Breve Histoire de Linguistique Robins [PDF]

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Zitiervorschau

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R.-H. ROBINS * _ \ 'r i

CA/ne english Grommar, Londres, 1640. 5. Logonomia Anglicana, Londres, 1621.

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du temps passé et du participe passé ( loxcd, fa lien) sont désignées comme des cas obliques du verbe, la forme du temps présent étant le « rect » (« droit » ) 1. Cet usage ramène à celui d ’Aristote. Quelques autres gram m airiens, influencés p ar les théories de Port-Royal (p. 132, ci-dessous) divisent les huit classes latines selon qu’elles sont tenues pour dénoter des objets de pensée (nom, pronom, participe, préposition, adverbe et article), ou des façons de penser (verbe, conjonction, interjection). On en trouve une application à l’anglais par l’auteur (ou les auteurs) d ’une grammaire attribuée à J. Brigluland 12, bien que l’élaboration du système ne soit pas très claire. Plus radicalement, Wilkins et C. Cooper distinguent, sur des bases sémantiques, deux classes principales, les intégraux et les particules; Wilkins veut que son système puisse s ’appliquer universellement. Les intégraux sont caractérisés comme ayant un sens défini de leur propre chef, tandis que les particules ne font que co-signifier, reliant ou modifiant les sens des intégraux. Les noms et les verbes sont des intégraux; dans la systématisation de Wilkins, plus explicite et intégrée à sa grammaire philosophique 3, les verbes ne forment pas une classe séparée mais sont considérés comme des noms adjectivaux (actifs, passifs ou neutres-intransitifs), toujours associés à, ou contenant dans leur propre form e, une copule (par exemple vit = est vivant; frappe = est frappant). Cette analyse est semblable à celle des gram­ mairiens de Port-R oyal. Les adverbes dérivés (à partir de noms adjec­ tivaux, comme éirange-ment) sont aussi des intégraux. La classe des particules est divisée en particules essentielles (le verbe copule, être) et en particules occasionnelles; ce dernier groupe comprend les pro­ noms, les articles, les prépositions, les adverbes non dérivés et les conjonctions, et aussi les modes et les temps (eau, may, will, etc.pouvoir, vouloir). Ce traitem ent des auxiliaires verbaux, que Cooper adopte pour l’anglais, bien que de façon non explicite4, n ’est pas sans analogie avec certaines analyses des verbes anglais qu’on trouve aujourd’hui. On perçoit la tradition latine dans le maintien de l’adjectif à l’inté­ rieur de la classe nominale, bien que formellement cette démarche trouve moins de justification en anglais qu’en latin, et dans les pré­

1. The english G ra m m a r, Oxford, 1634, chapitre v, § 3. 2. J. Brighland, A G ra m m a r o f the english T o n g u e, Londres, 17] 1 ; Vorlat, 1963, 73. 3. Wilkins, Essay, 298. U. Coiper, G ram m alica lin gu a e a n glica na e, Londres, 1685.

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occupations que cause aux grammairiens le participe, traité soit d ’une manière purement traditionnelle, comme formant une classe par lui-même, soit comme un nom adjectival ayant avec le verbe des associations dcrivationnclles particulières. Wilkins opère la révision la plus radicale de la tradition de Priscien et de Lily, sans doute parce qu’il imagine un système de grammaire universelle ou philosophique, applicable à l’anglais mais non basé seulement sur l’anglais. Il est certain qu'il va plus loin que son dis­ ciple le plus proche, Cooper. Les œuvres d ’un nombre considérable d ’auteurs portant sur la grammaire anglaise durant cette période offrent un grand intérêt parce qu’elles constituent des tentatives pour soumettre le cadre traditionnellement admis de la description et de l’enseignement grammaticaux à l’épreuve des observations des formes et structures de la langue, quand bien même elles restent insuffisantes si on les juge d’après des critères plus modernes l. On ne cessera plus désormais d’écrire des grammaires de l ’anglais, en remodelant progressivement la tradition en faveur d’une corres­ pondance formelle avec les modèles et paradigmes réels. Les gram ­ maires de Lindley M urray et William Cobbett, au début du x ix c siècle, sont toutes deux célèbres. Il est intéressant de noter que, si clics se ressemblent quant à la théorie et à la présentation, leurs cadres sociaux diffèrent et reflètent les contextes différents dans lesquels la grammaire anglaise a été, et est toujours, enseignée et étudiée. M urray était citoyen américain; il s’était fixé en Angleterre après la guerre d ’Indcpcndance. Installé près de Y ork, il écrit sa fameuse English Granuuar, en pensant avant tout aux besoins des jeunes étu­ diants. Publié pour la première fois en 1795, son livre acquiert une large audience et connaît de nombreuses réimpressions durant la première moitié du x ix c siècle. Quoique assez conservatrice en théorie, on peut considérer cette grammaire didactique de l ’anglais comme une réussite. Elle sc divise en quatre parties : une orthographe, avec un exposé des diverses valeurs phonétiques des lettres de l’alphabet anglais, une « étymologie » (couvrant en fait la morphologie et les parties du discours, avec leurs formes et flexions), une syntaxe et une partie sur la prosodie et la ponctuation. L a prosodie comporte les J. Pour d’autres détails, voir Vorlat, 1963, et Funke, 1941. L’étroite relation constatée pendant cette période entre l’empirisme scientifique anglais et l’étude formelle du langage est mise en lumière au xvmc siècle par l’intérêt que portait à la linguistique le chimiste J. Priestley (1733-1804) : A C o u n c o f L e c tu re s on the Thcory o f L a n gu a ge an d universal C ra n u n a r, Warrington, 1762; The R u d im en ts o f English C ra nun ar, Londres, 1761 (page 6 : « On peut comparer la grammaire à un traité de physique »). 129

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règles de versification et la description des traits de longueur, d'accent tonique, de pause et d’intonation (« ton »), auxquels l'Antiquité avait appliqué le terme de « prosodie » (p. 2 1 , ci-dessus), anticipant ainsi par plusieurs côtés son emploi par les iirlhiens (p. 226, ci-dessous). Murray considère qu'on doit reconnaître trois cas pour les noms anglais : le nominatif, le génitif cl l’objectif ou accusatif1. Il appuie celle thèse sur l’analogie avec le latin où, en dépit de la similitude formelle du nominatif et de l’accusatif dans de nombreux noms, les cas sont identifiés séparément. Il est difficile d’admettre son argumen­ tation comme formellement valide, car la distinction des cas se fonde essentiellement sur les noms où des constructions différentes exigent bien des formes flexionnelles distinctes. L ’ensemble « traditionnel moderne » des classes de mots pour l ’anglais figure clairement chez Murray : article, nom, adjectif, pronom, verbe, adverbe, préposition, conjonction et interjection, sans qu’il propose d’assimiler l’adjectif au nom ou de traiter le participe comme une classe de mots auto­ nome. Le style de Murray, bien qu’assez morne et peu original, est clair et systématique. Sa préoccupation du bien-être général de ses jeunes lecteurs transparaît tout au long de son livre. Dans la préface et, à la fin, dans un « avis aux jeunes étudiants », il exprime son souhait de « défendre la cause de la vertu, autant que celle du savoir », et les exemples qu’il choisit manifestent une noble piété : J e le re s p e c t e r a i, b i e n q u 'il m e b l â m e ; le d e v o ir e t l 'i n t é r ê t in t e r d is e n t le s p la is ir s v ic ie u x ; la p a r e s s e e n g e n d r e le b e s o in , l e v ic e e t la m i s è r e 2. En mettant entière­ ment de côté les différences d’ordre théorique, son choix d’exemples le place, ainsi que son œuvre, dans un contexte très différent de celui de certains auteurs modernes qui affectionnent des exemples du type : J e va is lu i c a s s e r la f i g u r e , ou T o u s l e s g e n s d u la b o c o n s id è ­ r e n t J e a n c o m m e un p a u v r e t y p e 3. Ni l’un ni l’autre style ne constitue nécessairement la meilleure façon de puiser les exemples d’une description grammaticale ou d ’une théorie linguistique. L ’anecdote suivante témoigne du renom de la grammaire de Mur­ ray : dans la M a is o n d 'a n t i q u i t é s de Dickens, quand Mme Jarley, proprietaire d’une galerie de figures de cire, reçoit la visite de jeunes filles de bonne famille, elle « transforme le visage et le costume de

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J. L. Murray, English Gram m ar (34e édition), York, 1821, 54-56. 2. Ibid., 75, 127, 137. 3. Firth, « Pcrsonality and Languagc in Society », Sociologtcal Review 4 2 (1950), 44; N. Chomsky, Syntactic Structures, La Haye, 1957, 79 (trad. fr. ; Structura syntaxiques, Seuil, 1969). •

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M. Grimaldi en clown, pour représenter M. Liüdley Murray tel qu’il apparaissait quand il était occupé à composer sa grammaire anglaise 1 ». Bien qu’utilisant à peu près le meme cadre théorique et les mêmes catégories, la Crammar of llie English Language, contemporaine mais moins célèbre, de Cobbett, politicien radical (Londres, 1819), est conçue dans un contexte tout à fait différent. Écrite sous la forme d'une série de lettres à son fils James, elle est « destinée... plus spécia­ lement à l’usage des soldats, marins, apprentis et garçons de charrue ». Une édition ultérieure comprend « six leçons destinées à empêcher les hommes d’État de commettre des fautes de grammaire et d’ccrire maladroitement » et contient une dédicace à la reine Caroline où, avec l’éloquence d’un radical, Cobbett soutient la lutte contre l’anal­ phabétisme des « classes laborieuses » : « II y a longtemps que les nobles et la hiérarchie ont l’arrogance de se proclamer eux-mêmes les piliers du trône. Mais, comme Votre Majesté l’a maintenant clairement constaté, la Royauté n ’a, à l’heure du danger, d’autres défenseurs réels que le peuple. » Si semblables par la doctrine, si différentes par le style, ces deux grammaires anglaises incorporent deux thèmes qui ont prédominé dans l’enseignement de l’anglais depuis que la Renaissance a inauguré une époque de mobilité sociale : le maintien jaloux de normes linguis­ tiques correspondant au statut social le plus élevé et l’acquisition de ces normes comme une étape indispensable à tout progrès social. De même que les attitudes empiriques avaient encouragé la phoné­ t iq u e descriptive et l’indépendance grammaticale des différentes langues, de même le mouvement rationaliste influence la production des grammaires philosophiques, spécialement celles qui sont associées aux écoles françaises de Port-Royal. Ces fondations religieuses et éducatives, créées en 1637, sont dissoutes en 1661, par suite de que­ relles politiques et religieuses; mais leur influence persiste dans les idées sur l’éducation, et l’on peut voir une continuation de leurs travaux dans les grammaires raisonnées et les grammaires générales du XV IIIe siècle. On réimprimera encore la Grammaire de PortRoyal en 1830 12. Les grammaires rationalistes prennent par certains côtés la suite 1. Cadet, 1898. I 2. Kukcnheim, 1962, 491 L ’influence cartésienne sur les études linguistiques est visihle chez G. de Cordemoy, Discours physique de la parole, 166; 2e éd. 1677. Réimpression, Bibliothèque du graphe, supplément au n° 9 des Cahiers pour l'analyse, 1968.

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des grammaires scolastiques médiévales. Bien que le système educatif de Port-Royal comprenne une solide instruction classique, quel­ ques-uns avouent leur prévention contre la littérature païenne de l’Antiquité classique. Port-Royal compte parmi ses membres des logiciens dont les grammaires révèlent la forte influence de la logique sur la linguistique. Comme les inventeurs d ’une langue universelle ou les grammairiens médiévaux, mais dans un sens différent, ils écrivent des grammaires universelles. A la différence de ceux qui conçoivent des langues artificielles, ils n ’inventent pas de nouveaux systèmes de communication mais exposent une théorie générale de la grammaire en se servant de langues comme le latin et le français.A la différence des scolastiques, ils prétendent que la raison humaine est plus forte que l’autorité et ils choisissent Descartes plutôt qu’Aristote comme base de leur enseignement. Ils ne recherchent pas d ’expli­ cation philosophique universaliste à tous les détails de la grammaire latine de Priscicn, qui ignore les autres langues, mais ils tentent de révéler l’unité qui sons-tend les grammaires des différentes langues, dans leur rôle de communication de la pensée, celle-ci comprenant la perception, le jugement et le raisonnement. Sur la base de cette grammaire générale, les savants de Port-Royal adoptent les neuf classes de mots classiques : nom, article, pronom, participe, préposition, adverbe, verbe, conjonction et interjection, mais les réinterprètent et les regroupent sémantiquement, les six premières se rattachant aux « objets » et les trois dernières à la « forme ou manière » de notre pensée. La dichotomie fondamentale nom-verbe subsiste, mais la façon de répartir les autres classes autour d ’elle diffère. Bien que n’essayant pas d ’imiter les grammaires de Donat et de Priscien dans tous leurs détails, Port-Royal continuait à considérer une bonne part de la tradition de la grammaire latine comme sousjacente à toutes les langues et comme s’y exprimant de diverses maniè­ res. C ’est ainsi que les six cas du latin sont, du moins à litre opéra­ toire, supposés présents dans les autres langues \ bien que certains d ’entre eux s’expriment par des prépositions et par l ’ordre des mots dans les « langues vulgaires » (c ’est-à-dire les langues européennes modernes : ici, le terme n ’est pas péjoratif): et le grec est réputé avoir un cas ablatif d'une forme toujours semblable au datif. Ce dernier jugement est erroné; l ’équivalent exact de l’ablatif latin doit se répartir entre le datif et le génitif grecs. Bien que cas et prépositions soient tous deux destinés à exprimer des relations2, on garde ces deux 1. Grammaire générale cl raisonnée, 1660, chapitre vi. Voir en outre Chomsky, 1966; Donzc, 1967. 2. Grammaire générale ci raisonnée, chapitre n.

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catégories théoriquement distinctes, en dépit de leur réalisation identique dans les « langues vulgaires », et l’on oppose en français l ’emploi purement casuel de à et de à leurs fonctions authentiquement prépositionnelles, com m e on l ’avait fait dans les précédentes études comparatives des langues classiques et des langues romanes modernes (p. 106, ci-dessus). En dépit de certaines ressemblances avec les « modistes » et d ’une insistance identique sur les traits universels qu’on rencontre nécessai­ rement dans toutes les langues, bien que sous des formes diverses, les deux façons de voir présentent des différences frappantes : l ’universalisme envisagépar Port-R oyal se fonde sur la raison ; les interrelations compliquées des modi essendi du monde extérieur et des modi intelligendi par lesquels ils étaient perçus et interprétés dans l ’esprit ne trouvent pas leur place dans le système de P ort-R oyal, et l ’explication, proche des « modistes », de la différence essentielle entre nom et verbe donnée par J.C . Scaliger et basée sur les catégories de permanence et de momentanéité, est expressément critiquée comme inapplicable et inadéquate1. On peut rem arquer les interprétations structurales des fonctions de certaines classes de m ots. Les adverbes ne sont rien de plus que l ’abréviation d ’un syntagme prépositionnel (sap¡ e n t e r - sagement, cum sapientia - avec sagesse). Les verbes sont proprem ent des mots qui « signifient l ’affirmation » et, à d’autres modes que l ’indicatif, le désir, l ’ordre, etc. s. Ceci ram ène les grammairiens de Port-R oyal à une analyse suggérée par A ris to te 34, selon laquelle tous les verbes autres que la copule être sont logiquement et grammaticalement équivalents à ce verbe suivi du participe, ce qui entraîne l ’analogie structurelle de Pierre vit (Pierre est vivantJ avec Pierre est un homme ; les catégories de l ’intransitif et du transitif (ainsi que celles de l ’actif et du passif) appartiennent alors non pas aux mots communément appelés verbes, mais très exactem ent à l ’élément « adjectival » qu’ils comporten 2t i. Cette analyse, il faut le noter, n ’est ni une prétendue explication historique ni une description superficielle de la morphologie verbale comme plus tard celle que Bopp essaiera de faire; en termes modernes, c ’est la postulation, à un niveau structural profond, d ’éléments qui, dans les phrases réelles, sont représentés conjointement à d ’autres 1. Grammaire générale et raisonnée, 94-95; Scaiiger, De cousis li/ignae latinae, 137, 2 2 0 . 2 . Grammaire

générale et raisonnée, c h a p itr e s x u e t 3. De l'interprétation, 12; Métaphysique, 1017a 29. 4. Grammaire générale et raisonnée, chapitre xvxn. 133

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éléments *. Les grammairiens de Port-Royal auraient pu trouver un ar­ gument en leur faveur dans des langues (mieux connues aujourd’hui) où virtuellement toute racine peut être nominalisée ou verbalisée par un suffixe approprié, si bien que la distinction conservée, dans la grammaire superficielle des langues européennes, du moins, entre P i e r r e est u n h o m m e et P i e r r e vit, disparaît La fonction subordonnante des pronoms relatifs (q u i, etc., en fran­ çais et en latin, w h o , w h ic h , etc., en anglais) est décrite en des termes que les transformationalistes ont caractérisés comme anticipant leurs propres théories. Une proposition unique, D i e u in v isib le a c r é é le m o n d e v isib le, est liée à la forme plus explicite, D i e u , q u i e s t in v is ib le , a c r é é le m o n d e , q u i e s t v is ib le , c i , dans une représentation encore plus élémentaire, elle est censée unir les trois propositions ou jugements (phrases sous-jacentes) : D i e u e s t in v isib le, D i e u a c r é é l e m o n d e et L e m o n d e e s t v is ib le , en incluant (« e n c h â s s a n t », dans l’usage moderne) la première et la troisième, dans la seconde proposition « principale et essentielle », comme matrice 3. Cependant, les grammairiens de Port-Royal semblent travailler dans des termes qui ne sont pas purement formels, puisque la proposition la v a leu r d 'A c h i l l e a é t é la c a u s e d e la p r i s e d e T r o i e est déclarée, à la différence de l’autre proposition, simple, ne représentant pas plus d’un jugement ou affirmation. Il est difficile d’admettre ce raisonnement car, en termes transformationnels, cette dernière phrase serait traitée à peu près de la même façon que l’autre. L ’entreprise de Port-Royal est un véritable essai de grammaire générale. Tirant leurs exemples du latin, du grec, de l’hébreu et des langues européennes modernes, ils cherchent à les rapporter à des caractéristiques du langage, présumées universelles, qui les soustendent. Ils ne semblent pas intéressés par une meilleure connaissance des langues non-européennes, ce qui les empêche de réviser plus radi­ calement le cadre classique. Ils envisagent la grammaire générale comme fondant l’élaboration réelle de toutes les langues, et non comme s’illustrant particulièrement dans l ’une d’elles; mais, en bons patrio­ tes, ils tirent fierté de la clarté, de l’élégance et de la beauté de la | langue française *, témoignage du changement d’attitude provoqué # 1. Cf. Chomsky, Current Issues in linguistic Theory, La Haye, 1964; id., Aspects o f the Theory o f S y n ta x, Cambridge, Mass., 1965 (trad. fr. : Aspects de ta théorie syntaxique , éd. du Seuil, 1971); cf. p. 240 ci-dessous. 2. E. Sapir et M. Swadesh, N ootka texts, Philadelphie, 1939, 235-243. 3. Granunaire générale e t raisonnée, chapitre ix; Chomsky, C urrent Issues,

par la Renaissance à l’égard des langues vernaculaires d'Europe. Une fois que la diversité des langues est convenablement acceptécl que les longues vernaculaires sont reconnues aussi dignes d’êtr étudiées et cultivées que les langues classiques, les linguistes doivent affronter le problème des universaux du langage. Le monde antique, ne s’intéressant qu’au grec et au latin, avait pratiquement ignot ce problème; chez les scolastiques, on suppose que le latin, tel qui i’riscien le décrit et l’analyse, représente en fait ^infrastructure uni­ verselle de toutes les langues; après la Renaissance, les empiristes soulignent les variations individuelles des langues particulières et la nécessité de corriger les catégories et les classes à la lumière di l’observation, tandis que les rationalistes cherchent toujours le dénominateur commun qui sous-tend les différences de surface Le problème reste entier encore aujourd’hui. Hjelmslev, dans son pre­ mier ouvrage, P r i n c i p e s d e g r a m m a i r e g é n é r a l e , postule un état a b s tra it universel, comprenant toutes les possibilités dont disposent les langues et qui se réalise différemment dans les é ta t s c o n c re ts de chaque langue particulière, faute de quoi la théorie linguistique tombe dans le « nihilisme 1 ». Les descriptivistes de l’époque désor­ mais appelée « bloomfieldienne » minimisent l’hypothèse des uni­ versaux et privilégient la description des formes observées au moyen de catégories et de classes a d h o c inventées pour chaque langue de façon indépendante et n ’ayant donc que peu de traits communs d’une langue à l ’autre; Bloomfield déclare que « les seules généra­ lisations utiles sur le langage sont les généralisations inductives1234». De même, les firthiens parlent de théories générales, mais restent très circonspects quant aux catégories générales ou à la grammaire universelle3. Plus récemment, Chomsky et les transformationalistes réaffirment, en termes qui ressemblent étrangement à ceux qu’em­ ployaient à la fois les grammairiens philosophes rationalistes et Hjelmslev en 1928,3’importance des universaux du langage, suggérant que, à des niveaux profonds de la structure linguistique, on décou­ vre que les langues partagent des aspects formels qui représentent une propriété humaine commune se réalisant de façons diverses en surface; ils prétendent en fait que, sans cette conception, la linguis-

1. L. Hjelmslev, Principes d e gra m m aire générale, Copenhague, 1928, 15, 268. 2. L. Bloomfield, L anguage, Londres, 1935, 20 (trad. fr. : le Langage, éd. Payot, 1970). 3. Firth, « A Synopsis of linguistic Theory », Studies in linguistic Analysis (volume spécial de la Philological Society), Oxford, 1957, 21-22.

15-16. 4. Grammaire gén éra le e t raisonnée, 154.

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tique est condamnée à s’enfermer dans un empirisme étroit et à n ’avoir plus qu’une portée réduite1. Beauzée, qui plus tard écrira à son tour une grammaire générale, exprime un point de vue semblable à celui de Port-R oyal; la gram­ maire obéit à deux sortes de principes, ceux de validité universelle, qui proviennent de la nature de la pensée humaine, et ceux résultant de conventions arbitraires et changeantes, qui constituent les gram­ maires des langues particulières. Les premiers, qui constituent l’objet de la grammaire générale, sont logiquement antérieurs à toute langue donnée, et concernent les possibilités véritables et les conditions necessaires qui président à l’existence d ’une langue quelconque2. Bien que la doctrine de Beauzée soit en accord avec celle de PortR oyal, l ’organisation de son système grammatical s’en démarque assez largement et, en dépit des hommages rendus dans la préface à Descartes et à Arnauld, le texte renferme des critiques explicites de certaines thèses de Port-Royal. Les classes de mots de Beauzée sont plus modernes en ce que l’adjectif y est considéré comme une classe totalement distincte, et la bipartition spécifique des classes p ar Port-R oyal n'est pas mentionnée. Comme dans toute gram­ maire générale, les classes doivent se définir en termes applicables à n ’im porte quelle langue et, à cet effet, on fait appel à des notions sémantiques générales. Typique est la distinction entre nom et pro­ nom , d ’une part, et verbe et adjectif, de l’autre : les noms et les pro­ noms expriment des choses individuelles, des personnes et des abstrac­ tions; les adjectifs et les verbes expriment les qualités, états et relations auxquels les premières classes sont associées 3. A certains égards, Beauzée, bien qu’universaliste, est plus souple que ses prédécesseurs. 11 ne cherche pas à imposer un système de cas unique pour toutes les langues et il reproche aux savants de Port-Royal leur insistance sur les six cas du grec, au mépris des formes réellement observables dans les flexions nominales de cette langue4. Ce bref survol suffît à montrer combien les voies suivies par la linguistique après la Renaissance se sont diversifiées. Tous les prin­ cipaux développements intellectuels, sociaux et politiques qui devaient enfanter l’Age Moderne et le différencier du Moyen Age, ainsi que J. N. Chomsky, C a rren t Issu es, chapitres I et v; id., A sp ects, 117-118. 2. N. Beauzée, G ra m m a ire g é n é ra le oit exposition raisonnée d es élém ents n é c es ­ sa ires du la n g a g e p o u r serv ir d e fo n d em en t à l'élu d e d e toutes les langues, Paris, 1767, IX-XT. 3. Ib id ., volume I, 403 : « Les noms et les pronoms expriment des êtres déter­ minés, au lieu que les adjectifs et les verbes expriment des êtres indéterminés. » 4. I b id ., volume II, 160.

