et la plus fondamentale se lisait comme suit : « Nous recommandons que l’anglais et le français soient formellement déclarés langues officielles du Parlement du Canada, des tribunaux fédéraux, du gouvernement fédéral et de l’administration fédérale » (Commission, 1967-1970 : 153). Si la question linguistique constitua l’une des grandes priorités du gouvernement de Pierre Elliott Trudeau, élu en avril 1968, il n’en demeure pas moins qu’une majeure partie des recommandations émises par la Commission BB –  dont celles concernant les unités francophones et les districts bilingues semblaient pourtant prometteuses et efficaces – furent rejetées du revers de la main. Il y eut tout de même certaines recommandations qui trouvèrent écho à la suite de la publication du rapport de la Commission. C’est ainsi que le 1er avril 1970 fut créé le poste de commissaire aux langues officielles dont l’un des rôles fondamentaux est « de surveiller et d’évaluer [ses] propres agents et [ses] propres actions » (Christin et Will, 2000 : 7). À la lumière de l’évolution du poste de commissaire, et de l’organisme qu’il dirige, il est par ailleurs possible de comprendre un peu mieux la mise en œuvre concrète et réelle du programme de bilinguisme officiel au sein de l’appareil administratif fédéral. Cet article analysera le rôle joué par le commissaire aux langues officielles en tant qu’acteur institutionnel au cœur de l’administration publique fédérale, en considérant particulièrement différents agents et employés qui œuvrent au sein des divers départements et agences. À travers l’historiographie et l’étude de l’article « Office of the Federal Commissioner of Official Languages of Canada : The Idea, Image and Reality » (1980) et d’un article de Michael MacMillan paru en 2006, on remarque que les contributions et la place revenant au commissaire des langues officielles furent considérées de diverses manières. Alors que MacMillan considère que « the office is of considerable substantive significance »

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(p. 162), l’article de 1980 présente le commissaire comme étant une autorité faible et peu indépendante. Il semble, pour notre part, qu’il soit possible d’examiner l’importance et les contributions du commissaire à l’aide de deux perspectives. D’abord, d’un angle de vue purement administratif et législatif, l’influence et les contributions du commissaire semblent avoir été amenuisées par certaines lacunes ayant entravé le bon fonctionnement de l’organisme. Dans une perspective plus symbolique toutefois, son rôle de protecteur du citoyen accorde au commissaire une importance capitale vis-àvis des Canadiens et des Canadiennes. Cet article cernera d’abord les fonctions du commissaire et la façon dont celles-ci s’intègrent à la culture administrative canadienne. Suivra une brève analyse des structures internes et des composantes législatives qui encadrent et définissent le Commissariat et qui, ultimement, déterminent la marge de manœuvre pour atteindre ses nombreux objectifs. Enfin, quelques remarques seront formulées concernant les contributions réelles de l’organisme. Avant d’aller plus loin toutefois, il est nécessaire de dire quelques mots au sujet de la création du Commissariat et de son évolution au fil des ans1.

La Commission BB et la naissance du Commissariat En retraçant l’histoire du Commissariat, on constate d’abord que l’organisme est issu de la Commission BB. En effet, dans son dernier rapport il est dit : « que le gouverneur général en conseil désigne un Commissaire général aux langues officielles chargé de veiller au respect du statut du français et de l’anglais au Canada » (Commission, 1967-1970 : 156). Par ailleurs, deux pages entières comprises dans le premier livre du rapport final traitent explicitement du commissaire, de ses fonctions, de ses diverses attributions ainsi que de détails concernant son mandat. En ce sens, le rapport stipule que : 1. Bien qu’un texte retrace déjà l’historique du Commissariat aux langues officielles (Héroux, 1990), cette rétrospective ne traite que les années 1970 à 1989. Il nous semble donc nécessaire de revoir brièvement le parcours de l’organisme en considérant en plus les années 1989 à 2006.

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Sabrina Dumoulin Le commissaire général aux langues officielles jouera un double rôle. Il sera d’abord la conscience agissante et, en somme, le protecteur du public canadien en matière de langues officielles. [Il] agira en outre comme critique de l’application de la loi fédérale sur les langues officielles. [et] pourra aussi, provisoirement2 agir en qualité de conseiller du gouverneur en conseil, jusqu’au moment de l’établissement d’un premier ensemble de districts bilingues au Canada (Commission, 1967-1970 : 146-147).

Après lecture du premier rapport de la Commission, paru en 1967, il va de soi que la Loi sur les langues officielles devait être promulguée avant l’entrée en fonction du commissaire. Si la Loi constitue l’assise sur laquelle repose l’ensemble du travail du commissaire et de son équipe, c’est également cette loi qui encadre et définit l’organisme et son chef. Ainsi, la Loi sur les langues officielles fut adoptée en juillet 19693 ; dès lors, l’entrée en fonction du premier commissaire devenait possible. Grâce à la fondation du CLO, le gouvernement Trudeau renforçait par ailleurs l’unité nationale et affaiblissait le mouvement séparatiste québécois. En effet, « the very fact that the Government showed enough enthusiasm to bring this Office into being [had] tremendous symbolic value in convincing the French Canadians how much they bother[ed] about their linguistic rights » (Office of the Federal Commission…, 1980 : 261-262). C’est ainsi que le 1er avril 1970, Keith Spicer se hissait à la tête du tout nouveau CLO pour un mandat de sept ans.

Les septennats au fil du temps Le premier commissaire aux langues officielles, Keith Spicer, était un Torontois anglophone de 36 ans au moment de sa nomination, « rompu à la langue de Molière et féru du Québec francophone et de la culture française » (Héroux, 1990 : 2). Son mandat débuta lentement, car non seulement fallait-il doter ­l’ensemble des postes du Commissariat, mais encore fallait-il faire 2. On notera que le terme « provisoirement » n’aura jamais de réelle implication considérant que le programme des districts bilingues s’essoufflera dès la publication du rapport final, et ce, jusqu’à son abandon complet en mai 1976. 3. Elle sera modifiée en 1988.

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connaître ­l’organisme qui était alors peu sollicité par les Canadiens. Il n’en demeure pas moins que ce lent processus de mise en place permit à Spicer de « [réfléchir] et [de] définir son rôle ainsi que la portée de la Loi » (Héroux, 1990 : 2). Par ailleurs, s’il est possible de nommer parmi les objectifs de Spicer ceux de traquer les infractions à la Loi, de renforcer la dualité linguistique au sein de l’appareil gouvernemental, de mettre l’accent sur la formation des fonctionnaires de l’État et, du coup, sur la langue de travail, il reste que son leitmotiv demeura l’importance de la communication. Ainsi, outre la diffusion de trousses d’information, la prononciation de discours et le lancement d’initiatives promotionnelles et publi­ citaires, Spicer voulut « aider les cultures à se comprendre en permettant un dialogue entre les jeunes »4. Lors de son entrée en poste, il n’étudia toutefois aucunement les questions du « recrutement et [de la] promotion au sein de l’appareil fédéral au sujet [desquels] la Commission d’enquête avait formulé 41 recommandations [ni la question du] bilinguisme de la Capitale fédérale auquel la Commission avait consacré 17 recommandations » (Héroux, 1990 : 3). Notons par ailleurs que le commissaire et son équipe connurent une période creuse en 1975, en raison, entre autres, de l’impasse du programme des districts bilingues, du peu d’efforts manifestés par le gouvernement et du manque d’influence du Commissariat lors des médiations portant sur la crise du français chez les contrôleurs aériens (Héroux, 1990 : 5-6). Lorsque Keith Spicer passa le flambeau à Maxwell Yalden en 1977, le CLO était néanmoins un organisme bien établi, comptant quelque 85  employés et bénéficiant d’un budget annuel de près 4 millions de dollars (Héroux, 1990 : 7). Malgré cela le nouveau commissaire, un Torontois anglophone « à l’aise avec le français » (Héroux, 1990 : 8), connut son lot de difficultés. Outre la situation sociale et politique agitée coïncidant avec son mandat –  premier référendum au Québec, rapatriement de la Constitution et enchâssement de la Charte des droits et libertés –, l’interrègne de quelques mois précédant son arrivée engendra un climat morose au sein de 4. Commissariat aux langues officielles du Canada (2001), http://www.ocol-clo.gc.ca (consulté le 9 août 2007).

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l’organisme (Héroux, 1990 : 8) et suscita de nombreux départs. Certains secteurs, tels les Études spéciales et le Secrétariat, furent abolis, ce qui amena Yalden à apporter d’importantes modifications au sein de l’agence : une vaste campagne de recrutement fut lancée et de nouvelles directions furent créées. Au-delà de ces embûches, toutefois, le commissariat devint plus accessible grâce à de nouveaux bureaux régionaux –  Moncton, Winnipeg, Montréal, Sudbury et Edmonton  – et Yalden poursuivit les activités promotionnelles de son prédécesseur avec, entre autres, la parution de la revue Langue et société. Profitant de toutes les tribunes, s’adressant aux parlementaires et faisant la tournée des hauts fonctionnaires, le commissaire soumit ses recommandations quant à la modification de la Loi, améliora le programme d’information du Commissariat et vérifia, tel que le mentionne Maurice Héroux (1990 : 14), « à peu près tout l’appareil fédéral ». Puis, en 1984, D’Iberville Fortier fut nommé au poste de commissaire. Ce Franco-Québécois, un diplomate de carrière, exprima, dès son arrivée à la tête de l’organisme, sa crainte quant à la sécurité du français au Canada. Il poursuivit d’abord certaines actions entreprises sous les précédents mandats : il maintint ouvertes les voies de communication avec le Commissariat, effectua des sondages d’opinion et fit faire des études, poursuivit la publication de la revue Langue et société, créa des bandes vidéo, des agendas scolaires, etc. Les deux grandes réussites du septennat de Fortier demeurent toutefois le secours aux minorités linguistiques de même que le remaniement et la mise en œuvre de la nouvelle Loi sur les langues officielles5. Par ailleurs, Fortier contribua à élargir le CLO en créant d’abord la Direction des opérations régionales servant à soutenir davantage les divers bureaux régionaux, puis en engageant des agents de liaison pour certaines régions. Fortier fut tout au long de son mandat un commissaire audacieux et frondeur allant jusqu’à menacer de démissionner en 1989 face à la lenteur du gouvernement à mettre en œuvre la nouvelle Loi sur les langues officielles5. Par ailleurs, il légua à son successeur un Commissariat fort de 168 employés jouissant d’un budget annuel dépassant les 12 millions de dollars6. 5. Commissariat aux langues officielles du Canada (2001), http://www.ocol-clo.gc.ca (consulté le 9 août 2007). 6. Données pour l’année 1989 (Héroux, 1990 : 43).

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Lorsque Victor Goldbloom se hissa à la tête du CLO en 1991, ses priorités étaient claires. L’Anglo-Québécois originaire de Montréal désirait, en tout premier lieu, contribuer au rapprochement des deux communautés de langues officielles puisque, selon lui, « toute croissance se fait mieux quand le climat est favorable »7. Afin d’y parvenir, il parcourut l’ensemble du pays, communiquant ainsi avec les médias et les différents représentants des groupes minoritaires. Il porta également une attention particulière aux prestations de services sociaux, de santé et d’éducation destinés à ces mêmes communautés. Comme tous ses prédécesseurs, Goldbloom dut surmonter de nombreux obstacles. Outre les importantes compressions budgétaires qui affectèrent l’ensemble de l’administration fédérale, il fallut composer avec de nouveaux défis dont l’arrivée des nouvelles technologies de communications et les nombreuses transformations relatives aux prestations de services, certaines passant du fédéral au provincial ou au secteur privé. La cinquième commissaire, Dyane Adam, est entrée en poste en août 1999. Dès son arrivée, cette Franco-Ontarienne redéfinit le rôle de commissaire, y ajoutant celui d’éducatrice et d’agente de changement. Elle poursuivit des buts précis pour ce qui est des prestations de services, de la langue de travail, du développement des communautés minoritaires et de l’appropriation de l’Internet, mais ses priorités absolues étaient, d’une part, la dualité linguistique et, de l’autre, le repositionnement de la question linguistique au cœur du discours gouvernemental. Dyane Adam céda son poste le 17 octobre 2006 à l’auteur, journaliste et conférencier, Graham Fraser. L’historique du CLO nous permet de prendre conscience de l’envergure du travail accompli par les différents commissaires. Toutefois qu’en est-il des fonctions qui leur étaient réellement imputées ?

7. Commissariat aux langues officielles du Canada (2001), http://www.ocol-clo.gc.ca (consulté le 9 août 2007).

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Les fonctions du CLO : partie intégrante de la culture administrative canadienne En premier lieu, regardons la culture administrative canadienne en général ce qui nous permettra de voir comment les fonctions attribuées au commissaire et à son équipe s’y intègrent. Si par culture administrative on entend, entre autres, les attitudes à adopter vis-à-vis du travail, la culture administrative de l’appareil gouvernemental canadien doit donc se définir comme l’ensemble des attitudes et des comportements à adopter vis-à-vis du bon fonctionnement des services publics et de l’application des lois. Cette culture bureaucratique8 se développa bien sûr parallèlement à l’évolution de l’État canadien et fut influencée par la culture organisationnelle de nombreux départements et agences, sousunités, groupes de pression ou de travail, etc. (Dwivedi et Gow, 1999 : 34). La haute-fonction publique canadienne repose sur le système de Whitehall. On y valorise la loyauté envers le gouvernement en place, l’honnêteté, l’intégrité, la fidélité envers les principes d’égalité et d’impartialité, le professionnalisme et le respect (Dwivedi et Gow, 1999 : 67). La culture administrative canadienne repose plus spécifiquement sur des valeurs politiques précises, à savoir : le mérite, la neutralité, l’anonymat, la discrétion et la responsabilité (Dwivedi et Gow, 1999 : 67), cette dernière étant particulièrement importante. En effet, s’assurer la responsabilité des employés de l’administration fédérale peut garantir l’atteinte des objectifs nationaux « with a greatest possible degree of efficiency, effectiveness, probity and prudence » (Dwivedi et Gow, 1999 : 75). Afin de s’assurer que les valeurs comprises au sein de la culture bureaucratique canadienne soient respectées et appliquées, la présence d’agences et d’organismes de surveillance est primordiale. Certaines de ces agences sont connues de la population canadienne, tels le Conseil privé, le Conseil du Trésor ou, avec un mandat plus 8. Nous considérons ici la culture bureaucratique et la culture administrative comme étant synonymes. D’autres auteurs en ont fait autant dont Tessier et Tellier (1991) de même que Baudoux (2005).

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spécifique, la Commission sur les relations de travail dans la fonction publique, le Bureau du vérificateur général, la Commission canadienne des droits de la personne et le CLO (Dwivedi et Gow, 1999 : 82-83).

Les fonctions principales revenant au commissaire et à son équipe Parmi les missions endossées par le commissaire aux langues officielles, la première et la plus importante demeure celle de protéger le citoyen contre certaines actions administratives ou contre des décisions gouvernementales qui brimeraient leurs droits en matière linguistique. Ce pouvoir attribué au commissaire s’inscrit bien évidemment à l’intérieur de la Loi sur les langues officielles et, de ce fait, ce dernier se doit de traiter les plaintes recevables. Pour ce faire, le commissaire peut mener des enquêtes et sommer un assigné à comparaître, ou formuler diverses recommandations dans le but d’éviter la répétition de l’entrave linguistique ou d’améliorer les services offerts au public. Afin de mener à bien sa mission, un protecteur du citoyen devrait être indépendant face au gouvernement en place, ce qui n’est pas totalement le cas du commissaire aux langues officielles du Canada, tel que nous le verrons ci-dessous. Le deuxième rôle qui incombe au commissaire est celui de vérificateur linguistique du gouvernement et de l’ensemble de l’administration fédérale (MacMillan, 2006 : 167). Ainsi, il a le pouvoir de mener des études spéciales au sein de l’appareil d’État fédéral et d’enquêter sur le bon usage des langues officielles dans les tribunaux, les services publics et les institutions fédérales proclamées bilingues. Il peut également vérifier l’utilisation de l’anglais et du français sur les sites Internet du gouvernement, tout comme il se doit d’assurer la promotion et l’avancement de ces deux langues tel que stipulé en section VII de la Loi sur les langues officielles (MacMillan, 2006 : 167). Par ailleurs, il est important de noter que si le commissaire a le pouvoir de sommer l’administration fédérale de lui divulguer des informations précises, il est dans l’impossibilité d’obliger cette dernière à se rétracter et à apporter des corrections. En fait, les seules armes du commissaire sont la publicité et l’appui

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parlementaire (Dwivedi et Gow, 1999 : 83), ce qui nous permet de comprendre en partie pourquoi les commissaires aux langues officielles attribuèrent à la promotion et à la publicité une très grande importance. Par ailleurs, il est impossible pour le commissaire d’agir auprès des gouvernements provinciaux, territoriaux ou municipaux (Adam, 2004 : 48). Une dernière mission assignée au commissaire est de conseiller le gouvernement en matière linguistique, et ce, par l’entremise de ses rapports annuels et de ses interventions lors de procès (MacMillan, 2006 : 171). Pour certains, ce rôle est perçu comme étant inutile, car les différents gouvernements ont rarement suivi les recommandations des commissaires (MacMillan, 2006 : 171). D’autres encore le considèrent incompatible avec les fonctions de protecteur du citoyen et de vérificateur (Office of the Federal Commissioner…, 1980 : 261). En revanche, pour Dyane Adam, le triple rôle attribué au poste de commissaire « a toujours provoqué des tensions créatrices au sein du Commissariat » (Adam, 2004 : 50). En définitive, de par ses fonctions et ses objectifs, le CLO répond bel et bien aux prescriptions de la culture administrative du pays puisqu’il s’assure que le public canadien reçoive toujours des services dans la langue de son choix. En raison de ceci, O. P. Dwivedi et James Iain Gow (1999 : 95) considèrent la création du CLO parmi les moments-clés ayant contribué à l’élaboration de l’État administratif canadien tel qu’on le connaît aujourd’hui. Mais le CLO est-il en mesure de remplir l’ensemble de ses fonctions ? Pour déterminer ce qui est mis à la disposition du Commissariat pour ce faire, voyons maintenant ses structures internes et la législation qui le concerne.

Structures internes et législation Le CLO est un organe institutionnel complexe et vaste comptant quelque 164 employés et dont le budget annuel dépasse les 18 millions de dollars. Le tableau des besoins en ressources par direction générale du rapport sur le rendement paru le 31 mars 2006 indique que le secteur Assurance de la conformité – qui

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comprend Enquêtes et Mesure de rendement et vérification – a coûté à lui seul, en 2005-2006, près de 5 millions de dollars. Par ailleurs, considérant la grande importance accordée par les commissaires au domaine promotionnel et publicitaire, il est facile de comprendre que le secteur Politiques et communications, qui encadre aussi cinq bureaux régionaux, nécessite des ressources financières frôlant les 7  millions de dollars par année.

tableau 1 organigramme du commissariat

Source : Rapport sur le rendement, 31 mars 2006.

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TABLEAU 2 Besoin en ressources financières du commissariat 2005-2006 Direction générale

Total en milliers de dollars

Source : Rapport sur le rendement, 31 mars 2006.

Le reste des employés du CLO sont répartis au sein de trois autres départements : les Services corporatifs – ressources humaines, administration, finances, etc.  – dont le montant réel des dépenses s’élève à plus de 5 millions et demi, ainsi que les Affaires juridiques et le Cabinet du commissaire. L’ensemble du CLO est sous la responsabilité du commissaire qui, lui, répond directement au Parlement du Canada. Outre les composantes structurelles du CLO, les textes de loi sont tout aussi essentiels au fonctionnement de l’organisme tel que le stipule Paul G. Thomas (2003 : 297), la Loi sur les langues officielles contient des dispositions concernant la nomination et la possible révocation du commissaire, la nature de son mandat, son pouvoir de dépenser et de recruter du personnel et les normes de conduite que le commissaire doit respecter. Il ajoute par ailleurs que ces dispositions déterminent la nature des interactions entre les hauts-fonctionnaires politiques et administratifs, le Parlement et les

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fonctionnaires parlementaires. Considérons donc ces diverses dispositions en consultant d’abord la première Loi sur les langues officielles. Dès la rédaction du texte de loi de 1969, on accorda une très grande importance au CLO en consacrant 14 articles sur les 39 qu’elle contenait à l’organisme et à son chef. Afin de se protéger contre des choix discrétionnaires, l’article 19(2) prévoyait que le commissaire aux langues officielles devait être nommé « après approbation de la nomination par résolution du Sénat et de la Chambre des communes » tandis que l’article 19(3) stipulait que le pouvoir de révocation du commissaire en place appartenait au « gouverneur en conseil sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes ». Des mécanismes de protection contre une ingérence politique étaient aussi prévus par la Loi de 1969. D’une part, le mandat du commissaire était de sept ans, donc plus long que celui d’un simple gouvernement (art. 19(3)). D’autre part, le salaire d’un commissaire était le même que celui d’un juge de la Cour fédérale (art. 20(2)). Toutefois, cet article de la Loi de 1969 n’était pas équitable puisque le statut et le pouvoir du commissaire étaient de même nature que ceux d’un simple administrateur général de ministère (art. 20(1)) ce qui, selon Michael MacMillan (2006 : 164), pouvait sérieusement affecter ses relations avec certains chefs de départements qui ­n’accepteraient jamais de se faire reprocher d’esquiver leurs responsabilités linguistiques. ­L’article 24 de la Loi de 1969 pouvait aussi nuire au travail du commissaire puisqu’il était dit que celui-ci pouvait « accomplir ou entreprendre les autres tâches ou activités connexes que [pouvait] autoriser le gouverneur en conseil » (Office of the Federal Commission…, 1980 : 252). Pour ce qui est de l’autonomie du commissaire sur le plan des finances et des ressources humaines, il ne jouissait pas non plus d’une totale indépendance, ce qui aurait été pourtant logique pour le dirigeant d’une agence créée en partie afin de vérifier le gouvernement et l’administration fédérale (Thomas, 2003 : 302). Ainsi, l’article 22 de la Loi de 1969 contraignait le commissaire à se soumettre à l’approbation du Conseil du Trésor lorsque venait le temps d’engager du personnel et de fixer le salaire des employés.

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La Loi sur les langues officielles fut modifiée en 1988. Si le nombre total d’articles se rapportant à l’organisme fut porté à 24, les principales dispositions demeurèrent inchangées, malgré la présence de certains illogismes. Les dispositions concernant la nomination et la révocation du commissaire demeurèrent les mêmes. Son salaire fut maintenu, son rang et ses pouvoirs demeurant équivalents à ceux d’un administrateur général de ministère (art. 50(1)). Si ces dispositions étaient inéquitables en 1969, elles le sont d’autant plus aujourd’hui alors que le commissaire préside un organisme comptant quelque 164 employés et dont le budget annuel frôle les 18  millions de dollars (MacMillan, 2006 : 165). Et, tout comme la Loi de 1969, celle de 1988 stipule que le commissaire est tenu de « se livrer à toute activité connexe autorisée par le gouverneur en conseil » (art. 55). Pour ce qui est des finances et des ressources humaines, le commissaire demeura assujetti au Conseil du Trésor, son autonomie financière et le recrutement de personnel et d’experts dépendant des recommandations émises par cet organisme (art. 54 et 52). Cette disposition de la Loi ne peut que diminuer l’influence et l’indépendance réelles du commissaire dans la mesure où il doit demander l’approbation en ce qui a trait à ses besoins financiers et humains à une institution à qui il peut demander de rendre des comptes pour ce qui est de son respect de la Loi sur les langues officielles (art. 63(1-b)). Cette sujétion du commissaire souleva de nombreux questionnements parmi les analystes qui se sont penchés sur le CLO. Enfin, comme toute autre ressource publique, le CLO est soumis à une surveillance de ses activités par l’entremise de ses rapports annuels déposés devant le Parlement (art. 66). Il en était de même pour le commissaire soumis à l’article 34(1) de la Loi de 1969. Paul G. Thomas (2003 : 309) mentionne que les rapports des commissaires sont lus avec grand intérêt par le Parlement, contrairement aux rapports des autres agences et organismes parle­mentaires. En somme, le CLO possède une organisation de taille et dispose d’un budget annuel considérable. On peut ainsi s’attendre à ce que l’organisme soit en mesure de mener à bien ses diverses missions et de contribuer réellement à l’implantation, à la poursuite

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et à l’amélioration du programme de bilinguisme officiel. Mais, en considérant le manque d’indépendance résultant des textes de loi, peut-on parler réellement d’influence concrète ou est-on en présence de coups d’épée dans l’eau de la part du commissaire et de son équipe ?

Les contributions du Commissariat L’ensemble des contributions d’un organisme tel le CLO demeure un bon indicateur de son importance et de sa place au sein de l’appareil administratif de l’État fédéral. Il semble que les résultats de ses actions varient non seulement selon les fonctions exercées par les commissaires, mais aussi selon le moment où elles se déroulent. Ainsi, l’enchâssement de la Charte des droits et libertés dans la Constitution canadienne a contribué à changer la donne quant aux résultats obtenus par le CLO. Le commissaire Yalden, qui rappelait en 1982 « que [les] garanties linguistiques [étaient] encore loin de la perfection et [allaient] exiger un changement de mentalité chez les Canadiens et plus de tolérance que par le passé » (Héroux, 1990 : 13), voyait d’un bon œil cette consécration de l’égalité des deux langues officielles permettant d’accroître considérablement l’envergure des interventions légales des commissaires (MacMillan, 2006 : 171). Avant 1982 toutefois, l’influence réelle du CLO et de son commissaire semblait moins significative, et ce, à bien des égards. Selon l’article sur le rôle du commissaire publié en 1980, le commissaire n’avait pas encore accompli quoi que ce soit qui serait digne de mention, et le gouvernement n’avait jamais donné suite à un grand nombre de ses suggestions (Office of the Federal Commissioner…, 1980 : 261)9. Dans cet ordre d’idées, le dossier sur la langue du travail peut nous servir d’exemple. Dès la nomination du premier commissaire, Keith Spicer, cette question était une priorité pour le CLO, mais au fil du temps, l’organisme et son commissaire 9. Parmi ces suggestions figure celle de placer le CLO sous le contrôle direct du Parlement afin de mieux refléter l’indépendance et le statut de l’organisme (Office of the Federal Commissioner…, 1980 : 261).

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perdirent espoir de voir leurs suggestions devenir réalité (Héroux, 1990 : 5). En cherchant à expliquer ce manque d’efficacité, on jeta le blâme sur l’incompatibilité existant entre les rôles de conseiller et de vérificateur. Comment peut-on s’attendre à ce que le commissaire puisse espérer voir ses conseils pris en compte par un gouvernement si, par la suite, il doit vérifier s’ils ont été suivis et, le cas échéant, le réprimander ? Les deux rôles en question allaient à l’encontre l’un de l’autre et, selon McMillan (2006 : 171) il aurait été préférable de canaliser davantage d’énergie à une vérification plus stricte, et du coup plus crédible, et de laisser tomber le rôle de conseiller. Il semble toutefois que la mission de vérification connaissait également ses ratés. D’une part, l’article 27 de la Loi sur les langues officielles de 1969 obligeant le commissaire à annoncer à l’avance ses intentions d’enquêter réduisait l’impact de ses actions selon certains, ces derniers croyant ainsi qu’il aurait été plus efficace de procéder à des enquêtes surprises (Office of the Federal Commissioner…, 1980 : 261). D’autre part, le commissaire aux langues officielles endossait un mandat aux implications multiples et sa tâche de vérification portait sur un trop grand nombre de points. En l’absence d’un ordre de priorités, le CLO avait du mal à atteindre tous les objectifs à la fois et les succès furent mitigés (Office of the Federal Commissioner…, 1980 : 260). C’est d’ailleurs pourquoi le département des politiques et de recherche stratégique fut créé au cours des années 1980. Contrairement aux rôles de conseiller et de vérificateur, celui de protecteur du citoyen connut dès ses débuts un succès beaucoup plus satisfaisant. Mise à part la période initiale qui permit la mise en marche de l’organisme, le CLO recevait un grand nombre de plaintes dont la forte majorité – près de 80  % – relevait de son domaine de compétence, signifiant ainsi que la population connaissait bien le CLO et ses fonctions (Office of the Federal Commissioner…, 1980 : 255). D’une accessibilité facile, ainsi l’organisme a pu remplir dès le début son rôle dans une très grande mesure (Office of the Federal Commissioner…, 1980 : 259). Ce succès se poursuivit après 1982, le nombre de plaintes augmentant au fil des ans, tel que l’indique le tableau 3 sur l’évolution des plaintes déposées et rece-

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vables de 1970 à 2005. La dernière commissaire en fonction pour la période ciblée ici affirmait, en 2004, que « la très grande majorité des plaintes [reçues] [étaient] réglées dans des délais raisonnables par la négociation et la conciliation » (Adam, 2004 : 52).

TABLEAU 3 nombre de plaintes, Commissariat aux langues officielles, de 1970 à 2005

Plaintes déposées

Plaintes recevables

Source : Rapports annuels des commissaires

Si certains sujets épineux posèrent encore problèmes aux différents commissaires après 1982, la mission de conseiller connut pour sa part une nette amélioration. Ainsi, après une lente évolution et maintes interventions concernant la langue du travail de la part entre autres, de Fortier10 et de Goldbloom11, Dyane Adam pouvait enfin, 10. Fortier déclara en 1990 : « Le français n’a toujours pas la place qui lui est due dans l’administration fédérale. » (McRoberts, 1999 : 125.) 11. Pour sa part, Goldbloom affirmait en 1994 que « les années [passaient], mais le dossier de la langue du travail dans l’administration publique fédérale [restait] au même point : [c’était] la langue au bois dormant » (McRoberts, 1999 : 125).

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dans son rapport annuel de 2000-2001, faire ce commentaire : « Vues dans leur ensemble, les institutions fédérales ont réalisé d’importants progrès pour parvenir à une répartition équitable des francophones et des anglophones au sein de leurs effectifs »12. Qui plus est, les suggestions des commissaires furent davantage considérées, telles celles émises par le commissaire Fortier concernant la modification de la Loi sur les langues officielles dont il a été question ci-dessus (MacMillan, 2006 : 171). Par ailleurs, la plus grande importance accordée au rôle de conseiller semble avoir permis d’oublier le manque de compatibilité entre celui-ci et le rôle de vérificateur tant décrié par le passé. Selon Michael MacMillan, le rôle de vérificateur fut mieux défini au fil des ans permettant au commissaire de devenir une véritable conscience active. « Thus, there is more consistency and less anomaly than one might expect in these distinctive roles » (MacMillan, 2006 : 171). Il est certain que le CLO connut des ratées, comme il est certain que l’organisme s’améliora au fil des ans. En matière d’influence et de contributions, il est évident toutefois que le travail du CLO vis-à-vis des plaintes de citoyens demeure le plus notoire. Une influence réelle qui imputa au CLO une dimension hautement symbolique et une importance capitale aux yeux des Canadiens et des Canadiennes. * * * En somme, le parcours du Commissariat aux langues officielles en a été un aux obstacles multiples, mais à l’évolution certaine. Au fil des ans, les divers contextes sociopolitiques, les embûches internes et les différents commissaires ont rythmé le quotidien de l’organisme. Très modeste au début, ne comptant qu’une quarantaine d’employés, recevant moins de 200 plaintes annuellement et possédant un budget n’atteignant même pas les 500  000  $ (Bureau du commissaire aux langues officielles, 1970-1971 : 18 et 24), le

12. http://www.ocol-clo.gc.ca/html/ar_ra_2000_01_f.php#chap5, (consulté le 9 août 2007).

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CLO se développa en un organisme de taille ayant quelque 164 employés, traitant annuellement plus d’un millier de plaintes et jouissant d’un budget qui dépasse les 18 millions de dollars. En vérifiant le fonctionnement des services fédéraux offerts au public en matière de langues officielles, le commissaire est devenu alors un agent parlementaire incontournable en ce qui a trait au maintien de la neutralité politique et linguistique, du respect –  entre autres, la Loi sur les langues officielles – et de la responsabilité administrative. Si la place revenant au CLO et à son dirigeant est importante au cœur de l’administration publique fédérale, il reste que certaines dispositions de la Loi ont déjà empêché l’organisme de mener à bien ses nombreuses et légitimes fonctions, amenuisant du même coup la portée de sa mission. Il n’en demeure pas moins que le traitement des nombreuses plaintes fut toujours assuré avec efficacité et équité. Si le nombre de plaintes demeure toujours élevé, ce n’est pas que le CLO ne remplit pas ses fonctions, mais bien qu’il y ait un nombre toujours plus important de citoyens qui veulent faire respecter leurs droits linguistiques. En définitive, si le CLO n’exerce pas toujours l’influence souhaitée, il reste que, symboliquement, il occupe une place de choix au sein de l’administration publique fédérale.

Références

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Page laissée blanche intentionnellement

Les confessions d’un fabricant d’armes : les experts au service de l’éducation des minorités francophones

Stacy Churchill OISE Université de Toronto

Moins d’un an après mon arrivée au Canada comme jeune immigré, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme a déposé le deuxième volume de son Rapport intitulé « L’éducation » (1968). Ce Livre II a été le point de départ d’une véritable révolution dans l’éducation des enfants des minorités francophones dans les provinces à majorité anglophone. En fait, la bilinguisation des services fédéraux et le changement dans les milieux scolaires constituent les deux principaux legs de la Commission. Par un concours de circonstances et par intérêt personnel, j’ai eu l’honneur de participer pendant près de 40 ans à cette révolution. Le fait d’être un immigré de langue maternelle anglaise m’a permis de sympathiser avec la Cause, comme l’appelaient certains activistes francophones, et m’a délivré du fardeau de défendre les conclusions de mes recherches contre des attaques ad hominem. Invité récemment par les organisateurs d’un colloque à analyser le rôle joué par les experts, je me suis vite rendu compte de l’importance de parler de ma propre expérience. Mes commentaires sur les grandes

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tendances de l’évolution du rôle des experts tenteront de tenir compte de l’ensemble des travaux des chercheurs et des experts des dernières décennies sans prétendre sortir de la perspective du ­participant-observateur. Le thème général de cette analyse est l’évolution du rôle des experts pendant près de 50 ans de bouleversements dans le domaine de l’éducation des minorités francophones hors Québec. Il s’agit en fait d’un secteur de l’aménagement linguistique, celui de l’utilisation des langues officielles comme langue d’enseignement au sein d’institutions desservant les minorités francophones. La participation des experts et le poids accordé à leurs avis ont évolué en fonction de deux séries de changements : l’instauration progressive d’un régime légal définissant les droits des minorités de langue officielle d’une part et, d’autre part, l’essor spectaculaire de la capacité de recherche et d’analyse au sein des institutions universitaires et des structures de gestion gouvernementale. D’entrée de jeu, définissons trois grandes périodes de cette évolution : 1) celle du consensus des élites et des revendications minoritaires menant à l’adoption de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, 2) celle des litiges et de la résistance institutionnelle à la mise en œuvre des droits minoritaires, particulièrement à l’octroi des pouvoirs de gestion et 3) celle, toujours actuelle, des interrogations sur l’avenir des minorités face aux grands courants sociétaux. On peut résumer en quelques mots les signes extérieurs de l’évolution pendant ces cinq décennies. Au début de la période, l’expertise dans le domaine de l’éducation était peu développée chez les fonctionnaires provinciaux, mais aujourd’hui toutes les provinces possèdent, au sein même de leur fonction publique, des personnes capables d’effectuer des analyses rigoureuses. Dans les années 1960, s’il existait bien un petit nombre de fonctionnaires formés à la gestion moderne des systèmes scolaires, pour les problèmes éducatifs des francophones c’était le vide total et, par ailleurs, peu d’études sérieuses avaient été menées sur les francophones et leurs besoins. La Commission Laurendeau-Dunton a donné un stimulus extraordinaire en identifiant des personnes à travers le pays qui pouvaient mener des recherches utiles à leur enquête. Depuis plus de 15 ans, un très grand nombre d’études sur

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les communautés vivant en milieu minoritaire ont été publiées, les plus récentes sont signées par une troisième génération de chercheurs spécialisés. Jadis affaire seulement des hommes, la recherche sur l’éducation en milieu minoritaire et sur les communautés franco­ phones doit beaucoup de sa vigueur actuelle aux femmes qui sont devenues plus actives dans ces domaines. La définition des experts et de l’expertise a évolué dans la période étudiée en ­fonction des besoins des systèmes d’éducation. Notre discussion concerne principalement les rôles joués par des personnes appelées à aider à la prise de décisions concernant la gestion et la réglementation du fonctionnement administratif et pédagogique des systèmes, à ­l’exclusion de l’expertise en didactique des différentes disciplines d’enseignement et du rôle des juristes appelés à exercer leurs fonctions devant les tribunaux.

Un cas particulier : l’Acadie du Nouveau-Brunswick L’éducation des Acadiens du Nouveau-Brunswick a évolué selon un rythme très différent des francophones du reste du pays et mérite d’être mentionnée ici, séparément du reste de la discussion. En 1962, alors que la Révolution tranquille battait son plein au Québec, au Nouveau-Brunswick l’élection du premier francophone, Louis Robichaud, au poste de premier ministre a bouleversé l’échiquier politique et linguistique de la province. Il a désigné Edward Byrne pour présider une commission d’enquête ; l’intitulé même de son rapport, Chances égales pour tous, symbolisait en quelque sorte un programme de renouveau qui touchait l’ensemble des affaires publiques sous contrôle provincial. La centralisation des finances publiques aux mains du gouvernement a permis une redistribution des subventions et des réformes importantes dans la livraison des services publics. Les inégalités flagrantes entre les francophones et anglophones de la province commencèrent à se niveler, particulièrement sur le plan de l’instruction publique. La création de l’Université de Moncton, première université exclusivement francophone à l’extérieur du Québec1, a joué un rôle déterminant dans 1. L’Université Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse, est l’autre université de langue française hors Québec, mais le nombre de cours qui y est offert est sensiblement restreint.

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le mouvement pour mettre l’anglais et le français sur un pied d’égalité. L’adoption en 1968 d’une première version de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick a fourni le cadre légal pour entamer le long processus d’amélioration du système d’éducation desservant la population acadienne. Ainsi, pour le Nouveau-Brunswick, on peut parler d’une évolution structurelle du système d’éducation résultant largement d’un processus d’amélioration initié par les Acadiens eux-mêmes en s’appuyant sur un gouvernement provincial officiellement bilingue. Les élites politiques francophones y ont joué un rôle prépondérant et l’Université de Moncton a servi de pépinière aux jeunes qui allaient, très rapidement, devenir les chefs de file dans le domaine de l’éducation. Ceux-ci ont pu aussi recevoir une certaine inspiration des événements au Québec dont le système d’éducation est entré dans une phase de transformation totale dans les années 1960, et dont les chefs de file universitaires ont entretenu des rapports étroits avec le monde acadien. Le rôle des experts dans la province a toujours été beaucoup plus nuancé qu’ailleurs au pays. Le processus de développement organique du système scolaire néo-brunswickois est tout à fait comparable à celui d’un groupe majoritaire –  plutôt que minoritaire  – dans une des provinces à majorité anglophone. Le reste de cette analyse concerne principalement les huit autres provinces à majorité anglophone, où l’expérience psychologique et pratique des francophones demeure toujours celle de groupes minoritaires qui luttent pour leur survie.

L’ère du consensus des élites et des revendications minoritaires Ailleurs au Canada, un consensus se dessinait parmi les élites bien avant la publication du Rapport final de la Commission ­Laurendeau-Dunton, car la formation même de celui-ci était un signe de la nécessité de revaloriser le statut et le rôle du français et des francophones au sein de la société canadienne. Nous devons à cette entente entre les élites –  particulièrement dans quatre provinces : Manitoba, Ontario, Québec et Nouveau Brunswick – la transformation des systèmes d’éducation des minoritaires francophones. Pour

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les communautés francophones, cette phase est celle d’une mobilisation générale pour faire reconnaître leurs droits dans la population en général. Le deuxième volume du Rapport de la Commission a révélé au grand jour le peu d’intérêt porté à l’éducation chez les minorités francophones du Canada. Les recommandations du rapport étaient considérées, peut-être même par ceux qui les ont formulées, comme saugrenues, impossibles à appliquer. Les francophones du pays n’osaient y croire. Aujourd’hui, 40 ans plus tard, nous avons largement dépassé ce qui avait été proposé. Le rôle joué par les experts y a contribué, mais le résultat est dû surtout à la volonté tenace des minorités francophones à continuer le combat en dépit de circonstances des plus défavorables. J’ai eu le privilège, comme professeur au Ontario Institute for Studies in Education (on ne songeait pas encore à y trouver un nom français) d’observer et, plus tard, de participer aux transformations. Mon implication découle du fait que, parmi les 500 personnes embauchées vers 1966-1969 dans la nouvelle institution, j’étais le seul à posséder un diplôme d’une université de langue française. Peu à peu, en dépit de mes origines, diverses circonstances m’ont poussé à participer à la Cause, à la « chosa nostra » comme nous disions entre amis. Il s’agissait, en fait, d’un complot, d’une belle complicité avec certains fonctionnaires, experts et membres des médias et, bien sûr, avec les minorités elles-mêmes. Pendant une très longue période, toutes ces personnes se sont entendues pour donner aux experts et aux chercheurs l’occasion de mener des études et de formuler assez librement des recommandations politiques. Personnellement, j’ai participé aux discussions des deux côtés de la table, tantôt comme commanditaire des recherches réalisées par des collègues, tantôt comme chercheur. En 1970 on m’avait nommé à un poste qui équivalait à celui de directeur adjoint des recherches2 à l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario. L’Institut 2. L’Assistant Coordinator of Research and Development partageait des responsabilités de direction pour l’ensemble des programmes de recherche à l’Institut gérés par le Coordinator, poste auquel j’ai accédé peu avant de présider, en 1976, à la création du CREFO (Centre de recherches en éducation franco-ontarienne).

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disposait, à l’époque, de 100 % des fonds provinciaux de recherche pour les écoles de l’Ontario. Un jour, en 1971, un délégué des élites politiques francophones3 est venu me présenter, sous forme d’ultimatum, des revendications majeures. Or, nous venions juste de voter les priorités d’allocation du budget de l’Institut et j’ai saisi le prétexte pour pousser des changements qui avaient été irréalisables jusque-là. Sachant que 10  % du total de la population ontarienne était d’origine française, j’ai profité de l’occasion et obtenu des votes unanimes du Sénat (l’Assemblée de l’Institut) et du Conseil des gouverneurs pour revoir les priorités budgétaires, couper les fonds alloués aux autres domaines de recherche et accorder 10 % du budget total de recherche aux études en édu­cation franco-ontarienne. J’ai ensuite mis sur pied un comité d’éducateurs francophones et leur ai confié le mandat d’attribuer les allocations de fonds aux projets de recherche, tâche qu’ils ont assumée pendant plusieurs années. Ces démarches ont donné naissance à la section d’études franco-ontariennes et, plus tard, au Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (CREFO), dont je devins le premier directeur. Ce va-et-vient entre les rôles de commanditaire et de chercheur se répète en fait à l’échelle de l’ensemble du Canada. Par exemple, un jeune chercheur pour la Commission Laurendeau-Dunton, Lionel Orlikow, est rentré chez lui à Winnipeg où il est devenu sousministre de l’Éducation au début des années 1970. Avec l’aide d’une subvention fédérale –  je crois que c’était Jane Dobell qui, comme directrice de recherche au Secrétariat d’État, a pris la décision  – Orlikow a confié un contrat de recherche à l’équipe d’un jeune 3. André Lécuyer, alors secrétaire général de la puissante organisation syndicale des enseignants du secondaire – Ontario Secondary School Teachers Federation – était président d’un comité de liaison entre des comités consultatifs formés par des conseils scolaires offrant des programmes secondaires en français (French Language Advisory Committees ou Comités consultatifs de langue française). Lécuyer ne représentait pas l’élite francophone qui gérait le système des écoles catholiques, mais ses revendications ralliaient leur appui. Une mobilisation publique contre les programmes de l’Institut aurait eu un retentissement imprévisible à un moment où le gouvernement Davis contemplait l’abolition de l’Institut et nous avait déjà communiqué, dans le plus grand secret, son intention d’opérer des amputations massives à notre budget de recherche.

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chercheur du Collège Saint-Boniface, Raymond Hébert. Le projet avait pour but d’examiner les conséquences d’une réforme qui permettait, pour une partie de la journée scolaire, l’enseignement en français aux enfants francophones dans les écoles manitobaines, une décision fort contestée à l’époque. Lorsque Hébert a annoncé ses résultats préliminaires –  en effet, le français ne nuisait pas au rendement scolaire des francophones, au contraire – il y eut un tollé général dans la presse. Je faisais partie d’un groupe de chercheurs invités pour examiner leurs conclusions. Nous avons unanimement rejeté les accusations d’incompétence professionnelle et de préjugés personnels qui avaient été portées contre l’équipe Hébert (Hébert et al., 1976). Ce fut le début de mes allers-retours entre Toronto et Winnipeg. En effet, j’ai aidé l’équipe d’Olivier Tremblay du Bureau d’éducation française à donner une forme plus concrète à leur « Programme d’action », qui couvrait les cinq prochaines années de l’éducation française, pour assurer leur financement à partir de 1974-1975. La présence de Tremblay, fonctionnaire en prêt de service de la fonction publique du Québec, est encore un exemple des efforts déployés pour trouver différents types d’expertise dans le milieu francophone pendant ces phases de démarrage. À son tour, Raymond Hébert est passé de l’autre côté de la table en devenant, en 1976, le premier sous-ministre adjoint, responsable du Bureau de l’éducation française et donc commanditaire de recherches auprès des experts. Ce chassé-croisé démontre la perméabilité de la cloison entre chercheurs et fonctionnaires. Je suis retourné à Winnipeg, encore une fois après un changement de gouvernement, pour proposer une restructuration totale du Bureau d’éducation française afin de contourner toute initiative visant à abolir les structures francophones spécialisées au sein du ministère4. Le successeur de Raymond Hébert au poste de sous-ministre adjoint, Ronald J. Duhamel, était 4. La réorganisation prévoyait, au sein des mêmes équipes, des spécialistes en français langue seconde et des conseillers pédagogiques desservant les écoles françaises, souvent avec des responsabilités croisées (Churchill, 1977). L’un des objectifs non explicites de la réorganisation était de rendre diffus ce qui avait été une cible claire pour les tenants de l’abolition du Bureau. Par ailleurs, l’objectif explicite de rendre les services plus efficaces a aussi été atteint (Hébert, communication personnelle).

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l’un des premiers francophones ayant obtenu un doctorat en administration scolaire dans mon Institut, membre de la nouvelle génération d’experts tirés des milieux francophones minoritaires. Devenu plus tard sous-ministre de l’Éducation, il quittera la fonction publique manitobaine pour devenir membre du Parlement fédéral où il a été d’abord député, ensuite ministre et, finalement, sénateur. Il a été particulièrement actif dans le domaine des langues officielles. La Fédération des francophones hors Québec (FFHQ, devenue plus tard la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada ou FCFA), était un autre point d’appui pour la recherche. L’aide financière du Secrétariat d’État fédéral a largement permis la mise sur pied de cette organisation et aidé au démarrage de plusieurs de ses associations constitutives, principalement des associations provinciales et territoriales des minorités de langue officielle. L’une des vocations premières de la Fédération était la revendication des droits des minorités à l’éducation. Très souvent, le Secrétariat d’État accordait des subventions aux organisations provinciales pour mener des études de type recherche-action qui servaient non seulement à promouvoir le développement des communautés, mais aussi à former les dirigeants des associations, capables de gérer des recherches et d’en interpréter les résultats : c’était créer un autre type d’expertise à la largeur du pays. La FFHQ a produit une série d’études dont deux en particulier, Les Héritiers de Lord Durham et À la recherche du milliard, ont permis aux activistes francophones de mobiliser l’opinion publique pour exiger des provinces l’expansion de l’offre des services en français et le versement aux écoles françaises de la totalité des subventions accordées par le gouvernement fédéral dans le cadre des programmes d’aide à l’éducation française (FFHQ, 1977 et 1981). Une autre personne-clé de cette période fut le Commissaire aux langues officielles, Max Yalden, qui a su donner beaucoup de visibilité aux études sur les minorités francophones, comme je l’ai fait moi-même. Dans un de ses rapports annuels, il a tenu à souligner une de mes études (Churchill et al., 1978 et 1979). Le lendemain de sa publication, le Globe and Mail publiait, à la une, un compte rendu du rapport et, à la page éditoriale, on exigeait

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des changements dans le régime des écoles secondaires mixtes –  dites bilingues  – que j’avais critiqué (Globe and Mail, 1978). Le rapport du commissaire bénéficiait de l’impulsion particulière donnée par le rédacteur en chef du Globe and Mail, Norman Webster, qui a appuyé les revendications minoritaires pendant plusieurs années5. Un jour, alors que la dispute au sujet de l’école secondaire de Penetanguishene défrayait les chroniques de la presse, Yalden prononça un discours à Toronto qui précisait les résultats pour ce nouvel auditoire (Yalden, 1980). Deux jours plus tard, un long article de Hugh Winsor reprenait les résultats et le réquisitoire de Yalden qui exigeait des changements radicaux dans le régime des écoles secondaires mixtes – dites bilingues – que j’avais critiqué (Globe and Mail, 1980). Ainsi débuta le processus de la disparition graduelle de ces écoles que je qualifiais de « voies à sens unique vers l’assimilation » pour les jeunes francophones. Une partie de ce même rapport (dans sa version initiale avant publication) a amené plusieurs changements dont le réaménagement en profondeur du programme de subventions aux écoles françaises, la mise en place de subventions pour la création de matériel pédagogique et pour augmenter le nombre de livres et de matériel pédagogique francophone dans les bibliothèques scolaires, le réaménagement du système d’éducation spéciale en français, l’adaptation des tests psychologiques aux élèves bilingues et, finalement, l’implantation d’un programme pluriannuel pour le développement des écoles françaises6. Plusieurs années plus tard, à la demande du Conseil de l’éducation franco-ontarienne et particulièrement de son président, Onésime Tremblay, on m’a confié une étude encore plus large sur 5. Les liens étroits entre différentes personnes agissant dans le domaine de la dualité linguistique sont illustrés par le fait que, en 1977, l’épouse de M. Webster, Pat Webster, a été élue présidente-fondatrice d’une organisation qui vise à promouvoir l’accès pour les non-francophones à l’enseignement du français langue seconde, le Canadian Parents for French. L’organisation a souvent appuyé les francophones du pays dans leurs luttes scolaires. 6. Le brouillon de la version anglaise de 1978 a servi pour la préparation d’un plan d’action dont les grandes lignes furent soumises au Cabinet en octobre 1977 (voir l’évaluation des résultats du plan dans Ministère de l’Éducation et Ministère des Collèges et Universités, 1983).

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l’ensemble du système d’éducation en Ontario : une pseudocommission ministérielle d’enquête en quelque sorte (Churchill, Frenette et Quazi,1985 ; Churchill, Quazi et Frenette, 1985). La sortie de chaque volume d’Éducation et besoins des Franco-­ Ontariens a fait la une des journaux et des nouvelles nationales télédiffusées par Radio Canada. Le Devoir a même publié, lui aussi à la une, une série de trois articles qui en faisaient la recension ; un encadré portait le titre « Les Franco-Ontariens possèdent maintenant leur propre Rapport Parent », à l’instar de la commission qui avait transformé l’éducation publique au Québec deux décennies auparavant (Le Devoir, 1986). Le Conseil de l’éducation francoontarienne s’est basé sur ce rapport pour établir divers plans d’action et réaliser toute une série de changements. Le volume 2, par exemple, recommandait de créer trois collèges communautaires de langue française et d’en finir avec le régime des collèges bilingues : le plan suggéré a guidé les tractations des années suivantes qui ont abouti à la création de la Cité collégiale à Ottawa, du Collège Boréal à Sudbury et du Collège des Grands Lacs à Toronto7. Le premier volume, sur l’éducation primaire et secondaire, a fourni, à son tour, les données nécessaires pour promouvoir une série d’aménagements, tel le renforcement de l’enseignement des sciences et des mathématiques. Nos recommandations concernant la création d’un système de conseils scolaires francophones pour toute la province n’ont été appliquées qu’au bout d’un long processus où les francophones ont dû intenter des poursuites judiciaires à l’encontre de la province pour faire respecter leurs droits. Commencé avant l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés et publié après la mise en vigueur de celle-ci, Éducation et besoins des FrancoOntariens a effectivement chevauché deux époques, et les experts avaient dorénavant un nouveau rôle à jouer. 7. Saeed Quazi, un des membres de l’équipe des chercheurs des années 1960-1970, avait fourni les données utilisées pour décider du réseau des collèges communautaires anglophones de l’Ontario. Nous lui sommes en grande partie redevables de la valeur de notre rapport pour convaincre les décideurs. Lors des discussions publiques, nous avons pu prétendre, de façon humoristique, à une objectivité totale relativement aux anciennes divisions religieuses en faisant valoir que notre équipe était composée d’un catholique, d’un protestant et d’un musulman !

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L’ère de la contestation des droits des minorités L’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 marqua un tournant majeur dans la protection des droits fondamentaux au Canada. Les dispositions de l’article 23 en particulier coupaient court aux velléités de résistance aux écoles françaises qui se fondaient sur l’espoir d’un retournement politique antifrançais. Par contre, la présence de la Charte semble avoir fourni à la classe politique, dans plusieurs provinces à majorité anglophone, un prétexte pour éviter d’assumer leurs responsabilités : au lieu d’aller sur la place publique pour expliquer les changements nécessaires, ils pouvaient adopter une attitude passive face aux inévitables pressions pour empêcher l’expansion de l’éducation en français, en laissant aux francophones la tâche ardue de s’en remettre aux tribunaux pour faire respecter leurs droits. Ainsi, les responsables politiques pouvaient éviter d’assumer le risque de perdre des voix aux élections en prenant des décisions conformes à la Charte. On a souvent accusé le judiciaire –  à tort, je crois  – d’empiéter sur les prérogatives de la législature alors que, au moins pour l’éducation en français, la place prise par les décisions judiciaires dans plusieurs provinces est due largement à l’abandon du leadership par les élus et certains gestionnaires aux niveaux ministériels et locaux. Ce nouveau contexte transforme radicalement le rôle joué par les experts et chercheurs. Dans les ministères et administrations scolaires locales, les niveaux d’expertise s’élèvent très rapidement avec l’arrivée de nouvelles générations de fonctionnaires mieux préparés que leurs aînés aux tâches complexes d’administration publique. En fait, un double processus s’amorce : d’une part, la recherche acquiert un caractère institutionnel tant dans les provinces qu’au fédéral et, d’autre part, elle est utilisée dans les litiges constitutionnels devant les tribunaux.

L’expertise des institutions : l’évaluation déplace la recherche Le fédéral a joué, depuis les années 1970, un rôle-clé en subventionnant directement et indirectement des recherches qui

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permettent, au moins en partie, de mener beaucoup de débats sur un terrain perçu comme scientifique pour les faire sortir du domaine de la politique partisane. Certaines provinces ont recours aux mêmes procédés. Aujourd’hui, la pratique des évaluations de programmes et de projets, justifiées au nom de la responsabilisation, s’est généralisée. Depuis les années 1980, on fait appel de plus en plus à des boîtes de consultants qui ont des experts en matière de sondages d’opinion, de gestion ou de comptabilité, mais qui sont, hélas, souvent dépourvues de cadres ayant une formation supérieure poussée dans le domaine de la recherche et de l’éducation, et encore moins dans celui de l’éducation des minorités. Les chercheurs chevronnés dans ces domaines sont souvent marginalisés (mon rôle a été l’exception flagrante à cette règle). Les gestionnaires francophones provinciaux des systèmes minoritaires avaient tendance à se fier de plus en plus aux fonctionnaires et gestionnaires retraités pour mener des études ponctuelles et des évaluations de programmes. Or, pour plusieurs de ces évaluations au niveau provincial8, on voit les gestionnaires essayer de limiter les objectifs des études en dictant le détail des méthodes afin d’éviter des mauvaises surprises au moment de la présentation des résultats. Les fonctionnaires du fédéral ont toujours eu peu de latitude pour faire de telles pressions puisque l’éducation relève des provinces ; il faut donc tenir compte des intérêts des différentes provinces pour fixer les objectifs de recherche, et les démarches des chercheurs ou des évaluateurs doivent revêtir une forme plutôt consultative9. L’adoption de la Charte a eu pour conséquence que, dans certaines matières, le fédéral a su résister aux pressions des divers secteurs visant à réduire l’ampleur de la recherche permise dans le cadre des évaluations et éviter l’examen des questions perçues comme source probable de critique aux programmes et politiques en vigueur ; c’était notamment le cas pour une de mes études qui correspondait aux normes de la période antérieure. Pendant près de 8. Le terme provincial sous-entend le rôle des conseils et commissions scolaires. 9. Par exemple, une importante étude du programme des transferts fédéraux aux provinces dans le domaine des services sociaux a été menée à terme durant cette période. Or, lors de la rédaction du rapport, on a peu tenu compte des consultations qui avaient eu lieu et, finalement, il a fallu détruire toutes les copies du rapport imprimé à cause des objections soulevées.

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15 ans, aucune étude formelle n’avait été menée pour évaluer et faire connaître les résultats du programme de subventions fédérales aux provinces dans le cadre de ce qui s’appelait le Programme de langues officielles en éducation (PLOE). Ma participation à l’évaluation du PLOE était facilitée par le fait que, quelques années auparavant, une subvention m’avait permis d’analyser en profondeur des subventions provinciales aux écoles minoritaires francophones dans trois provinces : le Manitoba, l’Ontario et le NouveauBrunswick (Churchill, Orlikow et Greenfield, 1979)10. L’impact de la Charte était double. Premièrement, les garanties constitutionnelles permirent aux autorités fédérales d’agir dans un domaine qui, jusque-là, relevait exclusivement du provincial : dorénavant l’éducation des minorités linguistiques de langue officielle serait une responsabilité partagée. Le fédéral non seulement pouvait agir mais, pour répondre aux attentes des clientèles minoritaires, il avait une responsabilité d’intervenir, de façon visible, pour aider la mise en œuvre, par les provinces, de l’article 23. En second lieu, la Charte fournissait un cadre nouveau pour analyser les données découlant de l’évaluation, en particulier par rapport aux minorités francophones : au lieu de mesurer les conséquences des décisions politiques en fonction d’un objectif mal défini de promouvoir l’égalité des citoyens appartenant aux deux groupes linguistiques, il était permis de peser les actions des provinces anglophones11 en fonction 10. La subvention venait du Secrétariat d’État. Son directeur de recherche, Gerald Halpern (auparavant récipiendaire de subventions en tant que directeur de recherche dans un conseil scolaire avant d’entrer à la fonction publique), songeait à mettre en route une série d’études à travers le pays pour examiner les conséquences économiques du rôle joué par les langues officielles dans la société. Les aléas de la programmation et des budgets eurent vite raison de cette amorce de programme. L’étude menée dans ces trois provinces a pourtant servi de base au moins à la contribution du Canada à une étude de l’OCDE concernant l’efficacité comparée des options des gouvernements pour promouvoir l’éducation des minorités (Churchill, 1982 ; voir aussi la synthèse des résultats se rapportant à l’ensemble des pays OCDE participants dans Churchill, 1986). 11. Le rejet du processus constitutionnel par le Québec fut contrecarré par la décision de la Cour suprême du Canada qui a déclaré que les dispositions de la Charte s’appliquent au Québec. Toute personne chargée de l’évaluation d’un des programmes touchant à l’article 23 peut bien être guidée par la légalité constitutionnelle de la décision de la Cour, mais elle ne saurait jamais oublier les rebondissements politiques qui découleraient d’une interprétation rigide de cette légalité par rapport aux programmes du gouvernement du Québec.

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des responsabilités qu’elles-mêmes avaient librement assumées dans le processus constitutionnel. Sous le couvert du nom d’une grande firme internationale de consultants (Peat, Marwick et Associés), on m’a confié la direction de l’évaluation du PLOE et la responsabilité de rédiger le rapport et de formuler des recommandations. L’appui du fédéral, ainsi que du Conseil des ministres de l’Éducation du Canada, était proportionnel à l’intérêt qui entourait les résultats d’un examen approfondi d’une des vaches sacrées des rapports entre les deux niveaux de juridiction. C’est ainsi que, entouré d’une nuée de fonctionnaires dans chaque province et territoire12, j’ai rencontré des dizaines de délégations de parents francophones et anglophones, des représentants de conseils, de commissions et de divisions scolaires, des responsables des institutions postsecondaires, des associations des minoritaires de toutes les provinces (y compris les anglophones du Québec) et des organisations comme le Canadian Parents for French. L’appui des autorités fédérales et la grande visibilité des démarches entreprises auprès des clientèles des programmes ont créé un cadre très favorable pour l’évaluation. La voie était ouverte pour rédiger des conclusions musclées qui tenaient compte du contenu et des objectifs des lois, plutôt que de se limiter au mot à mot des protocoles fédéral-provinciaux antérieurs. Mes recommandations (Churchill et Peat, Marwick et Associés, 1987) concernaient un large éventail d’améliorations à apporter aux programmes existants, et la plupart ont été suivies dans le renouvellement des protocoles ­d’entente régissant les subventions aux provinces. Je proposais particulièrement un rééquilibrage au bénéfice des besoins des francophones hors Québec, des mesures nouvelles pour pallier la faiblesse du système postsecondaire desservant les minoritaires francophones et une plus grande transparence au sujet de l’utilisation des fonds par les provinces. Ces recommandations ont reçu un début de mise en œuvre dès la ronde suivante des négociations avec les provinces, mais elles ont donné aussi une orientation dont on a tenu compte lors des renouvellements subséquents. 12. À l’exception du Yukon, dont les intervenants ont été interviewés en marge d’une réunion technique tenue au Conseil des ministres de l’Éducation du Canada.

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L’exemple de cette étude n’est pas un modèle typique de cette période. Il s’agit d’une exception à la règle puisque le centre de gravité de l’expertise se trouvait déplacé vers les institutions de gouvernance –  ministères, autorités scolaires et institutions post­ secondaires  – qui possédaient la capacité de contrôler, mieux que dans le passé, les activités des experts recrutés de l’extérieur pour réaliser des études ponctuelles.

L’expertise devant les tribunaux : les avocats gèrent les experts Par rapport à la période d’entente et de consensus entre les élites politiques et médiatiques du pays, l’ère des revendications et des procès judiciaires a changé considérablement le rôle des experts. L’adoption de l’article 23 de la Charte a exercé une pression, lente mais inexorable, poussant vers l’élargissement des droits des francophones dans les écoles. La plupart du temps, les experts d’antan en étaient réduits au rôle de témoins experts devant les tribunaux. En réfléchissant à mon expérience et à mes conversations avec d’autres universitaires appelés à témoigner dans un grand nombre de litiges, l’image des marionnettes vient à l’esprit puisque dans les procédés judiciaires ce sont les avocats qui tirent les ficelles, font la mise en scène et dirigent les répétitions avant de faire jouer la pièce. J’ai eu le plaisir de travailler avec deux avocats exemplaires : Me Michel Bastarache, aujourd’hui juge à la retraite de la Cour suprême du Canada, et Me Paul Rouleau, aujourd’hui juge de la Cour supérieure en Ontario. J’ai pu participer, par l’entremise de Me Rouleau, à la Référence constitutionnelle de l’Ontario (Reference re Education Act &c 1984) qui a sonné le coup de départ à la demande du contrôle de la gestion scolaire par les minorités francophones13. Les litiges se sont poursuivis devant la cour à Edmonton, 13. La décision de la Cour d’appel fondait le droit des minorités à la gestion de leurs établissements sur deux faits : 1) les Franco-Ontariens souffraient d’inégalités flagrantes en matière d’éducation ; 2) les conseils scolaires gérés par des anglophones refusaient, de façon répétée, de prendre des mesures nécessaires pour fournir aux francophones des établissements scolaires et autres services qui leur

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dans le cas Bugnet  /  Mahé, où j’ai dû répondre aux questions de Me Bastarache qui représentait les francophones. Après de nombreuses péripéties, le cas s’est rendu jusqu’en Cour suprême du Canada qui a décrété que, selon l’article 23, les minorités avaient bel et bien le droit de gérer les écoles que fréquentaient leurs enfants. Malgré le droit de gestion conféré par la décision dans le cas Mahé, les minorités devaient affronter des structures ministérielles et scolaires figées dans les habitudes de la période précédente. Le cas des écoles de Penetanguishene, en Ontario, était typique des batailles qui ont eu lieu de l’Île-du-Prince-Édouard jusqu’en Colombie-Britannique : devant l’obligation de fournir des services éducatifs aux minorités sur une base d’égalité avec la majorité, les autorités scolaires rechignaient et tardaient à prendre des décisions conformes aux exigences de la décision de la Cour suprême afin, notamment, de remédier aux injustices du passé. Les francophones de Penetanguishene avaient bien une école secondaire, mais elle était mal équipée : pas de gymnase, pas de laboratoires ou de salles pour l’enseignement des matières techniques spécialisées. Les autorités ministérielles refusaient de débloquer des fonds pour bâtir de telles installations : les enfants qui voulaient poursuivre des cours en atelier n’avaient qu’à prendre l’autobus scolaire et aller passer une heure dans une école… anglaise ou, s’ils voulaient éviter le trajet, ils pouvaient carrément s’inscrire à l’école anglaise. Comme ailleurs au pays, non seulement a-t-il fallu obtenir un premier jugement favorable, mais on a dû retourner devant le tribunal pour faire respecter ledit jugement14. auraient garanti une égalité de traitement. L’autorité citée pour ces deux faits était un article que j’ai rédigé, déposé en annexe à une soumission de l’ACFO, qui résumait les conclusions de Churchill et al., 1978 et 1979. Ces conclusions étaient appuyées par une autre partie de la soumission de l’ACFO, laquelle résumait une deuxième analyse que j’avais faite. Celle-ci examinait des différends scolaires déférés devant la Commission des langues d’enseignement de l’Ontario, dont j’étais le vice-président, et concluait à un refus systématique des majorités anglophones aux conseils scolaires concernés qui demandaient l’égalité des services pour les francophones (V. Reference re Education Act &c 1984 p. 40 (g-h) et 41 (a – h). Cette dernière analyse fut préparée à la demande de l’Association française des Conseils scolaires de l’Ontario. 14. Marchand v. Simcoe County Board of Education (1984), 10 C.R.R. 169.

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Ma participation comme témoin expert à l’affaire Penetanguishene a eu des suites très heureuses. Lorsqu’on a finalement pu ouvrir une nouvelle école secondaire en tous points comparable aux écoles anglaises, le directeur de l’école m’a invité à remettre les diplômes à la première promotion sortante. Par hasard, la fille du directeur, Sylvie Lamoureux, en faisait partie. Plus tard, je me suis retrouvé membre de son comité de thèse de doctorat et, au printemps de 2007, ai fait partie du jury qui a examiné et approuvé sa thèse.

L’ère des interrogations sur l’avenir des communautés minoritaires Dès le début des années 2000, les questions les plus importantes pour l’avenir de l’éducation des francophones en milieu minoritaire n’étaient plus du type qu’on peut espérer résoudre facilement par recours aux tribunaux. La totalité des provinces et des territoires ont bien accepté le principe de la décision en Mahé v. Regina, mais la mise en œuvre de la gestion des écoles francophones par les minoritaires eux-mêmes a longtemps été un sujet de débat et une source de conflit judiciaire (Martel, 1991). Si certains auteurs concluent que la législation de toutes les provinces respecte les critères de l’article 23 de la Charte (Behiels, 2004, cité dans Bourgeois, 2007), d’autres affirment qu’il existe toujours des besoins essentiels qui ne sont encore pas satisfaits et qu’il n’est pas fondé d’affirmer qu’il y a eu mise en œuvre effective des droits constitutionnels (Bourgeois, 2007). Bien sûr, l’état actuel de la législation scolaire dans les provinces et territoires laisse toujours des possibilités d’entamer des procès judiciaires pour corriger certains problèmes : la mise en œuvre incomplète des lois et des règlements peut bien créer des lacunes qui devront être comblées par des décisions des tribunaux et tout retard dans ce processus est déplorable15. Pourtant, une 15. Le recours aux tribunaux par des parents francophones est très onéreux financièrement. La plupart des litiges depuis l’adoption de la Charte ont été financés par le Programme de contestation judiciaire administré par Patrimoine Canada. Ce programme, aboli une première fois par le gouvernement de Brian Mulroney, puis rétabli sous le gouvernement de Jean Chrétien, a été aboli une deuxième fois en

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infrastructure, qui comprend des écoles et des éducateurs francophones, existe et fonctionne dans la plupart des endroits où se trouvent des ayants droit selon l’article 23. L’ère des grands procès semble avoir touché à sa fin, car les problèmes stratégiques se situent ailleurs qu’au niveau des décideurs provinciaux et territoriaux. Les problèmes actuels les plus urgents pour les minoritaires francophones se situent dans la relation entre le système d’éducation et les familles et ils remettent en question l’idéologie dominante depuis plusieurs générations. S’il est vrai qu’aujourd’hui, à l’exception du Nord-Est du Nouveau-Brunswick, la vaste majorité des enfants dont les parents ont le droit de les inscrire dans les classes du primaire des écoles francophones sont soit anglo-dominants pour le parler, soit anglo-parlants, le rôle même de l’école s’en trouve transformé. Au lieu d’une école française qui conserve la culture que les enfants ont reçue en héritage de leurs deux parents francophones, il s’agit d’un établissement dont la majorité des usagers proviennent de familles exogames où seulement l’un des parents est francophone (et ayant droit selon l’article 23). D’où la nécessité de créer une école française qui travaillera de près avec les parents pour trouver une formule d’éducation qui respecte la nature bilingue de la majorité des familles et des enfants tout en inculquant aux petits la fierté d’appartenir à la francophonie, une école qui ravive et étend la capacité linguistique en français –  le tout sans déroger au fait que les enfants vivent dans des familles et des communautés où cohabitent des héritages multiples. Alors, quel pourrait être le rôle des experts dans cette nouvelle réalité ? Les ministères provinciaux et les autorités scolaires locales disposent déjà de l’expertise nécessaire pour la plupart des décisions concernant le fonctionnement du réseau public et les institutions postsecondaires francophones et bilingues bénéficient de l’expertise 2006 par le gouvernement de Stephen Harper. Le Commissaire aux langues officielles a fustigé la décision comme une violation des obligations du gouvernement du Canada en fonction de la Partie VII de la Loi sur les langues officielles. (Goreham, 1992 ; Commissaire aux langues officielles, 2007). Par ailleurs, la FCFA du Canada, qui avait fait appel aux tribunaux concernant l’abolition de ce Programme, a accepté, en juin 2008, l’offre du gouvernement fédéral pour la mise en place d’un nouveau programme d’appui aux droits linguistiques (FCFA, 2008).

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inhérente au réseau universitaire. L’appel aux experts extérieurs relève surtout des considérations d’efficacité pour apporter des ressources ponctuelles comme dans le cadre des études d’évaluation. Dorénavant, le besoin de l’expertise extérieur devrait se manifester autour des questions qui sont stratégiques pour le développement de l’éducation en milieu minoritaire. Parmi les options possibles, à mon avis il faut poursuivre dans deux directions complémentaires de recherche, l’une fondamentale, l’autre appliquée : 1) examiner attentivement les effets des interventions scolaires sur le développement langagier et identitaire des enfants et 2) dynamiser les écoles minoritaires, tant dans leurs opérations internes que dans leurs rapports avec les parents et les communautés. Examinons brièvement ces deux axes et tentons de définir le rôle que pourraient jouer les chercheurs. Avant d’entreprendre cette discussion, fixons un préalable : il faut rejeter le pessimisme par rapport à l’avenir. Nous savons que la révolution scolaire qui s’opère depuis 40 ans valait bien la peine de ceux qui ont lutté pour l’accomplir. La situation esquissée ci-dessus –  celle où la majorité des enfants fréquentant les écoles francophones en milieu minoritaire proviennent de mariages mixtes  – est, pour plusieurs, désespérante. Or, depuis près de 20 ans, des équipes de chercheurs dirigées par Rodrigue Landry et son collaborateur Réal Allard, tous deux professeurs à l’Université de Moncton, ont démontré la valeur de l’école française pour remonter la pente et contrecarrer plusieurs effets de l’assimilation linguistique et culturelle. Pour résumer brièvement : l’école française, agissant en liaison avec un parent francophone dans une famille exogame, reçoit de jeunes enfants anglo-parlants ou au moins anglodominants et, après quelques années, vers le début de leur adolescence, cette école réussit à former de jeunes francophones bilingues qui affichent une identité francophone –  ayant parfois un sentiment d’appartenance double aux communautés francophone et anglophone – et qui font preuve de compétences en français comparables aux enfants issus des familles francophones endogames vivant dans des milieux comparables. Le rôle conjugué de l’école et d’un parent francophone est qualifié de « francité familioscolaire » (Landry et Allard, 1997).

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Ce phénomène, constaté au niveau des études extensives portant sur le rôle de l’école française, devrait servir de point de départ à une série d’études approfondies sur les effets des différents programmes scolaires. Nous savons déjà que la fréquentation de maternelles et de jardins d’enfants français a un effet spectaculaire sur le développement langagier des enfants dans l’immédiat ainsi que sur le rendement scolaire ultérieur16. Il y a quelques années, un collègue acadien à l’Université de Toronto, Denis Haché, et moi-même avons longuement cherché sans réussir à dénicher une seule étude de grande envergure sur les effets de la fréquentation d’institutions préscolaires sur le développement langagier et cognitif des enfants vivant dans un milieu minoritaire francophone hors Québec. Il en était de même pour les recherches détaillées sur le développement langagier et cognitif des enfants minoritaires francophones de niveau primaire : une lacune, d’autant plus étonnante que nous accumulons, depuis des décennies, une documentation abondante sur les effets des écoles d’immersion pour les non-francophones par rapport à leur développement dans les deux langues, l’anglais et le français. Les enfants fréquentant les écoles francophones en milieu minoritaire ont des profils de bilinguisme très complexes qui mériteraient des études approfondies dans lesquelles le développement langagier et le rendement scolaire seraient examinés en fonction des différents types de programme scolaire et préscolaire ainsi que de la durée et de l’intensité (demijournée / plein temps) de la fréquentation au niveau préscolaire. Le rendement scolaire devrait être considéré dans son ensemble, sans se limiter à l’apprentissage en matière de langue. Grâce à des études comparatives internationales, nous savons que, comparativement aux écoles anglaises ou aux écoles françaises du Québec, le niveau de rendement en sciences et en mathé­ matiques a été nettement inférieur dans les écoles minoritaires francophones du pays (Bussière, Knighton et Pennock, 2007). Il serait fort probable que des difficultés linguistiques aient un impact significatif sur d’autres aspects du rendement et que, en l’absence de 16. Voir la recension de la littérature française dans : Florin, 1991 ; aussi Consortium for Longitudinal Studies, 1983.

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mesures pédagogiques pour pallier ces problèmes, des transferts aux écoles de langue anglaise en soient la conséquence inéluctable. Or, il est difficile de concevoir des pédagogies novatrices alors qu’on ne possède aucune étude d’ensemble qui mettrait en relief les effets des nombreux types de programmation préscolaire sur le développement langagier des enfants minoritaires, ni les effets du développement langagier sur les autres aspects du rendement scolaire à l’école primaire17. Depuis le milieu des années 1990, les autorités fédérales ont soutenu des programmes de recherche et de recherche-action qui vont au cœur du problème de la dynamisation des activités des écoles. Il s’agit de programmes – financés, en partie, par des subventions du fédéral, mais gérés et réalisés par les autorités provinciales et territoriales  – qui concernent l’aménagement linguistique des écoles. Or, ce genre de recherche-action en milieu scolaire est largement géré par les personnes mêmes qui sont les sujets et les acteurs des actions expérimentales entreprises : les enseignants et administrateurs scolaires posent eux-mêmes le diagnostic, choisissent les actions à entreprendre et en évaluent les résultats. Si des chercheurs professionnels interviennent, c’est surtout pour apporter des méthodes issues de la recherche fondamentale et de la théorie scientifique afin de suggérer diverses possibilités d’action novatrices et d’élargir la gamme d’informations disponibles pour la prise de décisions. Les études de Denis Haché démontrent jusqu’à quel point des interventions en milieu scolaire peuvent s’inspirer des travaux de Landry et Allard et de leur théorie sur la vitalité ethnolinguistique (voir, par exemple, Haché, 2001a et 2001b). Ce qui manque aujourd’hui ce sont des recherches qui, en fonction de l’efficacité différentielle des stratégies utilisées en salle de classe, permettront de modifier les programmes pour mieux tenir compte d’une clientèle en pleine évolution.

17. Les études actuellement disponibles sont soit limitées à un échantillon réduit, par exemple une ou deux classes, soit basées sur l’autoévaluation par les enseignants au lieu de l’être sur des données provenant d’une panoplie d’instruments fiables administrés par des tierces personnes à partir d’échantillons représentatifs.

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Nous sommes entrés dans une nouvelle phase où l’héritage de la Commission Laurendeau-Dunton est incontestable sur le plan des grandes politiques provinciales, mais dont les effets dépendront surtout de l’évolution des rapports de collaboration entre l’école française et les communautés minoritaires. Au-delà des études qui démontrent les besoins ou évaluent l’efficacité des programmes, deux axes d’intervention par les experts paraissent porteurs d’avenir : l’une est l’étude fouillée des interactions entre les expériences en salle de classe (niveaux préscolaire, primaire, années intermédiaires) et le développement langagier, cognitif et identitaire des enfants ; l’autre est la poursuite d’interventions (études évaluatives, recherche-action) visant à aider les autorités scolaires à établir un lien plus étroit entre l’école, les familles et les communautés minoritaires. * * * En conclusion, rappelons que les rôles joués par des experts se sont considérablement modifiés au cours des dernières 40 années. Dans la foulée de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, des chercheurs et autres experts ont eu les coudées franches et leurs apports ont souvent influencé la direction générale des politiques en matière d’éducation. Au moment de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, deux nouvelles tendances se dessinaient déjà : le recours aux experts pour avoir leur avis par le biais d’affidavits ou de témoignages lors des procès judiciaires concernant l’application de l’article 23 de la Charte, et le développement d’autres types d’expertise au sein des ministères provinciaux. Le recours aux experts externes par les gestionnaires des systèmes éducatifs s’accompagne, de plus en plus, d’une supervision administrative étroite des tâches de recherche et de publication, de sorte que le contrôle est progressivement passé aux mains des responsables des ministères et des agences locales (conseils et commissions scolaires). Dans la plupart des cas, cette étroite supervision oblige les chercheurs et autres experts à se concentrer sur des questions trop circonscrites.

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Par ailleurs, le gouvernement fédéral participe, par le biais de subventions aux associations provinciales et nationales en milieu minoritaire, à des recherches sur la défense des droits ou sur l’évaluation des programmes scolaires qui vont parfois à contre-courant de celles des gestionnaires scolaires. Depuis la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, l’augmentation progressive des recherches universitaires concernant l’éducation des minorités et sur les minorités elles-mêmes apporte des nouvelles connaissances qui sont rarement prises en compte par les décideurs et gestionnaires. Ces nouvelles données, surtout en sociologie et en socio­ linguistique, nous permettent aujourd’hui de répondre aux questions concernant la relation entre l’école et le milieu minoritaire : si elles sont moins visibles dans les politiques aux niveaux provincial et national, au niveau local elles sont porteuses d’espoir et utiles pour orienter les écoles et les communautés. Il faudrait les intégrer dans les politiques d’aménagement linguistique décrites précédemment. Les changements de perspectives dans le domaine de l’éducation pour les francophones vivant en milieu minoritaire constituent une révolution, bien sûr, mais il faudra rester vigilant sur deux fronts : la privatisation des services, solution qui reflète les forces trans­ nationales, et la dévolution de responsabilités aux provinces. D’abord, partout au pays, certains secteurs de l’opinion voudraient qu’autant de services que possible passent du public au privé. Or, comme le secteur public est protégé en partie par la Constitution et par certaines lois – au niveau fédéral surtout – une privatisation affaiblirait, voire anéantirait, cette protection. Ensuite, depuis quelque temps il y a une tendance à se défaire des programmes fédéraux pour les remettre aux provinces, mais, dans la plupart des provinces, on est peu enclin à vouloir sauvegarder les droits acquis des franco­phones aux services en français. Ces deux problèmes ont été au cœur de certaines recommandations du rapport que j’ai aidé à préparer pour le Commissariat aux langues officielles en 1995-1996 concernant la mise en œuvre de la Partie VII de la Loi sur les langues officielles visant l’engagement du gouvernement fédéral à promouvoir « l’épanouissement » des communautés minoritaires de langue officielle. Or, notre examen de plus d’une cinquantaine de ministères et d’agences fédérales a

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révélé les conséquences négatives des transferts de juridiction des provinces au secteur privé et aux provinces dans des conditions qui ne garantissaient pas les droits acquis des minorités (Churchill et LeBlanc, 1996). Toute cette question de transfert est fondamentale et mérite un examen approfondi et critique de la part des chercheurs. Certes, c’est un sujet complexe, mais le danger est réel puisqu’il met en péril les droits acquis. Dans le nouveau dialogue école-communauté, il va falloir faire preuve de beaucoup d’imagination pour renouveler le discours concernant l’enseignement en français, souvent décrit en termes défaitistes face à des critères qui voudraient que les francophones minoritaires aient les mêmes comportements linguistiques et culturels que des élèves unilingues vivant dans des milieux francophones homogènes. Il faudra un jour parler avec plus de fierté des réalisations des éducateurs francophones et admettre que l’école française en milieu minoritaire est un établissement où les élèves francophones qui les fréquentent sont bilingues, capables de penser et de s’exprimer avec une aisance qui échappe aux unilingues, et qui demeurent attachés aux valeurs de la francophonie canadienne. Les jeunes de Gravelbourg en Saskatchewan ou de Saint-Jean en Alberta ne parleront jamais comme ceux de Trois-Rivières ; par contre, au-delà de toute expectative, ils parlent toujours français. Il y a une vingtaine d’années, lors d’une réunion à Saint-Jean les gens me demandaient s’il valait vraiment la peine de se battre pour la construction d’une école française, je leur ai répondu par un « oui» inconditionnel. Et puis je leur rappelais que leurs ancêtres habitaient l’Alberta bien avant les Ukrainiens et j’ajoutai : « Vous savez, si vous aviez le même taux d’assimilation que les Ukrainiens, vous seriez disparus depuis bien des décennies. Au lieu de ça, vous êtes là, dans ce sous-sol d’église parlant français et vous demandant, en français : « Est-ce que la bataille est perdue ? » Selon moi, le plus important est de rester qui on est, là où on est. Cette phrase résume un peu la révolution à laquelle j’ai participé comme expert ou « fabricant d’armes ». C’est une lutte continuelle parce que l’évolution démographique indique une perte progressive d’effectifs francophones. La survivance d’une minorité sera toujours affaire de volonté. Dans cette lutte, les experts ont joué un certain

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rôle et j’ai eu l’honneur d’y avoir participé à plusieurs reprises. Les acquis d’une révolution, comme ceux de la démocratie, demeurent toujours fragiles. Il faut constamment les protéger et les consolider.

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Propos et confidences d’un planificateur juridicolinguistique québécois

Joseph-G. Turi Professeur et avocat Secrétaire général Académie internationale de droit linguistique

Je suis arrivé au Canada, à Montréal, à la fin des années 1950, comme boursier du Conseil des Arts du Canada. Je venais d’un milieu européen peu nationaliste et empreint d’esprit fédéraliste et, jeune juriste, spécialisé en droit public comparé, j’avais étudié en Italie, en France et au Luxembourg. J’étais aussi membre du Mouvement fédéraliste européen, pour lequel la réponse par excellence aux malheurs nationalistes de l’Europe était le fédéralisme, et le Canada le plus bel exemple à suivre à cet égard. Grâce à ma bourse du Conseil des Arts, organisme qui venait d’être créé à la suite des recommandations du Rapport sur l’avancement des arts, lettres et sciences au Canada, paru en 1951 (rapport Massey), je poursuivis mes recherches en droit public comparé à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. J’eus ainsi la chance de rencontrer et de connaître un nombre important de personnes qui allaient devenir, dans un avenir plus ou moins rapproché, des personnages marquants de la scène politique et culturelle canadienne et québécoise. Ma surprise fut grande lorsque, très rapidement, je constatai le nationalisme qui animait les Canadiens français, les Québécois

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d’aujourd’hui, et le fossé important séparant les Canadiens et les Anglais, comme on disait alors. Ce nationalisme linguistique et culturel était parfois inconscient, parfois conscient, mais toujours très profond. Je me suis alors dit que le modèle canadien n’était peut-être pas le meilleur modèle à suivre!

Commission Laurendeau-Dunton Au moment de la création, le 19 juillet 1963, de la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme par le premier ministre Lester B. Pearson, j’avais déjà publié plusieurs articles traitant des droits fondamentaux, du déséquilibre constitutionnel-fiscal et d’immigration dans la revue juridique Thémis de l’Université de Montréal et dans Le Devoir. J’allais par ailleurs présenter, le 30 avril 1964, au Comité parlementaire de l’Assemblée législative du Québec, un mémoire sur la promotion de l’immigration au Québec dans lequel je recommandais au gouvernement de créer son propre ministère de l’Immigration afin de favoriser, entre autres, l’intégration linguistique des néo-Québécois, cette dernière expression étant plutôt inédite à l’époque. J’avais préparé ce mémoire à la demande du ministre René Lévesque. Comme je connaissais assez bien quelques membres de la Commission Laurendeau-Dunton, qu’on appelait alors familièrement commission BB, certains me demandèrent d’y présenter un mémoire. Je fus ainsi amené à étudier de plus près le mandat de cette commission. Celle-ci devait procéder à une vaste enquête et produire un rapport sur la situation du bilinguisme et du biculturalisme au Canada qui contiendrait des recommandations sur les mesures à prendre pour que le pays se développe suivant le principe d’« égalité entre les deux peuples qui l’ont fondé » tout en sauvegardant l’apport des groupes ethniques à l’enrichissement culturel du Canada. Après quelques semaines d’étude et de recherche, et de nombreux entretiens avec les membres et le personnel de la Commission, j’arrivais aux premières constatations suivantes : 1) Je m’étonnais de voir confier à une commission d’enquête le mandat de traiter de sujets aussi importants que le bilinguisme

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et le biculturalisme au Canada. Mais j’apprendrai plus tard que c’était la façon canadienne de résoudre, ou de ne pas résoudre, les problèmes importants du pays. 2) La Commission était dirigée par des Montréalais bilingues. Les séances de travail se déroulaient régulièrement dans les deux langues officielles du pays et le climat de travail au sein du groupe était des plus harmonieux : cela me semblait de bon augure. 3) Alors que la notion de bilinguisme ne posait aucun problème linguistique, politique et culturel, je trouvais que la notion de biculturalisme (un néologisme) était plutôt complexe et ambiguë et ne correspondait pas à la nouvelle réalité canadienne. 4) Il n’était pas question des autochtones dans les travaux initiaux de la Commission. 5) La Commission était appelée à devenir un laboratoire de linguistique appliquée de grande importance tant au Canada qu’à l’étranger. Entre-temps, au début de 1964, j’avais été nommé membre du Conseil des Arts du Québec et président de la Commission de l’immigration. Le Conseil avait été créé par le projet de loi no 18, du 24 mars 1961, qui créait le ministère des Affaires culturelles et l’Office de la langue française1. Nous étions au début de la Révolution tranquille. Je devins membre de l’équipe de rédaction du livre blanc sur la culture du gouvernement québécois dont la rédaction fut terminée en 1965; il ne fut jamais rendu public. Ce livre blanc recommandait notamment au gouvernement de faire du français la langue « prioritaire » du Québec. Jean-Louis Gagnon et André Laurendeau (qui étaient respectivement membre et président de la commission BB) faisaient partie du Conseil. Le 1er février 1965, la Commission Laurendeau-Dunton présentait son rapport préliminaire dans lequel elle déclarait que le Canada traversait une « crise majeure ». Le 1er septembre 1965, au terme de nombreuses lectures et consultations, je déposais mon mémoire, intitulé Plaidoyer pour une 1. Loi du ministère des Affaires culturelles, L.Q. 1961, c. 23, art. 14.

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nouvelle Confédération canadienne, auprès de la Commission. Je fus invité à le présenter publiquement le 30 novembre 1965, à l’hôtel Windsor de Montréal. J’y formulais les conclusions suivantes : 1) Le mandat de la Commission devait être clarifié, particulièrement en ce qui concernait le biculturalisme. 2) La crise majeure du Canada n’était pas seulement d’ordre linguistique et culturel, mais profondément politique. En raison du fossé qui séparait les deux peuples fondateurs du pays, cette crise nécessitait une solution globale. 3) Je proposais de créer une nouvelle Confédération canadienne, ou plutôt une véritable Confédération canadienne. Du point de vue juridique, le Canada était une fédération ou une quasifédération. 4) Je proposais que cette nouvelle confédération soit constituée de cinq États associés, incluant le Québec naturellement. 5) Je proposais d’élargir, de façon importante, les compétences des États associés, particulièrement celles du Québec, notamment en matière de langue, de culture et d’immigration. La présentation fut suivie d’un long débat. Le lendemain matin, les conclusions de mon mémoire se retrouvaient à la une de plusieurs journaux québécois et canadiens. Je continuai ensuite de fréquenter les membres et le personnel de la Commission, jusqu’à ce qu’elle présente son rapport final en 1969. Je suivis fidèlement le déroulement de ses travaux en tant que membre du Conseil des Arts du Québec et, à partir de 1968, en tant que haut fonctionnaire au ministère québécois des Affaires intergouvernementales, chargé plus particulièrement des questions linguistiques à la Conférence constitutionnelle canadienne (19681971). Le Conseil des Arts du Québec n’était pas très favorable aux « districts bilingues », idée maîtresse de la Commission, en particulier à leur éventuelle implantation au Québec. Il en était de même pour le ministère des Affaires intergouvernementales. Le bilinguisme, c’était bon pour l’État fédéral et les autres provinces canadiennes,

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pas pour le Québec ! L’exemple à suivre au Québec, c’était ­l’Ontario, dont l’unilinguisme, officiel et non officiel, était la règle à l’époque. Ces considérations expliquent en partie l’échec de la Charte de Victoria de 1971, dont le titre II sur les droits linguistiques consacrait un certain bilinguisme pour l’État fédéral et dans quelques provinces, dont le Québec. La Loi fédérale sur les langues officielles, qui faisait du français et de l’anglais les deux langues officielles du Canada, fut promulguée en 1969. Il s’agissait d’une loi limitée essentiellement aux domaines de l’usage officiel des langues de compétence fédérale (législation, justice et administration publique). Elle était donc non exhaustive. Elle sera suivie par la Politique canadienne sur le multiculturalisme en octobre 1971, ainsi que par les dispositions pertinentes en matière de langues officielles et de multiculturalisme dans la Loi constitutionnelle de 19822. La Loi sur les langues officielles sera complétée, le 21 juillet 1988, par la loi fédérale sur le multiculturalisme3 et sera par ailleurs modifiée de façon importante le 28 juillet 19884. D’une commission sur le bilinguisme et le biculturalisme on allait donc déboucher sur une législation fédérale sur le bilinguisme et le multiculturalisme.

Législation linguistique québécoise De 1971 à 1975, au ministère des Affaires intergouvernementales, je continuai à m’intéresser au dossier linguistique québécois en menant de front de nombreuses recherches en droit linguistique comparé. En 1975, j’accédai au poste de chef du service du contentieux à la Régie de la langue française (qui, en 1976, reprit le nom d’Office de la langue française). En 1979, j’occupai le poste de directeur des services juridiques à la Commission de surveillance de la langue française du Québec (qui, en 1983, devint la Commission de protection de la langue française). En 1994-1995, après la dissolution de cette commission en 1993, j’assumai les fonctions de conseiller juridique principal au Conseil de la langue française puis, 2. Loi constitutionnelle de 1982, Loi sur le Canada, annexe B, 1982 (R.U.), C. 11. 3. Loi sur le multiculturalisme canadien, L.R.C. (1988), ch. 24 (4e suppl.). 4. Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1988), ch. 31 (4e suppl.).

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162 Joseph-G. Turi en 1995, au Secrétariat à la politique linguistique du Québec. J’allais donc continuer de suivre pendant longtemps et professionnellement le passionnant débat linguistique québécois à titre d’expert en droit linguistique comparé. Ces différentes fonctions m’auront permis de prendre la mesure de l’étendue du pouvoir considérable exercé par les hauts fonctionnaires québécois. Le débat linguistique avait éclaté de façon intense au Québec en 1968, avec « l’affaire St-Léonard » (Turi, 1968 : 5). Une solution temporaire et timide fut mise en place par le parti de l’Union nationale, alors au pouvoir, qui promulgua la Loi pour promouvoir la langue française au Québec (projet de loi no 63) le 28 novembre 1969. Cette loi reconnaissait aux parents concernés la liberté de choisir, pour l’éducation de leurs enfants, entre les écoles publiques françaises ou anglaises5. En décembre 1972, le rapport final de la Commission Gendron sur la situation du français et sur les droits linguistiques au Québec6 fut rendu public. À la suite de ce rapport, qui demeure le document de base par excellence de la politique d’aménagement linguistique québécoise, le Québec adopta, le 31  juillet 1974, alors que le Parti libéral était au pouvoir et Robert Bourassa, premier ministre, la Loi sur la langue officielle, communément appelée loi 22, qui fut la première loi à faire du français la langue officielle du Québec7. Mais ce n’est qu’à partir du 15  novembre 1976, alors que le Parti québécois arriva au pouvoir, que le gouvernement allait entamer le long processus qui consacrerait le français comme la langue du Québec dans tous les domaines du champ officiel et du champ non officiel de l’usage des langues. Je fus naturellement associé de très près à la rédaction de la Charte de la langue française de 1977, alors que René Lévesque était premier ministre du Québec et Camille Laurin ministre responsable de la législation québécoise. Ayant été membre de plusieurs groupes de travail, dont les intervenants étaient fort nombreux, je fus parmi les auteurs de cette loi. La loi avait été précédée, en mars 1977, par le livre blanc sur la politique québécoise de la langue 5. Loi pour promouvoir la langue française au Québec, L.Q. 1969, c. 9. 6. La Commission Gendron a été créée en vertu de l’arrêté en conseil no 3958 du 9 décembre 1968. 7. Loi sur la langue officielle, L.Q. 1974, c. 6.

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française et ensuite par le projet de loi no 1 (Charte de la langue française)8. Ce projet de loi avait une forte connotation sociologique ayant été élaboré principalement par des sociolinguistes militants. On affirmait dans le préambule que le français était « depuis toujours la langue du peuple québécois », « malgré les entraves », et qu’il allait s’appliquer « dans un climat de justice et d’ouverture à l’égard des minorités qui participent au développement du Québec ». Le projet proposait beaucoup de droits linguistiques en faveur du français, mais peu d’obligations linguistiques. On retrouvait en outre dans ce projet des articles qui proclamaient un unilinguisme français exclusif dans des domaines officiels bien précis ainsi que dans le domaine non officiel de l’affichage commercial (article 46). Aussi, selon l’article 52, l’accès aux écoles publiques anglaises était réservé aux enfants qui avaient déjà reçu au Québec un enseignement en anglais « à la date de l’entrée en vigueur de la loi ». L’article était donc rétroactif. Ce projet comprenait de plus, à l’article 172, une disposition dérogatoire vis-à-vis de la Charte québécoise des droits de la personne. Le projet de loi no  1 était en fait un projet de loi radical; conçu par des gens très engagés politiquement, il se révélait draconien sous certains de ses aspects, volontariste sous d’autres ; il ne pouvait s’appliquer dans certains cas que dans la mesure où les citoyens demeuraient militants. C’était en réalité trop demander et trop faire confiance aux citoyens! Pourtant, ce texte ne qualifiait pas le français de langue commune du Québec. À l’époque, on en parlait beaucoup, mais on n’osait pas insérer cette expression dans une loi. Cela explique, entre autres, pourquoi le terme de « francophonisation » (promotion des francophones) fut écarté de la loi au profit de celui de « francisation » (promotion de la langue française). En tant que juriste, prudent et libéral de surcroît, j’étais de ceux qui avaient fait valoir que ce texte de loi devait comprendre à la fois des droits et des obligations, et que son préambule devait être moins radical. Les domaines exigeant un unilinguisme français exclusif y étaient trop nombreux, au point de faire de la Charte une 8. Politique québécoise de la langue française, Québec, Éditeur officiel du Québec, mars 1977.

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loi draconienne. Pour ma part, je trouvais inacceptable le recours éventuel à la disposition dérogatoire. Je considérais aussi que le chapitre de la loi sur la langue de l’enseignement ne devait pas s’appliquer de façon rétroactive. Devant les très nombreuses et sérieuses critiques venant de l’intérieur et de l’extérieur du gouvernement, le projet de loi no 1 fut remplacé par le projet de loi no 101 (également appelé Charte de la langue française). Le nouveau préambule proclamait que le français était « la langue distinctive d’un peuple majoritairement français » et que la loi s’appliquerait dans « un climat de justice et d’ouverture à l’égard des minorités ethniques, dont elle [l’Assemblée nationale] reconnaît l’apport précieux au développement du Québec ». J’avais suggéré de limiter les cas d’unilinguisme français exclusif à certains domaines officiels; je n’avais pas compris l’importance que les Québécois accordaient au domaine de l’affichage commercial. Comment penser que l’avenir de la langue française au Québec pouvait reposer sur la langue de l’affichage commercial? Je faisais d’ailleurs remarquer à l’époque que les législations linguistiques à l’étranger ne visaient généralement que le champ officiel de l’usage des langues et que le domaine de l’affichage commercial était considéré comme pas ou peu important. Par ailleurs, la situation dans le monde n’avait pas beaucoup changé à cet égard (Turi, 1977). J’ai compris ensuite qu’il s’agissait pour les Québécois d’un domaine à connotation historique importante. Les articles relatifs à l’unilinguisme exclusif français furent conservés. L’article 46 fut remplacé par l’article 58, qui allait plus loin en prescrivant que l’affichage public ainsi que la publicité commerciale devaient se faire uniquement en français. Le chapitre sur la langue de l’enseignement ne fut pas modifié, tout en précisant, à l’article 73, que l’accès aux écoles publiques anglaises, aux niveaux primaire et secondaire, était réservé à ceux qui avaient reçu légalement au Québec l’enseignement public en anglais « avant l’entrée en vigueur de la présente loi ». Le nouveau préambule ainsi que certains articles de la loi confirmèrent par ailleurs des droits linguistiques spécifiques en faveur des autochtones du Québec. La disposition dérogatoire québécoise fut retirée de la loi, ce qui fut tout à l’honneur du premier ministre Lévesque.

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Le côté trop rigoureux du projet de loi continuait de susciter des réactions négatives. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le pourquoi et le comment de l’ajout du fameux article 89, dont je fus l’un des auteurs, qui énonce que « Dans les cas où la présente loi n’exige pas l’usage exclusif de la langue officielle, on peut continuer à employer à la fois la langue officielle et une autre langue ». Cet article consacrait les deux principes fondamentaux d’une politique linguistique d’importance : le principe de territorialité (unilinguisme) et le principe de personnalité (multilinguisme). L’article reconnaissait également, sous certaines conditions, la coexistence du droit à une langue (droit fondamental, de nature historique, de parler et de comprendre une langue historique précise, en l’occurrence le français) et le droit à la langue (droit fondamental, de nature universelle, de parler et de comprendre n’importe quelle langue). La fonction de cet article fut donc de limiter l’aspect par trop draconien de la loi 101. Le nouveau préambule et l’article 89 atténuèrent de façon importante le caractère d’ordre public de la loi. La règle générale de la Charte devenait donc la suivante : sauf exceptions, on doit utiliser normalement le français, mais on peut également utiliser une ou plusieurs autres langues en plus du français. La loi devenait ainsi, du point de vue juridique, non pas une Charte, à savoir une loi juridiquement fondamentale, mais une loi statutaire (aujourd’hui on parle de loi particulière), qui doit donc être interprétée et appliquée, comme toute loi d’inspiration anglaise, de façon restrictive. On sait que le droit québécois est un heureux mariage issu de la common law anglaise et du droit civil français. Sur le plan jurilinguistique, il y eut quelques débats entre juristes sur l’emploi de certains termes. Certains revendiquaient l’emploi du verbe être à l’indicatif présent pour indiquer une obligation juridique (ce qui en soi était acceptable), d’autres, l’emploi du verbe devoir à l’indicatif présent, étant donné son usage répandu dans le contexte juridique québécois qui en faisait une norme en rédaction législative. On parvint à un compromis qui demeure, sur le plan technique de la rédaction législative inapproprié, la synonymie n’y ayant pas droit de cité.

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Dans le chapitre sur la langue du commerce et des affaires, on employa le présent du verbe être dans certains articles et le présent du verbe devoir dans d’autres pour signifier, dans tous les cas, une obligation juridique. Le débat entourant l’emploi du terme gouvernement aboutit lui aussi à un compromis, également inapproprié puisqu’on finit par l’employer dans le sens anglais d’administration publique à l’article 16, et dans le sens français de conseil des ministres dans les autres articles. En revanche, nous étions d’accord sur la nécessité d’utiliser le plus régulièrement possible le verbe rédiger, puisque c’était surtout la langue écrite qui faisait l’objet de la loi. À la suite d’une recommandation du bureau du premier ministre, je fus à l’origine de l’article 190 qui énonce que le Secrétaire du Conseil de la langue française devait être nommé par le gouvernement plutôt que selon la loi de la fonction publique du Québec, comme cela était prévu à l’article 157 du projet de loi no 1. La modification fut faite parce que le premier ministre voulait nommer à ce poste important un homme de confiance, en l’occurrence l’écrivain Marcel Dubé. La Charte de la langue française (communément appelée loi 101) qui proclamait le français « la langue officielle » et « langue habituelle et normale » du Québec et des Québécois, et dont le sens et la portée étaient explicités en 232 articles, fut promulguée le 26 août 19779. Les sanctions prévues, en cas de non-respect de la loi, étaient surtout de nature pénale, des amendes plutôt minimes en fait. La loi 101 incorporait l’essentiel de la politique québécoise en matière de langue, la langue française étant la manifestation par excellence de la culture québécoise. Il y eut, par ailleurs, quelques frictions entre le premier ministre et le ministre Laurin quant à la nomination du nouveau président de l’Office, qui furent résolues par un compromis. Ainsi fut nommé à ce poste Raymond Gosselin, un cadre de Via Rail. À la différence de la loi linguistique fédérale, la Charte était à la fois une législation de nature officielle (visant les domaines officiels de la législation, de la justice, de l’éducation et de l’administration publique), institutionnelle (visant les domaines non 9. Charte de la langue française, L.R.Q., c. C-11.

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officiels des communications, de la culture, du travail, du commerce et des affaires), standardisante (en instituant des commissions de terminologie dans certains domaines officiels bien délimités) et libérale (en reconnaissant d’une certaine façon les droits linguistiques historiques et universels). En ce sens, elle était exhaustive. Son objectif était double : promouvoir et protéger, objectivement, le statut et l’emploi de la langue française et, subjectivement, les usagers et consommateurs de langue française afin d’assurer la sécurité et la cohésion linguistiques du Québec, dans le respect des droits de la minorité linguistique anglophone. Cela, dans la mesure où la loi respectait les dispositions de la Constitution canadienne selon laquelle la langue est généralement un domaine de compétence mixte, que ce soit implicitement ou explicitement. À noter enfin que la loi 101 visait essentiellement la quantité ou la présence de la langue, et non pas la qualité ou la correction de la langue, la qualité étant plutôt du ressort de l’école. La Charte suscitera pendant plusieurs années de nombreuses contestations judiciaires qui viseront plus particulièrement le chapitre sur la langue de la législation et de la justice, celui sur la langue de l’enseignement, ainsi que l’article 58. La Charte ne tarda pas à devenir la loi sacrée des Québécois. Au début de 1979, la Chambre des notaires demanda au gouvernement que l’on modifie l’article 57 de la loi qui énonçait que les quittances devaient être rédigées en français (ou en français et dans une autre langue, selon l’article 89). Les notaires préféraient avoir le choix de rédiger les quittances en français ou en anglais. Mais on ne pouvait pas toucher à la nouvelle loi sacrée du Québec ! Je suggérai alors que l’on modifie l’article 2151 du Code civil du Bas Canada afin de permettre aux notaires de rédiger, le cas échéant, les quittances seulement en anglais. Ce qui fut fait10, sauvegardant ainsi le caractère sacré de la loi. Par ailleurs, plus tard, on finira par modifier la loi 101, plus particulièrement avec le projet de loi no 57 du 22 décembre 1983, alors que Gérald Godin était le 10. Loi modifiant le Code civil, L.Q. 1979, c. 29, art. 14. La modification apportée alors au Code civil du Bas Canada ne se retrouve plus dans le Code civil du Québec de 1994 parce que la loi 101 est désormais de moins en moins contestée. L’article 57 s’applique donc de nouveau tel quel.

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ministre chargé de l’application de la Charte11. Un changement important fut alors apporté au préambule qui énonça que la loi allait s’appliquer dans « un esprit de justice et d’ouverture, dans le respect des institutions de la communauté d’expression anglaise et celui des minorités ethniques… ». On reconnaissait ainsi à la minorité anglophone du Québec son statut de communauté linguistique historique, ce qui est fort important en droit linguistique comparé. Une minorité historique est une communauté enracinée depuis des générations dans un pays ou dans un territoire déterminé. Mais le principe qu’il ne fallait pas toucher à l’essentiel de la loi 101 demeura. Telle qu’elle se présentait désormais, notamment avec les modifications apportées au préambule et le nouvel article 89, ainsi que la lourdeur de l’appareil bureaucratique qu’elle instituait (trois organismes avaient été créés, à savoir l’Office de la langue française, la Commission de protection de la langue française et le Conseil de la langue française), la Charte laissait entrevoir des difficultés d’application tant sur le plan juridique que sur le plan administratif. Le ministre Laurin décida alors, à l’automne 1977, de confier à un groupe d’experts le soin de rédiger un guide d’application de la Charte à l’intention des fonctionnaires. Je fus l’un des quatre hauts fonctionnaires nommés à cette fin (les autres étant Paul-André Fournier, Jean Ménard et Gilles Racine). Évidemment, le guide mit en relief l’importance de l’article 89 de la loi qui prévoyait l’emploi de la langue officielle et d’une autre langue. Voilà pourquoi le guide demeura un document de travail controversé à l’intérieur des trois organismes chargés de l’application de la Charte. Qui plus est, le document ne fut jamais rendu public. Par ailleurs, le ministre Laurin dut se rendre à l’évidence puisque, au début des années 1980, il fit parvenir à la haute direction de la Commission de surveillance de la langue française une directive verbale selon laquelle il fallait décréter un moratoire quant à l’application de certains articles par trop contraignants de la loi. Ce moratoire demeura très longtemps un secret d’État bien gardé. Quand, en 1979, j’accédai au poste de directeur des affaires juridiques à la Commission de surveillance de la langue française 11. Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, c. 56.

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(qui allait devenir, en 1983, la Commission de protection de la langue française, abolie en 1993, rétablie en 1997 et de nouveau abolie en 2002), la bataille entre radicaux et libéraux reprit de plus belle, le président de la Commission faisant face à l’opposition des commissaires-enquêteurs. Le gouvernement du Parti québécois avait nommé comme président Maurice Forget, l’ancien président de la Régie de la langue française qui avait été nommé par le gouvernement libéral à ce poste-là. Selon le président et le soussigné, les commissaires-enquêteurs étaient soumis au pouvoir de direction du président, conformément à l’article 167 de la loi qui disait ­textuellement que le président « dirige » le travail des commissairesenquêteurs. Le président avait l’intention d’appliquer la loi de façon relativement prudente. Le ministre Laurin et les commissaires-­ enquêteurs n’étaient pas d’accord, car ces derniers pensaient qu’ils avaient le même statut que les commissaires du travail qui, eux, n’avaient pas à répondre à leur commissaire en chef. Les commissaires-­enquêteurs se considéraient donc autonomes dans leurs décisions relatives à l’application, éventuellement radicale, de la Charte. La bataille fut épique. Le ministre et le président demandèrent au ministère de la Justice de trancher le débat. Le ministère de la Justice finit par donner raison au président de façon nuancée – pour ne pas trop froisser le ministre –, mais le président fut quand même contraint de démissionner. Cependant, le nouveau président de la Commission, Gaston Cholette, continua d’appliquer la loi comme l’avait fait l’ancien président. Lorsque le Parti libéral du Québec revint au pouvoir en décembre 1985, le gouvernement, sous l’impulsion de son premier ministre Robert Bourassa et de la ministre Lise Bacon, décida, en octobre 1986, de former un comité d’experts pour trouver une solution adéquate au débat qui faisait rage au sujet de l’affichage public. Je fis partie de ce comité avec René Dussault, Pierre-Étienne Laporte et Reed Scowen. Les militants linguistiques ne tardèrent pas à réagir dans les journaux, et de façon on ne peut plus énergique : nous étions « la bande des quatre » chargée de « charcuter » la loi 101! Après de nombreuses réunions tenues à Montréal et à Québec, notre groupe rédigea, en décembre 1986, un bref rapport proposant différentes solutions, laissant au gouvernement le soin de décider laquelle était la plus appropriée.

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Alors que Guy Rivard était le ministre responsable de la Charte, je fus naturellement au cœur des débats au sujet de la disposition dérogatoire que le Québec décida d’utiliser pour contrer les jugements de la Cour suprême du Canada dans les affaires Ford et Devine du 15 décembre 1988 concernant plus particulièrement l’article 58 de la Charte. Mémorable journée que celle du jeudi 15 décembre 1988, où tous les membres du groupe de travail chargé de conseiller le premier ministre en la matière étaient réunis dans le bunker de la Grande Allée à Québec attendant les décisions de la Cour suprême, tandis que le premier ministre était en communication téléphonique continuelle avec le premier ministre du Canada et certains premiers ministres provinciaux. Lorsque, enfin, les premiers exemplaires des deux jugements de la Cour arrivèrent par télécopieur, on en fit de nombreuses copies qui furent distribuées sur-le-champ aux membres du groupe de travail. La Cour déclarait que l’article 58 de la loi 101, dans la mesure où il interdisait l’emploi d’une autre langue que le français dans l’affichage public, était inconstitutionnel, car il contrevenait à la liberté d’expression telle qu’elle était reconnue par la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits de la personne du Québec. L’article 58 était de plus déclaré discriminatoire12. Selon la Cour, la liberté d’expression comprend en général et implicitement le droit de parler et de comprendre n’importe quelle langue, particulièrement dans les domaines de l’usage non officiel des langues. Par ailleurs, la Cour déclarait que le Québec avait le droit de légiférer en la matière et donc d’imposer le français dans l’affichage public, de « façon nettement prédominante », reconnaissant ainsi la situation difficile du français au Québec. Le bureau du premier ministre nous donna alors une directive verbale, soit de trouver dans les deux jugements une phrase permettrait au premier ministre d’utiliser la disposition dérogatoire (permise selon les deux chartes des droits fondamentaux), afin d’autoriser le gouvernement à continuer d’interdire, par une nouvelle loi, l’utilisation d’une langue autre que le français dans l’affichage public. Je finis par trouver la fameuse phrase qui disait que le Québec avait le droit d’utiliser la disposition dérogatoire en la matière. C’est une phrase 12. Ford c. Québec, [1988] 2 R.C.S. 712, Devine c. Québec, [1988] 2 R.C.S. 790.

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que le premier ministre n’allait pas manquer d’utiliser continuellement dans ses interventions publiques. Je me suis demandé pourquoi la Cour avait ajouté cette phrase dans ses jugements, car ce n’était pas nécessaire du point de vue strictement juridique, mais cela pouvait être utile sur le plan politique. Il faut dire que tous les membres du groupe de travail (une dizaine) étaient favorables au recours à la disposition dérogatoire, sauf deux, dont le soussigné. Le 21 décembre 1988, le Québec adopta le projet de loi no 178 pour introduire la disposition dérogatoire dans la loi 101, entre autres au sujet de l’article 58, en interdisant de nouveau toute autre langue que le français dans l’affichage public, sauf exceptions. Dans les quelques cas où une autre langue était autorisée, le français, obligatoire, devait figurer de façon nettement prédominante13. Il fallait dès lors définir l’expression « de façon nettement prédominante » . L’exercice eut lieu à deux reprises sous l’égide du ministre Claude Ryan, en 1989 et en 1993. Je me rappelle par ailleurs que, le jour du désormais fameux 15 décembre 1988, on pouvait lire dans une salle du bunker l’équation suivante écrite au tableau : « disposition dérogatoire = tombe accord du lac Meech ». Il y avait donc un lien très étroit entre le recours à la disposition dérogatoire et l’Accord constitutionnel du lac Meech de 1987 (qui allait devenir lettre morte plus tard, en juin 1990). Ce n’est que le 17 juin 1993, en adoptant le projet de loi no 86, que le Québec abrogea l’article 58, pour le remplacer par un nouvel article 58 qui imposa le français dans l’affichage public tout en permettant l’utilisation d’une autre langue que le français dans la mesure où le français était « nettement prédominant »14. Cela fut fait à la suite des « constatations » du Comité des droits de l’homme des Nations unies dans l’affaire McIntyre, du 5 mai 1993, où le Comité avait déclaré que l’article 58 de la Charte était incompatible avec la liberté d’expression telle qu’elle était reconnue dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 196615. Toutefois, le Comité ne considéra pas cet article comme discriminatoire. Le Québec démontra ainsi qu’il n’était pas indifférent aux 13. Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1988, c. 54. 14. Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1993, c. 40. 15. Affaire McIntyre, CCPR/D/47/359/1989 – 385/1989.

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décisions internationales qui le visaient plus particulièrement. Il restait à savoir ce que signifiait « nettement prédominant ». Je fis partie du groupe de travail chargé d’élaborer une définition de cette expression. La définition en soi ne suscita pas de grand débat. On était tous d’accord pour que le texte français soit nettement prédominant dans une affiche s’il était deux fois plus grand que celui rédigé dans une autre langue. Le problème, en réalité, c’était de savoir quel genre de publicité commerciale allait faire l’objet des dispositions relatives à la nette prédominance. Plusieurs membres du groupe voulaient que la nette prédominance s’applique non seulement à l’affichage public, mais également à la publicité commerciale, affichée ou pas. Après de longues discussions, je finis par convaincre, avec l’aide de quelques membres du groupe de travail, le ministre Claude Ryan qu’il fallait faire une nette distinction entre la publicité commerciale affichée, et la publicité commerciale non affichée, et limiter la nette prédominance à la publicité commerciale affichée. Ce qui fut accepté par le ministre. C’est ainsi que, dans le règlement relatif à la nette prédominance, on trouve, pour la première fois dans la législation québécoise, la distinction entre les deux formes de publicité commerciale, ce qui par ailleurs se retrouvait substantiellement dans le projet de loi no 116. La loi 86 prit aussi en compte la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Quebec Protestant School Boards, rendue le 26 juillet 1984, qui avait déclaré le chapitre de la langue de l’enseignement de la loi 101 constitutionnellement inopérant dans la mesure où il était incompatible avec l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, qui consacrait en matière d’enseignement la fameuse clause Canada. En vertu de cette clause, seuls les ­Canadiens ayant reçu légalement l’enseignement en anglais au Canada avaient le droit de fréquenter les écoles publiques québécoises de langue anglaise17. Par ailleurs, la loi 86 permit de corriger une anomalie de la loi 101. Le 13 décembre 1979, la Cour suprême du Canada avait 16. Règlement précisant la portée de l’expression « de façon nettement prédominante » pour l’application de la Charte de la langue française (C-11, r. 10.2), approuvé par le décret 1374-93, du 8 septembre 1993, (1993) G.O. 8890 (entrée en vigueur  : 93-12-22). 17. Québec c. Quebec Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66.

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déclaré, dans l’arrêt Blaikie  1, que le chapitre de la loi 101 sur la langue de la législation et de la justice (les articles 7 à 13 indiquaient que le français était la langue officielle de la législation et de la justice au Québec) était inconstitutionnel parce qu’il était incompatible avec l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 qui édicte, entre autres, que le français et l’anglais sont les langues de la législation et de la justice au Québec18. Le gouvernement se conforma peu après à cette décision en adoptant une loi à cette fin. Cette loi adopta de nouveau, en français et en anglais cette fois, toutes les lois québécoises qui avaient été promulguées en français seulement depuis le 26 août 1977, y compris par conséquent la loi 101, mais sans pour autant modifier le chapitre sur la langue de la législation et de la justice19. La Charte ne fut donc pas modifiée par l’Assemblée nationale. À l’époque, il ne fallait pas toucher à la loi 101 ! C’est ainsi que le texte de la Charte, tel qu’il était imprimé et diffusé par les Publications du Québec, comprenait toujours un chapitre qui avait été déclaré invalide par la Cour suprême! Cela ne manqua pas de mettre dans l’embarras les organismes chargés de l’application de la Charte. La loi 86 corrigea cette situation, quatorze ans plus tard, en modifiant ledit chapitre en conséquence, en incorporant ainsi dans la Charte les dispositions de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce qui confirme que le français, explicitement, et l’anglais, implicitement, sont les deux langues officielles du Québec dans les domaines législatif et judiciaire. La loi 86 contribua à dédramatiser le débat linguistique et permit au Québec, dans les années subséquentes, d’entrer dans une ère d’accalmie juridico-linguistique. La Charte n’allait connaître ensuite que des modifications mineures. À l’automne de 1996, j’ai quitté la fonction publique du Québec, tout en demeurant le secrétaire général de l’Académie internationale de droit linguistique, créée à Montréal et à Paris en septembre 1984.

18. Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016. 19. Loi concernant un jugement rendu par la Cour suprême du Canada le 13 décembre 1979 sur la langue de la législation et de la justice au Québec, L.Q. 1979, c. 61.

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Droit linguistique comparé Depuis les années 1970 et 1980, grâce à mon expertise relative à la loi 101, j’ai participé régulièrement à des conférences internationales sur les politiques linguistiques dans le monde, d’abord comme conférencier et ensuite comme consultant international. Le Canada et le Québec ne sont pas les seuls endroits où les problèmes linguistiques sont importants, loin de là. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les problèmes linguistiques n’ont cessé d’augmenter un peu partout dans le monde et, à l’aube du nouveau millénaire, ils s’intensifient de façon importante (Turi et al., 2006) ; la neutralité linguistique n’existe plus. Pour les pouvoirs publics, c’est désormais le temps de l’interventionnisme linguistique qui vise le statut et l’emploi d’une ou de plusieurs langues identifiées ou identifiables dans un État, une région, une municipalité, une localité ou une organisation internationale gouvernementale, surtout dans le champ des domaines de l’usage officiel des langues. Les États modernes interviennent ainsi de plus en plus en matière de politique linguistique – totalement ou partiellement, explicitement ou implicitement, de façon symétrique ou asymétrique – généralement pour promouvoir et protéger leurs langues et, selon les circonstances, pour légiférer sur les langues de leurs minorités. Aux États-Unis, 29 États membres ont légiféré pour officialiser et protéger l’anglais, qui est pourtant censé être la langue la plus forte au monde. En Chine, le putonghua est la « langue et l’écriture communes et nationales » du pays, mais il y a plus de 50 langues nationales différentes reconnues au niveau régional. En Inde, 18 langues sont constitutionnellement reconnues. Le bilinguisme ou le multilinguisme y sont, sauf exceptions, la règle au niveau fédéral, dans les 28 États membres et dans les sept territoires du pays. Dans l’État indien du Karnataka, on dénombre 166 langues maternelles, selon le recensement de 1971. À Singapour, il y a quatre langues officielles. Au Maroc, la seule langue officielle, de jure, est l’arabe, mais le français continue d’être, de facto, une langue officielle importante, puisque le français est utilisé régulièrement dans de nombreux textes et documents officiels. En Nouvelle-Zélande, le maori est langue officielle de jure et l’anglais langue officielle de

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facto. En Afrique noire, les langues des anciens colonisateurs continuent d’être langues officielles (et donc juridiquement contraignantes), alors que les langues locales sont tout simplement nationales (une langue nationale étant en l’occurrence en Afrique une langue historiquement enracinée depuis des générations dans un territoire déterminé ou la langue d’une communauté culturelle historiquement importante) sans aucun statut juridique précis. Des exceptions existent, par exemple en Afrique du Sud où il y a onze langues officielles au niveau fédéral, dont deux langues blanches et neuf noires, ou en Éthiopie où l’amharique est la langue de travail du gouvernement fédéral. De plus, la Constitution de l’Afrique du Sud consacre clairement le droit à la langue, droit à la différence par excellence, dont la reconnaissance explicite est plutôt rare en droit linguistique comparé. En Europe, les langues régionales ou minoritaires, territoriales ou non territoriales, commencent à peine d’être reconnues, grâce à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du 5 novembre 1992 (entrée en vigueur le 1er mars 1998)20. À noter que la Charte ne s’applique qu’aux langues régionales et minoritaires historiques ; est-ce que cela veut dire que les nouveaux immigrants et les nouvelles minorités sont condamnés à l’assimilation linguistique ? En revanche, l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 (entré en vigueur le 23 mars 1976) s’applique également aux nouveaux immigrants et aux nouvelles minorités21. L’article 27 dispose que les personnes appartenant aux minorités linguistiques ont le droit d’utiliser leur langue avec les autres membres de leur communauté. Soulignons le fait que, selon ces deux instruments internationaux, les droits linguistiques des minorités sont de nature individuelle22. 20. Cependant, le Conseil constitutionnel français, dans sa décision du 15 juin 1999, a déclaré que la Charte européenne était inconstitutionnelle en France pour deux raisons : elle allait à l’encontre de la disposition de la Constitution faisant du français la langue de la République et était incompatible avec le principe d’égalité entre les citoyens. La situation a changé depuis l’ajout du nouvel article 75-1 à la Constitution française, qui dispose que « Les langues régionales font partie du Patrimoine de la France » (21 juillet 2008). 21. Commentaire général du Comité des droits de l’homme des Nations unies n° 23, du 6 avril 1994. 22. Toutefois, selon la Déclaration universelle des droits linguistiques de Barcelone, de juin 1996, les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs. À noter que cette déclaration est non gouvernementale.

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En Catalogne, la coexistence entre le catalan, langue nationale et officielle, et l’espagnol, langue officielle, demeure problématique. En Irlande, la renaissance de la langue irlandaise rencontre des obstacles considérables devant l’omniprésence de l’anglais. Au Luxembourg, il y a trois langues officielles. En Suisse, il y a quatre langues officielles au niveau fédéral. En France, on a légiféré pour officialiser et protéger le français, qui est pourtant une langue très forte au pays et ailleurs dans le monde. L’Italie a reconnu, en décembre 1999, douze langues minoritaires historiques, mais pour faire accepter cela de l’opinion publique, elle a dû déclarer l’italien langue officielle du pays23. Dans certains pays de l’ex-URSS et de l’ex-Yougoslavie, les problèmes linguistiques entre le russe et les langues nationales, d’une part, et à l’intérieur d’une même langue, d’autre part, sont on ne peut plus complexes et difficiles. En BosnieHerzégovine, la même langue s’appelle, selon le contexte, croate, bosniaque ou serbe. La reconnaissance des langues autochtones dans le monde tarde à se concrétiser. Toutefois, les droits linguistiques des autochtones sont considérés comme étant de nature collective24. Sont également collectifs, selon la Constitution canadienne, les droits linguistiques des communautés linguistiques française et anglaise de la province du Nouveau-Brunswick25. Enfin, l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe sont les six langues de travail du Conseil exécutif de l’Unesco. Selon l’Unesco, il y a plus de 6 000 langues et dialectes dans le monde. La Bible a été traduite dans plus de 2 000 langues et dialectes. La métaphore de la tour de Babel, manifestation éclatante de la diversité linguistique à l’échelle planétaire et l’une des grandes richesses culturelles du patrimoine de l’humanité, est toujours on ne peut plus actuelle. Mais quelque 3 000 langues ne sont parlées que par 4 % de la population mondiale alors que plus de 70 % ne parle que 23 langues, dont chacune est parlée par au moins 1  % de la population mondiale, donc par au moins 60  millions de 23. Loi n°  482, du 1er   décembre 1999 (Norme in Materia di Tutela delle Minoranze Linguistiche Storiche). 24. Voir le Projet de Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, du 23 août 1993. 25. En vertu de la Modification constitutionnelle de 1993 (Nouveau-Brunswick), qui a ajouté à cet effet l’article 16.1 à la Charte canadienne des droits et libertés.

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personnes. Parmi ces langues, il y a, bien entendu, l’anglais et le français qui demeurent dans l’ordre les langues de communication internationales les plus parlées dans le monde, malgré le fait que, quantitativement, les langues les plus parlées au monde soient le chinois et l’hindi-ourdou. Si par ailleurs l’anglo-américain – qui a succédé historiquement au grec, au latin et au français – est de nos jours la langue la plus internationale au monde, la lingua franca par excellence, cela est dû surtout à la persistance de la puissance du mythe culturel américain. Mais il ne s’agit là que d’un phénomène historique, donc temporaire dans le temps et circonscrit dans l’espace. Il y aura un jour une autre langue internationale qui prendra la place de l’anglo-américain. Cela dit, bien que les langues soient toutes également dignes de respect en soi, elles ne sont pas toutes égales entre elles. Il y a une hiérarchie, naturelle ou artificielle, qui s’établit entre les langues  : il existe des langues internationales, des langues nationales, des langues régionales et des langues locales. Les contacts, les inégalités et les conflits linguistiques de par le monde sont de plus en plus nombreux. Selon les contextes, il y a des langues majoritaires et des langues minoritaires, ainsi que des langues dominantes et des langues dominées. Les luttes de pouvoir entre langues coexistant sur un même territoire et entre leurs locuteurs respectifs demeurent intenses dans le monde. C’est pourquoi l’Académie internationale de droit linguistique a lancé, le 16 juin 2006, à la Conférence internationale de Galway sur la langue et le droit, un Appel à l’Unesco, pour qu’il initie le plus rapidement possible des négociations en vue de faire adopter par ses États membres une Convention internationale sur la diversité linguistique dans le but de promouvoir et de protéger plus particulièrement les langues les moins répandues, les langues minoritaires et les langues culturellement vulnérables26. Car si les langues internationales ne sont pas dangereuses pour les langues nationales fortes, elles peuvent l’être pour les langues visées plus particulièrement par l’Appel. De plus, certaines langues internationales, lorsqu’elles sont très fortes, peuvent souvent compromettre l’apprentissage de nombreuses langues tierces. Il y a eu des réactions favorables à l’Appel un peu 26. Appel à l’Unesco et aux États membres de l’organisation pour une Convention internationale sur la diversité linguistique, Galway, Irlande, 16 juin 2006.

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partout dans le monde, mais la première réaction, très favorable, est venue tout naturellement du Canada. Car le Canada a été, avec le Québec, parmi les États les plus favorables à l’adoption de la Convention internationale sur la diversité culturelle le 20 octobre 2005. Or, la diversité linguistique est un élément essentiel de la diversité culturelle, la langue étant un instrument, individuel et collectif, d’expression et de communication d’une importance culturelle fondamentale. En attendant une telle convention internationale (ce qui n’est pas pour demain), sévit encore la guerre des langues ailleurs dans le monde. C’est pourquoi on me pose toujours la même question lorsqu’il s’agit de trouver une solution juridico-linguistique appropriée : pourquoi et comment le Québec a-t-il réussi sa législation linguistique? * * * Fort de mon expérience dans le champ de l’aménagement juridico-linguistique sur la scène québécoise, canadienne et internationale, dont je n’ai esquissé ici que les grandes lignes, je voudrais suggérer quelques pistes de réflexion.

Au sujet du bilinguisme et du multiculturalisme Le bilinguisme officiel s’affirme de plus en plus au gouvernement fédéral, dans certaines provinces et dans les territoires du Canada, alors qu’au Québec on se dirige de plus en plus, lentement mais sûrement, vers un certain unilinguisme officiel et non officiel. Par ailleurs, il y a encore une grande confusion au Québec entre les domaines des champs officiel et non officiel de l’usage des langues, entre lesquels, bien entendu, des zones grises subsistent. Par exemple, j’entends souvent dire qu’Ottawa, capitale nationale, n’est pas une ville bilingue parce qu’on ne peut pas se faire servir convenablement en français dans ses restaurants! Alors qu’ailleurs au Canada le multiculturalisme est de plus en plus accepté, au Québec on l’a toujours refusé, dans sa forme et dans son contenu. Le récent débat sur les « accommodements

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raisonnables » n’a fait qu’apporter de l’eau au moulin des opposants au multiculturalisme. La notion d’égalité entre les deux peuples fondateurs ou les deux sociétés distinctes (expression de la Commission LaurendeauDunton) a de moins en moins de sens dans une fédération qui tend de plus en plus vers une asymétrie certaine. Pour ce qui a trait aux autochtones, la reconnaissance de leurs droits et de leur situation particulière est devenue une priorité pour les autorités fédérales et provinciales. L’article 35 de la Constitution canadienne de 1982, la création d’un nouveau territoire autochtone (le Nunavut), ainsi que le préambule et les articles 87, 88, 95, 96 et 97 de la loi 101 constituent de bons exemples. Par ailleurs, il est de plus en plus question que le Nunavut légifère bientôt en faveur des langues locales en s’inspirant de la loi 101!

Au sujet de la réussite de la loi 101 Malgré des lacunes évidentes dues au système fédéral canadien – qui limite, comme tout bon système fédéral qui fonctionne, la possibilité d’une législation complètement exhaustive en matière linguistique – et malgré ses débuts laborieux, la loi 101 a connu un important succès juridico-linguistique. Le succès de la politique linguistique québécoise tient essentiellement à six éléments fondamentaux, qui sont nécessaires pour toute politique linguistique qui réussit : un appui populaire considérable, une volonté politique forte, une politique d’aménagement linguistique majeure, une législation linguistique à la fois importante et équitable, un territoire politique bien délimité où la langue officielle est fortement majoritaire et un traitement équitable de la ou des minorités linguistiques historiques. Pour preuve, j’aimerais citer quelques exemples à ce sujet. L’article 58 de la Charte de la langue française permet l’utilisation d’une langue autre que le français dans l’affichage public, à certaines conditions. Or, la majorité des grandes surfaces n’utilise généralement, sans y être obligée, que le français. Les banques, en tant qu’institutions de compétence fédérale, ne sont pas assujetties

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à l’article 58. Or, elles affichent en général seulement en français. Je me rappelle, à ce propos, une déclaration publique du premier ministre québécois Lucien Bouchard à la fin des années 1990, selon laquelle les grandes entreprises qui ne se conformeraient qu’au sens strict de la loi 101 (afficher à la fois en français et dans une autre langue avec nette prédominance du français) pourraient être pénalisées par une intervention législative du gouvernement les obligeant à afficher seulement en français. Cette déclaration passa comme une lettre à la poste, démontrant une fois de plus l’adhésion des entreprises à l’esprit de la loi (afficher de façon volontaire seulement en français). Le français est désormais la langue commune du Québec et des Québécois, et ce, surtout depuis la publication, en juin 1996 – alors que le Parti québécois était au pouvoir et Louise Beaudoin la ministre responsable de l’application de la Charte – du rapport du Comité interministériel québécois portant sur le bilan de la situation de la langue française, dans lequel on parle explicitement du français comme langue commune du Québec (CLF, 1996 : 309). Lorsqu’une langue devient ou est en train de devenir la langue commune d’un pays ou d’une région, cela veut dire qu’elle est désormais une langue très forte linguistiquement, culturellement et politiquement. Qui plus est, les décisions de la Cour suprême du Canada relatives à la loi 101, tout en atténuant les aspects rigoureux de la loi, ont reconnu pleinement sa légitimité donnant ainsi plus de crédibilité à la Charte de la langue française. Enfin, la substance de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés a contribué énormément à cet heureux dénouement. Cet article, dont les dispositions pertinentes font partie intégrante de la loi 101, limite l’accès aux écoles publiques anglaises du Québec aux seuls Canadiens « anglophones » , à savoir aux élèves dont les parents, Canadiens, ont reçu l’enseignement en anglais au Canada. Il faut dire que dans d’autres pays où il y a des écoles publiques de langues majoritaires et minoritaires, il y a liberté de choix (par exemple, en Finlande, entre les écoles publiques finnoises et suédoises, ou en Italie, dans la région autonome du Trentin-Haut Adige, dans la province de Bolzano, entre les écoles publiques italiennes et allemandes). Ceux qui s’opposent encore aux conditions strictes relatives à l’accès aux écoles publiques anglophones du Québec sont forcés de combattre

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non plus la loi 101, mais la Constitution canadienne. Si aujourd’hui la loi 101 est respectée, c’est aussi parce qu’elle est conforme à cette constitution et parce qu’elle est devenue, au fil des ans, une loi respectable. Il n’en demeure pas moins évident, par ailleurs, qu’au Québec l’imposition de l’article 23 de la Constitution canadienne de 1982 demeure toujours politiquement inacceptable. * * * En conclusion, les dispositions linguistiques de la Constitution canadienne, la législation linguistique canadienne et la Charte de la langue française demeurent des législations importantes malgré les tensions inévitables qu’elles ont suscitées et continueront de susciter. Les législations canadienne et québécoise témoignent d’une pratique démocratique et pacifique qui a fait ses preuves. Le fait que les nombreux conflits linguistiques ont été résolus sur le plan judiciaire a contribué au climat de tranquillité relative juridicolinguistique que nous connaissons actuellement au pays. La guerre des langues est pratiquement terminée au Québec même si la prudence et la vigilance demeurent de mise. Voilà pourquoi le Canada et le Québec, le Québec surtout, font d’une certaine façon l’envie du monde entier à cet égard. Mais une loi linguistique ne peut pas tout résoudre et elle n’est pas toujours facilement exportable à l’étranger. Pour qu’une loi linguistique réussisse, on doit y trouver une combinaison de la plupart des six éléments fondamentaux mentionnés plus haut, ce qui est souvent problématique en l‘occurrence. En effet, ailleurs dans le monde, les nombreuses situations de conflit juridico-linguistiques sont à la fois différentes et autrement plus complexes. En revanche, l’exemple d’une réussite juridico-linguistique est là pour les pays et les régions qui veulent promouvoir et protéger, mutatis mutandis, de façon importante et équitable, leurs langues, majoritaires ou minoritaires. C’est pour cela qu’on dit de la loi 101 que c’est une loi exemplaire. Au début des années 1960, je croyais que c’était le fédéralisme canadien qui était un modèle à suivre. Aujourd’hui, je crois que ce sont, aussi ou plutôt, les législations et les pratiques juridico‑­ linguistiques canadiennes et québécoises, particulièrement la loi 101, qui peuvent servir, le cas échéant, de modèles à suivre dans le monde.

Références

CLF (Conseil de la langue française) (1996), Le français, langue commune : enjeu de la société québécoise, Québec, CLF.

Turi, Joseph-G. (1977), Les dispositions juridico-linguistiques de 147 États en matière de politique linguistique, Université Laval, CIRB.

Turi, Joseph-G. (1968), « L’affaire St-Léonard et l’étrange destin des néo-­Québécois », Le Devoir (21 septembre), p.  5.

Turi, Joseph-G., Wang Jie et Su Jinzhi (dir.) (2006), Law, Language and Linguistic Diversity, Beijing, Law Press China.

John Robarts’ Advisory Committee on Confederation and its Impact on Ontario’s Language Policy

Don Stevenson* Former Deputy Minister Intergovernmental Affairs of Ontario

If ever you read the stenographic records of the formal meetings of the Ontario Advisory Committee on Confederation, which existed between 1965 and 1971, unfortunately you will be unable to read anything about the most important meetings because there was no court stenographer present when the Committee met informally over dinner alone with Premier Robarts or along with three or four members of cabinet such as Bill Davis of Education, Charlie Macnaughton of Treasury, Arthur Wishart of Justice or René Brunelle of Lands and Forests. Robarts in later years said that among his most enjoyable experiences in government were the evenings *

Marcel Martel invited me participate in this seminar because I was the first secretary of the Advisory Committee (Ian Macdonald was the chairman) which existed from 1965 to 1971, and I had been the first head of the federal-provincial affairs secretariat in the Department of Economics and Development which provided backup to the Advisory Committee. In 1968 when our department merged with Treasury to form the Department of Treasury and Economics with Ian Macdonald as Deputy Minister, I headed the policy planning division which had responsibility for tax, fiscal, economic and regional development policy as well as intergovernmental affairs.

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he spent with his feet up and a glass in his hand listening to and participating in debates about the future of Canada with several of Canada’s most distinguished academics and other authorities on Canadian federalism. The Advisory Committee was deliberately composed of experts with divergent views on the main issues of Canadian federalism so it was never assumed that it would come up with unanimous recommendations to the government. These divergent views became quite apparent to anyone reading the individual papers published in the Committee’s background papers and reports published in two volumes in 1967 and 1970. Two of the most high profile members, for example, Donald Creighton and Eugene Forsey, both opposed any possible devolution of power from the federal to the provincial governments or any recognition of a distinct society in Quebec. Forsey was in favour of an extension of French language rights ; Creighton was opposed. Forsey shared the view of Frank Scott and Pierre E. Trudeau –  all of whom had been prolific opponents of many of Duplessis’ actions  – that the most appropriate response to Quebec nationalism was to make the federal government and institutions in the rest of Canada more welcoming and accessible to Francophones. Creighton argued that the Confederation agreement enshrined in the British North America Act contemplated a strong central government with French-language rights confined to Quebec and the federal parliament. As a means of increasing the potential for constructive proposals and getting around the strongly held, conflicting, and published views of some of the Committee’s most vocal members, three subcommittees were created : on constitutional matters, on fiscal and economic matters and on cultural and educational matters including language. Again, no court stenographers found their way into the subcommittee’s deliberations. The cultural and educational subcommittee members were all convinced of the necessity for progress on French language rights in Ontario. Its major product was a well-argued report in 1967 urging the province to enact legislation for public French language secondary schools. I am sure I was reflecting the subcommittee’s rationale in the following excerpt from a talk I gave to the Carnegie Endowment Fellows in June 1967 :

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In Ontario we have been attempting to persuade our government that the best way to counteract forces leading towards the division of our country is to get at the root of the dissatisfaction –  the feelings of many French-Canadians that their interests will only be taken care of by the Government of Quebec. Ten percent of the population of Ontario is of French origin and a deliberate program is underway for the provision of French language educational facilities in the province and the use of French in other spheres.

The membership of the subcommittee shows why it concentrated much of its efforts on language policy and relations between Ontario and Quebec. Paul Fox and John Meisel were both members of the research group advising the Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism. Fox later became chair of the Federal Commission on Bilingual Districts while Meisel later became head of the Canadian Radio and Telecommunications Commission. Tom Symons, then President of Trent University, later became the province’s troubleshooting special Commissioner sent to resolve disputes over French language schools in Cornwall, Sturgeon Falls and Windsor. He also wrote a report recommending an Ontario-Quebec educational and cultural exchange agreement. One of its objectives was to use Quebec links to further French language activities in Ontario. Roger Séguin, another member of the Subcommittee, was then President of l’Association canadienne-française d’éducation de l’Ontario (ACFEO) with linkages to all Franco-Ontarian organizations and with political links to the provincial Progressive Conservative Party. Father Lucien Matte, then rector of the University of Sudbury, brought a northern perspective but because of ill-health he was unable to make a substantial contribution. John Conway, professor of Humanities at York, brought experience from Western Canada. The subcommittee chose as its chair and spokesperson Alexander Brady who had been a distinguished professor of political science at the University of Toronto since 1922 and who could not by any stretch of the imagination be classed as a radical young Turk (some of the more conservative members of the committee were very suspicious of the views and influence of some of the younger members of the cultural subcommittee and of some of us civil servants backing up the committee).

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This backup was provided by the newly-formed federal-­ provincial affairs secretariat which I originally headed until Ed Greathed who had been program secretary at the Canadian Institute of International Affairs was hired. From within the Secretariat, Charles Beer, fresh from studying history at Laval University, became secretary of the Cultural and Educational Subcommittee. Charles Beer became minister responsible for French language services over 20 years later. In 1968 he was lent to the Ministry of Education to be research backup to Roland Bériault who had been given the task of implementing the Government’s commitment to a French language public secondary school system. Other members of the secretariat – all in their twenties and thirties at the time – included Gary Posen who later became Deputy Minister of Intergovernmental Affairs, Aileen Carroll who two years ago was Federal Minister of International Cooperation and is now Ontario’s Minister of Culture, Jocelyne Coté who later became a Vice-President of Bell Canada and Jocelyne Roy who married the MPP for Ottawa Vanier who was later to introduce an opposition private member’s bill providing for guaranteed French-language provincial services in Ontario. They were all bright and enthusiastic and caught up with the sense that each could play a small part in keeping the country together. The staff worked both to provide support to the Advisory Committee and also to the development of Ontario’s overall approach to issues of Canadian federalism and ongoing intergovernmental activities. Among the specific activities of the secretariat in the area of language were : 1) An analysis of all the briefs to the B and B Commission as well as the recommendations of the Commission itself that had implications for Ontario action. 2) An ongoing translation and wide distribution of editorials and relevant articles from the francophone media in Quebec and in Ontario 3) Compilation of a booklet sent around the province of translations of 38 articles mainly drawn from a special 1967 issue of Le Devoir on the place of Quebec and the French language in

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Canada. Claude Ryan, then editor of Le Devoir, expressed his appreciation to me for this action on several occasions in subsequent years. 4) Preparation of the background reports for the Confederation of Tomorrow Conference held in November 1967 as well as Cabinet submissions prior to the Conference and drafts of the Premier’s statements to Intergovernmental Conferences. The background papers to the Confederation of Tomorrow Conference which were distributed across the country contained a chapter on language issues setting out areas of potential linguistic reform such as constitutional entrenchment, legislation guaranteeing French language schools and education, the right to trials in either language, the right to French language services at least in bilingual districts using the 10  % minority criterion, extended French language broadcasting services (CJBC had been kicked off in 1965), and a possible bilingual national capital district. It took almost 20 years for most of these proposals to be implemented through the French Language Services Act. Still left undone are a formal constitutional bilingual status for Ontario, guaranteed municipal services and a formally bilingual national capital district.

Even a bilingual national capital might have become a reality. I was named by Robarts in February 1968 to be the Ontario representative on a tripartite working group on the future of the capital region with Claude Morin for Quebec and Arnold Heeney for the federal government. The effort foundered because of an impasse between Quebec and Ottawa over whether Quebec would have a veto power over actions of a tripartite authority on Quebec territory. The impasse made it easier for local Ottawa politicians to block dramatic moves on the language front on the Ontario side.

5) The federal-provincial secretariat also manned four task forces in 1967 leading to recommendations on the use of French in the legislature, the courts, the provision of provincial public services and the use of French by municipalities. The fact that Ontario was able to respond constructively if not comprehensively to the recommendation of the B and B Commission

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in 1967-68 was due to a combination of factors. First the timing pressures of Canada’s centennial year, second the contribution of experts primarily through Ian Macdonald’s Advisory Committee to the Premier, and finally because of the strong belief of the Premier that Confederation was in crisis and that Ontario had a key role in dealing with it. Many strands came together in the year 1967. As Pierre Berton put it in the title of one of his books, 1967 was “The Last Good Year”, decisions on language and other contentious issues were made that year in the context of our centennial celebrations, Expo 67, the visit of President de Gaulle, the report of the B and B Commission, les États généraux du Canada français, the Confederation of Tomorrow Conference, and a general and simultaneous atmosphere in the public of both tension and hope. Intergovernmental meetings were taking place at all levels throughout 1967 and 1968. The Advisory Committee on Confederation met for a full day with federal deputy ministers in January and with Quebec deputy ministers in May. Pressure was coming from Franco-Ontarians for action on the language front. Roger St-Denis had just completed a report on the cultural needs of Franco-Ontarians. Omer Deslauriers had produced a report concluding that the French language private secondary school system was no longer financially viable. CJBC was providing a forum in Toronto dedicated to Franco-Ontarian concerns. The decision to provide for a French language public secondary school system was timed to be announced at the ACFEO conference in August 1967. Pressure was also coming from the B and B Commission itself, from the federal government, and from some members of the opposition in the Ontario legislature for action on the language front. The B and B co-chairs met with the Premier prior to 1967 and our secretariat met with staff of the Commission on several occasions. I recall a memorable and emotional dinner meeting Ian Macdonald and I had with Royce Frith and Frank Scott, both members of the Commission, with the Commissioners saying to us that an officially bilingual Ontario was essential to the survival of Canada.

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It was in this context that John Robarts delivered Ontario’s formal response to the B and B Commission recommendations at the Constitutional Conference on February 5th 1968. In it he spelled out his government’s commitments : the right to use French in the Legislature, the establishment of capacity to provide bilingual services in all bilingual districts, to answer all French language correspondence in French, to greatly expand translation, language training and hiring of bilingual staff, to encourage and support provision of French language services by municipalities, to provide bilingual documents, as well as translators and interpreters in the Court system, and immediate passage of legislation and implementation in 1968 of a French language public secondary school system. As he said to the legislature later that month in the Throne debate we stated without equivocation that insofar as it was practicable and reasonable we would attempt to ensure that both English and Frenchspeaking residents of Ontario will be able to deal with their local and provincial governments and be educated in the language of their choice. Surely the justice of such aims is beyond question.

In closing, I should add that while the justice of Robarts’ commitment might have been beyond question to him, he took his decisions on language with the support of no more than three or four of his cabinet colleagues. As Minister of Education he had had more exposure than most of his colleagues to the views and needs of Franco-Ontarians. I believe, however, that he would not have gone as far as he did without the support of the Advisory Committee on Confederation and its staff – several of whom would have wished that he would have been considerably bolder. Robarts was a conservative but a pragmatic, progressive, conservative, who listened to experts almost as much and sometimes even more, than to his political advisors.

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deuxième partie

mobiliser un savoir

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La nouvelle économie statistique*

Jean-Pierre Beaud et Jean-Guy Prévost Département de science politique et Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie Université du Québec à Montréal

Les systèmes statistiques nationaux ont connu d’importants changements durant les 25 dernières années. Si l’on prend le Canada comme exemple – mais nous faisons l’hypothèse que des transformations du même ordre ont caractérisé la plupart des pays du monde occidental –, on constate un changement important de la pratique et des discours des appareils statistiques à compter des années 1980 : émergence de nouvelles problématiques comportant souvent une dimension éthique ; élaboration d’un discours mettant l’accent sur le client, le marketing, la qualité des produits ; intérêt plus marqué pour l’appréhension, voire la mesure statistique du subjectif ; reconfiguration des liens entre les dimensions locale, nationale et supranationale du travail statistique ; etc. Cette nouvelle économie statistique constitue, en quelque sorte, le contexte dans lequel s’inscrit toute production statistique aujourd’hui. Ce qui caractérise également cette nouvelle configuration des systèmes statistiques c’est le fait que les bureaux statistiques officiels ne sont plus ces producteurs à visée monopoliste qu’ils ont été : aujourd’hui, la production privée – ou semi-privée – de données statistiques (re) prend de l’importance sous l’effet, entre autres, d’un nouvel internationalisme statistique. L’analyse de l’ensemble des normes * Les auteurs désirent remercier les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires fort judicieux et le CRSH pour son aide financière.

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parastatistiques, comme les normes comptables par exemple, que mettent sur pied des organismes privés et qui s’imposent de plus en plus comme un langage international relève toutefois d’un autre projet que le nôtre. Le texte qui suit est la résultante à la fois de travaux antérieurs1 et d’une réflexion récente à l’origine d’un nouveau programme de recherche2 dont l’objectif général est de rendre compte des transformations majeures qu’ont connues, depuis environ un quart de siècle, les systèmes statistiques nationaux de plusieurs pays et de cerner les principaux enjeux auxquels ils sont confrontés en ce début de XXIe siècle. Compte tenu de la thématique générale du collectif dans lequel ce texte s’insère, nous insisterons ici plus particulièrement sur les transformations des systèmes statistiques, sur les enjeux et sur les traits de cette nouvelle économie statistique permettant de contextualiser la production de données identitaires et, partant, celle de données relatives à la langue. Par exemple, pendant longtemps les bureaux statistiques ont fonctionné avec le principe – difficile à appliquer strictement – d’une distinction fondamentale entre les classements objectifs, qui les concernent, et les classements subjectifs dont s’accommodent les individus dans la vie quotidienne et que cernent, éventuellement, les maisons de sondages. Or, depuis un certain temps, cette distinction est sérieusement remise en cause d’abord contre le gré des bureaux, puis avec la participation même des statisticiens d’appareil. Le travail d’objectivation statistique, qui caractérise depuis toujours la statistique appliquée, celle des bureaux de chiffres, se transforme par conséquent. Il s’agit, aujourd’hui, de faire de l’objectivité avec ce qui est de plus en plus de la subjectivité. Les variables touchant à l’identité des individus (origine ethnique, appartenance à des minorités et, dans une moindre mesure, la langue), de plus en plus présentes dans le recensement moderne, prennent un tour essentiellement subjectif. Des savoir-faire se structurent, des définitions et des outils se diffusent permettant de faire avec. Ils caractérisent aussi cette nouvelle économie statistique. 1. Voir à ce sujet, par exemple, Beaud et Prévost (1992, 1997, 1998, 2000). 2. Intitulé « Politique de l’objectivité : normes, pratiques et structures statistiques » et financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour la période 2007-2010.

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L’importance d’une analyse des nouveaux paramètres de l­’activité statistique tient d’abord à la place centrale occupée par l’information statistique dans les sociétés modernes, aussi bien dans les débats publics que dans le processus de prise de décision : vouloir comprendre ce qui se passe à l’intérieur de ces boîtes noires que sont les systèmes statistiques apparaît dans ce contexte d’une pertinence évidente. Depuis le XIXe siècle, et de façon beaucoup plus nette depuis le début du XXe, de plus en plus d’États ont cherché à se doter d’appareils habilités à soumettre la population, l’économie ou la réalité sociale à diverses procédures de mesure et de quantification et donc capables, grâce à ces «technologies de mise à distance», de produire de l’« objectivité » (Porter, 1995). Une analyse adéquate de ce phénomène suppose toutefois que l’on aille au-delà de la définition étroitement institutionnelle d’un système statistique comme l’ensemble des bureaux et des organismes qui, par contraste avec les administrations qui génèrent des nombres aux seules fins de leurs propres activités, ont pour mandat de produire des données statistiques à des fins plus générales de planification, de monitorage et d’évaluation, et que l’on prenne également en compte le complexe formé des structures, des normes, des pratiques, des idées, des outils et des objets mobilisés dans le cadre de leurs activités. Appréhender les transformations récentes des systèmes statistiques implique toutefois que soit adoptée une perspective critique ou distanciée vis-à-vis de ce qu’on pourrait sommairement désigner comme l’idéologie statisticienne. L’activité de ces systèmes ne peut en effet être interprétée dans les seuls termes – techniques – d’une approximation toujours plus juste d’une réalité préexistante – c’est, au fond, la lecture de l’institution –, mais elle n’est pas non plus, suivant une certaine logique du soupçon, un simple exercice de pouvoir, destiné à masquer cette réalité, voire à la fabriquer. Un système statistique doit plutôt être envisagé comme un espace ­politico-cognitif au sein duquel des questions, des problèmes ou des demandes politiques font l’objet d’une série d’opérations de conversion ou, si l’on veut, de traduction, et acquièrent ainsi une consistance autorisant la discussion et, éventuellement, l’action. Le travail de mise en forme statistique repose en somme sur une accrétion d’éléments qui vont des traits fondamentaux du système – degré

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de centralisation, liens avec les milieux scientifiques, degré ­d’indépendance politique, etc. – aux formalismes les plus techniques – définitions, algorithmes, etc. Il débouche sur l’émergence de conventions plus ou moins stables – une des plus connues, par exemple, est le taux de chômage ; d’autres comme la pratique linguistique se déclinent de multiples façons. Au sein de cet espace politico-cognitif, l’objectivité scientifique, la neutralité politique et leur définition même sont par ailleurs – à travers les configurations de la division du travail administratif et intellectuel, la définition et le découpage des domaines ou objets d’enquête, le développement de pratiques et de routines spécifiques aussi bien que l’affectation des ressources matérielles – un enjeu récurrent de lutte et de négociation. Il est possible et souhaitable aujourd’hui, compte tenu du développement des études3 sur les systèmes statistiques nationaux, d’adopter un point de vue comparatif. Ce point de vue est de plus particulièrement adapté à un objet à propos duquel la circulation et l’échange des idées et des modèles ont joué depuis toujours, mais encore plus au cours de la période qui nous intéresse ici, un rôle important. Mais il est aussi important de considérer ensemble, en recourant à une définition élargie du système statistique comme espace politico-cognitif, des aspects ou des problèmes que l’on tient généralement pour distincts et donc justiciables d’un examen séparé – les problèmes méthodologiques d’un côté, la forme des institutions d’un autre, etc. Ainsi, on ne peut dissocier la tendance assez générale vers une meilleure appréhension du local ou du régional – qui peut se traduire par une décentralisation ou une déconcentration ou la mise sur pied de bureaux subnationaux – de la plus grande propension – ou invitation – à mesurer les diverses modalités de l’identité des individus et, donc, à travailler sur du subjectif. Elles participent toutes deux d’un même mouvement de prise en compte d’un client-répondant-utilisateur – ce sont les trois faces de l­’individu statistique moderne – dont les exigences, les réticences et les humeurs sont considérées, aujourd’hui, comme légitimes. Les décla3. Outre les nombreuses histoires-maison produites par les bureaux statistiques eux-mêmes (par exemple, Australian Bureau of Statistics, 2005 ; INSEE, 1996 ; Statistique Canada, 1993), on compte de plus en plus d’études d’universitaires. Une des dernières en date est celle d’Hernan Otero (2007).