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ceux qui le rattachent plus solidement au inonde de l’Antiquité classique, ont leur impact sur l’étude du langage et des langues. A partir du xvie siècle, la querelle philosophique entre empiristes et rationalistes tend à polariser les points de vue sur la langue, bien qu’on constate que certains développements aient été inspirés par les dcuxycourants à la fois. Pendant cette période et, dans une certaine mesure, même dans les dernières années du Moyen Age, on voit surgir des modes de réflexion sur des sujets qui, soit n’avaient jamais été envisagés aupa­ ravant, soit, s’ils l ’avaient été, avaient dégénéré de manière stérile. On a déjà signalé ce phénomène à propos des débuts de la linguistique historique des langues romanes (p. 104, ci-dessus). Vers la fin du xvme siècle, l’approche historique des langues s'approfondit et s’enrichit de nouveaux aperçus. L ’étude historique étant liée à la comparaison typologique, toutes deux trouvent du matériel nouveau et significatif dans les langues alors connues des savants, et dans les vocabulaires et textes spécialement rassemblés, issus de domaines précédemment négligés. A partir de la fin du siècle, la situation linguistique se trouve bouleversée par un événement capital, la révélation de la langue et de la science de l’Inde ancienne. Mais comme les effets de cette décou\erte appartiennent aux x ix e et XXe siècles, il conviendra de les traiter dans les chapitres suivants.

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L’aube des Temps modernes

La Renaissance est considérée à juste titre comme le début de l'époque moderne. Mais les premières années du X JX e siècle consti­ tuent une étape encore plus décisive vers le monde que nous connais­ sons aujourd’hui. C ’est au cours de ce siècle que l’Allemagne et l’Italie réalisent leur unité et les modèles de civilisation industrielle se propagent et transforment la vie essentiellement agricole qui carac­ térisait l’Europe depuis l’Antiquité. Dans le domaine intellectuel également, au X IX e siècle de nouvelles universités sont fondées en Europe et en Amérique; l’éducation popu­ laire se répand toujours davantage et l’alphabétisation devient pour la première fois un objectif pratique, qui s’impose aux gouvernements. Les sociétés savantes et les revues qu’elles diffusent, l’amélioration des moyens de communication, font de l’échange d’articles et du compte rendu systématique des livres les traits dominants de la vie académique, auxquels nous sommes maintenant habitués. En linguistique, de nombreux savants du xixe siècle — dont Grimm, Whitney, Meyer-Liibke, Max Muller, Brugmann et Sweet en sont des exemples — ont donné à la linguistique les cadres qui sont encore largement ceux des manuels d ’aujourd’hui. Si l’on voulait choisir une date unique pour marquer le début de l’ère contemporaine de la linguistique, ce serait 1786, un peu plus d’une décennie avant le tournant du siècle. Un savant contemporain a déclaré que 1786 avait marqué la première des quatre « brèches » réellement significatives dans le développe­ ment moderne de la linguistique. Cette année-là, Sir William Jones, de la Compagnie des Indes orientales, lit son célèbre article à la Société royale d’Asie à Calcutta, où il établit avec cer­ titude la parenté historique du sanskrit, langue classique de l’Inde, avec le latin, le grec et les langues germaniques. Dans les circonstances de l ’époque, les effets de la déclaration de Jones furent d’une très grande portée : « La langue sanskrite,

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quelle que puisse être son ancienneté, est d ’une structure merveilleuse; plus parfaite que le grec, plus riche que le latin, et d’un raffinement plus exquis que l’une ou l’autre; ayant cependant avec toutes deux une parenté si étroite, en ce qui concerne aussi bien les racines verbales que les formes grammaticales, qu’elle n’a pu se produire par accident : aucun philologue ne peut examiner le sanskrit, le grec et le latin sans penser que des trois langues ont jailli d ’une source commune, peutêtre disparue. Il existe une raison du même ordre, bien que moins contraignante, pour supposer que le gothique et le celtique ont la même origine que le sanskrit1. » Ce qui est essentiel dans ces affirmations, ce n'est pas qu’elles marquent de façon absolue le commencement de la linguistique historique. Les questions historiques avaient déjà été abordées aupa­ ravant, non sans quelque succès, en fait, avant Sir William Jones, on avait soupçonné une relation particulière entre le sanskrit et certaines langues européennes, anciennes et modernes. Mais, jusqu’alors, les observations dans ces secteurs de la linguistique sont en général restées isolées et fragmentaires. P ou r esquisser le développement de la linguistique historique et comparative, dans ses aspects théoriques les plus significatifs, au cours du X IX e siècle, il faut dire d ’emblée que l’introduction de l’élude du sanskrit en Europe, aura des résultats qui débordent le cadre de la linguistique historique. La linguistique descriptive moderne ne ressent pas moins les effets de ce contact avec l’Inde ancienne, même si sur ce plan il faut beaucoup plus de temps pour qu’on en prenne pleinement conscience. A ux siècles précédents, les missionnaires catholiques romains avaient défriché le domaine des langues indiennes (p. 109 ci-dessus). A notre connaissance, c ’est l’Italien Filippo Sassetti qui se réfère pour la première fois au sanskrit, dans la correspondance qu’il adresse des Indes à sa famille; il rend compte avec admiration de la lingua sanscruta, signalant les nombreuses ressemblances lexicales entre le sanskrit et l’italien. Ce sont ensuite l’allemand B. Schulze cl le père français Cœurdoux qui notent des ressemblances entre le sanskrit et certaines langues européennes12. L a découverte de Jones n ’est pas seulement d ’une nature plus profonde que les déclarations antérieures des Européens sur le 1. Cité, inter alia, dans J.E. Sandys, H istory o f classical scholarship (3e édition), Cambridge, 1921, volume 11,438-439; C.F. Hockett,« Sound change », L a n g u a g e 41 (1965), 185-204. 2. Arens, 1955, 58; Benfey, 1869, 336-338; L. Kukenheim, Esquisse historique d e la linguistique fra n ça ise, Leyde, 1962, 31.

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sanskrit; de surcroît, elle survient fort opportunément, au moment où les savants européens commencent à s’intéresser à l ’étude du Proche-Orienl et de l ’Inde en général. Les guerres napoléoniennes en sont en partie responsables ; Napoléon encourage délibérément les travaux archéologiques français en Égypte et au Proche-Orient, inaugurant une orientation durable de la science française vers les langues non-européennes de la Méditerranée. Le savant allemand F . von Schlcgel s’initie aux études sanskrites pendant son séjour à Paris, en 1803; son frère, A. W . von Schlegcl, qui, en 1819, devient professeur de sanskrit à l ’université de Bonn (fondée en 1818). écrit : « Je m ’estimerais heureux si je pouvais faire quelque chose pour l’établissement des études sanskrites en Alle­ magne1. » Avec l ’appui du gouvernement, il réalise son projet. Profitant de l’expansion de l’enseignement universitaire en Prusse après les guerres napoléoniennes, Wilhelm von Humboldt, un cer­ tain temps ministre de l’Instruction publique, use de son influence pour créer et pourvoir des chaires de sanskrit et de linguistique historique. La première grammaire sanskrite est publiée en anglais au début du xixe siècle et. à partir de 1800, on traduit dans les langues euro­ péennes la littérature sanskrite classique. L ’étude linguistique du sanskrit par les Européens a un double effet. D ’une part, la comparaison du sanskrit avec les langues euro­ péennes constitue la première étape dans le développement systéma­ tique de la linguistique historique et comparative. D ’autre part, à travers les ouvrages sanskrits, les Européens entrent en co n tact avec la science linguistique traditionnelle, qui était développée en Inde de façon autonom e; ils en reconnaissent immédiatement les m érites, et elle va exercer sur plusieurs branches de la linguistique européenne une influence profonde et durable. Les débuts de la linguistique en Inde remontent plus loin dans le temps qu’en Europe; elle atteint sa période classique relativement tô t dans son histoire et, à l'époque où les Européens la découvrent, l ’Inde connaît déjà des écoles définies et des doctrines distinctes, ainsi que des textes et sources canoniques accompagnés d ’une m asse de commentaires et d ’exégèses. La linguistique indienne n’est pas en soi historiquement orientée, bien qu’elle s’enracine dans les changements que les langues subissent au cours des âges. Mais les thèmes que recouvre la linguistique

1. Benfey, 1869, 380.

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descriptive moderne : sémantique, grammaire, phonologie et phoné­ tique, sont tous longuement traités dans la tradition indienne; en phonétique, comme dans certains aspects de la grammaire, la théorie et la pratique indiennes sont incontestablement en avance sur tout ce qui s’est fait en Europe ou ailleurs, avant que le contact avec l'œuvre indienne n’ait été établi. On a déjà signalé les effets stimulants de l’introduction de la linguistique sanskrite en Chine, par les moines bouddhistes (p. 112, ci-dessus). Les savants européens se rendent immédiatement compte qu’ils se trouvent en présence d ’une masse de travaux linguistiques de la plus haute importance et provenant d’une source indépendante, meme s’ils sursoient partiellement à l’interprétation et à l’appréciation complète de cette œuvre. Pour autant que nous le sachions, c ’est le besoin de préserver des atteintes du temps certains textes rituels et religieux transmis oralement depuis la période védique, la plus ancienne étape de la littérature sanskrite (env. 1200-1000 av. J.-C .), qui inspira originelle­ ment la linguistique en Inde. La préservation intégrale du matériel linguistique, transmis oralement de génération en génération, n’est qu’un procédé artificiel, destiné à figer ce qui doit être le résultat natu­ rel de la continuité linguistique. On observait dans la langue des changements de prononciation, de grammaire et du sens des mots; les divergences dialectales dans le parler d ’aires différentes ont même pu rendre plus apparent le statut particulier des textes védiques et, comme cela s’était passé dans le monde hellénistique, pousser à l ’élaboration de descriptions phonétiques, grammaticales et séman­ tiques. Tel fut le stimulus, mais la réponse dépassa de beaucoup ces besoins immédiats; et, comme l’observe un auteur moderne, « une curiosité scientifique jointe à une ouïe très fine et à une méthodologie efficace conduisirent à des descriptions qui ont sans aucun doute transcendé leurs termes de référence originaux 1 ». En Grèce, nous pouvons suivre pratiquement depuis ses débuts les différentes étapes traversées par la linguistique; dans l’Inde antique, la plus grande partie de la littérature linguistique que nous possédons et, en particulier, l’œuvre la plus célèbre, la grammaire sanskrite de Pânini, constitue manifestement l’aboutissement et le point culminant d’une longue suite de travaux antérieurs, dont nous n’avons aucune connaissance directe. La grammaire de Pânini est connue sous le nom de Astâdhyâyi, ou « Les huit livres » (elle comprend huit parties). On ignore si son auteur la coucha par écrit

ou l’assembla oralement; la date de son élaboration, également, est incertaine, et on l’a diversement située entre 600 et 300 av. J.-C. Cependant, il est clair que la linguistique a dû connaître un développe­ ment important bien avant le milieu du premier millénaire av. J.-C. Les sanskritistes servirent de modèle au reste de l’Inde; ils inspi­ rèrent le Tolkâppiyam, l’une des premières grammaires du tamil, langue dravidienne de l’Inde centrale et méridionale (second siècle av. J.-C.). Les savants indiens couvrent virtuellement tout le domaine des études linguistiques synchroniques, bien que leur représentant le plus connu, Pâijini, ait restreint son travail au traitement intensif d’un domaine limité. En passant en revue les réalisations indiennes, il est légitime d ’embrasser plusieurs siècles à la fois et d ’en envisager les aboutissements sous trois aspects primordiaux : la théorie lin­ guistique générale et la sémantique, la phonétique et la phonologie, la grammaire descriptive. Les savants indiens discutent la théorie linguistique générale, ils étudient la langue sur l ’arrière-plan à la fois des études littéraires et de l’enquête philosophique; plusieurs des thèmes familiers à la recherche occidentale et presque inévitables dans tout examen sérieux du langage sont également familiers aux linguistes indiens des pre­ miers âges. Divers problèmes impliqués dans la compréhension de la nature du sens d ’un mot ou d’une phrase sont discutés de différents points de vue. Les linguistes indiens considèrent dans quelle mesure on peut caractériser la signification comme une propriété naturelle des mots, ou l’on peut prendre les onomatopées comme modèle pour décrire la relation entre mots et choses. Comme les Occidentaux, ils se rendent très vite compte du rôle mineur qu’un tel facteur peut jouer dans une langue, et combien la relation conventionnelle, arbitraire, entre la forme et le sens est plus typique du langage. Les linguistes indiens discutent beaucoup de la variabilité et de l’extensibilité du sens des mots, caractéristiques majeures de la langue, qui permettent de répondre aux exigences sans limites qui lui sont imposées malgré des ressources nécessairement limitées. Ils observent que les significations sont apprises à la fois par l ’exa­ men des contextes (situations! dans lesquels les mots s’emploient réellement, et par les jugements directs qu’émettent parents et édu­ cateurs sur les mots particuliers et leurs emplois. Tandis qu’on peut ! difficilement tracer des limites à l’usage réel, la collocation restreint souvent la classe des sens d’un mot, en en excluant certains, par ailleurs

1. A lle n , 1 9 5 3, 6 .

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acceptables, que possède le m ot isolé. Ainsi dhemth qui, en soi, peut signifier à la fois « jument » et « vache », ne peut être utilisé que comme signifiant « vache », dans une collocation telle que savaisâ dhcnuh, « vache pleine 1 ». En Inde, comme partout ailleurs, on affronte le problème presque insoluble de savoir dans quelle mesure on doit considérer les formes de mot uniques ayant des sens multiples comme des mots polysémiques ou comme autant de mots diil'ércnts mais homophones. Dans ce contexte, on accorde une grande atten­ tion aux relations entre ce que l’on considère comme le sens primaire d ’un mot, celui que l’on estime compris en premier, et les divers sens résultant de son emploi métaphorique (laksanâ), à la fois dans___ le discours quotidien et dans la production d ’effets littéraires parti­ culiers. Ces questions étaient d ’une grande importance littéraire; p ar ailleurs, les logiciens indiens discutent — encore une fois, comme les logiciens occidentaux — , la question de savoir si les mots déno­ tent fondamentalement des particuliers, des classes ou des universaux abstraits, et dans quelle mesure les sens des mots sont positifs, recon­ naissant un objet pour ce qu’il est, ou négatifs, le distinguant du reste de la réalité. On se rend compte également qu’un m ot, p ar exemple f e u , peut renvoyer à lui-même aussi bien qu’à sa dénotation primaire. Un problème qui est loin d ’être résolu de nos jours est celui de la relation sémantique entre une phrase et les mots qui la composent. Qu’on les considère du point de vue sémantique ou grammatical, il est clair que les phrases sont davantage que la somme obtenue par la juxtaposition des mots. L a tradition occidentale tendait à sc con­ centrer sur les mots en tant que porteurs individuels minimaux de sens, et à considérer la phrase comme le résultat de la combinaison des mots en types spécifiques de propositions logiques. Platon et Aristote discutèrent surtout du sens par rapport aux mots pris iso­ lément, et Aristote souligna le caractère sémantique minimal (selon scs vues) et l’indépendance du mot en tant que tel (p. 32, ci-dessus). Les stoïciens semblent avoir signalé la limitation supplémentaire du champ de référence d ’un m ot ou sa désambiguïsation, qui résultent de collocations spécifiques (p. 88 , ci-dessus), et cette doctrine est développée à partir de la distinction entre x i g n i f î c a l i o et s u p p o s i t i o au Moyen Age (p. 82, ci-dessus). Les linguistes indiens discutent en détail la question de la primauté îelative du mot ou de la phrase;certains

1. Raja, 1963, 51.

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défendent une vue très voisine de celle qui prévaut généralement en Occident et selon laquelle chacun des mots constituant Ja phrase contribue p ar son sens à la signification globale de celle-ci. Mais une thèse opposée, particulièrement associée à Bharlrhari, auteur du Vâkyapadïya (env. vne siècle ap. .T.-C), considère la phrase comme un énoncé indivis unique, convoyant son sens « dans un éclair », exacte­ ment com m e un tableau que nous percevons d ’abord comme une entité unique, avant que son analyse ne nous révèle les formes et les couleurs qui le composent. Étan t donné la conception de l’unité lexicale, on peut identifier les phrases à un seul m ot des phrases à plusieurs m ots, comme étant essentiellement des unités phrastiques simples; les m ots et leurs significations sont surtout une création des linguistes et des locuteurs conscients, qui tentent d’analyser et de classer les sens des phrases en termes de composants plus petits. Pour illustrer le point de vue de B hartrhari, la séquence prendre un coucou dans /es bois ne s’interprète pas tout d ’abord comme une séquence de mots mis ensemble, parce que le sens complet de prendre dans la phrase (c ’est-à-dire le mode de capture) ne peut se comprendre que simul­ tanément à la saisie du sens de coucou, et celui qui ignore le sens du mot coucou reste par conséquent dans une certaine mesure ignorant du sens du reste de la phrase1. On peut critiquer un tel point de vue (et on l’a fait) pour son carac­ tère extrêm e. 11 se retrouve dans l ’opinion émise par Malinowski à propos de « m ots isolés qui ne sont en fait que des fictions linguisti­ ques, résultant d ’une analyse linguistique poussée12»; mais il sous-estime peut-être la valeur psychologique du mot comme unité viable pour le locuteur natif aussi bien que com m e partie intégrante de l’appareil analytique du linguiste (le morphème de liaison constitue sans doute un meilleur exemple de création analytique, et il est utile de noter que morphème est généralement un terme technique, ou est rendu par un terme technique, tandis que les mots pour moi se trouvent dans un très grand nombre de langues, à la fois écrites et non écrites). Ce point de vue constitue pourtant un correctif nécessaire à la ten­ dance occidentale typique à concentrer les recherches sémantiques sur le mot, com m e unité entièrement autonome qui est utilisée seu­ lement par la suite dans des phrases. Cette conception indienne de l’unité sémantique de la phrase est parallèle, et peut être liée, à l ’appréciation des différences phono­ logiques et phonétiques entre les m ots selon qu’on les prononce 1. B ro u g h , 1 9 5 3 , 1 6 7 -1 6 8 . 2. M alin ow sk i, Coral Gardais and their M agic, L ondres, 1 935, vo lu m e I I , U.

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isolément ou dans des phrases parlées qui s’enchaînent (sandhi, p. 149, ci-dessous). Un problème qu’aucune réflexion linguistique sérieuse ne saurait éviter est celui de la relation entre les énoncés perçus (parlés ou écrits) et la langue clle-mcme, qu’on la considère du point de vue de la compétence linguistique que possède le locuteur ou du point de vue du ou des systèmc(s) d'éléments, catégories et règles sous-tendant et expliquant la forme superficielle infiniment variée d'une langue vivante. Langue et parole, abstraction et représentant (« exponent »), unité émique et unité étique, forme et substance, tous ces termes illus­ trent les tentatives récentes pour cerner et exprimer cette relation. Les linguistes indiens cherchent à la formuler dans la théorie de la sphota. Cette théorie reçoit des formulations assez différentes et fait l’objet de nombreuses discussions. Essentiellement, on distingue dans tout élément ou constituant linguistique deux aspects, l’occurrence réelle ou réalisation individuelle (dhvani) et l ’entité permanente et inexprimée (sphota), qu’actualise chaque dhvani. L a sphoUt de phrase, la sphota de mot et la sphota d’unité sonore (varna) sont toutes envisagées. L a sphota de phrase, en tant que symbole significatif élémentaire, se réalise ou s’actualise par une succession de sons articulés. A un niveau inférieur, le mot, dans la mesure où il constitue lui-même une unité significative, peut être considéré comme une sphota unitaire qui s’actualise également par une succession de sons. Mais les sons ne fonctionnent pas seulement comme des perturbations audibles de l ’air; une unité permanente et abstraite particulière de signali­ sation sonore distinctive, capable de différenciation sémantique, s’actualise par la multitude des prononciations légèrement différentes, dont chacune varie avec la voix de l’individu, son style et l ’état phy­ sique dans lequel il se trouve. Cette dernière conception de la varna sphota est particulièrement associée à Patanjali (env. 150 av. J.-C.). Bhartrhari, d ’un autre côté, en conformité avec sa théorie de la primauté de la phrase, semble considérer la sphota de phrase comme la sphota véritable. En fait, il envisage trois niveaux dans la réali­ sation de la sphota de phrase, comme symbole significatif unitaire : le symbole intégral lui-même, graphiquement et phonétiquement inexprimable, le schème phonologique séquentiel qui l’exprime, normalisé par l’élimination de toutes les variations individuelles (prâkfta dhvani), et la réalisation de ce schème dans les énoncés individuels ( vaikjla dhvani). 11 semblerait que le stade intermédiaire corresponde à certaines interprétations de la varna sphota, et que le schème entier puisse se comparer au statut de niveau intermédiaire

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accordé par certains linguistes actuels à la phonologie par rappoi . d’une part à la grammaire et au lexique, et d’autre part à l'énon phonique. On observe un autre développement de la relation dhvani-sphotn dans la théorie du langage poétique de Ànandavardhana ( Dhvany. loka, ixe siècle ap. J.-C.). De même que les sons révèlent les entiu significatives elles-mêmes, ainsi en poésie les mois choisis et leurs sens littéraux révèlent d’autres sens suggérés et la beauté du poèm'' en tant que tout. On remarque ici un parallélisme frappant avec I conception hjelnislévienne de l’analyse stylistique, celle-ci cousis tant à traiter le plan du contenu et le plan de l’expression d’une langue naturelle, dans un usage spécifique, comme formant ensemb! le plan d ’expression d ’une « sémiotique connotativc » d ’ordre supé rieur L Une grande partie de la spéculation indienne antique sur la séman­ tique et la théorie du langage rend un son déjà familier dans la tra­ dition occidentale, bien que les deux approches soient souvent asse; différentes. Le plus remarquable dans l’œuvre phonétique indienne est sa supériorité manifeste, dans la conception et l ’exécution, si on la compare à tout ce qui a été fait en Occident ou ailleurs avanque l’influence indienne, précisément, ne se soit fait sentir. En général, on peut dire que Henry Sweet reprend les choses là où s ’arrêtent les traités phonétiques indiens2. Nous avons vu comment les lin­ guistes grecs et romains avaient classé les lettres, représentant les sons de la parole, en termes de leurs impressions acoustiques. Mais à ce stade de la linguistique, antérieur au développement de la tech­ nologie et de l’équipement nécessaires à l’analyse scientifique des ondes sonores, la description articulatoire constituait le seul cadre possible pour une classification précise et systématique. Et si l’on considère la primauté et l’accessibilité à l’observation des organes de la parole dans l’acte phonatoire, l ’articulation reste toujours fondamentale dans la description phonétique, même si, dans l ’analyse phonologique, les catégories de l ’acoustique moderne peuvent compléter et même supplanter les catégories articulatoires 3.