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rations d’éthique, les déclarations de services aux citoyens – c’est l’expression utilisée par l’Institut de la statistique du Québec – sont devenues monnaie courante un peu partout dans le monde des bureaux statistiques ; elles rassemblent les droits et devoirs des producteurs et des usagers de la statistique.

Une perspective historique Avant d’exposer avec plus de précision les caractéristiques de cette nouvelle économie statistique, il est utile de brosser à grands traits une histoire générale du développement des systèmes statistiques jusqu’à la période récente. Bien que la plupart des études sur ce sujet aient un caractère monographique national, une perspective comparative et internationale est pertinente en raison du caractère universel dont se réclame la statistique – les chiffres n’ont pas de nationalité4 ! – et de la circulation des formes et des objets qui la caractérise depuis le début du XIXe siècle. En faisant appel au triptyque structures / pratiques / normes, nous pouvons distinguer en fait trois grandes périodes dans l’histoire des systèmes statistiques jusque vers 1980, la nouvelle économie statistique caractérisant une quatrième période. La première période, qui va du tournant du XIXe siècle à environ 1840, présente, sur le plan des structures, les traits suivants : il n’existe généralement pas de bureau ou d’appareil spécialement consacré à la collecte de données statistiques ; on observe plutôt, chez les producteurs de statistiques, une coexistence et parfois un chevauchement entre l’entrepreneurship individuel et la production de données par diverses institutions publiques. Ceci se traduit, sur le plan des pratiques statistiques, par le fait que, s’il y a un recours croissant aux données chiffrées dans divers types d’écrits touchant à la reddition de compte des administrations – les Blue Books dans les colonies britanniques, par exemple –, la pratique des recensements demeure, sauf exceptions – les États-Unis à partir de 1791, l’Angleterre et le Pays de Galles à partir de 1801 –, très irrégulière. 4. Cette conception a presque toujours été présente dans le discours des statisticiens, mais on en trouvera une expression particulièrement forte dans le collectif préparé par John Koren dès 1913 et publié en 1918, avant même la fin de la Première Guerre mondiale.

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On observe, en revanche, une production remarquable de monographies réalisées par des gentlemen-statisticiens dont le travail va pour ainsi dire de la collecte des données – ou, du moins, l’organisation de celle-ci – jusqu’à la publication et à l’analyse des résultats5. Citons quelques exemples de ce genre littéraire : Sir John Sinclair, A Statistical Account of Scotland (1791-99) ; Melchiorre Gioia, Statistica del dipartimento dell’Adda (1811) ; Edward B. Wakefield, An Account of Ireland, Statistical and Political (1812) ; Thomas H. Warden, A Statistical, Political, and Historical Account of the United States (1820) ; Robert Gourlay, A Statistical Account of Upper Canada (1822) ; Joseph Bouchette, Description topographique du Bas-Canada (1815) et The British Dominions in North America (1832). Notons que, dans cette littérature, le territoire local constitue le point d’ancrage et l’unité de référence de la connaissance produite : le territoire national n’a pas encore acquis toute sa consistance et n’apparaît que comme une sorte de compendium des données locales. Ce trait est particulièrement vrai dans le cas des colonies britanniques, des pays récemment ou pas encore unifiés comme l’Italie ou l’Allemagne. On pourrait dire qu’il y a en somme une relation entre le faible degré de cohésion du territoire national et l’absence de division du travail statistique. Sur le plan des normes, on peut décrire la situation dans les termes suivants : cette littérature statistique a un caractère proto­ scientifique, en ce sens que, même si elle repose le plus souvent sur le témoignage digne de foi ou sur l’observation directe, la statistique est présentée en lien avec les opérations d’agrégation auxquelles elle procède, comme une source de connaissance ou d’autorité distincte de l’opinion. En même temps, la plupart des ouvrages se présentant comme des travaux statistiques comportent 5. Certes, durant la période de la Nouvelle-France par exemple, la pratique des dénombrements et recensements avait été assez vigoureuse. Robert Hamilton Coats (1946 : 109), qui mettra sur pied en 1918 le Bureau fédéral de la statistique, a même écrit que « It is usual to start off the history of Canadian statistics with a bang. The honour of taking the first census of modern times belongs to Canada ! », faisant référence au recensement de Jean Talon de 1666-1667. En France, une production statistique étatique existe dès le XVIIe siècle et le rôle de Vauban dans l’établissement d’un savoir statistique est souligné par plusieurs (Dupâquier et Vilquin, 1987 [1977]).

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une nette dimension politique, voire militante. Si l’on définit l’objectivité par le caractère impersonnel des connaissances, on n’en voit pour le moment que les prodromes. Ces écrits statistiques appartiennent à la sphère publique plus qu’ils ne répondent aux normes d’un champ distinct et jouissant d’une certaine autonomie. Bref, il n’existe pas de monopole de l’autorité statistique légitime, mais plutôt un régime de concurrence sur ce plan. Si l’on passe maintenant à la deuxième période, qui couvre à peu près les années 1840 à 1920, on observe les changements suivants. Sur le plan des structures, on assiste à la mise sur pied, dans plusieurs pays, de bureaux ou de commissions de statistique ayant pour mandat la collecte et la publication de données statistiques 6 : France (1833-1840), Belgique (1841), Canada (1847), Espagne (1857), Pays-Bas (1858), Suède (1858), Prusse (1860), Suisse (1860), Autriche (1863), Russie (1863), Roumanie (1871), Italie (1872), Norvège (1876), Australie (1905). Cette période est également caractérisée par l’instauration de registres d’état civil comme au Mexique (1890) ou au Québec (1894) et la mise sur pied, au tournant du XXe siècle, de ministères ou de bureaux du travail qui seront de grands producteurs et consommateurs de données chiffrées7. L’harmonisation et la coordination du travail statistique deviennent les mots d’ordre du jour. Sur le plan des pratiques, des recensements de plus en plus rigoureux sont menés de façon régulière sous l’autorité d’un appareil spécialisé à cette fin – Italie à compter de 1861, Canada depuis 18718, etc. –, et des investissements massifs sont faits dans l’appréhension et la connaissance du territoire national, des travaux géodésiques et cartographiques 6. Certaines de ces dates posent problème. Dans le cas de la France, on peut faire référence soit à la décision d’Adolphe Thiers de centraliser la publication des données statistiques (1833), soit à la création d’un Bureau de la statistique générale de France (1840). Dans le cas du Canada, il s’agit de la mise sur pied pour le Canada-Uni, et non pour l’ensemble des colonies britanniques de l’Amérique du Nord, d’un bureau d’enregistrement et des statistiques (1847). 7. Voir à ce sujet, par exemple, Davidson (1990). 8. Là encore, ces dates sont sujettes à débat. Pour le Canada, on pourrait parler d’une pratique décennale de recensements qui débute plutôt en 1851. Pour une analyse de la période 1840-1875 dans le cas du Canada, on pourra se reporter à Curtis (2001).

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notamment. Les éléments à observer sont de plus en plus définis à partir d’une perspective nationale. Sur le plan des normes, on assiste, de la part des autorités chargées du recensement et de la statistique, à l’émergence d’un discours administratif et scientifique. L’autorité de l’État et celle de la science se rencontrent dans la statistique : la validité de celle-ci est liée à l’application de protocoles d’observation stricts et à un contrôle du travail effectué par les agents d’une administration centrale. À la mise en place d’une division du travail correspond une dépersonnalisation des écrits statistiques. En même temps, ­l’espace de circulation des écrits statistiques se contracte autour des producteurs de statistiques et des bureaucraties publiques à travers un processus d’autonomisation marqué notamment par la tenue de congrès internationaux de statistique – 9 entre 1853 et 1876 –, puis la création de l’Institut international de statistique en 1885 ; celui-ci tiendra des congrès bisannuels au cours desquels s’opère l’échange des expériences respectives et où l’on formule l’idéal d’une harmonisation à l’échelle internationale. Des autorités statistiques légitimes se mettent donc en place dans plusieurs pays et les communications entre bureaucrates-statisticiens de plusieurs pays constituent une ressource qu’ils peuvent mobiliser en faveur du développement du système statistique dans chacun de leurs pays en même temps qu’elles induisent à une convergence quant à la définition des caractéristiques d’un bon système statistique. La troisième période, qui court d’environ 1920 jusqu’au début des années 1980, présente pour sa part les traits suivants. Sur le plan des structures, la centralisation de l’appareil statistique est souvent mise de l’avant comme le modèle d’organisation optimal. On assiste à plusieurs mouvements dans le sens d’une centralisation des activités statistiques : Canada (1918) (Beaud et Prévost, 1997), Turquie et Mexique (1923), Italie (1926), États-Unis (1933-1934), Allemagne (1934), France et Grande-Bretagne (1941), Espagne (1945), Suède (1962), Australie (1975), etc.9. Lorsque des pays sont créés au cours de la période, le système centralisé apparaît comme la forme naturelle : c’est le cas en Tchécoslovaquie, en Estonie, en 9. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’on aboutit à des systèmes centralisés, les États-Unis et la Grande-Bretagne offrant plutôt l’exemple de systèmes largement décentralisés.

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Irlande, etc. Sur le plan des pratiques, les recensements réguliers se poursuivent et se perfectionnent, mais on assiste surtout à une transformation considérable du travail de collecte et de traitement des données, avec l’introduction de l’organisation scientifique du travail et des machines calculatrices. On assiste également au développement des comptabilités nationales (c. 1935-1950), à une multiplication du nombre des enquêtes et des objets susceptibles d’être mesurés, grâce à l’introduction, durant la même période, des méthodes d’échantillonnage probabilistes et, à partir de 1960 environ, à celle des premiers ordinateurs, qui transformeront les procédures de traitement et d’analyse des données. Sur le plan des normes, au discours administratif et scientifique se surimpose un discours de plus en plus techniciste, qui postule une nette séparation entre les politiques gouvernementales qui répondent aux volontés des autorités politiques et le travail des appareils statistiques réglé par ses normes spécifiques. La publication de données statistiques apparaît comme un volet normal, routinier, des activités de l’État. Parallèlement se développent l’enseignement universitaire de la statistique et l’ésotérisme de la statistique comme discipline savante : la jonction s’établit alors entre cette statistique savante et la statistique d’État.

La nouvelle économie statistique Depuis environ un quart de siècle, et il s’agit en fait d’une quatrième période, les systèmes statistiques de plusieurs pays ont à nouveau subi un certain nombre de mutations significatives sous la pression conjuguée des développements technologiques, de macroprocessus économiques et politiques ainsi que de l’émergence d’exigences normatives d’inspirations diverses. Les développements technologiques ont permis des avancées significatives – et soulevé des inquiétudes – sur le plan de la collecte, du traitement et de la dissémination des données. Les macroprocessus se sont traduits d’une part par une intégration plus poussée – Europe, ALENA – et, de l’autre, par une affirmation plus forte d’instances infranationales. Quant aux exigences normatives, elles sont allées de la critique néoconservatrice de la bureaucratie aux revendications d’inclusion ou d’égalité s’appuyant sur le constat d’un déficit démocratique.

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Les systèmes statistiques se sont adaptés, plus ou moins bien, plus ou moins vite bien sûr, en développant de nouvelles structures et de nouveaux moyens en vue de répondre aux préoccupations de caractère supra ou infranational ; les nouvelles normes éthiques et managériales, issues de l’extérieur du système statistique, ont exercé, de leur côté, un impact sur ce que nous appelons l’éthos statistique ; quant aux activités pratiques des systèmes statistiques, elles se sont, elles aussi, transformées, un effort particulier étant mis sur la programmation générale et le recensement, notamment dans le but de mesurer des dimensions subjectives comme l’identité ou le bienêtre. Dans ce dernier cas, il faut noter qu’il s’agit d’une inflexion remarquable tant le travail statistique avait été associé jusque-là aux dimensions objectives. On pourrait ainsi faire l’hypothèse qu’à cette nouvelle économie statistique correspond aussi une nouvelle politique de l’objectivité, le travail de durcissement, qui est typique de la pratique statistique, prenant alors des formes nouvelles et peutêtre plus complexes. Pour faire l’analyse de la production statistique contemporaine, il convient donc de porter une attention particulière aux structures développées en vue de répondre à l’articulation des dimensions nationale, infranationale et supranationale du travail statistique rendue nécessaire aussi bien par le développement des échanges et l’internationalisation que par la réaffirmation, dans ce même contexte, des identités et des volontés régionales, c’est-à-dire infranationales. Depuis longtemps, en effet, la centralisation représentait la norme. Comme on l’écrivait dans le Handbook of Statistical Organizations, publié par la Commission statistique de l’ONU en 1954, la forme typique d’un système statistique consiste dans « the establishment of one department within the Government to organize and operate a scheme of coordinated social and economic statistics pertaining to the whole country ». Les avantages qu’on y voyait avaient trait à la concentration d’une main-d’œuvre rare et spécialisée dans un seul centre, à celle de tous les programmes statistiques dans un même bureau, à celle d’un équipement et des compétences également rares, ainsi qu’à l’assurance qu’offre une reconnaissance aisée de l’institution statistique quant à la qualité, à l’impartialité et à la protection vis-à-vis de l’interférence politique. Si la deuxième édition du Handbook, qui date de 1980, va dans le même sens et

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énumère d’autres avantages en faveur de la centralisation, la troisième, parue en 2003, indique que plusieurs changements ont amené à reconsidérer, ou tout au moins à relativiser, ce discours unilatéral en faveur d’une organisation centralisée. On énumère un certain nombre de facteurs à l’origine de ce changement. D’abord, mentionnons la disponibilité accrue des outils techniques et le développement des compétences des usagers avec le développement de la micro-informatique10 et la diffusion des connaissances nécessaires pour l’utiliser, l’accès beaucoup plus grand aux techniques mathématiques et statistiques grâce aux logiciels faciles à manipuler, la généralisation des cours sur les méthodes quantitatives à toutes les sciences sociales, l’uniformisation internationale du curriculum statistique, etc. Ensuite, soulignons la pression accrue sur les ressources du secteur public et la prise en charge de certaines fonctions par le secteur privé. Enfin, relevons les demandes plus insistantes en faveur d’une comparabilité supranationale des données. Ces facteurs et d’autres – par exemple, un rééquilibrage politique entre le centre et les régions, que l’on soit dans un système fédéral ou non – ont contribué à remettre à l’ordre du jour la décentralisation des systèmes statistiques. Plus concrètement, cela signifie qu’il faut s’interroger sur la place et le rôle du bureau national au sein du système statistique – a-t-on un système où, comme au Canada, en Australie ou aux Pays-Bas, une agence centrale domine très nettement l’activité, ou un système fortement décentralisé comme aux États-Unis où l’on trouve pas moins de 70 agences ? Qu’en est-il des fonctions de la Banque centrale ? Quelle place occupent les producteurs privés de statistique ? – ; mais aussi sur les mécanismes de coordination entre les agences et bureaux d’un pays donné – conseil consultatif, réunions formelles, harmonisation méthodologique ou mise au point d’un langage commun, etc. – ; et même sur le statut et la position du statisticien en chef vis-à-vis des autorités politiques et des composantes du système, sur les moyens mis en œuvre pour assurer l’indépendance politique des agences statistiques et l’objectivité scientifique de leurs activités, etc. 10. La baisse du prix de l’équipement informatique aurait ainsi joué un rôle non négligeable dans la disparition, au début des années 1990, du Bureau central ontarien (Ontario Bureau of Statistics and Research).

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Dans cette optique, deux entreprises de normalisation statistique se dégagent. La première renvoie d’abord au processus de normalisation européenne institutionnalisé par la création – qui remonte au milieu des années 1950 – et le développement d’Eurostat, surtout du fait des transformations récentes liées à l’approfondissement de l’intégration européenne consécutif à l’adoption du traité de Maastricht, puis de la monnaie commune et, enfin, à l’élargissement de la Communauté. La seconde est plus près de nous : il s’agit de l’harmonisation statistique de la zone ALENA qui s’est traduite, notamment, par le développement d’un système de classification des industries pour l’Amérique du Nord qui « vise à offrir des définitions communes de la structure industrielle des trois pays ainsi qu’un cadre statistique commun pour faciliter l’analyse des trois économies »11. En fait, de manière en quelque sorte symétrique, la division du travail statistique – en termes de centralisation / décentralisation ou déconcentration / intégration – aussi bien de fédérations comme le Canada, les États-Unis ou l’Australie que d’États unitaires ayant entrepris, à des degrés divers, une forme de régionalisation comme la France, l’Italie ou l’Espagne, a été soumise à un remodelage pour tenter de répondre aux pressions venues d’en bas. On peut penser ici bien sûr, pour le Canada, à la mise sur pied, en 1998, de ­l’Institut de la statistique du Québec, réunissant quatre entités auparavant distinctes de manière à créer un Statistique Québec et à la création récente d’un Institut statistique des Premières Nations. Dans le cas de l’Italie, on doit évoquer le remplacement de l’Institut central de statistique – dont la création remontait à l’ère fasciste – par un Institut national fortement décentralisé et chargé de coordonner le travail de tout un réseau de bureaux locaux, publics ou privés, le tout formant un Système statistique national. Dans le cas de ­l’Espagne, la réorganisation de la statistique espagnole à la faveur de la démocratisation et de la régionalisation des structures politi11. Le Système de classification des industries de l’Amérique du Nord (SCIAN 1997) est mis en place dès 2001 au Canada où il remplace l’ancienne Classification type des industries (CTI) datant de 1980 (Internet : ). Est également sur le point d’apparaître un Système de classification des produits de l’Amérique du Nord (SCPAN) qui deviendra la classification normalisée des biens et services. Une version provisoire a été élaborée en 2007.

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ques a conduit à une décentralisation en faveur de régions soucieuses de leur souveraineté statistique. Si nous nous penchons maintenant sur les transformations récentes qu’ont connues les traits, les dispositions, les schèmes et les outillages mentaux caractéristiques du statisticien et que nous choisissons de rassembler sous le vocable d’éthos statisticien, on note d’abord l’émergence, en phase avec la restructuration des activités de l’État et les restrictions budgétaires qui l’ont accompagnée depuis un quart de siècle, de tout un nouveau discours normatif relatif à la nature du travail statistique, et dans lequel les impératifs de rentabilité, d’efficacité, de qualité, de pertinence et de transparence, à l’aune desquels le travail de la bureaucratie gouvernementale est désormais évalué, jouent un rôle de premier plan12. Ce nouveau discours ne remplace certes pas les traditionnels idéaux d’excellence et d’objectivité scientifiques, mais s’y superpose à la faveur de luttes et de négociations qui précisément amènent à redéfinir partiellement l’éthos statisticien. Ce qui se dégage d’abord, c’est l’importance prise, à partir du début des années 1980, par toute une série de problématiques nouvelles comportant souvent une dimension éthique : prise en compte du consentement et des intérêts des répondants, résistance opposée par certains secteurs de la population au quadrillage statistique, confidentialité des données et protection de la vie privée, place et rôle des clients – c’est-à-dire des commanditaires, qu’il s’agisse d’agences gouvernementales ou de groupes privés – dans la détermination du contenu des enquêtes, consultation des populations visées par les enquêtes – minorités, femmes, etc. –, accessibilité aux données et dissémination de celles-ci, pertinence du travail statistique en regard des priorités en matière de politiques publiques, imputabilité, etc. ; et les réponses qui ont pu leur être apportées : modifications au cadre légal, codification des principes d’éthique professionnelle, déclarations de principes fondamentaux, mise en place de forums de consultation, initiatives – comme on dit au Canada – de démocratisation des données par la création, 12. Le slogan du bureau chilien de statistique (Instituto Nacional de Estadísticas) est : Calidad, Transparencia e Independencia. Il identifie bien trois des vertus d’un bon bureau moderne de statistique.

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notamment dans ce pays, d’un réseau national de centres de données de recherche, etc. Ce qui se dégage également, c’est la place significative que prennent, dans le discours des dirigeants – à partir de la même époque et dans le contexte du rééquilibrage des comptes publics – la dimension proprement commerciale, par exemple, les enquêtes payées par les commanditaires et le marketing des produits statistiques. On constate une adhésion presque généralisée, de la part des agences statistiques, à une conception élargie de la qualité, qui excède de loin la notion familière depuis longtemps de qualité des données ; en témoignent le succès rencontré par les notions de total quality management (TQM), de current best methods (CBM) et les normes ISO auprès de plusieurs agences statistiques et les adaptations locales qu’on en a fait, ainsi que le développement des pratiques d’évaluation par des pairs étrangers – des statisticiens comme C. Moser, I. Fellegi et J. Ryten ont été sur ce plan particulièrement sollicités –, par des agences de consultants comme Westat ou Price Waterhouse. Ce qui se dégage, enfin, sur ce plan, ce sont les transformations que connaissent, dans le contexte évoqué plus haut, la formation et la carrière des statisticiens d’État, et plus particulièrement de ceux que l’on pourrait désigner comme les statisticiens d’élite : on peut noter, par exemple, cette plus forte propension, aujourd’hui, à la circulation des statisticiens entre le secteur privé et le secteur public, entre les organismes nationaux et supranationaux. Il faut également tenir compte de la transformation des pratiques statistiques, c’est-à-dire de l’effet, ou mieux, de la traduction, des phénomènes évoqués jusqu’ici sur le travail et la production statistiques proprement dits. Par exemple, de l’évolution du contenu de la programmation statistique générale, par quoi l’on entend l’ensemble des domaines et des sujets couverts par une agence donnée, de l’évolution du recensement, qui constitue toujours l’enquête statistique la plus importante pour un pays aussi bien sur le plan des énergies et des ressources mobilisées que sur celui de la signification symbolique : ici, les changements peuvent avoir trait à la forme, comme dans les cas du recensement virtuel des Pays-Bas qui combine l’exploitation d’archives administratives grâce à des procé-

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dures d’intégration des données et celle d’enquêtes par échantillon, et de l’enquête annuelle de recensement en France, qui combine une enquête annuelle par échantillon pour les communes de plus de 10 000 personnes à une enquête exhaustive pour celles de moindre taille ; ils peuvent avoir trait au contenu, avec l’importance accrue que prend la production de données subjectives – et a priori moins susceptibles de mise en forme statistique – concernant par exemple l’identité ethnique / raciale, linguistique, sexuelle, etc. ou le bien-être économique ou physique. Nous y reviendrons. On peut reformuler les trois éléments vus ci-dessus par trois questions placées sous le signe de ce que nous appelons la politique de l’objectivité, c’est-à-dire l’espace des débats, des luttes et des négociations au sein duquel se construisent les critères et procédures qui conféreront au travail statistique un label d’objectivité. Comment les systèmes statistiques, dont les modes de production de l’objectivité étaient jusqu’à récemment pensés suivant une perspective nationale et un modèle centralisateur garant de la cohérence méthodologique, ont-ils cherché à répondre, sur le plan de leurs structures, aux exigences de nature supra ou infranationale ? Comment les systèmes statistiques ont-ils cherché à prendre en compte et à intégrer à l’éthos statisticien – au noyau originel duquel on trouve une conception techniciste et réaliste de l’objectivité – toute une série de normes et d’impératifs nouveaux, issue de préoccupations et de logiques extrastatistiques ? Comment les systèmes statistiques ont-ils cherché, sur le plan de leurs activités pratiques, à produire de ­l’objectivité tout en s’accommodant de la subjectivité des répondants, voire en y faisant de plus en plus appel ? En prenant l’exemple canadien et en insistant seulement sur certains des points mentionnés, on peut esquisser quelques nouvelles hypothèses qui apparaissent comme autant de réponses possibles à ces questions.

Sur les tendances récentes du recensement canadien Une première tendance décelable dans les modifications récentes apportées au recensement canadien tient à l’approfondissement de ce que l’on pourrait appeler la politique identitaire. Certes, les éléments identitaires ont une longue histoire dans le

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recensement qui tient au caractère fédéral, bilingue, multiculturel du Canada et au fait qu’il s’agit d’un pays d’immigration. Ainsi, on trouve un bloc de questions dont l’inscription au recensement remonte à plus d’un siècle : religion (1871), lieu de naissance (1871), origine ethnique13 (1871), lieu de naissance des parents (1891), langue maternelle (1901), connaissance des langues officielles (1901), citoyenneté (1901), année ou période d’immigration (1901). Mais on observe aussi une deuxième phase qui commence en 1971 – notamment avec la question sur la langue parlée à la maison –, et qui connaît une nette accélération dans les années 1990. Il y a d’abord un regain d’intérêt pour les dimensions ethnoculturelles. Deux questions sur la langue sont ainsi ajoutées, en 1991, la connaissance des langues non officielles, et en 2001, la langue parlée au travail. On note également un intérêt marqué pour les résidents permanents – qui deviennent des quasi-citoyens – (1991) et un intérêt renouvelé et un statut spécial pour les populations aborigènes – auparavant recensées à l’aide de la question sur l’origine ethnique – (1986, 1991, 1996). Enfin apparaît une question sur la race ou la visibilité14 (1996). Mais surtout, et ce n’est pas spécifique au Canada, on évolue vers une conception subjective de l’ethnicité, conçue en termes d’identité vécue et d’autoperception. Cela se vérifie de plusieurs façons. D’abord, dans l’évolution de la question sur l’origine ethnique où, progressivement, on est passé de l’assignation des répondants à un seul groupe ethnique correspondant à la lignée paternelle à l’autoclassement, puis à la possibilité de réponses multiples et à l’abandon de la référence au père. Bien sûr, une des transformations particulièrement remarquables sur ce plan, et qui a fait réagir fortement plusieurs démographes inquiets de voir disparaître la possibilité de mesurer pleinement le processus d’assimilation, est l’acceptation de la réponse canadien et sa popularité de plus en plus grande. On trouvera une évolution comparable en NouvelleZélande où la réponse New Zealander à la question sur l’ethnicité 13. La variable origine ethnique a en fait longtemps été désignée comme l’origine raciale (jusqu’en 1941). Pour une analyse de cette évolution, voir Beaud et Prévost (1996) et Kralt (1980). 14. La loi définit les minorités visibles comme « les personnes, autres que les autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche ».

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a, elle aussi, connu une croissance très forte en 2006 par rapport aux recensements précédents15. Cette évolution est décelable également dans les questions d’autoperception adressées aux aborigènes, dont l’objectif manifeste est de parvenir à saisir l’écart entre le nombre des personnes dont le statut aborigène est fixé par des lois et le nombre de celles qui, nonobstant ces catégories légales, se considèrent comme telles. La très forte augmentation du nombre de personnes déclarant une identité autochtone (progression de 45 % de 1996 à 2006 contre 8 % pour la population non autochtone)16 tiendrait, en partie au moins, à un phénomène de mobilité ethnique intragénérationnelle, c’est-à-dire au changement de l’appartenance ethnique d’une personne au fil du temps (Guimond et al., 2007). Cette évolution est enfin décelable dans la question sur les minorités visibles, pour laquelle on pourrait dire qu’elle cherche, à la limite, à mesurer moins la perception qu’ont les répondants d’eux-mêmes que la perception qu’ils ont de la perception que les autres ont d’eux. Sur la question de l’autoperception ou de la subjectivité dans le recensement, on peut évoquer les questions relatives à l’ethnicité dans d’autres recensements17 – Australie, Royaume-Uni, États-Unis, 15. Sur un total de réponses de 4 501 551 correspondant à un nombre d’individus de 4 027 947, 429 429 réponses concernaient la catégorie New Zealander (et 2 381 076 la catégorie New Zealand European), (Internet : , 21 janvier 2007). Pour une tentative d’explication fort convaincante des raisons de la forte croissance, voir Kukutai and Didham (2007). 16. « Sont incluses dans la population ayant une identité autochtone les personnes ayant déclaré appartenir à au moins un groupe autochtone, c’est-à-dire Indien de l’Amérique du Nord, Métis, ou Inuit, et / ou les personnes ayant déclaré être des Indiens des traités ou des Indiens inscrits tels que défini par la Loi sur les Indiens du Canada, et / ou les personnes ayant déclaré appartenir à une bande indienne ou à une Première nation. » (Internet : , 21 janvier 2008). 17. Statistics New Zealand définit clairement l’ethnicité comme relevant d’une perception, d’une auto-identification : « Ethnicity is the ethnic group or groups that people identify with or feel they belong to. Ethnicity is a measure of cultural affiliation, as opposed to race, ancestry, nationality or citizenship. Ethnicity is selfperceived and people can belong to more than one ethnic group. » Bien sûr, cela conduit à s’interroger sur la pertinence de mesurer une telle chose. Pour Statistique Canada, « [é]tant donné la difficulté, non seulement d’élaborer des notions et des

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Argentine – ou encore une question du recensement britannique sur l’autoperception par les répondants de leur état de santé. Ann Morning a montré que sur un total de 138 questionnaires de recensement analysés, 63 %, représentant 87 pays, utilisaient une forme de classification ethnique. Elle montrait également que dans la majorité des cas, le terme ethnicité ou ethnique était utilisé, mais que l’on trouvait aussi huit autres termes comme race, nationalité, caste ou couleur (Morning, 2008). Sur ce plan, on constate donc que le problème n’est pas uniquement canadien. Le Canada participe en fait d’un mouvement bien plus général vers la mesure d’une identité plurielle : il suscite dans certains cas bien des réserves puisqu’il contribue ainsi à fragiliser un autre mouvement, inscrit depuis le XIXe siècle derrière les pratiques statistiques, celui qui donne forme à une nation à partir de et souvent en réaction contre les anciens référents identitaires. Une littérature particulièrement riche existe d’ailleurs à ce sujet18. Une autre tendance a trait aux succès des groupes d’intérêt – les advocacy groups – à promouvoir leurs revendications en inscrivant leurs préoccupations dans le questionnaire de recensement : la statistique officielle peut alors être vue comme un outil de légitimation. On peut encore ici évoquer le cas des groupes ethniques : ainsi, la question sur les minorités visibles a beaucoup à voir avec le sous-dénombrement dont les Noirs au Canada estimaient être l’objet lorsque leur nombre était établi à partir des résultats à la question sur l’origine ethnique. Mais il faudrait mentionner aussi les groupes de défense des personnes handicapées concepts adéquats de l’ethnicité, mais aussi de recueillir des données non ambiguës, on peut se demander s’il vaut la peine de se mettre à la tâche. Cependant, au cours de la rencontre internationale sur le défi que présente la mesure de l’univers ethnique (Challenges of Measuring an Ethnic World, Ottawa, 1992), on a fait remarquer que l’ethnicité est un facteur fondamental de la vie humaine : c’est un phénomène inhérent à l’expérience humaine. La malléabilité inhérente de l’ethnicité n’est donc pas une raison suffisante pour empêcher les bureaux de statistique de recueillir des données sur l’ethnicité. Les données sur l’ethnicité sont également très recherchées par divers utilisateurs. » (Internet : , 23 janvier 2008.) 18. Le livre de Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (1996), dont la première édition date de 1983, fait ressortir l’importance du recensement comme institution de pouvoir : il a joué un rôle non négligeable dans l’intérêt de chercheurs en sciences sociales pour les pratiques statistiques.

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– une première question en 1986 et une deuxième en 2001 – et les mouvements féministes qui ont plaidé pour l’inclusion de questions sur le travail non rémunéré – depuis 1996, l’inclusion de cette question fut faite en partie en réponse à une menace de boycottage du recensement de la part de certains groupes féministes. Dans le cas des personnes handicapées, il s’agit même d’un retour à une très vieille pratique puisque, jusqu’en 1911, on posait des questions sur les infirmités (aveugles, sourds, innocents). On comprendra que le contexte est aujourd’hui fort différent puisqu’on souhaite élaborer des politiques les favorisant et éviter toute stigmatisation.

Un exceptionnalisme canadien ? Les questions sur la connaissance des langues, sur la pratique linguistique ont également une dimension identitaire, mais l’identité linguistique a été moins affectée que l’ethnicité, par exemple, par le mouvement vers l’appréhension subjective. C’est sans doute que la langue, pour diverses raisons, est en soi une variable qui fait moins intervenir la subjectivité que les autres. Ainsi, on ne demande pas aux Canadiens de quel groupe linguistique ils se sentent le plus proches, ni, parmi les langues de leurs ancêtres, quelle est celle qu’ils considèrent comme la leur, même s’il n’est pas exclu qu’ils interprètent ainsi les questions effectivement posées, nous en reparlerons ci-dessous. Pour employer des termes qui servent aujourd’hui à penser les variables identitaires, la langue est plus stable, moins fluide que l’ethnicité, même s’il est vrai qu’on approche parfois, indirectement, l’ethnicité par la langue (Morning, 2008). Comment donc le Canada a jusqu’à présent cerné l’identité linguistique de ses habitants ? La première impression qu’un récent questionnaire (version longue) de recensement donne, c’est que l’identité linguistique des Canadiens est cernée de multiples façons. Lors des recensements de 2001 et de 2006, cinq modalités linguistiques ont été mesurées : la connaissance du français et / ou de l’anglais – Question 13. « Cette personne connaît-elle assez bien le français ou l’anglais pour soutenir une conversation ? » – ; la connaissance d’autres langues que le français ou l’anglais – Question 14.

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« Quelle(s) langue(s) autre(s) que le français ou l’anglais, cette personne connaît-elle assez bien pour soutenir une conversation ? » – ; la langue parlée à la maison – Question 15 a) « Quelle langue cette personne parle-t-elle le plus souvent à la maison ?» et b) « Cette personne parle-t-elle régulièrement d’autres langues à la maison ? » – ; la langue maternelle – Question 16. « Quelle est la langue que cette personne a apprise en premier lieu à la maison dans son enfance et qu’elle comprend encore ? » – ; la langue au travail – Question 48 a) « Dans cet emploi, quelle langue cette personne utilisait-elle le plus souvent ? » et b) « Cette personne utilisait-elle régulièrement d’autres langues dans cet emploi ? ». Sur ce plan, on peut sans doute parler d’un exceptionnalisme canadien. On peut d’abord le voir en examinant les pratiques de recensement de divers pays. Selon le bureau statistique des Nations Unies (1992 : 144-145), pour la période 1965-1974, 44 pays sur un total de 143 incluaient une ou plusieurs questions sur la langue dans leur formulaire de recensement : la langue maternelle était mesurée dans 19 pays, la langue parlée dans 17, la connaissance d’une langue donnée dans 10 et la connaissance d’autres langues dans 7. Seulement 9 pays mesuraient deux variables ou plus. Le Canada était le seul pays à poser des questions sur trois aspects : langue maternelle, langue parlée et connaissance du français et de l’anglais. Pour la période 1975-1984, 55 pays sur un total de 155 posaient une ou des questions sur la langue dans leur recensement. Dix-neuf pays posaient plus d’une question, mais le Canada faisait encore bande à part puisqu’il y avait toujours une question sur trois dimensions de l’identité linguistique. Quelques pays, cependant, posaient des questions à la fois sur la langue maternelle et la langue parlée – Île Maurice, Zambie, Zimbabwe, Afghanistan, Inde – et la Hongrie s’intéressait aux autres langues parlées (Nations Unies, 1992 : 146-148). Le Canada a introduit en 1991 une quatrième question sur la langue – la connaissance d’autres langues que le français ou l’anglais – et depuis le recensement de 2001, comme on l’a vu, l’exceptionnalisme canadien est encore plus prononcé puisque cinq modalités – on pourrait même parler de sept aspects, voire de huit si l’on considère la question sur les origines comme cernant aussi l’identité linguistique – sont maintenant mesurées. Mais cet exceptionnalisme peut être encore mieux appréhendé par l’intermédiaire

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d’une comparaison comme on l’a fait dans un texte qui date de quelques années (Prévost et Beaud, 2001-2002). On y montrait que deux pays, pourtant comparables sur bien des plans avec le Canada, à savoir la Belgique et la Suisse, étaient beaucoup moins actifs sur le plan de la mesure des pratiques linguistiques. Dans le cas belge même, depuis plus de 40 années toute mesure a été écartée de l’exercice du recensement.

Durcir les identités ? Rendus au terme de cette trop brève revue de la nouvelle économie statistique et des transformations récentes de la pratique du recensement, nous pouvons suggérer quelques hypothèses : d’abord que le processus de recomposition des liens entre le local, le national et le supranational qui caractérise cette nouvelle économie n’est pas sans relation avec la prise en compte des diverses modalités de l’identité, et donc de l’identité linguistique. Au Canada cela s’est fait plus tôt qu’ailleurs. La structure fédérale du pays, le choc des modèles d’aménagement des identités linguistiques qui fait écho au choc des modèles politiques – préservation du principe fédéral, autonomisme et souverainisme – et le développement d’un courant scientifique original – la démolinguistique – l’y prédisposaient. En Espagne, par exemple, le mouvement est bien plus récent. La présence de questions sur la langue y suscite des réactions parfois hostiles, en particulier lorsque les locuteurs d’une langue semblent peu nombreux. On retrouve le même débat en Argentine par exemple, mais à propos des origines autochtones19. En France, la mesure de l’usage d’une langue – c’est-à-dire autre que le français – a longtemps été taboue. C’est par l’intermédiaire d’enquêtes régionales que ces langues – ou dialectes – des régions ont été appréhendées. La crainte, de ce point de vue, c’est que cette prise en compte des identités – du subjectif – produise à terme des effets centrifuges. Les Belges ont réglé la question dès les années 1960, l’ignorance étant considérée alors comme préférable à la 19. La question était ainsi formulée lors du recensement de 2001 : « Existe en este hogar alguna persona que se reconozca descendiente o perteneciente a un pueblo indigena ? ». On notera la forme également très subjective de la question.

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connaissance. Cela n’a toutefois pas empêché les forces centrifuges de s’exercer au point de mettre en péril l’existence même du pays. Un caricaturiste congolais faisait remarquer tout récemment que les conflits linguistiques en Belgique le faisaient penser à des conflits tribaux. De façon générale, prendre en compte les identités – pas simplement linguistiques – ne contribue-t-il pas en effet à les durcir, à en faire de l’objectif, au point où les individus adoptent un comportement tribal ? Un Hervé Le Bras, en France, n’est pas loin de le penser. Mais les groupes qui demandent à être comptés – les handicapés, les locuteurs d’une langue donnée, tel groupe ethnique – font plutôt valoir le caractère objectivement dominé des individus qu’ils représentent et la nécessité de connaître l’ampleur de cette domination. Reste que deux facteurs rendent malaisé le durcissement de ces identités : en premier lieu le fait largement documenté aujourd’hui de la fluidité des référents identitaires surtout pour ce qui est de l’ethnicité, un même individu statistique pouvant se définir20 de multiples façons à un moment donné et de façons différentes au fil du temps ; en second lieu, la prudence des bureaux statistiques quant aux conclusions tirées d’enquêtes sur les identités, à la limite elles adopteraient un point de vue quasi ethnométhodologique, se contentant de dresser des comptes rendus des comptes rendus faits par les répondants. A contrario, de toutes les variables identitaires, la langue est peut-être celle qui, aujourd’hui, est la moins marquée – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne l’est pas21 ! –, au Canada du moins, par le subjectivisme.

20. Cette subjectivité semble même être prise en compte par les médias quand ils font référence aux statistiques ethniques officielles. Ainsi peut-on lire dans le journal La Presse du 24 janvier 2008 que « selon le journal Folha de São Paulo, sur 1 128 mannequins participant à [la semaine de la mode de São Paulo], 28 étaient de couleur, soit 2,5 %. Selon des chiffres officiels, 7 % de la population se dit noire, 43 % métissée, tandis que 50 % se considère comme blanche » (Actuel, 2). Les termes « se dit » et « se considère » traduisent bien la subjectivité derrière le chiffre. 21. Comment interpréter les termes « connaître assez bien une langue pour soutenir une conversation » ?

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La linguistique et la construction de la langue française et de la collectivité francophone au Canada1

Monica Heller CREFO, OISE University of Toronto

Parmi les concepts clés de l’anthropologie linguistique (et de ses disciplines sœurs, la sociolinguistique, la sociologie du langage, la psychologie sociale du langage, l’aménagement linguistique) on trouve depuis longtemps ceux de langue, de communauté et d’identité. Ces concepts centraux pour la discipline émergent comme partie du discours du nationalisme étatique, et y sont profondément imbriqués. Dans cet article, j’aimerais tracer les grandes lignes de cette imbrication, pour examiner par la suite comment la recherche universitaire sur la langue, l’identité et l’appartenance (surtout celle reliée aux disciplines de la linguistique, de l’anthropologie linguistique et de la sociolinguistique) a pris forme dans le cas spécifique des débats sur le français au Canada, et surtout pour ce qui est de la construction du nationalisme franco-canadien depuis les années 1960. La recherche linguistique a contribué grandement à définir le Canada français, ou certains de ses éléments, comme une nation, construisant et mesurant les frontières de la communauté (voire de 1. Ce texte provient de Heller, 2007.

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la collectivité) et de sa langue, souvent en relation avec d’autres acteurs sociaux et d’autres disciplines (la démographie, la psychologie sociale, la sociologie), avec l’État ou la société civile. Cependant, dans une société démocratique à l’ère de la mondialisation, les fondements du nationalisme et de ses limites font l’objet d’un questionnement important qui mène à des transformations disciplinaires qui, à leur tour, remettent en question l’uniformité de son objet de recherche –  le Canada francophone dans le cas qui nous concerne  – et à la redéfinition des concepts de base tels que communauté, identité et langue. Voici quelques exemples récents : – L’Association canadienne d’éducation de langue française, un organisme mis sur pied en 1946 pour défendre le droit des francophones à l’éducation en français, annonce son colloque annuel pour 2007 intitulé « La francophonie dans tous ses éclats : l’épanouissement de la diversité linguistique et culturelle » ; – Le Conseil supérieur de la langue française organise un colloque en novembre 2006 intitulé « Les défis du français au Québec ». Ces défis se présentent sous les rubriques suivantes : « Nouvelles technologies et professions langagières », « L’évolution de la norme », « Langue, identité et intégration de la diversité » et « Langue et mondialisation » ; – Le Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne annonce le thème de son colloque 2007 : « Inclusion, identité et vitalité : repenser la participation à la francophonie canadienne ». Les organisateurs précisent que : « Face au déclin démographique des communautés de langue maternelle française, nous voulons stimuler une réflexion concrète sur les modalités de l’inclusion en demandant aux participants de repenser les liens entre les communautés francophones, les nouveaux arrivants issus de l’immigration, les anglophones bilingues et  /  ou francophiles, les conjoints unilingues anglais dans les couples exogames, les Métis francophones et anglophones et, enfin, les jeunes francophones (quelle que soit leur langue maternelle) ».

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De toute évidence, il y a une remise en question des frontières de la communauté et des conditions de son existence : le virage actuel nous éloigne d’une conceptualisation de l’organisation sociale comme stable, avec des frontières et des critères d’inclusion et d’exclusion clairs, et nous invite à composer avec la fluidité, la mobilité, la multiplicité et l’ambigüité. Il interpelle directement les chercheurs à décrire, à comprendre, à expliquer et à prendre position. Ce virage impose une remise en question du rôle du chercheur en anthropologie linguistique dans les débats publics sur la langue : à son rôle d’expert s’ajoute aujourd’hui celui d’agent social. Cette transformation correspond à ce que Giddens (1990, 1991) appellerait une réflexivité issue de la haute modernité.

L’anthropologie linguistique et la description scientifique des langues et des collectivités Les origines des disciplines linguistiques remontent à l’émergence de l’État-nation, et leur développement s’inscrit dans l’expansion colonialiste. Si l’État-nation se construit par le biais d’outils juridiques et bureaucratiques afin de créer des marchés privilégiés pour l’expansion du capitalisme industrialisé et donc à l’avancement des intérêts de la bourgeoisie (Hobsbawm, 1990 ; Pâquet, 2005), socialement, le discours construit la nation comme une entité naturelle et organique, caractérisée par une langue et une culture qui lui sont propres, et ayant des frontières objectivement observables et donc facilement justifiables. Pour construire ce discours, il fallait créer les agents de sa construction ainsi que les outils nécessaires à la description des cultures, des langues et des frontières en question (Anderson, 1983 ; Billig, 1995 ; Bauman et Briggs, 2003). Folkloristes, archéologues et anthropologues ; dialectologues, philologues, grammairiens, lexicologues et autres linguistes ; tous ont joué leur rôle dans la description, la naturalisation, la normalisation et la réification des nations (Balibar, 1985 ; Gal, 1995). Ils ont également contribué à leur hiérarchisation sur une échelle de viabilité économique, sociale et culturelle et de degré de développement afin de décider lesquelles méritaient le statut d’État (Hobsbawm, 1990). Ceci s’appliquait

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autant dans les sociétés dites libérales démocrates que fascistes (Hutton, 1999). Finalement, ces agents ont contribué au développement de mesures de régulation en créant les unités (groupes ethnolinguistiques, langues, etc.) qui seraient mesurées avec les instruments de leur discipline (comme les recensements et les grammaires). Ce faisant, ils purent gérer objectivement les unités, que ce soit de la métropole ou des colonies, par le biais de bureaucraties qui effaçaient les rapports de pouvoir et permettaient une administration à grande échelle (Grillo, 1989). Donc, par le biais des sciences politiques, économiques et sociales, on met en place un appareil –  l’État  – qui sert à la fois à construire l’objet naturalisé et à le placer dans une hiérarchie de nations. L’ensemble sera géré par une bureaucratie étatique censée rendre le même service et exercer le même contrôle auprès de tous les citoyens dûment reconnus comme tels (à l’époque de la construction des États-nations en Occident, seuls les hommes sont pleinement citoyens). Nées au XIXe siècle, la description et la standardisation des langues (donc la production de grammaires et de dictionnaires, autant descriptifs que normatifs), l’association de ces langues uniformisées avec des populations et des frontières et leur utilisation dans des processus d’inclusion et d’exclusion de groupes et d’individus demeurent une préoccupation encore aujourd’hui. Or, ces phénomènes évolutifs s’intègrent mal dans le cadre construit, ainsi ces mêmes disciplines doivent étudier et gérer toute forme de variation, de multiplicité ou d’ambigüité linguistique, culturelle ou sociale ; le plurilinguisme, la mobilité géographique, l’exogamie deviennent tous des problèmes à cerner afin de les normaliser, les éliminer ou, au pire, les gérer. Simultanément, on voit aussi émerger au sein des sociétés et des disciplines en question des réactions contre des utilisations considérées antidémocratiques de ces techniques de régulation, même lorsqu’on y trouve des contradictions évidentes. L’anthro­ pologie linguistique nord-américaine descriptive de Franz Boas notamment peut se comprendre à la fois comme une collaboration dans la réification des autochtones qui facilitait leur régulation et comme une tentative de démontrer une expression universelle (et non hiérarchisable) des capacités d’expression et de construction de

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signification de tout être-humain. De plusieurs points de vue, cette tension demeure centrale et s’exprime justement sur le terrain de la différence ou de la variabilité. Une tentative de composer avec ce problème consiste à l’éliminer du champ ; d’où la linguistique formaliste qui ne touche qu’à la systématicité langagière comprise comme universelle, et surtout cognitive, voire neurologique. Pour le reste, on constate diverses approches, de la sociolinguistique variationniste à l’ethnographie, qui prennent comme problème de base, comme chose à expliquer, diverses formes de différenciation, qu’il s’agisse de la variation phonologique, du bilinguisme ou de la pragmatique interculturelle. Ces phénomènes linguistiques s’observent depuis l’arrivée des missionnaires au Canada et, plus récemment, dans la mise sur pied de programmes d’immersion française et de l’établissement de critères linguistiques dans la sélection d’immigrants.

La constitution de la nation franco-canadienne La question du rôle des missionnaires-linguistes-ethnologues est certainement importante pour comprendre non seulement les origines coloniales du Canada, mais surtout le rapport actuel entre l’État et les collectivités autochtones. Le rôle joué par des religieux et autres membres de l’élite francophone dans le développement du nationalisme traditionaliste au Canada français, par le biais de débats sur la standardisation de la langue française au Canada, est déterminant dans la constitution de la francophonie au sein de l’État canadien (Bouthillier et Meynaud, 1972 ; Heller et Labrie, 2003) ; des folkloristes ou ethnologues –  comme Anselme Chiasson en Acadie (aussi un religieux ; voir Labelle et Léger, 1982), ou Marius Barbeau au Québec (Des Gagniers, 2003) – qui ont recueilli nombre de contes et de chansons, ont joué un rôle important dans l’appropriation de la langue parlée comme garant d’existence collective. Plusieurs linguistes anglophones ont mis à contribution leur expertise sur la variation linguistique pour interroger les frontières sociales et culturelles entre le Canada et la Grande-Bretagne d’une part, et les États-Unis de l’autre. Finalement, le rôle des linguistes dans la gestion du Canada comme pays d’immigration (par exemple, dans

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l’enseignement et l’évaluation des compétences langagières dans diverses langues) est aussi extrêmement pertinent à la compréhension de la construction de l’État canadien. C’est-à-dire que l’expertise linguistique et culturelle chez les éducateurs de diverses sortes (religieux ou universitaires ou les deux à la fois) sert depuis longtemps à tracer les frontières identitaires pertinentes à la constitution de la société canadienne et de ses divers éléments. Cependant, ces questions dépassent les limites que je me suis imposées ici ; je me concentrerai plutôt sur le nationalisme francocanadien à partir du moment où il adopte une orientation clairement étatique, soit lors de la Révolution tranquille. Il sera d’abord question de l’espace étatique québécois, de ses activités favorisant la construction d’un État-nation, et de sa nécessité d’accentuer les caractéristiques propres au Québec puisqu’il s’agit non pas d’un simple mouvement nationaliste, mais d’un mouvement de revendication par une minorité stigmatisée. Dans les études linguistiques sur le Québec, on trouve une description des spécificités langagières et leur légitimation par la description scientifique, des dictionnaires et des fiches terminologiques, des recherches sur la continuité historique et géographique et une exploration des caractéristiques et des effets du bilinguisme. Je passerai ensuite aux minorités francophones, ou francophones hors Québec ou encore francophones en milieu minoritaire, entités créées en quelque sorte par le nationalisme québécois. Nous y verrons diverses tentatives de suivre la voie québécoise.

Langue et appartenance au Québec, c.1960-2000 Il n’est pas surprenant qu’un des premiers gestes du gouvernement québécois fut de fonder l’Office de la langue française en 1961 (voir Cholette 1993). En effet, depuis le début des années 1960, l’État québécois jouait un rôle actif dans la recherche sur des questions de langue, de communauté et d’identité, soit en réalisant des recherches lui-même (par l’entremise de ces agences para­ gouvernementales, d’abord l’Office et ensuite le Conseil – plus tard le Conseil supérieur  – de la langue française, ou par ses bureaux de terminologie), soit par le biais de programmes de subvention à

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la recherche ou de contrats de recherche. En fait, l’État s’approprie ce qui avait été auparavant largement un travail de religieux (comme dans bien d’autres domaines), et l’utilise à ses propres fins. Les domaines suivants émergent comme les plus importants de la recherche sur la langue : 1) la description de la langue comme système, 2) la purification, la standardisation et la codification de ce système et 3) la description et la régulation des pratiques langagières (choix de langue en l’occurrence) et de l’accès aux ressources langagières. Le premier domaine comprend autant des travaux formalistes qui prennent le français du Québec comme matière brute que ceux qui visent explicitement une description du français québécois (ou montréalais) puisque, tout comme le prétend William Labov (1972), le fait de pouvoir utiliser des outils scientifiques de description linguistique démontre clairement qu’il s’agit non pas d’un jargon ou d’une forme dégénérée ou chaotique quelconque d’expression verbale, mais bel et bien d’un système linguistique, digne donc de se faire traiter comme n’importe quelle autre langue. C’est justement l’approche labovienne, qui tient compte des dimensions variables, y inclus l’influence de l’anglais (voir Sankoff, 1980 ; Thibault et Vincent, 1990), qui a été adoptée au Québec pour décrire le français. Toutes les approches ont en commun de prendre pour acquis la possibilité de considérer la langue française comme système et, par le fait même, de construire la langue nationale et d’en faciliter sa gestion. Elles constituent une assise du discours des experts sur la légitimité de la nation québécoise et sur la nécessité du travail sur la langue pour la réalisation du projet national-étatique. La valeur de cette expertise est d’autant plus grande que les linguistes eux-mêmes et elles-mêmes soulignent leur manque d’intérêt pour les aspects politiques de leur travail. Cette gestion se voit plus clairement dans divers travaux de standardisation, que ce soit dans la construction de banques de terminologie (voir Terminogramme, aujourd’hui Le bulletin du service de terminologie du gouvernement du Québec ; ou Giroux, 1977), de banques lexicographiques (comme le Trésor de la langue française à l’Université Laval), de dictionnaires (Farina, 2001) ou dans le débat sur les normes (voir

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par exemple Ostiguy, 1993 ; Martel, 1996 ; Laforest, 1999). Le Québec a travaillé sans relâche à la construction d’une norme proprement québécoise qui soit à la fois digne d’un État, enseignable dans les institutions de formation de citoyens que sont les écoles et les cours de langue pour adultes (entre autres pour les immigrés et les fonctionnaires fédéraux) et servant à distinguer le Québec non seulement du reste du Canada francophone mais, plus important encore, de la France, source historique de toute norme française. Ce travail était fondé sur un principe de démocratisation : il cherchait à établir des normes sur l’assise d’un corpus de formes constatées, et non pas à établir une norme élitiste. Il allait donc de pair avec l’idéologie dominante du mouvement politique. Ce travail de constitution de la langue a ralenti dernièrement afin de favoriser le troisième domaine important pour nos propos, celui de la description de la langue, de la régulation des pratiques langagières et de la distribution des ressources langagières. Dans un premier temps, il s’agissait de construire un espace national-étatique unilingue, et nécessitait donc une régulation active du plurilinguisme existant. Au Québec, comme dans d’autres États libéraux et démocratiques, la construction de cet espace doit se faire selon des principes d’inclusion démocratique, tout en effectuant une sélection sociale qui privilégie ceux et celles qui définissent et maîtrisent la langue nationale. On peut résoudre cette contradiction manifeste de deux façons : premièrement, en imposant des limites à la pleine citoyenneté dans le sens social du terme et en limitant l’accès des non-citoyens à l’espace public et, deuxièmement, en cachant les mécanismes de sélection. Bauman et Briggs (2003) ont montré comment, au cours du XIXe siècle, les propriétaires masculins ont réussi à éliminer la classe ouvrière et les femmes de l’espace citoyen en les considérant comme incompétents (y inclut linguistiquement) ou ayant une formation déficiente. Nous voyons actuellement une version de ce débat en Amérique du Nord en ce qui concerne la maîtrise des langues officielles comme critère d’accès à la citoyenneté. En d’autres mots, on prétend que la langue puisse servir de critère de sélection mystifiable, puisqu’elle est accessible, tout en se dotant de mécanismes complexes, et parfois injustes, pour mesurer la compétence langagière. Ce problème guette le Québec qui essaie

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de construire un espace francophone –  dans un sens civique du terme (voir Stefanescu et Georgeault, 2005) – tout en protégeant les intérêts de ceux qui maîtrisent et définissent la langue française. En fait, ce besoin de définir un espace francophone caractérise l’ensemble des travaux du Québec dans ce domaine. On a d’abord cherché à développer un discours pour légitimer l’espace québécois comme un espace francophone, démocratique et inclusif ; un discours qui s’appuie sur le lien langue–nation non seulement pour justifier les efforts de mobilisation, mais aussi pour établir le contrôle sur l’espace territorial, social et économique visé. Les nombreuses études dans le domaine de la sociologie de la langue et de l’aménagement linguistique ont eu un impact énorme au Québec durant les années 1960 et 1970 ; elles ont servi entre autres pour la préparation de lois dont la loi 22 et la loi 101 (voir Corbeil, 1980 ; Morin et Woehrling, 1994 ; Woehrling, 1996). Il s’agissait d’établir comme « normal » –  selon les termes du ministre Camille Laurin et des sociolinguistes catalans Aracil (1982) et Ninyoles (1989) – le concept de l’intervention de l’État dans la construction d’un espace unilingue. Dans un deuxième temps, le gouvernement québécois devait se pencher sur les mécanismes de mise en œuvre ou de construction de cet espace. Malgré certaines études démontrant qu’on vivait davantage un processus de francophonisation que de francisation (Clift et Armopoulos, 1979  Heller, Bartholomot et al., 1982 ; Heller, 1989), la plupart des recherches qui se situent dans le courant de la psychologie sociale du langage (Lambert, 1972 ; Bourhis et Leyens, 1994 ; Clément, Bélair et al., 1994) se concentraient sur les attitudes ou motivations des individus quant au choix des langues et, éventuellement, de leur apprentissage : ce qui suppose que la responsabilité pour effectuer le changement repose sur les individus qui doivent assumer leurs responsabilités en tant que citoyens. Le discours des experts a balisé le débat : l’espace québécois, étatisé, correspond à une nation et donc à une langue et à une culture. Sa langue, normale et normable (et éventuellement normée), est disponible comme outil de reproduction de cet espace unilingue. La responsabilité de ce processus est partagée entre l’État (qui ­représente les citoyens) et les citoyens en tant qu’individus dont

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le bien-être découle du statut de la collectivité dont ils sont mem­bres.

Si eux sont Québécois, qui sommes-nous ? En 1980, Danielle Juteau-Lee a publié un article intitulé « Français d’Amérique, Canadiens, Canadiens français, Franco-Ontariens, Ontarois : qui sommes-nous ? ». Ce titre résume bien le dilemme des francophones qui, jusqu’à ce que le Québec change les règles du jeu, se percevaient comme membres d’une collectivité canadiennefrançaise se trouvant à travers le Canada aussi bien qu’aux États-Unis. Finalement, ils se sont rangés dans le même camp que les Québécois, acceptant une forme de nationalisme étatique et se fixant comme but une « complétude institutionnelle » (Breton, 1964) perçue comme vitale pour toute collectivité en manque d’État. Ces francophones, dorénavant perçus par le Québec comme autres, voire comme des « cadavres encore chauds » (Yves Beauchemin) ou encore des « dead ducks » (René Lévesque), devaient à leur tour construire leur langue, leur culture et leur identité collective (avec leurs institutions, bien sûr). Tout comme ce fut le cas au Québec, au fil des ans on voit émerger une série d’enquêtes descriptives, parfois variationnistes, du français acadien, du français ontarien, etc.2. Comme l’Acadie bénéficie des meilleures conditions pour la réalisation de ce projet national, on y a déployé les plus grands efforts et produit la plus large gamme d’études, incluant des dictionnaires et des tentatives de construction de normes. Pour des raisons assez évidentes, ce sont les linguistes de ces régions hors Québec qui s’attardent le plus sur des questions de bilinguisme, le bilinguisme étant, évidemment, une entrave à la réalisation d’espaces unilingues. Ils s’interrogent quant à la viabilité d’un système linguistique bilingue sans impact négatif sur le français

2. Pour l’Acadie, voir par exemple Flikeid, 1984 ; Péronnet, 1989 ; pour l’Ontario français, voir Mougeon, 1989 ; Mougeon et Beniak, 1991 ; pour l’Alberta, voir Kermoal, 2003.

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au contact avec l’anglais, le français et l’anglais étant vus jusqu’ici comme deux systèmes complets et mutuellement exclusifs (Mougeon et Béniak, 1991 ; Poplack, 1988). Dans leurs travaux sur la psychologie sociale du langage, Landry et Allard (1989) introduisent les concepts de « bilinguisme additif » et de « bilinguisme soustractif » pour décrire la différence entre un bilinguisme souhaitable qui maintient intacts les deux systèmes, et un bilinguisme nocif dans lequel un système détruit l’autre et affecte sérieusement la vitalité ethnolinguistique d’une communauté. L’idée que la survie d’une communauté (comprise comme une entité organique) est importante peut se comprendre comme une tentative de reproduire un marché où le capital linguistique de ses membres aurait une valeur et d’autoriser le gouvernement fédéral à agir comme représentant des intérêts des francophones canadiens, et donc de contrecarrer la légitimité représentée par le nationalisme québécois. Avec les études démo­graphiques sur l’assimilation et l’exogamie fondées sur les recensements, les études sur la vitalité linguistique deviennent des outils importants dans la construction de l’idée d’espaces uniformes francophones menacés et nécessitant un appui judiciaire et financier afin d’assurer leur survie. L’accent est encore une fois déplacé de la langue ellemême vers les pratiques langagières. Cependant, on met bien en relation, dans le milieu francophone minoritaire comme au Québec, la normalisation de l’espace et les formes de la langue, considérant que la langue ne peut pas se développer si son espace est limité par la présence d’une autre langue, c’est-à-dire l’anglais dans le cas qui nous concerne. On consacre donc aussi beaucoup d’attention aux capacités des locuteurs de s’exprimer correctement, notamment par le biais de tests standardisés auprès des apprenants.

La mondialisation, le néolibéralisme et la nouvelle économie Ce « régime de vérité », pour utiliser un terme de Michel Foucault, se voit remis en question à l’heure actuelle. Dans le cadre d’un mouvement très généralisé, la centralité de l’État-nation comme

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unité structurante des marchés est menacée par son incapacité de gérer facilement non seulement les mouvements transnationaux des personnes et des biens, mais aussi l’expansion des marchés euxmêmes à l’échelle planétaire (aussi parfaitement logique que soit cette expansion dans l’évolution du capitalisme (Harvey, 1989 ; Castells, 2000). L’État, auparavant sous sa forme d’État-providence, réagit en instaurant ce qu’il convient d’appeler des mécanismes néolibéraux de régulation. Les discours légitimant sont économiques plutôt que politiques ; les interstices de la mondialisation créent des espaces pour le développement de marchés locaux ; la production délaisse la fabrication fordiste, standardisée et à grande échelle pour développer des marchés de niche et des produits ayant une valeur rajoutée symbolique. Le plurilinguisme devient à la fois un mécanisme de construction de ces niches, une possibilité pour l’État de faire concurrence sur une échelle mondiale à travers ces niches, et une forme de valeur ajoutée symbolique qui garantit l’authenticité des produits et de leurs producteurs. Jadis, la constitution de la nation francophone uniformisée dépendait d’une économie politique qui se servait des différences ethnolinguistiques afin de créer une stratification sociale de l’économie industrialisée (Porter, 1965). Il est probable que le Canada applique toujours ce principe, mais les francophones n’occupent plus la même place dans la hiérarchie, d’autant plus que la nature de l’économie s’est modifiée et, par conséquent, les mécanismes de sélection. Autrefois, la marginalisation économique permettait la construction d’une identité collective solidaire et justifiait la mobilisation en vue d’une meilleure ascension sociale, mais la nouvelle donne a restructuré la façon dont interagissent ethnicité francophone, langue française et classe sociale créant des brèches dans la solidarité et multipliant les intérêts. Il en va de même des rapports entre hommes et femmes qui ont changé en même temps ; les appartenances se multiplient selon le sexe et la sexualité.

Les bastions traditionnels se transforment Dans les années 1980, les structures sur lesquelles s’était bâtie l’économie traditionnelle de la francophonie canadienne se désa-

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grègent : crise dans l’industrie lourde, interdiction de la pêche du poisson de fond, crise de l’agriculture à grande échelle, fermeture de mines, de moulins et d’usines de pâtes et papier. Les jeunes quittent les régions et vont étudier ou travailler en ville. Les régions doivent se réinventer. Par exemple, dans la péninsule du NouveauBrunswick on remplace une industrie côtière (la pêche à la morue) par une autre (la pêche au crabe des neiges) et, parce que les Japonais sont particulièrement friands de ce produit, on transforme la façon particulière de pénétration dans l’économie mondiale que représente cette nouvelle pêche. Ces changements ont comme conséquence immédiate une restructuration des rapports sociaux avec une hiérarchisation des classes plus marquée. Dans cette même région, comme ailleurs, on passe aussi à de nouvelles activités, telles que le tourisme et la production de produits artisanaux et artistiques authentiques : dans la foulée de cette nouvelle modernité, l’identité même devient la marchandise première (Heller, 2003). Dorénavant ces régions sont condamnées à vendre le produit à la fois à ceux qui partagent le même patrimoine et à ceux qui ne le partagent pas, à attirer dans la région des producteurs de produits authentiques qui ne sont pas forcément de la région et à transmettre une image identitaire qui ne correspond pas au vécu actuel. Les recherches menées actuellement par mon équipe3, montrent que, pour accueillir des visiteurs à un festival ou un spectacle fêtant la francophonie locale ou régionale par exemple, on a dû introduire l’anglais dans des espaces soigneusement construits auparavant comme unilingues francophones. On trouve des artistes de Montréal vendant des paysages de Charlevoix. Dans les spectacles à grand déploiement racontant l’histoire de la collectivité locale (comme « La Fabuleuse histoire d’un royaume », pour le Saguenay, « L’Écho d’un peuple » pour l’Est ontarien, ou « Les défricheurs d’eau » pour l’Acadie), on trouve des moments clé de construction identitaire dans l’arrivée des Français dans la région (le

3. Cette recherche, intitulée « La francité transnationale : pour une sociolinguistique de la mouvance », est subventionnée par le CRSH du Canada (2004-2007). Voir Heller et Boutet (2006) ; Moïse et McLaughlin et al. (2006) ; Malaborza et McLaughlin (à paraître).

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mythe des origines) et au XIXe siècle. Le dur travail manuel, auquel on s’est organisé pour échapper, devient l’activité authentifiante, en dehors du temps. Par ailleurs, les régions cherchent aussi à profiter de la même solution que les villes au problème du manque de main-d’œuvre : l’immigration. Dans les communautés en milieux minoritaires, comme au Québec, on cherche des immigrés, de préférence franco­ phones, pour pallier un déclin démographique, mais il est difficile de déterminer à l’avance si ces nouveaux arrivants vont s’intégrer à la collectivité de langue française. Ce phénomène est relié à un changement dans les politiques étatiques concernant l’intérêt que porte l’État fédéral à l’identité francophone. Dans le passé, il subventionnait les travaux concernant les francophones afin de légitimer son rôle comme représentant de tous les citoyens et comme défenseur des droits linguistiques. Aujourd’hui, avec le néo-libéralisme, la langue et l’identité doivent faire partie du développement économique. Dans le passé c’était Patrimoine canadien qui gérait les fonds reliés au Programme des langues officielles, tandis qu’aujourd’hui cette responsabilité relève de chaque ministère et les programmes sont axés sur l’économie. C’est ainsi que, depuis 1997, le Réseau de développement économique et d’employabilité oriente les fonds fédéraux vers des activités de développement économique pour les francophones et non plus vers des activités culturelles qui contribuent à la sauvegarde de la langue et de la culture. Dorénavant, les communautés concentrent leurs activités dans des secteurs potentiellement rentables ; un festival qui dans le passé aurait misé uniquement sur la fierté francophone de la population locale doit maintenant attirer des touristes…

De nouveaux espaces émergent Ces activités maintiennent cependant les bastions traditionnels comme source d’authenticité francophone. Tranquillement cette vraie francophonie se transforme, et on note l’arrivée de nouveaux participants. Si le Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne (RRFC) s’inquiète de leur intégration à ce qu’il appelle « le

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projet de société francophone », c’est que parfois on ne leur en donne pas la possibilité (Heller et Labrie, 2003), car on craint que ces nouveaux arrivants ne modifient les espaces existants ou qu’ils n’en créent de nouveaux. Les nouveaux espaces s’aménagent à partir de structures existantes et à partir des nouvelles conditions économiques mondiales. Les institutions scolaires, les centres communautaires et culturels ont développé les réseaux et les ressources actuels. Du côté culturel, on valorise non seulement l’authenticité traditionnelle, mais aussi des formes hybrides qui se caractérisent par une combinaison insolite de formes musicales, artistiques et linguistiques qui signale la mobilité et la capacité de traverser les frontières. Le world music comprend une contribution franco-canadienne où convergent la gigue, le rock et le rap, et qui se chante en français et en anglais. La nouvelle économie mondiale atteint aussi des marchés locaux et régionaux, des niches où la maîtrise de la langue locale permet aux entreprises de se positionner favorablement. Le Canada, ayant développé pour ses propres besoins une expertise en gestion du bilinguisme, cherche à rentabiliser cette expertise en adaptant les services ou les produits aux niches locales spécifiques au sein du marché mondial. Si le Québec a réussi à se constituer en marché régional francophone, au niveau canadien le bilinguisme devient essentiel et, du coup, une ressource à mettre en valeur pour toute entreprise cherchant à exploiter les marchés anglophones et francophones. L’industrie de la langue, une industrie mondiale, s’implante au Canada, et crée de nouvelles possibilités pour le positionnement du bilinguisme. La question qui demeure ouverte ici c’est de savoir de quelles possibilités il s’agit, et pour qui. Les services bilingues sont pour la plupart offerts par des jeunes, des femmes et des immigrés (une fois l’anglais appris) dans des emplois subalternes, souvent comme représentants dans un centre d’appel. Les traducteurs sont souvent des pigistes dont le travail peut être facilité grâce à des programmes de traduction informatisés. La marchandisation de la langue dans ces secteurs ouvre la porte à des luttes concernant la qualité du service linguistique : l’ordre de priorité, la personnalisation versus la standardisation du service à travers le monde, la professionnalisation du métier, etc.

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Suivre les transformations Les transformations décrites ci-dessus remettent en question nos idées reçues sur les langues et les communautés qui les parlent. Orientés actuellement non pas vers la construction de la nation, mais sur la compétition sur le marché mondial de la nouvelle économie des services et de l’information (des produits foncièrement communicatifs), les locuteurs et détenteurs de ressources langagières s’organisent autrement. La question de la norme qui a joué un si grand rôle dans la construction de l’idée de la nation ne disparaît pas ; elle est plutôt réorientée vers ce que les gens comprennent comme les désirs de la clientèle ou les besoins du marché. De ce point de vue, la valeur de l’authenticité (et donc de la variabilité) est en tension avec celle de la capacité de communiquer à travers toute différence sociale, par le biais de parlers neutres, de qualité, professionnels ou même internationaux. Le savoir expert des linguistes a toujours sa valeur, mais sert davantage à développer les critères d’évaluation des compétences communicatives ou les approches pédagogiques adaptées aux nouvelles conditions sociales. Pour l’anthropologue linguistique, ceci veut dire remettre en question nos méthodes de travail et redéfinir nos problématiques de recherche. Parmi les possibilités, on peut explorer les processus de catégorisation sociale et les pratiques langagières qui y sont reliées au lieu de travailler que sur les communautés et leurs langues (Heller, 2002 ; Heller, 2007). On peut aussi examiner la mobilisation des ressources communicatives par des acteurs sociaux dans leur milieu de vie ou suivre leurs trajectoires à travers ces espaces où circulent les ressources nécessaires à leur vie. Il s’agit non pas d’étudier les objets comme autrefois, mais d’étudier les processus et les pratiques. Ce rajustement met le chercheur dans le feu de l’action, le rend responsable des questions qu’il pose et du savoir qu’il crée. Si les linguistes ont contribué à leur insu au nationalisme, ils pourront maintenant contribuer au postnationalisme, mais possiblement cette fois en connaissance de cause.

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Élaboration d’un cadre normatif au Québec (1957-1965) : le rôle des linguistes et des littéraires

Anne-Sophie Fournier-Plamondon, étudiante à la maîtrise Département d’histoire Université Laval

À la suite de la Conquête de 1759, la population francophone d’Amérique du Nord doit composer avec de nouveaux maîtres qui sont anglais. La communauté française se replie sur elle-même afin de mieux défendre ses valeurs, sa foi et sa langue. Isolée du reste de la francophonie et privée de contact avec la France pendant près d’un siècle, la communauté suit une évolution différente de celle de la métropole. En effet, bien que de façon sporadique de petits groupes d’individus aient eu des contacts avec la France, le français du Canada se développe en vase clos et se détache tranquillement du français de France pour former une nouvelle branche linguistique (Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 45). Au fil du temps, les écarts entre ces deux français deviennent de plus en plus importants, à un point tel que la langue parlée au Canada français est parfois ­considérée, notamment par plusieurs Canadiens anglais, comme un dialecte. Entre résistance et survivance, autodéfense et auto­ dépréciation, les locuteurs francophones développent une image identitaire négative et formulent des opinions plutôt sévères au sujet de leur langue. Cette insécurité linguistique, présente depuis le milieu du XIXe siècle, s’accentue dans la première moitié du XXe siècle comme en témoignent les nombreuses campagnes de bon

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parler et les ouvrages normatifs1. Or, ces gestes ne réussissent pas à légitimer pour l’ensemble du peuple canadien-français sa propre langue et les jugements sur celle-ci sont de plus en plus durs. Le désir de refranciser le Canada français est surtout ressenti au Québec au sein de la classe intellectuelle, et il atteint son paroxysme dans les années 1950-1960. À cette époque, une forte proportion de la population franco-québécoise est persuadée de parler une langue déstructurée, un jargon possédant peu de points communs avec le français sinon la dénomination. Les congrès de la langue française de la première moitié du XXe siècle avaient mis en évidence l’urgente nécessité du Québec de se munir d’outils efficaces pour contrer cette insécurité linguistique ; celui de 1957 marque une étape importante dans l’histoire de la langue française au Québec. Baptisé Congrès de la refrancisation, il se veut quant à lui plus militant, plus actif et moins neutre. À ce moment, l’espace public est densément occupé par la question linguistique et le besoin d’une norme du français se fait de plus en plus pressant. Or, cette norme, parue en 1965, ne peut surgir du néant ; elle se construit en tenant compte de plusieurs acteurs, tant politiques que sociaux. Certains d’entre eux, les linguistes et les littéraires, revêtent une importance cruciale, car la langue parlée et écrite s’avère leur matériau de travail par excellence. Il est donc pertinent de se poser des questions sur le rôle joué par les linguistes et les littéraires dans l’élaboration d’un cadre normatif2 du français au Québec entre 1957 et 1965. Plusieurs auteurs ont abordé la question de la langue au Québec, démontrant ainsi la vitalité de ce champ de recherche. L’ouvrage de Claude Verreault (2002), Le français, une langue à apprivoiser, renferme moult articles indispensables à la compréhen1. On remarque une production luxuriante de dictionnaires et de glossaires définissant la langue canadienne-française, ses particularismes ainsi que ses fautes. On note les ouvrages de Oscar Dunn, Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usitées au Canada (1880) ; Raoul Rinfret, Dictionnaire de nos fautes contre la langue française (1896) ; Étienne Blanchard, Dictionnaire de bon langage (1914) ; et la Société du Bon parler français au Canada qui publie son Glossaire (1930). 2. L’expression cadre normatif revêt la signification de structures prévues et imposées pour établir la norme.

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sion de la question linguistique au Québec. Celui de Marty Laforest (2000) permet entre autres de mieux saisir les liens entre la langue et l’identité, de même que les fondements des opinions sur la langue. Le livre de Chantal Bouchard (1998), La langue et le nombril, offre un regard aigu sur le rapport complexe que les Québécois entretiennent avec leur langue. L’auteure dégage ainsi les éléments marquants du discours sur la langue au Québec, en mettant de côté ce qui a trait aux droits linguistiques. Le témoignage de Gaston Cholette (1993) est également notable, puisqu’il met en lumière toute l’importance et le poids de l’Office de la langue française, organe essentiel à la question linguistique au Québec, en retraçant son parcours depuis ses débuts jusqu’en 1974. Enfin, il ne faut pas omettre de mentionner l’ouvrage de Karim Larose (2004), qui propose une lecture de l’histoire de la spéculation linguistique au Québec. Il revisite ainsi la réflexion sur la langue au Québec en étudiant les idées, les positions et les stratégies des principaux intellectuels québécois entre 1957 et 1977. Le rôle des linguistes et des littéraires a été primordial dans l’élaboration d’un cadre normatif du français au Québec entre 1957 et 1965 puisqu’ils ont participé à la prise de conscience collective en faisant état de la piètre qualité de la langue française, en dénonçant les ennemis de la langue et en proposant un plan d’action pour remédier à cette situation. Afin d’étayer cette hypothèse, il a été nécessaire d’aller puiser dans les textes mêmes des principaux protagonistes de la question linguistique. Les littéraires et les linguistes s’exprimant en général abondamment sur ce sujet épineux, il a fallu effectuer un tri parmi eux. Ainsi, Pierre Daviault, Jean-Marc Léger, Jean-Marie Laurence, Jacques Ferron, Jacques Godbout et Fernand Ouellette ont été retenus puisque leurs noms reviennent inlassablement dans les textes sur la langue et que leurs discours alimentent sans cesse le débat3. 3. Ce défrichage a été effectué par Karim Larose (2004) qui a procédé à un recensement de pratiquement tous les écrits de l’époque concernant la langue pour son ouvrage. Il est à noter qu’un autre nom est très présent dans le débat sur la langue française au Québec, soit celui du Frère Untel. Ce dernier étant très présent dans l’historiographie, il a semblé important de faire entendre les voix d’autres littéraires et linguistes qui se joignaient à la sienne.

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Ce travail s’articulera en trois temps. D’abord, il sera question de la qualité de la langue française au Québec, de la manière dont elle est perçue. De fait, les penseurs étudiés mettent un point d’orgue à définir cette langue, à la comparer et à la stigmatiser à travers leurs prises de parole qui rejoignent un vaste public. Par la suite, les dangers qui menacent le français seront mis en relief, permettant ainsi de mieux saisir ce qui accable tant les linguistes et les littéraires. Il s’agira de mettre en évidence ce qu’ils considèrent comme les ennemis principaux du français dans la société québécoise. Enfin, les solutions proposées par ces intellectuels seront mises en lumière. Cela permettra de concevoir comment ces hommes souhaitent intervenir et quel genre d’action leur apparaît indispensable à la survie du français au Québec.

Parle-t-on français en Amérique du Nord ? French Canadian patois, beastly horrible french, Quebec patois, jargon canadien, patois vulgaire ou langage petit-nègre : voilà comment plusieurs Canadiens anglais nomment la langue parlée au Québec4. Ces opinions négatives semblent également partagées par une large part de la population, qui s’interroge sur sa propre langue. Français, franglais, joual : quelle langue est parlée au Québec ? Les intellectuels sont nombreux à y réfléchir à travers des chroniques de langue et des articles sur le langage5. En les étudiant, il est possible de dégager les sentiments des littéraires et des linguistes face à la langue au Québec, de même que de comprendre les jugements qu’ils portent sur sa qualité.

4. De fait, ces qualificatifs vont poursuivre les francophones jusqu’après la Révolution tranquille, lorsque le futur premier ministre du Canada Pierre Elliott Trudeau va accuser les Québécois de parler un lousy french (littéralement, français infect, pouilleux) (Bouchard, 1998 : 164). 5. Effectivement, chaque année on retrouve en moyenne 80 articles de type idéologique portant sur la langue entre 1950 et 1970 (Bouchard, 1988 : 13).

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Une langue humiliée À la fin des années 1950 et au début des années 1960, un signal d’alarme est lancé à propos de l’état de la langue française au Québec. À toutes les tribunes, littéraires et linguistes témoignent de sa piètre qualité auprès d’un public de plus en plus sensible à ces cris vigoureux envers une situation jugée insoutenable. Entre 1957 et 1965, les jugements sur la langue demeurent profondément empreints de sévérité. En effet, une partie de la population québécoise semble avoir intégré l’opinion négative émise par certains Canadiens anglais. Ceux-ci, tel Hugh Boulton Morphy6, affirment que leur langue est déstructurée à l’extrême, de plus en plus éloignée du français standard, saturée d’anglicismes, que leur vocabulaire est pauvre, leur syntaxe fautive et leur prononciation vulgaire. Cela entraîne un grand nombre de gens à avoir honte de leur propre langue, tant chez les ouvriers que chez les intellectuels (Bouchard, 2000 : 203). Jean-Marc Léger7 se montre très sensible à l’aggravation de la situation linguistique. Dès 1955, il évoque la menace de disparition qui plane sur la langue française au Québec8. À la suite du Congrès de la refrancisation, son opinion est encore plus affirmée. En effet, le thème de la langue est récurrent dans ses écrits, plus précisément celui de sa piètre qualité. Léger dénonce ce « pitoyable patois » qui tend à prendre la place du français véritable et s’indigne devant le fossé qui devient abîme entre « le français que l’on étudie un peu à la manière d’une langue morte et le parler de tous les jours » (Léger, 1957 : 25). Le français standard est donc perçu par certains intellectuels comme une langue d’érudit, que l’on apprend à l’école, mais à laquelle on préfère une langue vulgaire pour l’utilisation quotidienne. Cette différence de plus en plus marquée avec le français de France, mise en évidence par les 6. Avocat et député conservateur dans la circonscription de Perth-Nord en Ontario au début du XXe siècle, il lance pour la première fois en 1919 l’expression de beastly horrible french pour désigner la langue parlée au Québec. 7. Journaliste dévoué à la langue française, auteur de chroniques de langue, Jean-Marc Léger est le premier directeur de l’Office de la langue française créé en 1961. 8. Il craint que « notre parler n’ait bientôt plus que de lointaines relations avec ce que l’on peut appeler le “français universel” » (Léger, 1955 : 45).

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littéraires et les linguistes, crée un vif complexe qui s’étend selon eux à l’ensemble de la population9. Enfin, il est important de souligner que les termes employés par Léger (1959 : 57) pour qualifier le français parlé et écrit au Québec sont dévastateurs. « Pauvreté », « misère », « caractère bâtard », « mollesse », « incertitude », « dégradation », tous tendent à pointer du doigt la langue du Québec et à montrer sa qualité déplorable. Jean-Marie Laurence10 dénonce également l’état du français québécois. Il s’insurge contre la langue parlée en fustigeant sa mollesse et son caractère corrompu11. En outre, les critiques concernent autant la manière de parler le français des Québécois que le contenu de cette langue. Laurence s’indigne de la présence massive d’anglicismes et de barbarismes qui rongent la structure même des phrases. De fait, l’après-guerre constitue une période d’anglicisation très forte au Québec, où le français est fréquemment relégué à la sphère privée. Pour contrer la prééminence de l’anglais, la seule arme a longtemps été l’enseignement ; or, les études secondaires et supérieures demeurent réservées à une élite restreinte jusqu’aux années 1960 (Bouchard, 2005 : 389). Face à ce phénomène, Laurence (1957 : 68) critique la séparation croissante entre la langue de culture de l’élite et la langue parlée par la population qui se rapproche de l’anglais : « Mais le phénomène le plus frappant, c’est l’anglicisation progressive de la masse, qui se manifeste par le métissage du français et de l’anglais.[…] Il s’agit en somme d’un phénomène de scission entre une élite en voie d’intellectualisation et le peuple en voie d’américanisation ». Quant aux barbarismes, aux archaïsmes et aux régionalismes tant vantés dans les décennies précédentes, ils ne séduisent plus les linguistes qui prônent un

9. Ce complexe s’avère une des premières motivations à l’institution d’une norme linguistique propre au Québec (Razafimandimbimanana, 2005 : 57). 10. Le linguiste Jean-Marie Laurence a publié pendant 17 ans des chroniques de langue dans les journaux du Québec. Considéré comme l’archétype du puriste hautain, il joue un rôle dans la définition de la norme du français parlé à Radio-Canada (Larose, 2004 : 43). 11. « Le parler joual est du français corrompu, dégénéré et métissé […] un jargon vulgaire caractérisé par la mollesse débilitante de l’articulation et la déformation grave des voyelles » (Laurence, 1961 : 67).

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rapprochement avec le français standard (Bouchard, 1998 : 212)12. Toutefois, Laurence adopte à ce propos une position plutôt nuancée, en se souciant de l’amélioration de la langue au Québec tout en restant solidaire du locuteur moyen (Larose, 2004 : 45). En effet, il est conscient de l’état déplorable du français, tout en comprenant que l’évolution d’une langue parlée diffère de celle de l’écrit13. Le linguiste Pierre Daviault exprime une opinion qui se rapproche de celle de Laurence. À l’instar de ses confrères, il fait état de la piètre qualité du français – une langue « avilie, dénaturée, réduite en grande partie à un pastiche de l’anglais » (Daviault, 1958 : 21)  – et de la présence malsaine d’anglicismes qui réduisent le français québécois au rang de « petite langue ». Toutefois, il ajoute que le français québécois est une réalité dont personne n’a à ­s’excuser. Selon lui, il est nécessaire de remédier à la qualité de la langue en se rattachant à une langue de culture, c’est-à-dire une langue intellectualisée, grammaticale et perfectionnée (Larose, 2004 : 41). À travers leurs articles et leurs œuvres, les littéraires ont à leur tour livré leurs sentiments à l’égard de la langue française. Travaillant jour après jour avec elle, les écrivains sont inlassablement confrontés à la question du français et alimentent le débat sur sa qualité. Jacques Godbout a largement participé comme protagoniste de cette polémique linguistique. Au sein de textes aux titres retentissants, il use de termes pour le moins lourds de sens pour traiter de la langue française du Québec. Selon lui, le français québécois est miné par une gangrène dont les mots, dégradés et pourris, se font les chantres de l’incohérence et de la pauvreté langagière du Canadien français. Pour Godbout (1975a : 45), cet état de la langue est excessivement grave, car « par la langue la syphilis monte au cerveau […] et [nos 12. Marty Laforest (2000 : 82) constate que, en ce qui a trait à la langue parlée, ce qui est jugé dégénérescent est « très souvent attribuable à la conservation de traits anciens aujourd’hui sortis de l’usage », ce qui est étonnant puisque ces archaïsmes constituent des témoins de notre passé tout aussi respectables que des morceaux de poterie ou des pointes de flèches. 13. À ce propos, il use d’une allégorie savoureuse, en comparant l’évolution des langues écrite et parlée à la formation d’une couche de glace à la surface d’une rivière, le cours d’eau impétueux étant la langue parlée et la glace la langue écrite (Laurence, 1959  : 43).

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mots] tuent depuis longtemps toute pensée originale en ce pays ». Il met également en lumière la situation douloureuse des littéraires, contraints à créer une littérature artificielle en raison du trop grand décalage entre la langue standard et la langue quotidienne. Dans « Notre créole : le joual », Godbout (1975b : 48) expose ses sentiments vis-à-vis de cet écart grandissant en mettant en relief comment une littérature ne peut survivre qu’en utilisant des mots vivants. Or, le langage de la rue, une forme avancée du franglais, est loin du français standard. Fernand Ouellette, poète, romancier et essayiste, fait également état de la mauvaise qualité du français au Québec. Dans ses écrits, il présente la langue française comme un territoire inconnu et trouble, où règne une obscurité sans pareille14. Cela renvoie au fait que pour les Québécois, le français standard –  le bon français  – s’avère quasiment une langue étrangère. Ouellette souligne aussi que l’abîme se creuse plus profondément entre la langue standard et la langue parlée qui est gavée d’anglicismes, ce qui désincarne les individus, les enclot dans un univers moins vaste : « Nous transmettre moins de mots ou des mots calqués, c’était élargir le fossé de notre rupture avec le monde » (1970 [1964] : 192). Cette situation est dramatique pour les écrivains puisqu’un langage aliéné ne peut servir à la production d’une œuvre et à la description d’une réalité (Larose, 2004 : 164). Pour Ouellette, la langue n’est pas seulement victime d’aliénation, de décomposition : elle est également mise à mort. Selon lui, « les langues qu’on n’utilise plus qu’après 5 heures de l’après-midi sont déjà mortes » (1970 [1964] : 206). Il fait ici référence au fait que le monde du travail était anglais. De fait, l’ouvrier francophone est souvent contraint de travailler dans un univers linguistique qui lui est étranger (Durocher, 2000 : 224). En plus de faire état de la détérioration du français au Québec, ­Ouellette insiste sur les répercussions de ce phénomène sur le milieu 14. « Dès que j’ai essayé d’écrire, je me suis rendu compte que j’étais un barbare, c’est-à-dire, selon l’acceptation étymologique, un étranger. Ma langue maternelle n’était pas le français, mais le franglais. Il me fallait apprendre le français presque comme une langue étrangère » (Ouellette, 1970 [1964] : 192). Il est intéressant de noter que la langue standard, conforme à la norme, n’est la langue maternelle de personne : elle doit nécessairement être apprise (Laforest, 2000 : 90).

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littéraire, de même que sur l’ensemble de la société. Selon lui, un peuple parle toujours la langue de sa situation ; les Québécois parlent une langue de survivance, car ils sont en voie de disparition. En somme, les linguistes et les littéraires ont tous fait état de la piètre qualité du français québécois, tant au point de vue technique qu’esthétique. Tandis que ceux-là ont principalement mis en lumière le caractère corrompu de la langue française, qui survit péniblement en Amérique du Nord étouffée par un carcan anglais, ceux-ci ont souligné le fossé de plus en plus profond entre la langue parlée et la langue standard, cette dernière ne permettant plus à l’écrivain d’appréhender le réel.

Pourquoi stigmatiser ? Les littéraires et les linguistes vivent douloureusement avec leur langue qu’ils considèrent de qualité déplorable. Pour juger ainsi du français, ils le mesurent à une norme perçue comme un idéal à atteindre. En examinant le rapport de ces intellectuels à la norme, il devient possible de saisir la lecture qu’ils font de leur aliénation, ainsi que les motifs qui les poussent à infliger des stigmates à leur langue. La langue est un fait social qui permet aux individus de communiquer et de s’exprimer en suivant certaines règles. Ces dernières forment une norme –  ou un bon usage  – à partir de laquelle on détermine ce qui est fautif ou non. Or, ce qui relève de la norme ne correspond pas nécessairement aux comportements réels des individus puisqu’elle est définie par des jugements de valeur (Aléong, 1983 : 257). De fait, la norme est le reflet d’un processus de hiérarchisation des variétés de langage où les considérations symboliques, logiques et esthétiques occupent une place hautement importante. Cela explique la relativité de la valeur accordée à tel ou tel fait linguistique qui change avec le temps (Laforest, 2000 : 85). Au sein de la société, l’autorité en matière d’usage langagier appartient généralement aux couches sociales les plus élevées. En effet, c’est le groupe le plus influent qui détermine

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la langue standard et qui l’impose à l’ensemble de ses locuteurs15. Cela est d’autant plus vrai au Québec, puisque la norme de référence en vigueur jusque dans les années 1960 est le français de France, que seule une minorité peut acquérir grâce aux études supérieures. Toutefois, il s’avère inconcevable que le français québécois soit semblable à celui de la France, puisque la langue doit servir à exprimer les réalités entourant les individus. De fait, comme le note Daviault, toute langue coupée de sa source évolue différemment de la langue-mère, ce qui a contraint les Québécois à créer un nouveau vocabulaire. Toutefois, Daviault (1958 : 15) met en garde les Québécois contre une utilisation abusive de ces canadianismes qui pourraient défigurer la langue française. Ces innovations peuvent toucher la lexicographie, mais aussi la prononciation, créant ainsi un ensemble de traits exclusifs au français québécois qui le démarque du français de France (Laforest, 2000 : 57). Face à la norme de France, véhiculée par les dictionnaires et les grammaires, les linguistes et les littéraires ressentent un vif malaise. Une étude menée au début des années 1960 auprès de Montréalais témoigne de l’insécurité linguistique régnant parmi les francophones. Les résultats montrent que les sujets anglophones considèrent le français comme une langue inférieure à l’anglais ; quant aux francophones, ils entretiennent une image autant sinon plus négative de la langue française (Laforest, 2000 : 88). L’étude a également mis en relief que plus le français parlé se rapproche du français européen, plus il est évalué positivement. Cette auto-­ évaluation est le manifeste criant d’une forte insécurité linguistique parmi les locuteurs francophones, qui est vécue à la fois par les intellectuels et la population, car la norme de prestige, soit le français de France, est extérieure à la communauté. De fait, ils font partie de la classe dominée de la société ce qui les pousse à partager « les jugements de valeurs qui définissent les normes de prestige [le français de France] d’après le sociolecte de la classe dominante [les anglophones] » (Bouchard, 1988 : 8). En somme, si les jugements 15. C’est pourquoi le parler des ouvriers et des paysans n’a pratiquement aucune chance de s’imposer, de la même manière que les variétés métropolitaines de langue sont toujours perçues comme étant plus prestigieuses que celles des colonies (Laforest, 2000 : 86).

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des littéraires et des linguistes sont si durs envers le français québécois, c’est en raison de leur sentiment d’aliénation vis-à-vis du groupe occupant des positions dominantes dans le champ social. En effet, la prolifération d’écrits stigmatisant la langue témoigne de la « condition du colonisé aux prises avec une forme d’expropriation de la parole » (Bélanger, 1977 : 153). Ainsi, pour comprendre la question de la qualité de la langue française au Québec, il s’avère impossible de faire abstraction du fait que la nation canadiennefrançaise a été vaincue, conquise et est dominée. De fait, le Québec est dirigé par une minorité anglaise qui investit les villes et possède les leviers économiques et politiques. La période d’industrialisation qui suit la Seconde Guerre mondiale suscite une augmentation du niveau de vie de la population canadienne-française et entraîne celle-ci dans un mouvement d’urbanisation ; le Canadien français type passe alors de paysan à ouvrier ou employé de patrons anglosaxons16. C’est ainsi qu’il prend conscience de manière plus aigüe de la domination subie et de sa position d’infériorité sociale. Son esprit est habité, occupé par cet autre, le Canadian, qui tente de lui introjecter ses valeurs en monopolisant une large part de l’espace public17. Cette situation de déclassement conduit à une aliénation du Québécois. En effet, à mesure que leur situation « se détériore et que l’image identitaire négative se met en place, le discours sur la langue trahit une angoisse plus vive » (Bouchard, 2000 : 203). Léger est sûrement le plus catégorique à ce sujet, puisqu’il lie le salut de la langue française en Amérique du Nord à celui du Canada français18. Il use principalement de la métaphore du miroir –  la langue 16. En effet, les Canadiens français ont formé pendant moult années la majeure partie de la population rurale du Québec (Bouchard, 1998 : 203). 17. Effectivement, le monde des affaires et du travail est anglais, ce qui incommode de plus en plus les locuteurs francophones qui sont majoritaires (Robert, 2000 : 240). Selon Bélanger (1977 : 153), même l’architecture témoigne du rapport de domination entre les deux groupes linguistiques. Par exemple, les quartiers francophones de Montréal sont refoulés dans l’est de la ville et caractérisés par des maisons identiques, dépersonnalisées, contrairement aux quartiers anglais. 18. « […] le problème de la langue chez nous est étroitement lié au problème du Canada français tout court » (Léger, 1959 : 57).

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miroir de la nation  – pour exprimer son opinion. Définie comme telle, la langue reflète l’état de la collectivité et se fait le « symptôme vivant, actif et troublant de l’évolution […] de la nation » (Larose, 2004 : 57). Les littéraires et les linguistes veulent que le Québec participe à la grandeur de la civilisation et de la culture française. Celles-ci sont en effet reconnues pour leur qualité, leur précision et leur raffinement (Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 51)19. Se sentant étouffés par le carcan anglo-saxon, ils critiquent le français québécois qu’ils jugent défiguré par les locuteurs mêmes. Stigmatiser la langue québécoise c’est stigmatiser l’homme québécois, ce colonisé à désaliéner de la domination anglaise. Entre 1957 et 1965, la communauté intellectuelle a été fortement agitée par la question de la qualité de la langue, les linguistes et les littéraires alimentant généreusement le débat. Ils ont clairement étalé leurs sentiments par rapport au français québécois qui est jugé approximatif et bâtard. Cette mauvaise opinion reflète une vive insécurité linguistique générée par le statut de la nation ­canadienne-française de même que par l’existence d’une norme extérieure20. En faisant ainsi état de la piètre qualité de la langue, les littéraires et les linguistes participent à la prise de conscience collective des Québécois à leur condition de sujétion face aux Canadians et à leur besoin de se revaloriser au point de vue identitaire. Cette revalorisation doit passer entre autres choses par le biais de la langue, qui est menacée par maints dangers.

Les ennemis du français Dans les années 1950-1960 la langue est une source de préoccupations pour plusieurs Québécois en général, et pour les linguistes

19. De fait, ils soulignent qu’il est impossible qu’un peuple de haute culture parle une langue inférieure (Laurence, 1959 : 10). 20. En effet, « privée [l’élite canadienne-française] du prestige économique et politique par la domination anglophone et du prestige linguistique et culturel par l’existence d’une norme extérieure, elle n’en imposait à personne, surtout pas à elle-même » (Bouchard, 1988 : 8).

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et les littéraires en particulier. Elle suscite la gêne, la honte et le mépris et il ne semble exister de mots assez forts pour la dénigrer (Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 24). Les littéraires et les linguistes sont conscients que leur langue ne dépérit pas seule, mais que plusieurs facteurs sont à l’origine de son état de plus en plus déplorable. En outre, l’effet couplé de contacts plus grands avec la langue anglaise et d’un système d’enseignement défaillant nuit énormément à la cause du français au Québec.

L’anglais Le Québec des années 1950 connaît une forte vague d’anglicisation et d’américanisation. Sur les affiches, au travail, dans la rue : l’anglais est omniprésent dans la vie des Franco-Québécois. La tâche de refranciser incombe à tous, notamment par le combat de l’anglicisme. Ce dernier, et par extension le bilinguisme, constitue un des ennemis les plus néfastes de la langue française que les linguistes et les littéraires dénoncent à hauts cris. Jean-Marc Léger perçoit l’anglais comme l’ennemi numéro un de la communauté française et de sa langue. En effet, il soutient que les Canadiens français vivent dans une société conçue par et pour d’autres21. De plus en plus soumis à des influences étrangères, ils sont submergés par la langue, la culture et le mode de vie anglosaxon. En effet, ils prennent peu à peu conscience de la prédominance de la langue anglaise ; la place anormale faite au français dans les institutions, les milieux de travail et l’ensemble de l’espace public les inquiète. De fait, l’unilinguisme anglophone du monde des affaires, les entreprises exigeant le travail en anglais et le refus de plus en plus grand des commerçants à offrir un service en français contribuent à exacerber les sentiments négatifs vis-à-vis de la lourde présence de la langue anglaise (Robert, 2000 : 240)22. 21. Ils vivent « dans des cadres inspirés par d’autres et conçus pour d’autres, selon des formules et des méthodes animées d’une mentalité étrangère » (Léger, 1959 : 57). 22. En outre, les Canadiens français reçoivent toutes les nouveautés de la vie moderne par le biais de l’Angleterre et des États-Unis ; ils subissent donc intensément la culture anglo-saxonne (Bouchard, 2001 : 12).

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Pour Léger, cette pénétration de l’anglais dans la vie économique, puis dans la vie tout court, marque le début d’une seconde conquête, faisant suite à celle de 1760 (Larose, 2004 : 60). Le bilinguisme au sein d’un groupe ethnique minoritaire est, selon Léger, le premier temps de la disparition de la langue maternelle. Le bilinguisme est donc une expérience aux effets ravageurs (Larose, 2004 : 63). « Absence de dignité, résignation, lâcheté » : tous ces facteurs facilitent le triomphe de la langue anglaise au Québec et la détérioration notable du français (Léger, 1959 : 61). Selon Larose (2004 : 62), il maintient que tant que la langue française ne sera pas la langue de communication et d’échanges normale dans tous les secteurs, elle sera dévalorisée. Jean-Marie Laurence fait lui aussi une croisade contre la trop forte présence de la langue anglaise au Québec. Les risques du bilinguisme sont trop grands pour une société de jeune culture comme le Canada français. Le langage ayant une lourde incidence dans le développement intime de chaque individu – puisqu’il le suit dans les tréfonds de sa pensée  – il importe de préserver la langue française de la contamination de l’anglais23. Il soutient que le bilinguisme met en contact deux cultures et deux formes de pensée, ce que l’individu ne peut complètement absorber24. En fait, Laurence voit le bilinguisme comme une menace à l’intégrité du Canadien français, ce dernier ne pouvant qu’être perturbé par cette juxtaposition de langues et de cultures (Larose, 2004 : 46). Quant au linguiste Pierre Daviault, sa position au sujet de l’anglais et du bilinguisme semble rejoindre celle exprimée par ses collègues. Il commence par affirmer que l’emprunt à d’autres langues est légitime s’il n’y a d’autres possibilités ; toutefois, les Québécois font un usage abusif de ce procédé, puisqu’on « […] ne doit recourir aux termes étrangers que lorsqu’on a épuisé les ressources de notre langue » 23. En effet, Laurence (1959 : 52) note trois périls principaux menaçant l’intégrité de la langue française, l’anglicisme sous toutes ses formes étant le plus grave d’entre tous « puisqu’il sape à la fois la prononciation, le vocabulaire et la syntaxe » du français. 24. « Le bilinguisme met en présence deux styles de civilisation et de culture, deux formes de pensées. L’individu ne peut intégrer parfaitement ces deux formes » (Laurence, 1959 : 52).

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(Daviault, 1958 : 15). Pétris de culture anglaise, comment peuventils trouver le vocabulaire français ? Daviault met donc en relief que la plupart des anglicismes défigurant la langue française proviennent de l’ignorance et de l’inhabilité à penser en français25. Cette inhabilité est provoquée en majeure partie par le bilinguisme. Les littéraires insistent énormément sur la menace que constitue le bilinguisme pour la langue et la société québécoises. Selon ­Ouellette, le bilinguisme s’avère la tragédie du Québec sur le plan linguistique, car les locuteurs ne se rendent même pas compte de l’affaiblissement de leur langue : « lorsque les structures de deux langues très dissemblables se fusionnent [comme c’est le cas au Québec avec le franglais], à l’insu de celui qui parle, […], c’est une désintégration de la langue » (Ouellette, 1970 [1964] : 198). En fait, le bilinguisme provoque chez l’homme l’expérience continuelle de la confusion mentale, deux langues étant à l’assaut de son cerveau ; ses structures mentales s’en trouvent donc amoindries (Ouellette, 1970 [1964] : 193)26. Pour Ouellette, l’homme tend à réduire au minimum son activité physique et mentale dans tous ses comportements ; cela s’applique au domaine de la linguistique. Ainsi, l’usage de deux langues constitue une dépense d’énergie considérable. En outre, il soutient que l’individu, par économie de moyens, s’en tient à la langue dont l’emploi lui permet la moindre dépense d’énergie (Larose, 2004 : 200). Ainsi, les Québécois ont plus de motivations à utiliser la langue anglaise en raison de facteurs socio-économiques. De fait, selon Durocher (2000 : 224), les possibilités de trouver un emploi qualifié et d’obtenir des promotions sont fort restreintes pour un ouvrier francophone s’il n’est pas bilingue. Ouellette se montre très dur envers le bilinguisme, car il soutient qu’il asphyxie la langue française qui est perpétuellement agressée par la langue du groupe majoritaire. Le bilinguisme est donc la voie de l’assimilation, une « assimilation lente et douce avec

25. La vie courante se passant en anglais, puisque le français est fréquemment relégué à la sphère privée, les mots anglais sont trop souvent utilisés (Daviault, 1958 : 19). 26. En somme, il croit que la langue transforme l’être du locuteur et le touche dans la profondeur insondable de son existence (Larose, 2004 : 171).

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tout le fair-play anglo-saxon […] » (Durocher, 2000 : 206)27. Cela est catastrophique pour la langue française qui n’est plus alors en expansion naturelle : elle est emmurée, momifiée par la lourde présence anglaise. Dans ses écrits, Godbout s’attaque également au bilinguisme, qui tétanise l’écrivain. De fait, il ne peut se concevoir « dans une biculturebilinguebinationale ! » (Godbout, 1975a : 43)28. Le vocabulaire qu’il emploie pour qualifier le bilinguisme est frappant : il est « répugnant », il « corrode » les mots, il est une « solution visqueuse » (Godbout, 1975a : 44-46). La langue anglaise écorche, dépèce le français ; elle agace et ennuie les Canadiens français en général et plus particulièrement l’écrivain ; elle subjugue la nation dans son âme même. À l’instar de Ouellette, il saisit le bilinguisme comme une manière « polie d’imposer une pensée étrangère [la pensée anglo-saxonne] par le viol des mots, et de la conscience »29. Ainsi, le bilinguisme est une des causes premières de l’aliénation de la langue française et de ses locuteurs. Jacques Ferron partage les opinions des littéraires de son époque au sujet du bilinguisme. Il est convaincu qu’au Québec, la cohabitation du français et de l’anglais ne peut s’effectuer dans l’harmonie, sans compromettre la précision et la cohérence des langues –  plus particulièrement du français (Larose, 2004 : 131). Cela mène à une anglicisation inexorable et « fait du français qu’on parle autour de [lui] une langue qui est tout sauf du français » (Ferron, 1985 : 196). Le contact brutal avec une civilisation dominante affecte la langue tout entière. Cette conséquence est d’autant plus grave pour les littéraires, car « la corruption du milieu linguistique menace la création elle-même » (Larose, 2004 : 142).

27. De fait, le bilinguisme généralisé serait la première étape vers l’assimilation à l’anglais et la disparition de la nation canadienne-française (Bouchard, 2000 : 204). 28. Il semble vouloir secouer le joug de la subordination linguistique et socioéconomique et mettre fin à une attitude de passivité résignée (Durocher, 2000 : 226). 29. Il mentionne également que l’addition de deux langages ne donne pas deux pensées, mais bien une absence de pensée (Godbout, 1964a : 45).

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La présence massive de l’anglais au sein de la vie des Canadiens français est considérée comme un danger de premier ordre pour la langue française selon les linguistes et les littéraires. D’une part, le cadre de vie bilingue affaiblit la langue française et la dénature ; d’autre part, il pousse les individus à se détourner de leur langue maternelle au profit de la langue anglaise qui est synonyme de promotion socio-économique. Pour contrer la pression de ­l’anglais, le seul moyen a longtemps été l’enseignement (Bouchard, 2005 : 388). Or, les critiques ne sont pas moins vives à l’égard du système d’éducation.

L’enseignement Une des caractéristiques des Canadiens français, jusqu’à la Révolution tranquille, s’avère leur niveau d’instruction particulièrement bas. En effet, jusqu’en 1960, la population québécoise est nettement sous-scolarisée30. Non seulement, l’instruction est plus ou moins répandue, mais l’enseignement du français est peu important31. Les linguistes et les littéraires s’indignent du manque de considération accordée à la langue française dans les établissements scolaires. Dans son article « Échec à la langue française dans notre enseignement », Léger (1957) met en lumière ce qu’il considère comme étant les problèmes principaux de l’éducation au Québec. Selon lui, la déchéance du français leur serait en partie imputable. Tout d’abord, il critique le corps enseignant, qui a une sévère tendance à négliger la qualité de la langue parlée32. Privés de bons 30. Ce n’est que durant la Seconde Guerre mondiale que l’instruction devient obligatoire de 6 à 14 ans ; toutefois, la loi n’est pas toujours respectée. 31. En fait, il vient au troisième rang des priorités après l’enseignement de la religion et de l’hygiène (Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 44). Léon Dion cite l’exemple du Ô Canada, rapporté par le Frère Untel. Des élèves avaient eu en dictée l’hymne national, qui en était ressorti passablement meurtri. Ainsi, « ton front est ceint de fleurons glorieux » était devenu « ton front est sein de flocons » (Dion, 1987 : 340). 32. « Il est plutôt rare de voir un instituteur attacher une importance quelconque aussi bien à son propre langage qu’à celui de ses élèves » (Léger, 1957 : 24). « Chez combien d’entre eux, le souci de la langue se manifeste-t-il constamment dans leur façon de s’exprimer en classe […] ? » (Léger, 1957 : 26).

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exemples, les jeunes accordent moins d’importance à la langue parlée et font une distinction entre le français standard des leçons et la langue de tous les jours. Léger souligne que l’élève qui récite impeccablement des vers célèbres dans un français irréprochable retrouve l’instant suivant son français vulgaire (Léger, 1957 : 25). La piètre qualité de la langue pourrait ainsi être corrigée, du moins partiellement, par un meilleur encadrement de la part des instituteurs ; c’est à eux qu’il incombe de répandre le goût d’une langue pure et belle. Jean-Marie Laurence se joint aux critiques de Léger en ce qui a trait aux enseignants qui malmènent le français. Au sein de ses écrits, il met en relief le manque de compétence des enseignants qui malmènent le français dans les cours de langue. Tout comme Léger, il souligne l’importance du professeur, qui doit montrer l’exemple à ses élèves. Selon Laurence, « il y aura plus d’accueil au ciel pour la petite institutrice qui exige de ses élèves, dans la langue de tous les jours, une articulation nette, que pour tel cabotin, dont les élèves roucoulent une pièce classique à la Saint-Genest et parlent malgache le reste de l’année » (Laurence, 1961 : 68). Léger s’en prend également à la qualité des manuels scolaires, qu’il juge en partie responsables de la dégradation du français. À la fin des années 1950, on assiste effectivement à un processus de canadianisation des livres d’enseignement. Or, d’après Léger, on voudrait « consciemment mal enseigner le français à nos enfants, on tiendrait à leur donner en partage l’ignorance, qu’on ne ferait pas mieux ». Selon lui, le Québec n’est pas doté de spécialistes nécessaires à la rédaction de manuels dignes de ce nom (Léger, 1957 : 29). Quant à Daviault, il reprend en partie les critiques de ses collègues linguistes vis-à-vis de l’enseignement, qui contribue à la détérioration de la langue française. Il dénonce principalement la qualité des manuels scolaires. En effet, il lui apparaît fort inquiétant que les livres mis entre les mains des enfants soient écrits dans une « langue qui est un pastiche de l’anglais, quand il ne s’agit pas purement et simplement de traductions littérales » (Daviault, 1958 : 21). En plus, même les grammaires françaises n’échappent pas à cette contamination. Daviault critique vertement les auteurs des grammaires canadiennes qui croient pouvoir se soustraire à l’in-

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fluence de la culture française. De fait, en lieu et place des textes de bons auteurs français, on y retrouve des phrases écrites par les auteurs des livres scolaires33. Selon Daviault, il s’avère impossible d’enseigner une langue sans tradition et sans littérature, sans quoi la langue apprise est pitoyable. Léger dénonce aussi le climat qui règne dans les établissements scolaires, qui n’est pas propice à l’effort intellectuel. Il fait le constat qu’on enseigne plus de choses, mais qu’on les enseigne moins bien ; si l’enseignement « était dominé d’abord par une préoccupation exigeante de qualité, du travail en profondeur, la langue, parlée et écrite, s’en ressentirait heureusement » (Léger, 1957 : 30). Dans un même ordre d’idées, Laurence s’en prend à la substance même des cours de français en critiquant leur contenu qu’il ne considère pas adéquat. De fait, il croit au bien-fondé de l’apprentissage de la langue courante, sans pour autant enseigner le français vulgaire. Pour lui, il ne s’agit pas d’apprendre aux élèves que des termes érudits, mais plutôt de leur offrir une solide base de vocabulaire de langue française34. Sans cela ils risquent de massacrer leur propre langue et de ne pouvoir dépeindre le monde qui les entoure sans avoir recours à l’anglais. Enfin, le littéraire Fernand Ouellette perçoit également l’enseignement comme un des plus grands ennemis du français. Selon lui, l’apprentissage de la langue permet l’humanisation de l’homme. En effet, recevoir une langue c’est acquérir le pouvoir de s’exprimer, mais aussi de nommer et de penser le monde. Comme il a été mentionné antérieurement, la population canadienne-française est généralement peu instruite et possède par conséquent une moins bonne connaissance de la langue. Cette ignorance du milieu fami-

33. « On ne donne plus en pâture aux écoliers que des phrases composées pour la circonstance par les auteurs des manuels. Et quelles phrases innommables ! » (Léger, 1957 : 23). 34. « C’est une erreur d’enseigner exclusivement des termes savants ou littéraires comme oligarchie, diaphane, aposiopèse, etc. à des adolescents qui disent coat pour veston, switch pour interrupteur et lapel pour revers. Comment éviter le mot anglais si l’on ne possède pas un fonds de vocabulaire français ? » (Laurence, 1959 : 52).

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lial n’arrive donc pas à combler la faim de mots de l’enfant35. Cette dernière n’est pas compensée par un milieu scolaire qui, en raison de l’ignorance des maîtres, n’est pas plus apte à prodiguer aux élèves l’apprentissage d’une langue française de qualité. En outre, dès l’enfance et en raison de l’enseignement, le Québécois francophone est contraint d’acquérir une langue boiteuse et déficiente. Les ennemis menaçant le français au Québec sont bien connus des littéraires et des linguistes qui s’attribuent le rôle de les mettre en relief pour mieux les critiquer. En s’insurgeant contre la forte présence de l’anglais et du bilinguisme, ils tentent de faire prendre conscience à la population du génocide de la langue française, que l’enseignement contribue à perpétrer à son tour. En somme, l’ennemi provient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur de la nation canadienne-française. Afin de stopper la dégénérescence du français et de contrer les périls qui le menacent, les linguistes et les littéraires vont mettre de l’avant certaines solutions.

Comment sauver notre  héritage ? Face au profond malaise linguistique qui les assaille en raison du divorce entre le modèle idéal de français et l’usage réel au Québec, les locuteurs francophones doivent se battre contre les dangers qui mettent péril leur héritage culturel. Pour préserver leur langue, les linguistes et les littéraires tentent de mettre au point un plan d’action. Cette première phase d’aménagement de la langue au Québec qui prend place à la fin des années 1950 et au début des années 1960 passe principalement par la demande d’interventions étatiques de même que par un contact plus étroit avec la francophonie.

35. « Nous, les fils d’ouvriers ou de cols-blancs, avons été particulièrement frustrés. Notre faim de mots, au stade du réalisme nominal, n’a pas été assouvie » par l’ignorance (Ouellette, 1970 [1964] : 192).

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Interventions de l’État Les campagnes de presse et de bon parler ayant un effet limité sur l’amélioration de la qualité du français, les linguistes et les littéraires songent à utiliser l’État québécois comme instrument de redressement. À partir du Congrès de la refrancisation, l’impatience s’accentue. Conférences, articles de journaux ou de revues, colloques, chroniques linguistiques, toutes les tribunes servent à réclamer une action décisive du gouvernement en faveur du français (Bouchard, 2001 : 13). Comme le note le Frère Untel, « La langue est un bien commun, et c’est à l’État comme tel de la protéger » (Desbiens, cité dans Bouchard, 2001 : 14). En étudiant le discours des linguistes et des littéraires à ce propos, il est possible de mieux saisir les gestes posés par l’État entre 1957 et 1965. Les solutions prônées par Jean-Marie Laurence relèvent en majeure partie de réformes dans le milieu scolaire. De fait, il souhaite voir maints changements dans le système d’instruction public. En ce qui a trait à l’enseignement du français en particulier, il suggère la création d’un Service de l’enseignement du français qui aurait autorité sur tous les niveaux d’enseignement public ; enseignement du vocabulaire de la langue courante, qui serait sanctionné par un examen officiel ; révision de la forme et de la technique des examens écrits de français (Laurence, 1961 : 68). Léger s’attarde également dans ses écrits à mettre en lumière les réformes nécessaires à l’enseignement. Selon lui, la faillite du système d’éducation traduisant la faillite de la nation tout entière, le redressement de la situation impose des changements d’une telle ampleur « que seul le pouvoir politique est en mesure de les réaliser » (Léger, 1957 : 31-32). À partir de 1963, il commence à évoquer de manière plus précise les actions puissantes et radicales pour contrer la dégradation de la langue. Selon Larose (2004 : 61), il défend d’abord l’unilinguisme comme solution la plus adéquate pour faire face aux problèmes linguistiques criants du Québec36. Il 36. « […] l’unilinguisme français au Québec est une question de vie ou de mort pour le Canada français » (Léger, 1963 : 4). En fait, le bilinguisme peut se réaliser sur le plan institutionnel, mais pas individuel (Larose, 2004 : 62).

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s’agit donc de faire du français la langue de travail, du quotidien et de la communication. Dès 1964, il cible deux domaines où le gouvernement doit agir : le monde du travail où la langue française doit être dominante, et l’affichage qui doit conférer une place ­prioritaire au français37. Il note que « l’intervention de l’État par des mesures législatives pour assurer le respect, la conservation, le salut de la langue française au Québec est une idée relativement jeune qui étonne nombre de citoyens et en fait bondir d’autres » (Léger, 1964 : 4). Le travail de conscientisation pour favoriser cette évolution semble énorme, mais il est souhaité par les littéraires. Pour Ouellette, la question de la langue au Québec doit absolument être politisée. En effet, l’aliénation de la langue étant un symptôme de la condition de colonisé du Canadien français et de sa domination socio-économique, des transformations profondes doivent avoir lieu. Ces dernières nécessitent toutefois, en plus de la pleine participation de la population, l’appui de l’État. Il souligne en plus que ce n’est plus le clergé qui sauvera la langue, mais plutôt la population soutenue par le gouvernement (Ouellette, 1970 [1964] : 213). Selon lui, la situation est critique et les Québécois francophones sont devant le dilemme suivant : « ou bien ils se relèvent et restructurent toute leur société globale en la fondant sur l’unilinguisme français institutionnel, en la pensant comme un Français d’Amérique du Nord ; ou bien ils démissionnent et se laissent assimiler » (1970 [1964] : 211). Son propos rejoint indubitablement celui de Léger, dans la mesure où l’unilinguisme semble être la seule solution permettant de résorber la détérioration de la langue française au Québec. Jusqu’en 1959, les linguistes et les littéraires se heurtent à l’inertie du gouvernement de Duplessis ; à sa mort, ils semblent croire le nouveau gouvernement « plus sensible aux problèmes culturels et linguistiques, [et] ils accentuent leurs pressions en conséquence » (Bouchard, 2001 : 14). Face à ces demandes de plus en

37. Il croit plutôt à la persuasion qu’à la coercition dans ces domaines, bien que cette dernière s’avère nécessaire (Larose, 2004 : 62).

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plus nombreuses, l’État n’aurait d’autres choix que d’intervenir. Pour ce qui est de l’enseignement, l’Association canadienne des éducateurs de langue française (ACELF) mène une enquête sur l’état de la langue en 1960, qui se solde par la création d’une Commission permanente de la langue parlée ayant pour tâche de préparer un mémoire destiné à éclairer le gouvernement sur les mesures à entreprendre (Bouchard, 2001 : 15). Un des moyens envisagés s’avère la création d’un office de la langue française. Cette mesure, prisée et chaudement recommandée des linguistes et des littéraires, se concrétise le 2 avril 196238. Dès ses débuts, l’Office de la langue française (OLF) se donne pour missions de corriger et de redresser la langue québécoise. Il tient à favoriser l’intervention de l’État pour mettre en place une politique linguistique « qui tiendra compte notamment de l’importance de la motivation socio-économique pour faire du français la langue prioritaire au Québec » (Cholette, 1993 : 22). En effet, l’incompatibilité entre les besoins culturels et les besoins économiques des Québécois –  qui sont contraints de gagner leur vie en anglais  – fortement dénoncée par les littéraires et les linguistes se trouve, grâce à leurs prises de parole, en voie d’être réduite par le biais de l’action de l’OLF. Grâce à celui-ci, l’État québécois commence aussi une transformation du monde de l’enseignement39. En effet, en 1964, l’OLF recense les cinq obstacles principaux à la diffusion d’un français de qualité ; deux d’entre eux sont étroitement liés au monde de l’éducation. Il est intéressant de noter que ces obstacles sont les mêmes que ceux pointés du doigt par les littéraires et les linguistes. On retrouve ainsi la piètre qualité des manuels scolaires et l’indifférence des enseignants à diffuser un français standard (Cholette, 1993 : 35). En somme, les littéraires et les linguistes ont participé intimement à la sauvegarde et à la préservation de la langue française au Québec en proposant des solutions concrètes pour mettre en échec 38. L’Office de la langue française est créé par la Loi instituant le ministère des Affaires culturelles qui est sanctionnée le 24 mars 1961. Il a pignon sur rue l’année suivante avec comme directeur Jean-Marc Léger. 39. En privilégiant ce champ d’action, on avait l’impression de s’attaquer directement à une des racines du mal (Cholette, 1993 : 33).

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ses ennemis. Les transformations les plus importantes doivent être faites, selon eux, sur le plan de l’enseignement et du bilinguisme. Tandis que celui-ci doit être enrayé et remplacé par l’unilinguisme francophone, celui-là doit connaître des réformes en profondeur. Ce plan d’action, esquissé à travers leurs écrits, ne peut se matérialiser sans l’intervention de l’État, ce qui constitue une de leur revendication principale. Ces changements se font dans le but de se rapprocher du nouveau modèle normatif en matière de linguistique, qui s’avère la francophonie.

Contacts avec la francophonie La première phase d’aménagement de la langue au Québec est spontanée : elle consiste principalement à bannir et à avilir l’usage québécois pour adopter le modèle linguistique de France40. En effet, les discours des linguistes et des littéraires entre 1957 et 1965 mettent en lumière l’importance nuancée de se rattacher à la France et à la communauté francophone internationale. Selon Léger, le redressement de la langue française au Québec doit inexorablement passer par l’intensification des contacts avec la francophonie, que ce soit par des relations plus poussées avec l’Hexagone ou la multiplication des échanges d’étudiants et de professeurs avec la France, la Belgique et la Suisse. Il souligne que le « salut tient pour une part à notre insertion dans l’ensemble francophone, [mais que] tous les efforts ont tendu à limiter les rapports avec nos sources vitales » (Léger, 1959 : 61). De fait, les dirigeants du Québec ont été médusés par la présence croissante des ÉtatsUnis et ce n’est qu’au cours des années 1960 que surgit la volonté de nouer des liens plus étroits avec la francophonie (Morin, 2000 : 330). Du côté de l’enseignement, il s’avère nécessaire d’effectuer un retour à l’usage des manuels français, que le Canada ne peut égaler. En outre, Léger (1957 : 33) est convaincu que le redressement de la situation de la langue française au Québec consiste indénia40. Essentiellement, il s’agit de l’autodépréciation des pratiques langagières (CajoletLaganière et Martel, 1996 : 19).

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blement en une meilleure connaissance de la France sous tous ses aspects et en une augmentation des rapports avec le monde francophone. Il semble également impératif de se conformer à la norme en vigueur en France. Selon Larose (2004 : 66), cela renvoie au désir de s’unir à une langue et une culture prestigieuses, qui ne sont la propriété d’aucun peuple en particulier41. Jean-Marie Laurence (1961 : 68) croit aussi que l’amélioration de la qualité de la langue française ne peut se faire si les Québécois ne vont pas « se retremper aux sources de la civilisation française ». Toutefois, l’adoption de ce français standard ne signifie pas une renonciation complète des traits typiquement canadiens-français. Face aux inquiétudes de certaines personnes, qui craignent de devoir parler comme à la Comédie-Française, il rétorque qu’il s’agit de parler un langage simple, naturel, mais intelligible et correct (Laurence, 1961 : 68)42. Laurence prône ainsi le rattachement à la francophonie ainsi que la conservation de certains traits particuliers. Il importe de ne pas laisser spontanément évoluer la langue française au Québec, de peur qu’elle ne devienne intelligible que pour les Canadiens français (Laurence, 1959 : 51). Cette crainte de l’isolement au sein de la communauté internationale semble avoir beaucoup d’emprise sur les linguistes. Le discours des littéraires diffère quelque peu de celui des linguistes quant au besoin de rapprochement avec la francophonie. Au sein de son œuvre, Ferron n’use que de termes présents dans les ouvrages de référence français et n’invente pas de mots. Selon Larose, cet auteur ne croit pas qu’il faille transformer la langue d’une quelconque manière ; le rapport de Ferron à la langue est donc attentif au référent et à la normalisation (Larose, 2004 : 147). Chez Ouellette et Godbout, la situation n’est pas tout à fait semblable. Ainsi, Ouellette (1970 [1964] : 213) croit que la libération de la langue québécoise doit se manifester par une fusion des cultures 41. Cela entraîne les Canadiens français dans un dilemme : ils veulent qu’on cesse de dénigrer leur parler, mais ils ne veulent pas être identifiés à une langue inférieure et ils tiennent à conserver leurs liens avec une culture prestigieuse (Bouchard, 1998 : 226). 42. Puriste, il se distingue des censeurs « trop à cheval sur la lettre et sans égard pour l’esprit de la langue » (Larose, 2004 : 45).

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française et nord-américaine : « Il est donc urgent de refaire [la] société ; de la repenser en Français d’Amérique du Nord, en Québécois. Le français ne deviendra la langue de la vie quotidienne qu’à ce prix. » (Ouellette, 1970 [1964] : 212). Godbout (1975a : 44), quant à lui, pousse le raisonnement encore plus loin, en mettant en lumière l’importance de cette « littérature créole », qui est l’aveu des frustrations du peuple québécois, la preuve de son aliénation culturelle. Il croit que la solution pour la préservation de la langue française passe par la libération de la parole. L’individu est appelé à saisir le verbe, mais pas n’importe lequel : celui du joual. Celui-ci devient la langue de résistance, au sens guerrier du terme. Il s’agirait ainsi d’une langue provisoire, utilisée « aux seules fins d’un passage vers un état ultime de complète réhabilitation » (Bélanger, 1977 : 157)43. Godbout (1975b : 49) poursuit dans cette veine en avançant que le joual est peut-être la dernière étape avant l’extinction de la pensée francophone en Amérique du Nord, mais aussi l’expression juste et grave d’un puissant effort de décolonisation44. La langue du colonisé est donc l’instrument révélateur à la catharsis pour la population québécoise. Ultimatum lancé à la face du colonisateur, le joual protège le nous francophone et tente de restituer au Canadien français sa dignité en valorisant sa langue. Cette esthétique de l’insoutenable en matière de langage se veut la reproduction fidèle de la désintégration sociale. Les littéraires ne souhaitent pas légitimer cette langue, mais plutôt provoquer une « réaction salutaire contre elle, considérée comme un symptôme de l’infériorité » (Bouchard, 1998 : 250)45. Pour ces hommes, le mal

43. De fait, écrire en français de France, c’est emprunter des mots qui ne sont pas nôtres et qui ne pourront l’être tant que la population ne sera pas en mesure de l’assumer (Bélanger, 1977 : 157). 44. Le joual s’avère le seul véhicule capable d’assumer le rôle de révélateur de la condition de domination culturelle des Québécois (Bélanger, 1977 : 158). Utiliser le joual, soit une langue considérée comme étant déstructurée et appauvrie, consiste à « dénoncer la situation de domination et d’aliénation dans laquelle vivent les Québécois » (Bouchard, 1998 : 250). 45. De fait, ils sont conscients des dangers qu’il y a à parler joual, à faire comme s’il s’agissait d’une langue littéraire (Bélanger, 1977 : 158).

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d’écrire sert à réfléchir le mal de vivre ; il s’agit d’une étape nécessaire à la réhabilitation de la langue française. En somme, le plan d’action proposé par les linguistes et les littéraires pour contrer la douloureuse situation de la langue française à partir de 1957 s’articule en deux axes majeurs. Il s’agit d’abord de faire des pressions sur le gouvernement pour qu’il intervienne, car les solutions nécessitent une ampleur et des moyens que seul l’organe étatique peut fournir, puis de se définir par ou contre la France. En effet, les linguistes privilégient le rattachement à la francophonie, porteuse d’une culture de prestige, tandis que les littéraires penchent plutôt pour le détachement brutal de la référence française afin de se décoloniser. Dans un cas comme dans l’autre, le but sous-tendu est l’acquisition d’une langue légitime, que la fixation d’une norme peut apporter. * * * L’histoire de la Norme du français écrit et parlé au Québec n’est pas sans heurts. Elle s’est entre autres façonnée de par l’apport des linguistes et des littéraires, qui ont joué un rôle prépondérant dans l’élaboration des structures l’entourant. De fait, ils ont participé entre 1957 et 1965 à la prise de conscience collective des Canadiens français en faisant tout d’abord état de la qualité médiocre de la langue française. Leurs prises de parole veulent servir notamment à secouer la population francophone du Québec de sa léthargie vis-à-vis de sa langue et de sa situation de dominée. Par la suite, ils ont dénoncé de leur voix d’encre les périls menaçant la langue française. Cela leur a permis de mettre en lumière les responsables de la détérioration du français, pour mieux les fustiger. Enfin, ils ont proposé un plan d’action pour remédier à la situation catastrophique de la langue française au Québec. Cela a favorisé et suscité des interventions de la part de l’État, tout en mettant en évidence le dilemme auquel doit faire face le Canadien français : soit il se rattache à la culture prestigieuse de la francophonie et reconnaît le caractère corrompu de sa langue, soit il se détache du milieu francophone international en adoptant le joual, un véhicule d’expression transitoire permettant la réhabilitation de la langue

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française. Les littéraires et les linguistes ont ainsi servi à fixer le cadre dans lequel s’est bâtie la norme du français québécois. Depuis sa création en 1965, la norme de référence au Québec s’est beaucoup modifiée. La Révolution tranquille a mené à la réappropriation des leviers socio-économiques et politiques par les francophones, ce qui les a incités à porter sur eux-mêmes un regard plus positif. Dans cette foulée, des traits du français québécois acquièrent une certaine légitimité. De fait, plutôt que de percevoir leur langue comme « un ensemble d’écarts à une norme qui leur est extérieure, celle du français de France », les francophones du Québec la considèrent « comme une variante nationale comportant certains emplois spécifiquement québécois jugés légitimes » (de Villiers, 2005 : 399). C’est ainsi que de plus en plus de québécismes sont tolérés, voire acceptés, dans le bon usage du français québécois. Toutefois, il demeure encore en filigrane le sentiment d’infériorité linguistique par rapport au français de France. Ce dernier est en effet toujours évalué de manière plus intellectuelle, plus raffinée et on l’associe à un statut élevé, tandis qu’on attribue des valeurs d’ordre affectif – chaleur, solidarité, humour – au parler québécois (Laforest, 2000 : 89). Au cœur de l’identité collective des Québécois, le français et sa qualité font figure d’obsession. La langue est un instrument construit par les civilisations ; elle est un véhicule par lequel se transmet la culture. Elle est aussi un miroir, car parler de la langue revient au fond à parler de soi-même. À travers les débats linguistiques, il s’avère donc possible de percevoir l’idée qu’une société se fait d’elle-même.

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La prestation des services bilingues au Canada

Daniel Bourgeois Institut Beaubassin Moncton, Nouveau-Brunswick

Il se parle dans le monde environ 7  000 langues1. Il existe aussi plus de 200 États, dont 25 qui fédèrent près de 500 entités à souveraineté limitée2. Si dans plusieurs de ces 700 États on parle plusieurs langues, la plupart en emploient, de jure ou de facto, qu’une seule3. Or, l’immigration internationale et l’augmentation du nombre de citoyens parlant des langues non officielles font en sorte que plusieurs États doivent aujourd’hui employer de plus en plus de langues pour communiquer avec leurs citoyens. Immédiatement, les questions surgissent. Pourquoi employer plusieurs langues ? Lesquelles ? Comment ? Où, sur tout le territoire ou seulement dans certaines régions ? Comment circonscrire ces régions ? Qui, parmi les fonctionnaires, doit employer ces langues ? Etc. Dans ce texte, nous décrirons l’expérience canadienne en ce qui concerne la prestation de services et les communications orales et écrites dans les deux langues officielles du pays, le français et l’anglais. Même si le français et l’anglais ont, depuis 1867, un statut officiel à l’échelle du Canada, leur utilisation se limite, dans les faits, aux régions du pays où elles sont employées par un nombre 1. . 2. . 3. .

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important de locuteurs. Les approches territoriale et individuelle coexistent, mais la première domine. La « districtisation »4 administrative du bilinguisme officiel, y compris l’expérience des districts bilingues, est un élément fondamental du système linguistique canadien. Or, l’abandon des districts bilingues fait en sorte que le système en place est d’une lourdeur bureaucratique et écarte l’importante valeur des symboles. La prestation des services publics n’est pas une fin en soi ; elle doit contribuer à la vitalité de la minorité. Elle est néanmoins essentielle : sans services publics, notamment en éducation, point de salut. Toutefois, comme on dit en anglais : the devil is in the details (administratifs). Mes propos se divisent en quatre sections. La première élabore un modèle heuristique de gestion de prestations de services et de communications orale et écrite dans plusieurs langues. La deuxième présente un bref survol du questionnement canadien en la matière, y compris les efforts de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. La troisième présente le concept de districtisation administrative et l’expérience des districts bilingues. Enfin, la quatrième partie tentera de tirer quelques leçons théoriques, conceptuelles et pratiques de ces tentatives.

Un modèle heuristique Imaginons un État où une langue est parlée par 60  % des citoyens et y est la langue publique dominante, où une autre langue est parlée par 25  % de la population et où une cinquantaine de langues sont parlées par 15  % des citoyens. Que feraient les dirigeants de cet État, de jure ou de facto unilingue, si les 25 % parlant la deuxième langue revendiquent soudainement les services et les communications dans cette langue ? Avant d’acquiescer, le gouvernement se poserait sans doute bon nombre de questions. Par exemple : est-ce que cette langue est

4. Le terme est d’André Laurendeau (1990 : 371). Il s’agit d’un bilinguisme institutionnel selon l’approche territoriale : la prestation de services bilingues dans certains districts plutôt que dans l’ensemble du pays.

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un des fondements culturels et identitaires5, ou est-elle plutôt un moyen de communication6 ? L’État devrait-il intervenir ou maintenir le statu quo, ce qui favorisera la langue dominante7 ? S’il intervient, peut-il effectivement améliorer le statut et l’utilisation des langues minoritaires8, ou gaspille-t-il ses énergies9 ? Son intervention doit-elle se limiter aux aspects linguistiques ou viser aussi des aspects sociaux10 ? L’aménagement linguistique est-il particulier ou l’État peut-il intervenir au bénéfice des minorités raciales, ethniques et sexuelles11 ? Doit-il garantir ces droits ou les enchâsser dans une constitution12, ou doit-il offrir de tels services de façon informelle ? Toutes ces questions sont pertinentes, mais elles sont souvent reléguées au second plan, derrière les considérations politiques, administratives et financières. D’une part, les intérêts linguistiques sont souvent politiques13 et cela semble être davantage le cas lorsqu’ils chevauchent des intérêts historiques et territoriaux14. D’autre part, les questions d’ordre philosophique, même celles qui s’opposent, ont malheureusement tendance à s’effriter lorsque confrontées à des situations concrètes (Bourgeois, 2006). Ainsi, les dirigeants seraient sages de consulter autant les recherches en administration publique que celles en droit et en philosophie politique, car ils devront tôt ou tard répondre aux questions politiques et 5. Voir Herder, 1966 ; Whorf, 1956 ; von Humbolt, 1971 ; Sapir, 1966 ; Fishman, 1988 ; Slobin, 1971 ; Haas et Shafir, 1978 ; Edwards, 1985. 6. Voir Weinstein, 1983 ; Pinker, 1994 ; Chomsky 1957. 7. Voir Puig, 1983 ; Ninyoles, 1972. 8. Voir Hagège, 1983 ; Fishman, 1987. 9. Voir Edwards, 1985 ; Mackey, 1989. 10. Voir Aracil, 1982. 11. Kymlicka (1995 : 111) illustre bien la distinction entre les minorités linguistiques et les autres genres de minorités. Par exemple, en ce qui concerne la prestation de services publics à une minorité ethnique, il écrit : « It is quite possible for a state not to have an established church. But the state cannot help but give at least partial establishment to a culture when it decides which language is to be used in public schooling, or in the provision of state services. The state can (and should) replace religious oaths in courts with secular oaths, but it cannot replace the use of English in courts with no language. » 12. Voir Campbell, 1994. 13. Voir Ylvisaker, 1959 ; Bourdieu, 1980 ; Horowitz, 1985 ; MacMillan, 1998. 14. Voir Horowitz, 1985 ; Pourtier, 1991 ; Herb, 1999 ; Laponce, 1991 ; Gurr, 1994 ; Bell et Tepperman 1979 ; Bourgeois et Bourgeois, 2005.

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administratives. Quatre questions me semblent prioritaires : quel genre de conflit doit-on régler, quels sont les services en jeu, de quel genre de minorité s’agit-il et, enfin, quel modèle de gestion sera le plus efficace ? Mes recherches et mon expérience m’ont appris que ces quatre questions surgissent de façon récurrente plutôt que séquentielle mais, pour des fins heuristiques, je propose un modèle séquentiel et rationnel.

Le genre de conflit Le premier geste qu’un gouvernement doit poser c’est de se doter d’une politique linguistique qui peut soit maintenir le statu quo, soit s’inscrire dans la nouvelle réalité. Dans chaque cas il devrait d’abord considérer la typologie des huit politiques linguistiques proposée par McGarry et O’Leary (1994). Quatre de ces politiques suggèrent l’élimination des différences linguistiques par le génocide, la répartition de la population minoritaire à travers l’État, l’assimilation de la minorité ou la partition du territoire minoritaire de l’État. Les quatre autres visent la gestion des différences par le contrôle hégémonique de la majorité, l’arbitrage par un tiers parti, le consociationalisme15 ou le fédéralisme. Ajoutons à cette typologie les quatre catégories de conflits identifiés par Rokkan et Urwin (1983) : les conflits sociaux, culturels, territoriaux et politiques. Il s’agit en fait de déterminer s’il existe, premièrement, un conflit entre l’État et la minorité qui menace la survie même de la communauté ; deuxièmement, entre les institutions et les symboles culturels (la langue, notamment) de l’État et de la minorité ; troisièmement, entre les frontières étatiques et linguistiques ; et, quatrièmement, entre les objectifs de l’État et ceux de la minorité en ce qui concerne l’aménagement linguistique. La réponse obtenue à chacune de ces questions, posées dans l’ordre, 15. Le consociationalisme, un concept développé par Arendt Lijphart en 1968, est la forme que prennent les systèmes démocratiques dans les sociétés profondément divisées lorsqu’un partage du pouvoir parvient à s’opérer entre leurs élites hors de toute logique majoritaire et en dépit des clivages religieux, linguistiques ou ethniques qui peuvent exister par ailleurs entre les groupes socioculturels .

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nous guide vers la solution optimale. Schématiquement, en combinant les huit politiques et les quatre catégories de conflits on obtient le modèle suivant :

Tableau 1 L’étape d’adoption d’une politique d’aménagement linguistique

Si la survie de la communauté est menacée, un État peut, selon l’ampleur du conflit politique, écraser cette minorité ou exercer un contrôle omniprésent et omnipotent. Si sa survie n’est pas menacée, l’État doit alors déterminer s’il existe un conflit culturel. Si la réponse est négative et qu’il n’y a pas de conflit politique, il peut assimiler sa minorité. Par contre, s’il y a un conflit culturel et un conflit politique, il doit demander l’arbitrage d’un tiers parti. Il doit ensuite déterminer s’il existe aussi un conflit territorial. S’il n’y a pas de conflit territorial ni de conflit politique, il doit accorder à cette minorité un territoire distinct créant par le fait même un État fédéré. Dans le cas contraire, il doit adopter un système de gouvernement consociationnel favorable à la minorité ou répartir la minorité à travers le pays. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à l’ampleur du conflit politique (Coakley, 1992) tels que la puissance militaire et la masse critique démographique de la minorité. Ces facteurs font en sorte que le génocide est une rare exception à la règle. À partir de l’adoption d’une politique linguistique qui tient compte des conflits physiques, culturels, territoriaux et politiques, et d’autres facteurs déterminants (la masse critique, par exemple), un État doit ensuite choisir une approche d’aménagement linguistique qui repose soit

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sur l’individu, soit sur le territoire. Le multilinguisme officiel à partir du principe de l’individu est l’exception à la règle (McRae, 1975a : 49). Seule l’Afrique du Sud a pu appliquer ce principe, car sa population nationale (blanche) était répartie sur l’ensemble du territoire et suffisamment bilingue. Règle générale, les États occidentaux qui offrent des services publics dans une langue minoritaire ne le font que dans les régions où le nombre le justifie, même si certains services, telle la tenue d’un procès criminel, sont aussi offerts dans chaque langue officielle. Ainsi, la concentration minoritaire favorise le principe de territorialité (McRae, 1975a : 48-49).

Les types de services Dans une étude publiée par les Nations Unies, Francesco Capotorti (1979 : 63-93) donne une liste exhaustive de services publics offerts à des minorités : 1) la correspondance et l’information (orale et écrite) des organismes gouvernementaux, 2) la traduction simultanée des délibérations parlementaires, 3) le recours à la langue minoritaire lors des procès criminels, civils ou administratifs, 4) la toponymie, 5) la radiodiffusion, la télédiffusion et la presse écrite, 6) l’éducation primaire et secondaire, 7) l’enseignement collégial et universitaire, 8) les services d’un organisme consultatif représentatif, 9) les services d’un ombudsman et 10) l’octroi de subventions aux organismes bénévoles de la minorité afin de promouvoir sa langue et sa culture. On pourrait en ajouter d’autres, notamment les services hospitaliers et les services municipaux, mais la liste est suffisamment exhaustive pour soutenir mon propos. Si l’État ne peut accorder tous ces services à la minorité, il doit faire des choix. Selon les recherches, l’éducation primaire et secondaire est très importante, car l’école est l’institution publique qui est le mieux placée pour aider la famille et la communauté à transmettre la langue et la culture (Landry et Rousselle, 2003). Par contre, les recherches ne sont pas aussi poussées pour ce qui est des autres secteurs. Pour ne prendre qu’un exemple, la traduction des débats parlementaires a une grande valeur symbolique, mais il semble que l’affichage, commercial et public, contribue davantage à la vitalité linguistique d’une minorité (Landry et Bourhis, 1997).

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Les types de minorités Plusieurs chercheurs (Thornberry, 1991 ; Van Dyke, 1974) affirment qu’une minorité se compose de multiples sous-groupes qui se distinguent principalement par leur masse critique respective. Par ailleurs, Robert Vandycke (1992) propose une typologie basée sur trois critères : le nombre, la densité et l’homogénéité territoriale. Premièrement, lorsqu’il y a un bon nombre de minoritaires concentrés sur un territoire où ils forment la très grande majorité, on peut parler de nation minoritaire. Au Canada, ce serait le cas des francophones du Québec, mais également des Acadiens du nord et de l’est du Nouveau-Brunswick. La présence de ces nations justifie la prestation d’une gamme complète de services publics en français. Deuxièmement, un groupe assez nombreux et concentré dans une région particulière où il forme la majorité forme une enclave minoritaire. Ce serait le cas des francophones du nord et de l’est de l’Ontario et les Acadiens des autres régions du Nouveau-Brunswick. Ils justifient la prestation de la plupart des services publics en français. Troisièmement, une minorité éclatée est peu nombreuse et elle est dispersée sur un territoire donné peuplé majoritairement par un autre groupe culturel. On parle des francophones habitants les grands îlots à l’extérieur de la ceinture bilingue tels que Saint-­ Boniface (Manitoba), la Baie Sainte-Marie (Nouvelle-Écosse) et la région Évangéline (Île-du-Prince-Édouard). Ces minorités n’ont accès qu’à certains services publics en français. Quatrièmement, la diaspora comprend tous les individus du groupe qui vivent plus ou moins isolés. Ce serait le cas des autres francophones du Canada. Ils ont peu accès à des services publics en français.

Les types de gestion L’organisation de la prestation de services bilingues est un processus complexe. Chaque État devra prendre en compte non seulement les particularités politiques, culturelles et administratives du milieu, mais aussi les ressources humaines, matérielles et financières disponibles. On peut néanmoins tracer les grandes lignes de ce réaménagement administratif : 1) Comment doit-on changer la

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culture organisationnelle pour épouser les objectifs linguistiques ? 2) Combien de temps doit-on investir dans ce projet et quand atteindrons-nous le but fixé ? 3) Doit-on modifier les structures administratives ou celles en place suffisent-elles ? Par exemple, doit-on ajouter une division administrative au sein du ministère de l’Éducation pour s’occuper du programme en langue minoritaire ? Doit-on en faire autant pour les autres institutions ? 4) Doit-on affecter certains bureaux et certains postes pour assurer la prestation des services bilingues ? Et à partir de quels critères ? 5) Les nouvelles technologies de communication permettent-elles une alternative au service bilingue sur place ? 6) Doit-on ajouter des ressources humaines, les remplacer ou les former ? Si oui, combien ? À quels coûts ? Doit-on offrir une formation linguistique et culturelle ? 7) Une fois le système en place, doit-on assurer l’offre active et l’affichage ? 8) Doit-on demander à un organisme gouvernemental ou externe d’évaluer les résultats ? Il est probable que certains États n’auront pas à se poser chacune de ces questions et que d’autres questions s’ajouteront à cette liste selon les circonstances. Ultimement, le système de prestation de services bilingues mis en place sera particulier à chaque pays, il devra être assez souple pour évoluer selon les circonstances. L’étendue de l’État et la répartition territoriale de la minorité ainsi que la répartition fonctionnelle entre les institutions centrales et périphériques seront déterminantes. De plus, un État fédéral et ses composantes pourraient élaborer des systèmes de prestation qui s’avèreront complémentaires ou contradictoires, ou même les deux dans certains cas. Parfois, offrir des services publics dans la langue de la minorité ne suffit pas. Quelques fois il faut accorder à la minorité un droit de regard sur la gestion de ces services (Cairns, 1995 ; Buchanan, 1991 ; Margalit et Raz, 1990) et, dans de rares cas, des groupes minoritaires doivent pouvoir légiférer afin d’adopter leurs propres lois et règlements pour combattre « les vexations systémiques dont ils font les frais » (Foucher, 1991 : 102). Lorsque l’on décentralise ainsi, il y a une rupture hiérarchique entre le l’État et l’organisme périphérique, mais le premier conserve un pouvoir de tutelle administrative sur le second malgré son autonomie relative (Lemieux,

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1986 : 314). Ce contrôle s’exerce sur les activités, les fonctions et les décisions de l’organisme (Page et Goldsmith, 1987). Parmi les activités, on retrouve 1) la régulation des fonctions du système, 2) la désignation des dirigeants élus et administratifs et 3) la gestion des ressources, en particulier monétaires (Lemieux, 1986). Les fonctions réfèrent aux domaines d’intervention, tels que l’éducation, la santé et la police (Page et Goldsmith, 1987). Les décisions, enfin, réfèrent aux compétences décisionnelles de l’organisme déléguées aux organismes décentralisés (Lemieux, 1986). Cette périphérie comprend des organismes territoriaux –  qui s’occupent d’une ou de plusieurs fonctions sur un territoire limité – ou techniques – qui s’occupent d’une seule fonction sur l’ensemble du territoire (Lemieux, 1986). Par exemple, une municipalité est un organisme décentralisé territorialement qui cumule une multiplicité de fonctions, alors qu’une société d’État est un organisme décentralisé qui n’assume qu’une seule fonction. À partir de cette réflexion, nous avons élaboré un modèle heuristique de (dé)centralisation administrative (Bourgeois, 1995). Il est reproduit au tableau 2.

Tableau 2 Modèle de (dé)centralisation administrative, municipalités et sociétés d’État

Source : Bourgeois (1995 : 85)

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Règle générale, la décentralisation se fait de façon évolutive : le gouvernement transférant peu à peu certaines activités, fonctions et décisions. Il peut, par exemple, transférer certaines fonctions et en récupérer d’autres ou transférer certaines activités à un organisme et pas du tout à un autre. La décentralisation administrative permet l’autogestion des services publics à l’intention des minorités linguistiques. Hormis les conseils scolaires créés spécifiquement pour ces minorités, les municipalités et les régies régionales de santé –  des institutions sous-étatiques  – peuvent aussi être gérées par une minorité pourvu qu’elle constitue une masse critique suffisante (Bourgeois et ­Bourgeois, 2007). Dans un tel cas, on parle d’un « nationalisme administratif » (Bourgeois, 2007). L’autogestion et la décentralisation administrative territoriale ne règlent pas tous les problèmes. Selon Vié (1986), elles peuvent mener à l’anarchie, à l’éclatement national, à la bureaucratisation, à la politisation des services, à la corruption et à l’irresponsabilité des élus et au gaspillage des fonds publics. En matière linguistique, entre autres, elles risquent d’éliminer l’uniformité des services et la réciprocité des droits (McRae, 1975b : 246) et, puisqu’elles engendrent « des conséquences spatiales » (Sanguin, 1977), elles pourraient, à la limite, menacer l’unité nationale (Deutsch, 1962 ; Weinstein, 1983). Mais l’autogestion administrative est limitée aux seules étapes de planification et d’exécution, l’État gardant une maîtrise absolue sur l’organisme minoritaire en question. Néanmoins, le type idéal d’autogestion des services publics à l’intention des minorités linguistiques serait un organisme gouverné par des représentants issus de cette communauté – appuyés par des fonctionnaires aussi issus du milieu  – qui spécifieraient et exécuteraient les politiques publiques selon les valeurs et les besoins de la minorité linguistique régionale, tels qu’exprimés par les minoritaires eux-mêmes lors d’un processus de consultation (Bourgeois, 1986). Pour ce faire, il faudrait que les frontières administratives coïncident avec le territoire minoritaire. En reprenant la typologie de Vandycke (1992), basée sur le nombre, la densité et l’homogénéité territoriale, on peut penser qu’un tel scénario ne serait plausible que dans certaines commu-

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nautés qui jouissent d’une masse critique suffisante. Le tableau suivant illustre cette typologie de la gestion selon la masse critique minoritaire.

Tableau 3 Typologie des minorités linguistiques selon leur masse critique

Le modèle normatif Les éléments présentés dans cette première section permettent d’élaborer un modèle heuristique et normatif de l’aménagement linguistique (tableau 4). Il est heuristique dans la mesure où il cerne une gamme exhaustive d’options décisionnelles, il est normatif dans la mesure où il encadre une intervention gouvernementale ­potentielle. Par exemple, si un gouvernement opte pour le consociationalisme, il doit ensuite choisir entre une approche individuelle ou territoriale. S’il choisit la première, il accordera des droits statutaires ou constitutionnels à des individus. S’il choisit la seconde, le gouvernement devra spécifier la districtisation de la prestation des services publics à partir du type de service et de minorité et le mode de gestion de cette districtisation. Ce modèle normatif permet à un gouvernement de cerner, étape par étape, les choix à faire lorsqu’il doit résoudre un conflit politique découlant de la présence d’un ou de plusieurs groupes linguistiques minoritaires suffisamment nombreux pour justifier la prestation de services publics particuliers ou adaptés à leurs besoins. Dans l’ensemble du processus, les critères géographiques et démographiques sont déterminants.

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Tableau 4 Modèle normatif de l’aménagement linguistique

Nous pouvons maintenant étudier l’expérience canadienne.

La prestation des services bilingues au Canada16 En 1867, l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique fixait les règles de l’utilisation des langues officielles : 16. Pour un aperçu plus détaillé de l’expérience canadienne jusqu’en 1967, voir les premier (1967) et troisième (1969) rapports de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (CRBB) ; pour un aperçu plus détaillé de l’expérience depuis 1967, voir Bourgeois, 2006 : chap. 1).

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bilinguisme obligatoire à Ottawa et au Québec et facultatif ailleurs. Or, le gouvernement fédéral a négligé ses responsabilités et personne n’a osé proposer d’étendre l’article 133 au Nouveau-Brunswick, même si le tiers de ses habitants étaient francophones. Qui plus est, jusque dans les années 1960, les gouvernements provinciaux ont adopté plusieurs politiques qui ont été néfastes au français. Dans les faits, les services bilingues, tant fédéraux que provinciaux, n’ont été dispensés qu’au Québec. La Révolution tranquille au Québec bouleversa la donne. Peu à peu, un nombre croissant de Québécois réclamait la sécession et la majorité des Québécois exigeait un changement radical du fédéralisme afin de protéger la langue et la culture françaises au sein du Canada, notamment au Québec. En 1963, le gouvernement fédéral mit sur pied la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme pour étudier le conflit linguistique et proposer des solutions. Ses membres conclurent que le pays était en pleine crise nationale et proposa 150 recommandations pour la surmonter. Ce qui suit présente une analyse, qui tient compte des principaux éléments du modèle normatif et heuristique ci-dessus, de la Commission royale et les actions entreprises par le gouvernement fédéral en matière linguistique.