] . C hakravarti, J9 3 0 , 8 4 -1 2 5 ; 1933, 42-4 7 ; Brough, 1 9 5 1 ; M .A .K . H alliday, « Categories o f the T h eory o f G ram m ar », Word 17 (1961), 2 4 4 ; L . Hjclm slcv, Prolegomena to a Theory o f Language (tr. F .J . Whitfield), B altim ore, 1 9 5 3 , 7 3 -7 6 (trad. fr. : Prolégomènes à une théorie du tangage. Les Éditions de M inuit, 1968). 2. Allen, 1 9 5 3 , 7. 3. R . Jak o b so n , Selected Writings / : phonological Studies, L a H aye, 1 9 6 2 , 438 et passim.

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Pour les Grecs et les Romains, les traits articulatoires jouaient un rôle secondaire dans les descriptions phonétiques; les grammai­ riens arabes allèrent plus loin et obtinrent davantage de résultats en phonétique articulatoire; mais, avant le xix 0 siècle, personne n’égale les phonéticiens de l’Inde ancienne, dont l’œuvre est conservée dans plusieurs traités qu’on peut approximativement attribuer à la période 800-150 av. J.-C . 1 Une fois leur terminologie maimsée ou traduite, les travaux indiens sur la phonétique du sanskrix sont, sauf sur quelques points relativement peu nombreux, facile à suivre pour le lecteur moderne accoutumé à la théorie et aux descriptions phonétiques. Il en résulte qu’on en connaît certainement davantage sur la prononciation du sanskrit qu’ils décrivent (textes rituels et sacrés) que sur celle de toute autre langue ancienne. Sur certains points, on peut aujour­ d’hui interpréter facilement leurs travaux, alors qu’au XIXa siècle, W. D. Whitney, bien que se rendant compte de leur valeur et de leur importance, était conduit à rejeter trop hâtivement certaines de leurs observations 2. 1 Pour les phonéticiens indiens, le rcle de la phonétique est de relier la grammaire à l’énoncé; la description phonétique est répartie en trois divisions principales : les précédés articulatoires, les segments (consonnes et voyelles) et la synthèse des segments dans les struc­ tures phonologiques. Les organes articulatoires se divisent en intrabuccaux et extra­ buccaux, ces derniers étant la glotte, .es poumons et la cavité nasale, responsables des distinctions de voisement-non voisement, aspirationnon aspiration et nasalité-non-nasaliré, ce qui donne pour la phono­ logie du sanskrit un système à cinq termes pour chaque point d’arti­ culation, système que l’on peut illustrer par la série des bilabiales fb¡, Ipl, / bh/, /ph/ et /m/. A l’intérieur c e la cavité buccale, les organes articulatoires sont décrits de l’arrière vers l’avant, en finissant par les lèvres, et l’on distingue quatre degrés de rétrécissement : obstruction buccale complète (occlusives et consonnes nasales), rétrécissement de fricative, rétrécissement de semi-voyelle et absence de rétrécisse­ ment, celle-ci constituant l'articulation vocalique. Le mécanisme de l’articulation est décrit en termes de points fixes d’articulation (sthâna), par exemple le palais dur, et d’articulateurs mobiles (kararn), par exemple la langue. Cette conception est étendue de

1. Allen, 1953, 5. 2. Ibid., 3-7, 9 0.

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façon à rendre compte des articulations bilabiale et glottale, pour lesquelles il est difficile d’admettre que l’une des parties mises en jeu soit fixe et l’autre mouvante. On considère à juste titre que le diagnostic correct de l’activité glottale dans le voisement constitue l’un des titres de gloire de la phonétique de l’Inde antique. En Occident, l’exposé qui se rapproche le plus d’une description exacte est, au xvue siècle, celui de Holder (p. 125, ci-dessus); à l’époque^il passa inaperçu. Les linguistes indiens distinguent le caractère sonore du caractère sourd selon que la glotte est fermée ou ouverte durant l’articulation, ils remarquent la tendance qu’ont les consonnes normalement sourdes à se voiser en position intervocalique (phénomène phonétique courant dans de nombreuses langues) et, quoiqu’aient pu en penser Max Muller et Whitney au xdc® siècle, ils expliquent correctement la production de h [h] voisé1. __ Les traits de joncture et certains traits prosodiques de sections du discours dans l’énoncé continu font l’objet d’une étude attentive, ce qu’atteste l’emploi technique désormais universel du terme sanskrit sandhi - « jonction », pour désigner les différences entre les mots, morphèmes, etc., disjoints, et ces mêmes éléments combinés dans des séquences concaténées. En fait, de même que certains linguistes indiens affirment la priorité de la phrase sur le mot comme unité significative, certains traités de phonétique dénient au mot toute existence phonétique en dehors du texte; le groupe respiratoire est l’unité de base de la description phonétique, et l ’isolement du mot est essentiellement une procédure pédagogique. L ’orthographe sanskrite représente le discours continu plutôt que des successions de mots isolés, comme le faisait l’orthographe grecque et latine, et, encore aujourd’hui, l’orthographe européenne; mais, avec certains textes, on utilise des versions parallèles, un texte normal avec des marques de sandhi et un texte écrit sous forme de mots isolés, pada (« mot »). On trouve une description précise et détaillée de la phonétique des traits de joncture de mots et de morphèmes, associés aux posi­ tions initiale et finale dans le groupe respiratoire, à la longueur et à la quantité syllabiques, au ton et au tempo. Le sanskrit védique possède trois accents distinctifs de hauteur : haut, bas et descendant (udâtta, anudâtta, svarita); ceux-ci ont disparu à l’ère chrétienne12.

1. Allen, 35. 2 . T. Burrow, The sanskrit Language, Londres, 1955, 114.

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Grâce aux traités de phonétique indiens, nous pouvons comparer le sanskrit au grec ancien, ces langues conservant conjointement ce qui fut probablement le système tonal de l’indo-européen commun. Dans leurs travaux descriptifs, il est clair que les phonéticiens indiens opèrent dans le cadre d ’une conception intuitive des prin­ cipes phonémiques. Les traités ne discutent pas un concept comme celui de phonème en tant qu’abstraction théorique, bien qu’on puisse observer que plusieurs aspects de la théorie de la sphota sont proches de certaines interprétations modernes du phonème, ils se montrent cependant très avertis de certaines différences phonétiques qui, déterminées par l’environnement, doivent certes être notées dans une description, mais non pas attribuées à des unités sonores distinc­ tives séparées, par exemple les aliophones [qp] et [x] de /h/ devant les labiales et les vélaires, respectivement; dans sa description des tons haut et bas, Patanjali fait remarquer que leur caractère dis­ tinctif repose sur leurs degrés de hauteur relatifs et non pas absolus L On a montré que l’alphabet, ou syllabaire, sanskrit a été inventé selon une conception segmentale du phonème, le seul symbole redon­ dant étant celui qui représente la consonne nasale palatale [(jia)], puisque [p] n ’apparaît comme allophone de /n / qu’en juxtaposition avec une consonne palatale12. Cette redondance des symboles provient ici d’une analyse phonologique également correcte qui gouverne l ’organisation habituelle de l’alphabet, puisque (jr] entre­ tient précisément avec les plosives palatales la même relation phoné­ tique que les autres consonnes nasales /rj/, /n/, /n/ et/m/ entretiennent avec les séries correspondantes de plosives 3. Aussi grand que soit le mérite des ouvrages phonétiques des anciens Indiens, c ’est surtout la théorie et l’analyse grammaticales du sanskrit qui fondent leur renommée. Parmi les grammairiens indiens, le nom de Pànini domine tous les autres. Bien que de date incertaine, son traité de grammaire est sans conteste le travail scientifique linguistique le plus ancien qui ait été écrit et, selon le mot de Bloomfield, « l’un des plus grands monuments de l’intelli­

1. A llen, 1 9 5 3 , 5 0 , 89. 2 . M .B j E m en eau , « The nasal P honèm es o f Sanskrit », Language 22 (194 6), 8 6 - 9 3 ..' • 3. Détails dans A llen , 1953. L e développem ent de /ji/ com m e phonème dans certains dialectes de l ’Inde centrale a p u être un facteur déterminant (Emeneau, op. cit., 9 0 -9 2 ).

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gence humaine1 ». Cependant, bien que réalisant presque à la perfec­ tion ses intentions dans le domaine de la grammaire sanskrite, ce traité n’est pas ce qu’on appellerait normalement une grammaire complète de la langue sanskrite. La principale composante de la grammaire de Pânini est une formu­ lation exhaustive des règles de formation du mot. Ces règles s’expri­ ment en énoncés brefs — ou aphorismes, comme on les a souvent appelés — , donnant soirdes^déliTiTtionsTSoit des-procédés de forma­ tion du mot. Ils sont intitulés sütras - « fils », terme employé égale­ ment pour les instructions rituelles dans une partie de la littérature védique antérieure. On y trouve aussi des appendices donnant une liste des racines verbales, une liste des mots recevant les mêmes flexions et une liste des sons du sanskrit. Les règles, comme celles des grammairiens génératifs d’aujourd’hui, doivent s’appliquer dans un ordre donné et, en dehors de la profondeur avec laquelle Pânini traite chaque aspect de la formation du mot, ce qui frappe le plus ceux qui étudient son œuvre, que ce soit en Inde ou, plus tard, en Europe, c ’est l’ingéniosité avec laquelle il parvient à une économie extrême des moyens d’expression. Cette recherche de l’économie fait évidemment partie du contexte de la première compo­ sition grammaticale indienne; un commentateur remarque que le fait d’économiser la moitié de la longueur d ’une voyelle courte en formulant une règle grammaticale signifie pour un grammairien autant que la naissance d’un fils123. Il est possible que cette exigence d’économie ait été, à l’origine, inspirée par les nécessités de la réci­ tation orale et de la mémorisation, mais il est clair qu’elle devint en soi un canon du mérite scientifique. Elle rend cependant la tâche du lecteur extrêmement compliquée; VAstàdhyâyï est l’œuvre d’un grammairien, non le manuel d’un étudiant ou d’un professeur (à cet égard, elle est très différente de la Téchnc de Denys de Thrace). Comme l’observe Bloomfield, « on ne peut la comprendre qu’à l’aide d’un commentaire 3 » et dès le début, elle fit l’objet d’expli­ cations et de commentaires continuels. Le Mahâbhâsya (« Grand Commentaire ») est le plus importanttde ces ouvrages, et la plupart des travaux indiens n’ont été par la suite que des commentaires de commentaires.

1. L . Bloomfield, Language, Londres, 1935, II (trad. fr. : Le Langage, P ayot, 1970); P . Tbieme, Pdnini and the Vedas, Allahabad, 1935, IX . 2. B . Shefts, Grammatical Method in Pânini, New H aven, 1961, I X . 3. Language 5 (1 9 2 9 ), 270.

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BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE

Grâce aux traités de phonétique indiens, nous pouvons comparer le sanskrit au grec ancien, ces langues conservant conjointement ce qui fut probablement le système tonal de l’indo-européen commun. Dans leurs travaux descriptifs, il est clair que les phonéticiens indiens opèrent dans le cadre d’une conception intuitive des prin­ cipes phonémiques. Les traités ne discutent pas un concept comme celui de phonème en tant qu’abstraction théorique, bien qu’on puisse observer que plusieurs aspects de la théorie de la sphota sont proches de certaines interprétations modernes du phonème, ils sc montrent cependant très avertis de certaines différences phonétiques qui, déterminées par l’environnement, doivent certes être notées dans une description, mais non pas attribuées à des unités sonores distinc­ tives séparées, par exemple les allophoncs [9 ] et [x] de /h / devant les labiales et les vélaires, respectivement; dans sa description des tons haut et bas, Patanjali fait remarquer que leur caractère dis­ tinctif repose sur leurs degrés de hauteur relatifs et non pas absolus *. On a montré que l’alphabet, ou syllabaire, sanskrit a été inventé selon une conception segmcntale du phonème, le seul symbole redon­ dant étant celui qui représente la consonne nasale palatale [(pa)], puisque [p] n’apparaît comme allophone de /n/ qu’en juxtaposition avec une consonne palatale2. Cette redondance des symboles provient ici d’une analyse phonologique également correcte qui gouverne l’organisation habituelle de l’alphabet, puisque [ji] entre­ tient précisément avec les plosivcs palatales la même relation phoné­ tique que les autres consonnes nasales /q/, /n/, /n/ et/m/ entretiennent avec les séries correspondantes de plosives 3. Aussi grand que soit le mérite des ouvrages phonétiques des anciens Indiens, c ’est surtout la théorie et l’analyse grammaticales du sanskrit qui fondent leur renommée. Parmi les grammairiens indiens, le nom de Pânini domine tous les autres. Bien que de date incertaine, son traité de grammaire est sans conteste le travail scientifique linguistique le plus ancien qui ait été écrit et, selon le mot de Bloomfield, « l’un des plus grands monuments de l’intelli-

1. A llen, 1 9 5 3 , 5 0, 89. £ 2. M .B . E m cn eau, « The nasal Phonèmes o f Sanskrit » . Language 22 (1946), 86-93. • 3. D étails dans Allen, 1953. Le développement de /p / com m e phonème dans certains dialectes de l’Inde centrale a pu être un facteur déterminant (Em cneau, op.cit., 9 0 -9 2 ). \X, >. -

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gencc humaine 1 ». Cependant, bien que réalisant presque à la perfec­ tion scs intentions dans le domaine de la grammaire sanskritc, cctraile n’est pas ce qu’on appellerait normalement une grammaire complète de la langue sanskritc. La principale composante de la grammaire de Pânini est une formu­ lation exhaustive des règles de formation du mot. Ces règles s’expri­ ment en énoncés brefs — ou aphorismes, comme on les a souvent appelés — , donnant soit des définitions, soit des procédés de forma­ tion du mot. Ils sont intitulés sûtras - « fils », terme employé égale­ ment pour les instructions rituelles dans une partie de la littérature védique antérieure. On y trouve aussi des appendices donnant une liste des racines verbales, une liste des mots recevant les memes flexions et une liste des sons du sanskrit. Les règles, comme celles des grammairiens génératifs d’aujourd’hui, doivent s’appliquer dans un ordre donné et, en dehors de la profondeur avec laquelle Pàpini traite chaque aspect de la formation du mot, ce qui frappe le plus ceux qui étudient son œuvre, que ce soit en Inde ou, plus tard, en Europe, c ’est l’ingéniosité avec laquelle il parvient à une économie extrême des moyens d’expression. Cette recherche de l’économie fait évidemment partie du contexte de la première compo­ sition grammaticale indienne; un commentateur remarque que le fait d ’économiser la moitié de la longueur d'une voyelle courte en formulant une règle grammaticale signifie pour un grammairien autant que la naissance d ’un fils2. Il est possible que cette exigence d’économie ait été, à l’origine, inspirée par les nécessités de la réci­ tation orale et de la mémorisation, mais il est clair qu’elle devint en soi un canon du mérite scientifique. Elle rend cependant la tâche du lecteur extrêmement compliquée; VAftâdhyâyî est l’œuvre d’un grammairien, non le manuel d ’un étudiant ou d ’un professeur (à cet égard, elle est très différente de la Téchnë de Denys de Thrace). Comme l’observe Bloomfield, « on ne peut la comprendre qu’à l’aide d’un commentaire 3 » et dès le début, elle fit l’objet d ’expli­ cations et de commentaires continuels. Le Mahâbhâsya (« Grand Commentaire ») est le plus important de ces ouvrages, et la plupart des travaux indiens n’ont été par la suite que des commentaires de commentaires.

J. L . Bloomfield, Language, Londres, 1935, II (trad. fr. : L e Langage, P ayo t, 197 0 ); P. Thiem c, Pânini ami the Vedas, A llahabad, 1935, I X . 2 . B . Shefts, Grammatical Method in Pânini, N ew H aven, 1 9 6 1 , I X .

3. Language 5 (1929), 270.

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BRÈVE H ISTO IRE D E LA L IN G U IST IQ U E

Bien que l’exposé de Pânini soit aussi éloigné que possible de l ’idée que l ’on se fait d ’une gram m aire didactique, la description et renseignement actuels du sanskrit, de m êm e que plusieurs des objectifs et traits importants de la linguistique descriptive, peuvent se rattacher directement à son génie. L a grammaire de Pânini se situe dans un contexte où le reste de la description grammaticale de la langue et la théorie qui la soustend sont implicites. L a description phonétique de la langue est éga­ lement considérée comme donnée; l ’ensemble des unités phoniques représentées dans l’alphabet sanskrit et énumérées dans YAstâdhyâyï ______ est donné-sans autre commentaire, bien que les sons soient ordonnésk.._ en séquences, à la fois phonétiquement et morphologiquement appro­ priées aux règles grammaticales. Les considérations touchant réel­ lement à la phonétique sont très rares chez Pânini. Les linguistes indiens utilisent quatre classes de mots : noms et verbes (fléchis), prépositions et particules (non fléchies). Leur théorie fondamentale de la structure phrastique pose trois conditions que doivent remplir les mots pour constituer une phrase : êtie mutuelle­ ment compatibles en tant que membres de classes grammaticales appropriées figurant dans des constructions correctes, sinon ils ne seraient rien d’autre que des listes d ’item lexicaux dénuées de toute . autre signification; être sémantiquement appropriés l’un à l’autre, ■sinon nous devrions accepter des non-phrases apparemment gramma­ ticales comme* il le mouille avec du fe u , qui on t tourmenté les linguistes, en Orient comme en Occident, durant toute l’histoire de la pensée linguistique, et nous tourm entent encore aujourd’hui; apparaître en contiguïté temporelle, sinon il serait tout à fait impos­ sible que la mémoire les manipule ou q u ’on les interprète comme un énoncé unique. Ces trois exigences sont désignées par les termes sanskrits âkânksâ, yogyatâ, et samnidhi; on peut les comparer aux notions firthiennes : « colligability » et « collocabiliiy » des éléments, et séquence temporelle de leurs représentants effectifs’ . En plus du terme phonologique sandhi, les dénominations gram­ maticales indiennes pour les différents types de composition de mots, sujet auquel ils consacrent beaucoup d ’efforts, sont devenues d ’un usage courant. On peut citer par exemple les termes iatpurusha (latpurusa) - « composé attributif » (p ar exemple doorknob, black1.

B ro u g h , 1 953, 1 6 2 -1 6 3 ; J .R . F ir th , « S yn o p sis o f L in g u isticT h e o ry » ,

Sutdics

in linguistic Analysis (volum e spécial de la P h ilo lo g ica l S o c ie ty , O xfo rd , 1 9 5 7 ), 1 7 ; H allid ay , « C ategories » , 2 5 4 -2 5 5 ; v o ir en o u tre B .K . M a tila l, « Indian T h eo rists on the N atu re o f the Sentence » , Foundations o f Langiiuge 2 ( 1 9 6 6 ) , 3 7 7 3 9 3 ; cf. p. 8 2 , ci-dessus.

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berry), et bahuvrihi « tumkey, humpback) \

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composé

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exocentrique

»

(par exemple

Le verbe, fléchi pour la personne, le nombre et le temps, est consi­ déré comme le cœur de la phrase (en sanskrit, comme en latin e t‘en grec, le verbe peut constituer à lui seul une phrase complète). D ’autres mots parmi lesquels les plus importants sont les noms avec leurs diffé­ rentes flexions casuelles, entretiennent des relations spécifiques avec le verbe. Le terme kâraka désigne les noms qui ont avec le verbe des relations diverses; les kârakas sont classés suivant les différents types de relation entre l’action, ou procès, exprimé par le verbe et les denotata des noms. Deux d ’entre eux sont 1’ « agent » et 1 ’ « objet » ; mais les kârakas ne doivent pas être confondus avec les cas, comme on le fait habituellement; le génitif sanskrit, dans son emploi le plus général, n ’est pas censé exprimer un kâraka, sa principale fonction grammaticale étant de relier des noms à des noms, et non pas des noms à des verbes. Les marqueurs de kârakas comprennent les terminaisons de cas des mots à flexion casuelle, mais le même kâraka peut s’exprimer dans plus d ’une structure formelle 2. Les règles de formation grammaticale des mots, qui occupent la plus grande partie de YAstâdhyâyï de Pânini, sont établies dans le contexte grammatical général esquissé ci-dessus. Elles sont difficile à décrire et à illustrer sans se référer à la langue sanskrite. Bloomfield, dans un long compte rendu, fournit un bon résumé de la méthode de Pânini et de ce qu’elle donnerait si on l ’appliquait à une description des parties appropriées de la grammaire anglaise 3. L ’engendrement de la forme lexicale âbhavat - « il était, elle était, c’était », à partir de la racine bhü- - « être », passe par les étapes suivantes (les chiffres désignent les sütras pertinents) 4 : bhu-a bhu-a-t â-blm-a-t â-bbo-a-t â-bhav-a-t âbhavat.

3 .L ? , 1.4.99, 6.4.71, 7.3.84. 6.1.78.

3.1.68. 3.1.2, 6.1.158.

3.2.111,

3.4.78,

3.4.100.

1. Chakravarti, 1930, chapitre vin; Bloomfield, Language 235. Les term es sanskrits illustrent en soi les catég ories q u ’ils désignent : tatpurusa, son (à lui) — se rv ite u r; bahuvrï/ii (qui possède) beaucoup — riz.

2. Rocher, 1964. 3. Language 5 (1 9 2 9 ), 267-276. 4 . B u isk ool, 1 9 3 9 , 12-1 3 .

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BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Seule la représentation finale est la forme d'un mot réel tel qu’il est prononcé isolement; les formes précédentes illustrent l ’appli­ cation ordonnée des règles, recouvrant, évidemment, la formation d’un grand nombre de mots autres que celui donné dans cet exemple particulier. On peut comparer toute cette procedure descriptive aux étapes par lesquelles les grammairiens de l’école gcncrativc-transformationnelle, plus de deux mille ans plus tard, arrivent à une forme réelle à travers une succession de représentations se combinant entre elles selon des règles ordonnées. Ainsi, à partir du radical disayd-, (décide « décider ») on traverse dans l’ordre les étapes suivantes1 (pour l’adjectif dérivé décisive) : disayd-iv disayz-iv

disays-iv disaysiv.

Les descriptions de Pânini impliquent l’identification séparée des racines et des affixes, qui inspire directement le concept de morphème dans l’analyse grammaticale d’aujourd’hui. L ’étude de l ’hcbreu et de l’arabe conduisit plus tard l’Europe médiévale à reconnaître la racine abstraite comme une constante qui sous-tend les paradigmes fiexionnels, mais le modèle européen typique de description gramma­ ticale continua d’être celui transmis par Denys de Thrace et Priscien, à savoir le modèle « mot-et-paradigme » . En fait, ce modèle, avec ses avantages pédagogiques très évidents, continue à être largement utilisé dans l’enseignement des langues, particulièrement des langues anciennes. Les variations formelles des éléments fonctionnellement équi­ valents, couvertes par le concept moderne d ’allomorphcs, sont traitées par Pânini dans un cadre morphophonémique. Il établit des formes de base abstraites, appelées slhânin (« ayant une place », « original ») qui, grâce aux règles de changement morphophonolo­ gique et de sand/ii interne, sont transformées en morphes réels des mots résultants; les remplacements formels sont appelés âdesa (« substitut »). Les règles générales sont accompagnées d’exceptions; en anglais, la formation du temps passé des verbes à l’aide de /-d/ aurait été reliée aux variantes déterminées par l’environnement, com m e/-t/ (walked) et ¡-idj (plodded), les irrégularités individuelles 1.

N . C hom sky, Current Issues in linguistic Theory, L a H a y e , 1 9 6 4 , 7 4 ; cf.