Le genre de conflit Le conflit ne menaçait pas la survie comme telle de la minorité canadienne-française, mais opposait la minorité francophone aux institutions et aux symboles culturels (la langue, notamment) de l’État fédéral et des États provinciaux majoritairement anglophones : le débat autour de l’adoption du drapeau canadien illustre bien l’importance des symboles en matière d’identité nationale. Toutefois, l’ampleur du conflit découlait d’abord et avant tout du fait que les frontières étatiques et linguistiques s’accentuaient : la règle de la majorité permettait aux francophones du Québec de s’attaquer à sa minorité anglophone et de menacer l’unité canadienne. Dit autrement, l’ampleur du conflit politique était non seulement en fonction de la masse critique des francophones qui formait le quart de la

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population canadienne, mais également en fonction de leur concentration au Québec. Les options du gouvernement fédéral étaient limitées en 1967. Puisque le statu quo ne faisait qu’exacerber la crise, il fallait intervenir en faveur de la minorité francophone à l’intérieur de la structure fédérale déjà en place. L’objectif linguistique du gouvernement devait correspondre à celui de la minorité : assurer l’égalité des langues et des communautés linguistiques officielles partout au pays et accorder un statut particulier au Québec. Ajouter une province acadienne (le nord et l’est du NouveauBrunswick) et une province boréale (le nord de l’Ontario) aurait certes permis de décentraliser des pouvoirs importants, mais c’était impensable. La Commission n’a jamais considéré ni le génocide, ni la répartition de la population minoritaire dans l’ensemble du pays. Elle n’a pas envisagé l’assimilation de la minorité ni la partition du territoire minoritaire même si certains citoyens les avaient ­explicitement suggérées. Elle a également évité l’arbitrage et catégoriquement rejeté le contrôle hégémonique de la majorité. Elle n’a pas remis en question le modèle fédéral puisqu’il tenait déjà compte de la plupart des aspirations linguistiques et culturelles des francophones du Québec. Finalement, la Commission a choisi de s’appuyer sur la thèse des deux nations fondatrices pour proposer une nouvelle interprétation du fédéralisme qui conduirait à un statut particulier pour le Québec et la reconnaissance de l’égalité des deux langues et des deux cultures partout au pays. En fait, selon le modèle normatif présenté ci-dessus, la Commission recommandait une double solution à la crise : le fédéralisme renouvelé et le consociationalisme administratif. La Commission royale a fait des districts bilingues la pierre angulaire de ses 150 recommandations et la première Loi sur les langues officielles du Canada en faisait autant. Ces unités administratives, formées de régions où la minorité représentait au moins 10  % de la population, auraient permis aux paliers fédéral, provinciaux et municipaux de cerner exactement les localités où ils devraient offrir leurs services dans les deux langues officielles et, du même coup, auraient reconnu, symboliquement, l’existence même des communautés minoritaires. Cependant, cette proposition

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de districts bilingues n’a pas été retenue. Le système mis en place, qui se fonde sur des critères démo-linguistiques et géographiques et sur l’approche territoriale, reflète bien la ségrégation territoriale entre francophones et anglophones : près de 90 % des minoritaires vivent au Québec et dans le couloir entre Sudbury, en Ontario, et Moncton, au Nouveau-Brunswick (Vallée et Dufour, 1974)17.

Les types de services Selon la Commission, tous les services et communications devaient être offerts au public dans les deux langues. Le secteur de l’éducation a particulièrement retenu l’attention de la Commission qui lui a consacré un des cinq volumes de son rapport (CRBB, 1968) et plusieurs recommandations. Elle justifie cette intrusion dans un champ de compétence provinciale en alléguant que « L’école est le cadre le plus nécessaire au maintien de la langue et de la culture ; [et que les communautés] à défaut d’école, ne peuvent conserver leur vitalité » (CRBB, 1967 : 128). Les autres recommandations de la Commission concernent la correspondance et les renseignements des organismes gouvernementaux, la traduction simultanée des délibérations parlementaires, le recours aux langues officielles lors des procès, l’enseignement postsecondaire, les médias, les services d’un ombudsman, l’octroi de subventions aux organismes de la minorité et les services municipaux. Aucune de ses recommandations ne portait sur un organisme consultatif représentatif ou la toponymie. La Commission s’intéressait davantage aux grands principes structurants qu’aux services spécifiques. Elle était sûre que les districts bilingues assureraient et encadreraient les communications au public et la prestation de tous les services dans les deux langues officielles. 17. Les données de 2001 indiquent peu de changements depuis 1961 en ce qui concerne la concentration des minorités linguistiques : plus de 90  % vivent au Québec, en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Voir entre autres Composition linguistique du Canada : Faits saillants en tableaux, Recensement de 2001 .

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Les types de minorités La Commission royale préconisait une approche individuelle lorsqu’elle demandait que les services et les communications des quartiers généraux des institutions fédérales et des tribunaux soient offerts à tous dans leur langue maternelle –  soit l’anglais, soit le français  –, mais elle avouait qu’il était irréaliste d’offrir tous les autres services publics dans les deux langues officielles selon l’approche individuelle. Elle pensait qu’il serait plus sage et moins onéreux de limiter la prestation en région selon l’approche territoriale : le nombre de minoritaires, la densité minoritaire et l’homogénéité territoriale de la minorité seraient déterminants. D’où l’importance des districts bilingues et son critère de 10  %. Par ailleurs, malgré le rôle primordial que jouent les écoles distinctes dans l’épanouissement des communautés minoritaires, dans les années 1960 les commissaires n’ont pas recommandé l’autogestion minoritaire de ces institutions craignant qu’une telle ségrégation empêche les communautés de profiter de la prise en charge de l’éducation par les gouvernements provinciaux et de l’important financement qui l’accompagnait (Bourgeois, 2004).

Les types de gestion L’organisation du système fédéral de prestation de services publics en français a été une démarche minutieuse, complexe et de longue durée. En fait, 40 ans n’ont pas encore suffi pour assurer une prestation de services adéquate (CLO, 2007). Pourtant, l’appareil administratif fédéral a multiplié les efforts pour atteindre les objectifs de la politique linguistique. Il a tenté l’expérience des unités de langue française comme le recommandait la Commission royale (1969 : 285), mais y mit fin en partie parce que les fonctionnaires francophones, trop isolés, avaient moins accès aux postes de haute direction (CLO, 1974). Il a élaboré et mis en œuvre un volumineux Manuel administratif des langues officielles en 1973 pour, entre autres, indiquer aux gestionnaires comment désigner les bureaux et les postes qui devront assurer la prestation de services bilingues et, en 1991, a adopté une réglementation minutieuse pour

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assurer cette prestation18. Ces règlements déterminent, entre autres, les critères démo-linguistiques justifiant la prestation de services bilingues et les régions du pays qui y correspondent, les types de services qui doivent être offerts dans les langues officielles selon la masse critique, l’offre active de tels services et l’affichage externe et interne indiquant leur disponibilité. Le gouvernement fédéral investit des millions de dollars pour offrir des cours de français aux fonctionnaires anglophones unilingues, hélas sans grand succès (Bibeau, 1976 ; CLO, 1977). Depuis la modification de l’article 41 de la Loi sur les langues officielles en novembre 2005, les institutions fédérales doivent prendre des « mesures positives » pour contribuer à la vitalité des communautés de langues officielles en situation minoritaire. Plusieurs de ces institutions consultent les organismes minoritaires, élaborent et mettent en œuvre des programmes pour combler leurs besoins19. Plusieurs institutions fédérales ont même entrepris de modifier leur culture organisationnelle pour mieux apprécier les particularités des communautés linguistiques minoritaires20. Malgré la lenteur administrative et les succès mitigés, on doit reconnaître les efforts du gouvernement. On doit également admettre que la bureaucratisation de la politique linguistique, une nécessité au sein d’un appareil complexe, a altéré la politique en cours de route en négligeant ses aspects symboliques (Bourgeois, 2006). Dans le cas des districts bilingues, des fonctionnaires ont réussi à réorienter la politique de façon subreptice (Bourgeois, 2006), tout comme l’avait fait l’association des pilotes lors de la crise des gens de l’air en 1976 (Borins, 1983). Ajoutons que, lors des élections de 1972, plusieurs fonctionnaires

18. Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation des services, décembre 1991 (DORS/92-48) . 19. Voir, entre autres, le Plan d’action axé sur les résultats – 1er avril 2006 au 31 mars 2009 : Mise en œuvre de l’article 41 de la Loi sur les langues officielles de l’Agence de promotion économique du Canada atlantique (mai 2006) . 20. Analysis and Recommendations for Changes in Organizational Culture with respect to Official Languages within the Public Health Agency of Canada (Atlantic), Moncton, ICRPAP, juin 2006.

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anglophones de la région de la capitale nationale se sont servis de leur pouvoir électoral pour fustiger la politique de bilinguisme officiel. Cela explique pourquoi, 40 ans après le premier rapport de la Commission royale, on se plaint encore d’une culture organisationnelle amorphe (CLO, 2001) et le Plan d’action sur les langues officielles rendu public en 2003 inclut, encore une fois, des recommandations qui visent spécifiquement l’établissement d’une fonction publique fédérale exemplaire. Tout compte fait, le bilan de l’État fédéral est positif en ce qui concerne la prestation de services, mais plutôt faible en ce qui concerne l’autogestion des services publics aux communautés minoritaires. Aux fins de comparaison, les provinces ont assuré, malgré elles, une telle autogestion dans le domaine scolaire en déléguant plusieurs décisions aux conseils scolaires minoritaires. Au mieux, l’État fédéral a mandaté Patrimoine canadien (anciennement le Secrétariat d’État) pour aider les communautés minoritaires à établir des organismes de développement et de revendication dans de multiples secteurs dont l’économie, la culture, l’éducation et la santé, etc.), mais leur financement demeure précaire. Hormis l’établissement temporaire d’unités de langue française, l’État fédéral n’a pas modifié ses structures administratives, mais il a mis sur pied des bureaux, créé certains postes et profité des nouvelles technologies pour s’assurer que ses services, ses communications et son affichage soient accessibles dans les deux langues officielles21, il a aussi formé le personnel en place, fixé des quotas linguistiques qui « tendent à refléter la présence au Canada des deux collectivités de langue officielle »22 et, en plus de l’évaluation faite par le Commissariat aux langues officielles23, il évalue lui-même ses propres résultats24. 21. Les exigences relatives aux langues officielles et le Gouvernement en direct, Commissariat aux langues officielles, 2002 . 22. Artice 39.1 de la Lois sur les langues officielles. Le recensement de 2001 indique que les francophones représentent 23,2  % des Canadiens, ainsi 23,2  % des fonctionnaires fédéraux devraient être de langue maternelle française  23. Voir le site web du Commissariat aux langues officielles du Canada . 24. Voir, en particulier, la Direction des langues officielles de l’Agence de la fonction publique du Canada .

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La districtisation de la prestation des services publics au Canada25 Le premier effort de districtisation administrative fédérale remonte à 1938 alors que le gouvernement fédéral fut obligé ­d’offrir ses services en français dans les régions du pays à majorité francophone26 : après 70 ans, le gouvernement fédéral était enfin forcé de respecter l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Il reconduit cette obligation statutaire en 1961 et en 1967, mais n’y accorda jamais beaucoup d’importance. Lorsque la Commission royale en prit connaissance, elle réalisa pourquoi cette districtisation administrative ne pouvait fonctionner : puisque, règle générale, le citoyen francophone ne savait pas que ce règlement existait, le gouvernement n’était donc pas incité à s’y conformer. Pour apporter des solutions à la crise, il fallait reconnaître symboliquement les principales communautés francophones et s’assurer que l’appareil fédéral s’adapte aux réalités géolinguistiques minoritaires plutôt que l’inverse. La districtisation administrative en place, laissée à la discrétion des fonctionnaires, était insuffisante. La Commission identifia 54 districts bilingues potentiels, mais préféra laisser le fédéral et les provinces préciser exactement le nombre et leurs frontières respectives. Il fallait changer la perception de la majorité des Canadiens qui ignorait la présence de communautés francophones importantes à l’extérieur du Québec et, par conséquent, du fait français partout au pays. Cette perception erronée était celle des francophobes et des sécessionnistes du Québec. La proclamation officielle de 54 districts bilingues avait trois objectifs : reconnaître l’existence de plusieurs communautés francophones à l’extérieur du Québec et, donc, que la culture d’expression française était présente dans l’ensemble du pays ; que les anglophones étaient minoritaires au Québec ; et inciter les provinces et les municipalités à suivre l’exemple fédéral en s’assurant que les 25. Pour plus de détails sur la districtisation administrative au Canada, voir Bourgeois, 2006. 26. Loi modifiant la Loi du service civil. 2 George VI (1938), ch. 7, article 1.

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services et toutes les communications publiques soient disponibles dans les deux langues officielles. Puisque les gouvernements provinciaux refusèrent de reconnaître les districts bilingues, le fédéral procéda seul et nomma deux conseils consultatifs pour déterminer le nombre et les frontières exactes des districts bilingues. Les deux conseils arrivèrent à peu près aux mêmes conclusions et, en mai 1976, le ministre responsable, Jean Chrétien, accepta de recommander au Cabinet la création de 31 districts bilingues. Les hauts fonctionnaires du Secrétariat du Conseil du trésor, profitant des événements qui se sont déroulés entre mai et novembre 1976 –  nomination d’un nouveau secrétaire du Conseil du trésor, réception d’un rapport remettant en question l’efficacité des cours de français donnés aux fonctionnaires unilingues anglophones, la crise des gens de l’air et la victoire du Parti québécois  – ont réussi à convaincre le Cabinet d’abandonner le programme, ne gardant que la districtisation administrative, c’està-dire les régions bilingues, que le Secrétariat avait déjà mises en place en 1973. Il est ironique de penser que les districts bilingues ont été remplacés par les régions bilingues qui sont maintenant déterminées par des critères démo-linguistiques et géographiques semblables à ceux qui avaient été définis pour les districts bilingues. Les régions bilingues n’ont cependant pas la même valeur symbolique parce qu’on n’en fait pas la promotion, par conséquent elles demeurent relativement inconnues. Les critères d’admissibilité sont néanmoins plus généreux puisque les Règlements sur la prestation de services et les communications au public27 découlant de la Loi sur les langues officielles adoptés en 1991 énumèrent six catégories de minorités linguistiques définies à partir non seulement de leur nombre absolu (200, 500 ou 5 000), mais aussi de leur nombre relatif (5 % au lieu de 10  %). La districtisation administrative est aussi l’approche privilégiée par les gouvernements provinciaux. La Charte de la langue française 27. Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation des services décembre 1991 (DORS/92-48) .

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du Québec, adoptée en 1977, accorde aux anglophones de cette province le droit à des services municipaux et sociaux et des soins de santé en anglais selon leur masse critique28. L’approche individuelle a guidé la mise en œuvre de la Loi sur les langues officielles de 1969 du Nouveau-Brunswick, imposant des obligations linguistiques à tous les organismes de toutes les institutions provinciales, mais cette loi fut modifiée en 2002 pour y inclure les institutions régionales décentralisées. Depuis, sont inclus les villes et villages et les commissions de déchets solides et d’aménagement qui desservent une région où la minorité représente au moins 20  % des citoyens29. La Loi sur les services en français de l’Ontario identifie 25 comtés ou régions où les services provinciaux et régionaux doivent être fournis en français30. Ailleurs au Canada, il n’existe pas de districtisation de jure, mais les gouvernements provinciaux et territoriaux dispensent certains services selon des critères géographiques et démographiques (Bourgeois et al., 2007).

Leçons théoriques, conceptuelles et pratiques31 L’étude des districts bilingues nous donne des leçons théoriques et pratiques. Clarifions d’abord quelques concepts. Premièrement, il s’agit de distinguer l’approche territoriale nationale de l’approche provinciale au sein d’un État fédéré. Il est simpliste de conclure que cette approche se résume à la dichotomie d’un Québec français et 28. L’article 29.1 de la Charte de la langue française du Québec (LRQ, ch. C-11, 1977 : ) accorde aux anglophones le droit à des services municipaux et sociaux et des soins de santé en anglais selon leur masse critique dans leurs municipalités et dans les régies régionales de santé notamment. 29. La Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick (Ch. O-0.5, 2002 : ) prévoit que les services seront fournis dans les deux langues officielles par les municipalités (article 35(1), les commissions d’aménagement et les commissions de gestion des déchets solides (article 39), lorsque « la population de langue officielle minoritaire atteint au moins 20  % de la population totale ». 30. L’Annexe de la Loi sur les services en français de l’Ontario (LRO 1990, Ch. F-32 : ) énumère les 25 municipalités ou districts bilingues de la province. 31. Pour plus de détails, voir Bourgeois, 2006 : chap. 6.

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d’un Canada anglais. En fait, on peut adopter une approche territoriale même si l’État ne compte aucune province francophone ou bilingue. Deuxièmement, il faut distinguer entre la districtisation symbolique et la districtisation administrative. La première vise la reconnaissance de la patrie minoritaire alors que la seconde se fonde sur les critères et les frontières institutionnelles. De plus, la districtisation administrative peut être bureaucratique, lorsqu’elle est imposée à la minorité au sein des aires de services institutionnels existants, ou adaptive, lorsqu’elle est établie à partir de la masse critique de la minorité faisant ainsi abstraction des frontières de l’aire de service administratif. L’étude nous a permis d’élaborer certaines hypothèses. Premièrement, les politiques symboliques sont des outils indispensables à la résolution de conflits sociolinguistiques puisque les symboles sont des sources importantes de ces conflits. Les districts bilingues étaient des concepts abstraits, mais ces régions délimitées pour des fins de reconnaissance linguistique comportaient une importante valeur symbolique. Deuxièmement, les idéologies sous-tendent les politiques publiques, mais s’estompent souvent lors de leur mise en œuvre. Ainsi, plusieurs chercheurs ont opposé le libéralisme individuel de Pierre Elliott Trudeau au libéralisme communautariste d’André Laurendeau, l’instigateur et le coprésident de la Commission royale (McRoberts, 1997 ; Laforest, 1992) mais, en pratique, les différences s’atténuent : Trudeau était favorable aux districts bilingues concédant que le bilinguisme institutionnel ne pouvait s’appliquer que dans des régions à forte concentration minoritaire32. Troisièmement, l’élaboration des modalités d’application des politiques est 32. Trudeau a toujours concédé que le bilinguisme ne pouvait s’imposer partout au Canada. Dans Le fédéralisme et la société canadienne-française (1967), il acceptait que les droits linguistiques soient limités aux communautés où la minorité représentait une masse critique. Lors de la Conférence constitutionnelle de 1969, il admet que le bilinguisme officiel proposé par la Loi sur les langues officielles de 1969 se limitera aux régions du Canada « où la minorité est assez importante pour justifier pareille mesure » (Délibérations – Conférence constitutionnelle, 10-12 février 1969. Ottawa, Imprimeur de la Reine, p. 10-11). Il est vrai, comme l’affirme Kenneth McRoberts (1997) que Trudeau souhaitait un bilinguisme a mari usque ad mare, mais il est faux de conclure que la politique linguistique reflétait le souhait.

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une étape décisionnelle importante dans le processus. C’est précisément à cette étape, lorsque l’intention politique a été traduite en action bureaucratique, que les districts bilingues furent fustigés par les hauts fonctionnaires. La Commission royale avait pourtant prévenu le Cabinet que les intérêts bureaucratiques lors de l’étape de la mise en œuvre pourraient faire dévier les objectifs de la politique. * * * Les districts bilingues ne sont pas une panacée. Ils ne résoudront pas tous les problèmes liés au bilinguisme institutionnel existant. Instaurer un système de communications et de prestation de services bilingues basée sur la masse critique n’assure pas son efficacité. Il faut une panoplie d’interventions complémentaires, notamment l’embauche d’un personnel bilingue compétent. Il existe néanmoins une corrélation entre la masse critique de la minorité, l’ampleur des services publics fournis à son intention et ses chances de survivre (Aunger, 2005). Les districts bilingues auraient comblé plusieurs besoins et ils méritent une meilleure fin que celle qu’ils ont connue en 1976. Leur abandon laisse un vide symbolique et cède la place à un système bureaucratique très lourd. Si l’expérience canadienne en matière de prestation de services et de communications dans les deux langues officielles fut médiocre pendant le premier siècle de la Confédération, elle est bien plus positive depuis 1969. Elle comporte toujours des lacunes, notamment en ce qui concerne les services provinciaux et municipaux, mais on est bien loin de la situation décrite par la Commission royale il y a 40 ans. La prise en charge des communautés minoritaires par les institutions fédérales et provinciales s’est toutefois avérée un couteau à double tranchant : si les minorités linguistiques sont maintenant mieux desservies par les institutions publiques qu’en 1969, elles ont perdu plusieurs institutions communautaires chemin faisant. Les minorités linguistiques, tant au Québec qu’ailleurs, n’exercent plus le contrôle sur leurs hôpitaux et leurs centres de santé communautaire. Par contre, leurs gains dans le domaine de l’éducation, notamment la mise sur pied de conseils

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scolaires autonomes, et la décentralisation de certains pouvoirs provinciaux à ces institutions minoritaires leur permettront de se prendre en main. Le bilan reste toutefois à faire : une minorité doit-elle se fier à l’État ou à elle-même pour offrir des services publics et des communications dans sa langue dans le but ultime d’assurer son épanouissement ? Cette question renvoie à la masse critique et à la vitalité de la minorité, et la réponse peut varier d’une communauté à l’autre, mais elle est fondamentale.

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Matthew Hayday Département d’histoire Université de Guelph

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Mais comment élaborer ces politiques linguistiques après tant ­d’années de non-intervention ? Les provinces, à part le Québec, avaient pour la plupart complètement négligé le domaine de la politique linguistique, ou avaient introduit des politiques limitant l’usage des langues autre que l’anglais dans la sphère gouvernementale. Les gouvernements provinciaux manquaient donc d’expertise pour l’élaboration de politiques dans ce domaine. Après la promulgation de la Loi sur les langues officielles en 1969, le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau a tourné son attention vers le secteur de l’éducation. Or, si l’éducation relève des provinces, c’est aussi le secteur le plus important pour la transmission des capacités linguistiques. Le gouvernement fédéral ne pouvait donc pas légiférer dans ce secteur, mais son pouvoir de dépenser lui permettait de subventionner des programmes provinciaux qui supporteraient des objectifs fédéraux. Le secrétaire d’État, Gérard Pelletier, a donc développé le Programme des langues officielles dans l’enseignement (PLOE). Lancé en 1970, ce programme était le produit d’une entente entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Selon les termes de l’entente, le gouvernement fédéral absorberait une partie des coûts associés à l’enseignement dans les langues officielles minoritaires et des langues secondes dans les systèmes provinciaux d’éducation. La réglementation concernant la mise en place et l’évaluation de ce programme fut le produit de délicates négociations entre les deux ordres de gouvernement, et une analyse de ce processus révèle les transitions et les tensions du système fédéral canadien (Hayday, 2005). Puisque, selon la constitution canadienne, les programmes en matière d’éducation sont de compétence provinciale, l’implantation du PLOE était la responsabilité des fonctionnaires provinciaux. Je me propose donc d’examiner la façon dont les provinces ont mis en place et développé leurs politiques linguistiques et leurs programmes concernant l’enseignement des langues officielles dans les années 1970 et 1980, une période de transition entre la promulgation de la Loi sur les langues officielles en 1969 et l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982. J’aimerais surtout déterminer comment ces fonctionnaires mobilisaient les experts dans l’élaboration des politiques, un processus fortement

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influencé par les actions de divers groupes d’intérêt. Je regarderai donc plus particulièrement l’influence des experts sur les stratégies des groupes d’intérêt œuvrant dans le domaine de l’éducation, surtout les associations représentant les communautés francophones minoritaires et des associations désirant l’expansion des programmes de langue seconde pour les enfants anglophones. Une étude comparative du développement de ces programmes dans plusieurs provinces me permettra de déterminer comment les rapports des experts ont contribué ou non à leur mise sur pied. Le PLOE a évolué de diverses façons selon les provinces, surtout selon les interventions et idéologies des experts travaillant au sein de, ou en collaboration avec, les ministères d’Éducation et les organismes de pression provinciaux qui représentaient soit les minorités francophones, soit le mouvement d’immersion française. Je commencerai par une brève présentation du programme. Puis, je regarderai l’évolution des experts dans le contexte canadien du XXe siècle et leur rôle dans la « ceinture bilingue », cette zone identifiée par le démographe Richard Joy (1972) qui comprend l’Ontario, le Québec, la capitale nationale Ottawa et le Nouveau-Brunswick, c’est-à-dire des espaces où vivent toujours bon nombre de francophones et de bilingues. Ensuite, j’analyserai en profondeur le rôle des experts dans trois provinces où la population francophone est moins nombreuse : l’Alberta, le Manitoba et la Nouvelle-Écosse. Finalement, je tirerai quelques conclusions sur le rôle historique joué par des experts dans l’élaboration des politiques linguistiques en éducation dans le contexte canadien.

Les origines du Programme des langues officielles dans l’enseignement (PLOE) Les avancées provinciales dans le domaine des langues officielles en éducation dans les années 1970 et 1980 reposent en grande partie sur les programmes du gouvernement fédéral ­coordonnés par le Secrétariat d’État. Ces programmes, et surtout le PLOE, ont leurs origines dans les délibérations de la Commission Laurendeau-Dunton qui a su regrouper la meilleure expertise en politiques linguistiques à l’échelle canadienne et mondiale. Cette

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commission devait recommander des politiques qui soutiendraient le bilinguisme et le biculturalisme dans plusieurs secteurs, y compris le gouvernement, les médias et le monde du travail (CRBB, 1967 : 174-175). Entre 1963 et 1971, elle a sillonné le pays, a géré des équipes de recherche et a écrit un rapport en six volumes traitant de plusieurs dimensions des questions linguistiques au Canada. Des milliers de Canadiens et des centaines de groupes ont soumis des mémoires proposant de nouvelles orientations pour les politiques linguistiques au Canada. Selon Marcel Martel (1997), les années 1960 étaient une période de transition pour les minorités francophones au Canada hors Québec pendant laquelle l’Église catholique amorçait son déclin, les organismes fraternels, tels le Conseil de la vie française en Amérique et l’Ordre de Jacques-Cartier, se fragmentaient et une identité québécoise, limitée aux frontières de la province, s’affirmait. Les communautés minoritaires francophones établies dans le reste du Canada français se sont tournées vers le gouvernement fédéral et la Commission royale. Dans leurs mémoires soumis à la Commission, des organismes provinciaux, tels la Société nationale des Acadiens, l’Association canadienne-française de l’éducation de l’Ontario et l’Association canadienne-française de l’Alberta, ont tous proposé qu’Ottawa subventionne l’éducation dans la langue de la minorité dans les provinces à majorité anglophone1. La proposition fut acceptée. Après un débat sur les modalités d’une telle subvention –  un débat pendant lequel des commissaires, dont Frank Scott, soutenaient que seules certaines provinces soient subventionnées,

1. Library and Archives Canada (LAC), RG 33, Series 80, Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism (RCBB). Vol. 41, File 720-102 Mémoires, NouvelleÉcosse, Association acadienne d’éducation en Nouvelle-Écosse, p. 10 (3 July 1964) ; Vol. 41, File 730-153. Mémoires, Nouveau-Brunswick, Société nationale des Acadiens, p.  26-29 (1964) ; Vol. 53, File 750-795, Mémoires, Ontario, Association des éducateurs franco-ontariens, p.  7-10 (1 Aug 1964); Vol. 59, File 760-615, Mémoires, Manitoba, Association des éducateurs canadiens-français du Manitoba, p.  24-25 (1 July 1964) ; Vol. 63, File 780-823, Mémoires, Alberta, Association canadienne-française de l’Alberta, p.  27-28 (1965).

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tandis que d’autres, notamment des représentants québécois ­notamment dont André Laurendeau, préconisaient une formule pancanadienne2  – la Commission recommanda que le gouvernement fédéral assume un pourcentage des coûts de l’enseignement dans la langue minoritaire (RCBB, 1968 : 193) et, surtout, qu’il encourage tous les Canadiens à suivre des cours pour pouvoir s’exprimer dans les deux langues officielles. Il aurait été relativement facile pour le gouvernement fédéral d’ignorer les recommandations de la Commission, c’était presque une tradition canadienne. Cependant, Pierre Trudeau et Gérard Pelletier les ont non seulement suivies, mais ils sont allés encore plus loin. Le gouvernement a d’abord promulgué la Loi sur les langues officielles en 1969 et créé le poste de commissaire aux langues officielles. Trudeau et Pelletier ont ensuite entrepris des négociations avec les provinces (qui ont accompagné les négociations de la Charte de Victoria) afin de créer le programme des langues officielles dans l’enseignement qui serait appliqué dès septembre 1970. Selon le premier accord-cadre, qui durerait jusqu’en 1974, le gouvernement fédéral assumait 9  % des coûts d’instruction pour les programmes de la langue minoritaire officielle et 5  % du coût des programmes de langue seconde officielle3. Quelques programmes connexes ont été ajoutés deux ans plus tard, tels des programmes de formation d’enseignants, d’échange d’étudiants et des programmes spéciaux de courte durée dont les coûts étaient partagés de façon égale entre les deux niveaux du gouvernement4. Par la suite, le PLOE fût plusieurs fois renouvelé pour des périodes de trois à cinq ans.

2. LAC, RG 33, Series 80, RCBB, Vol. 221, Binder : Meetings 55-60, Minutes of Meeting #57, 31 May-2 June 1967, p.  20-22. 3. Archives of Ontario (AO), RG 2-200, Council on French-Language Schools, Acc. 17121, Box 2, File : Fed/Prov - Bilinguisme 1972, Secretary of State News Release. “Federal-Provincial Program on Bilingualism in Education Agreement Reached with Provinces Concerning Financial Assistance.” 9 September 1970. 4. AO, RG 2-200, Council on French-Language Schools, Acc. 17121, Box 2, File : Fed/Prov - Bilinguisme 1972, Secretary of State News Release. “Federal-Provincial Programme on Bilingualism in Education - Further Arrangements Concerning Financial Assistance”, 20 January 1972.

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L’évolution de ce programme et des accords-cadres – qui existent encore  – résulte de négociations intergouvernementales et fut marquée par les tensions constitutionnelles qui régnaient au sein du système fédéral canadien. Parfois, ces délicates négociations semblaient s’enliser, menaçant l’existence même du programme, mais plusieurs militaient pour sa continuation. Premièrement, la plupart des fonctionnaires, que ce soit au niveau fédéral ou provincial, étaient peu concernés par les questions constitutionnelles et tenaient au succès de ces programmes. Comme on le verra ci-dessous, devenant peu à peu des experts en matière des programmes des langues officielles, ils se sont constitué un réseau pancanadien : ils échangeaient de l’information entre eux, élaboraient des stratégies pour calmer les politiciens et exerçaient une influence discrète pour prolonger et améliorer les programmes. Au cours des années suivant l’adoption de la Loi sur les langues officielles et du PLOE, des groupes de pression représentant les minorités de langues officielles, dont la Société franco-manitobaine, l’Association canadienne-française de l’Alberta et la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse, ont veillé étroitement à ce que le programme fonctionne. Ils demandaient des comptes rendus à leurs gouvernements provinciaux, examinaient le progrès fait dans les programmes et exerçaient une pression pour leur continuation et leur expansion. Même parmi la population majoritaire, surtout au Canada anglophone, on souhaitait que les programmes d’immersion française et de langue seconde soient maintenus. L’intérêt était tel que les fonctionnaires travaillant au sein des ministères croyaient que si le PLOE avait cessé de fonctionner, ce sont les gouvernements provinciaux qui auraient été blâmés. Outre les organismes francophones, il n’existait pas d’organismes de pression plus dédiés au succès des programmes des langues officielles que celui des Canadian Parents for French, créé en 1977 avec l’aide du Commissaire aux langues officielles. Ce groupe, constitué surtout de parents professionnels dont un très grand nombre de l’Ouest canadien, a choisi d’être proactif, demandant aux divers gouvernements de rendre compte de leurs activités et de trouver des compromis lorsque nécessaire (Hayday, 2005).

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Le PLOE a donc mis en place un cadre à l’intérieur duquel les programmes d’éducation des langues officielles se sont développés depuis 1970. Avec les subventions fédérales, il devenait beaucoup plus facile pour les provinces d’élargir leurs programmes de langue seconde et d’éducation dans la langue de la minorité. Les choix concernant l’application du programme comme telle étaient du ressort de chaque province. Voyons maintenant comment elles ont élaboré leurs politiques et le rôle joué par les experts dans ce processus.

Le développement de l’expertise dans la ceinture bilingue Vue d’une certaine perspective, l’histoire canadienne du XX   siècle peut être considérée comme la période où les experts ont dominé le discours politique et social. Avant la Première Guerre mondiale, la politique canadienne était fortement influencée par les progressistes (Morton, 1950). C’est une période pendant laquelle des jeunes de la classe moyenne, éduqués dans les universités, ont tenté d’améliorer la société, et surtout la condition de la classe ouvrière. Bien que des historiens et sociologues tels Ramsay Cook (1985), Mariana Valverde (1991) et Sara Burke (1996) aient relevé des aspects de contrôle social dans l’idéologie progressiste, ils ont aussi noté que ces jeunes avaient contribué à codifier et à professionnaliser les intervenants sociaux. e

Ce processus de professionnalisation se déroulait dans plusieurs domaines pendant la première moitié du XXe siècle. Aussi, ces professionnels formés dans les universités ont insisté pour que leur expertise soit utilisée par les gouvernements dans l’élaboration des politiques. Doug Owram (1986) et Jack Granatstein (1982), parmi d’autres, ont démontré comment la fonction publique canadienne devenait plus professionnelle (et éloignée du système de patronage) avec le recrutement d’économistes, de travailleurs sociaux, de politologues, de sociologues, etc., entre la Première Guerre mondiale et les années 1950. La professionnalisation et la valorisation de l’expert ont eu des conséquences particulières dans le secteur de l’éducation dans la

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période de l’après-guerre au Canada (et aux États-Unis). Des historiens du baby-boom, tels Mona Gleason (1999), Elaine Tyler May (1988) et Doug Owram (1996), tout en mentionnant les effets néfastes, ont souligné le rôle déterminant joué par les experts de l’enfance pendant cette période. Des milliers de parents, par exemple, ont acheté les livres du Dr. Benjamin Spock afin de savoir comment élever leurs enfants. Les écoles et les parents ont suivi les conseils des psychologues pour s’assurer que leurs jeunes soient hétérosexuels. Selon Valérie Korinek (2000), même Chatelaine était remplie de conseils de psychologues et d’experts concernant le comportement d’une bonne mère. Ce n’est donc pas surprenant que les fonctionnaires et les parents aient été réceptifs aux recommandations des experts concernant les questions de langue. Avant même la création du PLOE, il existait une certaine expertise dans la ceinture bilingue. Tout d’abord, dès la Confédération, la province de Québec offrait toute une gamme de programmes d’éducation dans les deux langues officielles. Jusqu’à la création d’un ministère de l’Éducation en 1964, la plupart de ces programmes relevaient directement des conseils scolaires5 qui embauchaient des fonctionnaires pour développer des programmes d’enseignement de langue seconde et, vers la fin des années 1960, quelques-uns ont élaboré des programmes d’immersion française. Le pédagogue Wallace Lambert a développé ce type de programme pour les conseils scolaires protestants – donc anglophones – de la région de Montréal. Très appréciés, ils sont toujours en place au Québec (Lambert et Tucker, 1972). Dans les deux provinces avec les plus importantes minorités francophones, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick, les années 1960 furent une période d’essais. À la suite des recommandations de la Commission royale d’enquête sur les finances et la fiscalité municipales (Commission Byrne), Louis Robichaud a mis en œuvre une importante réforme sociale, « Chances égales pour tous », qui a complètement changé la structure du gouvernement néo-­ brunswickois en centralisant, entre autres, les responsabilités de l’éducation et le contrôle des impôts (Stanley, 1984 : 156). Cette 5. Au Québec, on parle de commissions scolaires, ailleurs, de conseils scolaires.

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réforme permettait la redistribution des fonds vers les régions les plus pauvres de la province, et donc vers les régions acadiennes. Il a aussi commencé à restructurer le ministère de l’Éducation, créant toute une section francophone avec, à sa tête, son propre sousministre. Au cours des années 1960 et 1970, le ministère a embauché des nouveaux fonctionnaires acadiens pour améliorer la qualité de l’enseignement francophone dans la province. En Ontario, suivant la recommandation du Rapport Bériault sur les écoles de langue française déposé en 1968, le premier ministre John Robarts a intégré les écoles secondaires francophones au système scolaire public. Les lois 140 et 141, promulguées en juillet 1968, assurent le financement aux écoles secondaires francophones et garantissent des classes là où le nombre le justifie (Bureau, 1989 : 25). Son successeur, William Davis, créa un Conseil sur les écoles françaises au sein du ministère de l’Éducation, présidé par Dr. Laurent Carrière. C’était la première étape de la mise en œuvre des recommandations de la Commission ministérielle sur l’enseignement secondaire en langue française (Commission Symons). Cette Commission, qui avait soumis son rapport au début de 1972, recommandait l’élimination des soi-disant écoles bilingues qui étaient considérées comme assimilatrices6 pour les remplacer par des écoles unilingues francophones. Le processus était laborieux, mais le gouvernement reçut favorablement les demandes provenant des communautés de Sturgeon Falls, d’Essex et de Penetanguishene au cours des années 1970. En fait, les gouvernements des provinces de la ceinture bilingue suivaient les recommandations des commissions dirigées par des professionnels. Au fil des ans, de nouveaux fonctionnaires embauchés pour diriger des nouveaux programmes devenaient des experts en gestion des programmes de langues officielles au sein de leurs ministères respectifs. Au niveau fédéral, comme nous avons vu ci-dessus, la Commission Laurendeau-Dunton développait aussi une expertise dans le 6. AO, RG 77-1, Correspondence of the Government Coordinator of French Language services, TR 84-467, T.Box 29, File : Summary of the main points and recommendations of the report of the ministerial commission on French-language secondary education, March 1972.

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domaine des politiques linguistiques. Ses équipes de recherche ont scruté toutes les études existantes portant sur l’état des langues officielles dans plusieurs domaines, y compris celui de l’éducation, et la Commission subventionnait de nouvelles études lorsque nécessaire. C’est par ce biais, par exemple, que l’historien George Rawlyk s’est penché sur l’enseignement en français en Nouvelle-Écosse (Rawlyk et Hafter, 1970). À la fin des travaux de la Commission, il existait toute une série d’études portant sur les questions des langues officielles dans l’enseignement.

Le développement des programmes des langues officielles hors de la ceinture bilingue L’application des programmes de langues officielles dans les provinces ne fut pas uniforme, notamment dans les provinces ayant des populations francophones relativement petites. Au début des années 1970, quand le PLOE démarre, ces provinces devaient soit bonifier leurs programmes existants d’éducation en langues officielles, soit en créer de toutes pièces. Les approches suivies en Alberta, au Manitoba et en Nouvelle-Écosse se ressemblent, du moins en ce qui concerne l’utilisation de l’expertise, mais diffèrent sur d’autres aspects. Avant de procéder à l’analyse de l’application du PLOE dans ces trois provinces, un bref historique du développement des programmes d’enseignement en langue française jusqu’aux années 1960 s’impose.

Des évolutions comparables L’histoire de l’enseignement dans la langue minoritaire au Canada est complètement différente d’une province à l’autre. Quelques provinces ont carrément interdit l’enseignement dans la langue de la minorité. Dans d’autres cas, le système en place ressemblait à celui de la langue de la majorité. Le poids démographique des communautés francophones différait aussi. Si la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick comptait pour 33 % de la population dans les années 1960, les Franco-Colombiens, par contre, ne comptaient que pour 1  %. Les divers ministères de l’Éducation

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accordaient une importance plus ou moins grande à l’enseignement des langues secondes. Les trois provinces retenues dans le cadre de cette étude présentent des variantes pour ce qui est des relations entre experts, hauts fonctionnaires et politiciens, de l’importance des consultations avec les experts et de l’utilisation de l’expertise pour la mobilisation des parents en faveur de l’enseignement en français. La province du Manitoba fut créée comme une province bilingue en 1870, alors que le nombre respectif d’anglophones et de francophones était à peu près égal. Ce statut bilingue du gouvernement manitobain fut aboli en 1890 avec la promulgation de l’Official Language Act. Grâce au compromis Laurier-Greenway7, l’enseignement en français a continué jusqu’en 1916 alors que le gouvernement abolissait l’enseignement dans toutes les langues sauf en anglais. Malgré l’interdit, l’enseignement en français a persisté au Manitoba jusqu’aux années 1950 dans les régions rurales où, à l’insu du gouvernement, des conseils scolaires dominés par des Franco-Manitobains le permettaient (Leblanc, 1969 : 37-38). Officiellement, même pendant les années 1950, l’instruction en français était permise seulement une heure par jour de la quatrième jusqu’à la douzième année. En 1968, la législation manitobaine fut modifiée afin de permettre le français jusqu’à 50  % du temps d’enseignement et, en 1970, la Loi 113 permit l’enseignement totalement en français pour les trois premières années, et puis toute la journée pour toutes les années, sauf pour le cours d’anglais quotidien (Hébert, 2004 : 18-20). La décision d’appliquer ou non cette législation relevait des conseils scolaires. L’Association des éducateurs canadiens-français du Manitoba (AECFM), qui avait lutté pendant des décennies pour l’enseignement français, se réorganisa sous le nom de Société franco-manitobaine (SFM) et fit pression auprès des conseils

7. « Le compromis Laurier-Greenway comprenait une disposition (l’article 2.10) permettant l’enseignement d’une autre langue que l’anglais dans les “écoles bilingues”, là où 10 élèves ou plus parlaient cette langue dans les zones rurales et 25 dans les centres urbains ». Internet : (11 juillet 2007).

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scolaires. Cependant, les processus d’assimilation avaient changé la démographie et, en 1971, les Franco-Manitobains ne comptaient plus que pour 6,1  % de la population. Jusque dans les années 1960, l’Alberta avait peut-être les règlements les plus contraignants du pays concernant l’utilisation des langues autres que l’anglais dans son système scolaire. Selon un règlement du Schools Act adopté en 1925, le français ne pouvait être utilisé comme langue d’enseignement pour plus d’une heure par jour qu’à partir de la troisième année. Ce règlement ne fut modifié qu’en 1968 pour permettre l’utilisation d’autres langues pour un maximum de 50  % du temps d’enseignement, selon la décision des commissions scolaires (Alberta, 2001). Malgré l’interdiction, quelques écoles privées francophones, subventionnées par l’Église catholique et les organismes fraternels basés au Québec, existaient en Alberta. L’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) fut précisément établie en 1926 pour lutter contre ces restrictions qui limitaient la capacité de la communauté de contrer l’assimilation (Behiels, 2004 : 16-18) : en 1971 la population francoalbertaine ne comptait que pour 2,9  % de la population. Le programme d’enseignement de langue seconde était inadéquat et attirait peu d’étudiants : à peine 25 % des élèves du niveau primaire et 40  % du secondaire dans les années 1960 (Nogue, 1973). En Nouvelle-Écosse la population acadienne, expulsée en 1755, ne put y retourner qu’en 1764. Quelques communautés se sont alors établies en périphérie de la province, dans les comtés de Clare et d’Argyle dans l’extrême sud-ouest et sur l’île du Cap-Breton dans le nord-est. Une législation provinciale qui permettait l’enseignement en français pour les trois premières années d’école fut introduite en 1902. En 1939, l’utilisation du français comme langue d’enseignement pour les six premières années était autorisée, l’enseignement bilingue pour les années de la septième à la neuvième année, puis l’enseignement en anglais jusqu’à la douzième année. Selon George Rawlyk (1970 : 41), cette politique qui visait une assimilation progressive des Acadiens a largement réussi puisque, au recensement de 1971, seulement 5  % de la population néo-­ écossaise ont indiqué que le français était leur langue maternelle.

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L’enseignement du français comme langue seconde laissait aussi à désirer, il ne commençait qu’en septième année et pour de très courtes périodes. Pendant les années 1960, 67  % des enseignants de français étaient incapables de soutenir une conversation dans cette langue (Rawlyk et Hafter, 1970 : 38-43). La situation ne s’est améliorée que très lentement, le gouvernement de la NouvelleÉcosse créant une commission sur l’éducation acadienne qu’en 1966. Comme la Société nationale des Acadiens (SNA) avait son siège social au Nouveau-Brunswick, elle avait peu d’influence en Nouvelle-Écosse et la Fédération francophone de la NouvelleÉcosse, qui devint la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (FANE), ne fut établie qu’en 1968.

Les experts au Manitoba, en Alberta et en Nouvelle-Écosse Les programmes scolaires en français dans ces trois provinces étaient de piètre qualité lorsque le gouvernement fédéral a commencé à distribuer les subventions du PLOE au début des années 1970. Les défenseurs de la langue française espéraient que l’implantation de ces programmes se fasse le plus rapidement possible. L’introduction de la Loi 113 au Manitoba en 1970 et les nouveaux fonds fédéraux disponibles ouvraient de nouvelles perspectives pour l’enseignement en français. Mais, la création de nouveaux programmes francophones nécessitait l’intervention ­d’experts si le gouvernement provincial voulait se doter d’un programme efficace. C’est ainsi que, en 1973, le ministère de l’Éducation du Manitoba se tourna vers le Québec pour obtenir les services d’Olivier Tremblay. On lui demanda d’évaluer le programme de français langue seconde, et celui du français comme langue d’enseignement. Dans son rapport de 1973, Tremblay recommandait l’établissement d’un Bureau de l’éducation française au sein même du ministère. Ce bureau serait responsable de toutes les formes d’enseignement en français et aurait son propre sous-ministre. Tremblay croyait qu’un tel organisme était nécessaire pour un développement rapide de l’enseignement en français, pour une utilisation efficace des fonds fédéraux et pour surmonter les craintes des parents franco-­

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manitobains concernant l’enseignement de leurs enfants en français dans un milieu anglophone8. Le ministre néo-démocrate, Ben Hanushak, accueillit le rapport favorablement et recommanda la mise sur pied d’un Bureau de l’éducation française (BEF)9. Le mandat de Tremblay fut prolongé d’une année, il devint directeur de l’organisme et reçut le mandat d’appliquer les recommandations de son rapport10. Il établit une stratégie de promotion agressive de l’enseignement français parmi les communautés franco-manitobaines : cinq conseillers furent chargés de soutenir les comités de parents et la Société francomanitobaine dans leurs efforts pour obtenir des divers conseils scolaires une programmation francophone (Gagnon, 2002). Pour appuyer les efforts de l’équipe, le BEF subventionnait des études sur l’enseignement en français au Collège universitaire de Saint-Boniface. Ces études, menées par Raymond Hébert et ses collègues, révélaient que les élèves inscrits aux programmes offerts entièrement en français apprenaient également l’anglais (Hébert et al., 1976) et démolissaient du même coup tous les arguments des parents qui craignaient que leurs enfants ne réussissent dans la société majoritairement anglophone du Manitoba. Ces études, qui s’ajoutaient à celles réalisées par l’Ontario Institute for Studies in Education (OISE), étaient destinées à convaincre les parents d’inscrire leurs enfants dans les écoles françaises et de faire pression sur les conseils scolaires pour l’expansion de cette option (Gagnon, 2002). Le cas manitobain est aussi frappant en ce qui concerne le développement des programmes de français langue seconde. Après une année comme directeur, Olivier Tremblay fut remplacé par 8. Provincial Archives of Manitoba (PAM), E15 Bureau de l’éducation française (BEF) - Committee Files, GR601, Box 3 : Special Projects, French Education in Manitoba 1972-73, Synthesis Report prepared by Olivier Tremblay, 27 June 1973. 9. PAM, E14 BEF, GR 587, Box 28 Memos reçus Avril 1974 - Sept 1976, Memo from Lionel Orlikow to Ben Hanuschak, Minister of Education, re : establishment of the BEF, 17 June 1974. 10. PAM, E13 BEF - French Language Program Files, GR 586, Box 5 : Reports et Projets de recherches, News Release : Coordinator named for French language, 11 April 1974.

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Raymond Hébert. Hébert était lui-même un expert dans le domaine de l’éducation et connaissait toutes les études pertinentes sur les programmes de langues secondes et les méthodes les plus efficaces pour les enseigner (par exemple : Cummins, 1978 ; Swain, 1972 ; Swain et Barik, 1976). Alors, pour ce qui est de l’allocation des ressources financières du gouvernement fédéral, il fut décidé qu’elles serviraient non pas pour les programmes de FLS de courte durée –  subventionnés par le gouvernement fédéral à la hauteur de 5 % –, mais pour les programmes d’immersion française –  subventionnés à 9  %  –, et les formulaires distribués aux conseils scolaires affichaient clairement cette priorité. Ainsi, une bonne partie de l’argent reçu du fédéral pour les programmes de langue seconde fut investi dans ces programmes (Hébert, 2002). Cette façon de faire était très différente de l’approche ontarienne où l’on attribuait la plupart des fonds au programme régulier en français, ce qui favorisait un plus grand nombre d’élèves, mais était moins efficace comme moyen d’enseignement (Hayday, 2001). Le gouvernement d’Alberta, par ailleurs, s’est peu impliqué dans l’implantation du PLOE : les subventions fédérales étaient transférées directement aux conseils scolaires. Face à cette apathie ministérielle, les militants franco-albertains se chargeaient euxmêmes de con-vaincre les conseils scolaires de créer de nouveaux programmes et les parents franco-albertains d’envoyer leurs enfants aux écoles bilingues. En Alberta, comme dans les autres provinces où les francophones constituent une petite minorité, il y avait de la résistance de la part des parents face à l’enseignement en français. Ils ne voulaient pas que leurs enfants soient pénalisés dû à un manque de maîtrise de l’anglais (Nogue, 1973). La tâche de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) était facilitée par le recours à des experts qui faisaient partie de l’Alberta Commission on Educational Planning (Worth Commission), et qui avaient été embauchés par l’ACFA. La Commission sur l’enseignement, qui siégea de 1969 à 1972, reçut des rapports de plusieurs experts en pédagogie. Au sujet de l’enseignement des langues, la Commission a fortement recommandé que la structure de l’enseignement en français soit améliorée et que les programmes d’enseignement de langues étrangères, tels l’allemand et l’ukrainien,

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soient revus et corrigés. En somme, la Commission voulait que le gouvernement cesse de jouer avec l’apprentissage des langues et fasse le nécessaire pour que les enfants et adultes arrivent à parler couramment la langue qu’ils ont choisi d’apprendre11 (Alberta, Commission on Educational Planning, 1972 : 188-189). Cette recommandation et les pressions exercées par l’ACFA ont amené le gouvernement à changer les règlements sur l’enseignement en français en 1976 : le temps d’enseignement en français passa de 50  % à 80  % par jour12. Par ailleurs, pour être plus efficace dans ses activités de lobbying, l’ACFA a embauché un coordonnateur, Alain Nogue, en 1976 pour développer une stratégie plus efficace13. Au cours de son travail, il s’est inspiré d’études sur le bilinguisme et l’enseignement en langue minoritaire, dont celles de Bruce Bain (de l’Université d’Alberta) et de Jim Cummins (d’OISE et de l’Université d’Alberta), lors de ses rencontres avec les ministres, les parents francophones et les parents anglophones qui soupesaient le pour et le contre des programmes d’immersion française pour leurs enfants. Ces études démontraient que le fait de fréquenter des programmes bilingues n’influençait aucunement le progrès des enfants dans l’apprentissage de l’anglais. En fait, les résultats de ces enfants égalaient ou étaient supérieurs à ceux qui suivaient le programme régulier en anglais. L’ACFA adopta le modèle d’animation communautaire utilisé par l’équipe manitobaine afin d’organiser des comités des parents, qui à leur tour, exerceraient des pressions sur leurs conseils scolaires (Nogue, 2002). Même si ce n’était pas le fait du gouvernement, la stratégie de mobilisation et d’utilisation de l’expertise pédagogique fut efficace dans le contexte albertain. Ce sont effectivement les recommandations des experts, couplées à l’argent fédéral, qui ont facilité l’introduction des programmes d’enseignement français et d’immersion française. 11. Traduction de l’auteur. 12. Provincial Archives of Alberta (PAA), 85.360, ACFA, Box 1, File : Réunions et autres documents - Bureau de l’éducation - ACFA 1978 (1), Statement by Peter Lougheed and Education Minister Julian Koziak re : Minority Language Instruction, 24 February 1978. 13. PAA, 85.360, ACFA, Box 21, File: Dossier éducation et dossier constitutionnel ACFA 1976-77, ACFA Plan of Action, January 1977.

L’expertise

au service de la cause : la mobilisation de l’expertise pédagogique

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Le cas de la Nouvelle-Écosse contraste fortement avec celui des deux provinces de l’Ouest. La Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (FANE) n’a pas eu recours, directement ou indirectement, à des experts pour mobiliser les parents autour de la question des écoles acadiennes et il y avait peu de volonté politique à les promouvoir. Il existe toutefois quelques parallèles. Comme dans les autres provinces, les commissions ont joué un rôle important pour ce qui est d’acquérir une expertise sur les questions d’éducation. Le rapport de la Commission Graham (Royal Commission on Education, Public Services and Provincial-Municipal Relations), créée par le gouvernement de Gerald Regan en 1971, contient un chapitre entier qui traite de l’enseignement acadien (Nova Scotia, 1974, vol. III, ch. 53). Reconnaissant l’importance du travail de la Commission pour le développement futur des politiques scolaires, plusieurs associations acadiennes et francophones ont soumis des mémoires et formulé des recommandations14. Le fait que la Commission favorisait l’introduction d’une législation portant sur les écoles acadiennes est peut-être lié à l’histoire personnelle du président de la Commission, John F. Graham. Professeur d’économie à l’Université Dalhousie, il avait été membre de la Commission Byrne au Nouveau-Brunswick dans les années 1960 qui avait été à la base de la réorganisation du système d’éducation dans cette province (Ross et Deveau, 1995 : 229). La FANE citait les recommandations de la Commission Byrne lors de ses rencontres avec le gouvernement de la Nouvelle-Écosse15 qui, finalement en 1982, adopta une politique bien timide en matière d’éducation acadienne (Ross, 2001 : 125-133). Cependant, ni le Rapport Graham, ni les études pédagogiques des autres 14. ACA, Université Sainte-Anne, MG8 Fonds FANE, Vol 16, B. 3, Fiche 20 : Écoles français de Halifax, Le comité de l’école française - mémoire soumis à la Commission Graham, December 1971. ACA, MG8 Fonds FANE, Vol 16, B. 7, Fiche 44 : Mémoire présenté à la Commission royale sur l’éducation, Mémoire présenté à la Commission royale d’enquête sur l’éducation, les services publics et les relations provinciales-municipales, par la Fédération francophone de la N.-É. December 1971. 15. ACA, MG8 Fonds FANE, Vol 16, B. 4, Fiche 21a : L’école acadienne et la loi 65, Rencontre entre la FANE, Premier Smith et George Mitchell, Ministre d’Education, re : Éducation acadienne en N.-É., 7 October 1977.

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provinces n’ont été utilisés par la FANE dans leur campagne de sensibilisation auprès des communautés acadiennes (Aucoin, 2002 ; Boudreau, 2002). Dans leur rapport soumis à la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ), et inclus dans le manifeste Les héritiers du Lord Durham, la FANE avait conclu que « les parents souffrent d’apathie, d’indifférence à l’endroit de l’éducation française de leurs enfants » (FFHQ, 1976 : 73) et qu’ils croyaient qu’un enseignement en anglais était la seule option menant à la réussite économique dans la province. La FANE ajoutaient que les parents avaient peur qu’un enseignement bilingue signifiait que leurs enfants n’apprendraient pas l’anglais. Les dirigeants de la FANE ont noté en 1979 que « Nous devons admettre que les leaders dans les communautés sont très peu sensibilisés à nos requêtes et hésitent à participer activement à nos actions »16. Or, la perception générale était que la FANE représentait une élite qui était peu sensible aux craintes des parents. La situation a suscité la controverse dans la communauté acadienne de Chéticamp dans les années 1980, plusieurs parents acadiens s’opposant à la création d’une nouvelle école bilingue pourtant permise par la législation provinciale (Julien, 1990). Il est étonnant que la FANE n’ait pas, à l’instar des associations de l’Ouest, utilisé des études pédagogiques puisque, même en Nouvelle-Écosse, l’association pancanadienne Canadian Parents for French, qui militait en faveur des classes d’immersion française, avait recours à la recherche portant sur ces programmes afin d’aider ses militants à répondre aux questions des parents et des fonctionnaires (Massey et Potter, 1979). Pour justifier le choix des fonctionnaires gouvernementaux et des membres des organisations acadiennes de ne pas se référer à ces recherches, ils ont prétendu que les parents ne seraient pas convaincus par une telle expertise (Aucoin, 2002 ; Boudreau, 2002). À cause de la forte réticence des parents, il semblerait que l’expansion des programmes d’enseignement en

16. ACA, MG8 Fonds FANE, Vol 16, B. 7, Fiche 46 : Éducation - rapports et réunions divers, Rapport de Jean Comeau de sa rencontre avec le gouvernement, 23 March 1979.

L’expertise

au service de la cause : la mobilisation de l’expertise pédagogique

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français en Nouvelle-Écosse s’est faite à un rythme bien plus lent que dans les autres provinces. * * * Cette analyse de l’évolution des politiques linguistiques en éducation au Canada suggère que, sauf exception, l’expert a occupé une position stratégique dans leur élaboration, et ce, depuis le milieu du XXe siècle. Ses connaissances ont été particulièrement précieuses lors des périodes de consultation, de l’élaboration et de la mise en œuvre de ces politiques. Mais, une brève étude comparative révèle que l’influence de ces experts varie selon les circonstances locales et la place qu’ils occupent dans la structure consultative ou décisionnelle. L’expert semble avoir un plus grand impact lorsqu’il fait partie d’une commission d’enquête. Très souvent établies dans le contexte canadien pour recentrer un débat qui perdure ou pour confier une enquête à un organisme non partisan, les commissions centralisent toutes les données relatives à une question fondamentale pour la société. Au cours des années 1960 et 1970, le gouvernement fédéral et presque toutes les provinces ont mis sur pied une commission d’enquête touchant, de près ou de loin, à l’éducation. Dans certains cas, leur mandat concernait directement la question linguistique telles les commissions Laurendeau-Dunton, Tremblay, Bériault et Symons. D’autres abordaient la question de l’éducation à l’intérieur d’un mandat plus large, telles les commissions Graham, Worth et Byrne. Ces commissions ont joué un rôle déterminant pour ce qui est de l’utilisation de l’expertise pour la prise de décision. Parce qu’elles recueillaient l’expertise des pédagogues et d’autres spécialistes du domaine de l’éducation, leurs rapports ont été considérés comme des documents rédigés par des experts. Les organismes de pression et les fonctionnaires étaient disposés à suivre leurs conseils, traitant leurs conclusions comme une synthèse de l’expertise de pointe dans le domaine. Leurs recommandations donnaient des arguments solides aux associations francophones et acadiennes pour appuyer leurs activités de lobbying auprès des parents et des conseils

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scolaires, et aux fonctionnaires pour développer non seulement des programmes pertinents, mais aussi pour élaborer des politiques linguistiques qui collent à la réalité. Là où les experts travaillaient au sein des ministères, ces rapports justifiaient leurs recommandations quant à la mise en œuvre de programmes innovateurs. L’expertise semblait être le plus utile au moment de l’élaboration des stratégies des groupes de pression. Les associations qui représentaient les communautés francophones et les parents désirant un enseignement en français pour leurs enfants ont mis cette expertise au service de leur cause. Ils ont compilé des bibliographies de la recherche pédagogique concernant l’impact d’un enseignement bilingue ou francophone sur le progrès des élèves. Ils ont consulté ces études, ont simplifié les données et les ont distribuées aux membres de leurs associations par l’entremise de leurs bulletins ou lors de leurs campagnes de sensibilisation auprès des parents. Les subventions fédérales ont permis aux associations d’insister davantage pour la création des programmes recommandés par ces études. Le présent texte fait état d’une expertise qui a été utilisée dans deux provinces de l’Ouest, mais qui ne s’est pas appliquée vraiment en Nouvelle-Écosse, ce qui peut expliquer le difficile progrès vers l’expansion de la programmation française dans cette province. Même le programme d’immersion française, qui existait au Manitoba et en Alberta dès les années 1970, n’a été introduit à Halifax qu’en 1976. À défaut, entre autres, d’être au courant de l’expertise existante, les parents de la Nouvelle-Écosse craignaient l’enseignement en français qui, pourtant, existait déjà en Ontario et au NouveauBrunswick et qui avançait rapidement ailleurs au Canada.

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La diversité linguistique au Canada et au Cameroun : deux gestions opposées ?

Nathalie Courcy Department of Modern Languages and Cultural Studies University of Alberta

Pour comprendre la gestion actuelle de la diversité linguistique au Canada, il est utile de se référer à la situation expérimentée par d’autres nations multilingues. Pays de l’Afrique subsaharienne, le Cameroun est aussi aux prises avec une problématique de bilinguisme officiel et de multilinguisme réel. La diversité linguistique du Canada et du Cameroun prend d’ailleurs sa source dans une histoire similaire : colonisation plurielle et rapports de force entre les pays colonisateurs ont conduit ces espaces vers une politique faisant de l’anglais et du français les langues de l’État. Les relations entre communautés linguistiques minoritaires et majoritaires, la reconnaissance des langues non officielles ainsi que l’inadéquation entre la gestion gouvernementale et la réalité linguistique colorent le paysage politique, économique et culturel camerounais comme elles influencent ces secteurs de la vie canadienne. Malgré ces similarités, le Canada et le Cameroun s’opposent sur certains points à considérer dans la comparaison de leur gestion des langues. Minoritaire au Canada et en Amérique du Nord, le français officiel est majoritaire au Cameroun et en Afrique sub­saharienne, région principalement colonisée par la France. Bien qu’officiels, l’anglais et le français ne sont pas les langues mater-

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nelles de la plupart des Camerounais. Ils sont plutôt appris à l’école et ne sont donc pas parlés par l’ensemble de la population. Plus de 200 langues non officielles servent de langues maternelles ou de moyens de communication interethnique au Cameroun. Finalement, la diversité linguistique pose assez peu de problèmes au Cameroun alors qu’elle engendre des conflits récurrents entre les groupes linguistiques du Canada. Mettre en parallèle l’histoire de chaque pays nous fera mieux concevoir l’évolution de leurs politiques linguistiques et l’état actuel du bilinguisme officiel et du multilinguisme effectif.

Histoire du Canada et du Cameroun : peuplement, colonisation et indépendance En effet, une meilleure connaissance des éléments historiques qui ont mené le Canada et le Cameroun à élaborer des politiques linguistiques particulières permet une comparaison pertinente des deux territoires. Afin de tracer le portrait de chaque pays, nous mettrons l’accent sur trois moments clefs de leur histoire : le peuplement autochtone, la colonisation et l’indépendance. Les historiens ont longtemps situé les débuts de l’histoire du Canada en 1534 (Cardin et Couture, 1996 : 355-364 ; Allaire, 1999 : 213-218), avec la prise de possession du territoire par la Couronne française. Nous savons maintenant que les peuples autochtones partis d’Asie sont arrivés en Amérique du Nord il y a environ 40  000 ans (Dickinson et Young, 1992 : 13-42). Dès le XVe siècle, les contacts entre ­Européens et Amérindiens étaient fondés sur la traite des fourrures et la mission civilisatrice. Dans ce contexte, les 11 familles de langues autochtones, amérindiennes et inuites (Loubier, s.d.), avaient peu de chance de concurrencer les langues européennes. L’invasion du continent par les Français s’est doublée de la conquête britannique. Dès 1713, la France cédait la majeure partie de l’Acadie à l’Angleterre par le Traité d’Utrecht. En dispersant « les trois-quarts des 13 000 habitants de l’Acadie » (Allaire, 1999 : 46) entre 1755 et 1763, le Grand Dérangement a constitué une sérieuse menace pour le peuple fondateur de la francophonie nord-­américaine. La Grande-Bretagne a étendu sa mainmise sur le continent en

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prenant possession des territoires français lors de la Conquête de 1763. Le Traité de Paris faisait du territoire acquis la Province of Quebec, mais ne mentionnait pas de restriction linguistique. De même, l’Acte de Québec de 1774 et l’Acte constitutionnel du Canada de 1791 ne comportaient aucune référence relative aux langues. Ce n’est qu’en 1840, avec l’Acte d’Union, que cette question est apparue dans les textes législatifs. Désormais, seuls les documents rédigés en anglais avaient une valeur officielle au Parlement. La rébellion des Patriotes, en 1837 et 1838, a concrétisé le conflit entre les descendants français et anglais. L’article 41, qui établissait l’anglais comme langue officielle du Parlement, a été annulé dès 1848. La valeur quasi officielle du français était encore reconnue malgré la préséance grandissante de l’anglais à l’assemblée (Saint-Jacques, 1976 : 6). En 1867, l’entrée en vigueur de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, ou Constitution canadienne, confirmait l’indépendance du Canada par rapport à la Grande-Bretagne. L’AANB instituait l’anglais et le français comme langues officielles dans les cours et les parlements au Québec et au Canada, mais pas au NouveauBrunswick, en Nouvelle-Écosse et en Ontario (Leclerc, 1986 : 269-270). De plus, la Confédération assurait à la minorité anglaise la majorité décisionnelle au Parlement fédéral (Allaire, 1999 : 84). Avec l’ajout de provinces et de territoires entre 1870 et 19991, et malgré certaines dispositions visant la protection du français, la population anglophone du Canada comptait de plus en plus sur sa majorité démographique. Les francophones étaient isolés au Québec, ancien bastion français, et dans quelques lieux où leur présence était menacée. Quant aux populations inuites et amérindiennes, la Constitution canadienne ne mentionnait aucun droit linguistique (CVFA, 1964 : 141). À l’instar du Québec qui a reconnu les droits linguistiques des Inuits du Nouveau-Québec en 1952, le Yukon et le NouveauBrunswick ont voté, en 1988 et en 1991, des lois reconnaissent la nécessité d’offrir aux membres des communautés autochtones des services dans leur langue maternelle (Drapeau, 1998 : 154-155). Les 1. http://www.cric.ca/fr_html/guide/confederation/confederation.html#dates. Consulté le 19 octobre 2004.

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Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut ont aussi légiféré pour officialiser les langues autochtones (Churchill, 1998 : 101). En tant que locuteurs des langues officielles fédérales, Amérindiens et Inuits ont le droit d’être servis en français et en anglais dans les autres provinces et au niveau fédéral, sans que les langues autochtones bénéficient d’une reconnaissance due à leur ancienneté. Sur papier, le français et l’anglais ont donc une place de choix dans ce pays étendu d’un océan à l’autre, au détriment des langues autochtones et sans tenir compte de l’espace grandissant occupé par les autres langues non officielles apparues au pays grâce à l’immigration. Toutefois, comme les faits historiques et linguistiques le démontrent, les intentions pacifiques et la volonté de compromis souvent reconnues au Canada ont entamé l’unité du pays alors qu’elles tentaient de la garantir. Contrairement à la politique linguistique canadienne, fondée sur les droits individuels, le bilinguisme officiel du Cameroun est fondé sur les droits territoriaux2. L’unilinguisme local est reconnu dans les différentes provinces en dépit du bilinguisme fédéral. La politique linguistique du Cameroun est essentiellement tributaire des conséquences de la Première Guerre mondiale. En effet, la France et la Grande-Bretagne ont acquis l’autorité administrative sur ce territoire en 1919 à la suite de l’exclusion de l’Allemagne des nations civilisatrices par le Traité de Versailles. Le Cameroun était déjà le carrefour de plusieurs cultures, dont des groupes soudaniens, bantous, duala et peuls, qui assurent la diversité ethnique et linguistique du territoire depuis la préhistoire. Contrairement au Canada qui arbore surtout l’aspect d’un tout fragmenté entre deux groupes fondateurs et où les populations autochtones se dissimulent dans l’ensemble, le Cameroun ressemble plus à une vaste mosaïque où quelque 180 ethnies se partagent plus de 200 langues africaines appartenant à 24 groupes linguistiques principaux3. L’arrivée des Occidentaux au Cameroun date de 1472, lorsque le Portugais Fernando Poo a découvert l’embouchure de la rivière Wouri. C’est au XIXe siècle que le territoire a commencé à intéresser les Européens. D’importants mouvements migratoires ont entraîné 2. www.tflq.ulaval.ca/axl/monde/polbilinguisme.htm. Consulté le 10 décembre 2003. 3. http://www.tlfq.ulaval.ca/AXL/AFRIQUE/cameroun.htm. Consulté le 14 mai 2007.

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le déplacement de populations menacées par la traite des esclaves et les conflits dans les pays voisins vers le Cameroun. À partir de 1884, l’Allemagne a instauré un protectorat sur le territoire camerounais autorisé par la Conférence de Berlin et encouragé par l’installation d’un comptoir commercial dès 1868, ce qui a eu comme effet de fixer les ethnies dans des zones plus précises. L’issue de la Grande Guerre a mis fin à la mainmise de ­l’Allemagne sur le Cameroun. Avec le démantèlement de l’empire allemand, la Société des Nations a placé la plus grande partie de la colonie sous mandat français, alors que la partie occidentale, limitée par le Nigeria, a été placée sous administration anglaise (Butake, 1989 : 103). La division du territoire entre deux pays mandataires a accru l’homogénéisation linguistique de chaque région, tout en les distinguant à partir des principes de colonisation que prônaient la France et la Grande-Bretagne. Ainsi, « l’enseignement en langue française intervient dès 1923 […] et même les entreprises “germanisées” et pour certaines “germanophiles” sont petit à petit “francisées” » (Taguem Fah et al., 2001 : 47) tandis que les Britanniques privilégient une éducation en anglais et en langues africaines. Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les mouvements indépendantistes préparaient l’accession du Cameroun à l’indépendance, obtenue le 1er janvier 1960 au Cameroun français. Quant au Cameroun britannique, après un référendum, il se scinda en deux parties : le Nord s’unit au Nigeria, le Sud à l’ex-Cameroun français pour former, en 1961, la République fédérale du Cameroun. L’union des deux États fédérés prit fin en 1972. On forma alors une république centralisée et divisée en dix provinces administratives, huit de langue française, deux de langue anglaise (Leclerc, 1986 : 259).

Ces provinces administratives sont situées au Sud-Ouest et au Nord-Ouest du pays. Depuis 1990, le Cameroun affiche sa volonté de démocratiser sa politique et de s’ouvrir à la modernité. Le multipartisme et la liberté d’expression sont garantis sur papier, mais le président détient toujours un contrôle presque total sur l’économie, la politique et la gestion culturelle. Le parallèle entre l’histoire canadienne et l’histoire camerounaise révèle une différence fondamentale entre les situations

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linguistiques des deux pays étudiés. Au Canada, une rupture évidente existe entre les groupes linguistiques issus de la colonisation européenne. Au Cameroun, les communautés de langues africaines sont omniprésentes depuis les débuts du peuplement. La rupture entre les parties francophone et anglophones de la population n’est pas attribuable à une domination historique de l’une sur l’autre, mais plutôt à un déséquilibre démographique et spatial engendré par la redéfinition du territoire.

Évolution des politiques linguistiques Si la connaissance de l’histoire aide à comprendre la réalité linguistique d’un pays, celle de l’évolution des politiques linguistiques permet de voir se dessiner les rapports hiérarchiques entre les langues. La place réservée aux langues non officielles ainsi que l’officialisation du français et de l’anglais ont suivi des chemins différents au Canada et au Cameroun, ce qui explique la différence entre leur situation linguistique actuelle. La menace qui pèse sur la francophonie canadienne s’est fait sentir à travers les changements démographiques et dans les modifications apportées aux politiques linguistiques de certaines provinces. En 1890, le Manitoba cessait de considérer le français comme langue officielle. En 1912, l’Ontario abolissait les écoles bilingues (Allaire, 1999 : 86). D’abord institué comme « fédéralisme bi-national (anglophones et francophones) » (Leclerc, 1986 : 266), le Canada accordait de moins en moins de place au français et aux francophones. Avec la conscription de 1917, les tensions entre les provinces se sont accentuées (New, 1989 : 134). Légitime pour les populations anglophones, le soutien militaire obligatoire à la Grande-Bretagne était inacceptable pour les francophones. « À la fin de la Première Guerre mondiale, le Dominion du Canada s’était donné une première définition. Pays de l’empire britannique, il acceptait – certains diraient “tolérait” – une province de langue française, mais il entendait donner au reste du pays des institutions britanniques » (Allaire, 1999 : 86). Les communautés francophones du Canada ont répondu à la menace en créant des associations de défense de la langue et de la culture françaises. Les

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quelque 500 regroupements francophones hors Québec (CLF, 1994 : 36) s’efforcent de pallier les manques provoqués par la minorisation des francophones au Canada. Les tensions entre les groupes linguistiques du Canada se sont exacerbées dans la deuxième moitié du XXe siècle. À partir de 1960, la laïcisation du système scolaire plaçait les communautés de langue française dans une situation d’isolement et de non-protection (Allaire, 1999 : 14). À cela s’ajoutent la tendance centraliste du gouvernement fédéral parrainée par Pierre Elliott Trudeau à partir de 1968 et la montée du nationalisme québécois pendant la décennie 1960. Le Canada était divisé entre deux tendances patriotiques, l’une fédérale, l’autre québécoise. Dans la lancée des événements déterminants pour l’avenir des langues française et anglaise au Canada, le premier ministre Lester B. Pearson a mis en place la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau-Dunton) en 1963, dont le but était de protéger les deux peuples fondateurs du Canada. Cette commission s’intéressait à l’état du bilinguisme dans les services de l’administration fédérale, au rôle des institutions dans l’établissement de meilleures relations culturelles entre les groupes majoritaires du pays et avec les autres cultures, ainsi qu’à l’enseignement de la langue seconde dans les provinces. Ses recommandations concernant l’égalité des langues française et anglaise dans les activités du gouvernement fédéral ont été mises en application par Trudeau, successeur de Pearson. Sous son égide, le Parti libéral a tenté d’établir les ponts entre les communautés linguistiques et de faire du Canada un pays uni grâce au multiculturalisme (Palmer Seiler, 1998 : 55). La loi de 1969 sur les langues officielles résulte de cette politique. Elle commandait le bilinguisme officiel dans les organismes relevant du fédéral, assurant ainsi aux citoyens canadiens des services dans les deux langues. Toutefois, selon certains observateurs, son application a été incomplète et inefficace. En légiférant à propos du bilinguisme institutionnel, le Canada garantissait, jusqu’à un certain point, la protection des droits des minorités linguistiques, sans favoriser le développement d’un bilinguisme réel dans la population (Saint-Jacques, 1976 : 3). Comme le souligne le Commissariat aux langues officielles, la « politique des langues

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­ fficielles a grandi avec le Canada. Elle s’est moulée au paysage et o a marqué la société de son empreinte. Elle touche aujourd’hui trois océans, donne droit de cité aux minorités linguistiques les plus isolées et incite de plus en plus de Canadiennes et Canadiens à devenir bilingues » (CLO, 2001 : 4). Cette première législation a donc connu plusieurs modifications depuis sa création. En 1982, la nouvelle Constitution canadienne (Loi sur le Canada), augmentée de la Charte canadienne des droits et libertés, a été adoptée sans l’accord du Québec (Cardin et Couture : 1996 : 373-382). Selon l’article 23, les citoyens canadiens dont la langue maternelle ou la langue maternelle de leurs parents est celle de la minorité officielle provinciale ont le droit de recevoir leur instruction dans cette langue si la demande est suffisante. La Loi de 1982 sur le Canada garantit également la promotion de l’égalité des langues officielles ainsi que la cohabitation des langues officielles avec les autres langues utilisées au Canada. Les langues autochtones étaient donc protégées, sans que leur statut ancestral ne soit reconnu (Drapeau, 1998 : 153). Malgré les fondements louables de la politique de bilinguisme, les critiques n’ont pas tardé à se faire entendre. Jacques Leclerc affirme que [s]i la politique linguistique du gouvernement canadien se voulait une politique de bilinguisme et d’égalité from coast to coast, elle a remarquablement échoué même si des progrès indéniables ont été réalisés. La Loi constitutionnelle de 1982 n’a pas été conçue pour secourir le français au Canada, mais pour secourir l’anglais au Québec (Leclerc, 1986 : 272).

La loi de 1982 n’était, visiblement, pas appropriée à la situation canadienne. En 1988, la Loi sur les langues officielles a été révisée. Les articles 41 et 42 élargissent le rôle du secrétaire d’État (devenu le ministre du Patrimoine canadien) dans la reconnaissance et le développement du français et de l’anglais. Ils étendent le mandat du Commissaire aux langues officielles, qui a le devoir de prendre, dans le cadre de sa compétence, toutes les mesures voulues pour la réalisation des trois grands objectifs de la Loi sur les langues officielles, soit : l’égalité du français et de l’anglais au sein du Parlement, du gouvernement du Canada, de l’administration fédérale et des institu-

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tions assujetties à la Loi ; le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada ; l’égalité du français et de l’anglais dans la société canadienne4.