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faisant l’objet d ’une mention spéciale, par exemple, rim, ra n 1. On a en fait considéré la Menomini morphophonemics de Bloomficld comme pâninienne de méthode et d ’inspiration2. Dans le souci d ’économiser au maximum les moyens d'expres­ sion, Pânini élabore ses règles de telle façon que la répétition d’une règle relativement à une règle postérieure dans la formation des mots est rendue inutile. L ’économie se trouve en outre servie par plusieurs mécanismes spéciaux; les unités phoniques distinctives sont rangées dans un ordre spécial réunissant les sons qui se trouvent conjointe­ ment mis en cause dans la formulation de certaines règles. Ces séquen­ ces sont en outre divisées par l’interposition d’unités phoniques dcmarcatives, si bien qu’on peut abréger une suite de sons en en indiquant le premier et le marqueur qui suit le dernier. Ainsi, à partir de la séquence a i u (n ), on peut représenter a iu par an, et à partir de a i u (n ) f l e o (n ) ai au (c ), on peut employer ac pour dire « toutes les voyelles » (j et / représentant respectivement le r et le / vocaliques s). Ce type d ’abréviation est étendu aux éléments gram­ maticaux; sup désigne toutes les désinences nominales casuelles, et tin toutes les désinences verbales personnelles. Un exemple célèbre de l’économie d’expression de Pânini est son sûtra final (8.4.68), qui a la forme « a a » ; il signifie que a, (traité auparavant (par exemple en 6 . 1 . 10 1 ) comme l’équivalent qualitatif de à, de sorte que la règle de sandhi de coalescence vocalique puisse sc formuler économiquement comme i-i = ï, u-u = ü, a-a = d), est en fait un son vocalique plus fermé, plus central4. C’est à Pânini qu’on doit un mécanisme descriptif aujourd’hui familier : la représentation zéro d’un élément ou d ’une catégorie. 11 est possible d’attribuer quelque régularité à des formes apparem­ ment irrégulières en faisant l ’hypothèse, à des niveaux de représenta­ tion et d’analyse plus abstraits, d’un morphème représenté par un morphe zéro, c ’est-à-dire sans représentant superficiel dans le maté­ riel phonique. Ainsi, puisque la plupart des pluriels nominaux anglais comprennent un morphe de surface, habituellement un suffixe, un exemple comme sheep (mouton(s)), employé comme un pluriel, peut s’analyser en lji:p/-0.

1. Cf. Bloomfield, Language 5 (1 9 2 9 ), 272-274. 2. T C L P 8 (1 9 3 9 ), 1 0 5 -1 1 5 ; A llen, « Zero and Pânini », Indian linguistics 16 (1955), 106-113 (1 1 2 ). 3 . Les sons employés com m e symboles de démarcation sont placés entre paren­ thèses.

4. Allen, 1953, 58, suggère une traduction appropriée : « a = [a] ».

S taal, 1965.

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Pânini prend comme structure grammaticale minimale d ’une forme nominale la séquence : racine suffixe de thème + suffixe ilexionnel. Dans la plupart des formes nominales, mais pas dans toutes, chacun de ces éléments peut être représenté par des segments phonétiques réels. Ainsi, dans -bhâjam, “partage” (accusatif singulier), -bhâj- représente la racine bhaj-, et -am le suffixe flexionnel final. Les règles de Pânini pour de tels noms spécifient, à un stade antérieur de la description, un segment y représentant le suffixe formateur du thème (3.2.62); une règle ultérieure prive ce v de représentation de surface, c ’est-à-dire le représente par zéro (6.1.67). Le concept de zéro a donné heu à de nombreux emplois différents dans la linguistique moderne; certains ont protesté contre son exploi­ tation abusive, mais nombre de langues possèdent des formes pour lesquelles l’analyse la plus économique se fait grâce à un élé­ ment zéro. Tous ces emplois dérivent de la première application connue de ce mécanisme par Pânini; en dehors du sanskrit, l ’exemple le plus pâninien est l’analyse par Saussure des formes du cas nomi­ natif, comme phlox (/phloks)/, flamme, où /phlog-/ représente la racine et /-s/ le suffixe du nominatif singulier, et où le formant du thème (comme dans hippos (/hipp-o-s/), cheval) est représenté par un suffixe zéro (J phlôg - a - si) L L ’impact de l’œuvre de Pânini et des autres linguistes indiens sur les études sanskrites en Europe, à partir de 1800, fut profond et durable. Dans deux des premières grammaires sanskrites publiées en anglais, la Grammar o f ihe Sungskrit language (Serampore, 1806), de W . Carey, et la Grammar o f ihe Sanskrita language (Londres, 1808), de C. Wilkins, les auteurs rendent hommage à leurs prédé­ cesseurs indiens, qu’ils ont étudiés avec l’aide des pandits sanskritistes12. Le fait qu’au x ix ° siècle la recherche linguistique se concentre sur les aspects historiques, résultat direct de la découverte par les Euro­ péens du sanskrit et de ses relations avec les langues classiques et modernes d’Europe, empêcha dans l’immédiat d ’apprécier pleine­ ment les concepts et méthodes employés par les Indiens dans leurs travaux grammaticaux descriptifs, mais les vues indiennes en phoné-

1. Allen, « Z e ro and Pânini » ; F . de S au ssu re, Cours de linguistique générale (4 e éd itio n ), P a ris, 1949, 2 5 5 -2 5 6 ; H .A . G leaso n , Introduction to descriptive lin­ guistics, édition rev u e, N ew Y o r k , 1961, 7 6 (tra d . fr. Introduction à la linguistique, L a ro u sse , 1 9 6 9 ); W . H aas, « Z e ro in linguistic a n a ly s is » , Studies in linguistic Analysis, 3 3 -5 3 . _ ;jj£ 2 . Benfey, 1 8 6 9 , 3 8 3 , appelle W ilkins « le père des études san skrites en Europe ».

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tique influencèrent et stimulèrent le développement de Ja théorie et de la pratique tout au long du siècle. L ’étude du sanskrit constitua certainement l ’incitation prim or­ diale au travail com paratif et historique, au début du x ix ° siècle, mais elle survint à un moment propice et dans une Europe qui y était préparée. Depuis D ante, pendant et après la Renaissance, diverses tentatives isolées de linguistique historique et de comparaison entre langues à des fins diachroniques avaient eu lieu; mais, comme on l’a vu dans les chapitres précédents, l'essentiel de la recherche lin­ guistique avait été consacré à la description et à l’analyse des langues, à la théorie synchronique, à la pédagogie et autres applications, et aux approches de ce qu’on peut appeler la « philosophie du lan­ gage », à savoir les théories générales sur le rôle et le fonctionnement du langage. Cependant, au xv m e siècle, la réflexion se tourne vers les problèmes historiques, quoique d ’une façon assez générale. L e problème de l’origine du langage, bien qu’à jamais hors d ’atteinte de toute science linguistique concevable, a toujours fasciné les historiens, sous une forme ou une autre. L ’histoire du pharaon Psammétique, qui préten­ dait avoir découvert la langue originelle à l ’aide d'un enfant, élevé dans un milieu rigoureusement muet, qui aurait émis l ’expression bekos (phrygien « pain »), prélude à d ’autres contes du même genre, concernant d’autres personnages et d ’autres langues1. M ais, au xv m e siècle, dans différents pays d ’Europe, plusieurs penseurs s’interro­ gent sur les étapes intermédiaires entre les débuts du langage humain et sa forme actuelle manifestement élaborée, et se deman­ dent comment, pendant la préhistoire, ont pu être semées les graines du langage tel que l’époque historique le connaît. On cherche en outre, pour les formes de mots qu’ils observent, des explications his­ toriques en accord avec des principes de développement linguistique supposés universaux. Ce phénomène, tout en restant loin de l’étude historique systématique de familles de langues spécifiques et déter­ minées, étude qui se développera et dominera au siècle suivant, est entretenu par la connaissance accrue, bien que souvent partielle, de langues nouvellement découvertes dans le monde grandissant de la colonisation européenne, des missions et du commerce. Des hypothèses explicatives, issues d ’une réflexion approfondie sur l ’origine et le développement du langage, établissent un lien entre les philosophes empiristes et rationalistes et ceux qui, à Ja fin du

1. H é ro d o te , 2 .2 .

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siècle, travaillent carrément dans le cadre du mouvement romantique anti-rationaliste. Ceci n’est pas surprenant, puisque c ’est par le moyen du langage que les hommes discutent, raisonnent et communiquent leurs connaissances collectivement accumulées, ce qui intéressait en premier le Siècle des lumières, et qu’ils expriment les émotions et sentiments individuels tant prisés par les romanti­ ques. Vernunftmensch, l'homme de raison, et Gejuhlsmensch, l’homme de sentiment, se réalisent l’un et l’autre grâce aux ressources de la langue. Vers le milieu du xviii0 siècle, deux philosophes français discutent de l’origine cl des premiers développements de Ja parole humaine. En 1746, E. B. de Condillac consacre au langage la seconde partie de son Essai sur l'origine des connaissances humaines1 et, en 1755, Rousseau traite le même sujet plus brièvement dans une partie de son Discours sui l'origine de l'inégalité parmi les hommes, citant positivement les vues de Condillac123. Un ouvrage ultérieur, Essai sur l'origine des langues8, a été publié à titre posthume en 1782. Condillac écrit dans le cadre de Ja tradition rationaliste-empi­ riste, se reposant en grande partie sur la théorie de la connaissance de Locke, tandis que Rousseau préfigure le mouvement romantique. Ils ont de la genèse du langage des conceptions fort semblables : le langage aurait pris sa source dans les gestes déictiques et imitatifs et dans les cris naturels, mais, les gestes étant moins efficaces comme signaux de communication, l’élément phonique devint prépondérant dans le langage humain, tandis que des séquences sonores spécifiques s’associaient sémantiquement aux choses et aux phénomènes. Condillac envisage une étape mixte oii les formes verbales parlées s’accompa­ gnent de gestes indiquant la référence temporelle, ceux-ci étant par la suite remplacés par des symboles vocaux énoncés après le verbe luimême et, finalement, au stade atteint par le latin, agglutinés à lui 45. Rousseau suggère, selon les vues du contrat social, qu’un accord délibéré a présidé à cette substitution de la parole au geste 6. Condillac et Rousseau considèrent tous deux que le vocabulaire abstrait et la complexité grammaticale se développèrent à partir d’un vocabulaire concret préexistant, qui comprenait très peu de distinoXVIIIe

1. Condillac, 1798. / 2 . F .C . Green (éd .), Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Cam bridge, 1941 (référence à Condillac, pages 41-42).

3. Rousseau, 1822.

4 . Condillac, 1798, 368-369. 5. Discours, 45.

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lions ou de contraintes grammaticales; et le fait de s’appuyer sur les contrastes tonaux, à la façon du chinois, traduit pour tous deux la survivance d ’un trait primitif, au même titre que l’importance accordée dans l’Antiquité classique à l’intonation du discours décla­ matoire 1; ils s’accordent pour juger que la poésie a jailli du chant religieux, qui représente la plus ancienne forme littéraire du langage. Sur ce point, cependant, se révèle la divergence de leurs opinions philosophiques. Condillac compare sans préjugés l ’éloquence latine et française, et il refuse de trancher par un jugement de valeur entre les mérites stylistiques du latin, où l’ordre des mots est grammatica­ lement libre, et ceux du français, avec sa structure plus analytique et où l’ordre des mots est davantage réglementé12. Rousseau, par contre, se réjouit de la vivacité et de la passion qu’il attribue aux premières étapes du langage humain, lorsque la poésie ne s’était pas encore gelée en raisonnement et que l’écriture, incapable de symboliser les différences d’accent et de hauteur et les inflexions vocales de la parole, n ’avait pas encore substitué « l ’exactitude à l’expression », ni affaibli la vivacité de la langue elle-même : « toutes les langues lettrées doivent changer de caractère et perdre de la force en gagnant de la clarté 3 ». Rousseau, capable de rêver au bon sau­ vage non corrompu par la propriété et le gouvernement civil, est aussi capable de parler des « langues favorables à la liberté; ce sont les langues sonores, prosodiques, harmonieuses, dont on distingue le discours de fort loin. Les nôtres sont faites pour le bourdonne­ ment des divans 4 ». L ’intérêt très vif suscité par le problème de l’origine du langage est attesté par le prix qu’offre l’Académie de Prusse, en 1769, pour un essai répondant à la question de savoir si l’homme a pu, seul, déve­ lopper le langage jusqu’au stade alors connu, et, si oui, comment il y est parvenu. Cette enquête vise en partie à réagir contre les propo­ sitions insatisfaisantes avancées jusque-là, et contre les propos scienti­ fiquement désespérés de Süssmilch qui, en 1754, affirmait que la complexité et l’organisation parfaite des langues ne pouvaient s’expli­ quer que comme un don direct de Dieu à l’humanité, vue suggérée par Platon, exprimée également par Rousseau (la direction divine dans l’évolution du langage) et que l’on retrouve dans plusieurs

1. 2. 3. 4.

C ondillac, 1 7 9 8 , 276-277, 278-301.

Ibid., 2 9 9 -3 0 1 , 413-415. R o u sseau , 1 8 2 2 , chap. vn.

Ibid. , 2 5 5 , ch ap. x x .

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récits mythologiques traditionnels, dans l ’Ancien Testament et ailleurs1. L a réponse de H erder aux questions posées par l ’Académie, et qui lui vaut le p rix , est publiée en 1772 sous le titre Abhandlung über den Ursprung der Sprache 12. Herder rédigea ce texte en grande hâte et avec beaucoup d ’émotion (en fait, il avait exposé certaines de ses opinions su r le langage plusieurs années auparavant dans quelques essais 3) . Peu d ’autres compositions sans doute, couron­ nées par un p rix académique, contiennent autant de points d ’exclamation e t doiment libre cours à une rhétorique aussi enflammée. Herder affirme l ’inséparabilité du langage et de la pensée; le lan­ gage est l’outil, le contenu et la forme de la pensée humaine 45. La relation étroite e n tre la pensée et la langue a constitué depuis l’Anti­ quité un lieu com m u n de la philosophie, mais les auteurs précédents, d ’Aristote aux M odistes, étaient persuadés que le langage dépendait hiérarchiquement de la pensée abstraite, dont les opérations le pré­ cèdent. Herder soutient la thèse assez neuve que tous deux ont une origine commune e t, franchissant des stades successifs de croissance et de maturation, se développent parallèlement; il pose que, puisque langue et pensée sont interdépendantes, on ne peut correctement comprendre et étudier les modes de pensée et la littérature populaire des différents peuples qu’à travers leurs propres langues s. De telles opinions avaient déjà été exprimées dans le passé, mais au début de 1’-époque rom antique, spécialement en Allem agne; alors que l a puissance du nationalism e européen était sur le point de devenir ' un des thèmes m ajeurs de la politique, cette affirmation de l’indivi­ dualité de la langue d ’une nation et de ses liens intimes avec la pen­ sée, la littérature e t l ’unité nationales, est reçue avec faveur et donne naissance à une tendance durable dans la théorie linguistique. Sapir a peut-être raison de soutenir que Humboldt doit une grande partie des idées qu’il a exprimées sur la langue à l’inspiration de Herder et, s’il en est ainsi, les partisans des théories de W h orf aussi bien que les

1. J.P. Süssmilch, Versuch eines Beweises dass die erste Sprache ihren Ursprung nicht vom Menschen sondern allein vom Schöpfer erhalten habe, Berlin, 1766; R o u sse a u , Discours, 48-49; Platon, Cratyle, 397 C , 425 D ; A l le n ,« Ancient ideas on the origin and development of language » , TPS, 1948 35-60. 2. Herder, 1891. 3. Herder's sämtliche werke, ¿d. B. Suphan, Berlin, 1877, volume II. 4. Werke, 2, 24-26. 5. Ibid., 26-28.

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grammairiens généralifs d ’aujourd’hui peuvent, eux aussi, se n clamer de ce philosophe du langage1. Herder répond à la question de la priorité du langage, ou de J» pensée en déclarant que, puisque chacun dépend de l ’autre pou son existence, ils ont une origine commune. Le premier pas a consist. en l ’abstraction et l’identification d ’une entité récurrente ayant ses caractéristiques distinctives propres et relativement constantes partir de « l ’océan entier de l’expérience 2 », et, simultanément, en s; désignation par un symbole vocal. Il suppose que l ’ouïe est le sens dont les données furent les premières à être isolées et désignées de cette façon, et l’agneau est salué comme « le bêleur » (« H a! Du bist das Blôckende3! »). A partir de la symbolisation vocale des choses par leurs caractéristiques auditives, l’humanité a évolué vers les données fournies par les autres sens. Tels qu’ils sont formulés, les arguments de Herder en faveur du caractère central du sens auditif résistent mal de nos jours à l’examen, mais la composante phonesthétique de tant de lexiques, où les traits visuels et autres (petitesse, caractère pointu, proximité, etc.) sont manifestement liés à certains types de traits sonores, prête quelque crédit à cette hypothèse4. Le premier stock de mots fut un « vocabulaire simple 5 », en majorité restreint aux êtres et événements observables, la diversité lexicale et les différen­ ciations grammaticales se développant ensuite avec l ’accumulation du trésor des pensées humaines. Cette reconstitution hypothétique de la préhistoire de Ja parole, en dépit de ses évidentes naïvetés d ’expression, vaut bien d ’autres spéculations relatives à des événements qui échappent à l ’observation scientifique. En particulier, elle constitue un incontestable progrès par rapport à la façon dont le problème de l ’origine du langage était posé aupa­ ravant. Herder garde la théorie traditionnelle de la monogenèse de toutes les langues et de toutes les cultures; et sa théorie souffre des perspec­ tives du xvm c siècle quant à la date récente à laquelle on situait l 'appa­ rition de l’homme sur terre, avec pour conséquence la tentation de

J. S ap ir, 1 9 0 7 -1 9 0 8 ,1 4 1 ; C h om sk y, CurrcntIssues, 1 7 -2 1 , Aspects o f the Thcory of Syntax, C am brid ge, M ass., 1 9 6 5 , 4 , 8 -9 , 5 1 ; p . 2 4 6 , ci-dessous. 2. H e rd e r, 1 8 9 1 , 34-35. 3. Ibid., 36. 4. Ibid. , 6 4 -6 7 ; O . Jespersen, Languagc, L o n d re s, 1 9 2 2 , ch ap itre x x . F irth , Speech, L o n d re s, 1 930, ch apitre vi. 5. H e rd e r, 1 8 9 1 , 82-8 9 .

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voir dans les prétendues « langues primitives » contemporaines des survivances caractéristiques des premiers stades du langage. On y trouve des suggestions sottes, comme celle qui attribue au verbe une priorité temporelle d’apparition parmi les classes de mots (en fait classe de mots ne peut avoir aucun sens, à moins qu’on ne puisse distinguer dans la langue au moins deux classes); et Herder appuie son affirmation sur l’analogie, également fallacieuse, avec l'emploi de la langue par l’enfant '. Si Herder, à l'époque où il écrit, est excusable de recourir à de tels arguments, les auteurs modernes dont les spéculations sur la préhistoire du langage renferment encore ces mêmes analogies péri­ mées sont impardonnables. Se situant entre les mouvements rationaliste et romantique, Herder subit l’influence des deux; ce fait donne une grande signification à scs écrits historiques aussi bien que linguistiques 12. Sa propre théorie de l’origine du langage, bien qu’exprimée avec passion, n’est pas en désaccord avec la pensée rationaliste. Il est intéressant de noter que, au moment où ‘il apprend que son essai a gagné le prix de l’Académie, il est déjà tourné davantage vers les romantiques et n ’est rien moins que satisfait de ce qu’il a écrit 8. Dans l’Angleterre du xvm e siècle, un représentant éminent de la théorie philosophique universelle de la grammaire est James Harris, dont VHermès or a philosopltical enquiry concerning language and universal grammar est publié en 1751 45. On peut associer la pensée de Harris à l’école dite platonicienne de Cambridge; tandis que, sur le continent, les exposés de grammaire rationaliste universelle sont en général basés sur Descartes. Harris, érudit aristotélicien très versé dans la philosophie et la littérature antiques, se tourne vers Aristote pour les fondements philosophiques de la grammaire. Comme tous les universalistes, Harris établit une distinction entre les diffé­ rences structurelles individuelles des langues particulières et « ceux des principes qui leur sont essentiels à toutes 6 ». Dans sa théorie du sens des mots, il suit fidèlement Aristote : les mots sont liés par conven­ tion à ce qu’ils désignent et la langue est « un système de sons arti-

1. Herder, 52-54, 134. $ 2. F. McEachran, The life and philosophy o f Johann Gottfried Herder, Oxford, 1939, 32 et passim; R.G. Collingwood, The Idea o f History, Oxford, 1946, 8693. 3. Sapir, 1907-1908, 137-138. 4. Pagination de la 3e édition, Londres, 1771. 5. Harris, op. cit., 7, 11. 162

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cillés, significatifs par convention 1 ». La phrase et le m ot en tant qu’universaux sont définis en termes aristotéliciens comme, respec­ tivement, une « quantité sonore composée significative, dont cer­ taines parties sont elles-mêmes également significatives » et un « son significatif, dont aucune partie n ’est en soi significative 2 ». Le système grammatical de Harris requiert deux « éléments prin­ cipaux » : les noms (y compris les pronoms) ou « substantifs », « signi­ fiants de substances », et les verbes ou « attributifs », « signifiants d’attrib u ts3 ». Les verbes comprennent ce q u ’on peut formellement distinguer comme verbes proprement dits, participes et adjectifs; cette classe ressemble beaucoup au rhema de Platon et d ’Aristote (p. 31, ci-dessus). Les adverbes sont un type spécial d ’attributifs, étant des attributifs d ’attributifs, ou attributifs du second ordre. En dehors des « éléments principaux », les langues distinguent deux « éléments secondaires », n ’ayant par eux-mêmes aucun sens et pou­ vant se comparer aux syndesmoi d ’Aristote (excepté pour l ’inclusion parmi eux des pronoms personnels); ils se divisent en « définis » (les articles et quelques mots pronominaux), se construisant avec un m ot unique, et conjonctions (conjonctions et prépositions), se construisant avec deux ou plusieurs mots 4. A la différence des gram­ mairiens grecs, mais suivant la pratique latine, H arris identifie les interjections comme une composante à p art des langues, n ’appar­ tenant pas au discours au même titre que les autres 6.

Tout en basant sa théorie de la grammaire universelle sur la doc­ trine d’Aristote, Harris, contrairement à son modèle, s’intéresse aux différences de surface entre des langues diverses, dont il a une vision très nette; mais, précisément parce que la même fonction, telle qu’il l’envisage, est assumée en latin par des flexions casuelles et en anglais par des syntagmes prépositionnels (Brütï, o f Brutus (de Brutus)), il pense qu’on doit creuser plus profondément pour identifier les catégories grammaticales et les relations universelles qui seules peuvent donner une signification aux grammaires pure­ ment formelles des langues particulières6. Dans sa théorie du sens, Harris considère les mots « principaux », ayant un sens indépendant, comme « primitivement, essentielle1. H a r r is , 3 1 4 -3 1 5 , 3 2 8 - 3 2 9 ; A ris to te ,

dessus).

2 . H a rr is , op. cit., 1 9 -2 0 . 3. Ibid., 2 3 - 2 6 , 1 9 2 -1 9 3 , 2 9 1 -2 9 2 . 4 . Ibid., 3 0 -3 1 . 5. Ibid., 2 8 9 -2 9 0 . 6. Ibid., 2 5 -6 .