La loi de 1988 consolide donc les instruments de mise en œuvre du bilinguisme institutionnel, grâce à la clarification des droits individuels et des devoirs gouvernementaux. Les lois de 1982 et de 1988, comme celle de 1969 et, dans une moindre mesure, celle de 1867, ont toutes les mêmes objectifs : promouvoir et assurer l’égalité des langues officielles dans les services gouvernementaux canadiens et protéger les droits des minorités linguistiques. Malgré les moyens consentis par l’État, les résultats sont mitigés. Avec 76  % d’unilingues, la population canadienne constitue « deux unilinguismes vivant côte à côte » (Juhel, 1982 : 16). Dans les faits, le gouvernement fédéral est officiellement bilingue, mais les provinces sont autonomes relativement à la politique linguistique interne, à la condition qu’elles assurent des services dans la langue de la minorité officielle là où la demande le requiert5. Il ressort du survol des lois fédérales qu’après bien des débats et des modifications législatives, le Canada se trouve aujourd’hui divisé en deux groupes linguistiques distincts : le Québec majoritairement français et les autres provinces, majoritairement anglophones. Le multilinguisme officiel, reconnu dans deux territoires, est surtout symbolique6. Au Cameroun, la politique de bilinguisme officiel est née d’un effort de diversification culturelle mené par Bernard Nsokika Fonlon. « [A]rchitect of Cameroon’s policy of bilinguism and anglophone Cameroon’s greatest man of letters », Fonlon était le pendant camerounais du Canadien Pierre Elliott Trudeau (Arnold, 1989 : 106-107). Le bilinguisme instauré à la suite de ses interventions se voulait égalitaire au niveau de l’État et de ses symboles. Toutefois, le gouvernement n’a jamais prétendu faire du bilinguisme un 4. www.ocol.clo.gc.ca. Consulté le 19 octobre 2004. 5. La loi sur l’accès aux services gouvernementaux dans la langue de la minorité est issue du Règlement sur les langues officielles de 1991 qui confirme le contenu de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 en y ajoutant des spécifications relatives aux services. Voir http://www.ocol-clo.gc.ca/. Consulté le 19 octobre 2004. 6. www.tflq.ulaval.ca/axl/langues/3cohabitation_etats_nonsouverains.html. Consulté le 10 décembre 2003.

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objectif au niveau de la population. Si nous suivons la progression des politiques linguistiques du Cameroun, nous constatons que celles-ci ont été rendues officielles assez tard. S’agit-il du résultat d’un « libéralisme linguistique » ou de « silences institutionnels » (Tabi-Manga, 2000 : 174) ? Au cours de la période allemande, les missionnaires responsables de l’éducation ont réaménagé l’espace linguistique du Cameroun. Deux tendances se dégageaient. Les missions catholiques optaient pour un enseignement unilingue allemand. Les missions protestantes, quant à elles, défendaient l’utilisation conjointe de l’allemand et des langues locales (Tabi-Manga, 2000 : 27). Toutefois, en privilégiant une langue africaine, les missions ont provoqué les premiers conflits linguistiques du Cameroun. Le choix d’une langue à l’intérieur d’une mosaïque linguistique marginalisait toutes les autres langues locales. En 1910, une première politique nationale a restreint les droits des missionnaires en matière linguistique. Un arrêté « stipulait que la langue allemande devait être utilisée dans les écoles à l’exclusion de toute autre langue européenne et locale. Cette décision devait stopper définitivement l’évolution de l’anglais sur la côte et contenir sérieusement l’expansion de la langue duala » (Tabi-Manga, 2000 : 28). Quatre ans plus tard, le gouverneur condamnait le pidgin-english et l’anglais, resserrant l’étau en faveur de la langue allemande. L’issue des conflits mondiaux allait forcer le Cameroun à emprunter un nouveau tournant linguistique. La Première Guerre mondiale a modifié le paysage géo-­ linguistique du Cameroun. Au Nord-Ouest du Cameroun, désormais rattaché au Nigeria, le libéralisme linguistique était protégé, du moins en apparence. En effet, « le gouvernement colonial s’efforçait de promouvoir deux langues locales : le duala et le bali. Seulement, force est de constater que dans les institutions scolaires préparant aux diplômes, seul l’anglais était employé comme langue d’instruction » (Tabi-Manga, 2000 : 63). La pratique française, qui avait cours dans la majorité du territoire camerounais, se rapprochait de l’attitude restrictive manifestée par l’Allemagne. L’enseignement devait être dispensé en français afin de répandre la civilisation occidentale (Tabi-Manga, 2000 : 42-43). L’arrêté de 1930 a mis fin à l’interdiction

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d’enseigner dans des langues autres que le français, mais sans réserver de fonctions concrètes aux langues camerounaises. En 1961, la réunification des provinces anglophones et francophones a entraîné l’enchâssement de la politique linguistique dans la Constitution. Le Cameroun devenait le premier pays africain à adopter deux langues européennes au niveau gouvernemental. En négligeant de légiférer à propos des langues africaines, l’État appliquait la même stratégie que l’Allemagne et la France : limiter les tensions linguistiques afin de préserver l’unité nationale. Les lois de 1996 et de 1998 ont corrigé ce silence législatif. Le préambule de la Constitution de 1972, inchangé par la Loi 96-06, stipule que  le peuple camerounais, fier de sa diversité linguistique et culturelle, élément de sa personnalité nationale qu’elle contribue à enrichir, mais profondément conscient de la nécessité impérieuse de parfaire son unité, proclame solennellement qu’il constitue une seule et même nation, engagée dans le même destin et affirme sa volonté inébranlable de construire la patrie camerounaise sur la base de l’idéal de fraternité, de justice et de progrès ». La loi de 1996 ajoute que la « République du Cameroun […] œuvre pour la protection et la promotion des langues nationales.

La Loi 98-004 déclare d’ailleurs que l’« éducation a pour objectif […] la promotion des langues nationales ». Cette législation reconnaît le poids du multilinguisme du Cameroun dans l’histoire, la culture, la société et l’éducation et met ainsi un terme à « l’ère de la marginalisation et de la confidentialité des langues camerounaises » (Metangmo-Tatou, 2001 : 34) tout en reconnaissant la place du français et de l’anglais. Les conséquences de cette nouvelle politique sur la démographie linguistique seront perceptibles au fil des prochaines années. Aujourd’hui, l’administration et les organismes du gouvernement sont entièrement bilingues. L’enseignement primaire est unilingue malgré une volonté d’intégrer la deuxième langue officielle dès les premières années d’instruction. L’enseignement supérieur et professionnel se donne dans les deux langues officielles (Tabi-Manga, 2000 : 115-118). Néanmoins, selon Le bilinguisme au Cameroun (Tchoungui, 1977), la politique linguistique du Cameroun est insatisfaisante, car le bilinguisme officiel ne s’intègre pas dans le projet national

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­ ’éducation et parce que « le bilinguisme officiel n’est pas pensé d dans une approche intégrée du multilinguisme camerounais » (TabiManga, 2000 : 121). Les quatre cinquièmes du pays sont des provinces francophones et, fait important, Douala et Yaoundé, capitales politiques et économiques du Cameroun, sont situées du côté francophone. Le poids de chacune des langues est donc inégal autant dans les institutions gouvernementales que dans la population. Les différences entre les colonisations allemande, anglaise et française ont encore des répercussions sur la mise en œuvre de la politique linguistique au Cameroun (Ricard, s.d.) . Pourtant, la présence anglophone au Cameroun est apparue, dès la fondation de la nation, comme un fait essentiel. D’ailleurs, comme le français, [la langue anglaise] fut d’abord vécue comme la langue du colonisateur, à la fois constitutive de l’accès à la modernité et comportant le risque d’aliénation. Mais, avec les années, l’image la plus puissante est américaine : elle véhicule la culture dominante des médias en même temps que des images, positives ou négatives, de la communauté noire d’outre-Atlantique (Bardolph, 1995 : 726).

Les anglophones ont donc le privilège de la force identitaire reliée à la minorité. Comme les francophones du Canada, ils luttent pour la reconnaissance de leur spécificité culturelle et politique. Toutefois, au moment où la francophonie camerounaise occupe de plus en plus de place dans la Francophonie mondiale, la minorité anglophone du Cameroun se fait de moins en moins entendre (Arnold, 1989 : 105-106). Une autre évaluation de la situation linguistique montre que, malgré la supériorité numérique du français, [l’] une des conséquences importantes de la politique de promotion du bilinguisme officiel au Cameroun est la quasi-absence de conflits évidents entre les langues officielles et les langues locales. Le français et l’anglais ne s’opposent pas aux autres langues camerounaises dans le champ de la communication sociale, bien que les langues nationales soient dépourvues de statut institutionnel (Tabi-Manga, 2000 : 190-191).

Le français et l’anglais appellent en même temps la fascination et le rejet, parce qu’ils représentent pour plusieurs la modernité et l’accès à l’universel, mais aussi la norme imposée par la colonisa-

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tion7. En utilisant les langues officielles, les Camerounais ne se contentent pas de pratiquer des langues étrangères. Ils s’approprient le français et l’anglais, en modifient le style, y ajoutent des termes et y intègrent une couleur particulière. La métamorphose des langues française et anglaise est si importante qu’elle a donné naissance à deux nouvelles langues8, ou « langues cocktail » (Essono, 1989 : 70) : le pidgin-english et le camfranglais. Le pidgin-english est surtout utilisé comme langue véhiculaire dans les provinces anglophones, l’Ouest et le Littoral, et serait en hausse constante au Cameroun. Toutefois, il constituerait un obstacle durable à la promotion du bilinguisme officiel. Car, dans l’imaginaire des Camerounais francophones, l’anglais parlé par leurs compatriotes anglophones, à quelques rares exceptions près, est du pidgin. […] Ce jugement […] révèle un fait linguistique important. C’est que la socio-linguistique du pidgin-english camerounais est intensément dynamique (Tabi-Manga, 2000 : 127).

Dans l’analyse de l’évolution des politiques linguistiques, il ne faut pas négliger la progression du pidgin et du camfranglais, ce « parler argotique urbain et suburbain […] dont la texture grammaticale et lexicale est extrêmement souple » (Tabi-Manga, 2000 : 133-134). « [L]angue des exclus, des marginaux » (Tabi-Manga, 2000 : 166-167), dialecte instable et hétérogène, le camfranglais exprime le sens ludique dans les conversations quotidiennes, mais aussi dans des productions artistiques. Les langues cocktail sont donc vivantes, présentes et doivent être prises en considération quand vient le temps de dépeindre le portrait linguistique du ­Cameroun. En même temps, les langues locales, qui ne bénéficient pas d’une reconnaissance officielle de la part du gouvernement, élargissent le spectre de leur action. L’éwondo, le peul, le bassa, le duala, etc., cohabitent depuis des siècles en terre africaine. D’un côté, l’officialisation de langues européennes réduit le déséquilibre lié à la présence de nombreuses langues locales. Néanmoins, « le bilin7. Tabi-Manga fait cette remarque à propos du français, mais elle s’applique aussi à l’anglais (Tabi-Manga, 2000 : 133). 8. Le terme langue est utilisé au sens large, comme « système de communication » (Larousse 2004).

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guisme du Cameroun ne laisse aucune place aux langues nationales ; la personne qui ne parle que sa langue maternelle est prisonnière dans son propre pays. En dehors du village, point de salut ! Pour savoir le français ou l’anglais, il faut aller à l’école ; or 51,5  % des Camerounais étaient analphabètes en 1983 » (Leclerc, 1986 : 261). Bien que les langues africaines commencent à occuper l’espace culturel, l’anglais, et surtout le français, conservent une position privilégiée. Quant aux différentes évaluations de la politique linguistique, le débat linguistique est tout à fait actuel. Des initiatives sont proposées, comme le « trilinguisme extensif » et le « quadrilinguisme » (Tabi-Manga, 2000 : 177, 184), qui intégreraient des langues nationales parmi les langues officielles dans l’éducation. Ces démarches sont utiles pour la population parce qu’elles poursuivent la réflexion à propos de la préservation de la diversité et de l’unité et parce qu’elles pourraient contribuer au « recul de la déculturation et de l’insécurité linguistique » (Metangmo-Tatou, 2001 : 49). Toutefois, la diversité du Cameroun est, encore aujourd’hui, « un couteau à double tranchant car elle est à la fois une enviable richesse culturelle et un redoutable handicap pour la construction de l’unité nationale » (Dongmo, 1989 : 9). Au Cameroun comme au Canada, les langues autochtones jouissent d’une reconnaissance de plus en plus grande. Cependant, cela arrive trop tard pour les langues amérindiennes et inuites, trop longtemps négligées par le gouvernement canadien et peu utilisées par la population. Si le bilinguisme officiel jumelé à la promotion d’un certain multilinguisme contribue au maintien de l’unité nationale au Cameroun, l’effet est plutôt inverse au Canada. Les politiques linguistiques sont sources de conflits et de remise en question de l’appartenance canadienne.

Politiques de bilinguisme et réalités linguistiques : état actuel Critiquées ou encensées, maintes fois remaniées, les politiques linguistiques canadiennes et camerounaises tentent de participer à la gestion des langues dans des territoires multilingues et de refléter

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la situation réelle de la façon la plus respectueuse possible de la diversité. Si nous nous fions aux données récentes disponibles, le Canada et le Cameroun atteignent-ils ces objectifs ? Au Canada, les droits linguistiques sont individuels, c’est-à-dire que chaque personne peut être servie en français et en anglais dans les institutions relevant du gouvernement fédéral. Chaque province gère la politique linguistique provinciale à sa façon, tout en respectant le bilinguisme fédéral (obligation de protéger les minorités linguistiques officielles, de donner des services et de l’éducation dans la langue minoritaire officielle lorsque la demande est suffisante, etc.). Il y a évidemment des ratés, mais un effort général est fait en ce sens depuis quelques décennies. Selon le recensement de 20019, 57  % des 31 millions d’habitants du Canada10 ont déclaré être de langue maternelle anglaise, 20 % ont déclaré le français comme langue maternelle et 20 % ont affirmé avoir une langue maternelle non officielle. Le français est en chute libre, sauf au Québec où l’indice de continuité linguistique est supérieur à 1, ce qui démontre l’efficacité de l’entêtement politique de la province à défendre l’utilisation du français (Allaire, 1999 : 75)11. Les francophones sont aussi plus concernés par le bilinguisme individuel. En effet, 42 % des francophones du Canada se déclarent bilingues (français-anglais), contre 9 % chez les anglophones. Le contexte national, continental et mondial favorise la promotion et l’apprentissage de l’anglais au Canada. Le français y est surtout protégé (lire : menacé) plutôt que promu pour sa valeur intrinsèque. Bien que minoritaire, le français bénéficie de son statut officiel, ce qui n’est pas le cas pour les langues autochtones. Depuis ­quelques décennies, la loi reconnaît l’importance des langues 9. http://www12.statcan.ca/français/census06/release/Language.cfm. Consulté le 28 août 2008. 10. http://www12.statcan.ca/francais/census06/release/Language.cfm. Consulté le­ 28 août 2008. 11. Selon les données de Statistique Canada, le nombre de Québécois de langue maternelle française a augmenté depuis le recensement de 1996 (www.statcan.ca. Consulté le 16 octobre 2004).

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autochtones dans les territoires et au Nouveau-Québec, où l’instruction peut être donnée en langue inuite ou en langue amérindienne. Néanmoins, cette reconnaissance n’est ni généralisée ni porteuse de résultats concrets. Les autres langues non officielles, surtout liées au phénomène migratoire, n’ont aucun statut reconnu par la loi malgré le fait que la diversité culturelle soit encouragée et que les droits linguistiques soient reconnus aux individus. Le bilinguisme officiel du Cameroun est plutôt fondé sur des droits territoriaux. Par conséquent, deux provinces sont unilingues anglophones et huit provinces sont unilingues francophones, provinces dans lesquelles se trouvent la capitale du pays et la métropole économique et culturelle. La langue française domine l’anglais dans la géographie, la démographie, la culture et l’économie, laissant peu d’espace aux Camerounais anglophones. Le parlement fédéral est une institution bilingue, tout comme le sont les lois qui en sont issues. La langue maternelle des Camerounais est, la plupart du temps, une des nombreuses langues non officielles du pays. Toutefois, les statistiques diffusées montrent que plus des trois quarts de la population camerounaise est de langue française. Les facteurs démographiques (quatre fois plus de francophones que d’anglophones), géographiques (un seul pays limitrophe au ­Cameroun est anglophone alors que tous les autres sont francophones) et politiques (l’assimilationnisme français perdure malgré l’indépendance, et les deux présidents que le Cameroun a connus sont francophones) expliquent que la population mondiale considère le Cameroun comme un pays francophone. De plus, la culture anglaise est peu diffusée puisque les fonds attribués aux maisons d’édition, aux productions théâtrales, etc., sont surtout réservés à la culture majoritaire (Courcy, 2006 : 155). Par contre, l’anglais progresse au Cameroun depuis quelques années. L’entrée du pays dans le Commonwealth en 1995, la popularité de l’anglais comme langue internationale et comme langue de la mondialisation laissant miroiter des possibilités d’émigration, de profession ou d’études dans d’autres pays, la popularité du pidgin-english et le développement de certains organes de connaissances en anglais (l’Université de Buea, la revue Abbia) annoncent des changements sociaux à moyen terme.

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Lorsqu’il s’agit des statistiques concernant les langues au Cameroun, la prudence s’impose. Les langues officielles demeurent des langues secondes pour l’ensemble de la population et sont, aujourd’hui, enseignées comme telles. Le français, mais aussi ­l’anglais, sont les langues du pouvoir politique et de l’élite sociale. Depuis le vote des lois de 1996 et de 1998, les langues locales non officielles sont protégées par des programmes (la National Association of Cameroon Language Committees travaille pour le transfert des langues africaines en langues écrites) et promues grâce à certains projets. Cependant, certains auteurs contestent cette valorisation des langues ancestrales qui pourrait constituer une « bombe linguistique dans la Tour de Babel » camerounaise et anéantir l’unité nationale (Ambe Mforteh, s.d.). Aussi remis en doute, les dialectes camerounais créolisent les diverses langues en présence. Ils bénéficient d’une reconnaissance accrue puisqu’ils permettent aux Camerounais qui ne s’expriment pas dans la même langue de se comprendre. Ils assurent, d’une certaine façon, la transition linguistique nécessaire à la suite des nombreuses modifications constitutionnelles et sociales qu’a vécues le pays depuis 1990. * * * Les langues qui s’installent au Canada au fil des déplacements et des conquêtes tentent de remplacer les langues déjà présentes. Ainsi, les langues autochtones ont été presque effacées par la colonisation européenne et le français doit encore lutter pour garder une place devant l’anglais dominant. Au Cameroun, les langues africaines ont longtemps été négligées par la loi, mais leur forte présence dans les foyers a vaincu la législation qui les laissait de côté ainsi que la grande diversité linguistique du pays. Malgré le déséquilibre démographique et géographique actuel au Cameroun, le français et l’anglais ne sont pas en conflit. Les politiques linguistiques, parfois faites de volonté d’assimilation, parfois construites à partir d’une réelle volonté de gérer les langues officielles de façon équilibrée, sont contestables et contestées dans les deux pays. Les politiques linguistiques des dernières années ont créé un espace spécifique, quoique non officiel, pour les langues autres que le

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français et l’anglais. En cela, la gestion de la diversité linguistique porte bien son nom, puisqu’elle cherche une façon adéquate de promouvoir la reconnaissance de l’autre, qui est aussi une partie de nous. Surtout, les politiques linguistiques sont constamment remises en question. Elles changent et suscitent, encore et toujours, des débats. S’il est vrai que la gestion canadienne et la gestion camerounaise de la diversité linguistique ne sont ni parfaitement réalistes ni tout à fait en accord avec la réalité linguistique, elles se veulent, à tout le moins, démocratiques et optimistes.

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troisième partie

Énoncer le droit

Page laissée blanche intentionnellement

La place des droits linguistiques dans l’ordre juridique au Canada

Michel Bastarache Ancien juge à la Cour suprême du Canada*

Les malentendus qui résultent des relations linguistiques sont souvent associés à d’autres phénomènes qui vont caractériser les rapports sociaux dans la société ; il ne faut pas les ignorer. Très souvent, par exemple, les sociétés plurilinguistiques sont aussi divisées en fonction de la religion, de la classe sociale, des régions géographiques. Par conséquent, tout projet visant l’adoption d’un régime linguistique a un but multidimensionnel. Il vise à réglementer les rapports sociaux au sein d’une société complexe où l’histoire a souvent façonné les attitudes des différents groupes linguistiques, où les phénomènes sociaux et économiques sont souvent reliés à l’appartenance linguistique, et où le pouvoir politique est quelques fois lui-même caractérisé par un rapport de force entre des groupes linguistiques. Il va sans dire que les rapports entre les groupes linguistiques et les attitudes qui caractérisent ceux-ci doivent être au centre des préoccupations de ceux qui seront responsables de la législation.

* C’est avec regret que nous avons appris que le juge Michel Bastarache quittait son poste à la Cour suprême du Canada le 30 juin 2008. C’est une lourde perte pour tous les Canadiens qui ont à cœur l’épanouissement des deux langues officielles du pays. (NDLR.)

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Michel Bastarache

La loi linguistique n’est pas une camisole de force qui a pour objet de restreindre les populations qui vivent des tensions sociales importantes. Elle a nécessairement pour but de diminuer les tensions sociales en minimisant les occasions de discorde, mais elle visera le plus souvent un objectif plus grand, soit la création de conditions propices au développement harmonieux des différents groupes linguistiques et l’encouragement de ceux-ci à contribuer pleinement au développement économique, social et culturel de l’ensemble de la population. Les études qui ont été réalisées au Canada dans les années 1980 et 1990 n’ont pas toujours abouti, mais elles ont probablement contribué à la sensibilisation de la population à l’importance de la diversité linguistique et à la difficulté de trouver des mécanismes favorisant non seulement la paix sociale et la tolérance, mais aussi l’égalité et l’inclusion. Il est certain que bon nombre de gens ont compris que l’aménagement linguistique a un côté pratique aussi bien qu’un côté théorique ou symbolique. Dans tous les cas, la diversité linguistique varie selon les phénomènes sociaux et économiques et s’accommode d’un certain nombre de phénomènes historiques. Mais, dans une démocratie moderne, le régime linguistique n’est pas tributaire de la loi du plus fort ou du plus grand nombre ; il reflète plutôt l’idée que l’on se fait des valeurs fondamentales et des exigences d’une société hétérogène. Il est parfois difficile d’accepter que les divisions linguistiques ne doivent pas être considérées simplement comme des problèmes d’instabilité politique. Pourtant, c’est quand on identifie les différences linguistiques comme des manifestations importantes des divergences culturelles légitimes qu’il est possible d’examiner la législation linguistique sous l’angle de la liberté d’expression et du besoin d’assurer une pleine participation de tous les citoyens aux affaires publiques. Vu sous l’empire des divisions fondamentales entre groupes linguistiques, le phénomène social se transformera rapidement en clivages politiques qui trouveront une résonance dans toutes les institutions publiques. En toute logique, ceci mènera rapidement à des divisions politiques et aux différentes conditions de partage du pouvoir. En un sens, on a la possibilité, dans une société complexe, de reconnaître un certain nombre de clivages et de les institutionnaliser. Mais ce n’est pas le seul choix

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possible ; il n’est pas nécessaire d’établir une corrélation entre l’institutionnalisation des divisions sociales et linguistiques et l’ordre politique. Au Nouveau-Brunswick par exemple, les gouvernements successifs ont cherché depuis le début des années 1980 non seulement des méthodes pratiques pour faire la paix entre les groupes linguistiques, mais aussi des moyens pour dépolitiser les rapports linguistiques et s’assurer que les langues officielles ne deviennent pas des obstacles à la communication et à la solidarité. De nombreux exemples de situations conflictuelles sont décrites dans le rapport de la Direction des langues officielles du gouvernement du Nouveau-Brunswick intitulé “Vers l’égalité des langues officielles au Nouveau-Brunswick” et déposé en mars 1982. On y mentionne en particulier le fait qu’en 1982 le juge d’instance avait une large discrétion pour déterminer la langue des procédures. Non seulement n’y avait-il aucun droit à l’égalité dans l’emploi des langues, aucun critère n’était établi pour guider le juge. De là les conflits permanents concernant le droit de recourir au français et le droit à un service de même qualité quand la simple traduction était offerte aux justiciables et aux avocats francophones, vu la faible représentation des francophones dans l’appareil judiciaire. La solution était évidemment d’assurer le droit à chacun de plaider et de témoigner dans sa propre langue et d’être compris sans l’intermédiaire d’un traducteur ou d’un interprète. Pour cela, il fallait aussi mettre en place un service bilingue dans les tribunaux. Dans notre société, tout le monde reconnaît que la langue est à la fois instrument de communication et un aspect primordial de l’identité du groupe culturel. Aussi est-il à peu près impossible d’établir une politique linguistique qui fasse abstraction des attentes des communautés linguistiques elles-mêmes. En établissant les objectifs d’une loi linguistique, il est peut-être bon de se demander quels sont les facteurs que l’on utilisera pour en mesurer le succès. Est-ce que ce sera l’absence de conflits sociaux, l’absence de discrimination, ou une égalité réelle entre personnes appartenant à des communautés linguistiques distinctes, dont le statut et la valeur seront reconnus par tous ? En somme, il faut voir s’il y a un sentiment d’infériorité ou d’insécurité latent qui continue de résulter des rapports linguistiques et si la législation

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linguistique contribuera à les éliminer ou si elle n’aura pour effet que de figer chacun des groupes linguistiques dans leurs attitudes présentes concernant les exigences d’une société pluraliste. Comme le rappelle Aristote, la communauté politique en est une qui se développe en vue de produire de bonnes conditions de vie. Il s’agit de décider au plan normatif quelles sont les conditions qui rendront la vie de la communauté politique bonne. Il y a plusieurs modèles possibles sur ce plan, la notion de territorialité étant le plus souvent au cœur des distinctions. La bonne société se développe et s’enrichit, il est certain, mais elle partage aussi des objectifs et des valeurs au centre desquels se trouvent l’égalité et le respect. Ce sont là des conditions essentielles au respect de soi et à la sécurité culturelle qui doivent caractériser la vie des groupes minoritaires. Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec1, la Cour suprême du Canada a clairement établi que le respect des minorités constitue une des valeurs fondamentales de la fédération canadienne. Le respect de la diversité linguistique et culturelle est donc au centre de nos préoccupations comme nation. La Cour a fait valoir que ceci correspond à une réalité historique et à une réalité démo-­linguistique fondamentale. Il faut donc s’attarder au développement historique des rapports linguistiques au Canada, à la structure sociale qui caractérise les relations entre les communautés linguistiques, aux divisions sociales qui caractérisent la population et aux attitudes et attentes de la population relativement à la vie politique. C’est tout cela qu’il faut prendre en compte au moment de consacrer des garanties linguistiques et de prévoir des arrangements institutionnels pour régir les rapports entre le gouvernement et ses citoyens. Les communautés linguistiques réalisent que c’est dans l’histoire commune et dans l’établissement des frontières culturelles que se sont développés les rapports entre les communautés linguistiques et la conscience de chacune d’elles de son identité propre. Pour changer les rapports historiques, les attitudes et la perception de soi de différents groupes, il faut un certain sens de l’histoire et de la continuité. Il faut des objectifs à long terme. Il faut savoir où la population se situe relativement aux clivages idéologiques qui perdurent. Il faut en quelque 1. [1998] 2 R.C.S. 217.

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sorte connaître beaucoup plus que l’importance numérique des communautés linguistiques et leur concentration géographique. Il faut connaître leurs habitudes et comportements visant la communication et leur propre perception de leur fragilité. Il est bien certain que les clivages linguistiques et culturels n’expliquent pas toutes les différences entre les groupes linguistiques. Au Nouveau-Brunswick, on a souvent parlé de la pauvreté relative des régions francophones, du fait qu’il s’agit d’une population plus rurale, d’une population plus isolée de l’administration centrale. Mais de nombreuses études ont aussi montré que les minorités se considèrent souvent différentes du point de vue de la psychologie sociale. Elles sont conscientes de constituer des groupes culturels qui ont probablement des vues différentes sur la politique ou la morale, le rôle du gouvernement, la diversité culturelle, la tolérance interlinguistique et même la politique. Le mécontentement social ne constitue pas une base adéquate pour développer une politique à long terme en matière linguistique. Selon le gouvernement de l’époque lui-même, la décision du Nouveau-Brunswick d’adopter la Loi sur l’égalité des communautés linguistiques était une reconnaissance du fait que l’insatisfaction vis-à-vis des services publics n’était pas en soi une raison suffisante pour modifier la loi linguistique. Le besoin de modifier l’ordre législatif, puis constitutionnel, résultait plutôt de la nécessité de reconnaître d’un point de vue juridique un certain nombre de conventions que l’on en était venu à accepter de part et d’autre au Nouveau-Brunswick. On reconnaissait qu’il fallait cesser de traiter un groupe linguistique comme une minorité bénéficiant de certains privilèges et qu’il fallait, une fois pour toutes, considérer que dans la province il y avait deux partenaires égaux qui voulaient construire un nouvel ordre social. La modification constitutionnelle qui a suivi et qui était initiée par un autre gouvernement devait avoir pour effet d’éduquer la population en vue de changer encore les attitudes sociales et de permettre une socialisation qui aurait pour objet une différente culture politique pour l’avenir. Je crois qu’il est important de rappeler d’abord que nous sommes individuellement et collectivement les produits de l’histoire. Depuis la conquête britannique de l’Acadie en 1710, notre pays

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n’a jamais été unilingue. En pratique, les communications se sont faites dans la langue de la partie intéressée, même si ce n’est que par l’Acte de Québec de 1774 que, implicitement, certaines garanties formelles relatives à l’utilisation des langues ont été données. L’idée de Lord Durham dans son rapport consécutif aux rébellions de 1837-1838 de créer un État résolument unilingue n’a jamais eu de suite. Dès l’Acte d’union de 1841, l’unilinguisme anglais a été contesté et impossible à mettre en pratique. Le bilinguisme a été consacré dans l’article 133 de la Loi sur le Canada de 1867. L’intention évidente de garantir l’utilisation du français dans le domaine scolaire, dans l’article 93 de la même loi, s’est avérée un échec important. Le Traité de Paris de 1763 avait en effet garanti aux francophones l’exercice de leur religion et les avait autorisés à éduquer leurs enfants en français suivant les enseignements de l’Église catholique. Lorsqu’intervient la Confédération, en 1867, le compromis historique qui est inscrit dans l’article 93 de la loi constitutionnelle reflète cette réalité. L’article 93 donne à la minorité provinciale catholique (protestante au Québec) la gestion et le contrôle de ses institutions scolaires. Le Conseil privé fera fi du contexte historique2 et déclarera que le droit à « la gestion du programme scolaire » ne s’applique qu’à l’aspect religieux de celui-ci3. Cet échec a donné lieu à des conflits sociaux et politiques qui ont marqué profondément l’histoire du Canada. La législation linguistique provinciale est un phénomène assez récent, mais là encore, c’en est un qui a marqué profondément l’histoire politique. Qui s’agisse de la loi 63 adoptée par le premier ministre Bertrand ou la loi 22 adoptée par le premier ministre Bourassa en 1974, ou encore la loi 101 adoptée quelques années plus tard, ou la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick de 1969, nous pouvons voir tout de suite que les régimes linguistiques ne visent pas essentiellement les services directs aux individus, mais la reconnaissance de communautés linguistiques et l’aménagement de régimes leur permettant de se développer en harmonie avec la majorité. 2. Voir Kennedy, 1932 ; Foster, Malherbe et Smith, 1999. 3. Voir Ottawa Roman Catholic Separate School Board v. Mackell [1917] AC 62 à la page 74, et Ex Parte Renaud et al. (1872) 14 NBR 273 à la page 294, confirmé dans Maher v. Town of Portland 1874 Wheeler 896.

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La teneur des discussions entourant l’adoption des dispositions linguistiques de la Charte canadienne des droits et libertés en 1981 reflète cette réalité. C’est ce qu’a reconnu de toute manière la Cour suprême du Canada dans sa décision sur les droits linguistiques au Manitoba4 et plus récemment dans la cause R. c. Beaulac5, où une définition atténuée du concept d’égalité linguistique a été renversée. Plus fondamentale encore est l’affirmation dans l’arrêt Mahé c. Alberta6 que toute garantie linguistique est indissociable de la culture véhiculée par une langue. La langue fait partie de l’identité de la communauté et l’objet de l’article 23 de la Charte canadienne en matière scolaire est non seulement de garantir des services pédagogiques, mais de renforcer la communauté minoritaire de langue officielle elle-même. Ceci a été réaffirmé avec force dans la cause Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard 7. Il est certain qu’il y a encore des manifestations d’une réticence politique à reconnaître clairement la dimension collective des droits linguistiques et à octroyer des droits linguistiques collectifs. Néanmoins, il est clairement reconnu dans notre droit aujourd’hui, comme le dit la Cour suprême dans l’affaire Irwin Toy8, que la langue est si intimement reliée à la forme et au contenu de l’expression qu’il ne peut y avoir de véritable liberté d’expression linguistique s’il est interdit de se servir de la langue de son choix pour communiquer. C’est dire justement que les garanties linguistiques s’appuient non seulement sur le compromis politique, mais sur des notions beaucoup plus fondamentales, telle la liberté d’expression. Ce que vise le régime linguistique fédéral semble donc être la sécurité linguistique. Je crois que cela se dégage des décisions de la Cour suprême en matière scolaire, où la socialisation des enfants est associée au développement de leur langue, et aux décisions de la Cour suprême en matière de langue d’affichage, où la Cour traite plus généralement de la capacité de faire usage de sa langue sans interférence de l’État. Sans doute, avons-nous un penchant pour l’individualisme aujourd’hui et plusieurs s’inquiètent des consé4. Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1992] 1 R.C.S. 212. 5. [1999] 1 R.C.S. 768. 6. [1990] 1 R.C.S. 342. 7. [2000] 1 R.C.S. 3. 8. Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.

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quences de la reconnaissance de droits collectifs. Il est pourtant bien certain que le droit à l’éducation dans sa langue maternelle ne peut pas être considéré exclusivement comme un droit individuel puisqu’il n’existerait pas sans la possibilité de l’exercer en commun avec d’autres. Ceci est même vrai des services publics, puisqu’il est inconcevable qu’un individu isolé parlant une langue différente de celle de tous les autres puisse réclamer le droit d’être servi de façon différente. Le droit linguistique individuel existe parce qu’il est partagé, parce que le bien commun exige qu’il soit reconnu. Lorsque l’on est trop tenté de mesurer l’étendue des droits en fonction du nombre de locuteurs qui les réclament, on s’éloigne en même temps de la notion de droits collectifs et de sécurité linguistique. On revient nécessairement à une notion d’intérêt supérieur de la majorité et d’évaluation des droits selon une analyse coûts-bénéfices. Cela est sans doute naturel, mais il faut se rendre compte que cela sera souvent interprété par la minorité comme une forme de ­coercition. Un groupe linguistique peut en effet assez facilement s’approprier les pouvoirs de l’État pour restreindre la liberté d’expression d’un autre groupe. Il s’agit donc de savoir, dans chaque cas, compte tenu de la réalité sociolinguistique, si la sécurité linguistique des différents groupes de langues officielles est une valeur suffisamment importante, dont la reconnaissance est justifiée dans les faits, pour que l’on impose des devoirs à tous les groupes et que l’on élimine l’idée de supériorité numérique et de domination politique en matière de langue. L’appareil gouvernemental est un instrument puissant pour déterminer les comportements linguistiques. De fait, les choix linguistiques ouverts à la minorité peuvent très facilement être restreints par l’organisation étatique et l’aménagement des institutions publiques. L’assimilation linguistique se fait généralement en offrant les avantages de la pleine participation aux affaires publiques à la minorité au prix de son identité culturelle et linguistique. Il ne s’agit pas d’une coercition qui résulte d’une prohibition de l’utilisation de la langue minoritaire, mais l’effet est plus ou moins le même. C’est ce que l’on a réalisé, par exemple, au Nouveau-Brunswick, puis au Manitoba, en Nouvelle-Écosse et en Ontario, avec le phénomène des écoles bilingues. Le système unifié

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occasionnait la négation du droit à l’égalité pour la minorité linguistique. Mais il n’y a pas de solution unique ou miraculeuse à tous les problèmes institutionnels. En général, l’égalité requiert des structures qui vont refléter les besoins particuliers et les aspirations des membres de la communauté minoritaire, tout en tenant compte du contexte qui caractérise les relations individuelles et les relations entre les groupes au sein de la société. Les choix qui seront faits au sein de différentes sociétés ne sont pas les mêmes, bien entendu, parce que la réalité sociolinguistique, le contexte historique, les rapports de force, les nombres et les attitudes diffèrent d’une communauté à l’autre. Et les solutions ne sont pas les mêmes dans tous les domaines parce que les contraintes de toute nature varient. Il est bien évident, toutefois, qu’il est impossible d’aménager un régime de droits collectifs ou même individuels sans qu’il en résulte des devoirs importants au plan institutionnel. C’est ce que la Cour a fait valoir, par exemple, dans l’affaire Beaulac ; il est impossible de reconnaître le choix de la langue du procès sans fournir une infrastructure institutionnelle capable d’accommoder ce choix. Lorsque la Loi sur les langues officielles du NouveauBrunswick a été adoptée, le gouvernement du jour réagissait aux pressions de la minorité qui se plaignait de façon importante non seulement des services publics, mais aussi de sa sous-représentation au sein de la fonction publique. Quelques années plus tard, la politique linguistique d’un autre gouvernement donnait lieu à des revendications tout aussi fortes de la part de représentants unilingues du groupe linguistique majoritaire. Les gouvernements vont adopter des politiques qui reflètent leur idée des conditions essentielles à la réalisation de leurs objectifs linguistiques. Au Québec, le gouvernement favorise une politique centrée en grande partie sur le visage linguistique français du Québec. Dans ce cas, c’est la sécurité culturelle de la majorité qui anime la loi linguistique, celle-ci devant contribuer à développer une nation résolument française. On retrouvera donc dans ce cas une politique d’accommodement et de non-discrimination vis-à-vis la minorité linguistique, non pas une politique fondée sur la dualité linguistique véritable ou l’égalité des communautés linguistiques.

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Ceci correspond évidemment à une analyse bien particulière du contexte sociolinguistique et politique. Le gouvernement du Canada, de son côté, favorise une politique de progression envers l’égalité réelle du français et de l’anglais, tout en acceptant que les services en région doivent tenir compte de la réalité démo-linguistique. Dans chaque cas, cependant, il est important d’établir bien clairement les objectifs du droit linguistique de façon à ce qu’il soit bien compris par les juges qui sont chargés de son interprétation. Nous avons vu, par exemple, en matière d’utilisation des langues officielles dans les tribunaux, deux tendances opposées dans l’affaire Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick c. Association of Parents for ­Fairness in Education9. L’interprétation des dispositions linguistiques, selon la majorité, tenait pour primordial le droit individuel de chaque personne devant la Cour, y compris les juges, d’utiliser leur propre langue. Dans l’affaire Beaulac, la Cour a favorisé une interprétation qui permettait aux communautés linguistiques de langue officielle d’avoir un accès égal aux tribunaux. Il est bien difficile, dans ce contexte, de conclure que le régime linguistique ne concerne que la détermination de la langue de communication ou même la liberté d’expression. Le régime linguistique, c’est la constatation que la liberté totale conduit à des résultats néfastes dans certaines circonstances et qu’il convient d’imposer des limites, des contraintes, dans le domaine des rapports linguistiques. Tout ceci montre bien que l’usage des langues est une nécessité sociale qui est vécue dans des conditions bien particulières. Les choix qui sont faits en matière linguistique auront des impacts sur l’économie, sur la politique, sur les rapports sociaux. Ils auront une résonnance dans la mémoire collective de chaque groupe linguistique. En somme, il y a des choix très importants à faire. Nous avons adopté une culture des droits qui fait une très grande place aux libertés individuelles, il est certain. Mais tous nos gouvernements reconnaissent la nécessité de préserver certains biens collectifs. Charles Taylor (1992 : 56-69) nous rappelle ceci : Political society is not neutral between those who value remaining true to the culture of our ancestors and those who may want to cut loose in the name of some individual goal of self-development. It is not just a matter of having French language available to those who might choose 9. [1986] 1 R.C.S. 549.

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it. This might be seen to be the goal of some of the measures of federal bilingualism over the last twenty years, but it also invokes making sure that there is a community of people here in the future that will want to avail itself of the opportunity to use the French language. Policies aimed at survival activity seek to create members of the community, for instance in their assuring that future generations continue to identify as French speakers. There is no way that these policies could be seen as just providing a facility to already existing people. One has to distinguish the fundamental liberties, those that should never be infringed and therefore ought to be unassailably entrenched, on the one hand, from privileges and immunities that are important but that can be revoked or restricted for reasons of public policy, although one would need a strong reason to do this, on the other.

Il s’agit aujourd’hui de définir la communauté de valeurs auxquelles adhèrent les gens. Il s’agit de reconnaître quelles sont les réalités culturelles fondamentales et l’héritage que l’on veut préserver pour soi-même. Le message de la Charte des droits et libertés c’est que la valeur fondamentale est celle de l’égalité. La loi actuelle parle de l’égalité de statut et d’usage des langues officielles. La Cour suprême affirme dans Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba que l’accès égal des minorités aux législatures, aux lois et aux tribunaux est l’objectif fondamental de l’article 23 de la Loi du Manitoba et de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans l’arrêt Blaikie10, la Cour suprême affirme que la garantie implicite de l’article 133 est une protection efficace de la minorité. Ce message a été réaffirmé récemment dans les affaires Beaulac et Arsenault-Cameron. Dans ces deux causes, la Cour tente de montrer comment une interprétation généreuse se traduira par des mesures concrètes. La tendance est de s’inspirer de cela maintenant. La loi fédérale de 1988 reconnaît aussi que les communautés linguistiques sont la raison d’être de la politique des langues officielles du Canada. Plus concrètement, la loi prévoit des mesures qui visent à l’avancement du français et de l’anglais, des mesures pour garantir que la composition de la fonction publique fédérale reflète la présence des communautés linguistiques de façon équitable. Un problème de taille subsiste cependant dans la mesure où le régime linguistique constitutionnel et le régime linguistique législatif fédéral sont quelques fois en conflit avec le régime linguis10. Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016.

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tique du Québec qui a, je l’ai souligné, une assise et une philosophie différentes. La Cour en a traité récemment dans trois affaires qui ont trait à la mise en œuvre de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés au Québec. Les tribunaux ont déjà été amenés à rendre un certain nombre de décisions dans le domaine linguistique. Permettez-moi d’en mentionner quelques-unes, brièvement, pour illustrer quelle a été la contribution des tribunaux à ce jour, et peut-être aussi ce qu’on peut attendre des tribunaux pour faire progresser les rapports linguistiques dans l’avenir. Dans le domaine des services au public, les tribunaux se sont penchés sur l’application de l’article 20 de la Charte, ou 20(2) en ce qui concerne le Nouveau-Brunswick. D’abord, il semble établi que l’article 20 comporte le droit d’être compris dans la langue minoritaire11, contrairement à ce qui a été décidé eu égard à l’article 19 en matière de procédures judiciaires. L’article 20 n’a pas été appliqué aux municipalités12. Dans Godbout c. Longueuil 13, toutefois, trois juges ont jugé que la Charte ­s’appliquait aux municipalités. Depuis lors, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a rendu une décision dans l’affaire Moncton (Ville de Moncton) c. Charlebois14. L’appelant dans cette affaire contestait la validité d’un arrêté municipal que l’intimée, la ville de Moncton, avait adopté en anglais seulement. Invoquant à l’appui de sa prétention les paragraphes 16(2) et 18(2) ainsi que l’article 16.1 de la Charte, l’appelant prétendait que la ville avait manqué à son obligation constitutionnelle d’adopter ses arrêtés et règlements municipaux dans les deux langues officielles. Le pourvoi soulevait la question de savoir si l’expression «lois de la Législature» au paragraphe 18(2) de la Charte incluait les arrêtés municipaux adoptés par une municipalité au Nouveau-Brunswick de manière à obliger la ville de Moncton à adopter ses arrêtés dans les deux langues officielles. Il était également question de déterminer si le 11. Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick c. Association of Parents for Fairness in Education, supra, note 7 ; R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234. 12. R. c. Bastarache (1992), 128 R.N.-B. (2e) 217 (B.R.) ; R. c. Haché (1993), 139 R.N.-B. (2e) 81 (C.A.) ; et traitant de l’article 32 de la Charte, Stangret c. Toronto Transit Commission, [1998] O.J. No. 2971 (Oen. Div.) (QL). 13. [1997] 3 R.C.S. 844. 14. 12 [2001] A. N.-B. No. 480.

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paragraphe 16(2) et l’article 16.1 de la Charte imposaient au gouvernement provincial l’obligation de légiférer afin de donner plein effet à l’obligation qu’auraient les municipalités. L’appelant était d’avis que le juge de première instance avait commis une erreur de droit en donnant à l’expression «lois» utilisée au paragraphe 18(2) de la Charte une interprétation restrictive fondée sur le sens donné à ce terme dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie (Blaikie, no 2)15 et sur l’application des principes issus de l’arrêt Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Inc. c. Association of Parents for Fairness in Education16. L’appelant prônait ni plus ni moins l’application des principes énoncés par la Cour suprême dans l’affaire Beaulac et confirmés dans Arsenault-Cameron. Sous la plume du juge en chef Daigle, la Cour d’appel a accueilli l’appel, analysant de façon exhaustive les principes généraux d’interprétation des textes constitutionnels, tout particulièrement dans le domaine des droits linguistiques. S’appuyant sur l’affaire Beaulac, le juge Daigle précise que l’affaire Blaikie no 2, où l’on avait refusé d’étendre l’expression «loi de la Législature» utilisée à l’article 133 aux arrêtés municipaux au Québec, n’est pas déterminant pour le Nouveau-Brunswick. La Cour s’explique ainsi : L’objet du paragraphe 18(2) est clair. Il vise à assurer aux anglophones et aux francophones l’accès égal aux lois de cette province. Cette disposition n’a pas été adoptée et inscrite dans la Charte dans l’abstrait. Le constituant avait évidemment à l’esprit l’historique de l’unilinguisme législatif qui avait existé au Nouveau-Brunswick jusqu’à 1969 et les lacunes qui persistaient. [...] En interprétant le paragraphe 18(2) en fonction de son objet et de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle, j’estime qu’il y a lieu d’élargir le sens du terme «lois» utilisé au paragraphe 18(2) de sorte qu’il englobe les arrêtés municipaux. À mon sens, toute autre interprétation ferait échec aux objets réparateurs de ce droit linguistique et serait incompatible avec une interprétation large et dynamique fondée sur l’objet de ce droit.

La Cour a donc déclaré l’invalidité des arrêtés municipaux tout en suspendant temporairement l’effet de sa déclaration pendant un an. 15. [1981] 1 R.C.S. 312. 16. [1986] 1 R.C.S. 549.

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Les retombés de cet arrêt n’ont pas tardé à se faire sentir. La Loi sur les langues officielles17 a été modifiée. Par ailleurs, il est possible depuis le 6 janvier 2003, de suivre les délibérations du conseil municipal de la ville de Saint-Jean dans la langue officielle de son choix (Presse canadienne, 2003). Qui plus est, la ville de Moncton est devenue, le 6 août 2002, la «première grande ville canadienne officiellement bilingue»18. L’article 20 ne s’applique pas aux actes de nature judiciaire19, qui tombent tous sous l’article 19 de la Charte. La nécessité d’avis bilingues sous le régime de l’article 20 est incertaine20. L’application de la Charte aux universités a été exclue dans McKinney21 et Harrison22, mais admise pour les collèges communautaires23. Dans le cas des hôpitaux, elle a été exclue dans Stoffman24 et Dersch25. Mais ici encore il faut noter une décision récente de la Cour d’appel de l’Ontario. L’affaire Lalonde c. Commission de restructuration des services de santé26 concernait le sort de l’unique hôpital francophone de l’Ontario, l’hôpital Montfort, situé à Ottawa. La Commission de restructuration des services de santé de l’Ontario («la Commission») avait ordonné que 1’hôpital réduise de façon considérable ses services de santé, le privant notamment de son rôle dans la formation de professionnels de la santé de langue française. Le gouvernement de l’Ontario interjeta appel du jugement de la Cour divisionnaire annulant lesdites directives au motif que la Cour divisionnaire aurait commis des erreurs de fait et de droit. Parmi les questions de droit était celle de savoir si les directives de la Commis17. L.N.-B., ch. 0-0.5. 18. Voir : http://www .moncton.org/search/french/CITYHALL/inthenews/2002/ fm20020806. pdf. 19. R. c. Simard (1995),27 O.R. (3e) 116 (C.A.) ; R. c. Desgagné, [1997] A.J. No. 1307 (Prov. Ct.) (QL); R. c. Paré (1986), 31 C.C.C. (3e) 260 (S.C.). 20. R. c. Rimmer, [1988] S.C.C.A. No. 311 (QL) ; R. c. Saulnier (1989),90 N.S.R. (2e) 77 (Co. Ct.). 21. McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229. 22. Harrison c. Université de la Colombie-Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451. 23. Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570. 24. Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483. 25. R. c. Dersch, [1993] 3 R.C.S. 768. 26. (2001),56 O.R. (3d) 577.

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sion violaient la Loi sur les services en français27. Cette loi qui, comme l’indique son titre, porte sur le droit de recevoir des services en français, constitue un exemple de l’application du paragraphe 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés qui permet d’enrichir les droits linguistiques garantis par la Loi constitutionnelle de 1867 et la Charte. Discutant des buts et des objectifs sous-jacents de la Loi sur les services en français, la Cour d’appel dit ceci : «L’un des objectifs sous-jacents de la loi était de protéger la minorité francophone en Ontario ; un autre était de faire progresser le français et de favoriser son égalité avec l’anglais. Ces objectifs coïncident avec les principes sous-jacents non écrits de la Constitution du Canada»28. C’est en s’inspirant du Renvoi sur la sécession du Québec29 et de l’affaire Beaulac qu’une Cour d’appel unanime a ainsi affirmé vouloir rendre effective la Loi sur les services en français de l’Ontario. Si la Cour d’appel fait remarquer que la Commission (aujourd’hui le ministre de la Santé) peut modifier et limiter de façon discrétionnaire les services offerts en français par 1’hôpital Montfort, elle ajoute néanmoins, s’inspirant toujours de l’affaire Beaulac, qu’une telle décision «ne peut pas reposer sur de simples arguments de commodité administrative et de vagues préoccupations de financement». J’attire aussi votre attention sur la décision de la Cour d’appel relativement à une autre question en litige dans l’affaire Montfort, celle de savoir si les directives de la Commission pouvaient faire l’objet d’une révision fondée sur le principe constitutionnel non écrit du respect et de la protection des minorités. C’est en gardant à l’esprit les motifs de la Cour suprême dans Arsenault-Cameron que la Cour d’appel a abordé la question du vaste pouvoir discrétionnaire permettant à la Commission de prendre les mesures qu’elle considérait justifiées dans l’intérêt public. Bien qu’aucune disposition constitutionnelle n’était invoquée dans l’affaire Montfort, l’issue du litige allait, selon la Cour d’appel, avoir de lourdes conséquences pour la minorité franco-ontarienne, au point de faire intervenir le principe constitutionnel du respect et de protection des minorités30. La Cour d’appel a donc annulé les directives de la Commission, 27. L.R.O. 1990, c. F-32. 28. Lalonde au para. 143. 29. [1998] 2 R.C.S. 217. 30. Lalonde aux paras. 170-87.

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affirmant que celle-ci n’avait pas accordé suffisamment de poids et d’importance au rôle de l’hôpital Montfort sur les plans linguistique et culturel pour assurer la survie de la minorité franco-ontarienne. La Charte a été appliquée dans le cas de l’aide juridique31, de la discipline exercée par le Barreau32, et des conseils scolaires33. Elle a été appliquée aux entreprises de services publics34 et à une Commission des services de santé35, de même qu’à une Commission provinciale des droits de la personne36. Concernant la langue de travail, il existe quelques décisions de la Cour fédérale37, mais il n’y a rien de très concluant, les actions traitant plutôt d’embauche, de réembauche et de formation linguistique. Au Nouveau-Brunswick, plus spécifiquement, j’ai recensé 12 causes significatives seulement. Ce qui est remarquable, c’est qu’elles portent toutes sur le système judiciaire. Plusieurs affirment que le policier n’est pas tenu de demander la préférence linguistique du citoyen38. En 198639, on a reconnu le droit à l’interprétation dans les affaires civiles, mais cela semble remis en question après l’affaire de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick c. ­Association of Parents for Fairness in Education40, sauf peut-être quand une société 31. R. c. Koruz, (1992), 125 A.R. 161 (C.A.) ; conf. par [1993] 1 R.C.S. 1134 (sur un autre point de droit). 32. Harvey c. Law Society of Newfoundland (1992), 88 D.L.R. (4e) 487 (Nfld. S.C.T.D.) 33. Lewis c. Burnaby School District No. 41 (1992), 71 B.C.L.R. (2e) 183 (S.C.). 34. Clark c. Peterborough Utilities Commission (1995), 24 O.R. (3e) 7 (Gen. Div.). 35. Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624. 36. Blencoe c. Columbie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307. 37. Etienne c. Canada (1992),54 F.T.R. 253  ; conf. par (1993),165 N.R. 315 (C.F.A.); Lavigne c. Canada (Développement des ressources humaines), [1997] 1 C.F. 305 (Ire inst.); conf. par (1998),228 N.R. 124 (C.F.A.)  ; Duguay c. Canada (1999),175 F.T.R. 161 (Ire inst)  ; Schreiber c. Canada, [1999] F.C.J. No. 1576 (Ire inst.) (QL)  ; conf. par [2000] F.C,J. No. 2053 (C.A.) (QL). 38. R. c. Bastarache, supra, note Il  ; R. c. Bertrand (1992), 131 R.N.-B. (2e) 91 (B.R.)  ; R. c. Haché, supra, note Il  ; R. c. Mahaney (2000),226 R.N.-B. (2e) 54 (B.R.). 39 Cormier c. Fournier (1986), 69 R.N.-B. (2e) 155 (B.R.). 40. LeBlanc c. Canada, [1998] F.C.J. No. 1900 (Ire inst.) (QL)  ; Boudreau c. NouveauBrunswick (1990), 107 R.N.-B. (2e) 298 (C.A.).

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de la Couronne est une partie civile41, quand le juge n’est pas sensible au choix de l’accusé42 et en matière d’assurances43, où il est question de dispositions spécifiques de la Loi sur les assurances. En somme, les tribunaux n’ont pas été appelés à jouer un rôle prédominant dans le domaine linguistique dans cette province. Il faut aussi mentionner l’affaire Doucet-Boudreau a été décidée il y a très peu de temps par la Cour suprême et qui porte sur les recours en matière de droits linguistiques. Les appelants dans ce pourvoi, des ayants-droits au sens de l’article 23 de la Charte habitant cinq villages de la Nouvelle-Écosse, ont présenté une requête visant une ordonnance enjoignant le ministère de l’Éducation de la Nouvelle-Écosse et le Conseil scolaire acadien provincial de fournir des programmes homogènes en français et des établissements homogènes au niveau de l’enseignement secondaire. Le juge trancha que les localités en question regroupaient un nombre suffisant d’élèves pour justifier, au sein de chacune d’elles, la mise sur pied de programmes et d’établissements homogènes au niveau secondaire. Le juge fit des déclarations à cet effet, ordonnant que les «meilleurs efforts» soient entrepris par la province pour donner effet à ses déclarations. Cette ordonnance est assez singulière par son imprécision et se distingue des ordonnances mandatoires spécifiques que l’on retrouve par exemple dans l’affaire Marchand c. Simcoe County Board of Education44 en Ontario. Affirmant qu’il était plutôt question de la mise en œuvre de l’article 23 de la Charte que de son interprétation juridique, et conscient de l’important taux d’assimilation, le juge du procès accepta de demeurer saisi de ­l’affaire de façon à s’assurer que les directives contenues dans son jugement soient respectées par le gouvernement. C’est ce qu’il fit, tenant trois audiences plutôt informelles lors desquelles l’intimée a été obligée de faire état de son progrès dans le dossier. Ce n’est que ce dernier aspect du jugement qui fut porté en appel. À la majorité, la Cour d’appel a infirmé la décision du juge de première instance concernant la rétention de la juridiction sur 41. Durette c. Nouveau-Brunswick (Commission d’énergie électrique), [1991] A.N.-B. No. 1112 (B.R.) (QL). 42. Chiasson c. Chiasson (1999), 222 R.N.-B. (2e) 233 (C.A.). 43. Gagnon c. Rouselle (2000), 21 C.C.L.I. (3e) 174 (B.R.N.-B.). 44. (1984), 55 O.R. (2d) 638.

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les parties. Le juge Flinn a estimé que le juge du procès n’avait aucune raison de maintenir sa juridiction puisque les appelants bénéficiaient toujours de la possibilité de recourir aux tribunaux afin d’obtenir un moyen de redressement dans l’éventualité où le gouvernement ne se plierait pas à l’ordonnance de la Cour. De toute façon, la Cour d’appel a conclu que le juge du procès n’avait pas juridiction pour s’assurer que la province se conformait bel et bien à sa décision. Le juge Freeman, dissident, a observé que la période pour laquelle la juridiction a été retenue était appropriée, compte tenu du fait que le but poursuivi était d’assurer que les délais imposés par l’ordonnance soient respectés. En s’appuyant sur Mahé c. Alberta, le juge Freeman a observé que de nouveaux moyens de redressement peuvent s’avérer nécessaires pour «insuffler la vie» aux droits protégés par l’article 23. À son avis, les tribunaux seront appelés à adopter des mesures positives, nécessitant des ordonnances qui impliqueront les tribunaux dans une relation continue avec les parties. La question en litige dans Doucet-Boudreau était donc la suivante : Est-ce qu’une Cour supérieure, après avoir ordonné à une province, en vertu du paragraphe 24( 1) de la Charte, d’exercer les «meilleurs efforts» pour mettre en place les établissements scolaires exigés par l’article 23 de la Charte peut maintenir sa juridiction pour exiger la présentation de«rapports d’étape» concernant le progrès de la province dans l’exercice de ses «efforts» ? À la majorité, la Cour suprême a répondu «oui». Ceci est très significatif dans le contexte de droits qui exigent des actions positives du gouvernement pour leur mise en œuvre. * * * En guise de conclusion, je dirai seulement que c’est une tâche complexe que d’établir un régime linguistique et que le succès de l’entreprise n’est jamais certain. Comme je le rappelais au début de cet exposé, nous visons à créer une société qui est bonne, c’est-àdire une société où personne ne se sent exclu et où chacun a le sentiment qu’il ou elle peut participer pleinement aux affaires publi-

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ques. La légitimité du système démocratique repose sur la confiance du public dans ses institutions. Il me semble que nous avons accompli beaucoup en ce sens sur le plan linguistique au cours des dernières années. Si l’on en juge par les changements survenus dans la situation des minorités linguistiques de langues officielles depuis 20 ans, la Charte a eu un effet dramatique. Les structures scolaires ont changé dans toutes les provinces et territoires ; le nombre d’écoles de langue française en dehors du Québec a augmenté de 47 % ; les écoles mixtes et bilingues sont disparues, et la distinction entre écoles de la minorité et écoles d’immersion française s’est imposée partout. Les programmes scolaires conçus pour les groupes minoritaires se sont accrus. Il a cependant fallu vivre une judiciarisation importante de la question linguistique pour parvenir à ce résultat. Nous en avons la preuve, un projet bien adapté peut avoir une portée inestimable. Depuis les premiers temps de la colonie, les gouvernements ont tenté de trouver le bon équilibre en la matière. Ils ne semblent pas avoir fini de chercher.

Références

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Presse canadienne (2003), « Conseil bilingue à Saint-Jean », La Presse [de Montréal] (lundi 6 janvier), p. A4. Taylor, Charles (1992), Multiculturalism and the « Politics of Recognition » : An Essay, Princeton, Princeton University Press.

La Charte de la langue française et la Charte canadienne des droits et libertés : la difficile conciliation des logiques majoritaire et minoritaire

Eugénie Brouillet Faculté de droit Université Laval

En 1867, quatre colonies britanniques nord-américaines ont décidé de se doter d’une forme fédérative de gouvernement. Pour le Québec, l’adoption d’un régime fédératif constituait la condition sine qua non de son adhésion au projet d’union. Plus d’une centaine d’années plus tard, cette entente fédérative originaire était formellement modifiée sans le consentement du Québec, notamment par l’ajout de la Charte canadienne des droits et libertés1 aux prescriptions constitutionnelles déjà existantes. L’enchâssement d’une charte des droits dans la Constitution canadienne a radicalement changé l’entente constitutionnelle originaire en procédant à une redéfinition profonde du Canada. Le régime fédératif canadien, qui devait permettre la double allégeance chez les citoyens et favoriser la survie et l’épanouissement de la 1. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de l’annexe B de la Loi constitutionnelle de 1982, L.R.C. 1985, app. II, no. 44.

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nation québécoise, s’est mû en une fédération mononationale au sein de laquelle sont mis en veilleuse les droits collectifs de ses diverses composantes. Pour le Québec, nation minoritaire, cette redéfinition du Canada a eu des effets intégrateurs et uniformisants sur le plan linguistique. L’objet du présent article est de dresser un portrait général des effets de la Charte canadienne des droits et libertés sur la politique linguistique québécoise, dont la pierre angulaire est la Charte de la langue française2. Dans un premier temps, nous mettrons en exergue les oppositions paradigmatiques qui existent entre le fédéralisme comme principe d’organisation étatique et la philosophie d’une charte des droits et libertés de la personne, et de leur application respective au Canada. Dans un deuxième temps, nous analyserons la façon dont se sont matérialisées ces contradictions au plan linguistique.

Fédéralisme et charte Le fédéralisme, que l’on peut associer en philosophie politique au personnalisme communautaire (Burelle, 2005 : 19-44), est fondé sur la reconnaissance de la diversité des groupes et de leur légitimité. Ce principe d’organisation étatique s’oppose en principe à la philosophie libérale républicaine qui sous-tend la reconnaissance de droits et libertés individuels. Ces deux conceptions philosophiques et politiques du contrat social et de la place qu’occupe la communauté dans la construction de l’identité individuelle ont présidé, pour la première, à la naissance du Canada en 1867 et, pour la seconde, à sa redéfinition en 1982.

Le fédéralisme canadien et le paradigme majoritaire Le fédéralisme peut constituer une réponse politique et juridique au désir d’autonomie politique à laquelle aspirent les nations. Ce principe d’organisation étatique engendre une structure politique 2. Charte de la langue française, L.R.Q., c. C-11.

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et juridique qui peut servir non simplement à accommoder les différences culturelles, mais à procurer les instruments juridiques nécessaires à l’expression des identités culturelles nationales enracinées au sein d’une même collectivité étatique (Brouillet, 2005 : 71-99). La raison d’être profonde du principe fédératif est de concilier, aux plans politique et juridique, ce qu’il y a d’universel et de particulier chez les êtres humains. Et c’est là précisément le cœur du fédéralisme : engendrer un système de gouvernance pouvant répondre aux demandes d’autonomie politique motivées par le besoin d’enracinement de l’être humain, en conservant ou en rapprochant les centres de décision des collectivités partageant une même identité culturelle. Le fédéralisme permet ainsi la « réhabilitation des “communautés de proximité” » (Burelle, 2005 : 38). Un groupe national minoritaire concentré territorialement sur une portion du territoire étatique pourra exercer une autonomie fondée sur le principe démocratique et la décision majoritaire grâce au contrôle politique d’une entité fédérée (Woehrling, 2005a : 274). Le principe fédératif permet ainsi, quand c’est là sa mission, l’intégration de plusieurs nations sous une même entité étatique, tout en garantissant à chacune liberté et égalité. Le fédéralisme résulte de la rencontre de deux volontés, celles de maintenir à la fois l’unité et la diversité par un processus continuel d’adaptation. Il s’agit d’une forme d’aménagement du pouvoir étatique qui tend à atteindre un équilibre entre les impulsions particularistes et les tendances communautaires des groupes en présence. Tout équilibre étant par définition instable, le fédéralisme doit être compris comme un processus, c’est-à-dire comme un modèle en évolution et en perpétuelle adaptation plutôt que comme un système statique régi par des règles immuables (Friedrich, 1971 : 185). En ce sens, l’équilibre constitue un idéal à atteindre plutôt qu’un critère absolu.3 3. Nous partageons ici l’opinion des professeurs Francis Delpérée et Marc Verdussen (2005 : 199) qui se référaient à J.E. Trent qui s’exprimait en ces termes : « le principe fédéral qui sous-tend tous les autres est la notion d’équilibre », qui « ne représente pas une position arrêtée, mais plutôt une attitude de base » (Trent, 1999 : 136).

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Malgré la pluralité des formes de matérialisation du principe fédératif à travers le monde, il demeure pertinent d’identifier certaines caractéristiques juridiques essentielles de l’État fédératif qui permettent de le distinguer de l’État unitaire décentralisé. Au plan juridique, le principe fédératif implique essentiellement un partage de la fonction législative entre deux ordres de gouvernement autonomes ou non subordonnés entre eux4 dans un certain nombre de matières réservées à leur pouvoir législatif exclusif ; cette autonomie doit être garantie dans une constitution écrite supra-législative, dont l’interprétation et la mise en œuvre seront confiées à un arbitre judiciaire neutre (Brouillet, 2005 : 79-86). Le fédéralisme tend donc à répondre à des demandes en faveur de la liberté des groupes. Il est basé sur la reconnaissance de leur diversité et de leur légitimité et, surtout, sur le caractère désirable de maintenir et de promouvoir des particularismes culturels (Basta, 1998 : 153). En ce sens, le fédéralisme va à l’encontre du principe de l’égalité politique absolue des individus5. Au Canada, la création d’une nation politique ou civique canadienne, à la suite de l’adoption d’un régime fédératif en 1867, était conçue comme permettant et valorisant non seulement la survie, mais l’épanouissement d’identités culturelles intra-étatiques6. 4. Les professeurs Francis Delpérée et Marc Verdussen (2005 : 193) parlent quant à eux du principe d’égalité entre les ordres de gouvernement fédéral et fédéré. 5. La Cour suprême du Canada a d’ailleurs jugé que les disparités de traitement créées par le fait que les provinces exercent de façons diverses les pouvoirs que leur confère la Constitution ne sauraient être considérées comme contraires au droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne. Autrement, il faudrait purement et simplement abolir l’autonomie provinciale et remplacer le système fédératif par un système unitaire. La Cour s’exprime en ces termes : « Non seulement le partage des compétences permet un traitement différent selon la province de résidence, mais il autorise et encourage les distinctions d’ordre géographique. Il ne fait donc aucun doute que le traitement inégal qui résulte uniquement de l’exercice par les législateurs provinciaux de leurs compétences légitimes ne saurait, du seul fait qu’il crée des distinctions fondées sur la province de résidence, être attaqué sur le fondement du par 15(1) » (R. c. Sheldom, [1990] 2 R.C.S. 254, à la p. 288). 6. Georges-Étienne Cartier joua un rôle de premier plan dans l’élaboration de la nouvelle Constitution, en développant une théorie fédérative proprement canadienne, c’est-à-dire une vision qui en a rendu l’existence possible. Pour lui, le Canada serait une nation dans laquelle les identités et les allégeances multiples

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La principale considération des Québécois et de leurs chefs politiques quant au schème constitutionnel proposé était l’adoption du principe fédératif comme fondement du nouveau système de gouvernement : c’était la condition sine qua non de leur adhésion à la nouvelle constitution et la garantie constitutionnelle de leur survie et de leur épanouissement comme peuple distinct. Le régime fédératif de 1867 visait pour l’essentiel à doter le Québec de pouvoirs législatifs constitutionnalisés qui lui permettraient d’exercer une autonomie fondée sur le principe démocratique et la décision majoritaire sur les matières liées à son identité culturelle particulière, tout en s’unissant, pour d’autres desseins, avec les autres colonies britanniques d’Amérique du Nord, dans une structure qui engendrerait la naissance d’une nationalité politique commune7.

La Charte canadienne des droits et libertés et le paradigme minoritaire L’enchâssement d’une charte des droits et libertés de la personne dans un texte constitutionnel vise à restreindre l’application de la règle de la majorité au nom des droits et libertés individuels et des droits de collectivités minoritaires. Ainsi, comme l’écrivait le professeur José Woehrling (2005a : 274), « la protection constitutionnelle des droits individuels constitue une limitation de la liberté collective d’un groupe de s’autogouverner ». L’outil de protection de ces droits et libertés constitue en ce sens un « dispositif antimajoritaire ». En régime fédératif, un tel instrument de protection limite donc l’autonomie politique des minorités nationales qui contrôlent une entité fédérée. Ces dernières voient ainsi leur pouvoir politique réduit au profit de leurs propres minorités,

pourraient fleurir, s’épanouir, au sein d’une structure qui engendrerait la naissance d’une nationalité politique commune (Laselva, 1996 et 2002). 7. Les profondes dissensions qui existaient entre les conservateurs et les libéraux du Canada Est quant au projet de fédération des colonies ne peuvent occulter l’identité de leur prémisse initiale quant à l’identité culturelle québécoise : l’autonomie du Québec était la chose primordiale à rechercher dans toute nouvelle Constitution (Brouillet, 2005).

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lesquelles peuvent par ailleurs faire partie de la majorité au plan étatique. Tel est le cas de la minorité anglophone québécoise. Par nature, les droits et libertés tendent à un certain universalisme : on présume généralement qu’ils doivent être interprétés et mis en œuvre de façon uniforme (Woehrling, 1992 : 141). En régime fédératif, cette exigence d’universalisme et d’uniformité associée à la mise en œuvre des droits et libertés fondamentaux doit être conciliée avec la diversité des régimes juridiques qu’implique le choix d’un tel système politique et juridique8. Les entités fédérées, en exerçant leurs pouvoirs législatifs, jouissent en principe d’une entière autonomie pour effectuer les choix de société qu’elles jugent appropriés. Ainsi, l’adoption d’une approche uniforme dans la mise en œuvre des droits et libertés a pour effet de limiter « […] considérablement la variété des choix politiques qui s’offrent aux organes démocratiques des différents États membres de la fédération » (Woehrling, 1992 : 141). Cet effet uniformisant de la constitutionnalisation des droits et libertés peut être accentué lorsque les organes judiciaires chargés d’en assurer la sanction sont centralisés. C’est que l’enchâssement d’une charte des droits et libertés dans la Constitution entraîne un important transfert de pouvoirs politiques vers les tribunaux. Or au Canada, le pouvoir judiciaire est la fonction étatique qui reflète le moins bien la nature fédérative du pays. Un seul palier de gouvernement, le gouvernement fédéral, a le pouvoir de nommer tous les juges des cours supérieures du pays, y compris ceux de la Cour suprême9. Cette dernière est également une institution fédérale quant à son organisation et à son fonctionnement. Ainsi, c’est donc la Cour suprême qui est appelée, en dernier ressort, à faire les choix de société qui découlent de la mise en œuvre des droits et libertés supralégislatifs, choix qui, autrement, relèveraient des parlements fédéral ou provinciaux.

8. Supra, note 5. 9. Loi constitutionnelle de 1867, L.R.C. 1985, app. II, no. 5, articles 96 et 101 ; Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S-26.

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Bien que l’enchâssement dans la Constitution de la Charte canadienne des droits et libertés10 n’ait pas eu pour effet de modifier le partage des compétences législatives entre les deux ordres de gouvernement au profit du pouvoir central11, une telle modification constitutionnelle n’est pas pour autant exempte d’incidences centralisatrices (Russel, 1983 : 32-33)12. Au contraire, c’est précisément en raison du potentiel intégrateur de la Charte que le gouvernement fédéral en a fait la pierre angulaire de la réforme constitutionnelle de 1982. Au plan politique, l’enchâssement d’une charte des droits et libertés dans la Constitution canadienne visait à unir tous les Canadiens autour d’une seule identité qui transcenderait les frontières provinciales ou régionales (Laselva, 1996 : 81). Cette identité canadienne serait fondée sur les droits et libertés que partageraient l’ensemble des citoyens. C’est donc d’abord sur le plan symbolique que la Charte pourrait œuvrer comme instrument rassembleur (Russell, 1983 : 36) : elle exprimerait l’identité canadienne, donc renforcerait l’unité nationale. L’idéal de la Charte serait celui d’une société plus juste : une société qui reconnaîtrait les mêmes droits et libertés à l’ensemble des citoyens, peu importe leur culture, leur langue ou leur province de résidence ; une société qui redresserait les inégalités entre les langues française et anglaise, de façon à ce que les deux communautés linguistiques puissent considérer le Canada tout entier comme étant leur pays. Dans cette optique, aucun citoyen canadien n’est spécial, tous sont sur un pied d’égalité et ne forment qu’un seul peuple (Laforest, 1992 : 132 ; Laselva, 1996 : 90). En conséquence, il n’existe pas non plus, dans cette rhétorique de l’égalité formelle, de place pour la reconnaissance d’un statut 10. Supra, note 1. 11. L’article 31 de la Loi constitutionnelle de 1982 énonce en effet que « […] la présente Charte n’élargit pas les compétences législatives de quelque organisme ou autorité que ce soit » (voir Otis, 1995). 12. Les professeurs Knopff et Morton (1986 : 153-154) considèrent d’ailleurs que l’objectif caché du gouvernement fédéral de M. Trudeau, en faisant adopter la Charte, était précisément de provoquer une centralisation indirecte des pouvoirs, centralisation qui résulterait de l’interprétation judiciaire.

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particulier pour le Québec au sein de la fédération canadienne. Cela n’est pas dû au concept d’égalité lui-même, mais bien plutôt à la notion d’égalité conçue comme impliquant une identité de traitement ou une « identité de droits » pour employer l’expression d’André Burelle (2005 : 448 et ss.). Ainsi, tout comme dans le cas de la recherche d’une égalité individuelle réelle ou effective, plutôt que formelle et abstraite, la réalisation d’une véritable égalité entre des collectivités nationales commande parfois un traitement différent. Dans de nombreuses décisions, la Cour suprême du Canada a d’ailleurs reconnu que l’égalité en matière individuelle n’implique pas nécessairement un traitement identique. Au contraire, un traitement différent peut s’avérer en fait nécessaire pour promouvoir l’égalité et, qu’à l’inverse, un traitement identique peut engendrer de graves inégalités13. Au plan juridique, la Charte visait à consacrer la primauté de la dimension individuelle des droits à la liberté, à la justice et à l’égalité sur leur dimension collective (sociale, économique ou culturelle) (Brun et Tremblay, 2002 : 880). En soi, le fait de donner une certaine préséance aux droits individuels sur les droits collectifs ne pose pas de problème : cela permet au contraire d’assurer que les choix politiques faits au nom du bien commun ne se fassent pas à n’importe quel prix pour les individus. Cependant, une préséance trop absolue peut avoir des effets contraires à ceux recherchés, car chaque fois que l’État intervient pour assurer le progrès social et culturel, c’est-à-dire le bien-être collectif, cela implique une certaine limitation aux droits individuels. André Burelle (2005 : 52) a relevé un passage d’un texte de Pierre Elliott Trudeau, écrit au cours des années 1990, qui illustre l’esprit libéral individualiste qui l’a animé lors de l’enchâssement de la Charte dans la Constitution canadienne : « […] l’esprit de la charte et son économie tout entière consistent en la protection de l’individu, non seulement contre la tyrannie de l’État, mais également contre celle qui pourrait découler de l’appartenance à une 13. Voir notamment : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 ; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872 ; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3.

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collectivité minoritaire. » La conception libérale des droits individuels privilégiée dans la Charte, en rejetant l’idée selon laquelle l’être humain est avant tout un être socialement constitué, résiste ainsi fortement à la prise en compte de l’existence de différences entre les communautés dans l’interprétation des droits et libertés, et ce, même lorsque l’histoire, la culture et la géographie commandent un équilibrage entre les dimensions individuelle et collective des droits ou, en d’autres termes, entre les droits individuels et l’intérêt commun. Ce désir excessif d’unité entre en contradiction avec les fondements mêmes d’un régime fédératif, soit la recherche d’un équilibre entre l’unité, certes nécessaire, mais également la diversité. Le choix d’un régime fédératif a précisément pour objectif de permettre la double allégeance chez les citoyens : celle qu’ils développent à l’égard de l’ensemble de la fédération et celle qu’ils conservent à l’égard de l’entité fédérée. Tout en reconnaissant qu’une fédération a besoin pour subsister d’une identité commune et de valeurs communes, et que de telles valeurs peuvent être exprimées au sein d’une charte des droits et libertés, un tel instrument supralégislatif doit aussi impérativement chercher à permettre le maintien et l’épanouissement des identités particulières qui s’expriment en son sein, sans quoi le principe fédératif devient théorique. Ce besoin est encore plus criant lorsque la fédération renferme, comme c’est le cas au Canada, une nation minoritaire dont la survie et l’épanouissement reposent sur sa capacité d’exercer des pouvoirs législatifs, en d’autres termes, sur sa capacité d’agir à titre majoritaire sur des matières intimement liées à son identité culturelle distincte. Pourtant, les valeurs véhiculées par la Charte sont celles du respect de la diversité et de la promotion des différences14. Cependant, le type de diversité que permet et valorise la Charte canadienne n’est pas de la même nature que celle que promeut le principe fédératif. Dans le premier cas, il s’agit d’une diversité « déterritorialisée » (Laforest, 1992 : 190), c’est-à-dire une diversité qui s’exprime 14. Notons ici celles qui existent entre les individus (libertés fondamentales, droit à l’égalité) et celles présentes entre certains groupes, pensons ici aux minorités de langues officielles (art. 16 à 23), aux droits des nations autochtones (art. 25 et 35), au patrimoine multiculturel des Canadiens (art. 27) et aux groupes qui jouissent traditionnellement d’écoles confessionnelles (art. 29).