De

l'interprétation, / /

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2 2 c i-

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ment et immédiatement » les symboles des idées générales et, seulement accessoirement et via ces idées générales, des symboles des idées particulières1. Il défend le concept d ’idées innées contre le point de vue empiriste qui prévaut en Angleterre et, tout en insis­ tant sur la grammaire universelle, considère que la capacité de l’hu­ manité à former des idées universelles ou générales, dont les mots sont les signes, ne peut être qu’un don de Dieu 2. En lant que phi­ losophe, il s’intéresse surtout à la langue comme moyen d ’expri­ mer des propositions logiques; tout en rattachant sa théorie du langage à Aristote et à l’universalisme philosophique, il annonce par plusieurs côtés certains développements caractéristiques de la pensée de la fin du xv in e siècle. En fait, son application de la distinc­ tion aristotélicienne entre m atière et forme (hylê ( uXtj) et eîdos (elSoç)) à la substance phonique et à la fonction sémantique du discours préfigure l’importante doctrine de Vinncre Spradfonn qui sera exposée au début du X I X e siècle 3, dans l’œuvre de W . von Humboldt. En soulignant l’importance des universaux de langage, Harris s’accorde avec Condillac ainsi qu’avec Herder, qui loua son œ uvre4, pour rattacher la faculté de parole à la faculté d ’abstrac­ tion et d’identification des phénomènes récurrents et des entités durables qui se ressemblent. Condillac cite Locke dans cette partie de son traité; Locke attribuait la généralité aux idées, bien que ses successeurs plus strictement empiristes, Berkeley et Hume, considèrent que la généralité ne peut réellement se prédire qu’en termes de mots, non d ’idées 5. Comme Herder, Harris prend conscience de l’importance des particularités individuelles de chaque langue. Bien qu’il base sa théorie linguistique sur les universaux sousjacents, il met, davantage que les grammairiens philosophes précé­ dents, l’accent sur l’individualité des langues et sur leur étroite rela­ tion avec l’histoire et la vie des peuples qui les parlent, annonçant par là les vues linguistiques les plus caractéristiques du mouvement romantique c. Dans un passage éloquent, il élargit et illustre son thème en louant les mérites conjugués des penseurs et auteurs grecs

1. Harris, 347-349. 2. Ib id ., 350-402. 3. Ib id ., 315; p . 183, ci-dessous. 4.

W erk e, 1 5 , B e r lin , 1 8 8 8 , 1 8 1 - 1 8 2 .

5. Condillac, 1798, 395-396; J. Locke, A n E ssay concerning ding, Londres, 1690, 2.11-9, 4.7-9. 6. Harris, op. cit., 409-411; Funke, 1934, 8-18.

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ainsi que de la langue grecque, qui était seule apte à leur permettre de s’exprim er1. L 'Hernies de H arris serait sans doute moins connu si Horne Tooke ne l ’avait pris pour cible de ses attaques. Tooke était un homme îjui avait des intérêts et des activités multiples; il écrivit plusieurs pam­ phlets politiques et joua un rôle déterminant lors d ’un appel de sous­ criptions en faveur des familles de colons am éricains tués par les troupes britanniques à Lexington en 1775, ce qui lui valut, étant donné la conduite bornée des autorités engagées dans la guerre, de se voir infliger par les juges du roi Georges une amende de 200 livres sterling et un emprisonnement d ’un an (il attribua plus tard sa goutte à la qualité médiocre du bordeaux dont il disposait à la prison du Banc du R o i 2). Tooke étant par nature un révolté et H arris faisant partie de ce qu’on appellerait aujourd’hui T « establishment », il était inévi­ table que Tooke p rît Harris pour cible de ses attaques et que la théorie linguistique de Tooke s ’opposât violemment à la tradition grammaticale philosophique telle que Harris l ’avait exposée. IJ est aisé de critiquer H arris pour ses nombreuses obscurités et pour ses contradictions manifestes, quand par exemple, sc débat­ tant avec la sémantique de certains de scs « éléments secondaires » (problème sur lequel la théorie linguistique est encore aujourd’hui incertaine), il déclare que les conjonctions partagent les propriétés à la fois des mots qui ont une signification et de ceux qui n ’en ont pas p ar eux-mêmes 3; il était facile aussi de critiquer son élaboration d’un système grammatical prétendument universel sur la base d ’une connaissance insuffisante des langues qui l’amène à accorder une place aux prépositions, mais non aux postpositions qui se trou­ vent avoir des fonctions syntaxiques et sémantiques comparables en hongrois et en tu rc (et dans plusieurs autres langues importantes que Tooke ne cite p a s 4). H arris prête également Je flanc aux cri­ tiques de Tooke lorsqu’il déclare qu’une « vague analogie » est res­ ponsable de l’attribution naturelle au soleil et à la lune de noms possédant les genres masculin et féminin, respectivement, en dépit ou par ignorance des faits concernant les langues germaniques et le russe 6.

1. Harris, op. cir., 419-424. 2. J. Hom e Tooke, E}>ca p lc ro en tra

1.

3. Harris, 4. Tooke, 5. Harris,

o r the diversions o f P u r icy ,

op. cit., 259; Tooke, op . c ir ., 61. op . cit., 154-155. op. cit., 45; Tooke, op. c it ., 27.

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Londres, 1857,

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Tookc expose ses idées su ria langue flans plusieurs dialogues, où il se donne un rôle lui-même, dialogues qui onl été réunis de façon assez décousue et illogique dans E pca pteroenta or tlic (¡¡venions o f P urley \ publié en deux volumes, en 1786 et 1805. Le style de Tookc est assez mordant et plein de verve; on peut extraire d ’une note le passage caractéristique suivant (où il attaque Harris et cherche à justifier le caractère indiscutable de son appréciation) : « Laquelle (la répu­ tation de H arris), cependant, est aisément explicable; non pas en supposant que sa doctrine donnât davantage satisfaction aux esprits qui la citaient qu’au mien, mais parce que, de même que les juges abritent leur friponnerie derrière des précédents, ainsi les savants dissimulent-ils leur ignorance derrière l’autorité; et quand ils ne peu­ vent raisonner, il est plus prudent et moins déshonorant de répéter en seconde main une absurdité qu’ils auraient eu honte de produire

à l’origine comme leur propre bien 12. » L ’approche grammaticale de Tooke s’accorde en partie avec les doctrines formelles modernes; pour lui, le genre constitue essentiel­ lement, en tant que catégorie grammaticale, un représentant des cons­ tructions syntaxiques mettant en cause des nominaux dans les langues où il apparaît 3. Sa théorie, dans la mesure où on peut prétendre qu’il en a formulé une, montre un complet mélange de synchronie et de diachronie. Le langage tel que nous le connaissons, déclare-t-il, s’est développé à partir des cris naturels (une théorie soutenue par d ’autres à cette époque), auxquels il identifie les interjections (« Je pouvoir du discours repose sur l’efTondrement des interjections45»). j C ’est pour cette raison qu’il blâme les autres grammairiens, dont Harris, de les avoir admises comme partie du discours. Tooke n’admet que deux parties essentielles du discours, le nom et le verbe &; toute autre classe de mots résulte de 1 ’ « abréviation >» ou corruption, qui rend la langue plus fluide. Il accorde une grande impor­ tance à ce concept d’abréviation et fournit de nombreuses étymologies détaillées, dont la plupart sont incorrectes, afin d’essayer de montrer que les conjonctions, adverbes et prépositions résultent de mots nomi­ naux et verbaux abrégés ou mutilés. Les adjectifs et les participes sont des noms et des verbes employés adjcctivalement (« adjectivés »), par leur position et leur syntaxe ®. 1. èjjEa »rrEpeovTa « paroles ailées », un cliché chez Homère. Tooke, op. c il., 6 2 .

2. 3.

Ibid.,

28.

4. Ibid ., 32. 5. Ibid., 24. 6 . Ibid., 6 5 7 ,

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DES TEMPS MODERNES

Comme d’autres au xvui® siècle et par la suite, Tooke considère les éléments flexionnels et dérivationnels comme des fragments de mots qui, d ’abord indépendants, se sont agglutinés au mot racine. De nouveau, si certaines de ses identifications sont correctes, par exemple pour le suffixe adjectival anglais -fui (beautiful), d’autres résultent d ’une interprétation extravagante, comme lorsqu’il dérive Je latin ibü - « j ’irai », de î-, « aller », plus b- ( = grec boni- (|ïouX-), « souhaiter »)plus (cg)o, « je » , e t audiam - « j ’écouterai », deaudi(re), « ccouter », plus atn(ô), « j ’aime » (c ’est-à-dire je veux écouter)1! Plusieurs constructions dans les langues témoignent historiquement en faveur de l’idée, partagée par CondilJac (p. 156, ci-dessus), que la variation morphologique dans les formes des mots provient de l’agglu­ tination de mots indépendants. Nous pouvons reconstituer la fusion, sans doute intervenue après que l’ordre des mots soit devenu fixe, de dônâre habeô en donnerai en français, et en des formes semblables dans d’autres langues romanes; les articles suffixés des langues Scandinaves et du roumain dérivent d’anciens pronoms démonstratifs qui suivaient immédiatement les noms auxquels ils se référaient (latin local tardif lupus ille > roumain lupul, le loup). On peut constater aujourd’hui une sorte de stade intermédiaire dans les pronoms et les éléments négatifs, qui, dans les expressions verbales françaises, sont beaucoup plus étroitement liés et rigidement placés que leurs corres­ pondants latins, dont la mobilité était très libre. L ’orthographe traduit partiellement ce fait en affectant ces formes d ’un trait d ’union quand elles apparaissent après le verbe (par exemple montrez-le-nous!, cf. italien mandatecelo, envoyez-le-nous I). Mais c ’est faire preuve d’une naïveté simpliste que de supposer qu’on peut ramener toute la mor­ phologie à ce procédé, ou d’identifier les originaux indépendants de tous les morphèmes liés des langues contemporaines ou attestées. En outre — que l’explication historique des flexions des dérivations et des parties du discours autres que les noms et les verbes, comme tirant leur origine de ceux-ci, soit adéquate ou inadéquate — , les argu­ ments de Tooke sont inapplicables au problème, dont les grammairiens empiristes anglais des xvte et xvtte siècles avaient une conscience claire, de la définition et de la classification dans la description synchronique d’une langue. L ’impuissance de Tooke à saisir ce point affaiblit certaines de ses critiques, par ailleurs méritées, envers Harris et d’autres auteurs. En traitant la sémantique des classes de mots très restreintes, comme les prépositions, on doit analyser leur système sémantique comme un tout articulé. Wilkins en eut conscience 1. Tooke, op. cil., 629.

c f . 6 2 6 -6 2 7 .

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dans son diagramme des relations spatiales exprimées par les préposi­ tions anglaises; Tooke lui adresse à ce propos des critiques injustifiées, arguant qu’« il négligeait l’étymologie des m ots... en laquelle réside leur se cre t 1 ». L a confusion commune entre étymologie et analyse sémantique ne se justifie pas dans une recherche à prétentions scien­ tifiques. L ’rcuvre linguistique de Harris est hautement prisée par un autre linguiste britannique du xvinc siècle, James Burnett (Lord Monboddo), personnalité éminente de la vie littéraire et scientifique d ’Edimbourg, qui écrivit un traité en six volumes, O f t h e o r i g i n a n d p r o g r e x s o f lang t i a g e - ; ce traité comporte des descriptions extensives des langues classiques et de quelques langues européennes modernes et un dis­ cours sur le style littéraire. Comme Harris, Monboddo ne souhaite pas nier l ’intervention divine dans la création d ’une faculté aussi merveilleuse et complexe que le langage 123, mais il s’intéresse davan­ tage à son développement historique qu’à l’existence d’universaux linguistiques. 11 aperçoit l’étroite relation entre société et parole humaines, mais il n ’envisage qu’une dépendance unilatérale, parce que la société a pu exister pendant des millénaires avant l’invention du langage, celle-ci dépendant de l ’existence préalable de la société. Il est tout prêt à admettre la polygenèse du langage et, quoique les « langues primitives » soient réputées manquer de moyens commodes d ’exprimer l’abstraction, M onboddo affirme que l’homme a nécessairement dû former des idées d ’universaux avantqued’iuventer les mots pour les symboliser4. La conception deH erdcrsur l ’origine et l'évolution parallèles de la parole et de la pensée est beaucoup plus plausible. Monboddo appartenait à ce type de linguistes, malheureusement trop nombreux, qui s’imaginent que l’étude de certaines langues exis­ tantes, et notamment des langues de peuples sans écriture et de culture primitive, où on voudrait chercher des témoignages de primitivité et la survivance de caractéristiques originelles, peut jeter quelque lumière sur l'origine du langage. Hcrder, qui connaît et approuve les travaux de Monboddo (la traduction allemande du premier volume de ses oeuvres a paru en 1784 5) soutient également que les «langues primitives » contiennent un vocabulaire abstrait très pauvre et une 1. Tooke, 249-250; J. Wilkins, E ssa y towards a re a l C haractcr and aphilosophicai Londres, 1668, J H . 2. Edimbourg, 1773-1792 (référence à Harris, volume 1,8).

Lang na ge,

3. Ibid., volume 1 , 191-192.

4. I b id ., volume 1 , 196-197,302,395-400. 5. R. Haym, Hcrder, Berlin, 1880-1885, volume II, 224.

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organisation grammaticale impropre. Des auteurs ultérieurs défen­ dront encore ces thèses, qui seront de moins en moins justifiées au fur et à mesure que les descriptions linguistiques de langues exotiques seferont plus nombreuses et plus approfondies. L ’argument de sous-développement linguistique que Monboddo tire de l’existence d ’un mot unique pour désigner une chose et son possesseur est particulièrement malheureux1, parce qu’il lui suffisait de chercher parmi les langues européennes pour trouver la même sorte de construction en hongrois et en finnois : (hongrois : lâbam mon pied, viragunk - notre fleur; finnois kàteni - ma main); cependant, fétu de descriptive des langues des peuples sans écriture et culturelle­ ment primitifs ne confirme aucunement l ’allégation de Monboddo que ces langues ne différencient pas de classes de mots et ne possèdent pas déréglés syntaxiques12. Les limites de sa théorie se révèlent d ’un côté dans sa révocation de la langue chinoise, « par trop imparfaite », dans sa thèse selon quoi il a été impossible aux Chinois d’accomplir aucun progrès en philosophie, et, de l ’autre côté, dans son juge­ ment que le sanskrit était « conforme... à des principes philosophiques, comme le « caractère réel 3 » artificiel de Wilkins ». Il serait trop facile de critiquer les tentatives du xvm° siècle en matière d ’histoire du langage; ce qui est remarquable, c ’est que dans des pays et des cultures différentes, l’histoire des langues, vivifiée par une éblouissante lumière venue d ’Orient, devait accomplir des progrès sans précédent.

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1. Monboddo, op. n /., volume I, 364-365. 2. Ibid., volume I, 370. 3. Ibid., volume II, 432-443, 481.

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La linguistique historique et comparative au dix-neuvième siècle C ’est un lieu commun en linguistique de dire que le xix° siècle fut l'époque de l’étude historique et comparative des langues, plus spécia­ lement des langues indo-européennes. Bien que largement justifiée, cette vue ne veut pas dire que des recherches historiques, basées sur la comparaison des langues, n’avaient pas été entreprises avant cette date, ni que le xixc siècle a négligé tous les autres aspects de la linguistique. En 1922, O. Jespersen, qui fit plus que quiconque pour la linguistique synchronique et descriptive, pouvait encore écrire que la linguistique était essentiellement une science historique et certaines des idées les plus stimulantes sur la structure du langage qui furent émises au début du siècle s ’appliquèrent d ’abord dans une perspective essentiellement historique. L ’œuvre historique antérieure au xixe siècle était restée sporadique, non qu’elle ait manqué de pénétration ou d’une juste appréciation de ce qui était en jeu, mais parce que les suggestions et les recherches res­ taient pour la plupart isolées et, comme elles ne furent pas reprises ni développées par une succession ininterrompue de savants, chaque nouveau penseur n ’eut que peu de chose sur quoi construire ou à quoi réagir. Il n’en fut plus ainsi après 1800, lorsque, confrontées à une remarquable continuité de travaux consacrés à un domaine parti­ culier de la théorie et de la pratique, des générations de savants, pour la plupart allemands ou formés en Allemagne, purent traiter leur thème sur la base des réalisations de leurs prédécesseurs ou de leurs contem­ porains plus âgés. On peut dire que les travaux d’auteurs européens sur les relations historiques de groupes particuliers de langues ont commencé avec Dante (1265-1321), bien que le brillant Premier Grammairien ait postulé dès le xue siècle la parenté de l’islandais et de l’anglais, en vertu des ressemblances entre les formes de mots (p. 76, ci-dessus). On a déjà cité, en rapportant l’élévation du statut des langues vernaculaires1 1. Jespersen, 1922, 7. 171

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d ’Europe après le Moyen Age (p. 105, ci-dessus), le De vulgari eloquentia de Dante; ce même ouvrage explique la genèse des diffé­ rences dialectales et, par conséquent, des différentes langues, à partir d ’une langue originelle unique, comme résultant de l ’écoulement du temps et de la dispersion géographique des locuteurs h Dante recon­ naît trois familles de langues proprement européennes : germaniques au N ord, latines au Sud et grecques, dans une partie de l'Europe et les parties avoisinantes de l'Asie: . 11 divise l’aire latine contemporaine en trois langues vernaculaires distinctes, descendant toutes du latin préservé par les grammairiens; cette descendance commune est attes­ tée par le nombre considérable de mots que chacune partage avec les autres et qu’on peut rattacher à un mot latin unique. Comme critère de classification, Dante utilise une méthode que l’on retrouve chez J. J. Scaliger (p. 116, ci-dessous) et qui a été conservée dans la division binaire, beaucoup plus tardive, de l ’indo-européen en groupes centum et satem. Il choisit le sens d ’un mot unique et note son expression dans différentes langues; ainsi, pour exprimer une réponse affirmative à une question, les langues germaniques utili­ saient « io » ( ja , etc.), et les trois langues dérivées du latin employaient « si » (latin sic) en Italie, « oc » (latin hoc) dans la France méridionale, et « oit » (latin hoc ilié) dans la France septentrionale ( hoc Ule - « il (fait) ceci », s’était généralisé dans cette région comme réponse affirmative à une question 3). De cette division proviennent les noms des principales régions linguistiques de France, langue d ’oc (provençal) au sud et langue d ’oïl au nord. Dante a une conscience très vive des différences dialectales au sein de ces aires linguistiques et il donne un exposé général détaillé conte­ nant de nombreux exemples de dialectes italiens, en même temps qu’il porte sur eux des jugements esthétiques, aucun n ’étant parfait, le toscan de son époque étant déclaré un des pires 4. L a conception qui sert de cadre à cette classification est celle d ’une différentiation linguistique mondiale survenue comme le décrit l ’his­ toire de la tour de Babel (Genèse II), l’hébreu, don de Dieu à Adam, étant la première langue parlée sur terre avant la construction de la t o u r 6. / L a monogenèse de toutes les langues et l’attribution du statut de langue la plus ancienne, ou langue originelle, à l ’hébreu, reflètent une1 1. 2. 3. 4. 5.

Livre I, chapitre ix. Livre I, chapitre vin. E. Bourciez, Éléments de linguistique romane, Paris, 1946, § 320 c. Livre I, chapitres x-xvi. Livre I, chapitre iv.

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LA L IN G U IST IQ U E H ISTO R IQ U E ET COM PARATIVE

conception largement répandue aux premiers siècles de l ’ère chrétienne, quand la science devait se concilier avec l ’histoire de la création telle qu’elle ressortait d ’une interprétation littérale de la Genèse. On peut com parer ce phénomène aux premiers efforts des géologues et des zoologistes pour adapter leurs observations à la chronologie apparente et à la séquence d ’événements qui figurent dans l’Ancien Testament h L a monogenèse de toutes les langues à partir de l ’hébreu continua d’être acceptée pendant plusieurs siècles et, chose sans doute plus importante théoriquement, lorsqu’elle est contestée, c ’est pour pro­ poser, com m e langue originelle, une langue rivale encore parlée à l’époque contem poraine. Le fait que le latin, parent des langues romanes, survive également comme langue écrite en usage durant la période qui précède la Renaissance, comme langue parlée des offices de l ’Église catholique romaine, et comme lingua franco pourles personnes instruites, a pu rendre plus plausible la conception d ’un ancêtre linguistique survivant. Goropius Becanus s’illustre dans ce type de défi en soutenant, dans une merveilleuse série d ’étymologies, que la « première » langue, le « cimmérien », survit dans le néerlan­ dais 12. D ’autres modèles de relations historiques entre langues abon­ dent durant la période qui s ’étend de Dante à Sir William Jones (on a noté ci-dessus p. 105 les premières études faites par les savants de la Renaissance sur l ’histoire des langues romanes), mais ils ne sont pas repris ni développés par leurs contemporains. Ce fut J. J. Scaliger (1540-1609), fils de J . C. Scaliger et savant d’une vaste érudition, qui se débarrassa le premier de deux dogmes qui faussaient la dimen­ sion historique de l’étude du langage, la relation historique supposée linéaire entre le grec et le latin, celui-ci étant censé descendre directe­ ment d ’un dialecte grec mêlé d ’apports étrangers, et l’idée que l’hébreu était à l'origine de toutes les langues. Scaliger admet, couvrant le continent européen, onze familles de langues, dont quatre principales et sept secondaires. Aucune relation ne peut être établie entre ces familles mais les membres de chaque famille sont génétiquement apparentés. Ces familles concordent en grande partie avec les grou­ pements modernes en ce qui concerne leurs membres, mais corres­ pondent à ce que l ’on considère aujourd’hui comme des sous-familles de familles distinctes plus grandes, parmi lesquelles l ’indo-européen et le finno-ougrien. Les familles qu’il conçoit comme dérivant de langues uniques plus 1. Cf. J. C. 2. O rigin es

G reeD e, The Death o f Adam, New A n lw erpian ae, Antwerp, 1569.

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York, 1961, 62-63, 235.

BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

anciennes, sur le modèle du latin et des langues romanes, Scaligcr les appelle Matrices linguac (langues mères - Mutterspraehen). Sur scs onze familles, les quatre principales, à l’intérieur de l'indo-curopcen, correspondent aujourd’hui aux groupes roman, grec, germanique et slave. Travaillant sur la base de ressemblances lexicales entre membres d’une famille, il nomme chacune d’entre elles d ’après les mots em­ ployés pour « Dieu », dont les formes présentent des ressemblances évidentes à l’intérieur d’une famille mais non d’une famille à l'autre. Ainsi il postule des langues Deus, des langues Titeos, des langues Godt, et des langues Boge, respectivement. Au vu de ses intuitions et de ses résultats, on ne peut que regretter qu’il n’ait pas poussé plus loin son examen des formes de mots présentant des ressemblances manifestes au travers des quatre familles avant de nier toute relation entre elles, soit lexicale soit grammaticale K Il est typique de cette période que les groupements de Scaliger et les justifications qu’il en donne ne fassent pas l’objet d ’un examen appro­ prié ou ne deviennent pas la base d’un travail plus approfondi de la part de ses contemporains. Mais, vers la fin du xvne siècle, deux savants suédois proposent un modèle plus élaboré de relation historique entre les langues. A. Stiernhielm (qui continue à considérer l'hébreu comme source de toutes les langues), dans son édition de la Bible gotique, met côte à côte les flexions du latin habëre et du gotique /¡aban (« avoir ») et, quoique les racines ne soient pas apparentées, ce qu’il ignorait, il peut affirmer, en se fondant sur les terminaisons de personne, que les deux langues sont des descendants étroitement apparentés d ’un ancêtre unique2. Dans une conférence publique, A.-'Jàger parle d’une langue ancienne se répandant, à la suite de migrations, dans toute l’Europe et une partie de l’Asie, et produisant de ce fait des langues « filles » qui, à leur tour, produisent les langues que l’on connaît aujourd’hui sous les noms de perse, grec, langues romanes, langues slaves, celte, gotique et langues germaniques, aucune trace ne subsistant de la langue-mère originelle 8. Presque un siècle après Scaliger, Leibniz (1646-1716) dirige son attention sur la linguistique historique au cours de ses spéculations et discussions philosophiques mieux connues sur les problèmes de linguistique synchronique (p. 120, ci-dessus). Leibniz ne voit aucune raison de déprécier la théorie monogénétique des langues du monde,

/

1. « Matricum vero inter se milia cognatio est, ñeque in verbis ñeque in analogía » , Diatriba de Europaeorum iinguis (Opuscula varia, P aris, 1610, 119-122). 2 . Stockholm , 1671 (glossaire), 78-79. 3 . De lingua vetustissima Europae, Stockholm , 1686.