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au niveau pancanadien, sans égard aux frontières provinciales. Alors que l’adoption d’un régime fédératif, particulièrement dans le cas canadien, a précisément pour objectif et pour effet de territorialiser la diversité culturelle en permettant à des communautés nationales intra-étatiques d’exprimer leur identité culturelle distincte par la voie d’organes politiques compétents sur un territoire donné. De façon plus précise, le choix d’un régime fédératif en 1867 avait essentiellement pour objectif de permettre à la nation québécoise d’exercer des pouvoirs législatifs souverains sur le seul territoire sur lequel elle pouvait agir de façon majoritaire eu égard à toutes les questions liées à son identité culturelle distincte (Brouillet, 2005 : 106-150). Or, la langue française constitue l’un des éléments fondamentaux de cette identité.

L’effet uniformisant de la Charte canadienne des droits et libertés et ses conséquences en matière linguistique au Québec Dans cette deuxième partie, nous dresserons un portrait général des effets juridiques de la mise en œuvre de la Charte canadienne en matière linguistique. Nous constaterons que bien que les craintes émises par le Québec relatives aux effets centralisateurs découlant de l’enchâssement de la Charte canadienne dans la Constitution et à ses impacts en matière linguistique ne se soient pas entièrement réalisés, il demeure que la Charte canadienne a entraîné une érosion de sa compétence législative au plan linguistique.

Le partage des compétences en matière linguistique La Loi constitutionnelle de 1867 est silencieuse quant à la compétence de légiférer en matière linguistique. Les tribunaux ont considéré que chacun des ordres de gouvernement pouvait intervenir en cette matière, de façon accessoire à l’exercice de leurs titres de compétence respectifs15. La langue constitue donc un 15. Jones c. P.G. du Nouveau-Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182, à la p. 195. Par exemple, le pouvoir de légiférer relativement à la langue de l’éducation et celle du commerce

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agrégat de matières tant provinciales que fédérales. Le Parlement québécois jouit ainsi de la compétence de légiférer en matière de langue dans la mesure où il intervient en ce domaine à partir de l’un ou de l’autre de ses titres de compétence. Cependant, lorsque les parlements fédéral ou provinciaux légifèrent en matière linguistique, comme en toute matière d’ailleurs, ils doivent le faire conformément aux prescriptions constitutionnelles en général, notamment celles incluses dans la Charte canadienne des droits et libertés. Or, certaines dispositions de la Charte limitent l’exercice de la compétence du Québec en matière linguistique. Nous verrons que de nombreuses dispositions de la Charte de la langue française16, instrument juridique majeur de la politique linguistique québécoise, ont été déclarées inconstitutionnelles par la Cour suprême du Canada par l’application de certains droits et libertés garantis par la Charte canadienne. Nous nous attarderons aux droits à la liberté d’expression, à l’égalité et à l’accès à l’enseignement dans la langue de la minorité de la province.

La liberté d’expression et le droit à l’égalité comme limites à la compétence québécoise en matière linguistique La liberté d’expression a eu des effets sur la capacité du Québec de légiférer en matière linguistique de façon à garantir le respect d’un intérêt collectif des Québécois, soit d’assurer la survie et l’épanouissement de la langue française dans un environnement linguistique singulièrement difficile. C’est à titre négatif que la liberté d’expression limite le Parlement québécois en lui interdisant d’adopter certaines mesures. En régime fédératif, il est primordial de laisser une certaine marge de manœuvre aux entités fédérées dans la façon dont chacune déterminera le juste équilibre entre les dimensions individuelle et collective des droits dans les matières relevant de leur local relève des parlements provinciaux (article 93 et par. 92(13)), alors que celui de légiférer relativement à la langue de la procédure criminelle relève du Parlement fédéral (articles 91(27) et 101). 16. Supra, note 2.

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compétence législative. C’est dans le cadre de l’article premier de la Charte que les tribunaux canadiens pourraient faire preuve de cette souplesse dans l’application des droits et libertés fondamentaux, souplesse que requiert la diversité en régime fédératif. Cet article permet aux Parlements de limiter, par une règle de droit, les droits et libertés qu’elle garantit dans la mesure où cette limitation est raisonnable et justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique17. Ce potentiel diversifiant de l’article premier n’a cependant été exploité par les tribunaux que d’une façon exceptionnelle18. L’arrêt Ford19 constitue un passage obligé pour qui désire brosser un portrait général des effets des chartes des droits sur la Charte de la langue française, bien que cette affaire soit maintenant largement connue et déjà amplement analysée20. Il s’agissait de la contestation de la validité constitutionnelle des articles 58 et 69 de la Charte de la langue française qui prescrivaient l’unilinguisme français dans l’affichage public, la publicité commerciale et les raisons sociales au Québec au regard du droit à la liberté d’expression garanti par les chartes canadienne et québécoise et du droit à l’égalité protégé par la Charte québécoise21.

17. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Le test développé par la Cour suprême et nuancé dans des décisions ultérieures est essentiellement le suivant  : pour pouvoir conclure qu’une atteinte à un droit est raisonnable au sens de l’article premier, le gouvernement doit démontrer que la mesure attentatoire au droit poursuit un objectif important et légitime ; que cet objectif est poursuivi par un moyen proportionnel, c’est-à-dire qu’il est rationnellement lié à l’objectif, qu’il porte atteinte aussi peu que cela est raisonnablement possible au droit et que ses effets positifs quant à l’atteinte de l’objectif sont proportionnels à ses effets négatifs sur le droit touché. 18. Par exemple, dans l’affaire R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209 en ce qui a trait à la liberté de ne pas s’associer. Il s’agissait cependant d’un long obiter dictum de quatre juges. 19. Ford c. P.G. du Québec, [1988] 2 R.C.S. 712. 20. Voir, notamment, Woehrling, José, « La réglementation linguistique de l’affichage public et la liberté d’expression  : P.G. du Québec c. Chaussure Brown’s Inc. », (1987) McGill L.J. 878. 21. Charte canadienne des droits et libertés, supra, note 1, al. 2b)  ; Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, articles 3 et 10.

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Après avoir conclu que les dispositions en cause portaient atteinte à la liberté d’expression des commerçants anglophones plaignants dans cette affaire22, la Cour devait juger de la raisonnabilité de cette limitation en vertu de l’article premier de la Charte canadienne et 9.1 de la Charte québécoise23. Bien que la Cour se dise convaincue de l’importance de l’objectif de protection de la langue française au Québec, elle est d’avis que l’atteinte à la liberté des commerçants n’est pas proportionnelle à cet objectif. Plus particulièrement, elle juge que le Procureur général du Québec n’a pas fait la preuve que l’unilinguisme français est nécessaire à l’atteinte de l’objectif (critère de l’atteinte minimale au droit), et ce, alors qu’elle avait déjà apporté des nuances importantes à ce critère très exigeant pour l’autorité gouvernementale24. La Cour considère que d’exiger une nette prédominance du français constituerait un moyen moins attentatoire à la liberté d’expression permettant d’atteindre 22. La Cour considère que la liberté d’expression protège la liberté de s’exprimer dans la langue de son choix et l’expression commerciale (Ford, supra, note 19). Voir également Devine c. P.G. du Québec, [1988] 2 R.C.S. 790. 23. Une remarque s’impose relativement aux clauses de limitation des chartes canadienne et québécoise. Bien que le libellé de l’article 9.1 de la Charte québécoise appelle davantage à un équilibrage des divers intérêts dans la société que ne le fait l’article premier de la Charte canadienne, les tribunaux y ont appliqué le même test de raisonnabilité : Ford, supra, note 19  ; Godbout c. Longueil, [1997] 3 R.C.S. 844. Ils sont respectivement libellés comme suit : Article 9.1 : « Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en aménager l’exercice. » ; Article 1 : « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. » Notons également que l’on retrouve dans le préambule de la Charte québécoise, contrairement à celui de la Charte canadienne, une autre référence explicite à cette notion d’équilibre : « Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général ; […].» 24. R. c. Edward Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 781. Il est aujourd’hui clairement établi en jurisprudence que l’autorité gouvernementale n’a qu’à faire la preuve qu’elle a opté pour un moyen qui porte atteinte au droit aussi peu que cela est raisonnablement possible : Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084  ; Rodriguez c. P.G. de la C.-B., [1993] 3 R.C.S. 519  ; R.J.R.-Macdonald c. P.G. du Canada, [1995] 3 R.C.S. 199.

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l’objectif de protection de la langue française. L’on peut questionner le fait qu’elle n’ait pas jugé raisonnable une atteinte à un type d’expression (commerciale) qui bénéficie d’une protection constitutionnelle moindre que d’autres types d’expression (politique ou artistique, par exemple), dans un contexte où le législateur cherchait à protéger rien de moins qu’un élément essentiel de l’identité collective québécoise. En ce qui a trait au droit à l’égalité, la Cour juge que les dispositions contestées entraînent une discrimination indirecte 25 fondée sur la langue à l’égard des personnes dont la langue française n’est pas la langue usuelle26. La Cour conclut donc à l’invalidité des dispositions québécoises. À la suite de cette décision, le Parlement québécois s’est prévalu de son droit d’avoir recours à une clause de dérogation expresse afin d’en écarter les effets27. En 1993, il préféra ne pas renouveler cette clause de dérogation pour plutôt se conformer à la décision en intégrant à la Charte de la langue française le critère de la nette prédominance du français dans l’affichage public28. En 2001, la Cour d’appel du Québec confirmait la validité constitutionnelle de ce nouveau critère qui était contesté en vertu de la liberté d’expression et du droit à l’égalité garantis par les chartes canadienne et québécoise29.

25. La discrimination indirecte (ou par effet préjudiciable) découle d’une règle de droit neutre (applicable à tous les justiciables), mais qui produit des effets préjudiciables à l’égard d’une catégorie de personnes définie par un motif prohibé de distinction. 26. En ce qui a trait au droit à l’égalité protégé par la Charte québécoise, il n’y a pas lieu de se poser la question de la raisonnabilité de l’atteinte, puisque la clause de limitation, l’article 9.1, n’est applicable qu’aux droits protégés aux articles 1 à 9. 27. Charte canadienne, voir note 1, article 33 ; Charte québécoise, voir note 21, article 52. Le Parlement québécois modifia cependant sa loi de façon à permettre, à l’intérieur des établissements, l’affichage et la publicité dans une autre langue dans la mesure où le français y apparaissait de façon nettement prédominante : Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1988, c. 54 (Loi 178). 28. Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1993, c. 40. 29. Entreprises W.F.H. Ltée c. P.G. du Québec, (2001) R.J.Q. 2557 (C.A.) ; permission d’en appeler à la Cour suprême refusée, 12 décembre 2002.

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Le droit à l’égalité protégé par la Charte québécoise fut invoqué dans une autre décision à l’encontre d’une norme linguistique québécoise. Dans l’affaire Gosselin30, la Cour suprême confirmait la validité constitutionnelle de l’article 73(1) de la Charte de la langue française qui n’offre l’accès à l’école anglaise financée par les fonds publics qu’aux enfants dont l’un des parents a fait ses études primaires en anglais au Canada. La Cour rejeta les prétentions de parents francophones québécois qui, désirant envoyer leurs enfants à l’école anglaise, prétendaient que cette disposition portait atteinte à leur droit à l’égalité. La Cour rappela à juste titre que l’article 73(1) visait à mettre en œuvre le droit constitutionnel à l’enseignement dans la langue de la minorité de la province enchâssé à l’article 23 de la Charte canadienne, et que ce serait dénaturer ces droits, qui ont pour objet la protection et l’épanouissement de la minorité linguistique dans chacune des provinces, que de permettre aux membres de la majorité linguistique d’une province de s’en prévaloir. Au surplus, la Cour rappelle qu’on ne peut invoquer les garanties constitutionnelles d’égalité afin d’invalider d’autres droits conférés expressément par la Constitution, en l’occurrence les droits à l’enseignement dans la langue de la minorité31. La liberté d’expression et le droit à l’égalité constituent donc des limites réelles et potentielles32 à l’exercice, par le Parlement québécois, de son pouvoir de légiférer en matière linguistique de façon à assurer la survie et l’épanouissement de la langue française au Québec et, partant, de l’identité culturelle québécoise. Un autre droit spécifique à la Charte canadienne a, quant à lui, pour objectif et pour effet d’imposer au Québec des contenus normatifs précis lorsqu’il légifère en matière de langue : il s’agit de l’article 23 en matière de langue d’enseignement.

30. Gosselin (Tuteur du) c. P.G. du Québec, [2005] 1 R.C.S. 238. 31. Curieusement, bien que le droit à l’égalité invoqué dans cette affaire était celui protégé par la Charte québécoise, la Cour suprême axe son raisonnement sur le droit à l’égalité de la Charte canadienne (article 15). 32. Pour une contestation potentielle des critères linguistiques de la grille québécoise de sélection des immigrants en vertu du droit à l’égalité, voir Brun et Brouillet, 2002 : 74-76.

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Les droits linguistiques des minorités intraprovinciales : l’accès à l’école anglaise au Québec Outre le milieu familial, l’école est sans contredit le lieu par excellence de transmission d’une langue. L’alinéa 23(1) b) de la Charte implique, pour le Québec, que les citoyens canadiens qui ont reçu leur instruction en langue anglaise au niveau primaire au Canada ont le droit de faire instruire leurs enfants aux niveaux primaire et secondaire dans cette langue au Québec. Pour le Québec toujours, le paragraphe 23(2) implique pour sa part que les citoyens canadiens, dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction primaire ou secondaire en anglais au Canada, ont le droit de faire instruire tous leurs enfants dans cette langue aux niveaux primaire et secondaire au Québec. Ces deux garanties réfèrent au droit des parents de faire instruire leurs enfants dans les établissements d’enseignement de la minorité linguistique anglophone financés par les fonds publics. Les parents conservent une entière liberté de choix dans la mesure où ils envoient leurs enfants dans des écoles qui ne bénéficient d’aucun financement public33. Cet article, selon la Cour suprême, consacre un nouveau genre de garantie juridique au Canada en ce qu’il impose aux législatures provinciales l’obligation positive d’édicter des dispositions législatives précises en vue d’en rencontrer les exigences, ce qui en fait une disposition au caractère essentiellement réparateur34. La Cour suprême a également considéré que cette disposition forme en ellemême un code complet qui renferme la notion d’égalité entre les

33. L’alinéa 23(1)a) qui confère également ce droit aux parents dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité de la province, n’est pas applicable au Québec : Loi constitutionnelle de 1982, supra, note 1, article 59. Nous sommes d’accord avec le professeur Réjean Pelletier (2008) pour qui cette disposition constitue la seule véritable reconnaissance particulière du Québec dans la Constitution. Les autres dispositions asymétriques constituent plutôt des obligations supplémentaires imposées au Québec (articles 93 et 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, supra, note 9). 34. Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, aux p. 363, 365, 389 et 393 ; Solski (Tuteur de) c. P.G. du Québec, [2005] 1 R.C.S. 201, par. 21.

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deux groupes linguistiques au Canada35, de sorte qu’il n’y a pas lieu de tenir compte des articles 15 (droit à l’égalité) et 27 (principe du multiculturalisme) de la Charte pour l’interpréter36. L’objectif poursuivi par le constituant lors de l’enchâssement de l’article 23 dans la Constitution canadienne était double : d’abord, étendre à tous les Canadiens francophones hors Québec le droit linguistique déjà accordé aux anglophones québécois en 1977 par le législateur provincial en vertu des alinéas 73a) et 73b) de la Charte de la langue française37 et lui conférer une valeur supra­ législative; ensuite, contrer ce même article 73, qui restreignait ce droit aux parents qui avaient reçu leur instruction au niveau primaire en anglais au Québec. En vertu de ce dernier article, les citoyens canadiens qui avaient reçu leur instruction en anglais à l’extérieur du Québec, y compris au Canada, devaient envoyer leurs enfants à l’école française, tout comme d’ailleurs les citoyens ayant reçu leur instruction en français ou dans une autre langue que l’anglais. Le Québec désirait ainsi favoriser l’intégration de ces enfants à la majorité francophone de la province. La Cour suprême a jugé en 1984, dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Quebec ­Association of Protestant School Boards et al.38, que cet article 73 de la Charte de la langue française était incompatible avec l’article 23 et qu’il n’était pas raisonnable au sens de l’article premier de la Charte canadienne. En 1993, le législateur québécois a modifié l’article 73 de la Charte de la langue française de façon à y incorporer les critères d’admissibilité élargis à l’enseignement anglais au Québec prévus

35. Mahe c. Alberta, voir note 34, à la p. 369  ; Gosselin c. P.G. du Québec, supra, note 30, par. 21 ; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, supra, note 13, par. 31 ; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839, à la p. 857. 36. Mahe c. Alberta, supra, note 34, à la p. 369  ; Gosselin c. P.G. du Québec, supra, note 30, par. 21 ; Solski (Tuteur de) c. P.G. du Québec, voir note 34, par. 20 et 21. 37. Supra, note 2. 38. Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards et al., [1984] 2 R.C.S. 66.

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à l’article 23 de la Charte canadienne39. Il constatait ainsi que la Charte canadienne des droits et libertés avait limité l’exercice de ses compétences législatives en matière d’éducation et de langue, et que cette limitation affectait sa capacité d’assurer la survie et l’épanouissement de la langue française au Québec en favorisant l’intégration des nouveaux venus au Québec à la majorité francophone. L’article 23(2) de la Charte canadienne prévoit que les parents citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction primaire ou secondaire au Canada dans la langue minoritaire de la province où ils résident ont le droit de faire instruire tous leurs enfants au niveau primaire et secondaire dans cette langue, et ce, peu importe la langue d’instruction des parents. En 1983, en raison des dangers potentiels que recèle le critère de « a reçu ou reçoit » et pour éviter les abus possibles40, le Parlement québécois modifie la Charte de la langue française41 de manière à préciser, entre autres, que l’enfant en question doit avoir reçu la « majeure partie de l’enseignement » en anglais pour ouvrir la porte de l’école anglaise à ses frères et à ses sœurs. En 2005, la Cour suprême est appelée à se prononcer sur la constitutionnalité de ce critère dans l’affaire Solski-Casimir42. Elle

39. La constitutionnalité de ce nouvel article 73, bien que modifié conformément à l’article 23 de la Charte canadienne, a par la suite quand même été contestée en regard du droit à l’égalité, mais sans succès  : Gosselin c. P.G. du Québec, (2000) R.J.Q. 2973 (C.S.)  ; appel rejeté, P.G. du Québec c. Gosselin (Tuteur de), (2002) R.J.Q. 1298 (C.A.)  ; appel rejeté, Gosselin (Tuteur de) c. P.G. du Québec, supra, note 30. 40. Appliqué littéralement, ce critère pouvait ouvrir la porte à l’admissibilité à l’école anglaise financée par les fonds publics aux enfants (à leurs frères et à leurs sœurs), qui auraient fréquenté pendant un très court laps de temps, voire quelques semaines, une école anglaise privée non subventionnée au Québec ou une école anglaise dans une autre province canadienne, et ce, peu importe leur langue maternelle ou d’usage. 41. Supra, note 2, article 73. 42. Solski, supra, note 34.

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confirme alors sa validité, mais seulement dans la mesure où ce dernier est interprété comme signifiant que l’enfant a reçu ou reçoit une partie importante de son enseignement en anglais, sans qu’il s’agisse nécessairement de la plus grande partie de son cheminement scolaire considéré globalement. C’est que les instances administratives québécoises chargées de la mise en œuvre du critère de la « majeure partie de l’enseignement » tenaient compte uniquement, aux fins de déterminer l’admissibilité d’un enfant à l’enseignement en anglais, du nombre de mois passés à étudier dans chaque langue officielle, et ce, de façon disjonctive en ce qui a trait aux études primaires d’une part, et secondaires d’autre part. Selon la Cour, cette application ­strictement mathématique du critère de la « majeure partie de l’enseignement » n’est pas compatible avec les objets du paragraphe 23(2) de la Charte canadienne. Afin de respecter cette garantie constitutionnelle, le critère « doit comporter une évaluation qualitative plutôt que strictement quantitative »43. La Cour identifie trois objets précis au paragraphe 23(2) de la Charte : garantir le droit à la continuité de l’instruction dans la langue de la minorité, préserver l’unité familiale et favoriser la liberté de circulation et d’établissement interprovinciale44. L’exercice requis aux fins de l’application du critère de la « majeure partie de l’enseignement » consiste donc à évaluer, à l’aide de divers facteurs objectifs et subjectifs, s’il existe « une preuve d’engagement authentique à cheminer dans la langue d’enseignement de la minorité »45. Parmi ces facteurs, qui ne sont ni cumulatifs ni exhaustifs, la Cour mentionne le temps passé dans chaque programme d’enseignement (français et anglais), l’étape des études à laquelle le choix de la langue d’instruction a été fait, les programmes qui sont offerts ou qui l’étaient et l’existence ou non de problèmes d’apprentissage ou d’autres difficultés46.

43. Ibid., 44. Ibid., 45. Ibid., 46. Ibid.,

par. par. par. par.

25 et 28. 30. 47. 38 à 45.

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L’interprétation atténuée de l’article 73 de la Charte de la langue française développée par la Cour suprême, aux fins d’en préserver la constitutionnalité en regard du paragraphe 23(2) de la Charte canadienne, découle de sa conception de la nature des droits à l’enseignement dans la langue de la minorité. Selon la Cour, bien que ces droits recèlent une dimension collective indéniable, il s’agit d’abord et avant tout de droits individuels47. Cette conception essentiellement individualiste de la nature des droits linguistiques est en porte-à-faux avec l’objet général de l’article 23 de la Charte canadienne. Dans de nombreuses décisions, la Cour suprême a reconnu que cette disposition vise généralement la protection et l’épanouissement des deux communautés linguistiques officielles du Canada48. Ces droits sont certes exercés par des individus, mais ils leur sont octroyés en raison de leur appartenance à une collectivité linguistique minoritaire. Ainsi, il s’agit pour l’essentiel de droits collectifs. Le critère de « l’engagement authentique à cheminer dans la langue d’enseignement de la minorité » découle de sa conception essentiellement individualiste des droits linguistiques. Des parents, peu importe leur pays d’origine et leur langue maternelle et quel que soit leur lien d’attachement « naturel » avec la minorité anglophone québécoise, pourront, dès lors qu’ils seront en mesure de démontrer une volonté réelle de cheminer dans la langue anglaise (à la lumière de divers facteurs), acquérir le droit de faire instruire leurs enfants dans cette langue, et ce, peu importe comment cet engagement a pris naissance. Ainsi, la Cour suprême, tout en préservant formellement la constitutionnalité du critère de la « majeure partie de l’enseignement », l’a tout de même dilué. L’évaluation désormais qualitative qu’il implique pour les instances administratives et judiciaires pourra en rendre l’application plus complexe et peut-être plus arbitraire. Surtout, cette évaluation qualitative pourrait produire des effets néfastes quant à la fréquentation scolaire en français. 47. Ibid., par. 22 et 23. 48. R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, par. 25  ; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), supra, note 35, à la p. 850  ; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 80  ; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, supra, note 13, par. 27.

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En 2002, le législateur québécois modifiait l’article 73 de la Charte de la langue française de façon à exclure, dans l’application du critère de la « majeure partie de l’enseignement », la prise en compte de l’enseignement en anglais reçu au Québec dans un établissement d’enseignement privé non subventionné, de même que de l’enseignement reçu dans cette langue à l’occasion d’un séjour temporaire ou pour des raisons humanitaires. Ce faisant, depuis 2002, des parents qui enverraient quelque temps l’un de leurs enfants dans une école anglaise privée non subventionnée ou dont l’enfant aurait reçu un enseignement en anglais des suites d’une autorisation particulière, ne pourraient bénéficier de cette fréquentation dans l’évaluation qualitative de leur « engagement authentique à cheminer dans la langue de la minorité »49. Cette exclusion de la fréquentation scolaire en milieu privé non financé a fait l’objet d’une contestation auprès du Tribunal administratif du Québec en 2003. Ce dernier a jugé que les modifications en question étaient compatibles avec l’article 23 de la Charte canadienne. La Cour supérieure du Québec a par la suite rejeté une demande de révision judiciaire de cette décision50. Le 22 août 2007, dans une décision majoritaire, la Cour d’appel du Québec a infirmé cette décision de la Cour supérieure et a déclaré invalide la disposition québécoise51. Selon le juge Hilton, l’on doit adopter une interprétation littérale du paragraphe 23(2) qui ne spécifie d’aucune façon le lieu où l’enseignement dans la langue de la minorité doit être ou avoir été reçu : « […] it is the fact of receiving the instruction relied on, “however it originated”, that is of importance »53. Les juges majori52

49. Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q., 2002, c. 28. 50. SOQUIJ AZ-50210536 (T.A.Q., 2003-11-11) ; SOQUIJ AZ-50448577 (C.S., 200407-29). 51. H.N. c. Québec (Ministre de l’Éducation), (2007) R.J.Q. 2097 (C.A.). 52. Ibid., par. 123. 53. Ibid., par. 128, citant la juge Abella, alors juge à la Cour d’appel de l’Ontario, dans Abbey (Litigation Guardian of) c. Essex County Board of Education, (1999) 42 O.R. (3d) 481. Le juge Dalphond opte quant à lui pour une interprétation contextuelle du droit garanti qui le mène toutefois lui aussi à une conclusion d’invalidité : ibid., par. 179 et suivants.

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taires adoptent, tout comme l’avait fait la Cour suprême dans l’affaire Solski, une conception essentiellement individualiste du droit enchâssé au paragraphe 23(2). Selon le juge Dalphond, « […] il n’existe pas une corrélation parfaite entre le droit à la continuation de la langue d’enseignement et l’appartenance à l’une ou l’autre des deux communautés culturelles protégées constitutionnellement »54. Les appelants étant citoyens canadiens, les juges sont d’avis qu’il n’est pas pertinent de tenir compte de l’endroit où ils sont nés ou la langue qu’ils parlent à la maison afin de déterminer s’ils sont titulaires ou non du droit garanti au paragraphe 23(2), et ce, « however desirable [Quebec government] may view their ­integration into Quebec’s Francophone majority »55. Bien qu’ils soulignent la situation linguistique particulière du Québec et sa responsabilité dans la protection et la promotion de la langue française56, ils excluent toute prise en considération des différences qui existent entre la situation des francophones et celle des anglophones au Canada dans l’examen de la portée du droit prévu au paragraphe 23(2), optant ainsi pour une approche essentiellement symétrique du droit linguistique. Ainsi, après avoir conclu que la disposition québécoise excluant la prise en compte de la fréquentation scolaire en milieu privé non financé aux fins de l’application du critère de la « majeure partie de l’enseignement reçu » limitait le droit enchâssé au paragraphe 23(2), les juges majoritaires ont jugé que cette limitation n’était pas raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte. Selon eux, le législateur québécois aurait pu légiférer d’une façon moins attentatoire au droit qui lui aurait tout de même permis d’atteindre son objectif, soit la protection du fait français au Québec57. En réalité, la disposition visait plus précisément à éliminer la « passerelle »58 permettant à des parents, dont les enfants n’ont aucun lien avec la minorité anglophone québécoise, d’acquérir ce droit pour tous leurs 54. Ibid., par. 206. 55. Ibid., par 119 (le juge Hilton). 56. Ibid., par. 144 et 202. 57. Ibid., par. 145 (juge Hilton) et par. 230 (juge Dalphond) 58. Ibid., par. 263 (motifs du juge Giroux, juge minoritaire). Le juge Dalphond réfère lui aussi à cet objectif plus précis : par. 231.

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enfants par le biais d’une courte fréquentation scolaire de l’un d’eux en anglais au Québec dans les établissements non financés par les fonds publics. Cette décision fait l’objet d’une dissidence du juge Giroux qui favorise plutôt une interprétation contextuelle du paragraphe 23(2) et adopte une approche à la fois collectiviste et asymétrique du droit garanti. Référant lui aussi, notamment, à l’arrêt Solski, le juge est d’avis que « seule une interprétation contextuelle peut permettre d’assurer le délicat effort d’aménagement des droits linguistiques afin de concilier l’épanouissement personnel des membres des minorités avec les intérêts collectifs afférents au développement de la minorité anglophone du Québec et à l’avenir de la minorité francophone dans l’ensemble canadien »59. Le juge Giroux souligne bien à propos, sur la foi de la jurisprudence de la Cour suprême, que les titulaires des droits conférés par l’article 23 sont les groupes linguistiques francophones et anglophones du Canada, rappelant ainsi leur dimension essentiellement collective60. Selon lui, la dynamique linguistique particulière au Québec, de même que les disparités entre la situation de la communauté anglophone québécoise et celle des communautés francophones ailleurs au Canada sont d’autres éléments fondamentaux du contexte dont on doit tenir compte dans l’interprétation et l’application de la disposition constitutionnelle61. Il conclut ainsi que la disposition québécoise ne restreint pas le droit linguistique garanti au paragraphe 23(2) de la Charte62. 59. Ibid., par. 252 ; Solski, supra, note 34, par. 5. 60. Ibid., par. 267 et suivants. 61. Ibid., par 250. 62. Mentionnons que la Cour d’appel a rendu une autre décision le même jour dans laquelle, cette fois à l’unanimité, les trois juges concluaient que le fait de ne pas tenir compte de l’enseignement reçu dans une école privée non subventionnée des suites d’une autorisation particulière (pour des motifs de difficultés graves d’apprentissage, à l’occasion d’un séjour temporaire ou dans le contexte d’une situation grave d’ordre familial ou humanitaire), portait atteinte au droit conféré au paragraphe 23(2) et que cette atteinte n’était pas raisonnable et justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique  : T.B. c. Québec (Ministre de L’Éducation), (2007) R.J.Q. 2150 (C.A.). Pour le juge Giroux, le fait que cette fréquentation découle d’une exemption expresse conférée par l’État permet de distinguer cette affaire de la décision dans H.N. c. Québec (Ministre de L’Éducation), supra, note 51.

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Il reviendra cependant ultimement à la Cour suprême du Canada de trancher la question63. L’accent mis par cette dernière, dans l’affaire Solski, sur l’élément intentionnel du cheminement dans la langue de la minorité semble indiquer qu’il importe peu que ce cheminement passe par l’école financée ou non financée (Brun, 2005 ; Braën, 2005 : 400). De plus, étant donné que l’un des objets de l’article 23(2) est, selon la Cour, de garantir le droit à la continuité de l’instruction dans la langue de la minorité, cela pourrait l’amener à juger que l’exclusion de la fréquentation en milieu privé non subventionné est incompatible avec cet objet de la disposition dans certains cas64. Selon nous, la Cour devrait évaluer la constitutionnalité de ces modifications à la lumière de l’objet essentiel de l’article 23 et de sa dimension collective indéniable : soit la protection et l’épanouissement des deux communautés linguistiques officielles du Canada65. Permettre la prise en compte de la fréquentation scolaire en milieu privé non subventionné dans l’évaluation qualitative désormais requise depuis l’affaire Solski aurait pour effet de détourner de son objet premier la protection constitutionnelle. Des parents francophones ou allophones, peu importe leur pays d’origine et quel que soit leur lien d’attachement avec la minorité anglophone québécoise, pourraient facilement bénéficier de droits qui ne leur sont pas destinés66. Au surplus, la prise en compte d’un

63. Cette décision a été portée en appel par le gouvernement du Québec, de même que celle rendue dans T.B. c. Québec (Ministre de l’Éducation) : requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême, 2007-09-07 (C.S. Can.), 32229. 64. À notre avis, le seul énoncé de la Cour suprême à l’effet que l’article 23(2) vise à faire en sorte que « l’enfant qui est légalement inscrit à un programme d’enseignement reconnu et qui le suit régulièrement doit être en mesure de poursuivre ses études dans la même langue » (nous soulignons) ne peut guère être interprété comme signifiant que la Cour pourrait être encline à juger valide l’exclusion de la fréquentation scolaire en milieu privé non subventionné, les conditions légales d’une telle inscription devant toujours être compatibles avec les prescriptions constitutionnelles. Or, c’est précisément ce qui est en cause ici. 65. Supra, note 48. 66. Pour une étude détaillée des arguments en faveur et en défaveur de la constitutionnalité des dispositions faisant disparaître la possibilité d’acquérir l’admissibilité à l’école publique anglaise à partir de la fréquentation d’une école anglaise privée non subventionnée, voir Woehrling (2005b : 285-288).

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tel enseignement dans le cas de parents francophones irait à l’encontre de ce que la Cour suprême a indiqué dans l’affaire Gosselin67, soit que l’article 23 a pour objet la protection et l’épanouissement de la minorité linguistique dans chacune des provinces, et que ce serait dénaturer ces droits que de permettre aux membres de la majorité linguistique d’une province de s’en prévaloir. Ainsi, la dilution du critère de la « majeure partie de l’enseignement reçu », jointe à une potentielle invalidation de l’exclusion de la fréquentation en milieu scolaire privé non subventionné par la Cour suprême, pourrait avoir des effets très néfastes sur la capacité du Québec d’intégrer à sa majorité francophone les nombreux immigrants qu’il accueille sur son territoire68 et d’assurer la pérennité de cette langue chez les francophones eux-mêmes69. * * * Ce portrait dessiné à grands traits des effets uniformisants et contraignants de la Charte canadienne des droits et libertés sur les politiques linguistiques québécoises nous amène à poser la question d’une possible conciliation de la nature fédérative originaire de l’État 67. Gosselin (Tuteur du) c. P.G. du Québec, supra, note 30. 68. Le professeur Charles Castonguay (2003 : 217-228) démontre que bien que le pourcentage d’allophones québécois francisés par rapport aux allophones québécois anglicisés a augmenté dans les dernières décennies, il reste qu’en 1996 seuls 39,8 % de ceux-ci sont francisés au Québec et 36,6 % dans la région métropolitaine de Montréal. Selon le Plan d’immigration du Québec pour l’année 2007, le Québec aurait accueilli en 2006 environ 42 100 immigrants. Parmi ces personnes, environ 57 % auraient une connaissance du français. Au total, le Québec aurait sélectionné 67  % de l’ensemble des immigrants qu’il a accueilli sur son territoire, les autres ayant été sélectionnés par le gouvernement fédéral. Le gouvernement québécois compte accueillir entre 43  400 et 46  800 immigrants en 2007. Ce Plan d’immigration est déposé à l’Assemblée nationale chaque année conformément à l’article 3.01 de la Loi sur l’immigration au Québec, L.R.Q., c. I-0.2. 69. Il aurait également été pertinent de traiter de deux principes d’interprétation susceptibles de produire des effets limitatifs sur l’exercice des compétences linguistiques québécoises : le multiculturalisme (article 27 de la Charte canadienne) et la protection des minorités (Renvoi relatif à la sécession du Québec, supra, note 48). Faute d’espace, nous référons ici à un texte antérieur : Brouillet, 2005 : 358-373.

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canadien, qui postule la reconnaissance de la légitimité des groupes nationaux et de leurs aspirations collectives, et du patriotisme constitutionnel chartiste articulé autour d’une conception individualiste et égalitariste des droits. En matière linguistique, une telle conciliation nécessite d’abord une réhabilitation de la dimension collective des droits linguistiques. Comme l’écrivait le professeur Pierre Noreau (2006 : 720-721), « La langue est une production collective. Elle n’existe pas à l’exclusion de la communauté qui la parle ». C’est précisément en raison de la dimension culturelle et collective du fait linguistique que le Québec s’est doté d’une législation protectrice de la langue française. Au plan juridique, la tâche d’équilibrage entre les dimensions individuelle et collective des droits peut s’effectuer lors de l’examen du caractère raisonnable d’une atteinte à un droit garanti par la Charte70. Selon une conception communautaire des droits, il peut exister des limites raisonnables apportées aux droits individuels au nom d’un droit collectif. Or la Cour suprême du Canada demeure fortement imprégnée de la conception libérale des droits lorsqu’elle applique le test de raisonnabilité. L’insertion dans la Charte canadienne d’une clause de société distincte pourrait inciter les tribunaux à davantage tenir compte du droit collectif des Québécois à la survie et à l’épanouissement de leur identité culturelle, dont la langue française constitue le ciment. À cet égard, les accords du Lac Meech et de Charlottetown, tout en reconnaissant l’aspect distinctif de la société québécoise, auraient également eu pour effet d’enchâsser dans la Constitution canadienne d’autres principes interprétatifs susceptibles d’en annihiler les effets potentiels71. L’adoption récente, 70. Charte canadienne, supra, note 1, article 1. 71. Accord du Lac Meech, 1987  ; Accord de Charlottetown, 1992. Pour une analyse des effets potentiels de la clause de société distincte du Lac Meech, voir : Woehrling, 1989 : 171. Dans l’Accord du Lac Meech, la clause de société distincte était accompagnée d’un autre principe interprétatif relatif à la dualité linguistique canadienne : « Toute interprétation de la Constitution du Canada doit concorder avec : […] la reconnaissance de ce que l’existence de Canadiens d’expression française, concentrés au Québec mais présents aussi dans le reste du pays, et de Canadiens d’expression anglaise, concentrés dans le reste du pays, mais aussi présents au Québec, constitue une caractéristique fondamentale du Canada. » Quant à l’Accord de Charlottetown, l’effet diluant était encore plus accentué. Jointes à la clause de société distincte se trouvaient notamment les caractéristiques

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par la Chambre des communes, d’une motion reconnaissant l’existence de la nation québécoise ne peut constituer pour les tribunaux un incitatif à interpréter la Constitution canadienne en fonction de cette donne identitaire nationale.72 En somme, si la conciliation est possible, elle nécessitera une reconnaissance constitutionnelle de la dualité fondamentale du Canada (Taylor, 1992 : 211-214)73, de son caractère plurinational qui fut à la base même de la naissance de l’État fédératif en 1867.

fondamentales suivantes du Canada « l’attachement des Canadiens et de leur gouvernement à l’épanouissement et au développement des communautés minoritaires de langues officielles dans tout le pays » ; et surtout, « le fait que les Canadiens confirment le principe de l’égalité des provinces dans le respect de leur diversité ». 72. Une motion ne produit aucun effet juridique à l’extérieur de la Chambre. Il en va de même de la résolution reconnaissant le Québec comme société distincte adoptée par la Chambre des communes en 1995, qui n’a d’ailleurs jamais été utilisée par les tribunaux. 73. Voir également Cardinal (2001 : 269) dans lequel l’auteure argumente que la logique des droits fondamentaux peut remettre en question les fondements mêmes de la politique de la reconnaissance.

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Langues, lois et droits. Pour qui ? Pourquoi ? L’action de l’État et des acteurs sociaux dans le domaine juridique en matière de langues officielles au Canada

Pierre Foucher Faculté de droit Université de Moncton

L’une des expressions privilégiées des politiques linguistiques réside dans les droits linguistiques constitutionnels et  /  ou les lois linguistiques qui les accompagnent, manifestations juridiques de la puissance de l’État. Le présent texte entend donc se pencher sur la situation juridique des communautés francophones en situation minoritaire par rapport à leurs droits linguistiques. Il ne faut néanmoins pas perdre de vue que ce qui se cache derrière la froide logique des droits c’est la passion d’une multitude de gens qui refusent de mourir ou de disparaître, qui luttent sans relâche et qui répètent toujours le même message devant des gouvernements entêtés qui n’écoutent pas beaucoup et une société civile au mieux indifférente, au pire hostile. Les droits linguistiques sont l’expression d’idées fondamentales, qui font du Canada ce que l’on pense qu’il est ou n’est pas. Derrière les textes juridiques, il y a la conception de l’avenir de la nation et de l’État.

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Enfin, la position du minoritaire est toujours inconfortable : il demeure à la merci de la bonne volonté de la majorité et ne dispose pas d’un pouvoir politique suffisant qui lui permettrait d’infléchir le cours des choses. Le droit agit alors comme un levier qui redresse l’équilibre. Aussi est-ce bien ironique de parler de tyrannie des chartes : la tyrannie ne vient pas du minoritaire qui essaie de protéger le petit peu qui lui reste, elle vient de la majorité qui ne voit dans le minoritaire qu‘une source de problèmes. On objectera que les démocraties fonctionnent par la loi majoritaire et que le minoritaire d’aujourd’hui sera peut-être le majoritaire de demain. Ce à quoi il est possible de répondre que certaines valeurs, certains principes, certains acquis, une fois obtenus dans l’arène politique, se discutent devant les tribunaux avec les rationalités propres à ce forum. Quand le minoritaire obtient des droits linguistiques, c’est rarement par grandeur d’âme des majoritaires ; c’est la plupart du temps le résultat de conjonctures politiques favorables où la question linguistique n’est en réalité qu’un accessoire (Foucher, 2000). Le fondement des droits linguistiques est à trouver dans l’aménagement public de la pluralité. Après avoir exploré les fondements des droits linguistiques au Canada, ce texte proposera une réflexion autour du rôle du droit dans la structuration du comportement des acteurs que sont les communautés francophones en situation minoritaire et les gouvernements.

À propos du champ d’études Il convient d’abord de distinguer certains concepts pour pouvoir comprendre les stratégies des acteurs de ce débat dans leurs revendications juridiques.

Droit linguistique, droits linguistiques, lois linguistiques Le droit linguistique s’est constitué depuis quelques années en champ disciplinaire relativement autonome. Empruntant tantôt au droit constitutionnel, tantôt au droit administratif ou au droit privé,

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en fonction de l’étendue des droits spécifiques accordés et des techniques juridiques utilisées pour ce faire, cette discipline touche aussi la sociolinguistique (l’étude des facteurs qui entrent en jeu dans le comportement langagier), la science politique (les rapports entre droit et pouvoir dans le champ de la gestion de la diversité), la sociologie (en particulier la sociologie de l’identité, en fonction des liens entre langue et identité), la culture (en fonction des rapports entre langue, droit et culture), l’éducation (par le lien entre l’école, ses missions et son rôle, et le développement d’une communauté identifiée par sa langue). Si les politiques linguistiques sont les outils et les orientations que se donnent les gouvernements dans l’aménagement linguistique des territoires et des populations sous leur juridiction, le droit linguistique aborde la question sous l’angle de l’encadrement juridique de l’usage des langues. Les droits linguistiques désignent une réalité beaucoup plus spécifique. Il s’agit de la matière elle-même, des droits qui sont proclamés, attribués ou définis, en fonction de la langue. Leur légitimité, leur définition, leur contenu, leur interprétation, les institutions d’où émerge ce droit qui le font vivre, les théories à propos de ces droits, leurs finalités, leur efficience relèvent des droits linguistiques (Bastarache, 2004 ; Braën, Foucher et Lebouthillier, 2006). Les droits linguistiques se caractérisent par leur objet : accorder aux locuteurs d’une langue des droits qu’ils pourront revendiquer à l’encontre du débiteur de l’obligation, généralement le gouvernement. Enfin, les lois linguistiques ne sont que le véhicule des droits linguistiques et un des éléments du droit linguistique.

Chartes, lois et jurisprudence Les politiques linguistiques s’inscrivent dans un cadre normatif précis. Un état n’a pas toujours besoin de lois pour adopter et mettre en œuvre une politique linguistique1. D’ailleurs, les lois linguistiques 1. Terre-Neuve et Labrador ainsi que la Colombie-Britannique n’ont aucune loi linguistique de portée générale, mais n’en poursuivent pas moins une politique plus ou moins ouverte d’unilinguisme anglais. Le Nouveau-Brunswick a disposé longtemps d’une politique linguistique avant de se doter d’une nouvelle Loi sur les

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actuelles du Canada ont souvent été précédées de politiques administratives qui ont débouché plus tard sur des textes normatifs formels. Les communautés linguistiques canadiennes, même les francophones du Québec, ont cependant toujours supporté l’ancrage juridique qu’offre soit la constitution, soit la loi, en vue de l’établissement de normes de comportement linguistique. Une charte constitutionnelle de droits et libertés, en deux mots, a pour vocation de poser des limites à l’exercice du pouvoir souverain de l’État, lequel, l’histoire nous l’enseigne à maintes reprises, a la fâcheuse tendance à verser dans l’arbitraire au nom de certains impératifs de la vie en société : la sécurité, l’équilibre social, l’uniformité et l’efficience, les coûts. Cette contrainte juridique –  qui limite les pouvoirs de l’État est toutefois assumée par l’État lui-même puisque le pouvoir constituant2 est formé de représentants étatiques  – doit donc reposer sur des valeurs et des fondements que ladite société estime préférable de confier à un pouvoir judiciaire indépendant et impartial qui sera chargé, en tant qu’organe de l’État, d’interpréter le contenu de notions vagues. Une charte constitutionnelle se situe au sommet d’une pyramide de normes juridiques La Constitution canadienne n’est pas tout écrite. Les textes reposent sur une architecture qui sous-tend l’édifice constitutionnel lui-même ; il s’agit des grands principes non écrits de la Constitution qui justifient, expliquent et fondent ses dispositions écrites3. Ces principes ont eux-mêmes une force normative en ce sens qu’ils peuvent générer des obligations juridiques à l’égard de l’État ; leur rôle demeure cependant controversé en raison de leur légitimité plus douteuse. Le principe de la primauté du droit a permis à la Cour suprême du Canada de constater le caractère impératif de l’obligation constitutionnelle du Manitoba d’adopter ses lois dans les deux langues ; langues officielles en 2002 ; le Manitoba est assujetti à des obligations constitu­ tionnelles minimales, mais dispose d’une politique linguistique adoptée à l’Assemblée législative qui va au-delà de ses obligations juridiques. Voir la liste en bibliographie. 2. On désigne sous cette expression, l’ensemble des acteurs qui doivent intervenir pour faire adopter une modification constitutionnelle. 3. Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217.

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ayant contrevenu à cette obligation pendant 100 ans, la province se retrouvait devant un vide juridique total. Le principe de la primauté du droit a donc aussi permis à la Cour de suspendre la déclaration d’invalidité des lois manitobaines, le temps requis pour les faire traduire et les réadopter4. Au rang des principes non écrits se retrouve aussi le principe de la protection des minorités. Ce principe sous-tend les articles 16 à 23 de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que les diverses législations en matière linguistique. Si le principe n’a pas jusqu’ici servi à fonder la revendication d’une obligation juridique de créer des institutions appartenant aux communautés linguistiques en situation minoritaire, il a par contre servi de fondement à l’annulation judiciaire de la décision du gouvernement ontarien de fermer le seul hôpital de langue française en Ontario, l’hôpital Montfort5. Il s’agit d’un résultat remarquable si l’on considère que l’Ontario n’est assujettie à aucune obligation constitutionnelle en matière linguistique et que le droit à des services de santé en ­français ne fait pas partie de la panoplie de droits linguistiques explicitement reconnus par les textes, qu’ils soient constitutionnels ou législatifs. Néanmoins, l’affaire Lalonde n’a pas eu de suite : le principe de protection des minorités n’a pu freiner les fusions municipales forcées au Québec même si elles avaient l’effet d’annihiler certaines municipalités majoritairement anglophones6. Mais le principe n’a pas dit son dernier mot. Par ailleurs, les lois linguistiques établissent des normes c’està-dire des règles de comportement dont le non-respect entraîne une sanction imposée par des juges impartiaux à la suite de procès équitables et publics. Leur contenu est tributaire à la fois des exigences de la Constitution, des négociations politiques avec les communautés concernées, des forces politiques en présence et de la conjoncture politique nationale et provinciale au moment où le texte est adopté. Les lois linguistiques sont souvent le reflet exact des exigences constitutionnelles7 : ainsi en est-il de la Loi sur les 4. Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721. 5. Lalonde c Commission de restructuration (2002), 56 RJO 481. 6. Baie d’Urfe c Procureur général du Québec 2001 JQ 2954 (QL). 7. Viola c Canada [1991] 1 CF 373.

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langues officielles du Canada8 qui précise les articles 16 à 20 de la Charte et y ajoute des droits distincts9, ou des diverses lois scolaires qui établissent le cadre de mise en œuvre de l’article 23 de la Charte10. Les lois linguistiques s’interprètent en fonction de leur objet qui est le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques11. De plus, on peut constater, à la suite de Jacques Leclerc (à paraître), que la présence des articles 16 à 20 de la Charte a eu un effet d’entraînement conduisant les provinces non assujetties aux droits linguistiques constitutionnels à se doter graduellement de lois relatives aux services publics en français. Ces lois exercent plus qu’une fonction régulatrice ou normative comme toute autre loi : elles sont érigées en symbole, elles assoient la légitimité des communautés francophones qui s’en réclament non seulement à des fins instrumentales d’aménagement linguistique, mais aussi à des fins politiques et de développement de programmes. Elles constituent une base de légitimité politique en vue de la création d’institutions et de politiques linguistiques qui tiendront compte non seulement de la langue et des locuteurs individuels, mais aussi de l’histoire de la province et de ses communautés linguistiques. La loi sera beaucoup plus précise et détaillée que la Charte, établissant les modalités particulières d’application de celle-ci ou déléguant cette tâche au gouvernement qui adoptera des règlements. C’est ainsi que la loi linguistique entre dans le champ de la politique partisane et des compromis. Elle fait l’objet de débats parlementaires publics et largement commentés par les médias. Alors que les lois, en général, font l’objet de débats partisans intenses, les lois linguistiques ont tendance à être adoptées à l’unanimité12 : signe de leur statut particulier dans l’ordonnancement juridique. Les lois linguis-

8. L.R.C. 1985 ch. 0-1. 9. Partie V  : droit au travail dans sa langue pour les fonctionnaires dans certaines régions  ; partie VI  : représentation équitable  ; Partie VII  : développement des minorités et promotion de la dualité linguistique. 10. Dans Mahe c Alberta [1990] 1 R.C.S. 342, la Cour suprême du Canada déclare que les minorités ont droit à un système scolaire plutôt qu’à une loi scolaire particulière. 11. R c Beaulac [1999] 1 R.C.S. 768. 12. Voir liste en annexe.

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tiques ont déjà été qualifiées de quasi constitutionnelles, ce qui entraîne la conséquence qu’elles sont interprétées plus généreusement que des lois ordinaires 13. Mais cette question demeure controversée. Les représentants des communautés linguistiques qui se présentent devant les tribunaux invitent constamment ceux-ci à adopter une approche ouverte et conforme à une lecture téléo­ logique de la loi, c’est-à-dire une lecture qui irait au-delà de l’enjeu linguistique et qui tiendrait compte de la dimension sociale et culturelle de la langue, tandis que les gouvernements adoptent souvent une attitude minimaliste et ne considèrent que la vocation communicatrice de la langue. C’est que la langue peut être envisagée d’une part dans son rôle instrumental : elle est un véhicule pour se comprendre, pour communiquer, pour partager et discuter. Elle peut, d’autre part, se concevoir comme une partie plus profonde de l’identité ; même si celle-ci est construite et non essentielle, au sens où un génie de la langue conduirait nécessairement à une forme d’identité personnelle et collective, la langue contribue à cette construction identitaire. Si la langue est vue comme un outil de communication, la loi linguistique sera interprétée littéralement et dans un seul objet linguistique : par exemple, le droit à un service dans sa langue ne signifiera pas le droit à une institution linguistiquement homogène ni à un service rendu sans interprète, il se limitera au recours à la traduction au besoin14. Si la langue est envisagée dans son rapport à l’identité et à la culture, la loi linguistique sera interprétée dans un sens qui en accomplit l’objet. Par exemple, si la Charte garantit à chacun le droit d’employer sa langue devant les tribunaux, cela comporte-t-il l’obligation pour le juge et le procureur de l’état de comprendre la langue employée, sans interprétation ? S’il s’agit simplement de communiquer, la réponse est non : un interprète suffira. S’il s’agit d’obtenir un accès égal à la justice pour les membres d’une commu-

13. Viola, supra  ; mais voir Charlebois c Saint-John [2005] 3 R.C.S. 563. 14. Desrochers c Canada 2006 CAF 1777, en appel à la Cour suprême du Canada ; Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick c association of Parents for fairness in education [1986] 1 R.C.S. 549, jugement majoritaire du juge Beetz  ; Charlebois c saint-John, supra, jugement majoritaire de la juge Charron.

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nauté, la réponse est oui : l’interprète double le temps de procès et les coûts –  ce qui, sur un plan symbolique, fait savoir à celui ou celle qui insiste pour employer sa langue que celle-ci jouit d’un statut inférieur et qu’on doit l’accommoder – et n’offre pas au justiciable minoritaire un accès égal aux institutions de la justice. Les accommodements raisonnables n’ont pas leur place dans une relation d’égalité juridique réelle15. Une loi linguistique peut très bien créer un droit linguistique ; elle peut aussi contredire ou porter atteinte à un droit linguistique constitutionnel, auquel cas elle sera déclarée nulle par les tribunaux. La jurisprudence représente le troisième pilier normatif de l’édifice juridique autour des langues. En common law, la jurisprudence exerce un rôle fondamental. Constituée par l’accumulation de précédents judiciaires, obéissant à des règles formelles d’élaboration, la common law se présente comme un système juridique qui privilégie le juge comme producteur principal – mais non exclusif – de droits (Poirier 2005). La loi, dans une telle optique, complète la common law. En common law, une charte des droits sera lapidaire dans sa formulation et ouvrira un large espace au débat judiciaire et à l’évolution jurisprudentielle. Les droits linguistiques au Canada sont redevables à la jurisprudence. Outre que celle-ci a récemment offert une interprétation du contenu qui soit généreuse et ouverte au contexte et aux fondements des droits et, devant l’entêtement de certains gouvernements de ne pas donner suite aux prononcés judiciaires, la jurisprudence a aussi dû s’aventurer dans des sentiers non balisés pour y remédier16. Ce recours à la jurisprudence comme source de protection 15. Beaulac, supra. 16. Renvoi  : droits linguistiques au Manitoba, supra, ordonnance de traduction de lois unilingues ; R c Mackenzie, 2004 NSCA 10  : ordonnance de nouveau procès en raison de violation des droits linguistiques de l’accusé  ; Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse [2003] 3 R.C.S. 3, ordonnance de rapports périodiques des progrès de construction d’écoles  ; Arsenault-Cameron c IPɸ[2000] 1 R.C.S. 3, ordonnance de construction d’école  ; Fédération franco-ténoise c TNO, 2006NWTSC 20, ordonnance de nomination d’un expert pour faire rapport à la Cour, ordonnance de développer un plan de mise en œuvre de la loi et dommages-intérêts pour

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des communautés linguistiques a été décrié par certains commentateurs qui y voient une démobilisation des politiciens et un transfert illégitime de responsabilité au pouvoir judiciaire, une idéologie souvent défendue par des penseurs tant à droite (Boily et Boisvert, à paraître), qu’à une certaine gauche pour qui la Cour est une institution élitiste (Mandel, 1996). Ces commentateurs préfèrent que les questions d’usage des langues, comme beaucoup d’autres questions sociales, se règlent dans les enceintes parlementaires, à la suite d’un débat démocratique (Thériault, 1995 ; Cardinal et Juillet, 2005). C’est que les droits linguistiques ont une nature hybride : individuels dans leur formulation, mais collectifs dans leur essence.

Nature des droits linguistiques Les droits linguistiques se classent dans la catégorie que les juristes nomment droits-créance ou droits positifs, par opposition à droits-libertés ou droits négatifs. Un droit négatif crée un bouclier autour d’une personne, lui dégage une marge de liberté, une sphère qui lui permet d’exercer l’activité qui fait l’objet de son droit. Par opposition, un droit-créance implique une obligation d’agir pour l’État. Il ne suffit pas de proclamer un droit à un procès criminel dans sa langue pour que ce droit puisse s’exercer : l’État doit alors veiller à la capacité linguistique des juges, des procureurs, mais aussi des greffiers, des employés du palais qui enregistrent les documents, bref de l’ensemble de la machine bureaucratique qui encadre la tenue d’un procès17. La Cour suprême a toujours considéré à juste titre que l’ensemble des droits linguistiques sont des droitscréance18. Mais les droits-créance présentent un problème de légitimité judiciaire puisqu’ils ont besoin d’une intervention étatique positive pour leur mise en œuvre ; leur violation procède souvent de l’inacviolation de la loi linguistique  ; Thibodeau c Canada 2005 CF 1621, octroi de dommages-intérêts symboliques pour violation de la loi des langues officielles. 17. R c Beaulac [1999] 1 R.C.S. 768 paragraphes 24 et 25 pour un exposé éloquent de ce concept. 18. Voir entre autres Beaulac et Mahe, précités.

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tion de l’État, ce qui conduit le juge à recourir au remède de l’ordonnance pour forcer le respect de la Constitution par le gouvernement. Or les ordonnances judiciaires de faire posent un ensemble de problèmes juridiques et politiques importants : le tribunal a-t-il la légitimité requise pour ordonner au gouvernement de faire quelque chose, de dépenser de l’argent public ? Comment peut-il veiller au respect de son ordonnance ? À quel moment l’obligation est-elle remplie ? L’octroi de droits-créance aura pour conséquence nécessaire, s’ils ne sont pas respectés, d’impliquer davantage le tribunal dans le choix d’un remède. Dans Doucet-Boudreau, la Cour suprême a établi ainsi les balises de ce qu’il est acceptable de faire pour un juge qui accorde une réparation convenable et juste pour violation de la Charte : – la réparation défend utilement les droits du demandeur, – la réparation met à contribution les pouvoirs judiciaires d’un tribunal, – la réparation peut être nouvelle et inconnue jusqu’alors, – la réparation est juste et équitable pour le défendeur, – la réparation ne peut pas être limitée par une loi ou une règle de common law. Jusqu’à maintenant, les tribunaux du pays ont exercé ce pouvoir en procédant par gradation. Ils ont accordé, dans un premier temps, des déclarations de droits, mais ensuite ont émis des ordonnances, puis condamné les gouvernements défendeurs à payer des dommages-intérêts ; ils ont aussi tout récemment exigé des rapports périodiques de suivi, ce qui est nouveau et a été avalisé dans Doucet-Boudreau. Cette gradation dans les remèdes témoigne non seulement de la difficulté de mettre en œuvre un droit-créance, mais aussi de la nécessité impérieuse d’une volonté politique soutenue. Si les gouvernements et certains représentants de la majorité se plaignent d’une surenchère judiciaire, ils n’ont qu’eux-mêmes à blâmer : une volonté politique ferme et une mise en œuvre administrative solide devraient s’avérer la norme, non l’exception. Les droits linguistiques peuvent aussi s’envisager comme des droits strictement individuels ou comme des droits collectifs. Un droit individuel appartient à la personne, qui a le choix de l’exercer

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ou pas, et ce droit est transportable partout sur le territoire où il est reconnu. Un droit collectif, par contre, est conféré à un groupe en tant que tel. Il profite à tous les membres de ce groupe et peut nécessiter une atteinte à une liberté individuelle si cela vise à favoriser le droit du groupe. Ainsi, il est légitime d’exiger l’usage du français dans les affiches commerciales au Québec, même si cela porte atteinte à la liberté du commerçant d’utiliser la langue de son choix19. Les droits linguistiques, constitutionnels ou législatifs, ont, au Canada, une nature hybride. Ils sont certainement individuels dans leur facture et dans leur texte : chaque personne reçoit généralement, quand les conditions sont remplies, le droit d’employer une des deux langues officielles, à son choix. La « langue de l’accusé » est un choix personnel qui ne dépend pas de facteurs objectifs, mais de liens subjectifs20 ; un « ayant-droit » admissible à l’école de la minorité doit entretenir des « liens subjectifs » avec la communauté minoritaire21. Cela coïncide avec le droit international qui exige qu’une personne soit libre d’appartenir, ou de choisir de ne pas appartenir, à une minorité nationale22 et qui ne confère des droits qu’aux « personnes appartenant à des minorités »23. Néanmoins, adoptant les plaidoiries des représentants des communautés francophones et acadiennes, la Cour suprême du Canada a reconnu que l’objet ultime de ces droits n’est pas de permettre la communication entre la personne et l’État, mais le maintien et le développement des langues en situation minoritaire et des communautés qui les parlent, en tant qu’expressions de leur culture et de leur identité24. La politique linguistique canadienne cependant, telle que reflétée dans la Charte et dans la Loi sur les langues officielles du Canada, se voulait personnaliste : en aménagement linguistique, une telle 19. Ford c Procureur général du Québec [1988] 2 R.C.S. 712. 20. Beaulac, supra. 21. Solski c Procureur général du Québec [2005] 1 R.C.S. 201. 22. Article 3 de la Déclaration de 1992 relative aux droits des minorités, Assemblée générale des Nations-Unies, Résolution 47/135, 18 décembre 1992. 23. Article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. 24. Mahe c Alberta [1990] 1 R.C.S. 342  ; R c Beaulac, supra ; Arsenault-Cameron c IPÉ, [2000] 1 R.C.S. 3.

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politique favorise les droits individuels, tandis qu’à l’opposé une politique territoriale favorise plutôt l’octroi d’un statut linguistique à l’intérieur d’un territoire, ce qui avantage la collectivité qui parle cette langue au sein de ce territoire. C’est l’unilinguisme territorial qui, semble-t-il, assure le mieux la survie d’une langue minoritaire, mais cela est contesté, car les chercheurs canadiens tendent à démontrer qu’une approche institutionnelle peut aussi bien réussir à infléchir un comportement linguistique (Deveau, Landry et Allard, 2005). Un droit collectif est difficile à conceptualiser (McDonald, 1989) et à revendiquer. Les droits linguistiques de la Charte sont libellés en termes individuels, mais leur nature est collective. Tant dans Société des Acadiens que dans Beaulac, la Cour suprême du Canada fait remarquer que si le droit est revendiqué par l’individu, il reflète un intérêt collectif : dans Beaulac cet intérêt, faisant l’objet du droit au procès criminel dans sa langue, est décrit comme « le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada »25. En tant qu’elles concrétisent un volet de cet objet, les lois linguistiques – hors Québec – conservent cette dimension, ce fondement et leur interprétation doit donc s’y accorder. La dimension collective des droits linguistiques nécessite donc de la part des tribunaux, l’adéquation de la volonté collective exprimée par le législateur et celle qu’exprime la Charte canadienne des droits et libertés, ou encore une loi linguistique quasi constitutionnelle. Ces volontés collectives ont des fondements différents. La loi représente en effet l’expression de la volonté politique du moment ; c’est pourquoi, par exemple, des lois ou des décisions publiques peuvent contredire une loi linguistique adoptée antérieurement. Le statut quasi constitutionnel des lois linguistiques devrait normalement leur assurer la préséance. Et comme elles sont adoptées soit pour mettre en œuvre des droits linguistiques constitutionnels, soit par un effet d’entraînement et d’émulation entre provinces qui, pour des raisons de stratégie politique, peuvent vouloir apparaître généreuses à l’endroit de leurs communautés linguistiques officielles en situation 25. R c Beaulac, supra, paragraphe 25.

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minoritaire (Bourgeois et al., 2006), alors la volonté législative en matière linguistique est le reflet de la volonté constitutionnelle. Par ailleurs, les droits linguistiques constitutionnels tirent leur légitimité de leur enracinement national profond, de leur rôle dans l’édification du Canada, de leur vocation à exprimer dans la durée et le long terme des réalités concrètes et des identités transcendant la communauté locale, dans le fait que la langue est constitutive de la culture et que les droits linguistiques sont maintenant considérés comme faisant partie des droits de la personne26. Le droit constitutionnel est le plus politique des droits, mais ce n’est pas moins du droit pour autant et, en tant que droit, il relève légitimement des tribunaux. Mais ceux-ci sont en butte à des critiques structurelles. Le spectre du gouvernement des juges et de la tyrannie des chartes se dresse. Examinons maintenant son fondement.

Tyrannie des chartes ? Le Centre national de ressources textuelles et lexicale donne la définition suivante de la tyrannie, dans le sens que lui attribuent les responsables de ce séminaire : « Fait de s’imposer d’une manière impérieuse et absolue à l’esprit, aux sentiments, à la volonté de quelqu’un ; fait de contraindre quelqu’un à se conformer à certaines exigences matérielles, morales. Tyrannie de la morale, de la pensée, des principes, de la raison; tyrannie du progrès ; tyrannie de l’amour, des souvenirs. » ; ou, de façon exagérée ou ironique : « Influence, domination excessive dans un domaine particulier. Tyrannie de la mode. »27 De façon très générale, le terme désigne un pouvoir oppressif. Nous sommes donc invités à réfléchir sur l’influence démesurée, exagérée –  par certains égards abusive  – des chartes, contradictrices de la sacro-sainte volonté générale exprimée par les représentants élus de la Nation. Qu’y a-t-il de si démesuré, abusif dans l’octroi de droits fondamentaux non négociables et justement placés à l’abri d’attaques politiques intempestives ? Qu’il y ait contrainte impérieuse, nul ne peut le nier ; dura lex sed lex. Cette 26. R c Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234. 27. Internet : (13 juin 2007).

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contrainte est-elle abusive du fait qu’elle s’exerce dans le champ du comportement linguistique ? De l’identité ? De la culture ? Ou est-elle abusive du fait qu’elle provient du pouvoir judiciaire, suspecté de manque de légitimité démocratique ? Ou encore, que l’arène judiciaire n’est pas le bon forum où débattre de ces questions, qui relèvent des consensus sociaux ?

Les droits et lois linguistiques : un champ illégitime ? On ne peut pas légiférer la culture. La culture est un objet fluide, fuyant, multiforme ; la loi est destinée à la stabilité, le moyen et long terme, la certitude et la prévisibilité. La culture se construit par et pour les gens qui choisissent d’y participer. Hybride, elle n’est jamais pure et elle évolue à la lumière de toutes les influences qu’elle reçoit. Mais on peut légiférer ou conférer des droits en matière culturelle28. L’effectivité de ces droits dépend alors de la volonté politique d’offrir le cadre à l’intérieur duquel peut se déployer la culture. Mesurer l’impact réel des lois linguistiques et des droits linguistiques sur le comportement langagier est autrement plus hasardeux. L’anglais est la langue officielle de Grande-Bretagne ; on compte néanmoins plus de 600  000 locuteurs de gallois (Williams, 2006). L’Irlande tente de faire revivre le gaélique. Qu’à cela ne tienne, en Irlande, tout comme au Canada, les droits linguistiques, les dispositions constitutionnelles prescrivant des langues officielles, qu’elles soient nationales ou régionales, et les lois qui tentent de régir l’usage des langues y sont aussi nombreuses que controversées. Malgré un arsenal juridique impressionnant, les taux de transfert linguistique au Canada –  chez les francophones vivant à l’extérieur du Québec  – sont toujours aussi préoccupants, mais le nombre de personnes qui connaissent le français ne cesse d’augmenter (O’Keefe, 2001). Il est bien difficile de mesurer l’impact des lois linguistiques sur ces statistiques ; O’Keefe fait état de recherches qui prétendent que ce facteur est déterminant et cite la France en 28. Voir la Convention sur la diversité culturelle de l’UNESCO.

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exemple. Qui plus est, le concept de vitalité est pour lui plus intéressant que celui de territorialité ou de seuils. Chose certaine, le domaine de l’éducation a beaucoup évolué : on compte maintenant des conseils scolaires minoritaires dans toutes les provinces, et les écoles de langue française connaissent des accroissements de population dans bien des régions au pays. Tout cela ne serait pas advenu sans l’article 23 de la Charte et sans les jugements qui ont forcé la main des gouvernements. De plus, ce n’est pas qu’une question de nombres : c’est une question de fondement national, de respect de l’histoire et de la mémoire, de réparation pour le traitement honteux qu’a dû subir cette minorité nationale. Et c’est une question de vitalité, de justice sociale et d’avenir collectif, car au rang des éléments qui distinguent le Canada des autres pays on trouve, en bonne place, la dualité linguistique avec tout ce qu’elle comporte de diversité culturelle. Sans un Québec résolument francophone, la langue française aurait probablement virtuellement disparu du Canada. Il est cependant aussi indéniable que cette francophonie hors Québec contribue à l’édification d’un Canada différent, aux côtés du Québec. Les deux francophonies sont inextricablement liées au plan politique et constitutionnel, même si l’Acadie se prétend une Nation en ellemême29 et que la francophonie ontarienne, de l’Ouest et du Nord construit sa propre identité (Martel 1997). La Cour suprême du Canada reconnaît l’importance nationale des droits linguistiques et intègre des remarques à ce propos dans sa jurisprudence ; c’est ainsi que le juge Dickson dit : La question de la dualité linguistique est une préoccupation de vieille date au Canada, un pays dans l’histoire duquel les langues française et anglaise sont solidement enracinées. Les garanties constitutionnelles en matière linguistique traduisent des efforts continus et renouvelés en vue de réaliser le bilinguisme. Selon moi, nous devons nous efforcer particulièrement de rester fidèles à l’esprit et à l’objet des droits linguistiques enchâssés dans la Charte30. 29. C’est une Nation sans État, mais qui a son drapeau, sa fête nationale, son hymne national et sa société nationale, la Société Nationale de l’Acadie. L’Acadie n’est pas une diaspora québécoise. 30. Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick c Association of Parents for Fairness in Education [1986] 1 R.C.S. 549 paragraphe 19. Dissident quant au résultat, le juge en chef Dickson n’a pas été contredit par le reste de la Cour sur ce point.

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Le juge La Forest tient quant à lui ces propos : Si l’on peut dire que la législation en matière de droits de la personne est fondamentale ou quasi constitutionnelle, c’est au moins tout aussi vrai de la loi dont il est question en l’espèce ; elle a été enchâssée pendant de nombreuses années dans la mesure où les habitants de cette région auxquels elle s’appliquait étaient concernés, puisqu’elle ne pouvait être supprimée non pas par l’Assemblée législative locale, mais seulement par le Parlement qui, faut-il le rappeler, avait refusé de le faire. Elle faisait partie du droit fondamental d’une vaste région de ce pays depuis les premiers jours de la fondation de la nation et elle est enracinée dans une réalité profondément délicate reconnue dans la Charte canadienne des droits et libertés, qui, parmi nos valeurs constitutionnelles fondamentales, établit que le français et l’anglais sont les langues officielles de ce pays (par. 16(1))31.

Enfin, l’objet de l’article 23 de la Charte relatif aux droits scolaires des minorités linguistiques est ainsi décrit : L’objet général de l’art.  23 est clair : il vise à maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent et à favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible, dans les provinces où elle n’est pas parlée par la majorité. L’article cherche à atteindre ce but en accordant aux parents appartenant à la minorité linguistique des droits à un enseignement dispensé dans leur langue partout au Canada32.

Qu’il nous suffise de reconnaître que les droits linguistiques transcendent l’identité, la culture et la communication, ils constituent l’essence même du Canada.

La Cour : un pouvoir illégitime, ou mal adapté à la tâche ? L’allégation d’illégitimité du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois n’est pas nouvelle ni exclusive aux droits linguistiques. Elle bat son plein aux États-Unis et fait rage au Canada depuis 1982 (Gosselin 1991 ; Tremblay 2005). Les arguments sont connus et continuent d’être ressassés : les juges, n’étant pas élus, n’ont pas la légitimité pour annuler des lois démocratiquement votées ; les questions sociales comme celle-là relèvent plus de la 31. R c Mercure [1988] 1 R.C.S. 234 paragraphe 48. Il parle de l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest qui impose le bilinguisme des lois et des tribunaux. 32. Mahe c Alberta [1990] 1 R.C.S. 342.

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volonté populaire que du droit ; le droit est un médium trop technique et trop spécialisé pour arbitrer des intérêts sociaux aussi divergents ; ces questions se débattent sur la place publique et non sous les arcanes feutrés des palais. Le rôle des tribunaux a effectivement changé, mais le contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois n’est pas nouveau. Depuis l’implantation de la common law britannique en sol nord-américain, un contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, c’est-à-dire sur le respect du partage des compétences ou sur les garanties constitutionnelles en matière de procédure législative, s’exerce d’abord par le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, puis par la Cour suprême du Canada. La Cour a le mandat de la faire respecter, comme elle le rappelle dans les extraits suivants : La Constitution d’un pays est l’expression de la volonté du peuple d’être gouverné conformément à certains principes considérés comme fondamentaux et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du corps législatif et du gouvernement. Elle est, comme le déclare l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, la « loi suprême » de notre pays, qui ne peut être modifiée par le processus législatif normal et qui ne tolère aucune loi incompatible avec elle. Il appartient au pouvoir judiciaire d’interpréter et d’appliquer les lois du Canada et de chacune des provinces et il est donc de notre devoir d’assurer que la loi constitutionnelle a préséance. Comme l’affirme cette cour dans l’arrêt Amax Potash c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576, à la page 590  : On dit qu’un État est souverain et qu’il n’appartient pas aux tribunaux de juger de la raison d’être ni de la sagesse de la volonté expresse du législateur. En tant que déclaration de principe, c’est indubitablement exact, mais dans un état fédéral, le principe général doit céder devant les exigences de la constitution qui définit les limites de la souveraineté et de la suprématie. Les tribunaux ne mettront pas en doute la sagesse des textes législatifs qui, aux termes de la Constitution canadienne, relèvent de la compétence des législatures, mais une des hautes fonctions de cette Cour est de s’assurer que les législatures n’outrepassent pas les limites de leur mandat constitutionnel et n’exercent pas illégalement certains pouvoirs33. […] 33. Arrêt Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576, à la p. 590. Voir également Renvoi  : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753 (Renvoi sur le rapatriement), aux p. 841, 848 et 877.

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Pierre Foucher Depuis le 17 avril 1982, le mandat du pouvoir judiciaire de protéger la Constitution est enchâssé à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982…34 […] La raison d’être de cette conception moderne à deux volets de l’indépendance judiciaire est la reconnaissance que les tribunaux ne sont pas chargés uniquement de statuer sur des affaires individuelles. Il s’agit là évidemment d’un rôle. C’est également le contexte pour un second rôle différent et également important, celui de protecteur de la constitution et des valeurs fondamentales qui y sont enchâssées : la primauté du droit, la justice fondamentale, l’égalité, la préservation du processus démocratique, pour n’en nommer peut-être que les plus importantes35.

Malgré ces admonestations, les gouvernements, et une bonne fraction de la population s’interrogent sur la légitimité de ce rôle judiciaire. À la critique fréquente portant sur les vertus de l’élection et le déficit démocratique des tribunaux, la réponse consiste à dire que la démocratie ne se limite pas à l’élection, ni à l’expression un peu factice de la volonté générale telle qu’exprimée dans les élections et les votes au parlement. Les débats judiciaires sont publics36, et largement commentés d’ailleurs. Le forum judiciaire égalise les chances, la victoire éventuelle ne va pas toujours à ceux qui ont le plus d’argent ou d’influence pour faire bouger les législateurs37. De plus, les constitutionnalistes construisent la nouvelle donne judiciaire à partir de la théorie du dialogue constitutionnel : cette théorie veut que les institutions de l’État entrent dans un dialogue qui est plus productif que le seul débat parlementaire (Hogg et Bushnell, 1997). Enfin, l’encadrement du débat dans des règles formelles strictes, la nécessité de prouver ce que l’on avance avec des faits, la lenteur même du processus qui appelle à la réflexion font du procès un lieu où les opinions peuvent se faire valoir autrement que dans la fureur et le bruit. L’accès aux tribunaux, pour peu que les ressources financières soient offertes, est maintenant assez ouvert :

34. Renvoi : droits linguistiques au Manitoba [1985] 1 R.C.S. 721. 35. Beauregard c Canada [1986] 2 R.C.S. 56. 36. Ils sont même télévisés sur le canal parlementaire CPAC. 37. Sinon, les gouvernements, avec leurs moyens quasi illimités, gagneraient tous leurs procès en droits linguistiques, or c’est le contraire qui se produit.

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il n’est pas rare qu’un procès en droits linguistiques attire des intervenants qui présentent une opinion et une interprétation différentes de celles des parties elles-mêmes, ce qui permet à la Cour de mesurer l’étendue des points de vue et des solutions potentielles. Il est vrai que la Cour, en tant qu’institution, n’est pas toujours le forum le plus approprié pour régler tous les détails. Ainsi, on ne peut lui demander de légiférer : tout au plus peut-elle ordonner au législateur d’agir38. On ne peut lui demander d’administrer : elle peut par contre ordonner au gouvernement de prendre ses responsabilités et contrôler l’exécution39. Mieux équipée pour trancher un litige entre deux parties, la Cour s’avère moins efficace, sur le plan des remèdes, quand il s’agit de régler un problème systémique. Mais ce n’est pas une raison pour abandonner complètement le recours judiciaire. Combiné à d’autres stratégies de revendication politique, le recours judiciaire reste un moyen puissant de rétablir l’équilibre entre une minorité et le pouvoir (Foucher, 1986).