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LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

mais il ne cherche pas leur origine dans une langue réellement vivante ou attestée, en plaçant résolument l ’hébreu dans la famille arabe. Leibniz se situe à l ’extrême opposé de Scaliger; comme ceux de Sca­ liger, ses groupes minimaux correspondent à ceux d ’aujourd’hui, et il est l’un des premiers à postuler des relations historiques entre le finnois et le hongrois; mais il va plus loin et, sur la base de « racines » supposées communes, il pose deux divisions principales de la langue originelle, le japhétique ou cclto-scythe (terme employé aussi par d’autres) et l’araméen, couvrant respectivement Jes langues du Nord, y compris l’Europe, et les langues du Sud; ainsi peut-il ratta­ cher son système des relations entre langues à l ’histoire biblique des fils de Noé (Genèse 1 0 !). Leibniz indique certains des principes grâce auxquels on peut entre­ prendre la recherche linguistique historique avec profit. Il signale que les noms de lieux et les noms de rivières témoignent de la distribution antérieure des langues sur des régions d ’où elles se sont plus tard retirées, soit par expulsion des locuteurs, soit par remplacement de la langue après l ’arrivée des nouveaux venus; Leibniz se réfère à la langue basque, désormais confinée à un coin de la région frontalière franco-espagnole dans les Pyrénées occidentales, et dont l’extension sur une région plus grande de la péninsule ibérique est attestée de cette façons. En voyant l’importance de l ’étude étymologique pour la linguis­ tique historique, Leibniz insiste sur la nécessité de préparer des gram­ maires et des dictionnaires des langues du monde, des atlas linguisti­ ques, et de constituer un alphabet universel, basé sur l’alphabet romain, dans lequel transcrire les écritures non-romaines. En parti­ culier, il exhorte les dirigeants russes à entreprendre le relevé de nombreuses langues non-indo-européennes parlées sur leur territoire, afin d’en tirer des listes de mots et des textes standards. On doit aussi citer J. Ludolf, 1624-1704, auteur de grammaires de l’arnharique et de l’éthiopien et qui, en accord avec Leibniz, souligne la nécessité de témoignages morphologiques aussi bien que lexicaux pour établir des relations historiques 8. La poursuite de la collecte de matériaux devant servir à l ’étude com­ parative des langues constitue un trait remarquable des années qui suivent la Renaissance, alors que le monde européen connaît une 1. G. W . von Leibniz, Neue Abhandhmgen, F ra n cfo rt, 1961, volume n , 2 0 -2 1 ; Arens, 1955, 77-88. 2. C. I. G erhardt (e d .), Die phitosophischen Sehriften von G. F. Leibniz, Berlin 1882, volume V, 263-264. 3. A rens, 1955, 85-86, 88.

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BRÈVE H IST O IR E D E LA LIN G U ISTIQU E

expansion rapide. Listes de mots et exposés sommaires sur les langues, dictionnaires multilingues et textes, habituellement ceux qui appar­ tiennent au culte chrétien et, en particulier, l’oraison dominicale, sont activement préparés et publiés, plus spécialement au XVmc siècle. Deux de ces études paraissent sous le titre de Mithridates, en hommage au monarque polyglotte de l’antique Pont (p. 51, ci-dessus), la pre­ mière due au Suisse C. Gesner en 1555, la seconde par J. C. Adelung, à l’aube de l’ère nouvelle des études historiques, en 1806 et 1817 1. L ’exposé d ’Adclung se situe à la frontière qui sépare les périodes précédentes où la réflexion et la collecte des données ne suivent aucun système, et l’époque ultérieure qui voit l ’établissement de familles génétiquement apparentées. Son critère de regroupement est celui de la proximité géographique, à laquelle il accorde une signi­ fication historique, associant ainsi le grec et le latin en une famille étroitement unie. Cependant, il inclut le sanskrit parmi les langues de l’Inde et, comme Joncs avant lui, signale les témoignages irréfu­ tables de la relation historique du sanskrit avec les principales langues d ’Europe 2. L ’intérêt linguistique que porte Catherine II à ses possessions russes entraîne la publication en 1786-1789 de listes comparatives de mots tirées de deux cents langues, compilées par l ’Allemand P. S. Pallas, qui conçoit son ouvrage dans un contexte plus vaste, puisqu’il l’inti­ tule Vocabulaires comparés des langues du monde entier3. C. J. Kraus analyse l’œuvre de Pallas en 1787, dans un essai qui couvre les domai­ nes importants où la linguistique comparative doit chercher à pro­ gresser : phonétique, sémantique, structure grammaticale et situation et distribution géographiques des langues *. En vertu à la fois de sa date et de ses mérites, on peut encore aujourd’hui lire cet essai comme une introduction à la linguistique historique et comparative. Le rassemblement des matériaux linguistiques au xvme siècle doit nous paraître en grande partie fortuit et non soumis à une théorie d’ensemble ou à une idée directrice, de meme que les théories assez générales sur l’origine et le développement du langage qui voient le jour à la même époque, et dont on a parlé au chapitre précédent, semblent, en l’absence de données adéquates tirées des langues réelles, des spéculations en grande partie gratuites. Mais le flot de ] . Z u rich , 1 5 5 5 ; Berlin 180 6 et 1817 (les trois derniers volumes ont été édités à titre posthum e p ar J. S. V atcr). D es exem p les du N o tre Père en cinquante langues figurent dans VEssay de W ilkins (p, 1 1 9 , ci-d essu s), 4 3 5 -4 3 9 . 2 . A delung, Mithridates, volum e 1 ,1 4 9 - 1 5 0 . 3. Linguarum rotins orbis vocabularia comparative, S aint-Pétersbourg, 17 8 6 -1 7 8 9 . 4. A ren s, 1 9 5 5 ,1 1 8 -1 2 7 .

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LA LIN G U ISTIQ U E H ISTORIQU E ET C O M PA R A TIV E

rhisloire absorbe ces deux courants séparés dans les années mêmes où va se produire la découverte des relations entre le sanskrit et les principales langues d ’Europe. La linguistique de ce siècle se concentre principalement sur l ’étude historique des langues indo-européennes, domaine où ont eu lieu la plupart des progrès et des perfectionnements dans la méthode et la théorie. Cette période de la linguistique est presque l ’apanage de l’érudition germanique, ceux qui y travaillent dans les autres pays étant soit des savants qui avaient étudié en Allemagne, comme l’Américain W. D. Whitney, soit des Allemands expatriés, comme Max Müller à Oxford. Comme on l ’a vu précédemment, la source principale de cette évolution est la découverte du sanskrit, et certains des premiers chercheurs en linguistique historique sont eux-mêmes des sanskrilisles, comme les frères A . W . et F . Schiene! ( J 767-1845 et 1772-1829), F . Bopp (1791-1867) et A . F . Pott (1802-1887). En 1808, F . Schlegel publie son traité De la langue et du savoir des Indiens x, où il souligne l’importance de l’étude des « structures internes » des langues (c’est-à-dire leur morphologie) pour la lumière qu’elle peut jeter sur leurs relations génétiques12, et il semble que le terme de vergleichende Grammatik (« grammaire com parative », titre encore fréquemment employé pour la linguistique historique et comparative) ait son origine chez Schlegel. Les premiers com para­ tistes se concentrent en effet sur le rapport entre la morphologie iîexionnelle et dérivationnelle du sanskrit et celle des autres langues indo-européennes, spécialement du latin et du grec. On peut remarquer le titre de la publication de Bopp, en 1816, le Système de la conjugaison

de la langue sanskrite, comparé à ceux des langues grecque, latine, perse et germanique 3, et le titre, encore plus significatif, de l ’exposé ultérieur de T. Benfey sur l'ceuvrc de la première moitié du XIXe siècle,

Histoire de la linguistique et de la philologie orientale en Allemagne 4. A l’apogée du nationalisme allemand, trois ans après que le fusil à aiguille prussien ait défait les forces de l’Autriche à Sadowa et deux ans avant la fondation de l’Empire allemand, qui suivit la guerre franco-prussienne, Benfey peut écrire que les premiers chercheurs 1. Über die Sprache und Weisheit der Indier, H eid elb erg, 18 0 8 . U ne traduction anglaise partielle de ce te x te , ainsi que d ix-sep t a u tre s textes importants en histoire de la linguistique indo-européenne se tro u v en t d an s L e h ­ m ann, 1967, 2 1 -2 8 . 2 . Schlegel, Über die Sprache, 2 8 . 3. Über das Conjugalionssyslem der Sanskritspräche in Vergleichung mit jenem der grieschischen, lateinischen, persischen, und germanischen Sprachen, F r a n c f o r t, 1816; traduction anglaise partielle, L eh m an n , 1 9 6 7 , 38-4 5 . 4 . Benfey, 1869.

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LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

en ce domaine comptent parmi « les étoiles les plus brillantes du ciel intellectuel germanique », et que les hommes éminents ayant contribué au développement de cette branche du savoir sont presque exclusive­ ment des fils du VaterlandL Tout en admettant le bien-fondc de cette déclaration, il faut tout de même signaler que des savants non-allemands, à la fin du siècle précédent, avaient fraye le chemin, en s'attaquant à l'établissement d’une parenté linguistique basée sur l’ctudc comparative des flexions, dans un domaine extérieur à l’indo-européen. En 1770, P. Sajnovics axait publié sa Demonstration que le hongrois et le lapon sont une seule et même langue et, en 1799, S. Gyàrmathi avait démontré la parenté historique du hongrois et du finnois123. Quatre des linguistes les plus éminents du début du xixc siècle sont le Danois R. Rask (1787-1832), les Allemands J. Grimm (17851863), F . Bopp (1791-1867) et W. von Humboldt (1767-1835); on peut dire que c ’est avec Rask et Grimrn que l’étude historique et comparative de la famille indo-européenne commence réellement. Le terme indogermanisch (indogermanique) apparaît pour la première fois en 1823 et est employé par Pott en 1833; en anglais, indo-european est mentionné ü partir de 1814. On dit souvent, et à juste titre, que Rask, Grimm et Bopp sont les fondateurs de la linguistique historique scientifique. Rask écrit les premières grammaires systématiques du vieux-norse et du vieilanglais s; la Deutsche Grammatik de Grimm 45 (grammaire germa­ nique plutôt qu'allemande) est saluée comme le début de la linguis­ tique allemande. Les appellations désormais universelles de flexions fortes et faibles (stark et schwach), à'Ablaut (alternance vocalique), et à 'Umlaut (changement vocalique dû aux conditions d ’environne­ ment) sont toutes des termes techniques inventés par Grimm; et, bien que A. Turgot ait affirmé en 1756, dans son article de l 'Ency­ clopédie française sur l’étymologie, l’existence de différents ensembles de changements de sons dans les histoires des langues individuelles *, 1. « . . . gehören zu den glänzendsten Gestirnen des deutschen Geisteshimmcls »; « D ie Genossenschaft ausgezeichneter M änner, welche zu r Entwickelung dieser W issenschaft beigetragen haben, sind fast ausnahm slos Söhne unsres V aterlandes», Bcnfcy, op. cit., 15. 2 . Demonstratio idioma Ungarorum et Lapponum

idem esse, Copenhague, 1770; Affinitas linguae Hungaricac cum Unguis Fcnnicae originis grammalice demónstrala, G öttin gen, 1799. 3 . Vejledning til

det islandske eller gande nordiske sprog, Copenhague, A grammar of die Anglo-Saxon Tongue (trad. B . T h o rp c), Copenhague, 1830. 4 . G öttingen, 1819-1837. 5 . M . E . D aire (cd .), Œuvres de Turgot, P aris, 1 8 4 4 , volum e I I , 724-752.

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1811;

c ’est Rask qui, le premier, met de l’ordre dans les relations étymolo­ giques en établissant des comparaisons systématiques entre les formes de mots, et en illustrant par de nombreux mots différents la parenté d ’un son d ’une langue donnée avec un son d ’une autre langue. Rask écrit : « Si l’on trouve entre deux langues que les formes des mots indispensables s’accordent à un point tel qu’on peut décou vril­ les règles de changements de lettres permettant de passer de l’une à l’autre, alors il existe une parenté fondamentale entre ces langues 1. » Les correspondances désormais connues sous le titre de « loi de Grimm » sont en fait établies et illustrées pour la première fois par Rask dans l’ouvrage qu’on vient de citer. La « loi de Grimm » apparaît pour la première fois dans la seconde édition de la Deutsche Grammatik (1822) (après que Grimm eut lu l’ouvrage de Rask), dans un long chapitre concernant les « lettres » Ivon den Buchs/aben). Avec le recul du temps, nous voyons l’impor­ tance historique de la formulation de Grimm, la première des lois phonétiques devant former la structure et les assises de l’indoeuropéen et des autres familles de langues. Elle reste la plus célèbre de tous les ensembles de correspondances phonétiques à l’intérieur de l’indo-européen, couvrant essentiellement les relations entre les classes consonantiques de trois points d’articulation et de trois modes d ’articulation dans les langues germaniques en comparaison avec les autres langues indo-européennes. Grimm expose ces rela­ tions en grec, en gotique et en ancien haut-allemand; plus tard, la loi de Verner leur apportera le complément nécessaire pour expliquer les résultats différentiels de la place de l’accent du mot primitif et la circularité traditionnelle avec laquelle les correspondances sont établies; Grimm utilisait le Kreislauf(rotation) pour décrire les change­ ments successifs conduisant du stade pré-germanique représenté par le grec à l’ancien haut-allemand, à travers le gotique, ce qui reposait sur une identification entièrement non-phonétique des explosives aspirées telles que [pu], [th], [kh], avec les fricatives correspondantes [f], [0], [x] (ou [h]), identification qui n’était possible que dans la mesure où l’étude du changement phonétique était encore conçue comme l'étude des lettres. Mais, bien que cette terminologie des « changements de lettres », et une partie de la confusion qu’elle engendre, persistent chez Rask et Grimm, leur œuvre marque un progrès décisif sur les hypothèses jusqu’alors assez confuses concernant les possibilités de substituer un son (lettre) à un autre, dans l’histoire des langues. 1. Undersegelse om det garnie nordiske eller islandske sprogs oprindelse, C open­ hague, 1818 ( L . H jelmslcv, Ausgewâhlte Abhandlungen, C openhague, 1 932, volume I , 4 9 -5 1 ); traduction anglaise partielle, Lehm ann, 1967, 2 9 -3 7 .

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BRÈVE H IS T O IR E D E LA LIN G U IST IQ U E

Les exemples détaillés tirés des formes de mots des langues spéci­ fiques, ainsi que l’étude systématique ultérieure de l ’étymologie et des changements phonétiques com m e dans l ’ouvrage de P o tt, Recher­

ches étymologiques dans le domaine des langues indo-germaniquesï, fournissent alors une solide base empirique aux hypothèses a priori généralisées des penseurs du x v m e siècle, quant à l’origine et à l’évo­ lution du langage, à peu près com m e, un siècle plus tard, les descrip­ tions de langues de plus en plus nombreuses comme systèmes de communication, vont perm ettre à l'observation de contrôler et corriger les spéculations ém ises p ar les « grammairiens universels» des x v iic et xvm c siècles. On doit cependant essayer de replacer l ’œuvre de ces linguistes dans son contexte contem porain, et ne pas se contenter de la voir à la lumière de l’évolution ultérieure de la linguistique. Le terme même de « loi de Grimm » est un anachronism e; Grimm ne fait pas du mot loi un usage technique p our décrire ce qu’il appelle une mutation consonantique (Lautverschiebung) ; et, dans un passage souvent cité, il remarque : « Le changement phonétique est une tendance générale; il n ’est pas suivi dans tous les cas 12. » Grimm et Bopp sont bien des enfants de leur époque, inspirés p ar l ’historicisme et le nationalisme qui caractérisent la période rom antique. A . W . Schlcgel est l ’auteur de la traduction en allemand de Shakespeare, considérée par la suite comme appartenant à la littérature allemande (« Unser Shakes­ peare » - Notre Shakespeare) et en harmonie spirituelle avec le mouvement du Sturm und Drang et du Romantisme. Avec son frère Wilhelm, Grimm travaille à rassembler les contes populaires qui forment la base des « contes de fées de Grimm », connus et appréciés des enfants du monde entier. C ette œuvre, ainsi que les études de Jacob Grimm sur la langue germanique, relèvent de la montée géné­ rale de la fierté nationale p ou r la langue allemande, qui commença au début du xvm e siècle, quand Leibniz proposa de compiler un dictionnaire de toutes les variétés d ’allemand 3, et qui vit, à partir de ce moment, une floraison remarquable de la littérature. Grimm applique à la dimension historique du langage les idées de

1. A.F. Pott, Etymologische Forschungen ouf dem Gebiete der indogermanischen Sprachen, Lemgo, 1833-1836. 2. « Die Lautverschiebung erfolgt in der Masse, tut sich aber im einzelnen niemals rein ab », Deutsche Grammatik (2e édition), Berlin, 1870, volume I, 503. 3. Unrorgrcifliclie Gedanken betreffend die Ausübung und Verbesserung der deutschen Sprache ( Quellen und Forschungen zur Sprach- und Cuhurgeschichtc, 23 (1877), 44-92).

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LA LIN G U IST IQ U E HISTORIQUE E T COMPARATIVE

Herder concernant la relation étroite qui existe entre une nation et sa langue; il voit, en effet, dans le changement phonétique auquel il a donné son nom, une affirmation précoce d ’indépendance de,la part des ancêtres des peuples allemands 1, interprétation nationaliste des phénomènes linguistiques que W . Schcrer, deux générations plus tard, a poussé encore plus loin 2. Les conceptions linguistiques du x v m e siècle forment une grande partie du cadre où s ’insère l’oeuvre du début du xix°. L 'Investigation de Rask est récompensé par l’Académie danoise des sciences d ’un prix pour la recherche de la source la plus plausible d ’où dérive la langue Scandinave ancienne3, bien qu’il refuse de reconnaître cette source dans aucune langue réelle existante ou attestée. Bopp fixe comme principal objectif à son Système de la conjugaison, la reconstitution de la structure grammaticale originelle delà langue, dont la désintégration progressive a produit les langues attestées de la famille indo-européenne 4. Le changement linguistique est conçu comme la rupture d ’une situation originelle de langage intégral6, le sanskrit n ’étant pas considéré comme la langue originelle de la famille, mais comme s’en rapprochant le plus par sa structure mor­ phologique. Meillet déclarera que, dans sa recherche de l’état primitif de la langue indo-européenne, Bopp est conduit à découvrir les prin­ cipes de la grammaire comparative comme Christophe Colomb découvrit l’Amérique en cherchant une nouvelle route vers les Indes c. Plus tard, dans sa Grammaire comparée, Bopp déclare que ses objectifs sont la description comparative des langues concernées, l’étude des lois qui les gouvernent et la découverte de l’origine de leurs formes flexionnelles 7. L ’emploi de la comparaison comme indice de l’histoire antérieure et la conception du changement comme dégénérescence de l’intégrité primitive sont tous deux des traits ordinaires de la pensée scientifique de l ’époque8. En analysant les formes flexionnelles des langues de

J. Geschichte der deutschen Sprache (4e édition), Leipzig, 1880, volume I, 292. 2. W. Scherer, Zur Geschichte der deutschen Sprache, Berlin, 1868. 3. Pedersen, 1931,248-249. 4. Conjugalionssystam, 8-11. 5. Cf. Rnsk, Undcrsogclsc (HjeJmslev, Ausgewählte Abhandlungen, volume I, 48-49). 6. Meillet, 1922,458, 7. Vergleichende Grammatik des Sanskrit, Zend, Griechischen, Lateinischen, Litauischen, Gotischen, und Deutschen,Berlin, 1833, rn. 8. C f Butlern (1707-3788), Histoire naturelle, J.F. Blumenbach (1752-1840), A Manual o f the Elements o f Natura! History (trad. R.T. Gore), Londres, 3825. 181

BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

la famille indo-européenne, Bopp ravive deux autres idées du xvnie siè­ cle. Il tend à considérer les flexions comme résultant d’un stade anté­ rieur d ’affixation de mots auxiliaires autrefois séparés, mode de recherche étymologique déjà en faveur chez Horne Tooke (p. 167, ci-dessus). Ainsi, il analyse les prétérits faibles gotiques tels que sôkidëdun (« ils cherchaient »), comme contenant un verbe original « faire » (cf. allemand tun, anglais do), et les futurs et imparfaits latins en -b- (amübà - « j ’aimerai », amâbam - « j ’aimais », etc.), comme dérivant de la racine bhü- - « être » (cf.fui- - «je fus », etc.). Comme on l’a déjà noté, de tels processus de formation de mots ont bien eu lieu, et certaines des étymologies de Bopp sont acceptables; mais généraliser ce processus au point d ’analyser le latin amâris - « tu es aimé », de *amâsis, comme ayant un élément -s- analogue au pronom réfléchi s(ë), et les aoristes et futurs sigmatiques grecs comme elûsa et lüsô - « je perdais », « je perdrai », comme contenant une partie du verbe « être » (grec es-, sanskrit as-), c ’est imposer une théorie a priori qui va à l’encontre de ce qu’autorisent les faits Bopp, suppose aussi que, en règle générale, les formes verbales fléchies contiennent des indices formels de la racine (épithète), de la copule (attribut) et de la personne (sujet), citant un exemple latin plausible, possum - « je suis capable », et quelques exemples inaccep­ tables comme amâvï - « j ’aimais », où il identifiait Je -v- à la racine bhü - « être »*. Tandis qu’il est impossible d’accepter la plupart des étymologies issues de cette conception, on peut estimer que l’objectif de Bopp était de donner une expression formelle à l’analyse logique des verbes qui avait eu cours chez les grammairiens de PortRoyal et autres dans les siècles précédents 12. Wilhelm von Humboldt est l’un des penseurs les plus profonds du XIXe siècle en ce qui concerne les problèmes généraux de la lin­ guistique, et on peut se demander si, moyennant un style moins verbeux, des idées plus élaborées et mieux illustrées et une meilleure diffusion dans le public de ses volumineux ouvrages, on ne lui aurait, pas accordé une place comparable à celle de Saussure, parmi les fondateurs de la linguistique moderne. Il est l’un des rares linguistes du début du XIXe siècle à ne pas avoir donné la prééminence à l’his­ toire. En fait, il n’établit pas de distinction nette entre les deux aspects de la linguistique, synchronie et diachronie, et il soulève des problèmes 1 1. Conjugationssystem, 96, 151, 99, cf. 148; Analytic comparison of lhe Sanskrit, Greek, Latin, and Teutonic languages (1820g reproduit dans Internationale Zeit- ' schrift für ailgemeine Sprachwissenschaft 4 (1889), 14-60), 23,46-47, 53-56, 58. . 2. Cf. P.A. Verburg, « The Background to the linguistic conceptions of Bopp », % Lingua 2 (1950), 438-468. «'• 182

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d’ordre essentiellement général, dont il cherche les réponses dans sa propre expérience et dans ce qu’il a lu chez Bopp et d’autres. Frère du géographe et ethnographe A . von Humboldt, il joua un rôle important dans les affaires publiques de la Prusse, voyagea beau­ coup et se familiarisa avec de nombreuses langues, tant occidentales qu’orientales; il avait de plus certaines notions sur plusieurs langues amérindiennes. 11 publia quantité d ’écrits, sur le langage et sur les langues, dont le plus important est ta Différence de construction du tangage dans l'humanité, publié pour la première fois à titre pos­ thume, comme une longue introduction à sa description de l’ancienne langue kawi de Java1. Sa théorie du langage met i’accent sur la capacité linguistique créatrice inhérente au cerveau ou à l’esprit de tout locuteur. Une langue doit s’identifier avec la capacité vivante qu’ont les locuteurs de produire et de comprendre les phrases, et non avec les produits observables des actes de parler et d ’écriture; selon ses propres termes, c ’est un pouvoir créateur (energeia, Tätigkeit, Erzeugung) et non pas un pur produit (ergon, IVerk, Erzeugtes) 12. Encore moins doit-elle s’identifier avec les produits inertes de l’analyse du grammairien. La capacité de langage est une propriété essentielle de l’esprit humain, sans laquelle le langage n’aurait pu naître sous la seule influence de l’environnement; la nature même de cette capacité permet aux langues de changer et de s’adapter aux circonstances; et c ’est ainsi seulement que peut s’expliquer le fait central (et le mystère) du langage, à savoir la capacité qu’ont les locuteurs de faire un emploi infini des ressources linguistiques finies dont ils disposent à tout moment3. Peu importe donc la profondeur de l’analyse et de la description d’une langue, quelque chose de sa nature essentielle reste inexprimé, point auquel les linguistes d ’aujourd’hui qui se réclament de Humboldt feraient sans doute bien d ’être attentifs4. Bien qu’il reconnaisse la capacité de langage comme universelle, Humboldt fait siennes les idées de Herder en affirmant que l’individua­ lité de chaque langue différente constitue une propriété particulière de la nation ou du groupe qui la parle (ici prédominent les arguments nationalistes du xixB siècle basés sur l’identification linguistique). La base articulatoire de la parole est commune à tous les individus, mais le 1. Humboldt, 1949. jt'- .V 2. Id., »W .,43-44. ß 3. « Die Sprache muss von endlichen Mitteln einen unendlichen Gebrauch machen », ibid., ]03. / 4. Cf. N. Chomsky, Current Issues in linguistic Theory, La Hayc, J964, J7-2I.

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son n’est qu’un matériau passif servant à la constitution formelle (ou structure) du langage (innere Sprachform 1 2) . h'¡ancre Sprachform de Huniboldt est la structure sémantique et grammaticale d ’une langue, incorporant les éléments, structures et règles imposés aux matériaux bruts de la parole. D ’un côté, elle est commune à tous, puisqu’elle concerne l ’équipement intellectuel de l ’homme, mais, de l’autre, la Sprachform séparée de chaque langue constitue son identité for­ melle et la différencie de toutes les autres (on peut donc, dans une cer­ taine mesure, la rapprocher de la langue dans la future dichotomie saussurienne langue/parole). Ce principe organisateur de chaque langue gouverne ses structures syllabiques, sa grammaire et son lexique, cette dernière distinction n ’ayant qu’une signification péda­ gogique2. Les ultimes potentialités de l 'innere Sprachform de chaque langue sont le domaine des écrivains et, chose plus importante, le langage et la pensée d ’un peuple sont inséparables. Huniboldt pousse plus loin la conception de Herder quant au développement parallèle de la pensée et de la langue : « la langue d ’un peuple est son esprit, et son esprit est sa langue 3 ». Toute langue est le produit de son passe, et certaines langues sont à un stade plus avancé que d ’autres en tant qu’instruments et modèles de pensée. Fait typique de l’cpoque, il déclare que le sanskrit est la langue la plus évoluée de toutes les langues connues 456. Pensée et langage étant interdépendants et inséparables, on ne peut rendre sa pensée et sa perception claires et communicables que grâce à une langue; les mots ne sont pas des étiquettes ou des dénominations individuelles, mais, simultanément, ils dénotent une chose et la placent dans une catégorie de pensée distincte s. Les mots de toute langue sont organisés en une totalité systématique, si bien que l’énonciation d’un mol unique présuppose le tout de la langue comme structure sémantique et grammaticale; seuls les emprunts à des langues étran­ gères peuvent constituer des éléments isoles extérieurs au système c. Les différences entre les langues, par conséquent, ne reposent pas seulement sur les differents sons de la parole qu’elles emploient, mais mettent en jeu les différences des modes selon lesquels les locu­

1. Humboldt, op. eil., 89-98, 269. 2. Ibid.,48. 3. « Ihre Sprache ist ihr Geist und ihr Geist ihre Sprache », ibid. ,41. 4. Ibid., 92, 291. 5. Ibid., 115. 6. W. von Humboidt's Gesammelte Schriften, Berlin, volurr.e IV (1905), 14, volume III (1904), 295.

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teurs interprètent et com prennent ]e monde où ils vivent (W el­

tansicht 1) . L ’influence de cette conception du langage ne se fit pas Sentir immédiatement. On a rem arqué que, si Humboldt cite abondamment ses contemporains, ceux-ci ne semblent pas avoir fait grand usage de ses idées12. Mais, dans la période qui le sépare du x x c siècle, on peut relever de nombreuses traces de son influence. H. Stcinlhal (son élève) et W. Wundt s’inspirent de lui pour développer leur psychologie linguistique et leur psychologie sociale comparée (Völkerpsychologie) , et l ’école esthétique et idéaliste soulignera dans son enseignement l ’individualité, la créativité et les potentialités artistiques de toute langue3. Plus récemment, divers courants « néo-humboldticns » sont apparus dans la linguistique européenne, particulièrement associés aux travaux de L. W cisbcrger sur l’allemand ; quant au rapport des thèses de Humboldt avec les théories de W h orf en Amérique, il n ’a pas besoin d ’clre explicité. Il existe dans la linguistique américaine une filiation allant de H um boldt, en passant par D. G. Brinton (traducteur de certaines de ses oeuvres), F . Boas et E . Sapir, à B. L . Whorf, où l ’on doit mentionner spécialement Jes travaux sur les langues amérindiennes 4. On peut aussi constater à quel point la théorie de Kant elle-même influença la pensée de H um boldt. La théorie de la perception de Kant implique que les sensations produites par le monde extérieur soient ordonnées en catégories ou « intuitions » (Anschauungen) imposées par l ’esprit, notam m ent celles d’espace, de temps et de causalité. Humboldt relativise la théorie philosophique universelle de K ant dans son application à la linguistique, rendant 1'innere Sprachform responsable de l’ordonnancem ent et de la catégorisation des données de l’expérience, si bien que les locuteurs de langues diffé­ rentes vivent en partie dans des mondes différents et possèdent des* systèmes de pensée différents. On remarque que Humboldt emploie

1. Humboldt, 1949, 26. 2. Arens, 1955, 183-184. 3. W. Wundt, Völkerpsychologie, Leipzig, 1905-1906; Tordan, 1937, chapitrc n; W. Bumann, Die Sprachthcoric Hermann Steinthah, Mciscnheim, 1965. 4. L. Weisgerber, Von den Kräften der deutschen Sprache, volumes 1-IV, Düssel­ dorf, 1949-1950; id., Das Menschheitsgesetz der Sprache, Heidelberg, 1964; H. Basilius, « Neo-Humboldtian cthnolinguistics », Word S (1952), 95-105; J.B. Carroll. Language, thought and reality: selected writings o f Benjamin Lee Whorf, New York, 1956; D. Hymcs, « Notes towards a History of linguistic Anthropology », Anthropological Linguistics 5 (1963), 59-103; T. Bynon, « Leo Wcisgcrbcr’s four stages in linguistic analysis », Man n.s. 3 (1966), 468-483. 185

LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

ne la remplacera, par sa Wellcnthcorie, ou théorie des va eues d ’inno­ vations, changements linguistiques (y compris les changements phonétiques) qui sc propagent sur une aire donnée de dialecte à dialecte, ou même de langue à langue, aussi longtemps que subsistent des contacts linguistiques J. C ’est lorsque la diffusion linguistique se produit sur des distances impliquant la séparation presque complète des locuteurs, comme par exemple, durant la période historique, chez les colons hollandais en Afrique du Sud et chez certaines communautés isolées de langue espagnole dans le Nouveau-Monde, que le modèle de Schlcichcr donne la meilleure représentation littérale de l’histoire linguis­ tique. L ’autre objection majeure à une interprétation trop étroite du modèle en arbre, c ’est qu’il suggère que les divisions dialectales constituent le trait le plus récent de l’histoire linguistique, puisque les dialectes figurent aux points terminaux de l ’arbre. Ce n’est qu’ex­ ceptionnellement, comme pour le grec, que nous avons une connais­ sance appropriée de la situation dialectale dans le cas des langues mortes; et VUrsprachc ainsi que les langues communes intermé­ diaires reposent précisément sur ce que l’on pense avoir été commun dans chacune à tous les locuteurs. Mais tout ce que nous savons au sujet des conditions du langage nous conduit à penser que la division dialectale était au moins aussi poussée dans les premiers jours qu'elle le fut plus tard (probablement meme davantage) et, en fait, certains ensembles de correspondances à l ’intérieur des langues indo-euro­ péennes semblent nous forcer à admettre que des isoglosses dialectales existaient déjà à l’intérieur de VUrspraclw durant cette période d’unité hypothétique. Dans la mesure où l’on peut donner à ce modèle une interprétation strictement littérale, il faut considérer qu’il relève de la méthode de la linguistique historique et le lire de bas en haut, et non y voir le tableau exact des événements historiques et le lire de haut en bas. Un trait important de la Stammbaumtheone est que le sanskrit commence à trouver dans la famille sa position appropriée, Schleicher lui assignant, comme à n’importe quelle autre langue, une place dans le groupe « aryen » (indo-iranien), bien qu’il suppose que le système vocalique du sanskrit /a/, /i/, /u / (les /e/ et /o / du sanskrit classique sont des dérivés tardifs de diphtongues*) est aussi le système voca1. J. Schmidt, Die Verwandschafisverhdllnisse der indogermanischen SpracheM, Weimar, 1872; cf. L. Bloomficld, Language, Londres, 1935, 314-319. 2. W.S. Allen, Phonctics in ancienI India, Londres, 1953, 62-64.

lique indo-européen originel; des systèmes triadiques de toutes sortes ont pu le séduire vu son éducation hégélienne. Les études ulté­ rieures ont montré que la langue sanskrite avait changé, depuis le détachement de sa branche de l’état unitaire originel, au moins autant que les autres langues indo-européennes. Dans la forme sous laquelle Schleicher les a élaborés, ni son dia­ gramme en arbre ni les formes de la Ursprac/ic ne sont restés inchan­ gés; des études plus approfondies amenèrent à modifier à la fois le groupement des langues dans les branches de l’arbre, les formes des reconstructions et l’inventaire phonologique attribué à VUrsprache. G. von der Gabelentz pouvait déjà dire que, entre 1861 et 1891, les formes de cette langue reconstruite avaient subi de grands changements1, et la découverte au x x e siècle de la parenté du hittite avec les langues indo-européennes altéra encore plus le tableau. Ces thèmes ainsi que les recherches détaillées sur les différents groupes de langues indo-européennes qui caractérisent cette période ultérieure concernent l ’histoire de la linguistique comparative indo-européenne plutôt que celle de la linguistique générale dans son ensemble*. La théorie de l’histoire linguistique de Schleicher, quelle que soit sa source d’inspiration, est conforme aux idées darwiniennes qui prévalent dans la seconde moitié du siècle. Il en était conscient et, en 1863, publia un court traité sur la Théorie darwinienne et la Linguistique3. Il se considère comme un naturaliste dont le domaine, le langage, est un organisme, qu’il faut traiter par les méthodes des sciences naturelles, et qui, en outre, indépendamment de la volonté ou de la conscience qu’en ont ses locuteurs, a ses périodes de crois­ sance, de maturité et de déclin4. Ces idées étaient déjà dans l’air mais sous une forme moins élaborée; Bopp avait écrit qu’on doit envisager les langues comme des objets organiques naturels croissant selon des lois définies et portant en elles leur propre principe vital, traversant différentes phases de développement pour, finalement, 1. G. Von der Gabelentz, Die Sprachwissenschaft (2e édition), Leipzig, 1901, 170. 2. Brefs détails et références dans Pedersen, 1931, spécialement chapitre vu. 3. Die darwinsehe Theorie und die Sprachwissenschaft, Weimar, 1863 (2e édilion, 1873); J.P. Maher, « More on the History of the comparative Method : the Tradition of Darwinism August Schleicher’s work », Anthropological linguistics, 8.3. (1966), 1-12. 1 4. Compendium, 1-3; Sprachvergleichende Untersuchungen, Bonn, 1848-1850, volume II, 21 ; Darwinsche Theorie, 6-7 ; Die deutsche Sprache (2e édition), Stuttgart, >869, 37-47.

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m ou rir1. Schleicher soutient que la théorie de Darwin, telle qu’elle est élaborée pour les règnes animal et végétal, convient parfaitement à l ’histoire des langues et q u ’on peut comparer la diffusion des différentes langues sur la surface de la terre, ainsi que leurs contacts et conflits, à la lutte pour l ’existence dans le monde des êtres vivants, lutte dont les langues indo-européennes étaient sorties victorieuses123. Cette approche biologique du langage gouverne à la fois la théorie schleichérienne de Y Ursprache et le traitement de la typologie linguis­ tique. Schleicher considère que les trois types courants de langues : isolantes, agglutinantes et fiexionnelles, représentent des étapes historiques dans l’évolution de la langue vers un état optimum d ’organisation 8. Comme on l ’a vu, de telles idées historicistes ram è­ nent à la spéculation du xvm e siècle, Humboldt ayant proposé quelque chose de semblable. Schleicher va encore plus loin et situe dans la préhistoire la période de croissance de la famille indo-euro­ péenne, Y Ursprache unitaire telle qu’il l’a reconstruite représentant le stade de maturité saine et les développements historiques ulté­ rieurs marquant le déclin 4. Si, dans une certaine mesure, la structure des langues classiques anciennes, plus fiexionnelles si on les compare à leurs descendantes, témoigne en faveur de ce modèle, on note à dater de Grimm une nette admiration pour la morphologie flexionnelle, plus particulièrement dans sa manifestation « la plus pure », YAblaut, meilleur mode de représentation grammaticale. Il est pos­ sible que le sentiment national ait joué inconsciemment un certain rôle; Y Ablaut est un processus formateur important dans les langues germaniques, que l ’allemand exploite davantage que, par exemple, l’anglais (cf. l’emploi fiexionnel et dérivationnel de l’alternance vocalique dans une série de mots comme sprechen - parler, sprach parlai(s), gesprochen - parlé, sprich - parle!, Gespräch - conversation, Spruch - dicton, proverbe, Sprüche (pluriel)). Grimm avait précédemment dit des flexions « fortes » (utilisant YAblaut) des langues germaniques qu’elles constituaient un trait

1. Vocalisants oder Sprachvergleichcnde Kritiken, Berlin, I836,1 ; « Die Sprachen sind als organische Naturkörper anzuschcn die nach bestimmten Gesetzen sich bilden, ein inneres Lebensprinzip in sich tragend sich entwickeln, und nach und nach absterben ». 2. “ Das was Darwin für die Arten der Tiere und Pflanzen geltend macht, gilt nun aber auch, wenigstens in seinen hauptsächlichsten Zügen, für die Organismen der Sprachen », Darwinsche Theorie, 13; op. cit., 31-32. 3. Sprachvergleichcnde Untersuchungen 2, 15 : « Das Nacheinander der Geschichte in das Nebeneinander des Systems umschlägt »; cf. op. cit., I, 6 et 2, 9. 4. Compendium, 4; Sprach vergleichende Untersuchungen, 2, 10-20.

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important et caractéristique de ce groupe, bien que VAblaut se trouve en fait dans beaucoup de langues dont l’organisation est par ailleurs très différente \ E n ce qui concerne le déclin historique, Schleichcr fait preuve d ’une grande sévérité envers l ’anglais; se référant aux changements subis par cette langue depuis qu’elle s’est nettement distinguée des autres, il écrit que ceux-ci prouvent avec quelle rapi­ dité la langue d ’un peuple important, dans l ’histoire et la litté­ rature, peut décliner2. L a principale controverse linguistique du dernier quart du siècle _concerne ce que l ’on appelle maintenant la doctrine des néogrammairiens ou Jutiggrammaliker; en parlant de celle-ci, on arrive déjà à la limite de l ’histoire contemporaine. Les principes néogrammai­ riens et leurs implications font, ou doivent faire partie, de tout programme d ’enseignement en linguistique générale, et tout manuel sérieux dans ce domaine devrait en faire l’exposé 3. Ceci, évidemment, ne veut pas dire que notre compréhension et notre enseignement actuels de la thèse néogrammairienne reflètent exactement la façon donl ses adeptes la concevaient et la définissaient. Sa formulation constitua un événement important et provocant, qui suscita immédiatement une réaction considérable et, chose plus importante, ouvrit la voie à différentes lignes de recherche et de pensée en réponse directe aux thèses émises. La forme que revêt aujourd’hui notre théorie linguistique, en particulier notre théorie de la linguis­ tique historique, serait très différente si elle n ’avait directement découlé des néogrammairiens. C ’est en ce sens qu’ils font partie de la scène linguistique contemporaine et qu’on peut dire : « nous som­ mes tous désorm ais néogrammairiens ». En passant en revue l’école néogrammairienne dans le cadre d ’une histoire de la linguistique, nous devons nous efforcer de la considérer sous son double aspect, en tant qu’elle vit les principes des néogrammairiens proposés pour la première fois, en guise de réaction à ce qui avait été dit et fait précédemment, et en tant qu’elle fait partie de la théorie linguistique subséquente; autrement dit, nous désirons com prendre à la fois comment les néogrammairiens enten­ daient leur propre œuvre et comment les linguistes actuels trouvent profitable de l ’interpréter et de l ’utiliser. L Dcutsches Wÿrterbuch, Leipzig, 1919, volume 10.2.1, 876. 2. Sprachvergleichcntk Untcrsuchungen 2,231 : « ...wic schnell die Sprachc eines geschichilich und lillerargeschichilich bedeuten^en Volkes herabsinken kann ». 3. Par exemple L. Bloomfield, Language, Londres, 1935, chapitres xvrn, xx xxi; L.R. Palmer, Introduction to modem Linguistia, Londres, 1936, chapitres in tv, vu.

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L ’essence de la théorie néogrammairienne se trouve sommai­ rement exposée dans un manifeste paru dans une revue fondée par ses deux principaux adeptes, H. Osthofi et K. Brugmann, où figurent les déclarations suivantes : « Tous les changements phonétiques, en tant que processus mécaniques, ont lieu selon des lois qui n’admctlcnl pas d’exception (ausnahmslose Laulgcxctze), à l’intérieur du meme dialecte, et le même son se réalisera toujours de la meme façon dans un environnement identique; mais les créations analo­ giques et les corrections de mots spécifiques en tant quantités lexi­ cales ou grammaticales sont également une composante universelle du changement linguistique à toutes les périodes de l’histoire et de la préhistoire 1 ». Différents savants avaient exprimé précédemment des vues simi­ laires, mais c ’est à Osthoff et Brugmann qu’il échut de démontrer formellement qu’elles sont nécessaires à la linguistique historique et de ce voir appeler « néogrammairiens » (Junggrammatiker), surnom d ’inspiration politique, donné à l’origine à un groupe de jeunes savants travaillant à Leipzig. Le concept de loi phonétique s’est développé tardivement; il était inconnu de Grimm, et les exceptions apparentes au cours général des changements phonétiques dans une langue ne trou­ blaient aucunement les savants du milieu du siècle, tels que Schleicher. Mais, dans les années qui suivent la publication du Compendium de Schleicher, les résultats d’une recherche approfondie dans les diverses branches de la famille indo-européenne fournissent une abondance de matériaux et de témoignages en faveur d ’un ordre à l’œuvre derrière les ensembles de correspondances formelles, qui avait soit embarrassé les chercheurs précédents soit échappé ¿ leur observation; l’on s’aperçoit que le statut scientifique de la linguistique historique et comparative repose sur le principe de la régularité du changement phonétique. On peut retracer l’histoire d ’une langue grâce aux variations attestées dans ses formes et ara significations de ses mots, et l’on démontre que les langues sont appa­ rentées par le fait qu’elles contiennent des mots dont les corres­ pondances formelles et sémantiques ne peuvent être attribuées «u pur hasard ou à un emprunt récent. Si donc le changement phoné­ tique n’était pas régulier, si les formes des mots étaient soumis« au cours du temps à des variations aléatoires, inexplicables et arbi­ traires, de tels arguments perdraient leur validité, et les relations

linguistiques ne pourraient s’établir historiquement que par des témoignages extralinguistiques, tels ceux qu’on trouve dans les langues descendant du latin.

1. H. Osthoff et K. Brugmann, Morphologische Untersuchungen 1 (187Ç, in-xx; traduction anglaise, Lehmann, 1967, 197-209. I

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Que le travail scientifique progresse sans que la théorie qui devrait le valider ait été explicitement formulée ne constitue pas un événement rare dans l'histoire des sciences. Les implications de la linguistique historique et comparative sont énoncées en 1876 par A. Lcskien ; « Admettre des changements facultatifs, contingents et autonomes, c'est poser le principe que l’objet de la recherche, le langage, n'est pas susceptible d ’une étude scientifique3. » D ’autres avaient dit la même chose, bien que de façon moins explicite : Verner, exposant la loi qu’on a depuis désignée de son nom, montrait qu’un grand nombre d ’exceptions apparentes à la mutation consonantique dans les langues germaniques telle que Grimm l’avait formulée pouvaient s'expliquer systématiquement si l’on se référait à la position de l'accent de mot aux stades antérieurs de la famille indo-europccnne (par exemple, le sanskrit, à la période où l’accent I-E subsistait : bhrâtâ, gothique brôpar - « frère », mais pitâ,fadar - « père » ); d ’une manière significative, il intitula son article « Une exception à la première mutation consonantique », et écrivit : « 11 doit exister une règle aux exceptions à une règle; le seul problème est de la découvrir2. » L'autre implication de la théorie est que ce sont les correspondances systématiques entre les sons des langues qui démontrent leur parenté, cl non simplement le cas spécial de ressemblance dans la forme pho­ nétique réelle; c ’est ce que Meillet établira clairement par la suite3. Alors que Grimm et ses contemporains subissent l ’influence du mouvement romantique et que Schleicher présente son œuvre dans le contexte de la théorie darwinienne, les néogrammairiens souhaitent que la linguistique historique devienne une science avec des méthodes conformes à celles des sciences naturelles, dont les progrès sont si frappants à l’époque. Les savants soutiennent avec force l’universalité des lois naturelles, l’uniformité de la nature étant un dogme admis4. 1. A. Lcskien, Déclination im Slawisch-Litauischen und Germanischen Leipzig, lf-76, xxvm : « Lässt man beliebige, zufällige, unter einander in keiner Zusam­ menhang zu bringende Abweichungen zu, so erklärt man im Grunde damit,dass da>, Objekt der Untersuchungen, die Sprache, der wissenschaftlichen Erkenntnis rieh zugänglich ist. » 2. « Eine Ausnahme der ersten Lautverschiebung», Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung, 23 (1877), 97-130 (101) : « Es muss eine Regel für die Unregel­ mässigkeit da sein; es gilt nur diese ausfiindig zu machen »; traduction anglaise, Lehmann, 1967, 132-163. -V Meillet, 1922, 470-471. 4. H.W.B. Joseph, An Introduction to Logic, Oxford, 1916, chapitre xix.