Pour qui ? Le Canada français, un phénix qui renaît et change Il y avait une nation canadienne-française qui, dans l’esprit de ses chantres, réunissait tous les francophones (et catholiques) du Canada en un « peuple élu », une « race choisie » (Bock, 2004). Si tant est qu’elle existât ailleurs que dans l’imaginaire de ses promoteurs, elle s’est effondrée durant les années 1960 : le discours de la nation a été récupéré par les nationalistes québécois qui en ont réduit la portée au seul territoire du Québec. N’ayant pas voulu cela, les autres francophones du Canada ont dû se redéfinir, procéder à une refondation, qui fut provincialiste (Martel, 1997). Dans un premier temps, cette francophonie qui se disait hors Québec, elle s’est ensuite nommée communautés francophones et acadienne : les Acadiens insistant pour que leur propre identité soit aussi reconnue dans cette appellation. Un discours d’affirmation a remplacé un discours misérabiliste (Cardinal et al., 1992). 38. Association des parents francophones de Colombie-Britannique v. British Columbia (1996), 1996 BCJ 1831. 39. Fédération franco-ténoise, supra  ; Doucet-Boudreau, supra.

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Le concept de minorité linguistique, lui, est de facture récente. Il est né en Europe à la fin de la Première Guerre mondiale (Pentassuglia, 2004). Si la recherche juridique d’une définition de ce concept s’est toujours avérée élusive, la doctrine a proposé la définition suivante, qui est généralement suivie en droit international : une minorité est un groupe d’individus, ressortissant d’un État, numériquement inférieur au reste de la population, en position d’infériorité sociale, identifiée par des caractéristiques communes et partagées, et qui manifeste le désir de perpétuer cette différence sans remettre en cause la légitimité de l’État ni vouloir la sécession (Capotorti, 1979). À l’époque de la négociation constitutionnelle de 1864-1867, les Pères étaient conscients du fait minoritaire, mais ils construisaient le pays plutôt sur une base religieuse que linguistique (on peut spéculer que pour les francophones, l’un englobait l’autre et qu’en protégeant la religion on protégeait aussi la langue ; mais cette affirmation est hasardeuse au vu de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui démontre que les Pères ont su faire la différence entre langue et religion quand est venu le temps de constituer des obligations constitutionnelles40). Bref, la Constitution canadienne originale ne comprend que peu de mesures de protection des minorités. L’article 93 protégeait les droits acquis des catholiques ou protestants dans le Haut et le Bas-Canada en matière scolaire. L’article 133 n’était pas formulé en termes de droits des minorités, mais en termes d’égalité des langues, au palier fédéral et au Québec, en ce qui a trait aux lois, aux débats parlementaires et aux tribunaux. L’Ontario n’a pas été assujettie aux mêmes obligations. Au Sénat, le découpage du Québec en circonscriptions sénatoriales a permis aux protestants anglophones de l’époque de s’assurer une représentation41, mais le Sénat en tant qu’institution n’était vu que comme un mécanisme complémentaire à la composition du Cabinet pour la représentation des minorités linguistiques (Massicotte 2007). 40. Une opinion confortée par l’arrêt Ottawa Roman Catholic Separate School Trustees v Mackell [1913] AC 63. 41. Article 23(6) de la Loi constitutionnelle de 1867.

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Après la Seconde Guerre mondiale, la protection des minorités comme paradigme international fut remplacée par une attention particulière envers les droits individuels. L’échec du système de la Société des Nations et l’Holocauste avaient conduit la communauté internationale à favoriser la protection contre la discrimination, surtout raciale, et la liberté individuelle. Une seule disposition abordait directement la question des minorités42, et ce, en termes fort timides. La chute du mur de Berlin et les guerres qui s’en sont suivies en Europe ont remis à l’honneur la question des minorités43. Au Canada, le débat linguistico-constitutionnel qui a cours depuis les années 1960 oscille entre le paradigme de minorités et celui d’égalité. Le Québec se comporte maintenant en majorité linguistique, la Loi 101 y a puissamment contribué. Les Acadiens du Nouveau-Brunswick ne font plus que très rarement référence à un quelconque statut de minoritaire ; outre la Loi sur l’égalité des communautés linguistiques44 adoptée à l’unanimité en 1981 par l’Assemblée législative – dont les principes sont maintenant intégrés à la Charte depuis 1993 (article 16.1)  –, on peut signaler la tenue du premier Congrès mondial acadien à Moncton en 1994 et celle du Sommet international de la francophonie au même endroit en 1999. Le paradigme politique dominant en Acadie du NouveauBrunswick est celui de l’égalité. Le concept de minorité n’est que très peu présent dans l’inconscient collectif  ; celui de Nation ou de Peuple y est prégnant. Le dispositif constitutionnel va dans le même sens. Corrigeant l’inégalité démographique, la Charte proclame l’égalité juridique des langues officielles et en tire les conséquences : certains droits linguistiques sont absolus (langue des lois, langue au Parlement, devant les tribunaux) tandis que d’autres, au niveau fédéral, sont tributaires d’une demande importante. Le pouvoir constituant s’est évité le 42. Article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. 43. On peut noter la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités de 1992, précitée, et la Convention-cadre pour la protection des minorités du Conseil de l’Europe en 1995. 44. L.R.N.B. 1973 c. O-0.5.

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fardeau d’une définition de minorité ou de francophone : chacun dispose de droits linguistiques. On laisse donc le choix à l’individu de son appartenance identitaire. Cela maintient l’ambiguïté quant à la nature de ces droits : les gouvernements prennent souvent la position qu’il s’agit de droits individuels –  le Canada est composé de Canadiens d’expression française et de Canadiens d’expression anglaise  – d’où est écartée toute connotation collective, tant au Québec qu’ailleurs 45 . Au Québec, cette identification était compensée par la mention que le Québec forme une société distincte, mention qui fut l’une des causes de l’échec de ces efforts constitutionnels (Swinton et Rogerson, 1988). Éventuellement, faute de trouver sa place dans la Constitution formelle, une notion plus forte a été avalisée par la Chambre des communes : celle que les Québécois forment une Nation46. Il y a une nette connotation collective à cette résolution, qui n’a pas d’effet juridique réel. Au Nouveau-Brunswick, un des avatars de l’Accord du Lac Meech fut l’adoption de l’article 16.1 de la Charte qui, faisant aussi l’économie d’un débat sur la définition d’Acadien et Acadienne, a préféré la connotation plus neutre, plus édulcorée, de « communauté linguistique française et communauté linguistique anglaise », ce qui confirme aussi le fait que le lien commun, constitutif d’identité juridique, est la langue. La seule véritable mention de minorités linguistiques dans le droit constitutionnel canadien se trouve à l’article 23 de la Charte qui parle de « langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province ». La Loi sur les langues officielles du Canada fait aussi référence aux minorités francophones ou anglophones, à deux reprises : dans le choix de ce critère pour définir la demande importante en ce qui a trait aux services gouvernementaux, et dans le rôle de promotion du développement des communautés. Le régime linguistique fédéral reflète donc trois conceptions de la francophonie 45. C’est l’expression utilisée dans l’accord du Lac Meech de 1987 et dans celui de Charlottetown en 1992. 46. Voici le texte exact  : « Que cette Chambre reconnaisse que les Québécoises et les Québécois forment une nation au sein d’un Canada uni » ; Hansard, Feuilleton et feuilleton des avis, 27 novembre 2006, no 87, affaires émanant du gouvernement. Internet : (19 juin 2007).

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canadienne : la première est fondée sur l’égalité des langues, la seconde se fonde sur le libre choix des individus de s’identifier à l’une ou l’autre communauté linguistique officielle, la troisième est fondée sur l’admission du statut minoritaire de la communauté à l’intérieur d’une province ou d’un territoire. Ainsi, les Anglo-­ Québécois sont considérés comme une minorité aux yeux du droit fédéral canadien (du droit québécois aussi), mais ils sont considérés comme une majorité en droit international47. L’égalité est un paradigme juridique plus puissant que le statut minoritaire. Un minoritaire reçoit de la majorité, nous l’avons dit, des droits qui confirment, en quelque sorte, son statut de dépendance. L’égalité juridique entraîne la nécessité de prendre des mesures positives et adaptées à chaque situation pour redresser des inégalités : elle n’est donc pas le traitement uniforme. La condition minoritaire, le fait sociologique, permet de fonder la revendication de mesures spéciales et adaptées aux besoins afin de parvenir à une égalité réelle48. Dans les provinces à majorité anglophone, les diverses lois régissant le statut de la langue se caractérisent par l’identification des bénéficiaires au moyen du critère linguistique, et se limitent en général aux institutions publiques (parlements, gouvernements, tribunaux) ou quasi publiques (municipalités, régies de santé, conseils scolaires) dans des régions désignées. Ces efforts sont notoires, mais insuffisants : ce ne sont pas quelques services gouvernementaux en français qui vont enrayer les tendances lourdes des comportements linguistiques, ce sont les institutions et la possibilité d’utilisation du français dans sa vie quotidienne. Le parlement fédéral, le Québec et le Nouveau-Brunswick touchent au secteur privé, de manière différente (Bastarache, 2004). La réglementation linguistique dans le secteur privé se heurte au principe de base de la liberté linguistique individuelle ; elle est justifiée quand la langue dont l’utilisation est

47. Ballantyne et als c Canada Comité des droits de l’homme des Nations-Unies communication 385/1989, décision 05/05/1993, CCPR/C/47/D/385/1989 : en droit international la notion de minorité s’apprécie selon le pays, non selon l’État fédéré, ce qui est d’ailleurs plus conforme à la réalité sociodémographique. 48. Arsenault-Cameron, supra.

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imposée succomberait aux pressions assimilatrices sans l’intervention législative. Ainsi, le régime linguistique fédéral et celui des provinces à majorité anglophone sont structurés sur la base du concept de choix personnel : il s’agit d’offrir les services pour que les individus puissent interagir avec les institutions (étatiques ou privées) dans la langue de leur choix. Cette option, conforme au droit international qui postule la liberté individuelle d’entrer dans un groupe ou d’en sortir, fait cependant fi des réalités sociolinguistiques et des phénomènes à l’œuvre dans les comportements langagiers et dans la construction des identités. Voilà pourquoi un fondement structurel plus solide doit être pensé.

Légiférer en matière linguistique : pourquoi? Fondements des droits linguistiques Si la langue est un des facteurs contributifs de la culture, le fait est que la culture se produit et se reproduit par les choix linguistiques. Elle représente l’accumulation des expériences individuelles et sociales d’une communauté donnée. Ces choix doivent donc pouvoir s’exercer dans un contexte collectif et les droits linguistiques doivent créer un espace, un contexte de choix (Réaume, 2006). En effet, il est bien futile de prétendre qu’un francophone peut choisir de vivre sa vie en français s’il se trouve dans un environnement où il doit travailler, envoyer ses enfants à l’école, fréquenter des activités culturelles et sociales, conduire ses affaires personnelles, magasiner, en anglais. De plus, si la culture, représentée par la langue, constitue une valeur jugée fondamentale de la vitalité d’une collectivité, elle mérite toute la protection législative que cette collectivité peut acquérir. La loi linguistique joue ce rôle : elle aménage les rapports entre les langues en contact, elle spécifie les titulaires de droits et les usages permis ou non. Les obligations qu’impose la loi ont pour but de protéger la langue la plus vulnérable et donc la communauté qui porte cette langue dans son projet collectif, fut-elle minoritaire. Ce fondement culturel est pleinement avalisé par la Cour suprême du Canada qui déclare :

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Mon allusion à la culture est importante, car il est de fait que toute garantie générale de droits linguistiques, surtout dans le domaine de l’éducation, est indissociable d’une préoccupation à l’égard de la culture véhiculée par la langue en question. Une langue est plus qu’un simple moyen de communication ; elle fait partie intégrante de l’identité et de la culture du peuple qui la parle. C’est le moyen par lequel les individus se comprennent eux-mêmes et comprennent le milieu dans lequel ils vivent. L’importance culturelle du langage a été reconnue par notre Cour dans l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, aux p.  748 et 749 : Le langage n’est pas seulement un moyen ou un mode d’expression. Il colore le contenu et le sens de l’expression. Comme le dit le préambule de la Charte de la langue française elle-même, c’est aussi pour un peuple un moyen d’exprimer son identité culturelle (je souligne)49.

La Cour, dans cet extrait, fait aussi un lien avec l’identité personnelle qu’elle ne dissocie pas de l’identité culturelle du peuple. Elle avait déjà rappelé ce fondement à au moins deux reprises50. Dans Mercure, le juge La Forest associe les droits linguistiques à des droits fondamentaux de la personne, mais dans Société des Acadiens puis dans Beaulac, la Cour rappelle que le fondement de ces droits diffère de celui des droits fondamentaux classiques. Les droits linguistiques n’ont pas pour but de favoriser la communication, ni de permettre un procès juste et équitable : ils ont pour but de garantir le maintien et le développement d’une communauté. L’égalité représente un fondement juridique fort des droits linguistiques. Il est réitéré dans presque toutes les décisions de la Cour suprême du Canada. Dans Beaulac, la Cour mentionne, dans un obiter éloquent, que l’égalité linguistique ne laisse aucune place à la notion d’accommodements raisonnables : Comme je l’ai dit plus tôt, dans un cadre de bilinguisme institutionnel, une demande de service dans la langue de la minorité de langue officielle ne doit pas être traitée comme s’il y avait une langue officielle principale et une obligation d’accommodement en ce qui concerne l’emploi de l’autre langue officielle. Le principe directeur est celui de l’égalité des deux langues officielles51.

49. Mahe, supra. 50. Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, supra ; R c Mercure, supra. 51. Beaulac, supra, au paragraphe 39.

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C’est malheureusement une idée répandue chez les majoritaires –  qu’ils soient francophones ou anglophones  – que, règle générale, on doit acquiescer aux demandes linguistiques, mais que l’on peut refuser quand elles entraînent des contraintes excessives. Il y a certes un aspect organisationnel et pratique à la mise en œuvre des droits, et des lois linguistiques en particulier, mais cela ne doit jamais devenir leur fondement. La légitimité morale, sur un plan politique, de la protection des droits linguistiques d’une minorité tient au fait que cette communauté n’a pas choisi son statut minoritaire (Kymlicka, 1995). Ce statut lui a été imposé soit par conquête (Québec), soit par transferts de juridiction sans son consentement du territoire où elles se trouvaient (Acadie, Ontario), ou encore que des garanties lui ont été offertes au moment de la transformation de son statut politique (Manitoba, Saskatchewan, Alberta, Territoires). L’histoire de la francophonie du Canada est l’histoire de promesses non tenues. Une promesse juridique non tenue affaiblit la primauté du droit et conduit à l’idée de réparation52. L’écologie est un fondement devenu populaire en socio­ linguistique (Boudreau et al., 2002). qui soutient que chaque langue véhicule un potentiel de vision du monde, un « world-view ». Cette vision du monde contribue à la diversité culturelle et nous protège de l’uniformité. Elle mérite donc la protection du droit. Tout comme la diversité des espèces vivantes est bonne pour la planète, la diversité culturelle est bonne pour l’humanité. Cette idée est bien exprimée dans les trois premiers paragraphes du préambule de la Convention de l’UNESCO de 2005 : La Conférence générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, réunie à Paris du 3 au 21  octobre 2005 pour sa 33e session, Affirmant que la diversité culturelle est une caractéristique inhérente à l’humanité,

52. Reference re : Minority language education rights (Ontario) 1984), 10 DLR (4d) 491 p. 530-531 ; Mahe, supra.

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Consciente que la diversité culturelle constitue un patrimoine commun de l’humanité et qu’elle devrait être célébrée et préservée au profit de tous, Sachant que la diversité culturelle crée un monde riche et varié qui élargit les choix possibles, nourrit les capacités et les valeurs humaines, et qu’elle est donc un ressort fondamental du développement durable des communautés, des peuples et des nations […]

Une approche globale de la protection des minorités linguistiques doit donc s’inspirer de ces idées et aborder la question dans une optique de développement durable (Rousselle, 2006). Elle n’a cependant trouvé aucun écho en jurisprudence à ce jour, elle est peu connue des juristes et risque malheureusement de demeurer l’apanage de certains sociolinguistes. Un fondement tout aussi peu plaidé réside dans le rapport de force politique induit par la question linguistique, dont le lien entre langue et culture ne serait que pure construction en vue de légitimer sur des fondements identitaires plus acceptables une revendication de pouvoir. Cette analyse part du constat que la langue est un levier de pouvoir. Les droits linguistiques et les procès qui s’ensuivent sont donc explicables uniquement par le capital politique pouvant en découler. Cette explication éclaire le contexte du recours aux droits linguistiques et aux tribunaux. Il est de fait que le droit en général représente l’expression d’un rapport de force politique. Une minorité qui ne dispose pas de la puissance de l’État pour imposer sa vision des rapports sociaux utilisera donc le procès comme levier politique (Lajoie, 2002). Un procès de droit linguistique nécessite une coordination entre les acteurs53, sert d’éducation pour la communauté et génère des recherches sociolinguistiques en vue de la constitution de la preuve54. Si le demandeur est victorieux, les parties sont alors dans une position de négociation rééquilibrée puisque les demandeurs ont vu leurs droits reconnus, mais la solution concrète doit toujours être négociée avec les représentants de l’État. Si la minorité

53. L’auteur a lui-même participé à plusieurs réunions de stratégie entre avocats et avec les clients en vue de coordonner les plaidoiries. 54. Tous les jugements de droit linguistique se fondent sur des preuves historiques, sociologiques et démographiques, présentées par des témoins experts.

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perd sa cause, alors un vice dans l’arsenal des droits linguistiques a été révélé et des négociations sont encore possibles pour corriger la situation. Bref, le jugement de droit linguistique doit se concevoir non pas comme le point final d’une dispute autour de l’interprétation d’une loi ou de la Constitution, mais comme un moment à l’intérieur d’une relation continue55. La légitimité légale-rationnelle (pour parler en termes weberiens) qu’offre le procès en droits linguistiques donne aussi l’occasion à la Cour de creuser les principes fondateurs du Canada et d’en rappeler la teneur quand le fragile contrat social canadien vacille. La théorie du dialogue déborde donc les institutions que sont les parlements et les tribunaux, elle englobe le monde du droit et celui de la communauté, les juristes impliqués dans les litiges, les experts qui organisent la preuve et conduisent les recherches et analyses, les associations qui représentent les communautés, les citoyens et les activistes. Le jugement structure et encadre le débat politique. * * * Tyrannie des Chartes ou équilibre délicat ? Nous préférons analyser le rôle du droit dans la structuration du débat politique en termes d’équilibre, difficile à trouver certes, mais non inatteignable. Le législateur intervient en matière linguistique pour redresser un équilibre défait par l’omnipuissance d’une langue, d’une économie et d’une façon de voir le monde. Il le fait au nom de plusieurs impératifs : la fidélité à l’histoire, la nature du pays, l’identité individuelle et collective, la culture et la diversité, et la réalité politique. L’insertion de droits linguistiques constitutionnels a modifié la structure constitutionnelle canadienne et la façon d’aborder la question linguistique. Dans un premier temps, elle a conduit à dresser 55. Les exemples abondent ; citons les séquelles de Montfort : améliorations à l’hôpital ; celles de Arsenault-Cameron : choix de site, construction d’un centre scolaire communautaire ; Mahe : mise sur pied de cinq conseils scolaires en Alberta ; Affaire des contraventions : plan fédéral de services en français en matière d’accès à la justice ; Société des Acadiens : modifications à la loi pour avoir des juges qui comprennent les accusés ; etc.

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les uns contre les autres, le Québec francophone et les minorités francophones, car lorsque ces dernières se fondaient sur la Charte pour obtenir des services et la mise en œuvre des droits, prônant une interprétation généreuse, les avocats du Procureur général du Québec se présentaient au tribunal avec une lecture minimaliste de la Charte qui préserve la plus vaste discrétion possible pour les gouvernements. L’évolution jurisprudentielle a permis de réconcilier des positions qui, lors par exemple des débats sur l’Accord du Lac Meech, apparaissaient irréconciliables (Woehrling 1995 ; Foucher 1988, à paraître). L’équilibre est en passe de se réinstaller. Le Commissaire aux Langues officielles a justement souligné que le français est une langue nationale qui appartient à tous les Canadiens et que c’est celle-là qui est en danger ; sans un Québec résolument francophone et un effort notable dans le reste du Canada, le français ne pourra pas se maintenir, ni la communauté qui en vit (Fraser, 2007). Si le Canada existe toujours, c’est, entre autres, que le droit fait une place au fait français. Il en a toujours été ainsi, mais la place juridique de ce fait s’est transformée. Le droit sert donc d’outil à la francophonie québécoise, qui utilise la puissance de la loi pour protéger le français sur son territoire, et par les communautés francophones, qui utilisent la puissance des droits pour se ménager des espaces institutionnels puisqu’ils ne peuvent contrôler un État. Le droit rend donc des services inestimables aux francophones d’Amérique et il justifie la confiance des Canadiennes et des Canadiens qui ont fait de leur pays un pays fondé sur la primauté du droit.

Références

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Référence et vote des lois linguistiques*

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Les autres lois ont été adoptées sur division : Loi sur les langues officielles du Canada, L.R.C. 1985, ch. 31 (4 e suppl.), art. 41. Voir : Hansard, Débats de la Chambre des communes, compte rendu officiel, 2e session, 33e législature, 37 Élizabeth II, volume XIV, 1988, le 7 juillet 1988, p.17233, (129 pour, 9 contre). Loi relative à l’usage du français et de l’anglais, Saskatchewan, R.S.S. 1980, c. L-6.1. Voir : Routine Proceedings of the Saskatchewan Legislative Assembly (April 21st, 1988). Internet : (21 juin 2007), (28 pour, 15 contre). La Loi linguistique de l’Alberta (1988) RSA c L-6. Voir : Hansard, Alberta legislative assembly, Bill no. 60, 3e Session, 21st Legislature, 37. Elizabeth  II, July 6th 1988, (décompte des votes non disponible).

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Charte de la langue française du Québec, L.R.Q. 1977 c. C-11. Voir : Procès verbaux de l’Assemblée nationale du Québec, 2e Session de la 31e Législat u r e , ve n d r e d i 2 6 a o û t 1 9 7 7 , p. 630-631, (54 pour, 32 contre).

Jurisprudence Arsenault-Cameron c IPɸ [2000] 1 R.C.S. 3 Association des parents francophones de Colombie Britannique v. British Columbia (1996), 1996 BCJ 1831 Attorney General for Nova Scotia vs Attorney General for Canada, [1951] 1 R.C.S. 31 Ballantyne et als c Canada Comité des droits de l’homme des Nations Unies communication 385/1989, décision 05/05/1993, CCPR/C/47/D/385/1989 Beauregard c Canada [1986] 2 R.C.S. 56 Charlebois c Saint-John [2005] 3 R.C.S. 563 Desrochers c Canada 2006 CAF 1777, en appel à la Cour suprême du Canada Imperial Tobacco c Colombie Britannique [2005] 2 R.C.S. 473 Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse [2003] 3 R.C.S. 3 Fédération franco-ténoise c TNO, 2006NWTSC 20 Valérie Ford c Procureur général du Québec [1988] 2 R.C.S. 712 Irwin Toys c Procureur général du Québec [1989] 1 R.C.S. 927 Lalonde c Commission de restructuration (2002), 56 RJO 481 Mahe c Alberta [1990] 1 R.C.S. 342 R c Beaulac [1999] 1 R.C.S. 768 R c Mackenzie, 2004 NSCA 10  R c Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234

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Le Canada reconnaît-il l’existence des droits collectifs linguistiques du peuple québécois ?

Michel Seymour Département de philosophie Université de Montréal

Ce texte traite de la question des rapports difficiles que le Québec entretient avec le Canada à cause de la Charte de la langue française. Il sera d’abord question de trois aspects particuliers de la Charte : je tâcherai à chaque fois d’en montrer le caractère juste, puis j’indiquerai comment chacun de ces aspects entre en conflit ou en tension avec l’une ou l’autre des lois canadiennes. Plus spécifiquement, il s’agira d’identifier les incompatibilités structurelles entre la Charte et les différentes lois ou politiques canadiennes : la Loi constitutionnelle de 1867, la Loi constitutionnelle de 1982, la politique canadienne des langues officielles et la politique de multiculturalisme. Je cernerai enfin la difficulté principale qui, selon moi, réside dans l’incapacité des Canadiens à reconnaître formellement l’existence d’un peuple québécois et d’en accepter les conséquences. Ce faisant, ils écartent toute possibilité pour le Québec d’exercer pleinement son droit à l’autodétermination interne en matière linguistique. Cette difficulté n’est pas accidentelle, elle découle d’un nationalisme canadien de plus en plus envahissant.

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Le français comme langue officielle Au Québec, le français est la langue officielle, mais cela signifie peut-être seulement que le français doit être la langue publique commune, ce qui suppose que le gouvernement du Québec peut en même temps reconnaître en principe l’existence de langues minoritaires, par exemple les langues autochtones et l’anglais, dans certaines institutions publiques. Dire que le français est la langue officielle du Québec, cela peut signifier que deux personnes de langues maternelles différentes –  ou dont la langue parlée à la maison est différente – doivent communiquer en français dans le domaine public, à moins qu’elles ne se trouvent dans des institutions de langue anglaise ou autochtone. L’idée d’une langue publique commune est donc compatible avec l’existence d’institutions publiques autochtones et anglophones. Nous devons accepter l’existence de cultures minoritaires au Québec, et admettre que ces langues sont prépondérantes dans certains espaces publics. Ainsi, l’appellation langue publique commune n’est pas pléonastique, car il existe des institutions publiques où la langue d’usage n’est pas le français1. Le nationalisme québécois n’a pas besoin pour s’exprimer d’imposer à tous une identité civique républicaine et jacobine. Cependant, la notion de langue publique commune permet de satisfaire les aspirations de la majorité francophone tout en les contraignant raisonnablement. Je préconiserais donc l’enchâssement de droits minoritaires consacrant cette pratique, soit dans une constitution interne, soit dans la constitution d’un Québec souverain. Il est vrai que nous ne sommes pas parvenus à ce stade. Dans une très large mesure, la reconnaissance d’institutions publiques de langue anglaise est de facto et non de jure. Le droit à l’instruction dans leur langue maternelle est officiellement reconnu, mais on ne peut pas en dire autant de leur droit d’avoir des hôpitaux et des Centres locaux de santé communautaire (CLSC). Toutefois, la loi 57,

1. Il va sans dire que je conçois la langue publique commune comme une notion normative et non comme une notion descriptive. Je ne prétends pas que la notion fait l’objet d’un consensus au Québec. Pour une discussion, voir Lockerbie et al., 2005.

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adoptée en 1983, a atténué l’incidence de la loi 101 sur les institutions de langue anglaise en permettant un fonctionnement en anglais à l’interne et entre elles (MacMillan, 1999 : 90-91). Malgré l’adoption du français comme langue officielle, le Québec est de facto une société multilingue. Plusieurs sociétés multilingues ont une seule langue officielle, mais la plupart fonctionnent selon un modèle territorial2, c’est-à-dire que le pays est divisé en territoires ayant chacun une seule langue officielle (c’est le cas, par exemple, de la Belgique et de la Suisse). Il existe peu d’exemples de sociétés où les institutions d’une minorité linguistique sont officiellement reconnues et financées par l’État et, encore moins de sociétés qui déclarent en même temps une seule langue officielle. Or, c’est précisément ce qui se passe au Québec. Nous faisons, en effet, au Québec œuvre d’innovation avec un modèle qui suppose l’existence d’une seule langue officielle, mais qui admet en même temps l’existence d’une diversité de langues minoritaires dans certains espaces publics. Le modèle linguistique québécois est à la fois territorial et communautaire (MacMillan, 1999 : 90-91) : nous essayons de marier ensemble deux principes, le français comme langue officielle sur tout le territoire du Québec et la reconnaissance de langues minoritaires parlées par des minorités nationales. Il existe des institutions publiques où d’autres langues que le français prédominent. Mais, comme 83  % de la population est francophone, il devient important pour préserver un certain équilibre de souligner que le français doit être la langue publique commune sur tout le territoire. Nous nous devons de faire une interprétation équilibrée qui affirme simultanément le caractère officiel du français tout en tenant compte des droits des minorités. Ce modèle est territorial et communautaire, mais il pourrait être simplement communautaire, car si tout modèle communautaire n’est pas nécessairement territorial, tout modèle territorial est en même temps communautaire. En effet, la présence d’institutions de langue anglaise est directement liée à la présence d’une communauté anglo-québécoise qui n’est pas délimitée par un territoire formellement reconnu même si la majeure partie des membres de cette communauté se trouve 2. Pour une description du bilinguisme territorial, voir Laponce, 1987.

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concentrée à l’ouest de Montréal. Quant à l’application des lois linguistiques sur le territoire du Québec, cela s’explique par la présence d’une majorité nationale québécoise francophone qui, avec des minorités nationales, forme une nation comportant une langue publique commune, des institutions publiques communes dans lesquelles la langue publique commune est principalement parlée, et une histoire publique commune, qui est l’histoire des institutions publiques communes. Autrement dit, le modèle territorial présuppose l’existence de la nation sociopolitique québécoise3. Quant au Canada dans son ensemble, on peut dire que ses lois linguistiques s’appliquent à une variété de modèles. On y adopte de façon prépondérante un modèle institutionnel (au niveau des institutions fédérales), ainsi qu’un modèle individualiste, dans la mesure où l’on ne suppose rien d’autre que des droits individuels à être servis dans leur langue et non un modèle territorial ou communautaire. Mais depuis la victoire des Franco-Ontariens dans la saga entourant le maintien de l’hôpital universitaire Montfort, on peut dire que l’influence du modèle communautaire a commencé à se faire sentir en Ontario. Les Franco-Ontariens ont gagné leur cause devant la Cour d’appel d’Ontario en invoquant le principe de la protection des minorités, qui est décrit dans l’Avis de la Cour suprême du Canada du 20 août 1998 sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec comme l’un des « principes sous-jacents à l’ordre constitutionnel ». Or, ce principe est nettement d’inspiration communautaire. La politique du français comme langue officielle est contrariée de multiples façons par l’État fédéral canadien. Concrètement, le caractère officiel du français a été contredit par les tribunaux deux ans après sa mise en application, en s’inspirant de l’article 133 de la Constitution de 1867. La Cour a estimé que les lois québécoises devaient être écrites dans les deux langues, que les deux versions 3. Ainsi par peuple québécois, je comprends une communauté politique non souveraine composée sur le plan sociologique d’une majorité nationale sans laquelle il n’y aurait pas eu de spécificité suffisamment forte pour que puisse se maintenir une conscience nationale distincte sur ce territoire. Le peuple québécois est une communauté politique inclusive de l’ensemble des citoyens du Québec, mais qui possède des traits identitaires communs issus de sa majorité nationale (langue, institutions et histoire publiques communes).

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devaient être officielles et que ces remarques s’appliquaient également aux règlements et aux décrets gouvernementaux4. Comme le mentionne Jean Dansereau (1999 : 79), « il y a en somme une contradiction inhérente au fait de proclamer, en français et en anglais, que le français est la seule langue officielle ». Le caractère officiel du français est également mis à mal par la politique des langues officielles qui met sur un pied d’égalité les deux langues, le français et l’anglais, dans les institutions fédérales sur le territoire du Québec. Elle est aussi contrariée par la décision de la Cour suprême d’autoriser l’usage du français et de l’anglais dans les tribunaux du Québec5. Elle est contredite finalement par la loi sur 4. Jacques Gosselin (2003) soutient que l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique impose « la publication et l’adoption en français et en anglais des lois du Parlement du Canada et de celles de la Législature du Québec. Ce régime linguistique qui, parmi les quatre provinces fondatrices, ne visait que le Québec est toujours en vigueur aujourd’hui. Le partage de compétence effectué par la Loi constitutionnelle de 1867 fait donc en sorte qu’aucun des deux ordres de gouvernement ne peut à lui seul régir l’ensemble des questions linguistiques et que, même sur le territoire du Québec, la Charte de la langue française n’est applicable que dans les domaines de compétence provinciale. Quant à elles, les institutions fédérales sont régies, même sur le territoire québécois, par la Loi fédérale sur les langues officielles. Les règles initiales de la Charte de la langue française visant à faire du français la véritable langue de la législation et de la justice au Québec et donnant au seul texte français valeur officielle furent rapidement contestées devant les tribunaux et, moins de deux ans après leur adoption, elles furent déclarées inopérantes par la Cour suprême du Canada. Ayant à interpréter l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui prévoit que les lois du Québec doivent être publiées en anglais et en français, la Cour suprême a conclu que cette disposition exigeait qu’un statut officiel soit reconnu aux deux versions des lois et que l’obligation de bilinguisme qui en découlait visait toutes les étapes du processus législatif (présentation, adoption, sanction et publication) ». 5. Toujours selon Jacques Gosselin (2003), « la Cour suprême a poussé encore plus loin cette obligation de bilinguisme législatif en l’étendant aux règlements pris en application de telles lois. Cette obligation de bilinguisme couvre non seulement les actes réglementaires eux-mêmes, mais également certains actes (notamment des décrets) possédant des caractéristiques similaires. L’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 accorde également à toute personne le droit de faire usage du français ou de l’anglais dans les affaires dont sont saisis “les tribunaux du Québec” et dans les actes de procédures qui en découlent. Encore une fois, la Cour suprême a retenu une interprétation extensive de l’expression “tribunaux du Québec” à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, en affirmant qu’elle devait s’entendre non seulement des tribunaux supérieurs des provinces dont les juges sont nommés par le fédéral, mais couvrait également les tribunaux créés par

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la citoyenneté qui accorde le statut de citoyen aux immigrants qui s’intègrent à l’une ou l’autre des communautés de langue officielle. Cela permet à un immigrant qui choisit de s’établir au Québec d’obtenir sa citoyenneté canadienne même s’il ne connaît pas un seul mot de français. Ce ne sont bien entendu pas les seuls effets délétères des politiques fédérales, mais pour en savoir plus, il faut examiner d’autres aspects de la Charte.

La langue des enfants de parents immigrants et de parents francophones Au Québec, le français est la langue d’éducation obligatoire des jeunes immigrants, c’est-à-dire que les immigrants doivent envoyer leurs enfants dans des écoles de langue française aux niveaux primaire et secondaire. Certains estiment que cette politique enfreint leur droit de choisir entre les écoles francophones et les écoles anglophones. Mais est-ce vraiment le cas ? Le Québec est le seul endroit en Amérique du Nord où le français est la langue officielle. Si un immigrant désire vivre dans un milieu anglophone, il peut choisir de s’installer n’importe où ailleurs sur le continent. S’il choisit de vivre au Québec, il choisit aussi de s’intégrer à une communauté de langue française. Il ne peut prétendre être brimé dans ses droits d’envoyer ses enfants dans une école de son choix. Cependant, la politique prévoit également que les parents francophones doivent envoyer leurs enfants dans une école de langue française. Ne sommes-nous pas alors en train d’enfreindre le droit de choisir des francophones ? Ne violons-nous pas un droit individuel ici ? Pour répondre à cette question, il est important de rappeler que, comme les parents immigrants, les parents francophones qui vivent au Québec peuvent envoyer leurs enfants dans une école de langue anglaise privée non subventionnée ainsi que dans une école internationale où plusieurs langues sont parlées, et ils peuvent les le Québec et ayant le pouvoir de rendre justice, y compris les tribunaux exerçant des fonctions quasi judiciaires. Il en résulte que les justiciables, les avocats, les témoins, les juges et les autres officiers de justice peuvent en principe utiliser à leur gré le français ou l’anglais lorsqu’ils prennent la parole ou agissent devant de tels tribunaux ».

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envoyer dans des colonies de vacances d’immersion en anglais. Et comme pour les enfants d’immigrants, les enfants francophones peuvent apprendre l’anglais dans les écoles publiques de langue française. Mais le principal argument est que les Québécois acceptent, dans leur vaste majorité, de s’imposer de telles restrictions dans l’accès à des écoles de langue anglaise. Il ne saurait s’agir d’une violation de leurs droits s’ils acceptent de s’imposer ces restrictions. Il s’agit d’une décision collective majoritaire. Cet argument peut être mis en relief avec l’interprétation de J.-G. Turi sur les constatations du Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans l’affaire McIntyre, du 5 mai 1993, sur la langue d’affichage. Dans ces constatations, le Comité avait déclaré que l’article 58 de la Charte était incompatible avec la liberté d’expression telle qu’elle était reconnue dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 19666. Toutefois, le Comité ne considéra pas cet article comme discriminatoire. Les restrictions n’impliquent pas une discrimination, et la majorité des Québécois le savent bien. Le processus de délibération a été long avant qu’un consensus puisse être obtenu. Avant la mise en œuvre de la Charte, deux lois ont été successivement introduites, puis abandonnées : la loi  63 (1969) et la loi  22 (1974). La Charte n’est pas issue de la volonté d’une élite politique, elle est issue d’un consensus populaire résultant d’un processus de délibération prolongé et douloureux. De plus, le débat se poursuit, et ceux qui veulent critiquer la loi actuelle sont invités à le faire. L’imposition libre de restrictions est le fruit d’un processus vraiment démocratique et ne saurait, pour cette raison, être considérée comme une violation des droits et libertés fondamentaux. Si les Québécois étaient majoritairement opposés à la Charte, celle-ci aurait dû être abrogée. Mais, tant qu’il existe un solide consensus à cet égard, elle demeure parfaitement démocratique et respectueuse des droits individuels. Tout au long de cette analyse, je n’ai jamais fait état d’un autre aspect agaçant de cette critique, qui veut que la Charte enfreigne les droits des parents immigrants ou francophones. Si la question peut être posée, c’est précisément parce que, contrairement à la 6. Affaire McIntyre, CCPR/D/47/359/1989 – 385/1989.

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plupart des pays du monde, le Québec pratique une forme de nationalisme raisonnable en finançant et en reconnaissant les langues de ses minorités. Sinon, la question du droit éventuel de choisir ne se poserait même pas. Il y a donc quelque chose de pervers dans l’argument du libre choix. On peut imaginer un pays dans lequel un programme nationaliste intransigeant est appliqué et favorise l’assimilation des minorités dans un cadre unilingue. Dans ce cas, il n’y a pas de violation du droit de choisir, parce qu’il n’y a pas de choix possible. Le Québec, lui, est critiqué de ne pas permettre aux parents immigrants et francophones de choisir entre deux systèmes d’éducation publique, même si ces systèmes ont précisément été instaurés dans le cadre d’un nationalisme raisonnable. Autrement dit, le nationaliste débridé blâme l’autre d’enfreindre un droit de choisir, alors que la question ne peut être posée au Québec que parce que la société québécoise pratique une forme de nationalisme modéré. En somme, outre le fait que cette critique n’est pas fondée, ainsi que je viens de l’expliquer plus haut, elle est en plus injuste. Le nationaliste débridé peut prétendre que, dans son propre pays, les citoyens auraient eu le droit de choisir s’il y avait eu des institutions minoritaires financées par l’État, mais il s’agit d’un droit purement virtuel qui ne peut être exercé, puisqu’il n’existe pas de telles institutions pour les minorités linguistiques dans leur pays. La politique québécoise est contrariée par la politique canadienne de multiculturalisme. En vertu de cette politique, les immigrants qui s’installent au Québec ont le choix de s’intégrer à la communauté anglophone autant qu’à la communauté francophone. Or, les enfants d’immigrants sont aussi des immigrants au moment où leurs parents choisissent de s’installer au Québec. Les nouveaux arrivants peuvent donc se demander pourquoi les choses doivent être différentes pour leurs enfants. La politique de multi­ culturalisme envoie ainsi un message qui contredit l’intention du législateur québécois, car on cherche par la Charte de langue française à justifier sur tout le territoire québécois une obligation pour les enfants d’immigrants d’apprendre la langue officielle du Québec. Le fait que la politique de multiculturalisme laisse plutôt le libre choix une fois arrivé sur le territoire québécois montre qu’elle va à l’encontre de la législation québécoise.

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La politique québécoise est aussi mise à mal par le fait qu’une bonne partie de l’immigration au Québec demeure sous l’entière responsabilité de l’État fédéral. Je songe aux réfugiés et à la réunification des familles que l’État fédéral peut choisir d’accepter sur le territoire du Québec même si ces personnes ne sont pas susceptibles d’apprendre le français. Enfin, la politique québécoise a été contrariée par la Loi constitutionnelle de 1982. En vertu de la clause Québec, les parents anglophones avaient le choix d’envoyer leurs enfants dans une école de langue française ou une école de langue anglaise, parce que l’un d’eux avait été éduqué en anglais au Québec. La clause Canada a été imposée au Québec à la suite de l’adoption illégitime de la Loi constitutionnelle de 1982, et elle permet à un enfant dont les parents ont été éduqués dans les écoles de langue anglaise du pays ou dont un des enfants a été éduqué en anglais, de s’inscrire dans des écoles de langue anglaise au Québec7. 7. Je cite à nouveau Jacques Gosselin (2003) : « Lors de son adoption en 1977, la Charte de la langue française prévoyait que pouvaient être admis à recevoir l’enseignement en anglais les enfants dont le père ou la mère avaient reçu l’enseignement primaire en anglais au Québec. Cette disposition, communément appelée la “clause Québec”, était complétée par diverses autres exceptions à portée plus transitoire. Cette clause régissant les critères d’accès à l’école anglaise au Québec était, lors de son adoption en 1977, parfaitement constitutionnelle puisque le Québec disposait d’une compétence exclusive en matière d’éducation. Il était en conséquence autorisé à régir accessoirement la langue d’enseignement en fixant certains critères d’accès à l’école anglaise au Québec. Toutefois, en 1982, lors de l’adoption par le Parlement britannique, sans le consentement du Québec, de la Loi constitutionnelle de 1982, cette situation a été bouleversée par la Charte canadienne des droits et libertés qui, à son article 23, est venue établir de nouveaux paramètres régissant le droit à l’instruction en anglais au Québec. Ainsi, suivant l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, les citoyens canadiens ayant reçu leur instruction primaire en anglais au Canada acquéraient le droit de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue au Québec. Il s’agit là de ce qu’il est convenu d’appeler la “clause Canada”. Cette clause venait en contradiction avec la “clause Québec” de la Charte de la langue française et élargissait l’assise de l’accès à l’école anglaise au Québec. Cette “clause Canada” était de plus complétée par une autre disposition accordant aux citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction au niveau primaire ou secondaire en anglais au Canada, le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, en anglais au Québec ».

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L’affichage commercial Je soulève une dernière question concernant les lois linguistiques du Québec. La prédominance du français sur les affiches commerciales y est garantie8. L’usage d’autres langues est permis sur ces affiches, mais le français doit être prédominant. Au départ, la loi prévoyait que les affiches devaient être uniquement en français, mais cette disposition a été jugée contraire à la Constitution par la Cour suprême du Canada. La Cour a décidé de traiter le problème comme un cas de violation de la liberté d’expression. On pourrait certes être tenté d’affirmer que la liberté d’expression des citoyens ne passe pas nécessairement par les affiches commerciales. On pourrait, au contraire, affirmer que ce sont des personnes morales qui sont en cause, de sorte que la liberté individuelle ­d’expression ne serait pas enfreinte. Mais laissons cela de côté et admettons, aux seules fins de l’argumentation, que les affiches commerciales relèvent de la liberté d’expression. On peut supposer que le propriétaire d’un magasin s’exprime par l’affiche de son commerce. Étions-nous en train d’enfreindre des droits individuels fondamentaux en exigeant que le français soit la seule langue sur les affiches commerciales ? On pourrait répondre que la liberté ­d’expression a trait au contenu et non à la forme. Il n’y a pas violation si la seule contrainte concerne la langue et non le contenu même du propos. Mais laissons cela aussi de côté, et supposons que la liberté d’expression s’applique également à la langue. Pour quelqu’un qui ne parle qu’une seule langue, supposons que le fait d’être contraint à faire une affiche dans une autre langue revient à limiter sa capacité d’expression. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême a statué qu’il n’était pas contraire à la Constitution d’imposer la règle de la prédominance du français sur les affiches commerciales. En fait, on pourrait même faire valoir que la prédominance du français, limitée par le droit d’utiliser d’autres langues sur les affiches commerciales, crée un équilibre valable entre deux systèmes de 8. Pour un examen détaillé des politiques linguistiques dans le monde entier qui s’appliquent à l’affichage, voir Leclerc, 1989.

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droit : les droits collectifs du peuple québécois et les droits individuels des citoyens du Québec. Il faut ajouter que cette politique générale ne s’applique pas aux institutions culturelles : une librairie de langue anglaise peut avoir une affiche en anglais seulement. Un restaurant chinois peut afficher en chinois seulement parce qu’il en va de l’intégrité culturelle du quartier dans lequel il se trouve. Cet arrangement complexe, établi grâce à la loi 86 adoptée en 1993, traduit la volonté de créer un équilibre en fonction d’un pluralisme axiologique : il s’agit à la fois de défendre les droits d’un peuple dans son ensemble et de protéger les droits des minorités et des citoyens. Et malgré tout, cet aspect de la loi québécoise est contrarié par la politique de bilinguisme officiel qui est pratiquée par l’État canadien sur les affiches fédérales que l’on trouve sur le territoire du Québec. En outre, de nombreux Canadiens s’opposent encore à la règle de la prédominance du français dans l’affichage commercial.

Une dualité de conceptions J’ai mentionné trois aspects de la Charte de la langue française qui sont encore mal compris. J’ai tenté de les expliquer et j’ai montré à chaque fois quels obstacles avaient été dressés par les lois et politiques fédérales. Il existe peut-être en ce moment un modus vivendi en vertu duquel, comme le souligne Michael MacMillan (1999 : 100), les politiques canadiennes et québécoises peuvent parvenir « à coexister tout à fait confortablement pour ce qui concerne le proche avenir ». Mais je ne suis pas d’accord avec MacMillan lorsqu’il tente d’atténuer les contradictions structurelles des politiques canadiennes et québécoises. Les problèmes viennent en grande partie du fait que le Canada applique un modèle institutionnel et individualiste, alors que le Québec cherche à appliquer un modèle territorial et communautaire. Plus spécifiquement, le gouvernement fédéral privilégie le principe de personnalité en matière de droits linguistiques et reconnaît des droits individuels dans ce domaine. Le modèle québécois est territorial et communautaire, et reconnaît des droits collectifs, en plus des droits

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individuels (MacMillan, 1999 : 83). Au Canada, la langue est un droit individuel et le contrôle des politiques linguistiques, y compris sur le territoire du Québec, doit être soumis à la Constitution canadienne, qui est fondamentalement d’inspiration individualiste. Autrement dit, le Canada est réfractaire à l’adoption d’un modèle territorial et communautaire. Ce n’est donc pas un hasard si la politique des langues officielles ne prend en compte que le bilinguisme dans les institutions fédérales et la protection des minorités anglo-québécoise et franco-canadienne. Les droits du peuple québécois ne sont pas reconnus. Ainsi, en regard de la conception prédominante au Canada, les politiques linguistiques québécoises sont contraires à l’esprit qui anime la Charte des droits et libertés canadienne et la politique de bilinguisme canadien. En outre, même si l’Accord du Lac Meech avait été adopté, l’obligation que l’on aurait reconnue au Québec de promouvoir et protéger la langue française sur le territoire du Québec aurait été subordonnée au principe du bilinguisme, compris comme une « caractéristique fondamentale du Canada »9. L’emploi de l’expression « caractéristique fondamentale », pour désigner le bilinguisme au Canada, combiné au refus de reconnaître formellement l’existence du peuple québécois aurait peut-être même pu avoir pour effet de subordonner les principes gouvernant la Charte par rapport aux droits individuels des minorités. Cela veut dire que même dans l’esprit des concepteurs de l’Accord du Lac Meech, toute limitation aux droits de la minorité anglo-québécoise aurait pu être perçue comme une atteinte à leurs droits. Les francophones sont bel et bien détenteurs de droits au Canada, mais c’est pour l’essentiel à titre individuel que chaque personne peut réclamer des droits. Je crois que la situation demeure potentiellement explosive parce que le Québec est, face à l’État canadien, dans la même situation que les Franco-Ontariens face au gouvernement ontarien dans leur lutte pour la préservation de l’intégrité de l’hôpital Montfort. Le gouvernement ontarien croyait bien faire en démantelant l’hôpital Montfort parce que, en parfaite conformité avec les prescriptions de la loi 8, les services en français allaient être assurés à 9. Voir Forest, 1988 ; et Le Québec et le Lac Meech, 1987.

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l’hôpital d’Ottawa. Mais c’était ne pas comprendre le caractère collectif de la réclamation des Franco-Ontariens. Ceux-ci ne voulaient pas seulement que leurs droits individuels soient protégés, ils voulaient aussi que leurs droits collectifs soient pris en compte. Ils voulaient en l’occurrence avoir le droit de préserver une institution qu’ils contrôlent et qu’ils gèrent eux-mêmes en tant que communauté. Le fait de contrôler ses propres institutions garantit une objectivation durable de la conscience identitaire franco-­ ontarienne en tant que communauté. Leurs institutions cristallisent le vouloir-vivre collectif de la communauté. Sans elles, les membres de la communauté n’ont pas la preuve que les autres membres de la communauté partagent leur volonté de survivre en tant que groupe. Autrement dit, la présence d’institutions communes contrôlées par le groupe constitue une sorte de « plébiscite quotidien », pour utiliser l’expression célèbre d’Ernest Renan. Voilà pourquoi les droits collectifs doivent être promus et protégés. Il ne s’agit pas que d’un débat théorique. Ces différentes façons de concevoir les rapports entre le gouvernement ontarien et les Franco-Ontariens se sont traduites par une confrontation qui avait pour eux une dimension existentielle. Un problème semblable se pose entre le Québec et le Canada. L’État canadien est lui aussi aveugle aux réclamations québécoises en tant que réclamations collectives. La Constitution canadienne ne reconnaît pas l’existence d’une communauté nationale québécoise qui aspire à s’autodéterminer en tant que peuple. L’État canadien croit qu’il suffit d’assurer la protection des droits individuels des personnes appartenant aux minorités linguistiques. La politique des langues officielles inclut l’ensemble des francophones, y compris ceux qui vivent ailleurs qu’au Québec, et l’ensemble des anglophones, y compris ceux qui vivent au Québec, mais elle ignore l’existence d’un peuple québécois. Ensuite, la politique de multi­ culturalisme est arrimée à la politique des langues officielles et ne reconnaît pas, elle non plus, l’existence du peuple québécois. Cela se révèle plus que jamais dans le contexte des débats sur les accommodements raisonnables, à l’occasion duquel certains n’aperçoivent qu’un manque d’ouverture des Québécois de souche à l’égard de la diversité ethnique. Mais on aurait tort de voir dans ces différences

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seulement un désaccord exprimé en toute candeur sur la façon d’aménager le paysage linguistique du pays. Quelles que soient les intentions du législateur, les politiques fédérales ont pour effet ­d’occulter l’existence du peuple québécois. Celui-ci disparaît dans le grand tout de la communauté francophone du Canada et est ainsi identifié à une communauté linguistique pancanadienne et non à une communauté politique, communautaire et territoriale. Enfin, pour tenir compte de cette communauté linguistique, on estime qu’il suffit de pratiquer le bilinguisme institutionnel et d’assurer un ensemble de droits individuels linguistiques. L’État canadien ne reconnaît toujours pas formellement l’existence du peuple québécois. La motion adoptée à la Chambre des Communes demeure purement verbale. S’il en était autrement, il faudrait reconnaître l’existence de ses droits collectifs linguistiques. Les seuls pouvoirs reconnus au Québec sont ceux d’une province juridiquement égale aux autres, et les asymétries qui existent prennent la forme de privilèges consentis à une province considérée juridiquement égale aux autres. Si l’on excepte le bref épisode du passage au pouvoir de Brian Mulroney, l’État canadien n’est donc pas aujourd’hui disposé à reconnaître un statut juridique particulier à la province de Québec, sur la base duquel l’État québécois pourrait s’appuyer pour justifier l’introduction de lois linguistiques. Il existe certes une asymétrie de facto sur le plan juridique, car le Québec dispose d’un code civil, mais il n’existe pas de principe interprétatif général reconnaissant le statut particulier de la province, qui permettrait de légitimer un principe de fédéralisme asymétrique, y compris sur le plan juridique. L’État canadien ne croit pas ainsi opportun de constitutionnaliser un régime de fédéralisme asymétrique, y compris en matière linguistique. En l’occurrence, l’État canadien ne reconnaît pas au Québec une pleine maîtrise d’œuvre en matière de langue, de culture, de télécommunication et d’immigration10. 10. Je cite encore Jacques Gosselin (2003) : « l’approche fédérale cherche à établir une fausse symétrie entre les francophones majoritaires au Québec, mais minoritaires dans les neuf autres provinces du Canada et les anglophones minoritaires au Québec, mais majoritaires dans le reste du Canada, dans le contexte nordaméricain où l’anglais est la langue dominante. Cette symétrie est fausse parce que

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Certes, on ne peut plus dire que l’État canadien rejette les législations linguistiques québécoises actuelles. La Cour suprême reconnaît maintenant la légitimité qu’a le peuple québécois de se doter de telles législations. La Cour a depuis quelques années très certainement renforcé la légitimité des lois linguistiques québécoises, mais elle ne l’a pas fait au nom de la reconnaissance des droits collectifs linguistiques du peuple québécois. La Cour suprême reconnaît la légalité et la légitimité des lois linguistiques québécoises, mais elle ne reconnaît pas l’autodétermination du Québec en matière de droits collectifs linguistiques. Il ne s’agit pas de demander que les lois linguistiques québécoises l’emportent sur les droits individuels inscrits dans nos chartes de droits et libertés. Les deux régimes de droit peuvent coexister. La même remarque s’applique concernant l’équilibre qui existe entre les droits du peuple québécois et les droits des minorités. Le problème est que l’État canadien ne reconnaît pas de façon explicite l’existence du peuple québécois et de son droit à l’autodétermination linguistique à ­l’intérieur du Canada. Il ne reconnaît donc pas explicitement l’une des deux composantes de ce double régime de droit. Ce biais ne peut qu’entraîner à moyen et à long terme une tendance à accorder la prépondérance des droits et libertés individuels dans l’examen des législations linguistiques québécoises futures. Autrement dit, le désaccord sur les principes est une source potentielle de conflits. Certains se demanderont pourquoi j’insiste à ce point sur des questions de principe. Ils se disent que pourvu que la Cour reconnaisse la légalité et la légitimité des législations linguistiques

les groupes en présence ne sont pas numériquement les mêmes et que les forces d’attraction de l’anglais et du français ne sont pas les mêmes dans les contextes canadien et nord-américain. Si bien que les francophones au Québec, même s’ils y sont majoritaires, constituent une minorité aux plans canadien et continental, ce que néglige toujours de prendre en compte la politique fédérale parce qu’elle ne tient curieusement compte que des minorités au plan provincial, à savoir les francophones dans les provinces hors Québec et les anglophones au Québec, comme si leurs situations étaient identiques. Cette symétrie est également fausse parce que la plupart des provinces canadiennes n’ont même pas à respecter les exigences de bilinguisme législatif et judiciaire français anglais auxquelles le Québec est astreint ».

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québécoises actuelles, il importe peu de constater qu’elle refuse de se prononcer en faveur de l’existence du peuple québécois, de son droit à l’autodétermination sur le plan des politiques linguistiques et de ses droits collectifs linguistiques spécifiques. Mais le refus canadien de reconnaître formellement le peuple québécois n’est pas purement abstrait et théorique. Il s’est exprimé de façon dramatique avec le rejet de l’Accord du Lac Meech et de la notion de société distincte, en vertu de laquelle, le Québec se serait vu reconnaître l’obligation de promouvoir et de protéger la langue française. Dans les mois qui ont suivi l’échec de Meech, les sondages ont révélé qu’une majorité de plus de 60  % des Québécois appuyaient la souveraineté du Québec. On ne peut donc pas dire qu’il s’agit seulement d’un problème abstrait et théorique. Il s’agit peut-être d’une non-reconnaissance symbolique, mais de cette symbolique peut découler ensuite un ensemble de politiques qui ont des incidences concrètes sur la vie des gens11. Même si la Charte de la langue française est pour ainsi dire constitutionnelle, puisqu’elle s’appuie maintenant sur une jurisprudence solide, le Québec n’a pas la pleine autonomie en matière de législation linguistique. On ne reconnaît pas constitutionnellement la pleine maîtrise d’œuvre du Québec en matière de politique linguistique. En vertu de l’autonomie complète en matière linguistique, Québec aurait notamment « le dernier mot sur l’accès à l’école anglaise et sur l’affichage commercial. Il pourrait étendre la loi 101 aux 10  % d’entreprises réglementées par Ottawa » (voir Lisée, 2006a). Dans un article récent, Paul Morissette (2006), secrétaire du Syndicat des professeurs de l’État du Québec cite cet extrait du rapport de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec (États généraux..., 2001 : 10) : 11. Je ne songe pas ici seulement aux irritants particuliers mentionnés tout au long de cet article. Je songe d’abord et avant tout à l’envahissement des compétences québécoises, à l’usage abusif d’un soi-disant pouvoir de dépenser et au déséquilibre fiscal. Ces politiques nationalistes ébranlent l’autonomie politique et fiscale des provinces. Le Québec, en tant que peuple, ne peut accepter ces instabilités politiques et fiscales aussi facilement que les provinces canadiennes. Il en va de son droit à l’autodétermination en tant que peuple.

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En faisant du français la langue de l’État, la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires, la Charte de la langue française voulait étendre l’usage de la langue française à tous les domaines de la vie publique et augmenter ainsi son pouvoir d’attraction. […] Or, si l’objectif de la Charte de la langue française est de donner une plus grande place au français dans une perspective intégrationniste, la réalité est tout autre. En effet, force est de constater que les allophones qui choisissent la langue française ou ceux qui ont été dirigés vers les cours de francisation sont discriminés en matière d’emploi par rapport à ceux qui choisissent l’anglais.

Bref, il y a tout lieu de croire que des difficultés importantes d’intégration se posent aux citoyens québécois issus de l’immigration. En plus de la non-reconnaissance de diplômes, de l’obligation d’avoir de l’expérience canadienne de travail et du protectionnisme des corporations, ces nouveaux citoyens se rendent compte que le français n’est pas une langue gagnante. En effet, ils n’arrivent pas à se trouver un emploi en français seulement, on leur demande très souvent de maîtriser l’anglais, alors que les immigrants qui apprennent l’anglais n’ont pas l’obligation de maîtriser le français. Imaginons que, devant la difficulté d’intégrer bientôt 55  000 immigrants par année, le gouvernement du Québec adopte diverses mesures. Constatant la difficulté pour les immigrants francisés de se trouver au Québec des emplois qui ne requièrent que le français, le gouvernement pourrait choisir notamment de renforcer les mesures visant à assurer la francisation des entreprises et d’étendre cette politique à des entreprises de 25 employés et plus, ainsi que le propose le projet de loi sur l’identité québécoise de Pauline Marois. Constatant la difficulté d’assurer l’accès la langue publique commune pour une bonne partie de ces immigrants, et en particulier le très grand nombre de jeunes immigrants de 13 ans et plus, le gouvernement pourrait éventuellement être tenté d’étendre au niveau collégial l’obligation d’étudier dans un collège de langue française aux enfants d’immigrants. Ou encore, pour s’assurer de l’engagement de tous à apprendre le français, le gouvernement pourrait s’inspirer du rapport Larose et instaurer une citoyenneté québécoise. Il pourrait faire en sorte que le français soit, en tant que langue publique commune, considéré comme la langue de la citoyenneté du Québec, comme le propose aussi le projet de loi

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de madame Marois12. Dans cette optique, on pourrait même imposer l’adoption d’un serment d’allégeance à tous les nouveaux citoyens choisissant de vivre au sein de la société québécoise, impliquant notamment une déclaration d’intention d’apprendre la langue publique commune. Si l’une ou l’autre des mesures était adoptée sous la forme d’une loi par le gouvernement du Québec, on peut d’ores et déjà être assuré qu’elle ferait l’objet de contestations devant les tribunaux. On verrait alors en pleine lumière les conséquences qui découlent d’une absence d’autonomie complète du Québec en matière de politiques linguistiques. Avec le projet de loi 195 sur l’identité québécoise déposé par le Parti québécois en octobre 2007, cette prédiction s’est trouvée en quelque sorte réalisée. Nous entrons à nouveau dans une ère où les débats autour de la langue referont surface et où la reconnaissance par l’État canadien du droit collectif du peuple québécois de s’autodéterminer en cette matière redeviendra déterminante. Sans une reconnaissance constitutionnelle de ces principes, les gouvernements fédéraux successifs et la Cour suprême du Canada seront tentés de remettre en question la démarche d’autonomie québécoise en matière de législation linguistique. Instaurer une citoyenneté québécoise et imposer la langue française comme langue de la citoyenneté constitue un jalon incon12. Le Rapport Larose faisait les recommandations suivantes : « (1) Que la politique linguistique du Québec rompe définitivement avec l’approche historique canadienne qui divise l’identité québécoise suivant une ligne de partage ethnique, la canadienne-française et la canadienne-anglaise, pour lui substituer une approche civique qui fonde l’identité du peuple du Québec sur l’accueil et l’inclusion grâce à une langue commune, le français, et à une culture commune formée des apports de toutes ses composantes. (2) Que soit officiellement et formellement instituée une citoyenneté québécoise pour traduire l’attachement des Québécoises et des Québécois à l’ensemble des institutions et des valeurs patrimoniales et démocratiques qu’ils ont en commun. (3) Que soient reconnus tous les éléments constitutifs de la culture québécoise, notamment ses composantes historiques, communauté québécoise d’expression anglaise, nations amérindiennes et inuite et que l’État [...] favorise la multiplication de passerelles entre les différentes composantes de cet héritage [...]. (4) Que la langue française soit déclarée langue par laquelle s’exerce la citoyenneté québécoise. (5) Qu’apprendre le français au Québec soit reconnu comme un droit fondamental. » (État généraux…, 2001)

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tournable dans la démarche québécoise d’affirmation nationale, dans le contexte d’une immigration massive atteignant 55  000 personnes par année. Le problème se pose non pas à cause d’un refus de la part des immigrants de s’intégrer, mais bien parce que des signaux contradictoires en provenance des États (fédéral et québécois) compliquent leur intégration. Doivent-ils s’intégrer à l’une des deux communautés de langues officielles, comme l’impose la loi canadienne sur la citoyenneté, ou doivent-ils s’intégrer à la communauté francophone quand ils s’installent au Québec ? Certains ont beaucoup insisté sur le fait que le projet de loi sur l’identité créerait deux catégories de citoyens canadiens et violerait ainsi les chartes des droits et libertés. Je n’en suis pas convaincu, mais de toute façon, ceux qui pensent de cette façon devraient noter qu’il suffirait à l’État canadien de modifier sa loi sur la citoyenneté pour qu’il soit sans l’ombre d’un doute constitutionnel et légal. Il suffirait de préciser que contrairement aux règles affectant l’intégration des immigrants dans le reste du pays on devient citoyen canadien au Québec en démontrant une aptitude à parler français. Dans ce cas, on deviendrait citoyen canadien en même temps que l’on deviendrait citoyen québécois, et il n’y aurait plus deux catégories de citoyens et plus de retranchement de libertés politiques à des citoyens canadiens. Ceux qui ont essayé de provoquer un mélodrame juridique avec cette affaire devraient alors calmer leurs ardeurs, car ce n’est pas le projet de loi qui est en faute, mais bien la non-reconnaissance du peuple québécois. Cela montre à quel point l’attitude de l’État canadien joue un rôle important dans cette affaire. Cela démontre à quel point nous sommes loin d’une reconnaissance qui serait plus que verbale. Cela démontre aussi à quel point les juristes pointilleux qui, comme des pharisiens, adoptent un ton moralisateur en brandissant les tables de la loi, font l’impasse sur cette absence de reconnaissance. Puisque la Constitution canadienne ne reconnaît pas l’existence du peuple québécois et n’accepte pas explicitement le principe de son autodétermination en matière linguistique, cela permet à la Cour suprême de réagir en fonction du contexte politique et d’intervenir pour contrer les politiques linguistiques québécoises.

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Les causes profondes de la non-reconnaissance Il ne faut pas croire que le refus de reconnaître la pleine autonomie du Québec en matière linguistique est le résultat d’un concours de circonstances, ou le fruit du hasard. Le rejet de l’Accord du Lac Meech n’aurait jamais eu lieu si la population canadienne n’avait pas été majoritairement contre. La cause principale du refus canadien s’explique par l’émergence du nationalisme canadien. Le nationalisme canadien se développe lentement, mais sûrement depuis plus d’un siècle. L’envahissement des champs de compétence du Québec date de plus d’un siècle (voir Brouillet, 2005). L’arrivée de la Cour suprême du Canada comme substitut au Conseil privé de Londres fut une deuxième étape importante. L’invocation d’un soi-disant pouvoir fédéral de dépenser permit ensuite de justifier la violation systématique du principe fédéral régissant les rapports entre les provinces et le gouvernement fédéral. La minorisation des francophones au Canada et de la province de Québec au sein d’un ensemble toujours de plus en plus grand de provinces et de territoires en fut une autre. Puis, grâce notamment à la politique nationale de l’énergie, au pacte de l’automobile, à l’ouverture de la voie maritime du Saint-Laurent, à la politique de biens et services et à la politique de recherche et développement, le cœur économique du Canada est progressivement passé de Montréal à Toronto, et ce fut là une autre étape importante dans la construction nationale canadienne. Le rapatriement unilatéral de la Constitution permit ensuite d’approfondir cette construction nationale. Mais depuis le référendum de 1995, le processus s’est accéléré. L’État fédéral accroît ses dépenses, s’ingère plus que jamais dans les compétences provinciales, et obtient grâce à l’Entente-cadre sur l’union sociale l’aval des neuf autres provinces pour utiliser un pouvoir fédéral de dépenser –  qui n’existe ni dans la constitution canadienne ni dans la jurisprudence  – et pour imposer aux provinces des normes dans les programmes à frais partagés. Maintenant, l’État canadien dépense plus dans les champs de compétence des provinces que dans ses propres champs. On doit mentionner enfin le déséquilibre fiscal qui, comme l’a montré Denis Monière (2006), existe depuis plus de 50 ans déjà. Tous ces facteurs s’ajoutent les uns aux autres et nous obligent de constater l’existence d’une construction nationale

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t­ypiquement canadienne qui nie l’existence du peuple québécois. Il ne faut donc pas s’étonner du refus de reconnaître le droit du Québec de bénéficier d’une pleine autonomie en matière de politiques linguistiques. La Cour suprême du Canada a joué un rôle majeur dans la construction nationale canadienne (voir Brouillet, 2005). Pourquoi agirait-elle différemment alors qu’elle n’a même pas à se conformer à un ordre juridique contraignant affirmant l’existence d’un peuple québécois et son droit à l’autodétermination linguistique ? Certains seront tentés de rétorquer que cette fermeture possible à l’égard de la nouvelle conjoncture linguistique québécoise trouve justification dans les éventuels abus antérieurs de nos politiques. Face à la possibilité de tels abus, il convient de laisser à la Cour suprême le dernier mot en cette matière et de ne pas accorder au Québec les pleins pouvoirs. Mais cette réponse passe à côté de la suggestion que je fais. Il ne s’agit pas de refuser à la Cour suprême le soin d’avoir le dernier mot en ces matières, mais bien de constitutionnaliser le droit du Québec de défendre ses droits collectifs linguistiques. La Cour suprême pourrait alors intervenir pour chercher à équilibrer ces droits collectifs et les droits individuels des personnes. Mais en l’absence de telles dispositions, la Cour suprême risque de conserver sa réputation d’être entièrement au service de l’entreprise de construction nationale canadienne. En outre, il ne s’agit même pas d’exiger la primauté des droits collectifs du peuple québécois de s’autodéterminer en matière linguistique sur les droits apparaissant dans la Charte canadienne des droits et libertés, il s’agit seulement d’équilibrer les droits individuels et les droits collectifs, sans les hiérarchiser13. * * *

13. Bien entendu, pour que cet équilibre soit correctement maintenu, il faudrait aussi que la nomination des juges à la Cour suprême ne soit pas entièrement sous la responsabilité du gouvernement fédéral. Mais cela soulève un ensemble d’autres problèmes que je ne veux pas discuter dans le cadre de ce texte.

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Je ne peux prétendre avoir réussi à supprimer tous les préjugés à l’égard de la Charte de la langue française. Beaucoup de gens continueront de réagir de manière hostile aux lois linguistiques du Québec. Après tout, nous vivons sur un continent dominé dans sa partie nord par l’anglais, et plusieurs ne se rendent pas compte qu’ils devraient se montrer plus modestes face aux différences linguistiques. En fin de compte, ces critiques s’expliquent peut-être non pas à cause des caractéristiques soi-disant controversées de la Charte, mais bien par la simple incapacité de la majorité anglophone sur le continent nord-américain à penser et à pratiquer le pluralisme culturel, et par l’incapacité de reconnaître la valeur de la diversité culturelle. Cent quarante-huit pays sur 150 ont adopté en 2005 une Convention sur la diversité des expressions culturelles (les seuls opposants étant les États-Unis et Israël). Or, la diversité des cultures est en grande partie une diversité de langues. Si la Convention veut dire quelque chose, il faudrait alors admettre aussi l’importance de préserver la diversité linguistique (voir Lisée, 2006b). En ce sens, la Convention sur la diversité culturelle confère à la Charte de la langue française une légitimité accrue. L’incapacité de comprendre cela s’explique en partie par l’individualisme qui caractérise la pensée politique en Amérique du Nord. Les lois linguistiques du Québec sont en elles-mêmes l’expression de notre différence culturelle par rapport à la mentalité libérale individualiste angloaméricaine. L’incapacité à comprendre cette loi découle aussi peut-être en partie d’une forme de domination ethnocentrique. J’ai tout au long de mon texte tenté d’identifier des problèmes particuliers qui s’expliquent par la politique des langues officielles et par la politique de multiculturalisme. Mais il ne s’agissait que d’irritants, parce que le véritable problème se situe sur le plan de la reconnaissance du Québec en tant que peuple. La Loi constitutionnelle de 1867, et celle de 1982, la politique des langues officielles et la politique de multiculturalisme pèchent d’abord et avant tout par ce qu’elles omettent de dire et de reconnaître. Le problème majeur réside dans la négation de la nation québécoise qui est véhiculée par ces diverses politiques (voir Brouillet, 2005). Je dirais donc en conclusion que les problèmes vécus par le Québec dans l’État fédéral canadien en matière de politique linguistique

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s’expliquent par la non-reconnaissance du peuple québécois et de ses droits collectifs. La solution serait par conséquent de reconnaître l’existence d’un peuple québécois, de reconnaître un statut juridique particulier à la province de Québec, d’admettre un régime de fédéralisme asymétrique et de donner au Québec une pleine maîtrise d’œuvre en matière de langue, de culture, de télécommunication et d’immigration. Il faudrait aussi sur la base de ces principes généraux amender la Constitution canadienne, la politique des langues officielles et la politique de multiculturalisme. Il faudrait enfin reconnaître au Québec le droit de contribuer à la nomination de trois des neuf juges à la Cour suprême. Après 50 ans de revendications, nous sommes plus éloignés que jamais d’une solution de ce genre (voir Seymour, 2006). L’État canadien refuse toujours de reconnaître l’existence du peuple québécois et d’en admettre les conséquences institutionnelles. Il refuse notamment de reconnaître les droits collectifs du peuple du Québec en matière linguistique. On peut donc comprendre qu’un très large segment de la population québécoise envisage sérieusement une solution alternative. Si le fédéralisme multinational est impossible, le peuple québécois peut raisonnablement envisager d’accéder à la souveraineté politique, tout en proposant le maintien d’une union économique et des liens politiques avec le Canada.

Références

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Lisée, Jean-François (2006a), « Robert Bourassa, dix ans après », Le Devoir (30 septembre et 1er octobre). Lisée, Jean-François (2006b),« Et maintenant : la diversité linguistique », L’actualité (27 avril).

Dansereau, Jean (1999), « La politique linguistique du Québec. Vérités et mensonges », Globe, 2, 2, p.  65-82.

Lockerbie, Ian et al. (2005), French as the Common Language in Québec. History, Debates and Positions, Montréal, Nota bene.

Forest, Réal (dir.) (1988), L’adhésion du Québec à l’Accord du Lac Meech. Points de vue juridiques et politiques, Montréal, Thémis.

MacMillan, Michael (1999), « La loi sur les langues officielles et la Charte de la langue française : vers un consensus ? », Globe, 2, 2, p.  83-100.

Gosselin, Jacques (2003), « La politique linguistique québecoise : perspectives historiques et juridiques », Union de la Presse francophone. Internet : (14 avril 2008).

Monière, Denis (2006), « Déséquilibre fiscal – Des débats qui durent depuis 50 ans», Le Devoir (4 octobre).

Laponce, Jean (1987), Languages and their Territories, Toronto, U of T Press.

Seymour, Michel (2006), « La proie pour l’ombre. Les illusions d’une réforme de la fédération canadienne », dans Alain G. Gagnon (dir), Le fédéralisme canadien contemporain, Montréal, PUM, p.  211-235.

Le Québec et le Lac Meech : un dossier du Devoir (1987), Montréal, Guérin. Leclerc, Jacques (1989), La guerre des langues dans l’affichage, Montréal, VLB.

Morissette, Paul (2006), « Les immigrants et le français – Quand la politique officielle bute sur la réalité », Le Devoir, (24 août).

Table

des matières

Table des sigles............................................................................... VII Introduction Légiférer en matière linguistique.................................................... 1 Marcel Martel et Martin Pâquet

Première partie Circonscrire le lieu politique Laurendeau-Dunton, quarante ans plus tard ............................. 17 Graham Fraser

Jeter un pont entre les deux solitudes : le rôle de Frank R. Scott dans l’élaboration des politiques linguistiques au Canada, 1960-1984 ............................................................... 29 Valérie Lapointe-Gagnon

The 1960s in Canada : An Era of Lobbying. Ukrainian Canadians and the Issue of Bilingualism . ................................. 59 Julia Lalande

Politique linguistique provinciale et groupe de pression : le cas de la SANB, 1973-1987 .................................................. 77 Patrick-Michel Noël

Le commissariat aux langues officielles : un acteur institutionnel au cœur de l’administration publique fédérale (1969-2006) ... 107 Sabrina Dumoulin

Les confessions d’un fabricant d’armes : les experts au service de l’éducation des minorités francophones ............................... 129 Stacy Churchill

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Légiférer

en matière linguistique

Propos et confidences d’un planificateur juridico-linguistique québécois ..................................................................................... 157 Joseph-G. Turi

John Robarts’ Advisory Committee on Confederation and its Impact on Ontario’s Language Policy ........................................ 183 Don Stevenson

deuxième partie Mobiliser un savoir La nouvelle économie statistique ............................................... 193 Jean-Pierre Beaud et Jean-Guy Prévost

La linguistique et la construction de la langue et de la collectivité francophone au Canada ............................ 217 Monica Heller

Élaboration d’un cadre normatif au Québec (1957-1965) : le rôle des linguistes et des littéraires ...................................... 237 Anne-Sophie Fournier-Plamondon

La prestation des services bilingues au Canada ...................... 267 Daniel Bourgeois

L’expertise au service de la cause : la mobilisation de l’expertise pédagogique pour les communautés francophones minoritaires, 1960-1985 ............................................................ 295 Matthew Hayday

La diversité linguistique au Canada et au Cameroun : deux gestions opposées ? . ................................................................... 317 Nathalie Courcy

Table

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des matières

Troisième partie Énoncer le droit La place des droits linguistiques dans l’ordre juridique au Canada .................................................................................. 339 Michel Bastarache

La Charte de la langue française et la Charte canadienne des droits et libertés : la difficile conciliation des logiques majoritaire et minoritaire ........................................................... 359 Eugénie Brouillet

Langues, lois et droits. Pour qui ? Pourquoi ? L’action de l’État et des acteurs sociaux dans le domaine juridique en matière de langues officielles au Canada . ............................................ 389 Pierre Foucher

Le Canada reconnaît-il l’existence des droits collectifs linguistiques du peuple québécois ? ......................................... 423 Michel Seymour