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D ans cette optique, Osthoff écrit à propos des lois phonétiques qu ’elles fonctionnent par nécessité aveugle, indépendamment de la volonté individuelle1; néanmoins, la langue n ’est pas une entité organique supra-individuelle ayant une croissance et une vie propres, com m e l’ont affirmé Humboldt et Schleicher et comme l’affirmera Saussure (sous l'influence de Durkheim); elle a simplement sa raison d ’être dans les individus qui composent une communauté linguis­ tique, les changements linguistiques survenant précisément dans les habitudes linguistiques des individus. Dans l’intérêt de ce qu’ils considèrent comme une perspective scientifique, les néogrammairiens s ’élèvent contre les conceptions a priori et spéculatives de prédéces­ seurs tels que Schleicher, qui distinguait une période préhistorique, de progrès, et une période historique, de déclin. Excepté pour ce qui touche à la nature des témoignages, ils soutiennent qu’il n ’y a aucune diffé­ rence entre ces périodes quant aux changements linguistiques. En fait, ils se détournent de YUrsprache en tant que réalité préhistorique supposée, pour s’intéresser aux données disponibles dans les documents écrits et les dialectes parlés d'aujourd’hui; et c ’est des néogram­ mairiens que provient la conception des formes indo-européennes com m e formules abstraites plutôt que comme mots ou morphèmes réels. Dans un paragraphe où ils s’expriment assez brutalement, Osthoff et Brugmann critiquent toute spéculation qui va au-delà de ce que garantissent strictement les faits : « Seul le comparatiste, qui abandonne l’atmosphère chargée d ’hypothèses du laboratoire où l ’on forge les formes-mères de l’indo-germanique, pour émerger à la lumière de la réalité tangible et du présent, afin d ’en tirer l’infor­ mation que la théorie vague ne peut jamais fournir, peut parvenir à une présentation exacte de la vie et des transformations des formes linguistiques2. » Les néogrammairiens se préoccupent des données et des lois qui les gouvernent, s’adressant à la physiologie (en phonétique) et à la psychologie pour traiter les domaines du changement phonétique et de la transformation analogique, ou de la résistance à cette trans-

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1. Das Verbum in der Noininalkomposition, Jena, 1878, 326 : « Die Lautgesetze der Sprachen geradezu blind, mit blinder Naturnotwendigkeit wirken. » 2. Morphologische Untersuchungen, 1 rx-x : « Nur derjenige vergleichende Sprachforscher, welcher aus dem hypothesentrüben Dunstkreis der Werstätte in der man die indogermanischen Grundformen schmiedet, einmal hcraustritt in die klare Luft der greifbaren Wirklichkeit und Gegenwart, um hier sich Belehrung zu holen über das, was ihn die graue Theorie nimmer erkennen lässt... nur der kann zu einer richtigen Vorstellung von der Lebens- und Umbildungsweisc der Sprachformen gelangen. »

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formation. Ces pratiques terre-à-terre sont toujours nécessaires dans une science, mais, en abandonnant la spéculation stérile au profit d ’un examen minutieux des détails, les néogrammairiens ont laissé provisoirement de côté une grande partie de ce qui faisait la valeur des travaux de leurs prédécesseurs. La conception structurale du langage, suggérée par Humboldt, particuliérement dans sa théorie de Yinnere Sprachform, ne trouve pas une place dans leur oeuvre; les secteurs de la linguistique qui échappent aux préoccupations immédiates des néogrammairiens sont généralement traités d ’un point de vue historique, comme l'illustrent Jcs JPrindpes.de l’histoire du langage (1880, chapitre iv) de H. Paul et, de façon encore plus frappante, VEssai de sémantique (1897) de M. Bréal, celui-ci pouvant revendiquer le mérite d ’avoir introduit le terme désormais univer­ sellement employé de « sémantique1 ». Sans doute est-ce en réac­ tion contre cette influence unilatérale de l’historicisme, qui culmine dans l’école néograminairienne à la fin du siècle, que certains struc­ turalistes et descriptivistes du x x c' siècle semblent ne jamais se lasser d ’allusions méprisantes à la « sclérose » et à P « atomisme » des néogrammairiens! 11 est certain que leur école, en dépit des protestations qu’elle sou­ lève, devient vite prédominante : les livres de Bopp et Schleicber sont remplacés par l’impressionnant Abrégé de grammaire comparée des langues indo-germaniques de Brugmann et Delbrück (celui-ci étant responsable des chapitres sur la syntaxe); les Principes de Paul exposent la théorie néogrammairienne, déclarant que le seul traite­ ment scientifique du langage est le traitement historique, tandis que W. Meyer-Lübke applique la théorie au domaine des langues rom a­ n es2. En Angleterre, J . Wright et, en France, A. Mcillct, s’initient tous deux à la linguistique néogrammairienne; il en est demême pour les fondateurs de la linguistique américaine, F . Boas, E. Sapir et L. Bloomficld. L ’ctude par Bloomfïeld de la famille algonkicnne des langues amérindiennes constitue une brillante application de la théorie et des méthodes de la linguistique historique et comparative, à une famille de langues éloignée et entièrement distincte 3. 1. H. Paul, Prtncipien (ter Sprochgcschichtc (5e édition), Halle, 1920 (trad. H.A. Strong, Principles o f the Hislory of Langaagc, Londres, 1891), chapitre iv; M. Brcal, Essai de sémantique, Paris, 1897. 2. Brugmann et Delbrück, 1886-1900; Paul, op. cit., 20-22; W. Mcycr-Lübke, Grammaiik der romanhehen Sprachcn, Leipzig, 1890-1902. 3. C. Osgood (ed.), Linguislic Structures o f native America, New York, 1946, 85-129; C.F. Hocketl, « Implications of Bioomncid’s Algonquian studios », Lunguoge 24 (1948), 117-131.

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Comme on l'a récemment fait remarquer1, les néogrammairiens marquent l’une des étapes réellement significatives dans l’histoire de la linguistique des deux derniers siècles. Leur influence est triple : dans l'encouragement qu’apporte leur approche à la science linguis­ tique, dans les réactions immédiates de ceux qu’ils choquent cl dans les réactions des générations suivantes. Deux domaines qui, pour les néogrammairiens, relèvent pleinement de la linguistique historique telle qu’ils la conçoivent, sont la phoné­ tique et la dialectologie. La phonétique descriptive, dont l’histoire en Europe remonte au moins à la Renaissance, suit au xtxc siècle sa propre ligne de développement, que nous passerons en revue au chapitre suivant. Elle reçoit un puissant appui de l’accent mis par les néogrammairiens sur la nécessité d’étudier les langues vivantes et sur l’imperfection de l’écriture quand il s’agit de fournir des informa­ tions sur la prononciation réelle des langues mortes. Il n’y a plus dès lors aucune excuse à confondre lettre écrite et son parlé. Les Prin­ cipes de phonétique (1876) de E. Sievers portent le sous-titre révéla­ teur d’ Introduction à l'étude des sons des langues indo-européennesi2 . Les dialectes parlés en Europe constituent un pôle d ’attraction linguistique depuis que le mouvement romantique avait mis à la mode tout ce qui concerne le « peuple », mais les néogrammairiens en font leur champ d’étude privilégié pour la lumière qu’ils peuvent jeter sur le changement linguistique, puisqu’ils représentent le dernier stade dans la diversification de la famille indo-européenne 3. Bien que cer­ tains dialectologues figurent parmi les adversaires les plus résolus de la doctrine néogrammairicnne, cette période voit fleurir les études dialectales, les descriptions de dialectes et les publications d’atlas dialectaux. La façon provocante dont les néogrammairiens proposent leurs principes, bien qu’ils ne fassent pour la plupart qu’expliciter les hypo­ thèses tacites contenues dans les travaux de leurs prédécesseurs, donne davantage de poids à l’étude des mots d’emprunt,à l’emprunt linguistique comme trait universel de l’histoire des langues et à l’ana­ logie comme tendance permanente. Ces deux facteurs avaient été antérieurement identifiés en linguistique; les mots d ’emprunt exis­ taient depuis l’Antiquité et, dans la théorie grammaticale synchro­

1. Hockctt, « Sound change », Language 41 (1965), 185-204. 2. Grundzùge der Lautphysiologie: zur Einführtmg in das Studium der Lautlehri der indogermanischen Sprachen, Leipzig, 1876. 3. Osthoff et Brugmann, Morphologische Untersuchungen, I, vm-ix.

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nique de la Grèce antique, l’analogie, la régularité des formes corres­ pondantes des paradigmes grammaticaux, constituait l’un des prin­ cipes gouvernant la langue. Mais ils avaient joué jusqu’alors dans la linguistique historique un rôle moins important, jusqu’à ce que la nécessité d ’expliquer les violations apparentes des lois phonétiques se fasse clairement sentir; W. Scherer avait souligné l'importance de la transformation analogique, mais son terme « fausse analogie » montre bien la place secondaire qu’il assignait à cet aspect du change­ ment linguistique h Ces développements, bien que tous connus et attendus, déclenchent immédiatement des réponses critiques et hostiles. Celles-ci s ’expriment en termes de la théorie et des connaissances existantes, tandis que les réactions plus tardives procéderont d’un nouvel examen de la position néogrammairienne à la lumière des progrès accomplis par la théorie linguistique générale et les techniques descriptives. La critique prend des formes multiples. Le ressentiment personnel qu’éprouvent quelques vieux savants choqués par ce qui leur semble être des expressions inutilement dures de la part de nouveaux venus (Osthoff et Brugmann sont nés en 1847 et 1849, respectivement) est bien compréhensible et ne nécessite aucun commentaire historique. Certains professent que les principes néogrammairiens n ’apportent rien de nouveau, se contentant de reproduire ce que les linguistes font de toute façon en linguistique historique et comparative. Ceci est, en un sens, assez juste. Les néogrammairiens ont essentiellement dégagé les implications de la pratique effective du domaine en les distinguant d’hypothèses inutiles et fallacieuses. Ils ont ainsi rendu un grand service, comme le fait toute réflexion sur la théorie et la méthodologie scientifique. De plus, en explicitant les principes sur lesquels repose la science, ils accomplissent un grand pas vers la garantie qu’une pensée confuse et dénuée de rigueur ne puisse aboutir à des arguments incorrects et à des relations étymologiques erronées. Cependant, les arguments les plus décisifs contre la position néogrammairienne, telle que l’ont d’abord exposée Osthoff et Brug­ mann proviennent de spécialistes d’un secteur de la linguistique qu’ils ont eu à cœur d’encourager, l’étude des dialectes vivants. L’examen détaillé du fonctionnement du langage dans des commu­ nautés relativement petites, attentivement étudiées sur le terrain, montre la complexité des phénomènes rassemblés sous les appella­ tions/de « différentiation dialectale » et d’ « emprunt dialectal ».1

1. Zur Geschichte der deutschen Sprache, Berlin, 1868.

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Plus on étudie une langue de façon approfondie, plus on s ’aperçoit que les divisions dialectales géographiques se déplacent perpétuelle­ ment et sont loin d’etre aussi tranchées que des descriptions super­ ficielles ne le laissent paraître. Le nombre d ’isoglosses en coïncidence relative, nécessaire pour délimiter un dialecte, doit lui-même être arbitraire, et,si l’on pousse à leurs limites logiques les différences de détail à tous les niveaux, y compris la prononciation, le dialecte devient alors un idiolecte. En outre, les limites temporelles sont aussi floues que les limites géographiques. Les changements phonétiques, à l ’image de tous les autres changements linguistiques, doivent com m encer et cesser à l ’in­ térieur de certaines limites temporelles ainsi que se diffuser sur cer­ taines aires géographiques; mais l’étude attentive des situations dialec­ tales réelles montre qu’il est possible que certains mots changent avant certains autres quand les mêmes sons sont mis en cause, et que l’interpénétration dialectale à travers des lignes principales d ’isoglosses peut bouleverser l’application universelle d ’un change­ ment phonétique dans une région particulière. Les cartes dialectales, comme celle qui figure dans le Language de Bloomfield (p. 309, dans la trad, fr.), montrent ce qu’il advient lorsqu’on s ’empare d ’un changement linguistique en cours pour le figer dans une description. On n ’en a pas fini avec la variation linguistique lorsqu’on a poussé les divisions géographiques jusqu’à l’idiolecte. L a plupart des com ­ munautés linguistiques sont traversées par des divisions sociales qui se manifestent en partie par des différences de comportement linguis­ tique, comme en témoignent les attitudes du peuple envers la « langue correcte » ; et la compétence linguistique d’un grand nombre d ’indi­ vidus comporte plus d’un dialecte social, et souvent plus d’un dialecte régional différent, utilisé dans des circonstances différentes; et ces différences, pour autant qu'elles sont liées à la prononciation, peuvent résulter de l’action ou de l’inaction d’un changement phonétique particulier. L a division dialectale, assez grossièrement conçue, et le changement ou le conservatisme analogiques, sont les deux facteurs que les néogrammairiens considèrent comme allant apparemment à l’encontre de l ’universalité des lois phonétiques. Mais l’examen minutieux des dif­ férences dialectales révèle d’autres considérations pertinentes pour la recherche étymologique, et qui concernent non pas des catégories de sons, mais des mots particuliers en tant q u ’éléments lexicaux individuels. Les facteurs capables de détourner les formes de mots de leur développement phonétique régulier vraisemblable sont, entre autres, le conflit homonymique, la réduction excessive de longueur,

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la ressemblance ou la coïncidence avec des mots tabous, les étymo­ logies populaires ou fausses, les emprunts de prestige à un dialecte voisin. De tels événements sont nécessairement individuels et possè­ dent une incidence très variable; ils sont explicables si l’on en connaît toutes les circonstances (ce qui n ’est évidemment pas souvent le cas, spécialement en ce qui concerne les premiers âges d ’une langue), mais ils ne sont pas prévisibles. Il est donc significatif que la plupart des critiques les plus sérieuses de l’universalisme des néogrammairiens proviennent de spécialistes en dialectologie et de la géographie linguistique. On peut en parti­ culier citer H. Schuchardt, avec son article « Des lois phoniques : contre les néogrammairiens » , et J. Gilliéron, responsable de l’atlas linguistique de la France et de nombreuses études d’étymologies françaises individuelles, dont la plus connue est sa Généalogie des

mois gui désignent l'abeille1. Un autre développement de la recherche dialectale détaillée prend la forme d ’études sur « les m ots et les choses » ( Wörter und Sachen), où l'histoire et la distribution géographique des éléments de culture matérielle (outils agricoles, plantes cultivées, etc.) et Je vocabulaire qui leur est associé font l’objet d'examens minutieux. Schuchardt s’en préoccupe beaucoup, ainsi que R. Meringer qui, en 1909, fonde une revue, Wörter und Sachen, uniquement consacrée à ce domaine. On doit attribuer à Gilliéron la doctrine, à première vue diamé­ tralement opposée à celle des néogrammairiens, scion laquelle « tout mot a sa propre histoire ». Mais, en réalité, ces deux positions ne sont pas tellement incompatibles. Les changements de prononciation des mots mettent en jeu deux choses : la transmission des habitudes articulatoires d ’une génération à l’autre repose sur l’apprentissage, durant J’enfance, d ’ensembles de sons entendus pour la première fois dans certains mots mais qui, une fois maîtrisés, sont employés sans effort dans de nombreux autres m ots; pour diverses raisons, dont beaucoup restent mystérieuses, les changements se produisent au cours des transmissions successives entre générations, et la répétition d ’un nombre relativement petit de sons dans le vocabulaire virtuelle­ ment illimité d ’une langue contribue à l ’universalité des changements phonétiques. Mais on apprend aussi les mots en tant qu’unités lexicales globales, et toute hésitation, modification individuelle ou autre parti-

1. Lieber die Lautgesetze: gegen die Junggrammatiker, 1885 (reproduit dans L. Spitzer (ed.), Hugo Schuchurdt-Brevier, Halle, 1928, 51-87; Généalogie des mots qui désignent l’abeille, Paris, 1918.

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cularité dans la prononciation d ’une telle unité peut egalement s’apprendre, se maintenir et se transmettre aux générations futures ou dans la langue des adultes, durant leur vie. Toui mot a son histoire individuelle dans sa sémantique, sa grammaire et sa prononciation. Dans la plupart des cas, on peut décrire son évolution phonétique en référence à l'évolution phonétique des sons qui le composent, mais, dans certains cas, on doit faire appel pour expliquer la forme de sa prononciation aux circonstances particulières qui jalonnent son histoire individuelle. Alors que les néogrammairiens mettent l’accent sur l’uniformité phonétique, Gilliéron et ses disciples mettent l’accent sur l’individualité étymologique. Les néogrammairiens avaient affirmé que la langue n’a pas d'exis­ tence en dehors des locuteurs. Un groupe de linguistes, connu sous le nom d’école idéaliste ou esthétique, souligne l’importance du locuteur individuel dans le déclenchement cl la diffusion des change­ ments linguistiques de toutes sortes. Le chef de ce groupe, K. Vossler, de Munich, tire ses idées sur la nature du langage de Humboldt et, plus directement, du philosophe italien B. Croce, son ami durant un demi-siècle. Il est intéressant de remarquer que ces linguistes sont orientés également vers l’histoire, tout en concevant l’histoire des langues d’une façon différente. Comme Humboldt, Vossler met l’accent sur l'aspect créateur et individuel de la compétence linguistique. Tout changement linguistique débute par des innovations dans les habitudes linguistiques individuelles, et celles qui donneront naissance à une modification dans la langue y parviennent grâce à l’imitation par les autres locuteurs, qui assure ainsi leur diffusion. Les néogrammairiens » ’auraient probablement rien à objecter à cela, mais les idéalistes insistent sur le rôle conscient de l’individu dans ce processus plutôt que sur une « nécessité aveugle ». Croce accorde une grande importance à l’intuition esthétique comme guide de la vie, quand bien même on en est inconscient sur le moment. L ’artiste authentique ne fait que pousser plus loin ce que tout être humain fait à chaque instant 1. Pour les idéalistes, la langue est essentiellement expression person­ nelle de soi, et il est tout simplement possible que le changement linguistique, œuvre consciente des individus, reflète aussi les senti-

im

1. K. Vossler, Positivismos and Idealismos in der Sprachwisscnschaft, Heidel­ berg, 1904; B. Croce, Estética corne scienza dell'espressione e lingüistica generale, " 1901 (9e édition) Bari, 1950), 18 : « Anche nientc più che una diflcrcnza quantitativa possiamo ammettere ncl determinare il signifícalo délia parola genio, genio artístico, dal non-genio dali'uomo comune. »

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ments nationaux; les considérations esthétiques prédominent dans la stimulation des innovations. Certains individus, par leur statut social ou leur influence littéraire, sont bien placés pour provoquer des change­ ments, que d ’autres reprennent et diffusent dans la langue : l’on ne doit pas sous-estimer l’importance dans l’évolution d’une langue de l’exis­ tence des grands auteurs, comme Dante, pour l ’italien. A cet égard, les idéalistes reprochent aux néogrammairiens de s’en tenir trop exclusivement aux aspects mécaniques et prosaïques du langage, accusation que L. Spitzer, lui-même très favorable aux idées de Vossler, portera plus tard contre la linguistique descriptive de l’époque bloomfieldienne1. Mais les idéalistes, en se limitant eux-mêmes aux langues à littérature, surestiment le facteur littéraire et esthétique dans l’évolution des langues, et le facteur du choix conscient dans ce qui n’est la plupart du temps pour la majorité des locuteurs qu’une activité sociale spontanée apprise pendant l’enfance et considérée par la suite comme allant de soi. Et c ’est dans sa prononciation réelle, plus que dans tout autre aspect, que la langue voit sa structure et son fonctionnement considérés comme allant de soi; c ’est cet aspect qui, précisément, retient toute l’attention des néogrammairiens. Néanmoins, l’école idéaliste a raison de nous rappeler les facteurs créateurs et conscients dans certains domaines du changement linguistique et le rôle que l’individu peut parfois délibérément y jouer. Certains des principes des linguistes idéalistes-esthéticiens, joints à des études dialectologiques approfondies, ont donné naissance en Italie à l ’école dite « néo-linguistique », qui prend comme objet d ’étude essentiel les processus par lesquels les innovations sont diffusées sur les aires géographiques (d’où le terme « linguistique géographique » parfois employé pour caractériser les travaux de cette école), ainsi que les conséquences historiques que l’on peut tirer d’évolutions opposées dans les aires centrales par rapport aux aires périphériques, celles-ci devant sans doute préserver le plus longtemps les traits archaïques12. Les néogrammairiens ont ouvert des perspectives fructueuses de recherche par le choc que le vigoureux exposé de leurs thèses provoqua dans le monde savant de l ’époque. A la lumière des nouveaux examens auxquels fut soumise toute la question de la parenté historique entre 1. « Why does language change? », Modem Language Quarlefly 4 (1943), 413-431 ; réponse de Bloomfield, « Secondary and tertiary responses to language », Language 20 (1944), 45-55. 2. M. Bartoli Introduzione alla neolinguistica, Genève, 1925; G. Bonfante, « The neolinguistic Position », Language 23 (1947), 344-375.

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les langues, on peut constater aujourd’hui que, si leurs principes ont subi quelques modifications, ils n ’ont pas été rejetés. Leur concep­ tion de lois phonétiques opérant dans les langues par « nécessité aveugle » est une matérialisation aussi indésirable que les périodes mythiques de croissance, de maturité et de déclin défendues parleurs prédécesseurs. Le caractère absolu des lois phonétiques doit être interprété moins comme un énoncé factuel (bien que la recherche ait montré qu ’il est confirmé par les faits) que comme une exigence méthodologique. Le linguiste veille à ne pas accepter définitivement une étymologie qui semble rompre les correspondances de sons éta­ blies dans d ’autres mots de la langue ou des langues en cause, tant qu’il est incapable d’expliquer l’exception apparente d ’une manière raisonnable, soit en relation avec l ’étymologie particulière seule, soit, comme dans la loi de Verner, en raffinant la formulation antérieure des changements phonétiques. Comme nous sommes certainement incapables d ’expliquer toutes les exceptions apparentes et, par défaut d ’omniscience, de nier catégoriquement l’existence de « changements phonétiques sporadiques », sur laquelle les adversaires des néogrammairiens insistèrent tant, il nous faut, aussi longtemps que la linguistique historique et comparative doit demeurer, au sens le plus large du term e, scientifique, éliminer de telles étymologies de tout argument visant à établir des relations historiques entre langues. L ’opposition examinée jusqu’ici, ainsi que la recherche et l’évolu­ tion dont elle fut responsable, proviennent du stade atteint par les études linguistiques à l’époque des néogrammairiens. Il est commode de considérer les réactions ultérieures, du point de vue de la linguis­ tique structurale et synchronique, au chapitre suivant. Il est cependant utile de réfléchir aux résultats atteints par la linguistique historique et com parative au xixe siècle. En partant des vues isolées et sommaires, bien que parfois inspirées, des périodes précédentes, les savants du XIXe siècle ont élaboré un modèle convaincant de l ’histoire des langues et une méthode rigoureuse de recherche. Bien qu’en grande partie limitée à la famille indo-européenne, dont elle a donné une image pratiquement définitive, leur œuvre a fourni un modèle qui, en dépit de critiques justifiées, s’est appliqué avec fruit à des familles de langues du monde entier, y compris certaines pour lesquelles, comme pour la famille algonkine déjà citée, on ne possédait pas de document écrit ancien. Quoi qu’il en soit, ce fut une réussite remar­ quable, dont le mérite revient largement à la science linguistique des universités allemandes; cette réussite contribua à la renommée dont celles-ci jouirent à bon droit au x x e siècle.

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